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Pascal
à la surface du monde
La vie est faite de moments d’intensité séparés par du neutre. Nous nous
le cachons au moyen de mots. « L’amour. » Un état. Pesant, énorme.
« L’amour. » Otarie posée sur le monde. Ce ne sont que des moments,
l’amour, même si la croûte d’interprétation dont nous avons entouré le mot
tend à nous faire croire à son éternité ; ce qui nous rend bien malheureux.
Autre raison pourquoi les mots ne sont pas aimables et un écrivain est bien
autre chose qu’un « amoureux des mots ». Il en serait le fleuriste, plutôt, il
en rejette certains, noue les autres, les assemble, en fait des phrases. Elles
tentent d’exprimer ce que les mots cachent. Les mots ont été inventés pour
mentir. Les gestes, en nous échappant parfois, peuvent les contredire.
Les gestes sont souvent des signes, bien sûr, de très simples remplaçants
de la parole. A., d’une propreté obsessionnelle, fait part à B. de son dégoût
de telle pratique sexuelle. B., d’une pudeur obsessionnelle, ne répond rien
en paroles et a un hochement de tête. L’approbation involontaire était
donnée par ce geste furtif que sans doute il n’avait pas voulu laisser
apparaître.
Ils ont l’air bien pauvrets, rudimentaires, les gestes, mais ils sont
souvent plus rapides que la parole. Sortant de chez lui, Stalagmite Hermès
est interpellé par une voisine passant la porte d’un autre immeuble : « Va-t-
il pleuvoir aujourd’hui ? » Surpris, il se tourne vers elle, hausse en même
temps les épaules et les sourcils, très porches d’église romane. Son geste a
dit « je ne sais pas » avant même qu’il n’ait pu parler.
Les gestes sont de la surface. Et la surface, pas bien, futile, beuh ! Or, ce
qui est en surface n’est pas nécessairement trompeur ou vain, pas plus que
ce qui est caché n’est nécessairement sordide ou révélateur. Dans la
gluante profondeur sont rejetées les choses que nous voulons cacher,
parfois pour notre bien et pour celui des autres. Le caché peut être anodin,
la surface, essentielle. Nous sommes si infectés de valeurs morales que
nous croyons que ce que nous faisons spontanément est mal, et nous
appelons cela « superficiel ». « Superficiel », bien souvent, c’est un mode
de contrôle établi par les puissances pour nous empêcher d’être heureux.
Une personne heureuse est trop libre. Elle doit être contrôlée. On
l’enchaînera d’un vocabulaire humiliant. Superficiels, les gestes sont plus
importants que nous ne le pensons, nous qui les laissons sortir de nous et y
rentrer comme des coucous, et sans leur accorder plus d’attention ; un
appui à nos paroles, des éclairs de nous, je ne sais quoi d’autre.
Quand nous ne nous souvenons plus d’un mot, nous faisons un geste
supposé (selon notre mémoire) le symboliser, c’est ambigu. Tel geste qui
veut dire ceci pour moi peut vouloir dire autre chose pour toi. Les mots
sont-ils plus précis ? Est-il sûr que, quand je prononce le mot « bureau », je
n’ai pas en tête un type d’objet dont j’ai l’habitude par éducation et mode
de vie, et qui n’est pas celui qui apparaîtra dans l’imagination de qui
m’écoute ? Au moins, nous nous entendons sur le concept de bureau. Le
geste est-il différent ? Il peut constituer une phrase entière, quoique la
complexité de la chose fasse qu’il n’y parvient sans doute que lorsqu’il est
stéréotypé (« il est fou » se symbolisant, dans certains pays : bout de
l’index tapé sur la tempe). En dehors de ces cas-là, le geste-phrase a du
mystère. Que veut dire ce geste inédit effectué par telle personne ? Est-ce
que ça a toujours une fonction de signe, un geste, est-ce que ça a toujours
une fonction ?
mes gestes
Et puis j’ai demandé aux autres. Il y a bien des choses de moi-même que
j’ignore. « Connais-toi toi-même », outre que cela ne m’intéresse pas
tellement, on croit s’être découvert, et on se fige dans une idée de soi. Au
lieu de tenter le pas de danse, on se posture statue. Le Dauphin trouve que
je suis incapable de faire des gestes d’effort, qu’on les sent immédiatement
me peser, et que j’aurais des « gestes gracieux » quand ils ne servent à rien.
Pour la première partie c’est possible, car je suis empêtré dans toute vie ne
correspondant pas à ce qui m’intéresse et qui est la littérature, et ça fait
beaucoup. Au théâtre, me dit-il, au bout d’une vingtaine de minutes, je
retire mes lunettes, pose la main droite sur le front et ferme les yeux. Il est
probable que je me nettoie de certaines pensées ou de certaines émotions.
Le Dauphin précise que c’est le moment où je commence à regarder le
plafond et à dessiner dans le carnet que j’ai toujours avec moi et que, en
général, peu après, je dis : « On s’en va ? » Ce serait le geste préalable à
l’ennui, alors, ou plutôt celui où mon corps se rend compte que je
m’ennuie avant mon intelligence. L’ennui s’installe dans le corps qui réagit
avant l’esprit, lequel met donc un certain temps à répondre à
l’alourdissement du corps, et crée-t-il dans cet intervalle des gestes
spécifiques ? La gazelle au plan d’eau frémit avant d’avoir vu la lionne.
C’est comme un rayon de sourire : après avoir dit quelque chose (souvent une incidente),
vous avez un bref sourire, et puis les yeux suivent, mais tout à coup le visage se referme, les
sourcils ferment les volets et vous êtes sérieux, vous poursuivez la démonstration.
Intrigué par cet inconnu dont on me parle, je le fais s’attarder :
Vous prenez le temps. Cela donne des mimiques d’attente, de réflexion des jeprendsmonélan.
Et dans la vie ?
Cette personne qui m’a vu deux fois et a étudié maniaquement tes gestes
est folle, me dis-je ; mais croire que l’autre est fou est être fou. Et geste
volontairement exagéré de me taper la joue de la main en pelle tout en
écarquillant les yeux.
J’ai essayé d’inventer des gestes. Lesquels, je l’ai autant oublié que les
images que j’ai pu écrire. C’est parce que je ne les ai pas répétées. Il
m’arrive (oh là !) de répéter un récit, mais je ne le fais jamais sans dire :
« Tu m’arrêtes si je te l’ai déjà dit », ce qui est déjà une répétition. Pour les
images, je les répète jusqu’à ce que je les entende reprises par d’autres,
alors les jette au linge sale. Les gestes, sans doute je les contrôle moins.
J’en ai imité. Celui de Liza Minnelli s’éloignant dans New York, New
York, par exemple (ou est-ce Cabaret ?), on la voit de dos et, sans se
retourner, elle dit adieu en levant l’avant-bras et en tapotant l’air de ses
doigts tendus. (Cabaret, oui, Cabaret.) Ah, malgré toutes mes tentatives, je
n’ai pas réussi à faire de la vie une danse. (Ou New York, New York ?) Et
elle fait l’intéressante avec ses drames gluants, répétitifs, informes. Quand
il est calculé, un geste n’est-il pas une tentative de forme ?
Vers l’âge de vingt ans, j’ai imité un geste de mon père, celui de me
lever au spectacle en me tenant les hanches. C’était inepte, mon père avait
une sciatique et moi pas, mais je l’admirais, ou son souvenir, il est mort
quand j’avais dix ans. De mon oncle son frère j’ai pris, un temps, une
façon de parler et des poses de la main. Je le trouvais très élégant.
Une des plus justes phrases que je connaisse sur l’état d’écrivain est de
La Bruyère : « Ils ôtent de l’histoire que Socrate ait dansé. » On ne veut
pas croire que le sérieux puisse être accompagné de légèreté, de plaisirs du
corps, lesquels assouplissent l’esprit, de danse et de chansons, il n’y a qu’à
voir, comment, pour dire « foutaises », ils disent : chansons. Les gestes
graves, les gestes graves ! Une grande partie de l’humanité se laisse depuis
toujours abuser par les solennels faiseurs.
l’appel des gestes
Les gestes sont plus sincères que les paroles. Chantal Akerman fait dire
à un personnage de sa Folie Almayer : « Des paroles d’amour, sans cesse,
mais des gestes, jamais. » Ils peuvent être plus scandaleux. On dit des
choses odieuses, rien ne se passe ; un geste anodin, grondements. Le public
distrait croit ses yeux plus que ses oreilles.
Très gai est le geste de la femme qui vient de garer sa voiture et, le dos
tourné, la verrouille à distance avec sa clef électronique, le bras plié en
arrière. « Je ne vais pas me laisser embêter par des contraintes pratiques. »
Quant à savoir pourquoi les femmes n’ont en général que de petites
voitures, je le laisse à la réflexion sur les symboles que se réserve le mâle
hétérosexuel.
Voici le premier dessin que j’aie vu avec une tablette de lecture. Objet
nouveau, geste nouveau. (Août 2012. C’est un dessinateur colombien,
Dieter Brandau.)
Les masques que Pietro Longhi pose sur les visages de ses personnages
sont pareils à des prunes noires. Il en tire un effet extraordinaire, avec leurs
bustes essorés, comme si l’excès du geste cherchait à remplacer
l’expression du visage caché.
Chez les très jeunes enfants jusqu’à l’âge de douze ou treize ans, porter
sur ses épaules un autre qui se tient penché sur votre tête en vous enserrant
de ses bras est une forme passionnément chaste de l’amour.
Cela a dû être bien beau, la première fois que, pour signifier une entente,
deux êtres se sont donné la main.
Dans les grottes préhistoriques, les hommes n’ont peint que des
animaux. Telle était leur modestie. Et le mépris envers l’art et la solitude
où il se crée, sans doute. On va chasser et tu n’as rien de mieux à faire que
de gribouiller sur les parois ? Parasite ! Jean-foutre ! Les artistes n’ont
survécu qu’en peignant des idoles et des dieux. Enfin, il y a les peintures
de la grotte El Castillo, en Cantabrie, avec leurs mains au pochoir. Les
artistes savaient que leur main les sauverait, par où l’esprit laisse couler la
symbolisation de la vie. Relativement aux gestes, les mains sont les reines
du corps. Elles peuvent prendre une quantité considérable de positions.
(« Il n’y a qu’un roi du corps, c’est le cerveau », me disait une conne
fameuse en se cambrant comme un hippocampe.)
La main bénéficie du fait que c’est par elle que nous mangeons,
touchons, écrivons, sculptons, fabriquons. La main, c’est le faire que l’on
crédite parfois d’une habileté extraordinaire, sans elle l’esprit ne se
manifesterait pas, etc. Les mains nous finissent, les mains nous
commencent. Ces ailes, ces éventails, ces pluies, ces boules au bout de
nous auxquelles nous savons communiquer tant d’adresse. Aux pauvres
pieds, à tout le reste du corps, des « mouvements ». Comme si la réflexion
ne s’appliquait pas à eux, qu’ils fussent tout hasard. Ne soyons pas si fiers
de nos mains et appliquons le mot « geste » à tous les mouvements
conscients du corps.
Les mains vont dans des endroits aussi propres et moins sales que
l’esprit, lequel ne devrait pas se vanter. Étant plus caché, l’esprit peut être
plus expérimentateur.
Pour les puissants, les mains sont si importantes qu’ils les cachent, tels
ces ministres et ces chefs d’État qui, à la sortie des enterrements, par
paquets noirs, gardent les leurs derrière le dos, pareils à des pigeons de rue,
l’air de fomenter un complot, ou qu’ils s’en ajoutent une troisième, comme
la main de justice que les rois tenaient au bout d’un sceptre. Les premiers
craignent qu’un geste ne les révèle, ou plutôt, ils connaissent les hommes
et l’étendue de leurs préjugés, que ceux-ci ne déduisent de tel geste qu’il
signifierait telle chose. Pas plus qu’il n’existe de tête d’assassin, de voleur
ou d’avare, les mains ne signalent rien par elles-mêmes. Je me rappelle un
excellent pianiste qui m’enthousiasmait par son jeu caressant et rusé, il
avait de petites mains de crabe.
Au Caire, ville de flics autant que Paris (et il me désole que ma ville,
bien avant les attentats de 2015, ait été peuplée de policiers et de militaires
en armes comme si nous étions une peuplade au bord du coup d’État), ils
sont partout, en noir l’hiver, en blanc l’été, vautrés en toute saison. Un
chauffeur de taxi qui s’est illicitement garé devant al-Azhar pour
m’attendre n’est pas remonté dans sa voiture sans aller serrer la main du
policier en faction, si on peut appeler ça comme ça, il y a glissé un billet de
dix livres. Les gestes pervertis sont la conséquence des régimes pervertis.
Le fiancé d’un laideron qui me lançait des yeux de feu pendant que
l’Écureuil ne me regardait pas avait de longues mains qu’il posait comme
des ailes de cygne sous le menton. Ça avait un petit air je vais te dévorer.
Les plus conscients pour les gestes de leur métier sont, avec les
mannequins, les « travailleurs manuels », expression somme toute aussi
méprisante envers ceux qu’elle prétend flatter qu’envers les intellectuels.
L’homme a autant besoin de cérébral que de savoir planter un clou. Et
même davantage. On trouve plus facilement un cordonnier qu’un
Kierkegaard. Ce qui n’enlève rien au cordonnier. D’ailleurs, pour lui aussi,
le geste fait de sa main un moyen d’abstraction. La main est l’instrument
de l’instrument, lui imprimant par son geste un mouvement qui, de l’autre
côté, produit une forme.
[…] la secte des nombrilistes, dont on sait bien qu’elle ne se distingue de l’ancienne que parce
que ces gens ne pensent plus à Dieu en se regardant le nombril, mais pensent à leur nombril en
regardant Dieu.
lettre à Édouard Reuss, 20 août 1832
Pour être moins seuls dans leur douleur, les repentis veulent que nous
nous repentions aussi. Dans ses bons moments, le monde leur fait des pieds
de nez. (Geste de narquoiserie.)
Perfusés de bravos, les acteurs suffoquent et meurent quand ils n’en ont
plus.
Le silence dans les concerts de musique classique a été imposé par les
romantiques, ces travailleurs sérieux ayant le sentiment que l’art était au-
dessus de tous et qu’on se devait à cela. Schumann : « Pendant des années
j’ai rêvé d’organiser des concerts pour les sourds-muets ; nous pourrions
apprendre d’eux à bien nous comporter pendant les concerts, surtout quand
la musique est très belle » (lettre de 1835 à Clara ; les romantiques ne
manquaient pas de ce dont la calomnie les prive, l’humour). Jusque-là on
applaudissait pendant les œuvres, on sifflait, on commentait, comme
aujourd’hui dans les concerts de jazz. Il a fallu ce tyran de Wagner pour
imposer le silence total à Bayreuth, y compris à la fin des actes, ordre
d’attendre la fin des œuvres pour applaudir. C’est moins orgueilleux que
l’aimable caractère de cet homme pourrait le laisser supposer : attendez
jusqu’au bout pour savoir si c’est bon. Mahler l’a imité. Pas d’entrée des
retardataires, a-t-il décidé à Vienne. Parfois, il faudrait empêcher les gens
de vouloir sortir.
Les gifles aux enfants, ce sont les valeurs. Les valeurs ! Un député de
l’archi-droite vendéenne les a lancées sur la France dans les années 1990,
alors qu’il trompe sa femme et fait des déplacements officiels avec sa
maîtresse, ce que les journalistes acceptent avec complaisance (le jour où
l’électorat l’apprendra, il prendra un sourire malin, trouvant la vanité
française flattée). Depuis quand la politique, affaire de pratique, doit-elle
se charger de la morale ? Depuis que les politiciens sont incapables de
s’occuper d’économie. La morale est un bruit de tambour pour distraire de
leur incompétence. Des gens qui ont laissé mourir leur mère en l’ayant
privée de son usufruit et terrorisent leurs enfants de coups de ceinture
quand ils ne les abrutissent pas de lieux communs se réclament des Valeurs
de la Famille. La baffe légale, l’alcoolisme quotidien et l’attouchement du
soir, voilà aussi ce que ça peut devenir, la famille ; la terreur n’y est que
plus grande quand on est bien élevé.
Dans le bus, un mastard ; seule chose délicate en lui, les gestes du bout
des pouces et des index sur son téléphone portable. La petite application
guide ses gros doigts. L’objet conditionne certains gestes, fortuitement
beaux ou laids, et cet homme est en cela très différent d’une femme, qui, à
partir d’un certain objet, imaginerait un geste gai qui l’amuserait.
La cigarette était un geste autant qu’un goût. Dans In the Mood for Love,
Wong Kar-wai montre l’élégance des doigts en pattes d’araignée de Tony
Leung tenant une cigarette d’où la fumée s’envole en écharpes, faisant de
lui une sorte de prestidigitateur. La cigarette exacerbait les genres ; avec
une cigarette, une femme pouvait se sentir plus « femme », un homme,
plus « homme ». Archétype de la femme à cigarette, Rita Hayworth dans
Gilda ressemblait à la danseuse du paquet de Gitanes. Certaines femmes,
fumant, se trouvaient l’air langoureux. Et c’était si bien admis
qu’une femme fumant en public était chose interdite par le code de ma
bourgeoise famille. C’est stupide et très amusant à partir du moment où on
sait pourquoi on les applique, les codes. Pour certains hommes, l’archétype
du fumeur était, disons, James Dean. Viril et nonchalant, accoudé à la
barrière comme un étalon prêt pour la saillie, il fumait sa cigarette sans
filtre, surcroît de virilité ; la virilité est une comédie apprise comme la
féminité. Tout homme avec un mégot aux lèvres pouvait se croire un
séducteur, la publicité l’avait compris. La publicité, c’est du sexe. Elle
cachait que James Dean était un myope timide aimant certains jeux avec la
cigarette qui l’avaient, dit-on, fait surnommer « le cendrier », ce qui ne
contredit d’ailleurs pas nécessairement la virilité. La virilité est une
inquiétude, comme le montre la façon qu’ont tant de machos de se gratter
le dessus de la lèvre du bout du pouce retourné et non de l’index en crochet
(« Je n’ai pas de petits gestes précieux, moi »), et l’ostentation de virilité,
une preuve fréquente de servilité. Rien n’est plus viril qu’un gros chien qui
se roule aux pieds de son maître. Personne ne doit être plus masochiste que
le cow-boy de Marlboro.
Un des rares gestes comiques avec la cigarette est accompli par Charlie
Chaplin (ce chorégraphe de génie) dans Charlot au music-hall : assis au
premier rang, il allume la sienne et jette avec désinvolture son allumette
dans le pavillon du tuba devant lui.
