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SCIENCES HUMAINES

Court traite
du paysage
par

ALAIN ROGER
Bibliothèque
des Sciences humaines
ALAIN ROGER

COURT TRAITÉ
DU PAYSAGE

ALAIN ROGER
traité m'en protégeait ; et j'ai déjà cédé à cette tentation en publiant,
naguère, une grosse anthologie - La Théorie du paysage en France. 1974-
1994 -, qui présente les grands courants de la recherche française en ce
domaine depuis un quart de siècle. Celle de l'éclectisme, ensuite, du
manuel de vulgarisation, un genre qui envahit le champ éditorial. Ces
AVANT-PROPOS produits ne sont sans doute pas inutiles, mais l'honnêteté alimentaire des
auteurs ne suffit pas à voiler l'absence de toute ambition théorique.
Court traité: il ne s'agit pas simplement de parler du paysage, d'y flâner
au hasard, en une sorte de promenade plus ou moins pittoresque ; il s'agit
d'en traiter, systématiquement, ce qui exige un dispositif conceptuel
rigoureux. C'est pourquoi j'ai proposé d'emblée la «double articulation » :
payslpaysage, d'une part, artialisation in situl artialisation in visu, d'autre
part, qui, loin de verrouiller la théorie, permet au contraire d'embrasser,
dans sa plus grande extension, le champ du paysage, et de réduire au
silence (du moins je l'espère) les prétentions naturalistes. La valeur d'une
théorie se mesure aussi à sa capacité polémique. On verra que je n'esquive
aucun débat et que ce traité est intransigeant avec la Deep Ecology, pour
Ce livre essaie de combler une lacune. En dépit de la prolifération des ne citer qu'un seul exemple.
ouvrages, le plus souvent collectifs, dont le paysage fait l'objet depuis une Court traité : je crois, avec les mathématiciens, que «l'élégance » d'une
vingtaine d'années, nous manquons, en France, d'un véritable traité démonstration n'est pas un luxe. J'aime la concision, j'abhorre la pléthore,
théorique et systématique sur la question. Pour deux raisons, d'ailleurs l'obésité des thèses, ces sommes assommantes, cette adiposité que sécrète,
contraires. La première est une certaine carence conceptuelle. Personne, trop souvent, notre Université, délayant en mille pages ce qui pourrait se
sauf peut-être Augustin Berque, n'a tenté d'élaborer une doctrine du condenser en cent, pour le plus grand bénéfice du lecteur. On ne trouvera
paysage. On s'en tient, d'ordinaire, à des points de vue spécialisés - celui donc pas, ici, une histoire exhaustive des jardins (il en est d'excellentes),
du géographe, de l'historien, du paysagiste, etc. -, souvent stimulants, mais mais une réflexion sur leur fonction millénaire.
jamais décisifs. La seconde est le manque d'informations historiques, ici
indispensables, si l'on ne veut pas produire un discours exsangue, arbitraire On ne trouvera pas davantage une histoire de tous les paysages, mais une
ou frivole. Le paysage, ou plutôt les paysages sont des acquisitions réflexion sur la « grandeur des commencements », c'est-à-dire la naissance
culturelles et l'on ne voit pas comment on pourrait en traiter sans bien d'une sensibilité paysagère en quelques lieux et temps privilégiés. On ne
connaître leur genèse. Il existe, certes, d'excellents ouvrages sur trouvera pas, enfin, cet étalage d'érudition, qui vise à intimider le lecteur,
«l'invention » de la campagne (Piero Camporesi), de la montagne (John bien plus qu'à l'informer. Les références indispensables se concentrent
Grand-Carteret) ou de la mer (Alain Corbin). Mais ces études n'ont jamais dans les notes, comme autant d'incitations à poursuivre l'investigation. À
été rassemblées, intégrées et, si j'ose dire, digérées dans un tout organique, chacun d'en user à sa guise.
où l'histoire nourrit la théorie, qui, à rebours, l'éclaire. Ce livre est un outil, que j'ai voulu discret et maniable, « sans rien en lui
qui pèse ou qui pose ». Mon maître est Oscar Wilde, qui, dans La
Je me suis efforcé de résister à deux tentations. Celle de Décadence du mensonge (1890), et sous la forme d'un paradoxe - c'est la
l'encyclopédisme, d'abord. Il est vrai que la brièveté décidée de ce Court vie qui imite l'art -, réalisa avec humour la révolution copernicienne de
l'esthétique. Sous un tel patronage, il m'était forcément interdit de recourir margouillis philosophico-religieux, gluant de moraline, que certains nous
au style austère, obèse, ou universitaire, aussi bien qu'au jargon infligent. je n'ai aucune foi: je crois au « Gai Savoir ». Et si j'ai su montrer
philosophique, même si j'ai dû, parfois, forger quelques néologismes. qu'une théorie peut allier cette «gaieté » à l'efficacité, et rester rigoureuse
Mon expérience de romancier ne m'a pas été inutile dans la recherche sans devenir ennuyeuse, j'aurai le sentiment de n'avoir pas écrit en vain ce
d'une écriture efficace. Court traité du paysage.
J'aurais pu sous-titrer ce traité : «Pour une métaphysique du paysage ».
Mais ce sous-titre risquait de prêter à confusion. La théorie du paysage
que je propose n'est pas « métaphysique », au sens que l'on donne
communément à ce terme, et qui suppose la croyance en quelque instance
transcendante, Dieu, les Idées, l'Esprit absolu, la Noosphère, l'Âme du
Monde, ou je ne sais quoi. Si je recours, néanmoins, à ce vocable, c'est
pour souligner qu'un paysage n'est jamais réductible à sa réalité physique -
les géosystèmes des géographes, les écosystèmes des écologues, etc. -, que
la transformation d'un pays en paysage suppose toujours une
métamorphose, une métaphysique, entendue au sens dynamique. En
d'autres termes, le paysage n'est jamais naturel, mais toujours «surnaturel»,
dans l'acception que Baudelaire donnait à ce mot quand, dans Le Peintre
de la vie moderne, il faisait l'éloge du maquillage, qui rend la femme
«magique et surnaturelle», alors que, laissée à elle-même, elle resterait
«naturelle, c'est-à-dire abominable» (Mon coeur mis à nu).
Je me situe donc à mi-chemin de ceux qui croient que le paysage existe en
soi - un naturalisme naïf, que l'histoire des représentations collectives ne
cesse de démentir, comme j'aurai maintes fois l'occasion de le vérifier et de
ceux qui s'imaginent que « tant de beautés sur la terre » ne peuvent
s'expliquer, sinon par quelque intervention divine - ce bon vieil argument
physico-théologique, démantelé par Kant, comme toutes les autres preuves
de l'existence de Dieu. Mais si le paysage n'est pas immanent, ni
transcendant, quelle est son origine ? Humaine, et artistique, telle est ma
réponse. L'art constitue le véritable médiateur, le « méta « de la
métamorphose, le « méta » de la métaphysique paysagère. La perception,
historique et culturelle, de tous nos paysages - campagne, montagne, mer,
désert, etc. - ne requiert aucune intervention mystique (comme s'ils
descendaient du ciel) ou mystérieuse (comme s'ils montaient du sol), elle
s'opère selon ce que je nomme, en reprenant un mot de Montaigne, une
«artialisation », dont ce livre s'attache à démonter les mécanismes.
Voilà toute ma métaphysique. Elle se veut légère, sinon ludique, à
l'image de son modèle, la révolution wildienne, et loin, du moins, de ce
abstrait, la toile. Le seul fait de la représenter suffit à arracher la nature à
sa nature. Si fidèle qu'elle se veuille, l'image picturale est «une sorte de
CHAPITRE PREMIER raillerie et d'ironie, si l'on veut, aux dépens du monde extérieur2 ». Il n'y a
plus guère que les peintres du dimanche et les amateurs de chromos pour
NATURE ET CULTURE évaluer leur ouvrage à l'aune de la ressemblance.
L'artiste, quel qu'il soit, n'a pas à répéter la nature quel ennui, quel gâchis
La double artialisation ! -, il a pour vocation de la nier, de la neutraliser, en vue de produire les
modèles, qui nous permettront, à rebours, de la modeler. « je rature le vif
», écrivait Valéry3' : il s'agit, d'abord, de raturer la nature, de la dénaturer,
pour mieux la maîtriser et nous rendre, par le processus artistique aussi
bien que le progrès scientifique, « comme maîtres et possesseurs de la
Voilà plus de deux millénaires que l'Occident est victime d'une nature ». L'art, selon Lévi-Strauss, «constitue au plus haut point cette prise
illusion, érigée en dogme: l'art est, doit être une imitation parfaite ou de possession de la nature par la culture, qui est le type même des
parachevée de la nature. Telle serait sa fonction, sa dignité, sa phénomènes qu'étudient les ethnologues4 ».
raison d'être. Je n'envisagerai pas les avatars d'un tel principe,
depuis les Grecs jusqu'à la fin du XIXème et je me bornerai à
LA RÉVOLUTION COPERNICIENNE DE WILDE
rappeler que ce «concept usé de l'imitation de la nature 1 » s'énonce
et s'inscrit dans une ère et une aire au demeurant limitées. Les Tout se passe, au fond, comme si l'art nous parlait hypocritement :
autres cultures l'ignorent ou le dédaignent, et c'est, précisément, la «Larvatus prodeo. » Moi aussi, je m'avance masqué. Oui, je feins parfois
découverte et l'exploration des sociétés préhelléniques, orientales, de l'imiter, cette nature, mais c'est pour mieux la limiter dans ses
«archaïques », etc., qui nous ont permis et contraints de revisiter prétentions exorbitantes, en contenir l'exubérance et les désordres-, sa
notre propre passé artistique et de réviser ce préjugé millénaire. tendance entropique, et lui imposer, en retour, par la médiation du regard,
la sentence de l'art, les modes et les modèles de son appréhension. «La
Même en Occident, si l'on excepte la peinture et la sculpture, les nature est chaque fois une fonction de la culture5 », et «chaque fois
arts ne furent jamais imitatifs, à moins de supposer, contre qu'animée d'une aspiration à la Rousseau elle [la conscience] cherche à
l'évidence, que le langage, poétique ou non, est mimétique, pour ne revenir à la nature, elle la cultive6». Cela signifie qu'il faut retracer une
point évoquer l'architecture et la musique. La peinture, d'ailleurs,
dément son propre dessein, alors même qu'elle se prétend «réaliste »
ou «naturaliste». Commentant les maîtres hollandais du XVIIème', .Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Leçons d'esthétique, L’Idée du Beau,
2

Paris, Aubier, 1964, 2 vol., 1, pp. 120-12 1.


chez lesquels la figuration semble avoir atteint sa perfection
mimétique, Hegel souligne justement que cette représentation est travaillée 3
.Paul VALERY, Monsieur Teste, Paris, Gallimard, 1947, p. 19.
par la négativité, ne serait-ce que par l'abolition de la troisième dimension
et le transfert de l'objet - nature morte ou paysage - dans un élément 4
Georges CH@ONNIER, Entretiens avec Lévi-Strauss, Paris, Plon,
1969,p.130.
1
1. Heinrich WÔLFFLJN, Incises fondamentaux de l'histoire de l'art,
1915, trad. fr. Paris, Gallimard, 1952, p. 18. 5
OswaldnSPFNGLFR, Le Déclin de l'Occident, Paris, Gallimard, 1964, 2 vol., I,
p. 167. Souligné par l'auteur.
histoire philosophique, théologique, épistémologique7 de cette nature, mais parce qu'il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont
aussi son histoire esthétique8. Cette idée d'une mode de la nature ne appris le charme mystérieux de tels effets. Sans doute y eut-il à Londres
surprendra que ceux qui s'obstinent à croire que cette dernière, régie par des brouillards depuis des siècles. C'est infiniment probable, mais
des lois stables, est elle-même un objet immuable, alors que l'histoire et personne ne les voyait, de sorte que nous n'en savions rien. Ils n'eurent
l'ethnologie nous montrent à l'évidence que le regard humain est le lieu et pas d'existence tant que l'art ne les eut pas inventés. [...] Cette blanche
le médium d'une métamorphose incessante : « A-t-on remarqué que cette lumière frémissante que l'on voit maintenant en France, avec ses
indéfinissable "nature" se modifie perpétuellement, qu'elle n'est pas la singulières taches mauves et ses mobiles ombres violettes, c'est la dernière
même au salon de 1890 qu'aux salons d'il y a trente ans, et qu'il y a une fantaisie de l'art, que la nature, il faut l'avouer, reproduit à merveille. Où
"nature" à la mode - fantaisie changeante comme robes et chapeaux9 » elle composait des Corot et des Daubigny, elle nous offre maintenant
Cette interrogation n'est pas une boutade, pas plus que le fameux d'adorables Monet et des Pissarro enchanteurs10 »
aphorisme, en forme de paradoxe, qu'Oscar Wilde, en cette même année Le narrateur proustien ne dit pas autre chose, lorsqu'il expose à Albertine
1890, propose à ses lecteurs, réalisant ce que je n'hésite pas à nommer la sa conception de l'artiste oculiste :«Les gens de goût nous disent
révolution copernicienne de l'esthétique « La vie imite l'art bien plus que aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du XVIII ème siècle. Mais en
l'art n'imite la vie. [ ] À qui donc, sinon aux impressionnistes, devons-nous disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, même en
ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues, estompent plein XIXème, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être
les becs de gaz, et transforment les maisons en ombres monstrueuses ? À ainsi reconnus, le peintre original, l'artiste original procèdent à la façon des
qui, sinon à eux encore et à leur maître [Turner, ajouté par moi], devons- oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours
nous les exquises brumes d'argent qui rêvent sur notre rivière et muent en agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit: maintenant regardez.
frêles silhouettes de grâce évanescente ponts incurvés et barques Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent
tanguantes ? Le changement prodigieux survenu, au cours des dix qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de
dernières années, dans le climat de Londres, est entièrement dû à cette l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue,
école d'art. Vous souriez ? Considérez les faits du point de vue différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où
scientifique ou métaphysique, et vous conviendrez que j'ai raison. Qu'est- nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des
ce, en effet, que la nature ? Ce n'est pas une mère féconde qui nous a Renoir, et l'eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la
enfantés, mais bien une création de notre cerveau; c'est notre intelligence forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une
qui lui donne la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et la forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
réceptivité aussi bien que la forme de notre vision dépendent des arts qui manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nous ont influencés. [... ] De nos jours, les gens voient les brouillards, non nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la prochaine
catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel
6
Carl Gustav JUNG, Problèmes de l'âme moderne, Genève, BuchetChastel, 1960, p. 122. Souligné écrivain originaux11 »
par l'auteur. Dira-t-on qu'il s'agit là d'un esthétisme élitiste, supposant une culture
7
Serge Moscovici, Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris, réservée à quelques amateurs «(les gens de goût »), assez riches et oisifs
Flammarion, 1968, et François DAGOGNET, Une épistémologie de l'espace
concret, Paris, Vrin, 1977. 10
Oscar WILDE, Le Déclin du mensonge, dans OEuvres, Paris, Stock,
8
Robert LENOBLE, Histoire de l'idée de nature, Paris, Albin 1977, 2 vol., vol. 1, pp. 307-308.
Michel, 11
Marcel PROUST, Ie Côté de Guermantes, dans À la recherche du
1969. Étude limitée au domaine littéraire. temps Perdu, Paris, Gallimard, (4 Bibl. de la Pléiade », 1953, 3 vol., vol.
9
Maurice DENIS, Théories, Paris, Hermann, 1964, p. 35. II, p. 327.
pour fréquenter les galeries d'art ? je n'en crois rien. Notre regard, même corporelle, in vivo, in situ, et ce sont toutes ces techniques, réputées
quand nous le croyons pauvre, est riche, et comme saturé d'une profusion archaïques, que connaissent bien les ethnologues, peintures faciales,
de modèles, latents, invétérés, et donc insoupçonnés : picturaux, littéraires, tatouages, scarifications, qui visent à transformer la femme en oeuvre d'art
cinématographiques, télévisuels, publicitaires, etc., qui oeuvrent en silence ambulante, tour à tour bariolée, ciselée, sculptée, selon que la sentence de
pour, à chaque instant, modeler notre expérience, perceptive ou non. Nous l'art s'applique, s'imprime, s'incruste, s'incarne. Il en va de même pour
sommes, à notre insu, une intense forgerie artistique et nous serions notre maquillage, dont Baudelaire soulignait déjà qu'il « rapproche
stupéfaits si l'on nous révélait tout ce qui, en nous, provient de l'art. Il en immédiatement l'être humain de la statue », enduit sur nature, surnaturel.
va ainsi du paysage, l'un des lieux privilégiés où l'on peut vérifier et La seconde procédure est plus économique, mais plus sophistiquée. Elle
mesurer cette puissance esthétique. Tel est l'objet de ce livre. consiste à élaborer des modèles autonomes, picturaux, sculpturaux,
photographiques, etc., qu'on range sous le concept générique du Nu, par
opposition à la nudité. Mais un relais supplémentaire est désormais
requis, celui du regard, qui doit en effet s'imprégner de ces modèles
LA DOUBLE ARTIALISATION culturels, pour artialiser à distance et, littéralement, embellir par l'acte
Il convient toutefois de distinguer deux modalités de l'opération artistique, perceptif celle que Musil nommait « la mince bête blanche ».
deux façons d'intervenir sur l'objet naturel, ou, comme j'aime à le dire, en Il en va de même pour la nature, au sens courant du terme. À l'instar de
reprenant un mot de Charles Lalo12 1, qui le devait lui-même à la nudité féminine, qui n'est jugée belle qu'à travers un Nu, variable selon
Montaigne13, d'artialiser la nature. La première est directe, in situ; la les cultures, un lieu naturel n'est esthétiquement perçu qu'à travers un
seconde, indirecte, in visu, par la médiation du regard. J'userai ici d'une Paysage, qui exerce donc, en ce domaine, la fonction d'artialisation. À la
analogie, à laquelle j'ai recours depuis Nus et Paysages14 Si l'on prend dualité Nudité Nu je propose d'associer son homologue conceptuel, la
l'exemple du corps féminin, il y a effectivement deux façons pour l'art de dualité Pays Paysage, que j'emprunte, entre autres, à l'un des grands
convertir en objet esthétique une nudité, qui, en ellemême, est neutre: ce jardiniers paysagistes de l'histoire, René-Louis de Girardin, le créateur
que les Caduveo de Lévi-Strauss appellent avec mépris «l'individu d'Ermenonville: «Le long des grands chemins, et même dans les tableaux
stupide». L'une consiste à inscrire le code artistique dans la substance des artistes médiocres, on ne voit que du pays; mais un paysage, une
scène poétique, est une situation choisie ou créée par le goût et le
sentiment15. » Il y a <@ du pays », mais des paysages, comme il y a de la
12
Charles LALO, Introduction à l'esthétique, Paris, Armand Colin, 1912, nudité et des nus. La nature est indéten-ninée et ne reçoit ses
p. 131. «La nature, sans l'humanité, n'est ni belle, ni laide. Elle est déterminations que de l'art : du pays ne devient un paysage que sous la
anesthétique » (p. 133). « La beauté de la nature nous apparaît condition d'un paysage, et cela, selon les deux modalités, mobile (in
spontanément à travers un art qui lui est étranger» (p. 128). Il n'est sans visu) et adhérente (in situ), de l'artialisation.
doute pas indifférent qu'une thèse voisine soit exposée, en cette même Cette distinction lexicale récente (elle ne remonte pas au-delà du
année 1912, par Benedetto Croce, dans son Bréviaire d'esthétique, et par XVème se retrouve dans la plupart des langues occidentales : land-
Georg Simmel dans sa Philosophie du paysage. Cette idée d'une nature landscape en anglais, Land-Landschaft en allemand, landschap en
esthétisée par l'oeil artiste n'est d'ailleurs pas absolument nouvelle. Haller, néerlandais, landskap en suédois, landskal en danois, pais-paisaje en
Voltaire, Diderot, l'abbé Delille l'avaient déjà suggérée. espagnol, paese-paesaggio en italien, mais aussi, en grec moderne,
13
MONTAIGNE, Essais, III, 5, « Sur des vers de Virgile », où apparaît, topos-topio, ainsi, semble-t-il, qu'en arabe classique, mais sans radical
dans un contexte différent, l'expression « nature artialisée ».
14
Alain ROGER, Nus et Paysages. Essai sur la fonction de l'art, Paris, 15
René-Louis de GiRARDiN, De la composition des paysages, Seyssel,
Aubier, 1978. Champ Vallon, 1992, p. 55. Souligné par l'auteur.
commun, bilad-mandar. Le pays, c'est, en quelque sorte, le degré zéro néerlandais landschap17, attesté dans le moyen néerlandais, mais avec
du paysage, ce qui précède son artialisation, qu'elle soit directe (in situ) l'acception non esthétique d'une délimitation territoriale (il en va de même,
ou indirecte (in visu). Voilà ce que nous enseigne l'histoire, mais nos semble-t-il pour Landschaft, en allemand), et « réinventé » à la fin du
paysages nous sont devenus si familiers, si «naturels », que nous avons XVème, pour désigner un tableau. Quoi qu'il en soit, Gargantua invente
accoutumé de croire que leur beauté allait de soi ; et c'est aux artistes joliment la «Beauce » pour désigner le seul paysage, d'ailleurs récent (voir
qu'il appartient de nous rappeler cette vérité première, mais oubliée : plus loin), qu'apprécie l'homme occidental, un pays défriché, apprivoisé,
qu'un pays n'est pas, d'emblée, un paysage, et qu'il y a, de l'un à l'autre, un pays paisible, un pays sage, bref un paysage... Mais le mot tarde à
toute l'élaboration de l'art. s'imposer. Montaigne en disposera, quelques décennies plus tard.
Telle est donc la «double articulation » : Pays/Paysage, in situlin visu, que
je voudrais mettre à l'épreuve tout au long de cet essai, l'hypothèse
heuristique qui me servira de fil conducteur. Faute de modèles et de mots LE GÉNIE DU LIEU
pour le dire, le pays reste dans l'indifférence esthétique ou, au mieux, «Il est des lieux qui tirent l'âme de sa léthargie, des lieux enveloppés,
l'approximation linguistique, quand l'émotion, elle-même soumise à des baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l'émotion
conditions culturelles, commence à balbutier. C'est ce que nous confirme religieuse .L'étroite prairie de Lourdes, entre un rocher et son gave rapide ;
plaisamment l'invention de la Beauce par Gargantua: « Ainsi joyeusement la plage mélancolique d'où les Saintes-Maries nous orientent vers la
passèrent leur grand chemin, et tousjours grand chère, jusques au dessus de SainteBaume ; l'abrupt rocher de la Sainte-Victoire tout baigné d'horreur
Orléans. En quel lieu estoit une ample forest de la longueur de trente et dantesque, quand on l'aborde par le vallon aux
cinq lieues, et de largeur dix et sept, ou environ. Icelle estoit horriblement terres sanglantes l'héroïque Vézelay, en Bourgogne ; le Puy-de-Dôme.
fertile et copieuse en mousches bovines et freslons, de sorte que c'estoit [...Et, n'en doutons pas, il est de par le monde infiniment de ces points
une vraye briguanderye pour les pauvres jumens, asnes et chevaulx. Mais spirituels qui ne sont pas encore révélés, pareils à ces âmes voilées dont
la jument de Gargantua vengea honnestement tous les cultrages en icelle nul n'a reconnu la grandeur. Combien de fois, au hasard d'une heureuse et
perpétrées sur les bestes de son espèce par un tour duquel ne se doublaient profonde journée, n'avons-nous pas rencontré la lisière d'un bois, un
mie. Car, soubdain qu'ilz feurent entrez en la dicte forest et que les
freslons luy eurent livré l'assault, elle desguaina sa queue et si bien 17
Tel n'est pas l'avis de Jean-Pierre LE DANTEC, dans la remarquable
s'escarmouschant les esmoucha qu'elle en abatit tout le boys. A tord, à anthologie qu'il vient de publier: <@ C'est en français (langue vulgaire la plus
travers, deçà, de là, par cy, par là, de long, de large, dessus, dessoubz, développée à cette époque) que le mot de paysage, dont la construction à partir du mot
abatait boys comme un fauscheur faict d'herbes, en sorte que depuis n'y eut pays va servir de modèle à toutes les langues européennes, est apparu pour la première
ne boys ne freslons, mais feust tout le pays reduict en campaigne. Quoy fois : en 1493 très précisément, selon le Dictionnaire étymologique et histo@ue du
voyant, Gargantua y print plaisir bien grand sans aultrement s'en vanter, et français de J. Dubois, H. Mitterand et A. Dauzat, qui attribue cette innovation à un poète
originaire de Valenciennes (donc de Flandre) : jean Molinet (mort en 1507), qui l'utilise
dist à ses gens : "je trouve beau ce", dont fut depuis appelé ce pays la pour désigner un "tableau représentant un pays" » (7ardins et paysages, Paris, Larousse,
Beauce16 » 1996, p. 93). J'incline à croire que le (4 Flamand » Molinet n'a fait que traduire le
Il est notable que Rabelais, en 1534, ne semble pas disposer du terme « landschap néerlandais, et je me rallie à l'opinion de Jeanne NURTINF-T: «Tout donne donc à
paysage », dont la première mention officielle figure dans le dictionnaire penser que le mot français est, sinon forgé sur le modèle néerlandais landschap, du moins
latin/français de Robert Estienne (1549), même si l'on a pu signaler adopté comme son calque ou son équivalent. I-a notion de paysage elle-même pourrait
bien nous avoir été proposée Par la vision des peintres, et l'intérêt se serait finalement
quelques occurrences antérieures, toujours au sens d'un « tableau porté de la représentation au modèle » «i Le paysage : signifiant et signifié », dans Lire le
représentant un pays » (Molinet, 1493), sans doute sur le modèle du paysage, lire les paysages, université de Saint-Étienne, 1984, p. 64). Au reste, comme le note lui-
même J.-P. Le Dantec, notre désaccord n'est qu'un point «de détail @> (op. cit., p. 606).
16
RABELAIS, Gargantua, XVI.
sommet, une source, une simple prairie, qui nous commandaient de faire vu, avec le cerveau, dans un ensemble, il n'avait jamais vu la Sainte-
taire nos pensées et d'écouter plus profond que notre coeur! Silence! les Victoire. »
dieux sont ici18 » Et pour cause : c'est précisément au génie de Cézanne que nous devons la
« D'où vient la puissance de ces lieux ? », se demande aussitôt Barrès. Sainte-Victoire, son « inspiration», son artialisation de pays en paysage.
Qui sont ces dieux mystérieux ou, pour descendre d'un degré dans la Sur l'autoroute A7, qui traverse le massif, on vous somme, par voie
hiérarchie religieuse, qui sont les génies silencieux de ces lieux ? Comme d'affiches, d'admirer la Sainte-Victoire et les « Paysages de Cézanne », on
j'ai peu d'inclination pour la mystique incantatoire de Barrès, j'avancerai vous nomme le génie du lieu, comme si, sans cette référence, le paysage
plutôt une hypothèse profane : ces bons génies ne sont ni naturels ni risquait de retomber dans l'indifférence - nullité du pays, lieu sans génie.
surnaturels, mais culturels. S'ils hantent ces lieux, c'est parce qu'ils Autre signe révélateur: naguère ravagée par un incendie, la Sainte-Victoire
habitent notre regard, et s'ils habitent notre regard, c'est parce qu'ils nous sera restaurée «à la Cézanne », comme un tableau., telle qu'en elle-même
viennent de l'art. L'esprit qui souffle ici et «inspire» ces sites n'est autre enfin Cézanne l'a changée... D'une artialisation (in visu) à l'autre (in situ).
que celui de l'art, qui, par notre regard, artialise le pays en paysage 191. Cette restauration, où le génie de l'art en impose à la nature aveugle, me
Revenons sur les exemples de Barrès, celui de la Sainte-Victoire en rappelle une anecdote, à la fois drôle et édifiante. Elle a trait au mont Fuji,
particulier. Nous sommes en 1912. Cézanne est mort en 1906 et, depuis «montagne inspirée» s'il en fut, aux yeux des Japonais, et sujet obligé pour
lors, sa renommée n'a fait que croître. Barrès connaissait-il son oeuvre ? tous les peintres, même abstraits. Je ne crois pas qu'aucun lieu au monde
On peut en douter, puisque ce « rocher » est, pour lui, « tout baigné ait fait l'objet d'une telle dévotion esthétique et d'autant de représentations
d'horreur dantesque », alors que nous voyons désormais la Sainte-Victoire codifiées, puisqu'il existe une véritable cartographie des points de vue, que
avec les yeux, non de Dante, mais de Cézanne. Comme l'écrit Charles tout artiste et tout amateur se doivent de respecter. Or, voilà quelques
Lapicque: « La butte Montmartre ressemble à Utrillo, le port de Rouen à années, je me trouvais à Tokyo, à l'occasion d'un colloque sur le paysage.
Marquet, la campagne d'Aix-en-Provence à Cézanne. Que dis-je, je prononce ma communication, et quelle n'est pas ma stupeur d'entendre,
ressembler: la montagne Sainte-Victoire finit par n'être qu'un Cézanne 20 . en traduction simultanée, cette question déconcertante : « Honorable
Cézanne était d'ailleurs tout à fait conscient du fait que, pour ses collègue, nous aimerions connaître votre avis sur le destin du Fuji. Il est
contemporains, à commencer par les paysans de Provence, aucun «esprit » malade, il se fissure, il se délite. Faut-il laisser faire la nature, ou devons-
ne «soufflait » sur la SainteVictoire, rien d'une « montagne inspirée », nous intervenir, la technologie nous le permet. Qu'en pensez-vous ? » Ce
puisque, comme il l'écrit à son ami Gasquet, ils ne la « voyaient » même que j'en pense... Le mont Fuji... 3 800 mètres... je me demande s'il ne
pas ! «Avec des paysans, tenez, j'ai douté parfois qu'ils sachent ce qu'est s'agit pas d'une plaisanterie japonaise, et je regarde autour de moi, non,
un paysage, un arbre. Oui, ça vous paraît bizarre. J'ai fait des promenades mes hôtes ont l'air des plus sérieux...
parfois. J'ai accompagné derrière sa charrette un fermier qui allait vendre Alors, pendant cinq minutes, peut-être davantage, j'exalte le Fuji, cette
des pommes de terre au marché. Il n'avait jamais vu, ce que nous appelons oeuvre d'art, oeuvre d'art ancestrale, création d'Hokusaï et de générations
de peintres, éminents ou obscurs, mais qu'importe, puisque tous participent
18
Maurice BARRES, La Colline inspirée, début du premier chapitre, « Il est des lieux où souffle
à cette gloire du Fuji, et puisque le Fuji, c'est eux! Je n'oublie pas les
l'esprit. » poètes, les haïkus, paysages concis, modèles réduits à quelques mots, je
19
- Je rejoins donc le point de vue d'Augustin BFRQUE En luimême, le génie du n'oublie pas les romanciers, non, le Fuji n'est plus un être naturel, mais la
lieu n'existe pas » Etre humains sur la terre, Paris, Gallimard, « Le Débat », création millénaire de ces mille génies de la culture japonaise, je vois un
1996, p. 187. sourire s'esquisser sur le visage de mes hôtes, oui, le Fuji est un monument
20
Charles LAPICQUE, Essais sur l'espace, l'art et la destinée, Paris, Grasset, à sauvegarder, et donc à restaurer, au même titre que Versailles ou Venise,
1958, p. 135. ce serait un crime contre l'esprit que de le sacrifier à l'érosion naturelle, de
l'abandonner à cette nature, stupide et taciturne, dès que le souffle de l'art encore, il déclare enfin: "Es brave lo pais, on dit". je viens de comprendre:
cesse de l'inspirer... J'ai fait plus, dans les cinq minutes de cette harangue le mot paysage n'existe pas en occitan (il n'apparaît d'ailleurs dans la
improvisée, qu'en une heure de communication, pour convaincre mes langue française qu'à la fin du XVI ème siècle). 'incompréhension de
auditeurs du bien-fondé de l'artialisation. départ n'était pas seulement due l'habituelle difficulté de langage, mais à
Le génie du lieu relève, pour l'essentiel, de l'artialisation in visu, qui l'incompré-hension du concept même de paysage. Le paysage pour
insuffle son souffle, inspire son esprit. Je franchis en fredonnant les ponts lui, pour les gens, c'est le pays 21»
d'Avignon « on y danse, on y danse... », mélancoliquement le pont Es brave lo païs: réponse étonnante et, dans sa cohérence, très
Mirabeau, avec Apollinaire «(Sous le pont Mirabeau coule la Seine/ Et nos significative, puisque, par deux fois, en quatre mots - brave au lieu
amours, faut-il qu'il m'en souvienne... »), et de nouveau gaiement le pont
de beau et païs au lieu de paysage -, elle élimine le point de vue
des Arts, en compagnie de Brassens «< Si par hasard/ Sur l'pont des Arts...
». J'ai un ami qui ne veut Clermont que sous la neige, parce qu'il l'a esthétique. Le paysan de Cueco n'est nullement exceptionnel.
découverte et ne l'entre-voit plus, au sens littéral, qu'à travers le film de Michel Conan signalait naguère, lors d'un colloque à Lyon, que,
Rohmer, Ma nuit chez Maud, selon une enquête effectuée dans le Finistère, la notion même de
paysage semble échapper aux paysans, qui, plus proches que
Ce qui montre que le génie du lieu peut être despotique et évincer quiconque du pays, seraient d'autant plus éloignés du paysage22'.
abusivement, les autres prétendants. La Sologne de mon enfance, ce fut, C'est pourquoi je ne peux souscrire aux propos de Michel Corajoud,
d'abord, Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, puis Raboliot, de Maurice lorsqu'il évoque « une connivence obligatoire entre paysage et
Genevoix, génies jumeaux de mon regard. Le Livradoix, c'est Gaspard paysan23« ; à moins d'admettre, comme le contexte y invite, qu'il
des montagnes, d'Henri Pourrat. On nous l'indique d'ailleurs, toujours par s'agit d'une complicité laborieuse, par l'intermédiaire de l'outil, mais
voie d'affiches, sur la route d'Ambert; et Les Copains de jules Romains ne on ne devrait plus, alors, parler de «paysage ». Cueco le dit fort
sont pas loin... Double bonheur: celui de la lecture d'abord, de l'aventure
ensuite, quand, allant par les chemins sur les traces de Gaspard, on sent bien: «Le paysage n'existe pas, il nous faut l'inventer. » Et l'on
passer le souffle de l'esprit... pourrait multiplier les témoignages. Kant: « Ce que, préparés par la
Barrès lui-même nous offre de beaux exemples de cette « inspiration » par culture, nous nommons sublime, apparaîtra à l'homme grossier, sans
artialisation, qui, sans contredire sa propre thèse, permet de l'éclairer d'une éducation morale, simplement comme effrayant. [... ] Ainsi le bon
lumière profane. La Colline inspirée, celle de Sion, en Lorraine, n'estelle paysan savoyard (dont parle M. de Saussure), qui n'était pas sans
pas, pour beaucoup, son oeuvre, et n'est-ce pas son esprit, qui, désormais,
y souffle ? Aiguemortes et sa tour de Constance ont également inspiré à
Barrès un beau roman, Le Jardin de Bérénice, qui, à son tour, - pour qui,
21
Henri CUECO, «Approches du concept de paysage », Milieux,
bien sûr, a lu ce livre - inspire à ce lieu un génie poétique, colorant de 7/8,
mélancolie la puissance historique de la vieille cité médiévale. 1982,réédité dans La Théorie du paysage en France, 1974-1994, Seyssel,
Champ Vallon, 1995, pp. 168-169.
22
Michel CONAN, dans Mort du paysage ?, Seyssel, Champ
Vallon,
PAYS,PAYSANS,PAYSAGES 1982, p. 186.
23
Michel CORAJOUD, «Le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se
«Louis, comment dis-tu : il est beau ce paysage ? Il me regarde et je touchent », dans Mort du paysage ?, op. cit., réédité dans La Théorie du
comprends que je lui pose un problème difficile. Après un long silence Paysage en France, 1974-1994, op. cit., p. 147.
bon sens, traitait de fous tous les amateurs des montagnes de glace, mot beau lui-même. Moi: "Il est beau, ce pré." Le fils Fage : "Oui, il
sans hésiter 24» donne mille bottes [de foin]26»
Ce « bon paysan» n'est pas sans rappeler le vieux pâtre, qui tente de La perception d'un paysage, cette invention de citadins, comme on le
dissuader Pétrarque et son frère de poursuivre leur fameuse ascension verra bientôt suppose à la fois du recul et de la culture, une sorte de
du Ventoux (1336) : « Sur les croupes de la montagne, nous rencontrâmes reculture en somme. Cela ne signifie pas que le paysan est dépourvu de
un pâtre d'âge très reculé qui, après bien des discours, s'efforça de nous tout rapport à son pays et qu'il n'éprouve aucun attachement pour sa terre,
détourner de notre ascension. Cinquante ans auparavant, disait-il, la même bien au contraire; mais cet attachement est d'autant plus puissant qu'il est
ardeur juvénile l'avait porté à gravir le pic culminant, et il n'en avait plus symbiotique. Il lui manque, dès lors, cette dimension esthétique, qui
rapporté que regret et fatigue. » Wilde le résume en quelques mots se mesure, semble-t-il, à la distance du regard, indispensable à la
savoureux: «Où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme inculte attrape un perception et à la délectation paysagères. Le paysan est l'homme du pays,
rhume25. » Et Cézanne, déjà cité, qui doute que les paysans provençaux non celui du paysage, et peut-être faudrait-il opposer, avec la prudence
«sachent ce qu'est un paysage »... requise, le paysan et le paysageant, c'est-à-dire l'homme de la ville, et,
C'est ce que confirment plusieurs enquêtes récentes, même s'il convient probablement, ce même paysan, quand il visite un autre pays que le sien et
de nuancer leurs conclusions, dans la mesure où les «ruraux » adopte, à l'occasion, avec plus ou moins d'aisance, l'oeil désoeuvré du
d'aujourd'hui ne sauraient être assimilés au pâtre de Pétrarque, pas plus touriste.
qu'au bon Savoyard de Horace Benedict de Saussure ou aux paysans de «Aujourd'hui encore les paysans sont la seule classe sociale qui
Cézanne, puisqu'ils bénéficient désormais, à l'instar des citadins (qu'ils n'éprouve guère d'enthousiasme pour les beautés naturelles27 » ; à cette
sont d'ailleurs de plus en plus), d'une culture massivement diffusée par précision près que ces beautés ne sont jamais « naturelles », sinon les
l'ensemble des médias. On n'en constate pas moins un réel déficit paysans les percevraient et « s'enthousiasmeraient » tout comme les
esthétique dans la perception de leur propre pays, qui demeure, pour citadins. C'est même là un argument déterminant en faveur de
l'essentiel, le lieu du labeur et de la rentabilité, comme l'atteste l'hypothèse culturaliste, qui trouve « sur le terrain » l'occasion d'une
l'investigation à laquelle s'est livré Martin de la Soudière auprès des contre-épreuve décisive, dont Armand Frémont nous offre un nouveau
paysans de la Margeride : «Le paysage, c'est l'aspect des lieux, c'est le témoignage avec les paysans normands: «Les agriculteurs évoquent à
coup d'oeil, c'est une distance que l'on prend par rapport à sa vision peine les paysages. Cette attitude paraît très profondément significative.
quotidienne de l'espace. Le travail agricole étant le plus souvent On parle fort peu de ce qu'on vit quotidiennement, surtout lorsqu'on est
incompatible avec cette disponibilité de temps et d'esprit, l'environnement normand. Les valeurs prêtées aux lieux sont celles du travail, de la terre
est rarement "paysage" pour ces agriculteurs. En fait,, le terme paysage et de la famille, éventuellement du progrès agricole et de l'emploi. Face
est pour eux le plus souvent inadéquat. [... ] Le registre esthétique semble à ces réalités de tous les jours, le "paysage" évoqué par les urbains, des
phagocyté par l'utilitaire, le beau, défini par l'utile. La plupart des étrangers, apparaît au pire menaçant et aliénant, au mieux dérisoire 28. »
réponses recueillies vont dans le même sens. Autre indice, dont tout 26
Martin de la SOUDIÈRE, «Regards sur un terroir et ailleurs. Le
chercheur de terrain a fait l'expérience : le quiproquo à propos du sens du paysage à l'ombre des terroirs », Paysage et aménagement, septembre
1985, pp. 21 et 23.
27
Kenneth CLARK, L'Art du paysage, Paris, Gérard Monfort, 1994,
P. 9.
24
Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1974, § 28
Armand FRÉMONT, « Les profondeurs des paysages géographiques.
29. Autour d'Ecouves, dans le Parc régional Normandie-Maine », L’Espace
25
0. WILDE, Le Déclin du mensonge, op. cit., p. 307, traduction modifiée. géographique, 2, 1974, réédité dans La Théorie du paysage en France, op.
Un dessin, fort drôle, de Pierre Samson, nous le dit autrement. On y voit évoque dans ce cas la pression extérieure exercée sur les agriculteurs dans
deux paysans, Ange et Luce Millet, dans la posture obligée du célèbre ce domaine des normes (pour les bâtiments, les conditions d'élevage,
Angélus, et qui échangent ces propos édifiants. Ange : «Ce qu'il y a, c'est l'usage des produits chimiques). »
qu'on manque de recul. Mais je sens qu'on passe à côté d'un vrai filon Il n'est guère étonnant, dès lors, que les «néoruraux », d'origine citadine,
touristique. » Luce : « je ne vois pas, Ange. » Ange: «Je le sens, Luce29. » soient les plus favorables à une application active et concertée de l'article
Sophie Bonin, qui a étudié les applications du fameux article 19 de la 19. Ils disposent en effet «d'un recul important par rapport à leur
Politique agricole commune (1985), souligne avec raison l'imprécision et profession » et « par rapport à leur espace ». «J'ai pensé que le fait qu'ils
l'indécision du législateur quand il s'agit de distinguer les valeurs n'aient pas vécu leur enfance dans le milieu agricole pouvait jouer aussi en
écologiques (environnementales) et esthétiques (paysagères), alors que faveur de ce recul. » Quoi qu'il en soit, « ils sont les seuls à m'avoir parlé
cette distinction est essentielle (voir plus loin), si l'on veut inciter les de "paysage agricole magnifique30». On vérifie, une fois de plus,
agriculteurs à sauvegarder leur cadre traditionnel, «les zones sensibles du qu'une contre-épreuve concrète est toujours indispensable, sinon
point de vue de l'environnement », c'est-à-dire « les zones revêtant surtout décisive, quand il s'agit de valider une hypothèse théorique, que le
un intérêt reconnu du point de vue de l'écologie et du paysage ». Sophie
lecteur, spontanément naturaliste en ce domaine, risquerait de juger
Bonin dénonce à bon droit le caractère «flou » d'une telle disposition: «Le
paysage apparaît comme le poisson que l'on noie. [... Mais comme les téméraire.
mesures de l'article 19 cherchent avant tout à toucher les agriculteurs, on
en arrive à orienter le projet "paysager" vers une gestion minimale, un
"entretien", qui est en fait le maintien de l'espace dans une certaine
"propreté" : un paysagisme d'aménagement actif, efficace, dans de telles
conditions, avec de tels outils, ne peut aboutir. » Et Sophie Bonin signale à
son tour - mais son étude a le mérite de transcrire et de vérifier dans la
pratique la plus concrète et la plus actuelle l'hypothèse théorique que je
propose - le caractère utilitaire, de rentabilité immédiate, de la vision
paysanne : «Le visuel est en effet quelque chose qui est très important
pour les agriculteurs. Mais il ne s'agit pas alors d'un visuel cartographique
ou photographique, mais plutôt d'un visuel de signes, attaché aux éléments
qui ont du sens au niveau agricole (en particulier fonctionnel). Un
agriculteur ne se promène pas dans la campagne (ou rarement) : son
appréhension la plus courante est la "tournée du propriétaire", où son
attention s'attache d'abord aux limites du parcellaire, ou à celles entre ses
terres et celles du voisin, et aux "événements" visuels qui ont un sens pour
la pratique agricole. [... ] J'ai pu ainsi relever la fréquente réaction en
termes d'environnement et de pollution, lorsqu'on parle aux agriculteurs de
paysage, en particulier dans les zones peu touristiques. Le mot de paysage 30
Sophie BONIN, « Agriculture, paysage, espace de montagne.
cit., p. 34. Représentations et politiques de développement rural », Mémoire de
29
Pierre SAMSON, dans C.I.V.A.M., Le Tourisme de pays, A.D.I.R., D.E.A., jardins, paysages, territoires, E.H.E.S.S. et Ecole d'architecture
décembre 1994. de Parisla-Villette, 1995, pp. 65, 67, 78, 81, 82, 106, 108.
(man may enclose a garden)32'. » Il s'agit, comme dans l'activité artistique,
CHAPITRE Il de délimiter un espace sacré, une sorte de templum, à l'intérieur duquel se
trouve concentré et exalté tout ce qui, hors de l'enceinte, diffuse et se dilue,
DU JARDIN AU LAND ART livré à l'entropie naturelle. Le jardin, à l'instar du tableau, se veut monade,
partie totale, îlot de quintessence et de délectation, paradis paradigme.
Pairidaeza, en ancien persan, signifie un enclos, de paire, «autour », et
daeza, «rempart ». Paradeisos, attesté chez Xénophon, dans l’Anabase,
pour désigner un parc, un lieu planté d'arbres, où l'on entretient des
animaux, sera repris dans la traduction des Septante, à propos de l'Éden.
Le texte de la Genèse est instructif : s'il ne fait pas mention d'une clôture33
Avant d'inventer des paysages, par le truchement de la peinture et de la - l'interdiction d'y retourner est consécutive à la « faute » -, il souligne que
poésie, l'humanité a créé des jardins, qui correspondent à ce que Pauline le jardin est, à l'origine, un lieu idéal, une «plantation » divine. « Yahvé
Cocheris, décrivant les techniques de tatouage et de scarification, appelait Dieu planta un jardin en Éden, à l'orient, et il y mit l'homme qu'il avait
«les parures primitives ». Ils sont les vêtements, ornements et tourments modelé. Yahvé Dieu fit pousser du sol toute espèce d'arbres séduisants à
que l'homme impose au «pays », le bariolant, le tatouant, le scarifiant en voir et bons à manger, et l'arbre de vie au milieu du jardin, et l'arbre de la
paysage, éprouvant, dès les commencements, ce «plaisir superbe de forcer connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d'Éden pour arroser le
la nature », dont parle Saint-Simon à propos de Versailles. jardin et de là il se divisait pour former quatre bras. » Pishôn, Gihôn, Tigre
et Euphrate, ce qui permet de localiser cette vaste oasis en Mésopotamie.
La suite est énigmatique : «Yahvé Dieu prit l'homme et l'établit dans le
jardin d'Éden pour le cultiver et le garder. » On peut en effet se demander
LE BESOIN D'ENCLORE en quoi consistait cette «culture », en l'absence d'outillage et hors de tout
labeur (la « sueur» est la sanction du «péché»). Quoi qu'il en fût, cet Éden
ET LE MODÈLE, PARADISIAQUF-
se présente, à l'origine, comme un jardin des délices, lieu d'une félicité
L'analogie ne doit pourtant pas nous abuser : cette volonté de paysager
indéfinie, un Tiergarten «parc zoologique »), dira Hegel, stigmatisant
directement le pays se présente d'emblée comme un équivalent de l'art, ou
d'ailleurs ce « morne état d'innocence sans intérêt », dont Adam, Dieu
plutôt comme un art, nullement archaïque; ce dont témoigne la présence
merci, se trouve exclu par sa «felix culpa ».
des jardins suspendus de Babylone parmi les sept merveilles du monde.
Cette image de l'oasis, le Coran la reprend de façon récurrente : «Ceux qui
Le jardin s'offre au regard, tel un tableau vivace, contrastant avec la nature
auront cru et pratiqué les oeuvres pies, Nous les ferons entrer en des
environnante. D'où le besoin d'enclore. On entend par jardin un espace
Jardins sous lesquels couleront les ruisseaux; là, immortels en éternité, ils
fermé, séparé, intérieur, cultivé par l'homme pour son propre plaisir, loin
auront des épouses purifiées et Nous les ferons entrer sous une ombre
de tout propos utilitaire immédiat. L'étymologie de jardin a une racine
dense» (sourate IV). Et le Prophète, non sans cruauté, oppose cette
indoeuropéenne (ghorto) commune à toutes les langues du groupe (clos,
fraîcheur paradisiaque (l'oasis) au feu infernal (le désert), qui frappe les
clôture)31'. » « La nature, dans son ensemble, est encore le domaine du
désordre, du vide et de la peur; la contempler conduit à mille pensées 32
K. CLARK, L'Art du paysage, op. cit., p. 15.
dangereuses. Mais, dans cet espace sauvage, on peut enclore un jardin 33
Le besoin d'enclore est cependant si fort que Milton, dans Le
Paradis perdu (1674), qui, au livre IV, chapitre v, décrit l'intrusion de
Antonella PIETROGRANDE, « Le jardin imaginé », dans Paysage
31
Satan dans le jardin d'Eden, évoque son «vert enclos » et «la muraille
méditerranéen, Milan, Electa, 1992, p. 74. verdoyante du paradis ».
damnés : « Et les Hôtes du Feu crieront aux Hôtes du Jardin : "Répandez jardin de quatre arpents, entouré de tous côtés par une haie. Là, croissaient
sur nous de l'eau et de ce qu'Allah vous a attribué!" » (sourate VII). En de grands arbres florissants qui produisaient, les uns, la poire et la grenade,
vain. Il arrive même que le Coran, plus voluptueux que la Bible, distingue les autres, les belles oranges, les douces figues et les vertes olives. Et
les liqueurs de ces quatre «ruisseaux » : « Voici la représentation du Jardin jamais ces fruits ne manquaient ni ne cessaient, et ils duraient tout l'hiver
qui a été promis aux Pieux: il s'y trouvera des ruisseaux d'une eau non et tout l'été [... ]. Et il y avait deux sources, dont l'une courait à travers tout
croupissante, des ruisseaux d'un lait au goût inaltérable, des ruisseaux de le jardin, tandis que l'autre jaillissait sous le seuil de la cour. »
vin, volupté pour les buveurs, des ruisseaux de miel clarifié » (sourate Il en va de même dans la tradition du jardin médiéval ou hortus conclusus,
XLVII). Canaan ne promettait que du miel et du lait. La sourate du qu'il soit «de cloître » ou «courtois », et dont la symbolique paraît, à
Prophète annonce une oasis aphrodisiaque, avec houris et éphèbes, à l'origine, se rapporter au Cantique des Cantiques (selon l'interprétation qui
volonté et pour l'éternité... fait de la Sulamite une préfiguration de la Vierge) : «jardin bien clos,
source scellée ». On en trouve de belles illustrations, profanes et tardives
Le jardin islamique, en sa clôture, n'est que la réplique, ici-bas, du (XVème siècle) : «Jardinet du Paradis », du Maître d'Oberrhein, dit aussi «
modèle coranique. « Que le jardin soit associé à un palais ou à une simple Maître du jardin clos (ill. 1), Éden érotique à l'abri de remparts crénelés «
demeure, il est antithèse du désert, espace clos de hauts murs et bruissant Maulgris et Oriande la belle » (ill. 2), de Renaut de Montauban; «
de vie. Représentation sur terre du Paradis promis par Allahcar, l'eau - Amoureux dans un jardin », dans Le Rustican de Pierre de Crescens ; ou
bienfait rare et précieux - recueillie dans une vasque, marque la bien encore « L'Auteur accueilli par Nature au Verger désiré », dans le
convergence de chemins, transcription des quatre fleuves de l'Éden. [... ] Livre des échecs amoureux d'Évrard de Conti. La littérature affectionne,
Le "ryad",, palais-jardin intérieur, expression particulière au Maghreb, elle aussi, ces jardins clos et délicieux. Boccace, au début de la
constitue un havre de sensualité, de plaisir, mais aussi de paix, une paix si «Troisième Journée » du Décaméron, se plaît à nous décrire un paradis
recherchée pour oublier les agressions du monde extérieur34 » Il semble, profane, avec son enceinte, ses arbres fruitiers, ses fleurs, sa verte prairie
d'ailleurs, que le jardin islamique doive beaucoup au jardin persan, qui l'a centrale, comportant une source en son centre. Même délectation dans Le
historiquement précédé. Le modèle du «ferdows», élaboré dès l'époque Roman de la Rose de Guillaume de Lorris: «Le verger, bien dessiné,
des Sassanides (224651), instaure, en particulier, la structure du jardin à formait exactement un carré, aussi long que large. Tous les arbres
quatre parties, soulignées par une allée ou une ligne d'eau, avec, au point fruitiers, sauf ceux qui seraient trop laids, s'y trouvent représentés par un
de rencontre des deux axes, soit un pavillon, soit un bassin. Cet art des ou deux spécimens, ou même davantage. » Suit l'énumération de ces
jardins, dont la fermeture et la fertilité (fruits, fleurs, fraîcheur) sont arbres : grenadiers, noyers, amandiers, figuiers, dattiers. Puis toutes les
comme la dénégation de la sécheresse et de la stérilité extérieures, se épices : clous de girofle, réglisse, zédoale, anis, cannelle... On revient aux
redouble dans celui des tapis-jardins, parfois immenses - celui du palais de « arbres de notre pays » : néfliers, pruniers, cerisiers, sorbiers, oliviers,
Khosrow (VIème siècle) ne mesurait pas moins de 140 mètres de long sur cyprès, ormes, charmes, hêtres, etc. Et « sachez que les arbres sont plantés
27 de large -, accédant ainsi à la dignité de modèles presque autonomes, à bonne distance les uns des autres, à environ cinq ou six toises... »
relevant de l'artialisation in visu. Toujours cette exigence d'ordre, contre l'anarchie naturelle.
Cette clôture bénéfique, assurant, contre la nature austère, hostile et L'Orient n'échappe évidemment pas à la règle, selon le témoignage de
entropique, l'ordre, l'abondance et la délectation, nous la retrouvons dans Marco Polo, qui ne cesse de s'extasier sur les réalisations gigantesques de
la tradition hellénique. Ainsi du jardin d'Alkinoos, au chant VII de ses hôtes, tel « le Vieil de la Montagne », Aloadin : «Il avait fait enclore,
l'Odyssée: « Et, au-delà de la cour, auprès des portes, il y avait un grand en une vallée, entre deux montagnes, le plus grand et le plus beau jardin
qu'on vît jamais, plein de tous les fruits du monde. [... ] Il y avait des
34
A. AUDURIFR-CROS et A. QUIOT, «Les jardins de l'Islam», dans canaux qui transportaient du vin, du lait, du miel et de l'eau. Et c'était
Paysage méditerranéen, op. cit., p. 100.
plein de dames et de demoiselles les plus belles du monde, qui savaient minuscule, concentre et résume la totalité de l'univers36. » «Le jardin nain,
jouer de tous les instruments, chanter à merveille et si bien danser que plus il est petit, plus vaste est la partie du monde qu'il embrasse 37 » On
c'était un délice de les voir. Et leur faisait croire, le Vieil, que ce jardin peut en dire autant, à une autre échelle, des «jardins secs », ceux de
était le Paradis. » Tout y est en effet: les quatre «ruisseaux», devenus des « Ryoan-ji ou de Daisen-in, à Kyoto. Nul végétal, sinon quelques mousses,
canaux ») dans le récit du voyageur, et les houris indispensables à la quelques groupes de pierres savamment répartis sur un tapis de gravier.
félicité. Même magnificence dans la description du jardin du «grand khan La matière, à nouveau, s'exténue, et le jardin, dépouillé de toute suggestion
» Koubilaï: «Autour de ce palais, il y a un mur qui enferme au moins seize et séduction naturalistes, impose à l'oeil son austérité de toile abstraite38.
milles de terre, en quoi il y a fontaines, fleuves et rivières, et beaucoup de
belles prairies... »
Enclos colossal, dont on trouve un écho onirique dans le Kubla Khan de
UT PICTURA HORTUS
Coleridge: «Ainsi deux fois cinq milles de terre fertile furent encerclés de
murs et de tours. » Le fantasme ne peut déployer ses fastes, « ravin On pourrait objecter que cette interprétation ne sau-
profond et mystique», «halètements rapides et rauques » (fast thick pants), rait être étendue à l'ensemble des jardins, que le XVIII ème siècle, en
« océan sans vie » (lifeless ocean), «cavemes de glace » (caves of ice), particulier, se caractérise par le refus de toute clôture et se réclame d'un
«vierge d'Abyssinie » et «lait du paradis » (milk of paradise) - qu'à retour à la nature, qui contredit la volonté d'artialisation en laquelle j'ai cru
l'intérieur d'une enceinte sacrée, si measureless qu'en soit le périmètre. Il déceler la fonction du jardin. L'objection paraît forte et pourtant, loin
faut d'abord tabuler le pays pour y inscrire un paysage, si fantastique soit- d'invalider l'hypothèse, elle la vérifie au contraire, dans la mesure où ce
il. Et, pour rester dans les jardins mythiques, c'est encore et toujours cette prétendu retour à la nature S'est toujours effectué sous le signe de l'art.
même clô-ture que l'on retrouve, chez Rousseau, dans « l'Élysée » de Julie: Contrairement à ce que l'on a pu dire, ou croire, la réaction aux symétries
«L'épais feuillage qui l'environne ne permet point à l'oeil d'y pénétrer [... 1. françaises ne s'est pas traduite par une naturalisation du paysage, mais par
Vous savez que l'herbe y était assez aride, les arbres assez clairsemés, une picturalisation du pays. Lorsque Joseph Addison, dans le Spectator
donnant assez peu d'ombre, et qu'il n'y avait point d'eau. Le voilà du 25 juin 1712, s'insurge contre la manie de mutiler les arbres pour les
maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé », allégorie de l'Éden, réduire à des «cônes, globes et pyramides », ce procès du géométrisme
dont M. de Wolmar, l'époux de Julie, serait le Dieu débonnaire 35 Autre traduit seulement un changement de référence artistique : au modèle
allégorie, celle du «Paradou » dans La Faute de l'abbé Mouret, de Zola, architectural, représenté par Le Nôtre, se substitue un modèle pictural,
immense jardin clos, où Serge retrouve, l'instant de la felix culpa, bientôt symbolisé par Claude Lorrain. C'est ce que souligne Girardin,
l'innocence et l'intégrité d'Adam (voir plus loin). quelques décennies plus tard : « Le fameux Le Nôtre, qui fleurissait au
Mais c'est sans doute dans le jardin japonais que s'illustre le mieux la
fonction monadique de l'art, qui consiste à concentrer un maximum dans
un minimum. Ce désir, si souvent exprimé par les artistes - «le torrent du
36
Gilbert DURAND, Structures anthropologiques de l'imaginaire,
monde dans un pouce de matière» (Cézanne), «all world in a nutshell» Grenoble, Allier, 1960, p. 297.
(Joyce) -, n'est jamais mieux réalisé que dans ces jardins miniatures, où
37
Michel TOURNIER, Les Météores, Paris, Gallimard, 1975, p. 468.
l'artialisation in situ, à force de réduction, finit par s'abstraire de sa propre
38
Cette picturalisation abstraite du jardin a séduit quelques-uns des plus
matière, pour se transformer en tableau. « La vocation de Ruysdael, de grands paysagistes contemporains. « Mon idée de ce que devrait et
Corot, de Claude Monet ou de Cézanne n'est pas très éloignée de celle de pourrait être un jardin, du point de vue esthétique, vient de la peinture
l'ikébana, qui, dans un bouquet de quelques fleurs ou dans un jardinet abstraite» (Roberto Burble-MARX, « Jardins au Brésil», Techniques et
architecture, n' 7/8, 1947). On retrouve la même idée chez Russel Page et
J.-J. ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle Héloise, IV' partie, lettre XI.
35
Geoffrey Jellicoe, qui se réfèrent volontiers à Burle-Marx.
siècle dernier, acheva de massacrer la nature en assujettissant tout au ses Anecdotes on Painting, rend un hommage appuyé au « naturalisme» de
compas de l'architecte ; il ne fallut pas d'autre esprit que celui de tirer des Kent « Le coup de maître, le pas qui conduisit à tout ce qui a suivi, ce fut
lignes et d'étendre le long d'une règle celles des croisées du bâtiment ; la destruction des enceintes murées et l'invention des fossés. [ ] Il franchit
aussitôt la plantation suivit le cordeau de la froide symétrie ; le terrain fut la clôture (he leaped the fence) et vit que toute la nature est un jardin» -, il
aplati à grands frais par le niveau de la monotone planiinétrie ; les arbres s'empresse d'apporter un correctif artistique à cet apparent naturalisme :
furent mutilés, de toute manière, les eaux furent enfermées entre quatre «Ainsi le pinceau de son imagination prodigua tous les artifices (arts) d'un
murailles ; la vue fut enfermée par de tristes massifs ; et l'aspect de la beau paysage aux scènes qu'il dessina. Les grands principes sur lesquels il
maison fut circonscrit dans un plat parterre découpé comme un échiquier. travaillait étaient la perspective et le clair-obscur (light and shade). C'est
[... ] Ce n'est donc ni en Architecte, ni en jardinier, c'est en Poète et en ainsi qu'il "réalisa les compositions des grands peintres42»
Peintre qu'il faut composer des paysages, afin d'intéresser tout à la fois William Mason est encore plus catégorique lorsque, dans son poème, The
l'oeil et l'esprit39 » English Garden (1772), il enjoint au jardinier de prendre modèle sur la
Ut pictura hortus40 «telle pourrait être la devise des jardiniers anglais, de peinture, sa soeur aînée : «Apprends combien ton art doit tirer secours de
Kent à Shenstone, en passant par Henry Hoare. Chez William Kent, par la peinture; la peinture est la soeur du jardinage : instruis-toi de ses règles
exemple, le jardin est conçu à l'imitation des tableaux «romains » de » (and learn how much on Paintings aid thy sister art depends, learn now
Claude Lorrain et de Gaspard Dughet. Ainsi, à Stowe ou à Rousham, le its laws)43 Et l'une de ces règles est justement celle des trois plans de la
jardin s'offre à l'amateur comme une succession de tableaux perspective atmosphérique (ocre, vert, bleu), inventée et codifiée par les
tridimensionnels, où l'artiste, travaillant sur nature, peut faire l'économie peintres du XV ème siècle (voir plus loin). Humphrey Repton, dans ses
du trompe-l'oeil. Même picturalisme à Stourhead, création de Hoare, Sketches and Hints on Landscape Gardening (1794), contestera cette
grand admirateur de Claude et de Gaspard Dughet, et aux Leasowes de consanguinité. L'alliance est plutôt conjugale : «Ce ne sont pas des arts
Shenstone, l'un des plus remarquables théoriciens du landscape frères, nés de la même souche, mais plutôt des natures qui ont des
gardening: « Je crois que le peintre de paysage est le meilleur dessinateur affinités, réunies comme mari et femme » (brought together like
du jardinier. » D'où son utilisation du Claude glass, appareil d'optique à man and wife)44. Mais l'artialisation reste fondamentale. Il s'agit
miroir ovale convexe permettant de découper dans le « pays » des « d'instaurer un juste milieu entre l'anarchie (la nature sauvage) et le
paysages » à contour claudien.
despotisme (le jardin français), « de même que la constitution
Les écrits théoriques confirment ce picturalisme. Pope déclare, dès 1734,
que «tout l'art des jardins relève de la peinture de paysage [ ] tout comme anglaise est un juste milieu (happy medium) entre la liberté des
un paysage accroché » (All gardening is landscape painting [ ] just like hommes primitifs et les contraintes du gouvernement despotique ».
landscape hung up)41. Et si Horace Walpole, dans une page fameuse de Cette subordination au modèle pictural n'est pas moindre chez René-
Louis de Girardin, comme on peut en juger par son traité, De la
39
R.L. de GIRARDIN, De la composition des paysages, op. cit., pp. 12 et composition des paysages, où la comparaison du «tableau sur le
21 terrain » avec le «tableau sur la toile45» est constante. « C'est en
40
J'ai utilisé cette formule dès 1982 dans « Ut pictura Hortus », Mort du
paysage; op. cit. je constate avec plaisir que John Dixon HUNT,
emminent spécialiste, y recourt à son tour dans son article : « Ut pictura
poesis, Jardins et pittoresque en Angleterre. 1710-1750», dans Histoire 42
Cité par M.-M. MARTINET, ibid., pp. 184 et sq.
des jardins, Paris, Flammarion, 1991, p. 227. 43
Cité ibid., p. 203.
41
Cité par Marie-Madeleine MARTINET, dans Art et nature en Grande- 44
Cité ibid., p. 245.
Bretagne au XVII ème siècle, Paris, Aubier, 1980, p. 10. 45
DE GIRARDIN, De la composition des paysages, op. cit., p. 23.
Poète et en Peintre qu'il faut composer des paysages46 » « Or, pour là, « un tableau parfaitement bien composé dans le genre Robert52» ; un
composer un paysage et le rapporter sur le terrain, le tableau est la peu plus loin « une chaîne de rochers couronnés de pins forme le devant de
seule manière d'écrire son idée pour s'en rendre un compte exact ce tableau de Salvator53» ; plus loin encore c'est un «paysage qui rappelle
avant de l'exécuter47 » Le tableau constitue donc un schème de le genre de Ruysdaal [sic] et de Vangoyen54».
composition, qui, appliqué au pays, le schématise en paysage et
«opère dans la nature le même effet que dans votre tableau48 ». Et PAYSAGER LA PLANÈTE...
Girardin de détailler toute une technique de fabulation, permettant
d'inscrire « le cadre d'un tableau sur le terrain49». Il est vrai que les Ce désir d'artialiser matériellement la nature, tel qu'il se réalise dans l'art
des jardins, Goethe en a donné une version à la fois romanesque et
références aux modèles arcadiens ne sont pas aussi explicites que
didactique dans Les Affinités électives, particulièrement au chapitre VI, où
chez Kent ou Shenstone. Mais cette discrétion n'autorise Édouard et le capitaine consultent des (4 descriptions de parcs anglais
certainement pas à soutenir, comme le fait Michel Conan, dans sa accompagnés de gravures », avant de réformer le domaine. « Ils ouvrirent
Postface, d'ailleurs remarquable, que Girardin aurait pris «à sa des livres où l'on voyait chaque fois le plan de la contrée et son aspect
manière le contre-pied des Anglais » et qu'il «propose de créer un art champêtre, dans son état de nature primitive et sauvage ; puis, sur d'autres
du paysage qui ne devrait rien qu'à lui-même et à la nature, de telle feuilles, les changements que l'art y avait apportés. » C'est-à-dire, vis-à-
sorte que les spectacles créés par cet art puissent à leur tour inspirer des vis, pays et paysages, selon la technique des Red Books de Repton. Et l'on
peintres50' ». S'il en était ainsi, on comprendrait mal pourquoi Girardin se sait que Goethe fut influencé par le jardin à l'anglaise de Wôrlitz, près de
serait assuré les services des peintres Meyer et Hubert Robert pour la Dessau. Mais c'est assurément Edgar Poe qui a donné, de «ce plaisir
réalisation d'Ermenonville. Et Michel Conan convient lui-même que superbe de forcer la nature», la parabole la plus impressionnante, dans ce
Girardin s'est « souvenu » du Et in Arcadia ego de Poussin. C'est ce que Domaine d'Arnheim55, dont le propriétaire, Ellison, est animé d'une
confirme le continuateur et commentateur de Girardin, l'auteur anonyme vocation antinaturaliste, qui nous est désormais familière: « Il n'existe dans
de Promenade ou itinéraire des jardins d’ermenonville: « L'art des jardins la nature aucune combinaison décorative, telle que le peintre de génie la
[... ] consiste uniquement à exécuter des Tableaux sur le terrain, par les pourrait produire. On ne trouve pas dans la réalité des paradis semblables
mêmes règles que sur la toile; [... ] C'est ainsi qu'on a vu le séjour le plus à ceux qui éclatent sur les toiles de Claude Lorrain56 [... ]. Il n'existe pas un
triste se métamorphoser en un superbe tableau », c'est-à-dire, littéralement,
le «pays » devenir «paysage ». Et, dans son zèle pédagogique, le bon 52
Ibid., p. 137.
guide ne craint pas, lui, de prodiguer les références picturales, pour 53
Ibid., p. 160.
indiquer au néophyte quels tableaux «réels » ont présidé à la composition 54
Ibid., p. 164.
du paysage: ici, c'estun tableau composé dans le genre de Claude Lorrain51 55
Titre original : The Landscape Garden.
56
L’influence des modèles classiques, claudien en particulier, reste
forte aux États-Unis pendant le XIX ème siècle. « Les feux de nos
46
P. 21. cavaliers éclairaient le ravin et jetaient de fortes masses de lumière sur des
47
Ibid, p. 29. groupes dignes du pinceau de Salvator Rosa. [... ] Le feuillage avait déjà
48
Ibid., p. 3 1. une teinte dorée qui donnait au paysage le ton harmonieux et riche des
49
Ibid, P. 39. tableaux de Claude Lorrain » (Washington IRVING,, Dans les prairies du
50
Ibid., p. 239. Far West, 1832). Mais l'influence de « ces vieux modèles européens» va
51
Ibid., pp. 129,137,160,164. peu à peu décliner, comme le montre John Dixon HUNTdans son article «
lieu sur la vaste surface de la terre naturelle, où l'oeil d'un contemplateur une correction magique... » Comment ne pas appliquer à ce visage-
attentif ne se sente choqué par quelque défaut dans ce qu'on appelle la paysage les formules presque contemporaines de Baudelaire dans son
composition des paysages. » Bref, on n'a que du pays, jamais de Éloge du maquillage? « La mode doit [ ] être considérée comme [ ] une
paysages... déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et
D'où le projet d'Ellison, ce Koubilaï yankee: paysager tout son domaine, le successif de réformation de la nature. [ ] Qui ne voit que l'usage de la
picturaliser de fond en comble, tâche gigantesque, que sa fortune lui poudre de riz, si niaisement anathémisé par les philosophes candides, a
permet de mener à bien, comme si le grand khan se réincarnait en Gatsby pour but et pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la
le Magnifique57. Ce que veut Ellison ? Rivaliser dans son domaine avec le nature y a outrageusement semées et de créer une unité abstraite dans le
Créateur, ou plutôt, réparer ses erreurs, réformer sa nature, car, grain et la couleur de la peau, laquelle unité, comme celle produite par le
contrairement à ce que croient les âmes simples et les théologiens, son maillot, rapproche immédiatement l'être humain de la statue, c'est-à-dire
sens physicothéologique laisse fort à désirer. Ellison occupe donc une d'un être divin et supérieur58. » Ce que l'esthéticienne réalise sur ce
position moyenne entre les jardiniers humains, qui paysagent un pays modeste support qu'est le visage féminin, Ellison l'opère sur un vaste pays.
restreint, et l'Être divin, qui, hélas, a bâclé la planète. «Supposons que La cosmétique est devenue cosmologique, cosmétologie angélique...
cette expression du dessein du Tout-Puissant soit abaissée d'un degré, soit C'était déjà le rêve de Michel-Ange, tel que nous le rapporte Condivi: «
mise en harmonie, soit appropriée avec le sentiment de l'art humain de Un jour qu'il parcourait le pays à cheval, il vit un mont qui dominait la
manière à former une espèce d'intermédiaire entre les deux [... ], l'art côte. Le désir le saisit de le sculpter tout entier. Il l'eût fait, s'il en avait eu
nouveau, dont l'oeuvre sera pénétrée, lui donnera l'air d'une nature le temps, et si on le lui avait permis...»
intermédiaire ou secondaire - une nature qui n'est pas Dieu ni une Le rêve est devenu réalité. Dès le XV ème siècle, Vicino Orsini, duc de
émanation de Dieu, mais qui est la nature telle qu'elle serait si elle sortait Bomarzo, sculpte, avec l'aide de Pirro Ligorio, le jardin dit «des Monstres
des mains des anges qui planent entre l'homme et Dieu.» », qui porte désormais son nom. Même ambition colossale chez Fillipo
Il en résulte un spectacle d'une « merveilleuse propreté ». «Pas une Bentivegna, qui, pendant trente ans, près de Sciacca, en Sicile, s'est
branche morte, pas une feuille desséchée ne se laissait apercevoir; pas un acharné à tailler, dans le roc et les arbres, plus de trois mille visages,
caillou égaré, pas une motte de terre brune. » On songe à cette description comme pour humaniser, envisager une nature aveugle, et chez Adolphe-
du bois sacré abritant le tombeau de Confucius : « l'eau et les arbres julien Fouéré, qui, vingt-cinq années durant, sculpta, face à la mer, les
paraissent si propres et si beaux que les voyageurs qui parviennent en ce rochers granitiques de Rotheneuf, en Bretagne59.
lieu se croient presque au paradis ». « À Trianon, disait Le Nôtre, on ne Mais l'imagination peut se déployer davantage, et presque à l'infini.
voit jamais une feuille morte... » Mais la réformation d'Ellison ne s'arrête C'est ainsi que Saint-Simon, dans L'Organisateur (1819), envisage fort
pas à ce nettoyage : « C'était une symétrie mystérieuse et solennelle, une sérieusement de jardiner la France entière : «La totalité du sol français doit
uniformité émouvante, devenir un superbe parc à l'anglaise, embelli de tout ce que les Beaux-arts
peuvent ajouter à la nature.....60 » Et Gilles Clément étend encore cette
Le Paysage américain est-il devenu non européen ?», Le Débat, n° 65, 58
Charles BAUDELAIRE, Le Peintre de la vie moderne
1991, pp. 60 et sq. 59
Pour l'iconographie, voir Michel RANDOM, L'Art visionnaire, Paris,
57
Le jardin de Gatsby ne compte pas moins de « vingt hectares ». La Nathan, 1979.
même démesure se retrouve dans Citizen Kane d'Orson Welles. Kane s'est 60
Peut-être un écho du constat euphorique de Horace WALPOLE dans son
fait aménager un jardin, dénommé « Xanadou », et le début du film cite le Essai sur l'art des jardins modernes (1 7 70) : « Voyez comme la surface
début du Kubla Khan de Coleridge. Mais les modèles picturaux d'Ellison de notre pays est devenue riche, gaie et pittoresque. On voyage partout à
ont disparu, pour laisser la place à l'éclectisme hétéroclite du parvenu. travers une succession de tableaux. »
ambition, lorsqu'il déclare qu'on « va jardiner la planète 61 ». N'est-ce pas
aussi, à une moindre échelle, le projet des Land Artists américains, et le
secret de leur prédilection pour les grands espaces, de préférence
désertiques ? À moindres frais sans doute, et sans entraves pour leurs
interventions in situ, mais aussi parce que rien ne doit échapper à la
sentence de l'art. Michael Heizer: Dissipate, 1968, Nevada; Complex I,
1972-1974, Nevada; Double Negative, 1969-1970, Nevada; Five Conic
Displacements, 1969, Mojave Desert; Primitive Dye Painting, 1969,
Mojave Desert; Isolated MassICircumflex, 1968, Nevada; Rift, 1968 (ill.
3), Nevada. Walter De Maria: Cross, 1968, Nevada; The Lightning
Fields, 1977, Nouveau Mexique. Nancy Holt: Sun Tunnels, 1973-1976,
Utah. Charles Ross: Star Axis, 1988. Christo: Running Fence, 1972-
1976, Califomie. Robert Smithson: Spiral Jetty, 1970, Utah62. On
pourrait même se demander si, au lieu de « landscape », il n'eût pas mieux
valu forger « landart » (en un seul mot), soulignant ainsi l'origine et la
dimension artistiques de tous les paysages (ou « paysarts »), en tant que
pays artialisés, in situ ou in visu.
Volonté de peindre la nature, de la badigeonner, besoin de la cribler de
signes, d'étendre à l'infini la sentence artistique, afin que son emprise
s'égale aux limites du monde et, pourquoi pas, au-delà, faire de l'univers
un champ de paysages ...

