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Revue des Études Grecques

Le logos d'Héraclite : un essai de traduction


Michel Fattal

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Fattal Michel. Le logos d'Héraclite : un essai de traduction. In: Revue des Études Grecques, tome 99, fascicule 470-471,
Janvier-juin 1986. pp. 142-152;

doi : 10.3406/reg.1986.1455

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1986_num_99_470_1455

Document généré le 26/05/2016


LE LOGOS D'HERACLITE
un essai de traduction

Le grand débat, qui, de nos jours, oppose les partisans de la rationalité et ses
adversaires, peut être considéré, comme une polémique organisée autour de la
notion de raison (λόγος). Faut-il oui ou non s'attaquer au « logocentrisme de
l'Occident », à ce monstre de la rationalité qui domine notre vie et qui est
symbolisé par le terme de logos ? Cette question qui est cruciale pour un moderne
ne sera pas envisagée dans la présente étude. Notre propos est plutôt historique
et sémantique puisqu'il projette de penser, avec les Grecs en général et Heraclite
en particulier, l'origine d'un mot si controversé.
C'est bien avec Heraclite d'Ephèse que, pour la première fois dans l'histoire
de la philosophie, l'Occident se met à réfléchir sur la notion centrale de logos.
Avant de signifier la raison (ratio) le logos des origines devait revêtir une
multiplicité de significations : l'intelligence, la parole, le discours, le mot, la
renommée, le feu, la guerre, l'harmonie, la mesure, la loi, la sagesse et Dieu sont
pour l'Ephésien autant de manières différentes de dire une seule et même
chose (1).
C'est à l'ambiguïté et à la polysémie d'un concept qui n'est pas encore tout à
fait un concept (2) que les philosophes, les historiens de la philosophie et les
commentateurs du xixe siècle à nos jours se sont heurtés. Certains se sont vus
dans l'impossibilité de le définir, d'autres ont tenté d'en donner un sens précis
et une traduction adéquate.
Mais comment expliquer la difficulté qu'il y a à traduire logos d'une manière
univoque ? Est-il possible de dépasser l'équivocité du terme pour retrouver un

(1) La traduction de logos par raison semble anachronique chez Heraclite, car
une telle notion s'adapte plutôt à la philosophie représentée par Platon, Aristote
et les Stoïciens et se trouve développée du xvne siècle à nos jours.
(2) Comprendre l'antinomie revient à localiser Heraclite dans le temps, à
situer son entreprise à cheval entre la mythologie et la philosophie du concept
inaugurée par Socrate. Il est possible de réduire l'apparente contradiction en se
ralliant à l'avis de O. Hamelin qui affirme que le « conceptualisme des
Présocratiques est un conceptualisme qui s'ignore, alors que le conceptualisme
socratique est un conceptualisme conscient de poser ses concepts ». O. Hamelin,
Les philosophes présocratiques, Strasbourg, Association des Publications près les
Universités de Strasbourg, 1978, p. 4.
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sens originel et premier ? De telles questions d'ordre sémantique présupposent
une analyse étymologique. La poésie d'Homère, à cause de son appartenance
aux origines de la pensée grecque, constituera la base de notre approche
philologique. L'analyse structurale des fragments d'Heraclite où le logos est cité
permettra, elle, d'avancer une traduction qui ne se veut pas systématique (I).

I. L'Etymologie
P. Chantraine dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque fait,
référencée Homère pour parler d'un « sens originel » du verbe λέγω apparenté au
substantif λόγος. Ce « sens originel » est « rassembler, cueillir, choisir » (2) ;
H. Fournier affirme de son côté que λέγειν n'était pas originellement un verbe
déclaratif (3) et que de la racine Leg- à laquelle il se rattache « on relève les sens de
« ramasser, recueillir » de lat. légère, legelus « celui qui cueille, qui récolte des
olives », lignum, « bois mort (qu'on ramasse) » (4). M. Heidegger rejoint
l'interprétation des philologues : «Λέγω, λέγειν en latin légère, c'est le même
mot que notre col-liger (cf. cueillir des cerises, collecte, récolte); la «lecture »
n'est qu'une espèce de « colliger ». Ce mot signifie : poser une chose à côté
d'une autre, les mettre ensemble, bref, rassembler» (5). Le λόγος lui-même est
une « collection », une « recollection » (6) qui, « au début, n'a rien à voir avec
« langage », « parole » et discours » (7). Allons voir du côté de chez Homère, si
effectivement, la racine Leg- à laquelle se rattache légein, désigne originairement
quelque chose qui est plus apparenté à une activité rationnelle qu'à une
opération déclarative.
Homère
a) Valeur rationnelle et distributive de la racine Leg-.
« Le rassembler, le recueillir et le ramasser » se rattachent bel et bien à
la racine Leg-. Dans un passage de l'Iliade, il est question de rassembler
(λέξασθαι) (8) des jeunes et des vieux, et de rassembler (λεγοίμεθα) (9)
des hommes courageux. Dans l'Iliade et l'Odyssée on recueille (λέγομεν-
λέγωμεν-λέγοντο-άλλέξαι) (10) des os, et on ramasse (λέγοντες-λέγεσθε-λέγων-
λέξοντες) (11) des armes, du bois ou des pierres. Ces verbes qui représentent une

(1) Cf. plus loin p. 151, n. 6.