Ave César des frères Coen est un film de mâles, rigolant, vautrés,
patauds, vantards, sympas, qui contient une scène involontaire de
sensualité gay. L’acteur Alden Ehrenreich, petit brun qui a la plus belle
bouche du monde, charnue, en bicorne, enfantine (rappelant celle du
Tigron), ne sait pas prononcer les mots : « Would that it were so simple. »
Celui qui joue le metteur en scène le fait répéter. Et gros plan sur ces lèvres
qui avancent et reculent comme si, pendant deux minutes, elles nous
embrassaient ou autre chose. Mille actrices visionnent la scène pour mieux
réussir la bouche boudeuse.
J’ai haï dès que je l’ai vue la moue d’enfant malveillant de Donald
Trump. Elle concentre la cruauté de cet être qui fait partie de l’espèce des
requins à peau fine. Ils passent leur vie à déchiqueter autrui et poussent des
cris d’indignation dès qu’on les effleure.
Une des plus exactes remarques sur les baisers se trouve dans La Mort
de Danton de Büchner, comme Danton s’inquiète de ne pouvoir saisir en
lui toute la beauté de Marion et que la grisette lui répond : « Danton, tes
lèvres ont des yeux. »
gestes avec la langue
Limace, sors du terrier pour faire rire ! La langue, qui peut être si serpent
quand avec l’aide de la bouche elle parle, est tendresse bouffonne quand
elle sert le geste ; et la musclée luisante rose à pied de madrépore se fait
bonne copine. Je tire la langue : je te signale avec gentillesse que tu
m’embêtes avec ton baratin. Plus la langue est tirée, et plus froncé le nez,
plus vif l’agacement. Il y a une manière, chez les femmes, de tirer un tout
petit bout de langue entre les lèvres serrées (généralement en levant les
sourcils) qui est la plus charmante réponse à la virilité bombée. Je rêve
que, dans une mise en scène de Racine, à je ne sais quelle crise de je ne
sais quel tyran, la reine jusque-là malheureuse se retourne et, dans une
torsion de flamme, à tous ces menaçants alexandrins, réplique par un petit
triangle rose.
2016 était l’année où, chez les garçons photographiant le journal intime
de leur corps dans l’espoir d’avoir 300k followers instagram, il a été à la
mode de faire avec la langue des grimaces qui, en 2015, auraient paru
hideuses. Le laid est souvent un manque d’imagination. (Le beau aussi.)
Bouffon d’hier, sexy aujourd’hui ; mystère demain.
Le seul geste que fasse la langue à l’air libre est moqueur. Élément
essentiel de la parole quand elle remue dans notre bouche pour aider à la
formation des sons, elle se retrouve empêtrée à l’extérieur, comme un
handicapé très habile dans un artisanat au fond de son atelier qui, sur le
trottoir, honteux de ses moignons, ne se ferait plus que mendiant. Dans la
caverne de la bouche, elle reproduit avec prestesse des mouvements appris,
qui ne sont pas moins conscients parce qu’ils sont rapides (comme on
méprise la rapidité ! elle n’est pas égalitaire) ; des gestes. Un geste est un
mouvement conscient, tout en étant peut-être davantage. L’encavernement
de la langue est un symbole. Grec de -500, j’en ferais un mythe. Le dieu
Hermès, messager des dieux, inventeur des poids et des mesures, dieu des
poètes donc, ayant appris à un jeune pâtre sentant la chèvre à se laver et à
parler, passait au-dessus d’une colline en mission pour Hollywood où le
Parnasse contemporain réside, quand il vit la langue de cet insolent frétiller
comme truite hors de sa bouche et mystifier des locaux ébahis.
Concurrence ! Concurrence ! D’un frôlement de l’aile de son tendon droit
ou gauche, Hermès rendit la langue du pâtre-poète épaisse et molle comme
une limace. Le pâtre-poète en devint amer, antidémocrate et inhumain. Il
fit une carrière dans l’invective, le décadentisme et la connerie
apocalyptique, triomphale, il faut le dire. Hermès et les dieux, toujours
jaloux des hommes, en souriaient. Tant de bile. Le génie sans talent est une
malédiction.
embrasser
Arnaud d’Andilly a écrit un traité intitulé Que l’on doit préférer son ami
à sa patrie. « Je te préfère à la France », dit Épée à Farouche qui raffole de
l’idée de la France, et, se référant à d’autres de ses goûts : « Je te préfère à
Louis XIV ; je te préfère à Keith Richards, je te préfère à Flaubert, je te
préfère aux Francfort-frites, je te préfère à Calatrava. » Farouche, souriant :
« Ça n’est pas grande preuve, tu ne les aimes pas beaucoup. Me préfères-tu
à Édouard II, me préfères-tu à Steve Reich, me préfères-tu à Robert Musil,
me préfères-tu aux marrons glacés, me préfères-tu à Annette Bening, me
préfères-tu à… ? » Il ne put finir, Épée l’embrassait.
En embrassant le bel Antiochos, c’est le doux miel de son âme que je bois.
Anthologie palatine
Un baiser peut être un gouffre. Une vie passée s’y engloutit comme un
tourbillon.
Dans les années 70, des féministes insolentes ont fait, à l’Arc de
Triomphe de Paris, un « dépôt de gerbe à la femme du soldat inconnu ».
Oui sans doute ; et qu’il ait pu être gay, elles ne l’ont pas envisagé. Les
soldats gays sont triplement courageux : résister à l’ennemi et aux blagues
grasses des copains, et sans rien pour leur consolation quand Marilyn vient
chanter pour les troupes. Quelle est la tristesse de ces garçons qui rentrent
chez eux sans avoir le droit d’embrasser leur fiancé au son de la fanfare
locale.
D’un autre, ronronnant, gentil et ennuyeux, elle dit : « Il était très attirant
avec ses joues pleines et sa barbe de bébé. (Les bébés ont une barbe
invisible qui les arrondit et les adoucit.) J’adorais le mouvement que ces
poils en virgule donnaient à sa mâchoire, et le soyeux, à ses joues. Quand,
penchée sur lui, je l’agaçais de baisers dans le cou, c’est d’un baiser qu’il
se servait pour me repousser : “Je travaille.” » Un baiser est une clef. Il
ouvre, il ferme.
Chose charmante : un adulte qui, de plaisir, donne sur la joue d’un autre
un baiser d’enfant.
Gad Beck, dernier survivant juif gay connu de la Shoah, est mort à
89 ans à Berlin en 2012. Allemand, vivant sous le régime nazi (de père juif
et de mère protestante, il a d’abord été épargné), il met un uniforme des
Jeunesses hitlériennes, se rend au camp de déportation où on avait envoyé
son amoureux et réclame la libération du prisonnier Manfred Lewin, requis
pour un chantier de construction. Cela lui est accordé. Ils sortent du camp.
Libres. Un instant. Manfred : « Je ne peux pas partir avec toi. Ma famille a
besoin de moi. Si je les abandonne, je ne pourrai jamais être libre. » Et il
retourne au camp. Tous sont morts à Auschwitz. Quelle image, toute sa
vie, que le souvenir d’une embrassade, forcément pudique, dans une rue,
puis d’un dos s’amenuisant vers la mort.
sourire
J’aime convoquer les gens à qui je vais faire un bonheur, pour voir le
sourire sur leur visage. À ce moment-là, les meilleurs hommes ne cachent
plus ce qu’ils sont restés, des petits garçons émerveillés devant un gâteau
au chocolat.
Ce sourire
Me déchire.
Revenait un souvenir
Les bons sont les pires.
« Beau à pleurer » est un des lieux communs les plus ineptes qui soit
dans le catalogue universel d’inepties que sont les lieux communs. « Beau
à sourire » serait bien plus exact. Et même : « Beau à rire. » C’est
excessivement rare ; quand la littérature réussit cela, elle est vraiment
sublime. Les écrivains qui font rire devraient être statufiés.
Les écrivains qui ont théorisé les masques vers 1890 n’étaient pas des
gens qui voulaient se dissimuler. Ils ne voulaient pas entendre. Dotés d’une
émotivité artistique forte, c’étaient des enfermés, des délicats, des blessés
par les vulgarités qu’ils entendaient. Un masque n’a pas d’oreilles. Il
sourit, peiné.
gestes avec les cheveux
Certaines femmes très refaites amènent sans arrêt leurs cheveux autour
de la ligne extérieure de leur mâchoire tout en avançant les lèvres. Elles
semblent regretter un excès de chirurgie et serrer les cheveux comme on
serre une veste pour cacher la tache d’une chemise. Ce geste est une
manifestation touchante de gêne. Quant à celui de la bouche, est-il
dubitatif, ou sert-il à attirer l’attention sur cette seule portion du visage ?
Ces personnes agissent avec l’imagination de leur visage ancien, alors que
nous autres n’avons plus affaire qu’à un masque. Gênés à notre tour, nous
le voyons sans le regarder. La chirurgie esthétique a réussi à créer l’homme
invisible. Je ne me moque pas, la vie est souvent pénible, et puis il faut
bien trouver des moyens de dépenser de l’argent. C’est la chevelure,
l’élément le plus impersonnel d’un corps, qui demeure l’ultime élément
d’humanité de ces faces. Human Mask, vidéo de Pierre Huyghe (coll.
Pinault), se passe dans Fukushima abandonnée, plus précisément dans les
cuisines désaffectées d’un restaurant inspiré d’un restaurant de Tokyo où
les clients étaient servis par des singes en costume, toute cette décadence
qui donne envie de s’inscrire à la Ligue communiste révolutionnaire. On
aperçoit un corps de femme, puis son visage très blanc de Japonaise, puis
une main velue, serait-ce une handicapée ? puis une robe, et on se rend
compte que c’est, errant de pièce en pièce avec des gestes saccadés, un
singe grimé en femme. Le plus humain n’est pas le masque de visage, mais
la perruque de longs cheveux bruns et soyeux. La belle est la bête.
Je ne connais pas d’expression plus absolue du narcissisme que Dreamy
Me qui, dans les lieux publics, parle en remuant incessamment les
cheveux, les faisant bouffer comme des nuages, les agitant, les refaisant
bouffer, et ainsi de suite. Version métro : elle penche la tête en avant et
rejette sa crinière en arrière pour la remettre en place, me fouettant au
passage, elle s’en fout, elle n’y pense même pas, elle est seule au monde.
Cette négatrice totale de l’existence d’autrui est plus narcissique encore
que Miroir Miroir quand il quitte votre regard pour s’admirer dans le
miroir derrière vous. Il sort de vous pour entrer en lui. Dreamy Me est sans
discontinuer en elle-même. Le curieux est qu’elle veut passer pour une
intellectuelle. Elle ne l’est que par mariage.
C’est par les gestes que j’ai tenté de caractériser le personnage d’Anne
dans l’Histoire de l’amour et de la haine. Cette très belle femme subit la
malédiction de la beauté. La beauté sépare des autres, tout en créant chez
eux du désir. L’imagination étant la déduction de ce qui peut le plus
probablement advenir, j’ai essayé de deviner les gestes d’une femme
mortifiée par une beauté qui l’exclut. Elle baisse la tête quand elle parle,
laissant tomber ses cheveux en rideau sur son visage afin de le cacher,
trouvant que c’est une bien grande insolence que de parler intelligemment
en plus d’être belle. Ses gestes la dissimulent et la diminuent. Il faudra un
homme qui l’aime beaucoup pour l’amener à croire en elle-même. Il posera
sa main en soucoupe où elle posera la sienne par-dessus laquelle il posera
son autre main.
Ah, tu vas aller mieux, toi, je te le promets. Tu auras envie de parler, ton front perdra ses
vagues, ton regard sa profondeur. Je te serre dans mes bras. Ce sont mes bras qui s’allongent
interminablement, là, hors du taxi. Oh ces nouilles ! Des bras ! Je suis dans un taxi avec Charles
on déploie le front et on le lisse grâce à l’étirement de la bouche en forme de sourire ce front est
un ciel bleu pur.
Les yeux sont plus expressifs que tout autre organe sans avoir à faire un
seul mouvement. Mes relations avec une certaine personne se sont
définitivement modifiées le jour où, d’un regard, je lui ai exprimé : « C’est
fini. » Elle l’a compris ; oublié peut-être ; pas moi. Ce regard tout de dureté
avait signifié : ceci est une barrière infranchissable sous peine de danger.
Un regard peut établir en un instant une distance de météorite.
Loucher est un des gestes comiques les plus affectueux qui soit. Chez
l’adulte, il signifie renoncement à la posture d’adulte. Louchant, je cesse
d’être mère, gouvernante, déesse, président, père, directeur, couilles. Un
adulte qui louche nous dit : je suis un gamin, tu es mon frère. Un adulte qui
louche est décoré par moi de la grand-croix de l’ordre du Hareng saur, le
plus élevé de ma république idéale.
gestes des paupières
Affectueux Jr, myope, a des yeux semblables à des poissons derrière les
verres épais de ses lunettes. Quand on le regarde, on regarde un aquarium
très intelligent. Cela donne une lenteur tendre à son être au monde, comme
disent les existentialistes dont je suis proche et lui pas.
gestes avec le nez
Geste ouaté de deux invités à une fête à Marbella en 1967 : portant des
vêtements légers, appuyés au pilier d’un portique en béton blanc, ils
trempent les orteils dans une piscine (Poolsides with Slim Aarons). Et voilà
comment je raffole de l’enfantin, qui n’est pas le puéril.
Si Confusion des peines n’était pas un des plus pathétiques récits qui soit
(j’aimerais savoir quand cet adjectif, celui de la tragédie et des malheurs,
est devenu un terme de mépris, de même que « pitoyable » ; signe de la
bonté française, sans doute, que tous les mots du cœur finissent par être
retournés en sarcasmes), je dirais qu’est comique ce passage du livre de
Julien Blanc : « Je ne pourrais compter les fessées que je reçus à cette
époque, ni les gifles ni les coups de pied dans le derrière, les religieuses
sachant, malgré leurs lourdes jupes, lever la jambe. » Début des malheurs
de cet orphelin qui va aller de persécution en persécution, de peine en
peine, de coup en coup.
Épée, dont la fine moustache semble l’ombre supérieure de son sourire
moqueur : « Je croise parfois, s’arrêtant quand il me voit, petit, lacéré de
rides, la tête penchée, le regard liquide, l’avocat fasciste X… On dirait un
chien qui attend une raclée. Je l’évite, le privant de son bonheur. Son cul
ne mérite pas mon pied. »
Avec la mode 2015 des barbes (elle est apparue en France en 2005, j’en
ai pris note), les jeunes Grecs ont des profils de statues antiques. Ces
cheveux très noirs, ces nez longs arrondis au bout, cet air de mâle
assurance qui est une comédie mais leur donne un aspect de marbre fait
chair ; les statues grecques avaient eu le génie de passer de la frontalité au
mouvement, un pas en avant, balancement des bras, alors que la sculpture
archaïque les avaient laissées les bras le long du corps, c’est vers 500 av.
J.-C. que la statue a gagné le geste. Tout cela entre vingt et trente-cinq ans,
ensuite ces garçons deviennent pères de famille et appuient les avant-bras
sur le ventre pour ne plus faire que les gestes de lancer, ramassage et
distribution des cartes.
Un bébé est un panda. Celui-ci, petite fille d’un an et demi, deux ans,
fait ses débuts dans la marche. Elle avance très lentement dans de petits
souliers ronds, à pas de panda de la forêt, puis tout d’un coup détale à pas
saccadés de panda mécanique. Une grosse main s’approche de son petit
corps. J’enroule ma main autour de cet index gros comme une branche.
Bientôt serai panthère.
Quand je suis fatigué, mon corps refuse d’être un corps. Il n’obéit plus
qu’à la fonction de la marche. Pour le reste, mes bras s’empèsent, gagnant
les mains dans leur léthargie. Elles ne sont plus des mains. Avec les bras
elles forment des branches. Tout s’en échappe, glissant de mes doigts rétifs
à rien tenir. Si j’ai réussi à leur dire : « Prenez », ils se rebellent aussitôt en
faisant : « Lâchons. » Mes yeux même ne voient que le minimum utile. Un
jour, ouvrant un placard, je n’ai pas calculé la distance entre mon visage et
la porte, laquelle est venue casser mes lunettes. Un jour ! Un autre, j’ai
cassé mes lunettes en oubliant mentalement la distance à une cloison de ma
penderie où je vais tous les jours. Un autre… Ne me mettez pas au bord
d’une falaise.
Les hommes grands et timides ont parfois un tricotage des jambes qui
les fait s’asseoir en emmêlant ces cuisses et ces jarrets si importunément
visibles puis en relevant un genou protecteur.
Edwige Feuillère, pour le film L’Aigle à deux têtes, s’était fait tailler une
robe excessivement serrée pour stupéfier le monde par la finesse de sa
taille. Comme une fois habillée elle ne pouvait plus s’asseoir, elle restait
debout entre les prises, appuyée sur une planche inclinée spécialement
fabriquée pour elle. Élisabeth Ire d’Angleterre a refusé de se coucher les
derniers jours de sa vie, méditant debout sur le destin des rois. Je connais
trois personnes mortes assises. Mon grand-père maternel, il jouait à la
bataille avec ma plus jeune cousine germaine, et sa tête s’est affaissée, le
faisant tout à fait mourir comme le père de Delphine Seyrig dans une des
plus charmantes scènes du cinéma français, ce Baisers volés où elle dit à
Jean-Pierre Léaud, « il est mort, pouf ». Bernard Frank est mort dans un
restaurant de son quartier après avoir dit « je vais voter Strauss-Kahn », le
nez tombant dans son assiette, pouf. Polyglotta Gratin, usée de cancer, est
morte seule, la nuit, assise dans un fauteuil de son appartement. Elle avait
été courageuse, et altière, s’amenuisant comme une bougie, toujours droite.
Je ne serais absolument pas contre mourir assis dans un fauteuil
confortable, après avoir posé mon verre de piscine à la violette, pouf.
gestes et « naturel »
Qu’est-ce que le naturel, quand on vit dans une société humaine, où sont
organisés une éducation, des rites et mille autres grillages depuis des
siècles et des siècles ? Les paysans se disent naturels ; ils perfusent les
terres d’engrais chimiques. Personne n’était plus raide et inassumé qu’un
écrivain des années 1930 qui n’arrêtait pas de parler de naturel, Henry de
Montherlant. Dans « Les Techniques du corps » (1934), Marcel Mauss dit
de manière géniale que, dans les comportements sociaux, nous avons
affaire la plupart du temps à des techniques du corps. Il le dit parce que le
corps « est le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps
moyen technique, de l’homme ». Je généraliserais. Une grande partie de la
vie humaine est affaire de corps parce que peu pensent. Et bien de ceux qui
pensent ont souvent peu de corps. Ces professeurs analytiques dont les
intelligents livres finissent par paraître bêtes à force d’abstraction naïve,
ces romanciers ironiques dont les livres manquent de saucisson. Rien de
leurs lignes ne montre qu’elles ont été senties. Elles ne sont que des
combinaisons de mots, certains étant agités par eux comme des sonnettes
parce qu’ils pensent qu’ils doivent être prononcés, comme celui à côté de
qui je me suis trouvé assis au cours d’un débat public et qui, comme j’avais
fini de parler, a pris la parole pour dire : « Et, et, et, et il ne faut pas oublier
que la littérature est une affaire de désir ! » C’était l’homme le moins
désirable et le moins désirant de la salle. Dans sa conférence, Mauss étudie
les gestes selon le biologisme, le psychologique, le social, finissant par nier
toute créativité au geste et mécanisant tout : « L’acte s’impose du dehors,
d’en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps.
