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CHARLES D La Fiction de La Post Modernite Selon L Esprit de La Musique PDF
CHARLES D La Fiction de La Post Modernite Selon L Esprit de La Musique PDF
La Fiction de la postmodernité
selon l'esprit de la musique
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pour Catherine et Christophe,
Jacqueline et Julien.
Du même auteur :
Pour les Oiseaux, Entretiens de John Cage avec Daniel Charles, Paris, Ed. Pierre
Belfond, l976. (Ouvrage traduit en allemand, en anglais, en espagnol, en italien,
et en japonais.)
Gloses sur John Cage, Paris, Union Générale d'Editions, l978. (Ouvrage traduit
en japonais.)
John Cage oder die Musik ist los, Berlin, Merve Verlag, l979.
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Sommaire
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Cinquième partie : Présenter l'imprésentable................................394
Chapitre 22 : Musique, visage, silence ...................................................... 395
Chapitre 23 : L'Ereignis dans le Tao ........................................................ 414
Chapitre 24 : Gloses sur le Ryoan-ji......................................................... 421
Chapitre 25 : Le Ryoan-ji porté à l'écran ................................................... 436
Chapitre 26 : Narcissisme et postmodernité ............................................. 442
Chapitre 27 : Au delà du narcissisme ?..................................................... 453
Envoi .............................................................................................484
Chapitre 28 : A la recherche d'une société sans conflit ............................. 485
Sources..........................................................................................500
Bibliographie.................................................................................504
Note sur la bibliographie........................................................................... 505
Bibliographie 1 : "transatlantique" ............................................................ 506
Bibliographie 2 : "transpacifique" ............................................................. 510
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Avant-propos
Dans les études qui vont suivre, on n'a pas entrepris de passer en revue la
production romanesque du XXe siècle, comme l'avait fait par exemple en 1987
la Postmodernist Fiction de Brian McHale, et comme l'a tenté à nouveaux frais
Stephen Baker dans The Fiction of Postmodernity (1).A vrai dire, lorsque Jean-
François Mattéi m'avait demandé, voici trois ans, de réfléchir à une Critique de
la postmodernité, l'idée de substituer Fiction à Critique s'était immédiatement
imposée à moi, parce qu'il me semblait qu'une catégorie (ou métacatégorie)
comme postmodernité relevait d'une volonté de construction historique dont les
tenants de la Théorie critique comme Adorno n'avaient tenu compte, justement,
qu'en vue d'une critique à sens unique. Peut-être était-ce l'effet d'un parti-pris ?
Il se trouve que, jeune musicien , j'avais rencontré Adorno aux Ferienkurse de
Darmstadt ; mais le sentiment que m'avaient laissé l'homme et sa dialectique,
malgré l'intérêt que je portais à la Philosophie der neuen Musik et à ses autres
écrits (2), était celui d'un malaise persistant - celui qu'a décrit Jean-François
Lyotard dans ses "Dérives", et approfondi dans "Adorno come diavolo" (3) : se
laisser aller à une critique tellement sûre d'elle-même qu'elle ne débouchât que
sur du Hegel au carré, cela revenait à une démission, face à la besogne de pensée
qu'exigeait l'aventure artistique pour être au moins interrogée sur ses origines.
L'idéal adornien de la "musique informelle" me paraissait susceptible de faire
l'objet d'une approche bien plus efficace en termes d'Auszugsgestalten (c'est-à-
dire de "formes-esquisses") : avec le compositeur Dieter Schnebel, disciple
d'Ernst Bloch, je voyais dans l'Experimentum mundi, donc dans le "système
ouvert", tel que la postmodernité invitait à le repenser, l'expression la plus
rigoureuse de la "poétique de l'histoire" à laquelle conduisait la pensée
blochienne ; les musiques expérimentales valaient d'être interrogées en tant que
faisant signe vers ce que Gérard Raulet appelait "une autre rationalité" (4).
Fidèle, d'autre part, à l'idée (chère, jadis, à Merleau-Ponty, et de là à Lyotard) de
l'urgence d'une relativisation du relativisme, je croyais nécessaire non seulement,
comme Lyotard l'avait suggéré dans sa contribution magistrale à l'Encyclopédie
philosophique universelle (4), de "réécrire la modernité" à la façon de Heidegger,
mais de remonter – ne serait-ce que pour vérifier la connivence qu'avait su
diagnostiquer Gérard Raulet entre Bloch et Nietzsche - jusqu'à l'adversaire juré
de Hegel qu'avait décrit Deleuze dans son livre sur Nietzsche, et dont la
généalogie de la postmodernité ne pouvait à l'évidence faire l'économie (5). Le
mot de fiction, Nietzsche ne l'avait-il pas en effet déjà imposé non seulement à
Deleuze, mais à Lyotard, c'est-à-dire aux deux philosophes français les plus
impliqués, volens nolens, dans les débats de fond touchant la postmodernité ?
C'est donc en relisant un passage à mon sens capital de l'"Adorno come diavolo"
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de Jean-François Lyotard, que je pris ma décision quant à l'intitulé du présent
ouvrage – il s'agissait du passage dans lequel Lyotard réclamait, pour aborder les
musiques "affirmatives", "pauvres et concrètes (celles de Cage avant tout)"(6),
que l'on abandonnât l'"alternative" prônée par Adorno : n'étant "ni apparence,
musica ficta, ni connaissance laborieuse, musica fingens", l'œuvre (ou la non-
œuvre) "povera" serait "jeu métamorphique d'intensités sonores, travail
parodique de rien, musica figura."(7)
La Fiction de la postmodernité, donc, serait une enquête sur
l'élaboration de la "catégorie postmodernité", et cette enquête ne se déroberait
pas à la nécessité de juger, krinein. Mais sans arrogance : elle suivrait non pas
l'aveuglement somnambulique qui paraissait de mise à Francfort, mais la rigueur
dans l'autocritique qu'avait su s'imposer l'auteur de Discours, Figure, au long
d'un parcours intellectuel qui l'a conduit ou reconduit dans les parages de
Heidegger. Cela permettrait de faire droit à la relative complexité sémantique du
mot fiction : celui-ci n'est pas seulement synonyme de "fabrication", car au latin
fabricare, le fingere ajoute la nuance d'une "feinte". Et "feinte" nous expédie
vers l'eirôneia, l'ironie des Grecs : "ironie" et postmodernité devraient, en
principe, faire bon ménage (8). Cela explique la propension générale à rabattre
la sémantique du mot "fiction" sur les "arts de littérature" : ceux-ci n'autorisent-
ils pas le dédoublement, la duplicité, bref le double jeu ? Rien de surprenant, si
l'on y pense, à ce que le maître d'Adorno, Lukàcs, se soit permis de voir dans
l'"ironie de l'écrivain (...) la mystique négative des époques sans Dieu"(9). Mais
rappelons-nous le parallèle qu'avait méticuleusement agencé, jadis, Lucien
Goldmann entre Lukàcs et Heidegger (10); en songeant à la fascination
commune ressentie chez ces auteurs pour la "mort de Dieu", et en général la via
negativa (avec tout ce qu'elle comporte d'angoisse de coulpe), ne faudrait-il pas
dédoubler et redupliquer, en l'honneur des postmodernes, le diagnostic de
Janicaud sur le "tournant théologique" de la phénoménologie, et emboîter le pas
au "Pour une philosophie non théologique" de Mikel Dufrenne (11) ? Il se
pourrait bien, en effet, que l'enjeu le plus constant de la "logique floue", fuzzy,
des postmodernes, fût de l'ordre (ou du désordre) non pas seulement de la
théologie, mais de la théologie négative, et que celle-ci s'accommodât à son tour
de ce que Derrida a suggéré d'appeler, dans le fil de Georges Bataille, une
"athéologie négative" - ce qui débouche assurément sur l'"indécidable" des
déconstructionnistes...à moins qu'une autre logique, ou qu'une autre rationalité,
ne nous guidât secrètement vers un tout autre lieu.
En se laissant aller à ces rêveries, il était aisé, certes, d'extrapoler. Mais
on ne quittait guère pour autant le champ d'exercice du discours : on se
contentait de parachever, à l'aide de théologèmes ou de non-théologèmes plus ou
moins vagues, le linguistic turn. Cela ne revenait-il pas à penser en rond ? - Il y
avait bien le brûlot de Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, qui
avait le mérite de couper court à ces "rondeurs" de la pensée qu'étaient les
"métarécits" selon Lyotard. Toutefois, et Latour n'y prenait pas garde, son
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anorexie volontaire le portait à s'inventer parfois des adversaires un peu trop
minces, ou sur mesure ; Heidegger, notamment, se voyait récusé à propos de la
différence ontologique, par exemple, au moyen d'une facilité : "Dès que nous
suivons la trace de quelque quasi objet, il nous apparaît tantôt chose, tantôt récit,
tantôt lien social, sans se réduire jamais à un simple étant." (12) En revanche, la
référence unique à un art "constitué", référence dont il précise qu'elle est "à la
base de cet essai", paraît de nature à restituer à l'argumentation de Latour son
efficace, à l'ère de la postmodernité déchaînée. Elle concerne une procédure
permutationnelle bien connue des musiciens, et dûment pratiquée au XXe siècle
par un compositeur postmoderne s'il en est, Olivier Messiaen : le double
mouvement des extrêmes aux centres et des centres aux extrêmes (13). Or il
s'agit d'un schème médiéval, mais parfaitement applicable aux tâches de
"purification" ou de "médiation" au fil desquelles se modèlent, selon l'auteur,
nos représentations du monde. Qu'il y ait un esprit de la musique à l'œuvre dans
nos pensées et dans nos écrits (14), c'est-à-dire dans l'économie du monde tel
que nous le sculptons, si cela constitue le secret de notre non-modernité, alors
oui, nous n'avons jamais été modernes parce que nous avons toujours été
postmodernes (15). Vive Messiaen !
Cela, malheureusement, ne résout rien. Car qui sommes-nous ? Quand,
dans l'exégèse de la Phénoménologie de l'esprit qu'il publie en 1948, Kojève
affirme que la disparition de l'animal "posthistorique" qu'est devenu l'homo
sapiens est aujourd'hui un fait avéré, il ne renvoie pas seulement son lecteur à la
fin de l'histoire européenne, celle qui s'achève avec la victoire de Napoléon à
Iéna, il va jusqu'à proclamer que l'American way of life préfigure de façon
tangible l'"éternel présent" dont bénéficiera désormais l'ensemble de l'humanité ;
et il rectifiera le tir après un voyage au Japon effectué en 1959 : l'"interaction"
du Japon et de l'Occident finira par la "japonisation" des Occidentaux, "les
Russes y compris" (16).
Que faire, en effet, quand on s'interroge sur la postmodernité, de
l'événement qu'a constitué, aux yeux des historiens, le célèbre débat sur la
"postmodernité" comme "élément moteur de la sphère de co-prospérité
asiatique", argument essentiel de la doctrine ultra-nationaliste depuis les années
trente, lors du colloque "Dépassement de la modernité" qui rassembla à Tôkyô,
et en pleine guerre (1942), plusieurs des philosophes de l'Ecole de Kyôto ? La
définition exacte à donner du fait social postmoderne au Japon a donné lieu à
d'innombrables discussions, au Japon d'abord, puis aux Etats-Unis, enfin en
Europe ; et la question est loin d'être résolue. C'est que la politique continue
d'imposer ses exigences. Selon l'orthodoxie à laquelle on adhère, le ton (et la
teneur de la Quellenforschung, c'est-à-dire le repérage et l'inventaire des
sources), la façon d'interpréter, la prospective à envisager, tout se modifie. Or
nul, en principe, ne peut se croire totalement indemne de préjugés, et
l'herméneutique de Gadamer a relancé dans la seconde moitié du XXe siècle un
débat déjà complexe à ce propos ; en outre, s'agissant de la postmodernité, les
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dés n'ont pas manqué d'être pipés en tous sens; et l'attitude d'un penseur
indépendant de toute inféodation voyante à tel ou tel clan, comme le philosophe
belge Bernard Stevens, dans les divers textes qu'il a consacrés à l'Ecole de
Kyôto et rassemblés sous le titre Topologie du néant (17), m'est apparue rare, et
exemplaire. Résistant, en effet, à la critique émise par ce qu'il appelle "le petit
cénacle des japonisants français de Kyôto", lequel dénonçait l'"irresponsabilité"
de sa présentation des penseurs japonais dans un article de 1993, Bernard
Stevens s'est insurgé, dans son avant-propos, contre "la conscience jugeante des
"belles âmes" ignorantes de l'inquiétude de la pensée", qui décidait de façon
autoritaire de ce qu'il y aurait lieu de retenir de tel ou tel philosophe, eu égard à
ses engagements politiques antérieurs, et surtout au prorata du "penchant
fascisant dont faisait preuve, depuis toujours, et pour longtemps encore sans
aucun doute, la sensibilité japonaise..." (18)
J'ai moi-même rencontré, à propos de la postmodernité made in Japan et
datée de 1942, un problème analogue, qui concernait à vrai dire non pas le seul
"penchant fascisant" des Japonais, mais celui, beaucoup plus proche de nous,
dont Heidegger eut à répondre en 1945, et que le personnage que je dénomme
l'Abbé Farias a réactualisé plus récemment. Lors d'une soutenance de thèse qui
défraya la chronique, et dont le sujet pouvait effectivement prêter à quelques
controverses, puisqu'il consistait dans une confrontation entre deux pensées
audacieuses de la modernité, celle de Heidegger et celle de John Cage, ce
dernier, de passage à Paris, accepta de figurer dans le jury auquel je l'avais
convié. Nous débattions tout à fait sereinement, lorsqu'un membre du jury
s'avisa de poser au candidat une question étrange : "M. Cage, à la différence de
Heidegger, n'a jamais revêtu un uniforme de Recteur, ni porté de moustache ; sa
ressemblance avec Hitler étant, de ce fait, problématique, pourquoi avoir choisi
un tel sujet ?" Le candidat ne sachant que répondre, Cage se tourna vers
l'intervenant, et lui posa en retour un vrai problème : "Comment pouvez-vous
insinuer que le port d'une moustache suffise à faire de quiconque un nazi ? Et
croyez-vous que mon adhésion au bouddhisme zen ait signifié que j'aurais aussi
bien participé aux atrocités dont les bouddhistes zen se sont rendus coupables
pendant la guerre ?" Lorsque Bernard Stevens s'interroge sur "la conscience
tranquille des défenseurs peu aventureux du politiquement correct, totalement
insensibles aux enjeux réels dont l'effort des philosophes de Kyôto, ou de
Heidegger, sont le témoin", il formule l'une des difficultés majeures auxquelles
se heurte la recherche.
Sans nécessairement partager les vues de Bernard Stevens sur l'avenir de
la postmodernité (la confiance qu'il croit devoir accorder à l'idéal
communicationnel du consensus me paraît pour le moins sujette à caution...), je
considère sa Topologie du néant comme l'un des ouvrages les plus novateurs
parus sur la problématique que les textes dont je propose ici le florilège tentaient,
de leur côté et sous l'angle de l'esthétique, de mettre sur pied. L'aire francophone
s'est également enrichie de façon suggestive à l'occasion du projet de recherche
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coopérative internationale lancé en 1994 par Augustin Berque sur Le
Dépassement de la modernité, hier et aujourd'hui, avec l'ouvrage collectif d'A.
Berque et P. Nys intitulé Logique du lieu et œuvre humaine, qui contient, outre
des contributions d'une grande pertinence, une vision plus équilibrée de la
"politique à suivre",dans le domaine postmoderne, que celle du "politiquement
correct". Et, s'il faut compléter ce (trop) bref palmarès, je dois signaler que le
livre de Rada Ivekovi_ Orients, critique de la raison postmoderne, accompagné
de la publication des actes du Colloque de Céret qui s'était tenu en 1991 sur
Europe-Inde-Postmodernité, m'est apparu, en 1992, comme le tout premier
signe du fait même que les travaux que j'avais entrepris, depuis une bonne
vingtaine d'années, dans ce domaine si fréquenté apparemment de l'esthétique
comparée dans ses rapports avec les théories et pratiques de l'art de la "post-
avant-garde", que ces analyses, donc, pourraient trouver un écho autre
qu'américain ou japonais (49).
On trouvera donc essentiellement dans le présent volume des textes-
constats, témoignant de la naissance "fictionnelle", c'est-à-dire de la
construction, d'un certain concept de postmodernité, que j'ai vu naître, justement,
en tant que fiction hypothétique, et dont il m'a semblé non seulement qu'il avait
occupé le devant de la scène artistique et philosophique là où je l'avais flairé et
où il m'avait été donné de le suivre, mais qu'il avait joué un rôle particulièrement
efficace, même lorsque l'inflation du "postmoderne" commercial, culinaire,
médiatique etc. avait envahi - ou semblé envahir - le champ de la "vie
quotidienne". L'ordre que j'ai choisi pour les différents textes - dont chacun est,
sinon entièrement auto-suffisant, du moins en prise sur "une" problématique
dont il attaque un aspect particulier, alors que "la" problématique garde son
identité d'ensemble -, ordre qui est fonction d'une chronologie qui ne suit pas
l'événementiel, mais l'apparition d'aspects inédits, cet ordre prend en compte la
polarisation progressive que dessinait en 1971 la conférence que j'avais
prononcée à la Sorbonne sur la demande de Jean Wahl : ce n'était que vers la fin,
que l'Orient de cette quête commençait à poindre, et la référence à Lévinas - que
j'ai retrouvée sous la plume de l'auteur des Heidegger's Estrangements, Gerald L.
Bruns, treize ans plus tard (20) – faisait déjà signe comme une invitation à se
mettre "à l'écoute de l'Autre, c'est-à-dire de l'autre civilisation"(21); c'est-à-dire,
selon le mot de Kojève, à japoniser.
Je tiens enfin à dire à Jean-François Mattéi, dont la patience a été mise à
rude épreuve par mes retards insensés (et involontaires !), mais dont la confiance
m'a touché d'autant plus que j'en abusais, que je lui suis profondément
reconnaissant de la générosité qu'il n'a cessé de me manifester, et de l'accueil
qu'il a tenu à réserver à ce livre dans la collection en tous points prestigieuse
qu'il dirige.
(Octobre 2000)
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Notes
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12. Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, Essai d'anthropologie
symétrique, Paris, La Découverte, 1991, p. 88-90. En sens
rigoureusement inverse, cf. Jean-Michel Salanskis, Heidegger, Paris, Les
Belles-Lettres, 1997, p. 31-32 : "Les choses, les étants que nous donne
l'Etre, en effet, pour Heidegger, ne sont pas des choses positivistes, des
objets matériels bien délimités, à ranger dans leurs tiroirs en attendant
l'inventaire de la science ou du sens commun. Ce sont les choses dans
toute leur plénitude intentionnelle, c'est-à-dire exactement telles que nous
les vivons, les accueillons, et les intégrons à notre monde. Ce sont les
choses avec toute leur texture affective, sociale, mythique, poétique, avec
toute leur charge de pensée."
14. Dans un texte d'une grande beauté, Françoise Proust l'a montré à propos
des Mille plateaux de Deleuze et Guattari : "la musique s'entend sans
doute autant dans le devenir-musical de la langue, comme dans celle d'un
Beckett ou d'un Kleist, que dans une composition musicale comme telle."
("Le Style du philosophe", in Yannick Beaubatie, Tombeau de Gilles
Deleuze, Tulle, Ed. Mille Sources, 2000, p. 122).
20. Cf. Gerald L. Bruns, "Poethics : John Cage and Stanley Cavell at the
Crossroads of Ethical Theory", in Marjorie Perloff and Charles
Junkerman, John Cage Composed in America, Chicago, The University of
Chicago Press, 1994, p. 206-225 ; tout le texte développe le
rapprochement Cage/Heidegger, en montrant comment Lévinas relaye en
quelque sorte Heidegger dans la quête "transcendantaliste", thoreauvienne,
et finalement orientale, de ce que Stanley Cavell dénomme la
"reconnaissance" (acknowledgment).
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Liminaire : Genèse de cet ouvrage
Dans l'entretien qu'il a accordé à Elie During pour la revue Art Press en
1999, et dont le texte a été repris dans le Tombeau de Gilles Deleuze (1), Sylvère
Lotringer explique comment, jeune enseignant à l'Université Columbia à New
York, il décida de fonder au début des années soixante-dix une revue -
Semiotext(e) - susceptible de diffuser aux Etats-Unis la pensée française
contemporaine, de façon que celle-ci fût à même de rencontrer la "réalité
américaine". L'entreprise était quelque peu risquée : ce que Lotringer entendait
par "réalité américaine" différait notablement de ce que professait
l'establishment universitaire local, lequel faisait la part belle à la tradition
puritaine, et s'adonnait à un jeu redoutable, celui de la critique.
Ce jeu, en quoi consistait-il ? En une discussion systématique visant à
sécuriser intégralement la teneur d'une argumentation, et conférant aux seuls
spécialistes le droit à la légitimité théorique. Bien entendu, nul ne songerait à
contester le bien-fondé d'une telle règle, si son application ne conduisait à des
errements parfois inadmissibles. Comme le rappelle Lotringer, "Une théorie
quelle qu'elle soit court toujours le risque de devenir une machine à juger. (...)
Quand on critique, on s'adresse moins à un objet qu'on n'affirme son propre droit
à critiquer. On se place en position de maîtrise : on est celui qui sait par rapport
à ceux qui ne savent pas ou qui savent faux. On n'explore rien, on n'expérimente
pas, on ne fait que confirmer ses propres préjugés, même généreux. La
générosité aveugle, il n'y a rien de plus pernicieux. On tuerait les gens pour leur
faire du bien. Barthes disait que le classicisme, c'est ce qui s'enseigne en classe.
Eh bien, la critique c'est ça. La critique, même excellente, donne toujours une
leçon." (2)
Et quelle était cette "réalité américaine" qui, selon Lotringer, se refusait à
recevoir des leçons ? La réponse est dans la question : les "mauvais élèves", les
cancres, "ceux qui pensaient en prise avec cette réalité, aux Etats-Unis, n'étaient
pas les universitaires, mais les artistes." (3) Pas n'importe lesquels, pas ceux qui,
confrontés avec une "pensée française" exotique, et surtout inattendue, voire
énigmatique, s'en empareraient pour la convertir en un nouveau langage dont ils
deviendraient aussitôt les spécialistes. La revue October, par exemple, fondée à
la même époque que Semiotext(e), s'est vite métamorphosée en machine de
pouvoir universitaire, et artistique, les deux ne faisant plus qu'un. L'histoire de
l'art comme comble de l'art. On n'a plus besoin d'artistes, les historiens sont là.
C'est maintenant partout le même langage, le même pouvoir : on entre dans la
carrière." (4) - Non, ceux des artistes qui ont suivi Semiotext(e) se recrutaient
bien davantage hors normes : loin de se laisser intimider par un discours
théorique (et par une rhétorique) d'importation, ils en useraient afin de produire
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leurs propres idées, c'est-à-dire à des fins expérimentales ou exploratoires, non
axées sur le prestige ou la rentabilité. "L'idée de départ, avec Semiotext(e), c'était
de se passer de toute critique.(...) Cette attitude correspondait à l'idée que je me
faisais du pragmatisme américain : si on n'aime pas quelque chose, on laisse
tomber, on va à ce qui est vivant. Une position active, non réactive. C'est tout
Nietzsche. Si on passe son temps à critiquer, on finit par avoir raison. Il n'y a
rien de pire. La revue n'a jamais cherché à avoir raison, et n'a jamais eu peur
d'avoir tort. Quand on commence par avoir tort, on finit peut-être par trouver
quelque chose en route." (5) La "réalité américaine", en somme, trouvait avec
Semiotext(e) - "sismographe français" branché à New York - sa "chambre
d'écho"(6).
Or, si Lotringer veillait tant à contourner la "critique", ce n'était que dans
la mesure où la French Theory dont il se réclamait - et qui regroupait les tenants
du renouveau "nietzschéen" d'après 1968 - s'interrogeait sur la conduite pratique
à tenir dans une société devenue "fluide", et à laquelle la vieille gauche
académique américaine ne s'intéressait plus qu'en théorie. Pour Deleuze et
Guattari, en particulier, l'opposition politique ne pouvait plus se satisfaire des
catégories analytiques habituelles, et la réflexion devait s'ouvrir sur des constats
résolument neufs. "Les signes fonctionnent dans le social, ont une archéologie
dans les sociétés sauvages. Le capitalisme n'est plus seulement une affaire
d'exploitation, d'extraction de plus-value. C'est un organisme proliférant,
déterritorialisant, anarchique. Il crée des valeurs nouvelles, et en même temps
des représentations et des valeurs-paravents."(7) - Mais qui eût pu admettre,
dans les Etats-Unis de 1972, une "schizo-analyse" apparemment aussi peu
fondée et d'inspiration aussi peu "dans le vent"? Car la référence nietzschéenne,
"l'université américaine, dominée par la théorie critique héritée de l'Ecole de
Francfort et par les derrido-lacaniens, l'ignorait ou n'en voulait pas." (8) Et vu la
tiédeur des éditeurs, il ne restait plus qu"'à court-circuiter l'université à partir de
l'université, en gardant toujours un pied ailleurs, les deux si possible."(9)
En revanche, Sylvère Lotringer trouva dans la musique un répondant
décisif: "J'étais frappé par le fait que quelqu'un comme John Cage, dont j'ai fait
retraduire en anglais Pour les oiseaux, arrivait, à partir d'un cocktail de
bouddhisme zen, de transcendantalisme à la Thoreau, de "chance", et d'une dose
d'anarchisme culturel à l'américaine, à des positions proches de celles de
Deleuze et Guattari. Et en évitant le théoricisme français."(10)
Cage était en effet l'intercesseur rêvé : sa participation à Semiotext(e),
intervenant dans le numéro 7, c'est-à-dire au départ de la troisième année de la
revue, 1978, équivalait à un brevet de non-conformisme, et rassurait les artistes
peu portés sur la théorie. Ces derniers ne boudèrent pas les textes signés
Bataille ou Deleuze, Lyotard ou Foucault, Klossowski ou Derrida, qu'avait
réunis Lotringer pour illustrer le thème du "retour de Nietzsche" (Nietzsche's
Return). Et Cage était représenté par onze pages de questions et réponses que
j'avais rédigées entre 1970 et 1976 : Pour les oiseaux, dont j'avais pratiquement
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terminé le manuscrit au début 1970, venait enfin de voir le jour (en janvier
1977), et Sylvère Lotringer, qui avait immédiatement souhaité une traduction en
anglais, commençait à voir son vœu se réaliser. Il obtint également de Cage une
page expliquant les circonstances exactes dans lesquelles le livre s'était élaboré ;
l'éditeur londonien Marion Boyars eut le bon goût de la faire imprimer en guise
d'introduction, après ma propre préface, dans la version complète de 1981 (11).
Epiloguant, une vingtaine d'années plus tard, sur le succès de Nietzsche's
Return, Sylvère Lotringer se félicita d'avoir mis ensemble "des gens qui
parlaient de Nietzsche, et des gens qui étaient nietzschéens", mais "parfois sans
le savoir". Peut-être faisait-il allusion à Cage ? En fait, Cage savait pourquoi il
n'était pas nietzschéen : il se méfiait d'une doctrine comme celle qu'Emerson
avait léguée à Nietzsche, relativement à la "sélectivité" du "retour éternel",
doctrine selon laquelle ne "reviennent" que ceux qui ont le courage de "vouloir"
ce "retour". Car c'est bien dans Fate que Nietzsche a puisé de quoi étoffer sa
thèse de la "transmutation des valeurs"(12); mais Cage se méfiait d'Emerson, à
qui il préférait évidemment Thoreau.
Et le lien de Cage avec Deleuze, sur lequel Lotringer reste un peu évasif,
serait également à préciser. Dans le livre-clef de 1962, Nietzsche et la
philosophie, dont il m'est arrivé de parler avec Cage, Deleuze s'était fait, comme
on sait, le champion de la "sélectivité" dont je viens d'évoquer la saveur
"transcendantaliste" (13); mais en 1972, L'Anti-Œdipe contenait un éloge direct
de Silence, ainsi que la mention de ma conférence de 1971 à la Société de
Philosophie (14), et John Cage en fut extrêmement touché. L'appréciation de
Lotringer est de toute façon à retenir "Qu'on soit deleuzo-guattarien sans
référence à Deleuze ou Guattari cela ne me gêne pas. Il y a une telle symbiose
entre la réalité américaine et la théorie française que les gens n'ont pas
nécessairement besoin de faire appel aux concepts.(...) L'avenir de la théorie,
c'est la disparition de la théorie dans la production de ses effets." (15)
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Notes :
1. Sylvère Lotringer, "Théorie française aux Etats-Unis", in Yannick
Beaubatie, éd., Tombeau de Gilles Deleuze, Tulle, Mille sources,
2000, p.221-230.
11. Cf. Pour les Oiseaux, Paris, Belfond, 1977 (version anglaise : For the
Birds, London, New York, Marion Boyars, 1981).
23. Cf. Jos de Mul, Romantic Desire in (Post)modern Art and Philosophy,
Albany, SUNY Press, 1999, p. 248, note l4. Le livre de Rudolf
Pannwitz, Der Krisis der europäischen Kultur (2 vol.), a été publié
en l9l7 chez Carl à Nuremberg.
24. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Paris, Payot, l982, p. 236. Cité
in Gérard Raulet, Chronique de l'espace public, Paris, L'Harmattan,
l994, p. 95.
36/514
29. G. Raulet, Chronique…, op. cit., p. 96.
40. Ihab Hassan, "Desire and Dissent in the Postmodern Age", Kenyon
Review, 5, 1983, p.9.
37/514
44. Martin Heidegger, Réponses et questions sur l'histoire et la politique
(Entretien avec deux journalistes de Der Spiegel), trad. Jean Launay,
Paris, Mercure de France, 1977, p.61.
38/514
58. Cf. Clément Rosset, Logique du pire, Paris, P.U.F., 1971. Rosset
oppose le rire "exterminateur" de l'humour au rire ironique ; il se
sépare sur ce point de son maître Vladimir Jankélévitch. Selon Ernst
Behler (Ironie et modernité, trad. Olivier Mannoni, Paris, P.U.F.,
1997, p.376-377), à l'ironie des modernes répond, chez les
postmodernes, un humour analogue à l'"humour du monde" de Jean-
Paul ; ainsi Helmstetter aurait découvert chez Niklas Luhmann un
"troisième niveau" d'observation de la complexité des phénomènes
sociaux qui renverrait à l'"humour du monde". Il reste à vérifier la
compatibilité de cet "humour du monde" avec le rire "exterminateur".
60. Beda Allemann, Hölderlin & Heidegger, trad. François Fédier, Paris,
P.U.F., 1959, p.280-281
63. Marc Jimenez, "Adorno, le parti de l'art moderne", Art Press, n°171,
juillet-août 1992.
64. Cf. Henri Van Lier, Les Arts de l'espace, Paris, Casterman, 1959 ; et
le commentaire de Jean Wahl, "Non ut poesis pictura", Critique,
n°155, avril 1960, p.312-321.
65. Cf. Georges Bloess, Voix, regard, espace, dans l'art expressionniste,
Paris, L'Harmattan, 1998, p.24.
39/514
68. "Non-concept" est l'expression de Gérard Raulet, cf. Chronique…, op.
cit., p.278-281. Selon Raulet, la postmodernité à laquelle se réfère le
Baudrillard des Stratégies fatales est celle de l'abandon de la
"fonction rationnelle" elle-même, et non pas seulement des "illusions
utopiques" ; la théorie du possible développée dans le Prinzip
Hoffnung suppose au contraire l'invention (la "fiction") d'une "autre
rationalité" : cf. le sous-titre de la thèse de Gérard Raulet,
Humanisation de la nature, naturalisation de l'homme, Ernst Bloch et
le projet d'une autre rationalité, Paris, Klincksieck, 1982. Le Prinzip
Hoffnung, volume 5 de la G.A., a été traduit par Françoise Wuilmart :
cf. Le Principe Espérance, 3 vol., Paris, Gallimard, 1976-1982 ; le
chapitre 18, consacré aux "différentes couches de la catégorie de la
possibilité" – dans le tome 1, pages 270 à 300 – avait déjà fait l'objet
d'une traduction par Rose-Marie Ferenczi, parue dans la Revue de
Métaphysique et de Morale, t.63, n°1, janvier-mars 1958 ; une "note
explicative" de la traductrice précisait que, dans "le monde en train de
se réaliser", c'est-à-dire dans lequel "rien n'est encore achevé",
l'"objet réel" ne peut être connu que "par anticipation" : il s'agit donc
de "déchiffrer la nature, l'histoire, la littérature, les arts plastiques, la
musique, pleins de signes pointant vers l'objet réel" (p.58). L'"autre
rationalité" dont parle Raulet se situe à l'horizon de ce que désignent
les "formes-esquisses" (Auszugsgestalten) ainsi profilées.
71. Cf. Jos de Mul, Romantic Desire…, cit. (réf. : note 23), p. l30, qui
reproduit le fac-similé de la pièce pour piano en question, d'après
C.P.Janz, Friedrich Nietzsche, Der musikalische Nachlass, 85, Basel,
Bärenreiter Verlag, l976.
74. Musik und Vergessen, Berlin, Merve Verlag, 1984 ; cet ouvrage
reprenait les thèmes de mon article sur "La musique et l'oubli"
(Traverses, n°4, 1976), dont Mireille Buydens a fait l'exégèse dans
son Sahara, l'esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 1990, p.155-
165.
41/514
vais m'arrêter, quoique tout reste à dire, puisque ce peu d'eau ne cesse
d'arriver, d'accourir, ou mieux d'occourir."
80. Cf. Martin Heidegger, Le Principe de raison, 11e leçon, trad. André
Préau, Gallimard, 1962, p.197-198. (Original : Der Satz vom Grund,
Pfullingen, Günter Neske, 1957.) L'oscillation de Heidegger restitue à
l'indécidable le musical en même temps qu'il rend musical
l'indécidable lui-même. Le procédé – si c'en est un – a été repris par
Derrida, et interprété par les adversaires de Derrida comme un effet
de rhétorique (cf. John R. Searle, "Literary theory and its discontents",
in Dwight Eddins éd., The Emperor Redressed, Tuscaloosa,
University of Alabama Press, 1995, p.166-196). Mais la
postmodernité ne se résume pas en une rhétorique et la musicalisation
ne saurait se réduire à un procédé – du moins lorsqu'elle s'accomplit.
42/514
87. Selon le slogan de Mille Plateaux (Paris, Editions de Minuit, 1980).
94. Anne Cauquelin, Les Théories de l'art, Paris, P.U.F., collection Que
sais-je ?, n°3353, 1998, p.113.
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Première partie
Incursions dans la théorie
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Chapitre 1 : Nietzsche postmoderne ?
C'est donc un Nietzsche encore hegelien - pour qui une "simple négation"
suffit à surmonter le rationalisme, dit Heidegger - qu'il faut créditer de l'effort
d'en finir avec la modernité. Mais c'est aussi le présupposé de la toute-puissance
du négatif, ou de la contradiction et de son dépassement, bref un certain
acquiescement subreptice à la dialectique, qui prévient que cet effort soit
couronné de succès. Jusque dans sa volonté d'excéder la modernité, le
"hegelien" Nietzsche demeure inféodé au "tout-puissant principe de raison " :
cela explique que la volonté en question soit en elle-même si moderne. Volonté
de toute-puissance, id est volonté de puissance! Il faut dès lors sinon gommer,
du moins estomper l'écart que des interprétations comme celle de Gilles Deleuze
ont souligné entre Hegel et Nietzsche (36). Car ce n'est pas seulement "de
l'éphémère à l'éternel" ou "de l'affirmation infinitésimale à l'affirmation
intégrale" que - selon les mots d'Henri Birault - "la conséquence est bonne" (37);
c'est bel et bien du non au oui... Certes, Nietzsche substitue toujours le réactif au
négatif et l'affirmatif au positif; Birault rappelle que "dire oui" n'est pas
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prononcer le I-A de l'âne, "le oui des avocats de Dieu, le refus d'un premier refus,
la négation d'une première négation" (38). Mais l'essentiel est que Nietzsche
partage, avec Hegel, la vision traditionnelle, aristotélicienne, d'un déploiement
linéaire du temps en direction de l'éternité (39). "A supposer, écrit-il, que nous
disions oui à un seul instant, avec ce oui nous avons dit oui non seulement à
nous-mêmes, mais à toute existence. Car rien ne subsiste ni en nous, ni dans les
choses: et si notre âme - ne serait-ce qu'une seule fois - a vibré et résonné
comme une corde de joie, toutes les éternités furent nécessaires pour déterminer
cet événement unique, et dans cet unique instant de dire-oui, toute éternité a été
approuvée, absoute, justifiée, affirmée." (40) La théorie de l'éternel retour, dès
lors que "rien ne subsiste pour soi", dès lors que l'être n'est pas, pose l'éternel
retour du devenir, c'est-à-dire simultanément l'intemporalité et la succession.
Comment une telle simultanéité est-elle envisageable? "Intemporalité et
succession, dit ailleurs Nietzsche, se concilient fort bien dès lors que l'intellect
est écarté!" (41) Cet intellect, c'est l'intellect nombrant : le nombre n'est qu'une
"forme perspectiviste", une "invention humaine... destinée à nous permettre
d'agir dans notre monde" (42). Supprimons ce nombre: nous rencontrons
l'innombrable, l'infinité de fois; donc une succession indénombrable ou un
Eternel Retour. En tout cela, Nietzsche, même s'il élimine l'intellect, ne fait pas
un seul pas hors du champ de la définition métaphysique du temps telle que la
fixait Aristote ("le nombre nombré du mouvement selon l'antérieur et le
postérieur"). Henri Birault est en droit d'ajouter, dans le sillage de Heidegger,
que la "théorie de l'éternel retour est le "premier moteur" de la philosophie de
Nietzsche et désigne ce qu'il y a de proprement théologique dans cette
philosophie"; et si l'on s'avise de ce que l'"essence des machines" n'est autre que
le "premier moteur" lui-même, alors l'appartenance de Nietzsche, par sa théorie
du temps, à la métaphysique de la modernité et à ses conséquences, c'est-à-dire
au nihilisme, ne fait plus de doute. Car "le Retour Eternel du même représente
non seulement l'essence de la société industrielle mais encore l'essence de tout
ce qui se développe en marge de cette société et souvent contre elle. Il faut le
savoir. Les bacchanales néopaïennes de la modernité ne sont pas moins
modernes en leur fond que la modernité contre laquelle elles s'insurgent.
Dionysos, le dieu de l'Eternel Retour, est le dieu de notre monde, le dieu de la
rationalité la plus morne et la plus effrénée, et aussi le dieu de ces fêtes étranges
dans nos cités sans fêtes depuis que les dieux les ont désertées. " (43)
57/514
avec l'" éloignement de la source" que comporte nécessairement le retour selon
Hölderlin?
- Seulement, avec le précepte de "ne pas répéter le déjà fait", la "force"
dont il est fait état, quelle qu'en soit la générosité, risque de se révéler faible, à
l'aune du moins de la "pudeur" hölderlinienne. L'"expérimentation", dès lors,
pourquoi ne pas l'élargir à l'intégralité des extases du temps ?
Henri Birault nous l'a fait entrevoir à partir de sa lecture de Sein und Zeit: il
convient de nuancer la critique ultérieure qu'adressera Heidegger à Nietzsche.
Le quatrième chapitre des Avventure della differenza, de Gianni Vattimo,
autorise que l'on fasse un pas de plus: l'interprétation heideggerienne de la
"volonté de puissance comme art", dit Vattimo, ne tient pas assez compte du fait
qu'à la racine de la notion de volonté de puissance, on trouve un modèle
proprement esthétique. Impossible, dès lors, d'identifier purement et simplement
la volonté de puissance avec l'impulsion vers une organisation rationnelle et
technocratique totale du monde: ce qu'il y a en elle d'artistique prévient toute
assimilation de ce genre et invite au contraire à la tenir comme susceptible de
tenir en échec une telle impulsion. Nietzsche rejoint Heidegger, mais par un
chemin de toute façon détourné... ou peut-être par un raccourci, qu'il est urgent
de baliser.