(2) P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire
des mots, Tome III, Klincksieck, Paris, 1968 et 1983, p. 625.
(3) H. Fournier, Les verbes « dire » en Grec ancien, Klincksieck, Paris,
1946, p. 53.
(4) Op. cit., p. 54.
(5) M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1967,
p. 132.
(6) Op. cit., pp. 134 et 136.
(7) Op. cit., p. 133.
(8) IL 8, 518-519.
(9) IL 13, 276.
(10) OD 24, 72 - IL 23, 239 - IL 24, 793 - IL 21, 320-321.
(11) IL II, 755 — IL 8, 507 — OD 18, 359 — OD 24, 224.
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έ"γκλισις (inclinaison, flexion) ou une πτώσις (chute, cas) (1) de la forme
fondamentale λέγω soulignent la valeur distributive et rationnelle de la racine :
prendre un à un, puis réunir — prendre non selon le hasard, mais d'après un plan
qui préside au rassemblement et au ramassage.
Une telle valeur de la racine trouve une plus ample actualisation rationnelle
à travers « le compte, le dénombrement, l'enrôlement et le choix ». On nombre
(λέξατο) (2) douze jeunes hommes, on compte (λέκτο) et dénombre (λέγε) (3)
pour enrôler (έλέχθην-έλέγμην) (4) et choisir (λέξαιτο) (5). Partout est latent
le concept d'organisation, de calcul et d'intention. II faut cependant noter que
la valeur purement rationnelle du « calcul », du « compte » et de la « réflexion »
se trouve dans de rares exemples et toujours sous la forme de composés tels que
διελέξατο (disputer) (6) βΐάλέγοντες (réfléchir) (7). Ce qui pousse Fournier à dire
que « l'aspect rationnel de λέγειν et de λόγος, dès Homère est... incontestable.
Mais il n'est pas définitif et exclusif : dès Homère même λέγειν dépassera le
stade rationnel et distributif de « ramasser, réunir, choisir, compter » ; mais il
n'atteindra pas ce qui en semblerait l'aboutissement logique, les acceptions
extrêmes « calculer, estimer, penser » esquissées en διελέξατο et άλέγοντες. Ce
sont les sens déclarât ifs, en fait, que λέγειν et λόγος développent dès l'épopée » (8).
Mais si légo et logos désignent le dire et la parole comme nous le suggère Fournier,
comment comprendre ce passage du rassembler au dire, de la collection au
discours, de la valeur distributive et rationnelle à la valeur déclarative ?
b) Valeur déclarative de λέγειν et de λόγος.
Cette valeur déclarative est soulignée par Chantraine, Fournier et Heidegger.
Les textes d'Homère nous permettent de comprendre le passage du « rassembler »
au « dire ». Dès qu'on passe en revue tout un groupement d'êtres et de choses,
on est tout aussi capable de passer en revue, ou de débiter (λέγ) (9) une série
d'injures. De même qu'on parcourt localement et physiquement une série
d'objets pour les rassembler ; on parcourt discursivement une série de mots
pour les réunir. Le dire devient une action synthétique au même titre que le
rassembler. C'est là que surgit le sens de légo en tant que dire.
On énumère (ε"λεξεν) (10) point par point (έκαστα) (11), on conte (12) ses soucis
ou son chagrin, on raconte (καταλέξαι) (13) le merveilleux et le prodigieux
(λέγε-ε*λεξεν) (14), on parle (λέγεσθαι-λεγώμεθα) (15) et tient des discours

(1) Cf. la grammaire stoïcienne.