61
Gilles CLÉMENT, «La Planète, objet d'art», Architectures, n°36, juin
1993.
62
Pour un commentaire savant et une iconographie impressionnante, voir
Gilles TIBERGHIEN, Land Art, Paris, Carré, 1993.
Miskovsky a consacré à cette question un ouvrage exhaustif 64 Mais cet
LES PROTO-PAYSAGES environnement n'intéresse pas le peintre. Lorsque les préhistoriens
interprètent la frise des cerfs de Lascaux comme représentant « la traversée
d'une rivière », parce que seules les têtes sont figurées, semblant émerger
du courant, il ne s'agit que d'une hypothèse invérifiable, dans la mesure où
aucun signe, même discret, ne suggère la rivière. Nous nous trouvons
donc, en l'état actuel de nos découvertes - et celles, récentes, des grottes
Cosquer et Chauvet corroborent cette conclusion -, en face d'une société
non paysagère, et c'est évidemment par négligence, ou projection
LES QUATRE CRITÈRES anachronique, que Josette Renault-Miskovsky emploie le terme «paysage
»65, pour désigner des géosystèmes, la dyade «forêt-steppe » par exemple.
D'AUGUSTIN BERQUE Faut-il, pour autant, accorder à toute société un « proto-paysage », au sens
Dans Les Raisons du paysage, Augustin Berque énumère les « critères de où l'entend Berque ? «Ce proto-paysage, c'est le rapport visuel qui existe
l'existence du paysage comme tel; à savoir: nécessairement entre les êtres humains et leur environnement 66 » Peut-être,
» 1) des représentations linguistiques, c'est-à-dire un ou des mots pour mais je préfère réserver cette dénomination aux cultures qui remplissent au
dire "paysage" ; moins l'une des quatre conditions posées par Berque. Dès lors, les sociétés
» 2) des représentations littéraires, orales ou écrites, chantant ou antiques et médiévales méritent d'être appelées proto-paysagères,
décrivant les beautés du paysage; puisqu'on y trouve des jardins (condition 4) et, plus ou moins, des
» 3) des représentations picturales, ayant pour thème le paysage ; représentations littéraires et picturales (conditions 2 et 3). On pourrait
» 4) des représentations jardinières, traduisant une appréciation même constituer une typologie hiérarchisée, selon le nombre des
esthétique de la nature (il ne s'agit donc point de jardins de subsistance). conditions remplies. Toute société productrice de jardins d'agrément
» Tel ou tel des trois derniers critères peut se retrouver dans de (artialisation in situ) serait dite protopaysagère de degré un. Quand s'y
nombreuses sociétés ; mais c'est seulement dans les sociétés proprement ajoutent des représentations littéraires et/ou picturales, elle serait dite
paysagères, qui sont aussi les seules à présenter le premier, que l'on trouve protopaysagère de degré deux ou trois. Si, enfin, le nom apparaît, elle
réuni l'ensemble des quatre critères63. » serait dite paysagère à part entière.
J'ai longtemps soutenu cette thèse radicale, qui conduit à n'accorder le titre
de « société paysagère» qu'à la Chine ancienne, au moins depuis la
LA BIBLE, LA GRÈCE ET ROME
dynastie Song (960-1279), et sans doute bien avant, et à l'Europe
occidentale, à partir du XVème siècle. Il n'est guère douteux que l'absence La plupart des spécialistes sont catégoriques. «Il n'y a qu'en Chine, selon
des quatre conditions désigne, comme en creux, une société non Berenson, qu'il semble qu'on ait cultivé le paysage à une date aussi
paysagère. C'est le cas du paléolithique supérieur, dont l'art pariétal, riche ancienne que celle du premier millénaire, c'est-à-dire cinq siècles au moins
en figurations animalières, est dépourvu de toute représentation végétale et
environnementale. Le milieu du chasseur magdalénien est désormais bien
connu, grâce à l'anthracologie et à la palynologie, et josette Renault- 64
Josette RENAULT-MISKOVSKY, L’Environnement au temps de la
préhistoire, Paris, Masson, 1985.
63
Augustin BERQUE, Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux 65
Ibid., pp. 97, 98, 168.
environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995, pp. 34-35. 66
A. BERQUE, Les Raisons du paysage, op. cit., p. 39.
avant que nous, Européens, nous eussions suivi la même voie 67. » C'était une eau sacrée tombait en murmurant d'un antre consacré aux Nymphes.
déjà l'opinion de Victor de Laprade, dans sa somme monumentale, Le Contre les branches ombreuses, les cigales brûlées par le soleil se
Sentiment de la Nature68, qui souligne en particulier cette carence dans la donnaient grand'peine à babiller; la grenouille verte, au loin, faisait
Bible, malgré le goût des métaphores. Mais est-ce aussi simple et devons- entendre son cri dans les fourrés de ronces épineuses ; les alouettes
nous dénier toute sensibilité paysagère à de telles sociétés, pour la raison chantaient, et les chardonnerets ; la tourterelle gémissait ; les abeilles jaune
que le mot n'existe pas dans leur langue et que leurs représentations sont d'or voletaient à l'entour des fontaines. Tout exhalait l'odeur de la belle
concises, à l'opposé des descriptions élaborées et des vues panoramiques saison opulente, l'odeur de la saison des fruits. » Paysage visuel, sonore, et
qui nous sont familières ? je n'en suis plus aussi sûr. olfactif De même dans Le Cyclope: «Il y a des lauriers, il y a de sveltes
Le Cantique des Cantiques, par exemple, n'est-il que métaphorique, cyprès, il y a du lierre noir, il y a une vigne aux doux fruits, il y a de l'eau
lorsqu'il associe la bien-aimée au renouveau printanier? «Viens donc, ma fraîche, divin breuvage que l'Aitna couvert d'arbres laisse couler pour moi
bien-aimée/ Ma belle, viens/ Car voilà l'hiver passé/ C'en est fini des de sa blanche neige. Qui préférerait à cela d'habiter la mer et les flots ? »
pluies, elles ont disparu/ Sur la terre les fleurs se montrent/ La saison vient Dans Hylas «Bientôt il remarqua une source, dans un lieu bas autour, des
des gais refrains/ Le roucoulement de la tourterelle se fait entendre/ Sur joncs poussaient en abondance, la sombre chélidoine et la pâle adiante,
notre terre/ Le figuier forme ses premiers fruits/ Et les vignes en fleurs l'ache au feuillage opulent et le chiendent à la sinueuse racine. » Dans Les
exhalent leur parfum. » Sans doute s'agit-il d'une nature jardinée, mais elle Dioscures, enfin : « Ils trouvèrent une source vive au pied d'un rocher
s'étend au-delà de l'artialisation in situ. Il en ira de même en Occident, à la lisse, pleine d'une onde limpide; les cailloux de son lit brillaient du fond
fin du Moyen Age, lorsque le regard esthétique s'élargira à la campagne de l'eau comme cristal et argent; auprès, avaient poussé des pins élevés,
environnante. La sensibilité biblique ne s'accompagne, il est vrai, des peupliers blancs, et des platanes et des cyprès à la cime feuillue, et des
d'aucune représentation picturale, ce qui s'explique par l'interdit sur les fleurs odorantes chères au labeur des abeilles velues, toutes les fleurs qui,
images. On dira donc, avec la prudence requise, qu'il s'agit d'une société sur la fin du printemps, foisonnent dans les prairies. » Obsession de l'eau
proto-paysagère de degré deux, répondant aux critères deux et quatre. «douce », opposée à la mer écumante...
Il en va de même pour la Grèce. «De prime abord, écrit Dauzat, le Si l'on remonte dans l'histoire littéraire de la Grèce, la sensibilité paysagère
sentiment de la nature paraît absent de la littérature grecque. On en n'est pas moins vive. Homère ne décrit pas seulement les jardins de Laerte
chercherait à peu près en vain des vestiges chez les prosateurs, et chez les et d'Alkinoos, il multiplie les suggestions « naturelles ». Rien ne prouve,
poètes bucoliques eux-mêmes. Lorsqu'on relit par exemple Théocrite à ce en effet, que la métaphore récurrente de «I'Aurore aux doigts de rose» (au
point de vue, on est frappé par l'indigence des descriptions, lâches, début du chant XII de l'Odyssée, par exemple) n'est pas une formule
flottantes, où un paysage flou est à peine indiqué en quelques lignes 69. » paysagère. Un cliché ? Sans doute, mais d'autant plus efficace si Homère,
Mais « quelques lignes » ne peuvent-elles suffire à décrire, ou plutôt comme l'assure Platon, est « l'éducateur de la Grèce ». On n'en finirait pas
circonscrire un véritable paysage ? Ainsi, dans Les Thalisies de Théocrite d'énumérer pareils clichés, telles les « grottes creuses », celle de Calypso
(,,le siècle avant J.-C.) «Au-dessus de nous, nombre de peupliers et en particulier, dont Homère nous décrit, de surcroît, les abords, au début
d'ormes frissonnaient et inclinaient leurs feuilles vers nos têtes tout près, du chant V : « Et une forêt verdoyante environnait la grotte, l'aulne, le
peuplier et le cyprès odorant, où les oiseaux qui déploient leurs ailes
67
Bemard BERENSON, Esthétique et histoire des arts, Paris, Albin faisaient leurs nids : les chouettes, les éperviers et les bavardes corneilles
Michel, 1953, p. 186. de mer qui s'inquiètent toujours des flots. Et une jeune vigne, dont les
68
Victor DE LAPRADE, Le Sentiment de la nature, 3 vol., Paris, 1866, grappes mûrissaient, entourait la grotte, et quatre cours d'eau limpide,
1868, 1882. tantôt voisins, tantôt allant çà et là, faisaient verdir de molles prairies de
69
Albert DAUZAT, Le Sentiment de la nature et son expression violettes et d'aches. » Encore une nature « jardinée », avec le thème,
artistique,Paris, Alcan, 1914, p. 177.
décidément archétypique, des «quatre cours d'eau », nous confirmant que bord du fleuve, et la célèbre frise de «La Flotte », avec son fond
l'artialisation in situ tend à s'étendre à la nature « naturelle » (artialisation montagneux 71.
in visu), selon une évolution que nous retrouverons bientôt dans l'Occident La civilisation romaine, surtout à l'époque impériale, présente les mêmes
chrétien. Même les paysages hostiles, de par la malédiction de Poséidon, caractères proto-paysagers : des jardins, des fresques et une poésie
ne sont pas absents de l'Odyssée: Scylla, «plongée dans la caverne creuse elliptique, celle de Virgile, par exemple, dont les spécialistes se boment,
jusqu'aux reins », et Charybde: «Il y croît un grand figuier sauvage, chargé de nouveau, à souligner les décors vagues et non localisables.
de feuilles, et, sous ce figuier, la divine Charybde engloutit l'eau noire» Pourquoi ? A-t-on besoin de localiser le début de la première
(chant XII). Bucolique ? «Tityre, tu patulae recubans sub tegmz'ne fagi... » (Tityre,
La sensibilité grecque n'en reste pas moins bucolique, comme l'atteste toi qui te reposes à l'ombre d'un vaste hêtre... ») Tout y est dit, en
Platon, lorsqu'il se plaît à décrire, au début du Phèdre (230 b, c) le décor quelques mots, comme chez La Fontaine: « Dans le courant d'une onde
du dialogue, comme pour nous inviter à entendre parler de l'amour: «Par claire » (Le Loup et lagneau), « Le moindre vent qui d'aventure/
Héra! le charmant asile ! Ce platane est d'une largeur et d'une hauteur Fait rider la face de l'eau [... ] Sur les humides bords des royaumes
étonnantes. Ce gattilier si élancé fournit une ombre délicieuse, et il est en du vent » (Le Chêne et le Roseau). J'incline aujourd'hui à penser
pleine floraison, si bien que l'endroit en est tout embaumé; et puis voici que la concision pourrait être le mode d'expression de la sensibilité
sous le platane une source fort agréable, si je m'en rapporte à mes pieds.
paysagère dans les sociétés qui n'ont pas, comme la nôtre, une
[... ] Remarque en outre comme la brise est ici douce et bonne à respirer;
elle accompagne de son harmonieux chant d'été le choeur des cigales ; vision panoramique - en largeur et en profondeur - du paysage ; ce
mais ce qu'il y a de mieux, c'est ce gazon en pente douce qui est à point qui n'est d'ailleurs pas le cas de la Rome impériale, qui produit une
pour qu'on s'y couche et qu'on y appuie confortablement sa tête. Tu serais authentique peinture de paysage, comme en témoignent, tout
un guide excellent pour les étrangers, mon cher Phèdre. » Polysensorialité. particulièrement, les célèbres fresques pompéiennes du Musée
L'ombre, la brise, le gazon et la philosophie... Il ne manque qu'un mot, archéologique de Naples. je me garderai d'entrer dans l'analyse des
pour dire le paysage, mais était-il indispensable ? styles et de me prononcer sur la pertinence des déterminations -
Les arts plastiques ne sont pas en retrait et Gérard Siebert, dans un article «réalisme »., «illusionnisme», «impressionnisme » - auxquelles les
stimulant, où il évoque les «paysages rêvés » des vases attiques, souligne spécialistes ont parfois recours. je renvoie, sur ce point, à l'étude
que «c'est une peinture de citadins pour des citadins70 ». Il en ira de même que Willem Peters a consacrée au «Paysage dans la peinture
en Orient et en Occident, quelques siècles plus tard. Cette tradition proto- murale, de Campanie72 » je n'essaierai pas davantage d'aborder à
paysagère est d'ailleurs fort ancienne, si l'on en juge par les fresques de
Santorin (deuxième millénaire avant J.-C.), qui nous offrent d'authentiques mon tour l'épineuse question de la perspective antique, dont a traité
paysages, même si la représentation n'obéit pas - mais pourquoi le devrait- Panofsky dans le second chapitre de son livre, aussi célèbre que
elle ? - à nos canons modernes, ceux de la perspective en particulier: «Le
Printemps», avec ses rochers semés de lis et ses hirondelles, « Les Trois 71
Voir aussi les fresques minoennes dites « des perdrix », « des lys », « de
Papyrus », «Le Paysage semitropical », avec son chat et son canard au l'oiseau bleu», et, en Égypte, les « fleurs de nénuphars avec canards »,
datant de la XVIIIème dynastie.
72
Willem PETERS, « Le paysage dans la peinture murale de
Gérard SIEBERT, « Paysans et paysages attiques », in Tranquillitas.
70 Campanie», dans La Peinture de Pompéi, Paris, Hazan, 1993, pp.
Mélanges en l'honneur de Tran tam Tinh, Québec, Éditions Hier pour 277-29 1. Voir aussi Erich LESSING et Antonio VARONE,
Aujourd'hui, 1994, p. 528. POMPEI, Paris, Terrail, 19951.
contesté, La Perspective comme forme symbolique; mais je rejoins artistique et linguistique comparable à celui qu'a connu l'Occident quinze
son opinion, lorsqu'il souligne que « dans les peintures des Anciens siècles plus tard : l'apparition d'un néologisme (ici un hellénisme), pour
conservées jusqu'à nos jours, on ne peut en déceler aucune qui désigner à la fois car il est malaisé de déterminer la priorité - la
possédât un point de fuite unique73». Les effets de profondeur n'en représentation artistique et l'objet naturel.
On serait même tenté d'aller plus loin, au témoignage de Pline le jeune,
sont pas moins évidents, comme on peut s'en convaincre devant les
qui, dans sa lettre à Domitius, où il dépeint sa villa de Toscane, témoigne
fresques de la «maison du Verger », de la « maison des Vetii», de d'un regard qui n'est pas très éloigné de ce que j'ai nommé l'artialisation in
la «maison des Pygrnées » (ill. 4), de la «maison de l'Amour fatal», de visu: «Le pays est très beau (Regionis forma pulcherrima). Représentez-
la « maison de Méléagre », du temple d'Isis, de la «maison de Poppée ». vous un immense amphithéâtre (Imaginare amphitheatrum aliquod
Dira-t-on que la première condition de Berque n'est pas remplie, puisque le immensum). [... ] Vous aurez le plus vif plaisir à apercevoir l'ensemble du
mot n'existe pas ? Rien n'est moins sûr, si l'on en juge par ce témoignage pays depuis la montagne, car ce que vous verrez ne vous semblera pas une
de Pline l'Ancien: « Nous devons rendre justice à Studius, de l'époque du campagne, mais bien un tableau de paysage d'une grande beauté.» On
divin Auguste, lequel, le premier, inaugura un genre ravissant de peut, certes, contester la traduction, assez ancienne, des Belles Lettres, qui
décorations murales, constitué de villas, portiques et divers genres de abuse un peu du «paysage » ; mais comment résister à cette tentation,
paysages (ac topiaria opera) : bois sacrés et forêts, collines, piscines, quand, quelques lignes plus loin, Pline s'émeut au «jucundum prospectum
fosses, fleuves, plages, tout ce que chacun peut désirer; et des hommes au », le charmant spectacle des vignes qu'il voit de sa fenêtre ?
travail qui se promènent ou se rendent vers leurs villas sur un âne ou en Voilà bien des raisons d'accorder à la Rome impériale et aristocratique,
carrosse ; ou bien encore pêchent, visent des oiseaux, partent à la chasse celle des villas pompéiennes et de leurs peintres, la dignité paysagère.
ou vendangent74. » Est-ce solliciter le texte latin que de le traduire par Mais, quoi qu'il en fût, c'est l'occasion d'une remarque méthodologique: ne
«genres de paysages » ? Il apparaît plutôt que nous avons là des pas avoir l'obsession du lexique, comme si l'absence des mots signifiait
représentations artistiques (opera), de pays (topiaria), « topiaires », et toujours celle des choses et de toute émotion. Sans doute la dénomination
donc « paysagères ». S'agit-il d'un cas isolé ? Non, puisque «topia», au est-elle essentielle ; mais la sensibilité, paysagère en l'occurrence, peut se
neutre pluriel, est présent chez Vitruve, qui, décrivant les «premiers décors frayer d'autres voies, s'exprimer par d'autres signes, visuels ou non, qui
pariétaux », souligne que cette décoration était fondée «sur la diversité des requièrent, de l'interprète, une attention scrupuleuse : ni suspicion ni
paysages » (varietatibus topiorum) et évoque, quelques lignes plus loin, superstition à l'égard du langage.
les « errances d'Ulysse à travers les autres paysages et tous les autres
décors créés par la nature » (Uixis errationes per topia ceteraque, LA «CÉCITÉ » MÉDIÉVALE
quae...)75. Topiaiia désigne déjà, chez Cicéron, l'art du jardin décoratif,
tandis que topiarius nomme le jardinier. On aurait donc un phénomène Cette vigilance, il nous faut l'exercer à l'égard du Moyen Âge. Une
lecture rapide conduit en effet à conclure qu'il aurait évincé, avec le
73
Erwin PANOFSKY, La Perspective comme forme symbolique, Paris, paganisme, toute représentation naturaliste, et donc paysagère. Il n'en est
Ed.de Minuit, 1975, p. 71. Panofsky n'en évoque pas moins les rien, et l'on constate que l'art byzantin s'est plu, au contraire, à multiplier
«représentations authentiquement perspectives de ce qu'on appelle le les signes profanes, mais pour les assujettir à des scènes sacrées, dont ils
deuxième style pompéien » (p. 83). Voir également son analyse de la « sont les emblèmes, et donc les satellites. Ainsi, à Ravenne, au mausolée
scénographie » de Vitruve (pp. 68-69). de Galla Placidia, la «Lunette du Bon Pasteur» (Vème siècle), à
74
PLINE L'ANCIEN, Histoire naturelle, XXXV, 1 1 6, 117, cité et traduit Sant'Apollinare Nuovo, «Les Rois Mages » (VIème siècle), à
par W. PETERS, art. cité, p. 279. Sant'Apollinare in Classe, « Le Pré mystique» (VIème siècle). Il n'y a
75
VITRUVE, De Architectura VII 5 2. donc pas, à strictement parler, de paysages, même si l'édification des
fidèles, en ces lieux prestigieux, ne peut pas ne pas induire une sensibilité » Ne soyons pas injustes, ni naïfs, nous qui avons dû attendre le XVIII
«proto-paysagère », par le truchement de scènes récurrentes : « La Fuite en ème siècle pour y être sensibles (voir plus loin). « C'est, dit encore
Égypte » (baptistère de SaintJean, Florence, XII siècle), « Création d'Ève Christiane Deluz, un regard au ras du sol, au bord du chemin78. » Il faudra,
» (San Marco, XII ème siècle), etc. précisément, se modeler un autre regard, distant, panoramique, pour
La littérature semble parfois plus audacieuse. Outre la description des inventer le paysage.
jardins (voir plus haut), elle témoigne d'une sensibilité croissante à la
campagne, dans le Perceval de Chrétien de Troyes par exemple: « Ils
avaient autour d'eux la plus belle campagne qu'on puisse imaginer, et
LE PAYSAGE EN CHINE
bientôt ils entrèrent dans la plus belle des villes. La mer baigne ses murs,
et son port est plein de bateaux qui viennent des plus lointains pays du On mesure mieux cette « cécité », si on compare la société médiévale,
monde. Les forêts d'alentour sont superbes et giboyeuses ; les coteaux assurément proto-paysagère, à celle de la Chine ancienne qui réunit,
sont couverts de vignes ; on peut voir jusqu'à l'horizon des labours, des plusieurs siècles avant elle, les quatre conditions de Berque. Le paysage,
jardins, des vergers de riche apparence76. » Mais, si vive que soit cette genre réputé inférieur, jusqu'à une date récente, dans la hiérarchie des
sensibilité au « pays» environnant (et jardiné), elle n'autorise certainement académies occidentales., bénéficie au contraire, aux yeux des lettrés
pas à la traduire par le mot «paysage », évidemment anachronique: « Il lui chinois, d'une position éminente, qui serait originairement liée à l'influence
prend l'envie d'aller voir le paysage du haut de la tour. Il monte avec le du taoïsme79. Ce qui n'empêche pas ces figurations paysagères d'apparaître
nautonier par l'escalier à vis sous la voûte, et ils arrivent au sommet. Ils profanes, dans la mesure où les scènes ne comportent aucune référence
voient le pays d'alentour, plus beau qu'on ne pourrait le dire77. » Une telle religieuse explicite, comme ce sera le cas en Europe jusqu'au début du
sensibilité est d'ailleurs rare, sinon exceptionnelle, et Marco Polo, au long XVI ème siècle.
de ses pérégrinations, pourtant fabuleuses, qui le conduisent jusque dans 1) La langue chinoise possède un mot, et même deux, pour désigner
les contrées et les îles les plus exotiques, ne s'extasie que devant les le paysage: shanshui, littéralement «montagne-eau », et fengiing, « formé
jardins. Du reste du pays, aussitôt recensé «( ci devise... »), il n'y a rien à du caractère "vent" et d'un caractère qui signifie "scène", avec une forte
dire. connotation de luminosité [... ] fengiing évoque plutôt l'ambiance du
D'autres voyageurs nous le confirment. Christiane Deluz a montré que les paysage, et shanshui plutôt ses motifs. Au demeurant, comme en français,
pèlerins du XIV ème siècle, s'ils ont, à l'occasion, un sentiment de la
nature, n'ont pas, à strictement parler, le sens du paysage, même lorsqu'ils
découvrent les hauts lieux de la Bible. Si, d'aventure, ils emploient
l'épithète pulcher, c'est toujours à propos de jardins ou de vergers. Ainsi
Jacques de Vérone, redescendant du Sinaï et parvenant à cette vallée, « in
78
Christiane DELUZ, « Sentiment de la nature dans quelques récits de
qua est unum pulchrum jardinum seu hortus, qui inigatur ab uno fonte et pèlerinage au XIV ème siècle », dans Études sur la sensibilité au Moyen
est plenus vineis, arboribus, oliveis ». Il ne faut pas s'en étonner : le seul Àge, Paris, C.T.H.S., 1979, pp. 74, 75, 76. Même cécité chez le
pays alors paysagé (in situ) est le jardin, frais, humide, paisible et chroniqueur de Saint Louis : « Joinville a beau s'embarquer à Aigues avec
nourricier. Les lieux de délices ne pouvaient être que des jardins [ ]. Le Saint Louis, assister à la prise de Damiette, à la crue du Nil, combattre les
désert n'est jamais dit beau, non plus que la mer », ni la « haute montagne. mameluks à Mansourah, subir la dure captivité musulmane; du Nil, il ne
voit que les eaux jaunes, responsables du désastre. Rien sur les villes
76
CHRÉTIEN DE TROYES, Perceval ou le Roman du Graal, Paris, égyptiennes, sur les moeurs des habitants, sur le climat, la faune, les
Gallimard, 1974, p. 313. sables... » (Roger AUTHÉ, L‘Exotisme, Paris, Bordas, 1985, p. 49).
77
Ibid., p. 191. 79
James CAHILL, La Peinture chinoise, Genève, Skira, 1995, p. 25
ces deux termes peuvent désigner aussi bien la chose que la représentation chair. [... ] La montagne a les cours d'eau pour artères, les herbes et les
de la chose80. » arbres pour chevelure, les brumes et les nuages pour teint. C'est pourquoi
2) La culture chinoise multiplie les représentations littéraires. Il n'est la montagne doit à l'eau la vie qui l'anime, aux herbes et aux arbres sa
pas rare que les peintres calligraphient sur leurs rouleaux des beauté, aux fumées et aux nuages son charme. L'eau a la montagne pour
commentaires plus ou moins poétiques et, surtout, les écrits sur le paysage visage, les kiosques et les pavillons comme sourcils et yeux, la pêche
abondent au fil des dynasties. Nicole Vandier-Nicolas81en dresse une liste comme source d'animation. Aussi l'eau doit à la montagne sa séduction,
impressionnante : Introduction à la peinture de paysage, de Tsong Ping (V aux kiosques et aux pavillons sa clarté et sa gaieté, à la pêche sa poésie.
ème siècle), Houa chan-chouei louen, attribué à Wang Wei (VI ème Ainsi sont agencées les montagnes et les eaux 86»
siècle), Chan-chouei k'iue, attribué à Li Tch'eng (X ème siècle), Chan- 3) Les représentations picturales, dont certaines, comme La Nymphe
chouei tchoen ts'iuanki, de Han Tchouo (XI ème siècle), etc. Ce qui de la rivière Lo, remonteraient au IV ème siècle, confirment l'éminence et,
frappe, à la lecture de ces traités, sans équivalent en Occident, c'est leur bientôt la prépondérance du genre sous les Tang, les «Cinq dynasties », les
caractère hautement intellectuel, ainsi que la précision méticuleuse des Song et les Yuan. Si la perspective linéaire n'est pas toujours respectée,
codes et des préceptes. Nicole Vandier-Nicolas insiste en particulier sur aux yeux d'un Occidental formé à la discipline albertienne, dans la mesure
l'utilisation systématique, au niveau de la technique picturale, de où l'horizon se situe beaucoup trop haut, à l'instar des enluminures du
l'opposition du yin et du yang82. Il serait sans doute téméraire de prétendre «Calendrier » des Très Riches Heures du duc de Beny (voir plus loin), il
dégager une unité thématique en ces textes, qui s'échelonnent sur plusieurs arrive qu'elle soit assez bien maîtrisée Première neige sur le fleuve de Kao
siècles, mais on est impressionné par l'exigence spirituelle qui les anime, K'o-ming (XI ème siècle), Un village au bord du fleuve (anonyme, XI ème'
et qui tient sans doute au fait que «l'intérêt pour la peinture paysagiste ou XII ème siècle) (ill. 5), Lumière du soir sur un village de pêcheurs,
paraît surtout s'être développé dans l'intelligentsia83», au moins sous la attribué à Mouk'i (XI ème siècle) (ill. 6), Habitation dans les monts Fou-
dynastie des Song du Nord. «Quand on peint un paysage l'idée (yi) précède tch'ouen, de Houang Kong-wang (xrv'siècle) - ce qui semble prouver que
le pinceau84. » D'où une conséquence, qui nous est désormais familière: la « perspective ascendante », si l'on peut user d'un tel concept, n'est pas
«En Asie orientale comme ailleurs, le paysan est en effet dans le paysage une maladresse, mais un parti pris esthétique. Au reste, la technique du
qu'il élabore ; il n'est pas censé le voir, et du reste, effectivement, il ne le lavis, chez Kouo Hi par exemple, en échelormant les taches dont la clarté
regarde pas comme paysage85. » Quoi qu'il en soit, on reste émerveillé augmente en fonction de l'éloignement par rapport au spectateur, permet
devant la rigueur et la subtilité des prescriptions de Kouo Sseu, dans ses de produire une perspective atmosphérique analogue, en son genre, à celle
Commentaires sur le paysage: «Mettre trop l'accent sur les figures qu'inventera, au xv ème siècle, la peinture occidentale, avec la profondeur
humaines, c'est pécher par vulgarité ; donner trop d'importance aux des trois plans, ocre, vert et bleu.
pavillons et aux temples, c'est pécher par confusion; trop s'attacher [à la 4) Il s'y ajoute, enfin, l'art des jardins, à commencer par celui de
représentation] des pierres, c'est ne montrer que l'ossature [du paysage] ; Koubilaï (voir plus haut). Il est, à cet égard, notable que Marco Polo, qui
trop insister sur [la représentation] de la terre, c'est lui donner trop de s'extasie devant l'oeuvre du grand khan, ne fait jamais mention de la
peinture de paysage, restée florissante sous la dynastie Yuan, avec Ts'ien
80
A. BERQUE, Les Raisons du paysage, op. cit., p. 73. Siuan, Tchao Mong-fou, Kao K'o-kong, pour ne citer que quelques noms.
81
Nicole VANDIER-NICOLAs, Esthétique et peinture de paysage en Nouveau signe de la « cécité » occidentale. Il faudra attendre les XIVe et
Chine (des origines aux Song), Paris, Klincksieck, 1982. XV ème siècles pour que l'Europe, si jalouse de ses priorités esthétiques,
82
Ibid., pp. 12, 34, 37, 50, 53, 57.
83
Ibid., p. 4 1. 86
Kouo Sseu, Commentaires sur le paysage, cité par N. VANDIER-
84
Ibid., p. 3 1. NICOLAS, Esthétique et peinture de paysage en Chine, op. cit., pp. 92 et
85
A. BERQUE, Les Raisons du paysage, op. cit., p. 80. sq.
accède enfin, et fort laborieusement, ainsi qu'on va le voir, au statut de
société paysagère...
du XV ème siècle. L'interprétation, autrefois proposée par Humboldt et
CHAPITRE IV
Schlegel, pour qui le paysage serait la création de «l'homme urbanisé du
NAISSANCE DU PAYSAGE Nord88 », paraît déjà plus plausible. Mais pourquoi les villes flamandes
EN OCCIDENT furentelles, plus que celles d'Italie, inspiratrices, instauratrices de paysages
? On peut méditer à l'infini sur cette propension du Nord à la peinture de
paysage. Est-elle d'origine géographique, climatique, sociologique ? je me
rallierais volontiers à cette dernière hypothèse, mais sans pouvoir la
valider. Quoi qu'il en soit, les grandes écoles du paysage sont
Vico prétendait que «1es sciences doivent prendre pour point de départ le septentrionales : flamande au XVème, néerlandaise au XVI éme anglaise
commencement de l'objet dont elles traitent», et Lévi-Strauss, à la fin de aux XVIII et XIX ème française, enfin, au XXe, avec l'école de Barbizon,
Tristes Tropiques, évoque, dans une page célèbre, «la grandeur des puis les impressionnistes, ce chant du cygne de la peinture de paysage, qui
commencements ». Or le commencement du paysage européen, c'est le XV va décliner quelques décennies après avoir été reconnue comme genre
ème siècle, et je me propose de dégager les traits essentiels du modèle majeur.
pictural, tel qu'il s'élabore à cette époque, bien avant de recevoir son nom
et de modeler, artialiser in visu, des siècles de perception occidentale. LA NATURE LAÏCISÉE. LE TACUINUM
Ce n'est évidemment pas un hasard si, avec la perspective picturale et sa
codification albertienne, se constituent simultanément le « cube scénique » SANITATIS ET LES CALENDRIERS
(Francastel), le Raumkasten (Panofsky), d'une part, et le fond de paysage,
d'autre part. Cette solidarité n'autorise pourtant pas à parler, avec Anne
Cauquelin, d'une «naissance conjointe du paysage et de la peinture » et L'histoire de l'art est énigmatique. Pourquoi la peinture italienne, si
moins encore à décréter que la « question » de la peinture « dès sa novatrice au Trecento, n'a-t-elle pas inventé le paysage ? Pourquoi l'audace
naissance a été la question du paysage, au point que l'un ne peut se passer d'un Lorenzetti reste-t-elle sans lendemain ? On s'accorde à voir dans Les
de l'autre87 ». Il est vrai que le paysage occidental, en tant que schème de Effets du Bon Gouvernement (vers 1340) l'un des premiers paysages
vision, est originairement pictural, comme, d'ailleurs, le shanshui chinois, occidentaux. On mentionne moins souvent, sans doute en raison de leur
et qu'il est resté durablement, même en littérature, essentiellement format, deux minuscules tableaux du même Lorenzetti, conservés à la
tabulaire ; mais la réciproque est spécieuse. Ce n'est pas la peinture qui a pinacothèque de Sienne, Château au bord du lac et Ville sur la mer (ill. 7
induit le paysage, mais cette peinture-là, qui, inventant un nouvel espace et 8), dont la profondeur est assurément défectueuse, selon les règles des
au Quattrocento, y a inscrit, progressivement et laborieusement, ce perspectives linéaire et atmosphérique, mais qui témoignent d'une volonté
paysage-là. de laïciser le pays, en le libérant de toute référence religieuse. On aperçoit
J'ai dit « Quattrocento » par mauvaise habitude, car notre paysage nous est même, dans l'angle inférieur droit du second tableau, une petite scène,
venu du Nord, et non de l'Italie. Il ne faut pourtant pas forcer ce constat. éminemment profane : une femme nue, qui baigne ses pieds dans l'eau
On est allé jusqu'à prétendre que le paysage était une invention «
protestante ». je ne vois pas pourquoi «l'éthique du protestantisme » aurait
produit la représentation paysagère. De toute façon, une telle référence est 88
Voir Roland RECHT, La Lettre de Humboldt, Paris, Bourgois, 1985,
anachronique, si l'on remonte aux commencements, c'est-à-dire au début pp. 52-53. Cette thèse serait d'origine italienne et remonterait au XVI ème
siècle (Paolo Pini, 1545).
87
Anne CAUQUELIN, L’Invention du paysage, Paris, Plon, 1989,
pp. 79 et 131.
d'une crique... Mais, comme le souligne Kenneth Clark, ces paysages La question des Tacuina (ou Theatra) sanitatis, également soulevée par
«demeurent sans postérité pendant presque un siècle89 ». Otto Pâcht, apparaît encore plus complexe, dans la mesure où ces traités, à
Il en va de même des herbiers, à finalité médicinale, auxquels Otto Pâcht a la différence des herbiers, expriment, incontestablement, une volonté
consacré un important chapitre de son livre Le Paysage dans l'art italien. paysagère, qui va bien au-delà des légendes hygiéniques. « Tacuinum est
Leurs qualités naturalistes sont impressionnantes, mais sans véritable un nom forgé de l'arabe que l'on n'a pas cherché à traduire mais auquel on
influence sur la représentation picturale, encore inféodée à la commande a ajouté une terminaison latine. Le titre arabe était Taqwim as-sihha,
religieuse «Ce n'est pas l'Italie qui recueillit les fruits de ces prouesses Taqwim signifiant "table des matières" et as-sihha, "de la santé". Le
exceptionnelles qui, au prix d'efforts acharnés, ouvrirent de nouvelles dessein était donc clair: il s'agissait de proposer, de façon intelligible et
dimensions au monde de l'expérience visuelle. À l'exception de Pisanello, très visuelle, une synthèse des connaissances médicales de l'époque
les peintres italiens du Quattrocento tirèrent rarement parti de la touchant soit aux aliments, soit à tout ce qui pouvait influer sur la santé :
découverte du monde animal et végétal, traitant les immenses ressources la vie dans la maison et au-dehors, les activités diverses, les émotions et
de ce nouveau matériau comme une curiosité servant à rehausser les humeurs, jusqu'au choix des vêtements et à l'influence des saisons91. »
l'ornementation et les éléments secondaires. Ce fut dans le Nord, en Le texte, traduit de l'arabe, offre une recension, au demeurant
France, et surtout dans les Flandres et aux Pays-Bas, que les peintres passionnante, de préceptes et de recettes. « Quant aux illustrations, elles
assimilèrent la leçon implicite du naturalisme descriptif et différenciateur reflètent, avec une étonnante fidélité, la vie en Italie du Nord à la fin du
découvert par les artistes de l'Italie septentrionale à l'époque du Trecento. XV ème siècle92 », ce qui a sans doute conduit les éditeurs à publier
Et ce sont eux également qui produisirent, presque immédiatement, un l'intégralité du Tacuinum sanitatis de la Bibliothèque nationale d'Autriche
style naturaliste homogène. Les écoles du Nord envisagèrent en effet le sous un titre d'allure sociologique: L'Art de vivre au Moyen Âge.
problème sous un angle totalement différent: dans leurs études ou leurs On est impressionné par la qualité de ces planches et par leur volonté de
peintures, ces artistes ne représentaient pas les spécimens botaniques laïcisation, comme si l'artiste, en ce domaine autorisé, pouvait donner libre
comme des objets isolés, ainsi que le faisaient les spécialistes italiens, cours à son inspiration profane et paysagère, sous le couvert de la
mais concevaient l'animal ou la plante comme étant inséparable de son pharmacopée, d'origine arabe, mais d'inspiration hippocratique (la théorie
environnement naturel, de son espace vital, de son milieu. Par conséquent, des humeurs) et galienne «L'idée qui était à la base des illustrations de ce
dans le Nord, la découverte de la nature ne pouvait qu'aboutir à la Tacuinum était de représenter l'objet mentionné dans le texte (plante,
découverte de la peinture de paysage. Qu'il faille mettre cette réussite au animal, etc.) non pas comme un "spécimen de musée" isolé, mais dans son
crédit de l'art du Nord est un fait indiscutable, qui fait partout l'unanimité. environnement naturel93. » «Il s'agit donc d'un manuel de diététique,
Mais, comme dans le développement du graphisme des figures et de la accompagné de tous les préceptes qui permettent de vivre en bonne santé,
représentation de l'espace, là non plus, il ne faut pas négliger l'apport de et qui prend également en compte ce que nous appellerions
l'Italie. En fait, toute recherche impartiale montrerait que ce sont les l'environnement94. » «Autour de chaque arbre s'ébauche une scène de
Italiens qui furent les premiers à individualiser les décors de paysage et
que c'est sous leur influence que l'on poursuivit des expériences similaires
dans le Nord, où la peinture de paysage finit par se constituer en un genre
91
Daniel POIRION et Claude THOMASSET, L'Art de vivre au Moyen
indépendant90. » Âge. Codex Vindobonensis Series Nova 2644 conservé à la Bibliothèque
nationale dAutriche, Paris, Editions du Félin, 1995, N. d. É., p. 7.
89
K. CLARK, L'Art du paysage, op. cit., p. 13. 92
D. POIRION et C. THOMASSET, ibid., N. d. É., p. 8.
90
OTTO PÀCHT, Le Paysage dans l'art italien. Les premières études 93
0. PÂCHT, L-e Paysage dans l'art italien, op. cit., p. 76
d'après nature dans l'art italien et les premiers paysages de calendriers, 94
D. POIRION etC. THOMASSET, L'Art de vivre au Moyen Âge, op.
Saint-Pierre de-Salerne, Gérard Monfort, 1991, pp. 66-68. cit., p. 49.
genre, parfois préromantique95», épithète évidemment anachronique, mais nombreux tableaux du Quattrocento italien, où le disparate entre la scène
qui exprime bien la surprise et l'émerveillement du lecteur devant une telle et le fond est manifeste.
scénographie, qui n'ignore pas toujours la profondeur, si elle ne maîtrise Cette double opération, nous en trouvons l'ébauche chez les miniaturistes
pas la perspective : la récolte des melons doux, celle des choux (ill. 9), français. Comme l'a montré Jirina Sokolova, l'atelier de Jacquemart de
celle des épinards, « poisson frais » (ill. 10), la planche de l'eau Hesdin met en place, dès la seconde moitié du XIV ème siècle, les
alumineuse, la chasse aux animaux terrestres96, dont la perspective éléments du futur dispositif paysager: « L'espace des scènes de paysage
«ascendante» n'est pas sans annoncer celle, moins fruste, du « Calendrier » commence à s'approfondir [... ] à l'aide de la multiplication des plans du
des Très Riches Heures du duc de Berry. On reste perplexe : pourquoi ces paysage, d'une part, et de la diminution de leurs détails éloignés, d'autre
Tacuina et Theatra sanitatis, de Vienne, de Rome (bibliothèque part97. » je ne crois pas que l'on puisse vraiment parler d'une «construction
Casanatense) ou de Paris (Bibliothèque nationale) n'ont-ils pas influencé en perspective98», mais il est incontestable que la profondeur s'élabore,
l'art italien, l'engageant, avant le Nord, dans la voie paysagère ? J'incline à éloignant et désacralisant les éléments paysagers, selon ce qu'on pourrait
croire qu'il s'agit là d'une question de genres. La «grande » peinture, appeler une loi de laicisation croissante. je ne crois pas non plus que l'on
d'inspiration religieuse, se déploie en d'autres lieux et sur d'autres supports, puisse soutenir, avec Panofsky, que la miniature « même sans Gutenberg,
à l'écart des représentations profanes, réduites aux traités spécialisés et serait morte d'une "overdose" de perspective99 ». Mais le grand historien a
sans doute réservées à un public restreint. Quoi qu'il en soit, on a le raison de souligner que, dans les «Mois » de Jean Pucelle, «nous n'avons
sentiment que le paysage se cache, ou se glisse discrètement, sinon plus sous les yeux que des paysages, avec des arbres dénudés en janvier,
subrepticement, dans des productions mineures, formats réduits de une forte pluie en février, des branches en bourgeons en mars, des fleurs
Lorenzetti, planches médicinales ou «calendriers » des enlumineurs. en mai, un champ de blé mûr en juillet, des feuilles qui tombent durant les
Avec le recul, nous pouvons dire que l'invention du paysage occidental mois d'automne. [... ] Si schématiques et rudimentaires qu'ils soient, ces
supposait la réunion de deux conditions. D'abord, la laïcisation des petits paysages - surmontés, chacun, d'une arcade au-dessus de laquelle le
éléments naturels, arbres, rochers, rivières, etc. Tant qu'ils restaient soleil se déplace de gauche à droite au cours de l'année annoncent un
soumis à la scène religieuse, ils n'étaient que des signes, distribués, transfert d'intérêt, véritablement révolutionnaire, de la vie de l'homme à la
ordonnés dans un espace sacré, qui, seul, leur conférait une unité. C'est vie de la nature; ils sont les modestes ancêtres des miniatures du calendrier
pourquoi, au Moyen Âge, la représentation naturaliste n'offre aucun intérêt des Très Riches Heures du duc de Berry, de Chantilly, et, plus
: elle risquerait de nuire à la fonction édifiante de l'oeuvre. Il faut donc lointainement, des Saisons de Pieter Bruegel100 » On doit, par ailleurs, au
que ces signes se détachent de la scène, reculent, s'éloignent, et ce sera le
rôle, évidemment décisif, de la perspective. En instituant une véritable
97
Jirina SOKOLOVA, Le Paysage dans la miniature française à l'époque
profondeur, elle met à distance ces éléments du futur paysage et, du même gothique (1250-1415), Prague, 1937, p. 297.
coup, les laïcise. Ils ne sont plus des satellites fixes, disposés autour des
98
Ibid.
icônes centrales, ils forment l'arrière-plan de la scène (au lieu du fond doré
99
Erwin PANOFSKY, Les Primitifs flamands, Paris, Hazan, 1992, p. 62.v
de l'art byzantin), et c'est tout différent ; car là ils se trouvent à l'écart et
100
Ibid., pp. 71-73. De même, dans les Heures de Bruxelles, « on assiste à
comme à l'abri du sacré. Mais les voilà condamnés à se forger leur unité. la naissance du naturalisme dans la peinture de paysage septentrionale.
Telle est la seconde condition: il faut désormais que les éléments naturels Les rochers italianisants, naguère simples accessoires de décor, se
s'organisent eux-mêmes en un groupe autonome, au risque de nuire à transforment en panoramas de pentes ou de chaînes montagneuses» (pp.
l'homogénéité de l'ensemble, comme on peut le constater dans de 100-101). Le livre monumental de Panofsky n'en est pas moins décevant.
Le souci érudit des attributions empêche le célèbre historien d'accorder aux
95
Ibid., p. 29. peintres flamands du XV ème siècle l'importance qu'ils méritent quant à
96
Successivement : ff" 21 r' , 23 r' , 27 r' , 82 r' , 90 r' et 96 r' . l'invention du paysage, dont, à vrai dire, Panofsky ne s'occupe guère, ce
Maître de Boucicaut une invention considérable: «En observant qu'aux que les moissonneurs, surplombent le cortège, qui, au premier plan,
approches de la terre le ciel perdait de sa substance et de sa couleur, il s'ajuste mal au paysage. C'est pourquoi je ne partage pas l'avis de jirina
observa que les objets perdaient également de leur substance et de leur Sokolova, quand elle prétend que «le paysage du retable de Gand, ou celui
couleur en s'enfonçant dans le lointain: les arbres, les hauteurs et les de La Vierge au chancelier Rolin (ill. 13), [s'il] surpasse, bien entendu, à
constructions les plus éloignées prenaient des allures fantomatiques, leurs maints égards, les scènes de paysage du Calendrier de Chantilly, [... ] n'en
contours se dissolvaient dans l'atmosphère, et leur couleur locale se noyait est pas moins essentiellement semblable102 ». Le jugement vaudrait, à la
dans une brume bleuâtre ou grisâtre. Bref, le Maître de Boucicaut rigueur, pour le retable, dont le panneau central - «L'Adoration de
découvrit la perspective atmosphérique, et l'on peut apprécier ce que cela l'Agneau » - est, du point de vue de la construction spatiale, et en dépit de
représentait au début du XV ème siècle, si l'on songe que Léonard de sa vision panoramique, quelque peu archaïque à nos yeux. Il est, en
Vinci dut encore combattre la croyance erronée selon laquelle un paysage revanche, fort discutable, quant à la veduta du «chancelier Rolin », dont
s'assombrit, au lieu de s'éclaircir, en proportion de sa distance par rapport l'organisation est tout à fait différente et représente un progrès
au spectateur101. » considérable. Paradoxe : en un sens, les Très Riches Heures vont plus
Une étape, plus spectaculaire encore, est franchie avec Pol de Limbourg. loin, puisque le paysage, totalement laïcisé, accède à l'autonomie. Mais
Dans le «Calendrier » des Très Riches Heures du duc de Berry (début du ces miniatures vont moins loin dans la mesure où, dans ses vedute, Van
XV ème), la laïcisation spatiale, mais aussi temporelle, puisque le cycle Eyck produit de véritables paysages. Il suffit de regarder «par la fenêtre »
des saisons se substitue à la chronologie liturgique - paraît acquise et la pour mesurer la différence.
plupart des éléments, empruntés à la réalité historique (châteaux de
Lusignan, de Dourdan, île de la Cité, etc.), sont intégrés dans un tout L'INVENTION DE LA FENÊTRE
autonome, auquel ne manque que l'organisation rigoureuse de la Car l'événement décisif, que les historiens ne me semblent pas avoir
profondeur, en raison de ce que j'ai appelé la perspective « ascendante », assez souligné, est l'apparition de la fenêtre, cette veduta intérieure au
comme on peut le constater dans le mois de février (ill. 11), où les scènes tableau, mais qui l'ouvre sur l'extérieur. Cette trouvaille est, tout
supérieures, dans un souci de visibilité, fort séduisant d'ailleurs, sont simplement, l'invention du paysage occidental. La fenêtre est en effet ce
situées trop haut, et donc trop près, par rapport au premier plan, où un cadre qui, l'isolant, l'enchâssant dans le tableau, institue le pays en
couple impudique se réchauffe le bas-ventre devant une cheminée; ou dans paysage. Une telle soustraction - extraire le monde profane de la scène
le mois d'août (ill. 12), dont les baigneurs, pareils à des grenouilles, ainsi sacrée est, en réalité, une addition : le age s'ajoutant au pays.
qui ne laisse pas d'étonner. On peut en dire autant de Svetlana ALPERS et Le Quattrocento, qui crée le cube scénique, c'est-à-dire un volume
de son livre, au demeurant stimulant, L'Art de dépeindre. La peinture quadrangulaire pour y inscrire, en perspective, une scène, se heurte à un
hollandaise au XVI ème,( siècle, Paris, Gallimard, 1990. L'ouvrage, il est obstacle : la clôture de ce cube. On en sort, certes, par le devant, du côté
vrai, traite d'une période postérieure, mais, dans la mesure où l'auteur du peintre et du spectateur, mais cette issue est fictive puisque, par
n'hésite pas à remonter jusqu'au XV ème siècle, on était en droit d'espérer principe, on ne voit rien, sauf si l'insertion d'un miroir - autre trouvaille
une analyse des origines du paysage néerlandais. Espoir déçu. La double flamande, à ce qu'il semble introduit un effet de reflet à l'intérieur du
hypothèse d'un rôle décisif de la «chambre obscure» (pp. 47, 69 et sq., 91, tableau. Mais la véritable solution, c'est évidemment la fenêtre, qui troue,
97, 105, etc.) et d'un modèle képlérien ne saurait évidemment être éclaire et laïcise la clôture sombre de la scène. Pourquoi cette seconde
appliquée à l'art septentrional du XV ème siècle. veduta, si le tableau, selon la formule d'Alberti, est lui-même une «fenêtre
101
E. PANOFSKY, Les Primitifs flamands, op. cit., pp. Il 5-116.
102
J. SOKOLOVA, Le Paysage dans la miniature française..., op. cit., p.
312.
ouverte » ? Ne peut-il pas s'ouvrir directement sur un paysage, proche ou siècle précédent (on note un phénomène semblable dans L'Agonie au
lointain ? Sans doute, mais on constate, chez les peintres italiens qui jardin des Oliviers de Mantegna). Là se lit, comme en creux, la fonction
adoptent cette solution, Piero della Francesca par exemple, que leur fond instauratrice de la fenêtre ; et l'on ferait le même constat, les mêmes
de paysage s'ajuste mal à la scène, qu'il tombe comme un décor de comparaisons, chez Van Eyck, Bouts ou Memlinc. On peut sans doute -
théâtre103, sans véritable profondeur, ou bien, quand celle-ci est construite, l'évolution de la peinture italienne dans la seconde moitié du XV ème
qu'il se dispose maladroitement le long des lignes de fuite. siècle l'atteste - améliorer le fond de paysage, c'està-dire son intégration à
On mesure, a contrario, la supériorité de la fenêtre flamande104 : le la scène, selon les règles de la codification albertienne, mais cette solution
paysage peut s'y organiser librement, indifférent qu'il est aux personnages est laborieuse et, finalement, bien moins satisfaisante. Seul le passage par
qui occupent le premier plan. Mieux que le fond de paysage, la fenêtre la veduta, paradoxal en apparence, puisqu'il se paie d'une réduction, voire
réunit les deux conditions que je posais pour commencer: unification et d'une miniaturisation du pays, permet, en isolant celui-ci, de l'instituer en
laïcisation. Il suffira de la dilater aux dimensions du tableau, où elle paysage. D'où je conclus que ce dernier est vraiment entré par la petite
s'insère encore, telle une miniature, pour obtenir le paysage occidental 105. porte, ou, pour mieux dire, par la petite fenêtre... Cette minutie se redouble
On s'en convainc chaque fois qu'on examine ou reproduit isolément ces d'ailleurs quand les peintres flamands poussent le raffinement jusqu'à
fenêtres, exécutées avec une minutie extrême, signe que le peintre est tout représenter - refléter - la fenêtre dans le miroir, qui, tel un oeil globuleux,
à fait conscient de produire un tableau dans le tableau. condense et « globalise » le paysage extérieur. Ainsi, dans Les Époux
Prenons l'exemple de Campin, le Maître de Flémalle. Voici d'abord sa Amoeni de Van Eyck, le Saint Jean-Baptiste de Campin, Saint Éloi et les
Madone à l'écran d'osier (ill. 14). Isolons la fenêtre (ill. 15) : on relève fiancés de Christus, et, plus tardivement, Le Banquier et sa femme de
quelques gaucheries, sans doute, dans la construction de l'espace, mais Metsijs. Il arrive même que la fenêtre se reflète dans l'oeil des
c'est un véritable paysage. Considérons maintenant la Nativité du musée personnages, chez Dürer par exemple : Les Quatre Apôtres, Vierge à
des Beaux-Arts de Dijon (ill. 16) : pas de fenêtre, mais un fond. Dans l'enfant avec sainte Anne, Madone à l'oeillet...
l'angle supérieur droit, la représentation est soignée, la perspective
élaborée ; mais ce paysage s'ajuste maladroitement à la scène qui, du coup,
semble rapportée; et le malaise s'accentue si l'on observe les éléments
naturels qui occupent l'angle supérieur gauche et semblent provenir du DÜRER ET PATINIR
103
Pierre FRANCASTEL le souligne à propos de l'Allégorie du triomphe Il est d'usage, chez les historiens, d'accorder à Patinir (1475-1524) le titre
du duc d'Urbino de Piero della Francesca : «Le paysage tombe [... ] à de premier « paysagiste » occidental. Si l'on entend par là qu'il fut le
angle droit contre le sol comme un rideau de fond» (Peinture et Société, premier à peindre des paysages autonomes, ce titre est doublement usurpé.
Lyon, Audin, 1951, rééd. Paris, Gallimard, 1965, p. 88). D'abord parce qu'il y a toujours une scène, même réduite, chez Patinir.
104
« Une fenêtre ouverte se rencontre dans plusieurs miniatures du Maître L'extension du paysage à la quasitotalité du tableau est d'ailleurs acquise,
de Boucicaut, où elle ne laisse voir cependant que le ciel et pas encore de dès la fin du XV ème siècle, chez Geertgen Tot Sint Jans, avec son Saint
paysage » (E. PANOFSKY, Les Primitifs flamands, op. cit., p. 297). Jean-Baptiste dans le désert (ill. 17) par exemple, un petit format (42 x 28
Voir aussi, pp. 1 19-120, la reproduction de «La Naissance de la Vierge », cm), où la double perspective est maîtrisée, tandis que le personnage paraît
qui figure dans le Lectionnaire du duc de Berry. surajouté. Ensuite parce que le premier à avoir produit des paysages sans
105
On ne saurait prétendre, avec Jacob BURCKHARDT, que «les grands personnages n'est pas Patinir, mais, à ma connaissance, Dürer, dans ses
maîtres de l'école flamande, Hubert et Jan Van Eyck, trouvent tout d'un aquarelles et gouaches de jeunesse (dans les années 1490), si singulières et
coup le secret de la fidèle description de la nature » (La Civilisation de la novatrices que la comparaison avec Cézanne vient spontanément à l'esprit.
Renaissance en Italie, Paris, Gonthier, 1958, 2 vol., vol. 11, p. 18).
Car « nulle part encore on n'avait trouvé des images comme celle de mieux s'imposer au regard, qui veut du vrai, même invraisemblable.
Innsbruck vu du nord, Vue du val d'Arco, L’Étang dans la forêt (ill. 18), Habituons-nous à cette idée que l'invention du paysage, malgré les
Montagne welche (ill. 19) et Refuge en ruine. jamais on n'avait réalisé avec apparences, ne fut pas réaliste, ni naturaliste, même si l'on a pu prétendre
une telle économie de moyens, de manière aussi vigoureuse, des vues que Patinir avait voulu représenter les versants de la Meuse dans les reliefs
topographiques aussi justes, qui gardent néanmoins le caractère de la tourmentés de ses toiles.
vision106». Il s'agit toujours de petits formats, dont certains n'excèdent Reste le statut des personnages. En dilatant la fenêtre, Patinir retrouve,
même pas celui de nos cartes postales, nouveau signe que le paysage mais retourné, le problème des peintres italiens au siècle précédent.
restait un genre mineur. Ces aquarelles furent d'ailleurs inconnues du Tandis que ceux-ci ne savaient comment ajuster leur fond de paysage à la
public contemporain et Dürer abandonna bientôt ce « tachisme » (le majesté obligée de la scène, Patinir, lui, éprouve quelques difficultés à
macchiato), si séduisant et moderne à nos yeux, mais qui ne convenait pas installer ses personnages dans cet immense paysage, qui paraît peu
aux oeuvres nobles. hospitalier. Deux solutions : ou bien plaquer la scène, de toutes pièces,
L'originalité de Patinir - «der gute Landschaftsmaler », le bon peintre de comme en surimpression, surtout dans les grands formats, où l'on dirait
paysage, ainsi que l'appelait Dürer tient évidemment à sa spécialisation, parfois qu'ils s'y sont mis à deux; de fait, c'est Quentin Metsijs qui s'est
sans précédent, dans l'histoire de la peinture occidentale, puisque toutes les chargé des personnages dans La Tentation de saint Antoine du musée du
oeuvres qui lui sont aujourd'hui attribuées sont des scènes religieuses, mais Prado (155 x 173 cm) (ill. 20). L'effet est d'ailleurs prodigieux et l'on ne
insérées, enserrées et quelquefois perdues dans de grands paysages, dont la sait ce qu'il faut admirer davantage, ces femmes, au buste lumineux, ou ce
superficie excède celle des personnages. On pourrait dire que Patinir s'est paysage, sombre et marécageux. Sinon, éliminer la scène, ou du moins la
contenté - mais ce fut décisif - de dilater la veduta, de l'élargir aux réduire, la miniaturiser, solution lilliputienne, qu'affectionne Patinir107.
dimensions du tableau, inversant ainsi le rapport de la fenêtre et de la
scène. Celle-ci ne trône plus, majestueuse, à l'avant de celle-là, elle y
107
Il n'est pas le seul. On l'a vu avec Geertgen Tot Sint Jans et Dürer.
entre et s'y loge, modestement. Élargir: le verbe doit être pris au sens Tout se passe comme si le paysage autonome, ou quasi autonome, une fois
strict. Non seulement la fenêtre s'est agrandie, mais elle a élargi sa faite la part de la commande - scène religieuse ou allégorie -, devait se
largeur, tandis que sa hauteur diminuait d'autant. D'où l'avènement d'une faire discret pour obtenir droit de cité. La langue italienne, au début du
vision panoramique, particulièrement spectaculaire, même dans les petits XVI ème siècle, ignore, semble-t-il, le mot paesaggio et emploie
formats, qui restent nombreux. volontiers un diminutif pour désigner les tableaux de paysage. Dans son
Cette représentation n'en conserve pas moins les caractéristiques de la article, « La théorie artistique de la Renaissance et l'essor du paysage »
fenêtre flamande: même vue «à vol d'oiseau », même découpage de (in L’Écologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p. 18), Ernest
l'espace en trois plans, brun-ocre pour le premier, vert pour le plan médian, GOMBRICH cite Marcantonio Michiel, qui notait en 1521 «qu'il y avait
bleu pour le lointain, même absence de dégradés, puisque, quelle que soit moite tavolette de paesi dans la collection du cardinal Grirnani,». On
la distance, les détails sont figurés avec la même minutie, la même désignait alors La Tempête de Giorgione sous le terme de paesetto. « Un
luminosité que dans les vedute de Van Eyck ou Campin. Tout se passe "paesetto", terme que Michel Conan, dans son bel article [... ] "Généalogie
comme si «le bon paysagiste », conscient d'offrir à l'oeil une surface du paysage" traduit (à tort, me semble-t-il) par "petit paysage" » (J.-P. Le
proche (le tableau), avait à coeur d'y figurer tous les détails de son pays (le DANTFC, Jardins et Paysages, op. cit., p. 93). Le Dantec a raison: il eût
paysage). Alors même qu'il réduit la taille des objets, il en sauvegarde la mieux valu traduire paesetto par «petit pays». Mais on peut aussi
visibilité. Le premier paysage est scrupuleux, méticuleux, comme pour supposer que les Italiens, avant de forger le terme paesaggio, auraient
traduit le «bout de pays » (landschap) par paesetto, le suffixe italien
106
Friedrich PIEL, Albrecht Dürer. Aquarelles et dessins, Paris, Adam correspondant assez bien - mieux que le age français, le schaft allemand,
Biro, 1990, p. 25. et le scape anglais -, au schap néerlandais. Il faudrait donc traduire
Ainsi, dans Paysage avec saint Jérôme (36,5 x 34 cm, Londres, National descente de ce mont, il se présentait à nous une très belle et très
Gallery), où le malheureux saint se trouve relégué dans un coin du tableau, grande pleine, dans laquelle court le Tibre [] prospect représentant
déjà fort exigu, et surtout dans L’ Extase de sainte Marie-Magdeleine (26 assez bien celui qui s'offre en la Limaigne d'Auvergne à ceux qui
x 36 cm, Kunsthaus, Zürich) (ill. 21), qui se présente à nous comme une descendent du Puy de Domme à Clermont108 »
devinette : où est la sainte ? Du côté de l'énorme rocher ? On cherche en
La même sensibilité paysagère, c'est-à-dire campagnarde, artialisée
vain, et qu'importe après tout, puisqu'elle est en extase, donc ailleurs, ou
partout, exit Marie-Madeleine, le paysage est né. derechef par la pastorale antique, s'exprime, au début du siècle
suivant, chez Honoré d'Urfé, qui décrit ainsi, au début de L'Astrée,
le cadre de ses «bergeries » : « Auprès de l'ancienne ville de Lyon,
LA CAMPAGNE du côté du soleil couchant, il y a un pays nommé Forez, qui, en sa
À vrai dire, et quelle que soit leur importance aux yeux des historiens de petitesse, contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules, car,
l'art, ni Dürer ni Patinir ne semblent avoir influé sur la vision de leurs étant divisé en plaines et en montagnes, les unes et les autres sont si
contemporains. Car le paysage qui s'installe dans le regard du XVI ème fertiles, et situées en un air si tempéré que la terre y est capable de tout ce
siècle, c'est la Campagne, un pays sage, voisin de la ville, valorisé et que peut désirer le laboureur. Au coeur du pays est le plus beau de la
comme apprivoisé par des décennies de peinture flamande, puis italienne, plaine, ceinte, comme d'une forte muraille, des monts assez voisins et
et bientôt relayée par la littérature. On l'a vu avec « l'invention » de la arrosée du fleuve de Loire, qui, prenant sa source assez près de là, passe
Beauce par Rabelais (la forêt transformée en « campaigne »). Montaigne presque par le milieu, non point encore trop enflé ni orgueilleux, mais
doux et paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont
nous le confirme un peu plus tard dans son Journal de voyage en baignant de leurs claires ondes, mais l'un des plus beaux est Lignon, qui,
Italie: « Delà nous trouvâmes un vallon d'une grande longueur au vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant
travers duquel passe la rivière d'Inn, qui va se rendre à Vienne dans par cette plaine [... ]. »
le Danube. [ ] Ce vallon sembloit à M. de Montaigne représenter le Le phénomène paraît européen. C'est ainsi que Piero Camporesi a pu
plus agréable païsage qu'il eust jamais veu ; tantôt se resserrant, les consacrer à l'invention de la campagne italienne au XVI ème siècle un
montaignes venaient à se presser, et puis s'eslargissant à cette heure, ouvrage remarquable, Les Belles Contrées. Naissance du paysage italien.
de nostre costé, qui estions à mein gauche de la rivière, et gaignant Même s'il ne fait pas allusion aux phénomènes d'artialisation in visu, c'est-
du païs à cultiver et à labourer dans la pente mesme des mons qui à-dire au rôle décisif des artistes dans la transformation du regard collectif
n'estoint pas si droits ; tantost de l'autre part ; et puis descouvrant des - Camporesi s'intéresse surtout à la « base économique » et ignore ce que
plaines à deux ou trois étages l'une sur l'autre, et tout plein de belles
meisons de gentil'homes et des églises ; et tout cela enfermé et 108
MONTAIGNE, Journal de voyage en Italie, dans OEuvres complètes,
emmuré de tous costés de morts d'une hauteur infinie. [ ] À la Paris, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade », 1962, pp. 1164 et 1258. Sur la
prédilection de Montaigne pour la fertilité et les «prairies très-plesantes »,
paesetto par « petit pays », ou, tout simplement, « paysage». Les oeuvres voir également pp. 1129, 1163, 1243, 1284, etc. La montagne, en
conternporaines d'Altdorfer, Paysage du Danube (30 x 22 cm), Paysage revanche, ne suscite que la répulsion. C'est du mauvais pays (voir plus
avec pont (42 x 35 crn), Paysage avec saint Georges (28 x 22 cm), sont loin) : «L'Apennin, le prospect du païs mal plesant, bossé, plein de
également des petits formats. Je ne sais pas ce qui autorise Gombrich à profondes fandasses, incapable d'y recevoir nulle conduite de gents de
soutenir que « c'est à Venise, et non pas à Anvers, qu'on appliqua pour la guerre en ordonnance : le terroir nud sans arbres, une bonne partie stérile »
première fois ce terme : "un paysage", à une peinture particulière » (ibid.). (p. 1203). Voir aussi p. 1330.
j'ai appelé naguère «la fonction socio-transcendantale de l'art109 », comme Tel est le paysage qui, pendant deux siècles, va habiter le regard, y régnant
condition de possibilité de la vision et de l'expérience collectives, sans partage, jusqu'à ce que l'âge des Lumières, et toujours sous le signe de
retentissant, à rebours, sur cette même base économique, la fameuse l'art, invente de nouveaux paysages, la mer et la montagne, ajoutant au
«action réciproque » des marxistes -, il n'en rappelle pas moins, dès son beau la catégorie du sublime, et transformant de fond en comble la
premier chapitre, opportunément intitulé «Du pays au paysage », que, « au sensibilité occidentale.
XVI ème siècle, on ne connaissait pas le paysage au sens moderne du
terme, mais, le "pays", quelque chose d'équivalent à ce qu'est pour nous, 1 « Le Jardinet du Paradis», Maître d'Oberrhein, XV ème siècle.
aujourd'hui, le teatorio et, pour les Français, l'environnement, lieu ou Francfort, Kunstinstitut. Photo Blauel/Gnamm-Artothek.
espace considéré du point de vue de ses caractéristiques physiques, à la
lumière de ses formes de peuplement humain et de ses ressources 2. «Maulgris et Oriande la belle,», Renaut de Montauban, XV ème siècle.
économiques. D'une matérialité presque tangible, il n'appartenait à la Paris, bibliothèque de l'Arsenal, ms. 5072, fl 71 V'. Photo Bibliothèque
sphère esthétique que de façon tout à fait secondaire. "L'acquisition de France.
culturelle du paysage, a noté Eugenio Turri, naît lentement et péniblement
de la réalité naturelle et géographique." L'estimation économique, pourrait- 3. Michael Heizer, «Rift,), 1969 (détérioré), Déplacement n' 1 (sur 9),
on ajouter, a la priorité absolue sur l'exploitation esthétique 110. » Et 1,5 tonne de matériau sur le fond d'un lac asséché, 15,60 x 0,42 x 0,30 m,
Camporesi montre fort bien qu'en Italie - mais il en va de même en Europe jean Dry Lake, Nevada.
septentrionale -, à l'opposé du «pays stérile » et «fort sauvage » 111 , l'image
bientôt prépondérante dans la sensibilité esthétique est celle du « pays 4. « Maison des Pygmées», fresque. Naples, Musée archéologique.
jardin112 », c'est-à-dire une extension de ce dernier à la campagne Photo A. Suzuki.
environnante. « Appendice de la ville, la campagne devait être
domestiquée, colonisée, annexée à la vie urbaine113 » Toujours le pays 5. « Un village au bord du fleuve,», section d'un rouleau horizontal,
sage, apprivoisé de proche en proche. De multiples citations soulignent anonyme, XI ème ou XII ème siècle. Taichung (Formose), collections
l'obsession du thème paradisiaque, avec l'omniprésence, en Italie, de la du musée du Palais.
vigne «Paradis terrestres artificiels, façonnés plusieurs millénaires après la
création d'Adam par les innombrables bras de ses descendants. Ici, comme 6. « Lumière du soir sur un village de pêcheurs »,
en bien des endroits, l'histoire du paysage rencontre celle du travail, et en tiré du rouleau horizontal «Huit vues de la région du Siao et du Siang,»,
particulier l'histoire du vin et de la culture de la vigne dont, on l'a dit, attribué à Mou-k'i, milieu du XIIIème siècle. Tokyo, Musée d'art Nezu.
l'histoire humaine est un provignement114 »
7. Château au bord du lac, Ambrogio Lorenzetti.
Sienne, Pinacothèque. Photo @c, S,.I..
109
Alain ROGER, Nus et Paysages. Essai sur la fonction de l'art, Paris,
Aubier, 1978, p. 37. 8. Ville sur la mer, Ambrogio Lorenzetti.
110
Piero CAMPORESI, Les Belles Contrées. Naissance du paysage Sienne, Pinacothèque. Photo , Scala.
italien, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 199 5, pp. 1 1- 1 2.
111
Ibid., p. 47. 9. « La récolte des choux », Tacuinum sanitatis, f' 23 r'. Vienne,
112
Ibid., p. 85. Bibliothèque nationale d'Autriche. Codex Vindobonensis series nova
113
Ibid., p. 143. 2644.
114
Ibid., p. 190. Voir aussi pp. 144, 160, 172 et sq., 180, 189.
10 «Poisson frais», Tacuinum sanitatis, f' 82 r'. Vienne,
Bibliothèque nationale d'Autriche. Codex Vindobonensis series nova
2644.