Première remarque de Vattimo : l'opposition de l'art et de la science s'est
imposée à toute la pensée de Nietzsche. Elle a pris cependant des allures
différentes, à mesure que les thèses de Nietzsche sur l'art se précisaient. Au
départ, dans la quatrième partie d'Humain trop humain, Nietzsche fait l'éloge du
"dévouement scientifique à la vérité sous toutes ses formes" (58). Par
comparaison, l'art se meut dans le règne des apparences: en ce qui concerne la
"connaissance de la vérité", l'artiste fait preuve d'une moralité plus faible que le
"penseur"; c'est qu'il ne se résout pas à abandonner " les conditions les plus
efficaces pour son art, le fantastique, le mythique, l'incertain, l'extrême, le sens
du symbole", c'est-à-dire "la conscience démesurément passionnée, l'intelligence
trop aiguisée des Grecs." (59) L'art relève donc du passé, d'une époque immature
de l'esprit: "attiré en arrière", l'artiste "croit aux dieux et aux démons (...), prend
la science en haine (...) et souhaite un bouleversement de toutes les conditions
qui ne sont pas favorables à l'art"(60). Il vit - de manière parfaitement régressive
- ses émotions sous le signe de l'excès; il "prend plaisir à l'absurde" (61). -
Humain trop humain contient cependant l'amorce d'un dépassement de cette
conception "passéiste" de l'art: du fait que la " vérité vraie " n'est pas en elle-
même exempte de toute ambiguïté, car il lui arrive d'être imposée comme une
norme visant à déconsidérer l'apparence, il se pourrait qu'elle participe au
"mensonge métaphysique" ; s'il en est ainsi, si la vérité n'est, en son fond, qu'une
fable antiesthétique, alors l'art - jusque dans ses excès - se rapproche, par son
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irréalité, de la réalité qui n'est que fable. Cette thématique deviendra celle du
Crépuscule des idoles: Nietzsche y tient pour acquis que "le monde vrai finit par
devenir fable". Conséquence: il n'existe plus de "faits", mais des interprétations-
fables, dictées par des forces pulsionnelles, et qui, si elles prévalent comme
"vraies", doivent leur normativité à la violence, à un coup de force.
Si bien que la forme désuète d'excès qu'était l'art finit par devenir une
forme exemplaire de délire. Humain trop humain insistait déjà sur le caractère
d'exception de ce jeu qu'est l'art, et donc sur le bien-fondé de la " joie des
esclaves aux fêtes des Saturnales" (62) ; le bien-fondé n'est qu'un euphémisme,
certes, dans la mesure où le jeu de l'art fait valoir des interprétations là où il ne
s'agit plus de faits - mais les configurations symboliques que sont ces
interprétations, en tant qu'elles résultent de jeux de forces, agissent comme
stabilisateurs à l'égard des dites forces. Le "fondement" du bien-fondé, ce n'est
donc qu'une telle stabilisation "apollinienne", par laquelle l'art, de chose passée,
devient présent; et même, se pose en modèle vis-à-vis de cette "oeuvre d'art qui
se fait elle-même" qu'est la volonté de puissance. Ainsi, aux yeux d'un Nietzsche
toujours plus soucieux de démystifier la métaphysique et la morale, l'art devient
progressivement le lieu au sein duquel s'est perpétué le dionysiaque, c'est -à-dire
la liberté de l'esprit, c'est-à-dire la volonté de puissance; puis le lieu d'où va
jaillir ce qui servira de modèle à la volonté de puissance en tant que
déconstruction du "monde vrai". L'art, ce n'est plus, pour le dernier Nietzsche,
le "grand style " ou les "formes fermées", c'est - dans le sillage de certaines
notations d'Humain trop humain - l'irruption des passions. Plus, en ce sens, l'art
conquiert la plénitude des dimensions du temps et se fait extase simultanée du
passé, du présent et de l'avenir, et plus les "passions" qui se libèrent par lui se
font dionysiaques : de stabilisateur " apollinien", l'art vire, dans les fragments
des dernières années de Nietzsche, en déstabilisateur qui laisse jouer aussi bien
l'instinct sexuel que le goût du mensonge, et propose des configurations
"informelles", irréductibles aux régularités et symétries des formes classiques.
Voyez, dit Vattimo, la danse de Zarathoustra: son image ne cesse de hanter
Nietzsche; mais à la pureté et à la transparence des formes closes, se substitue le
chaos, l'accéléré de l'ouverture, que ne freine plus que l'ironie... Que les valeurs
ne soient en définitive rien de plus que des positions de la volonté de puissance,
cela signifie que les valeurs " pures " n'existent pas, sinon sous les espèces de
forces en lutte et de systématisations toujours provisoires. La seule
"purification" qui subsiste, c'est le nihilisme qui l'impose, à la faveur de la
"sélectivité" de l'Eternel Retour ; seulement, cette sélectivité ne consiste pas à
distinguer qui supporte ou ne supporte pas l'idée de l'éternel retour, elle attaque
la structure du sujet pour la disloquer. Vattimo donne l'exemple du paragraphe
341 du Gai Savoir: la pensée de l'Eternel Retour, écrit Nietzsche, "si elle prenait
barre sur toi, (...) te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait ; tu te
demanderais à propos de tout "Veux-tu cela? le reveux-tu? une fois? toujours? à
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l'infini?" et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors,
ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus
désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation!" (63). Le "poids
de la question " renvoie d'abord, certes, à la capacité du sujet d'admettre ou non
sans défaillir, sans s'anéantir, la possibilité de l'Eternel Retour. Mais la seconde
partie de la citation est entièrement hypothétique : si tu aimais la vie, tu ne
désirerais rien de plus que l'Eternel Retour - mais en fait, tu n'aimes pas assez la
vie, pas plus que tu ne t'aimes toi-même. Ce que tu es, ce n'est même pas un
sujet... La cruauté ironique du conditionnel interdit que soit prise au sérieux,
positivement, métaphysiquement, la possibilité même de l'Eternel Retour : il n'y
a pas exclusion du temps linéaire du fait qu'il pourrait y avoir circularité de tout
ce qui est; et de même, "volonté de puissance" n'implique nullement que, dans la
réalité, il n'y ait pas de valeurs ou de régularités. Nietzsche dit simplement: il y
a des forces. Nous n'avons pas le droit de convertir cette affirmation en
l'universel : il n'y a que des forces. La déconstruction - ou, comme dit Vattimo,
la déstructuration - de la métaphysique avance à pas de colombe ; elle ne se
révèle qu'au lecteur qui ne force pas le texte dans le sens du "métaphysico-
descriptif" (Vattimo), mais le laisse bien plutôt être ce qu'il est...
"Volonté de puissance" signifie donc de moins en moins "volonté de
domination". Les fragments de 1888 qu'étudie Vattimo en témoignent: le rapport
de la forme et de la force y est analysé sous l'angle de l'esthétique
"physiologique" (64), laquelle déchiffre l'art comme un tonique des émotions.
Exemple: la capacité d'apprécier les lignes, et donc de voir se dégager des
formes, dépend de l'état de surexcitation, d'exubérance et d'ivresse dans lequel
on se trouve. Un tel état, loin d'être suscité par la forme, relève plutôt de la
négation dionysiaque de la forme. Ivre, le sujet participe davantage à la
construction de l'oeuvre, à la construction qu'est l'oeuvre; mais c'est au prix de sa
propre déconstruction en tant que sujet. Le commentaire de Vattimo est net: il
semble, d'un côté, que la puissance de l'art vienne de ce qu'il représente le
triomphe de l'organisation unitaire sur les impulsions et la multiple mouvance de
leur désordre; mais d'un autre côté, plus Nietzsche s'efforce d'analyser ce que
signifie un tel triomphe de la force dans l'art, et plus il voit s'évanouir l'idée
d'organicité, de simplicité géométrique, de rigueur structurale. Les pulsions que
l'art mobilise ne se laissent ni unifier ni coordonner; dans leur extrême
raffinement, elles avoisinent le pathologique. Il est vrai que durant ses dernières
années, Nietzsche a continué à s'en prendre à Wagner, et en général à l'art
oublieux du "grand style", à l'art en tant qu'il se cantonne dans une fonction de
stimulant des émotions ou de drogue, d'opium; pourtant, le contraste entre le
classicisme du " grand style " et les aspects émotionnels, impulsifs et
apparemment décadents de l'art romantique, ne saurait signifier une dissociation
irrémédiable. Dans chacun des passages de La Volonté de Puissance
qu'examine Vattimo, les états "morbides " apparaissent cormne des éléments
indispensables et positifs; rejetant l'ascétisme de la proximité du génie et de la
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folie selon Schopenhauer, Nietzsche choisit d'intensifier l'impact des "états
explosifs" sur l'équilibre du sujet, de façon que celui-ci, voyant s'évanouir tous
les schèmes hiérarchiques qui le soutenaient, disparaisse en tant qu'assujetti, en
tant qu'ultime ressac de la domination. La critique de l'art qui ne se réfère plus
au "grand style" est donc à comprendre comme un élément moteur de la
déconstruction elle-même : il ne s'agit aucunement pour Nietzsche de revenir à
un "classicisme" - et ici se vérifie ce que nous avions laissé entendre concernant
l'opposition entre "néo-classicisme" et "postmodernité" - ; mais bien de se
dresser contre un romantisme dont le sentimentalisme est jumelé avec un
moralisme - et en vue de cette fin, tous les moyens sont bons. Plus profondément,
la force n'apparaît plus comme l'imposition d'une forme; au contraire, les formes
éclatent sous l'effet des jeux de forces.
C'est que la force démasque la violence sous-jacente à la forme, tout
comme en général la volonté de puissance déstructure les ordres qui se
prétendent "naturels", divins, objectifs... Aussi le "grand style" n'est-il plus
l'aboutissement optimal, pour ne pas dire l'unique destin possible, de l'art vrai:
lieu de déploiement de la volonté de puissance, c'est-à-dire du dionysiaque, l'art
se soumet à ce que l'on pourrait appeler, en songeant à Reiner Schürmann, un
"principe d'anarchie" ; à ce "principe" se soumet ipso facto le "grand style" -
lequel ne "fonctionnera", désormais, que de façon "postmoderne". En regard, ce
qui ne fait pas partie du "grand style" peut parfaitement valoir en tant que
dénonciation de la violence.
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Notes
2. Cf. notamment Robert Venturi, Denise Scott Brown and Steven Izenour,
Learning from Las Vegas Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1972 (4th
Edition: 1980), passim.
6. Leonard Meyer: Music, the Arts, and Ideas, The University of Chicago
Press, 1967, p. 98.
9. Nietzsche: Die Unschuld des Werdens, Der Nachlass, II. Teil, § 876 (éd.
Kröner); cité par P. Chassard, op. cit., ibid. – Rappelons que Graham
Parkes, désireux de marquer l'importance (et la singularité) de l'ouvrage
intitulé Nihirizumu ("Nihilisme"), dû au maître de l'Ecole de Kyôto, Keiji
Nishitani, ouvrage dont il allait publier la traduction à la State University
of New York Press en l990, décida de lui donner pour titre The Self-
Overcoming of Nihilism. Cette notion, qui retrouvait l'idée d'une
Selbstüberwindung, ne pouvait pas ne pas évoquer certaines résonances
"nietzschéennes entre guillemets", celles du "dépassement de la
modernité". L' expression, concoctée dans le Japon des années trente, y
était fort prisée, car on estimait qu'elle définissait parfaitement le projet
d'émancipation de l'Orient vis-à-vis d'une "modernité" occidentale, et
notamment américaine, en pleine décadence ; aussi avait-elle fourni le
thème du fameux colloque "hyper-nationaliste"de l942 kindai no
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chôkoku; ce colloque, auquel participa Nishitani, a marqué une date: ne
consacrait-il pas l'adhésion des philosophes de Kyôto aux thèses de
l'impérialisme nippon, et ce en pleine guerre du Pacifique ?(Comme à
l'égard de Heidegger, la "pensée correcte" a trouvé là de quoi épiloguer.
Mais les artistes ne sont-ils pas assez souvent des penseurs "incorrects"?
La politique, au XXe siècle aura permis de régler commodément bien des
comptes.)
18. Reiner Schürmann, op. cit., ibid. – Voilà qui incite à réfléchir sur
l'attribution (due à Jean-François Lyotard) d'une assignation temporelle
précise au fragment et à l'essai. Si Schürmann parle d'"inaugurer" l'âge
postmoderne, et si cette inauguration s'accomplit par ce geste : fragmenter,
comment maintenir, avec Lyotard, l'appartenance du fragment à la
(simple) modernité ?
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23. Reiner Schürmann, op. cit., p. 66.
25. Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari: Rhizome, Paris, Minuit, 1976, p. 16.
Repris dans Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 12.
28. Cf. Reiner Schürmann, op. cit., p. 63-64. Selon Gregory Bruce Smith
(Nietzsche, Heidegger, and the Transition to Postmodernity, Chicago, The
University of Chicago Press, l996, p. l80, note 9), Reiner Schürmann, en
axant son interprétation de Heidegger sur l'an-archè, aurait commis
l'erreur de rendre étale l'antifondationalisme qu'il prête au philosophe. En
réalité, argumente Gregory Bruce Smith, Heidegger est bien un
"postmoderne", mais à la différence des zélateurs de la "déconstruction" et
du pluralisme systématique, il ne cherche nullement à temporiser, il se
tient prêt à affronter directement le Chaos, l'événement, bref le politique
comme tel. En s'efforçant de disqualifier "tout ce postmodernisme qui ne
vise qu'à conquérir le hasard" (p. 182), Smith croit pouvoir rabattre Reiner
Schürmann sur un late modernism. – Sans prétendre ici trancher un tel
débat, on peut faire remarquer qu'à l'époque où Smith a fait connaître sa
critique, Schürmann n'avait pas abattu toutes ses cartes ; son opus
magnum, dont l'intitulé annonce à lui seul la couleur (Des Hégémonies
brisées, Mauvezin, Trans-Europ Repress), est un livre posthume, qui a été
publié, comme celui de Smith, en l996 : Smith n'avait pu le lire lorsqu'il
préparait son argumentation.
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31. Cf. Gianni Vattimo, op. cit., p. 120.
44. L'expression est de Giairo Daghini, dans son entretien avec Jean-François
Lyotard: "Langage, temps, travail ", in Change international 2, mai 1984,
p. 43.
63. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. A.Vialatte, Paris, Gallimard, 1939, p.170.
64. Vattimo renvoie à Zeitler (1900). Cf. Le Avventure della differenza, cit.,
p. 110.
67. Mozart cité par Heidegger: Le Principe de raison, Paris, Gallimard, 1962,
p.158-159 (trad. André Préau).
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Beethoven, tout comme avec ou malgré l'"antithèse ironique" de Bizet, les
illusions, conscientes ou non, de l'art du temps. - Mais l'évolution ultérieure de
cet art est-elle venue, à l'instar de ce que tend à prouver au moins partiellement
l'histoire de l'art poétique au début du XXe siècle, corroborer les affirmations de
Nietzsche quant à la fonction poiëtique délétère de la métaphore ? Nul doute, en
effet, ne subsiste aujourd'hui relativement à la façon dont furent accueillies, dans
les cercles expressionnistes par exemple, les thèses nietzschéennes. Beda
Allemann a rappelé quel fut le succès du slogan de la "guerre à la métaphore"
inaugurée par le dramaturge Carl Steinheim, et l'importance du Programmschrift
gegen die Metapher publié en 1917 par Theodor Tagger (alias Ferdinand
Bruckner); de même, le poète Gottfriend Benn défraya la chronique en élaborant,
parallèlement au "retour" husserlien "aux choses mêmes" (zurück zu den
Sachen), son esthétique "anti-métaphorique" de la "nouvelle immédiateté"
(Unmittelbarkeit), à rapprocher également des attaques contre la métaphore
déclenchées par les Futuristes - songeons au Manifesto tecnico della letteratura
futurista dû à Marinetti (1912)(4). Le renouveau de l'allégorie chez un Ernst
Bloch (5) ne confirme-t-il pas d'autre part la suspicion naturelle que tout penseur
philomousikos se trouvait tenu, à dater de la publication de l'essai sur la musique
inclus dans le Geist der Utopie de 1918, de professer à l'endroit du
"métaphorique" comme tel ? - S'il en est bien ainsi, alors la musique instituée
elle-même, considérée hors du texte nietzschéen mais à la lumière des
implications de ce texte, peut être invoquée en guise de contre-épreuve: ne s'est-
elle pas, avec ses moyens et objectifs propres, érigée de son côté en adversaire
résolue de l'enlisement dans la métaphore? jusqu'à quel point lui était-il loisible
de participer à la cure de jouvence programmée par les tenants de la "nouvelle
écriture" au seuil de ce siècle?
On peut se demander, en premier lieu, en quel sens le musicien use de la
métaphore dans l'acception exacte - linguistique - de ce vocable. L'enquête
menée à ce sujet par Vladimir Karbusicky au niveau de la syntaxe
compositionnelle(6) recoupe de manière suggestive ce que Nietzsche, de
l'opuscule Vérité et mensonge… au Gai Savoir et à Par delà le Bien et le mal (7),
avait déjà fait valoir quant à l'opportunité, pour ruiner les codes établis et raviver
le singulier au détriment de l'identique, d'avoir recours à la parodie. De même
que les poètes évoqués dans Vérité et mensonge... se servent de la métaphore
contre la métaphore et font profession de neutraliser le poison par le poison, les
musiciens connaissent l'ambiguïté du pharmakon: Karbusicky montre à titre
d'exemple comment le schème harmonico-mélodique de la Rêverie de
Schumann peut servir de support d'"embrayage syntaxique" à l'intégration de
l'Humoresque de Dvorak. La "translation", dans ce cas, consiste dans l'échange
entre deux "formules" sonores, lesquelles, pour n'être pas des "concepts" au sens
canonique, n'en contiennent pas moins "une certaine charge sémantique" dont le
déplacement met en jeu une incontestable vis comica - du moins pour un
auditeur musicalement éduqué. Là, cependant, réside la limite du procédé: qu'il
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s'agisse en somme d'une facétie d'artiste de cabaret témoigne à l'évidence du
caractère bizarre, ou d'exception que revêt tout usage musical d'un geste
linguistique. Le "rajeunissement" ainsi obtenu ne saurait être qu'éphémère: il est
de toute façon trop intellectuel.
Il est en revanche un domaine au sein duquel la métaphore joue à plein, et
sans que s'y profile la moindre ombre d'ironie: celui, non certes directement
musical mais essentiel (depuis Nietzsche en tout cas) à l'épanouissement de la
musique, du discours que l'on tient à propos de l'art des sons. Voici ce qu'en dit
Karbusicky: "Le champ d'action le plus efficace du principe métaphorique se
situe normalement à l'intersection des deux systèmes langagier et musical. Rien
de ce qui se profère à propos des contenus musicaux ne saurait échapper à une
imprégnation métaphorique prédominante; ainsi s'explique la préférence de
l'herméneutique musicale pour des images adventices introduites en contrebande
au sein du flux langagier"(8) - Sans mettre sur la sellette la seule
"herméneutique" musicale, mais en élargissant le diagnostic de Vladimir
Karbusicky à l'ensemble des discours critiques que suscite la musique, on
conviendra avec Roland Barthes que le "culte de l'adjectif" qui s'y épanouit
dessert la cause qu'il croit servir. La métaphore, ici, apparaît doublement
superflue; elle n'en conditionne pas moins bon nombre d'appréciations soi-disant
esthétiques et en fait seulement culinaires, puisque son emploi systématique
revient à ravaler le jugement de goût à ce que stigmatisait Wittgenstein : il ne
s'agit guère que de se demander "quelle est la meilleure sorte de glace à la
vanille" (9); on est loin, à ce régime, de la "nouvelle écriture" qu'appelait
Nietzsche de ses vœux.
On invoquera cependant à propos du bon usage de la métaphore dans le
domaine musical une troisième possibilité, absente de l'analyse de Karbusicky
mais mentionnée par un autre musicologue de renom, Carl Dahlhaus, et qui
permet à la problématique de rebondir: celle par laquelle le discours que l'on
tient sur la musique est le plus susceptible d'influer sur la pratique musicale
réelle, parce qu'il concerne la formulation que le compositeur est tenu de se
forger, au moins pour lui-même, de la mise en séquence des événements
musicaux avec lesquels il travaille. Ainsi que l'observe Cari Dahlhaus,
l'interprétation d'une catégorie aussi déterminante que celle du temps musical
"n'est nullement indépendante de l'imagerie dont on se sert pour en décrire la
teneur. Et la nécessité dans laquelle on se trouve d'avoir à choisir entre des
métaphores rivales, au lieu d'être en mesure de parler directement de la chose
même, constitue la difficulté méthodologique avec laquelle les historiens de la
musique, qu'ils le reconnaissent ou non, sont perpétuellement aux prises."(10)
L'énumération des théories élaborées dans la seule langue de Goethe au
XIX siècle et au début du XXe siècle à propos du temps musical, énumération à
e
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Notes :
9. Cf. Ludwig Wittgenstein, "Leçons sur l'esthétique", II, 2 (sur le café), et II,
4 et 5 (sur la glace à la vanille), in Leçons et conversations, suivies de
Conférence sur l'éthique, trad. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, 1971,
p.34-35.
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11. Sur la définition de la notion même de "commun dénominateur", cf. Carl
Dahlhaus, Esthetics of Music (tr. William Austin), Cambridge, U.K.,
Cambridge University Press, 1982, chap. 13, p.74-83. (Original:
Musikästhetik, Köln, Musikverlag Hans Gerig, 1967.)
20. Mozart, cité Martin Heidegger, Le Principe de raison, trad. André Préau,
Paris, Gallimard, 1962, p.158-159. (Original : Der Satz vom Grund,
Pfüllingen, Neske. 1957.)
25. p.87.
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26. p.88.
27. p.89.
28. p.88-89.
29. p.91.
30. Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, tr. François Fédier, Paris,
Gallimard p.200. (Original: Unterwegs zur Sprache, Pfüllingen. Neske.
1959.)
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Chapitre 3 : Mythe, Musique, Postmodernité
Rêver, précisément, d'en avoir fini une fois pour toutes avec le mythe,
n'est-ce pas le péché mignon de l'Aufklärung ? En se demandant in fine quelles
variations le "dernier mythe" serait encore capable de subir, Blumenberg n'a
nullement songé, certes, à la forme musicale de la "variation". Mais Eero
Tarasti, en se rangeant d'entrée de jeu sous la férule lévi-straussienne, c'est-à-
dire en se pliant à l'exigence de scientificité dont se réclame l'anthropologie
structurale, ne fait pas allégeance à la seule méthodologie (d'obédience
saussurienne) qu'a forgée son mentor, il diversifie au maximum ses angles
d'attaque pour tenir compte de la complexité multidimensionnelle du corpus à
étudier. Et cet éclectisme, qui tranche à première vue sur le monolithisme de
l'édifice blumenbergien, va lui permettre d'esquiver précisément l'objection
majeure que l'on est en mesure d'adresser, au nom de l'aporie du "dernier mythe",
à la philosophie de l'histoire qui sous-tend le structuralisme, c'est-à-dire plus
généralement à l'Aufklärung.
Comme l'a fait observer Robert Jaulin, cela fait une charade:
"Qui a du son et du sens
pas de son et pas de sens
du son et pas de sens
pas de son et du sens" (8)
Seulement, cette présentation démystifie d'un coup l'entreprise, dont "l'effort
d'artificialité" a quelque chose d'enfantin. Et Robert Jaulin peut alors enfoncer
le clou : "le sens, comme le son, ne peuvent être pertinents par rapport à eux-
mêmes, comme "sens" ou comme "son"; que le sens ou le son puissent ou non
exister stricto sensu est mineur ; ce qu'ils peuvent dire et qu'il conviendrait de
leur faire dire sont les structures par lesquelles ils se déploient, et qui leur sont
sous-jacentes. Il est comique qu'un structuraliste en chef, Claude Lévi-Strauss,
ait pris au pied de la lettre le son et le sens, les ait châtrés, vidés, réduits à des
mots, puis se soit imaginé, à partir de là, expliquer ou fournir la moindre
information sur des phénomènes tels que la musique, les mythes, les
mathématiques ou les langues naturelles." (9)
Nous avons insisté sur le caractère varié, pour ne pas dire bigarré, des
illustrations musicales proposées par Tarasti. A lui seul, un tel choix est
synonyme de liberté. Que Messiaen soit présent de manière substantielle, tout
comme Satie et Milhaud ou Poulenc, mais que la seconde Ecole de Vienne ne
figure que de façon homéopathique (avec seulement le Wozzeck de Berg et
l'Erwartung de Schönberg), voilà qui est révélateur non seulement des goûts de
l'auteur - lesquels, assurément, n'ont pas, en principe, à intervenir - mais de la
teneur des thèses qu'il défend. La démarche diffère ici radicalement de celle de
Lévi-Strauss, car la sémiotique qu'envisage Tarasti ne consiste pas en une
formalisation du vécu, mais en une pragmatique dans laquelle, selon le mot
d'Herman Parret, la "raisonnabilité" importe davantage qu'un logos excluant tout
pathos - ce qui requiert le dépassement de tout modèle totalisateur de type
structuraliste, c'est-à-dire ne reconnaissant que l'immanence du sens (11). A
l'horizon de la problématique, on voit déjà pointer les prolégomènes à ce que
désignera, vingt ans plus tard, l'expression "sémiotique existentielle"(12). Loin
de prétendre réduire la complexité de la confrontation du mythe et de la musique
en exhibant un algorithme obtenu de manière hypothético-déductive, Myth and
Music s'attaque en premier lieu à la labilité des diverses contextualisations, qu'il
s'agit d'appréhender in statu nascendi et hic et nunc plutôt qu'urbi et orbi. Certes,
Lévi-Strauss avait frayé la voie - mais n'y a-t-il pas perdu son latin ?
Pour éviter d'oublier le sien, Tarasti n'y va pas par quatre chemins, mais
par cent, voire mille! En faisant un sort au seul Lévi-Strauss, on ne rend
nullement justice à l'aspect tentaculaire, sinon myriapode, du gigantesque
patchwork théorique auquel se voue toute la première partie de l'ouvrage, car les
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emprunts successifs à Jakobson et Vladimir Propp, ou encore à André Jolles et
aux théoriciens de l'Ecole de Tartu, constituent dans Myth and Music autant de
prêts à court terme engageant des échafaudages momentanés et par conséquent
taillables et retaillables à merci. Cette attitude autorise des percées subites et des
rétrogradations brusques, dictées par le matériau, circonstanciées, bref calibrées
au mieux des besoins locaux - comme si chacune des partitions considérées, ou
même chaque fragment, était justiciable d'un traitement sui generis, tenant
compte de ses particularités propres. De telles variations méthodologiques se
laissaient seulement entrevoir chez Greimas; leur amplitude, chez son fidèle
disciple, a pu déconcerter quelques commentateurs, surpris par le flou apparent
de certaines taxinomies. Ainsi, l'énumération des "sèmes" deviendrait suspecte,
car des "isotopies" viennent s'y mêler. Mais en faire le reproche à l'auteur sur le
plan théorique ne constitue une objection que si l'on l'applique à un texte
musical précis, lequel se révélerait effectivement rebelle à l'empiétement
suggéré. Dans son Essai d'une philosophie du style, Gilles-Gaston Granger
s'était déjà penché sur ce problème, et ses conclusions aboutissaient à débouter
la suggestion exprimée par Greimas d'une "sémantique structurale" entée sur la
métaphore d'une "chimie du sens", laquelle appliquerait aux "effets de sens" la
classification des corps isotopes élaborée à partir du tableau de Mendeleïev.
Selon Granger, l'erreur de Greimas provenait de ce que la signification relevait
moins de la structure de la langue, donc de la juridiction de la phonologie ou de
la syntaxe, que d'une "schématisation" visant à "transmuer le vécu en une
structure-objet"(13), donc de la juridiction d'une stylistique. Dans ces conditions,
un lexique ne saurait être rendu tributaire d'une planification abstraite, mais
dépendrait des sériations particulières selon lesquelles s'articuleraient nos
expériences vécues : d'où l'idée d'une "pluralité ouverte d'organisations
simultanées du sens" (14), pluralité responsable des "équivoques,
chevauchements ou doubles emplois" que l'on décèle déjà chez Aristote pour
peu que l'on s'intéresse à la stratigraphie des "pavages lexicaux" dont il est
coutumier (15).
C'est que, tout en s'effectuant "au bénéfice" du mythe, qui "n'a qu'à" se
laisser accompagner, en somme, par la musique, la rencontre entre mythe et
musique loin de laisser le mythe intact, lui assigne une incarnation qui l'oblige à
évoluer. La "mise en musique" de Kullervo a beau s'accomplir à partir d'une
"autocommunication interne" (Kasparov) par laquelle le compositeur accouple
avec l'idiome wagnérien telle légende du Kalevala, celle-ci sort transformée de
l'opération. Et symétriquement, le "style" de Sibelius ne sera jamais plus tout à
fait le même. Cependant, le sémioticien ne l'entend pas exactement de cette
oreille. Pour lui, la structure narrative utilisée, avant tout mixage, relève d'une
grammaire distributive commune à un ensemble de mythes, et dont l'imperium
s'exerce de façon discrétionnaire sur l'usager en lui dictant non seulement le
mode de lecture à adopter mais la procédure transformationnelle à suivre pour
que la mayonnaise finisse par prendre et qu'un sens - une saveur - jaillisse. Et la
musique est logée à la même enseigne - mutatis mutandis...
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Pourtant, un grain de sable risque d'enrayer le bon déroulement de cette
"parthénogenèse" de l'orthodoxie : si un récit, pour être écouté et compris, doit
préalablement recueillir l'assentiment de l'ensemble des usagers, l'identité du
muthos et du logos n'est qu'un faux-semblant, un simple effet de rhétorique
destiné à lisser les aspérités pour faire taire toute différence, tout particularisme
qui risquerait de porter atteinte à l'homogénéité ambiante. Museler les mythes
par linguiste/ethnologue interposé revient à promouvoir leur lisibilité. Mais à
s'acquitter, ce faisant, d'une mission "pacificatrice" dont le bénéfice sera tiré par
le commanditaire, on court le risque de transformer les différences en différends.
Quelle garantie en effet pourrait-on exiger d'un colonisateur, désireux par
hypothèse de momifier la culture de ceux qu'il exploite afin de mieux les
dominer ? Epingler un mythe dans les règles de l'"art", voilà bien sûr l'activité
suspecte-type, au regard du colonisé jaloux de son indépendance ! - La remontée
structuraliste du sens au signe ne peut-elle cependant qu'être mal interprétée ?
Une pragmatique communicationnelle comme celle d'Habermas ou d'Apel
estime pouvoir s'en remettre au consensus, c'est-à-dire à un principe
d'autoréflexivité, pour fonder en raison l'objectivité de l'investigation et dissiper
les malentendus provenant d'un choix critériologique discutable. On devrait, par
le seul recours à l'argumentation et à la discussion, résoudre les conflits dans
l'œuf, avant qu'ils n'éclatent : si les mythes affichaient au grand jour l'innocuité
de la logique qui les structure, les batailles cesseraient faute de combattants ! –
A une telle tentative de sauvetage, qui s'efforce de déculpabiliser la modernité
en lui restituant sa virginité communicationnelle perdue, comment ne pas
objecter qu'elle retombe dans l'aporie blumenbergienne du "dernier mythe"? Car
la totalité qu'elle vise ne disculperait le "travail sur le mythe" qu'en le
détotalisant, en le dédouanant de son totalitarisme, de son inféodation
inconditionnelle à la discursivité, et finalement au Concept.
On en revient à Hegel, et au "travail du négatif", vecteur, dans les Cours
sur l'esthétique, de la soi-disant "mort de l'art"(mais qui n'est mortifère qu'à
l'intérieur du système); en regard, Eliane Escoubas fait état d'une "usure du
négatif" (23); la "science de l'art", écrit-elle, "ne peut se constituer que lorsque
l'art est "chose révolue", "chose du passé". Pourquoi ? Hegel le dit : "le passé
n'appartient qu'au souvenir, et le souvenir procède déjà lui-même à
l'enveloppement des personnages, événements et actions dans le vêtement de
l'universalité, à travers lequel les particularités extérieures et contingentes
singulières ne transparaissent pas." (...) Alors, le "sérieux véritable" auquel
Hegel veut nous conduire reste-t-il l'art, ou bien est-ce la science de l'art ? Et que
reste-t-il de l'art dans la science de l'art ?" (24) - De même, on l'a vu,
Blumenberg, en montrant que si l'idée d'une "mort du mythe" est elle-même un
(autre) mythe, la réduction du mythe à une discursivité "tautégorique" à la
Schelling est intenable, Blumenberg, donc, coupe à Hegel et Habermas l'herbe
sous le pied afin de frayer la voie à l'allégorie et à la métaphore, c'est-à-dire à la
créativité du mythe, à ce qu'il nomme une navigatio vitæ (25).
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Nous sommes à présent mieux en mesure d'aborder le désenclavement
qu'opère, en s'aidant de la musique, Eero Tarasti. Sa trajectoire le conduit dans
les parages du troisième des ouvrages-phares évoqués au départ, La Condition
postmoderne de Jean-François Lyotard; même si les questions traitées et les
méthodes suivies diffèrent de façon radicale, des convergences soudaines
donnent à réfléchir, qui méritent, semble-t-il, d'être versées au dossier de la
problématique contemporaine des relations mythe/musique, car la modernité,
troisième terme de notre intitulé, s'y trouve mise "en examen".
On a reconnu, bien évidemment, les trois noms auxquels il est ici fait
allusion - soit respectivement Lucien Lévy-Bruhl (du moins celui de La
Mentalité primitive), Claude Lévi-Strauss, et Robert Jaulin. Or il s'agit des trois
"tentations" dont nous avons esquissé l'impact sur la trajectoire du Myth and
Music d'Eero Tarasti... Semblable connivence n'a rien, certes, qui puisse
surprendre ; que ce choix se soit imposé au même instant à nos deux auteurs
(avec la réserve que nous avons mentionnée en ce qui concerne Jaulin, non cité
chez Tarasti), quoi de plus naturel ? - Mais le recoupement mérite d'être souligné
au prorata de l'effet de miroir qu'il suscite : de part et d'autre, on se trouve bien
en terrain commun, et ce terrain (qui ne requiert nullement l'identité des deux
parcours à venir) se présente d'emblée comme musical. Ne nous y trompons
pas : les pages que consacre Lyotard à la "pragmatique du savoir narratif"
semblent dévolues à des considérations d'ordre exclusivement textuel,
puisqu'elles situent explicitement le débat au niveau du "fait" que constitue,
d'après l'auteur, la "forme narrative". Cependant, les deux premiers "sens" du
récit, "forme par excellence de ce savoir", où il est traité d'une part des
"formations" (Bildungen), et d'autre part des "jeux de langage", seront expédiés
à raison d'un paragraphe chacun. En revanche, Lyotard abat ses cartes dès lors
qu'entrent en lice les troisième et quatrième volets de l'enquête, qui portent sur la
"transmission des récits" et leur "incidence sur le temps". L'interrogation prend
ici toute son ampleur : le musical s'y déploie dans sa plénitude, saisie - sur un
mode particulièrement incisif - à l'instant précis de son effectuation (Lyotard
dit : de sa "performance") en tant que rite, soit lorsqu'il n'est plus (ou pas encore)
question de le disjoindre de son "accompagnement" mythique, verbal ou vocal.
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L'extrême compacité des formules à l'aide desquelles Lyotard rend
compte des bénéfices didactiques ou initiatiques à tirer des Bildungen (qui nous
renseignent sur les critères de compétence en vigueur dans le groupe considéré,
ainsi que sur les modalités d'évaluation des "performances"), et l'extrême
parcimonie dont témoigne l'inventaire express des énoncés (dénotatifs,
déontiques, interrogatifs, évaluatifs) composant le "tissu serré" des récits - toute
cette litote voue les deux premiers paragraphes à un rôle introductif, sans doute,
au regard de ce qui va suivre. Mais il n'est pas interdit d'en interpréter la
brièveté comme manifestant justement une prise de congé vis-à-vis des contenus
strictement "langagiers" de la mytho-poétique elle-même, puisque ce qui suivra
aura pour but de dévoiler, autant que faire se pourra, l'économie intégrale de la
confrontation langage/musique telle que l'accomplit la "performance" rituelle.
Au raccourci près, la démarche lyotardienne est à mettre en parallèle avec celle
de Tarasti, dont elle constitue la contre-épreuve éloquente. Car le projet
tarastien s'inscrit dans le prolongement de l'étude de Charles Boilès sur la
substitution du musical au mythique dans les textes rituels des Indiens Tepehuas
(1973), à la manière exacte dont procède Lyotard axant sa pragmatique sur le
Dit des vrais hommes compilé en 1977 par André-Marcel d'Ans, et dans lequel
s'ouvre la même problématique, à ceci près qu'elle innerve un corpus distinct, la
transcription de soixante récits, contes et légendes issus de la tradition orale des
Indiens Cashinahuas (30). On ne saurait évidemment mettre sur le même plan le
travail de Boilès, dont l'érudition laisse pantois, et celui d'André-Marcel d'Ans,
soucieux d'éviter "l'écueil de ces éditions savantes qui, trop souvent, sous
couleur de "fidélité au texte", n'offrent de l'art des conteurs indiens qu'une vision
à la fois pédante et balbutiante" (31) - pas plus qu'on ne se risquera à estomper la
différence entre une perspective résolument musicologique comme celle d'Eero
Tarasti et une approche philosophique "à part entière" comme celle de Jean-
François Lyotard. Néanmoins, peut-être faut-il se rappeler que Tarasti avait,
bien avant d'avoir lu Boilès , entrepris de traduire en langue finnoise Sein und
Zeit ; et qu'au même âge, Lyotard suivait les cours de Jean Beaufret au Lycée
Condorcet. N'étaient-ils pas prédisposés - chacun de son côté, et à sa façon – par
une certaine tournure d'esprit, à scruter les arcanes de ce que Mikel Dufrenne a
étudié, dans le sillage (mais non tout à fait dans la mouvance) de Lévy-Bruhl et
Charles Kérényi, sous la dénomination de "mentalité primitive" (32)?
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Pour quelques hauteurs sonores éparpillées dans un segment temporel restreint,
c'est impressionnant d'efficacité." (37)
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Notes :
1. Cf. Donald Jay Grout, A History of Western Music, New York, 1962, p.
699 ; cité par Carl Dahlhaus, Grundlagen der Musikgeschichte, Köln,
Musikverlag Hans Gerig, 1967 (chap. II).
2. Cf. respectivement Eero Tarasti, Myth and Music, The Hague, Mouton ;
Hans Blumenberg, Arbeit am Mythos, Frankfurt am Main, Suhrkamp et
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Ed. de Minuit.
Ces trois ouvrages ont effectivement paru la même année (1979).
Toutefois, Myth and Music, dont le manuscrit est daté de décembre 1977
a fait l'objet d'une pré-publication sous les auspices de la Finnish
Musicological Society (Acta Musicologica Fennica n°11, Helsinki,
Suomen Musiikkitieteellinen Seura, 1978).
21. Michel Serres, en soulignant sa formule, précise qu'il "s'agit à peu près
d'un théorème" (cf. La Traduction, Paris, Ed. de Minuit, 1974, p. 259).
22. Raymond Court s'est attaché, dans Le Musical (Paris, Klincksieck 1976, p.
295 sq.), à dépister les failles (ou lapsus...) qui laissent entrevoir, sous le
masque d'un "positivisme intransigeant et hautain", l'ebullitio d'une
"passion mal contenue" (p. 295-296) ; mais il lui faut vite déchanter (p.
299-300) : Lévi-Strauss n'est pas Nietzsche. Reste à élucider la
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signification des "failles": jusqu'à quel point ne sont-elles pas
intentionnelles ? Et de quoi la "subjectivité" lévi-straussienne est-elle à
son tour le masque ? Nietzsche ne se serait sûrement pas privé de
poursuivre l'enquête...
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27. Jean Beaufret, que cite Lyotard p. 37, aimait à rappeler qu'il convient de
rattacher à l'"opinion" tout jugement euphorisant devenu dogme : ainsi en
va-t-il de la doxa theou (la "gloire de Dieu").
30. André-Marcel d'Ans, Le Dit des vrais hommes, Paris, U.G.E., 1978.
39. Paul Klee, Das bilderische Denken, Schriften zur Form- und
Gestaltungslehre, herausg. von Jürg Spiller, Basel,1950, S. 17.
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Chapitre 4 : Musique et narrativité : L'écriture du bruit
(Notes sur le devenir de la musique selon Leonard B. Meyer)
1 - Les quelques réflexions que l'on propose ici sont parties de l'affirmation
de Jean-François Lyotard selon laquelle est narrative toute forme où le mètre
l'emporte sur l'accent, de telle sorte que le temps y expédie les périodes à l'oubli
(1). Dans La condition postmoderne, Lyotard insiste sur ce qu'il dénomme la
"fonction léthale du savoir narratif" : la "référence des récits" y est toujours
contemporaine de "l'acte de leur récitation" (2) ; dès lors, "le temps cesse d'être
le support de la mise en mémoire et devient un battement immémorial" (3).
Cette thèse intéresse tout particulièrement le musicien. D'abord, Lyotard
lui-même se réclame de certaines musiques contemporaines (autant que de
musiques "ethniques") pour constater qu'elles tentent aujourd'hui de "retrouver
ou du moins approcher" ce "savoir fort commun" que véhicule la narrativité ; et
par là, il rejoint la conception gadamerienne de l'oeuvre d'art temporelle. Pour
Lyotard comme pour le Gadamer de Vérité et méthode, être, pour l'oeuvre, c'est
être-joué ou être-représenté ; et de même que la fête n'existe qu'à être célébrée,
l'oeuvre n'est elle-même, donc elle n'est toujours la même, qu'en demeurant, par
l'irréductible singularité de son apparaître, incommensurable à ce qui a été et à
ce qui sera; en sorte que son identité est temporelle en un sens profond; elle
consiste dans la libération des trois dimensions du temps l'une par rapport à
l'autre, chacune des trois - passé, présent, futur - n'existant que par son
appartenance à l'intensité de présence du jeu ou du récit. L'oeuvre, axée sur la
présence - l'"acte présent", dit Lyotard ; la "contemporanéité", dit Gadamer -,
déploie une temporalité "à la fois évanescente et immémoriale" (4).