L’individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à l’acte
exécuté devant lui ou avec lui par les autres. » Sans doute sommes-nous
moins libres que nous le pensons, conditionnés par des forces extérieures ;
mais sans doute aussi existe ce que ces trop sérieux ne peuvent voir, la
fantaisie, le désir de s’amuser et le n’importe quoi. Et l’amour. Et la haine.
Et le directeur artistique qui dit : « Chérie, tu vas marcher en levant haut le
genou ! » Et dix millions de femmes marchent suivant le caprice d’un petit
gars des Hautes-Pyrénées maintenant possesseur d’une villa à Malibu.
gestes des femmes, gestes des couples
sous les traits du magnanime Stentor, dont la voix retentissante est plus forte que celles de
cinquante guerriers réunis, s’arrête en ces lieux et s’écrie […]
Iliade 5, 778
Si un Gaulois, au cours d’une rixe, a fait appel à sa femme qui est beaucoup plus vigoureuse que
lui […], une troupe d’étrangers échouera à lui tenir tête, surtout quand, le cou gonflé de rage,
grinçant des dents et balançant ses robustes bras d’un blanc de neige, elle lance, des pieds et des
poings, des coups semblables à des boulets de catapulte.
Ammien Marcellin, Histoires
Dans le geste d’une femme qui, ayant ôté l’une après l’autre ses boucles
d’oreilles à clip, en penchant légèrement la tête comme quand on sort de la
mer (et ces clips n’ont-ils pas une allure de coquillage ?), se frotte
pensivement un lobe, la légère douleur n’est qu’un prétexte. Elle semble
vouloir reprendre possession de la mémoire de son corps. Une femme qui
fait cela dans la journée, habillée, s’enferme en elle-même. Si j’avais été
sculpteur allégorique en 1880, je n’aurais pas représenté autrement (à
condition que les clips existassent) la Solitude.
Très souvent, et comme s’il s’agissait là d’un acte professionnel, les jolies filles ont le don de se
laisser toucher, embrasser et tenir, comme si c’était le prix dû à la Providence pour être nées
belles. Il y a un certain sourire tolérant qui accompagne cette soumission aux mains des
hommes, pareil à un bâillement ou à un soupir patient.
Doris Lessing, Le Carnet d’or
Les gestes sont peu sexués. On dit « gestes féminins » ; mais ce n’est
que tant que la plupart des femmes d’un certain moment et d’un certain
lieu font les mêmes ; tel geste qui passe pour « viril » à Paris en 2017 est
au même moment pratiqué par les paysannes péruviennes. Les hommes et
les femmes ne sont vraiment sexués qu’à partir du moment où ils ont envie
de coucher ensemble, moment où le « féminin » et le « masculin »
s’épanouissent. Chez les homosexuels et les lesbiennes, les comédies de
séduction sont beaucoup plus raisonnables, étant réduites à presque rien.
On n’a pas à amadouer un étrange autre.
gestes des bébés
Les bébés semblent encore sous l’eau, dans le liquide amniotique d’où
ils sont à peine issus et dont ils ont gardé le souvenir, disons les habitudes.
Jusqu’à ce qu’ils marchent, leurs gestes sont aquatiques. Ils se déploient
lentement, souplement. Où ai-je donc lu la géniale comparaison des mains
des bébés avec des étoiles de mer ?
Joli geste efféminé, un garçon plongeant le nez dans un mug qu’il tient
d’une main, petit doigt sous la base, petit doigt et l’annulaire de l’autre
main pinçant l’anse tandis que le majeur et l’index tiennent une cigarette.
« Efféminé » est un mot insultant qui procède autant de la misogynie (on
n’a pas d’équivalent pour les femmes à gestes virils, parce que la virilité
est louable pour tous les sexes) que de l’homophobie, mais aussi de la
peur. L’effémination est une frontière troublée, et l’être humain est rassuré
par les frontières. Je ne suis pas efféminé. Cela ne me semblerait pas grave.
La qualité de cœur n’est pas mesurée par les gestes, si c’était le cas le très
raffiné Chou En-lai n’aurait pas assisté Mao dans ses assassinats pendant
vingt-cinq ans.
Tout peuple colonisé – c’est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe
d’infériorité, du fait de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale – se situe vis-à-vis
du langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire de la culture métropolitaine.
[…] l’Européen a eu une idée définie du Noir, et il n’y a rien de plus exaspérant que de
s’entendre dire : « Depuis quand êtes-vous en France ? Vous parlez bien le français. »
On pourrait dire aux Africains d’Afrique noire qui persécutent les gays
et parfois les assassinent : « L’hétérosexuel a eu une idée définie du gay, et
il n’y a rien de plus exaspérant que de s’entendre dire : “Vous êtes gay ?
Pourtant, vous êtes viril.” » Fanon a cette fière phrase :
C’est un idéaliste, dira-t-on. Mais non, ce sont les autres qui sont des salauds.
La différence, la très grande différence entre les gays et toutes les autres
minorités, c’est qu’ils sont minoritaires partout. Les Noirs sont majoritaires
sur tout un continent. Les Arabes sont majoritaires et même presque seuls
dans les pays arabes. Les Juifs sont majoritaires en Israël. Etc. Mais les
gays ! Nous avons un sentiment d’isolement dans toute société que nous
seuls éprouvons. Un Indien à Londres est minoritaire et éventuellement
méprisé, mais il se sait originaire d’un pays d’un milliard d’habitants,
d’une vieille histoire, et ce petit pays de soixante millions de personnes ne
va pas l’intimider. Il a un refuge dans l’espace, un refuge dans l’histoire.
Le poème « Afro-American Fragment » de Langston Hughes commence :
« So long, / So far away / Is Africa. » L’Afrique est loin, mais il y a une
Afrique. Nous n’avons pas de terre originelle. Nous n’avons pas de passé.
Nous sommes les seuls. Et nous ne nous en créons pas un. Tout passé se
crée ; par des récits parfois fixés en monuments. Nous ne recensons pas
nos histoires, ne rappelons pas au monde quels héros ont été de chez nous,
nous n’érigeons pas de monument à nos morts, et pourtant nous en avons,
des persécutés, nous construisons encore moins un monument aux vivants
avec ceux d’entre nous qui ont été heureux (autant qu’on peut l’être). La
frivolité est une très mauvaise défense. L’oubli des malheurs par la
plaisanterie arrange les autres. Ne parlez pas de droit des gays, c’est un
droit de l’homme. Toute persécution d’une partie de l’humanité est une
dégradation de l’ensemble. Autre type unique de rejet des gays, les gestes.
On n’en attribue pas de spécifiques aux Juifs, aux Noirs, aux Arabes. Il y
en a cent, pour nous désigner au mépris, autant que de noms. Ils n’ont pas
la haine timide.
Une folle au bord du geste, tel est cet homme qui croit cacher son
homosexualité en se tenant tout tassé sur lui-même, ours empaillé. Ses
gestes retenus sont des tentatives d’évasion. Et il s’en va, roulant des
épaules, comme il a dû le voir faire à Russell Crowe.
Sacha Guitry est plein de gestes efféminés, c’est un sac de gestes d’où
sortent des mains ayant l’air de manipuler des foulards invisibles. Sa
dernière femme disait qu’il était impuissant. L’impuissance est l’excuse
que les femmes ambitieuses donnent à leur mari fanfare. Guitry est sans
doute toute sa vie demeuré dans un placard d’où il dépendait les andouilles
de temps à autre, ses épouses dont il divorçait régulièrement. Ses gestes de
folle bouffonne venaient-ils du chanteur Dranem, ou bien du sociétaire gay
de la Comédie-Française Édouard de Max, celui qu’on avait interdit au
jeune Cocteau de fréquenter car il aurait pu l’« influencer » ? Transportés
d’une personne à l’autre, les gestes éveillent les personnalités qui
s’ignoraient jusque-là. Gestes, abeilles des nerfs.
gestes des sourds, gestes des aveugles
Ce qu’il n’y a pas est aussi important que ce qu’il y a. « Il n’y a pas » ne
veut pas dire « n’existe pas ». Nous cachons des gestes selon une
convenance générale décidée par la majorité. Toute majorité a tendance à
se prendre pour la totalité et prétend qu’on imite ses usages, qui lui
semblent, non des usages, mais la Nature même. La norme se croyant le
vrai, tout ce qui est hors d’elle est considéré comme un parasite que, au
mieux, elle tolère. C’est contre cette tyrannie que se font les plus tristes des
gestes, les tremblements de main des camés. Ils n’ont pas su faire, ils se
défont.
La majorité trouve impoli d’abord, illégitime très vite, tout ce qui n’est
pas son genre. À Beyrouth, les Libanais qui comme bien des peuples
méprisent les sans-nation ont cantonné les réfugiés palestiniens dans des
villages crasseux ; à Dubaï on ne voit pas un pauvre ; à… (ici le catalogue
du débarras de ce qui déplaît à l’esthétique moyenne ; un milliard de
pages). Les gestes des mendiants ne salissent plus l’ordonnancement lustré
des villes riches. Nous nous sommes déshabitués des gestes des estropiés,
quand nous les voyons place Jemaa el-Fna nous sommes gênés, vaguement
écœurés, pensant qu’on nous pousse à nous sentir coupables. Jacques
Yonnet, qui pendant la guerre allait de la Londres résistante à la place
Maubert collabo, en rapporte les propos d’une clocharde artiste : « Ma Pipe
est contre les exhibitions de moignons ou de membres squelettiques : “On
ne doit pas, dit-il, forcer le dégoût.” En ceci il n’est pas d’accord avec
Moitouseul son compère. […] Moitouseul commande d’adopter l’air idiot
plus que nature : les yeux fixes, la bouche entrouverte. […] Le mendigot
attaque le client en marche, et de face. Il s’arrête pile sous son nez : il le
fixe avec une hagarde insistance, en tendant une main qui tremble » (Rue
des Maléfices). Je me rappelle les promenades avec mon frère handicapé
qu’on m’imposait enfant, il marchait les genoux pliés en bavant un peu, et,
refoulant ma honte, j’apercevais la voisine fleuriste derrière sa fenêtre avec
une mine dégoûtée. Elle ne voulait pas voir ses yeux brillants et son sourire
heureux.
gestes des acteurs de cinéma et de séries
télévisées
Les films de Fellini sont des films de gestes. Les plus artificiels. Ils le
sont dans la mesure où personne ne les pratiquait dans le monde extérieur
qu’il prenait pour décor, en gros, l’Italie de son temps. N’est-il pas
remarquable qu’il ne fasse jamais accomplir de « gestes italiens » à ses
personnages ? Comme tout artiste conscient, il refuse que son œuvre soit
contaminée par des clichés. Et, avec le génial gaspillage qui le caractérise,
il ajoute à un film sur une bourgeoise italienne de la deuxième moitié du
e
XX siècle, Juliette des esprits, des gestes bouddhistes, des gestes de photos
Toby Dammit, son sketch adapté d’Edgar Poe dans les Histoires
extraordinaires, est un Hamlet moderne. Toby Dammit, un acteur anglais
pourri d’angoisses, gâte sa carrière en buvant et se suicide en lançant sa
voiture sur une route où un fil tendu le décapite. Il est aguiché tout au long
du film par une petite fille blonde et blafarde, en robe de dentelle, qui est
peut-être son enfance. Dès que je l’ai vu j’ai raffolé de Terence Stamp dans
ce rôle, blond et blafard lui aussi, mince, habillé en chanteur dandy 1965
avec veste noire, col de chemise ouvert, foulard et pantalons de satin
parme, qui se déhanche et met les mains devant le visage, doigts écartés,
paume vers les photographes, en parodie des films de vampires
expressionnistes, ou les place en vasque et y baigne son visage comme un
enfant accablé, avant de lever les bras et de les battre comme une cigogne.
Qu’il a l’air las. Las de vivre, ou de ne plus rien ressentir, las et souriant de
pitié à ceux qui l’abordent, vous êtes gentil, vous ne pouvez rien pour moi ;
parfois, dans un élan de profanation, il tire la langue et s’emploie à
déformer son beau visage pour justifier son mal-être. Le trait de noir au
coin intérieur du sourcil droit remontant vers son front, façon maquillage
d’Auguste, accentue sa tristesse. Cette adaptation de « Ne pariez jamais
votre tête au diable » m’a bouleversé la première fois que je l’ai vue, dans
un ciné-club, au même moment que Juliette des esprits, mon frère était en
train de mourir et, enfermé dans ma douleur sans voir personne, j’ai rêvé
d’être ce nonchalant blessé, tout en me méfiant violemment des postures
de dandysme. J’avais beau être coquet je n’y engageais pas mon cœur ; il
était dans la littérature, tout entier, secrètement, sans partage. La violence
que se fait le dandy était un élément que la littérature transformait en
quelque chose qui se tordait et s’élevait comme une flamme, et j’en serais
le maître ; la stérilité n’était pas pour moi, ni la plainte. Petit soldat têtu
dans son armure, je me suis construit dans le silence, contre les boulets, les
morts, la vulgarité, parmi un ou deux garçons dont j’étais drogué et eux de
moi mais jamais comme je le voulais, enfin tout ça ; et je buvais ces
poèmes, et je buvais ces romans, et je buvais Fellini, la potion magique
existe.
Fellini aime les gestes de derrière la porte. Dans Toby Dammit, une
femme hoche brusquement la tête en se tenant le menton du bout des
doigts puis se lèche la lèvre supérieure ; une caméra s’abaisse, elle prend
un visage normal et parle : une speakerine. L’aberrant n’est que ce qui
est laissé caché. Et voilà comment Fellini est l’artiste de la bienveillance
envers les minorités. Couple de garçons, femmes à nez de toucan,
handicapés à démarche d’ours, nymphomanes échevelées, vous n’avez pas
meilleur frère que ce Jérôme Bosch affectueux. De temps à autre, un artiste
envoie ses personnages dans la vie pour nous faire signe. Une grosse dame
à capeline noire, souriante, barbote dans la mer, en sifflotant son tout petit
chien qui trépigne sur la rive. Passe, cambré, un très vieil homo tout noir
de bronzage, cheveux teints en roux, le visage barbouillé de crème
blanche. Leurs gestes, leurs mouvements, semblent appartenir pour
toujours à celui qui les a découverts. Bonjour, Fellini.
gestes des comédiens de théâtre
Le geste théâtral superflu est celui qui fait écho à la parole ; il devrait
être autre chose que de la parole sans son. J’ai vu une Juliette qui, venant
de prononcer le mot « robe », passa la main sur sa robe. Cette insistance
distrayait, nous faisant penser : pour qui nous prend-on ? nous ne savons
pas ce qu’est une robe ? Le bon geste n’est pas l’ombre du mot.
Le pire est quand il est l’ombre d’un mot inexistant, comme dans la mise
en scène du Mithridate de Mozart au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris,
en 2016. L’orchestre jouant, des couples de chanteurs ne chantant pas
arpentaient la scène en mimant de la bouche l’acte de la parole, le tout
accompagné de moulinets supposés expressifs des bras. Courir dans la
coulisse pour tirer les oreilles du metteur en scène aurait été le geste
consécutif le plus logique.
Le bon théâtre, pour moi, est une succession d’interventions parlées où
les personnages ne se répondent pas. Les parleurs au théâtre sont des
discoureurs sans liaisons. Leurs gestes peuvent servir de conjonctions de
coordination (signe de la pensée qui complète) ou de contestation de
l’auditeur, voire de tentative de suppression. Le geste au théâtre est
ponctuation, objection, songerie.
Plus un acteur est bon, moins il fait de gestes. Marlene Dietrich levait un
sourcil, Charles Laughton, une de ses grosses paupières, Orson Welles
inspirait, Michel Simon égouttait ses mains comme des parapluies,
Catherine Deneuve sourit en plissant l’œil. Les acteurs à gros jeu sont les
plus populaires, car le public mal éduqué raffole inconsciemment du
souvenir des farces du Moyen Âge ; le remuement, de toute éternité,
distrait ceux qui ne veulent pas comprendre. Type de jeu qui accompagne
si souvent le théâtre de Molière. Depuis 1680 sont entrés au répertoire de
la Comédie-Française 1 024 auteurs. Sur les 1 024, le plus joué est
Molière, 33 400 représentations. L’état du moliérisme de ce théâtre se
remarque au fait que le suivant, Racine, n’a eu que 9 400 représentations.
Disproportion extravagante montrant que Molière, c’est plus la France que
Racine, ou plutôt, c’est plus les Français. Racine, c’est la France, Molière,
c’est les Français. Gaudriole, pas d’efforts, boum boum badaboum. Le
racinisme a peu de gestes. Quand Phèdre dit : « Que ces vains ornements,
que ces voiles me pèsent », tout au plus fait-elle de petits battements des
doigts près des joues, comme pour chasser des moustiques. De Molière, je
garde quelques féeries comme Monsieur de Pourceaugnac, et le Tartuffe
qui suffirait pour sauver un auteur, avec son idée de geste géniale dans la
scène du « cachez ce sein que je ne saurais voir » ; ce n’est pas une
gauloiserie que Molière révèle, mais que le pouvoir est hypocrite. Grande,
grande, grande idée. Le pouvoir a besoin d’hypocrisie pour endormir la
révolte qu’engendre toute autorité, et quelle est sa manière ? la plus ample
affectation de sincérité. Tartuffe a des gestes francs. Eh ! « Gros et gras, le
teint frais, et la bouche vermeille. » Quand il tire le mouchoir pour que
Dorine le cache, ce sein qu’elle ne cherchait pas à montrer, quel geste
déployé il doit avoir !
Un grand acteur, ça ne fait rien. Ça n’a rien à faire. Voici cinquante ans,
il a été un génie, on l’a dit, il s’y est arrêté. Il donne l’impression qu’il ne
joue plus. Tel était Michel Bouquet dans Le roi se meurt aux Nouveautés
en 2012. Il ouvrait à peine la bouche pour parler, il ne faisait pas un geste.