11. «Calendrier » : Février, Très Riches Heures du duc de Berry, début du


XV ème siècle.Chantilly, musée Condé. Phot. Giraudon.

12. «Calendrier »: Août, Très Riches Heures du duc de Berry, début du


XV ème siècle.Chantilly, musée Condé. Phot. Giraudon.

13. La Vierge au chancelier Rolin, Jan Van Eyck, vers 1433.


Paris, musée du I-ouvre. Photo. RMN-Jean.

14. La Madone à l'écran d'osier, Robert Campin, le «Maître de


Flémalle», vers 1420-1425.
Londres, National Gallery. Photo Artephot/Bridge... Art Library.

17. Saint,Jean-Baptiste dans le désert, Geertgen Tot Sint Jans, vers 1490-
1495.Berlin, Staatliche Museum Preussischer Kulturbesitz. Photo Jôrg
P; Anders,,.

i8. L’Étang dans laforêt, Albrecht Dürer, vers 1495. Londres, British
Museum.

19. Montagne welche, Albrecht Dürer, vers 1495.


Oxford, Ashmolean Museum of Art and Archeology.

20. La Tentation de saint Antoine, Joachim Patinir, 1515.


Madrid, musée du Prado. Photo G. Dagli Orti.

2 1. L’Extase de sainte Marie-Magdeleine, Joachim Patinir, vers 1512-


1515,Zurich, Kunsthaus.
Le sixième livre s'offrit à ma vue. Mon frère, désireux d'entendre de ma
VERS DE NOUVEAUX PAYSAGES bouche quelque parole d'Augustin, se tenait debout, l'oreille attentive. J'en
prends Dieu à témoin et mon frère lui-même qui était là: le passage où mes
premiers regards sont tombés contenait ces lignes : "Les hommes s'en vont
admirer les cimes des montagnes et les flots immenses de la mer et les
vastes cours des fleuves et les circuits de l'océan et les révolutions des
astres et ils se délaissent eux-mêmes." Je demeurai interdit, je l'avoue; et
priant mon frère, impatient de m'entendre lire, de ne pas me déranger, je
fermai le livre. J'étais irrité contre moi-même d'admirer encore les choses
La plupart des spécialistes s'accordent pour reconnaître que la de la terre quand depuis longtemps j'aurais dû apprendre des philosophes,
transformation de la montagne en paysage s'est produite au XVIII ème même des Gentils, que rien n'est admirable que l'âme et que pour l'âme,
siècle. Il y eut, certes, des précédents, mais isolés, sans postérité, et l'on lorsqu'elle est grande, rien n'est grand115. »
mentionne toujours deux ascensions fameuses, celle du Ventoux par
Pétrarque en 1336, et celle du mont Aiguille par Antoine de Ville en 1492. Le récit d'Antoine de Ville n'est pas moins instructif.
Les récits de ces premiers «alpinistes » sont d'ailleurs fort différents au
regard de la sensibilité esthétique, assurément plus développée chez le L'écuyer de Charles VIII est ici en mission, accompagné de quelques
poète que chez le soldat. Le texte de Pétrarque n'en trahit pas moins un hommes, dont un « eschelleur » - la paroi verticale du mont Aiguille est
certain embarras. Tout se passe, en effet, comme si cette sensibilité escaladée comme celle d'une forteresse -, avec pour objectif d'accomplir un
naissante se trouvait contrariée, d'un bout à l'autre de l'ascension. D'abord exploit en l'honneur de son roi. Le rapport adressé au président du
par le vieux pâtre, qui, comme on l'a vu au chapitre premier, veut parlement de Grenoble en témoigne : « C'est le plus horrible et
dissuader les voyageurs (Pétrarque et son frère) de se lancer dans une épouvantable passage que je vis jamais. » Mais la récompense est au bout
entreprise qui ne peut leur apporter que «regret et fatigue » ; puis, lors de de l'épreuve, non pas, comme chez Pétrarque, dans la délectation
l'escalade qui, effectivement, se révèle fort pénible, mais la lassitude est panoramique du pays, mais dans la découverte d'un lieu hospitalier et
surmontée et comme sublimée par la comparaison des tribulations de presque bucolique: «Pour vous deviser de la montagne, elle a par le dessus
l'existence, dont elle devient la métaphore : « Après avoir été maintes fois une lieue française de tour, ou peu s'en faut, un quart de lieue de longueur
déçu, je m'assieds dans une combe. Là ma pensée s'envole, rapide, du et un trait d'arbalète de travers, et est couverte d'un beau pré par dessus et
monde des choses matérielles vers celui des choses immatérielles et je avons trouvé une belle garenne de chamois, qui jamais n'en pourront
m'apostrophe moi-même en ces termes : les épreuves que tu as endurées partir, et des petits avec eux de cette année, dont s'en tua un malgré nous, à
tant de fois aujourd'hui dans l'ascension de cette montagne, sache bien que notre entrée116. » « Un beau pré », «une belle garenne », voilà les seules
tu les rencontres aussi, toi comme tant d'autres, sur le chemin du notations esthétiques du rapport. Il y a, tout là-haut, comme un enclos
bonheur»; enfm, au terme des « épreuves », quand le « bonheur» advient,
sous la forme d'une vision grandiose, qui embrasse la totalité du pays 115
Sur l'ascension du mont Ventoux par Pétrarque, voir Philippe Joutard,
environnant. La jouissance est incontestablement esthétique, mais il L’Invention du mont Blanc, Paris, Gallimard/julliard, 1986.
convient de remarquer qu'elle est moins liée à la montagne elle-même 116
J'ai transcrit en français moderne le texte du rapport. Sur
qu'au panorama que le sommet permet de découvrir, et la voilà bientôt l'ascension du mont Aiguille par Antoine de Ville, voir Jack
refoulée par une méditation religieuse, inspirée des Confessions de saint
LESAGE, «Pour l'amour du nom du Roy ». Le mont Aiguille,
Augustin, dont Pétrarque ne se sépare jamais, et qu'il ouvre au hasard: «
Grenoble, Publialp, Ed. du Grésivaudan, 1992.
paradisiaque, et plusieurs commentateurs, Serge Briffaud en particulier, que comme métaphore dela femme «de glace », qu'on espère du moins
ont émis l'hypothèse que de Ville, à l'instar de son contemporain n'être pas «perpétuelle »...
Christophe Colomb, était en quête de l'Éden, selon une vieille croyance À l'aube des Lumières, l'expérience de la montagne est toujours aussi
qui plaçait ce dernier au sommet d'une montagne inaccessible. Quoi qu'il négative, comme en témoigne le Journal de Montesquieu: « On est bien
en fût, force est de constater que l'émotion esthétique, loin d'être novatrice, étonné, quand on quitte la belle Italie pour entrer dans le Tyrol. Vous ne
revêt ici une forme traditionnelle, celle que procure un jardin, ici voyez rien jusques à Trente que des montagnes. [... ] Tout ce que j'ai vu du
providentiel, et d'autant plus apprécié que sa révélation a été précédée Tyrol, depuis Trente jusques à Insbrück [sic] m'a paru un très mauvais
d'une ascension plus périlleuse. pays. Nous avons toujours été entre deux montagnes. [... ] On arrive de
Trente à Bolzano, toujours entre deux montagnes119. » On ne saurait donc
DU « PAYS AFFREUX » prétendre, avec J. Chouillet, que « Montesquieu n'a même pas remarqué
AUX «SUBLIMES HORREURS qu'il y eût des montagnes dans le Tyrol120 », puisque, au contraire, il n'a vu
qu'elles ! Mais, s'il perçoit du pays, du «très mauvais pays », il n'aperçoit
Les premiers signes, discrets, d'une sensibilité nouvelle, apparaissent dès aucun paysage, d'où son accablement. Cette orophobie est tenace. En
la fin du xvii'siècle, avec John Dennis et M" de Sévigné (voir plus loin). 1748, dans sa Physique de la beauté - une apologie des courbes, dont on
Mais, pour l'essentiel, c'est-à-dire pour le regard collectif, la montagne trouve une autre version dans L'Analyse de la beauté de Hogarth (1753),
reste un «pays affreux ». Cette formule revient sans cesse dans les récits qui définit la beauté par la ligne onduleuse, et la grâce par la ligne
des voyageurs, pressés de s'éloigner de ces « monts sourcilleux ». Certes, serpentine -, Morelly recommande de laisser « les rochers escarpés » aux «
on s'y aventure, par nécessité, parfois par intérêt, la minéralogie par amants malheureux, aux hypocondriaques et aux ours», et de leur préférer
exemple, mais jamais pour le plaisir esthétique. Grand-Carteret évoque «le penchant arrondi d'une colline », «le creux d'un beau vallon » et « le
ces amateurs de «mines», « qui ne notèrent pas le plus petit coin de cours serpentueux d'une rivière», c'est-à-dire de s'en tenir à la vision
paysage, quoi qu'ils aient vu du pays117 ». L'exemple le plus étonnant, et le traditionnelle, qui ne connaît que la campagne, ici féminisée, sinon
plus drôle, est celui d'un certain Le Pays - un nom prédestiné - qui, dans érotisée, selon l'esprit du temps.
une lettre du 16 mai 1669, adressée de Chamonyen-Fossigny (sic) à sa Les causes de cette orophobie ne sont pas seulement objectives - rigueur
cruelle maîtresse, n'hésite pas à la comparer à ce « païs affreux », «cinq du climat, stérilité (l'argument est constant), difficultés et dangers du
montagnes qui vous ressemblent, comme si c'estoit vous-même [... ] cinq voyage. De même que pour la thalassophobie (voir plus loin), il s'y ajoute
montagnes, Madame, qui sont de glace toute pure depuis la teste jusqu'aux des raisons religieuses, qui, comme l'a souligné Alain Corbin, sont liées au
pieds; mais d'une glace qu'on peut appeler perpétuelle ». Et de conclure : thème du Déluge. «On comprend que l'océan, relique menaçante du
«Mais pourtant, s'il faut mourir de froid, il vaut encore mieux que ma mort Déluge, ait pu inspirer de l'horreur, tout comme la montagne, autre trace
soit causée par la glace de votre coeur que par celle des montagnes. De chaotique de la catastrophe, "pudenda de la nature", déplaisante et
sorte, Madame, que je suis résolu de me tirer le plutôt que je pourrai de ce agressive verrue poussée à la surface des nouveaux continents121. » La
païs affreux, pour m'en aller mourir à vos pieds118. » Prodigieuse malédiction peut d'ailleurs se préciser et se localiser. Ainsi, à propos des
rhétorique, où la montagne ne prend sens aux yeux de l'amoureux « transi» 119
MONTESQUIEU, Voyage de Gratz à La Haye, [17131, dans OEuvres
complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. 1, 1949, p. 803.
117
John GRAND-CARTERET, La Montagne à travers les âges, 2 vol., 120
J. CHOULLET, L’Esthétique des Lumières, Paris, P.U.F., 1974,
Grenoble, 1903-1904, reprint Genève, Slatkine, 1983, vol. 1, p. 313, p. 116.
souligné par moi. 121
Alain CORBIN, Le Territoire du vide. L'Occident et le désir du
118
Cité par J. GRAND-CARTERET, Op. cit., pp. 301-302. rivage. 1750-1840, Paris, Aubier, 1988, p. 16.
glaciers : « Les lieux où ils s'étendent actuellement étaient autrefois comme l'inventeur des Alpes. Les quarante-neuf strophes de son poème,
cultivés et riches ; ils auraient été recouverts par la glace à la suite d'une Die Alpen (1732), furent en effet traduites dans toutes les langues (dix
punition divine. Telle serait l'origine de la mer de Glace122. » Saussure nous éditions en France, de 1749 à 1772). Pour la première fois, semble-t-il,
le confirme : «Le petit peuple de notre ville et des environs donne au mont «l'affreux pays » devient un paysage, comme en témoignent ces sous-titres
Blanc et aux montagnes couvertes de neige qui l'entourent le nom de de la traduction française : Paysage des Alpes. La Nature montrant à un
montagnes maudites ; et j'ai moi-même ouï dire dans mon enfance à des berger un beau paysage. On a coutume de lui associer Gessner, poète et
paysans que ces neiges éternelles étaient l'effet d'une malédiction que les peintre, et, surtout, le Rousseau de La Nouvelle Héloïse, dont le succès fut
habitants de ces montagnes s'étaient attirée par leurs crimes 123 «Les également considérable. Grâce à lui, le Valais, de modeste pays, est
Lumières ont, à cet égard, exercé une fonction purgative en dissipant les devenu un paysage, peu « sourcilleux », il est vrai. « Le "mélange étonnant
ténèbres de la superstition. Non sans peine, et cela pourrait expliquer, au de la nature sauvage et de la nature cultivée", voilà tout ce que Saint-Preux
moins partiellement, pourquoi il a fallu près d'un siècle pour conquérir ces vit dans le Valais et il n'est pas besoin pour cela de dépasser les hautes
« montagnes maudites », au prix d'un alpinisme à la fois athlétique et vallées125. »
esthétique. L'intérêt de la célèbre lettre XXIII de Saint-Preux à Julie est triple.
« Dans ses aspirations vers la nature, la société duXVIII ème siècle 1) Elle nous fait assister, participer à la métamorphose du pays en
procédera en effet par évolutions successives. D'abord, avec Haller, elle se paysage, par la médiation de l'écriture. D'abord, au début de la lettre: « À
tournera vers la montagne par opposition à la plaine, puis, avec Rousseau, peine ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderait des
elle se fixera sur les bords du Léman en face de ce décor complet, donnant années d'observation. » Puis, au terme de la description : «J'aurais passé
au premier plan les hauteurs riantes et fertiles, au second plan, dans un tout le temps de mon voyage dans le seul enchantement du paysage, si je
lointain suffisamment éloigné pour qu'aucune impression de crainte n'en n'en eusse éprouvé un plus doux encore dans le commerce des habitants126.
résulte, les monts arides du Valais, aux cimes sourcilleuses. Puis enfin, » Suit l'évocation de ces repas, où il « s'enivrait par reconnaissance » et de
peu à peu, avec Pezay, avec Boufflers, avec Bourrit, avec de Saussure, « ces jeunes beautés timides », qui le choquaient toutefois par «l'énorme
avec De Luc, avec Dusaulx, elle s'approchera de ces sublimes horreurs - ampleur de leur gorge », pudiquement opposée à celle de Julie.
que dis-je ! -, elle ne verra plus qu'elles124. » Haller d'abord, toujours cité 2) Ce paysage, intermédiaire et contrasté-, est nettement circonscrit:
«Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête.
122
Ph. JOUTARD, L’Invention du mont Blanc, op. cit., p. 21. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur épais
123
Horace Benedict de SAUSSURE, Voyages dans les Alpes, cité brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les
par yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois, je me perdais dans
Ph. JOUTARD, op. cit., pp. 21-22. l'obscurité d'un bois touffu. Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une
124
J. GRAND-CARTERET, La Montagne..., op. cit., p. 384. Serge agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant
BRIFFAUD, dans un article remarquable («Découverte et représentation
d'un paysage. Les Pyrénées du regard à l'image, XVIII-XIX éme siècles », un pays avant d'être un paysage (p. 234). La transformation de l'un en
dans Pyrénées: un paysage à la croisée des regards, XVIII-XIX éme l'autre fut également progressive «Le premier grand site des Pyrénées n'est
siècles, Ville de Toulouse-Ascode, 1989, repris dans La Théorie du pas le cirque de Gavarnie, mais la vallée de Campan» (p. 235). De la
paysage en France, 19741994, Seyssel, Champ Vallon, 1995), montre que campagne à la montagne, via les vallées...
les Pyrénées ont fait l'objet d'une ascension similaire, quoique plus tardive. 125
Daniel MORNET, Le Sentiment de la nature en France, de Jean
«Le paysage pyrénéen est d'invention récente» (p. 224), c'est-à-dire Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, Paris, Hachette, 1907, p.
postérieure de «plusieurs décennies » (p. 225) à celle des Alpes. Et 273.
Briffaud souligne à son tour que, «au XVII ème siècle, les Pyrénées étaient 126
Pays et paysage, soulignés par moi.
de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des Le goût a changé et la consultation de l'Encyclopédie est, à cet égard, fort
hommes où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré : à côté d'une instructive. L'article « Glaciers ou Gletschers » (vol. VII), probablement
caverne on trouvait des maisons ; on voyait des pampres secs où l'on n'eût dû à d'Holbach, exprime bien l'avènement d'une nouvelle sensibilité, qui se
cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d'excellents hausse de plus en plus. Aucune définition, mais, d'emblée, un jugement
fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices. » Tout se passe esthétique : «Il n'est peut-être point de spectacle plus frappant dans la
comme si la sensibilité paysagère, traditionnellement attachée à la nature que celui des glaciers de la Suisse. » Suit la description de celui de
campagne, s'étendait, de proche en proche, aux versants montagneux, sans Grindelwald, alors le plus célèbre (les « glacières » du Faucigny ne seront
pourtant s'élever jusqu'aux sommets neigeux. «La neige me chasse», dit fréquentées que plus tard), que l'auteur, toutefois, n'a jamais vu. Il
SaintPreux au début de sa lettre. Rousseau « n'est pas l'homme des travaille en effet de seconde main et son article n'est, pour l'essentiel, qu'un
sublimes horreurs127». résumé enthousiaste de l'ouvrage de J.G. Altmann (encore un nom
3) Le picturalisme, alors prépondérant dans la représentation prédestiné), «un traité des montagnes glacées et des glaciers de la Suisse»
paysagère128, préside à la métamorphose, la peinture informe l'écriture, qui (1753). Voilà, selon notre encyclopédiste en chambre, «un des plus beaux
en adopte les valeurs optiques, pour produire un tableau poétique: spectacles que l'on puisse imaginer dans la nature, c'est une mer de glace
«Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts [... ]. Cet amas de pyramides ou de montagnes de glace ressemble à une
différemment éclairées, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les mer agitée par les vents, dont les flots auraient été subitement saisis par la
accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir; vous aurez gelée, ou plutôt on voit un amphithéâtre formé par un assemblage
quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d'attirer mon immense de tours ou de pyramides hexagones. [... ] Cela forme un coup
admiration, et qui semblaient m'être offertes en un vrai théâtre ; car la d'oeil d'une beauté merveilleuse. » L'article mériterait un long
perspective des monts, étant verticale, frappe les yeux tout à la fois et bien commentaire, mais je me contenterai d'en relever les traits essentiels : le
plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu'obliquement, en dithyrambe, qui prouve que la haute montagne est devenue, fût-ce par oiii-
fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre. » On se gardera dire, une mode esthétique; et cette fusion de la montagne et de la mer,
d'ailleurs d'oublier ceux qui, autant que les poètes, ont joué un rôle figées dans leur sublimité naissante ; la métaphore, enfin, des « pyramides
important dans l'invention de la montagne, en particulier auprès des » (à dix reprises dans l'article), un cliché architectural désormais récurrent,
voyageurs anglais, de loin majoritaires, je veux parler des dessinateurs- puisqu'on le retrouve chez Saussure - « de hautes pyramides » et de «
graveurs, Aberli, Rieter, Caspar Wolf, les frères Linck, etc. C'est eux qui grands obélisques » - et chez Kant qui, par oui-dire lui aussi, exalte la
vont poursuivre l'ascension, inaugurant ce que Grand-Carteret appelle «la sublimité des Eispyramiden.
période des glacières129, « les glacières et non les sommets130 ». À ce degré de l'ascension, il semble bien que l'esprit de conquête,
scientifique et sportive, ait pris le relais de la sensibilité poétique. Il paraît
que Haller, qui n'avait jamais parcouru le Faucigny, aurait conseillé à
127
J. GRAND-CARTERET, La Montagne..., op. cit., p. 378. Saussure de s'y rendre. Le geste est symbolique. Au poète des Alpes, la
128
Un signe presque caricatural de cette prépondérance nous est nature, bienveillante, off-rait quelque beau paysage. Au savant, qui s'est
fourni par l'article «Paysage » de l'Encyclopédie (vol. XII), dû au hissé beaucoup plus haut, elle fournit le plus sublime des laboratoires :
chevalier de Jaucourt, et qui ne traite que de tableaux : « C'est le genre de «Le physicien, comme le géologue, trouve sur les hautes montagnes de
peinture qui représente les campagnes et les objets qui s'y rencontrent. » grands objets d'admiration et d'étude. Ces grandes chaînes, dont les
Double sommets percent les régions élevées de l'atmosphère, semblent être le
réduction:le paysage n'est plus qu'une campagne peinte. laboratoire de la nature et le réservoir dont elle tire les biens et les maux
129
J. GRAND-CARTERFT, Op. cit., p. 445. qu'elle répand sur notre terre, les fleuves qui l'arrosent, et les torrents qui la
130
Ph. JOUTARD, L’Invention du Mont Blanc, op. cit., p. 98.
ravagent, les pluies qui la fertilisent et les orages qui la désolent. Tous les Scénographie, fabulation, picturalisme. Et toujours cette distinction,
phénomènes de la Physique générale s'y présentent avec une grandeur et fondamentale, du pays et du paysage. Mais il faut, justement, être peintre,
une majesté, dont les habitants de la plaine n'ont aucune idée131 » pour passer de l'un à l'autre, intégrer le pays dans le cadre d'un paysage.
On a laissé les peintres dans la vallée, ou à mi-pente. jusqu'aux glacières, Ces modèles, hélas, vont bientôt faire défaut. Sans doute, comme le
ils pouvaient «composer », selon les modèles consacrés. On le voit bien souligne Starobinski, « le souvenir des tableaux pittoresques, à la Salvator
avec Aberli: «Vous ne savez pas encore combien et quels trésors la Suisse Rosa, a joué un rôle important dans la découverte de la montagne. L'oeil
renferme pour nos pinceaux et nos crayons. [... ] D'un côté des scènes avait été instruit par la peinture134 » ; mais tous ces noms, Salvator Rosa,
sauvages, plus terribles que partout ailleurs, à cause de la plus grande Poussin, Savari, Ruysdael et Claude, invoqués par Aberli, sont désormais
élévation de nos montagnes ; de l'autre, des belles plaines, assez étendues «surpassés», dès qu'on s'approche de la région supérieure.
pour rappeler la vue des Pays-Bas, et même des marines sur les grands Il en va de même des peintres contemporains, incapables de paysager de
lacs, de sorte qu'un paysagiste peut trouver facilement des modèles pour tels pays, et Grand-Carteret, impitoyable, constate « la faillite de Vernet »,
des compositions dans tous les genres. Aussi, dans notre course, nous est- « la faillite de la peinture135 ». Une autre légende d'estampe - Vue de la
il arrivé de nous écrier tous les deux à la fois : Salvator Rosa! Poussin! Source du Trient et du glacier d'où il sort - est, à cet égard, significative,
Savari! Ruisdal [sic] ou Claude132 1 » Étranges références, s'agissant de la puisque le peintre s'y donne à lui-même congé «Les montagnes
montagne, mais qui confirment bien l'hégémonie de ces modèles picturaux majestueuses qui terminent l'horizon sont celles derrière lesquelles la
dans la culture occidentale (voir plus haut). Et il suffit de lire les légendes, Drance prend sa source. Si on avance plus loin, on ne voit plus que
souvent bilingues, tourisme oblige, qui accompagnent les estampes, pour montagnes et vallées de neige et rocs de granit, et sans les traces de
constater que ce picturalisme demeure prépondérant aux yeux des chasseurs de chamois on serait entièrement séparé de ce qui rappelle
amateurs de paysages. Ainsi, pour cette View of the Source of the Arve, l'homme : alors les scènes, quoique sublimes, ne sont plus de nature à être
Drawn of the Spot and Painted by L. Belanger, Engraved by S. Meiigot: « rendues par le peintre136 »
Les montagnes de neige qui sont celles d'Argentières et du Col Ferret, d'où
sort l'Arve, ne sont pas les plus hautes du pays, mais elles se présentent de
134
Jean STAROBRNSKI, L’Invention de la liberté, 1700-1789, Lausanne,
la manière la plus importante et forment avec les rochers du devant du Skira, 1964, p. 160.
tableau et les différentes chutes, l'amphithéâtre le plus magnifique. Il y a
135
J. GRAND-CARTERET, La Montagne..., op. cit., pp. 466 et 490.
dans l'ensemble de cette scène, comme dans ses détails, une richesse et une S.Briffaud fait le même constat pour les Pyrénées : «L'artiste ne pourra ici
grandeur qui surpassent tout ce qu'a produit l'imagination des Salvator que marcher sur les traces du savant. Il est en retard dans ce monde neuf,
Rosa et des Ruysdael [sic], et l'on y trouve cette proportion heureuse entre que ses pinceaux ne sont pas exercés à rendre.» Gustave Doré «signe le
les parties du paysage, qui les fait ressortir mutuellement. Les glaciers renoncement quasi définitif de la peinture à servir de prolongement au
donnent le caractère du pays, mais ne sont pas assez près de l'oeil pour regard du naturaliste» (art. cité, pp. 243 et 254).
nuire à l'harmonie du tableau, et après s'être livré à l'enthousiasme qu'une
136
Cité par J. GRAND-CARTERET, La Montagne..., op. cit., p. 517.
pareille scène ne peut manquer d'exciter sur tout homme sensible aux Même abdication, un peu plus tard, chez Pierre-Henri DE
beautés de la nature, le spectateur, s'il est peintre, peut considérer cette vue VALENCIENNES, dans ses Réflexions et conseils à un élève sur la
d'après les règles de son art, et trouver un nouveau sujet d'admiration 133 » peinture et particulièrement sur le genre du paysage : « Les glaciers des
Alpes et des Pyrénées sont très curieux pour les savants et les naturalistes.
131
H.B. de SAUSSURE, Voyages dans les Alpes, cité par Ph. JOUTARD Ils n'offrent pas le même avantage au peintre. Nous conseillons
L'Invention du Mont Blanc, op. cit., p. 126. néanmoins aux jeunes artistes de les voir et même d'en faire quelques
132
Cité par J. GRAND-CARTERET, La Montagne..., op. cit., p. 440. études, dont les détails pourront leur être utiles dans certaines occasions.
133
Cité ibid., p. 423 Mais nous le répétons, ces phénomènes sont plus admirables que
Cette faillite semble définitive, et c'est un événement considérable dans circonstances qui rendent aussi fructueux au géologue qu'intéressant pour
l'histoire des arts. Les peintres, sans doute, ne capitulent pas aussitôt, et le touriste le parcours des Alpes138 ».
l'on verra Tôppfer (en 1832) les rappeler à leurs devoirs : «Que cette Comment expliquer la séduction de ces photographies ? Paradoxe : c'est
poésie de la zone supérieure alpestre soit accessible à l'art, qui ne touche parce qu'ils se donnaient des objectifs scientifiques et se détournaient des
encore que bien timidement à ces scènes d'en haut... » Un an auparavant, modèles picturaux que les photographes de haute montagne sont devenus
dans ses Neuf Lettres sur la peinture de paysage, Carus assigne même au d'authentiques artistes, des inventeurs de paysages, même s'ils ont souvent
peintre une mission messianique, à la fois artistique et scientifique : - à commencer par Civiale - prétendu le contraire. Nous qui avons les
révéler « l'histoire des montagnes ». «Avec quelle clarté cette histoire ne yeux grevés d'images, films, affiches, cartes postales, etc., nous avons
s'exprime-t-elle pas dans certaines strates et dans certaines formes de peine à imaginer que les contemporains de Martens et Bisson n'avaient
montagnes, au point d'imposer, même à l'ignorant, l'idée d'une telle jamais vu ça. Certains pouvaient avoir aperçu la montagne, mais personne
histoire ! L'artiste n'est-il pas libre alors de mettre l'accent sur tout cela et ne l'avait vue comme ça. Prenons Le Pic dazpiglia de Civiale (ill. 22). De
de donner, en un sens supérieur, des paysages historiques ? Cet artiste Caspar Wolf à Calame, des dizaines de peintres ont représenté des
viendra, j'en suis sûr! Un jour paraîtront des paysages d'une beauté plus sommets. Et voici cette photographie qui les relègue tous dans la
grande et plus significative que ceux qui ont été peints par Claude et par préhistoire des musées. Que s'est-il donc passé ? Ceci, tout simplement: la
Ruysdael. Ce seront de purs tableaux de la nature, mais de la nature vue naissance du « paysage historique», où se perçoit, pour la première fois, la
avec l'oeil de l'esprit, apparaissant en eux dans une vérité supérieure, et la poussée du relief. Double impression: que le paysage vient à notre
technique, toujours plus parfaite, leur apportera un éclat dont n'étaient pas rencontre, qu'il surgit sous nos yeux, par une sorte de didactisme
capables les oeuvres antérieures. » Ce que veut Carus, c'est, dans l'esprit orographique, mais aussi que l'objectif a traversé la croûte du massif, pour
de Saussure et des Lumières, « un paysage véritablement géognosique » le percer à jour. Géognose. Radiographie du roc. jamais le verbe
ou, comme il dit encore, « une physiognomonie des montagnes »137 percevoir n'a pris un sens aussi actif, aussi aigu : percer pour voir. Qui
Combinons les deux voeux: accès à la zone supérieure (Tôppfer) et oserait encore parler d'enregistrement routinier, d'«archives de la mémoire
«géognose » (Carus). C'est la photographie que nous obtenons, et non pas », selon la formule que Baudelaire, dans son Salon de 1859, applique à la
la peinture de montagne qui, malgré le talent des Diday, Calame, Hodler et photographie ? Si, comme j'essaie de le montrer, la fonction de l'art est
Segantini, ne cessera de décliner, avant d'être définitivement évincée par sa d'instaurer, à chaque époque, des modèles de vision (et de comportement),
rivale dans les publications scientifiques et touristiques. Les vrais alors Bisson (ill. 25), Civiale, Soulier (ill. 23 et 24), Donkin sont des
disciples de Saussure sont Braun, Bisson, Martens, Civiale. Carus artistes, puisque notre regard dépend encore, pour une large part, des «
recommandait au « jeune peintre paysagiste» de « respecter les rapports paysages historiques », qu'ils ont créés, voilà plus d'un siècle.
qui harmonisent nécessairement certaines formes montagneuses avec la
structure interne de leurs masses». Civiale souligne qu'il « recherchait
naturellement les points les mieux placés pour faire ressortir la structure
des roches, la disposition régulière ou anormale des couches, les L'INVENTION DE LA MER
brisements ou plissements qu'elles présentent [... ], enfin toutes les
pittoresques. Il faut par conséquent en user avec modération. » 138
Aimé CIVIALE, Rapport présenté à l’académie des sciences et relatif
137
Carl-Gustav CARUS, Neuf Lettres sur la peinture de paysage, suivies à des études photographiques sur les Alpes, faites au point de vue de
de L’Esquisse d'une physiognomonie des montagnes, trad. fr. dans De la l'orographie et de la géographie physique, 1866. J'ai analysé cette
peinture de paysage dans l'Allemagne romantique, Paris, Klincksieck, conquête finale de la montagne dans Montagne. Photographies de 1845 à
1983, pp. 104-105 et 134-136. 1914, Paris, Denoël, 1984.
J'évoquerai plus rapidement l'invention de la mer, dont Alain Corbin, par une picturalisation intense, les marines de Van Goyen, Ruysdael, et
dans Le Tenitoire du vide139, a retracé les étapes. De même que la bien d'autres. Ce que le XVIII ème siècle apporte, c'est, pour l'essentiel,
montagne s'échelonne en niveaux - hautes vallées, glaciers, sommets - une autre vision de la mer, violente, sauvage, grandiose, d'un mot:
dont la conquête a été progressive (extension verticale), de même la mer se sublime. Elle suppose une autre modélisation, où le peintre, en haute mer
diversifie en figures - la grève, la dune, les falaises, le port., le grand large, comme en haute montagne, découvre ses limites et doit céder la place au
la tempête, etc. -, dont l'appréciation esthétique suppose des regards variés, pouvoir de l'écriture et, plus tard, de la photographie et du film.
c'est-à-dire des modes d'artialisation différents. À la fin du XVI ème siècle et au début du XVIII ème siècle, hormis
Le XVII ème siècle, orophobe, n'a pas ignoré ni abhorré la mer. Mais il quelques sites pittoresques, comme ceux que l'on vient d'évoquer, la mer
s'agit d'une mer prochaine, paisible et comme apprivoisée, un en est encore à ce que j'ai nommé le degré zéro du paysage. Les
prolongement de cette campagne, qui plaît au regard cultivé. Ainsi, témoignages abondent et Corbin leur a justement consacré son chapitre
précisément, de la Campanie, tôt visitée, surtout par les Anglais, et qui initial, « Les racines de la peur et de la répulsion ». « Dans le Télémaque,
deviendra, au XVIII ème siècle, l'étape obligée de l'un de ces voyages qui n'est que succession de scènes de rivages, la plage, lieu de la fuite, des
pittoresques et pédagogiques, dont se délectent les Lumières. Là encore, naufrages, des pleurs nostalgiques, est aussi le théâtre privilégié des adieux
l'artialisation picturaliste est de et des plaintes déchirantes [ ... J. À l'aube du XVII,ème siècle, Daniel de
Foe synthétise et réaménage ces images néfastes du rivage. [... ] La plage
22. « Pic d'Azpiglia »,Aimé Civiale, 1865, in Fr. Guichon, n'est plus ici que le théâtre des catastrophes dont elle conserve la trace140»
Montagne,p. 71.Collection, Socièté française de photographie À l'ennui de Montesquieu, traversant les Alpes, et qui, décidément accablé,
souffre d'un «mal de mer épouvantable » entre Gênes et Porto Venere, fait
écho, en 1739, l'abattement du président de Brosses, parti d'Antibes pour
23. «Cabane des Grands-Mulets », Charles Soulier, vers 1860,
rallier Gênes, un «abattement de l'esprit tel que l'on ne daignerait pas
ibid., p. 7 5 Collection Gerard Levy tourner la tête pour sauver sa vie 141 ».
24. « Le Welhorn et Wetterhorn à Rosenlaui », Charles Soulier, vers Cette répulsion n'est pas seulement physique. Elle s'autorise de raisons
1860, ibid., p. 74. Collection Gerard Levy religieuses. Comme la montagne, et plus encore sans doute, la mer est liée
à la malédiction. Visage et vestige du Déluge. «L'océan apparait alors,
selon les auteurs, comme l'instrument de la punition et, dans sa
configuration actuelle, comme la relique de la catastrophe142. » De même
25. « Les séracs des Bossons», frères Bisson, 1862,
que pour le «pays affreux », la conquête esthétique de cette mer maléfique
ibid., p. 6 1 Collection, Socièté française de photographie suppose donc une opération négative et purgative, la dissolution des
règle, avec des noms qui nous sont désormais familiers, Poussin, Claude et
Salvator Rosa, mais souvent enrichis de références littéraires, virgiliennes
140
A. CoRBiN, Le Territoire du vide, op. cit., pp. 24 et 26. Le
en particulier. Il en va de même pour les Pays-Bas, où Scheveningen Télémaque de Fénelon est de 1669, Robinson Crusoe de 1719.
constitue, dès le milieu du XVII èmesiècle, un paysage, une mer artialisée
Président DE BROSSES, Journal du voyage en Italie, cité par A.
141

CORBIN, ibid., p. 29.