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Mais un Xenakis, précisément, n'hésite par à violer cet interdit. C'est que
l'espace ne lui paraît pas moins digne d'être "vécu" que le temps. Raisonnement
d'architecte ? Pas nécessairement. Il suffit, pour s'en assurer, de considérer de
plus près l'argumentation de Leonard Meyer à propos des musiques
"hiérarchiques" - seules susceptibles à ses yeux, comme on l'a mentionné plus
haut, de nous aider à nous orienter dans le chaos, parce qu'elles soutiennent la
mémoire(34).
La hiérarchie repose sur la clôture, c'est-à-dire sur l'obtention d'une
"stabilité" au moins relative (35) - et le temps des relations ou des structures
n'est autre que le temps mis pour arriver à une telle stabilisation. Les différents
paramètres du son peuvent aider tous ensemble à cette acquisition : ils seront
dits dans ce cas congruents. S'ils ne contribuent pas à égalité à la clôture, on les
tiendra pour incongruents. Il est clair que la durée d'un morceau dépend du
degré d'incongruence entre paramètres : la fin, le telos de l'oeuvre, ce n'est pas la
cessation (factuelle) de l'émission sonore, mais le point de rencontre de
l'ensemble des paramètres, une fois ceux-ci parvenus à une congruence
suffisante pour que se produise la cristallisation de la clôture. Le fléchage du
temps, sa dynamique, dépendent ainsi de l'élimination des incongruences. Rien
de surprenant à cela : le "procès" selon Meyer consiste, tout à fait normalement,
à se débarrasser du bruit.
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Notes
6. Cf. Leonard B. Meyer, "The End of the Renaissance?", in Music, the Arts,
and Ideas, The University of Chicago Press, 1967, p. 68-84.
18. Cf. Meyer, Explaining Music, University of Chicago Press, 1973, p.184.
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20. Meyer, op. cit., p. 184, note 30.
33. Cf. Gisèle Brelet, Le temps musical, Paris, P.U.F., 1949, t.1, p. 144.
37. Meyer, Music, the Arts, and ideas, op. cit., p. 245-265.
112/514
40. Meyer, Explaining Music, op. cit., p. 105.
113/514
Chapitre 5 : Art Gestell Doxa
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totalité commence de rétrécir" (37) - ou encore : "Le rapetissement
métaphysique du monde engendre l'évidement (Aushöhlung) de l'homme." (38)
Mais l'intérêt du Petit Traité d'art contemporain est de faire porter
l'enquête, au sein de l'investissement généralisé du couple art / doxa par cet hôte
redoutable, mais combien désirée de la métaphysique occidentale qu'est la
technique, sur un domaine soigneusement délimité, celui des "technimages" (39).
Dans la présentation du numéro spécial qu'elle avait choisi, en 1994, de
consacrer, dans la Revue d'Esthétique, aux réalités et virtualités que recouvre ce
mot-valise, Anne Cauquelin avait clairement situé l'enjeu: "Armé contre la
technique par des auteurs bien en cour - Heidegger et Benjamin toujours cités -
l'esthéticien peut choisir d'en rester là et se lover dans le douillet contentement
du "Grand Art", faire comme si les nouvelles technologies de l'image
n'existaient pas. De fait, le philosophe est étrangement absent de la scène.
Pourtant, les questions suivantes le concernent directement et il serait temps
qu'il consente à y accorder de l'attention :
1. Ce qu'on appelle les "nouvelles images" sont-elles en continuité
avec ce qui, du même coup, deviendrait de "vieilles images", et,
à ce titre, seraient-elles prises en compte par une esthétique dite
"élargie" ?
2. Il est cependant difficile d'ignorer les points de rupture avec l'art
visuel traditionnel : virtuel, réseau et méta-réseau sont les
matières des nouvelles technologies de l'image. Elles ne
conditionnent pas seulement la création mais aussi la réception.
Pour qu'un art soit reconnu comme tel, encore lui faut-il des lieux
d'exposition, une mise en vue, voire une scène, d'où un public, et
un appareil de commentaires. Quel public pour les nouvelles
images, quels lieux, quel type de critique?"(40)
Le Petit Traité, deux ans plus tard, commence par baliser les grandes
lignes de la vulgate esthétique post-kantienne qui, "solidement enracinée",
"forme un écran, un cache, à travers lequel on tente de saisir en vain la
contemporanéité"(41). Ce sont:
1. le désintéressement, que la doxa n'hésite pas à déplacer du
jugement lui-même, où Kant le situait, à l'objet du jugement, afin
de signifier "aux artistes de bien se tenir", en s'abstenant de
produire des "objets à notice" - traduisons : des ustensiles, des
artefacts utilitaires ;
2. la neutralisation, c'est-à-dire l'opération par laquelle Kant,
disjoignant raison pure et raison pratique, ouvrait à l'intention de
l'esthétique un espace de "distanciation propice à la
contemplation"; cette opération devient, sous l'empire de la doxa
requinquée, à peu près l'inverse de ce qu'elle signifiait pour le
criticisme: tantôt l'artiste est sommé par la doxa de renouer avec
un minimum de moralité, tantôt il est invité à s'expliquer sur la
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teneur de ce qu'il prétend transmettre (ce qui n'est aucunement
exclusif de la revendication d'un libre accès sentimental et
"analphabète" à l'usage du consommateur moyen, normalement
rétif à tout intellectualisme);
3. l'unicité, critère qui regroupe, au gré d'une doxa changeante,
l'originalité, la signature de l'œuvre par un seul auteur, et son
caractère d'objet "achevé, plein";
4. enfin, la communicabilité, sous laquelle la doxa revendique pêle-
mêle la facilité d'accès tant matérielle (le musée) que spirituelle
(il doit y avoir un sens, tout un chacun doit pouvoir à la fois le
ressentir et en discuter) ou intentionnelle (l'auteur est supposé
avoir voulu ce qu'il propose). - La combinaison de ces quatre
exigences principales, pour confuses, voire contradictoires,
qu'elles soient, définit l'horizon d'attente que se fixe la doxa : les
"nouvelles images" ne seront reçues que dans la mesure où elles
n'auront pas contrevenu à cette attente ; mais des exceptions
seront éventuellement consenties, pour celles qui n'auraient
contrevenu qu'à une partie des réquisits ainsi énoncés. La
seconde partie du livre est consacrée à l'étude des "objets
déceptifs", classés selon l'importance des "contraventions"
encourues devant le tribunal doxique.
Or ce tribunal plus ou moins hérité de Kant est, à l'évidence, de parti pris.
Et même il se veut dissuasif à l'endroit des contrevenants apparemment venus du
dehors, des marches de l'empire, qui prétendent, semble-t-il, oeuvrer d'égal à
égal avec les artistes déjà homologués comme tels, c'est-à-dire jouant le jeu de la
tradition en ne la démentant jamais que partiellement; mais qui, en réalité, se
soucient comme d'une guigne de faire ou non besogne proprement artistique,
puisque seule la technique les intéresse. Pour décrire les péripéties du procès
intenté par l'inquisition doxique à l'encontre de ces nouveaux arrivés dans le
champ de l'art, Anne Cauquelin multiplie les exemples, en suivant l'ordre des
exigences précédemment exposées, et en montrant dans le détail comment elles
viennent à être bafouées. C'est ainsi que :
1. Violentant le principe de désintéressement, les tenants des
technimages exhibent des notices sans oeuvres, de purs et
simples modes d'emploi ; à moins qu'ils ne se contentent
d'exposer, sans autre explication, de vulgaires supports
techniques ; ils se dispensent de toute mise en scène, au profit
d'espaces inventés (tel est le cas d'Internet);
2. Au lieu de tenir à distance la morale et le concept, ils
affirment l'efficace - et abolissent tout ce qui ne relève pas -
de la seule information : la construction numérique intègre à
chaque fois le référent en lui assignant de ne consister qu'en
virtualités opératoires momentanément impliquées ;
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3. La doxa prônait l'unicité et entendait ramener la série à
l'original ; les technimages, d'emblée polymorphes, se prêtent
à des réactivations indéfinies, dues à une pléthore d'auteurs-
spectateurs en réseau, pour lesquels la seule nouveauté réside
dans l'introduction de chromos en guise d'icônes ;
4. Ne communiquant aucun message, mais le fait de
communiquer, la technimage se fait simple transmission,
comme l'avait stipulé McLuhan, du medium lui-même ; elle a
donc pour site le réseau (multidimensionnel) des entrants et
sortants, si bien que tout site (au sens traditionnel) tend à
devenir un cas d'espèce dont le non-site (dans l'acception de
Robert Smithson) serait le genre ; la déterritorialisation est par
conséquent absolutisée.
"On comprend alors, épiloguait naguère Anne Cauquelin, la résistance
d'une grande partie du public - amateurs et professionnels de l'art - devant cette
mise à mort de tout ce que deux siècles d'aventures économiques et théoriques
ont durement conquis : le prix de l'incommunicable, la situation privilégiée de
celui qui peut, dans un monde tel que le nôtre, proposer un peu (un jeu) de non-
sens ou, si l'on veut, un peu d'in-communication dans la communication
généralisée." (42) - Il reste que l'attitude de la doxa étant essentiellement
défensive, l'inflation technologique (même si elle se heurte d'autre part à une
résistance institutionnelle de la part de l'"état culturel") (43) conserve l'avantage
de l'initiative : elle aiguillonne la production "classique" et l'oblige à évoluer, à
se mettre au goût du jour. Les artistes au sens canonique du terme ont
parfaitement compris quelle stratégie leur serait favorable : ils font mine de
"sortir de l'art" en attaquant la doxa "de l'intérieur". Comme ils sont déjà rodés,
ils prennent soin, pour se faire reconnaître, de jouer sur les attentes et ce
qu'Anne Cauquelin baptise les "décepts", sans se placer vraiment "hors site" ;
leur contestation, précisément parce qu'elle est calibrée au coup par coup, est
d'autant plus efficace qu'elle apparaît modérée et oblique, donc moins
dangereuse que l'offensive frontale des grands naïfs que sont assez souvent les
partisans de la technicité à tout va (44). Ils passent donc pour les véritables
artistes, tout en économisant le maximum d'énergie ; et à cet égard un ready-
made signé Duchamp cumule les bénéfices, puisque tout en affectant d'importer
de l'extérieur un hérisson porte-bouteilles ou une roue de bicyclette, l'auteur,
alias "R. Mutt" ("ready-made eût été"), appartient bel et bien au sérail, ce qui
lui confère l'aura de l'authenticité (45). Dans ce sillage prestigieux, un Yves
Klein ou un Andy Warhol pourront inscrire impunément leurs transgressions
(46).Et Anne Cauquelin, au détour d'un inventaire passant en revue bon nombre
des singularités affichées par les conceptuels, les minimalistes et les adeptes du
Land Art, attire à juste titre l'attention sur la pertinence méthodologique d'un
recours au nominalisme (47) : sans prétendre venir à bout de la variété des cas
individuels, une telle démarche permettra à tout le moins de s'orienter dans le
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plérôme des nuances et innovations de détail qui ne cessent d'affecter, jour après
jour, la physionomie d'une création orientée - au rebours de ce à quoi le passé
nous avait habitués - vers les "choses" plutôt que vers les "objets" (48).
On mesure par là l'originalité des perspectives ouvertes par le Petit
Traité d'art contemporain. L'auteur montre comment l'objet d'art - fût-il
l'"objet-dard" de Duchamp - , au lieu d'être arraché au chaos, comme un paysage
est construit en se laissant défalquer de la "chose-nature", renvoie délibérément,
à des fins toujours plus ou moins tactiques, à ce chaos que la doxa n'en finit pas
d'exorciser. Cela va en sens inverse du Qu'est-ce que la philosophie ? de
Deleuze-Guattari, dans lequel le "plan de composition" de l'œuvre était réputé
prémunir celle-ci contre le chaos ; moyennant quoi force était de reconnaître que
priorité devait être donnée à la lutte anti-doxa, l'affrontement du chaos pouvant
néanmoins se révéler utile en tant qu'"instrument" contre la doxa. Anne
Cauquelin, on le voit, évite cette palinodie; c'est qu'elle admet directement
l'équivalence de la technique et du chaos, équivalence qui force à réfléchir sur
l'essence de la technique et à assumer, un peu plus joyeusement, certes, que ne
le fait Heidegger, mais avec une rigueur qui n'est pas moindre, les implications
ultimes de ce "dispositif" qu'est le Gestell (49). Dans les dernières pages de son
Petit Traité... Anne Cauquelin ne se montre pas spécialement tendre à l'égard de
la culture, cette "sécurité" dont s'entoure la doxa-opinion afin de sauvegarder la
pérennité de la croyance en l'existence de l'art (50). De même, elle prend acte,
certes, du fait que le réseau comme site matériel entraîne l'adoption d'un site
conceptuel nouveau, en l'occurrence le paradigme de la communication
ubiquitaire et en temps réel, interactif, entre les utilisateurs du réseau(51); mais
il ne lui échappe pas que le réseau risque de devenir un objet encore plus
totalitaire que l'œuvre : dès lors que tout le monde joue le même jeu, on se
trouve vite acculé au dilemme "être communiquant ou ne pas être" (52).
Consciente de la menace qu'exprimait Cassandre/Edmond Couchot de
"l'irrigation permanente de l'imaginaire par la technoscience"-- l'épiphanie de la
transparence universelle... (53) -, elle partage l'avis de Gilbert Simondon : si le
"système" de la technique se fermait, se saturait en industrie, comme le langage
en grammaire ou la religion en théologie, alors la technique se développerait
seule avec elle-même, se bouclant sur un monde où ne serait admis de l'homme
"que ce que la technique décide d'inscrire dans ses artefacts." (54) Il n'empêche
que le réseau peut aussi servir de modèle, de charge critique contre le support
communicationnel lui-même (que Nietzsche décrivait déjà comme un
Untergestell) (55): le présupposé selon lequel il symbolise le paradigme des
transformations possibles du site esthétique autorisait, comme on l'a vu,
l'examen de "l'art à l'extrême" - les technimages, par exemple - comme
aimantant "l'art aux limites" - sans doute le seul qui soit en définitive appelé à
compter, s'il est vrai, comme l'a énoncé à plusieurs reprises Heidegger, que la
limite n'est nullement la dimension dernière de ce qui cesse mais ainsi que les
Grecs l'avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être.
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Notes :
2. Das Wesen der Technik ist in einem hohem Sinne zweideutig. Solche
Zweideutigkeit deutet in das Geheimnis aller Entbergung, d. h. der
Wahrheit. (Martin Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Neske,
1954, S. 4 1) – Cf. l'analyse capitale de Dominique Janicaud, La
Puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p.265-282.
20. Anne Cauquelin, Essai de philosophie urbaine, Paris, P.U.F., 1982, p.149.
27. Cité in Jean Beaufret, Le Poème de Parménide, Paris, P.U.F., 1996 (rééd.,
coll. Quadrige), p.66.
29. Cf. la note allemande de Peter Pütz dans son édition des oeuvres de
Nietzsche dans les Goldmann Klassiker, reprise en français in Nietzsche,
Œuvres, éd. Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Laffont, coll.
Bouquins, I, p. 1256 (réf : p.371).
32. Cf. Anne Cauquelin, Petit Traité d'art contemporain, Paris, Ed. du Seuil,
octobre 1996.
36. Cf. Martin Heidegger, Die Zeit des Weltbildes, in : Holzwege, Frankfurt
a/M., Klostermann, 1950, S.88.
39. Sur le choix, par Anne Cauquelin, de ce néologisme, cf. son Petit Traité...
cit., p.90.
40. Anne Cauquelin, "Le mot-valise balise le terrain", in Anne Cauquelin éd.,
Les technimages, Revue d'Esthétique, n°25, 1994, p.7.
41. Anne Cauquelin, L'Art contemporain, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?,
n°2671, 1992, p.10. Dans les pages ci-après, nous suivrons (au pas de
course...) l'exposé de la vulgate, puis le détail de sa réfutation par l'"art à
l'extrême" et l'"art contemporain aux limites", soit les pages 83 à 117 du
Petit Traité...
44. Cf. la remarque du Petit Traité..., p. 108: "En somme, ce qui est le plus
extrême serait le plus conservateur, et c'est aux compromis
qu'appartiendrait la contestation..." Une telle formule, qui permet de
contourner entièrement la définition que Jean-François Lyotard donne de
la postmodernité, invite également à repenser le concept de "négativité
esthétique"(cf. la note de la page 126).
47. Mais aussi d'un recours à la théorie des speech acts (Petit Traité..., p.
123); cf. l'inventaire des "injonctifs", p.148-163.
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48. Cf. le Petit Traité..., p.165, note : "la chose n'est pas la res latine, (...) elle
fraierait plutôt avec la notion de chaos, ou la hylè grecque, la matière
encore sans forme."
53. Edmond Couchot, "Le même et l'autre" (entretien avec Anne Cauquelin),
in Anne Cauquelin, Les technimages (cit.), p. 48. 54 - Jean-Yves Château
(résumant la pensée de Simondon), article cité, p.138.
54. Cf. Friedrich Nietzsche, Der Wille zur Macht, herausg. Peter Gast u.
Elizabeth Förster-Nietzsche, Leipzig, Kröner Verlag, 1959, § 866. Michel
Haar cite et commente ce terme, qu'il propose de traduire par "Dispositif
sous-jacent", dans "Institution et destitution du politique selon Nietzsche",
Epokhè n°6, Grenoble, Jérôme Millon, 1996, p. 226-227.
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Seconde partie
Le partage de l'oreille
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Chapitre 6 : Dufrenne : voir, écouter, penser
(Réflexions sur L'Oeil et l'oreille, de Mikel Dufrenne)
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par là même qu'elle fonde le sujet : en le faisant, dans le monde, corrélat d'un
monde."(31)
Il ne s'agit pas, précise Mikel, de tenir le sujet pour naturant, "mais à
penser le sujet comme chair, et même comme individu, nous tentons de le saisir
dans son émergence comme naturé (...). Nous récusons le triomphalisme du
transcendantal, l'identification du constituant et du naturant, mais nous
n'acceptons pas non plus le triomphalisme d'un savoir qui réduirait le sujet à
l'être déterminé d'un objet." (32) Par cette déclaration, L'Oeil et l'oreille ouvre,
en amont de la phénoménologie stricto sensu, sur une herméneutique de
l'Umwelt irréductible à une "ontologie phénoménologique", et dont les
résonances recroisent celles de plusieurs recherches récentes en physique et en
biologie, ainsi qu'en linguistique, en sciences sociales, en mathématiques et en
Intelligence artificielle (33). Pour ne prendre qu'un seul exemple, la conclusion
du travail de Clément, Scheps et Stewart sur l'Umwelt et l'interprétation s'appuie
sur Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty : ils "ont tracé des voies dont nous
pouvons hériter en tant que biologistes, moyennant une prise en compte accrue
des travaux récents en éthologie." (34) En revanche, il conviendrait, dans la
perspective du constructivisme interactionniste, de récuser toute inscription du
monde "dans une philosophie de la Nature qui s'enracinerait dans l'idéalisme
allemand" : l'hypothèse schellingienne d'une "âme organisatrice" de la
"symphonie de la nature" est inutile, puisque "de nos jours, la co-évolution suffit
à en expliquer l'origine." (35) - Cela ne revient-il pas à disqualifier le fond de la
pensée dufrennienne ? - Mais écoutons la suite : si l'on admet la réversibilité du
Dasein et de son Umwelt, alors il est possible de "redire avec Uexküll que, dans
l'Umwelt d'un papillon, "la fleur est faite pour le papillon", elle y est "un objet à
butiner". L'Umwelt de cette fleur est un autre monde. La termitière qui envahit
une poutre n'est pas interprétée de la même façon par les termites qui la
construisent et qui en vivent, que par le propriétaire de la maison dont le toit
menace de s'écrouler. Leurs mondes respectifs s'interpénètrent sans se
correspondre. Et tout texte écrit par un auteur, y compris le nôtre, sera interprété
/ butiné de mille manières en fonction de l'Umwelt de chaque lecteur :
souhaitons qu'il s'y intègre en devenant signal pour lui."(36)
Or, ce qu'apporte L'Oeil et l'oreille est précisément, avec l'insistance
(postmoderne) sur l'illimitation de l'herméneutique, l'éclatement de l'idée de
Nature. Et si Dufrenne n'a pas rompu avec la pensée de Schelling, il l'a
démultipliée. On ne peut dès lors qu'acquiescer à la note du Qu'est-ce que la
philosophie ? dans laquelle Deleuze, justifiant sa propre rupture avec la
phénoménologie, étaye celle-ci sur la distance prise par Mikel à l'endroit de
Merleau : "Dès la Phénoménologie de l'expérience esthétique (1953), Mikel
Dufrenne faisait une sorte d'analytique des a priori perceptifs et affectifs, qui
fondaient la sensation comme rapport du corps et du monde. Il restait proche
d'Erwin Straus. Mais y a-t-il un être de la sensation qui se manifesterait dans la
chair ? C'était la voie de Merleau-Ponty dans Le Visible et l'invisible : Dufrenne
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faisait valoir beaucoup de réserves concernant une telle ontologie de la chair (cf.
L'Oeil et l'oreille)." (37) Ce sont de telles "réserves" qui rendent parfaitement
"opérationnel", nous semble-t-il, le dernier ouvrage de Dufrenne à l'égard de
l'exigence constructiviste. Reportons-nous en effet au bilan "interactionniste" de
Clément, Scheps et Stewart : avec Merleau-Ponty, disent-ils, "nous pensons que
"l'homme est au monde, c'est dans le monde qu'il se connaît", en proposant une
formulation plus générale : chaque être vivant est à son monde, son Umwelt, par
lequel il existe et, le cas échéant (espèce humaine), se connaît. Pour nous,
cependant, le monde ainsi défini n'est pas un "ensemble de relations objectives
portées par la conscience", mais plutôt l'ensemble des possibilités de perceptions
/ actions co-construites par un être vivant." (38) Le rectificatif ainsi formulé ne
correspond-il pas mot pour mot à celui que nous a légué L'Oeil et l'oreille ? Le
"virtuel" dufrennien interdit en effet de s'en tenir, comme le fait Merleau, à la
sphère - si "incarnée" soit-elle - des "relations objectives portées par la
conscience". C'est qu'avec Mikel, l'expérience esthétique fraye la voie à
l'épiphanie du possible. Comme l'a montré Antonio Pedro Pita, "la philosophie
apprend de l'art, surtout de la peinture non-figurative et de la musique, qu'il y a
un savoir qui ne se résout pas par le voir." (39) Le statut de l'invisible ne saurait
dès lors se confondre avec celui que Merleau lui assigne, d'être tout au plus ce
dont le "visible" est "prégnant" (40), ou encore de se réduire à "ce qui n'est pas
actuellement visible, mais pourrait l'être" (41) : pour Dufrenne, l'auralité telle
que l'art nous la présente déborde les deux, le visible et l'invisible, parce qu'elle
remet en cause la clôture qui fixe leur partage. "L'idée d'une homogénéité du
sensible échappe à nos prises, l'unité du pluriel n'est pas saisissable." (42)
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Notes
7. O.O., p. 91-92.
9. O.O., p. 92.
10. O.E., p. 7
12. Cf. le numéro spécial 408 (mai 1981) de la revue Critique : L'Oeil et
l'oreille, Du conçu au perçu dans l'art contemporain.
14. Cf. G. Deleuze, op. cit., ibid., note 13, ainsi que p. 27, note 1, où le
moment "pathique" est promu au rang de "base de toute esthétique
possible" (alors que Hegel le "court-circuite").
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16. O.O., p. 122.
19. Cf. Jean-Luc Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 1994, p. 28 note 1.
22. Cf. O.O., p. 125. L'argument est préparé p. 121 : "Si nous ne pouvons pas
penser un sensible susceptible de métamorphose ni un senti d'avant les
sens, et si pourtant nous invoquons les synesthésies, c'est parce qu'elles
sont parlées" - et cela paraît, dans un premier temps, les détourner de tout
"fond de vérité". Mais, six lignes après, on apprend que "les synesthésies
peuvent se dire sans qu'un sujet les dise", car "le langage les dit de lui-
même, il les met dans la bouche de l'homme parlant." La subjectivité ne
fait retour qu'ensuite, pour confirmation - ou pour mémoire... Se voulant
en effet "responsable de ce qui se dit en lui", l'homme parlant "en rajoute :
à chacun ses synesthésies." Cela est du ressort du " sujet imaginant" (cf.
p.122). Seulement, ce "sujet" reste superfétatoire. "La référence à
l'individu n'accule pas au psychologisme si cet individu s'avère capable de
vivre une expérience ontologique, et elle n'incline pas davantage au
relativisme." (p. 125)
24. Boris Groys (Du nouveau, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1995, p. 185-
187) s'est interrogé sur la séduction que le marché de l'art, par hypothèse
assoiffé de nouveauté, exerce sur les artistes à notre époque. Peut-on,
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comme n'y hésite pas Lyotard, opposer radicalement à l'art "sublime",
"imprésentable" ou "événementiel", les stratégies de l'"innovation"
systématique, réputées "inauthentiques" ? Il faut y regarder de plus près :
"en opérant une distinction si nette entre événement et innovation,
Lyotard omet la possibilité, découlant nécessairement de cette distinction,
que l'événement attendu par l'artiste, s'il n'est contrôlé par aucune stratégie
novatrice consciente, apporte non pas de l'inouï, mais au contraire quelque
chose de complètement banal, trivial et sans originalité. Or, c'est
précisément le cas des artistes qui ont servi de point de repère à Lyotard :
le même geste novateur qu'ils ont accompli une fois, Barnett Newman ou
Daniel Buren le répètent sans cesse en tant que signe immuable de
l'irréductible sublime. Ce même signe leur sert d'autre part d'indice
commercial stable - et rend ainsi possible le succès de leur propre
stratégie commerciale - de sorte que c'est justement l'événementiel se
répétant qui doit être conçu comme une commercialisation du procédé
novateur inventé un jour." (p. 187) C'est, bien entendu, à une aporie de ce
genre qu'ont su admirablement échapper un Marcel Duchamp ou un John
Cage ; on ne saurait en dire autant de leurs innombrables épigones. La
stratégie de la différence consiste bien à se déprendre de la "tradition du
nouveau" : c'est pourquoi John Cage professait qu'"il n'y a pas de style".
"Contrairement à ce qu'on pourrait croire et à ce que l'on dit, énonçait de
son côté Jean Grenier, le style apparaît plus souvent dans la vie que dans
l'art. A peine l'œuvre réalisée, le style dégénère. "(La vie quotidienne,
Paris, Gallimard, 1968, p. 113) Cela s'applique aussi bien au non finito,
qui n'est pas moins à déstabiliser dans la pratique - et donc à Fluxus.
29. Cf. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol. 1, trad. Françoise Wuilmart,
Paris, Gallimard, 1976, p. 284-291. Mikel Dufrenne s'y réfère p. 194.
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30. Maryvonne Saison, citée in O.O., p. 196 ; cf. aussi p. 193 -194.
37. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? , Paris, Ed.
de Minuit, 1991, p. 169, note.
39. Antonio Pedro Pita, "Le cinéma et la peinture : Mikel Dufrenne et les
problèmes du voir", conférence prononcée le jeudi 5 février 1998 dans le
cadre de la journée d'études "Mikel Dufrenne et les arts", organisée par
Maryvonne Saison à l'Université Paris X - Nanterre autour de
l'inauguration de la stèle du sculpteur Bauduin à la mémoire de Mikel
Dufrenne. Nous citons le texte manuscrit, qui nous a été aimablement
communiqué par l'auteur (p. 4).
N.B. : Une première version du présent texte a été lue le 5 février 1998 dans
le cadre de la journée d'études "Mikel Dufrenne et les arts", mentionnée à la
note 39.
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Chapitre 7 : Barthes, ou la langue dans l'oreille
Mais alors, nul pays n'est plus musical que le Japon. " La raison en est que
là-bas le corps existe, se déploie, agit, se donne, sans hystérie, sans narcissisme,
mais selon un pur projet érotique - quoique subtilement discret... Fixer un
rendez-vous (par gestes, dessins, noms propres) prend sans doute une heure,
mais pendant cette heure, pour un message qui se fût aboli en un instant s'il eût
été parlé (tout à la fois essentiel et insignifiant), c'est tout le corps de l'autre qui a
été connu, goûté, reçu et qui a déployé (sans fin véritable) son propre récit, son
propre texte."(31) De même, nous contestons notre société "sans jamais penser
les limites mêmes de la langue par laquelle (rapport instrumental) nous
prétendons la contester : c'est vouloir détruire le loup en se logeant
confortablement dans sa gueule."(32) La structure de la phrase grecque a dicté à
Aristote ses concepts : aujourd'hui encore, nous pensons grec. Et à cette limite
interne de la langue, nous en ajoutons une externe, puisque notre usage de cette
langue ne se conçoit qu'instrumental. En regard, et quelles que soient les
limitations internes de la langue japonaise, je ne puis, parce qu'elle m'est
inconnue, lui assigner de limitation externe en m'en servant : j'en saisis "la
respiration, l'aération émotive, en un mot la pure signifiance"(33); j'en évacue le
sens plein. Même exemption de sens à l'égard de la langue chinoise dans "Le
bruissement de la langue": la polyphonie des petits Chinois superposant la
lecture d'une multiplicité de textes, redondance verticale de l'inintelligible,
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permet d'entendre "comme un but": une musique. Musique plurielle. Jouissance
plurielle. Réservée à l'occidental fraîchement débarqué, et qui fait flèche de tout
bois ? Mais il n'est pas si sûr que le Professeur Barthes introduise en Chine
l'érotisme par contrebande. Qu'il se laisse émouvoir par " le visage des gosses
chinois"(34), libre à lui; mais la temporalité du bruissement de la langue, la
Chine ne l'a pas attendu pour l'inventer. Et quant aux Japonais, ils ont musiqué
leur vie bien avant l'intrusion de l'Occident. "Ce n'est pas la voix (avec laquelle
nous identifions les droits de la personne) qui communique (communiquer
quoi ? notre âme - forcément belle - ? notre sincérité ? notre prestige ?), c'est
tout le corps (les yeux, le sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui entretient
avec vous une sorte de babil auquel la parfaite domination des codes ôte tout
caractère régressif, infantile."(35) La musique : l'écriture du corps.
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Notes
1. R. Murray Schäfer, The Tuning of the World, New York, Knopf & Mc
Clelland and Stewart, Toronto, 1977, p. 12, trad. fr. Le Paysage sonore,
Paris, Lattès, p. 26.
34. R. Barthes, " Le bruissement de la langue ", in Vers une esthétique sans
entrave, Mélanges offerts à Mikel Dufrenne, Paris, U.G.E., coll. 10/18,
1975, p. 242.
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Chapitre 8 : Eros musicien, ou le fourmillement des coups
"Il y a l'angoisse en Don Juan, mais cette angoisse est son énergie (...).
Ce n'est point du désespoir qu'exprime l'ouverture, comme on le dit
ordinairement sans savoir ce que l'on dit: la vie de Don Juan n'est pas non plus
faite de désespoir, mais de la toute-puissance de la sensualité engendrée dans
l'angoisse ; Don Juan lui-même est cette angoisse, et cette angoisse est
précisément sa joie démoniaque de vivre. Après l'avoir fait naître ainsi, Mozart
nous développe sa vie dans les sons dansants des violons dans lesquels il bondit
léger et furtif par-dessus l'abîme. Telle une pierre que l'on projette sur l'eau de
sorte qu'elle ne fait que raser la surface, parfois faisant quelques bonds légers,
mais disparaissant sous l'onde sitôt qu'elle cesse de bondir, ainsi danse-t-il par-
dessus l'abîme et jubile durant le bref répit qui lui est accordé."(3)
L'évaluation du corps, c'est la voix; langage et corps n'en sont que des
retombées. De ces retombées, la voix peut paraître opérer la fusion ; et il est
vrai qu'elle fait parler le corps, tout comme le corps prête son opacité au langage
et lui confère son lest ou sa gravité, pour ne pas dire sa gravitation. Mais
logocentrisme et phonocentrisme sont des valeurs établies : évaluante,
évaluatrice, la voix in statu nascendi, non encore inféodée au langage (c'est-à-
dire à la "police de la syntaxe"), est un chant non encore tout à fait incorporé.
Voyez Barthes : "Chanter, au sens romantique, c'est cela: jouir
fantasmatiquement de mon corps unifié". Oui, mais le fantasme de l'Un ne
permet qu'un simulacre de jouissance, tout comme du reste le fantasme du
multiple, du corps morcelé; Kierkegaard nous a appris que la musique ne
s'épanouit qu'avec Mozart, avec le va-et-vient de l'Un au multiple et du multiple
à l'Un. La voix révèle donc le corps en train de se faire, elle en bat et rebat les
contours et les limites. Elle peut alors devenir "le lieu privilégié (eidétique) de
la différence", de cette différence qui se dérobe à toute définition : "Classez,
commentez historiquement, sociologiquement, esthétiquement, techniquement la
musique, il y aura toujours un reste, un supplément, un lapsus, un non-dit qui se
désigne lui-même: la voix." Objet toujours différent, la voix ne reste pas en
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place : elle ne se laisse appréhender par aucune subjectivité, et n'est donc pas "à
proprement parler" un objet. Du coup, elle désarme et désamorce la distinction
de la valeur et du fait : "Il n'y a aucune voix humaine au monde qui ne soit objet
de désir - ou de répulsion ; il n'y a pas de voix neutre et si parfois ce neutre, ce
blanc de la voix advient, c'est pour nous une grande terreur, comme si nous
découvrions avec effroi un monde figé où le désir serait mort. Tout rapport à une
voix est forcément amoureux et c'est pour cela que c'est dans la voix qu'éclate la
différence de la musique, sa contrainte d'évaluation, d'affirmation."
D'une certaine façon, Barthes rééquilibre Kierkegaard : il exorcise la
part de la religion en montrant que, si le christianisme a précipité la musique
dans l'érotisme, celui-ci s'est du coup autonomisé. Impossible, désormais, de
reculpabiliser - fût-ce esthétiquement, au nom d'une prétendue "pureté"
stylistique, à la manière des zélateurs de la "série généralisée" par exemple - le
rapport de l'auditeur à ce qu'il entend, c'est-à-dire à son propre corps : la
sécularisation de la musique apparaît irréversible. "La musique ne relève d'aucun
métalangage, mais seulement d'un discours de la valeur, de l'éloge: d'un discours
amoureux : toute relation "réussie" - réussie en ce qu'elle parvient à dire
l'implicite sans l'articuler, à passer outre l'articulation sans tomber dans la
censure du désir ou la sublimation de l'indicible -, une telle relation peut être dite
à juste titre musicale. Peut-être qu'une chose ne vaut que par sa force
métaphorique ; peut-être que c'est cela, la valeur de la musique, d'être une bonne
métaphore." (9)
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Sans doute touchons-nous ici au démoniaque musical tel que
l'entrevoyait Kierkegaard: car si l'hermeneuein n'est qu'ouverture à un sens, il
peut en effet apparaître "démoniaque" que ce sens soit irrémédiablement,
irrévocablement, autre; que l'on n'ait pas affaire à un "autre" sens "supérieur,
transcendant ou plus originel, mais au sens lui-même en tant qu'autre, à une
altérité définissant le sens". Chaque fois, d'ordinaire, qu'on invoque l'autre, on se
contente de mettre en jeu "un sens provenant d'un "autre" identifié (et de ce fait
doué d'un sens non altéré)" ; cela est vrai de Schleiermacher, de Ricœur, de
Lacan - et peut-être même, horribile dictu, du Tout Autre de Lévinas... Mais si
l'altérité affecte le sens lui-même, une dés-identification intervient, qui atteint le
sujet, la subjectivité de ce sujet et aussi le primat, en lui, du logos - entendu, de
façon réductrice, comme un langage ou une logique -; bref, l'individu humain en
tant que logon echôn ; en termes heideggeriens, "l'être-en-question de l'être dans
son être définit l'être-là selon une altérité et une altération de sa présence". Voilà
pourquoi le "problème d'autrui" est "absent" de la "philosophie"
heideggerienne : Heidegger s'intéresse d'abord à un "autrui non
anthropologique" dont on ferait peut-être bien de constater l'"absence" chez les
autres philosophes...
L'autre en ce sens, l'autre qui ouvre le cercle herméneutique et le ruine en
tant que cercle, l'autre qui fait et défait le langage, l'autre qui se joue du sens
comme on se joue un morceau de musique, l'autre qui altère l'être-là tout en le
dé-finissant ou en le dé-limitant, donc en le libérant, cet autre, pourquoi ne pas
l'appeler la voix ?
Parlons grec: le "partage des voix", c'est la polyphonie... Cela peut se
prendre à la lettre : "Dans les chœurs paysans des anciennes sociétés rurales, les
voix d'hommes répondaient aux voix de femmes: par cette division simple des
sexes, le groupe mimait les préliminaires de l'échange, du marché matrimonial".
De même, Barthes montre comment, "dans notre société occidentale, à travers
les quatre registres vocaux de l'opéra, c'est l'Oedipe qui triomphe: toute la
famille est là, père, mère, fille et garçon, symboliquement projetés, quels que
soient les détours de l'anecdote et les substitutions de rôles, dans la basse, le
contralto, le soprano et le ténor". Cette division des voix, cependant, la monodie
ne la met-elle pas par hypothèse en question ? Le lied romantique, qui apparaît
justement à l'époque où les castrats "disparaissent de l'Europe musicale" ne se
veut-elle pas "unisexe" ? C'est vrai : "A la créature publiquement châtrée
succède un sujet humain complexe, dont la castration imaginaire va
s'intérioriser". Mais le "partage des voix", résonne alors dans les profondeurs:
même si le lied articule des tessitures - ces champs sonores précis au sein
desquels chacun "peut fantasmer l'unité rassurante de son corps" - et se détourne
pour cela du "timbre sexuel" exalté par l'opéra, même s'il se cantonne dans la
dualité de la mélodie et de son accompagnement, il n'en recèle (et révèle) pas
moins un tuilage autrement poignant, qui recoupe celui, applicable au "grain de
la voix" du phéno-chant et du géno-chant. Rappelons la définition barthésienne
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de ces deux vocables (détournés du "phéno-texte" et du "géno-texte" de Julia
Kristeva) : "Le phéno-chant (…) couvre tous les phénomènes, tous les traits qui
relèvent de la structure de la langue chantée, des lois du genre, de la forme
codée du mélisme, de l'idiolecte du compositeur, du style de l'interprétation: bref,
tout ce qui, dans l'exécution, est au service de la communication, de la
représentation de l'expression: ce dont on parle ordinairement, ce qui forme le
tissu des valeurs culturelles (matière des goûts avoués, des modes, des discours
critiques), ce qui s'articule directement sur les alibis idéologiques d'une époque
(la "subjectivité", l'"expressivité", le "dramatisme", la "personnalité" d'un artiste).
Le géno-chant, c'est le volume de la voix chantante et disante (…) ; c'est un jeu
signifiant étranger à la communication, à la représentation (des sentiments), à
l'expression; c'est cette pointe (ou ce fond) de la production où la mélodie
travaille vraiment la langue - non ce qu'elle dit, mais la volupté de ses sons-
signifiants, de ses lettres : explore comment la langue travaille et s'identifie à ce
travail." C'est, d'un mot très simple mais qu'il faut prendre au sérieux: la diction
de la langue.
L'hermeneus qu'est le rhapsode ne pratique-t-il pas, par sa diction des
poèmes, un tel géno-chant ? Il assume en tout cas la véritable polyphonie, dès
lors qu'à la suite des poètes et dans le sillage des dieux, il démultiplie ce géno-
chant. Appliquons ce schème au lied : en deçà du contrepoint entre phéno-chant
et géno-chant, qui se présente comme un premier partage polyphonique, le lied
creuse le géno-chant en un partage second, plus subtil sans doute, mais décisif...
Barthes part de la "métaphore édulcorée" qu'est, à nos yeux, le "cœur"
romantique : il s'agit en réalité d'un "organe fort, point extrême du corps
intérieur où, tout à la fois et comme contradictoirement, le désir et la tendresse,
la demande d'amour et l'appel de jouissance, se mêlent violemment: quelque
chose soulève mon corps, le gonfle, le tend, le porte au bord de l'explosion et
tout aussitôt, mystérieusement, le déprime et l'alanguit. Ce mouvement, c'est
par-dessous la ligne mélodique qu'il faut l'entendre; cette ligne est pure, et même
au comble de la tristesse elle dit toujours le bonheur du corps unifié; mais elle
est prise dans un volume sonore qui souvent la complique et la contredit : une
pulsion étouffée marquée par des respirations, des modulations tonales ou
modales, des battements rythmiques, tout un gonflement mobile de la substance
musicale, vient du corps séparé de l'enfant, de l'amoureux, du sujet perdu.