Un grand acteur parie sur nos souvenirs. Qu’il n’ait rien à faire, je m’en
suis rendu compte en allant voir Jane Fonda au théâtre, à New York. J’y
allais pour elle. Quand elle est arrivée sur la scène, de mon troisième rang
au milieu, j’ai béé. Jane Fonda ! Très belle encore pour les soixante et onze
ans qui étaient dans toute la presse, au-delà d’un certain âge la presse
n’applaudit pas le talent mais le fait de lui avoir survécu, bien faite,
élégante, Fonda ! Elle a à peine bougé. Pourquoi aurait-elle fait
davantage ? Elle était remplie de tout ce qu’elle avait montré au cinéma et
dans la vie et que je connaissais comme le reste de la salle et des millions
d’autres personnes, couronnée de notre admiration, avec une traîne
d’amour. Une illustre actrice, c’est une actrice plus nos souvenirs.
L’émotion est en nous. Jouerait-elle une clocharde, nous la regarderions
comme une reine et ses gestes seraient mal jugés par nous, qui les voyons à
travers un halo de prestige.
Nous avons tous le souvenir de telle ou telle actrice qui, dans telle ou
telle pièce, a eu une façon de laisser tomber sa tête en avant ou de lever le
menton qui était une image nouvelle et émouvante. Oui, décidément, pas
plus que la littérature n’est une façon plus jolie de discourir, les plus beaux
gestes ne sont pas des échos de la parole, mais des créations nouvelles. Un
geste peut être une métaphore.
1. Tout le jeu de Racine sur les noms d’« empereur » et d’« impératrice » est bien sûr un
accommodement historique, car le titre d’empereur n’existait pas, du moins pour désigner le chef de
l’État, il n’était pas supposé y en avoir ; presque tout au long de cette période, par un énorme
mensonge, on n’a jamais aboli la République ni nommé le tyran par son nom. Il continuait à se faire
élire consul, etc. Jamais n’a aussi bien éclaté l’hypocrisie la plus révoltante, celle du pouvoir.
gestes des clowns
Parenté des gestes du rocker avec ceux du torero. On dirait qu’il s’agit
d’amener le public à faire des mouvements ensemble puis de le faire
enfler, enfler, enfler, jusqu’à ce que, vaincu, il explose en bravos de
jouissance.
Je suis revenu d’Italie, phrase toujours triste à dire, et suis allé écouter
King Charles avec Papa Exta et Saratar Nectar à la Maroquinerie. Air
sévère et coiffure rasta nouée en chignon, il a l’air du fils de Willy DeVille
et de l’organisatrice du concours Miss France, celle qui avait une chevelure
couleur piano de concert, comment s’appelait-elle ? Et dans cette salle de
concert archihétéro d’un genre de musique qui l’est encore plus, on écoute
ce chanteur, folle manifeste. Il a des gestes outrés et, quand il ne tient pas
sa guitare, danse en faisant celui de repousser l’air vers le bas avec les
paumes de la main pompant. Il chante : « You’re Oscar Wilde short stories
in my bookcase » (« Ivory Road ») et « Wilde Love » où il reprend « Each
man kills the things he loves » de « La ballade de la geôle de Reading ». Sa
notice sur Dailymotion commence : « King Charles est né et a grandi dans
les quartiers résidentiels de Londres : il est désormais installé avec son
meilleur ami au nord-ouest de la capitale. » Son meilleur ami, comme Cary
Grant et son « meilleur ami » Randolph Scott, avec qui il a maritalement
vécu pendant des années. Son meilleur ami, comme Robbie Williams et
son « colocataire » Jonathan Wilkes. Son meilleur ami, comme l’ex-pape
Benoît XVI avec son « secrétaire particulier » le bel archevêque
Gänswein ; maintenant qu’il a été mis à la retraite il demeure dans les
étages du Vatican, surveillé par le nouveau pape. Un pape prisonnier d’un
pape, dans les étages du Vatican, je me demande si on a jamais vu ça en
deux mille ans. Les mains sont vraiment jointes, par des menottes.
Son buste lui permet de faire des gestes en plus. Qu’il le hausse
lentement : ralentissez. Qu’il le mette en bosse : préparez-vous.
Les gestes de l’opéra baroque ont l’air japonais. Les Japonais sont-ils
baroques ? Le temps, c’est de l’espace. L’espace, c’est du temps. Quand on
quitte une capitale pour aller dans une lointaine campagne, on y rencontre
des gestes retenus qu’on dit « ancestraux ». Faire cinq cents kilomètres,
c’est reculer de cinq cents ans. Les gestes nippo-baroques pourraient
redevenir les nôtres. Ils étaient ceux des porcelaines de Saxe. Exagérés et
irréalistes à nos yeux, mais l’étaient-ils alors ? Ne bougeait-on pas plus ou
moins comme ces marquises en biscuit pâmées ? La vie de cour avec son
étiquette était-elle si éloignée de cela ? On dirait que, Saxe ou baroques ou
japonais, ces gestes sont l’étranglement du raffinement, comme on étrangle
un tube de dentifrice pour que son extrémité exprime sa quintessence.
1581, année sérieuse pour la danse. C’est cette année-là que, à Venise,
Fabritio Caroso publie ce qui semble le premier livre décrivant des pas de
danse, Il ballarino. Les premières écritures connues de la danse datent de
l’Égypte ancienne, cet art ayant très bien compris que sans notation il serait
de la pure consommation ; c’est le livre qui fait l’art. Les premiers traités
chorégraphiques ont paru au début du XVe siècle en Italie, ce pays à qui
l’Europe doit tout en matière de civilité, de la sortie du noir médiéval par la
redécouverte des écrivains antiques à la peinture profane, du sonnet à la
fourchette, et nous l’avons imitée, volée et moquée, la moquerie servant à
faire oublier le vol, sans doute, par exemple chez le chauvin de talent
nommé Joachim du Bellay ; ne supportant pas l’idée que le sonnet soit
d’invention italienne, il tente de discréditer les Romains en les traitant de
« couillons magnifiques ». Parfois très dur de nationalisme, Louis XIV
dont le comptable hargneux Colbert a traité avec dédain un des plus
gracieux créateurs de gestes du temps, le Bernin, réussit par Pierre
Beauchamp, le chorégraphe de bien des pièces de Molière et Lully, à
imposer à l’Europe un système d’écriture de la danse dont nous avons
gardé des noms comme « entrechat », lui aussi volé à l’italien. « Salto
intrecciato », saut entrelacé, a été traduit « entrechat » par Mathurin
Régnier dans une de ses satires ; il n’y a qu’à dire que ce qui s’est passé est
que, répétant des figures dans une grande salle de répétition parquetée,
pour éviter deux chats qui passaient en se battant, Beauchamp fit un saut
qu’un de ses assistants qualifia en riant d’« entre-chats ». (Beauchamp
louait cette grande pièce sous les toits d’une maison de la rue du Temple à
Mlle de Scudéry qui, dit-on, au même moment, montrait aux invités de son
salon la carte de Tendre de son roman Clélie. La sèche Mme de Lafayette
qui se trouvait là murmura, en se tapotant le menton du bout de son
éventail pour dissimuler un bâillement : « C’est bien dur, pour du
tendre. ») Beauchamp a codifié les cinq positions dites classiques, ces
tortures des pieds féminins qui ne nous ont pas empêché de traiter de
barbares les Chinois bandant les pieds des filles. À partir de cette
codification, son élève Raoul-Auger Feuillet a publié en 1700 une
Chorégraphie, art de décrire la danse par caractères, figures et signes
démonstratifs, système immédiatement repris, et quelles charmantes
images, des tableaux de Kandinsky avant Kandinsky. Kandinsky, tu les as
vues, ces images ? Tu as pu les voir puis les avoir oubliées dans ta
mémoire qui t’a plus tard persuadé de te faire inventer tes dessins. Et moi,
dans ce livre peut-être fais-je la même chose, ô éternel retour auquel je ne
crois pas, ma loi de l’évolution c’est celle-ci : de la mécanique dérangée
par les hoquets de la fantaisie.
Dans After the Rain, par Christopher Wheeldon pour le New York City
Ballet, en 2005, le danseur relevait le bras de la danseuse de son pied. Quel
mépris ! Elle, un Lucian Freud, maigre à torse presque d’homme, lui prend
le visage des mains, puis les ramène vers elle comme pour s’en imprégner,
puis les éloigne. Christopher Wheeldon, je l’avais vu danser à New York
dans un des plus charmants ballets à histoire qui soit, les trois marins dans
New York du Fancy Free de Jerome Robbins. Il comprend un saut avec
claquement de talons et béret soulevé des deux mains qui donne
l’impression que le danseur se soulève lui-même dans les airs.
Animal Lost, d’Oded Graf et Yossi Berg (théâtre de Vanves, 2012). Des
danseurs portant des têtes de cheval, de lapin, de cochon, d’oiseau, d’ours,
de panda bougent et parlent. Un danseur se penche pour attraper la jambe
de l’autre, qui esquive. Il la manque. Tombe presque. Les gestes manqués
et les trébuchements sont rares en danse. Elle procède d’une idée de
perfection, même quand elle fait chuter les danseurs. La danse est de
l’archi-contrôlé, et hésite à avoir l’air fortuite. Il lui manque alors la
désinvolture dont on se demande si elle est voulue, le délicieux dont on
pense qu’il arrive par hasard.
Les gestes de la danse soufie, ces hommes à fez de laine tournoyant les
bras levés en ailes de cormoran dans des robes qui y prennent des
balancements de hachoirs à viande, ont l’air du tourbillon des nations
quand elles vont vers une guerre enivrées de suicide.
Je crois que personne n’a mieux rendu cette chose qui m’a tellement
étonné la première fois que j’ai vu un spectacle de danse, le bruit des pieds
sur le sol, que Callimaque, il y a deux mille deux cents ans, dans l’Hymne
à Délos : « Là dansent les femmes, frappant de leurs pieds le sol
résistant. » Ce bruit apparemment si contradictoire avec la danse est la
danse même. Il n’est contradictoire que si on a une interprétation idéalisée
de la danse, la danse « aérienne » ; c’est du pesant, la danse, du corps, de la
loi de l’attraction terrestre, dont elle tente (souvent) de s’échapper. Une des
inventions de la danse contemporaine a été de jouer avec cela. Corps par
terre.
Le butô, ces corps enfarinés, ces visages fermés. Tout pour le geste. Pas
de regard exalté comme chez certaines ballerines, pas de sourire émerveillé
comme chez certains danseurs électoralistes, rien. Le corps concentre le
geste.
Un bon danseur est très bon quand il reste bon de dos. Il réussit à donner
de l’expressivité à ses omoplates, à faire de muscle geste.
L’enivrant oubli que c’était de danser, quand nous avions seize, vingt,
trente ans. Ces boîtes de nuit, boîtes en effet de protection contre les
malveillants du dehors, permettant de nous débarrasser de la dissimulation
que nous étions forcés d’y avoir ou le pensions, et de là, quand nous étions
entre nous, les excès de bouffonnerie, parfois, que les autres n’auraient pas
compris. Ils ne comprenaient pas. Mon grand-père pestait contre cette
façon de danser seul, « la danse c’est entre un homme et une femme ! » ;
un raffiné organisait la Disco Demolition Night à Chicago où dans un stade
cinquante mille déchaînés hurlaient de bonheur pendant que cet animateur
de radio rock ordonnait la destruction de disques de musique disco sur la
pelouse, personne n’a trouvé ça odieux comme un autodafé. Eh ! De la
danse ! Sans femmes. Sans hommes. Sans couples. Sans famille. Sans
ordre. « Ils veulent anéantir la société traditionnelle. » Et moi je dansais,
seul parmi ces centaines de solitudes gaies, tournant, tournant, on vaincrait
l’épaisseur.
Le geste délicat du basketteur qui fait danser la balle sur son index plié
en l’air.
Une fonction des grands restaurants semble être de peupler le rien à dire
des bourgeois riches qui n’ont pas d’idées. Après avoir été soulagés que
des serveurs viennent remplir leur absence chtonienne de conversation, ils
se lancent sur l’analyse de la nourriture. Qu’est-ce qui justifie ces prix
délirants ? Le personnel, dit-on. Ah sans doute. En particulier ses gestes.
On paie le prix de l’obséquiosité. Dans les entreprises, la déférence est si
perdue que les notes de frais permettent aux dirigeants d’aller se consoler
par des manteaux ôtés des épaules comme dans une comédie musicale, de
nuques abaissées d’un coup sec à la militaire, de chaises tirées avec des
bustes abaissés à la chinoise. C’est ça le vrai menu.
gestes de l’artisanat
Quelle que soit sa posture, le lecteur tourne des pages (dans les éditions
numériques aussi), de même qu’il fallait tirer les rouleaux de l’Antiquité :
le lecteur veut lire. L’autre geste immuable est celui de baisser la tête vers
un objet dont les côtés se déploient de part et d’autre de notre visage
comme des œillères ou qui le ferme comme un volet : la lecture isole. C’est
ce qui la fait mépriser des gens qui sont dans l’action, la vie pratique, ces
choses. Des murailles nous protègent. Nous sommes entrés dans le monde
de l’imagination qui fait mieux comprendre l’autre. Grâce à ce geste de
l’index, un instant, nous sommes saufs.
gestes d’écrivains
Mon oncle Ernest m’impressionnait par son allure de grand seigneur belge. Il ne se souciait pas
de se rappeler le prénom de ses neveux, trop nombreux et de trop de branches, et les appelait
tous indistinctement mon ami. « Bonjour, bonjour, mon ami », disait-il. Sa poignée de main
était particulière : il vous saisissait la main, l’élevait à hauteur du visage, la secouait
cordialement, puis la restituait en vous la poussant à la figure. Je ne dis pas que le geste fût très
accueillant, mais je le trouvais le comble du chic dans la hauteur, et m’essayai quelque temps à
la poignée de main du prince de Ligne, sans y parvenir, heureusement.
Duc de Brissac, En d’autres temps (1972)
Il existe des catalogues de signes pour les moines des ordres silencieux.
Affirmation, douleur, honte, comme ci, comme ça. Ils étaient bien bavards,
ces muets.
Les gestes du mariage sont aussi variés que ce rite selon les lieux et les
temps. En janvier 1652, le pape Innocent X fait emprisonner et, quelques
mois plus tard, décapiter Mascambruno, responsable des Grâces au
Vatican. Il avait falsifié une dispense papale autorisant le transfert du
jugement du comte de Villafranca de l’Inquisition espagnole à un évêque
local son parent. Villafranca, quoique marié à une femme, avait épousé un
homme. Dans un vrai mariage. Habillant son amoureux en femme, il
l’avait amené dans une église où un prêtre les avait unis. Est-ce pour les
40 000 pièces d’or contre lesquelles il avait falsifié la dispense qu’il a été
puni par le pape jaloux ou parce que le pape avait une raison de protéger ce
noble portugais, on l’ignore. Les papes avaient tellement de neveux de la
fanfare, quand ils ne l’étaient pas eux-mêmes, qu’Innocent X a pu vouloir
accomplir un simple acte d’humanité en transférant le procès. Des gestes
sacrilèges avaient-ils été commis ? En matière de rituel, le sacrilège
commence à la parodie, c’est-à-dire au sourire.
La plupart des gestes d’adoration ou d’imploration des dieux se font en
brandissant les bras vers le ciel ; qu’en était-il pour Poséidon, dieu des
mers, Hadès, dieux des Enfers, qu’en est-il, chez les Himba de Namibie,
pour le dieu unique Mukuru résidant dans les racines du grand arbre
primordial où il est né et mort ?
Des deux mains il applique ses jumelles à ses yeux, en levant les coudes sans nécessité : c’est
une mode ; cela semble anoblir le geste ; nous le faisons tous.
« Un fils des dieux », Morts violentes
Et :
Assis bien droit sur sa selle, il tenait à peine les rênes de sa main gauche, sa main droite
pendant négligemment à son côté.
« Tué à Resaca », même livre
Les Américains comptent sur leurs doigts à l’envers de nous autres qui
comptons à l’envers d’eux : un, petit doigt, deux, auriculaire, etc. Et tout
cela n’a aucune importance. Rien n’est plus connu que les faux amis. Pour
certains cela est très grave et peut les conduire à des meurtres. Rien n’est
plus féroce qu’une coutume dérangée. La coutume se croit éternelle et
déteste le changement. Elle change pour survivre, mais refuse de
l’admettre ; elle veut se faire passer pour la nature. La coutume, ce sont les
draps jamais changés de l’hypocrisie. Elle est très aidée par l’ignorance
que promeuvent les populistes milliardaires, ils ont besoin d’une plèbe de
consommateurs. L’ignorance crée de la violence, il suffit de se rappeler les
cours d’école où nous sommes allés nous faire éduquer, c’est-à-dire
apprendre que d’autres gestes existent qui ne nous mettent pas
nécessairement en danger.
Bien des Américains ont le geste de glisser la main dans la poche du
pantalon quand ils se tiennent debout et en présence d’autres personnes, ce
qui en France vaut des remontrances aux enfants. Quand le vice-président
Al Gore a commencé sa campagne présidentielle en 2000, il est allé dans
l’émission de Larry King sur CNN avec des bottes de cow-boy, qu’il a
bien montrées pour flatter les petits gars du Sud qui le regarderaient ; il
avait été sénateur du Tennessee. Cette main dans la poche du pantalon,
stéréotype de la décontraction et de l’absence de classes (sociales) aux
États-Unis, stéréotype en Europe de l’absence de classe (de tenue). Préjugé
dans les deux cas. Dans la familiarité que l’Europe présume, il y a l’idée
que le mâle va se toucher sous le slip, chez les Américains une
condescendance.
Les Anglais croient qu’ils ont supprimé tout histrionisme par leur
comportement retenu, mais il y a un histrionisme de la retenue ; la raideur ;
parler sans bouger la lèvre supérieure ; non moins ostentatoire que les
Méridionaux qui gesticulent. (Selon le préjugé de certains Anglais. Ils ne
sont jamais allés en Corse, sans doute.) « Un Français, en racontant une
histoire qui n’a pas la moindre conséquence pour lui ni qui que ce soit
d’autre, aura des milliers de gestes et de contorsions du visage, alors qu’un
Anglais bien élevé la racontera sans bouger un muscle » (Adam Smith,
Lectures on Rhetoric and Belles Lettres). Et tout cela n’a pas la moindre
exactitude. C’est le rêve de soi-même en tant que nation qui parle. Parfois
on s’y conforme, et cela devient exact pour certaines, mais d’une certaine
façon le collectif est toujours anodin. Ce qu’on appelle « mémoire
collective » n’est-elle pas celle des événements futiles ? Toute généralité
est fausse, et ceci est une généralité.
Les Italiens ont avec les mains autant d’intonations que les Arabes avec
les injures. L’Italie ne fait pas de gestes, elle adore les gestes. Elle en a
inventé, qui sont devenus connus du monde entier. C’est à cause de la
chute de Rome, peut-être. Ne pouvant plus conquérir le monde par le
glaive, elle le charme par un jeu de gestes. (Et donc, rétrospectivement, on
pourrait induire que les si dominateurs Romains ne faisaient que très peu
de gestes, Fellini.) C’est au point que l’Italie est à ma connaissance le seul
pays du monde où ait été publiée une plaquette de vingt-huit photos de
gestes nationaux commentés (Bruno Munari, Supplemento al dizionario
italiano ; la première colporte l’idée fausse du salut romain datant de
l’Antiquité). « Supplément au Dictionnaire italien. » On pourrait insérer
ces gestes à l’intérieur des dictionnaires de mots.