139
A. CORBIN, Le Territoire du vide, op. cit. La critique de P.
CAMPORESI, Les Belles Contrées, op. cit., « La mer et le littoral »,
pp. 1 1 3 et sq., me paraît peu pertinente. 142
Ibid., p. 29.
préjugés qui grèvent le regard. Dans cette double histoire - ascension de la et la préfigure dans le regard cultivé, et, plus précisément, comment le
montagne, extension de la mer - deux dates ont valeur de symbole. 1761 : sublime a été produit, dans ce même regard, par la rencontre des deux
La Nouvelle Héloïse, mais aussi les poèmes d'Ossian-Macpherson, Fingal paysages récents, la montagne et la mer, comme le suggèrent l'article «
et Temora (1760-1763). « Le rivage calédonien s'oppose radicalement à la Glaciers » de l'Encyclopédie et le commentaire de Mornet sur les marines
scène arcadienne. En Occident s'opère un renouvellement complet des de Vemet et Loutherbourg.
images de la mer143» 1787: ascension du mont Blanc par Saussure et Il y a une histoire du sublime occidental, que les spécialistes font
Balmat, mais aussi Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. Tout se commencer en 1674, date de la traduction par Boileau du traité Du
passe comme si l'artialisation cheminait de conserve, ou plutôt au même Sublime, du Pseudo-Longin. Même si l'on peut contester la distinction
rythme, dans les deux dimensions, l'altitude et le large, avec, faut-il s'en traditionnelle d'un sublime rhétorique (Longin-Boileau) et d'un sublime «
étonner, la même passation de pouvoir de la peinture à l'écriture. On a vu naturel145 », il n'en demeure pas moins qu'une mutation s'est effectuée au
la «faillite » de Vernet dans la haute montagne. Elle est moindre en haute XVIII ème siècle. «lm 18. Jahrhundert erweitert sich der Begriff des
mer. Ses Tempêtes, comme celles de Loutherbourg, ont joué un rôle Sublime auf das Sublime dans les choses (Marmontel)146»: Le concept du
incontestable dans l'éducation des regards. «Leurs marines, clairs de lune, sublime s'élargit au « sublime dans les choses ». J. Chouillet n'a donc pas
soleils couchants, tempêtes et naufrages accoutumèrent les visiteurs des tort d'affirmer que l'esthétique des Lumières « a gagné l'acquisition d'une
Salons à unir les beautés violentes ou lumineuses des vagues à "l'horreur catégorie nouvelle, le sublime » - même si le mot n'est pas nouveau -, mais
sublime" des montagnes144. » Cette influence ne saurait pourtant être on ne saurait soutenir que « l'initiative [... revient à Burke147», qui
comparée à celle de Bernardin de Saint-Pierre, qui annonce, au siècle recueille, en effet, l'héritage d'une assez longue tradition, dont l'origine
suivant, les grands écrivains de la mer, Chateaubriand, Hugo, Melville. Là remonte à la fin du siècle précédent, avec l'apparition d'une sensibilité
aussi se dessine, bien avant l'invention de la photographie, le déclin de la paradoxale, une sorte de fascination mêlée de répulsion en face de la
peinture figurative, évincée de ces paysages où elle se sent, en quelque montagne. Ainsi, chez Madame de Sévigné, qui, d'ordinaire, exprime son
sorte, dépaysée, ou plutôt dépaysagée, et comme condamnée à la nature aversion pour tout ce qui n'est pas la campagne, celle de Livry en
proche, et bientôt l'abstraction, seule en mesure, sans doute, de rivaliser particulier (toujours la proximité de la ville). Le Rhône, tumultueux, et
avec les mots. d'autant plus périlleux pour la navigation, lui est odieux (lettre à M" de
Grignan du 3 mars 1671). Elle redoute les « grosses vagues », de même
145
Le traité du Pseudo-Longin fait déjà mention d'un sublime naturel : «
DU BEAU AU SUBLIME De là vient que, par une sorte de penchant naturel, notre admiration, par
Zeus, ne va pas aux petits fleuves, en dépit de leur transparence et de
Chaque paysage a son langage. Si l'idylle arcadienne trouve
normalement le sien dans les compositions claudiennes, la défection de leur utilité, mais au Nil, au Danube ou au Phin, et bien plus encore à
celles-ci est manifeste dès qu'il s'agit d'exprimer le sublime, qui fut, dans l'Océan 3 la petite flamme allumée par nous, qui conserve la pureté
les dernières décennies du siècle, le paysage par excellence, mais aussi la de son éclat, nous frappe moins encore que les feux célestes, bien
catégorie dominante de l'esthétique nouvelle, au point d'y supplanter que souvent l'obscurité les atteigne, et elle mérite moins notre
parfois le beau. Genèse exemplaire : on voit comment l'invention d'une admiration que les cratères de l'Etna» (Du Sublime, XXXV, 4).
notion, ou sa réinvention, dépend d'une gestation artistique, qui la précède
146
Peter-Eckhard KNABE, Schlüsselbegriffe des kunsttheoretischen
143
Ibid., p. 150. Denkens in Frankreich, Düsseldorf, Schwann, 1972, p. 452.
144
D. MORNET, Le Sentiment de la nature..., op. cit., p. 290. 147
J. CHOULLET, L’Esthétique des Lumières, op. cit., p. 169.
que les Alpes, « dont les chemins sont plus étroits que vos litières » l'océan est sublime, « terrifiant ». « Une plaine très unie et d'une vaste
(lettre à Mme de Grignan du 2 juin 1672). Et pourtant, à la fin de sa étendue n'est assurément pas une médiocre représentation ; la perspective
vie, elle manifeste une émotion étrange et prémonitoire : «Nos peut s'en étendre aussi loin que celle de l'océan; mais remplirat-elle jamais
montagnes sont charmantes dans leur excès d'horreur; je souhaite l'esprit d'une idée aussi imposante ? Des nombreuses causes de cette
tous les jours un peintre pour bien représenter l'étendue de toutes ces grandeur, la terreur qu'inspire l'océan est la plus importante. La terreur est
en effet dans tous les cas possibles, d'une façon plus ou moins manifeste
épouvantables beautés » (lettre à M. de Coulanges du 3 février
ou implicite, le principe du sublime150 »
1695). Cette distinction sera aussitôt reprise par Kant dans ses Observations sur
Mais ce sont les Anglais qui vont s'engager résolument dans cette voie le sentiment du beau et du sublime (1 7 64) : « L'aspect d'une chaîne de
conduisant au sublime et à sa théorisation par Burke, dont le vrai montagnes, dont les sommets enneigés s'élèvent au-dessus des nuages, la
précurseur est John Dennis, dans sa fameuse lettre de Turin, du 2 octobre description d'un ouragan ou celle que fait Milton du royaume infernal,
1688, qui relate sa traversée de la Savoie et son franchissement du mont nous y prenons un plaisir mêlé d'effroi. Mais la vue de prés parsemés de
Aiguebelette : un « spectacle horrible » (a honid prospect), mais qui fleurs, de vallées où serpentent des ruisseaux, où paissent des troupeaux, la
procure « une horreur délicieuse » (a delightful horror), «une joie terrible description de l'Élysée ou la peinture que fait Homère de la ceinture de
» (a terrible joy), deux oxymores qui feront bientôt fortune. D'abord avec Vénus nous causent aussi des sentiments agréables, mais qui n'ont rien que
Addison, qui évoque à son tour, en 1702, « l'agréable horreur » des de joyeux et de souriant. Il faut, pour être capable de recevoir dans toute
montagnes, et, dix ans plus tard, dans le célèbre Spectator, « l'exquise sa force la première impression, posséder le sentiment du sublime, et pour
horreur » de l'océan puis avec Shaftesbury148 ; avec Burke, enfin, qui, en bien goûter la deuxième, le sentiment du beau151. » C'est pourquoi, tandis
1757, conceptualise l'oxymore, pour mieux opposer la catégorie du que les femmes ont le sentiment du beau, les hommes ont celui du
sublime, alors naissante, à celle du beau, encore prévalente. Le beau sublime. Car ce dernier ne réside pas dans l'objet naturel, mais dans la
procure du plaisir (pleasure), le sublime une délectation (delight) : « Non disposition subjective de celui qui le juge, d'où sa fonction éthique. Quoi
pas du plaisir, mais une sorte d'horreur délicieuse, une sorte de tranquillité qu'il en soit, il me semble que les commentateurs de Kant n'ont pas assez
teintée de terreur149 » (not pleasure, but a sort of delightful hor-ror, a sort souligné la fonction génétique et générique des exemples. Il est, à cet
of tranquility tinged with terror). Il ne s'agit pas d'une différence de degré, égard, remarquable que les deux passages les plus spectaculaires de la
mais d'une opposition de nature. La campagne est belle, « plaisante », Critique de lafaculté de juger (1791), ceux où la doctrine kantienne du
sublime trouve ses formules les plus fortes, associent justement la mer et
la montagne, désormais inséparables et comme confondues dans la même
148
«Dans Les Moralistes, Rhapsodie philosophique, Shaftesbury s'avoue vision, mer de glace et montagnes houleuses :
conquis par le sublime des lieux sauvages, les hautes montagnes et les «D'où l'on voit que le vrai sublime n'est-qu'en l'esprit de celui qui juge et
gouffres et explique l'étrange plaisir qu'ils nous donnent à la fois par leur qu'il ne faut point le chercher dans l'objet naturel, dont la considération
beauté intrinsèque, par l'attestation d'une finalité supérieure de la nature, suscite cette disposition du sujet. Qui appellerait donc sublimes des
par le sentiment de la présence du temps qui laisse les traces de son masses montagneuses sans forme, entassées les unes sur les autres en un
déploiement à travers la diversité des couches géologiques, et enfin par les sauvage désordre, avec leurs pyramides de glace (Eispyramiden), ou bien
symboles qu'ils nous présentent de la puissance divine. » (Baldine SA@ encore la sombre mer en furie (die düstere tobende See) ? [... ] Des rochers
GIRONS, Avant-propos à sa traduction de la Recherche philosophique sur
l'origine de nos idées du sublime et du beau de Bu@, Paris, Vrin, 1990, 150
Ibid., pp. 98-99.
p. 30). Le texte de Shaftesbury est de 1709. 151
KANT, Observations sur le sentiment du beau et du sublime,
149
E. BURKE, Recherche philosophique..., op. cit., p. 179. Paris,Vrin, 1969, pp. 18-19.
se détachant audacieusement et comme une menace sur un ciel où mais esthétiques. Jusqu'à la friche, qui, aux yeux de certains, est en passe
d'orageux nuages s'assemblent et s'avancent dans les éclairs et les coups de d'acquérir une valeur paysagère... Sans oublier, bien sûr, tous les paysages
tonnerre, des volcans en toute leur puissance dévastatrice, les ouragans que que la microphysique et l'exploration spatiale nous découvrent, ou plutôt
suit la désolation, l'immense océan dans sa fureur (der grenzlose Ozean in nous inventent, et qui, sans doute, relèvent, pour l'essentiel, des progrès
Empôrung gesetzt), les chutes d'un fleuve puissant, etc., ce sont là choses technologiques, mais ne s'inscriraient jamais dans le regard collectif s'ils
qui réduisent notre pouvoir de résister à quelque chose de dérisoire en n'étaient pas médiatisés, artialisés, comme le montrent à l'évidence, pour
comparaison de la force qui leur appartient. Mais, si nous nous trouvons les paysages sous-marins, les films de Cousteau et Le Grand Bleu de Luc
en sécurité, le spectacle est d'autant plus attrayant (anziehend) qu'il est plus Besson, ou, pour les paysages planétaires, les productions du space art
terrifiant (furchtbar) ; et nous nommons volontiers ces objets sublimes, américain et les oeuvres de science-fiction. Pour ne pas évoquer les
parce qu'ils élèvent les forces de l'âme au-dessus de l'habituelle moyenne « paysages virtuels », dont les premières applications pratiques peuvent
et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d'un tout autre sembler décevantes, mais dont l'avenir, en revanche, paraît illimité.
genre, qui nous donne le courage de nous mesurer avec l'apparente toute- On doit, dès lors, se demander ce que peut bien signifier la question, chère
puissance de la nature152. » aux Cassandres écologistes, de la «mort du paysage », alors que nous
assistons au contraire à sa prolifération pléthorique, au point qu'il faudrait
plutôt redouter la saturation et s'interroger sur la capacité de nos pauvres
NAISSANCE DU DÉSERT regards à absorber tous les modèles qu'on lui fournit. J'y reviendrai à la fin
On pourrait multiplier les exemples de telles inventions. Notre siècle les de ce chapitre, mais je voudrais, auparavant, me pencher sur un dernier
prodigue et sa fécondité, en ce domaine, est presque sans limites, puisqu'il exemple, celui du Désert, qui illustre, d'une façon particulièrement
n'est guère d'entités géographiques qui n'aient accédé ou n'accèdent didactique et spectaculaire, la transformation d'un pays en paysage.
aujourd'hui à la dignité paysagère. À commencer par la forêt, longtemps Partons, comme d'habitude, de ce que j'appelle le degré zéro du paysage,
hostile dans l'imaginaire occidental, mais que l'hygiénisme du XIX153 ème en l'occurrence le pays le plus ingrat, inhospitalier et justement déserté,
et l'écologisme du XX ème ont idéalisée avec, comme toujours, le renfort hormis par les nomades et quelques fous érémitiques. Chantal Dagron et
décisif des représentations artistiques (l'école de Barbizon pour la forêt de Mohamed Kacimi ont magnifiquement décrit la répulsion dont le désert
Fontainebleau, etc.), au point que, selon une enquête récente., elle est en a, depuis l'aube des temps, fait l'objet: « D'Hérodote à Flaubert, de
passe de supplanter la mer et la haute montagne dans la prédilection des Strabon à Nerval, quiconque foulera le pays regardera seulement ce que
Français. Mais aussi d'autres lieux, qui ne bénéficient pas, comme la forêt, l'index pharaonique lui enjoint, depuis trois mille ans, de voir: le Nil, le
de la plus-value chlorophylienne du « vert » (voir plus loin), tel le Nil seul. jamais le désert qui l'entoure155» Le regard biblique n'est pas
marais154, naguère jugé malsain, au point d'être systématiquement asséché, foncièrement différent, même si le désert s'y voit investi d'une fonction
et qu'on réhabilite à présent, pour des raisons non seulement écologiques, initiatique et purificatrice, étrangement attachée au nombre quarante : la
traversée du désert par le peuple hébreu dure quarante ans. Le jeûne de
Jésus au désert dure quarante jours (le désert aquatique du Déluge avait
152
- KANT, Critique de la faculté de juger, op. cit., §§ 26 et 28. déjà duré quarante jours ... ). La vision islamique est encore plus
153
Voir les travaux de Bemard KALAORA, en particulier Le Musée vert. négative. On l'a vu avec le paradis coranique, qui exalte l'ombre et les
Radiographie du loisir enforêt, Paris, Anthropos, 198 1, rééd. Paris, liqueurs, tandis qu'il relègue les damnés dans la foumaise du désert. « Le
L'Harmattan, 1993 Coran, comme s'il voulait cacher à sa terre natale, l'Arabie, à quel point
154
.Voir le magnifique ouvrage, publié sous la direction de Pierre
DONADIEU,Paysages de marais, Paris, Jean-Pierre de Monza, 1996. 155
Chantal DAGRON et Mohamed KACIMI, Naissance du désert, Paris,
Balland, 1992, p. 38.
son sol était stérile, taira l'existence du désert. "Nous avons fait de l'eau sable est une métonymie du Sahara159». «Il n'est de désert que de sable160 »
toute chose vivante", dit Dieu à son Prophète. Né du désert, l'islam Le reg est resté un pays tandis que l'erg devenait un paysage (il convient
s'affi=era complètement amnésique au désert. Il s'agissait de libérer les cependant de lui adjoindre les reliefs tabulaires, hamadas et tassilis, qui
Arabes de l'emprise des sables, de leur donner une terre promise, envers ont bénéficié, eux aussi, dans une moindre mesure, d'une « promotion »
absolu de la leur. [... ] L'islam aura donc réussi à exorciser paysagère).
spirituellement le désert, et temporellement à le dépasser. À peine le Comment expliquer cette hégémonie du sable161, qui caractérise non
Prophète était-il mort, que La Mecque se vidait. Ce qu'il redoutait le seulement les catalogues touristiques «I-es prix des randonnées sont
plus était, disait-il, que son peuple ne retournât un jour au désert. pratiquement proportionnels à la quantité de sable162 » -, mais aussi les
L'islam s'empressa alors de quitter son berceau et alla s'établir sur les ouvrages pédagogiques et scientifiques, tant pour l'iconographie que pour
rives de l'Euphrate, du Tigre et du Guadalquivir. À Bagdad, Damas et le texte ? J'incline à croire, comme Michel Roux, que la sélection,
Grenade156 » l'élection de l'erg au détriment du reg, même chez les géographes qui
Cette érémophobie, analogue à l'oro- et à la thalassophobie, naguère n'ignorent pourtant pas la prépondérance du second sur le premier,
évoquées, va perdurer au fil des siècles. «Pays affreux », s'il en fut. La s'effectue par la projection esthétique du modèle marin (dune et vague),
colonisation française ne lance, au Sahara, que de rares expéditions, déjà en place dans le regard occidental, une artialisation sans doute plus ou
toujours aventureuses, souvent malencontreuses, et parfois malheureuses moins consciente dans la littérature savante, mais tout à fait délibérée dans
(l'épopée pathétique de René Caillé). Il faudra attendre le xx' siècle, avec le discours touristique. «Lorsque l'on recense les métaphores marines, on
les progrès de la mécanisation (la célèbre « mission Citroën ») et, surtout, est frappé par leur nombre, leur constance et leurs similitudes chez tous les
la découverte des gisements pétrolifères, puis l'essor du tourisme auteurs. [...L'erg est pour tous un océan de dunes ; avec ses îles, ses
« ascétique», pour que le Sahara, emblématique pour le regard occidental, archipels, avec ses rivages battus par les flots163. »
de pays qu'il était, réservé aux nomades et aux « aventuriers » (Ch. de
Foucauld, Psichari, Peyré, Saint-Exupéry, etc.), devienne enfin un
159
Ibid., p. 1 1
paysage. Pas n'importe lequel, il est vrai. Michel Roux a parfaitement
160
Ibid., p. 67.
démontré que le pays qui fut élu en paysage n'est pas prépondérant au
161
Michel Roux rapporte les résultats d'une enquête qu'il a effectuée
point de vue géographique, bien au contraire : alors que le reg, « une auprès de trois cents élèves d'un lycée : «Tous étaient censés avoir étudié
surface plane, de faible déclivité, couverte d'un dallage de cailloux le milieu désertique. La première question les invitait à énumérer des
mélangés avec du sable grossier, du limon ou de l'argile », «est types paysagers du Sahara. Le dépouillement s'est révélé particulièrement
incontestablement la forme dominante des déserts157», il est supplanté, significatif: les mots erg, dune et sable représentaient 79 % des références
dans l'imaginaire occidental, par l'erg, une formation sableuse, souvent lexicales, alors que le mot reg et les expressions qui peuvent y faire
barrée de sioufs, dunes à arêtes sinueuses, importante, certes (80 000 km2 allusion comme plaine caillouteuse n'en représentaient que 4,3 % » (op.
pour le grand erg occidental), mais nullement prépondérante. C'est ainsi cit., p. 8). Un étudiant chilien, Daniel Pardo, m'a relaté naguère une
que «la dune est devenue la forme paysagère emblématique158 ». « Le anecdote symptomatique, à propos du désert d'Atacama. Si l'on interroge
les enfants et les adolescents des villes éloignées sur la représentation
156
Ibid., pp. 46-47. On ne peut cependant exclure une certaine mystique qu'ils s'en font, ils évoquent des dunes, des oasis et des palmiers,
du désert, si «Sahara » (AI-sahra) signifie «désert », « ocre», «brûlant », totalement absents de ce désert.
mais aussi « vérité ». 162
Ibid., p. 14 1
157
Michel Roux, Le Désert de sable. Le Sahara dans l'imaginaire des 163
Ibid., p. 49. Voir aussi les tableaux des pages 124 et 125,
Français (1900-1994), Paris, L'Harmattan, 1996, p. 8. particulièrement édifiants. Même hypothèse «marine ») chez Virginie
158
Ibid., p. 1 0. COSTANZA, dans son mémoire de D.E.A.: Le Désert, premier voyage,
On pourrait effectuer une enquête comparable à propos du désert « perverse » - ce qui n'enlève rien à son efficacité et ne saurait la
américain. «Ce n'est qu'au XIX ème siècle que l'espace sauvage condamner au nom de je ne sais quelle éthique, dont l'esthétique n'a que
(wilderness), aux États-Unis, en est venu à être célébré comme paysage 164 faire -, quand l'art, contre toute objectivité (mais laquelle ?), impose sa
» John Dixon Hunt souligne, de son côté, que la transformation de ce pays sentence à la réalité. C'est ainsi que le désert du western, ce paysage
en paysage ne s'est pas faite d'un coup et que l'Amérique a dû se forger ses emblématique, est une pure invention hollywoodienne : «Les lieux où se
propres modèles d'artialisation, aussi bien in visu qu'in situ (voir plus haut sont déroulés les événements qui sont les arguments du western et qui sont
la prédilection du Land Art pour le désert), et renoncer, peu à peu, aux ceux qui ont marqué la formation de la nation américaine ne sont pas
modèles hérités de la vieille Europe (Poussin, Claude, Salvator Rosa), de situés là et ne correspondent pas à ceux qui ont été utilisés comme décor
plus en plus obsolètes au fur et à mesure qu'on s'avançait vers l'ouest. « naturel. [... 1 Autrement dit, le paysage type, devenu modèle de référence
Dans la vallée de l'Hudson, au nord de la ville de New York, des peintres sans cesse repris et imité, en somme la convention, correspond à des lieux
s'évertuèrent à réaliser le paysage en des termes empruntés à la peinture et à des paysages qui ne furent pas le théâtre des événements de la
paysagiste européenne - à Poussin, voire à Salvator Rosa - mais, et c'est conquête de l'Ouest167 » Quelles raisons commerciales, culturelles,
significatif, face au paysage immense, démesuré, irréductible, leur esthétiques, ont inspiré le choix des producteurs et réalisateurs ? je
tentative a échoué. Plus loin, bien sûr, les plaines du Centre-Ouest, les l'ignore. Quoi qu'il en fût, c'est ce paysage-là, qui, par le truchement de
déserts occidentaux, les montagnes Rocheuses, tout surpassait même le l'illusion cinématographique, s'est imposé au regard planétaire.
sublime européen dans la colossale imprécision, imposant ainsi au peintre
un défi impossible165 » « Robert Frost et Wallace Stevens évoquent un MORT DU PAYSAGE ?
paysage sans ordre, stérile, gris, désertique, informe, un pays "qui se
réalise vaguement vers l'ouest", vaguely realising westwards, "sans Que veut dire «mort du paysage ? » Ce fut, voilà une quinzaine d'années,
histoire, sans art, sans parures", unstoiied, artless, unenhanced166. » Là le titre, interrogatif, d'un ouvrage collectif, désormais historique168 J'ai
encore, on trouve de beaux exemples de ce que j'appelle l'artialisation déjà partiellement répondu à cette question, dans la mesure où je suis
convaincu que, loin de s'appauvrir, notre vision paysagère ne cesse de
dernier paysage, École d'architecture de Paris-la-Villette et E.H.E.S.S., s'enrichir, au point que cette exubérance - chaque décennie nous livre
1992. désormais son lot de nouveaux paysages, où l'art et la technique se prêtent
164
Augustin BERQUE, 3Paysage, milieu, histoire », dans Cinq un mutuel appui - risque de nous crever les yeux et de provoquer, avec la
propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994, satiété, la nostalgie d'un temps où, seule, la campagne bucolique, chère à
p. 28. Berque renvoie au livre de R. NASH, Wilderness and the Ameiican certains écologistes, avait droit de cité (j'allais dire de cécité) dans notre
Mind, New Haven et Londres, Yale University Press, 1973. regard esthétique. Mais je voudrais reprendre cette question de façon plus
165
J. D. HUNT, « Le paysage américain est-il devenu non européen ? », radicale en recourant, une fois encore, à l'outil théorique dont je me suis
art. cité (p. 43 n. 2), p. 64. Yves BERGER renoue avec la tradition muni, la double articulation: pays/paysage, d'une part, artialisation in
européenne lorsqu'il artialise les mesas américaines : « Celles qui, dans le situlin visu, d'autre part.
désert de sable plissé comme vagues, sont des amers. Celles qui, près de
Chama à la frontière du Colorado, s'écartent pour que le voyageur
découvre des prairies de soleil inondées, où paissent des vaches agrestes, 167
Michel FOUCHER, « Du désert, paysage du western », Hérodote,
et vous traversez alors, dans l'Amérique soudain abolie, un tableau de 7,1977, pp. 131-132, repris dans La Théorie du paysage en France
Daubigny... » (La Merre et le Saguaro, Paris, Grasset, 1990, p. 23). (19741994), op. cit., p. 74.
166
Article cité, p. 61. 168
Mort du paysage ? op. cit. (supra chap.I )
1) In situ. Le constat de décès signifierait que nous avons usines désaffectées, etc. Même les dunes sont souillées de déchets.
effectivement détérioré, sinon détruit nos paysages traditionnels, réduits, Paysages du dé, de la déception, de la déjection. Faut-il imputer aux
par nos agressions et notre incurie, à l'état de «pays ». L'entretien du responsables de l'ouvrage une volonté délibérée de dé-payser, de dé-
territoire rural est de moins en moins assuré par les agriculteurs, malgré paysager, au sens violent, brutalement défectif, du préfixe ? J'ai demandé
quelques incitations, au demeurant équivoques (voir plus haut), avec, à son avis à Lucien Chabason, alors chef de cabinet du ministre de
l'horizon, l'extension de la friche. Il en va de même pour nos villes, et l'Environnement. Il m'a répondu: « C'est l'anti-chromo. Mais il n'y a pas
surtout leurs abords, zones industrielles saturées de panneaux publicitaires, lieu de se choquer quand les artistes expriment quelque chose d'aussi fort.
malgré la loi de 1979, banlieues sinistres, «mitage », «r-urbanisation », C'est leur rôle. Ils sont, comme toujours, en avance sur nous, ils anticipent
litanie habituelle. notre expérience171»
2) In visu. La question se pose tout autrement: disposons-nous des J'admets volontiers, avec Lucien Chabason - mais aussi quelques autres:
modèles qui nous permettraient d'apprécier ce que nous avons sous les Adorno, Francastel, Mac Luhan, etc. -, que l'art exerce cette fonction
yeux ? Non, semble-t-il. Nous serions, devant nos villes et même nos d'anticipation172. Mais je crois plutôt que les photographies de la Datar
campagnes, dans le même dénuement perceptif (esthétique) qu'un homme sont des paysages critiques, au double sens du terme. Oui, mort du
du XVII ème face à la mer et la montagne. C'est un « affreux pays », qui paysage traditionnel: l'anti-chromo, l'antiCorot. À cet égard, le bilan est
ne suscite que la répulsion. loin d'être aussi négatif qu'un survol de l'ouvrage pourrait le laisser croire,
C'est de la conjonction de ces deux facteurs - détérioration in situ, n'y voyant qu'un étalage de l'abjection contemporaine. La laideur n'est
déréliction in visu - que procède la crise actuelle du paysage. Mais est-elle jamais définitive, jamais irréparable, et l'histoire nous montre que l'art peut
aussi grave ? je crois qu'elle trahit surtout la sclérose de notre regard, qui toujours la réduire, la neutraliser, la métamorphoser173. E.S. Casey
veut du vieux (rappelons-nous le beau texte de Proust sur l'artiste oculiste), n'évoque « l'insistance» et « la rudesse du prosaïque » - « Without
et le recours nostalgique à des modèles bucoliques, plus ou moins périmés, shadows, without magnificence / Theflesh, the bone, the dirt, the stone » -
des paysâges, des paysâgés. Nous ne savons pas encore voir nos que pour mieux souligner combien «ces "choses" mêmes peuvent devenir
complexes industriels, nos cités futuristes, la puissance paysagère d'une poétiques ; n'importe quel visage de la nature a la possibilité permanente
autoroute. À nous de forger les schèmes de vision, qui nous les rendront d'être vu comme poétique, surtout lorsqu'il est visé à travers le poème174 ».
esthétiques169 Pour l'heure, nous nous complaisons dans la crise, mais c'est La chair, l'os, la crasse, la pierre, comment ne pas songer à nos banlieues
peut-être de cette délectation critique que sortiront les modèles de demain. lépreuses, et aux corps humiliés qui s'acharnent à survivre ? Ce qui ne
Je suis, à cet égard, très impressionné par le volume Paysages signifie pas qu'il faut laisser la crasse et la pierre en l'état et se contenter de
Photographies - naguère publié par la Datar170. Ce bilan des années la «poétiser». Le constat, dans sa gravité poétique, dit au contraire
quatre-vingt est symptomatique : peu de paysages ruraux, ou «naturels », l'urgence d'élaborer un nouveau système de valeurs et de modèles qui nous
mais, en revanche, une prédilection insistante pour la décrépitude : permettra d'artialiser in situ, comme in visu, « l'affreux pays » que nous
décharges, gravats, terrains vagues, banlieues ouvrières, cités sinistrées, sommes voués à habiter. Reste à savoir s'il ne s'agit que d'un voeu pieux,
169
Faut-il aller jusqu'à forger les schèmes du chaos, comme j'ai cru 171
Lucien CHABASON, « Entretien avec Alain Roger», dans Maîtres et
pouvoir m'y aventurer, dans un autre contexte, il est vrai, avec « Éloge du protecteurs de la nature, Seyssel, Champ Vallon, 1991, p. 319.
désordre», Chaos-Harmonie-Existence, École d'architecture de Clermont- 172
Alain ROGER, Art et anticipation, Paris, Carré, 1997.
Ferrand, 1992 ? KASUO Shinohara vantait, naguère, « la beauté du chaos 173
J'ai développé cette thèse d'une « rédemption» de la laideur par
», dans «Villes, chaos, activités », Cahiers du C.C.I, n' 5, 1988. l'art dans Nus et Paysages, op. cit., chap. VI,, « La laideur», pp. 217-269.
170
Paysages Photographies. En France les années quatre-vingt. Mission 174
E.S. CASEY, « Le poétique», Revue d'esthétique, 1966, p. 321. Les
photographique de la Datar, Paris, Hazan, 1989. deux vers cités sont de Wallace Stevens.
ou s'il nous est possible de déceler les signes avant-coureurs d'une cinéma nous impose, à l'opposé du mythe arcadien, chère à la vieille
modélisation prochaine, bref, si nous sommes en mesure de prévoir Europe.
l'avenir. je ne m'y hasarderai pas et me contenterai, modestement, de La seconde piste est celle du palimpseste. je suis frappé par la récurrence
rassembler quelques indices, de relever quelques traces, de suivre quelques de ce thème aujourd'hui. François Dagognet le développait naguère au
pistes. centre GeorgesPompidou. Michel Conan fait, à son tour, « l'éloge du
La première est celle qu'a ouverte Francastel, voilà plus de quarante ans. À palimpseste », qu'il oppose au «panoramique », mis en place par la
la place de l'espace euclidien, il voyait chez les peintres (d'où les limites de Renaissance: «Les formes modernes d'appréciation du paysage font une
sa prospective) la gestation de nouveaux espaces, au demeurant part croissante à cette exploration de la nature construite ou plus ou moins
hétérogènes : espaces-courbes, espaces-forces, espaces polysensoriels, etc. cultivée en l'abordant comme un palimpseste surchargé d'écritures
« Notre époque s'efforce d'acquérir une sorte d'expérience directe des multiples 176. » Et c'est, de nouveau, cette idée que l'on retrouve chez
forces de la nature. On cesse de considérer que l'univers soit fait pour Bemard Lassus, celle d'un « paysage mille-feuilles », détenant mille
l'homme-roi, à son image, et que la figure de la terre soit, par hypothèse, la couches et mille profondeurs, optiques, haptiques, kinesthésiques,
figure du monde. On abandonne l'idée que l'univers est l'agrandissement à coenesthésiques, mémorisées, imaginaires, etc.177
l'infini du cube scénographique au centre duquel se déplace l'homme- Comment nommer cette concrétion dynamique, cette condensation
acteur. La figuration de l'espace cesse d'être une description pittoresque et polysensorielle, cette constellation virtuelle ? Il me semble parfois que, si
décorative pour devenir un enregistrement de gestes ou d'actions je l'inventais, ce vocable, je serais, avec humour, humilité, pareil à celui
élémentaires et de sensations éprouvées sur le plan de la conscience, en qui, jadis, quelque part dans les Flandres, réinventa Landschap, et que ce
fonction de l'accord des différents sens. [... ] Qui ne voit que nous sommes court traité pourrait changer de titre ou, du moins, s'enrichir d'un petit essai
tout près de parvenir à exprimer des sensations familières à l'homme qui d'art-fiction paysagère ...
vole, à l'homme qui fait surgir jusqu'au contact de la raison les jeux
complexes de son inconscient ? Figuration spatiale moderne, figuration
spatiale fondée sur l'analyse de réflexes, figuration psycho-physiologique VOYAGE ET PAYSAGE
et non plus optique au sens euclidien du terme175 »
Cette analyse me paraît tout à fait transposable à celle du paysage. Le dépaysement
L'invasion de l'audiovisuel, l'accélération des vitesses, les conquêtes
spatiale et abyssale nous ont appris et obligés à vivre en de nouveaux
paysages, souterrains, sous-marins, aériens : on trouve déjà de belles
pages, chez Nadar, sur l'ivresse de la «photographie aérostatique » ; des
paysages plus dynamiques : Proust, voilà près d'un siècle, découvrait
[inventait ... ] le paysage « en voiture » ; des paysages sonores (les
soundscapes de Murray Schafer et les créations de Jean-François
Augoyard) ; olfactifs (Nathalie Poiret), et bien d'autres registres, encore
176
Michel CONAN, « Éloge du palimpseste», dans Hypothèses pour une
inexplorés, sinon insoupçonnés ; des paysages plus agressifs aussi, que le troisième nature, Londres, Coracle Press, 1992, p. 51.
177
Bemard LAssus, « Pour une poétique du paysage. Théorie des failles
», dans Maîtres et protecteurs de la nature, ap. cit., p. 253. « Le Paysage
175
P. FRANCASTEL,Peinture et Société, op. cit., pp. 198-199. «Il semble doit être interprété comme un palimpseste» (Marcel RONCAYOLO, « Le
probable que notre époque ouvre l'âge d'une exploration polysensorielle du paysage du savant », dans Les Lieux de mémoire, t. II, La Nation, Paris,
monde», ibid., p. 212 Gallimard, 1986, p. 517).
Exilé au bord du Pont-Euxin en 8 après J.-C., pour avoir (c'est le picturaux, littéraires, etc. Dès le XVII ème, le voyage en Italie est un
chef d'accusation officiel) écrit son scandaleux Art d'aimer, sans pèlerinage, où l'on doit retrouver les poètes latins (Virgile) et les peintres
doute aussi pour avoir été l'amant de Julia, fille d'Auguste, et pour «romains » (Claude Lorrain). Au siècle suivant, le voyage dans les Alpes
bien d'autres raisons encore, Ovide se lamente en ces termes : « sera (voir plus haut) inspiré de Rousseau, Aberli et Saussure. Il en va de
même du « voyage pittoresque », tel qu'il est organisé par Gilpin179, dans
Exercent illi sociae commercia linguae «(Ils usent ensemble d'une
les dernières années du siècle. Le guide touristique est d'abord un viatique
langue commune») Per gestum res est significanda mihi »(je dois artistique, un manuel d'artialisation. On comprend, dès lors, l'étonnement
me faire comprendre par gestes ») Barbarus hic ego, qui non de ces voyageurs cultivés, quand ils se heurtent au béotisme local,
intelligor ulli « (Le barbare ici, c'est moi, qui ne suis compris de j'écrirais volontiers bé-autisme, l'autisme du regard vide, celui du «bon
personne »)178. paysan savoyard (dont parle M. de Saussure) qui n'était pas sans bon sens
Cette formule d'Ovide - Barbarus hic ego -, il convient, me semble- et traitait de fous tous les amateurs de montagnes de glace, sans hésiter.180
t-il, de l'étendre au voyage, quand celui-ci est vécu comme exil, »
dépaysement, déréliction. On se sent perdu, à l'abandon, privé de
ses repères habituels, condamné à une sorte d'autisme, cette perte du
contact vital avec la réalité, dont parlent les psychiatres. La L'AUTISME DU DÉPLACEMENT
« barbarie » n'est pas seulement, ni essentiellement linguistique :
même si nous maîtrisons à peu près la langue indigène, nous Il existe une seconde forme d'autisme, plus complexe et plus irritante.
pouvons nous sentir rejetés, tel un corps étranger, faute des modèles Le regard n'est pas vide, mais incongru, l'artialisation n'est pas déficiente,
mais inadéquate. je me suis déplacé, mais, ironie du voyage, tous mes
culturels qui nous permettraient d'apprécier le pays ou, tout
modèles sont... déplacés, en porte à faux, un malentendu, ou plutôt un
simplement, de l'appréhender. C'est ce dépaysement que je voudrais malvu incessant. Me voilà, tel un benêt découvrant avec stupeur que ses
évoquer brièvement, car il constitue la contre-épreuve (douloureuse) de la devises n'ont plus cours ou que ses chèques de voyage ne sont pas
thèse exposée dans ce livre, et comme le revers de l'artialisation. négociables. Non, je ne peux deviser avec ce pays-là! Tel Rimbaud, dans
« Adieu », « je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité
rugueuse à étreindre ! Paysan !181 ». Oui, paysan: celui qui ne voit rien,
L,'AUTISME DU DÉNUEMENT
rien d'esthétique en tout cas, voué qu'il est au labeur taciturne. «Mais pas
une main amie! et où puiser le secours?», Barbarus hic ego, «je ne sais
La première forme d'autisme est celle du dénuement. Nous espérions un plus parler182 », c'est-à-dire dialoguer avec le paysage.
paysage et ne trouvons que du pays, c'est-à-dire l'ennui, ou l'inquiétude, Qui n'a souffert cette infortune, cette injustice, à l'idée qu'on avait tout
sinon l'hostilité. Dépaysés ? Mieux vaudrait dire « empaysés », réduits à prévu, alors qu'on ne voit rien, en tout cas rien qui corresponde à ce qu'on
ce pays, ce sale pays sans paysage. Nous ne sommes pas dépaysés, mais envisageait, qu'on exigeait en quelque sorte, comme un dû culturel ? je me
dépaysagés. Rappelons-nous la lassitude de Montesquieu, traversant le
Tyrol, et cet « affreux païs » (Chamonix), stigmatisé par le malheureux Le 179
William GILPIN, Trois Essais sur le beau pittoresque, Paris, Éd. du
Pays, dans sa lettre du 16 mai 1669. D'où l'importance du tourisme, cet art Moniteur, 1982.
de voyager, puisque l'itinéraire est organisé, artialisé à coups de modèles 180
Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., § 29 .
181
Arthur RIMBAUD, Une saison en enfer, « Adieu ».
178
OVIDE, Tristes, livre V, x, 37. 182
Ibid., « Matin »
souviens de mon premier séjour en Flandre. C'était en juillet 1976, impatience et condense son « lyrisme transcendantal », avant qu'il ne
journées caniculaires, j'aurais dû me méfier, différer ce voyage... Bruges, rencontre enfin Gretchen, Madeleine incarnée, qu'il se hâte d'enlever,
chauffée à blanc, éclatante au soleil, n'avait évidemment rien à voir avec pour l'installer à Paris, c'est plus sûr. Mais, «devinant entre elle et son
Bruges-laMorte, le roman de Rodenbach, qui était mon viatique, et que je amant une rivale invisible », elle acceptera de poser, se transformant
recherchais en vain, abruti de chaleur, dans l'eau sans âme des canaux. ainsi en un «tableau vivant », selon l'heureuse expression de Gautier, et
Ostende ensuite, cauchemar esthétique. Rien à voir, là non plus, avec la rejoignant ainsi, dans l'histoire littéraire, la Gillette de Balzac (Le Chef-
chanson de Léo Ferré, «comme à Ostende, sous la pluie... ». Ville doeuvre inconnu) et la Christine de Zola (L'Oeuvre). Certes, il s'agit là
asphyxiée, calcinée, sinistrée, et toute la Belgique se réduisait au « plat d'un visage plus que d'un paysage, mais la mésaventure est analogue,
pays » de Brel, mais au sens indigent de cette locution. quelle qu'en soit l'issue, heureuse ici, par la grâce du romancier. J'ai
J'ai un illustre devancier, Théophile Gautier, accourant en Flandre, «au éprouvé la même déception, lors de mon premier pèlerinage à Illiers, le
pourchas du blond », à la recherche d'un Rubens incarné (La Toison d'or). Combray de Proust. J'avais prévu la Vivonne, les trajets légendaires, et
« Voilà qui est convenu, se dit-il en sortant de la galerie, j'aimerai une je n'apercevais qu'un ruisseau pas très propre, je suivais tristement un
Flamande. Comme Tiburce était l'homme le plus logique du monde, il se circuit « Marcel Proust », lequel n'avait, hélas, plus grand-chose « à
posa ce raisonnement tout à fait victorieux, à savoir que les Flamandes voir » avec les deux « côtés » de Méséglise et de Guerinantes.
devaient être beaucoup plus communes en Flandre qu'ailleurs, et qu'il était Descendons d'un degré, pour évoquer le tourisme contemporain, qui
urgent pour lui d'aller en Belgique, au pourchas du blond. Ce Jason d'une mise, plus que jamais, sur l'exotisme et le dépaysement. En réalité, ce
nouvelle espèce, en quête d'une autre toison d'or, prit le soir même la qu'on vend au client, n'est, le plus souvent, qu'une camelote frelatée, un
diligence de Bruxelles. [ ] Mais pas une seule blonde; s'il avait fait un peu paysage de pacotille, made in Europe. Il est convenu qu'on trouvera là-bas