(2) IL 21, 27.
(3) OD 4, 451-452.
(4) IL 3, 188 — OD 9, 335.
(5) OD 24, 108.
(6) IL 11, 407.
(7) IL 16, 388.
(8) H. Fournier, Les verbes « dire » en grec ancien, p. 55.
(9) IL 2, 222.
(10) OD 11, 151.
(11) OD 14, 362 - 15, 487 - 12, 165.
(12) OD 11, 542 - 14, 185 — 7, 241-242.
(13) OD 23, 309.
(14) OD 11, 374 - 11, 151.
(15) IL 13, 275 - OD 3, 240.
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(λεγώμεθα) (1). Désormais la valeur énonciative et déclarative va venir se
rattacher à la valeur distributive et rationnelle de la racine Leg-. Le « dire »
devient tout aussi originel que le « rassembler », et fait partie intégrante du
même légo. La découverte de l'univocité (λέγω = rassembler) se transmue
aussitôt en un constat d'équivocité tout aussi originelle (λέγω = rassembler
et dire).

II. Traduction du logos


C'est en interrogeant Heraclite et en répertoriant tous les fragments où il est
directement question du logos, que l'on arrive à circonscrire l'objet du travail,
et à dégager la ou les directions à suivre pour une traduction du mot. Sut·
l'ensemble de l'œuvre d'Heraclite qui nous reste il existe dix fragments où
le logos est cité.
A toutes les fois celui-ci se trouvera directement ou indirectement associé soit
au cosmos (F 31) (2), soit à l'intelligence (φρόνησις) (F 39, 45, 87, 115), ou aux
deux en même temps, ce qui est le cas des F 1, 2, 50, 72, 108. Nous commencerons
par l'analyse des F 1, 2, 50, 72 et 108 pour finir par la série 31, 39, 45, 87, 115.
Les fragments 1, 2, 50, 72 et 108 présentent tous une même structure
constituée par deux niveaux différents : le λόγος-κόσμος et le λόγος-φρόνησις.
La recherche devra donc être menée à partir des deux lignes directrices que sont
κόσμος et φρόνησις.

Étude des dix fragments d'Heraclite où est cité le logos


A. Un premier niveau : Logos-Cosmos.
Le fragment 1 atteste que « toutes (πάντων) les choses arrivent (γινομένων)
selon le logos ». Il est le principe du devenir, dans la mesure où il joue un rôle
primordial dans le processus d'arrangement des choses dans le comos. Le
fragment 2 propose une deuxième caractérisation du logos : « le logos est ce qui
est commun à tous ». Cette chose commune (κοινός) est supposée également
pour le cosmos.
Il est aussi ce « qui gouverne le monde » (τώι τα όλα διοικοϋντι) (F 72)
et ce que l'on rencontre tous les jours. C'est également l'unité de toutes choses
qui est révélée par lui : « En écoutant, non pas moi, mais le logos, il est sage de
tomber d'accord pour dire : tout est Un » (F 50). Nous retrouvons, ici, le rapport
λόγος/πάντα, λόγος/κόσμος. C'est le logos qui décide non seulement de
l'arrangement et de l'ordre des choses dans le monde, il affirme aussi leur unité
car il est la sagesse, or «la sagesse est séparée de tout» (F 108). Comment
se fait-il que ce qui est commun et universel soit séparé (κεχωρισμένον) de tout
(πάντων) ? Le logos n'appartiendrait plus au monde et ne participerait plus à
son ordonnancement. Cette difficulté est résolue une fois que l'on a compris le lien
du physique et du métaphysique chez Heraclite. En effet, le logos-feu est

(1) IL 13, 292.