Cette main en réticule agitée de haut en bas est en italien (autant donc
qu’« en Italie ») une interrogation désolée (« Ma che fai ? ») ; en Israël,
elle veut dire : « Attends ! » (« Rega ! »). En Israël, les avant-bras levés
avec les mains qui caquettent comme des oiseaux désignent un bablateur :
« paca paca », il parle beaucoup et ne fait rien. Les Israéliens sont un
peuple de peu de gestes, frugaux en ceci comme en tout, parmi des
milliards d’Arabes à gestes fréquents. Le Français qui a inventé de
transformer « salam aleikum » en « salamalec » pour signifier
l’obséquiosité bavarde n’a pas eu tort, il y a beaucoup de salamalecs de
gestes chez les Arabes comme parmi tous les peuples à maître ; les
salamalecs à la cour de Versailles étaient très arabes. Parlant de ces
Arabes-là, je pense aux mâles. Les femmes, quand elles sont sous
éteignoir, baissent la tête. Entre elles, on l’espère, quel caquetage et quelles
voltiges !
Les gestes sont acquis comme le langage et aussi peu inventifs que lui
semble dire, par instants, Nanni Moretti dans Je suis un autarcique. Il s’y
moque à plusieurs reprises des gestes stéréotypés, en particulier des gestes
tricoteurs des Italiens, mais n’insiste pas assez pour miner cette gestuelle,
au contraire de ce qu’il fait avec la politique : il ironise sur les acteurs
badant le théâtre d’avant-garde des années 70, l’incapacité des parents cool
à se faire obéir de leurs enfants, etc., etc. La gauche a appliqué l’humour à
la gauche et a tué la gauche. Cela aurait pu civiliser les pays démocratiques
si la droite avait agi de la même façon, mais la droite n’applique jamais son
humour à elle-même. Raide dans son quant-à-soi, ne cédant rien, elle
persifle la gauche sans discontinuer, ce qui la rend en béton. Je crois qu’au-
delà d’un certain âge on finit par ressembler à sa passion. Tel petit écrivain
fascistoïde a pris en vieillissant le physique de son idéologie : cou épais à
la Mussolini, épaules en joug, regard fourbe, le tout secoué de
tressautements perpétuels qui accompagnent ses ricanements. Ce type qui
n’a cessé de s’indigner de « l’esprit de dérision Canal + » n’a pas non plus
cessé de discréditer les autres en utilisant la dérision. Tout est dérisoire au
regard du fasciste, puisqu’il méprise l’univers.
Chaque temps a ses gestes, pour ce que nous pouvons en savoir ; mais
nous savons peu. Littérature, où étais-tu qui tiens le registre de la vie par
les détails ?
Nous ressemblons à nos objets. Au Moyen Âge les rois étaient habillés
et lugubres comme des croix, avec des gestes coupants. Sous Louis XIII
nous étions raides comme des chaises à haut dossier, au XVIIIe nous avions
des cambrures assorties à nos bergères. Dans les années 1970 nous
glissions comme des couleuvres de nos poufs mous. Nos gestes sont
conditionnés par la matière qui nous entoure. On ne peut pas gambader en
robe à panier, on ne peut pas faire des moulinets avec les bras dans de
petits appartements.
perpétuation des gestes
Rupert du Palatinat
Les gestes des Antiques, nous ne les connaissons plus à cause de la perte
de leurs peintures. Dans Conversations with the Great Moviemakers of
Hollywood’s Golden Age (2006), délicieux gros livre débordant de son
sujet comme un saint-honoré de crème, sept cent dix pages, Federico
Fellini dit avoir fait faire des grimaces aux figurants de son Satyricon parce
que « peut-être, voici deux mille ans, les gens parlaient ou bougeaient les
mains d’une façon dont la signification nous est perdue », et ajoute, ce que
j’avais moi-même écrit avant d’avoir lu cette interview, que le roman de
Pétrone n’est pas une collection de manuscrits en partie perdus mais qu’il
l’a intentionnellement écrit avec des trous ; c’est à partir de cette idée-là
que j’ai écrit Nos vies hâtives en organisant la disparition de passages
parfois essentiels que le lecteur imaginera ou non, en littérature il n’est pas
indispensable de montrer l’essentiel ; c’est à partir de cette idée-ci qu’un
des personnages d’Un film d’amour rêve de faire une collection de gestes
comme il y en a de timbres, je m’en souviens maintenant, et c’est son livre
que j’écris ici pour lui. Et voici comment mes nouveaux livres sont des
récoltes de graines plantées dans des livres antérieurs et moi un jardinier
ayant oublié ses plantations qui se prend pour un inventeur. Nous sommes
les fils de nos œuvres. Raye de ton stylo tenu par la main droite des signes
superflus, va.
(C’est dans ce livre que Raoul Walsh explique que les actrices célèbres
ne voulaient pas jouer dans les premiers westerns à cause d’un geste de
ménagère : « Elles n’avaient rien à faire que d’embrasser le gars qui s’en
allait tuer les Indiens puis s’asseoir pour lui tricoter un pull en attendant
son retour – et quand il revenait, le pull ne lui allait pas. »)
Même geste, autre sens. « Se frapper la cuisse est un geste dont on pense
que Créon a le premier donné l’exemple à Athènes ; très usité, il sert à
exprimer l’indignation » (Quintilien, même livre). Pour un Français
d’aujourd’hui : « Je m’esclaffe. »
On garde les morts avec leurs gestes et leurs voix, dit Pauline Kael dans
Kiss Kiss Bang Bang. C’est ce qu’on en oublie. (Critique de cinéma, elle a
dû penser aux bobines que l’on conserve.) Dans Dans un avion pour
Caracas, j’ai donné à Xabi de lents gestes interrompus, comme s’il se
posait en cours de route la question de leur utilité ; c’est un homme à la
fois célèbre et secret, on se demande quelle utilité il a eue à se rendre au
Venezuela où il a disparu. Jusqu’à la période des enregistrements, on ne
savait rien des voix des morts ni de leurs gestes. Il fallait une mention
isolée, presque fortuite et d’autant plus frappante, comme celle de
Chamfort sur Louis XVI parlant comme un sanglier qui grogne, pour
qu’on en sache quelque chose ; quant à ses gestes, rien, rien, rien. Se
frottait-il les yeux, comme un enfant, de ses poings en tire-bouchon ? Que
Bernard Frank, assis et grommelant, aplatît sa mèche de cheveux sur le
front, ce n’est pas tout, mais c’est quelque chose.
Louis XIV, qui avait fait venir le Bernin pour compléter le Louvre, lui
dit vouloir conserver les bâtiments de ses prédécesseurs, « mais que si
pourtant l’on ne pouvait rien faire de grand sans abattre leur ouvrage, qu’il
le lui abandonnait ». La création procède autant de la destruction que de la
prolongation. Il ajoute « que pour l’argent il ne l’épargnerait pas ». C’est
ce qu’il a de charmant, ce Louis XIV de peu de charme, s’il avait grand
genre (c’est-à-dire l’air sévère, affable et supérieur). On lui a reproché ses
dépenses, les dieux des comptables le savent, c’est parce que par elles il a
été généreux. Il l’était avec notre argent, sans doute ; d’autres qui n’ont pas
été moins voraces n’ont pas laissé des châteaux pareils. Il dépensait pour sa
gloire, c’était un peu la nôtre. Quelle imprudence, cette séduction ! Les
Louis XI, les pisse-vinaigre sont plus aimables, vous trouvez ? Tous les
arts étant un, les phrases remarquables que le Bernin prononce sur la
peinture et la sculpture sont les meilleurs conseils possibles en littérature.
Ceci est obscur mais s’aplatirait si on l’expliquait :
Un sculpteur fait une figure avec une main en haut et l’autre posée sur la poitrine. La pratique
fait connaître que cette main qui est en l’air doit être plus grande et plus pleine que l’autre qui
est posée sur l’estomac ; et cela à cause de l’air qui environne la première l’altère et en
consomme quelque chose de la forme [c’est moi qui souligne] ou, pour mieux dire, de la qualité.
Il m’a dit […] qu’il marquait sur la muraille, avec du charbon, les idées des choses à mesure
qu’elles lui venaient dans l’esprit ; que c’est l’ordinaire des esprits vifs et de grande
imagination, d’entasser sur même sujet pensées sur pensées ; que quand il leur en vient
quelqu’une, ils la dessinent. Leur en vient-il une seconde, il la notent encore, puis une troisième
et une quatrième, sans en purger ni perfectionner aucune, s’attachant toujours à la dernière
production par un amour particulier qu’on a pour la nouveauté. Que ce qu’il faut faire en cette
occasion pour remédier à ce défaut, c’est de laisser reposer là ces différentes idées sans les
regarder d’un mois ou deux […].
Le pouvoir ne connaît la vie que par ouï-dire (les rapports qu’on lui en
fait) et, constatant qu’elle n’est pas malléable, déduit que ses subordonnés
sont rigides. C’est lui qui l’est. Il est frappant qu’il ne se fasse représenter
qu’immobile et sans gestes. Les seuls hommes de pouvoir qui se montrent
bougeant sont les démocrates. Les présidents de République faisant leur
jogging : tromperie de communication, bien sûr, mais le symbole ne reste
pas moins différent de la momification vivante à la façon Corée du Nord.
Si des tyrans à la Poutine s’exhibent faisant du sport, c’est pour montrer,
non qu’ils sont pareils aux autres, mais supérieurs ; des athlètes. Le tyran
héréditaire est raide comme une statue, le dictateur populiste gonfle ses
biceps, l’élu de démocratie libérale halète.
Parmi les gens de pouvoir, les mafieux ont les gestes les plus affectueux.
Ils frottent la main dans le dos du serviteur assez haut en grade, passent la
main sur la joue de tout inférieur qui a bien servi, c’est-à-dire s’est laissé
couvrir de honte à leur place. Quelle condescendance dans cette protection.
Geste de pouvoir, les mains derrière le dos. Cachées, les organes qui
prennent ou cognent de ces ministres, de ces flics, de ces pions, de ces
profs. Geste de qui veut faire croire qu’il a du pouvoir, les mains posées
sur un bureau, bras écartés.
Les meilleurs sont les ratés. Ils se cultivent. Ils songent. À trente-cinq
ans, ils valent à jamais mieux que les autres, brutes vernissées qui n’ont
appris que le pouvoir, l’argent, la lutte et quelques manières rudimentaires.
Les ratés ont des gestes tendres.
gestes de la tyrannie
Disons mieux encore : parmi des vases vides on ne saurait reconnaître celui qui est intact de
celui qui est détérioré ; mais qu’on les remplisse, on voit bien celui qui coule. De même les
âmes fêlées ne peuvent contenir leur puissance et laissent fuir au-dehors leurs désirs, leurs
vulgarités, leurs emportements, leur vantardise et leur vulgarité.
Les gestes d’allégeance sont des gestes rituels qui, comme tels,
n’engagent que l’intérêt. Un puissant chevalier pouvait se faire féal du roi
de France en s’agenouillant, mains dans celles d’un évêque, puis en
prononçant une formule de loyauté, cela ne l’empêchait pas de fomenter
une bonne petite révolte s’il y voyait moyen d’y grignoter un avantage.
L’allégeance, échange de services rendus symbolisé par des gestes
auxquels on décide momentanément de croire, se transforme en
courtisanerie quand le monarque devenu absolu a réussi à transformer ces
tigres en caniches. En échange de gestes codifiés par ce qu’on appelle
l’étiquette, ils n’ont rien. Le geste de servilité suffit à celui qui a tout
abdiqué, sauf la vanité. Il s’imagine qu’il y a intérêt commun, il n’y a plus
que servilité.
Dorian Gris est le faux Vuitton d’un autre écrivain. Il l’imite, ou essaie,
et, avec l’élan d’envie qu’ont certains esprits qui enragent d’admirer, jette
de petits crachats à son propos. S’il le croise, il s’exclame : « Ça me fait
très plaisir de vous voir ! » et pose un pied en avant en se déhanchant,
comme pour une révérence, tend une main en torchon au bout d’un bras
déboîté, comme si son moi envieux tentait de freiner son moi social, tord
un sourire de couleuvre qui fuit dans une broussaille, sa barbe mal rangée
que je dirais de vieux beau s’il n’était un vieux laid. Sa fourberie est
franche, en somme.
Les personnages fourbes de Dickens ont de ces gestes. Uriah Heep dans
David Copperfield : « et il ajouta, dans une contorsion » ; « sans cesser
d’agiter la tête avec des contorsions de modestie » ; « passant lentement
l’une sur l’autre ses longues mains, fit une horrible contorsion de tout le
buste » ; etc.
Peu séduisant Dorian Gris, peu estimable Uriah Heep aux gestes torves.
Ah, l’humanité. Je n’oublie pas qu’elle comprend aussi la grande, rousse,
belle et posée Adina Tehora, qui ne veut que le bien. Le mal est plus
rapide. Actif, insinuant, ambitieux, sournois, il rampe en cachette. Le bien
fait ce qu’il a à faire sans s’occuper des tiers. Quand la crise se déclare, le
mal a cent mètres d’avance. C’est ainsi que les populistes années 10 sont
nées d’un travail idéologique de vingt-cinq ans. Au début des années 1990,
quelques penseurs obscurs et fantasmatiques ont lancé la légende du
« politiquement correct ». Ils nous en ont matraqués, se sont trouvé des
soutiens qu’ils ont recommandés et poussés, plaçant telle amante à un
poste subalterne ici, tel admirateur comme pigiste là. Tous répétaient avec
des lamentations « mai 68 ! mai 68 ! », avec espoir : « Gramsci !
Gramsci ! » Les idéologues sont morts, leurs soutiens sont arrivés à des
postes de responsabilité. Ils nous assourdissent de leur entreprise de
vengeance d’avoir été snobés. Le désir de vengeance des snobés est le plus
impitoyable. Un snobé mettra une bombe dans son château si le souffle
détruit la masure d’un voisin qui a une meilleure table chez Lipp. Personne
ne m’a cru quand je disais que Raciste Morose pensait ce qu’on croyait
qu’il écrivait avec ironie. Méfiez-vous des ironistes systématiques. Leur
ironie n’est pas à deux temps comme d’habitude (je pensais le contraire de
ce que j’ai écrit), mais à trois : si l’occasion se présente, on se rendra
compte qu’ils pensaient le contraire du contraire de ce qu’ils ont écrit. Et
alors miam miam fascisme, lâcher pitbull d’opinions inhumaines,
vengeance laideur. Dorian Gris est secoué par l’électricité de son envie ;
Adina Tehora a des sourires tendres et des posers de la main fermes sur
son bureau, les accoudoirs, la vie. Le mal perd toujours, sans quoi
l’humanité serait morte, mais elle sort de la guerre éclopée, borgne, boitant
et tremblant.
gestes des rustiques
J’ai très peu de souvenirs de mon père, mort quand j’avais dix ans, mais
je crois que je trouvai très gai, un jour, qu’il me fît pisser près de lui, dans
le jardin de la maison, en chantant : « Faire pipi sur le gazon / Pour
embêter les coccinelles / Faire pipi sur le gazon / Pour embêter les
papillons. »
Mary McLeod Bethune, fille d’esclaves qui a fait des études et fondé en
1923 une des très rares universités ouvertes aux Noirs aux États-Unis,
entre dans l’administration Roosevelt. Lors d’une conférence en Alabama,
Eleanor Roosevelt ordonne qu’on la place à son côté, en contradiction avec
la loi de ségrégation de l’État ; lors d’une autre conférence, la voix de
Mary McLeod Bethune s’éraillant, Eleanor Roosevelt encore présente lui
tend un verre d’eau. Sa main déchirait une cloison raciale plus encore que
sociale : la femme blanche d’un président de République venant à l’aide
d’une Noire jugée d’une humanité inférieure. Geste à volonté ostensible de
symbole. L’expression française « c’est pour le geste », avec sa modestie
orgueilleuse, est une des rares locutions figées qui ne justifie pas une
bassesse ou une résignation.
gestes de tentatives d’échappatoire
Contre le pouvoir, les désemparés n’ont que des gestes exprimant la plus
irrépressible rage. Ils jaillissent. Un doigt, un bras, souvent accompagnés
d’un mouvement muet qui déforme le visage. Le monde est un masque
tragique, à ces instants-là.
Ce n’est pas dans ces pages qu’on trouvera des variations sur le mot
geste au masculin et au féminin, le geste, la geste, les deux venant du latin,
le premier de « gestus », l’attitude, la mimique, le geste à proprement
parler, le second de « gesta », l’exploit, le miracle. Cela me paraîtrait un
peu scolaire, et l’étymologie est une science trop incertaine pour que nous
puissions fonder sur elle des raisonnements sérieux, sans compter qu’un
mot vaut pour un pays et pas pour les autres. Je ne vois pas non plus grand
avantage à la pensée-calembour, avec son petit air « Ha ha ha ! », index et
sourcils levés (gestes et cri du découvreur qui nous l’avait bien dit). Elle
consisterait par exemple à balourdiser sur les soulèvements qui font se
soulever sur ses pieds pour lancer des pavés. Ah, tous ces jongleurs avec
des poids de fonte ! Plus évocateur me semble le geste suivant et tout à fait
authentique. Un évêque, prince de l’Église et pourvu de bien d’autres
honneurs encore, déprimé parce qu’il est à la retraite chez des bonnes
sœurs encore plus dures que le pain qu’elles lui servent, a croisé ces jours-
ci un SDF dans la rue. Se penchant sur lui, il lui dit d’un air componctueux
et avec le geste de se caresser doucement une main en calotte de l’autre
main qu’ont si souvent les prélats de haut rang : « Nous sommes tous
pauvres. » Le SDF lui a mis son poing dans la gueule. Ce SDF est un grand
philosophe.
Les chaussures objet symbolique le plus puissant, car c’est là que tout
commence, la station debout, la marche, le confort qui cède à l’idée de
silhouette, la modification du corps « naturel ». En France, un ancien
président du Conseil constitutionnel a été poursuivi de persiflages pour
s’être fait faire des souliers sur mesure à 4 000 euros, un conseiller d’un
président de la République, obligé de démissionner pour avoir convoqué
un cireur à l’Élysée. L’Ancien Régime avait fini par être assimilé aux
talons rouges de l’aristocratie. La chaussure est la déesse du miséreux, il ne
veut pas qu’on plaisante avec ça.