plus chaud, il aurait pu se croire à Séville. [ ] Voyant que Bruxelles n'était la « terre promise » (par l'agence), du prêt-à-vivre et prêt-à-voir, paysage
peuplée que d'Andalouses au sein bruni, ce qui s'explique du reste assuré, lagon et cocotiers (ou leurs équivalents), pour plus de sûreté on le
aisément par la domination qui pesa longtemps sur les Pays-Bas, Tiburce fabrique et l'isole sur place (le club), un ghetto touristique, dehors c'est
résolut d'aller à Anvers. [ ] Il s'enfonça bravement au coeur de la vieille dangereux, c'est du sale pays, avec des mendiants, des voleurs, la
ville, cherchant le blond avec une ardeur digne des anciens chevaliers poussière, la misère. On vous y conduira, si vous le désirez, en car
d'aventures. [ ] Tiburce, espérant trouver dans la classe inférieure le vrai climatisé, pour faire quelques emplettes, mais soyez vigilants et retour à
type flamand et populaire, entra dans les tavernes et les estaminets.» En seize heures. Il faut parfois beaucoup de courage et d'ascèse pour récuser
vain, et le lendemain, à l'auberge: «Mein Herr, voilà le déjeuner de vous, ce néo-colonialisme touristique et revenir au «pays», dans ce qu'il peut
dit une vieille négresse hottentote, servante de l'hôtel, en posant sur un avoir de plus pauvre à nos yeux: se barbariser en quelque sorte et se
guéridon un plateau chargé de vaisselle et d'argenterie. A,h ça ! j'aurais dû purger le regard, au risque de la cécité, pour essayer de voir ou, du moins,
aller en Afrique pour trouver des blondes, grommela Tiburce en attaquant d'entrevoir un autre paysage, tout en sachant qu'il nous faudra toujours
son beefsteak d'une façon désespérée. [ ] Il ne fut pas plus heureux que la quelque modèle, exotique ou indigène, pour paysager ce pays-là.
veille ; de brunes ironies, débouchant de toutes les rues, lui jetaient des
sourires sournois et railleurs.
L'AUTISME DU RENONCEMENT
L'Inde, l'Afrique, l'Amérique défilèrent devant lui, en échantillons plus Il existe enfin une troisième forme d'autisme, non plus par défaut, ni
ou moins cuivrés... » déplacement, mais par excès, pléthore, intempérance esthétique. Pourquoi
Rassurons-nous : Tiburce sera bientôt ébloui par la « Madeleine » de la partir, si je risque de ne trouver, en Flandre, que de «brunes ironies » ?
Descente de Croix de Rubens, nouvelle médiation artistique, qui fixe son Pourquoi ne pas rester chez moi, où l'art me prodigue à l'envi et sans
efforts les plaisirs les plus fins, sinon les plus forts ? Pourquoi m'exiler, J'avais commencé tristement ce chapitre, avec Ovide, se lamentant au loin.
quand je peux voyager à domicile et me délecter, sans dommages je le termine plaisamment avec Huysmans, se régalant at home de
(I'indigêne), de tous les paysages ? je connais un esthète qui ne va plus à l'Angleterre. Et pour y demeurer quelques instants encore, je conclurai
Rouen : la cathédrale est tellement plus belle dans les épiphanies de avec
Monet! cette jolie réflexion d'Oscar Wilde, qui s'y connaissait en voyages
De cet autisme paradoxal, puisque l'excès conduit à l'abstinence, domestiques : «Les japonais sont, comme j'ai dit, tout simplement une
Huysmans nous a donné la figure emblématique : des Esseintes, le héros forme de style, une exquise fantaisie artistique. Et ainsi, si vous désirez
d'À rebours, cloîtré dans son fortin de Fontenay et entouré de ces essences voir des effets japonais, vous ne vous ferez pas voyageur, vous n'irez pas à
enceintes, ces esseintes183 que sont les oeuvres d'art. Anémié, il doit Tokyo. Au contraire, vous resterez chez vous, et vous vous plongerez
pourtant se résoudre à sortir et choisit l'Angleterre, sous l'influence de dans l'étude de certains artistes japonais ; puis, quand vous aurez assimilé
Dickens. Il n'ira pas très loin: jusqu'à la « Bodega « , une taverne l'esprit de leur style et bien assimilé leur méthode imaginative de vision,
anglaise, mais rue de Rivoli. « Il rêvassait, évoquant, devant la pourpre vous irez quelque après-midi vous asseoir dans le Parc ou encore dans
des portos remplissant les verres, les créatures de Dickens qui aiment tant Piccadilly; et si vous ne pouvez voir là des effets absolument japonais,
à les boire, peuplant imaginairement la cave de personnages nouveaux, vous n'en verrez nulle part185. »
voyant ici les cheveux blancs et le teint enflammé de monsieur Wickfield;
là, la mine flegmatique et rusée et l'oeil implacable de monsieur PAYSAGE ET ENVIRONNEMENT
Tulkinghom, le funèbre avoué de Bleakhouse. [... ] La ville du romancier,
la maison bien éclairée, bien chauffée, bien servie, bien close, les
bouteilles lentement versées par la petite Dorrit, par Dora Copperfield, par
la soeur de Tom Pinch, lui apparurent naviguant ainsi qu'une arche tiède,
dans un déluge de fange et de suie. » À quoi bon poursuivre ce voyage,
dont il ne peut résulter que de «cruelles désillusions », comme lorsque des
Esseintes « avait quitté Paris et visité les villes des Pays-Bas, une à une. On considère comme allant de soi que le paysage fait partie de
[... ] Il s'était figuré une Hollande d'après les oeuvres de Teniers et de l'environnement, dont il constituerait l'un des aspects, l'une des espèces, et
Steen, de Rembrandt et d'Ostade, se façonnant d'avance, à son usage, qu'il mérite donc, lui aussi, d'être protégé, comme on se doit de
d'incomparables juiveries aussi dorées que des cuirs de Cordoue par le sauvegarder l'environnement. Cette position, qui paraît de bon sens, est
soleil; s'imaginant de prodigieuses kermesses, de continuelles ribotes dans aussi fallacieuse dans son principe que pernicieuse dans ses effets. À
les campagnes ; s'attendant à cette bonhomie patriarcale, à cette joviale strictement parler, le paysage ne fait pas « partie » de l'environnement.
débauche célébrée par les vieux maîtres. » D'où cette décision fort sage : Ce dernier est un concept récent, d'origine écologique, et justiciable, à ce
«En somme, j'ai éprouvé et j'ai vu ce que je voulais éprouver et voir. je titre, d'un traitement scientifique. Le paysage, quant à lui, est une notion
suis saturé de vie anglaise depuis mon départ; il faudrait être fou pour aller plus ancienne, d'origine artistique (voir plus haut), et relevant, comme
perdre, par un maladroit déplacement, d'impérissables sensations 184. » telle, d'une analyse essentiellement esthétique. Lorsque le biologiste
183
J'ai tenté d'analyser cette étonnante condensation dans Nus et Paysages, Haeckel (1 866) invente le mot Oekologie, c'est un concept scientifique
op. cit., pp. 288 et sq., et dans « Glose pour des Esseintes », dans qu'il veut produire. Lorsque Môbius (1877) forge le concept de
Huysmans, Cahiers de l’Herne, Paris, 1985.
184
Joris-Karl Huysmans, À rebours, chapitre XI, souligné par moi. Ce précédente.
«maladroit déplacement » serait aussi celui que j'ai évoqué dans la section 185
Oscar WILDE, Le déclin du mensonge,op;cit., pp 310-311
biocébose-, et Tansley (1935) celui d'écosystème, qui va bientôt féconder
toutes les théories de l'environnement, ce sont des préoccupations
scientifiques qui animent ces pionniers, et l'on ne voit pas comment de tels 1.
concepts seraient applicables au paysage, sinon par une réduction de ce
dernier à son socle naturel. Il convient donc de distinguer Ce texte est tout à fait symptomatique. Il n'ignore pas (et c'est déjà
systématiquement ce qui a trait au paysage et ce qui relève de beaucoup) la distinction des valeurs biologiques et esthétiques. Mais
l'environnement. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas articuler ces deux tout se passe comme s'il voulait la réduire au profit, bien sûr, des
termes, bien au contraire ; mais cette articulation passe par leur premières, plus objectives. C'est sans doute ainsi qu'il faut comprendre
dissociation préalable. Tel est l'objet de ce chapitre. la référence finale et «scientifique » à « l'écologie du paysage », une
vieille connaissance, puisque ce monstre conceptuel apparaît - et ce n'est
peut-être pas un hasard - sous la plume du bio-géographe allemand Troll
en 1939 (Landschaftôkologie), avant d'essaimer dans les pays de l'Est et
LA « RÉDUCTION » DU PAYSAGE dans la pensée anglo-saxonne (landscape ecoloe). J'ignore, quant à moi,
ce que veut dire « écologie du paysage », sinon ceci : l'absorption du
Partons de cette confusion, pour mieux la dissiper. Mon propos n'est pas paysage dans sa réalité physique, la dissolution de ses valeurs dans les
d'instruire le procès de ceux qui, en toute bonne foi, l'entretiennent, faute variables écologiques, bref sa naturalisation, alors qu'un paysage n'est
de temps, d'attention ou d'outils théoriques appropriés. Les analyses qui jamais naturel, mais toujours culturel.
suivent, si critiques soient-elles, n'ont qu'une fonction didactique, exempte Dès lors, et si positives que soient les propositions du Plan, elles
de toute intention polémique. restent prisonnières d'une conception patrimoniale du paysage: ce qu'il
Prenons pour premier exemple le Plan national pour l'environnement, faut sauvegarder. Il est manifeste que le ministère de l'Environnement,
publié en juin 1990 par Lucien Chabason et Jacques Theys, un travail lorsqu'il se soucie du paysage, ne peut guère développer une autre
d'ailleurs remarquable, mais qui traduit la difficulté, pour les « hommes de stratégie : « De nouveaux instruments financiers devraient concourir à la
l'environnement », nourris d'écologie, de s'élever à ce qu'on pourrait préservation des paysages187. » Préserver quoi ? Pourquoi ? Au nom de
appeler l'autonomie paysagère : quoi ? Faut-il figer la France en un musée du paysage ?
Mon second exemple est emprunté au « rapport Carrère » - Transports
PROTECTION DE LA NATURE ET POLITIQUE DU PAYSAGE
Les textes votés depuis vingt ans, les structures créées pour les destination 2002. Le débat national -, dans la version qui m'a été remise
appliquer ont singulièrement rapproché ces deux notions, l'une en 1992. Ce rapport sur les transports avait été commandé à Gilbert
biologique, l'autre esthétique. Carrère par le ministre de l'Équipement (alors Paul Quilès), dont la lettre
Ainsi les parcs nationaux et naturels régionaux, le conservatoire du était fort explicite, puisque tout un paragraphe y recommandait la plus
littoral visent à protéger et à gérer à la fois biotopes et paysages grande attention à l'environnement et au paysage. Or, si le « rapport
remarquables. Les lois de protection votées après la décentralisation, d'étape » (avril 1992) porte encore quelques traces de cette
loi sur la montagne et loi sur le littoral, opèrent également cette recommandation, au chapitre VI «Transport et environnement »), qui fait
articulation. Enfin la recherche scientifique avec le développement de allusion au fameux 1 % affecté au paysage sur les tronçons d'autoroutes
« l'écologie du paysage» va dans le même sens186. non concédées (disposition élargie depuis lors) et se demande, avec
pertinence, «comment mesurer une atteinte au paysage » (alors qu'une
atteinte à l'environnement est au contraire quantifiable), le rapport final,
186
Lucien CHABASON et Jacques THEYS, Plan national pour
l'environnement, 1990, p. 95. 187
Ibid., p. 155. Souligné dans le texte.
dans ses « Recommandations pour l'action », au demeurant excellentes à qu'extrême-oriental, le montre à l'évidence : le paysage est d'abord le
bien des égards, reste totalement muet sur le problème du paysage, qui produit d'une opération perceptive, c'est-à-dire une détermination
s'est en quelque sorte volatilisé au souffle du printemps. je n'ai, en effet, socioculturelle.
relevé qu'une seule apparition du mot « paysage », et elle est On apprécie d'autant plus le correctif apporté par Jean-Robert Pitte, dès le
significative : début de la section suivante, « Paysages et géographie » : « En se situant à
l'encontre de toute position naturaliste et quantitative, on peut dire que le
Le débat national a été dominé par l'idée générale que la tarification paysage est la réalité de l'espace terrestre perçue et déformée par les sens et
ne jouait pas son rôle d'équilibre et que l'ensemble du secteur des que son évolution repose entièrement entre les mains des hommes qui en
transports était sous-tarifé : elle ne prend en compte ni les coûts sont ses héritiers, ses auteurs, ses responsables. » Il s'agit
sociaux (sécurité, santé, qualité de la vie ... ), ni les coûts à long terme malheureusement d'un «concept flou » (les «ambiguïtés » ... ) et, comme
de la préservation du patrimoine naturel (climats, énergies on le sait, les géographes sont divisés, d'où la « nécessité d'une synthèse »,
renouvelables, qualité de l'air, de l'eau, des paysages ... ), ni parfois dont la géographie culturelle fait ordinairement les frais, parce qu'on veut
même le véritable coût classique188. toujours en revenir aux «valeurs sûres » (entendez : objectives), celles de
la géographie physique.
Pauvre paysage, exilé entre parenthèses, en queue de liste, et noyé dans le
souci conservateur et naturaliste de l'environnement: la préservation du Contre les écologues, je dirai qu'un paysage n'est jamais réductible à un
patrimoine naturel. écosystème. Contre les géographes, qu'il ne l'est pas davantage à un
Mais qu'en est-il des définitions « officielles » ? La consultation des géosystème. Si décevante, en apparence, que soit cette proposition, il faut
dictionnaires et encyclopédies est, à cet égard, instructive. Prenons, par pourtant la soutenir sans faiblesse : le paysage n'est pas un concept
exemple, l'article « Paysages » de l'Encyclopedia Universalis. Première scientifique. En d'autres termes, il n'y a pas, il ne saurait y avoir de
indication : cet article porte en sous-titre et entre parenthèses le mot science du paysage, ce qui ne signifie pas, bien au contraire, qu'aucun
«environnement». Il est clair que, d'emblée, le paysage est postulé comme discours cohérent ne peut être tenu à son sujet.
sous-ensemble de l'environnement, et que la réduction écologique ne va
pas tarder. C'est ce que confirme la première section de l'article, «
Paysages et écologie. Ambiguïtés du paysage », due à deux spécialistes UN PEU D'HISTOIRE...
éminents, Patrick Blandin et Maxime Lamotte, qui ne manquent pas de « Il ne suffit pas de dénoncer cette confusion réductrice, il faut se donner
regretter » ces «ambiguïtés». Comment s'en débarrasser? En évacuant les les moyens d'y remédier, et deux décennies de réflexion théorique m'ont
valeurs subjectives, liées à la perception, pour se réfugier dans l'écologie, convaincu qu'une généalogie des concepts était, en ce domaine,
ce havre d'objectivité. D'où la référence obligée aux pères fondateurs, indispensable. Elle nous révèle en effet que le paysage et l'environnement
Tansley et Lindeman, et au concept d'écosystème, bientôt relayé par celui ont des origines et des histoires différentes, qui devraient assurer leur
d'écocomplexe, forgé par nos deux auteurs: «Ce terme évite les ambiguïtés autonomie respective. Le fait que, depuis près d'un siècle, au nom de la
du mot "paysage", car il désigne une catégorie de systèmes écologiques rigueur scientifique, la géographie et l'écologie aient voulu s'approprier, et
considérés sans aucune référence aux phénomènes de perception. » On comme phagocyter le paysage, n'enlève rien à l'irréductibilité esthétique de
reste confondu. Certes, les « ambiguïtés » sont levées, mais à quel prix ! celui-ci, et nous impose, au contraire, de réfuter cet écolonialisme et cette
L'escamotage du paysage. Qu'en subsiste-t-il, en effet, quand on l'a séparé géophagie, si l'on me permet ces néologismes, et de contenir l'écologie,
de sa perception ? Toute l'histoire du paysage occidental, aussi bien comme la géographie, dans les limites de leur compétence.
188
Rappor-t Carrère, p. 61.
Il convient d'abord de rappeler que le paysage, nos paysages, sont des ambiance, climat dans lequel on se trouve; contexte psychologique et
acquisitions relativement récentes. je n'y reviendrai pas, puisqu'elles ont social... » (Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse). On aura
fait l'objet des précédents chapitres. Quelle que soit la modalité de remarqué que ce réseau de définitions permet, une fois encore, de capturer
l'artialisation, in situ ou in visu, le paysage est toujours une invention le paysage comme « élément subjectif » de l'environnement, en
historique et essentiellement esthétique, comme l'attestent tous les sauvegardant sa valeur esthétique, il est vrai.
dictionnaires jusqu'à la fin du XIX ème siècle : « Sur tous les Si la notion de paysage est d'origine artistique, le concept d'environnement
qualificatifs rattachés à paysage, les plus fréquents sont: beau (19 fois sur est, quant à lui, d'inspiration scientifique. On le voit bien avec Haeckel et
33 définitions), riche, riant, agréable, délicieux. L'on trouve aussi sa définition de l'écologie : « Par Oekologie nous entendons la totalité de
quelques mentions très rares de paysages à connotations négatives : la science des relations de l'organisme avec l'environnement, comprenant,
affreux, désert, triste. Le paysage est un objet qui ne laisse pas au sens large, toutes les conditions d'existence190. » Mais c'est surtout avec
indifférent, et qui très généralement est perçu comme positif ; ainsi la Tansley et sa théorie des écosystèmes, que l'environnement, enrichi de
citation la plus fréquente est: "je suis entouré du plus beau paysage du déterminations abiotiques, se pose en concept scientifique, synthétique et
monde" (attribué à Voltaire). [... ] Le paysage, pendant deux siècles, n'a conquérant, prêt à tout absorber, le paysage compris. On se gardera ici de
pas été considéré comme un bien géographique. C'est ce que l'on voit, toute polémique quant à la prétention de l'écologie à s'ériger en science de
dans certaines conditions de situation et de sentiment du spectateur. l'environnement. je conviens volontiers qu'une telle prétention est justifiée,
C'est une sélection d'objets parmi ceux qui s'offrent à la vue, qui sont que l'écologie, bien menée, peut être une science à part entière, et c'est
pourtant regardés comme composants de paysages dans les seuls cas où précisément pour cette raison que je lui dénie le droit de s'ériger en science
l'ensemble vu plaît ou satisfait189. » du paysage, sous le nom de landscape ecology, ou de tout ce qu'on voudra.
Au regard de cette histoire du paysage occidental, placé, dès l'origine, sous Et je camperai sur mes positions aussi longtemps qu'on ne m'aura pas
le signe de l'art, qu'en est-il de l'environnement ? Le mot lui-même n'est démontré qu'une science du beau est possible, que ce dernier est
pas récent. Il est attesté dès le XVI ème, chez Bemard Palissy par quantifiable, et qu'il existe une unité de mesure esthétique, ou quelque
exemple, mais il désigne alors un « circuit ». Littré (1 8 7 7), dans un autre étalon, analogue au décibel des nuisances phoniques. Cela ne veut
article de cinq lignes, ne donne qu'un seul sens: «action d'environner, pas dire qu'une étude géographique ou écologique du lieu - ce que j'ai
résultat de cette action ». Il faut attendre le XX ème siècle pour que le appelé le pays par opposition au paysage - est superflue. La connaissance
vocable prenne le ou, plutôt, les sens qui nous sont devenus familiers : des géosystèmes et des écosystèmes est évidemment indispensable, mais
«Environnement, n. m. (de environner). 1. Ce qui entoure de tous côtés: un elle ne nous fait pas avancer d'un pas dans la détermination des valeurs
village dans son environnement de montagnes. - 2. Ensemble des éléments paysagères, qui sont socioculturelles. L'analyse objective d'un biotope, la
(biotiques ou abiotiques) qui entourent un individu ou une espèce, et dont mesure du degré de pollution d'une rivière n'ont, littéralement, rien à voir
certains contribuent directement à subvenir à ses besoins : protection de avec le paysage, comme le soulignait naguère Bemard Lassus, dans un
l'environnement. - 3. Ensemble des éléments objectifs (qualité de l'air, article décisif: « Il y a une différence, une irréductibilité d'une eau propre à
bruit, etc.) et subjectifs (beauté d'un paysage, qualité d'un site, etc.) un paysage. On peut très facilement imaginer qu'un lieu pollué fasse un
constituant ensemble le cadre de vie d'un individu. - 4. Atmosphère, beau paysage et qu'à l'inverse un lieu non pollué ne soit pas
nécessairement beau191. »
189
François-Pierre TOURNEUX, «De l'espace vu au tableau, ou les
définitions du mot paysage dans les dictionnaires de langue française du 190
Ernst HAECKEL, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin,
XVII ème au XIX ème siècle », Revue géographique de l’Est, n°4, 1985, 1866, t. II, p. 286.
pp. 336 et 345 ; repris dans La 7héorie du paysage en France (1974- 191
Bemard Ussus, « Les continuités du paysage », Urbanismes et
1994), op. cit., pp. 198 et 208. architecture, n' 250, p. 64.
en vert, la nourriture, veau à l'oseille, omelette aux épinards, et «la salade,
beaucoup de salade »... On reprend le train de Paris. Nouveau cauchemar :
LA VERDOLÂTRIE « Une heure dans la gare [... ] en face d'une affiche de la Belle Potagère,
Je voudrais, à ce propos, dénoncer un préjugé l'obsession du vert, une affiche d'un vert pomme à vous tuer les yeux! » De retour, enfin...
entretenue par les écologistes et de nombreux défenseurs de «Oscar donne mon adresse : cocher, lanterne verte, c'est votre quartier. je
l'environnement. Pourquoi cette « verdolâtrie » ? Parce que le vert me croyais sauvé; à Paris, plus de campagne, plus de verdure! Horreur!
renvoie au végétal, donc à la chlorophylle, donc à la vie ? Sans doute, mais La voiture enfile le boulevard Haussmann. Tous ces arbres à droite et à
est-ce une raison pour ériger cette valeur biologique en valeur esthétique, gauche... J'ai cru que je mourrais. Quand je suis revenu à moi., j'étais dans
cette valeur écologique en valeur paysagère ? (On pourrait citer nombre de mon lit, un prince de la science, une garde-malade, une soeur de charité
peintres et d'ingénieurs, qui jugent, au contraire, que le vert n'est pas une m'entouraient. La soeur met la main sur ma bouche pour m'empêcher de
«bonne couleur ».) Faut-il qu'un paysage soit une vaste laitue, une soupe à parler. je me révolte, je bondis. Devant mon armoire à glace, je recule à
l'oseille, un bouillon de nature ? Dans Le Roman des jardins de France, mon image. J'étais vert comme une purée de pois. J'avais attrapé la
Denise et Jean-Pierre Le Dantec dénoncent « vertement » la « jaunisse ! «
déqualification du jardin en green ». « L'espace vert n'est pas un lieu,
mais une portion de territoire indifférencié dont les limites se décident sur LES VALEURS PAYSAGÈRES
l'univers abstrait du plan. Plus d'histoire : l'espace se moque du contexte
comme de la tradition. Plus de culture : l'espace vert n'est qu'un green J'en arrive à l'essentiel. Mon expérience, aussi bien théorique que
aménagé selon les seules "règles" de la commodité ; l'art s'en trouve pratique - au sein du comité d'experts « Environnement et paysage », mis
congédié, ou réduit à "l'emballage". Atopique, achronique, anartistique, en place par la direction des routes au ministère de l'Équipement - m'a
l'espace vert n'a cure des tracés, des proportions, des éléments minéraux et convaincu que la plupart des problèmes liés à l'environnement, avec leur
aquatiques, de la composition paysagère ou géométrique. C'est un rien cortège de malentendus et de dialogues de sourds, pourraient être plus
végétal dévolu à la purification de l'air et à l'exercice physique192 » Voilà, aisément résolus si l'on ne mélangeait pas tout et si l'on s'attachait à
de nouveau, le degré zéro du paysage, et l'on n'a pas progressé d'un pas distinguer avec soin les valeurs écologiques et les valeurs paysagères. Si
dans la création paysagère, quand on s'est contenté d'installer des espaces ardue que soit parfois cette tâche - car s'y mêlent aussi des intérêts
verts, même si, du point de vue de l'environnement, l'amélioration est économiques -, elle est indispensable et toujours bénéfique.
mesurable. Je prendrai un premier exemple, celui de la « loi paysage », naguère
Cette verdolâtrie me rappelle un monologue très drôle de Charles Cros, proposée par Ségolène Royal, qui s'était autoproclamée «ministre des
La Tournée verte (1880): l'affreux dimanche à la campagne de M. paysages », un titre prometteur, mais qui ne laissait pas d'inquiéter dans la
Galipaux, un employé parisien, qui va, tout au long de cette journée, mesure où le ministère de l'Environnement n'est que trop enclin à défendre
joliment s'enverder. Car tout y est vert : le châle de Mr Oscar, le une conception conservatrice et patrimoniale du territoire. Le discours de
perroquet, qui ne cesse de crier «pois verts ! », la guinguette, badigeonnée Ségolène Royal m'a effectivement confirmé dans mon appréhension : il n'y
est question que de « préserver », «protéger », « sauvegarder», etc. Il est
192
Denise et Jean-Pierre LE DANTEC, Le Roman des jardins de France, clair que l'on a simplement transféré au paysage des valeurs écologiques,
Paris, Plon, 1987, p. 261. Carinontelle, dans Le Jardin de Monceau qui ne sont pas les siennes. Pourquoi faudrait-il, à tout prix, préserver les
(1779), remarque déjà qu'un 3vert trop immense et du même ton, paysages? Lesquels? Et selon quels critères? C'est ce qui n'est jamais
attristerait trop notre âme, qui ne désire que des impressions douces, vives précisé, ni même envisagé. Très significative, à cet égard, est la
et gaies ». disposition relative au permis de construire, avec l'instauration
spectaculaire d'un «volet paysager » : « L'objectif de ce volet paysager J'irai jusqu'à dire qu'il faut protéger le paysage contre ses «protecteurs »,
n'est pas d'alourdir la procédure des permis de construire, par exemple par en soustraire la gestion, comme la création, à tous ceux qui s'arc-boutent à
l'obligation de consulter un C.A.U.E. ou [... ] en imposant la signature d'un une conception conservatrice, voire réactionnaire, de l'aménagement du
paysagiste. Le but est que, à chaque permis de construire, s'installe chez territoire. Combien d'écologistes n'ont qu'une vision bucolique et
les maîtres d'ouvrage, les décideurs locaux et les maîtres d'oeuvre, le archaïque du paysage français ! Combien d'associations de « défense »
réflexe de penser la construction en termes de paysages193. brandissent naïvement, comme paysage «naturel » à préserver, un modèle
On reste incrédule. Qui va créer ce «réflexe»? Par quelle pédagogie, ou culturel, hérité du XIX et souvent obsolète, l'Ile-de-France de Corot, celle
quelle police ? Et au nom de quoi, sinon du conservatisme le plus étroit ? des impressionnistes, etc. !
À moins de définir le paysage comme «ce qui doit être impérativement Second exemple : le conseil régional d'Auvergne a publié, en novembre
préservé» - sous-entendu: toute atteinte au paysage actuel est une pollution 1992, une Charte architecturale et paysagère tout à fait édifiante. Après
visuelle assimilable à une pollution écologique, postulat aberrant -, il est avoir rappelé les «caractères de l'architecture de l'Auvergne», la charte,
impossible de donner la moindre consistance à ce «volet paysager », et l'on animée d'un beau zèle pédagogique, nous enseigne, photographies à
s'en va tout droit vers des querelles et des litiges insolubles, ou l'appui, les «options regrettables» et les « aspects positifs » ; autrement dit
l'inapplication de la loi. Autrement dit, cette disposition n'a de sens que si : ce qu'il faut faire et ne pas faire, au nom, bien entendu, de la sacro-sainte
l'on fige le paysage dans l'environnement, avec, à la limite, le « intégration, qui compte parmi les «notions élémentaires et familières195 »
classement » de tout le territoire, puisque chaque intervention risque de (sic). Mais le conservatisme ne se limite pas au bâti, il s'étend aux
léser le paysage actuel. On voit très bien, dès lors, ce que serait ce plantations, pour lesquelles on devra « préférer les feuillages caducs aux
«réflexe » que voulait susciter le ministre de l'Environnement. C'est: feuillages persistants, planter des essences locales et non exotiques, sans
«Touche pas à mon paysage ! », un avatar de cette vieille lune, la notion les mélanger: tilleuls, marronniers, platanes, noisetiers, érables, frênes,
d'intégration. On appréciera, par contraste, et dans ce même numéro de La éviter les prunus rouges, saules pleureurs, pins d'Autriche, thuyas et autres
Feuille du paysage, cette déclaration d'Alexandre Chemetoff à propos des essences étrangères196 ». Une telle recommandation, d'apparence anodine,
« plans de paysage » - en l'occurrence celui de Belle-Ile-en-Mer, dont il n'en est pas moins inquiétante. Les auteurs de la charte, dans leur bon sens
est responsable - qui, il est vrai, dépendent du ministère de l'Équipement, auvergnat et leur naïveté écologique, ignorent sans doute qu'ils reprennent,
évidemment moins conservateur: « La question de la prise en compte du tout simplement, l'une des thèses majeures des grands jardiniers-
paysage amène à penser la transformation du paysage comme une paysagistes du Troisième Reich, Mâding, Wiepking, Seifert, Tüxen, etc.
évolution et pas seulement comme quelque chose que l'on conserve et que Exoten raus !, « les étrangers dehors ! », tel était en effet leur slogan.
l'on protège. Au lieu de parler en termes de protection, on serait D'abord les plantes exotiques, puis, de proche en proche, tous ces
susceptible de comprendre les phénomènes qui font évoluer les paysages et métèques, ces immigrés, qui, comme on dit aujourd'hui, nous envahissent
de fonder à partir de cette connaissance une autre manière d'aménager les et polluent notre paysage...
sites, de les gérer, de projeter l'ensemble des phénomènes qui conduisent à « La même année (1942) où Mâding édicte, en collaboration avec
fabriquer l'identité d'un territoire194. » Wiepking, les règles du paysage, un groupe de botanistes saxons,
soutenus par Tüxen, compare la lutte contre les plantes étrangères et celle
des Nazis contre les autres peuples et contre "la peste du bolchevisme".
193
« Ségolène Royal: créer un réflexe paysage », La Feuille du paysage, Ce groupe de travail reprend à son compte un appel lancé par Kâstner, et
décembre 1992, p. 2. Le ministre de l'Environnement répond à une
question de la rédaction (C.A.U.E. : Conseil d'Architecture, d'Urbanisme 195
Charte architecturale et paysagère, conseil régional d'Auvergne,
et de l'Environnement). 1992, p. 22.
194
Ibid., p. 4. Souligné par moi. 196
Ibid., p. 27.
réclame une "guerre d'extermination" (Ausrottungskrieg) contre la Pauvre Prunus, banni par les Berlinois et par les Auvergnats... Si nos
"balsamine à petites fleurs" (Impatiens parviflora), sous prétexte que ancêtres avaient pratiqué une politique aussi « raciste » dans le domaine de
cette "étrangère" se répand et entre même « en compétition » avec la l'horticulture, nous n'aurions ni la giroflée, ni le bégonia, ni le romarin, ni
"balsamine à grandes fleurs" (Impatiens noli me tangere), menaçant la pêche, ni la cerise d'Olivet, ni le vignoble bourguignon (on en frémit!),
ainsi, paraît-il, la pureté du paysage allemand. L'appel se termine par la et, comme le disait, en 1938, le grand jardinier juif Borchardt, victime des
phrase suivante : "De même que, dans le combat contre le bolchevisme, nazis, « on vivrait encore de glands » (Wir lebten gârtnerisch noch heute
c'est toute notre culture occidentale qui est en jeu, de même, dans la lutte von Eicheln).
contre l'intruse mongole (Impatiens parviflora), c'est un des fondements
essentiels de notre culture, à savoir la beauté de nos forêts, qui se trouve
menacé !" [ ] LE COMPLEXE DE LA BALAFRE
«Or, en cette fin du XX ème siècle, on recommence à pester [ ] contre les
espèces exotiques, qui, paraît-il, caractérisent "l'aspect de nos jardins en Soyons clairs et fermes : aux écologistes et autres défenseurs de
République fédérale" et à exiger qu'on bannisse les plantes étrangères du l'environnement, nous devons inlassablement rappeler les droits du
jardin allemand, une revendication proche des idées de Seifert, Mâding, paysage, qui ne se limitent pas à la préservation de l'environnement, vert
Wiepking et Tüxen. [ ] C'est ainsi, par exemple, que dans les forêts ou non, et leur montrer qu'ils servent mal leur propre cause, quand ils
berlinoises, parfois sur des surfaces considérables, on élimine pratiquent cette confusion réductrice. Aux pouvoirs publics et aux
actuellement (1989) le prunus à floraison tardive (Prunus serotina), sous professionnels de l'équipement, nous devons, certes, rappeler les exigences
le prétexte qu'il ne correspondrait pas à l'image qu'on se fait d'une de l'environnement, mais aussi, de surcroît, celles du paysage, et leur
végétation naturelle définie, entre autres, par Tüxen, et qui part de l'idée montrer qu'ils sont loin d'avoir achevé leur tâche quand ils ont respecté
qu'on pourrait déterminer, à un moment et pour un paysage donnés, la l'environnement, trop souvent réduit à sa valeur phonique.
meilleure combinaison des plantes, dans leur état naturel, c'est-à-dire Il me semble toutefois que nombre d'ingénieurs et de techniciens, après
exemptes de toute intervention humaine. Ces espèces exotiques - le une période où, non sans raisons, on leur reprochait leurs méthodes
Prunus serotina nous vient du nord-est de l'Amérique - dérangent, à technocratiques, adoptent désormais un profil un peu trop bas devant les
Berlin, la représentation d'une forêt "proche de la nature" (naturnah), et prétentions écologistes, légitimes sans doute, mais dans des limites qui
doivent par conséquent être exterminées comme la peste, ainsi que le fit doivent être définies, faute de quoi on cède à l'écolocratie. Tout se passe
savoir un représentant du responsable de la protection de la nature et de comme si, culpabilisés à l'excès, ils avaient honte pour ce paysage qu'ils
l'entretien des paysages auprès du Sénat de Berlin197. » « défigurent » à regret. C'est ce complexe de la balafre que je voudrais
dénoncer, car il postule un paysage en soi, qu'il faudrait préserver à tout
197
Gert GRÔNING, «Y a-t-il un changement dans la compréhension du prix, et, par conséquent, le caractère criminel de l'autoroute, puisque telle
paysage ? Sur les recommandations pour éviter la culture des plantes est, aujourd'hui, la cible de toutes les passions : une blessure que l'on
étrangères en Allemagne au XX ème siècle », dans Maîtres et Protecteurs doit, tant bien que mal, essayer de réduire, ou, du moins, de dissimuler.
de la nature, Seyssel, Champ Vallon, 1991, pp. 284 et 285-286. C'est tout Comme le souligne Pierre-Marie Tricaud, « puisque le concepteur d'une
l'article qu'il faudrait donner à lire aux apôtres du paysage « naturel » et « route considère que son projet ne peut avoir qu'un impact négatif sur le
indigène ». Ce problème n'est pas récent. Adolphe Alphand, dans Les paysage comme sur l'environnement, il appelle le paysagiste pour le
Promenades de Paris (1867), fait l'éloge des plantes exotiques et prescrit
de « les entretenir avec tous les soins que réclame cette aristocratie Véra, dans Le Nouveau Jardin (1911), déconseille « les végétaux
végétale». « Nous recommandons les plantes exotiques», déclare William étrangers et surtout les exotiques », au nom d'un nationalisme qui le
Robinson dans Le jardin de fleurs anglais, en 1883. En revanche, André conduira à apporter son soutien au maréchal Pétain.
camoufler198 » ». Triste vocation de celui qui se croyait investi d'une possible, qu'elle se fasse toute petite. À la logique de la dissimulation,
mission créatrice, inventer le paysage de demain, et qui se voit réduit au s'ajoute celle de la simulation, une logique du «comme si » : comme si
camouflage, oui, quel camouflet! cette autoroute n'était jamais qu'une route un peu plus large, justiciable du
Il convient, me sernble-t-il, d'abandonner cette vision honteuse de même traitement que les autres, sur le modèle de nos bonnes vieilles
l'autoroute. Non seulement celle-ci constitue, en elle-rnême, un «nationales », si « conviviales », avec leurs traditionnelles rangées
authentique paysage, mais, comme le T.G.V. d'ailleurs, elle en produit de d'arbres. J'ai souvent été frappé par ce thème récurrent, dans la bouche des
nouveaux. Il ne s'agit donc pas de cacher l'estafilade, ni d'en cicatriser les spécialistes des directions départementales de l'équipement, par cette
abords à coups de pansements végétaux, une conception décorative et pauvre panacée des alignements d'arbres et des bordures végétales. je crois
curative, d'un mot : décurative, qui résume assez bien la mission qu'on qu'on fait littéralement fausse route en recourant systématiquement à de
assigne au paysagiste. Prenons le problème à l'envers : si l'on pousse telles solutions. je ne prétends pas qu'elles sont toutes et partout
jusqu'au bout, c'est-à-dire à l'absurde, ce complexe de la balafre et sa incongrues, je dis qu'il conviendrait d'en inventer d'autres, plus appropriées
logique du camouflage, on aboutit à la nécessité d'enterrer les autoroutes, aux dimensions et au tracé des autoroutes. Comme le soulignait naguère
non seulement dans les agglomérations et autres zones sensibles (ce qui se Anne Dazelle, directrice du C.A.U.E. de Loire-Atlantique, « on croit qu'il
justifie), mais sur l'ensemble du territoire. Toute la métropole minée par suffit de planter des arbres pour faire un beau jardin et l'on commet
ce nouveau métro... Plus de blessures, mais plus de paysages alentour, beaucoup d'erreurs ». je dirais volontiers : on croit qu'il suffit de planter
sinon pour ceux qui, de loin en loin, remonteraient par quelque «bouche » des arbres pour faire une belle autoroute et l'on commet beaucoup
de cette métraupinière hexagonale. À nous, au contraire, de savoir d'erreurs.
transformer cette balafre en visage et cette plaie en paysage. Voici ce que nous avons à faire, chacun dans son rôle et selon ses
moyens : inventer l'avenir, nourrir le regard de demain et, surtout, ne pas
J'userai d'une analogie. On nous répète à satiété que les pylônes nous recroqueviller sur le passé. Il en va de la pratique paysagère comme
défigurent le paysage. Là encore, on postule un paysage en soi, a priori de toute création artistique : elle ne saurait se figer dans la léthargie des
intouchable. Il ne vient pas à l'esprit des pleureuses écologistes qu'une musées200.
« armée de pylônes en campagne » puisse constituer et générer un
nouveau paysage, aussi fort, sinon plus, que l'ancien. Comme le rappelle CHAPITRE VIII
opportunément Thierry Grillet, « les pylônes ont sans doute crispé bien
du monde au nom d'une idyllique protection du paysage. Mais déjà, en MAÎTRES ET PROTECTEURS
1914, Fernand Léger pestait contre ceux pour qui il serait préférable de
supprimer tout de suite les poteaux télégraphiques, les maisons, et ne
laisser que les arbres, de douces harmonies d'arbres199 ».
200
Ce chapitre était rédigé quand j'ai pris connaissance, grâce à
Ce complexe de la balafre n'incite pas seulement à la frilosité, il mène à la l'anthologie de J.-P. Le Dantec, de l'article d'Ambroise Dupont, « La
contradiction. D'un côté, l'autoroute est envahissante, de par ses normes problématique française», Métropolis, n° 101-102, 1994, dont les positions
mêmes et l'emprise qu'elle impose. Mais, de l'autre, il faudrait, autant que rejoignent les miennes : «Il faut accepter le fait que le système autoroutier
ne saurait créer le même paysage qu'aux XVII et XVIII èmes siècles, et ne
198
Pierre-Marie TRICAUD, «Route et Paysage : encore un effort», pas demander aux paysagistes d'inventer des solutions cosmétiques et
Paysage et Aménagement, 15, mai 199 1, p. 24. boiteuses » ; «La situation actuelle se caractérise [... ) par une confusion
199
Thierry GRILLET, Catalogue de l'exposition «Création industrielle et entre environnement et paysage, deux notions qu'il conviendrait sans doute
paysage. Ouvrages E.D.F. en Nord-Pas-de-Calais », Ed. du C.C.I., de disjoindre à l'avenir» (cité par J.-P. LE DANTEC, dans Jardins et
septembre 1991. Paysages, op. cit., pp. 597 et 601).
DE LA NATURE hypothétique, analogue à la « chose en soi « de Kant. Le projet d'un «
contrat naturel » est, à cet égard, illusoire, aussi longtemps qu'on ne
Contribution à la critique précise pas quelle nature il s'agit d'instituer en sujet de droit, à supposer,
d'un prétendu « contrat naturel » d'ailleurs, qu'une telle opération ait un sens.