Parfois, ce mouvement souterrain existe à l'état pur: je crois pour ma part,
l'entendre à nu dans un court Prélude de Chopin (le premier): quelque chose se
gonfle, ne chante pas encore, cherche à se dire et puis disparaît." (11)
Il faut donc distinguer phéno-chant et géno-chant ou encore processus
secondaires et processus primaires... Evoquant Mélanie Klein et ses analyses du
corps du nourrisson, Pierre Fédida constate que les "explosions et implosions,
cassures, fêlures, sont les véritables actions physiques d'un mythe géologique de
l'homme et donnent à entendre ce qu'il en est des cris de détresse ou de fureur en
deçà de leur catégorisation thématique en états affectifs ou en valeurs
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pulsionnelles." Et à propos des observations d'Artaud sur la musique et le théâtre
balinais ("Ces tremblements, ces glapissements puérils, ce talon qui heurte le soi
en cadence suivant l'automatisme même de l'inconscient déchaîné..."), il note
que "c'en est fini de croire que telle ligne mélodique évoque la joie ou la frayeur
- revêtements affectifs déjà organisés en des thèmes symboliques". Rattacher la
musique à l'archéologie et à la géologie du corps, c'est en somme se faire l'écho
d'un bouleversement en profondeur qui agite depuis toujours la musique elle-
même - ou encore, se faire l'herméneute d'un mythe indéclinable parce que vécu,
c'est-à-dire toujours à vivre : peu importe que le corps soit présent "en chair et
en os" : si j'écoute, dit Barthes, la phrase qui ouvre l'andante du Premier Trio de
Schubert, "je ne puis dire que ceci : cela chante" ; et si je le dis alors qu'aucune
voix humaine ne résonne, c'est que "la voix humaine est ici d'autant plus
présente qu'elle s'est déléguée à d'autres instruments, les cordes: le substitut
devient plus vrai que l'original, le violon et le violoncelle "chantent" mieux - ou
pour être plus exact, chantent plus que le soprano ou le baryton, parce que, s'il y
a une signification des phénomènes sensibles, c'est toujours dans le déplacement,
la substitution, bref, en fin de compte l'absence, qu'elle se manifeste avec le plus
d'éclat."
Voilà qui justifie le terme d'incorporation : il ne suffit pas de dire,
comme le compositeur Michaël Lévinas, que l'écho est à la source de la
polyphonie ; il faut ajouter - en écho... - que c'est parce qu'il y a polyphonie,
c'est-à-dire démultiplication, dissémination et différenciation originaires de la
voix, qu'il peut se produire de l'écho, c'est-à-dire l'investissement du monde par
le désir sous les espèces de la musicalisation. L'être-au-monde est alors en passe
de devenir un corps-à-corps musical. (12)
Caractéristique de l'hermeneia est, on l'a dit, la syncope, le battement
d'avant l'opposition du continu et du discontinu. Instance proto-tonale : elle
déborde à l'avance toute organisation compositionnelle selon les hauteurs ou
l'harmonie. Mais aussi, instance temporelle : c'est dans la durée, et non pas la
hauteur, que réside ce que les deux constituants de la matière sonore, le son et le
silence, ont en commun. Diderot, que Roland Barthes cite en exergue de son
analyse de la musique de Schumann, l'avait déjà vu : Musices seminarium
accentus, "l'accent est la pépinière de la mélodie" : "il n'y a rien de plus évident".
Dans cette "pépinière", le jardinier Barthes décèle le géno-chant: "Dans les
Kreisleriana de Schumann, je n'entends à vrai dire aucune note, aucun thème,
aucun dessin, aucune grammaire, aucun sens, rien de ce qui permettrait de
reconstituer quelque structure intelligible de l'œuvre. Non, ce que j'entends, ce
sont des coups : j'entends ce qui bat dans le corps, ce qui bat le corps, ou mieux:
ce corps qui bat." Descente dans le maelström : "Dans la première des
Kreisleriana, cela fait la boule, et puis cela tisse, dans la deuxième, cela s'étire;
et puis cela se réveille: ça pique, ça cogne, ça rutile sombrement; dans la
troisième, cela se tend, cela s'étend: aufgeregt, dans la quatrième, ça parie, ça
déclare, quelqu'un se déclare; dans la cinquième, ça douche, ça déboîte, ça
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frissonne, ça monte en courant, en chantant, en tapant; dans la sixième, cela dit,
cela épelle, le dire s'emporte jusqu'à chanter; dans la septième, ça frappe, ça
tape; dans la huitième, ça danse, mais aussi cela recommence à gronder, à
donner des coups."
Ricanement du sémiologue : c'est ça, l'analyse? Réponse de Barthes :
seul importe le "ça", en deçà de l'analyse. Certes, la relation d'incertitude est
inéluctable : "Rien ne peut décider si ces coups sont censurés par le grand
nombre, qui ne veut pas les entendre, ou hallucinés par un seul, qui n'entend
qu'eux." C'est la rançon de la différenciation, de la remontée à l'évaluation
"physique", laquelle est citérieure vis-à-vis de toutes les valeurs culturelles.
Mais, à relativiser ainsi l'objectivité, ne s'abandonne-t-on pas aux délices de la
subjectivité ? Ce ne serait le cas que si l'on postulait une intériorisation, celle de
"la belle âme" : à propos de Beethoven, Barthes suggère que l'on substitue
partout, dans tous les discours sur la musique, le mot corps au mot âme ; car la
musique est "musculaire" et c'est le corps qui entend, non l'"âme". Or qu'est-ce
qui est ici en jeu ? Le Dasein : le simple fait de se trouver là. Ce n'est pas en tant
que sujet que je "décide" de me livrer aux syncopes, aux battements, aux coups ;
c'est en tant que je "suis là" que ces coups "m"'atteignent : et pourtant ils ne me
sont pas destinés, ils ne sont pas dirigés contre moi ! "On reconnaît la structure
même du paragramme : un texte second est entendu, mais, à la limite, tel
Saussure à l'écoute des vers anagrammatiques, je suis seul à l'entendre. Il semble
ainsi que seuls Yves Nat et moi (si j'ose dire) entendions les formidables butées
de la septième Kreisleriana. Cette incertitude (de lecture, d'écoute) est le statut
même du texte schumannien, ramassé contradictoirement dans un excès (celui
de l'évidence hallucinée) et une esquive (le même texte peut être joué platement).
(…) L'interprétation n'est alors que le pouvoir de lire les anagrammes du texte
schumannien, de faire surgir sous la rhétorique tonale, rythmique, mélodique, le
réseau des accents. L'accent est la vérité de la musique, par rapport à quoi toute
interprétation se déclare."
C'est pourquoi les véritables interprètes - les vrais rhapsodes, les
herméneutes authentiques - se font rares. Leur rôle est pourtant capital : ils
portent le coup de grâce au modèle textuel. Mais comme il est difficile
d'annoncer les accents et les coups en deçà de toute affectation et de toute
rhétorique ! "Ce n'est pas une question de force, dit Barthes, mais de rage: le
corps doit cogner - non le pianiste (ceci a été entrevu ici et là par Nat et
Horowitz)". Quand cela se produit, quand le pianiste laisse être son corps, quand
il assume ce wuwei, ce non-agir qui n'est pas inactif mais rageur et enragé, alors
non seulement la chaîne herméneutique fonctionne, mais elle se prolonge jusqu'à
l'auditeur. "Au plan des coups (du réseau anagrammatique), tout auditeur
exécute ce qu'il entend. Il y a donc un lieu du texte musical où s'abolit toute
distinction entre le compositeur, l'interprète et l'auditeur." Là se tient,
ajouterons-nous, l'érotisme de la "fusion des horizons". Là également, le texte
lui-même s'abolit : là seulement il se laisse rejeter comme un échafaudage.
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Autrement dit, s'il est normal que la sémiologie ne s'intéresse guère au référent
(car "dans le texte articulé il y a toujours l'écran du signifié"), dans la musique
"le référent est inoubliable, car le référant, ici, c'est le corps." (13)
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Notes :
5. Pierre Klossowski, Sade mon prochain, Paris, Le Seuil, 1947, p.147, 148,
149.
7. Roland Barthes, L'Obvie et l'Obtus, Paris, Le Seuil, 1982, p.246, 222, 223.
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Chapitre 9 : Ballif le postmoderne
A l'instar du maître de vérité que fut pour lui Jean Wahl, Claude Ballif -
alias Ballif le médiateur (1)... - se défie de tous les dualismes, et notamment de
ces bipolarités dont l'esthétique a le secret. Exemple : le couple Apollon-
Dionysos. Nietzsche lui-même ne nous enseigne-t-il pas finalement la
simultanéité de l'apollinien et du dionysiaque ? Coincidentia oppositorum :
quelle que soit son attitude à l'égard de Socrate, l'auteur de La naissance de la
tragédie se rallie à "la sobria ebrietas des platoniciens" (2) ; pas d'ivresse qui ne
comporte sa part d'abstinence, et inversement.- Reste à déterminer si, par la
simple juxtaposition des deux termes en présence, on les conduit réellement à
fusionner ; autrement dit, parvient-on jamais à triompher des dualismes, à les
dépasser, à en promouvoir l'Aufhebung ou la relève ? Une dialectique est-elle
envisageable dans ce domaine ?
Question à poser à Ballif lui-même. Car le Voyage de mon oreille ne se
présente nullement comme une somme réflexive : il s'agit bien plutôt d'une
recherche ouverte, qui ne débouche sur aucun savoir absolu mais approfondit
inlassablement l'analyse des présupposés de ses interrogations. Si bien que
celles-ci ne cessent de rebondir. C'est le cas pour Apollon et Dionysos. "Le faux
dualisme entre apollinien et dionysiaque, nous confie Ballif, ne se lève que par
la pratique du métier et la lecture de ce que chacun d'entre nous entend par vrais
chefs-d'œuvre" (3). Fort bien - mais le "métier" d'une part et la "lecture" d'autre
part ne sont-ils pas deux nouveaux termes, qu'il s'agira sinon de concilier, du
moins d'apparier, pour qu'Apollon et Dionysos se rejoignent ? Comment en
avoir le cœur net ? En creusant, successivement, la signification de chacune des
deux notions - et en dévidant par là, s'il le faut, tout ou partie du fuseau. Le
"métier" , d'abord : ce n'est nullement "la récitation de sa bibliothèque" . Mais ce
n'est pas non plus "les exercices d'apprentissage pour fouetter l'absence
d'imagination ou canaliser le torrent d'idées... comme si un schéma formel allait
faire la musique !"
On devine la suite : positivement, le métier, c'est la technè des Grecs.
Laquelle n'est irréductible à quelque schème formel que ce soit que parce qu'elle
travaille à même la matière. Ballif - songeant bien sûr à Arcana - donne
l'exemple des "thèmes" de Varèse, à considérer "non pas comme breuvage de
sorcier qui coule cette forme" , mais "comme opération brute, comme travail
d'harmonieux forgeron" (4). La forme, dans ses diverses acceptions, avait déjà
été fortement ébranlée "Debussy avait très consciemment flanqué un bon vieux
coup à la vieille" . Chez Varèse, "la seule valeur" est celle du "travail" ou de
"l'œuvre" . "Comment parler de la forme en musique après lui ?"
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II
III
L'œuvre jaillit sur fond de rien. Que signifie ce geyser ? Sûrement pas une
création ex nihilo. "Bach sur do, mi, soi, do, mi, simple arpège de l'accord de do
majeur, parfait ready-made, ouvre le Clavecin bien tempéré et parvient au
sublime, non par la qualité du matériel envisagé - un son, un arpège, n'est ni
beau ni laid - mais par une vérité antérieure à l'objet, déjà en forme dans la
pensée de ce musicien, et qui vient produire l'effet singulier."(10) "Vérité
antérieure" se dévoilant, se révélant, tel est l'"eurêka qui doit précéder toute
création". Du coup si "le compositeur passe pour créateur", c'est par un abus de
langage ; on mesure l'outrecuidance de ceux qui, fétichisant la création, oublient
l'eurêka inaugural / immémorial. Ballif rejoint ici la problématique
heideggerienne des trois conférences de 1936 sur L'origine de l'œuvre d'art :
pour lui comme pour Heidegger, le créateur ne saurait être "que bon jardinier
sachant greffer ses dons à l'état brut sur quelque tronc formel plein de sève.
Possédé, il doit l'être, comme l'enseigne la fraîcheur inattaquable , la marque du
chef-d'œuvre toujours printanier." (11) Heidegger l'énonçait déjà en termes
postmodernes en prononçant l'éloge de l'anonymat : "C'est justement là où
l'artiste, le processus et les circonstances de la genèse de l'œuvre restent
inconnus que l'éclat (...) de l'être-créé ressort le plus purement de l'œuvre." (12)
Ce n'est donc pas l'artiste en tant que sujet créateur qu'il convient d'exalter ; et
Ballif dit fort bien que la vérité du créé est antérieure à l'objet. Le couple dont il
faut, à ce niveau, s'affranchir, c'est la dualité sujet-objet.
En effet, de ce que "le mouvement, c'est l'esprit en tant que matière et la
matière en tant qu'esprit" (13), Ballif déduit que si le mouvement, c'est moi, et si
au même instant je le regarde, c'est que je me regarde. Ainsi, "JE me sépare
toujours de moi-même qui EST, qui existe. (...) C'est donc que le JE n'est pas en
tant qu'existence ou en tant que mouvement, qu'il ne fait pas partie du
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changement incessant qui est moi-même, qu'IL N'EST PAS MOI-MEME. (...)
Ce qui est : c'est moi-même, c'est le changement, l'existence pure. Ce qui n'est
pas : c'est JE, c'est ma liberté." (14) Impossible, dès lors, d'ériger la subjectivité
du sujet en entité autonome ou autosuffisante : le centre de gravité de ce que je
suis ne se trouve pas en moi, mais hors de moi. Car dire que "ma liberté" n'est
pas, "cela ne veut pas dire absolument qu'il n'y a pas de liberté" (15), mais que
cette liberté - selon la belle expression du Jean Grenier des Entretiens sur le bon
usage de la liberté - est d'autant plus profonde qu'elle ne s'exerce pas ; ou encore,
qu'elle est "pure essence" et "point géométrique de nous-même" (16).
IV
VI
VII
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Reste à tirer l'enseignement pratique, concret, d'une telle poétique de la
temporalité aujourd'hui. Professeur d'analyse, Ballif composait ; professeur de
composition - on sait qu'il a succédé à Olivier Messiaen au Conservatoire
National Supérieur de Musique de Paris -, il compose toujours, tout en
analysant ! Tant il est vrai que la "pratique du métier" , la poétique au sens strict,
ne se dissocie jamais dans les faits de la "lecture" - et de la poétique au sens
large. Concernant plus particulièrement l'itinéraire de Ballif, il est significatif
que la fidélité du compositeur et de l'analyste à l'Introduction à la Métatonalité -
à la fois méthode d'investigation et matrice pour l'invention - ne se soit, au fil
des ans et des œuvres, jamais démentie. "Métatonalité", cela signifie en effet,
vis-à-vis du couple tonalité-atonalité, simultanément un approfondissement et un
dépassement - exactement comme les dualismes matière-forme, ou sujet-objet,
exigent, dans le Voyage, d'être pris en compte et relativisés, afin d'être mieux
compris et contournés… Mais le sens simplement temporel du méta de
"métatonalité" ne doit pas pour autant être sous-estimé. Jean Wahl, que nous
avons salué au seuil du présent texte, avait coutume, en guise d'introduction à
son cours de métaphysique, de rappeler que "métaphysiques" étaient les cours
qu'Aristote avait professés meta ta phusika, "après" (temporellement parlant) les
cours sur la physique. Que la métatonalité de Claude Ballif surgisse "après" la
tonalité comme "après" l'atonalité, donc à l'issue du déploiement du système
tonal et de son effondrement, cela ne fait aucun doute. Mais la métatonalité n'en
garde pas moins, avec la tonalité et son histoire, un rapport de contemporanéité :
"métatonales" sont, par définition, les compositions tonales auxquelles serait
refusée toute possibilité de développement si on les cantonnait dans la clôture
d'une "gamme diatonique par surcroît tempérée" ; "métatonales" sont aussi bien
les pièces atonales qui parviennent à surmonter "l'isolationnisme du pur objet
catalogué dans une série de douze sons" (34). Que le "vrai mouvement" soit
"forcément métatonal, ou, ce qui revient au même, méta-atonal" (35), cela ne
renvoie pas à la conception aristotélicienne du temps comme mouvement, mais
au fait qu'en régime tonal, il existe des possibilités d'attraction distinctes de
celles qui se profilent dans la seule dimension du présent ou de la linéarité
séquentielle des divers "maintenants" : la métatonalité ouvre sur le possible et
dispense de l'inféodation à l'immédiatement disponible ; du coup, loin de
dynamiter la tonalité, elle la dynamise. Et symétriquement, le compositeur
anxieux de jamais contrôler complètement la totalité du matériel sonore -
comme en témoigne l'exigence de l' "harmonie complémentaire" décrite par
Adorno - préférera admettre indifféremment l'occurrence immédiate de
l'ensemble des sons manquant à sa panoplie, plutôt que de voir disparaître une
parcelle de son autorité ; il n'hésitera donc pas à vouer les sons à l'émiettement.
A cet esprit de calcul - qui ne compte guère cependant au delà de douze - et à sa
boulimie de totalisations, Ballif oppose l'ironie d'une poétique de la défectivité -
les onze sons de la gamme métatonale restituent l'univers non-tonal à
l'imprévisibilité et à la surprise, parce qu'ils l'accordent à la spontanéité du
175/514
jaillissement du temps. Les sons n'ont plus besoin d'être nivelés, d'être supposés
égaux - l'égalité des dimensions du temps, l'équitemporalité, suffit.
Conséquence : l'effacement de toute téléologie. "La métatonalité, écrit Ballif, ne
donne pas un but (exposition d'une tonalité - modulation vers une autre, puis une
autre, etc.), mais une tournure d'esprit vers un but envisagé seulement comme
possible" , "une volonté insatiable de mouvement sonore à l'état libre, car les
pôles entre lesquels joue le mouvement restent partiellement indéfinis" ; et de ce
fait, elle autorise "les transpositions et les mélanges simultanés de
transpositions" - jusqu'à, "pourquoi pas ? mélanger plusieurs musiques (Mozart,
Ives, Berg)." (36)
VIII
Arrêtons-nous sur cette dernière phrase. Elle ne peut aujourd'hui que nous
paraître extraordinairement prémonitoire : ce qui s'y annonce (et ce que la
clairvoyance de l'analyste Ballif décrypte comme s'annonçant chez Mozart, chez
Ives, chez Berg), c'est bel et bien la poétique de l'anachronisme et de la
confrontation généralisée des styles, telle qu'elle déferle actuellement sur
l'ensemble des arts postmodernes. Si l'on est en effet convenu, de regrouper
sous le sigle - discutable, mais commode - de la postmodernité le gros des
tentatives d'émancipation à l'endroit de la pensée calculante des Modernes, il est
clair qu'à l'architecture aseptisée de Mies van der Rohe répond la pasteurisation
sérielle d'après 1945, et qu'au "retour à Las Vegas" , c'est-à-dire à la
"complexité" et à la "contradiction" selon Venturi, correspond en musique la
déconstruction pluraliste inaugurée par Cage, mais dont Ballif a su, dès l'époque
de l'Introduction à la métatonalité, dégager le sens rigoureux. Ballif ne recule
pas devant le "chaos" ou le bruit de fond (37); mais s'il constate que "Les beaux
yeux de la modernité, son charme de miroir aux alouettes nous invitent très
gracieusement à faire fi des plus belles conceptions classiques" (38), il
diagnostique une surdité volontaire. Ce qui n'a rien de surprenant : la musique
"moderne" se trouve entre les mains de ces "professeurs de structures" qui
n'œuvrent que "par abstraction et généralisation" . Et ce ne sont pas les
historiens qui rétabliront le cap : placez-les devant une sonate, ils n'auront de
cesse qu'ils n'aient raccordé cette sonate "à un système uniforme de sonates qui
aurait défini une fois pour toutes la réalité, l'ordre et le "programme" de la
sonate" (39). Qui dépassera, dès lors, le ressassement de cette nouvelle et
dernière antinomie, celle des modernistes et des passéistes ? Réponse : Ballif
lui-même, Ballif le postmoderne. "Pour moi, dit-il, je chasse toute idée portant
sur le genre "sonate" , pour redécouvrir là, sur ma table de travail, écrite et
achevée, la sonate, celle que j'attendais, celle qui - après d'autres oubliées - est
pour moi la première."(40)
176/514
Notes
1. Titre de l'article que nous lui consacrions dans le numéro spécial de la Revue
Musicale qui lui avait été dédié en 1968 (n° 263).
2. Claude Ballif, Voyage de mon oreille, Paris, U.G.E., 1979, p. 280. Toutes les
citations sans autre référence renvoient à cet ouvrage.
3. p. 281.
4. p. 283.
5. p. 292.
6. p. 292.
7. p. 293.
8. p. 293.
9. p. 293.
10. p. 45.
11. p. 272.
12. Martin Heidegger, "L'origine de l'œuvre d'art" , in Chemins qui ne mènent nulle
part, trad. fr. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 51.
13. p. 294.
14. p. 295-296.
15. p. 296.
16. p. 297.
17. p. 297-298.
18. Cf. Marc Vignal, Jean Sibelius, Paris, Seghers, 1965, p. 140.
177/514
20. p. 191.
21. p. 192.
22. p. 191.
24. p. 150.
25. p. 154.
26. p. 153.
27. p. 160.
28. p. 161.
30. p. 38.
32. Il est symptomatique que le Voyage n'évoque jamais directement telle ou telle
composition de son auteur.
33. p. 63.
34. p. 123.
35. p. 122-123.
36. p. 124.
37. p. 159-160.
38. p. 37.
39. p. 66.
40. p. 66.
178/514
Chapitre 10 : Musique, expression, liberté
1 Le paradoxe de l'expression
179/514
Pour peu que l'on choisisse de durcir cette inéluctabilité et de s'y
cantonner : on obtient la charte de ce qui s'est déployé au XXe siècle, de 1905 à
1935 environ, sous le label d'"expressionnisme". En peinture, en littérature, ce
mouvement a défrayé la chronique. Mais les diverses définitions qui en ont été
proposées, dues en général à des historiens férus d'exactitude, en ont souvent
affadi la teneur. Rien de semblable ne saurait être cependant reproché à un
philosophe aussi exigeant qu'Adorno, qui s'est tenu, en ce qui concernait la
musique, aussi près que possible de la chose même, en s'aidant il est vrai de la
dialectique : "Depuis qu'elle existe, la musique a eu le caractère d'une
protestation, élevée - fût-ce d'une façon impuissante contre le mythe et le destin
- contre la mort elle-même. Et elle conserve ce caractère antimythologique
même si, dans une situation de désespoir absolu, elle fait de ce dernier son
affaire propre. Si la musique ne peut garantir que ce qui serait différent existe,
aucune note ne peut non plus se dispenser de le promettre. La liberté même est
pour elle une nécessité immanente. C'est son caractère dialectique."(2)
On pourrait se demander cependant si Adorno a vraiment cru, pour sa part,
à sa propre définition, et si ce n'est pas pour se donner le change à lui-même
qu'il invoque le bon vieux Deus ex machina qu'est finalement la dialectique. Car
en un premier temps la pars destruens de son œuvre se veut, certes, hautement
contestataire : "tel qu'une véridique et malheureuse Cassandre"(3), il ne cesse de
dénoncer les avanies que la société de son temps inflige à la musique nouvelle,
que ce soit en imposant une régression généralisée de l'écoute, en assujettissant
la création à des mots d'ordre bureaucratiques, ou en la pliant, sous le couvert
d'une légitimation pseudoscientifique, à des exigences de rentabilité suspectes.
Pourtant à bien lire la Philosophie de la nouvelle musique, on se prend à douter
du caractère de "nécessité immanente" de la "liberté" que chaque note serait
censée "promettre". Car on ne voit pas que le compositeur de "grande" musique
puisse jamais se soustraire à l'"impuissance" dont l'esprit bourgeois l'affecte
quasi automatiquement. Tout en faisant mine de reconnaître le bien-fondé de
l'évolution historique vers l'expressivité, Adorno démantèle au fil des pages
l'"expressionnisme subjectif", soupçonné à tout instant de sombrer dans la
réification. La musique se devrait d'autant plus d'être utopique, que la situation
dans laquelle elle se trouve paraît le lui interdire ; et pourtant elle ne peut se
permettre de vouloir l'être, car la consolation qu'elle viserait alors ne pourrait
qu'être fausse.
Mais s'il en est ainsi comment quoi que ce soit pourra-t-il jamais changer?
Confronté, en somme, au paradoxe de l'expression, Adorno n'en retient que le
double bind ; il en appelle au caractère salvateur d'une éventuelle dialectique
émancipatrice, mais nourrit à l'égard de celle-ci des doutes finalement
insurmontables. Pour lui, même si, en un premier temps, le nouveau permet
d'envisager la possibilité concrète de l'amélioration de l'état de choses existant, il
est clair qu'il ne saurait, dans un second temps, échapper à la compromission ; si
bien que la liberté est à la fois nécessaire et impossible. Pour brillante qu'elle
180/514
soit, la définition adornienne de l'expressionnisme demeure par conséquent
formelle.
4 L'attente, le temps
S'il s'agit donc de renouer avec une vérité première, ce ne peut être qu'à la
condition que ce geste apporte quelque chose de neuf : toute première qu'elle
soit, la vérité en question ne saurait se trouver déjà là, offerte et disponible.
L'audace d'Adorno consistait à situer le Faux avant le Vrai ; nullement éclipsée,
celle de Bloch revient à demeurer fidèle à un Vrai qui n'existe pas encore. Cette
dernière attitude, outre qu'elle ne se recommande d'aucun cynisme, a le mérite
de la clarté: elle permet de faire l'économie de questions inutiles, du genre "tenir
que le Faux précède le Vrai, est-ce ou non dire vrai ?"
Mais elle n'est pas tombée du ciel. Il faut, pour en saisir l'éclosion,
remonter à Hegel. Soucieux de déterminer quelle valeur accorder à celles des
philosophies du passé qu'il confrontait avec son propre système, Hegel leur en
reconnaissait une, mais seulement relative – celle de représenter des étapes, des
degrés de développement inachevé sur son chemin de pensée. Face à l'absolu,
bien sûr, leur valeur ne pouvait être, en fonction même de leur caractère relatif,
que nulle : du fait qu'elles avaient cessé d'exister dans la réalité, il était
désormais exclu que l'on en héritât. Quand, par la suite, Marx s'avisa de
"remettre Hegel sur ses pieds", il le purgea de son idéalisme, de façon que tout
vînt à dépendre de la matière et non plus de l'"esprit". L'absolu une fois exorcisé,
l'idée d'un "héritage" d'ordre précisément spirituel redevenait envisageable. Que
les substructures économiques sur lesquelles avait autrefois reposé l'art grec
aient définitivement disparu, nul n'en doutait ; l'important était que la
"superstructure grecque" ait survécu : après tout, le prolétariat n'avait rien à
perdre à se frotter au Parthénon. – C'est ici que Bloch entre en lice. Ce sera pour
constater que le renversement de Hegel auquel s'est livré Marx a eu pour effet,
non seulement d'abattre l'absolu en faisant place nette pour le relatif, c'est-à-dire
182/514
pour ce qui, étant sujet à génération et corruption, peut éventuellement faire
l'objet d'un héritage ; mais encore et surtout, d'ouvrir sur une dimension
d'ebullitio, de "bouillonnement" de la matière elle-même, qui apparaît désormais
comme en attente de son devenir et de son avenir, et cela sur un plan que l'on
peut qualifier de temporel au sens profond, pour ainsi dire destinal,
transhistorique, du terme. Je recopie ici, en guise de preuve, un passage éloquent
de l'avant-propos pour l'édition de 1951 des Eclaircissements sur Hegel,
auxquels Ernst Bloch donne le titre global de Sujet-Objet :
"Qu'elles ne puissent avoir de fin, voilà ce qui fait grandes les
grandes œuvres. Sans doute celle de Hegel croit s'achever, mais c'était là
un faux-semblant idéologique. Le monde avance, il avance dans l'effort et
l'espoir, et avec lui aussi avance la lumière de Hegel. Installée sur la plus
haute cime de son temps, toute grande pensée porte aussi son regard sur le
suivant, et même à l'occasion sur toute la suite des temps humains. Elle
contient quelque chose qui touche à l'avenir: dans son essentiel
questionnement quelque chose d'impayé, dans ses tentatives de réponse
quelque chose d'inacquitté. Cet inacquitté est le substrat philosophique de
l'héritage culturel ; et il l'est d'autant plus que jaillit, plus frais, un nouveau
substrat d'héritage culturel. Pareil héritage appartient à l'avenir de la
philosophie, non à sa seule histoire (...) Hegel niait l'avenir, aucun avenir
ne reniera Hegel."(4)
5 La séquence, le destin
Le destin est donc ce qui doit être assumé : il ne consiste en rien d'autre
qu'en cette "relation de solidarité" dont parle Roland Barthes, et qui fait que
s'occuper du passé n'a de sens que si l'on vise un certain futur. Cela invite à
pondérer l'exigence d'émancipation à l'endroit du destin, qu'Adorno situait au
cœur de la musique ; non que la libération soit elle-même un mythe, mais elle
devient possible justement si on lui laisse ses chances, et si, plutôt que de
fétichiser l'enlisement dans la catastrophe, on accepte l'idée que l'art est en
mesure d'aider à l'accomplissement des promesses passées. Dans la perspective
d'Ernst Bloch, il est parfaitement loisible de concéder, par exemple à Adorno,
que nous vivons un déclin ; mais à la condition de saisir que le déclin, même
quand il tourne à l'échec, est la propédeutique de l'utopie et non pas l'inverse.
Telle est en effet la pierre de touche du fléchage du temps : s'affranchir de la
représentation de l'unité et de l'inaltérabilité des séquences passées, c'est peut-
être consentir à décomposer et fragmenter l'œuvre d'art, cela ne veut pas dire la
détruire. Que l'inachèvement et le morcellement de la société qui reçoit
l'héritage soit un état de fait, cela ne suffit pas pour dénier que dans sa chute,
notre époque garde en réserve le ressort de l'ascension future. Le
"désœuvrement" et le non finito comme ayant à jouer un rôle peut-être décisif
dans le processus libérateur, ce thème parcourt l'ensemble de l'odyssée
philosophique d'Ernst Bloch, dont le dernier grand ouvrage, l'Experimentum
184/514
Mundi de 1975, attire à nouveau l'attention sur le fait fondamental que "l'échec
rappelle le souvenir du but, souvent il le renforce et se dresse ainsi contre la
résignation. On est loin de cette acceptation passive, de cette confirmation du
statisme propres à une métaphysique qui serait justement celle de l'échec,
comme c'est le cas chez Adorno, pour qui toute utopie succombe à la négativité
de ce qu'elle vise."(7)
6 Le montage
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coïncidences d'une "histoire des phénomènes", d'une phénoménologie qui n'est
pas la bonne mais qui peut le cas échéant servir de creuset à la bonne."(11)
Or, quelle serait, pour Bloch, une "bonne" phénoménologie ? Elle doit
pouvoir se laisser appréhender précisément à partir des indices que fournit
l'usage expressionniste du montage. Le transfert des "ruines" au sein de cet
"autre espace" qui "s'oppose au contexte habituel" a au moins le mérite d'attirer
l'attention sur l'aspect disparate, "kaléidoscopique", de la rencontre, dans
l'instant, d'éléments hétérogènes, appartenant à des séquences distinctes et dont
le rassemblement ne peut s'effectuer que sous le signe de la non-
contemporanéité ou de la dissimultanéité (Ungleichzeitlichkeit). Un instant ainsi
distendu ou déchiré ne peut être qu'incertain, opaque, obscur. De quoi est-il
donc le négatif, sinon d'une équitemporalité (Gleichzeitigkeit) certes
parfaitement utopique, mais qui constitue son horizon obligé ? Or ici tout se
renverse. Car l'absolu, Marx l'a exorcisé chez Hegel : l'horizon utopique ne
saurait subsister éternellement identique à lui-même, en sorte qu'il ne peut pas
ne pas se réaliser. C'est ce que montre un passage essentiel du Principe
Espérance :
Les descriptions de Mikel Dufrenne consonent ici presque mot pour mot
avec l'interprétation qu'Ernst Bloch donne des Leçons de Husserl dans Le
Principe Espérance. Commentant en effet l'analyse husserlienne de la
perception du mouvement, Bloch insiste sur le caractère lacunaire et discontinu
("moment par moment") de 1"appréhension-en-tant-que-maintenant" (Als-Jetzt-
Erfassen) qui, conjoignant impression, rétention et prétention (donc les trois
empans du temps), permet que se constitue "la phase actuelle du mouvement lui-
même" ; ce Maintenant (Jetzt) n'est pas encore temps, mais racine-de-temps
sans laquelle aucun écoulement ne se donnerait à percevoir.
"Aucun courant n'est concevable, voire dialectiquement
compréhensible, sans ce "Maintenant" intérieur à son temps, qui n'est
même pas temps lui-même, mais bien ce "quelque chose de singulier",
pour reprendre le terme de Platon, duquel jaillit le temps (non seulement
la conception du temps) du courant réel du mouvement, et dans lequel le
mouvement est lui-même uni au repos agité. Platon, qui, mieux que James
et Bergson, a compris ce qu'était la continuité discontinue, a pour cette
raison résolument mis l'instant (to exaiphnès, le soudain) en évidence. Cet
instant apparaît ici comme moment du passage entre le mouvement et le
repos, le repos et le mouvement: "Car le repos ne passe à rien d'autre aussi
longtemps qu'il repose, pas plus que le mouvement ne passe au repos, tant
qu'il se meut ; mais l'instant, ce quelque chose de singulier, se trouve entre
le mouvement et le repos, sans faire lui-même partie du temps, et c'est en
lui, à partir de lui, que ce qui est en mouvement passe au repos et que ce
qui est en repos se met en mouvement" (Parménide, 156 d-e). Et
finalement - si l'on considère que le courant s'écoule vers une embouchure
(le repos) - la teneur du projet de Faust comme celle, apparentée, de la
mystique, repose sur une conception de l'instant qui n'a rien d'abstrait.
"Arrête-toi, tu es si beau !" : voilà qui doit pouvoir être dit à l'adresse de
l'instant conçu comme instant suprême et à celui de la plénitude totale,
instant stable, durable, qui dans la mystique de Maître Eckhart est prôné
comme étant le "Nu" (nunc stans) de la perfection. Ainsi, toutes ces
déclarations, aussi divergentes soient-elles entre elles, se rejoignent dans
la reconnaissance d'un Maintenant réel s'opposant au courant abstrait des
vitalistes."(26)
191/514
Il n'empêche qu'à l'époque de l'expressionnisme - dont Bloch considère
que, si loin qu'il ait cheminé vers une épiphanie de l'expression achevée, celle-ci
ne pouvait lui être accessible que de façon obscure, indirecte - l'instant du
Maintenant demeure virtuel. Pour ne prendre qu'un seul exemple, celui de
l'Ulysse de Joyce, le diagnostic de Mikel Dufrenne apparaît, du point de vue
blochien, parfaitement fondé : dans la mesure où s'y fait jour "une temporalité de
l'atmosphère qui émane du style propre du récit et qui est indépendante du temps
de l'histoire, (...) le rythme de l'Ulysse de Joyce est infiniment lent alors que
l'action se déroule en vingt-quatre heures."(27)
C'est que l'exprimé n'y est pas entièrement lui-même, il tient
"inévitablement" au représenté, et la durée s'en ressent : elle dépend de la façon
dont "les personnages représentés vivent le temps" ; si bien que "c'est le temps
de Bloom, cette façon de vivre sans avenir dans un univers inconsistant dont la
seule vérité est dans un passé plus légendaire qu'historique qu'on raconte sans le
répéter, c'est ce temps qui éclaire le rythme du roman." (28)
C'est à une conclusion tout à fait analogue que parvenait Bloch dans
Héritage de ce temps. Tout se passe comme si la modernité avait subrepticement
viré en postmodernité au fur et à mesure que le roman déroulait ses volutes, et
imposait une lecture au microscope ou plus que lente: moléculaire.
D'une part, Joyce est un maître de l'expressivité, et il a su, selon Bloch,
prodigieusement distiller la lenteur:
"Protée, le Pêle-Mêle de la nature en fermentation, apparaît aussi
comme le patron de cette fin du monde, et une seule et unique journée, le
flux d'une seule journée, redonne un lit au dieu de la nature, de sorte que
le monde six fois millénaire de l'histoire, avec ses antres, ses putains de
bordel irlando-syriennes, ses viscères de pierre, son Jésus brenneux, ses
sceptres, ses petites annonces et ses queues devant les magasins, resurgit
dans l'espace de ce jour unique et ordinaire."(29)
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Notes
8. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot 1978,
p.8. (Original allemand : Erbschaft dieser Zeit, Frankfurt am Main,
Suhrkamp Verlag, 1935).
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13. Bloch, op. cit., p. 351 (Encore une fois l'obscurité de l'instant vécu; Carpe
diem).
21. Cf. Jean-Claude Piguet, Le Dieu de Spinoza, Genève, Labor & Fides,
1987, pp. 55-56.
37. Jean-Paul, cité par E. Bloch, op. cit., p. 377 (cf. note 12).
38. Cf. Gilbert Lascault éd., Vers une esthétique sans entraves, Mélanges
offerts à Mikel Dufrenne, Paris, U.G.E., 1975, pp. 239-242.
42. Cf. l'interprétation de Gilles Deleuze, citée et commentée par René Berger,
"Science et Art: le nouveau Golem", Diogène, 1990, n°152, pp. 128-129.
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Chronique de l'espace public, Utopie et culture politique (1978-1993),
Paris, L'Harmattan, l994 (notamment les p. l47-193).
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Troisième partie
Musique et transcendantalisme
202/514
Chapitre 11 : De Thoreau à Charles Ives
Peut-être n'y a-t-il pas d'auteur dont John Cage - que le Times consacrait
deux ans avant sa mort, donc en 1990, comme le plus grand compositeur du
XXe siècle - se soit réclamé avec autant de ferveur, que Thoreau. Ce n'est pas
que Thoreau ait défrayé la chronique en tant que musicien : le critique F.O.
Matthiessen mentionnait qu'il savait fort bien jouer de la flûte, mais qu'il devait
être (néanmoins) musicalement analphabète. Il en va de lui comme de Cage, à
propos duquel le même Times, dans le numéro qui succédait à celui dont je viens
de parler, crut devoir publier un rectificatif. "Ce n'est pas le plus grand
compositeur qu'il fallait lire, c'est le plus grand philosophe de la musique."
Thoreau, lui, n'a pas seulement inspiré Cage, qui l'a mis en musique dans toute
une série de partitions grandioses, il a servi auparavant de modèle pour le
quatrième mouvement monumental - de l'œuvre - monumentale - qu'est la
Concord Sonata pour piano, l'une des partitions les plus échevelées de Charles
Ives (1864-1954), assureur de son état et compositeur du dimanche, mais dont la
gloire éclata quand il atteignit soixante-dix ans, au point qu'il est souvent
considéré aujourd'hui, à l'égal de Schönberg et Stravinsky, comme l'un des pères
de la musique actuelle. Or Cage, Ives et Thoreau ont en commun d'avoir été
transcendantalistes, c'est-à-dire, entre autres, profondément amoureux de la
nature. D'où le jugement d'Ives sur Thoreau : s'il fallait le comparer à un
compositeur au sens canonique, ce serait à Beethoven. Il fut cependant un
immense musicien non pas en jouant de la flûte, "mais parce qu'il n'avait pas à
se rendre à Boston pour entendre le Boston Symphony" : "Le rythme de sa prose
suffirait à lui seul à déterminer sa valeur comme compositeur." (1) Aussi lyrique
que le Times, Ives croit pouvoir soutenir que si Beethoven laissa sa passion
intime se déchaîner en composant, sa passion propre intimait à Thoreau de se
limiter à la dire, ou plus exactement à l'écrire, quelque extravagante qu'elle fût.
Et Ives de citer Walden : "Qui a entendu les accents de la musique n'a plus à
redouter de parler pour toujours de façon extravagante." (2) Peut-être, ajoute
Charles Ives, la musique n'a-t-elle jamais consisté qu'en ceci - s'exprimer de
façon extravagante !
Mais en quoi consiste cette extravagance ? Ives chausse à l'avance, encore,
les pantoufles du Times, en reconnaissant qu'après tout, Thoreau, le musicien
Thoreau, est philosophe : sa soumission à la nature révèle "une philosophie qui
distingue entre la complexité d'une nature qui enseigne la liberté, et celle d'un
matérialisme qui enseigne l'esclavage". (3) La nature, c'est d'abord pour Thoreau
celle de la Nouvelle-Angleterre : inutile de "faire le tour du monde pour compter
les chats à Zanzibar" (4) ; sa sensibilité aux sonorités naturelles, très
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probablement supérieure à celle de la plupart des praticiens de la musique, ne le
pousse pas, comme certains musiciens français (l'allusion à Debussy est
transparente), à sacrifier à un exotisme à la mode. Ives y insiste : les textes des
livres sacrés de l'Orient qui constellent son œuvre, Thoreau ne les retiendrait pas
s'il en était lui-même l'auteur. Ainsi, la parole védique sans grand intérêt selon
laquelle "toutes les intelligences s'éveillent au matin" détonne, dans Walden, par
rapport au mode "éolien" des "ondulations de la musique du ciel", que chante la
même page en se référant seulement aux bruissements de l'aube au bord du lac
(5). Nomadisant sur place, Thoreau se met à l'écoute du lieu ; et s'il découvre
dans la nature quelque analogie avec le "fondamental du transcendantalisme",
c'est qu'il se sent concerné par l'âme de la nature plutôt que par l'histoire
naturelle. En fait, notre Beethoven bis aime trop la nature pour accepter de la
disséquer vraiment sans passion : n'en fait-il pas lui-même partie ? Ives
remarque aussi que son narcissisme est quelque peu tempéré, au moins à
certains moments, par ce trait d'un naturaliste que les poètes partagent rarement :
il observe, avec la plus extrême acuité, même les choses qui ne l'intéressent pas
spécialement. Ce qui, semble-t-il, relève d'un don utile plutôt que d'une vertu
(6).