(2) Pour des raisons de commodité, nous intégrerons tout au long de cette
partie les fragments d'Heraclite à la logique de notre texte. La numérotation des
fragments étant celle de H. Diels-W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker,
Berlin, rééd. 1958.
REG, XCIX, 1986/1, n°s 470-471. 10
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quelque chose de subtil, approchant l'incorporel et le spirituel tout en étant
surtout quelque chose de matériel. De même qu'il y a un plan horizontal des
choses, le plan de la rivière ; le feu introduit un plan vertical, ascendant : le
chemin vers le haut et vers le bas ne sont-ils pas dits un et le même (F 60) ?
En résumé, nous pouvons dire que le logos joue un rôle très important pour
les patita : il est le principe du devenir, toujours présent et commun aux choses
tout en étant une sagesse séparée. Que cela soit dans la physis ou à proximité
d'elle, physiquement ou métaphysiquement, le logos se définit en faisant partie
de l'ordre cosmique, en agissant sur lui c'est-à-dire en le gouvernant. Logos et
cosmos sont indissociables. Or, pour déterminer le logos et ses attributs, il faut
l'avoir saisi et compris, ce qui conduit à traiter du deuxième niveau du rapport.
Logos et Phronesis entretiennent également certains rapports privilégiés.
A la différence du premier niveau, ces rapports sont parfois moins évidents.
Il est d'ailleurs dit au fragment 72 que les hommes s'« écartent » de la chose
« qu'ils rencontrent chaque jour ». Cet écart n'est-il pas dû en grande partie à une
mauvaise utilisation de l'intelligence ? Si nous avançons cette idée d'intelligence
c'est bien parce qu'on la retrouve réellement d'une manière très nette à travers
les quatre autres fragments 1, 2, 50 et 108. Tous ces fragments présentent une
même structure : la plupart du temps, il y a quelqu'un qui parle et quelqu'un
qui écoute (F 1) :
1° Ce rapport parlant/écoutant introduit un rapport d'instruction entre
un maître qui enseigne et des élèves qui écoutent une leçon.
2° La relation maître/disciple, logos/homme se trouve souvent « court-
circuitée ».
3° Les hommes n'arrivent pas à entendre, à écouter le logos ; cette
impuissance à comprendre la vérité est toujours attribuée à l'intelligence
des hommes.
C'est en portant l'attention sur les cinq fragments mentionnés : 1, 2, 50,
72, 108 que l'on tentera de mettre à jour la structure en question.
B. Un deuxième niveau : Logos-Phronesis.
Le fragment 1 atteste effectivement :
1° L'importance d'une parole qui est dite et d'une écoute de cette parole.
Un maître parlant : « Ce logos, tel que ma leçon le donne, il est » ; et des élèves
qui écoutent : « Et avant qu'ils l'aient écouté, et après l'avoir écouté pour
la première fois ».
2° L'écart qui réside entre la parole et ceux qui l'écoutent : « Ce logos, tel que
ma leçon le donne, il est » ; « les hommes demeurent toujours incapables de
l'entendre ».
3° Le motif de l'écart réside dans l'utilisation au privatif d'un adjectif qui se
rapporte à l'intelligence. Il s'agit de l'adjectif άξύνετοι/ά- συνετός c'est-à-dire
inintelligent, ici traduit par incapable (1). C'est donc bien l'intelligence, ou
plutôt l'absence d'intelligence, l'incapacité des hommes à écouter le logos qui
fait l'écart : maître/élèves, logos/hommes. L'intelligence occupe une place
essentielle dans le rapport des hommes au logos. Pas de logos sans intelligence

(1) Trad. C. Ramnoux, Heraclite ou Γ homme entre les choses et les mots,
Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 314.
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(σύνεσις). Pas de logos si l'on est pas apte à saisir la leçon du maître, son
instruction.
Le fragment 2, lui aussi, présente la même structure :
1° Un logos (του λόγου) et des hommes (ol πολλοί).
2° Un écart entre le logos et les hommes. Cet écart ou même cette opposition
se manifeste dans le balancement entre : « Mais, bien que le logos soit commun à
tous » et « la plupart des hommes vivent comme s'ils avaient une intelligence
particulière ». Le logos commun (ξυνοϋ) est donc opposé à l'intelligence
particulière (ιδίαν).
3° La raison du hiatus logos/hommes est à chercher dans la confrontation
entre l'attribut de logos et celui de l'intelligence, de l'universel et du particulier.
Il faut noter le caractère bien à part de l'intelligence, elle est privée, parce que
repliée sur elle-même, absente du feu cosmique. Chez les hommes elle est
particulière, chez le maître qui a tout compris, elle est universelle, ouverte au
monde, inhérente au feu cosmique. L'universalité peut donc être dite du logos
et de la phronesis, ce qui constitue un apport important pour la suite de notre
travail.
Le fragment 72 vient vérifier cette composition :
1° D'un côté on a le logos (λόγωι), de l'autre les hommes qui s'en écartent
(διαφέρονται).
2° L'écart est précisé par le verbe διαφέρω qui s'oppose à toute la première
partie du fragment : « Ce logos avec lequel ils vivent dans le commerce le plus
constant, /ils s'en écartent » (1). On retrouve une deuxième opposition dans la
deuxième partie du fragment : entre les choses que les hommes rencontrent
tous les jours et le fait que ces mêmes choses leur semblent étrangères. On
remarque trois termes importants ceux de fréquenter (όμιλοΰσι) / de s'écarter
(διαφέρονται) et d'étranger (ξένα). Les hommes fréquentent mais s'écartent du
logos. Ce qui est signifié ici, ce n'est pas un rapport de proximité entre les
hommes et le logos, mais bien un rapport d'éloignement. Cette relation
d'éloignement est réitérée dans la deuxième partie du fragment, quand à propos
du logos : « Choses qu'ils rencontrent tous les jours », ξένα est dit des hommes.
3° Le motif de l'écart entre les hommes et le logos réside dans leur éloignement
par rapport à la chose commune. Qu'est-ce qui fait que les hommes s'éloignent
ou se rapprochent de la chose commune ? N'est-ce pas une certaine «
prédisposition », « une bonne ou mauvaise disposition » ou tout simplement une
« disposition » comme le dira Mlle G. Ramnoux (2) ? N'est-ce pas l'intelligence
(σύνεσις du F 1 et la φρόνησις du F 2), qui régit un tel mouvement alternatif ?
Alternatif, parce que l'homme s'éloigne du logos quand son intelligence est
privée et s'en approche dès qu'elle est commune, dès qu'elle se fait logos. Le
rapport d'éloignement et de proximité de l'homme au logos dépend donc de
l'état dans lequel se trouve l'intelligence.
Le fragment 50 présente le même schéma que les fragments précédents :
1° D'un côté nous avons le maître, de l'autre le logos : « En écoutant non pas
moi, mais le logos ». Le rapport du maître au logos, présuppose celui des hommes