Rien n’est plus injurieux pour un Arabe que de jeter sa chaussure sur
quelqu’un. En 2012, un convoi de Hillary Clinton en visite officielle en
Égypte a été hué par quelques centaines de raffinés jetant des chaussures
sur sa voiture et hurlant : « Monica ! Monica ! », du nom de Monica
Lewinsky la stagiaire avec qui son mari avait couché. Qu’on conspue un
ministre américain en criant : « Bombardeurs ! Bombardeurs ! », passe,
mais « Monica » ? Cela montre sans doute l’état de frustration sexuelle où
la religion musulmane jointe à la dictature politique et à la valorisation du
machisme peut mettre des hommes. Il est dommage que Hillary Clinton ne
leur ait pas jeté sa culotte par une vitre ouverte.
Rien n’est plus proche de la haine que la taquinerie. Un père qui tire
l’oreille de son fils avec irritation et en souriant les dents serrées pense à la
torture. Certaines paroles, certains gestes, sont des sprays de haine ; ses
petites doses la rendent moins manifeste.
La parodie des gestes, sous des dehors d’humour, est souvent faite pour
arroser la petite haine d’un public irrité par les moustiques des minorités.
Sur la scène, la comique pince les lèvres en battant des paupières, dans le
public on rit, quand elle rentre à la maison la mère dit à son fils qui lui
demande dix euros : « T’as qu’à aller faire une pipe dans le Marais. »
Café, Paris. Une femme, un homme. Elle, petit torse serré dans un
chemisier boutonné jusqu’en haut, teint gris, cheveux noirs en chignon de
surveillante dans un collège religieux, étroites mains blêmes, yeux
exorbités. Elle parle, parle, parle, parle. Si, à la table contiguë, j’ai
l’impression d’être une quille bombardée par une boule qui n’en finit pas
de revenir sur moi, quelle est celle du malheureux qui déjeune en face
d’elle et ne peut que marmonner en guise de réponse, elle ne le laisse pas
former une seule phrase ? Elle se plaint. Se plaint encore. Se replaint. Se
surplaint. Elle le fait avec un unique geste, le bout de l’index posé en
crochet sur le gras du pouce, le tout projeté par saccades en direction de
son convive. « Je ne supporte pas que. La marque. Je lui ai dit que. Le
business plan. Il n’est pas question de. Je ne supporte pas que. Innovant.
Pour qui se prend-il. Comme si. Je ne supporte pas que. » Elle passe aux
choses bien, et même à une personne bien. (Puis-je faire autre chose que
d’entendre ? elle ne pense pas à baisser le son de sa voix sèche. Qu’elle
puisse être autre chose que passionnante n’entre pas dans sa
compréhension.) La personne est sa fille. Sympa. Décalée. Étonnante.
Porte des T-shirts Bowie. Qualités énoncées dans une rafale qui pourrait, si
on s’en tenait au ton acide, servir à énumérer des vices, d’autant que le
geste persiste. Il semble claquer la porte du raisonnement, empêcher que le
convive (un grand barbu flottant) puisse argumenter (il n’a pas l’air de le
vouloir). Dans une ellipse admirable, cette femme de quarante-cinq ou
cinquante ans qui a l’air d’en avoir quatre-vingt-dix ajoute : « Elle n’est
pas assez arriviste. » Le convive, mollement : « Ambitieuse… » Elle
s’interrompt, ne comprenant visiblement pas, puis, cassante et geste « c’est
comme ça pas autrement » de la main : « Opportuniste. Pas assez
opportuniste. Dans les temps qui courent, ce n’est pas bien. » Le convive
marmonne. Nouvelle ellipse : « Benchmark. Pas question de. Je ne
supporte pas que. » Index sur le pouce. On dirait qu’elle dépiaute comme
un vautour l’os de son propre monologue. Orientant brusquement ses
prunelles sur le côté des paupières en direction du serveur qui passe, prête
à donner l’ordre d’assassiner tout gêneur, elle dit : « L’addition », en
tranchant l’air d’une main en col de canard.
gestes des rustres
Le rustre, empêtré dans le langage mais sûr que c’est de la faute des
autres, des prétentieux, prend sa place sociale par des gestes entourant son
corps d’une armure de menace. Il marche le buste en avant et les bras
balançant en parenthèse. Ma main sur la gueule si on me dérange. À table,
il pose les coudes de part et d’autre de son assiette, mange avec les doigts,
bourre sa bouche de nourriture qu’il pilonne avec du pain, s’essuie la
bouche du poignet, n’ayant pas attendu sa convive. Vengeance contre la
société. Elle ne le domine que par des futilités, son talent est sous-employé.
Certains gestes manifestent une anarchie larvée.
gestes des gros cons
Café, Paris. Plusieurs gros cons assis les cuisses ouvertes parlent fort, et
encore plus fort les filles qui les accompagnent ; et voici ce qu’ils jettent
comme de l’or à des foules : « Je suis allé chez Buffalo, le steak était à
12 euros. – Ah ouais, y a aussi Courtepaille, tu peux avoir frites à
volonté. » Et ils s’arrêtent. Et rient. Ils semblent n’avoir aucune autre
ressource sociale que de rire. Ils rient pour une chose qui n’appelait pas le
rire. Ils rient, que dis-je ? Ils hurlent de rire. En chœur. En canon. Ils se
tapent sur les cuisses, le locuteur reprend : « Tu rigoles, mais… » Et
hurlements. Il s’est arrêté au « mais », car il n’y a rien à contredire, ni à
dire. Les rieurs non plus. Ils rient. Meuglent ? Se tapent les cuisses, leur
buste hoquète. Cinq minutes ont passé. Ainsi, la vie. Bruits, gestes, les
animaux sont moins bêtes.
Oldie but Baddie se tait absolument tant qu’il n’est pas question de sa
personne. Dès qu’on se met à s’intéresser à lui, il capte l’assistance en
parlant haut avec des gestes à plat de la main destinés à faire taire
quiconque oserait vouloir s’insérer dans son héroïde. Il raconte qu’il a
traversé la rue comme s’il avait pris le pont d’Arcole. Au présent de
l’indicatif, façon roman d’aventures. Ses gestes amples attirent l’attention
après avoir imposé le silence. Il semble repasser les gens sous un fer
invisible pour les aplatir. Dès qu’on quitte son sujet de conversation, il
bâille.
La fan zone était l’endroit de Paris où, pour une certaine coupe d’Europe
de football, la rogue mairesse de la ville avait fait installer des écrans
géants. Le quartier était fermé à la circulation. Des policiers importants,
pouces dans la ceinture, fermaient les rues. « J’habite dans le quartier, j’ai
une carte d’identité », dis-je à l’un d’eux qui a ordonné au chauffeur de
mon taxi de retourner en arrière d’un index méprisant. L’air soupçonneux
(le flic en faction prend souvent l’air soupçonneux), il grogne : « Carte »
(le flic en faction ne forme en général pas de phrase complète). Il la
regarde longuement (on se demande si le flic en faction sait lire),
m’ordonne de la garder à la main, on me la demandera d’autres fois,
marmonne un commentaire désagréable, puis remet les pouces dans sa
ceinture en se cambrant avant de repousser un scooter d’un index de
chambellan outragé. L’impopularité de la police tient à la grossièreté de la
parole et des gestes de ses employés à qui on n’apprend plus à saluer en
portant la main à la tempe.
Dans un train, deux hommes de plus ou moins trente ans parlent sans
discontinuer, grosse voix, éclats de rire, ho ho ho, on cause démarrage en
côte, on saute sur son siège, on tape sur l’accoudoir, on se colle au bras de
l’autre pour regarder ce qu’il montre sur son téléphone portable, et ils ne
savent même pas qu’ils devraient s’embrasser à pleine bouche.
Terrasse de café, 1. Soixante ans, chauve, veste trois quarts en toile cirée
verte façon chasse, Motard Cool parle fort et tend l’index sous le nez de
son interlocutrice en énonçant des pensées fortes. « Tous les hommes qui
ont fait une chose extraordinaire dans la vie, toujours ! si tu regardes,
derrière, il y avait toujours une femme. » Il a trois femmes autour de lui.
« Je suis féministe ! » Il les empêche de parler depuis une heure, index
sous leur nez.
Terrasse de café, 3. Nez Pincé parle en hochant la tête pour appuyer ses
dires tyranniques, sa voix monte, et comme cela ne suffit pas pour écraser
l’outrecuidance de celui qui ose l’interrompre : « Je t’ai dit… Je t’ai dit…
Je t’ai dit que… » et il écrase. « Il faut être précis. » « Je ne supporte pas. »
Toujours hochant la tête, comme un chien en plastique sur une plage
arrière.
On devrait pouvoir faire des procès pour bêtise. Qui jugerait ? Les
intelligents la subissent déjà trop toutes les journées de toute la vie pour
accepter de se plonger dans ça. Et ils hochent la tête, et ils haussent les
sourcils, et s’ils sont tacticiens ils ne font plus un geste.
geste le plus minable que j’aie
eu à connaître
Hier, on a volé un bouquet de roses sur mon paillasson. C’est une des
choses les plus minables qui me soient arrivées dans la vie. Vous imaginez
ça ? Quelqu’un remarque un bouquet, tout seulet, tout fiérot, attendant
devant un appartement de se faire aimer, la porte qui s’ouvre, le regard de
surprise, le sourire de bonheur, se régalant d’avance de deux yeux fermés
et d’un nez aux narines évasées de jouissance aspirant son parfum au
milieu des corolles joufflues comme des robes au bal. Son œil s’aiguise.
Personne. Sans hésiter il ou elle s’approche, rafle et, l’air pas même fourbe,
au contraire, très assuré, arrogant, calme. Voler des fleurs, c’est voler un
beau geste.
Ce geste comprend le tact de celui qui avait pensé à faire plaisir, s’était
déplacé chez un fleuriste, avait choisi le bouquet, dépensé de l’argent,
imaginé, élément de son plaisir, celui du destinataire. Et le plaisir est une
cause suffisante, rendant même la faute plus grave que si les fleurs avaient
été destinées à un malade ou à une célébration. La gratuité a été volée.
La conformation aux gestes des plus forts est le pire des esclavages
quand elle est perçue comme légitime. On peut voir dans Faulkner
comment les Noirs du sud des États-Unis (qui n’étaient plus esclaves mais
végétaient dans la ségrégation) se ménageaient une fausse indépendance de
langage et de gestes. Comme les chansons quand ils étaient esclaves dans
les champs de coton, c’était une détente contre les maîtres, pauvre
revanche, esclavage encore.
Qui a été persécuté le reste. Ayant subi un procès public au collège à
l’âge de douze ans, j’ai souvent l’impression qu’on va venir me capturer
pour me juger. Et d’ailleurs, que je suis coupable. Je ne suis pas
paranoïaque, j’ai subi l’injustice. Elle m’a laissé l’impression que c’est
mon identité même qu’on veut anéantir ; pas ma personnalité, bel et bien
mon identité ; moins ce que je suis que ce que je représente. Je connais la
rancune des pouvoirs dont on ne respecte pas assez la posture, même si,
docilement, on en a imité les gestes. Imre Kertész ne raconte pas autre
chose quand, dans Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, il fait dire au
narrateur de son roman que, le camp d’Auschwitz ayant été libéré, il va
aux toilettes et est terrorisé d’y rencontrer un soldat allemand :
Un roi déchu remonté sur son trône doit soupçonner dans toute
révérence un pistolet dissimulé.
gestes de connivence
Quelques mois plus tôt, on portait des gants séditieux. En cuir fin, le dos
uni, et, quand on pensait se trouver avec des personnes de confiance, on
retournait la main : au revers était imprimée, à l’intérieur, à droite, une tête
de Louis XVI, à gauche, de Marie-Antoinette. Les vêtements et les gestes
des périodes troublées sont duplices. C’est la faute des troubles.
Le coup de pied sous la table à son fils qui se ronge les ongles est très
sympathique.
gestes soupapes
Désœuvré dans les rues de Munich où il avait regardé d’un œil lourd des
passants qui riaient en pensant qu’ils lui devaient ça, lui qui s’était battu
pendant la guerre, lui à qui on ne donnait rien, lui qui, dégénérés !
dégénérés !, Adolf Hitler s’arrêta pour fouiller dans les boîtes du
bouquiniste à qui il avait acheté l’enthousiasmant traité de Luther,
Des Juifs et de leurs mensonges. « Vous en avez d’autres ? – Ah, c’est
bête, Du nom de Hamphoras et de la lignée du Christ, où il assimile les
Juifs au diable, vient juste de partir. Je n’en tiens pas la vente ! Si vous
voulez, je viens de rentrer une édition à bon marché de l’excellent
Judaïsme dans la musique de Wagner. » Adolf Hitler venant de vendre
deux cartes postales peintes, il s’offrit en plus un livre sur les manuels de
prédication de la fin du Moyen Âge, avec reproductions de gestes destinés
à émouvoir le peuple.
Tous les gestes ne sont pas fugaces. Certains sont réitérés et compris de
tous et peuvent donc être aussi menteurs que les mots. Ils sont leurs
cymbales. On en fait des livres pour mieux tromper autrui. À propos des
manuels de gestes pour prédicateurs, Michael Baxandall raconte que Fra
Mariano da Genazzano (1412-1498) « recueillait ses larmes ruisselantes
dans ses mains réunies pour les jeter à l’assemblée des fidèles » (L’Œil du
Quattrocento). Les télévangélistes n’ont rien inventé, et dans les quartiers
populaires de Rio de Janeiro, des prêtres de ce culte doivent feindre d’ôter
la boule de cancer de la poitrine du malade pour la jeter au loin. (« C’est
deux réaux. »)
Les mensonges des faibles sont tout à fait recommandables. Ils sont des
boucliers contre la brutalité des puissants dérangés, on les dérange vite.
C’est pour nous contrôler qu’ils ont inventé la notion de mensonge. Nous
lui donnons une bien trop grande importance. Qui croit au mensonge croit
à la vérité. Il est bon pour la foi. La docilité. La résignation. Le mensonge,
est-ce que ça existe ? Comme toutes les valeurs morales, il sert à ce que les
faibles restent faibles. Les puissances sont très contre. Contre le mensonge,
l’Église, les Impôts, la Justice, la Famille, comme si les églises n’étaient
pas la banque centrale du mensonge institutionnalisé, comme si les députés
votant des lois contraignantes ne faisaient pas des arrangements avec
lesdites lois, comme si le père qui punit son fils pour avoir menti n’allait
pas truquer sa déclaration d’impôts ; comme si d’avoir truqué sa
déclaration d’impôts et « menti » à son père, c’est-à-dire caché une
broutille, était grave. Mais voilà, il veut tout savoir ! Il veut le pouvoir ! Et
il impose l’idée que cet acte de protection s’appelle Mensonge et que petit
mensonge entraîne grand, perversion, bassesse, d’où renoncement
préalable requis. Les puissants, eux, s’arrogent tout droit au mensonge afin
de préserver leur pouvoir. Et ce qu’ils appellent mensonge n’est la plupart
du temps qu’esquives pour protéger la solitude, la respiration, la zone de
souveraineté de chacun. Menteur, pense à ne pas faire les gestes
stéréotypés de la vérité.
gestes comiques de l’hypocrisie sociale
Tête penchée en tulipe sur l’épaule, yeux grands ouverts. Je suis tendre,
passionné par tes paroles ou tes soucis.
Les artistes sont les seuls êtres au monde à appliquer la fière phrase
d’Héraclite : « Il ne faut pas être les fils de nos parents. » Nous sommes les
pères et les fils de leurs œuvres. Nous les créons, elles nous créent. Prendre
garde à ne pas être de trop bons fils, au risque de devenir des imitateurs de
nous-mêmes. Nous sommes aussi les enfants des artistes où nous avons
reconnu une partie de nous-même. Le père d’Egon Schiele est le Greco. Il
a des gestes de fumée comme sont de fumée les personnages du Greco qui
s’étirent avec réticence vers l’extase divine. Avec quelle discrète douceur
laissent-ils voir leurs mains s’affinant comme fumée de bougie ! Schiele
est un des plus précieux inventeurs de gestes de l’histoire de la peinture. Le
précieux désigne une délicatesse qui doit être protégée, le monde épais en a
donc fait une injure.
On dirait que les gestes de Schiele n’existent pas dans la vie ; sauf qu’ils
existent, puisque Schiele les montre et que l’art fait autant partie de la vie
que le football ; n’existeraient-ils qu’en peinture que cela ne les rendrait
que plus durables. Ces mains aux poignets cassés de grands oiseaux, ces
personnages qui ont l’air de cigognes… Je crois que Schiele a transporté
des imaginations d’oiseaux à longues pattes dans le corps humain.
Les poses qu’il donne à ses modèles sont si rares qu’elles ont l’air
d’insolences. Ce personnage aux doigts entrecroisés comme des bancs
d’anguilles, par exemple. Schiele aime les mains maigres, les longs nez
pincés, les bouches Adjani, les fronts vastes, les lèvres très rouges, les
joues creuses, la dissymétrie. Son imagination réside dans la capture de
gestes et de postures rares, mais aussi dans les mises en page et la rareté
des couleurs, qui éclatent d’autant mieux. Et dans tout cela il se peint. Les
photos de lui en 1914 sont Schiele-homme faisant du Schiele-tableau, au
moyen de placements artificiels des mains. Sa vie est transformée par son
art. Au début il peint académique, comme on nous apprend à tous (au
collège on m’enseignait à « bien écrire »), puis il se libère, comme certains
d’entre nous. Il est très difficile, très facile d’être soi.
Fait-on des gestes en rapport avec son physique ? C’est une question
remplie du préjugé que tel physique entraînerait tel geste. Gérard
Depardieu a un corps lourd et des gestes lourds, le comique Raymond
Devos avait un corps lourd et des bonds de ballon à l’hélium. Il n’y a pas
de fatalité des gestes. Chacun n’est pas destiné à véhiculer un
raisonnement, ni un résumé, un appui, le soldat supplétif de l’avant-garde
sérieuse que serait le langage. Il peut être une création, une image
indépendante. Certains gestes sont de l’ordre de la rhétorique, d’autres de
l’ordre de la littérature. Elle est parfois un objet qui se suffit à lui-même.
Un poème réussi est une sculpture. Un geste, une sculpture immatérielle.
Nos mains chassent parfois quelque chose sur le côté quand nous
parlons. C’était une pensée. La surface et la profondeur ne sont pas si
éloignées.
gestes de l’imagination
Dès qu’il y a image, il y a cliché, par voie d’imitation. Le cliché est une
image morte, en gestes aussi. Quand en France en 2017 et depuis assez
longtemps, quelqu’un désignant quelqu’un d’autre se tape sur le front de
l’index, cela signifie : « Il est fou » (peut-être une induction du langage
parlé, « toqué », de toquer, frapper). Tout le monde comprend cette image
gestuelle parce qu’elle a été tacitement codifiée. On peut dire que, usée et
employée sans réflexion, ce geste est un cliché.