En matière musicale, l'amour de la nature entraîne-t-il obligatoirement une
défiance envers la musique "artistique" ? La "double vie" de Charles Ives,
décidant à 24 ans, soit en 1898, de fonder la compagnie d'assurances Ives and
Myrick, et passant ses nuits et ses loisirs à noircir, dans la solitude, du papier à
musique, prouve l'inverse : grand amateur de paysages, il les a représentés de
son mieux en inventant des couleurs orchestrales d'un extraordinaire raffinement.
Seulement, il y a toujours chez Ives une fanfare pour faire subitement irruption,
à moins que ce ne soit un match sportif ou simplement de vieilles rengaines
émises à tue-tête et agrémentées de dissonances, qui viennent perturber l'accord
parfait entre musique et Arcadie ; un peu comme si leur divorce était
inéluctable... Sans doute Thoreau y est-il pour quelque chose, avec son éloge des
musiques militaires et son culte de la bonne franquette ; c'est du moins ce que
laisse entrevoir Ives lui-même dans le cinquième des Essays Before a Sonata,
qui fournit, avec ses 17 pages, le "programme" du portrait de Thoreau destiné à
la Concord Sonata, et c'est ce que confirme l'"Épilogue" ("Essay" n°6, long de
28 pages) où Thoreau est encore à l'honneur. Quand je crois dépeindre, dit Ives,
le culte de la nature chez Thoreau, j'ai beau faire, je ne suis pas sûr que vous ne
percevrez pas, malgré mes efforts, de simples dissonances. Cela peut même
vous paraître n'être pas de la musique, mais le compositeur en est-il
véritablement responsable ? Sa responsabilité est en réalité plus ou moins
indéterminable.
D'où une série d'interrogations qui, de proche en proche, vont conduire à
repenser, et non pas seulement en fonction du musical, le transcendantalisme
comme tel. Comment par exemple différencier l'expression d'une fin de
printemps de celle d'un début d'été ? Un peintre représente un coucher de
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soleil ; peut-il peindre le soleil en train de se coucher ? D'ici quelques siècles,
continue Charles
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Notes
2. Ives, op. cit., p. 140. Cf. Henry David Thoreau, Walden, trad. Fabulet
(Paris, Gallimard, 1990, p. 324).
9. Henry David Thoreau, Journal (1906, rééd. New York, Dover, 1962), vol.
X: p. 127. Dans la suite du présent texte, les références au Journal se
rapportent à cette même édition. Pour A Week on the Concord and
Merrimack Rivers, j'utilise l'édition de Robert F. Sayre, Thoreau (New
York, The Library of America, 1985).
17. Sur cette idée, qu'évoque Ives (cf. note 7), cf. Thoreau, Walden, p. 187.
L'essai d'Emerson "Cercles", qui se trouve au cœur de la pensée de
Thoreau sur le temps, a été traduit en français par K. Johnston (cf. Ralph
Waldo Emerson, Les Forces éternelles, Paris, 6e édition, Mercure de
France, 1920, p. 109-144); il a directement inspiré Nietzsche (cf. "Fatum
et Histoire: Pensées" (1862), trad. M. Marcuzzi, in Stanley Cavell, Statuts
d'Emerson, Combas, Éd. de l'Éclat 1992, p. 115-120; de même sur
l'affirmation du nain d'Ainsi parlait Zarathoustra "Le temps lui-même est
un cercle", cf. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris,
Gallimard, 1993, p. 56). Le fils d'Emerson, le docteur Edward Emerson,
signalait, dans une lettre du 20 janvier 1911 au préfacier de la traduction
française des "Cercles", R. Bliss Perry, que "les Indiens de Pueblo (sic),
dans les cercles noirs de leurs poteries et de leurs paniers, laissent une
ouverture pour permettre au Diable de s'échapper" (cf. Emerson, op. cit., p.
112).
22. Cf. sur ce point les considérations de Mark Sherringham, op. cit., p. 68-72
Fervent admirateur, dans nombre d'occasions, de la technique, Thoreau
n'en mesure pas moins les excès. La pollution par les bruits industriels,
attestée historiquement à dater du XVIIIe siècle, suscite sa méfiance (cf.
212/514
par exemple le chapitre IV, "Bruits", de Walden) : il y a là un risque
d'immoralité qui ne concerne pas seulement la musique en tant qu'art. En
ce sens, Thoreau actualise Kant.
213/514
Chapitre 12 : Emerson selon Charles Ives
216/514
laquelle il n'a été fait pour le moment qu'une allusion fugitive) pèse d'un tout
autre poids.
Voilà qui est typiquement emersonien ! Dans les couples d'Emerson, en
effet, l'un des deux termes jouit toujours d'un privilège particulier : qui ne
préfère le Bien au Mal, le Beau au Laid, le Spirituel au Sensuel ? Ici,
l'opposition de la Substance à la Forme joue un rôle analogue: la Forme est, si
l'on peut dire, du côté de la Matière, du moins si elle se trouve faire face à la
Substance. Car la Substance est, d'emblée, spirituelle. En regard, la Forme ne
peut intéresser que l'intellect. Pour éviter toute équivoque, Emerson (et, à sa
suite, Ives) préférera opposer Substance et Manière: à l'évidence, Manière n'est
pas Matière, mais lui ressemble. J'en tire l'enseignement suivant: les Essays de
Charles Ives renvoient non seulement à Emerson par leur intitulé (ce qui
demeure "formel": simple "maniérisme"...), mais par leur substance profonde.
Et le "parallélisme" dont j'étais prêt à parier qu'il se révélerait éloquent, c'est
celui qui, régnant dès l'abord entre les Essays d'Ives et ceux d'Emerson, fait se
rejoindre dans la substance même, C'est-à-dire à l'infini, les deux lignes
séparées (à notre modeste échelle), mais en réalité destinées à fusionner (quelle
qu'ait pu être la distance qui les séparait au niveau qui est le nôtre).
Or ce parallélisme, c'est bien par le détour musical qu'il peut nous
apparaître finalement relatif (et donc, dans l'absolu, dépassable). Je lis en effet,
dans le Dictionnaire de tout à l'heure, et à la suite du passage que je citais, ces
deux phrases capitales, qui résument de façon frappante la démarche du
compositeur Ives: "Dans ces œuvres (la Concord Sonata, et les Essays), il [Ives]
emploie une syntaxe - mettant en relation logiquement des événements
successifs - qui, à l'instar de ses textures musicales, rattache entre eux un
ensemble d'événements que ne relie aucun lien extérieur, mais qui deviennent
compréhensibles dès qu'on les situe dans le contexte du Tout. On peut donc voir
légitimement dans le travail compositionnel du Charles Ives de la maturité la
première grande application à la musique de la technique du collage." (4)
Jugement que ne dément nullement celui-ci, qui, lui, se voudrait sévère : "[Ives]
veillait à faire souvent se battre en duel deux mélodies, voire davantage, et cela
de façon radicalement rebelle à toute orthodoxie - ce qui suscitait force
polyharmonies et polyrythmies à qui toute unité se trouvait une fois pour toutes
refusée, à l'exception de l'unité du cosmos." (5) Infidèle (heureusement) à
l'orthodoxie musicale de son époque, Ives n'en était que plus fidèle à Emerson.
Je ne puis qu'être, à cet égard, en veine de citations. Car Emerson, dans son
discours de La Méthode dans la nature, oppose à l'"intention" (qu'il définit "une
ligne droite d'une longueur donnée") la nature, laquelle, "tendant vers un but
universel et non particulier", vise "une œuvre d'extase, représentée sous un
mouvement circulaire" (6). Et dans ses Cercles, il achève d'expliciter cette
transcendance vers le cercle en la déclarant (précisément) inachevée: "En
reculant d'un pas dans la pensée, les opinions divergentes s'harmonisent, étant
envisagées comme les deux pôles extrêmes d'un même principe; nous ne
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remonterons jamais assez loin pour exclure une vision plus haute encore." (7) -
Qu'est-ce à dire, sinon, à la façon du Mikel Dufrenne de la Phénoménologie de
l'expérience esthétique, que "le dernier mot est qu'il n'y a pas de dernier mot" ? -
Mais il n'est pas certain que ce soit là, pour Emerson, le dernier mot! "Quelque
bonne que soit la parole, nous confie-t-il un peu plus loin, le silence est encore
meilleur et lui fait honte. La longueur du discours indique la distance de pensée
entre celui qui parle et celui qui écoute. Si leur entente était complète sur un
point quelconque, il n'y aurait nul besoin de renchérir par des paroles; si
l'entente s'étendait à tout, aucune parole ne serait supportée." (8) J'avoue que la
perspective d'une musique pacificatrice (car c'est bien là ce qu'Emerson a
entrevu) me semble relever d'une généreuse utopie. Et à première vue, c'est bien
ce que le Prologue des Essays before a Sonata paraît affirmer. S'interrogeant sur
le bien-fondé de la pétition d'interchangeabilité entre musique et langage qui
sous-tend l'"unique entité musicopoétique" projetée, Charles Ives, fort
honnêtement, se tâte. En cas d'échec, qui faudrait-il incriminer au juste, du
compositeur, de l'interprète ("s'il y en a"), ou de ceux qui "sont censés écouter" ?
Serait-ce exemple la faute du compositeur, si le thème dans lequel il a cru
insuffler de la "bonté morale" se laisse identifier par l'un de ses amis comme
manifestant plutôt une "grande vitalité", et par des auditeurs qui "ne sont pas
même ses ennemis" comme vecteur d'un accès de "faiblesse nerveuse", voire pis
encore décrivant une "mare d'eaux stagnantes" ? Après tout, la signification du
mot "Dieu" peut s'interpréter d'autant de façons qu'il y a d'âmes pieuses dans le
monde: chacun est libre de donner à chaque mot le sens qui lui chante. Alors,
c'est vrai, il ne saurait y avoir de dernier mot; selon une parole illustre, "les
Noms divins font défaut" - et le silence sur lequel on débouche n'est pas celui
d'Emerson, puisque c'est un silence négatif. "Peu importe, dit Charles Ives, le
degré de sincérité et de confiance dont témoignent ceux qui s'efforcent de
connaître, ou qui reconnaissent l'impossibilité de connaître, les modes et
habitudes de penser de leurs semblables : à la fin, on reste sur l'impression que
rien n'a été dit. C'est que les hommes sont dans l'incapacité de se connaître les
uns les autres, et cela malgré le fait qu'ils ont les mêmes mots à leur disposition.
Ils errent d'une explication à l'autre, mais les choses semblent demeurer
identiques à ce qu'elles étaient au départ..." - En bon transcendantaliste, on ne
saurait cependant se laisser aller au découragement: Ives se ravise, et regagne
immédiatement le giron d'Emerson. Nous croirons plutôt dit-il, que "la musique
se situe au-delà de toute analogie avec le langage verbal, et que le temps va
venir, mais pas de notre vivant, où elle développera des possibilités qui sont
pour le moment inconcevables - un langage tellement transcendant que ses
sommets et profondeurs appartiendront en commun à l'ensemble du genre
humain. " (9)
Mais n'est-ce pas renvoyer aux calendes la solution du problème de
l'équivalence des Essays et de la Sonate, solution dont pourtant le compositeur
doit déjà posséder la clef, dès lors qu'il s'est permis de faire éditer
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simultanément (même si c'est en deux livraisons distinctes) chacun des volets de
cette "entité" unique ? La réponse à cette question suppose l'approfondissement
de l'exégèse d'Emerson, à laquelle Ives consacre le premier mouvement de sa
Sonate, et symétriquement, le second des Essays, sous le même intitulé
("Emerson").
Emerson, nous dit Charles Ives, est un "envahisseur de l'inconnu", qui ne
redoute pas de chevaucher le dauphin d'Arion , sans s'inquiéter de savoir s'il le
mènera à Corinthe plutôt que du côté de la rivière Musketaquid, ou au Parnasse.
"Ne demandez pas la description du pays vers lequel vous naviguez", tel est le
conseil que donne effectivement l'un des essais les plus célèbres d'Emerson,
L'Ame suprême (Oversoul) (10). Le commentaire ivesien, fort (si l'on peut dire)
de cette incertitude, va dès lors suivre à la trace l'itinéraire emersonien, en
s'efforçant d'en épouser les diverses sinuosités.
Il s'agira, en premier lieu, de maintenir le caractère ouvert du futur.
Conformément à ce qu'enseigne L'Ame suprême, (la "prophétie" doit être
scrupuleusement distinguée de la "révélation". La difficulté que l'on ne peut
manquer d'éprouver si l'on se met en devoir de suivre Emerson à la trace tient à
ce que celui-ci ne prétend rien "révéler" par lui-même. Tout au plus, il nous
acheminera vers un "champ" (field) au sein duquel la révélation est susceptible
de se laisser atteindre par l'âme qui rencontre la "loi", c'est-à-dire la vérité
(constante, pérenne, quoi qu'il en soit de ses changements d'aspect). Considérée
sous cet angle, la révélation apparaît comme une intensification de la prophétie.
Cette dernière n'intéresse en effet que le futur, et le futur ne se définit lui-même
qu'à partir de ce que le passé laisse d'inaccompli. Mais dès lors que l'attention se
porte sur le seul futur, le passé tend à s'étioler. C'est qu'il manque la dimension
centrale du présent, dont la fonction propre est de ranimer le passé. On peut s'en
assurer en se reportant à ce que le quatrième des Essays de Charles Ives énonce
de la maison des Alcott, à Concord: "Elle semble avoir conscience de ce que son
passé est vivant (11)." Commentant ce passage, Gilbert Chase a suggéré à juste
titre, me semble-t-il, d'en élargir la leçon à la musique de Charles Ives prise dans
son ensemble. "Ives, écrit-il, n'a pas délibérément cherché à recréer le passé; il
était simplement pénétré du passé comme du présent et s'identifiait
complètement avec la culture traditionnelle de son milieu. Et plus il se plongeait
dans cette tradition, plus il allait loin dans l'avenir. Ce paradoxe peut être
comparé à celui qu'a formulé Van Wyck Brooks dans The Flowering of New
England : "Par une curieuse ironie, ce furent les villes de Boston et de
Cambridge qui devinrent provinciales, tandis que l'esprit local et même
paroissial de Concord, qui avait toujours été universel, se révéla aussi national."
L'attitude d'Ives fut "locale" mais jamais "provinciale". Comme les cercles qui
se multiplient en s'élargissant lorsqu'une pierre est jetée dans un étang, sa
musique procède du local au régional, du régional au national, et finalement du
national à l'universel. " (12) (Peut-être trouverait-on ici de quoi étayer une
discussion qui remettrait en cause l'argument de John Cage selon lequel les "airs
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populaires" dont Ives aimait consteller sa musique en souvenir des fanfares
paternelles représentent ce qu'il y a chez lui de moins intéressant) (13).
Le thème de la révélation comme intensification de la prophétie, que
Charles Ives emprunte, dans son essai sur Emerson, à Emerson lui-même, et
qu'il applique aussitôt à ce dernier, est plutôt rassurant. Si je suis bien le
raisonnement, il repose sur une clause d'équitemporalité, au sens de la
Gleichzeitlichkeit heideggerienne: la révélation serait ce qui permet d'"égaliser"
les dimensions temporelles que sont le futur, le passé et le présent. Mais ne
serait-ce qu'en raison de la différence de contexte, la signification de cette
"égalisation" n'est nullement la même dans les deux cas. Pour Heidegger, il
s'agit de récuser l'excès de présence que la métaphysique consent à la dimension
du présent: celui-ci ne saurait briguer aucune préséance ni exercer aucune
prédominance sur les deux autres dimensions; la tâche de la pensée est par
conséquent de réparer, autant que faire se peut, ce qui, dans le lexique
d'Anaximandre, ne peut apparaître que comme une injustice, et cette réparation
passe par ce qui deviendra, chez Derrida, la "déconstruction" du logocentrisme.
Selon l'interprétation que propose Ives du transcendantalisme emersonien, à
l'inverse, c'est la présence du présent qui fait défaut, et c'est elle qu'il va falloir
réhabiliter et restaurer, alors même qu'à notre niveau elle n'a jamais été là.
Comme chez Heidegger, on part d'une situation première d'Ungleichzeitigkeit,
celle du règne, à notre époque et à notre échelle, du disparate et de l'inégalité
dans la justice distributive des "extases" temporelles. Mais Ives et Emerson sont
beaucoup plus proches d'une thèse comme celle qu'a développée Ernst Bloch
dans Le Principe Espérance à propos de la structure tridimensionnelle de la
temporalité, lorsqu'il fait état de la "tache aveugle" qui nous interdit tout accès
immédiat au présent comme tel. Ce que Bloch nous conseille, c'est le carpe
diem : fidèle en cela sinon au marxisme, du moins à un certain matérialisme, il
s'élève contre William James et Bergson, qui ont méconnu, par souci de
continuisme vitaliste, ce q'un penseur dialectique comme Hegel et même un
penseur non-dialectique comme Hume avaient parfaitement décrit comme le
"pouls de la vitalité". "Il est - écrit Bloch - tout aussi impossible à un sens, quel
qu'il soit, de percevoir le vécu-dans-l'instant, qu'il est impossible à l'œil de voir à
l'endroit de la tache aveugle, là où le nerf pénètre dans la rétine. Il faut toutefois
se garder de confondre la tache aveugle de l'âme, l'obscurité de l'instant vécu,
avec l'obscurité dans laquelle sont plongés les événements oubliés ou passés. Si
le passé se perd progressivement dans la nuit il y a moyen d'y remédier, le
souvenir peut le faire revivre, sources et objets enfouis peuvent être exhumés;
qui plus est le passé historique, bien que lacunaire, est un objet de choix pour la
conscience contemplative et se laisse aisément objectiver par elle. Au contraire,
l'obscurité de l'instant vécu reste prisonnière de son sommeil, la conscience
actuelle n'est disponible que pour une expérience à peine écoulée, ou une
expérience attendue et imminente, et son contenu. L'instant vécu lui-même et
son contenu restent par essence invisibles, et ce d'autant plus sûrement que se
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renforce l'attention braquée sur lui: à l'endroit de cette racine, de cet En-soi vécu
(gelebtes Ansich), de cette immédiateté ponctuelle, c'est tout un monde qui
baigne encore dans les ténèbres (14). " En quel sens, maintenant, le carpe diem
pourra-t-il servir de remède ? La leçon de Lenau et de Kierkegaard, ces "anti-
maîtres du carpe diem", ne doit pas être oubliée: en rester au stade esthétique
serait dérisoire. "Une possession plus authentique de l'instant n'est possible que
dans des expériences intensément vécues et aux grands points d'inflexion de
l'existence, existence personnelle ou d'une époque, pour autant qu'un
observateur soit suffisamment présent par l'esprit pour les remarquer. Les
hommes d'action exceptionnels semblent offrir le spectacle d'un carpe diem
authentique, sous forme de décision prise à l'instant voulu, de puissance à ne pas
laisser échapper l'occasion qu'il offre. Mommsen illustre cette puissance par
l'exemple de César, il l'appelle "géniale lucidité", et poursuit par ces mots
significatifs : "C'est à elle qu'il devait le pouvoir de vivre énergiquement dans
l'instant sans se laisser troubler ni par le souvenir, ni par l'attente; à elle qu'il
devait la faculté de concentrer ses forces et d'agir à tout moment" (15). "
Ainsi entendu, le carpe diem ne court certes pas les rues. Bloch en cite un
autre exemple, celui de Goethe s'écriant le jour de la canonnade de Valmy, que
"commence une ère nouvelle dans l'histoire du monde". Mais, fait-il observer,
"rares sont les exemples d'une telle présence, d'une telle prise de conscience d'un
moment passant par ailleurs inaperçu : moment transitoire, riche d'un motif des
plus fertiles, carrefour de médiations aux ramifications lointaines entre le passé
et l'avenir, point de rencontre enfoui au cœur même du "maintenant" opaque.
C'est une lueur soudaine, suivant non pas le cours horizontal de l'histoire mais
tombant verticalement, qui frappe alors l'immédiateté, de sorte qu'elle semble
presque médiatisée, sans pour autant cesser d'être immédiate, d'être une
proximité d'une extrême densité. (...) En dehors de cela le seul état dans lequel
apparaisse le nunc est sa non-présence (Nicht-Da); et même, l'ici de cette non-
présence constitue une zone de silence à l'endroit précis où se joue la musique.
C'est pour cette raison que non seulement l'existere mais surtout le sujet de
l'existere, autrement dit la force dynamisante et en fin de compte le contenu de
l'existant lui-même, est encore plongé dans l'incognito. Seul le carpe diem total
pourrait avoir une influence déterminante et faire que l'actuel-existant et son
environnement contigu, temporel et spatial, ne soit rendu ni trouble ni pénible
par la proximité dans laquelle se trouve encore cette difficulté d'expérience
immédiate. Mais les instants s'égrènent encore sans qu'on perçoive leur son et
sans qu'on les distingue, leur présent est tout au plus au seuil de sa présence qui
n'est pas encore parvenue au niveau de la conscience, qui est encore en
devenir." (16)
Il est frappant de constater à quel point, dans le langage qui est le sien et
qui n'est évidemment en aucun cas celui d'un transcendantaliste, Bloch rejoint le
miroir d'Emerson que propose Charles Ives. Pour ce dernier, le futur que
s'efforce de déterminer la prophétie exige, en contrepartie de son
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accomplissement effectif, la quasi-médiation d'un présent qui, jusqu'alors, se
cantonnait dans la fugitivité de l'immédiat. Or la condition ainsi posée pour que
la prophétie devienne révélation, l'intensification, ne recoupe pas seulement la
lettre de ce qu'énonce Bloch à propos de la nécessité, pour une "possession plus
authentique de l'instant", d'"expériences intensément vécues" - en l'occurrence
réalisées par la "géniale lucidité" d'un grand homme" ou d'un héros - elle
requiert l'équivalent d'un "carpe diem total, lequel, pour Ives, ne peut être
qu'eschatologique. Le futur, selon cette eschatologie, devient éternité. Mais
cette éternité se définit précisément comme équitemporalité. Le futur ne peut
donc désormais apparaître séparément du passé: l'irréversibilité du temps se
trouve surmontée, puisque l'inséparabilité des deux dimensions est garantie par
le caractère de révélation du présent. Ives l'exprime en toutes lettres: "Emerson
annonce, comme très peu de poètes l'ont fait, ce qui va arriver dans le passé, car
son futur est éternité, et le passé en est une partie".(17) L'"éternité" dont il s'agit
ici ne signifie pas pour autant l'abolition du temps, ni même sa suspension; elle
est bien plutôt l'accomplissement même du temps. En ce sens, Emerson est bien
le "bodhisattva" dont Van Meter Ames parle dans Zen and American Thought
(18) : son transcendantalisme, tel que le décrit Charles Ives, semble revendiquer
comme sienne la participation simultanée, "en verticalité", à ce double registre
temporel du réversible et de l'irréversible que le philosophe japonais Nishitani
Keiji dénomme l'egoteki sônyû, l'interpénétration réciproque, et que l'on traduit
habituellement en ayant recours au latin circumincessio (évocateur de la
"réciprocité d'interaction" entre les termes de la Trinité, selon la théologie
médiévale) (19). Rien ne s'oppose par conséquent à ce que l'on considère
Emerson comme éminemment "moderne" : comme tous les "vrais prophètes",
continue Charles Ives, "il est toujours moderne, et sa modernité ne pourra que
croître au fil des ans - car sa substance n'est pas relative, mais consiste en une
jauge de vérités éternelles, que régit une quête de l'universel plutôt que du
partiel". Mais d'un autre côté, et en vertu de la circumincessio qui vient d'être
évoquée, un tel discours ne peut qu'être "anachronique", dès lors qu'on
l'applique à la "substance" plutôt qu'à l'"expression": comment le qualificatif de
"moderne" conviendrait-il pour désigner ce qui relève de l'éternité, ou même de
l'aeviternité, voire de la sempiternité ? L'"anachronisme" est ici le comble de la
futilité: autant vaudrait "appeler "moderne" le coucher de soleil de ce soir". (20)
L'originalité d'Emerson découle en fait de l'impossibilité dans laquelle il a
librement choisi de si le choix qu'il lui revenait d'accomplir, concernant sa
propre personnalité. Car on n'a de cesse, en général, de rabattre révélation et
prophétie de l'absolu et de l'universel vers le relatif et le particulier. Mais il fait
exactement le contraire : parce que l'absolu "vaut mieux" - dans l'absolu - que le
relatif, et l'universel que le particulier. D'où un défilé de paradoxes dans lesquels
on risque fort de s'enliser. Voulez-vous, par exemple, le définir comme un
conservateur, ou bien voir en lui un radical? Il serait plus juste de tenir, avec
Ives, qu'il est "né radical, comme tous les véritables conservateurs (21)". Son
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radicalisme, en effet ne consiste pas à "conserver" une racine et une seule,
obtenue par l'éradication de toutes les autres. Non, il garde toutes les racines,
toutes les "radicalités". Ives l'énonce en une formule dûment frappée : "plus il
est près de la vérité, et plus il est loin d'une vérité."(22) La conséquence est de
taille: il est, en toute rigueur, impossible d'imputer à Emerson aucune doctrine
particulière, ni en philosophie, ni en religion; et de même il se tient prêt à tordre
le cou à toute loi qui se ferait "exclusive et arrogante", que ce soit en
métaphysique ou en mécanique. D'où un activisme jamais au repos : son
philosopher est d'autant plus périlleux qu'il se veut sans philosophèmes, et s'il
tente de s'approcher de l'absolu avec la dernière énergie, c'est en sachant fort
bien, par-devers lui, qu'il ne fera jamais que l'effleurer. Comment, dans ces
conditions, lui accorderait-on la moindre confiance ? Dans l'ouvrage récent qu'il
lui a consacré, Stanley Cavell s'est interrogé sur les raisons pour lesquelles des
générations successives ont mis en doute sa capacité philosophique. La réponse
n'est pas à chercher bien loin: c'est que lui-même ne se privait pas de douter ;
Ives l'explique en toute clarté. Rien de surprenant donc, dans le déni qui lui a été
si souvent opposé, ni même dans les compromis que l'on échafaudait pour lui
trouver quelque excuse - je songe à ce critique américain qui l'appelait
gentiment "Plotin-Montaigne" ! Mais rien de plus intéressant, à l'inverse, que la
tentative - d'Une nouvelle Amérique encore inapprochable pour accéder à un
diagnostic plus subtil. Voici comment s'y prend Stanley Cavell: "Je trouve que
rien ne pourrait être plus significatif de sa prose que son désespoir de la
philosophie, et son espoir envers elle. Aussi se peut-il que son insistance porte
sur quelque chose de tout aussi dérangeant par exemple le fait d'être pré-
philosophique, de faire appel à la philosophie comme pour la faire venir de chez
ses héritiers. Mais quel est cet état où l'on refuse de revendiquer la philosophie,
tout en formant une revendication pour la philosophie ? Cela pourrait bien être
quelque chose d'aussi remarquable, ou rare, que l'état même de philosophie,
pour ainsi dire, et quelque chose qu'il ne serait pas moins urgent de nier (23). "
A la réflexion, l'argumentation que développe Charles Ives ne vaut pas
moins d'être méditée. Faisons-nous, dit-il, l'avocat du diable. "Peut-être n'est-ce
pas seulement l'apanage de ceux qui ont l'esprit étroit, que de ne prendre intérêt
qu'à ce qui se rapporte à leur personnalité. Y a-t-il dans la religion chrétienne, à
laquelle Emerson est redevable de l'embryon de ses valeurs, quoi que ce soit de
plus que Dieu se révélant en personne - donc une révélation de nature à élargir
les seuls esprits étroits ? C'est la propension à hyper-personnaliser la personne
qui pourrait bien avoir convaincu Emerson de la nécessité de frayer des chemins
plus universels et impersonnels, même s'ils risquaient de n'offrir que des tracés
approximatifs et des pentes indécises. Mais profiteriez-vous autant de votre
voyage, s'ils étaient plus commodes? Accepteriez-vous que l'ombre de la
personnalité vienne à chaque fois accompagner l'universel ? Si la réponse était
positive (mais nous doutons que la majorité se prononce en ce sens), la
substance emersonienne pourrait bien supporter d'être supplémentée, et peut-être
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par quelque chose qui lui ressemblerait. Quelque chose qui lui ajouterait ce qui,
d'après certains, lui manque (24)." Ce quelque chose, ce pourrait être une
réponse à la question d'Alton Locke: "Qu'est-ce qu'Emerson a à offrir aux
ouvriers?" Ou encore, un peu de Thoreau ou de Wordsworth. Ou encore,
davantage d'arrière-plan religieux, un horizon pour sa religion de la
transcendance, un contrepoids à sa rébellion, bref "ce que nous subodorons que
Channing ou le Docteur Bushnell, ou d'autres saints, connus et inconnus,
seraient en mesure de fournir". ("Il est heureux qu'il existe des Bushnells et des
Wordsworths", sans compter les Vedas, la Bible, ou "les propres âmes de ceux
qui désireraient ainsi que le "système" d'Emerson fût complété".) Il n'empêche
que le "Cercle d'Emerson pourrait bien se révéler un tout meilleur, sans
complément". Que nous apprend en effet l'essai sur les Cercles? Que "toute
action peut être surpassée. Notre vie est un apprentissage de cette vérité:
qu'autour de chaque cercle il peut en être décrit un autre, qu'il n'y a pas de fin
dans la nature, mais que toute fin est un commencement; qu'il y a toujours une
aurore qui se lève derrière chaque midi, et que sous toute profondeur, s'en ouvre
une plus profonde." (25) - Qui ne comprendrait, devant ce passage, à quel point
l'idée du "complément" ou de "supplément" est superfétatoire ? Le commentaire
de Charles Ives anticipe par là Cavell. Une philosophie qui se grefferait sur cette
pré-philosophie serait proprement surnuméraire. Elle peut sembler s'imposer,
paraître indispensable; le "dépassement" ou l'"achèvement" qu'elle procurera ne
pourra pas ne pas briser la "substance" que contient le Cercle initial - c'est-à-dire
le Rien, le Vide premier (tout cercle ne symbolise-t-il pas le zéro initial ?). (26)
Sans doute le Cercle d'Emerson est-il élémentaire; mais son énigme est aussi
indéchiffrable que celle de l'eukuklos aléthéiè du Poème de Parménide. "Sans
doute, dit Ives, l'"insatiable exigence d'unité, l'urgence de reconnaître une nature
unique sous toute la variété des objets", qui est le fait d'Emerson, cela aurait été
saccagé, si quelque chose (un ajout) était venu faciliter la découverte de
l'identité (personnelle) que l'on cherche avant tout dans sa substance (27)."
D'autres pensées auront beau se fixer pour mission la "personnalisation" du vide
substantiel, celui-ci est déjà surabondant. "D'autres pourront toujours en guider
d'autres vers lui (Emerson), poursuit Ives, il n'en trouvera pas moins posé son
même problème, qui consiste à faire que "la joie, l'espoir et la force d'âme
jaillissent de sa page", plutôt que de prédisposer nos cœurs à en accueillir le
déferlement. Son devoir est de faire jaillir, le nôtre d'accueillir !" (28)
La thématique de la "page" fournit à point nommé la transition nécessaire à
l'examen de la seconde catégorie emersonienne que Charles Ives s'est proposé
de considérer, et dont j'ai mentionné au début le caractère relativement "léger"
vis-à-vis de la substance : il s'agit de la forme, ou encore de la "manière"
(manner), donc de la technique de mise en œuvre. Or cette catégorie (à laquelle
Ives consacrera dix pages, au titre de la deuxième section de son second Essay,
c'est-à-dire du premier mouvement de sa Sonate) (29), par la façon (la manner)
dont Ives l'a conçue, sert à l'évidence de contre-épreuve à ce qui vient d'être dit.
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Je n'aurai pas, de ce fait, à y insister outre mesure. Charles Ives, enchaînant sur
le motif du désintérêt relatif d'Emerson à l'égard de ses lecteurs "personnalistes",
observe d'abord que cette attitude équivaut à désamorcer le principe selon lequel
la fin devrait dans tous les cas justifier les moyens. La recherche du vrai
important davantage que la quête du beau, sauf si celui-ci se dévoile à l'occasion
de la découverte de celui-là, il paraît normal qu'un philosophe - et a fortiori,
peut-être, un "pré-philosophe" - fasse le sacrifice du maniérisme inhérent (même
tout à fait en sous-main) à la "manière". De toute "façon", Emerson, tel
Pétrarque, ne se donnera guère la peine de diffuser la beauté qu'il aura
éventuellement rencontrée en chemin.
Seulement, il est à redouter que des critiques ne s'engouffrent dans la
brèche ainsi ouverte. Les constatations de Charles Ives consonnent, à nouveau,
avec celles de Stanley Cavell. Pour ce dernier, associé au "geste qui dénie la
philosophie à Emerson, il en est un autre, presque aussi commun (... ); ce second
geste consiste à décrire la prose d'Emerson comme une sorte de brume ou de
brouillard, comme si en général on savait de façon palpable ce qu'Emerson veut
dire en cherchant à tâtons ses mots, et de même de façon patente, que ceux qu'il
trouve étaient plus ou moins arbitraires et conventionnels; comme si, autrement
dit, la grandeur et l'effort d'Emerson ne produisait tout simplement pas une
adéquation réussie entre l'expérience et la pensée, comme s'il ne pouvait pas
mettre un sens nouveau en chaque mot qu'il disait, comme si supporter
l'interprétation était simplement au-dessus de ses forces. Si vous maintenez cette
vue, vous croirez découvrir tout un monde de preuves pour la soutenir." (30)
Quant à Ives, il remarque de son côté que si Emerson peut donner
immédiatement l'impression d'une grande transparence, il lui arrive non moins
fréquemment de paraître s'être "embourbé". Dans ce dernier cas, cependant tout
n'est pas perdu, car l'"embourbement" (muddiness) recèle des possibilités
cachées. "On accuse parfois Brahms d'orchestrer de façon "pâteuse" (muddy). Il
se peut que cet adjectif désigne correctement ce que l'on éprouve la première
fois." Rien ne dit, pourtant, que les auditions ultérieures confirmeront ce
sentiment. Et s'il se peut que le compositeur ait médité un tel effet, sa sincérité
ne saurait être mise en doute : "une disposition instrumentale plus diaphane
affaiblirait sa pensée"(31). S'ouvre ici une parenthèse: lorsque John Cage, dans
un texte que j'ai déjà évoqué, a donné son avis sur la musique de Charles Ives, il
a déclaré avoir, dès le départ, apprécié tout particulièrement l'aspect muddy des
strates, textures et autres tuilages polytonaux et polyrythmiques qui abondent
dans ses œuvres. Je ne crois certes pas pour autant que le traitement du matériau
dans les pièces orchestrales auxquelles faisait allusion l'auteur de Silence puisse
renvoyer, sauf exception, à Brahms, et j'imagine encore moins une filiation du
type Brahms-Ives-Cage. Il est probable, en revanche, que les Essays de Charles
Ives ont trouvé en Cage un lecteur d'autant plus attentif que l'un des principaux
exégètes de ce dernier, Leonard Meyer, a consacré un livre presque entier au
"transcendantalisme" du Maître de Stony Point (32), lequel était comme on sait,
225/514
l'un des admirateurs les plus enthousiastes de Thoreau. Il se peut donc que
l'adjectif muddy constitue, sous la plume de Cage commentant Ives, une
réminiscence littéraire en forme de miroir. Je n'oublie pas non plus que l'un des
livres de Cage s'appelle le Mud Book. Cela dit sur quoi Leonard Meyer se
fonde-t-il pour introduire, dans le lexique de la critique cagienne, la référence au
transcendantalisme ? Sur ce qu'il appelle the probability of stasis, notion qu'il
rattache expressément à la suspension du temps telle que pratiquée, dans les
œuvres de Christian Wolff et John Cage, sous la forme du "temps zéro". Or il
suffit d'ouvrir les Cercles d'Emerson pour lire ceci: "lorsque les vagues divines
M'envahissent je ne compte plus pour rien le temps perdu (...) car ces instants-là
confèrent une sorte d'omniprésence, d'omnipotence, qui ne nécessitent plus la
durée, mais qui comprennent que l'énergie de l'âme est proportionnée à l'œuvre
à accomplir, sans souci du temps." (33) Ce qui est très précisément la définition
du "temps zéro". En somme, le Cercle emersonien, Grundgestalt ou "figure de
base" comme eût dit Heinrich Schenker, de la circumincessio des scolastiques et
- partant - du "temps zéro" de l'omniprésence, survole le temps, comme il clôt
l'espace. "Supprimez le temps, disait Maître Eckhart, et l'Est et l'Ouest
fusionneront." (34) (Je rappelle à ce propos que le grand lecteur d'Eckhart
qu'était le maître de John Cage, Suzuki, considérait Emerson comme un
véritable zéniste.)
Quoi qu'il en soit de la "boue" collante d'Emerson selon Charles Ives, et en
dépit de ses "possibilités cachées", l'écriture emersonienne paraît avoir été
accueillie fraîchement par quelques-uns des amis les plus proches de l'auteur; et
cela, non en raison d'un quelconque déficit de la langue, mais parce que la
composition même des essais, ainsi que parfois celle des poèmes, laissaient à
désirer. Carlyle, que mentionne Charles Ives, s'insurgeait contre l'incohérence de
certains paragraphes. En effet le manque d'unité est souvent flagrant: comme le
dit Ives - et comme l'ont répété à satiété nombre de critiques, notamment
Matthiessen (35)- l'unité de base de l'énoncé est chez Emerson la phrase,
assimilable à une maxime (on songe effectivement à la sententia de l'époque de
Bacon), et difficilement réintégrable au sein d'une séquence logique. D'où une
discontinuité, qui laisse parfois songeur. En fait, les phrases ne sont juxtaposées
de la sorte que parce qu'elles sont directement extraites du journal intime de
l'écrivain, et transplantées telles quelles en vue de servir de matériau brut pour
des conférences. Quand Emerson prononçait un discours, il assemblait ses idées
en fonction du contexte, et au gré de l'ambiance, leur suite était laissée à
l'inspiration du moment. Et quand la version définitive devait donner lieu à un
essai, l'écrivain se contentait en principe - c'est du moins, selon Ives, le genre
d'excuses que les professeurs inventent pour dédouaner Emerson - de reproduire
l'ordre que sa "tentative orale" avait effectivement suivi. Observation spécieuse,
même si elle est vraie! Ives, pour sa part, ne l'entend pas de cette oreille:
pourquoi en effet cet ostracisme à l'encontre du "vague" ? "La raison
méthodique n'a pas à transparaître à chaque fois, dans toutes les grandes œuvres.
226/514
Certes, il est des cas où la logique est susceptible d'exiger que l'unité s'édifie en
exhibant la relation spécifique qu'elle entretient avec les parties, et qui lui
permet de configurer le tout, et cela en s'interdisant toute ellipse. Mais la raison
peut également autoriser, voire requérir l'ellipse; et le génie est libre de ne pas
retenir ce qui revendique trop explicitement son appartenance au tout." (36)
Impossible de ne pas songer ici à l'éloge du vague auquel se livrait Husserl,
lorsqu'il soutenait que certaines "descriptions vagues, surgies de l'expérience
quotidienne", sont "plus appropriées à la réalité vécue que les représentations
exactes du discours scientifique" (37). Le paradoxe d'avoir à fournir une
définition précise du vague se dissipe en e et sitôt que la référence porte sur le
"vécu" : le "tout" que vise, d'après Emerson, chacune des "parties" entraînées
dans le processus d'unification, ne faut-il pas qu'il soit déjà présent en secret,
underground, ou (comme dit Ives) undercurrent par rapport à toutes les parties ?
Avant même de pointer vers la phrase qui va suivre, une phrase donnée se doit
de renvoyer à ce qui la sous-tend, et qui sous-tend simultanément l'ensemble des
phrases d'un même texte, d'un même paragraphe. Cela explique la fascination
qu'éprouve Emerson pour les proverbes et les pensées isolées, qui lui paraissent
lestées d'un maximum de sens ; il se ralliera sans hésiter à l'axiome de son ami
Coleridge, selon lequel "le plus grand et le meilleur des hommes n'est qu'un
aphorisme" (38), et en tirera la leçon d'une double identité, celle de l'homme et
de l'œuvre et celle du mot et de la chose. Mais l'acte de lecture s'en trouve, du
coup, bouleversé. Car si l'accès au sens s'effectue non plus horizontalement, au
terme d'un parcours déductif et linéaire, mais par un coup de sonde vertical et en
profondeur, il devient possible de plonger directement de n'importe quel autre
point et cela sans rien perdre. Ce que Charles Ives appelle une "ellipse" peut
donc sans problème être dicté par une raison supérieure, qui englobe le
raisonnement logique ou séquentiel comme un cas particulier. L'ellipse, c'est le
raccourci que permet le coup de sonde instantané, et les proverbes sont bien les
"sanctuaires de l'intuition" (39).