(1) Op. cit., p. 213.


(2) Op. cit., p. 242.
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au logos, puisque le maître s'adresse aux hommes, qui, s'ils écoutaient le logos
tomberaient d'accord pour dire l'unité de toutes choses.
2° L'opposition se manifeste ici, dans la relation maître/logos à travers le
balancement entre « non pas moi » et « mais le logos ». Cette fois-ci, le maître
s'écarte, s'efface pour laisser parler le logos. Il faut cependant préciser que,
l'éloignement du maître au logos n'est pas celui des hommes dans leur rapport
à la vérité, car le fragment 1 oppose nettement le maître aux élèves. Le maître va
dire ce qu'est le logos en attestant l'incapacité des hommes à entendre sa leçon.
Tantôt la leçon du maître s'identifie au logos (F 1), tantôt elle s'en écarte (F 50).
Le meilleur moyen de concilier les fragments 1 et 50 c'est de dire que le logos
passe à travers le maître (δια Ήράκλειτον) en se séparant (F 50) et en s'unifîant
à lui (F 1). Si le maître s'écarte du logos c'est pour mieux laisser parler en lui
la vérité. Si les hommes s'en écartent c'est parce qu'ils ne savent pas l'écouter.
3° Ne sachant pas l'écouter, ils ne seront pas capables de « tomber d'accord »
(όμολογεΐν) pour dire l'unité des choses. Et s'ils ne peuvent ni écouter, ni
tomber d'accord pour dire, c'est,parce qu'ils ne sont pas « sages ». Seul celui qui
est « sage » est apte à écouter et dire. La cause d'un écart possible entre les
hommes et le logos remonte au fait d'être ou de ne pas être sage, d'être plus ou
moins disposé, cette disposition n'étant rien d'autre que celle de l'intelligence.
Ou bien, ce qui d'ailleurs revient au même, de savoir ou de ne pas savoir écouter
la leçon, l'instruction. L'intelligence est donc intimement liée à l'instruction,
à l'enseignement.
Qu'en est-il du fragment 108 ?
1° Cette fois-ci, ce sont les hommes qui parlent (όκόσων) et le maître qui
écoute les leçons (λόγους).
2° Après les avoir écouté, le maître réaffirme comme toujours leur incapacité
face au logos : « aucun ne parvient à connaître... que la chose sage est séparée de
tout ». Moi Heraclite, j'y parviens, eux n'y arrivent pas, d'où l'écart maître/
disciple qui entraîne la séparation chose sage/hommes.
3° Une fois de plus, la cause de l'éloignement est rapportée à cette incapacité
à connaître (άφικνεϊται .... γινώσκειν) qui rappelle le άξύνετοι du fragment 1.
Là aussi, le problème de l'intelligence est associé à celui de la connaissance.
On peut dire que le logos est tout aussi important pour la phronesis qu'il ne
l'était auparavant pour le cosmos. Pas de phronesis sans logos, pas de logos sans
phronesis. C'est elle qui permet une bonne compréhension de la vérité. Cette
compréhension est traduisible en termes de rapports ou même d'analogies
entre un maître et son disciple, un écouter et un parler, un éloigner et un
rapprocher. Ainsi la bonne disposition est au rapprochement ce que la mauvaise
disposition est à l'éloignement, le rapprochement est au bon parler et au bon
écouter ce que l'éloignement est au mauvais parler et au mauvais écouter,
le bon écouter et le bon parler sont au maître ce que le mauvais écouter et le
mauvais parler sont au disciple.
Si nous poursuivons notre analyse des fragments héraclitéens nous constatons
que la série 31, 39, 45, 87 et 115 tourne elle aussi autour du cosmos et de la
phronesis. Sur ces cinq fragments il y en a déjà quatre qui présupposent
l'intelligence, sans présenter la structure rencontrée ultérieurement, et un seul
qui traite du rôle du logos dans le cycle des transformations du feu en terre et en
mer (F 31). Abordons à nouveau la rubrique logos-phronesis à travers l'étude
LE LOGOS D HERACLITE 149
des fragments 45 et 115. «Tu ne trouverais pas de limite à l'âme, même en
voyageant sur toutes les routes, tant elle a un logos profond (βαθύν λόγον) » (1).
Si l'âme n'a pas de limite, c'est parce qu'elle a un logos profond. « A l'âme
appartient un logos en train de s'accroître (εαυτόν αΰξων) » (2). Qu'est-ce qui
est profond tout en étant capable de s'accroître, d'augmenter ou de diminuer
sinon un enseignement, une leçon, une instruction ? Si l'enseignement peut
augmenter ou diminuer il n'est pas étonnant alors de voir certains hommes avoir
une bonne renommée (F 39) et d'autres vivre dans la sottise (F 87). En effet,
Bias a un logos plus riche que les autres hommes (οΰ πλείων λόγος ή των
άλλων), alors qu'un homme mou (Βλαξ άνθρωπος) aime voltiger autour de
chaque parole (λόγω ι ) ne fixe son esprit sur rien, il est stupide. Si l'enseignement
est capable de s'accroître ou de diminuer, il est aussi apte à enrichir ou à
appauvrir les hommes, de leur donner une certaine consistance ou de la leur ôter.
Ce qui est primordial c'est l'intelligence qui permet à cet enseignement de croître
ou de diminuer, d'enrichir ou d'appauvrir.
L'étude des deux séries de fragments 1, 2, 50, 72, 108 et 31, 39, 45, 87, 115,
c'est-à-dire l'étude des dix fragments où il est question du logos n'est-elle pas
concluante pour aller y puiser une traduction adéquate ? En d'autres termes,
c'est dans la direction logos-cosmos et logos-phronesis, logos-être et logos-
connaître, qu'on cherchera à extraire une ou deux définitions du terme. Jusqu'à
présent il a surtout été question du logos-phronesis, du rapport de l'intelligence
à la théorie de la connaissance. Cette même intelligence n'est-elle pas envisageable
du point de vue de l'être ? S'il en est ainsi, l'extrême proximité du logos à la
phronesis ne risque-t-elle pas de se transformer en une assimilation des
deux termes ? Avant de poser une telle identification, il serait utile d'envisager
les passages caractéristiques de la seule phronesis.