DESCARTES ET GALILÉE
La philosophie se méfie de la nature. On peut même se demander
si sa vocation n'est pas, à l'origine et pour l'essentiel, antinaturaliste. Ce retour à la nature s'accompagne ordinairement d'un procès intenté à la
Certes, les réactions sont fréquentes et l'histoire est jalonnée de « science, la technique et ceux qui, à l'aube de la modernité, en seraient les
retours à la nature » : au Quattrocento, chez Rousseau, dans la fondateurs funestes : Descartes et Galilée, coupables d'avoir, dans leur
Naturphilosophie romantique, ou, en notre fin de millénaire et sous impérialisme théorique, asservi la Nature et avili la Vie. Ce procès est
doublement inquiétant. D'abord parce que l'accusation repose sur une
le signe de l'écologie, cette volonté proclamée, sinon prêchée par
lecture plus ou moins malhonnête des textes, ensuite, et surtout, parce que
certains, de renouer avec elle, d'établir une nouvelle Alliance, un cette référence insistante à la Nature et à la Vie, parées de leur majuscule,
« contrat naturel » assurant, après des siècles d'hostilité et de rappelle désagréablement le naturalisme et le biologisme qui, voilà plus
vandalisme, les conditions d'une authentique « symbiose ». d'un demisiècle, sous la bannière du Blut und Boden (le « sang et le sol »),
Il n'est pas sûr qu'un tel retour soit de très bon aloi, ne serait-ce qu'en inspirèrent dans tous les domaines, y compris celui de la faune et de la
raison de l'extrême confusion ou, pour mieux dire, de flore202, le racisme le plus borné. Les pourfendeurs de la «barbarie »,
l'indétermination de cette «nature ». Les travaux de Ienoble, Van comme les prédicateurs du « contrat naturel », se récrieront évidemment
Melsen, Moscovici, etc., ont définitivement imposé l'idée, entrevue devant ce rapprochement et clameront, au contraire, leur bonne foi
dès le XVIII ème (et sans doute même avant), d'une histoire humaniste. Mais, qu'ils le veuillent ou non, cette invocation lancinante de
esthétique, épistémologique, technologique de la nature201, dont on la Nature et de la Vie, érigées en valeurs absolues, est à l'opposé de
ne saurait, dès lors, parler dans l'absolu, sinon comme d'un X l'humanisme - et l'on devrait s'y reprendre à deux fois avant de les brandir,
au seul souvenir des pratiques, idiotes au mieux, ignobles au pire, qu'elles
201
Voir les premières pages de ce livre. On pourrait multiplier les ont cautionnées.
références: «C'est toujours une nature cultivée mais qui, à cause de sa Comment ne pas s'étonner que des intellectuels, et non des moindres,
permanence et de sa stabilité plus ou moins grandes, nous semble formés à la discipline philosophique, s'en prennent aujourd'hui, au nom
familière, et ainsi nous laisse croire que nous avons affaire à la nature d'on ne sait quelle « Nature »., à la modernité scientifique, et prônent, sur
seule. C'est seulement en rétrospective historique que nous découvrons un ton prophétique, une sorte de millénarisme écologique ? Tant qu'il
combien cette nature est culturelle » (A.G. VAN MELSEN, Science and s'agissait de Heidegger, on pouvait passer outre. Si illustre que soit le
Technoloe, Pittsburg, 1961, p. 291). «Votre nature est celle de I-inné, de recteur de Fribourg, sa nostalgie du « vieux pont de bois » et sa théorie de
Lamarck, la mienne est celle d'Einstein, de Heisenberg» (VASARELY, Plasti- «l'arraisonnement technique » (Gestell) comme « danger » (Gefahr) pour
Cité, Paris/Toumai, Casterman, 1970, pp. 47-48). Cette idée d'une nature la culture occidentale, participent, à l'évidence, d'une idéologie
culturelle est déjà présente chez VoLTAiRE, dans son Dictionnaire
philosophique, et chez MARX, dans L’Idéologie allemande.
202
Voir, au chapitre précédent, l'article cité de G. GRÔNING.
rétrograde203 et l'on ne peut que souscrire au jugement de François Guéry, Différons pour l'instant la question du contrat, pour nous intéresser à ce
lorsqu'il écrit que Heidegger « représente les préjugés les plus bomés procès de la modernité et de ses fondateurs, Descartes et Galilée. Jusqu'à
concernant le sens de la technique204». Cette espèce de mélancolie n'était une date récente, on se contentait d'incriminer en vrac le scientisme, le
d'ailleurs pas originale. Plus de vingt ans auparavant, Duhamel, dans positivisme et la vulgate marxiste (disons, pour simplifier, l’Anti-Dühiing
Scènes de la vie future (1930), et Spengler, dans L’Homme et la d'Engels et ses succédanés soviétiques). Mais voilà qu'on s'en est pris
Technique, tenaient déjà des propos alarmistes, qui préfiguraient les aussi à l'idéalisme allemand, Hegel en tête, responsable, paraît-il, de tous
discours écologistes : « Ia mécanisation du monde est entrée dans une les totalitarismes et de leurs crimes contre l'humanité, Shoah, Goulag, etc.
phase d'hypertension périlleuse à l'extrême. La face même de la Terre, Et pourquoi s'arrêter ? N'y eut-il pas, auparavant, Saint-Just et
avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n'est plus la même. En Robespierre, et leurs inspirateurs, les penseurs des Lumières ? On se fit
quelques décennies à peine la plupart des grandes forêts ont disparu, même une spécialité, naguère, chez les « Nouveaux Philosophes », de
volatilisées en papier journal, et des changements climatériques ont été cette chasse à courre aux coupables. D'où, dans le style de Gavroche, la
amorcés ainsi, mettant en péril l'économie rurale de populations tout litanie des anathèmes : c'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau, la
entières. [... ] Toutes les choses vivantes agonisent dans l'étau de faute à d'Alembert, la faute à Diderot. On ne pouvait, bien sûr, en rester
l'organisation. Un monde artificiel pénètre le monde naturel et là, de sorte qu'il fallut, pour en finir avec notre modernité perverse,
l'empoisonne. La Civilisation elle-même est devenue une machine, faisant inculper les véritables criminels, les deux pêcheurs originels, Descartes et
ou essayant de tout faire mécaniquement. Nous ne pensons plus désormais Galilée, Adam et Ève de cette Bible imbécile.
qu'en termes de "chevaux-vapeur". Nous ne pouvons regarder une cascade Premier inquisiteur, le Torquemada du « Dimensional extatique »,
sans la transformer mentalement en énergie électrique205 » Et il faut être Michel Henry. Dans La Barbarie, c'est au nom de la Vie et de la Culture
corrompu par le péché technologique pour ne pas voir « que tout ceci a un comme «mouvement » de la Vie, que la technique est anathémisée, en des
caractère diabolique206». Mais, Dieu merci, « une lassitude se propage, termes dont la violence laisse perplexe : « Elle est la barbarie, la nouvelle
une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature207 ». Six décennies barbarie de notre temps, en lieu et place de la culture. En tant qu'elle met
plus tard, Serres appellera de ses voeux un « contrat d'armistice »... hors jeu la vie, ses prescriptions et ses régulations, elle n'est pas seulement
la barbarie sous sa forme extrême et la plus inhumaine qu'il ait été à
203
«La menace véritable a déjà atteint l'homme dans son être. Le règne de l'homme de connaître, elle est la folie208. » Et qui se trouve à l'origine de
l'Arraisonnement nous menace de l'éventualité qu'à l'homme puise être cette folie ? Qui est le Grand Barbare, le Grand Dément, le Grand Satan ?
refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d'entendre ainsi l'appel Galilée. On croit rêver. On se demande même s'il eût échappé au bûcher
d'une vérité plus initiale» (Martin HEIDEGGER, «La question de la sous le pontificat de Michel Henry... « Le projet galiléen [... ] est celui de
technique », 1953, trad. fr. dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, la culture moderne dans son ensemble en tant que culture scientifique - ce
1958, pp. 37-38). En dépit de ses explications laborieuses, je me suis qui fait d'elle, à vrai dire, non pas une culture, si cette dernière est toujours
toujours demandé pourquoi le traducteur avait cru devoir rendre Gestell la culture de la vie, mais proprement sa négation: la nouvelle barbarie,
par «arraisonnement», un vocable qui, depuis lors, et contre toute rigueur, dont le savoir spécifique et triomphant se paie du prix le plus élevé,
a envahi la vulgate heideggérienne. l'occultation par l'homme de son être propre209 »
204
François GUÉRY, La Société industrielle et ses ennemis, Paris, Orban, Second imprécateur, le Savonarole de la «transe symbiotique », Michel
1989, p. 45. Serres. Dans son Contrat naturel210, le style est moins atrabilaire, la
205
Oswald SPENGLER, L’Homme et la Technique, 1931, trad. fr., Paris,
Gallimard, 1958, pp. 142-144. 208
Michel HENRY, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 95.
206
Ibid., p. 131. Souligné par moi. 209
Ibid., pp. 129-130. Voir aussi pp. 10, 16, 19, 119, 122, etc.
207
Ibid., p. 147. 210
Michel SERRES, Le Contrat naturel, Paris, François Bourin, 1990.
prédication plus lyrique, mais la démarche revient au même. Il s'agit, de dans le contexte dont on la retire aussi fréquemment qu'indûment, et, par
nouveau, là même, de rendre justice à Descartes, qui n'a jamais professé
d'opposer la « vraie vie » - ancrée dans la nature, celle du marin, à la « l'impérialisme scientifique qu'on lui prête: «Il est possible de parvenir à
divine courtoisie211 » (sic), ou celle du paysan, « les pieds enfoncés, à la des connaissances qui soient fort utiles à la vie et [... ] au lieu de cette
mort, dans la glèbe traditionale212 » (sic) - aux excès et forfaits de la philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver
domination technologique. Et qui est le coupable ? « Galilée le premier une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de
enclôt le terrain de la nature213», inaugurant ainsi notre modernité. Cette l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous
ère malheureuse, l'heure est venue d'y mettre fin, et c'est pourquoi, à la environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers
fameuse formule - « Eppur, si muove ! », et pourtant elle [la terre] se de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les
meut ! - Serres, notre (anti-) Galilée de la post-modernité, substitue celle- usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et
ci, qui ouvre au prochain millénaire : «La Terre s'émeut! Se meut la Terre possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour
immémoriale, fixe, de nos conditions ou fondations vitales, la terre l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans peine
fondamentale tremble214. » des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais
principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans
Galilée, mais également Descartes, auteur, lui aussi, d'une expression doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette
célèbre, qui désigne à la vindicte de Serres (mais il n'est pas le seul, hélas) vie217 »
l'hégémonie infatuée de la science moderne. «Maîtrise et possession, voilà « Ce très beau texte, écrit François Guéry, a été plus commenté que lu,
le maître mot lancé par Descartes, à l'aurore de l'âge scientifique et plus trahi que loyalement déchiffré218. » Pour trois raisons, qui sont autant
technique, quand notre raison occidentale partit à la conquête de l'univers. d'oublis : oubli du « comme », évidemment théologique. Oubli de la
[... ] Il faut donc changer de direction et laisser le cap imposé par la référence, si modeste, aux «métiers de nos artisans ». Oubli, enfin, de la
philosophie de Descartes. [... ] Voici la bifurcation de l'histoire : ou la finalité « principalement » médicale de tout le paragraphe, comme le
mort ou la symbiose215. » Ou Descartes ou Michel Serres. Nietzsche, en rappelait Alain Boyer dans un article remarquable, qui réfutait, d'avance,
ses moments de mégalomanie, prétendait «casser en deux l'histoire de toute l'interprétation de Serres : «Les mathématiques serviront à constituer
l'humanité ». Serres n'est pas loin de s'investir d'une mission comparable une physique, d'où sera déduite une médecine : c'est ce détour qui est
quand, dans une interview au Nouvel Observateur, il définit ainsi son nouveau. Car la fin "principale" de la domination de la Nature, c'est la
propos : « En schématisant on peut dire que le Discours de la méthode a conservation de la santé, voire l'allongement de la durée de la vie. On
inauguré l'ère où la science et la technique prennent, lieu par lieu, maîtrise oublie souvent cela quand on ne voit dans la phrase de Descartes qu'une
et possession du monde. Mon Contrat naturel tente de clore cette orgueilleuse déclaration dominatrice. Or la domination est un moyen
période216. » d'alléger la souffrance219. »
Je reviendrai sur ce « contrat naturel », dit d'« armistice » et de
« symbiose», mais il convient d'abord de replacer la formule incriminée
211
Ibid., p. 70. 217
DESCARTES, Discours de la méthode, VI partie, souligné par moi.
212
Ibid., p. 36. 218
François Guéry, dans Didier DELEULE, François GUÉRY et Pierre
213
Ibid., p. 133. Osmo, Le Commentaire de textes philosophiques, Paris, Nathan, 1990,
214
Ibid., p. 136. p.40.
215
Ibid., pp. 58-61. 219
Alain BOYER, « Le respect de la nature est-il un devoir ? », dans
216
Le Nouvel Observateur, 29 mars 1990. Questions de philosophie, Paris, 1988, p. 9.
LE «CONTRAT NATUREL » même? Au point qu'il a scrupule à s'en dire l'auteur: "Dois-je la laisser
signer?223'. Dans les médias qui ont salué la parution de l'ouvrage,
Mais convenons que, depuis des siècles et, singulièrement, depuis les personne, pas même le philosophe qui en rendait compte dans Le
grandes révolutions industrielles, l'humanité n'a pas ménagé la nature, ou, Monde, n'a relevé que ce texte est radicalement irrationnel; qu'il est
pour mieux dire, l'a mise en coupe réglée. Qu'en est-il, dès lors, de ce incompatible avec les cadres élémentaires de la pensée organisée, du
contrat naturel que nous propose Michel Serres en termes dramatiques: « moins telle que l'Occident l'a pratiquée d'Aristote à Einstein (l'auteur,
ou la mort ou la symbiose » ; ou la guerre, qui s'achèvera fatalement par certes, revendique l'inauguration d'une ère nouvelle). Qui a remarqué
l'extermination réciproque des deux protagonistes, ou l'armistice, qui, seul, que ce livre n'était pas d'un philosophe, mais d'un chamane en transe ?
peut assurer leur commune survie ? Car, tel le chamane sibérien avec le tigre des neiges, mais en plus
Dans son interview au Nouvel Observateur, Serres déclare s'être « lancé cosmique, Serres dit vouloir passer contrat avec la Terre (la Nature).
dans de véritables études de droit. Pour un juriste en effet le terme de juste régularisation, sans doute, car celle-ci est déjà son « amante »224: il
"contrat naturel" est presque contradictoire. Un contrat ne se fait qu'avec s'accouple avec elle pendant les tremblements de terre, «communiant
une personne humaine qui parle et signe tandis que la Nature, elle, ni ne tous deux, en amour, elle et moi, doublement désemparés, ensemble
parle ni ne signe. Aujourd'hui l'idée que la nature puisse être un sujet de palpitant, réunis dans une aura225 », vraisemblablement une aurore
droit fait son chemin, y compris chez les vrais techniciens du droit. » C'est boréale, ce phénomène magnétique dont parfois s'accompagnent les
tout à fait exact et il suffit, pour s'en convaincre, de lire l’imposant séismes226... »
ouvrage collectif, L’Homme, la nature et le droit, publié sous la direction Quoi qu'il en soit de cet orgasme tellurique, qu'on aimerait partager avec
de Bernard Edelman et Marie-Angèle Hermitte220. Je ne doute pas que l'auteur, même sur l'échelle de Richter, il faut absolument, selon Serres,
Serres l'ait consulté, mais je ne suis pas autrement étonné qu'il ne s'y réfère «procéder à une révision déchirante du droit naturel moderne qui suppose
jamais: il n'y aura trouvé aucun argument qui lui permette de fonder une proposition informulée, en vertu de laquelle l'homme,
juridiquement son contrat de symbiose. Autant dire qu'il a escamoté le individuellement ou en groupe, peut seul devenir sujet du droit227 ». Mais
débat, fort complexe et actuellement contradictoire, sur l'institution de la suffit-il d'affirmer qu'il le «faut» pour que cette «révision » - dont Serres
nature en sujet de droit. Le subterfuge consiste à personnifier cette convient qu'elle «déchire » le juriste, mais pas le philosophe, à ce qu'il
dernière à coups de métaphores et de majuscules, afin qu'elle acquière, aux semble - institue la nature en sujet ? De nouveau, les majuscules et
yeux d'un lecteur superficiel, ou pénétré d'un écologisme inconditionnel, le métaphores tiennent lieu de preuves : «En fait, la Terre nous parle en
statut d'une entité ou déité anthropomorphe, donc d'un quasi-sujet: «La termes de forces, de liens et d'interactions, et cela suffit à faire un
Terre s'émeut... », «La Terre tremble... », «La Terre est-elle une Vierge qui contrat228. » Eh non, cela ne suffit pas! Mais d'abord: qui contracte avec
accoucha de son Créateur ? de sa Créatrice221 » Le tour est joué et l'on qui ? Et à quel niveau ? régional ? national ? planétaire ? Et ce contrat est-
peut affirmer, en toute sérénité, que «la nature se conduit comme un il tacite (même si la Terre « parle » ... ), ou doit-il s'inscrire dans une
sujet222». charte et des dispositions réglementaires ? On n'en sait rien et,
Augustin Berque se montre encore plus critique, encore plus caustique :
Serres «ne nous révèle-t-il pas Mahomet de l'immanence, Moïse de
223
Ibid., p. 191, dernière phrase du livre.
l'animisme! qu'il a écrit son dernier livre sous la dictée de la Nature elle-
224
Ibid., p. 191. Ibid., p. 191.
225
Ibid., p. 190.
220
Bernard EDELMAN et Marie-Angèle HERMITTE, L’Homme, la 226
Augustin BERQUE, Médiance. De milieux en paysages, Montpellier,
nature et le droit, Paris, Christian Bourgois, 1988. Reclus, 1990, pp. 63-64.
221
M. SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 188. 227
M. SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 65.
222
Ibid., p. 64. 228
Ibid., p. 69.
manifestement, ces considérations triviales n'intéressent pas celui qui instaure-t-il un rapport contractuel avec la paroi ? Qu'il s'agisse de la mer,
reconnaît la Terre pour sa mère, sa fille et son amante ensemble229. Il est de la roche, ou de tout autre élément naturel, le contact ne crée aucun
vrai que ce contrat naturel est « métaphysique », il « va au-delà des contrat, ni la peur aucun pacte. C'est pourtant ce que prétend le philosophe
limitations ordinaires des diverses spécialités locales230 ». La métaphysique des cimes: «Un contrat ne présuppose donc pas forcément le langage : il
a bon dos et la nature est bonne fille. suffit d'un jeu de cordes. Elles comprennent elles-mêmes sans mots [sic].
Ne soyons pas trop injustes. Serres nous propose deux modèles : Étymologiquement et dans la nature des choses [sic], un contrat
l'équipage et la cordée. Mais j'avoue ma perplexité. En quoi les matelots, comprend235 » J'aimerais comprendre, moi aussi...
même animés d'une « divine courtoisie », contractent-ils avec la mer ? Soyons sérieux. Dès lors que l'on a renoncé à fonder en droit le contrat
C'est pourtant ce qu'affirme le matin-philosophe, ainsi qu'il aime à se naturel, il n'est plus d'autre solution que de verser dans les images
désigner : «Le pacte social de courtoisie en mer équivaut en fait à ce que biologiques (la symbiose) et bibliques (la terre s'émeut). D'où cette
j'appelle contrat naturel231. » Cette « équivalence » laisse rêveur. Qu'il «religion diligente du monde236 », que Serres nous invite à pratiquer, et
existe un contrat entre les membres de l'équipage, dans l'intérêt bien cette «communion » finale avec la « Terre spasmodique ». À l'évidence,
compris de tous et de chacun, c'est l'évidence, et nul besoin d'« avoir on a quitté le terrain de la réflexion philosophique pour celui de la
navigué232 » pour le comprendre. Mais comment la mer serait-elle vaticination, où chacun prend ses délires pour la réalité, et Pascal Acot a
concemée, sinon par une projection poétique (la Mer gronde, comme la tout à fait raison, quand il s'interroge, au terme de son Histoire de
Terre tremble), qui, dans le style homérique, l'anime d'intentions fastes ou l'écologie: «Pourquoi un tel retour au Sacré, et surtout si constant, chez les
néfastes ? écologistes237 ?»
Il en va de même avec la montagne. Nous étions « embarqués233 », nous
voilà encordés. Il est clair que, de nouveau, les concepts juridiques se DU DROIT DE LA NATURE
diluent dans le pathos métaphorique: «Que la montagne [... ] se fasse
difficile, voire abominable, et le contrat lui-même change de fonction : ne De deux choses l'une : ou bien la nature est un sujet et, comme telle,
lie plus seulement les marcheurs entre eux, mais, de plus, prend des détentrice d'une sorte de « droit naturel ». Mais ce «jusnaturalisme »
attaches en des points précis et résistants de la paroi ; le groupe se trouve inédit suppose, on l'a vu, une théologie ou, du moins, une mythologie plus
lié, référé, non seulement à soi-même, mais au monde objectif Le piton ou moins subreptice, qui, comme dans l'ancien droit germanique, peut
sollicite la résistance de la muraille à qui nul ne confie de lien qu'après seule lui assurer un semblant de validité. Ou bien la nature n'est pas sujet
l'avoir testée. Au contrat social s'ajoute un contrat naturel234. » Question
naïve de celui qui « n'a jamais pitonné»: en quoi le fait de grimper
235
Ibid., p. 167.
236
Ibid., p. 81.
229
Ibid., p. 191. 237
Pascal ACOT, Histoire de l'écologie, Paris, P.U.F., 1988, p. 241.
230
Ibid., p. 78. «Un sentiment religieux (une religion émergente, et non pas seulement
231
Ibid., p. 70. révélée) irrigue toutes les activités de l'écosociété. Il sous-tend et valorise
232
« Nous voici donc embarqués ! Pour la première fois de l'action. Il confère l'espoir que « quelque chose peut être sauvé» (J. de
l'histoire, ROSNAY, Le Macroscope, Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 283). «Religion
Platon et Pascal, qui n'avaient jamais navigué [sic] ont raison tous les émergente », « religion diligente » (Serres), je dirais volontiers religion
deux en même temps» (M. SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 7 2). indigente, celle de tous ces théologiens, officiels ou hypocrites, dont Spi
On se demande comment Platon réussit, par deux fois, à gagner la Sicile... noza dénonçait déjà l'imbecillitas, et qui, à bout d'arguments, vous
233
Ibid., p. 72. obligent à vous « réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance
234
Ibid., p. 163. ». Dieu a simplement changé de nom.
de droit, et il faut l'instituer, au moyen de l'outil juridique, ainsi que s'y patrimoine qui doit être conservé au bénéfice des générations présentes et
emploie Marie-Angèle Hermitte dans un article fondamental, «Le concept futures, aussi bien que sur le fondement de son propre droit" 240. » Mais
de diversité biologique et la création d'un statut de la nature ». En voici la lequel ? De quel droit décréter que toutes les espèces ont le droit d'exister,
thèse : « Faire de la diversité biologique et, plus largement, de la nature un dans l'absolu, sinon parce qu'on s'assigne à soi-même le devoir absolu de
sujet de droit est le point clé de l'ensemble de mon raisonnement. [... ] On les protéger, c'est-à-dire, au fond (mais on ne le dit jamais, tant l'hypocrisie
se séparerait donc totalement de tous les systèmes ayant fait de la nature est ici, comme partout, la règle planétaire), parce qu'on s'octroie le rôle
un objet de droit238. » Soit. Mais si cette institution est une décision providentiel de Dieu (pas n'importe lequel: un Dieu soucieux de son
unilatérale, puisque, malgré les prosopopées de Serres, la nature n'aura «capital »), ou de vicaire de Dieu, nouveau Noé chargé de cette arche
jamais « son mot à dire», peut-on vraiment parler d'un sujet de droit, moderne, la diversité biologique ? Nous voilà, une fois de plus, reconduits
sinon, une fois de plus, par métaphore et sur le mode du «comme si » ? à la théologie, qui, décidément, inspire tous ces discours. Et je ne puis
Augustin Berque, dans son dernier ouvrage, est catégorique : « Ainsi, la mieux faire, pour clore ce débat, ou, du moins, le clarifier, que citer
notion de "droits de la nature" est incohérente dans son principe même. Il Martine Rémond-Gouilloud : «Parce que aucun intermédiaire ne saurait
est par conséquent impossible de fonder une éthique de l'environnement assurer parfaitement la défense de la nature, certains auteurs proposent,
sur une telle notion239. » radicalement, de lui en accorder le droit. Une certaine personnification des
Considérons le seul problème, au demeurant crucial, de la éléments naturels, leur donnant un intérêt à agir, permettrait seule de
«représentation ». Il est clair que, la nature ne pouvant se défendre ni réparer véritablement les dommages dont ils font l'objet. Cette démarche
protester, il faudra déléguer à certains organismes le soin de la suscite pourtant la réserve. Séduisante sur le plan philosophique [ ?], en ce
représenter et d'évaluer, par exemple, le montant des dommages subis, qu'elle fait pièce à cet impérialisme humain qui refuse à tout autre qu'à
c'est-à-dire de la réparation qui sera accordée, non pas à la nature elle- l'homme la qualité de sujet de droit, elle ne semble pas d'une utilité
même, mais à ceux que sa détérioration aura lésés. À supposer donc décisive. À supposer que certaines choses soient dotées d'embryons de
qu'on décide de la «réparer » restaurer la forêt, le littoral, etc. -, il ne fait droits, elles resteraient incapables de les exercer: le problème de leur
aucun doute que toute l'opération, dans ses modalités juridiques, représentation, déplacé d'un cran, ne serait pas résolu pour autant. Aussi
financières et techniques, s'effectuera en vue et en fonction de l'humanité, cet artifice ne s'impose-t-il pas. À l'esprit trop cartésien pour se satisfaire
dont les intérêts ne sont d'ailleurs pas exclusivement économiques, mais d'une telle fiction., il semble que le représentant de la nature soit appelé à
esthétiques, sociologiques, etc. De toute façon, ce n'est pas parce que gérer, non les intérêts de la nature envisagée pour ellemême, mais tout
l'homme s'impose des devoirs à l'égard de la nature que celle-ci devient simplement l'intérêt collectif de la société à sa préservation241. »
sujet de droit. «Certains voudraient, comme jadis, personnifier la nature, lui reconnaître
Marie-Angèle Hermitte cite pourtant un texte qui contredit l'interprétation des droits qui lui permettraient de se protéger. [... ] Ces tentatives,
restrictive que je propose. Il s'agit du «projet de convention internationale fécondes pour les philosophes [ ?], ne sauraient pourtant satisfaire le
sur la conservation de la diversité biologique » . «Le préambule déclare juriste. Anthropocentriste par formation, il ne conçoit d'autres intérêts à
que "les espèces sauvages ont le droit d'exister indépendamment des protéger que ceux des êtres humains, et les seules limites qu'il accepte à
bénéfices qu'elles peuvent fournir à l'humanité". Plus général, l'article 2 ses prérogatives le sont au nom d'autres intérêts humains directement
dispose : "Les États reconnaissent que la diversité biologique constitue un 240
Marie-Angèle HERMITTE, «Le droit et la vision biologique du monde
238
Marie-Angèle HERMITTE, «Le concept de diversité biologique et la », dans Maîtres et protecteurs de la nature, op. cit., p. 88.
création d'un statut de la nature », dans B. EDELMAN et M.-A. 241
Martine RÉMOND-GOUILLOUD, «Le prix de la nature», dans
HERMITTE, L'Homme, la nature et le droit, op. cit., pp. 254-255. B.EDELMAN et M.-A. HERMITTE, L’Homme, la nature et le droit,
239
Augustin BERQUE, Ètre humains sur la terre, op. cit., pp. 65-66. op.cit.,p. 217.
perceptibles. C'est pourquoi la protection des ressources naturelles ne peut Je viens de dire que notre intérêt n'était pas seulement économique.
être chez nous comprise, et les limitations qu'elle nous impose admises, Prenons l'exemple de l'animal, dont la protection constitue, à cet égard, un
que dans l'intérêt de nos contemporains242. » précédent instructif. Existe-t-il un droit de l'animal ? Non, à strictement
parler. Il est vrai que, si j'inflige de mauvais traitements à une bête, je
suis, en France, passible de poursuites judiciaires. je n'ai pourtant jamais
contracté avec ma victime. Il se trouve seulement que, depuis peu (le XIX
L'INTÉRÊT « ÉCONOLOGIQUE » ème), la souffrance des animaux, surtout de certains d'entre eux (et ces
choix sont révélateurs), est devenue insupportable aux Occidentaux, qui
La notion d'intérêt, au sens élargi du terme, nous mène au coeur de la ont décidé, dans leur intérêt sentimental (souffrir, même par compassion,
question. Renoncer à cette prétention illusoire d'instituer la nature en sujet est un préjudice), de ne la plus tolérer. Une décision unilatérale, où
de droit ne signifie pas que l'on capitule devant la morgue technocratique, l'animal n'est pas institué en sujet de droit, sinon par métaphore ou
ni que l'on continue à saccager la planète en toute impunité. Bemard contamination analogique, mais devient, en tant qu'objet de droit, un être
Edelman souligne bien cette idée fondamentale d'intérêt commun, telle protégé, qui, faute de pouvoir crier justice, se voit représenté, par la
qu'elle figure explicitement dans nombre de conventions internationales, S.P.A., ou tout autre avocat, qui ne réclame rien pour la victime elle-
sur l'espace extra-atmosphérique, l'Antarctique, les océans, etc.243. Cela même, mais requiert la punition du coupable, ainsi rappelé à ses devoirs, et
suffit à nous engager, nous oblige à contracter entre nous, et à tous les surtout pour l'exemple.
échelons, sans qu'il soit besoin de mythifier ou déifier la nature, et Il en va de même, a fortiori, pour la nature inorganique. C'est
d'encombrer nos résolutions de considérations éthiques ou pathétiques. unilatéralement que l'homme s'engage à respecter les forêts, la mer,
Comme le remarque Alain Boyer, « il n'est pas immoral en soi de polluer l'Antarctique, la couche d'ozone, etc. Le prétendu contrat avec une
une mer, même si cela peut entraîner des effets inattendus sur l'homme prétendue nature n'est et ne sera jamais qu'une obligation juridique que les
qu'il serait injuste et sot de ne pas prendre en compte. Les idées de hommes s'imposent à eux-mêmes, à propos d'un objet ou secteur naturel
"respect de la Nature" ou même de "respect de la vie", en tant que telles, bien défini, dont ils décident, dans leur intérêt bien compris, d'assurer la
me semblent relever du fétichisme au sens de Comte244 ». C'est toujours, sauvegarde.
en dernière instance, notre intérêt qui est la règle, à condition de ne pas le On le voit bien, aujourd'hui, avec le débat qui divise les puissances
réduire à son expression la plus courte et la plus pauvre. L'intérêt occidentales et les pays en voie de développement. Il est clair que ces
écologique exige un calcul à long terme, où entrent, assurément, de derniers refusent de contracter, non pas avec la « Nature», mais avec nous,
nombreux facteurs. qu'ils dénoncent une ingérence qui prend parfois, il est vrai, un tour
scandaleux, et répugnent à s'enfermer dans un système de contraintes
242
Martine RÉMOND-GOUILLOUD, « Ressources naturelles et choses jugées léonines et, du moins à court terme, néfastes à leur économie. C'est
sans maître », dans B. EDELMAN et M.-A. HERMTTE, L’Homme, la dire que la véritable écologie n'a que faire d'un contrat symbiotique avec
nature et le droit, op. cit., p. 229. Il est remarquable, et tout à l'avantage une nature symbolique, coquecigrue qui fera ricaner tout juriste sérieux,
de ce volume collectif, que les articles de M.-A. Hermitte et M. Rémond- mais qu'elle exige une série de conventions précises, équitables et
Gouilloud y figurent côte à côte; bel exemple d'un débat dont on eût aimé garanties par une instance internationale. Dans une interview à L’Express,
trouver trace dans le livre de Serres. Brice Lalonde, alors ministre de l'Environnement, évoquait même la
243
Bemard EDELMAN, « Entre personne humaine et matériau possibilité d'une police écologique : « Nous verrons sans doute apparaître
humain: »le sujet de droit», dans B. EDELMAN et M.-A. HERMITTE, des organismes communs à l'ensemble des nations, pour surveiller, édicter
ibid., pp. 136 et sq. et, même, intervenir. Nous en sommes à l'ingénierie planétaire : il faudra
244
A. BOYER, « Le respect de la nature... », art. cité, pp. 12-13.
rectifier et créer, autant que protéger. Peut-être parlerons-nous d'une force Vierge-Vie ou notre Mère-Nature, pour leur vouer un culte puéril. La
d'intervention écologique, de "Casques verts". 245 » Qui ne voit que cette nature n'est pas une personne, ni même une entité, que nous aurions à
force d'intervention n'aurait aucunement pour mission de faire respecter un vénérer pour elle-même, elle n'est qu'un réservoir, il est vrai colossal, de
« droit de la nature », mais, plus simplement et plus sérieusement, de possibilités, que tous nos intérêts, économiques, écologiques, esthétiques,
veiller à l'application des règles que les hommes auront édictées pour eux- etc., nous commandent d'exploiter, non seulement rationnellement (nous le
mêmes, dans leur intérêt bien compris, c'est-à-dire élargi à l'échelle de la savons), mais raisonnablement (nous avons à l'apprendre), un patrimoine
planète et de la longue durée. commun que nous nous devons de protéger contre notre propension au
Prenons un autre exemple, la sauvegarde de la diversité biologique. On gaspillage, mais sans jamais céder à ce pathos écologiste, qui n'est, le plus
peut l'envisager de deux façons. La première est théologique: l'homme, souvent, qu'un margouillis de biologisme et de théologie. « La
vicaire de Dieu, a charge de sa Création. C'est, si l'on veut, le complexe philosophie, disait Schopenhauer, n'est pas faite pour apporter de l'eau au
de Noé, serviteur de Zoé (la Vie), à l'heure où le Second Déluge s'annonce, moulin des curés. » Sa mise en garde est toujours pertinente. Méfions-
et dont nous sommes à nouveau responsables, non plus par une faute nous des nouveaux Tartuffes...
éthique, mais par un péché technologique: si l'on en croit Norman Mayers,
l'homme aurait détruit, depuis un siècle, près de 75 % des espèces CHAPITRE IX
vivantes. La seconde est pragmatique. On sait, en effet, que les
révolutions pharmaceutiques sont souvent liées à la découverte des UN PAYSAGE PEUT-IL ÊTRE
propriétés médicinales que détiennent certaines espèces végétales (le pavot ÉROTIQUE?
pour la morphine, le saule pour l'aspirine, etc.) ou certains champignons
microscopiques (pénicilline, ciclosporine, etc.). On dit aussi que les forêts
tropicales abriteraient 60 % des deux cent cinquante mille espèces
répertoriées. La déforestation, quel qu'en soit l'intérêt économique
immédiat, constitue donc la dilapidation insensée d'un réservoir-, dont Cette théorie du paysage, que je m'efforce d'élaborer depuis des années,
nous ne savons même pas évaluer l'importance. Il ne s'agit pas de j'aimerais en donner une ultime illustration, apportant, je l'espère, la touche
contracter une (« alliance symbiotique » avec la forêt tropicale, mais, dans érotique et ludique, qui manquait, peut-être, à cet essai. je rappelle, une
l'intérêt commun de l'humanité, de négocier avec ceux qui, pour vivre, la dernière fois, l'hypothèse qui me sert de fil conducteur: il n'y a pas de
détruisent; ce qui pose, une fois de plus, la question fondamentale, à la fois beauté naturelle ou, plus exactement, la nature ne devient belle à nos yeux
économique et écologique, bref, éconologique, des rapports (« Nord-Sud que par le truchement de l'art. Notre perception esthétique de la nature est
». toujours médiatisée par une opération artistique, une « artialisation», que
La formule qui donne son titre à ce chapitre n'est pas anticartésienne, bien celle-ci s'effectue directement ou indirectement, in situ ou in visu. Or
au contraire : elle explicite et actualise celle du Discours de la méthode. l'érotisation est une variété particulièrement spectaculaire de l'artialisation
On ne maîtrise et ne possède vraiment la nature qu'en la protégeant. je paysagère. Mais on pressent d'emblée qu'elle ne saurait, sauf exception
souscris, sur ce point, à l'opinion de Serres : il faut « désormais chercher à (ou provocation ... ) opérer in situ, et que la transformation d'un pays
maîtriser notre maîtrise246 ». La vraie maîtrise est maîtrise de soi, (asexué) en paysage (érotisé) s'effectue surtout in visu, par la médiation de
pronominale, et la vraie possession à l'opposé de l'oppression : gestion la peinture, de la photographie, de la littérature.
ordonnée d'un fonds à préserver. Il ne s'agit pas de s'agenouiller devant la
CROUPES ET MAMELONS.
245
L’Express, 7 avril 1989.
246
M. SERRES, Le Contrat naturel, op. cit., p. 61.
LA MÉTAPHORE RÉVERSIBLE malicieux. Mais celui que je vis me frappa de terreur. Il était
envahi d'une énorme fourrure, fauve, farouche, flamboyante. Ébloui,
Paradoxalement, ce sont les géographes qui nous fournissent les premiers je levai les deux mains et m'en couvris les yeux, mais la toison
indices d'une telle érotisation, avec la terminologie dont ils usent pour la continuait de brûler dans la nuit. je me dis alors : tu vas t'avancer
description du milieu physique. Les militaires reprennent ce vocabulaire,
pour considérer cet étrange spectacle, et voir pourquoi ce buisson
qui me ravissait quand j'étais grenadier-voltigeur au 5 ème régiment
d'infanterie. Ce n' était, sur les cartes d'‘état-major, que « croupes » et « ne se consume pas. Mais je restais cloué, et lorsque enfin j'osai y
mamelons « , la manoeuvre devenait comme un jeu licencieux sur cette regarder, le corps avait encore grandi, il montait du brasier comme
«Carte de Tendre » ... «Croupe: partie renflée d'une montagne » (Littré). une fumée blême, et je compris alors que jamais le chiendent des
«Mamelon: éminence arrondie sur un terrain » (Littré). Chez Hugo, par plus larges femelles ne pourrait égaler le feu de ce pelage 249.. » Ou
exemple: « Derrière un mamelon, la garde était massée247... » Un bien encore, quelques pages plus loin, la classe des lycéennes aux
mamelon, pas une croupe, le premier suffit pour dissimuler la garde blouses bleues, métaphorisées en « polypier » : « Elles formaient à
impériale, qui n'en a plus pour longtemps, on est à Waterloo, « morne mes pieds comme un grand animal, un bel anthozoaires corail
plaine »... Elle n'en est que plus troublante, cette garde, « massée » céruléen, coelentéré d'azur. Parfois, l'un des polypes osait me
derrière son «mamelon », avant de surgir, rigide, pour se faire étriller par questionner. Alors je répondais d'une voix asexuée, lointaine,
la mitraille anglaise... universelle, celle que demandait la colonie marine250 . » Ce polypier
Certes, il ne s'agit que d'indications rudimentaires mais elles témoignent
déjà d'une certaine inclination à projeter sur le pays des signes sexuels, n'est évidemment qu'une réminiscence du « zoophyte » proustien,
sinon érotiques, en tout cas féminins. Et cela m'inspire deux remarques. celui des « jeunes filles en fleurs » : « Tel pour moi cet état
1) D'emblée, l'érotisation semble plutôt s'effectuer au féminin, comme amoureux divisé simultanément entre plusieurs jeunes filles.
s'il existait quelque affinité entre la configuration géographique et Divisé ou plutôt indivis, car le plus souvent ce qui m'était délicieux,
l'anatomie de la femme: courbes et creux, ligne de grâce hogarthienne, différent du reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point
« unir les courbes des femmes à des croupes de collines » (Cézanne)... que l'espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma vie,
2) Cette métaphorisation sommaire est réversible. La femme peut, plus c'était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles... » Les photographes, à
aisément que l'homme, devenir un paysage. On évoquera, de manière leur tour, ne cessent de jouer sur ces métamorphoses : filles d'eau, filles de
assez convenue, la colline de ses seins, le vallon de sa gorge, le ravin de sable, filles de pierre. Ainsi Lucien Clergue et ses femmes marines, ou ces
son sexe, sans doute le plus exposé à cette métaphorisation, triviale ou artistes japonais, plus sensibles à la minéralité lumineuse des corps.
poétique: touffe, motte, mont de Vénus, sillon, grotte, « jardin bien clos, On soupçonne déjà que cette réversibilité métaphorique peut produire le
source scellée248 ». pire et le meilleur. Le pire, le poncif, un paysage de pacotille, sexualisé à