Et c'est grâce aux ellipses que des "parties" entières peuvent être sautées,
sans que l'économie du sens doive s'en ressentir. La métaphore par laquelle
Ernst Bloch désigne le "présent absent", la tache aveugle, est celle-là même dont
se sert Ives pour caractériser les parties que l'auteur lui-même, pratiquant en
quelque sorte une "première lecture" sur son propre texte, a escamotées. La
temporalité emersonienne ressemble à ce temps froissé ou "chiffonné" dont
parle Michel Serres, et qui devrait être celui de la communication véritable (40).
Comme le souligne Ives, le recours aux "taches aveugles" (blind-spots)
n'accélère le processus de l'unification que dans la mesure où il prévient toute
répétition. Et ici, le style ivesien se fait à son tour aphoristique: ""La nature aime
l'analogie et déteste la répétition". La botanique révèle l'évolution, non la
permanence. Il se peut qu'une apparence de confusion, si l'on vit avec un certain
temps, vire à l'ordre. "(41) (Je suggère d'appliquer cette dernière formule à la
musique muddy du compositeur Charles Ives.)
227/514
La notion d'explication n'en devient que plus suspecte. On a fait le reproche
à Emerson d'être incapable d'"expliquer" bon nombre des pages dont il était
l'auteur. Mais pourquoi, demande Charles Ives, eût-il dû le faire ? Ne les
expliquait-il pas à l'instant où il les prononçait ou les écrivait ? La nature se
soucie-t-elle d'expliquer ? Pas plus que de répéter ! On peut très bien admettre
que ce qu'un auteur - ou compositeur - juge suffisamment unifié, le public le
trouve informe. "Vous pouvez n'être pas à même d'apprécier une symphonie, et
cela après vingt exécutions. La cohérence initialement perçue peut se révéler
obscurité demain: c'est probablement que l'unité formelle, ou externe, ne dépend
que des répétitions, séquences, antithèses et autres paragraphes, accompagnés
d'inductions et de résumés. Cette sorte d'unité, Macaulay la possédait. Est-il
encore lisible aujourd'hui ? Voyez plutôt Emerson sortir, et s'éclater (shout): "Je
ne songe aujourd'hui qu'à ce soleil splendide, je veux me laisser irradier par sa
lumière. Je ne vais dire que ce que cela me fera passer par la tête." Sans doute y
a-t-il des ondées de lumière encore à l'état de chiffres engrangés par l'Un, et
dont le code reste à découvrir. L'unité d'une seule phrase peut inspirer l'unité du
tout même si son profil est aussi déchiqueté que celui des Dolomites." (42) La
beauté qu'Emerson rapporte au retour de son périple vers la vérité est donc
spirituelle plus que sensuelle. On en a souvent profité pour le taxer d'ascétisme:
après tout son sang ne recèle-t-il pas des générations de sermons calvinistes ?
Ne serait-ce pas un peu puritain, par hasard ? En réalité, son seul ascétisme
consiste à ne pas confondre le fond et la forme. S'il composait, un harmoniste du
style de Jadassohn ne vaudrait pas mieux, pour analyser sa musique, qu'un guide
touristique de Boston. Bien sûr, un microscope nous dirait s'il utilise des accords
de neuvième, ou de onzième, ou de quatre-vingt dix-neuvième; mais une lentille
différente nous apprendrait qu'il s'en sert différemment de Debussy. La
sensibilité qu'il y mettrait ne ressemblerait en rien à la sensualité debussyste.
Son harmonie, si le vent soufflait, serait voluptueusement suspendue dans les
airs, mais il ne gonflerait jamais comme Debussy ses voluptueuses joues pour
qu' un souffle vienne mensualiser l'atmosphère. Car il ne faut pas confondre
l'âme et les joues (43)!
Ainsi, Emerson ne joue peut-être pas de la flûte, comme Debussy (et pas
non plus comme en jouait Thoreau, que Charles Ives ne manquera pas, dans le
cinquième Essay, d'opposer à son tour à Debussy); mais c'est aussi, Ives l'a dit,
qu'il fait la différence entre le fond et la forme, et plus profondément entre
spiritualité et sensualité, ou entre substance et manière. Du moins à notre niveau.
Car au niveau de la réalité, c'est-à-dire de l'"âme suprême" (Oversoul), toutes
ces différences s'effacent. Elles n'ont de raison d'être qu'au niveau de l'illusion
ou de la "délusion", bref de la Maya. Que le lecteur fanatique de la
Bhagavadgita qu'était Emerson se soit reconnu dans l'Advaita Vedanta bien
avant que les Japonais ne l'identifient comme un adepte du Zen, c'est ce dont un
essai comme Illusion témoigne à l'évidence. Mais cela l'a conduit à discriminer
lui-même scrupuleusement entre les distinctions ou différences entièrement
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illusoires, c'est-à-dire qui ne peuvent que s'effondrer sitôt qu'elles sont posées,
parce qu'elles n'ont aucune légitimation en dehors de la Maya, et les différences
plus fondamentales, qui ne se résorbent que lorsque l'âme s'élève au-dessus
d'elle-même et tend à se fondre dans l'Oversoul: sur ce point précis, la
perspicacité de Charles Ives n'est jamais en défaut. On peut lui faire confiance,
par exemple, lorsqu'il critique le distinguo en vertu duquel Emerson a droit,
dans la critique, à l'épithète de "classique", quand Hawthorne est baptisé
"romantique": en réalité, dit-il, il n'existe rien de tel qu'un couple comme
"classique et romantique" - à moins qu'on n'associe par le "et" les deux adjectifs,
et que l'on convienne que tout le monde est les deux, classique-et-romantique.
"Classique" devrait signifier, dit-on, enté sur le passé, et "romantique" axé sur le
futur; mais que fait-on du présent? La "tache aveugle" fonctionne, si l'on peut
dire, à plein. Comment surmonter cet "aveuglement"'? Tout simplement en
acquiesçant à l'idée qu'Emerson, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est classique-et-
romantique dans le même essai; plus encore dans la même phrase; plus encore,
dans le même mot. - En revanche, il est des distinctions que l'on peut considérer
comme fondées en spiritualité, et qu'il ne saurait être question d'abandonner;
Emerson se montrait inflexible à leur sujet. Seulement, la rigueur d'une telle
attitude a souvent été mal comprise, parce qu'elle entraînait le rejet quasi
automatique des distinctions secondes, dont les critiques ne pouvaient (ou ne
voulaient) comprendre qu'elles pussent être épidermiques au regard d'un être
entièrement tourné vers la spiritualité. Je n'insisterai pas sur les pages qu'Ives
consacre à la défense "concrète" d'Emerson; il suffit d'en retenir l'orientation
d'ensemble: pour Emerson, "l'esclavage n'était pas un problème social, ou
politique, ou économique, ni même moral ou éthique, mais une question de
liberté spirituelle et universelle seulement. Il lui importait peu de savoir quel
parti, ou quel programme, ou quel régime économique régentait les hommes.
Mais l'homme se gouvernait-il lui-même ? L'erreur et la vertu, sur le plan social,
ne pouvaient être que relatives." (44) Faut-il pour autant parler d'un
"optimisme" ? Ce serait, pour Ives (comme pour Emerson), retomber dans une
distinction seconde. Si l'on a le droit de juger Emerson plus important pour
l'humanité que Voltaire ou Rousseau, c'est qu'il a su prendre une fois pour toutes
le parti de la "cause" plutôt que celui des "effets", et qu'il s'y est tenu. Cela dit,
les "effets" sont destinés, si l'on atteint au seuil de l'"âme suprême", à s'estomper
dans la "cause", et celle-ci sans doute dans la "Cause des causes". Mais s'ancrer,
dès à présent, dans la "cause", c'est avoir du caractère. Par son caractère,
Emerson court-circuite notre modernité.
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Notes
5. William W. Austin, Music in the 20th Century, London, Dent, 1966, p.59.
9. Ives, op. cit., p.109. Comme l'a fait observer Gérard Genette ("Romances
sans paroles", in Musique et Littérature, textes recueillis par Françoise
Escal, Revue des Sciences Humaines, n°205, 1987- 1, p. 120), "musique
et littérature ne sont ni parallèles ni symétriques: ce sont deux pratiques
simplement différentes (rien de plus difficile à penser qu'une simple
différence), qui ne se rencontrent heureusement qu'en vertu de leur
différence." Mais pour Ives, qui est emersonien sur ce point, le
parallélisme est déjà une différence.
10. Emerson, "L'Âme suprême", in Sept Essais d'Emerson, trad. I. Will (N.A.
Mali), Bruxelles, Lacomblez, 1907 (3e éd.), p. 223.
12. Cité par Gilbert Chase, Musique de l'Amérique, trad. Clara Babelon-
Crooke, Paris, Buchet-Chastel, 1955, p. 453.
230/514
13. Cf. John Cage, "Two Statements on Ives", in A Year From Monday,
Middletown, Connecticut, The Wesleyan University Press, 1967, p. 36-42.
18. Van Meter Ames, Zen and American Thought, Honolulu, University of
Hawaii Press, 1962, p. 65-78.
22. Ives, op. cit., p. 112. Sur les rapports d'Emerson et du scepticisme, cf.
Stanley Cavell, "Emerson, Coleridge, Kant", in John Rajchman and
Cornel West éd., Post-Analytic Philosophy, New York, Columbia
University Press, 1985, p. 84 sq.
231/514
28. Ives, op. cit., p. 119.
32. Cf. Leonard B. Meyer, Music, the Arts and Ideas, Chicago, The
University of Chicago Press, 1967, p. 68-232, passim.
40. Cf. Bruno Latour et Michel Serres, Éclaircissements, Paris, Bourin, 1992,
p.88-110.
232/514
Chapitre 13 : Cage lecteur de Thoreau
II
235/514
dialectique et son lieu naturel, son pur concept philosophique (6). " - Disons-le
autrement, mais toujours avec Deleuze : John Cage, c'est Lewis Carroll.
III
IV
238/514
Notes
1. John Cage, Pour les Oiseaux, Entretiens avec Daniel Charles (Paris,
Belfond, 1976), p. 188.
2. Cf. Leonard B. Meyer, Music, the Arts, and Ideas (Chicago, The
University of Chicago Press, 1967), p. 134-316.
14. G. Deleuze, op. cit., p. 162. Sur toute cette problématique, cf. l'ouvrage
essentiel de Mireille Buydens, Sahara, L'esthétique de Gilles Deleuze,
Paris, Vrin, 1990, passim. La question des "déconstructions" successives
de Thoreau par John Cage a été abordée dès 1981 par Marjorie Perloff,
The Poetics of Indeterminacy: Rimbaud to Cage, Princeton, New York,
Princeton University Press, 1981 (cf. le chapitre VIII, "No More Margins:
239/514
John Cage, David Antin, and the Poetry of Performance", p. 288-339). Le
lecteur francophone ne disposait, jusqu'à une date récente (1988), que de
l'article de l'auteur de ces lignes, "La voix symbole du temps", paru dans
la revue L'autre Scène (n°10) en 1975, et repris dans mes Gloses sur John
Cage (Paris, UGE, 1978), p. 217-236. Il peut se reporter aujourd'hui à la
vue d'ensemble proposée par Gigliola Nocera, d'abord accessible en
italien (Le Forme et la Storia, IV, 1-2, 1983, p. 83-115), puis traduite en
français par Marc Moser ("Henry David Thoreau et le néo-
transcendantalisme de John Cage", Revue d'esthétique, numéro spécial
triple 13-14-15 consacré à John Cage sous la direction de Daniel Charles,
1987-1988, p. 351-369). - Enfin, on trouvera quelques indications fort
utiles dans l'article de Jerzy Kutnik, "John Cage: Literature as (is) Music",
in Jadwiga Maszewska (éd.), Crossing Borders: American Literature and
Other Artistic Media (University of £odz, Polish Scientific Publishers),
1992, p. 39-52 ; je remercie très vivement M. Michel Granger, qui m'a
communiqué ce texte.
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Chapitre 14 - Musique et an-archie
(Conférence prononcée le 27 février 1971 à la société française de
philosophie)
Argument
241/514
M. Jean Wahl: Je remercie M. Daniel Charles d'avoir bien voulu venir
aujourd'hui. Il est musicologue, comme vous le savez. Et,
d'autre part, c'est un homme très occupé. C'est pourquoi je
lui suis reconnaissant d'avoir détaché ces quelques instants
pour venir s'entretenir avec nous. Je lui donne la parole.
243/514
certes ; elle le met, à tout instant, en jeu. Mais sans jamais
l'organiser.
Il a fallu attendre le XXe siècle pour voir un compositeur
briller par son silence : Webern, semble-t-il, à la veille d'un
renoncement à l'égard de l'acte même de composer (4), a osé
traiter le silence comme un phénomène "positif" (5). Par le
démenti que les temps faibles infligent aux temps forts, il a
désarticulé la rythmique "simpliste" d'un Schönberg. Le
silence, chez lui, n'est pas seulement utilisé à des fins
d'expression - encore que ce souci ne soit pas absent -, il est
partie intégrante de la construction, un peu au sens où le
vide fait partie de ces sculptures transparentes dont l'époque
moderne est prodigue (6).
Pourquoi ce silence, et pourquoi est-il d'origine, et non
surajouté ? Pour aider à la clarté, à l'évidence sonore.
Celle-ci était donc menacée ? Oui chez un Schönberg, qui
s'intéressait aux questions de hauteur et non aux problèmes
de durée ; qui avait poussé la méticulosité jusqu'à
"sérialiser" les hauteurs, sans s'appliquer à examiner les
incidences de cette "sérialisation" sur le plan des rythmes.
D'où, chez le père de la dodécaphonie, un singulier
archaïsme dans le choix des formes : la première pièce "à
douze sons" est une Valse ; il a multiplié les Rondes et
autres Gigues. C'est que le traitement du temps ne suit pas la
complexification du traitement des hauteurs. L'emploi du
silence, chez un Webern, viserait en somme à remédier à
cette soi-disant faute de style : à homogénéiser l'œuvre.
Selon l'analyse que Cage fait de Webern (7) l'usage du
silence déborde pourtant, chez ce dernier, le seul souci de la
méthode. Car Webern a bien marqué que le silence -
partenaire invisible et nécessaire du son (8) – ne pouvait
être considéré comme un phénomène résiduel ou négatif :
mais cela implique que son emploi ne soit pas seulement
fonction de la méthode de sérialisation que l'on a appliquée
aux hauteurs, et que l'on pourrait être tenté de transférer,
plus ou moins mécaniquement, à la région des durées (9).
En appeler au silence à la façon dont on traite les hauteurs,
ce serait supposer une homogénéité entre hauteurs et durées
- comme si l'on multipliait "des oranges avec des machines
à écrire" (10). Cage n'accepte pas le postulat de l'identité des
paramètres : des hauteurs aux durées la conséquence n'est
pas nécessairement bonne. Il faut donc s'interroger sur le
bien-fondé de toute organisation extrapolée d'un domaine
244/514
sur l'autre : la clarté et l'évidence du son ne seront obtenues
que si l'on peut faire fond sur le silence, c'est-à-dire faire du
silence un fond, distinct du son mais ne lui faisant pas
obstacle ; le mettant en relief sans empiéter sur lui. Cette
situation ne peut être atteinte que si l'on construit l'œuvre
sur ce qui est commun au son et au silence, à savoir la durée.
Webern, en somme, conduit à briser avec le primat des
hauteurs, qui a régi la musique occidentale comme telle, en
ce qu'il laisse pressentir qu'une construction fondée sur
l'articulation des durées prévient l'oubli du silence. Et la
logique même de l'œuvre traditionnelle s'éclaire, si l'on
reconnaît qu'elle postule inconsciemment la contrariété entre
son et silence au sein du matériau : en explicitant cette
contrariété et en en tenant compte au niveau de la structure -
c'est-à-dire de l'organisation des éléments dans le tout (11) -
on permettra aux sons d'être enfin entendus pour ce qu'ils
sont, hors de toute convention superfétatoire ; ils seront
situés clairement à la place qui est, et a toujours été la leur,
dans l'édifice.
On ne s'étonnera donc pas de voir une œuvre aussi vaste
que les Sonates et Interludes pour piano préparé, de John
Cage (12), reposer sur des rapports extrêmement précis
d'intervalles de temps. Ceux-ci obéissent, pour treize des
seize Sonates, à un schème AABB, au sein duquel se
répartissent (mais sans que cette distribution ait de rapport
avec le schème) sons et silences. Relégué au rang de
mesure d'ensemble, ce schème est destiné à rester
inentendu ; il n'en régit pas moins, et de façon rigoureuse, la
configuration particulière de chaque Sonate. Comme une
série, il dessine de proche en proche la limite, le contour de
la partition entière - et ce avec une exactitude à laquelle
n'atteignait guère le jeu des "formes" traditionnelles, vouées
au flou et à l'approximatif dans la mesure où elles ne se
fondaient pas sur des rapports de temps. Cependant, le détail
des autres dimensions demeure libre: musique du cœur, les
Sonates récusent, dans leur souplesse rythmique par
exemple, l'assujettissement à quelque métrique que ce soit ;
et les différentes "préparations" du piano ont été décidées,
selon l'auteur, "comme on choisit des coquillages en se
promenant le long d'une plage"; elles démentent l'allégeance
à une quelconque harmonie comme à un quelconque solfège.
L'œuvre cisèle le temps ; mais tout impérialisme de la
structure est exorcisé en restant confiné dans le sous-
245/514
entendu. Cela permet une écoute d'un nouveau genre,
presque "orientale" ; car la construction ne prescrit rien ; et
du fait qu'elle donne seulement à entendre, elle laisse à
l'auditeur une responsabilité active dans le cadrage de ses
perceptions.
Seulement, si l'on s'en tenait aux Sonates, Cage ne serait
rien de plus qu'un "compositeur" au sens canonique.
Différent, certes, des sériels, et leur apportant le démenti ;
mais justement, sur le même plan qu'eux.
Comme eux, ne fait-il pas appel à un principe de
construction étranger à ce qui est écouté, et qui gouverne
cependant le détail des phénomènes ? Il ne sert à rien de
changer le sens du mot "structure" : à désigner
l'ordonnancement temporel des parties, ce vocable ne gagne
aucune plénitude supplémentaire. Plus généralement, faire
de l'opposition du son et du silence la clef du matériau,
n'est-ce pas maintenir l'exigence, propre à la tradition, de
l'œuvre comme "intégration organique des opposés" ? On
insiste, certes, sur le temps ; on ne le fait pas entendre, on
l'abandonne à un schématisme en lui-rnême hors temps. Dès
lors que l'oeuvre, en tant qu'"intégration des opposés",
s'aimante vers sa clôture d'objet temporel fini - comportant
début, milieu et fin - elle est justiciable, au regard de l'auteur
du moins, d'un certain savoir antérieur à ses exécutions ;
bref, d'une téléologie, car ce savoir ne peut manquer de se
subordonner un faire adéquat.
En somme, l'œuvre - et n'importe laquelle des partitions
du jeune Cage – arrête le temps, en droit sinon en fait. C'est
qu'elle est, par le schématisme auquel elle se plie, comme
exilée d'elle-même. Et il est décisif que ce schématisme soit
silencieux : l'existence, la présence du silence, est le refuge
même de l'"essence" de l'œuvre – le lieu de son aliénation.
Mais n'y a-t-il pas là un postulat fondamental, et propre à
toute musique ? L'œuvre ne se détache-t-elle pas sur fond de
silence en suscitant en quelque sorte ce silence dans lequel
elle se perd ? L'artiste, selon le mot de Lévinas, "lâche la
proie pour l'ombre"(13).
Cage choisit la clarté.
On peut dater ce revirement de Cage à l'égard du silence,
et de la musique en général. La visite dans une chambre
anéchoïde, en 1951, en a fourni la confirmation, sinon
l'occasion (14). Même quand le silence techniquement le
plus parfait peut être obtenu, dit Cage, je perçois au moins
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deux sortes de sonorités dont je ne suis pas maître : mon
sang circule, mon système nerveux fonctionne. J'avoue, par
mon corps, que le silence « absolu » n'existe pas.
Constatation qui rend inutile l'idée de la "lutte" entre son
et silence. A l'instant où je crois atteindre à celui-ci en ayant
triomphé de celui-là, c'est l'inverse qui se produit, et je
retombe dans la région que j'imaginais avoir quittée. Le plus
sage ne serait-il pas de se conformer au réel - et d'avouer
que son et silence sont le Même ?
Concédons une telle identité - et acceptons l'évidence
d'une réalité "intentionnelle" du silence. Ne faut-il pas
admettre immédiatement que ce dernier est lui-même plein
de bruits, qu'il est gros de toute la rumeur du monde ?
Seulement, on ne voit pas qu'il y ait plus de sens à prétendre
exclure cette rumeur de la perception de l'œuvre, qu'à
vouloir limiter le champ de celle-ci comme le faisaient les
musicologues de la marine à voiles - au seul domaine des
sons "musicaux". Le silence constituait une barrière contre
les sonorités contextuelles : il les masquait, et permettait à
l'oeuvre de s'affirmer, de devenir un objet. Cet isolement
arrêtait le temps - ou au moins le transfigurait : du temps
banal de la quotidienneté, on passait au temps "musical"
(15), lui-même pensé comme un "éternel présent". Et à
l'inverse, cette objectivation de l'œuvre dissimulait le
silence ; elle le faisait oublier (16). Rappeler ce silence,
comme le font au XXe siècle un Satie ou un Webern, c'est
désigner à l'évidence l'engendrement de l'objet-oeuvre par le
sujet, lui-même occulté dans ce silence "intentionnel" voué
à l'oubli. Réduire ce silence, montrer qu'il n'est "rien", qu'il
laisse transparaître les bruits, c'est restituer l'œuvre à
l'environnement, le temps "musical" au temps "banal" - et,
surtout, faire s'effondrer la relation sujet-objet en tant qu'elle
fige l'impression esthétique et la paralyse.
Le silence n'est pas un donné – on ne peut le supposer
sur le mode d'une indéfectible présence, "protégeant"
l'œuvre contre les atteintes du monde, contre le
"tremblement du temps". En lui ne peut se réfugier aucune
"structure", en quelque sens qu'on prenne ce terme.
Cela signifie aussi que le silence est à écouter : il
convient de mettre en doute le bien-fondé de l'exclusion, par
les compositeurs, des bruits "indésirables" ; mais il importe
plus encore de s'interroger, par là, sur le statut de l'œuvre
comme objet fini. Cette finitude apparaît en effet comme
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une auto-mutilation du sujet, apparemment désireux de
mater son objet, et qui s'exténue à "vider" le silence des
bruits adventices : du fait que l'objet ne cesse pour autant
d'être inextricablement lié à ce qui n'est pas lui, le savoir qui
concerne l'objet se révèle être un vouloir du sujet ; mais un
vouloir qui ne s'accomplit jamais intégralement, c'est-à-dire
un vouloir nihiliste.
D'objet qu'elle était, l'œuvre va donc devenir, chez Cage,
un processus. Et ce processus, Cage l'appelle
"expérimental", au sens non pas d'une composition en vue
de laquelle des "expériences" seraient à effectuer - en studio
ou ailleurs - mais bien d'un ensemble de gestes accomplis
selon l'exigence d'un non-savoir : hors de toute téléologie
comme de tout scientisme, hors de toutes les archai
auxquelles on assujettit les sons en leur imposant le silence.
Pour celui qui a su abdiquer son vouloir et se dépouiller de
son activisme, "il ne peut plus être question de faire", dit
Cage, "au sens de configurer des structures intelligibles".
Dès lors, "le mot expérimental peut convenir, pourvu qu'on
le comprenne comme désignant non pas un acte destiné à
être jugé en termes de succès ou d'échec, mais simplement
un acte dont l'issue est inconnue" (17).
Un faire qui est un non-agir, un savoir qui est une
ignorance par rapport au savoir-faire des compositeurs
traditionnels, le non-savoir-faire de Cage se comporte
comme si l'œuvre - élargie désormais à tout son contexte, et
donc irréductible à ce que l'on codifiait jusqu'ici sous ce
nom - avait "déjà subi l'action" comme si elle était un opus
operatum et non pas un opus operans (18). Œuvrer
reviendrait donc à "puiser l'eau de la source" (19). Et le
participe passé de l'opus operatum n'épuise pas cette
source : le mode qu'a celle-ci de subir l'action consiste à ne
cesser de survenir. Le créateur a pour tâche de "faire" que
les sons soient ; à tout moment, leur présence est pourtant
déjà en train de se dispenser. L'oeuvre convoque en ceci le
temps qu'elle surgit (présent) comme un imprévisible (futur)
qui est comme ayant déjà été (passé) ; on dira - toujours en
termes heideggeriens - que par elle les trois extases du
temps se rassemblent en une même équitemporalité (20). Et
si l'on garde cette caractéristique à l'esprit, on cessera d'être
obnubilé par la différence entre art et vie, entre art et nature,
entre sujet et objet : selon l'affirmation de Cage, on verra
s'estomper les "plis de la pensée dualiste"(21).
248/514
Que, chez Cage, le sujet se trouve récusé - en tant que
Moi suspendu à sa propre volonté -, qu'il s'agisse de viser
quelque chose comme ce "champ transcendantal sans sujet"
dont parlait Hyppolite à propos de Husserl - comme si, par
là, s'entrouvrait une fenêtre sur l'il y a d'où "je" suis absent -,
voilà qui doit être réintégré, sans nul doute, dans une
problématique plus générale. Mais voilà aussi qui ne vaudra
que circonstancié : confirmé dans et par les réalisations
sonores appropriées.
On peut suivre dans la production de Cage les étapes de
cette critique du dualisme – dé-subjectivation et dés-
objectivation tout à la fois -, et nous les évoquerons
brièvement en ces termes
1) le compositeur se réduit à n'être plus qu'un simple
auditeur ;
2) l'auditeur devient lui-mème interprète ;
3) l'interprète tend à se dissoudre dans ce qui est
interprété.
1) L'Imaginary Landscape No 4 illustre bien la première
proposition. Cette pièce est écrite - scrupuleusement, avec
croches et soupirs - pour un ensemble de douze radios.
Chaque poste est actionné par deux interprètes : l'un
manipule le commutateur des fréquences, l'autre celui des
durées. Il y a donc détermination de tous les gestes, et le
chef d'orchestre est chargé de faire respecter les impératifs
qu'a fixés l'auteur. Mais en un autre sens, ce dernier n'a
préjugé de rien : la précision s'exerce à vide, car
l'indétermination des programmes à capter interdit que l'on
obtienne deux fois le même résultat. Bien plus : un imprévu
peut survenir, qui surprendra le créateur lui-même. Ce fut le
cas, nous dit-on, lors de la première, qui eut lieu - pour des
raisons de programmation – après minuit, le 2 mai 1951, à
l'Université Columbia : en raison de l'heure tardive, nulle
chaîne de radio n'émettait plus, et la gestuelle des
participants ne suscita que parasites...
L'ensemble, ou presque, des compositions de Cage
d'après 1958 peuvent être qualifiées d'"expérimentales" dans
l'acception que nous avons indiquée. Elles trahissent, de la
part de l'auteur, une extrême minutie d'écriture et un soin
scrupuleux dans la détermination des gestes de l'interprète ;
elles n'en placent pas moins le compositeur dans la situation
d'un auditeur pour lequel chaque exécution serait la
première.
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C'est ce dont témoigne le Concert for piano and
orchestra, de 1958. Cette oeuvre, explique Cage, "ne
comporte pas de partition d'ensemble (pour le chef
d'orchestre), mais chaque partie est écrite dans le détail ; y
sont données à la fois des directives spécifiques et des
libertés spécifiques - et cela à chaque exécutant, y inclus le
chef... Par ses gestes, le chef représente un chronomètre à
vitesse variable". Par rapport à l'Imaginary Landscape, le
chef est neutralisé : privé de partition, il n'est plus le
dépositaire de la vue d'ensemble sur ce qui advient ; simple
comparse, il n'indique plus le temps - si ce n'est pour le
brouiller. "Quand on se sert d'une vraie montre, il est
possible de prévoir le temps", dit Cage, "en raison de la
progression constante, de seconde en seconde, de la
deuxième aiguille. Quand au contraire un chef d'orchestre...
représente, par ses gestes, une montre qui ne bouge pas
selon un mécanisme mais de façon variable, alors il n'est pas
possible de prévoir le temps."(22)
Cette insistance sur le caractère indisponible du temps se
retrouve dans l'économie générale de l'œuvre, aussi bien que
dans le plus petit détail. "La partie du pianiste est un "livre"
contenant 84 sortes distinctes de composition ; quelques-
unes sont comme les variétés d'une même espèce - d'autres
sont tout à fait originales. Le pianiste est libre de jouer
n'importe quel élément de son choix, en entier ou en partie
et selon n'importe quelle succession. L'accompagnement
orchestral peut comprendre n'importe quel nombre
d'exécutants, jouant de beaucoup ou de peu d'instruments, et
une exécution peut voir s'augmenter ou se réduire sa
longueur. Bien sûr, je tiens cette oeuvre comme étant in
progress, et n'envisage nullement de la considérer comme
jamais terminée même si je trouve que chaque exécution est
définitive". – Effectivement, la minutie de l'écriture vise à
l'évanouissement de la spécificité du designatum : le
pianiste peut lire certains graphiques. de gauche à droite ;
d'autres, aussi bien de droite à gauche, ou en cercle. D'autres
encore - pour la première fois, sans doute, dans la musique
occidentale – font entrer la succession d'occurrence de
chaque événement sonore dans le champ de ce dont
l'interprète est le seul à décider. La contrainte d'ordre
structural qu'imposait jadis la partition, et qui, même sous-
entendue (comme on l'a vu pour les Sonates), figeait le
temps, cette contrainte est donc levée ; et l'auteur prévoit la
250/514
possibilité d'une non-exécution de tout ou partie de l'œuvre,
comme celle de l'exécution simultanée de plusieurs autres
œuvres (l'Aria, le Solo for Voice N°2, Rozart Mix, Song
Books, etc….) : libérée de toute mesure du temps et de tout
silence intentionnel, l'oeuvre marque bien le souci d'une
polyphonie désenclavée. "Mon intention", ajoute Cage,
"était de rassembler dans cette pièce des différences
extrêmes, comme on en trouve rassemblées dans le monde
naturel, par exemple dans une forêt, ou bien dans la rue
d'une ville". Et pour y parvenir, le plus simple n'est-il pas de
séparer les exécutants, de les situer en quelque sorte dans
l'environnement lui-même ? Ainsi, les sonorités se
rencontreront, elles interpénétreront, mais sans se faire
obstruction – sans qu'une hiérarchie vienne les détourner
d'être elles-mêmes ; de façon que chacune, à l'inverse,
rejoigne sans médiation son propre centre (23). "La fusion
du son dans l'harmonie", affirme Cage, "n'est pas ici un
objectif. Pour obtenir une clarté tant visible qu'audible, les
exécutants sont séparés dans l'espace, aussi loin que le
permet une salle de concert". L'évidence sonore commande
ainsi la désinsertion spatiale, tout comme elle avait suscité
l'éclatement de la mesure du temps.
Mais cette indétermination quant à l'exécution, en vertu
de laquelle le créateur s'efface jusqu'à se convertir en un
simple auditeur, ne peut être atteinte que par la plus extrême
détermination dans la composition. Loin que l'auteur
abdique son intelligence et sa logique compositionnelles,
ces dernières s'exercent dans leur plus grande rigueur. On
peut même considérer que le compositeur est libéré autant
que l'interprète : son imagination (graphique ou non) ne
connaît plus de bornes, puisqu'elle cesse d'avoir à se
mesurer sans relâche à ce qui n'est pas elle. Cage dissocie
donc les trois actes de composer, d'exécuter et d'écouter –
mais pour que chacun d'eux s'épanouisse : il n'y aura pas
plus de rapport entre eux qu'entre les sons, mais chacun –
comme chaque son – deviendra son propre centre. En ce
sens, la liberté du compositeur est à la fois l'effet et la
condition de la liberté de l'auditeur.
2) Qu'en est-il précisément de ce dernier ? Sa « libération
» signifie l'accès à une spontanéité inédite : au lieu de rester
muré dans sa passivité, il peut rendre active sa propre
audition.
251/514
On en prendra pour témoignage les œuvres silencieuses
de Cage. La première, intitulée 4'33" en application des
tirages au sort ayant déterminé sa durée, est sous-titrée tacet,
any instrument or combination of instruments ; elle date de
1952. La partition, dûment éditée chez Peters (24), prescrit
que soient signalées, par le ou les exécutants, les limites
structurales (30", 2'23", 1'40") des trois "mouvements".
Gestes précis, mais strictement théâtraux : ils n'ajouteront
aucun son aux bruits de l'ambiance. Que reste-t-il à
l'auditeur ? A écouter le silence. A protester, s'il juge celui-
ci (et donc ce qu'il contient) extra-musical ; ce qui le fera
collaborer, justement, à l'œuvre. – Mais il lui est loisible,
sous la réserve des limitations structurales du temps,
signalées par le titre et exhibées par les actions de
l'interprète, de considérer également la somme des silences
de l'œuvre et des bruits d'ambiance comme une
configuration artistique d'un nouveau genre, variable et
extensible au moins dans l'espace.
Cela touche à l'art inférentiel (25) : distinct de l'art
"conceptuel", ce dernier engage l'auditeur à se recueillir sur
ce qu'il entend. Mais rien n'oblige à infléchir ce
recueillement vers une contemplation : c'est bien plutôt d'un
rassemblement actif qu'il s'agit, de l'affinement dynamique
d'une écoute que chaque instant remet en cause. On scrute,
on sonde le silence : celui-ci - comme la toile dont parlait
Rauschenberg (26) – n'est jamais vide. Cette plénitude est –
celle du message lui-même ; encore faut-il l'interpréter ainsi.
On ne se dispense pas du choix.
La seconde partition silencieuse de Cage porte le titre de
0'00". La référence au temps zéro laisse – du côté de
l'exécutant – le champ libre à "toute action disciplinée" ;
surtout, elle indique l'ultime évanouissement de la structure
comme mesure du temps. Elle invite donc l'auditeur à
interpréter le temps comme absence, et non pas seulement
comme présence ; elle renvoie à l'inconstance de ce qui ne
se laisse entendre que dans un perpétuel dérobement.
L'œuvre peut ne durer qu'un instant ; mais ce dernier n'a pas
de contours précis, il est susceptible d'englober des
dimensions "inexistantes" comme le passé et l'avenir, et
répond en cela à la définition de ce que Stockhausen appelle
un moment (27). Réhabilitation, chez l'auditeur-interprète,
de la mémoire : plus qu'une écoute, l'acte d'interpréter est
une entente ; et par là une pensée, et une pensée musante,
252/514
une musique en un sens tout à fait originel (28). Cette
musique – pré-objective – en appelle, chez le sujet, à une
pré-compréhension ; à une "impression" et non à une
perception. Elle peut donc être dite aussi bien présubjective
(29).
3) Dans certaines oeuvres récentes de Cage, l'interprète
est privé du garde-fou - texte ou prétexte - que représentait
toujours; pour lui la partition.
Ainsi, le cahier édité pour Rozart Mix (30) contient
exclusivement des photocopies de lettres échangées en 1965
entre l'auteur et son commanditaire, le compositeur Alvin
Lucier. Les indications. de "contenus" sont vagues : on
enregistrera librement 88 boucles magnétiques au moins, à
faire défiler sur douze magnétophones.
Fait surprenant, l'interprète n'a même plus, semble-t-il, la
latitude de choix que le Concert for piano accordait au
pianiste. Ce dernier, à l'instant où il allait frapper un cluster,
se doutait de l'effet probable de son geste. Or, on trouve
bien ici autant de, boucles que de touches sur un piano ; et
autant de magnétophones que de demi-tons à l'octave. Mais
ces boucles, strictement anonymes, n'autorisent pas que l'on
anticipe, fût-ce dans l'immédiat, sur le résultat sonore. –
Soit ; mais n'était-ce pas le cas, déjà, pour l'Imaginary
Landscape aux douze radios ? – Mais cette œuvre
comportait une partition, laquelle assignait un rôle à
chacun : l'issue des interventions pouvait demeurer
indéterminée, chaque exécutant n'en était pas moins le
servant, à point nommé, d'un planning soigneusement
détaillé. Cette distribution manque dans Rozart Mix : les
interprètes sont bien plutôt démobilisés ; au concert, ils se
contenteront de veiller à la "maintenance" des boucles. La
rupture d'une bande entraînera sa réparation, sa mise de côté,
et son remplacement, sur l'appareil concerné, par une autre
prise au hasard. Ainsi, tout est laissé à des circonstances
extérieures : l'œuvre s'interprète d'elle-même ; et l'on ne
retombe pas pour autant dans l'ornière d'une musique
électronique non-vivante, puisque les exécutants participent
activement à ce qui advient.
Leur mission apparaît alors à la fois humble et immense.
Elle consiste à sauvegarder les sons qui surgissent ; ou
mieux : le fait même qu'ils puissent surgir. C'est
l'"identification avec le matériau", car une telle sauvegarde,
comme le dit Cage, "voit directement les choses comme
253/514
elles sont : englobées de façon impermanente dans un jeu
infini d'interpénétrations"(31). Par cette sauvegarde, le son
devient à lui-même son propre centre : il ne peut plus être
repris dans "une série de degrés discrets", c'est-à-dire oublié
au profit de la seule considération des rapports qu'il
entretient avec les autres sons, ou avec l'œuvre dans sa
totalité. Il rayonne, il résonne, "comme une transmission
dans toutes les directions à partir du centre du champ". Il est
"inextricablement synchrone avec tous les autres, sons et
non-sons ; ces derniers, reçus autrement que par l'oreille,
opèrent de la même manière que les sons" (32). Impossible,
donc, de tabler à coup sûr et à l'avance sur des relations de
type causal, d'un son à un autre, d'un interprète à un son,
d'un interprète à un autre. Les archai ne dominent plus les
sons, ne les investissent plus : on peut tenir aussi bien qu'il y
a une infinité de causes et d'effets, et que privilégier, ici ou
là, telle relation plutôt que telle autre serait arbitraire. Ce
serait convier les sonorités à se faire obstacle ; au lieu que le
jeu dont parle Cage comporte, on l'a vu, les deux,
interpénétration et non-obstruction ; au lieu que la fête à
laquelle il songe comme à l'archétype des Events,
Configurations et Musicircuses (33) renvoie à une anarchie
pratique, c'est-à-dire qui "ne contient pas la police" (34).
Nous nous sommes éloignés, certes, du plaisir musical
traditionnel. Et cet éloignement interdit que l'on adresse à
Cage des objections de nature "musicale" : sa démarche fait
précisément éclater le cadre même dans lequel ces
objections pourraient garder un sens. Ne vaudraient, contre
Cage, que des observations ayant trait, par exemple, au
manque de radicalité de son entreprise. N'est-ce pas ce qu'il
constate lui-même, lorsqu'il avoue ne trouver dans l'univers
musical d'autrefois que "jeu d'enfant"(35) ? Les précisions
qu'il ajoute valent d'être notées : "La raison pour laquelle je
m'intéresse de moins en moins à la musique n'est pas
seulement que je trouve esthétiquement plus approprié
d'employer les sons et bruits de l'environnement, au lieu des
sons produits par les cultures musicales de l'univers, mais
que, lorsqu'on descend au fond des choses, un compositeur
est simplement celui qui dit aux autres ce qu'il y a lieu de
faire. Je pense que c'est une manière rébarbative d'obtenir
que les choses se fassent".
Retenons d'abord que la poétique de Cage, contrairement
à ce que l'on affirme en général, ne prétend à aucun
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dogmatisme. Cage ne saurait faire lui-même obstruction à
quelque compositeur, à quelque tendance que ce soit ! Sa
démarche, en ce sens, ne tranche pas plus sur les
esthétiques classiques qu'elle ne les perpétue. Elle introduit
plutôt une dimension nouvelle : celle d'un retour à l'origine.
Et ce n'est qu'indirectement qu'elle peut concerner les
esthétiques en question : en ce qu'elle oblige à s'interroger
sur le déchiffrement exclusivement subjectiviste auquel
semblaient vouées les musiques précédentes. Nous prenions
celles-ci comme "une réalité à saisir", quand c'est à la
"dimension ontologique" qu'ouvre l'art comme tel qu'elles
introduisaient – "là où le commerce avec la réalité est un
rythme"(36).