Les gestes perpétuent les clichés avec une obstination aussi frivole que
les mots. Nous n’utilisons plus depuis les années 1980 les téléphones dits
combinés, et pourtant nous continuons à utiliser le geste qui les
symbolisait, pouce devant l’oreille et petit doigt devant la bouche, au lieu
de porter la main à plat, obliquement, près de la joue, comme un portable.
« Vive la France ! » crient les fusillés qui l’ont trahie, et s’ils n’étaient
pas ligotés ils feraient le salut militaire, tout civils qu’ils puissent être. Les
gestes d’imitation de la solennité sont crus rédempteurs. Dans tout civilisé
il y a un sauvage. Les peintures guerrières sur le visage sont transformées
en gestes.
Les romanciers sans talent ne font pas plus attention aux gestes qu’au
reste. C’est merveilleux comme leurs personnages « se mordent les
lèvres ». Ils « s’affalent » aussi dans des fauteuils (sur des sols « jonchés »
de tapis, de quel grenier lexical vient ce verbe mité ?). Les gestes leur
servent de cannes anglaises psychologiques ou symboliques, puisqu’ils
n’ont aucune imagination. (Le vocabulaire outré procède du désir panique
de « style ».) Ces gestes, ils ne les voient pas, et ils en emploient le cliché.
Cui cui, cui cui.
Les meilleurs écrivains font autant attention aux gestes qu’au reste. À la
première page du Portrait de Dorian Gray, Wilde marque par un geste
l’emprise de Basil sur Dorian : « Il sursauta et, fermant les yeux, posa les
doigts sur ses paupières, comme s’il cherchait à emprisonner dans son
cerveau quelque rêve curieux dont il craignait de se réveiller. » Dans La
Mort de Danton, Büchner signale l’assurance effrayante de Robespierre
par un tout petit geste : « Il a frappé du doigt sur la tribune en disant : “La
vertu doit régner par la terreur” », dit un personnage.
Les clichés de gestes, machinalement faits, sont aussi appréciés que les
clichés de paroles. Le cliché a beaucoup d’adeptes : tous les hommes qui
ont horreur de réfléchir et sont heureux de se reconnaître dans la banalité.
Pourquoi ne donnerait-on pas des cours de gestes aux enfants ? Non pas
pour leur dire ce qu’il faut faire, mais pour leur apprendre à se méfier du
tout fait. Cela ne pourrait se produire qu’ailleurs qu’en France, pays de la
courtisanerie, de l’imitation des prestiges, de la ressemblance forcenée, de
la peur de ne pas être comme il faut (et qui a inventé cette expression), si
elle est aussi le pays de l’esprit, de l’imagination, de la légèreté, de
l’absence de sentimentalisme que, parfois, elle pousse jusqu’au manque de
cœur.
gestes d’entêtement
Un des mots les plus utiles de l’italien, qui n’existe dans presque aucune
autre langue, c’est pernacchia. Il désigne l’exagération du geste de tirer la
langue, en mettant la langue entre les lèvres, en gonflant les joues et en
soufflant avec un bruit de pet, « tu es si bête, outrecuidant connard, que je
n’ai plus rien à te répondre que cette moquerie ». Le français, langue dont
la politesse confine au pédantisme, n’a évidemment pas d’équivalent ; dans
un autre livre, j’ai proposé « pet de bouche », qui a le désavantage d’être
de trois mots. Un pébouche ? Et on écrirait une chanson où il rimerait avec
babouche, tout le monde le retiendrait et le voici dans la langue ? Les
Américains disent to blow a raspberry, souffler une framboise. Ce geste est
la façon qu’ont tous les allègres du monde de se libérer des pompeux.
Cet été 2016, au Portugal… Portugal, 2016 : pour l’instruction des races
futures sur nos abominables jours, ce fut l’année où, le monde s’étant
fermé d’un coup, les cœurs démocratiques, chassés de Turquie, d’Égypte,
de Hongrie, de Syrie, d’Indonésie et de tant d’autres pays rendus rebutants
par des chefs hargneux, n’allaient plus que dans ce Portugal qui ne s’était
jamais vu autant aimé. Cet été-là, donc, nous rejoignent un documentariste
américain et son fiancé, un juriste d’origine cubaine, les plus belles dents
du monde, léger zozotement. Le premier trente-cinq ans, le second vingt-
huit, dirais-je. Le documentariste parfaitement élevé, demandant aux uns et
aux autres ce qu’ils font, avec une courtoisie américaine appuyée,
n’émettant d’avis que positif. Quelques heures après cette conversation
avec les grandes personnes, les grandes personnes ce sont les hétéros, pour
les gays, au bout d’un trop long moment de sérieux, le couple discute près
de ma serviette de plage, je parle de la Lisbonne fanfare, et alors le fiancé a
une échappée de geste charmante, un peu folle, jouée, rieuse, entre nous, et
il dit en riant et en feignant l’exagération je ne sais plus quoi de fêtard.
Oui, nous avons souvent une gaieté. Le mot « gay » n’est pas usurpé
comme les gays homophobes le disent. Nous sommes aussi sérieux que
n’importe qui, mais nous savons (très souvent) déposer les postures pour le
rire, le plaisir, la danse, la vie. Quelle respiration. Tant d’autres se croient
adultes qui ne sont que des enfants vieillis dans la violence.
gestes bouffons
Les gestes bouffons sont cultivés. Quand, dans un sketch, une certaine
comédienne évoque le vent qui s’engouffre en se mettant subitement de
profil, abaissant la tête, faisant des moulinets avec les bras et disant « Vou
jzz zzz », elle se réfère à quelque chose. Il ne s’agit sans doute pas d’une
bande dessinée ou d’un dessin animé précis, mais de l’idée même de dessin
animé. Les gestes bouffons seraient-ils le mime de concepts ?
gestes sarcastiques
Paris est la seule ville du monde avec New York où, la nuit, sur un
boulevard, sortant d’un restaurant, on puisse discuter deux minutes avec un
Noir qui vient de « tirer un coup » (son expression, voix tranquille et lasse)
dans un sauna en face, avant de saluer de quelques mots, barbues, en robe,
clovistrouillesques, trois sœurs de la Perpétuelle Indulgence qui vont faire
des moqueries dans un bar. Elles sont impassibles comme toutes ces
personnes qui font le moins de gestes au monde, étant des lustres, les drag
queens. Ces grandes parodistes ralentissent, figent, hiératisent, raillent les
gestes, leur donnant la noblesse de l’artifice.
tandis que le Jeune Homme en cuirasse d’Alexis Grimou, cambré, pose sur
sa hanche une main en col de cygne
La fierté a un petit air tapin.
gestes de triomphe
Comment Galliéni jette à propos ses bataillons, ses divisions, sa cavalerie, son artillerie sur les
points faibles, comment il a écrit cette page d’histoire, comment dans une offensive foudroyante
l’armée du général Foch a réussi, en gagnant la grande bataille de La Fère-Champenoise, à
obliger le principal groupe d’armée qui lui était opposé à rompre comme les autres avec l’aide
des généraux Maunoury, Dubail, Langle de Cary et du général French ; comment Franchet
d’Espérey déploie une redoutable activité ; comment l’armée de Castelnau retient les Allemands
devant le Grand-Couronné de Nancy, comment Sarrail retient avec opiniâtreté près de Verdun
l’armée du Kronprinz, […] et comment ils mettent tous en déroute les armées de von Klück, de
Bülow, du prince Ruprecht de Wurtemberg, de Hausen, du prince héritier de Bavière […]
Dans un train, un ventru fat mal rasé, à grosse voix, parle plaquettes
frein et vidange bagnole à trois grosses collègues qui pour elles causent
braguettes ouvertes en s’esclaffant. Le train étant à l’arrêt, ils aperçoivent
une connaissance sur le quai. Concert de délicatesses. « Regarde-le, ce
connard ! », etc. S’assied en face de moi un jeune grand Noir élégant,
baskets stylées, qui a poliment déplacé ses longues jambes et est resté
pensif, avec des gestes de plume qui se pose.
Ah, Vouet, le séduisant Simon Vouet, peintre très officiel de Louis XIII
qui a peint un homme vêtu en femme montrant une main où il a glissé le
pouce droit entre l’index et le majeur, geste de la « fica » (la chatte),
comme on dit à Rome où Vouet a vécu longtemps, et tenant entre le pouce
et l’index de la main gauche deux figues pareilles à des couilles. C’est le
saint inconnu des travestis.
Ce geste grossier et railleur, frêle revanche des petits, est haï par Dante,
l’écrivain le plus dépourvu d’esprit de l’histoire de l’humanité. Au
chant XXV de L’Enfer, un voleur lève les poings et fait la figue, criant :
« Tiens, Dieu, je te l’encadre ! » Dante : « Je n’ai pas rencontré d’esprit
plus arrogant. » Il n’y avait donc pas de miroir sur son parcours. Rien ne
faisait sourire ce mauvais perdant dont le livre est une vengeance contre le
parti qui avait chassé le sien de Florence. Il n’aurait rien compris au récit
de ce jeune avocat parisien qui me raconte que, « avec une bande
d’amis, on se met en femmes ». Attention, pas en travesti, pas « une
femme un peu conne », comme a dit l’un d’entre eux, cabas et poireaux,
normale, non, non, personnages, extravagance, poupées. Transformées en
bourgeoises à collier de perles, elles font la manche dans le métro : « Vous
n’auriez pas un euro, j’ai pris une tranche à l’ISF ? » C’est l’humour folle
comme il y a l’humour anglais. « On a fait le restaurant Ralph Lauren en
burqa. On portait à l’avant-bras des grands sacs Chanel, Prada, Dior. »
Dans le premier cas, les passagers du métro ont donné, dans le second, les
serveurs les ont très bien reçues. Cela dit quelque chose de la politesse, de
la méfiance, de la suprématie. Son nom de créature est Vaseline Dion. La
dénomination par calembours outrageux va avec les gestes.
gestes comiquement stupides
Nous disons « singer », postulant, rois du monde, que les singes imitent
nos gestes.
gestes élégants
Un des gestes les plus élégants que je connaisse a été montré par Titien
dans son Homme au gant : accoudé, il tient un gant dans sa main gantée et
pendante. Il n’existe pas de geste élégant en soi. Un ambitieux sans tact
pourrait imiter cet homme et, à cause de ses lourdes mains, de la tension de
sa posture, de son absence d’allègement, il n’y arriverait pas. Un geste est
une échappée de l’esprit.
Je connais quelqu’un qui s’assied bien volontiers avec une main pendant
avec nonchalance par-dessus l’accoudoir du fauteuil et qui n’est
qu’angoisse. Le geste tente de le dérober à l’interprétation. Cette main
pendante, qui saurait sinon ceux qui le connaissent qu’elle ne dit pas ce
qu’elle veut dire ? Et d’ailleurs, que veut-elle dire ? Est-elle destinée à
montrer au monde que l’homme est nonchalant, ou à ce qu’il se le dise à
lui-même ? À l’assurer ou à le rassurer ? Une tentative de changer d’état ou
de rester dans le sien ? Un geste devenu machinal et sans plus aucune
destination ? Le geste ne dit pas toujours ce qu’il veut dire et ne veut pas
toujours dire quelque chose. L’interprétation peut être une prison. Il y a des
gestes qui n’ont ni intention ni sens, comme celui-ci que j’invente à
l’instant, de passer le côté de l’index sous une paupière dans un
mouvement rond. Je le donnerai à un personnage et les autres se
demanderont s’il est rêveur, égocentrique, destiné à eux tous, à un seul ou
à celle qui l’a fait (ce sera une femme), et pendant ce temps-là elle aura
obtenu ce qu’elle voulait.
gestes d’abandon
Les gestes les plus touchants sont les gestes d’abandon. Un adulte se
frottant l’œil du dos de la main, comme un enfant.
Les gestes de rêverie, tel celui de cet homme aux bras croisés, la tête
tournée de côté, la bouche posée sur un biceps. Le regard est lointain,
presque éperdu (comme j’aime les regards éperdus !). L’appui que le corps
donne à cette tête alourdie de pensers denses permet au regard de
s’éloigner. Le corps, canne ou fronde de l’imagination.
Les gestes de fourmi des mains pendant l’amour. Elles tâtent, hésitent,
se trompent, se rétractent, repartent, pénètrent, sortent.
Dans le Blow Job d’Andy Warhol (1964), un des films les plus
suggestifs qui soit, un homme habillé est filmé en gros plan et, par ses
simples regards et grimaces, on comprend qu’il est en train de se faire
sucer. Pendant plusieurs minutes, un nouvel homme éclot comme une fleur
dans un film de botanique accéléré, et c’est très beau. (Un peu moins bien
que ce que j’en dis, mais il faut parfois dire plus pour aider à gravir. Et
puis on peut réellement avoir raison en croyant se tromper. D’une
élévation de la paume de la main, je vous présente les gestes du monde.)
Les gestes que font les mains durant l’amour n’ont pas à être nommés.
gestes tristes
Polyglotta Gratin, quand elle riait, riait sans rire. Assise raide, elle serrait
les coudes contre le buste, haussait les épaules, écarquillait les yeux,
ouvrait la bouche et se mettait à pistonner du torse tout en émettant des
« heu heu heu » : elle se disait que, par politesse, elle devait rire, et, ne
pouvant exprimer cette émotion qu’elle ne ressentait pas, la mimait, imitant
soit dit le rire de sa mère qu’elle avait vue tellement rire et sincèrement.
Cette tentative de s’ouvrir aux autres en faisant un effort était admirable et
triste.
gestes déchirants
Ce sont les gestes de la faiblesse. L’enfant lève le bras devant ses yeux.
Il a été battu. Le sanglot est ravalé. On vient d’apprendre qu’on a un
cancer. L’absence de geste est encore plus déchirante. Les mouches
peuvent se coller à mes yeux, ma vie est pire.
gestes sublimes
Le corps mis en bière, elle ôte son gant ensanglanté, se défait de son
alliance, la met au doigt du cadavre, embrasse son pied, ses yeux, sa
bouche, remet le gant ensanglanté et se retire. Ça c’est du Corneille.
L’équipage d’Air Force One, par déférence, refuse que le cercueil aille
en soute et le fait installer dans la cabine, au fond. Jacqueline y reste seule,
main posée sur le couvercle, écœurée dit-on par l’arrogance du clan
Johnson. Ça, c’est du Racine.
Je vis le feu jaillir le long de son aile, et lui qui se retournait. Il ne regardait pas du tout le
Boche ; c’est moi qu’il regardait. Alors le Boche a cessé de tirer, et nous sommes restés tous
trois pour ainsi dire dans la même position pendant un instant. Je ne savais pas ce que John était
en train de faire, quand, tout d’un coup, je l’ai vu enjamber la carlingue. Il m’a fait un pied de
nez, selon son habitude ; il a adressé au Boche un geste goguenard, et, repoussant d’un coup de
pied son appareil, il a sauté.
William Faulkner, Sartoris
liste de gestes…
… faisant se sentir…
… tout-puissant
Couper des filets de poisson cru.
… bienveillant
Caresser un chat sur ses genoux pendant qu’on parle.
… attentionné
Caresser un chat sur ses genoux quand on se tait.
… protecteur
Le geste du petit garçon qui pose une carte à jouer puis retire très vite les
coudes vers son buste, comme s’il avait peur que son pari puisse avoir une
conséquence néfaste.
… supposés élégants
… toujours élégants
Les postures prises par les spectateurs des loges dans les théâtres. De
profil, épaule sur le rebord, coude sur la rambarde, joue dans la main,
l’autre bras laissant tomber une main en cascade par-dessus le balcon, ils
montrent que la nonchalance peut aller avec l’attention.
Rouler un parapluie.
… tristes
Un enfant levant un bras pour se protéger d’un geste qui n’était pas
menaçant.
… rapidement délicats
… affectueux
Taper les fesses de la nouvelle personne avec qui on vit quand on entre
dans un endroit solennel.
… dégoûtants
Les mains translucides d’un vieillard, fines, aux ongles bombés, à teinte
ivoire, posées l’une sur l’autre, celle du dessus caressant pédophiliquement
l’autre. Ce vieillard est un cardinal.
… répugnants
… de crétins
… attendrissants
gestes aviaires
Dans le français classique, imbécile voulait dire fou. Un fou peut être un
témoin, celui de l’ineptie du monde, qu’il incarne avec douleur. Au-delà de
cela et de la pitié que j’éprouve, je dirais qu’une folie qui persiste mène à
l’imbécillité. La France du moment où j’écris ces lignes (2016) est la proie
de fous narcissiques qui l’assourdissent de leurs hurlements de déploration
sur son destin servant à attirer l’attention sur le leur. Et ces fous nous
assourdissent de leur imbécillité. Le geste du fou se réduit à un
mouvement, celui du perroquet dans sa cage : subitement il penche la tête
de côté. Un œil rond nous observe. Derrière, dans la machine à laver d’un
cerveau rendu malade par la passion de soi, tournoient des idées et tout
d’un coup : criailleries. Le fou a l’air d’un perroquet.
Les chiens sont de tous les animaux domestiques ceux qui font le plus de
gestes, auxquels leurs maîtres accordent en effet ce statut de geste parce
qu’ils peuvent les interpréter dans le sens de la soumission. Le possesseur
d’un oiseau dans une cage avoue plus nettement : j’ai un esclave au service
de ma distraction. Que pense l’oiseau ? La défense des esclaves est de
n’avoir aucun geste. Combien de bras d’honneur une fois la porte fermée !
L’impuissance n’a accès aux gestes qu’en cachette. Les peuples d’en bas,
dents serrées, accomplissent leurs tâches serviles avec les gestes requis et
aucun autre. Oh ! ils grognent, mais aucune inquiétude : les poings ne sont
pas levés.
gestes des végétaux
Les fleurs ont des gestes. Je parle des fleurs coupées, que j’aime, pour
leur malheur sans doute. On en coupe pour moi. Quelle est la souffrance
des fleurs, non seulement nous l’ignorons, mais nous nous en fichons. Une
rose ne miaule pas. Seul le bruit éveille, éventuellement, l’humanité qui
réside, éventuellement, chez les hommes. Il paraît que les tricoteuses de la
Révolution (si elles-mêmes ne sont pas une légende), qui ne levaient même
plus le regard vers les aristocrates se laissant décapiter avec une élégante et
silencieuse immobilité, ont eu un frémissement le jour où Mme du Barry a
monté les marches en gesticulant et en hurlant. Ah ? ce ne serait pas bien ?
Si les fleurs pouvaient émettre un son quand on les décapite, il y aurait des
associations de défense de la Rose. Je suis coupable d’insensibilité quand,
m’étant exclamé sur leur odeur et leur couleur, comme un acheteur
d’esclaves, je les installe chez moi pour mon plaisir. Et me touchent le
geste des tulipes qui tordent le cou pour se faufiler dans un effort muet par
une grille imaginaire vers la liberté, le geste des pivoines qui, rouges et
pommées le premier jour, se laissent mourir en blêmissant et en ouvrant
chaque jour plus grand une gueule d’horreur à mille langues impuissantes.