la hâte, sinon « à la hussarde », mais aussi le meilleur, une esthétisation
J'ai moi-même cédé à cette tentation, construisant l'un de mes subtile, où la nudité et le pays, réalités naturelles, s'érotisent mutuellement
romans autour de la métaphore du «buisson ardent », du « fourré pour susciter ces figures de l'art que sont le nu et le paysage. Au chapitre
crématoire », celui d'une adolescente rousse qui, soulevant sa robe, du pire figure le recours, commode et complaisant, à la psychanalyse, qui
s'exhibe au narrateur : «C'était un acte prodigieux, le geste sacré permet, croit-on, de projeter sur n'importe quel lieu une lecture libidinale.
d'Éleusis, quand Baubô, brusquement, dévoile à Déméter son ventre Comme il est rare que le terrain soit complètement plat, on se donne, à peu
247
HUGO, Les Châtiments, « L'Expiation », II. 249
. Alain ROGER, Le Misogyne, Paris, Denoël, 1976, p. 15.
248
Cantique des Cantiques, rv, 12. 250
Ibid., p. 36.
de frais, la faculté de tout interpréter en termes génitaux, tout relief est moins notre soupçon initial : « L'organe génital masculin représenté par
phallique et toute cavité, vulvaire. Il se trouve toujours un arbre ou un une personne, l'organe génital féminin représenté par un paysage253. » Le
clocher pour ithyphalliser le paysage - que n'a-t-on pas fait subir aux trois paysage est, pour
clochers proustiens de Martinville et de Vieuxvicq quelque mare ou l'inconscient, foncièrement féminin, même si, par imprudence, quelque
ruisseau pour le féminiser. N'oublions pas que les quatre éléments des signe phallique s'y aventure...
cosmogonies archaïques sont sexués - air et feu, masculins, terre et eau,
féminins -, si bien que rien ne peut échapper à cette sexualisation
universelle, une sorte de « partie carrée » élémentaire, puisque les TROIS FIGURES DE LA FEMME-PAYSAGE
échanges et les liaisons se multiplient, engendrant ces images poétiques On en trouve de beaux exemples en littérature, et chez des écrivains qui,
dont Bachelard s'est fait le spécialiste : la boue (terre + eau) et les ignorant souvent tout de la psychanalyse, féminisent leur paysage selon
fumerolles (feu + air) sont homosexuelles, tandis que les vapeurs (eau + des modalités diverses et justiciables d'une typologie fondée sur les figures
air) et la lave (eau + feu) sont hétérosexuelles. de la féminité, qui président à la métaphore.
Coleridge, Kubla Khan, l'orgasme tellurique... Il est significatif que ce
Une telle érotisation n'est pas dénuée d'intérêt, ni de charme, comme on poème onirique commence (reste diurne) par l'évocation du grand jardin
peut s'en convaincre en lisant les essais de Bachelard, ou les traités du clos du khan Koubilaï, un jardin qui, soudain, fait place à un ravin, le rêve
paysage de la Chine ancienne (voir plus haut) : «Le rôle du pinceau est de s'exaltant en délire érotique: «Mais quel ravin profond et mystique (deep
camper la forme et la substance des choses, celui de l'encre est d'établir la romantic chasm), à travers une forêt de cèdres, s'enfonçait, oblique, dans la
distinction entre le yin et le yang. [... ] Ainsi sont obtenus les effets de verte montagne! Sauvage endroit! Nul plus sacré, nul plus magique,
distance. L'alternance du yin et du yang permet de distinguer les lointains jamais ne fut hanté, sous la lune émaciée, par femme dont les
des premiers plans, les faces avant et arrière des montagnes; elle peut aussi gémissements invoquent le démon qui l'aime! (By woman wailing for her
modeler les reliefs en opposant les creux peints à l'encre sombre (yin) et demon lover). Au fond de ce ravin, bouillonnant toujours dans le tonnerre,
les bosses peintes à l'encre pâle (yang)251. » Mais cette codification des
éléments et leur sexion systématique risquent, en dépit des liaisons et de 253
Ibid., p. 314. J'incline à croire que, pour Freud, le paysage relève de la
quelques « brouillages », de nuire à l'érotisation, comme il arrive en
même interprétation que «l'illusion du déjà vu», c'est-à-dire e l'organe
psychanalyse, où l'application mécanique de la symbolique freudienne
génital de la mère » (op. cit., p. 343). Le « déjà vu » est d'ailleurs le plus
tourne souvent à la caricature.
Faut-il imputer à Freud lui-même la responsabilité de cette sexualisation, souvent un paysage. Quoi qu'il en soit, il me paraît difficile de suivre
tout à la fois naïve et scolastique, du paysage ? Sans doute, si l'on en juge Françoise CHENET, lorsqu'elle émet l'hypothèse que «si, comme
par les quelques indications qu'il nous fournit dans L’Interprétation des tout le monde en convient, le jardin est la métaphore du ventre
rêves: « On reconnaît sans peine que dans le rêve beaucoup de paysages, matemel, le paysage est du côté du père » « Le paysage comme
ceux en particulier qui représentent des ponts ou des montagnes boisées, parti pris », dans Enonciation et parti pris, Actes du colloque de
sont des descriptions d'organes génitaux252. » Freud n'en confirme pas l'université d'Anvers, 1990, pp. 90-91, repris dans La Théorie du
251
N.VANDIER-NICOLAS, Esthétique et peinture de paysage en Chine, paysage en France, 1974-1994, op. cit., p. 277). Pour une
op. cit. (chap. III), pp. 53 et 57. psychanalyse du paysage, voir aussi J. Guillaumin, «Le paysage
252
FREUD, L’Interprétation des rêves, trad. fr. Paris, P.U.F., 1971, dans le regard d'un psychanalyste », université de Lyon 11, 1975, n°
p.306. Voir aussi le beau rêve des «deux jardins», dont Freud, hélas, 3, et Michel COLLOT, « Points de vue sur la perception des
esquisse à peine l'interprétation. paysages », L’Espace géographique, 1986, n°3.
comme si cette terre respirait en halètements rapides et rauques (As if this gargouille sur une vanne et se perd, sanglotante, dans les trous d'un mur ?
earth in fast thick pants were breathing), une source puissante surgissait Par endroits, l'eau semble percluse et rongée de lèpre ; elle stagne, puis
en poussées soudaines, et, dans sa montée brusque, à demi intermittente, elle remue sa suie coulante et reprend sa marche ralentie par les
bondissaient des fragments énormes. [... ] et parmi cette danse des rocs, en bourbes255... » Je me souviens d'une rivière, l'Yévrette, qui s'écoulait à
même temps et sans cesse, le ravin, d'instant en instant, projetait la rivière Bourges, y croupissait plutôt, putride et méphitique, et je ne pouvais
sacrée... » m'empêcher de l'associer à ma petite voisine, une fillette souffreteuse et
Tous les éléments «géographiques » sont ici féminins: chasm (« ravin couverte d'impétigo, qu'on appelait «la pauvre Yvette » de sorte que
»), fountain (« source»), sacred river (« rivière sacrée »), puis, aux vers l'Yévrette me semblait comme le condensé de cette pauvre Yvette, son
suivants, caverne measureless to man (« cavernes dont la mesure est double pitoyable, ma Bièvre berruyère... Où l'on voit que l'onomastique
inconnue à l'homme »), lifeless ocean (« océan sans vie »), caves of ice seconde ici la métaphore. Il y a une Yvette en région parisienne, une
«(cavernes de glace ») 254, et c'est leur érotisation violente, « virile », et Nonette aussi, près de Senlis: « joli ce nom, et il imaginait un essaim de
comme volcanique (métaphore de la métaphore), qui les organise, les novices, béguinettes en goguette, s'éclaboussant les seins au milieu du
orgasmise en paysage fantastique. courant256 ». La Seine, c'est le Sein, au féminin, comme il convient; la
Huysmans, La Bièvre, la fille du ruisseau... «La nature n'est intéressante Loire, c'est un Loir, au féminin, de même, et je songe au Jardin de la
que débile et navrée. je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu'elle France, de Max Ernst, cette femme lovée entre l'Indre et la Loire ; la
fait craquer par l'ampleur de son rire son corsage de rocs sombres et Garonne, un condensé de garçonne et luronne, mais qui, en grandissant,
brandit au soleil sa gorge aux pointes vertes, mais j'avoue ne pas éprouver, devient une fille gironde, la Gironde...
devant ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître en moi un Sartre, La Nausée, l'obscénité femelle... « Les choses se sont délivrées de
coin désolé de grande ville, une butte écorchée, une rigole d'eau qui pleure leurs noms. Elles sont là, grotesques, têtues, géantes et ça paraît imbécile
entre deux arbres grêles. Au fond, la beauté d'un paysage est faite de de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis
mélancolie. Aussi la Bièvre, avec son attitude désespérée et son air au milieu des Choses, les innommables. » On sait que cette expérience de
réfléchi de ceux qui souffrent, me charme-t-elle plus que toute autre. » « l'existence » se répète et culmine, deux pages plus loin, dans la célèbre
La métaphore, de nouveau, est réversible : si la prostituée est un «égout description du jardin public de Bouville, mais les commentateurs n'ont, me
séminal » (Parent-Duchâtelet, 1836), l'exutoire nécessaire du stupre, la semble-t-il, pas assez souligné que cette description est animée de
Bièvre, «cette rivière en guenille», ce « fumier qui bouge », «cet exutoire l'intérieur et comme inséminée par une féminisation universelle et obscène
de toutes crasses », n'est qu'une pauvre fille, une « fille » tout court, une des Choses : « Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et
fille des rues, ou plutôt du « ruisseau », et c'est cette misère « navrée » qui molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. [... ] Toutes
fascine Huysmans et lui inspire ces lignes magnifiques et déjà nostalgiques choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à l'existence comme ces
: « Ils ne l'ont donc jamais enfin regardée cette étrange rivière, cet exutoire femmes lasses qui s'abandonnent au rire et disent: "c'est bon de rire", d'une
de toutes les crasses, cette sentine couleur d'ardoise et de plomb fondu, voix mouillée; elles s'étalaient, les unes en face des autres, elles se
bouillonnée çà et là de remous verdâtres, étoilée de crachats troubles, qui faisaient l'abjecte confidence de leur existence. je compris qu'il n'y avait
pas de milieu entre l'inexistence et cette abondance pâmée. Si l'on existait,
254
COLERIDGE, Kubla Khan, traduction de Germain D'Angest,
légèrement modifiée. J'ai déjà évoqué ce poème, mais dans une autre
perspective, au chapitre II de ce livre. Le thème des « cavernes creuses »,
associées à la féminité maléfique, est récurrent dans l'Odyssée (Calypso,
255
Huysmans, « La Bièvre », dans Croquis parisiens, rééd.
au chant v, Scylla, au chant XII, etc.). Il est omniprésent dans les mythes Lausanne, Mermod, 1955, pp. 109-1 10.
et les contes. 256
Alain ROGER, Rémission, Paris, Grasset, 1990, p. 86.
il fallait exister jusque-là, jusqu'à la moisissure, à la boursouflure, à bêtes y sont familières, complices, et surtout exemplaires de la sexualité
l'obscénité257. » universelle. Ève, enfin, y est l'instigatrice : c'est elle qui conduit Serge
Paradoxe : on aurait pu croire que «l'existence » serait la régression au sous le grand arbre - de la Connaissance, mais confondu ici avec l'arbre de
neutre. Il n'en est rien. Tout se passe comme si ce retour à la « chose », ce Vie, première subversion du mythe -, à l'ombre duquel ils s'étreignent,
détour par le «ça existe » n'avaient d'autre fonction que d'engendrer, par après une abstinence un peu longue à nos yeux de lecteurs habitués à plus
l'insémination métaphorique - et Robbe-Grillet ne manquera pas de le de célérité érotique. S'ensuivent, comme il convient, la honte, la pudeur,
reprocher à Sartre - un autre paysage, plus puissant, plus inquiétant aussi, et bientôt le remords, on se couvre le corps et on se dissimule quand surgit
fantasmatique à l'évidence, puisque placé sous le signe de la femellité, frère Archangias, héraut de la malédiction. Serge ressort du Paradou, dont
misogynie cosmique... le frère, sorte de Léon Bloy aux imprécations tonitruantes, va désormais
Il existe bien d'autres modalités de l'érotisation paysagère (Hugo, Flaubert, garder férocement l'entrée.
Verlaine, Bram Stoker, Colette, Giono, Dali258, Ernst, Saudek, etc.) mais C'est un peu gros (les «gros poings » ... ), mais puissarnment construit
j'aimerais me pencher plus particulièrement sur deux d'entre elles, celles de (les « puissants poumons » ... ). L'abbé Mouret connaît d'abord la
Zola et de Proust, fort différentes au demeurant, mais également heureuses tentation, l'envie du Paradou, dont il ressent, jusqu'à la défaillance, la
et plus ou moins paradisiaques. féminité affolante. Il y entre, à son corps défendant (il a perdu
conscience), le découvre et l'éprouve, jour après jour, y succombe, le
quitte, y revient, mais en vain, mort à la vie. L'écriture de Zola est ici
inspirée, décrivant à merveille cette induction du désir par la féminisation
ZOLA. L'ÉDEN AU FÉMININ progressive et fabuleuse du jardin, qui, à l'instar du serpent, est le vrai
tentateur: c'est lui qui a «voulu la faute260 ». Voici les moments forts de
Le «Paradou » est assurément un haut lieu dans l'oeuvre de Zola. Sa cette métaphore :
longue description, inlassablement reprise et renouvelée, occupe la partie - Avant même l'entrée au Paradou, le désir refoulé de Serge investit la
centrale de La Faute de l'abbé Mouret, dont il est, sans conteste, le campagne environnante d'une femellité puissante, rut rustique, qui fait de
véritable personnage, induisant, par sa force vitale et sa féminité ce pauvre pays, non point un « paysage d'âme » (Amiel), mais de femme
exubérante, la «faute » de Serge et Albine, Adam et Ève de cette parabole pâmée : « La nuit, cette campagne ardente prenait un étrange vautrement
un peu lourde, mais, comme l'écrit Huysmans, «Zola était Zola, c'est-à- de passion. Elle dormait, débraillée, déhanchée, tordue, les membres
dire un artiste un peu massif, mais doué de puissants poumons et de gros écartés, tandis que de gros soupirs tièdes s'exhalaient d'elle, des arômes
poings259 ». Tous les éléments du récit édénique sont en effet repris, à puissants de dormeuse en sueur. On eût dit quelque forte Cybèle tombée
commencer par ce paradis « méridionalisé », immense jardin clos, où sur l'échine, la gorge en avant, le ventre sous la lune, saoule des ardeurs du
Serge retrouve l'innocence puérile et l'intégrité physique d'Adam. Les soleil et rêvant encore de fécondation. [... ] jamais, comme à cette heure de
nuit, la campagne ne l'avait inquiété, avec sa poitrine géante, ses ombres
257
SARTRE, la Nausée, Paris, Gallimard, 1938, pp. 177-181. molles, ses luisants de peau ambrée, toute cette nudité de déesse, à peine
258
J'ai évoqué l'érotisation du paysage « vampirique » dans mon cachée sous la mousseline argentée de la lune261. »
analyse du Dracula de Bram Stoker, dans Hérésies du désir. Freud, - Au Paradou262, première étreinte, mais chaste, sous le signe des roses,
Dracula, Dali (Seyssel, Champ Vallon, 1986, pp. 132 et sq.). Le détaillées avec un luxe érotique éblouissant, dont je ne trouve l'équivalent
même ouvrage comporte un commentaire du célèbre tableau de Dali, 260
ZOLA, La Faute de l'abbé Mouret, livre II, chap. xv.
Le Grand Masturbateur, qui est d'abord un paysage érotisé. 261
Ibid., livre premier, chap XVI.
259
HUYSMANS, préface (1903) à la réédition d À rebours. 262
Ibid.. livre II, chap.IV.
que chez Huysmans (les fleurs exotiques d'À rebours) et chez Proust (les technique très tôt élaborée, puisque le Narrateur la pratique bien avant de
aubépines de Combray). lui donner son nom, la « métaphore », celle des marines d'Elstir. C'est
- La scène, à l'entrée de la grotte, dont la symbolique est bien connue. ainsi que, dès son premier séjour à Balbec, de la fenêtre de l'hôtel, il
Est-ce le paysage qui suscite le désir, par son exubérance, ou l'envie des érotise, artialise la mer au moyen de modèles esthétiques - « la nymphe
amants qui induit, par projection métaphorique, ce paysage-là ? Les deux, Glaukoméné, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement... » (II,
sans doute. Symbiose, mais féminine: « Chevelure immense de verdure, 64-65 et 1, 705), comparer avec la Cybèle rustique de Zola -, dont le jeune
piquée d'une pluie de fleurs, dont les mèches débordaient de toutes parts homme se délivrera bientôt, comme s'il devait se libérer du picturalisme de
en un échevellement fou, faisaient songer à quelque fille géante, pâmée au Swann pour inventer sa propre métaphore, son propre paysage. Ainsi, lors
loin sur les reins, renversant la tête dans un spasme de passion, dans un du second séjour à Balbec, lorsqu'il s'efforce de tromper son envie
ruissellement de crins superbes, étalés comme une mare de parfums263. » d'Albertina : « J'essayais de me distraire de ce désir en allant jusqu'à la
- L'arbre de Vie, enfin, évidemment viril, mais dont l'ithyphallisme se fenêtre regarder la mer de ce jour-là. Comme la première année, les mers,
gorge de féminité: « La sève avait une telle force., qu'elle coulait de son d'un jour à l'autre, étaient rarement les mêmes. Mais d'ailleurs elles ne
écorce; elle le baignait d'une buée de fécondation; elle faisait de lui la ressemblaient guère à celles de cette première année, soit parce que
virilité même de la terre. [... ] Par moments, les reins de l'arbre craquaient; maintenant c'était le printemps avec ses orages, soit parce que, même si
ses membres se raidissaient comme ceux d'une femme en couches; la sueur j'étais venu à la même date que la première fois, des temps différents, plus
de vie qui coulait de son écorce pleuvait plus largement sur les gazons changeants, auraient pu déconseiller cette côte à certaines mers indolentes,
d'alentour, exhalant la mollesse d'un désir, noyant l'air d'abandon, pâlissant vaporeuses et fragiles que j'avais vues pendant des jours ardents dormir sur
la clairière d'une jouissance. L'arbre alors défaillait avec son ombre, ses la plage en soulevant imperceptiblement leur sein bleuâtre d'une molle
tapis d'herbe, sa ceinture d'épais taillis. Il n'était plus qu'une volupté264. » palpitation » (111, 179 et Il, 783).
« C'était le jardin qui avait voulu la faute. » Il est un peu dommage que Paysage rêvé, nostalgique, visiblement induit par le désir de la jeune
Zola éprouve le besoin de nous marteler l'explication (toujours les «gros fille. Mais cette métaphore du « sein bleuâtre », qui ne livrera son secret
poings»), une explication discutable d'ailleurs, puisqu'elle mutile la que bien plus tard, dans Le Temps retrouvé266, est d'emblée réversible,
métaphore, l'amputant de sa réversibilité, symbiose d'Albine et du comme on le voit un peu plus loin, quand Albertine, à son tour dénudée,
Paradou. Le jardin ne peut «vouloir la faute» que s'il est lui-même érotisé suscite le paysage : «j'arrachai cette tunique qui épousait jalousement une
par le désir des amants. poitrine désirée, et attirant Albertine à moi :
Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule en y posant ton front ?
PROUST. ÉPIPHANIE DE LA FÉMINITÉ lui dis-je en prenant sa tête dans mes mains et en lui montrant les
grandes prairies inondées et muettes qui s'étendaient dans le soir tombant
La démarche proustienne est évidemment différente. Proust était Proust, jusqu'à l'horizon fermé sur les chaînes parallèles de vallonnements
c'est-à-dire un artiste un peu frêle, mais doué d'un oeil esthète et d'un sexe lointains et bleuâtres » (III, 259 et II, 865-866).
subtil265. L'érotisation du paysage n'en est que plus savante, selon une
263
Ibid.. livre II, chap. VII. Pléiade (Paris, Gallimard, 1986-1989, quatre volumes, et 1954, trois
264
Ibid., livre 11, chap. xv. volumes).
265
Voir plus haut le jugement de Huysmans sur Zola. Pour plus de 266
C'est du moins ainsi que j'ai cru pouvoir interpréter la révélation finale
commodité et afin d'éviter la multiplication des notes, j'indique pour du Narrateur, dans Proust. Les plaisirs et les noms, Paris, Denoël, 1985,
chaque citation et entre parenthèses les références aux deux éditions de la pp. 89 et sq.
Nous touchons à l'essentiel, la métaphore constitutive du paysage - Le chemin des aubépines. Séquence: aubépines blanches, puis, « Toi
proustien. On sait que cette figure de rhétorique est employée par le qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! En
Narrateur pour caractériser les marines d'Elstir: « Le charme de chacune effet c'était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches »,
consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue inflation du rose, couleur d'Éros, semble-t-il, dans cette première partie de
à celle qu'en poésie on nomme métaphore » (11, 191 et I, 835). On a pu la Recherche, et première induction féminine avec «la jeune fille en robe
contester la pertinence de ce terme pour désigner de telles métamorphoses. de fête » et « le mois de Marie ». Et l'érotisation s'amplifie sous le signe
Il est vrai qu'en poétique traditionnelle la métaphore suppose la du rose : « La haie laissait voir à l'intérieur du parc une allée bordée de
conservation des deux signes, tandis qu'Elstir opère une substitution, dans jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient
la mesure où il pousse à sa limite le dynamisme de la métaphore, c'est-à- leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d'un cuir ancien de Cordoue
dire la métamorphose « élémentaire», non sans rétablir l'équilibre, puisque [... ] . Tout à coup je m'arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive
celle-ci est réversible : de la mer à la terre et vice versa. je serais d'ailleurs quand une vision ne s'adresse pas seulement à nos regards, mais requiert
tenté d'appliquer au Narrateur la formule qu'il emploie pour Elstir: « Une des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une
de ses métaphores les plus fréquentes... » Chez Proust, « la plus fréquente fillette d'un blond roux qui avait l'air de rentrer de promenade et tenait à la
» est, à n'en pas douter, l'effémination érotique. Dès le début de la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de
Recherche, le pays devient un paysage en se gorgeant de désir et de taches roses » (I, 136-139 et I, 138-140).
féminité. Tout se passe comme si, par le seul mouvement de la Il s'agit donc, littéralement, d'une « vision » et, en raison du contexte,
description, il est vrai langoureuse, il induisait cette féminité, soit qu'il saturé de religiosité, d'une véritable épiphanie, de l'épine, puis féminine,
s'effémine lui-même en courbes suggestives, soit qu'il suscite, comme sa induite par cette profusion du rose. L'induction est si forte que les taches
vérité vivante, son essence visible, l'épiphanie de la femme, qui, tout à la de rousseur en deviennent roses, signe que Gilberte fait bien partie du
fois, l'habite et l'anime. Relevons, de nouveau, les instants privilégiés de paysage, ou plutôt qu'elle en est tout à la fois l'âme et l'émanation. Tout se
ce processus métaphorique: passe comme si ce paysage floral s'était préparé à Gilberte, comme s'il se
- À Combray, la belle description du « règne végétal de l'atmosphère » condensait en elle, sa métaphore et sa métonymie finales. Gilberte n'est
par Legrandin, qui, avant Elstir, mérite le titre d'éducateur oculaire. La pas seulement une « fillette » qui «habite là ». Par une sorte de paganisme
séquence est la suivante : nuages violets et bleus, nuages roses, « teint de métaphorique et métamorphique, elle incarne ce lieu, elle le signifie et,
fleur, d'oeillet et d'hydrangea », «règne végétal de l'atmosphère », baie de bien sûr, l'érotise à rebours, puisque, désormais, nous ne pourrons plus la
Balbec, « bouquets célestes bleus et roses », « pétales soufrés et roses » séparer de l'épine rose, des aubépines, de Tansonville.
(le ciel comme parterre, métaphore de Legrandin), « blondes Andromèdes - Après Tansonville, Roussainville, ce haut lieu du désir. C'est là que,
(I, 128-29 et I, 130). pour la première fois, le Narrateur énonce sa loi de réversibilité, de
- Quelques pages plus loin, du côté de Méséglise, nouvelle séquence : symbiose entre la femme et le paysage : « je faisais un mérite de plus à
odeur de lilas, « petits coeurs verts et frais de leurs feuilles »., « panaches tout
de plumes mauves et blanches »., «rose minaret. Les Nymphes du ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile,
printemps eussent semblé vulgaires auprès de ces jeunes houris qui aux herbes folles, au village de Roussainville où je désirais depuis
gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son église, de cet
Perse. Malgré mon désir d'enlacer leur taille souple et d'attirer à moi les émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables parce
boucles étoilées de leur tête odorante... » (1, 134 et 1, 135-36; voir, en que je croyais que c'était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne
écho, II, 455 et II, 157). vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile
d'une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu'une femme
apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus elle le leur rendait. » C'est elle qui érotise la nature, au point que, par un
exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la redoublement fantastique de la métaphore, son visage devient un paysage:
femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des arbres «Je lui fis signe qu'elle vint me donner du café au lait. J'avais besoin d'être
c'était encore la sienne et que l'âme de ces horizons, du village de remarqué d'elle. Elle ne me vit pas, je l'appelai. Au-dessus de son corps
Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser me la très grand, le teint de sa figure était si doré et si rose qu'elle avait l'air
livrerait... » (I, 154 et I, 156). d'être vue à travers un vitrail illuminé. Elle revint sur ses pas, je ne
- Le bois de Boulogne, ce « jardin des femmes». Séquence : « Puissante pouvais détacher mes yeux de son visage de plus en plus large, pareil à un
et molle individualité végétale », fleurs, valses, « belles invitées», «M" soleil qu'on pourrait fixer et qui s'approcherait jusqu'à venir tout près de
Swann » (1, 410 et I, 418). Nouvelle induction, quelques pages plus loin: vous, se laissant regarder de près, vous éblouissant d'or et de rouge » (II,
« Ainsi regardais-je les arbres avec une tendresse insatiable qui les 17-18 et 1, 657).
dépassait et se portait à mon insu vers ce chef-d'oeuvre des belles
promeneuses qu'ils enferment chaque jour pendant quelques heures. » Ces On aura reconnu, à travers ce vitrail, « éblouissant d'or et de rouge », la
arbres qui sont « forcés depuis tant d'années par une sorte de greffe à vivre duchesse « amarante », Oriane de Guermantes, si décevante, jadis, dans
en commun avec la femme». Où commence celle-ci, où cesse le paysage ? l'église de Combray, mais ici sublimée en altière laitière...
Le Narrateur souligne cette fusion essentielle : « Il suffisait que M" J'aurais pu, sans doute, sans m'encombrer de théorie, me contenter de
Swann n'arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l'Avenue fût proposer quelques «paysages choisis », picturaux de préférence, avec nus :
autre » (1, 410-419 et 1, 417-427). Il y a des jardins comme il y a des Ève au jardin d'Éden ou Vénus alanguie. Mais si j'ai pu donner envie de
mers, aussi changeants, parce que la Femme les hante, soit réellement, soit relire Huysmans, Zola ou Proust, de se replonger dans ce mundus
métaphoriquement. Il suffit d'avoir l'oeil, non du voyeur, mais de l'artiste. muliebris, avec ses métaphores et ses épiphanies, si j'ai pu suggérer qu'un
paysage n' est souvent qu'une femme diffuse, érotisant à plaisir le pays,
J'aimerais, pour finir, évoquer l'une des épiphanies les plus troublantes de alors j'aurai le sentiment d'avoir ouvert une piste, modeste, mais nouvelle,
la Recherche, et des plus significatives quant à la poétique proustienne du dans la recherche paysagère.
paysage. Il s'agit de l'apparition de la belle laitière, à l'aube, sur le quai de
la gare : «Le paysage devint accidenté, abrupt, le train s'arrêta à une petite HISTOIRE D'UNE PASSION
gare entre deux montagnes. On ne voyait au fond de la gorge, au bord du THÉORIQUE
torrent, qu'une maison de garde enfoncée dans l'eau qui coulait au ras des ou
fenêtres. Si un être peut être le produit d'un sol dont on goûte en lui le Comment on devient
charme particulier, plus encore que la paysanne que j'avais tant désiré voir un « Raboliot » du paysage
apparaître quand j'étais seul du côté de Méséglise, dans les bois de
Roussainville, ce devait être la grande fille que je vis sortir de cette maison
et, sur le sentier qu'éclairait obliquement le soleil levant, venir vers la gare Rien ne me destinait à écrire sur le paysage. De formation
en portant une jarre de lait» (II, 1 6, et 1, 6 5 5). philosophique, j'étais plutôt voué à Épictète, Spinoza ou Nietzsche,
Le texte est explicite : l'érotisation manifeste du paysage induit mes penseurs favoris, et l'on m'aurait beaucoup surpris, voilà vingt-
l'apparition de la laitière, elle-même précédée par le souvenir de la
cinq ans, si l'on m'avait prédit ma prédilection actuelle. Il a fallu un
paysanne de Roussainville. Et, comme autrefois, la métaphore est
réversible : « je ne sais si, en me faisant croire que cette fille n'était pas concours de circonstances assez insolite pour que, peu à peu, j'en
pareille aux autres femmes, le charme de ces lieux ajoutait au sien, mais vienne à m'intéresser passionnément, sinon exclusivement, aux
paysages, mais toujours avec le sentiment de chasser sur des terres à cette époque (de 1975 à 1980) que j'ai ressenti la nécessité de doubler
qui n'étaient pas vraiment les miennes, mais appartenaient de plein mon travail de romancier d'une véritable réflexion esthétique, encore
droit aux géographes, aux historiens, aux paysagistes, bref, d'être un embryonnaire, mais qui marque mon entrée, certes discrète et comme
peu le Raboliot267 du paysage. Mais chacun sait que les braconniers braconnière, dans ce domaine, alors « réservé » - les temps ont bien
changé et, depuis quelques années, n'importe quel saute-ruisseau y va de sa
sont souvent plus adroits, en tout cas plus malins que bien des tireurs
«communication», au hasard des colloques sur le « paysage», dont la
patentés, cela soit dit avec humour et sans aucune forfanterie. C'est prolifération métastatique ne laisse pas d'inquiéter, même si l'on a pu,
d'ailleurs ce côté « braconnier» qui m'a incité à « fouiner» dans les d'abord, s'en réjouir. Voici, en témoignage de cette époque charnière, deux
fourrés du paysage, pour y « débusquer » les spécialistes de toutes les textes contemporains, deux versions, l'une littéraire et l'autre théorique, de
espèces et publier cette anthologie, La Théorie du paysage en France ma conviction, alors naissante, que tout paysage est un produit de l'art,
(1974-1994), à laquelle le présent livre doit beaucoup. d'une artialisation, notion que je venais de braconner chez Montaigne. Le
À l'origine, mon intérêt pour le paysage fut littéraire. je m'étais en effet premier extrait décrit mon arrivée à Jérusalem, en compagnie de Claudia
engagé dans une sorte de carrière parallèle avec, pour projet, d'écrire des Cecilia, le second exprime mon credo esthétique, ma foi en la force de
romans dont l'intrigue fût, pour partie, induite par des paysages, que je l'art.
tenais d'ailleurs à féminiser, suivant le modèle de mes illustres devanciers, « On entra dans la ville. J'appréhendais l'instant de mettre pied à terre,
Flaubert, Huysmans, Zola ou Proust. Dans Le Misogyne, les sites et les comme un chevalier franc, perclus, dans son armure, mais ce fut sans
villes jouent un rôle décisif : Bourges, la Sologne, Orléans sous la pluie, histoire. La féerie s'expliquait par la couleur des pierres et les jeux du
Carnon et ses « sauriennes », Clermont-la-Noire enfin, foyer.infernal du soleil, dont elles paraissaient - porosité, usure ? absorber la lumière, plus
récit. Dans La Travestie268, l'héroïne, Nicole, se métamorphose sans cesse, que la refléter. Nous allions en silence, et, plus nous approchions du King
change de sexe et de condition, mais toujours en symbiose avec le David Hotel, plus j'avais l'impression qu'elle s'ensoleillait à l'image des
paysage, et si l'adaptation cinématographique d'Yves Boisset m'a quelque pierres, confirmant son pouvoir de s'imprégner des lieux, de s'y identifier,
peu déçu, c'est parce qu'il n'a pas su ou voulu imaginer (mettre en images) fille-ville volage, langage à leur image, visage paysage, Protée-Prostituée
cette symbiose. qui se fût appelée Bruges, Rome, Florence, Venise et Agrigente, avant
L'étape décisive fut la rédaction simultanée d'un roman, Le Voyeur ivre, et Jérusalem ; de telle sorte que, si je devais un jour retourner dans ces villes,
de ma thèse d'États Nus et Paysages. Essai sur la fonction de l'art. C'est je les entreverrais à travers Cecilia, qui s'en était nourrie, condensant leur
essence, à la façon de l'art, mais instinctivement, non par imitation
267
Maurice GENEVOIX, Raboliot, Paris, Grasset, 1925. Raboliot consciente et laborieuse, mais par un mimétisme inné, instantané. Bruges,
braconne en Sologne, un paysage qui m'est cher, il fut celui de mon c'était Claudia, son ciré ruisselant et sa calvitie noire, la Sicile, Cécile,
enfance. Magnifique figure de l'anarchisme rural, si rare, contre orange au pied des temples ; et, la voyant marcher, Cecilia Gradiva, je
tous les pouvoirs, de la police et des propriétaires. Il se pourrait rêvais d'un amant, protéique à son tour, qui déflorait Florence, sodomisait
aussi que ma vocation « braconnière » provienne de mon admiration Venise, aimait Jérusalem. En fait, je ne l'avais jamais vue évoluer en
pour Julien Carette, braconnier légendaire de La Règle du jeu de milieu ordinaire, mais toujours en des lieux qui étaient fabuleux, ou qu'elle
Jean Renoir. D'où cet « éloge du braconnage » dans mon précédent rendait tels, ou les deux, par osmose, et dont elle sentait, au bout de
livre, L'Art d'aimer, ou la fascination de la féminité, Seyssel, Champ quelque temps, qu'elle devait les fuir, de peur de se figer dans la couleur
Vallon, 1995. locale, de n'être plus que Bruges, Agrigente ou Venise... Même Jérusalem
ne la fixerait pas ; d'où son impératif: Il nous faut d'autres villes269... »
268
Alain ROGER, La Travestie, Paris, Grasset, 1987. Le film
d'Yves Boisset, qui porte le même titre, est sorti en 1988. 269
Alain ROGER, Le Voyeur ivre, Paris, Denoël, 1981, p. 239.
« Pourrions-nous percevoir les nodosités rugueuses des oliviers, comme «commencements » (la naissance du paysage en Occident), mais aussi,
si Van Gogh ne les avait pas peintes, la cathédrale de Rouen, comme si d'autre part, envisager l'autre volet de l'artialisation paysagère, celle qui
Monet ne l'avait pas figurée, aux divers moments du jour, dans ses opère directement sur le terrain.
épiphanies fugitives ? [... ] Notre vie n'est peut-être qu'une succession L'occasion m'en fut bientôt donnée par l'invitation au colloque qui se tint
d'instants privilégiés que nous ne savons pas identifier. Il n'est guère de à Lyon en 1981 '. je sentis que l'heure était venue de m'attaquer à l'histoire
lieu où ne "souffle l'esprit" : que des schèmes n'animent de leur activité des jardins, totalement négligée dans Nus et Paysages. Et c'est ainsi que je
silencieuse. La Sologne et la Camargue, outre leurs modèles spécifiques parvins à remplir la case vide de mon dispositif conceptuel: à la
(Alain-Fournier, Genevoix, Barrès, Daudet, Audouard, etc.) bénéficient dualité »Nudité-Nu » je décidai en effet d'associer celle du «Pays » et du
du schématisme d'Elstir, tel que Proust l'a inventé : l'échange des « Paysage », braconnée chez René-Louis de Girardin, entre autres. Cet
éléments, en certaine période de l'année, à telle heure du jour, quand article « Ut pictura hortus. Introduction à l'art des jardins » -, dont je
l'eau, la terre et le ciel basculent et s'inversent, non par une turbulence n'attendais rien d'autre que la satisfaction intime d'avoir rempli mon
géographique ou météorologique, mais sur l'ordre de notre regard, qui contrat d'intervenant et comblé, au passage, une lacune de ma thèse, m'a
(entre-)voit le paysage sous la domination de l'art270. » valu une réputation, alors bien usurpée, de spécialiste, et de nombreuses
Cette théorie de l'artialisation, qui, contre toute attente, allait connaître invitations, en France et à l'étranger, où j'ai retrouvé, ou rencontré, de
une certaine fortune en France, puis à l'étranger - je la retrouve parfois véritables spécialistes du paysage, dont j'avais beaucoup à apprendre, car
chez certains confrères, anonyme, mais ne l'ai-je pas, moi-même, ils n'étaient pas, eux, des braconniers romanesques, ils occupaient le
braconnée ? -, demeurait encore rudimentaire et marquée d'un esthétisme terrain depuis longtemps et ils y travaillaient à plein temps. Ces
excessif Il est vrai que je m'inspirais beaucoup de Wilde et de Proust, rencontres m'ont obligé à oeuvrer sans relâche, ne fût-ce que pour mériter
auquel je devais d'ailleurs consacrer plusieurs articles et un essai271. la confiance que l'on me témoignait. je continuais d'écrire mes romans et
Mais je sentais confusément que mon appareil conceptuel restait fragile et mes essais d'esthétique érotique273, mais, de plus en plus, mon centre de
lacunaire. Si mon principe de «double artialisation » fonctionnait gravité, ou plutôt de gaieté - au sens du « Gai Savoir » - se déplaçait du
correctement dans le domaine du nu, j'étais, en revanche, beaucoup moins côté du paysage, qui m'inspirait, ou plutôt m'aspirait chaque jour
sûr de moi dans le domaine du paysage, où, frileusement, et faute davantage. J'ai donc décidé de m'imposer un programme fort et, au lieu de
d'informations suffisantes, je m'en étais tenu à l'artialisation indirecte., par braconner au hasard des halliers, je me suis employé à renforcer mon
modélisation, me limitant d'ailleurs à quelques suggestions plus ou moins armature conceptuelle.
anecdotiques, et ne traitant guère, de façon sommaire, que d'un seul Lors des colloques ou congrès, en France comme à l'étranger, je
exemple, l'invention de la montagne au XVIII ème272. Il me fallait donc, rencontrais parfois des résistances, quand je ne subissais pas des attaques
d'une part, élargir le champ de mes vérifications et aborder l'étude des frontales, de la part des Anglo-Saxons en particulier, dont le naturalisme,
même entamé, reste pugnace. J'ai donc amélioré ma théorie de la double
ID., Nus et Paysages, op. cit., p. 109.
270 artialisation, appliquée ou mobile, adhérente ou modélisante. Ces deux
271
ID., Proust. Les Plaisirs et les Noms, Paris, Denoël, 1985 Proust déterminations n'étaient pas toujours bien comprises. J'en ai proposé deux
ou le désir de Venise », dans Amoureux fous de Venise, Paris, autres, plus parlantes, plus pédagogiques et, dirai-je, plus internationales :
Orban, 1985, repris dans L'Art d'aimer, op. cit. - « Poétique du artialisation in situ (sur le terrain) et in visu (dans et par le regard). Cette
«double articulation» artialisation in situ et in visu, d'une part, pays et
paysage proustien »,Bulletin de la Société Marcel Proust des Pays-
paysage, d'autre part -, m'a permis de dénoncer plus efficacement les
Bas, 1991. réductions dont le paysage est ordinairement la victime : réduction
272
Mort du paysage ? op. cit., supra. Sans doute le volume collectif le
plus célèbre sur le sujet. 273
Rassemblés dans L'Art d'aimer, op. cit.
«géographique » aux géosystèmes, réduction « écologique » aux
écosystèmes. je n'étais plus sur la défensive et taxé d'esthétisme, je pouvais ARISTOTE: 153.
contreattaquer vigoureusement et montrer, sur des exemples précis et AUDOUARD, Yvan: 188.
concrets, les faiblesses et les contradictions du naturalisme.
J'ai pris, avec les ans, quelque assurance. Elle ne dégénère jamais en
AUDURIER-CROS, A.: 34.
condescendance. Une théorie, Popper nous l'a appris, doit toujours être
réfutable. Elle n'est jamais qu'un outil, perfectible, qui doit, sans relâche, AuGoYARD, jean-François: 116.
se remettre en question, changer ses pièces défaillantes, en forger de plus AUGUSTIN (saint) : 84.
efficaces, au coup par coup, selon une démarche qui relève souvent du
bricolage et du braconnage (même si le rationalisme le plus intransigeant BACHELARD, Gaston: 168, 169.
reste, en dernière instance, ma règle d'or). Et justement : je serai toujours B@AC, Honoré de: 122.
protégé de la tentation totalitaire par ma conviction que, quelles que soient BARRÈS, Maurice: 20, 21, 24,
mes captures dans les sous-bois du paysage, j'en resterai toujours le 188.
Raboliot ... BAUDELAIRE, Charles: 9, 17, 45, 98.
INDEX DES AUTEURS
ET ARTISTES CITÉS BELANGER, L.: 94.