Parler d'autre part d'un renoncement au subjectivisme,
est-ce récuser le soi ? Un texte, au moins, est capital à cet
égard : celui dans lequel il est affirmé que le passage d'un
monde dualiste (où les sons "diffèrent" des silences) à un
univers non-dualiste (au "multivers" où ces silences se
remplissent à nouveau de sons) équivaut à la substitution
d'une situation "subjective" à la situation "objective" de
départ. – Il reste que le "sujet" dont il s'agit désormais n'est
plus un ego. En quel sens faut-il le prendre ? Comment, sur
l'anonymat de l'Il y a sonore, s'enlevant sur cet Il y a,
l'avènement d'un sujet se laissera-t-il encore cerner ?
Cage l'a décrit à propos de Feldman : le sujet s'atteste par
sa possibilité de sommeil, et de sommeil profond. Dans
l'insomnie générale - dans le remue-ménage de l'Il y a - le
compositeur non-violent ("tendre", dit Cage) est celui qui
dort. L'observation est curieusement proche de la définition
que Levinas donne du sommeil : "Une participation à la vie
par la non-participation, par le fait élémentaire de reposer"
(37). – Mais tout ne se passe-t-il pas alors comme si elle
était réversible, cette déshumanisation apparente de la
musique telle que nous l'avons évoquée (du compositeur à
l'auditeur et de celui-ci à l'interprète - ce dernier s'effaçant
"dans" les sons) ? Les sons, finalement, "redeviendraient" le
compositeur: ils s'ordonneraient - au sein du chaos ! - en un
style. Est-il besoin, à ce propos, de supposer "un événement
mystérieux, tel que la pensée n'y fût pas distincte des
choses" (38) ? En tout cas, on ne peut pas ignorer, chez un
Feldman ou un Cage, la qualité de "rêve éveillé" qui est
proprement la leur (39). Les Variations IV de Cage
contiennent plus d'incohérence et d'an-archie que tout ce
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qui nous - et les - entoure ; et cela, à l'instant précis où elles
investissent l'environnement. Saveur de leur déferlement : il
y a bien ici un style - inimitable (40). Que signifie ce style ?
Que la personne de Cage est irremplaçable, qu'en un sens
son unicité nous touche plus que son unité ?
Certes. Mais aussi, et dans le même mouvement, que la
musique peut échapper – en remontant en deçà d'elle-même
– à l'ego et à son égoïsme. Cage, à qui l'on faisait écouter
son enregistrement de Cartridge Music sans qu'il l'eût
reconnu, et sans qu'il se rendît compte qu'il s'agissait de
l'une de ses oeuvres, le jugea admirable. Simplement, les
sons y étaient en liberté : on ne leur avait pas dit ce qu'il
fallait faire. C'est qu'il y a une raison morale à rejeter l'idée
que l'art ne se définit jamais que par des œuvres en bonne et
due forme. Et c'est sur ce plan qu'apparait le mieux
l'extraordinaire distance de Cage à l'égard des principes de
l'art classique : cette distance est comme le négatif d'une
générosité. Cage a dit sa résolution de tourner vers autrui ce
qu'il avait d'abord paru tourner vers soi. Et il ajoute qu'il n'y
a là aucun infléchissement de sa démarche (41) La musique
doit être assumée comme une action temporelle, et à la
limite comme toute action temporelle, quelle qu'elle soit.
Mais l'irresponsabilité qui en découle n'est pas étrangère à la
plus haute responsabilité. C'est qu'il y a lieu d'interpréter
l'an-archie comme illuminée par la passivité -
impartageable – de la com-passion : elle a pris sur elle la
misère - unique de la com-misération. Et celles-ci, com-
passion et com-misération, ne s'adressent pas moins à autrui
qu'à ce qui est.
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Notes:
8. Cf. John Cage, Silence, trad. Fong, Paris, Denoël, 1970, p.31,
note 2.
13. "La réalité et son ombre", in Les Temps modernes, n°38, nov.
1948, p.786. (Repris dans Les Imprévus de l'histoire,
Montpellier, Fata Morgana, 1994, p.123-148).
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14. Cage y revient à plusieurs reprises. Cf. Silence, édition
originale, Middletown, Connecticut, Wesleyan University
Press, 1961, p.13.
21. L'expression est de John Cage ; cf. Silence, op. cit., p. 14.
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29. Cf. Gilbert Simondon, Du Mode d'existence des objets
techniques, Paris, Aubier, 1958, p.192.
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Discussion:
M. Ét. Souriau: Je voudrais poser encore une question. Vous n'avez pas
parlé d'un aspect assez particulier des idées de Cage par
rapport à celles de Feldman, c'est-à-dire l'espèce de
référence très vague, et, je crois, très peu exacte, au
bouddhisme zen.
M. Jean Wahl: Est-ce que, pour s'orienter dans ce que vous avez dit, on ne
pourrait pas se référer à différents mouvements ? Vous-
même avez parlé de Xenakis, vous avez parlé de
Stockhausen, dont il y a eu des recherches de hasard ; il y a
le privilège qu'on veut donner à l'exécutant, plus loin on
pourrait trouver d'autres motifs de réflexion et de
rapprochement ; il y a l'écriture automatique du
surréalisme : peut-être n'est-ce pas complètement hors de
propos de l'évoquer. Nous sommes surpris parce qu'à
certains moments on se sent tout à fait d'accord avec vous ;
d'autre part, on se dit que John Cage se met volontairement
dans les plus mauvaises situations possibles pour arriver à
un résultat qu'on appellerait musical, mais il dirait qu'il ne
veut pas aboutir à un résultat musical. Alors, il y a une
dialectique qu'il est assez difficile de saisir.
M. Jean Wahl: Mais Marcel Duchamp est surréaliste. Si les mots ont un
sens. On voyait, aux expositions surréalistes, et les œuvres
de Marcel Duchamp et Marcel Duchamp lui-même.
M. Jean Wahl: Cela peut tout de même se discuter. La musique, c'est peut-
être tout de même des nombres...
M. D. Charles: Cela veut dire que l'on est en deçà de la séparation sujet-
objet...
M. P. Schaeffer: Moi, l'en deçà, l'il y a, etc., je m'assieds dessus. Pour moi, il
y a des relations entre quelqu'un qui perçoit et quelque
chose qui lui est donné à percevoir. Et je ne peux pas sortir,
quoi qu'on me dise, de la relation sujet-objet. Et tout le reste
pour moi, est du baratin. Tant qu'il y a une relation sujet-
objet, on sait de quoi on parle ; quand elle n'y est plus on ne
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sais plus de quoi on parle. Permettez-moi de vous dire
ensuite que je ne prends pas du tout au sérieux tous les
bazars de Cage, tous ses bluffs, ses partitions comme celles
que vous avez fait circuler : c'est de la bouillie pour les chats,
c'est jeter pour les gens un certain nombre d'attrape-nigauds
parce que personne ne sait lire des partitions. Il n'y a rien,
sur ces partitions, ce sont des bêtises.
M. Jean Wahl: Il n'y a rien : mais ce serait beaucoup, c'est justement ce que
Cage veut...
M. P. Schaeffer: Non : j'exprime une opinion offensive parce que je crois que
tout n'est pas possible, justement. J'attaque Cage dans son
idée que tout est possible.
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M. P. Schaeffer: Vous avez dit que 4'33" était une structure. Mais non, ce
n'est pas une structure.
M. D. Charles: Je vous répète donc que je ne l'ai employé ici que dans le
sens de Cage, simplement pour expliquer ce que disait Cage,
à un certain moment de sa démarche. Il est évident que Cage
n'a rien à voir avec le structuralisme, ni avec, disons, tout ce
qui se passe aujourd'hui autour du structuralisme. Ce n'est
pas une raison pour refuser le mot tel que Cage l'emploie ;
d'autant qu'il l'emploie avec une certaine rigueur et avec une
certaine logique. Il faut lui consentir à tout le moins cette
logique, qui peut conduire d'ailleurs à la suppression du mot
et de la chose. Même si l'on n'est pas du tout d'accord avec
ce qu'il fait !
274/514
d'affirmations : on reçoit cela dans l'estomac, et comme on
ne demande qu'à vous suivre, on suit.
M. P. Schaeffer: Pour Cage, il n'y a pas de relation entre les objets, il n'y a
donc pas de structure... Pour parler de structure, il faut
reconnaître une relation entre des objets. Si l'on n'en
reconnaît pas, tout s'écroule...
M. D. Charles: Mais parfaitement, et c'est bien pour cela que j'ai parlé d'une
annulation du compositeur. Celle-ci s'opère progressivement,
dans la mesure où il y a de moins en moins de structures. En
l'occurrence, le passage de 4'33" à 0'00", qui est par
hypothèse l'œuvre non structurée et non structurable de
Cage, m'a semblé revêtir un sens particulier. A un certain
moment, la structure n'existe plus pour Cage ; et bien loin, à
ses yeux, qu'on ait tout perdu, on a au contraire tout gagné.
Il se livre alors à quelque chose qui ressemble fort à de
l'anarchie, et qui, je n'en doute pas, doit vous paraître
scandaleux d'un point de vue moral !
281/514
ailleurs que dans les voies que vous avez définies, et qui
correspondent à un point de vue traditionnel.
M. Jean Wahl: Mais comment expliquer qu'on revienne, après tout cela,
vers des œuvres ? Que Boucourechliev, par exemple,
s'adresse à Beethoven et le commente ?
M. D. Charles: Je pense que ce n'est pas du tout exclusif ,et je ne crois pas
qu'il y ait d'obstacle, au contraire. Il me semble
qu'aujourd'hui nous pouvons prendre une mesure qui est
peut-être plus précise, ou plus raffinée à certains égards, des
variations Diabelli, si elles sont analysées par un
Boucourechliev, qui ne méconnaît pas que Cage existe. En
ce sens, l'oeuvre et la "non œuvre" n'ont pas à se faire
obstacle : je ne vois pas pourquoi il faudrait que l'une ait
raison contre l'autre.
M. Jean Wahl: N'empêche que, par exemple, Valéry dit je ne puis écrire
sans contrainte.
M. D. Charles: Mais je crois que c'est le cas pour chacun d'entre nous, et il
me semble que c'est le cas pour Cage quand il écrit quelque
chose, comme pour Beethoven quand il écrivait quelque
chose.
Correspondance:
Je dois tout d'abord m'excuser d'avoir pris la parole trop longuement après
votre remarquable conférence du 27 février à la Sorbonne, et je me crois obligé
de résumer ici les objections que me suggèrent aussi bien le système musical
que l'esthétique de l'Américain John Cage. En soi, ce système est cohérent, mais
à mon avis, il est fondé sur des conceptions entièrement erronées.
Je tiens enfin à renouveler l'appui que je pense avoir clairement donné, tant
dans mon exposé que dans la discussion, à la thèse du Docteur Barraud selon
laquelle il est possible de "renouveler et enrichir indéfiniment la musique" selon
des modalités plus traditionnelles. De la musique telle que la conçoit et la réalise
Cage, je dirais finalement volontiers ce qu'affirmait Jean Paulhan de la peinture
informelle : "il est fort possible... qu'elle compose avec la vieille peinture
figurative, dont elle formerait désormais l'armature, et le sens secret. Ainsi la
Nature, au scandale des biologistes, ne se contente pas des structures
élémentaires que l'on a vues... et s'en va former à partir de ces structures des
arbres et des rochers, des animaux et des hommes" ("L'art informel", N. N. R. F.,
n°101, mai 1961, p. 810).
287/514
Chapitre 15 - Lévinas : l'éthique du récit
Ainsi, "La réalité et son ombre" s'achève sur une note d'optimisme relatif,
et peut-être même d'espoir. Livré à lui-même, l'artiste s'empêtre dans les
simulacres, il se met, par l'image tronquée qu'il donne du réel, en travers du
temps; aplatie sur sa toile, la Joconde ne trouve à nous offrir que son sourire figé,
et la statue la plus réussie, à jamais bouclée sur sa posture, reste suspendue à sa
stupidité d'idole. Et la situation est pire encore dans les arts "non plastiques",
musique ou littérature, théâtre ou cinéma, car ils ne donnent lieu qu'à des ombres
de mouvement: le rythme ne peut qu'envoûter, l'avenir ne fera jamais irruption,
rien ne saurait changer. L'indigence du récit tient à ce qu'il désamorce la vie - il
ne fait que la représenter. Mais si l' "évasion" que l'art fait miroiter demeure
dérisoire et ne peut se solder que par un enfermement, c'est que l'artiste est lui-
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même muré dans sa solitude; lui demander, comme le fait Sartre, de "s'engager",
c'est se payer de mots. Il faut d'abord le désenclaver. Il est besoin, à cet effet,
d'une herméneutique : seule une interprétation réintégrera l'oeuvre dans le
monde humain, c'est-à-dire dans le temps authentique, celui par lequel rien ne
"revient au même" parce que la rencontre avec l'autre, le commerce avec autrui,
désensorcelle et démythifie un univers entièrement voué à l'image, donc en proie
à l'ombre. Seule une critique qui ne broncherait pas devant le concept -ce
"muscle de l'esprit"- aurait raison de l'idolâtrie qui paralyse un artiste crispé sur
son soliloque. Car il s'agit ici de démêler la part de la non-vérité : de reconnaître
dans la clôture sur soi de l'artiste et de l'oeuvre la "tombée de la nuit", l'irruption
d'une inauthenticité ontologique, celle de la ressemblance qui recourbe l'existant
sur lui-même pour le plier à n'être plus que sa propre caricature - ce qui
permettra de le raconter. Ainsi, Lévinas se méfie des narrations, qu'il tient pour
mensongères par principe : toujours en retard, elles font perdre du temps, et
même elles perdent le temps. Et comme Duthuit, il serait prêt à déclarer
"inimaginable" le Musée imaginaire de Malraux: à ses yeux, la proscription des
images, invention du monothéisme, est le seul véritable garde-fou contre le
destin.
Pareille attitude avait été plutôt fraîchement accueillie aux Temps modernes,
où "La réalité et son ombre" ne fut publié que dûment chapeauté par un éditorial
anonyme (mais rédigé par Merleau-Ponty), qui émettait des réserves sur le
défaut de "générosité" dont faisait preuve Lévinas en récusant la doctrine
sartrienne de l'engagement. Nous étions en 1948; la réponse de Lévinas ne vint
qu'en 1964, dans le texte d'hommage à Merleau (décédé en 1961) paru sous le
titre de "La signification et le sens". Elle consiste en une redéfinition
"dynamique" de l'oeuvre, comme "mouvement du Même vers l'Autre, qui ne
retourne jamais au Même". L'oeuvre "pensée jusqu'au bout", ajoute Lévinas,
"exige une générosité radicale du mouvement qui dans le Même va vers l'Autre.
La gratitude serait précisément le retour du mouvement à son origine." (1)
Si elle est sans retour, l'oeuvre n'est cependant pas "un jeu en pure
dépense"(2) : Lévinas n'est pas Bataille. L'oeuvre, sans revenir au Même, c'est-
à-dire à son origine ou à son auteur, va donc bénéficier à ce dernier en quelque
sorte à terme. Mais il devra, s'armant de "patience", attendre sa propre
disparition avant de se voir récompenser. "Renoncer à être le contemporain du
triomphe de son oeuvre, c'est entrevoir ce triomphe dans un temps sans moi,
viser ce monde-ci sans moi, viser un temps par delà l'horizon de mon temps:
eschatologie sans espoir ou libération à l'égard de mon temps". Il faut assumer
ce "passage au temps de l'Autre"(3) : ne pas usurper sa place, ne pas chercher la
gloire. "La patience ne consiste pas, pour l'Agent, à tromper sa générosité en se
donnant le temps d'une immortalité personnelle."(4) Lévinas admire Ernst
Bloch, qui aura oeuvré pour la révolution sans songer à faire main basse sur la
Terre Promise. Telle est l'éthique de l' "engagement" selon Lévinas :
289/514
correspondant à une "ontologie du n'être-pas-encore", elle consiste à "être pour
la mort afin d'être pour ce qui est après moi."(5) Témoignant de la "jeunesse
radicale de l'élan généreux", elle se veut "liturgie", sans pour autant renvoyer à
"aucune signification empruntée à une religion positive quelconque". Elle est
"l'éthique même."(6)
En effet, il est clair que le temps de la vérité qui "se promet" et se profile à
l'horizon de l'être est un temps fini, un temps qui revient au Même et dont la
gratitude permet de venir à bout. En art aussi, tout est bien qui finit bien;
l'oeuvre achevée, non liturgique, comble en quelque sorte le besoin esthétique.
Elle répond, même par son inachèvement - songeons à l'opera aperta selon
Umberto Eco - , à l'exigence de calculabilité au nom de laquelle le sujet, se
confectionnant des objets temporels finis, s'accomplit, cuve sa tautologie et sa
totalité, bref s'en remet en "fin de compte" à l'ontologie et à la vérité de l'être.
290/514
La finition du non finito, comble du raffinement, s'inscrit dans la légalité, dans la
jurisprudence du jugement esthétique: elle obéit à la loi de l'essence comme
"temporalisation du temps" ou "diastase de l'identique" ou "verbalité du verbe".
Le miracle esthétique, c'est cette "modification sans altération ni transition" par
laquelle le Même "se dessaisit de lui-même" et "se découvre", sort de sa nuit et
se dénude de son opacité, pour se livrer en pleine lumière; c'est la
phénoménalisation de l'essence par laquelle celle-ci ne se borne plus à désigner
"les arêtes des solides ni la ligne mobile des actes où une lumière scintille", mais
fait irruption et vient en première ligne, bref occupe le terrain en se montrant et
en s'auto-désignant. Ainsi Raoul Dufy, chez qui "les couleurs sortent de leurs
contours ou ne les frôlent pas"(10), en illustrant les thèses du chimiste Maroger
sur la diffraction de la lumière par la couleur, allège les choses et les érige en
êtres: sa peinture va droit à l'essentiel, en elle l'essence des choses ne fait pas
que promettre et se promettre, elle se compromet et purifie la pâte à laquelle elle
met la main, lumière "étalant" les couleurs pour mieux les échantillonner et en
autoriser le survol et l'inventaire exhaustif.
Peut-être l'amorce d'une solution est-elle, avec les analyses que Lévinas a
consacrées à Blanchot, à portée de la main. L'oeuvre critique de Blanchot, nous
dit Lévinas, se situe "bien en-dessous de l'art qui est le voyage au bout de la nuit,
et non seulement le récit du voyage". Elle n'en a pas moins le mérite de nous
rappeler que "l'authenticité de l'art doit annoncer un ordre de justice, la morale
d'esclaves absente de la cité heideggerienne"(18); autrement dit, que "dans le
monosyllabisme de la faim, dans la misère où maisons et choses retournent à
leur fonction matérielle, au sein d'une jouissance sans horizon, luit le visage de
l'homme." (19) La conjonction de l'éthique et de l'esthétique se laisse discerner
comme telle. Mais l'oeuvre proprement littéraire de Blanchot ne tient-elle pas
les promesses d'une telle "critique philosophique"? A en juger par
l'extraordinaire exégèse qu'il propose de L'Attente l'oubli, Lévinas semble bien
répondre par l'affirmative.
292/514
Comment en effet Blanchot s'y prend-il pour donner l'impression d'une
ouverture sur l'Autre, alors que rien, dans la tentative de dialogue de L'Attente
l'oubli, ne s'énonce qui soit de nature à confirmer que le dialogue se noue?
Deux voix, certes, se proposent à l'attention du lecteur; mais elles sont
parfaitement interchangeables et n'affirment rien qui ne soit immédiatement -
dans la même lancée, dans le même souffle- gommé ou effacé. Les distinguer
devrait aller de soi : l'auteur ne s'est pas privé de consteller son texte d'indices
susceptibles de conduire à une identification - ne serait-ce que l'alternance du
tutoiement et du vouvoiement... Mais les appels n'ont aucune suite! Et l'on se
prend peu à peu à s'habituer à cette incertitude : quelque chose se dit
probablement, sans que l'on puisse en discerner la teneur, ni même l'articulation
précises; les mots se parlent, s'entretiennent, se croisent et se recroisent; mais les
voix continuent à se chercher, sans parvenir à enclencher une communication
dans la durée : elles masquent et oblitèrent le sens. Or ce sens est le sens de
l'Autre, qui ne se manifeste qu'en se dérobant. On se situe ainsi au plus près du
Jean Grenier des Entretiens sur le bon usage de la liberté, pour lequel
"l'existence de l'absolu se cache et bouge derrière la tapisserie du monde. On ne
la voit pas, elle se manifeste par une absence qui est plus active que les
présences, comme à une soirée à laquelle manque le maître de maison."(22)
Tout le génie de Blanchot est là: maintenir le récit au degré zéro, en faisant
ressortir le manque à partir de la profusion. D'où le constat de Lévinas : la
priorité du sens oblige celui-ci à se défalquer du Dit; le Dit ne sera jamais
qu'ouroborique, entravant (nomos) l'errance (nomas) du Dire. Blanchot,
cependant, contourne en quelque sorte l'obstacle (sur lequel insistait, on l'a vu,
"La réalité et son ombre") : il "met en cause la prétention, en apparence
incontestable, d'un certain langage d'être le porteur privilégié du sensé, d'en être
la source, l'embouchure et le lit."(23) Mais cela conduit à s'interroger sur le sort
de l'herméneutique, c'est-à-dire sur le mode de révélation du sens : "Le sensé,
demande Lévinas, tient-il à un certain ordre de propositions bâties selon une
certaine grammaire pour constituer un discours logique? Ou le sens fait-il
exploser le langage pour signifier parmi ces éclats (la grammaire étant sauve
pour Blanchot!), mais déjà en esprit et en vérité sans attendre d'interprétation
ultérieure?" (24). Question qui recoupe celle de la "noire lumière" évoquée à
propos du "non vrai"(25) : s'il s'avère que "L'Attente l'oubli refuse au langage
philosophique de l'interprétation, qui parle sans arrêt (et auquel Blanchot
critique littéraire, se plie), la dignité d'ultime langage"(26), ne doit-on pas
revenir sur l'ensemble de la problématique, en remontant naturellement à sa
première formulation chez Heidegger(27)? Qu'en est-il de l' "explosion" du
langage -ou de sa musicalisation- de Heidegger à Blanchot, et de là à Lévinas
lui-même?
Impossible, d'autre part de dissocier de toute cette enquête l'enjeu, qui n'est
sans doute académique qu'en apparence, de la "moralisation" de l'esthétique.
293/514
Nous le disions dès le départ, chaque fable comporte une moralité; plus
largement, le statut du récit dépend d'une confrontation au moins implicite entre
ces deux disciplines canoniques que sont l'éthique et l'esthétique; si bien qu'il
importe de se demander, comme l'a fait John Llewelyn(28), si leur fusion est
envisageable. En refuser le principe, "c'est boucher l'ouverture où s'annonce,
mais aussi se dénonce -et par là se transcende-, le tournoiement en rond du
discours cohérent."(29) Considérer en effet l'histoire de l'art comme "terminée"
en l'intégrant au système de la totalité, c'est la verrouiller dans le cercle d'une
logique de la philosophie au sens d'Eric Weil. Mais la poésie, avec ses
hésitations et ses surprises, ses intermittences et ses rebonds, brouille les cartes
et gomme le sens de l'histoire. C'est que rien ne l'inféode au primat du seul
espace visuel dans lequel éclosent les idées et se dévoile "le monde vrai"; à la
synchronie d'une ontologie achevée, elle substitue la quête diachronique de la
rencontre avec l'Autre et des imprévus du dialogue. L'"esthétisation de
l'éthique" -l'enchevêtrement de l'impulsion vers le Bien et de l'aisthesis, de la
sensation comme telle - passe par l'abandon de la référence au genius loci, à la
toute-puissance du lieu, au profit de la poétique du "séjour sans lieu", que
l'article sur "Maurice Blanchot et le regard du poète" décrivait comme une sorte
d'arte povera.
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Notes
15. Lévinas, op. cit., p. 191, note 21. A comparer avec la p. 185, note 10.
298/514
16. Lévinas, Sur Maurice Blanchot, cit., p.18.
20. Lévinas, "La servante et son maître", Critique, n°229 (Maurice Blanchot),
juin 1966, p. 514-522 (cf. p. 516); réimprimé dans Sur Maurice Blanchot
(cit.) p. 27-43 (cf. p. 32).
22. Jean Grenier, Entretiens sur le bon usage de la liberté, Paris, Gallimard,
1948, p.115.
31. Lévinas, "La transcendance des mots : à propos des Biffures", Les Temps
modernes, juin 1949; réimprimé dans Hors sujet, Montpellier, Fata
Morgana, 1987, p.219.
302/514
40. Lévinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, p. 78; cité
par D. Parrochia, op. cit., ibid.
42. Lévinas, op. cit., p. 77. On pense, bien sûr, au tsim-tsoum; cf. aussi, dans
l'ouvrage de D. Parrochia, le thème de la Chekhina évoqué à partir de
Martin Buber (cit., p. 220-221).
44. Lévinas, Autrement qu'être..., cit., p. 8, note 4; cité par D. Parrochia, op.
cit., ibid. La disqualification du sens de la vue, comme le montre cette
note, n'entraîne nullement celle du toucher: cf les commentaires d'Edith
Wyschogrod ("Doing Before Hearing: On the Primacy of Touch", in
François Laruelle éd., Textes pour Emmanuel Lévinas, Paris, Ed. Jean-
Michel Place, 1980, p. 179-203), Paul Davies ("The Face and the Caress :
Lévinas' Ethical Alterations of Sensibility", in David Michaël Levin ed.,
Modernity and the Hegemony of Vision, Berkeley, University of
California Press, 1993, p. 252-272), et Martin Jay (Downcast Eyes,
Berkeley, University of California Press,1993, p.546-560). C'est que le
toucher -et singulièrement la caresse...- se meut dans la diachronie (la
"tangence" et ses gradations) plus que dans la synchronie, laquelle
demeure une dimension "visuelle". Si l'on veut que "l'indicible (ou
l'anarchique) épouse les formes de la logique formelle", comme Lévinas
en émet l'hypothèse, il lui faudra procéder de façon caressante.
"L'autrement qu'être s'énonce dans un dire qui doit aussi se dédire pour
arracher ainsi l'autrement qu'être au dit où l'autrement qu'être se met déjà
à ne signifier qu'un être autrement. (...) Ce dire et ce se dédire peuvent-ils
se rassembler, peuvent-ils être en même temps? En fait, exiger cette
simultanéité, c'est déjà ramener à l'être et au ne pas être, l'autre de l'être.
Nous devons en rester à la situation, extrême, d'une pensée diachronique."
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(Autrement qu'être..., cit., ibid.) Chez Max Picard, Lévinas a découvert
une argumentation exactement parallèle, dans un "petit conte de vingt
lignes" qu'il lui avait offert peu avant sa mort : "Quelqu'un passe son
chemin en bordure de la forêt. Là se tient l'assassin. Le passant ne lui
prête pas attention, car il se récite sa propre histoire. L'assassin ne peut
rien. Comme si l'inattention de sa victime le séparait du monde du crime
et ne laissait pas au geste meurtrier l'instant qui est nécessaire à l'acte
d'assassinat, instant commun à l'assassin et à la victime. (...) Comme si
dans son histoire personnelle -à condition de ne laisser vide aucun instant
- l'homme trouvait refuge contre la contemporanéité."(Lévinas, Noms
propres, cit., p. 145-146). Que l'homme puisse ainsi "échapper à la
communauté avec le mal", Lévinas confie avoir peine à I'imaginer - "mais
pourquoi alors, s'interroge-t-il, conserver le nom de Dieu dans mon
vocabulaire?" A l'"équitemporalité" de Heidegger, à la Gleichzeitlichkeit,
ne faut-il pas de toute façon substituer son "superlatif",
l'Ungleichzeitlichkeit d'Ernst Bloch?
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Quatrième partie
Figures du désœuvrement
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Chapitre 16 : Glose sur un poème de John Cage :
Meister Duchamp or living on the water
306/514
I
Au début 1991, Emilie Zum Brunn me fit part de son projet d'un hommage
collectif à Maître Eckhart. Son vœu était d'attester de l'actualité de la pensée de
ce dernier dans l'art et non pas seulement dans la philosophie de notre époque; je
n'ignorais pas d'autre part que certaines des résonances orientales de l'oeuvre
d'Eckhart ne lui étaient pas indifférentes. Je lui suggérai donc d'élargir du côté
des musiciens l'éventail des participants au recueil envisagé : John Cage,
incontestablement l'un des plus grands compositeurs de notre siècle, et sous la
direction duquel j'avais eu la chance de pouvoir travailler pendant plus de trente
ans, m'avait souvent parlé de Maître Eckhart, dont l'importance lui avait été
révélée très tôt, par la lecture de C.G. Jung et la fréquentation d'Ananda K.
Coomaraswamy et du Daisetz Teitaro Suzuki, deux philosophes orientaux dont
il avait été le disciple; j'imaginais qu'il acquiescerait volontiers à l'idée de
joindre son témoignage à ceux qu'Emilie Zum Brunn s'était mise en devoir de
rassembler. C'est ce qui arriva : une lettre datée du 14 avril 1991 m'apportait sa
contribution, sous la forme d'un poème aussi dense que bref. Comme nulle
explication n'accompagnait cet envoi, je proposai à son auteur d'en rédiger un
commentaire, que je soumettrais à son approbation; il accepta. Je revis plusieurs
fois John Cage avant son décès, survenu en août 1992 à New York ; en juillet
1992, nous avions convenu par téléphone de nous retrouver en Allemagne pour
le mois de septembre : à cette occasion, il prendrait connaissance de mon texte,
et nous le corrigerions ensemble. Le destin en décida autrement. Néanmoins,
nous avions pris le temps, au cours de plusieurs conversations (tenues
notamment lors du Festival d'automne 1991 à Madrid, où Emilie Zum Brunn
était venue nous rejoindre), d'évoquer certains des attendus de l'admiration
qu'éprouvait Cage à l'égard du Thuringien. Ainsi, bien que ma responsabilité, à
l'endroit des détails de l'exégèse que je suggère ici, soit plénière, elle se trouve
quelque peu atténuée sur le plan global ou doctrinal: j'espère n'avoir pas été trop
infidèle à l'esprit du Maître de Stony Point.
II
III
Cela dit, il peut paraître étrange que le mesostic composé spécialement par
John Cage en vue de rendre hommage à Maître Eckhart s'accommode, au niveau
de son titre, d'une référence à Marcel Duchamp, rebaptisé pour l'occasion
"Meister Duchamp"; d'autant qu'à première vue, si la première strophe, lue en
308/514
verticalité, mentionne bien "Meister", la seconde rétablit "Eckhart" dans ses
droits légitimes. Duchamp a, certes, profondément marqué John Cage. On sait
qu'il lui a enseigné les échecs, ce qui - l'ironie aidant - pourrait suffire à
expliquer la substitution de "Meister" à "Marcel"; plus profondément, Cage a
reconnu à de nombreuses reprises, et dans des textes sans la moindre équivoque,
tout ce qu'il devait au compositeur de l'Erratum musical, lequel, quarante ans
avant lui, tirait déjà au hasard l'ordre des sons dans des partitions "indéterminées
quant à l'exécution" avant la lettre : l'allégeance d'un tel élève à un tel précurseur
passait nécessairement, semble-t-il, par la promotion de ce dernier au rang
magistral qu'il ne chercha, au reste, jamais à briguer. - Nous sommes cependant,
avec ces considérations, assez loin du compte : que pouvait-il bien y avoir de
commun, aux yeux de Cage, entre Eckhart et Duchamp ? Serait-ce seulement ce
que Gilles Deleuze, après Serge Leclaire, a appelé le "lien du sans-lien"? Ou une
simple euphonie?
Reportons-nous cependant à la problématique du langage telle que nous
l'évoquions à propos des mesostics en général. Au cours de l'entretien pendant
lequel John Cage faisait ressortir la différence qui séparait, selon lui, le signe
(linguistique) du signal (iconique : la cigarette biffée), son interlocuteur, Niksa
Gligo, lui demanda la raison de son hostilité à l'égard de la syntaxe. Et comme
il lui était répondu par une référence à Norman O. Brown, lequel professait,
comme jadis Henry David Thoreau, que le "bruit" que faisaient les mots en
défilant méthodiquement se ramenait finalement au "piétinement sourd des
légions en marche", Gligo insista : "Mais cela me rappelle la parole de Nietzsche
selon laquelle notre besoin irrépressible de grammaire renvoie à l'incapacité
dans laquelle nous nous trouvons de nous passer de Dieu. Votre opposition à la
syntaxe signifie-t-elle que Dieu ne nous est nullement nécessaire ?" - Réponse :
"Certes. Et Duchamp, de son côté, quand on lui demanda ce qu'il pensait de
Dieu, rétorqua: Ne parlons pas de ça. C'est l'idée la plus stupide que l'homme ait
jamais eue."(4)
IV
identifying
"To lose the possibility of recognizing
2 similar objects -
2 colors, 2 laces
2 hats, 2 forms whatever
to reach the impossibilité of
sufficient visual memory
to transfer
from one
like object to another
the memory imprint
---------------Same possibility
with sounds, with brain facts"
VI
312/514
véritable "discipline", de veiller à la non-répétition, sur le plan horizontal, d'une
lettre-clé (appartenant à la dimension verticale), ou que ce fût (comme ici)
l'inverse, c'est-à-dire que l'énoncé d'une lettre-clé "verticale" à venir empêchât
toute occurrence de la même lettre dans l'espace qui séparait la future lettre-clé
de celle (qu'elle qu'elle fût) qui l'avait précédée, cela ne servait à première vue
qu'à poser à l'infortuné traducteur des problèmes redoutables, du genre
"comment faire soudain surgir la lettre k au milieu d'un texte qui lui est de toute
évidence allergique ?" Finalement à quoi pouvaient bien rimer ces succédanés
de rimes en quoi consistaient les interdits formels que l'auteur s'était ingénié à
respecter ? - La formulation d'une réponse à cette question "technique" me mit
sur la voie du "pourquoi" du mariage Duchamp / Eckhart. En filtrant
successivement telle voyelle ou telle consonne plutôt que telle autre, le rédacteur
d'un mesostic impose au flux textuel un certain rythme et une certaine agogique,
une distribution défective qui ralentit telle irruption pour en accélérer (et
accentuer) d'autres: il différencie les débits en les sculptant. Sur le plan visuel,
mais aussi, plus subtilement, au niveau de cette "déclamation muette" de
l'écriture dont Bachelard avait montré jadis qu'elle affectait secrètement tout acte
de lecture, un tel modelage du matériau équivaut à violenter en douceur la
syntaxe, tout en plaçant en exergue, grâce à l'artifice de la verticalité, un mot ou
un nom-clé devenant, à la fois, visible et imprononçable; donc à saisir in statu
nascendi, mais dans son énigme originaire. La disposition croisée (lire, c'est se
signer) sacralise discrètement, comme il sied à toute poésie oraculaire, une
inintelligibilité latente. - En d'autres termes, on satisfait à l'exigence
duchampienne d'imprévisibilité, telle que la divulgue en toutes lettres le texte:
on "atteint à l'impossibilité de transférer l'empreinte de la mémoire", parce que
chacune des émergences d'une nouvelle voyelle ou consonne-clé comble un vide
et se pare d'une virginité reconquise - comme si elle n'avait jamais été là, comme
si elle jaillissait de l'inconscient: on l'avait oubliée. Cage l'a conseillé pour
comprendre Duchamp: regardez bien cette bouteille de Coca-Cola et persuadez-
vous que vous en voyez une pour la première fois - c'est un duchamp !
VII
La minuscule, pour " un duchamp ", est de rigueur (16), exactement comme
au sein d'un mesostic où l'appel à la quotidienneté efface les distances, même et
surtout si elles sont langagières, c'est-à-dire conventionnelles. Seule compte la
présence. - Mais alors, Arturo Schwarz a commis un contre-sens : suspendre le
transfert de la mémoire, cela n'a jamais signifié pour Duchamp un échec, l'aveu
d'une infirmité. Loin de tenir l'oubli pour un raté de la mémoire, Duchamp lui
confère une valeur positive ou affirmative : il en fait le garant de la présence.
L'articulation des deux parties du mesostic commence du coup à se justifier :
l'injonction du début de la seconde strophe, d'avoir à "se conformer aux
principes" et de n'en pas démordre (follow your principles and keep straight on),
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garantit l'accès au "vrai lieu", à la right place, c'est-à-dire à la nudité de la
naissance - ou à la "clairière"... Voilà pourquoi mieux vaut ne pas perdre de vue
le vide, l'emptiness : suivre les règles de composition du mesostic est la
condition sine qua non pour que l'"empreinte de la mémoire" cesse d'occulter la
présence, l'espace de liberté, l'ouverture de l'Ouvert susceptible d'accueillir
"deux objets semblables" comme s'ils étaient dissemblables.
Et l'on se retrouve en plein territoire eckhartien. Dans le Sermon latin
XXIX, édité et traduit récemment par Emilie Zum Brunn (17), le Thuringien
énonce qu'"il n'y a jamais deux choses égales dans l'univers, ni deux choses qui
concordent entièrement. Car elles ne seraient plus deux ni ne seraient ordonnées
l'une à l'autre." De même, ce que les commentateurs ont appelé "la dialectique
de Maître Eckhart", et dont un Vladimir Lossky ou un Wolfgang Wackernagel
ont savamment ausculté les tensions "sans synthèses", (18) mérite d'être ici
exhumé. Je me bornerai à évoquer l'interprétation qu'a proposée en 1978
Bernard McGinn d'un passage du Commentaire sur la Sagesse, dans lequel
Maître Eckhart s'essaye à une manière de coïncidence des opposés (19): "Tout
ce qui se distingue par indistinction est d'autant plus distinct qu'il comporte
d'indistinction, car ce qui le distingue est sa propre indistinction. Inversement, il
est d'autant plus indistinct qu'il comporte de distinction, parce que c'est sa propre
distinction qui le distingue de l'indistinction. En conséquence, il sera d'autant
plus indistinct qu'il sera distinct, et réciproquement." Comme l'observe McGinn,
on est libre de ne voir dans cette suite de propositions qu'une simple joute
verbale; nous serions tentés, d'un point de vue duchampien, d'y entendre
seulement un jeu d'allitérations en attente d'un exercice de prononciation. Mais il
est loisible d'y déchiffrer tout aussi bien la grammaire eckhartienne des rapports
entre Dieu et sa création, exprimés dans le langage de l'esse. Dans ce cas, Maître
Eckhart affirmerait que tout ce qui est transcendant par immanence transcende à
proportion de son degré d'immanence, parce que c'est son immanence propre qui
le rend transcendant; cela signifierait que Dieu transcende la création parce qu'il
est immanent à toutes les créatures, ce qui fait de lui le véritable esse. Et à
l'inverse, si Dieu est d'autant plus immanent qu'il est transcendant, c'est qu'en
transcendant, il diffère de l'immanence par une différence qui, le ramenant dans
l'immanence, se supprime : il est d'autant plus immanent à ses créatures qu'il les
transcende, et ce qui le distingue de celles-ci est son indistinction à leur égard.
Qu'un tel paradoxe se situe à l'horizon du déni duchampien de la mémoire,
et qu'à ce titre il se nimbe tout naturellement d'oubli, cela n'explique-t-il pas
l'attitude agacée de Duchamp face à toute interrogation touchant à l'ultime ?
Mais ce que nous apprend le remplacement des lettres constituant le nom de
"Duchamp" par celles qui configurent celui d'"Eckhart", à la verticale de la
deuxième strophe, n'est pas moins révélateur: le démenti ainsi imposé à l'intitulé
initial du mesostic, en nous signalant ce que la verticale de la première strophe
ne nous donnait le loisir que de subodorer, à savoir que "Meister" ne s'appliquait
à "Duchamp" que par jeu, ce démenti nous indique un trait essentiel propre à
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Maître Eckhart - un trait que nous n'aurions probablement jamais pensé à lui
imputer, mais que John Cage nous invite avec quelque malice à prendre en
considération-: son duchampisme.
VIII
Car nous ne pouvons plus en douter maintenant : c'est bien à Eckhart que
nous avons affaire, la verticale de la deuxième strophe est formelle. Nous nous
serions volontiers penchés davantage sur la suggestion un peu burlesque d'avoir
à reconnaître en l'auteur du Grand Verre le Maître Eckhart du XXe siècle; une
fois le seuil strophique franchi, ce n'est plus guère envisageable : l'"oubli"
duchampien aidant, le pas est devenu irréversible. Symétriquement, voir en
Eckhart le Duchamp du XIVe siècle serait pour le moins malaisé; on aurait
évidemment la ressource de recourir à quelque méchant jeu de mots, en cédant à
la tentation d'imaginer que la rusticité de son nom, sur laquelle il aimait à
plaisanter, eût persuadé Duchamp de signer tel passage du sermon "Comme un
vase d'or massif" ("il est des gens qui veulent contempler Dieu de ces yeux
mêmes dont ils regardent une vache, et ils veulent aimer Dieu de la façon même
dont ils aiment une vache")(20). Mais en fait, c'est la réciproque qu'il faudrait
introduire : un Eckhart ciselant quelque Rrose Sélavy; or, s'il est fait mention
parfois de roses dans quelques sermons en moyen-haut allemand, celles-ci ne
prêtent en principe nullement à sourire, comme elles le feront chez Rilke; et il
faudra attendre une époque meilleure pour les voir s'adonner au "sans pourquoi"
que pratiquait pourtant assidûment Maître Eckhart.