Les eunuques, les esclaves, les domestiques même, les muets et les
malheureux sont les fleurs coupées de la société. Ils semblent en avoir les
gestes. Les Noirs du sud des États-Unis n’ont pas plus eu, dans la vie, le
cou tendu la bouche ouverte imaginés par les comédies musicales que les
empereurs romains n’ont parlé avec les alexandrins rimés de Racine, mais
ils les ont eus symboliquement.
gestes végétaux
Et, étant des mammifères, nous ne nous pensons pas poissons. Nous
l’avons été, il y a des milliards d’années.
Les gestes pneumatiques des cosmonautes sont si gais, si gais, qui les
détachent un instant de la terre et de ses obligations de labeur. Un instant,
nous pouvons nous rêver aigrettes de pissenlit en vol.
Les gestes réussis sont-ils aquatiques, ou aériens ? Les mains sont des
fleuves, les doigts des cascades. Les images que nous créons poétiquement
avec notre corps passent comme du vent.
gens sans gestes et gens de beaucoup
de gestes
Certains hommes font métier des gestes. Les mimes sont des imitateurs
outrés. Essayons de surmonter la gêne intellectuelle que me communiquait,
enfant, le mime Marceau. Les lieux communs m’ont choqué dès l’enfance,
et le jour où, je devais avoir dix ans, j’ai entendu un membre de ma famille
en exprimer un et ai intérieurement enragé est celui où, si peu que ce soit,
j’ai ouvert la porte de la réflexion personnelle. Non seulement le mime
n’invente pas, mais il enlève toute autonomie aux gestes en les
transformant en imitations de situations. J’essuie la vaisselle et l’assiette se
casse, je suis enfermé dans une cage dont les parois se rapprochent. L’art
du mime n’est souvent que celui du rébus. Quel dommage que les mimes
n’aient pas inventé le mime de situations qui n’existent pas ! Au fait, cela
s’appelle la danse.
Si les gestes originaux sont les plus enchanteurs, les gestes communs
sont les plus touchants. Ils signalent l’appartenance à la communauté des
hommes. Si dandy que se croie le dandy, à un moment ou l’autre il tend la
main pour en serrer une autre.
gestes rompus par le bruit, bruits
rompus par le geste
Autre geste unique du Dauphin (du moins pour moi qui ne connais pas
les sept milliards de membres de l’humanité, de là ma méfiance devant les
tous, les toujours, les jamais et les superlatifs) : repousser du bout des
doigts, d’arrière en avant, par petits coups, ses pommettes. Des pensées
secondaires viennent siffler autour de la principale.
Dans la mesure où :
au bout d’un certain nombre d’années, peut-on avoir créé son geste ?
inventeurs de gestes
Les inventeurs de gestes sont des jobards ou des joueurs, des poseurs ou
des poètes. Certains, des poètes comiques, comme Mike Myers qui, dans
Austin Powers, a inventé le geste du Dr Denfer : chaque fois qu’il a fait
une méchanceté, il pose l’ongle du petit doigt à la commissure des lèvres
en plissant les yeux. (« Ouh que je suis méchant ! ») La jeunesse rieuse du
monde l’a repris pendant des années.
Egon Schiele dramatise ses portraits par des sourcils levés, des gestes de
mains énigmatiques, quelque chose entre le comte de Montesquiou et les
empereurs byzantins. D’ailleurs Montesquiou se prenait pour un empereur
byzantin. Schiele donne à certains personnages des gestes insolites, comme
ce garçon en chemise rayée, main dans la chemise, se protégeant du bras,
l’air d’un rappeur posant pour Vogue soixante-dix ans à l’avance. Gestes
qu’il fait lui-même sur certaines photos. Il s’imite. Tout artiste se
transforme en son art, et de là en art.
Les inventeurs de gestes peuvent être encore plus haïs que les inventeurs
de mots. À la première du Sacre du printemps, à Paris, en 1913, un
spectateur outré par le geste d’une danseuse avançant la joue dans la main
se lève et crie : « Va chez le dentiste ! » Ah, les conservateurs. La
nouveauté les irrite, les exaspère, les fait ricaner ou hurler. Ils ne changent
jamais de chaussettes ?
En avril 2016, à Paris, a surgi un mouvement de contestation sans chefs
et d’organisation horizontale, comme ils disaient. « Nuit debout » avait une
double qualité, ils n’étaient pas machos et ils étaient littéraires. Le sol de la
place de la République avait été transformé en kilt de citations. « Les
banques se cachent nous on est à découvert. » « Il fait beau, on est plein. »
« L’amour vaincra. » « J’ai oublié le futur. » Sur un tronc d’arbre, ils
avaient affiché un gestuaire pour leurs rassemblements. « Approbation » :
deux bras levés écartés. « Désapprobation » : un coude sur la hanche, un
bras levé. « Demande le silence » : deux bras levés et joints par les mains.
« Déjà trop long » : bras levés en moulinets.
Les gestes qui n’ont pas de nom devraient être dénommés. Ils seraient
plus près de nous, nous vivrions de manière moins inattentive. Si l’excès
de noms est un signe fréquent du mépris, leur absence est le signe d’une
négligence envers soi, ou, qui sait ? d’une inquiétude. Sans compter le gain
du temps que la dénomination permet de réaliser.
Les gestes rapprochent les autres. Certains les éloignent ? Cela reste une
manière de se référer à eux. Il existe des gestes sans destinataire, les plus
mystérieux, et peut-être les plus admirables quand ils ne s’adressent pas
même à celui qui les accomplit.
Pour soi ou pour autrui, le geste parle. Il montre que la solitude n’est pas
l’isolement. On confond les deux afin de déprécier la solitude. Solitude
odieuse à bien des hommes, qui ne sont capables de réaliser qu’à deux
(couples, boxe), vingt-deux (football, gouvernements), deux cent vingt-
deux (messes), deux mille deux cent vingt-deux (guérillas). Que la création
ne puisse être réalisée que dans la solitude offense la jalousie.
gestes pour soi-même
Le geste est un contact avec autrui qui se situe entre la violence et l’art.
Quand on quitte la solitude pour entrer dans l’isolement, les gestes peuvent
devenir tics. Incontrôlés, ils ont pris le pouvoir. Nous ne sommes plus que
les marionnettes de nous-mêmes.
Quand il démontre avec vivacité, après avoir lancé les paumes des mains
en avant, le Dauphin s’effleure du bout des index les coins supérieurs de la
bouche, comme s’il était un mandarin de la cour de Chine en 1600 lissant
les coins pendants de sa très fine moustache. Je ne sais pas ce que son
esprit lui dicte à ce moment-là, et au fait peu importe.
Les gens estimables, c’est-à-dire, je crois, ceux qui n’ont pas renoncé à
tout pour devenir une seule chose dans la vie, leur métier, père de famille,
je ne sais quoi (en réalité ils n’ont jamais eu d’idéal), ont plusieurs âges au
même moment de leur vie, suivant la partie d’eux-mêmes qui émerge. En
amour, me dit Saratar Nectar, auprès de qui j’ai enquêté, j’ai seize ans. En
composant, quatre cents. En faisant l’amour, l’âge de l’humanité.
Pour moi, les gens estimables sont moirés, en gestes comme en tout.
J’aime les êtres pareils à des lacs que frise, par instants, un vent léger.
On a des âges différents, non seulement selon les émotions, mais selon
les rencontres de sa journée. Si, quand je rencontre quelqu’un dont je suis
amoureux j’ai quant à moi douze ans, quand je me trouve avec quelqu’un
de très vieux de ma famille j’ai deux fois son âge, car il arrive un jour où
on devient le père de ses parents (et eux rajeunissent, et se font rééduquer
par nous), si je croise un ancien ami de fac (en admettant que je le
reconnaisse) j’ai l’âge de la fac, etc. Les gestes s’adaptent-ils à l’avenant ?
Plus j’aime, moins je geste démonstratif, plus je geste caressant.
De nombreuses autres causes, répondit le comte, enflamment aussi notre âme, outre la beauté ;
ce peuvent être les manières de faire, le savoir, la façon de parler, les gestes et mille autres
choses, qu’il serait sans doute possible en quelque manière d’appeler aussi des beautés ; mais il
y a là surtout le fait de se sentir aimé.
Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan
Les grands coucheurs ont parfois des regards lointains qui ont cette
particularité d’être à la fois opaques et précis. Ces hommes se ferment à
nous pour rêver à je ne sais quelles promesses de jouissance qui les
tiennent en laisse. Très précautionneux, ils ne font pas un geste, tout
pourrait les trahir (mais il y a ce regard). Je parierais donc, a contrario,
qu’est un affectueux romantique ce garçon allongé sur une chaise longue
qui, pendant que ses copains discutent, tapote son torse nu du bout des
doigts, distraitement ou pas.
Bien des sportifs français, depuis quelques années, posent la main sur le
cœur au moment où passe La Marseillaise, imitant des images de sportifs
ou de politiciens américains qu’ils ont vus à la télévision, ce qui ne les
empêchera pas d’être antiaméricains. Qu’on viole une tradition ne me
choque pas, les traditions sont les ennemies de la réflexion, qu’on soit
inconséquent m’étonne. Ces sportifs n’arrêtent pas de respecter des règles,
ce sont des gens d’ordre.
Certains gestes passent les frontières et sont adoptés par des peuples
étrangers sans qu’il y ait d’autre raison à cela que le bonheur de faire ce
que tout le monde fait. Le geste « entre guillemets » qui consiste, les avant-
bras dressés, à gratter l’air de l’index et du majeur en crochets, est pratiqué
en France depuis une vingtaine d’années, alors que c’est un geste anglo-
saxon correspondant à la graphie locale des guillemets, qu’en France nous
notons par des chevrons. C’est illogique, mais qu’est-ce que l’illogisme,
sinon une pensée d’ordre qui veut figer des habitudes ? Le local se
pomponne au fard « Universel » pour se faire obéir, mais nous, les gestes,
indociles, ajoutons du tremblé pour déranger cette marche au pas.
Qu’on prenne des gestes alors qu’ils ne sont pas dans notre « tradition »,
tant mieux, la tradition n’est le plus souvent que le grenier de manies que
nous croyons à tort constitutives. De l’air, des gestes frais ! Cet autre qu’on
a importé des matches de baseball américain, se taper la paume d’une main
tendue à l’horizontale du bout des doigts de l’autre, verticale (« Time
out ! »), signifie que je ne suis pas un prisonnier faisant tous les jours la
même promenade dans la cour de la prison de mon pays.
Ni l’un ni l’autre ne sont description. Il m’a fallu six lignes pour décrire
la posture de Joyce pris en photo par Gisèle Freund. Je ne savais plus
écrire. C’était un autre langage que la littérature, qui ne consiste pas à
décrire, mais à être. Un écrivain ne décrit pas un arbre, il est l’arbre. Au
lieu de : « C’était un hêtre. Ses feuilles en forme de poisson frémissaient
sous les doigts du vent », il écrit : « Ayant dépassé le hêtre dont les feuilles
en forme de poisson frémissaient sous les doigts du vent, Foulque… » Il
postule l’être, ce qui accrédite mieux l’idée qu’il s’y insère et qu’il est,
rendant son livre aussi réel que l’arbre ; et bien sûr il n’écrit pas « c’était ».
Cela provoque des sorties de littérature comme il y a des sorties de route
en voiture. Les meilleurs gestes sont ceux qui ne décrivent pas mais sont.
Le fortuit ? L’arbre n’est pas moins remarquable parce que ses branches
bougent sous l’effet du vent.
La plupart des gens composent si mal leurs phrases que les gestes
constituent leur unique recherche formelle. C’est par les formes qu’on
s’assouplit et se ménage une place dans la compagnie des hommes. « Pour
la forme », autre expression de mépris de l’art. C’est par la forme que
l’humanité se distingue des brutes. « Pour la beauté du geste » a été mieux
choisi ; un côté allègre, nez au vent, gratuit, qui aurait plu en 1600, qui
plaira en 2100 (avenir, écoute-moi !).
Un mouvement conscient.
Un mouvement artiste.
Parfois communication : un langage ombre de la parole (équivalent d’un mot) ; d’autres fois,
communion : la poésie des corps (une image).
D’autres fois encore, un simple accompagnement : nous dansons avec eux, cavaliers de nos
paroles (ils ne remplacent ni ne « signifient » rien).
Il y a des gestes pour voir, comme au jeu, des gestes pour la beauté du geste, comme chez les
chevaleresques, des gestes pour rien, comme le vent.
Ou poésie, ou cliché.
L’art fugace de l’humanité.
Les gestes que je préfère sont discrets et obscurs. L’obscurité peut être
une grande chose. Dans l’obscurité se protègent les fragilités du monde,
que certains seraient trop empressés d’écraser. Ces gestes apparemment
incompréhensibles, et il est indifférent qu’ils le soient, relèvent d’un autre
domaine que celui du raisonnement, celui de la songerie, datant d’une
humanité très ancienne, celle où nous étions ensemble avec les animaux,
avant la Grande Séparation. Ces gestes sont le souvenir de l’humanité du
temps de l’unité, la seule chose au monde qui nous relie tous, animaux,
végétaux, respiration de la mer. La communauté humaine, même s’il n’y a
pas d’universalité des gestes, se signale par eux. Les gestes sont de l’étant
plus léger.
n’être plus qu’un geste
Un autre moi bouge devant moi. Quelle est cette ombre qui précède ?
Mes gestes. Sont-ils moi ? Bah, quelle importance. Il y a dans le monde
trop de passion du moi. À l’instar de ma parole et de ma mémoire, mes
gestes ne sont pas moi seul. Que je les aie appris de ceux qui m’ont éduqué
ou modelés en fonction d’une affection, d’une place à céder, d’une réponse
à donner, ils sont en partie les autres. Comme les couleurs, l’être humain
est conditionné par la présence d’autrui, choses, objets, œuvres,
immeubles, animaux, végétaux, et surtout hommes. Une personne est la
création de deux autres, pour commencer, après quoi elle détermine sa
voix, ses mouvements, ses gestes, sa pensée même en fonction des autres.
Et même les gestes pour soi, les plus intrigants et les plus séduisants,
seront perçus par d’autres. L’homme est une œuvre d’art qui s’ignore.
Cette œuvre se crée par les gestes plus librement que par la parole, aucun
tyran n’ayant pensé à inventer une syntaxe des gestes pour nous faire nous
mouvoir de la naissance à la mort comme dans un stade maoïste. Être hors
de soi ne devrait pas vouloir dire être en colère. Papillons, papillons, sortez
de moi, allez vers mes frères, sculpture légère, erronée, vivante.
le temps n’existe pas
Les gestes se passent dans un temps différent du temps qui les entoure.
Si, parlant, je fais un geste sans intention de la main, les deux se produisent
en même temps, et pourtant ce sont deux temps différents. Je parle
maintenant, je remue la main jadis, car ce n’est pas « je » qui l’agite mais
mon corps, en fonction de quel souvenir oublié ? Même les gestes
démonstratifs venant à l’appui de la parole ont un instant de retard sur elle.
Quant au geste image, en tant qu’ellipse, il est en avance sur la
compréhension de qui le regarde.
Le geste montre sans insister, c’est sa délicatesse, que le temps est une
sensation relative domestiquée par la vie sociale. Il existe plusieurs temps
simultanés. Un grand malade dans notre vie ralentit le temps de notre
travail. Un grand amour accélère notre temps pratique. L’intensité des
moments comprime les horloges. L’ennui les dilate. Les gestes les
oublient.
formes de romans
Histoire de l’amour et de la haine, Grasset et Le Livre de Poche
Dans un avion pour Caracas, Grasset et Le Livre de Poche
Je m’appelle François, Grasset et Le Livre de Poche
Un film d’amour, Grasset et Le Livre de Poche
Nos vies hâtives, Grasset et Le Livre de Poche
Confitures de crimes, Les Belles Lettres
formes de poèmes
Les nageurs, Grasset
La diva aux longs cils (poèmes 1991-2010), Grasset
Bestiaire, Les Belles Lettres
En souvenir des long-courriers, Les Belles Lettres
À quoi servent les avions ?, Les Belles Lettres
Ce qui se passe vraiment dans les toiles de Jouy, Les Belles Lettres
Que le siècle commence, Les Belles Lettres
Le chauffeur est toujours seul, La Différence
formes d’essais
Les Écrivains et leurs mondes, Bouquins/Robert Laffont
New York, noir, Blaizot
À propos des chefs-d’œuvre, Grasset et Le Livre de Poche
Pourquoi lire ?, Grasset et Le Livre de Poche
Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, Grasset et Le Livre de Poche
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Grasset et Le Livre de
Poche
La Guerre du cliché, Les Belles Lettres
Il n’y a pas d’Indochine, Grasset
Remy de Gourmont, Cher Vieux Daim !, Grasset et le Livre de Poche
formes de traductions
Francis Scott Fitzgerald, Un légume, « Les Cahiers rouges », Grasset
James Joyce, Les Chats de Copenhague, Grasset
Oscar Wilde, Aristote à l’heure du thé, « Les Cahiers rouges », Grasset
Oscar Wilde, L’Importance d’être Constant, « Les Cahiers rouges »,
Grasset.
Illustration jaquette : Alex Colville, Vers l’Île-du-Prince-Édouard, 1965
© Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa)
ISBN : 978-2-246-81371-2
ISBN-Luxe : 978-2-246-81485-6
Page de titre
Exergue
à la surface du monde
mes gestes
influence du geste
nouveaux gestes
gestes du corps
applaudir
embrasser
sourire
geste du pénis
marche et démarche
courir
s’asseoir
gestes et « naturel »
gestes « efféminés »
gestes illégitimes
gestes de Fellini
gestes de la danse
gestes du sport
gestes de l’artisanat
gestes d’écrivains
gestes de classe
gestes rituels
gestes religieux
gestes judiciaires
gestes militaires
gestes nationaux
gestes oubliés
gestes retrouvés
gestes du pouvoir
gestes de la tyrannie
gestes de mépris
gestes d’allégeance
gestes de la contestation
gestes de la révolte
complément gestuel indirect
gestes de la haine
gestes de la bêtise
gestes de connivence
gestes soupapes
gestes trompeurs
gestes trompés
fausseté du geste
gestes de Schiele
gestes de création
gestes de l’imagination
clichés de gestes
gestes d’entêtement
gestes de la moquerie
gestes de comédie
gestes bouffons
gestes sarcastiques
gestes fiers
gestes de triomphe
gestes polis
gestes licencieux
gestes hypocrites
gestes élégants
gestes d’abandon
gestes tristes
gestes déchirants
gestes sublimes
gestes d’adieu
gestes qualifiés
gestes aviaires
gestes mammifères
gestes végétaux
gestes exagérés
gestes communs
gestes uniques
inventeurs de gestes
gestes sans nom
gestes et société
le seul universel
papillons, papillons
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