La Phronesis
Le mot φρόνησις est utilisé une seule fois et pour la première fois au
fragment 2. Les fragments 17 et 113 font mention du verbe φρονέω. Les
fragments 40 et 114 désignent l'intelligence par le substantif νόος. Νοέω et
φρονέω, νόος et φρόνησις, sont synonymes, le fragment 104 permet de l'attester
puisque νόος et φρήν sont utilisés pour désigner la même chose : « Mais quel est
leur esprit (νόος), lour intelligence (φρήν) ? ». D'ailleurs, le φρονεΐν du F 113 dit
à peu près la même chose que le νόος du fragment 114. « L'intelligence (φρονεΐν)
est commune à tous» (F 113) ; «Ceux qui parlent avec intelligence (νόωι),
il leur faut tirer leur force de la chose commune à tous » (3). φρονέω et νόος
sont en rapport étroit avec ce qui est commun (ξυνός) à tout (πάντα). Ils sont
la même chose.
Parallèlement à ces cinq fragments qui désignent l'intelligence, il existe
deux utilisations d'un composé de φρονέω celui de σωφρονεΐν (F 116 et 112).
L'analyse du fragment 112 n'est pas nécessaire dans la mesure où le dire et le
faire de ce fragment nous rappellent les spéculations stoïciennes qui préconisent
de vivre en accord avec la nature. D'un côté, la phronesis est souvent liée à une
gnoséologie, elle est l'instrument, de la connaissance puisqu'il est dit au

(1) Trad, du F 45, op. cit., p. 119.