ABERLI, jean-Louis: 91, 93, 95, 119. BENTIVEGNA, Filippo: 45.


ACOT, Pascal: 156. BERENSON, Bernard: 50.
BERGER, Yves: 1 1 1.
ADDISON, joseph: 38, 103.
ADORNO, Theodor: 114. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE: 89,
100.
ALAIN-FOURMER: 24, 188. BERQUE, Augustin: 7, 21, 48, 56, 60, 110, 153, 154, 157.
@ERTI, Leon Battista : 74. BESSON, Luc: 106.
BissoN, I-ouis-Auguste et Auguste
ALEMBERT, D': 149. Rosalie : 96, 97, 98, et iU. 25.
BLANDIN, Patrick: 130.
ALPERS, Svetlana : 71. BLOY, @on: 174.
ALPHAND, Adolphe: 140. BocCACE, Giovanni: 35.
ALTDORFER, Albrecht: 79. BOILEAU, Nicolas: 83.
ALTMANN, jean-Georges: 92.
AMIEL, Henri: 175. BOISSET, YVES: 186.
ANGEST, D', Germain: 171. BONIN, Sophie: 28, 29, 30.
APOLLINAIRE, Guillaume: 23. BORCHARDT, Rudolf: 141.
BoucICAU-F, Maître de: 71, 72, CHEMETOFF, Alexandre: 138.
74. CHENET, Françoise: 170.
BouTs, Tlierry: 75. CHOUILLET, Jacques : 87, 102.
BOYER, Alain: 152, 160, 161.
BRASSENS, Georges : 23. CHRÉTIEN DE TROYES: 58.
BRAUN, Adolphe: 96.
BRE1,, Jacques: 121. CHRISTO: 46.
BRIFFAUD, Serge: 85, 89, 95. CHRISTUS, Petrus: 76.
BROSSES, Charles de : 99.
CICÉRON: 56.
BRUEGEL, Pieter: 71.
CIVIALE, Aimé: 96, 97, 98, et ill. 22.
BURCKHARDT, Jacob: 74. CLARK, Kenneth: 27, 32, 66.
CLÉMENT, Gilles: 46.
Bu@, Edmund: 102, 103. BURLE-MARX, Roberto: 38. CLERC,UE, Lucien: 168.
COCHERIS, Pauline: 31.
CAHILL, James: 60. COLERIDGE, Samuel: 36, 44,
CAILLÉ, René: 108. 170, 171.
CALAME, Alexandre: 96, 97. CAMPIN, Robert: 75, 76, 78, et ill.
14, 15, 16. COLETTE: 173.
CAMPORESI, Piero: 7, 81, 82, 98. CARE@E, julien: 185. COLLOT, Michel: 170.
COMTE, Auguste: 161.
CARMONTELLE: 135.
CONAN, Michel: 25, 41, 42, 79, 116.
CA@RE, Gilbert: 128. CONDivi, Ascanio: 45.
CARUS, Carl-Gustav: 96. CONTI, Évrard de: 35.
CASEY, E.S. : 114. CORAJOUD, Michel: 25.
CORBIN, Alain: 7, 88, 98, 99.
CAUQUELIN, Anne: 64. COROT, Jean-Baptiste: 14, 37,
CÉZANNE, Paul: 21, 22, 26, 37, 114, 138.
76, 166. COSTANZA, Virginie: 1 1 0.
CHABASON, Lucien: 114, 127. COUSTEAU, jean-Yves: 106.
CHARBONNIER, Georges: 12. CRESCENS, Pierre de : 35.
CHATEAUBRIAND, François-René de: 101. CROCE, Benedetto: 16.
CROS, Charles: 135.
CUECO, Henri: 25. ÉPICTÈTE: 185.
ERNST, Max: 172, 173.
DAGOGNET, François: 13, 116. ESTIENNE, Robert: 19.
DAGRON, Chantal: 107.
DALI, Salvador: 173. FÉNELON: 99.
DANTE: 2 1.
FERRÉ, Léo: 121.
DAUBIGNY, Charles-François 14, 111. FLAUBERT, Gustave: 107, 173,
DAUDET, Alphonse: 188. 186.
DAUZAT, Albert: 51. FOE, Daniel de: 99.
DAZELLE, Anne: 144. FOUCAULD, Charles de: 108.
DELEULE, Didier: 151. FOUCHER, Michel: 1 1 1.
DELILLE, Jacques: 16. FOUÉRÉ, Adolphe-julien: 45.
DF,Luz, Christiane: 50. FRANCASTEL, Pierre : 64, 74,
DENIS, Maurice: 13. 114, 115.
DENNIS, John: 86, 103, FRÉMONT, Armand: 27, 28.
DESCARTES, René: 146, 148,150, 151. FREUD, Sigmund: 169.
DicKENs, Charles: 124. FROST, Robert: 1 1 0.
DIDAY, François: 96.
DIDEROT, Denis: 16, 149. GALILÉE, Galileo : 146, 148, 149, 150.
DONADIEU, Pierre: 106. GAUTIER, Théophile: 121, 122.
DONKIN, WilliaM: 98.
GEERTGEN TOT SINT JANS: 76,
DORE, Gustave: 95. 78, et ill. 17.
DUGHET, Gaspard: 39.
DUHAMEL, Georges: 147. GELLÉE, Claude (dit LE LORRMN) : 38, 39, 42, 43, 93, 95, 96,
DUPONT, Ambroise: 144. 99, 110, 119.
DURAND, Gilbert: 37.
GENEVOIX, Maurice: 24, 185,
DÜRER, Albrecht: 76, 77, 78, 79, et ill. 18, 19. 188.
GESSNER, Salomon: 89.
EDELMAN, Bernard: 153, 157, 159, 160. GILPIN, William: 119.
EINSTEIN, Albert: 146, 153. ENGELS, Friedrich: 148. GIONO, jean: 173.
HOLT, Nancy: 46.
GIORGIONE: 79. HOMÈRE: 84.
GIRARDIN, René-Louis de: 17, 38, 41, 42.
HOUANG KONG-WANG: 62.
GOETHE, Johann Wolfgang: 42, 43.
GOMBRICH, E. H.: 79. HUGO, Victor: 101, 166, 173.
HUMBOLDT, Wilhelm von: 65.
GRAND-CARTERET, John: 7, 86, HUNT, John Dixon : 39, 43, 1 1 0.
89, 91, 93, 95. HUYSMANS, Joris-Karl : 123,
GRILLET, Ibierry: 143. 171,172,174,175,177,183, 186.
GRÔNING, Gert: 140, 146.
GUÉRY, François: 147, 151. IRVING, Washington: 43.
GUILLAUME DE LoRms: 35.
GUILLAUMIN, J. : 170. JACQUEMART DE HESDIN: 70.

HAECKEL, Emst: 126, 133. JACQUES DE VÉRONE: 59.


HALLER, Albrecht von: 16, 88, JAUCOURT, Louis de: 91.
89, 92. JELLICOE, Geoffrey: 38.
HANG TCHOUO: 61. JOINVILLE, Jean de: 59.
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich : 12, 33, 148. JOUTARD, Philippe : 84, 88, 91,
HEIDEGGER, Martin: 147. 93.
HEISENBERG, Werner: 146. JOYCE, James : 37.
HEIZER, Michael: 46. JUNG, Carl Gustav: 13.
HENRY, Michel: 149.
HERMITRE, Marie-Angèle: 153, KACIMI, Mohamed: 107.
157, 158, 159, 160. KALAORA, Bernard: 106.
KANT, Emmanuel: 10, 25, 92,
HÉRODOTE: 107. 104, 105, 146.
KAO K'O-KONG: 63.
HOARE, Henry: 39. KAO K'O-MING: 62.
HODLER, Ferdinand: 96. KÂSTNER: 139.
HOGARTH, William: 87. KENT, William: 39, 40,41.
HOKUSAI: 23.
HOLBACH, d': 91. KNABF, Peter-Eckhard: 102.
KOUO HI: 62. LONGIN (Pseudo-): 101.
KOUO SSEU: 61, 62. LORENZETTI, Ambrogio: 66, 69
et ill. 7 et 8.
LA FONTAINE, Jean de: 54.
LALO, Charles: 16. LOU-FHERBOURG, Philippe: 100,
LALONDE, Brice: 162. 102.
MAC LUHAN Marshall: 114.
LAMARCK: 146.
MACPHERSON, James : 1 00.
LAMOTTE, Maxime: 130.
LAPICQUE, Charles: 21. MÂDING, Ehrard: 139, 140.
LAPRADE, Victor de: 50. MANTEGNA, Andrea: 75.
LASSUS, Bernard : 116, 134.
LE DANTEC, Denise: 134, 135. MARCO POLO: 36, 59, 62.
LE DANTEC, Jean-Pierre: 20, 79, MARIA, Walter de: 46.
134, 135, 144. MARMONTEL, Jean-François 102.
LÉGER, Femand: 143. MARQUET, Albert: 21.
LENOBLE, Robert: 13, 145. LE NÔTRE, André: 38, 44. MARTENS, Friedrich: 96, 97.
MARTINET, Jeanne: 19.
LÉONARD DE VINCI: 72. MARTINET, Marie-Madeleine:
LE PAYS: 86, 119. 40.
LESAGE, jack : 85. MARX, Karl: 146.
LESSING, Erich : 55. MASON, William: 40.
LÉVI-STRAUSS, Claude: 12, 16, MATHÉ, Roger: 59.
64. MAYERS, Norman: 163.
LIGORIO, Pirro: 45. MELVILLE, Herman: 101.
MEMLINC, Hans: 75.
LINCK, Antoine: 91. MÉRIGOT, S. : 94.
LINCK, Conrad: 91. METSIJS, Quentin: 76, 78.

LINDEMAN, R. L. : 130. MICHEL-ANGE: 45.


LINNÉ, Karl von: 146. MICHIEL, Marcantonio: 79.
Li TCH'ENG: 61. MILTON, John: 32, 104.
LITTRÉ, Émile: 132, 166. MOEBIUS: 126.
MOLINET, jean: 19. PASCAL, Blaise: 155.
MONET, Claude: 14, 37, 123, PATINIR, Joachim: 76, 77, 78,
188. 79, et ill. 20, 21.
MONTAIGNE:10, 16,80, 187. PETERS, Willem: 55.
PÉTRARQUE: 25, 26, 83, 84, 85.
MONTESQUIEU: 99, 119. PEYRE, Joseph : 108.
PIEL, Friedrich : 77.
MORELLY: 87.
PIERO DELLA FRANCESCA: 74.
MORNET, Daniel: 89, 100, loi.
MOSCOVICI, Serge: 13, 145. PIETROGRANDE, Antonella: 32.
MOUK'I: 62 et ill. 6. PINI, Paolo: 65.
MUSIL, Robert von: 17. PISANELLO, Antonio: 66.
PISSARRO, Camille: 14.
NADAR: 116. PITTE, Jean-Robert: 130.
PLATON: 52, 53, 155.
NASH, R. : 1 1 0.
NERVAL, Gérard de: 107. PLINE L'ANCIEN: 56.
NIETZSCHE, Friedrich: 150.
PLINE LE JEUNE: 5 7.
OBERRHEIN, Maître de: 35 et III 1.
ORSINI, Vicino: 45. POE, Edgar: 43.
OSMO, Pierre: 151.
OVIDE: 118, 124. POIRET, Nathalie: 116.
POIRION, Daniel: 68, 69.
PÂCHT, Otto: 66, 67, 68. POL DE LIMBOURG: 72.
PAGE, Russel: 38.
PALISSY, Bemard : 132. POPF, Alexander: 39.
PANOFSKY, Erwin: 55, 64, 71, POPPER, Karl: 190.
72, 74. POURRAT, Henri: 24.
PARDO, Daniel: 109. POUSSIN, Nicolas: 42, 93, 95 99, 1 1 0.
PROUST, Marcel: 15, 116, 122 173,175,177,178,179,183 186, 188.
PARENT-DUCHÂTELET, Alexis: PSICHARI, Ernest: 108.
171. PUCELLE, jean : 71.
ROSNAY, J. de: 156.
QUIOT, Alain: 34. ROSS, Charles: 46.
ROUSSEAU, Jean-Jacques : 13, 37,
RABELAIS, François: 19, 79. 88, 89, 91, 119, 145, 149.
RANDOM, Michel: 45. ROUX, Michel: 108, 109.
RECHT, Roland: 65. ROYAL, Ségolène: 136, 137.
RUBENS, Pierre-Paul: 121, 122.
REMBRANDT: 124. RUYSDAEL, Jacob Isaac Van: 37,
RÉMOND-GOUILLOUD, Martine 42, 93, 94, 95, 96, 99.
159, 160. SAINT-EXUPÉRY, Antoine de 108.
SAINT GIRONS. Baldine: 103.
RENAULT-MISKOVSKY, Josette 49.
SAINT-JUST: 148.
RENAUT DE MONTAUBAN: 35 et ill. 2.
RENOIR, Auguste: 15. SAINT-SIMON (Claude-Henri de Rouvroy, comte de) : 46.
RENOIR, Jean: 185. SAINT-SIMON (Louis de Rouvroy, duc de) : 31.
REPTON, Humphrey: 40, 43. SAMSON, Pierre: 28.
RIETER, Heinrich: 91. SARTRE, Jean-Paul: 172, 173.
RIMBAUD, Arthur: 120. SAUDEK, Jan: 173.
SAUSSURE, Horace-Benedict de:
ROBBE-GRILLET, Alain: 173, 25, 26, 88, 89, 92, 93, 96, 100, 119.
ROBERT, Hubert: 42. SAVARI: 93, 95.
SCHAFER, Murray: 116.
ROBESPIERRE: 148. SCHLEGEL, Friedrich von: 65.

ROBINSON, William: 140. SCHOPENHAUER, Arthur: 164.


RODENBACH, Georges: 120.
ROGER, Alain: 16, 81, 114, 167, SEGANTINI, Giovanni: 96.
172, 186, 188. SEIFERT, Alwin: 139, 140.
ROHMER, Éric: 23. SERRES, Michel: 148, 149, 150, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 160,
ROMAINS, jules: 24. 163.
RONCAYOLO, Marcel: 116. SÉVIGNÉ, Mme de: 86, 102.

ROSA, Salvator: 42, 43, 93, 94, 95, 99, 110. SHAFTESBURY: 103.
132.
SHENSTONE, William: 39, 4 1. TOURNIER, Michel: 37.
SHINOHARA, Kasuo: 113. TRICAUD, Pierre-Marie: 142.
SIEBERT, Gérard: 54. TROLL: 128.
SIMMEL, Georg: 16. TS'IEN SIUAN: 63.

SMITHSON, Robert: 46. TSONG PING: 61.

SOKOLOVA, Jirina: 70, 73. TURNER, William: 14.


SOUDIÈRE, Martin de la: 26, 27. TURRI, Eugenio: 82.
SOUILIER, Charles : 98, et ill. 23, 24. TÜXEN, Reinhold: 139, 140.
SPENGLER, Oswald: 13, 147 148.
SPINOZA: 157, 185. URFÉ, Honoré d': 80.
STAROBINSKI, jean: 94, 97. UTRILLO, Maurice: 21.
STEEN,Jan: 124.
STEVENS, Wallace: 110, 114. VALENCIENNES, Pierre-Henri de:
STOKFR, Bram: 173.
STRABON: 107. 95.
STUDIUS: 56. VALERY, Paul: 12.

TANSLEY, A. : 126, 130, 133. VANDIER-NICOLAS, Nicole: 61,


62, 169.
TCHAO MONG-FOU: 63. VAN EYCK, Hubert: 74.
VAN EYCK, Jan: 73, 74, 75, 76,
TENIERS, David: 124. 78, et ill. 13.
VAN GOGH, Vincent: 188.
THÉOCRITE: 51. VAN GOYEN, jean-joseph: 42, 99.
THEYS, Jacques : 127.
THOMASSET, Claude: 68, 69. VAN MELSEN, A. G. : 14 5. VAN OSTADE, Isaac: 124.
VARONE, Antonio: 55.
TiBERGHiEN, Gilles: 46. VASARELY, Victor: 146.
VERA, André: 140.
TÔPPFER, Rodolphe: 95, 96. VERLAINE, Paul: 173.
TOURNEUX, François-Pierre
VERNET, Horace: 95, 100, 101. NU S ET PAY S AG E S - Essai sur la fonction de l'art, Paris,
VICO, Giambattista: 64. Aubier, 1978.
VILLE, Antoine de: 83, 85. PROUST. LES PLAISIRS ET LES NOMS, Paris, Denoël, 1985
(collection « L'Infini »).
VIRGILE: 163 54, 119. HÉRÉSIES DU DÉSIR. Freud, Dracula, Dali, Seyssel, Champ
Vallon, 1986.
VITRUVE: 55, 56. L'ART D'AIMER, OU LA FASCINATION DE LA FÉMINITÉ,
Seyssel, Champ Vallon, 1995.
VOLTAIRE: 16, 132, 146, 149. ART ET ANTICIPATION, Paris, Carré, 1997.

WALPOLE, Horace: 40, 46. Direction d'ouvrages collectifs


WANG WEI : 6 1.
MAÎTRES ET PROTECTEURS DE LA NATURE (en codirection
WELLES, Orson: 44. avec F. Guéry), Seyssel, Champ Vallon, 1991.
LA THÉORIE DU PAYSAGE EN FRANCE (1974-1994),
WIEPKING, Heinrich: 139, 140. Seyssel, Champ Vallon, 1995.
WILDE, Oscar: 9, 13, 14, 26,
124, 125, 188. Romans
WOLF, Caspar: 91, 97.
WÔLFFLIN, Heinrich: 1 1. JÉRUSALEM! JÉRUSALEM!, Paris, Gallimard, 1969.

XÉNOPHON: 32. LE MISOGYNE, Paris, Denoël, 1976 (collection « Lettres nouvelles


»).
ZOLA, Émile: 37, 122, 173, 174, HERMAPHRODITE, Paris, Denoël, 1977 (collection « Lettres
175, 176, 177, 183, 186. nouvelles »).
LE VOYEUR IVRE, Paris, Denoël, 1981.
DU MÊME AUTEUR LA TRAVESTIE, Paris, Grasset, 1987 (Porté à l'écran par Yves
Boisset en 1988).
RÉ MIS S I 0 N, Paris, Grasset, 1990.
Essais

LE ROMAN CONTEMPORAIN, Paris, P.U.F., 1973 (en


collaboration avec A. Maraud).

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