(2) Trad, du F 115, op. cit.
(3) Trad, du F 114, op. cit., p. 403.
150 MICHEL FATTAL
fragment 17 que la plupart des hommes ne réfléchissent pas (Ού γαρ φρονέουσι)
et ne comprennent pas (ουδέ ... γινώσκουσιν). D'un autre côté, l'intelligence
est directement associée à ce qui est commun, à l'universel (F 113 et 114).
Elle l'est parfois d'une manière indirecte : l'intelligence particulière (ιδίαν
φρόνησαν) est confrontée au logos commun (λόγου ... ξυνοΰ) (F 2). L'universel
est également en jeu au fragment 51 où il est dit que les hommes ne comprennent
pas (Ού ξυνιδσιν). La φρόνησις est synonyme de σύνεσις. Or la σύνεσις
provient de ξύνεσις. ξυνήων veut dire avoir en commun. Ainsi être intelligent
(du latin : inter-legere = lier ensemble) c'est avoir en commun, c'est le commun.
La phronesis touche également à la question de l'être, en se rapportant à l'unité :
« la polymathie n'enseigne pas l'intelligence » (F 40). Au même titre que le
λόγος-ξυνός est l'universel (F 2) l'intelligence est ce qui est commun à tous
(F 113). Au même titre que le λόγος-εν du fragment 50 suggère l'unité de
toutes choses, elle est l'unité (F 40).
Logos et phronesis désignent le langage et l'intelligence du monde, ils
s'appliquent à rassembler les πάντα du cosmos. Par le fait même qu'ils
représentent l'universel et l'unité et qu'ils touchent par conséquent à la question
de l'être et de la physis, ils signifient la même chose. N'est-ce pas d'ailleurs la
première fois que le terme de phronesis est utilisé dans la philosophie (1), la
philosophie d'Heraclite n'est-elle pas également la première philosophie du
logos ?
1° Si l'intelligence-logos entretient un rapport privilégié avec une théorie de
la connaissance, pourquoi ne pas traduire logos par enseignement, leçon ou
même parole ? L'acquisition d'un savoir et sa transmission par la parole
dépendent en fait d'une capacité : l'intelligence. Enseignement et parole sont au
service de l'intelligence, c'est pour cela qu'on ne peut traduire logos par
parole (2) ou enseignement, mais par intelligence. Pourquoi ne pas traduire
à ce moment logos par pensée ? Tout simplement parce que la pensée et la parole
surgissent en même temps. Parménide est celui qui identifie le fait de penser
(noeln) et le fait de parler (légein) dans la désignation de l'être (F 6, 1). Dans la
plupart de ses fragments il ne cesse de mettre en évidence les rapports étroits
qui unissent le nous au logos (cf. F 8, 8-9 ; 8, 17-18 ; 8, 35-36 ; 2, 1). C'est donc
le nous de Parménide qui mérite la traduction de pensée et non le logos
d'Heraclite. D'ailleurs, Γ« intuition » de la totalité par l'intelligence est
présupposée dans la « formulation » de l'être par la parole et la pensée.
2° Si l'intelligence est celle de la physis, de l'ordre ; si elle est constitutive de
ce qu'elle arrange et ordonne, c'est-à-dire si elle est coextensive de l'être,
nous proposons une deuxième traduction, celle de loi. Qu'est-ce qu'une loi sinon
quelque chose d'impersonnel qui ordonne et arrange. Si Moïra est la loi du destin
et Zeus le législateur, le logos est immanquablement la loi du monde, la loi
universelle. O. Hamelin dira qu'« Heraclite n'a pas supprimé la loi, mais c'est à la
loi que tout le mouvement de sa pensée aboutit » (3). En effet, Heraclite n'a pas
cessé de formuler des lois : loi du devenir, loi des contraires appelée loi de
polarité par Gomperz (4) ou loi physique de la qualité. Parallèlement à cette loi,

(1) Une fois chez Bias (F 7).


(2) Concernant la « parole » voir la traduction en fin d'article.
(3) O. Hamelin, Les philosophes présocratiques, p. 98.
(4) T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce, Pavot, Paris, 1928, p. 103.
LE LOGOS D HKUACLITE 151
surgit « la loi de mesure dans le changement » (1), la loi des échanges constants et
continus, la loi des proportions métriques, bref la loi de l'équilibre des contraires
et de leur harmonie. D'après Rivaud, il y aurait là, l'apparition d'une «
mathématique nouvelle, ...dont Heraclite, peut-être... fournit les premières formules» (2).
La traduction de logos par loi est également appropriée au style de l'Ephésien.
La loi n'est pas loin de la formule, la formule c'est l'énoncé concis et rigoureux.
Le style d'Heraclite formule pour se rapprocher le plus possible de la vérité et se
débarrasser de tout ce qui éloigne de l'essentiel.
Devant la richesse de la théorie héraclitéenne du logos, il était nécessaire
d'oser la traduction de logos par « intelligence » et « loi ». C'est le fragment 114
qui suggère une telle traduction : « Ceux qui parlent avec intelligence (ξύν
νόωι λέγοντας), il leur faut tirer leur force de la chose commune à tous,
comme la cité tire sa force de sa loi (νόμοι), <?t même encore bien d'avantage.
Car toutes les lois humaines tirent leur nourriture de la loi unique et divine » (3).
Il semble que « le fond de la faculté de connaître est aussi le fond de la loi et par
conséquent le fond de l'être » (4). Hamelin résume ainsi notre itinéraire : partir
« du fond de la faculté de connaître qui est le fond de l'intelligence, c'est-à-dire
le fond de l'être, pour en arriver au fond de la loi ». D'où l'identité du connaître
et de l'être, de l'intelligence et de la loi, de la loi universelle et de l'intelligence
commune. L'intelligence divine est la loi même des choses. Le logos est donc
traduisible par intelligence et loi.
Notre choix portera finalement sur la première traduction, celle d'intelligence.
La loi ne peut rendre compte de l'aspect intuitif du logos qui désigne une
capacité à saisir, une aptitude, une faculté, une disposition c'est-à-dire une
richesse profonde capable d'augmenter. La loi est également dans l'impossibilité
de jouer un rôle discursif, or le logos est une parole qui dure, exprime, formule
et pense (5), nous dirons même une « intelligence-qui-parle », une intelligence qui
se fait parole au lieu que ce soit une parole qui se fasse intelligence comme
cela est le cas avec les sophistes. D'ailleurs, la traduction de logos par intelligence-
qui-parle est d'autant plus adéquate qu'elle rend parfaitement compte de
l'aspect doublement intuitif et discursif, une discursivité mi-divine et
mi-rationnelle, mi-divine et mi-humaine. C'est une intelligence-qui-parle conquérante,
polémique, harmonieuse, mesurée et sage (6), qui lie ensemble les choses
(inler-legit) à la différence du λόγος parménidien qui juge et discrimine
(κρίνει ; F 7, 5), du νους d'Anaxagore qui se distingue des πάντα et des
χρήματα (F 12), de l'intelligence du bien (7) de Platon contemplant l'immuable

(1) G. S. Kirk & J. E. Raven, The. presocratic philosophers, Cambridge


University Press, Cambridge, 1957 ; G. S. Kirk, J. E. Raven & M. Schofield,
op. cit., 19832, p. 199.
(2) A. Rivaud, Le problème du devenir, F. Alcan, Paris, 1906, p. 120.
(3) Trad. C. Ramnoux, Heraclite, p. 403.
(4) O. Hamelin, Les philosophes présocratiques, p. 99.
(5) Cette discursivité qui s'occupe d'arranger les mots pour dire la vérité,
n'est pas le raisonnement (συλλογισμός) par analyse et abstraction.
(6) II est difficile d'appliquer la traduction d'intelligence-qui-parle au logos du
fragment 31 qui désigne le « rapport ». Notre but n'étant pas de systématiser
à tous prix, mais de chercher la traduction la plus adéquate sans que cela
ne se fasse aux dépends de l'exactitude scientifique.
(7) Platon, La République VI, 505 b.
152 MICHEL FATTAL
et la vérité (1), et de l'intelligence pratique nommée « prudence » (2).
Contrairement à certaines de ces notions qui se construisent progressivement sur une
ébauche d'intellectualisme pour aboutir à un intellectualisme marqué, qui
oppose le λόγος à la δόξα (Parménide), le νους aux χρήματα (Anaxagore), ou
subordonne la pratique à la théorie, la φύσις à Γεϊδος (Platon), la phronesis
d'Heraclite est cosmique en ce sens qu'elle ne se pose pas en termes d'oppositions
radicales entre le théorique et le pratique, le moral et l'intellectuel, le physique et
le métaphysique, mais se donne d'une manière unitaire et non séparée, horizontale
et non verticale.

Ainsi, la philosophie des clivages et de la séparation (χωρισμός) établie d'une


façon définitive par le logos — raison de Platon semble avoir déterminé le
destin de l'Occident, plus que la philosophie unitaire et non-dualiste du
logos — intelligence d'Heraclite. L'Occident semble avoir préféré la voie de
la pure rationalité du logos-ratio, qui analyse et discrimine par la science, à la voie
héraclitéenne qui envisage les choses d'une manière aussi bien rationnelle que
non-rationnelle sans éprouver le besoin de poser la « discession de λόγος et
φύσις » ou le « primat du logos vis-à-vis de l'être » dont parle Heidegger (3).
Le logos de la modernité, héritier de la tradition platonicienne, se trouve par
conséquent dans une situation d'étrangeté par rapport au logos synthétique des
origines, ce qui explique entre autres le débat actuel sur la rationalité.
Michel Fattal.

(1) Op. cit. IX, 585 b-c.


(2) Au sujet de la Prudence, voir l'ouvrage de P. Aubenoue, La Prudence
chez Aristote, PUF, Paris, 1963, 19863.
(3) Cf. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, pp. 182 et 184
dans le chapitre intitulé la « limitation de l'être ».

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