En revanche, et plus sérieusement, il est permis de cerner de plus près que
nous ne l'avons fait la part ("duchampienne") de l'argumentation (relativement
fréquente en dehors des œuvres latines) par laquelle Eckhart s'efforce de
construire, par-delà similitudes et dissemblances, une théorie de l'identité
susceptible d'autoriser une formulation cohérente de la non-dualité à laquelle il
aspire. Le sermon "Vidi supra montem Syon", dans la citation qu'en a faite
Reiner Schürmann (21), peut à cet égard servir d'exemple : "L'Ecriture dit que
nous devons devenir semblables à Dieu (I Jean 3, 2). Semblable ! le mot est
mauvais et trompeur. Si je me compare aux autres et si je trouve un homme qui
me ressemble, et que cet homme se comporte comme s'il était moi-même, il ne
le serait cependant pas, et ce serait de la tromperie. Bien des objets ressemblent
à de l'or; ils n'en sont pas et ils mentent. De la même façon toutes choses
ressemblent à Dieu; elles mentent et ne lui sont pas semblables. Dieu ne peut
pas plus supporter la similitude qu'il ne peut supporter de ne pas être Dieu. La
similitude est quelque chose qui n'a pas cours en Dieu; ce qui a cours dans la
Déité et dans l'éternité c'est l'identité. Or, "semblable" ne signifie pas
"identique" (Gelîcheit enist niht ein). Si j'étais identique, je ne serais pas
semblable. A ce qui est identique rien d'étranger n'est mêlé. Dans l'éternité il y
a seulement identité, mais non similitude".
315/514
Dès lors, le rejet du transfert d'"empreinte mémoriale" dont parlait
Duchamp peut virer en positivité. Toute occurrence, qu'elle quelle soit, apparaît
simultanément - pour ne pas dire "synchroniquement" - comme répétitive et
comme ne se répétant pas. Il y aura non-dualité non pas seulement lorsque
s'accomplira la coïncidence des opposés, mais à et dans l'instant, à et dans le
nunc stans, où l'opposition entre la coïncidence des opposés et leur non-
coïncidence aura pu être surmontée. On comprend à présent - dans la présence
du présent - ce qu'avait d'"eckhartien" le souhait, formulé par Duchamp à propos
de l'existence de Dieu, de "l'absence d'investigations de ce genre". De même, on
aperçoit ce qu'avait d'élémentaire l'affirmation de l'"inégalité entre les choses"
dans le Sermon latin XXIX – car le sermon Qui audit me permet en quelque sorte
de rectifier le tir (22): "Dieu, corrige Maître Eckhart, donne à toutes choses
également; et telles qu'elles émanent de Dieu, elles sont toutes égales; oui, les
anges et les hommes et les créatures émanent de Dieu, égaux en leur premier
surgissement. Celui donc qui se saisirait des choses en leur premier
surgissement les saisirait toutes égales. A ce point égales dans le temps, elles le
sont encore plus dans l'éternité, en Dieu. Si l'on prend une mouche en Dieu, elle
y est plus noble que l'ange le plus élevé l'est en lui-même. Ainsi donc toutes
choses sont égales en Dieu et sont Dieu lui-même."
IX
XI
XII
John Cage ne s'y est pas trompé. Bien qu'il associe régulièrement, dans
chacune des litanies d'hommage au "Grund de Maître Eckhart" qui composent
sa conférence Indeterminacy de 1958 (la seconde des trois lectures sur le
Process), Jung et le Thuringien, il se garde de les confondre. Quand il analyse
le rôle de l'exécutant dans l'Art de la Fugue, dans le Klavierstück XI de
Stockhausen ou encore dans l'Intersection III de Morton Feldman, il assimile le
Grund au "sommeil profond" de la "pratique indienne du mental", et cette
assimilation lui a été suggérée (ainsi qu'il me l'a confirmé) par Jung; mais s'il fait
à chaque fois allusion également à Jung, c'est en parallèle et de façon séparée :
de la manière dont se comporte l'interprète - qui, lorsqu'il se confond avec le
Grund, se tient "prêt à toute éventualité" (identifying there with no matter what
eventuality) -, on déduit qu'il a aussi bien pu s'immerger "dans l'inconscient
collectif de la psychanalyse jungienne, en suivant les inclinaisons de l'espèce et
en accomplissant une tâche qui importe de façon plus ou moins universelle au
genre humain" ; il n'empêche qu'entre les deux, il lui a fallu choisir.
Tout comme en 1945, année de son divorce, Cage lui-même avait dû faire
un choix : admirateur de Jung, non de Freud, il songeait à se faire psychanalyser,
et interrogea un praticien sur la conduite à tenir. Il ne fut guère convaincu par
les arguments de son interlocuteur, qui ne trouvait à lui faire miroiter que la
perspective de composer mieux, et davantage. Or, à la même époque, il fit la
connaissance d'un autre commentateur d'Eckhart, Ananda K. Coomaraswamy,
321/514
qui avait rassemblé, en sa qualité de curator, les collections d'arts orientaux du
Musée de Boston; disciple de René Guénon, Coomaraswamy - dont Cage avait
déjà lu les ouvrages - lui parut être la preuve vivante de l'erreur que commettait
Jung, lorsque, bien qu'il professât que "la pensée d'Eckhart vient du fond de
l'esprit collectif commun à l'Orient et à l'Occident" (42), il n'en déniait pas
moins aux occidentaux la faculté de s'initier véritablement aux disciplines
orientales. Car né de père ceylanais et de mère anglaise, Coomaraswamy
jonglait avec les cultures autant qu'avec les langues... Cage opta donc pour
l'étude de l'Orient plutôt que pour une psychanalyse. Cela revenait, du point de
vue de l'exégèse eckhartienne, à préférer The Transformation of Nature in Art
aux Types psychologiques. Et à peine cinq ans plus tard, Cage allait faire une
rencontre qui se révélerait - toujours sous l'angle de l'interprétation d'Eckhart -
décisive : celle du Daisetz Teitaro Suzuki, venu enseigner à l'Université
Columbia le bouddhisme Kegon, et dont on sait d'autre part qu'il ne jurait que
par le I Ching, livre qui allait devenir la Bible de John Cage (tout comme ce fut
le cas pour Jung; mais là encore, il faut parler de parallélisme plutôt que de
réelle complicité entre Cage et Jung).
XIII
AU COURS D'UNE
CONFÉRENCE PRONONCÉE L'HIVER DERNIER À L'UNIVERSITÉ COLUMBIA, SUZUKI A PARLÉ
D'UNE
DIFFÉRENCE ENTRE PENSÉE ORIENTALE ET PENSÉE EUROPÉENNE,
À SAVOIR QUE POUR LA PENSÉE EUROPÉENNE LES CHOSES SE CAUSENT L'UNE
L'AUTRE ET PRODUISENT DES EFFETS, TANDIS QUE LA PENSÉE ORIENTALE CONSEILLE
AU LIEU D'INSISTER SUR CAUSE ET EFFET
DE S'IDENTIFIER À CF QUI SE TROUVE ICI ET
MAINTENANT. PUIS IL ÉVOQUA DEUX QUALITÉS: DÉSENCLAVEMENT
ET INTERPÉNÉTRATION OR CE
DÉSENCLAVEMENT SURGIT QUAND ON APERÇOIT QUE DANS TOUT L'ESPACE CHAQUE CHOSE
ET
CHAQUE ÊTRE HUMAIN EST AU CENTRE, ET DE SURCROÎT QUE CHAQUE
ÉTANT UNIQUE SITUÉ AU CENTRE EST LE PLUS HONORÉ
ÉTANTS LES PLUS HONORÉS DE TOUS EST EN MOUVEMENT DANS TOUTES LES DIRECTIONS
ET QU'IL PÉNÈTRE, ET EST PÉNÉTRÉ PAR, CHACUN DE TOUS LES AUTRES ÉTANTS, SANS
RÉFÉRENCE
À QUELQUE TEMPS QUE CE SOIT NI À QUELQUE ESPACE QUE CE SOIT AUSSI QUAND ON DIT
QU'IL N'EXISTE NI CAUSE NI EFFET, CE QUE L'ON SIGNIFIE EST QU'IL EXISTE
UNE INCALCULABLE INFINITÉ DE CAUSES ET D'EFFETS, ET QU'EN FAIT
CHACUNE DES CHOSES QUI PEUPLENT TOUT LE TEMPS ET TOUT L'ESPACE EST RELIÉE
À TOUTES LES AUTRES CHOSES QUI PEUPLENT TOUT LE TEMPS ET TOUT L'ESPACE. CELA
ÉTANT, IL N'Y A NUL BESOIN D'AVANCER AVEC PRUDENCE AU MILIEU DES DUALISMES
QUE SONT LE SUCCÈS ET L'ECHEC, OU LE BEAU ET LE LAID.,
323/514
OU LE BIEN ET LE MAL, MAIS SIMPLEMENT DE CONTINUER SON CHEMIN "SANS SE POSER LA
QUESTION",
COMME DIT MAÎTRE ECKHART, "AI-JE RAISON OU SUIS-JE EN TRAIN DE ME TROMPER?"
XIV
10. Arturo Schwarz, La Mariée mise à nu par Marcel Duchamp même, trad.
Anne-Marie Sauzeau-Boetti, Paris, Fall, 1974, p. 48-49.
11. P. 42.
13. Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (La
Boîte verte), Notes 1912-1915 (300 ex.), "Ed. Rrose Sélavy, 18 rue de la
Paix, Paris 1934".
326/514
14. Duchamp du signe, au lieu de "qc.", rétablit "quelconques".
15. Marcel Duchamp, From the Green Box, trsl. George Heard Hamilton,
New Haven, Connecticut, The Ready-made Press, 1957, n.p. (400 ex.).
Cet ouvrage m'a été aimablement communiqué par le sculpteur Bauduin.
16. Cf. John Cage, A Year From Monday, Middletown, Wesleyan University
Press, l967, p.71.
17. En appendice aux " Questions parisiennes " n°1 et n°2, in Maître Eckhart
à Paris, Une critique médiévale de l'ontothéologie, études, textes et
traductions (collectif), Paris, P.U.F., 1984, p. 197.
19. Maître Eckhart, cité par Bernard McGinn, " Meister Eckhart on God as
Absolute Unity ", in Dominic J. O'Meara ed., Neoplatonism and Christian
Thought, Actes de la Conférence de la Catholic University of America
(1978), Albany, State University of New York Press, 1982, p. 133.
20. Cf. Reiner Schürmann, Maître Eckhart ou la joie errante, Paris, Planète,
1972, p. 191.
25. Cf. John Cage, Silence, Middletown, Wesleyan University Press, 1961, p.
18-56.
327/514
29. John Cage in : C.H. Waddington ed., Biology and the History of the
Future, An IUBS/UNESCO Symposium (1969), Edinburgh, Edinburgh
University Press, 1972, p.37.
31. Cf. John Cage, Silence, cit., p. 64. L'"Interlude", dans la traduction
française qu'a publiée (sous le titre "Raison d'être de la musique
moderne") la revue Contrepoints (n°6, 1949, p. 55-61), sous la signature
de Fred Goldbeck, a été malheureusement omis.
35. Cf. Emilie Zum Brunn et Alain de Libera, Maître Eckhart, Métaphysique
du Verbe et théologie négative, Paris, Beauchesne, 1984, p. 167-168.
36. Cf. Emilie Zum Brunn, "Dieu comme Non-être d'après Maître Eckhart",
trad. de l'anglais par Agnès Hérique, Revue des Sciences religieuses de
l'Université de Strasbourg, 67e année, n° 4, octobre 1993, p. 14, 15, 18.
38. Maître Eckhart, cité par Matthew Fox in : Breaktbrough, op. cit., p. 135.
39. Du moins jusqu'en 1958 ; cf. Silence, op. cit., passim. Cf. aussi la Vassar
Lecture ("A Composer's Confession"), exhumée par Eric de Visscher pour
le n° spécial John Cage de la revue canadienne MusicWorks (n° 52, juillet
1992).
40. Carl Gustav Jung, Types psychologiques trad. Y. LeLay, Genève, Georg,
1950 ,p.235-7.
41. C.G.Jung,op.cit.,p.247.
328/514
43. Grâce à la negatio negationis, " nous signifions que Dieu se communique
à tout ce qui est ; par la négation de la privation, nous signifions qu'il se
retire de tout ce qui n'est pas. " (E. Zum Brunn et A. de Libera, op. cit., p.
151). C'est le " retour complet " (reditio completa), par quoi se marque la
" solidarité de la négation de la négation et de la réduplication ", qui
appuie " la théorie de l'unité de l'être en toutes choses et de l'unité des
choses en Dieu" (p.149).
44. Cf. les pages 155 et 217-219 de l'ouvrage capital de E.Zum Brunn et A. de
Libera.
329/514
Chapitre 17 : ZAJ ou le cercle des compositeurs disparus
Las! ce serait une illusion que de croire tous les problèmes résolus pour
autant. Lisons la suite du paragraphe: "Cependant, le ready-made met
simultanément en évidence qu'il s'agit là d'une utopie extrêmement limitée, et
que l'oeuvre d'art n'est pas la pierre philosophale qui permettrait de transformer
l'urinoir en or... Alors même qu'il est admis à figurer dans la tradition valorisée,
le profane n'est pas complètement dépassé à tout moment, l'urinoir peut être
remis à l'endroit, être retiré de l'exposition d'art et être utilisé conformément à sa
destination. La synthèse réelle et indestructible du valorisé et du profane n'a pas
lieu, le principe de comparaison ne se donne pas à reconnaître dans la
"créativité" de l'artiste, et dès lors aucune garantie universelle d'égalité n'est
donnée. En outre, l'esthétique du ready-made présuppose explicitement qu'il
existe un système de conservation institutionnalisé et protégé du point de vue
social, destiné à garantir à l'innovation, par nature finie, une stabilité historique
au moins relative. En effet, il est impossible d'acquérir cette garantie en faisant
appel au transcendant, à l'immortel ou à l'universel."(18) Autant dire que tout est
à recommencer...
N'est-ce pas un tel recommencement que nous propose ZAJ en rééditant en
1964 l'expérience cagienne de 1952? La référence à Duchamp est précieuse:
elle nous instruit en effet sur le contexte propre à 4'33", et donc-par ricochet-sur
le sens de l'attitude ZAJ. A lui seul en effet, le titre 4'33" apparaît comme un
ready-made, puisqu'il fait directement allusion au clavier de bon nombre de
machines à écrire classiques, sur lesquelles la majuscule 4 a pour minuscule
l'apostrophe et la majuscule 3, les guillemets. Il s'agit donc bien d'un emprunt à
la société industrielle: Cage, en somme, pastiche Duchamp. Pourtant, lorsque
nous lui avons jadis posé la question, il a insisté sur la procédure d'obtention de
ce ready-made: celui-ci, nous a-t-il assuré, a bel et bien été dicté par un hasard
bienveillant, et non par une volonté délibérée, "Tout objet, ajoutait-il, devient
aujourd'hui un duchamp (avec une minuscule!)." Et lorsqu'il a donné à Tôkyô,
en 1965, la création de sa seconde pièce silencieuse (composée en 1962 sous
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l'intitulé 0'00", avec en sous-titre 4'33" n°2) dans une deuxième version
spécialement destinée au public japonais, et comportant notamment des
interruptions – des silences à l'intérieur du silence...-, l"'action disciplinée" qu'il
avait choisi d'amplifier, conformément aux indications de la partition, consistait
à taper son courrier à l'aide d'une machine à écrire. Ainsi, le goût – la
subjectivité – venait confirmer, en les assumant, les opérations de hasard qui
avaient présidé à la rencontre du ready-made de départ; et par "action
disciplinée" il convenait d'entendre une acceptation active, plénière et nullement
passive, portant sur une situation globale appréhendée "hors temps" (comme le
stipulait d'autre part le changement d'intitulé, 0'00" s'étant substitué à 4'33").
Un tel raffinement, dans le jeu des différentes instances mobilisées en vue
d'une création réduite opiniâtrement à un zéro pointé, laisse rêveur. Mais le
travail effectué par ZAJ sur la pièce initiale de 1952 n'est pas moins subtil. Que
signifie en effet la dénomination 4'33"? Elle désigne une "structure" au sens
cagien: un laps de temps. Des quatre composantes de l'oeuvre musicale telles
que les énumérait le jeune Cage à l'orée des années cinquante, forme, matière,
méthode et structure, seule cette dernière subsiste ici, sous les espèces
simplifiées d'une durée chiffrée. On a donc affaire à une limite précise, au-delà
de laquelle l'oeuvre cesse d'exister. En principe, l'attention du public, sollicitée
pendant le déroulement de la pièce, est libre de se relâcher au terme de
l'exécution de celle-ci. Seulement, le fait que nul événement sonore particulier
ne soit appelé à figurer dans le cadre ainsi ménagé fragilise ce dernier. Si 4'33"
s'ouvre résolument à l'irruption des bruits ambiants, le profane - c'est-à-dire le
monde sonore environnant - s'engouffre sans difficulté dans l'oeuvre. Il devient
l'oeuvre. En ce sens, la menace que les rumeurs – ou ténèbres – extérieures font
peser sur l'oeuvre est mise à exécution. Mais quand cesse justement
l"'exécution" de l'oeuvre, la menace est abolie; et c'est pourquoi nous disions que
tout était à recommencer. Car l'esthétisation du profane sacralise le profane: à
la limite, donc, l'intitulé 4'33" devient superflu. Si l'on veut prendre acte de
cette situation, il va falloir éliminer la structure, ou bien la "remplir"
différemment, car il ne sert de rien de rejouer, telle quelle, la pièce; Cage choisit
la première solution et compose 0'00", et ZAJ opte pour la seconde en
"meublant" à sa façon muette, certes, par déférence à l'égard du Maître, mais
éloquente en un autre sens, à préciser – le cadre vide ainsi laissé à lui-même.
Le risque encouru par ZAJ est celui du péché contre l'esprit. Il est
remarquable en effet que John Cage se soit soustrait, tout au long de sa carrière,
aux diverses sollicitations du narrativisme et que la psychanalyse, notamment,
ne lui ait inspiré (malgré l'estime qu'il portait à Jung) que des réactions négatives.
Il s'entendait parfaitement avec Duchamp sur ce point, et se plaisait à énoncer, à
l'instar de ce dernier, qu'il "n'avait pas d'inconscient." Boris Groys l'a fait
observer, des prises de position de ce genre obligent à raréfier la production des
ready-mades. "Si l'on pense que chaque ready-made représente simplement
l'espace profane comme tel, il ne peut de fait exister qu'un seul ready-made:
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dans le contexte de l'art, n'importe quelle chose peut par conséquent valoriser
l'espace profane dans son intégralité. Il suffit d'un seul ready-made, par
exemple de la Fontaine de Duchamp, pour mettre en évidence la suppression
des hiérarchies axiologiques et marquer à son goût la fin de l'art, ou plus
précisément la fin du profane. La situation est différente si les ready-mades
manifestent les désirs cachés des artistes, leurs rituels inconscients et leurs
fixations fétichistes. Dans ce cas, l'espace profane cesse d'être homogène, pour
devenir le domaine d'expression de l'inconscient. Ce n'est pas un hasard si,
pendant longtemps, les ready-mades de Duchamp n'ont pas suscité de large
mouvement artistique, bien qu'ils aient déjà été connus d'un public assez large.
On ne voyait pas de quelle manière la méthode de Duchamp en général pouvait
être poursuivie. Les diverses théories de l'inconscient, tout particulièrement le
structuralisme et plus tard le post-structuralisme, finirent par indiquer la voie."
(19) – Stratégie oblige: ZAJ ne disposait à vrai dire d'aucune meilleure voie,
pour attester à la fois de sa fidélité inconditionnelle à la pureté dans le
renoncement que cristallisait l'oeuvre de John Cage, et de sa volonté d'affirmer
le désir de voler de ses propres ailes en le faisant reconnaître par un "document
public", que de maintenir intact le ready-made cagien tout en en renouvelant le
"contenu", grâce à un second ready-made qui, du milieu même de la pièce, ferait
passer le message. Le leu de mots transparent sur "Cage/jaula", si d'aventure il
passait inaperçu, perdait à l'évidence sa légitimation. Mais, accompagné et
souligné d'une mise en scène adéquate, mimant la situation globale, il avait plus
de chances d'être convenablement décrypté. Cage ayant un jour fait savoir à un
journaliste que "si l'on souhaitait comprendre sa musique, il fallait s'en
débarrasser", c'est-à-dire "sortir de (la) Cage", la fable d'un reclus s'évadant de
sa prison paraissait plausible; et comme l'acteur chargé de personnifier ZAJ ne
devait son salut qu'à ses propres mains, l'allégorie devenait limpide. Enfin, le
mouvement ascensionnel imprimé à la "cage" par l'intermédiaire de la corde,
véritable accomplissement de l'hommage, expédiait Cage au ciel en célébrant sa
disparition sacrificielle: la libération terrestre, humaine, était à ce prix. ZAJ
tirait son épingle du jeu de la façon la plus économique possible. Mais n'était-ce
pas en se cantonnant malgré tout dans la finitude d'une "structure," celle,
temporelle, que s'était imposée Cage en tirant au sort une mesure de durées,
lesquelles, s'additionnant, aboutissaient au carcan-ready-made de 4'33"? Une
fois dûment explicité, le projet ZAJ allait-il prendre véritablement son essor?
En fait, Hidalgo et Marchetti, comme on l'a vu, ne se réfugiaient nullement dans
une activité de seconde main, celle, toujours présumée plus ou moins ancillaire,
de l'interprétation des oeuvres d'autrui, si prestigieux que fût cet autrui. Une
salve de compositions originales accompagnait le lancement de ZAJ, et il
convient de rappeler que plusieurs créateurs de renom ont, année après année,
fait un bout de chemin avec ZAJ, avant que le groupe n'ait atteint sa maturité
sous la forme du trio Hidalgo Marchetti-Esther Ferrer. On peut estimer
néanmoins que ZAJ, s'il était déjà pleinement lui-même en 1964, devait son
340/514
indépendance réelle, sur le plan psychologique en tout cas, à l'exemple que
l'auteur de 4'33" avait fourni d'une radicalisation de sa propre entreprise, et cela
dès 1962, avec le remake de sa première pièce silencieuse métamorphosée en
0'00". En adoptant le "temps zéro" de Christian Wolff, et en l'adaptant à
l'électronique, Cage révolutionnait sans nul doute l'économie de sa propre
création. La suspension de la dernière dimension "unitaire" de l'oeuvre d'art
occidentale, celle du temps, suprême puissance d'unification du divers, et par là
ultime garantie de la validité du critère majeur de l'esthétique depuis le Beau
platonicien, à savoir la subsomption du multiple sous la bannière de l'Un, cette
suspension équivaut à une gigantesque explosion. Qu'elle soit généralement
passée inaperçue ne milite guère pour la lucidité du "monde de l'art," ni non plus
pour celle des philosophes. Mais les membres de ZAJ, eux, ne s'y sont pas
trompés. Leur travail de "réorchestration" de 4'33" n'était qu'un prélude. Le
véritable impact de John Cage sur ZAJ, il faut le saisir au niveau de la créativité
libérée qui s'exprime, tous azimuts, dans la production nomade, éclatée, dés-
oeuvrée parce que perpétuellement inchoative, de "documents publics"
imprévisibles, tantôt sages et tantôt échevelés, production qui a fait le renom de
ZAJ au long des trente dernières années et qui apparaît totalement inclassable,
parce qu'elle est, selon le mot de Morton Feldman, "entre catégories," et parce
que ZAJ travaille sans filet: à même la quotidienneté, à même la vie. Le
passage, dans l'itinéraire cagien, de 4'33" à 0'00", aura été décisif en ce qu'il
mettait un point final a l'existence de la musique comme art séparé, exilé dans sa
magnificence solitaire; et c'est à ZAJ qu'il incombait de réaliser, en la
concrétisant de multiples manières, l'incorporation du musical à tout le non-
musical telle que l'annonçait la parole de Cage selon laquelle "une oreille seule
n'est pas un être." Qu'est-ce, en effet, que le zéro de 0'00", sinon la dé-
linéarisation du temps, la mutation du temps linéaire en temps circulaire, donc la
mise en circulation ou la mise sur orbite du temps? Du temps de l'Occident, on
passe ainsi au temps de l'Orient, temps de la transmigration et de l'éternel retour,
ou, comme le disait Cage, temps de l'"éternelle renaissance" et de la réversibilité.
"Notre vie, disait Emerson, le maître de Nietzsche et aussi de Cage, via Thoreau,
est un apprentissage de cette vérité: qu'autour de chaque cercle il peut en être
décrit un autre, qu'il n'y a pas de fin dans la nature, mais que toute fin est un
commencement; qu'il y a toujours une aurore qui se lève derrière chaque midi"
(20). S'il en va de la sorte, n'est-ce-pas parce que le centre est vide? Le zéro,
n'est-ce pas le cercle vide? Nos mots sont-ils autre chose que des empty words?
ZAJ n'est-il pas, entre autres, le cercle des compositeurs disparus?
Telle que nous l'avons définie, l'esthétique ZAJ paraît bien relever de ce
que Jean-François Lyotard a caractérisé, voici une dizaine d'années, comme une
esthétique du sublime. Ce qu'il entendait par ce vocable, et qui a donné lieu à
nombre de discussions et mises au point, n'était autre que la libération, attestée
déjà en peinture chez un Manet ou un Cézanne, des "petites sensations"
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constitutives de l'existence même de l'objet pictural. S'appuyant sur les
admirables analyses du "doute de Cézanne" tel que l'avait thématisé Merleau-
Ponty, Lyotard entreprenait de rattacher l'exigence de remonter aux sources de
la perception à l'enjeu kantien d'une "présentation de l'imprésentable"; et il
n'hésitait pas à interpréter la séquence entière des avant-gardes successives
comme une peau de chagrin. Dès lors en effet que Cézanne suspend son geste
créateur à la question-clef "qu'est-ce qu'un tableau?" il s'interdit d'inscrire sur
son support autre chose que des "sensations colorantes." Mais celles-ci ne sont
accessibles au peintre, et donc restituables par lui, qu'au prix d'une ascèse
intérieure qui débarrasse le champ perceptif et mental des préjugés inscrits
jusque dans la vision elle-même. Si le regardeur ne se soumet pas de son côté à
une ascèse complémentaire, le tableau restera pour lui un non-sens impénétrable.
Le peintre ne doit pas hésiter à courir le risque de passer pour un barbouilleur.
"On peint pour très peu." La reconnaissance des institutions régulatrices de la
peinture, Académie, Salons, critique, goût, est de peu d'importance auprès du
jugement que le peintre-chercheur et ses pairs portent sur le succès obtenu par
l'oeuvre par rapport au véritable enjeu: faire voir ce qui fait voir, et non ce qui
est visible. (21)
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Que l'art des sons ne soit là-dessus nullement en reste, la démarche de Cage
vers le silence - de l'introduction du piano préparé en 1938 à la "création", en
1952, de 4'33" – en fournit le plus éloquent (pour ne pas dire tumultueux) des
témoignages! La revendication du "désoeuvrement," dont Cage a reconnu qu'il
avait attendu, pour la formuler, qu'elle fût assumée dans les monochromes d'un
Tobey et d'un Rauschenberg, n'a pas peu contribué – sous les espèces,
notamment, de la déconfiture de la musique sérielle s'efforçant, grâce à la
prothèse de l'opera aperta, d'exorciser la menace d'une "indétermination quant à
l'exécution" (25) - à clarifier la situation si bien décrite par Stanley Cavell en
termes de "dévoiement" éthique et langagier. Mais c'était au prix d'une
marginalisation, au moins initiale. Comme y insiste Lyotard, en interrogeant le
Il arrive qu'est l'oeuvre, l'art d'avant-garde abandonne le rôle d'identification que
l'oeuvre jouait précédemment par rapport à la communauté des destinataires.
Même conçu comme il l'était par Kant, à titre d'horizon ou de présomption de
jure plutôt que de réalité de facto, un sensus communis (dont du reste Kant ne
parle pas à propos du sublime, mais seulement du beau) ne parvient pas à se
stabiliser devant des oeuvres interrogatives. C'est à peine s'il se forme, et trop
tard, quand, déposées dans les musées, ces oeuvres sont censées appartenir à
l'héritage de la communauté et être disponibles pour sa culture et son plaisir.
Encore faut-il qu'elles soient des objets ou qu'elles supportent d'être objectivées,
par la photographie par exemple.(26) Ou bien, ajouterons-nous en songeant à
John Cage et à ZAJ, par l'enregistrement.(27)
L'objectivation, dans le cas d'une oeuvre muette, fait évidemment
problème: la simple réitération d'une aisthesis à rebours, c'est-à-dire (pour
garder le mot de Lyotard) d'une "anesthésie," ne se laisse appréhender que sous
bénéfice d'inventaire; si 4'33" a pu engendrer – par dédoublement - 0'00" (sous-
titré 4'33" n° 2), ce n'était pas seulement à la façon d'un remake, mais pour cause
d'insuffisance de radicalité (l'indication d'une durée était encore de trop); on a vu
aussi que le recours à une amplification électronique confortait le parti pris de
non-retour. Quant aux performances ZAJ, elles constituent autant de dérives
hétérodoxes à partir de Cage – à commencer par l'interprétation "duchampienne"
de 4'33". Bref, de Cage à ZAJ le silence semble bien – pour reprendre une
expression de Jean Grenier – avoir fait "tache d'encre" (28); si bien qu'il n'y a
rien à redire au fait que le sensus communis – friand, par hypothèse, de valeurs,
évaluations, transvaluations tous azimuts – se fasse, au regard d'entreprises aussi
peu communes, lui-même silencieux.
Mais "sublime," appliqué à une telle aventure, n'est-il pas un bien grand
mot? La "micrologie" adornienne à laquelle Lyotard faisait allusion à propos du
"dénuement sublime" des avant-gardes permet-elle de cerner la dimension
d"'infra-mince" à la Duchamp (ou de superthin à la Cage) au sein de laquelle se
meuvent les productions ZAJ? Le mieux, pour en avoir le coeur net, est de
reprendre, avec Boris Groys, une vue frisante sur l'ensemble du phénomène.
"L'art de l'époque moderne, nous dit Groys, qui avait rompu au moins depuis la
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Renaissance avec sa tradition antérieure au profit d'une représentation de la
réalité visant à être adéquate et vraie du point de vue mimétique, a également
pris ses distances au vingtième siècle vis-à-vis de la reproduction fidèle de la
réalité extérieure, après que celle-ci soit à son tour devenue une convention
culturelle. Après que beaucoup aient, en un premier temps, persisté à interpréter
l'art de l'avant-garde comme un reflet de la réalité interne, cachée, comme une
poursuite de la quête de vérité, le recours artistique à des ready-mades, c'est-à-
dire à des citations directes de la réalité extra-culturelle, pratiquée dans l'art
depuis Marcel Duchamp, remit radicalement en question le concept de vérité.
En citant directement la réalité elle-même, l'oeuvre d'art devient vraie d'une
façon tout à fait triviale; car ici, son accord avec la réalité extérieure est
nécessairement donné. Dans ce cas, le rapport à la vérité relativise la différence
entre une oeuvre d'art, qui reproduit la réalité à partir d'une position privilégiée,
et une simple chose appartenant à la réalité elle-même. Néanmoins, la question
de la valeur de l'oeuvre demeure aussi peu résolue qu'auparavant. Il se révèle
qu'il est impossible de répondre à cette question en recourant à la réalité, et que
la vérité d'une oeuvre ne peut fonder sa valeur."(29)
Qu'en est-il, précisément, d'une telle "valeur?" Ne consiste-t-elle pas de nos
jours, comme l'affirme Marc Le Bot, à "produire du hasard à chaque coup de
dés" de manière à "jouer sur la perception esthétique par des suites rapides de
surprises incongrues" (30)? Peut-être cette attitude est-elle celle du tout-venant
des artistes contemporains; et peut-être même Lyotard a-t-il tort, comme le lui
reproche Boris Groys, d'appuyer sa conception du sublime sur les travaux d'un
Newman ou d'un Buren. "Car le même geste novateur qu'ils ont accompli une
fois, Barnett Newman ou Daniel Buren le répètent sans cesse en tant que signe
immuable de l'irréductible sublime. Ce même signe leur sert d'autre part d'indice
commercial stable, et rend ainsi possible le succès de leur propre stratégie
commerciale – de sorte que c'est justement l'événementiel se répétant qui doit
être conçu comme une commercialisation du procédé novateur inventé un jour."
(31)
Mais on ne saurait à coup sûr en dire autant de Cage ou de ZAJ. Ils
pratiquent exactement à l'inverse une ascèse rigoureuse, qui revient non pas à
réitérer indéfiniment la même recette, mais à jeter par-dessus bord tout ce qui
serait susceptible d'en tenir lieu, et, partant, à "produire un effet mental qui n'est
pas fait pour surprendre", grâce à "une démarche sacrificielle où se trouvent
détruits, symboliquement, le "sens" et la "valeur", eux qui sont des effets
institutionnels"(32). Aussi se soucient-ils comme d'une guigne de ce que "la
vérité d'une oeuvre" puisse, à supposer qu'elle existe, "fonder sa valeur"; et du
coup, loin du vrai et du faux comme du beau et du laid, loin par conséquent de
toute "valorisation" affective, la discipline à laquelle ils se plient leur ouvre (et
nous ouvre) la dimension de la vraie surprise: celle qui n'est pas préfabriquée ni
précontrainte, mais jaillit à même l'énigme de la présence, sur l'instant (dans
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l'acception du "Postulat initial" de Georges Bataille) (33), comme une épiphanie
("micrologique"...) de l'imprésentable.
A propos non pas d'un musicien, mais d'un peintre, Tal-Coat, Henri
Maldiney s'est exprimé dans le même sens: il n'y a de réel que l'inimaginable.
"Le réel est toujours ce qu'on n'attendait pas. Il actualise ce paradoxe: combler
l'inattendu. L'antilogique de la vie est aussi celle de l'art. Qu'est-ce qu'un
vivant? Celui au jour duquel quelque chose vient au jour, cependant que lui-
même n'est jamais à jour. Ainsi d'une oeuvre d'art. Plus paradoxalement encore,
elle existe. Exister, c'est se tenir hors dans l'ouverture, mais ouvert à son propre
dépassement, auprès de l'altérité des choses et des êtres. Il ne s'agit pas d'avoir
prise sur eux. Prendre n'est pas voir. Parce que c'est ramener à soi. L'art, au
contraire, nous expose à ce qui de tout est le moins probable, à ce qui tout à
coup, apportant avec soi l'instant de sa surprise, se montre en cet instant depuis
toujours déjà là. La prise est en défaut de cet excès d'elle-même, de cette
transgression de soi, de cette chute d'où s'élève l'élan qui la surpasse, de cette
déchirure originaire: l'irrépressible don de la réalité."(34)
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Notes
1. Stanley Cavell, "Music Discomposed", in Must We Mean What We Say?
New York, Scribner, 1969 (rééd. Cambridge University Press,1976),
p.194.
5. John Cage in C.H. Waddington ed., Biology and the History of the Future,
Edinburgh, Edinburgh University Press, 1972, p. 37.
14. Cf. Michaël Fried, "Art and Objecthood", in Gregory Battcock ed.,
Minimal Art, An Anthology, New York, Dutton, 1968, p. 116-147.
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15. Cf. Boris Groys, Du nouveau, trad. de l'allemand par Jean Mouchard,
Nîmes, éd. Jacqueline-Chambon, 1995.
16. Walter Marchetti, Arpocrate seduto sul loto, Madrid, Artes Graficas Luis
Perez, 1968.
25. Cf. John Cage, Silence, Middletown, Connecticut, Wesleyan U.P., 1961,
p. 35-40.
27. Dont on sait que John Cage lui était fondamentalement hostile.
30. Marc Le Bot, "Le Torse d'un symbole", in Fictions en esthétique, recueil
collectif, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 11.
33. Cf. Georges Bataille, "Postulat initial", Deucalion 2, Paris, 1947, p. 153-
158.
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34. Henri Maldiney, Aux déserts que l'histoire accable, Paris, Deyrolle, 1995,
p. 107.
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Chapitre 18 : Le temps zéro chez Chris Newman
Six décennies ont passé, et voici venir Chris Newman avec son "Futur de
la musique classique". Ce titre, allégé de la suggestion pieuse de son "credo",
s'alourdit en revanche par l'ajout d'un adjectif. "Classique" est en effet de nature
à faire sursauter : la technologie dont Cage réclamait en 1937 l'appui n'a-t-elle
pas déferlé ? Avec ses vagues successives - la prolifération des studios, le libre
accès à la synthèse, l'ordinateurisation -, n'a-t-elle pas fait céder les "frontières
de la musique" ? A première vue, la visée newmanienne est parfaitement
régressive : "postmoderne", en tant qu'elle paraît mettre entre parenthèses l'enjeu
"moderne" que s'était fixé John Cage, elle renoue explicitement avec la tentation
"néoclassique" des années vingt. Newman va-t-il jouer, en 1998, Stravinsky
contre Schönberg ?
S'il en était ainsi, la cause serait vite entendue : il suffirait, pour régler le
problème, de consulter Adorno. D'autant que Chris Newman a poussé
l'imprudence jusqu'à évoquer, toujours au niveau de son intitulé, le souvenir d'un
musicien dont Adorno n'hésitait pas à dire que chez lui, même les accords
parfaits sonnaient comme des dissonances : Sibelius. On doit en effet à ce
dernier une parole célèbre, dont n'importe quel musicologue retrouverait
l'imprégnation dans l'idée d'un "Futur de la musique classique" : "C'est curieux,
plus j'observe la vie et plus je me sens convaincu que le classicisme est la voie
de l'avenir !" (4)
Pour transparente que soit l'allusion à Sibelius, elle n'apparaît cependant
nullement comme telle sous la plume de Newman. Elle est plutôt oblique,
atmosphérique. Il faut, pour l'identifier, s'aviser de ce que nous appelions plus
haut le "contexte existentiel" propre à l'auteur. Or c'est à ce "contexte" que
Newman consacre son texte. Il avoue détester le collage, et en général les
citations et autres notes en bas de page. Bref, tout ce qui témoignerait du souci
de "rafistoler" (revamp) l'histoire, d'en ravauder les séquences, d'en flécher les
occurrences. Selon lui, l'idée de progrès en art s'est effondrée, et avec elle
l'emprise de la chronologie. Il ne nous reste qu'un "fatras" (heap) mûr pour être
"fouillé" (ransacked), et le ransacking est totalement incapable de trier et de
sélectionner quoi que ce soit. D'un revers de la main, Chris Newman balaye
taxinomies et hiérarchies consacrées, à commencer par la notion de "style",
suspecte de prétendre légiférer sur le passé afin de l'améliorer ; et du même coup,
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la folle tentative d'inventorier systématiquement les "néos" et les "posts".
"Postmoderne", ce vocable renvoie par hypothèse à une "modernité" en elle-
même problématique ; or pour Chris Newman comme pour Bruno Latour, Nous
n'avons jamais été modernes (5). Et "néoclassique" ne vaut guère mieux : non
seulement le préfixe "néo-" laisse supposer qu'on n'a affaire qu'à un sous-produit,
mais il barre la possibilité même d'un "Futur de la musique classique", ce qui
revient à jeter le discrédit sur un "classicisme" inapte à se perpétuer, c'est-à-dire
d'abord à tenir debout. L'allégeance de Chris Newman à Sibelius ne relève, en
somme, d'aucune pensée "calculante", et c'est pour cette raison qu'elle ne saurait
se monnayer selon les normes conventionnelles de la citation. Elle est sans
pourquoi - ou, comme le dit superbement Newman, simple "affaire d'amour".
De nos jours, en effet, "l'amour peut bien devenir un élément structurant." Pour
un compositeur, cela signifierait ne pas se targuer de développer un langage,
mais "repositionner" la musique en la soustrayant à l'obligation de résidence qui
lui a été assignée sous les espèces d'une vitrine d'exposition. Car elle s'y trouve
ravalée au statut d'un objet.
Une métaphore pourrait à elle seule, semble-t-il, rendre raison des idées
de Chris Newman sur la musique classique et son avenir : celle de la goutte
d'eau qui rejoint l'océan. A coup sûr, elle y perd sa singularité. Mais elle ne
meurt pas pour autant, puisqu'elle devient l'océan. Il en va ainsi de l'œuvre
classique : elle mise sur une relative modestie et s'impose de demeurer un peu en
retrait, d'observer un certain anonymat, voire de rester inaperçue ; mais sa fadeur,
son effacement, vus sous un angle différent, sont autant de traits de la splendeur
du Simple. Il faudrait oser citer à nouveau Sibelius : "Tandis que d'autres
compositeurs vous apportent toutes sortes de cocktails, je vous sers quant à moi
une eau froide et pure !" (6) Dans le panthéon musical newmanien, au "cocktail"
secoué vigoureusement par Beethoven s'oppose "l'eau froide et pure" de
Schubert ; et le classique, c'est Schubert. Parce qu'il "martèle" (hammers) le
temps, Beethoven donne à écouter non pas la musique, mais l'idée de la musique.
Schubert, qui n'a jamais rien martelé, est le premier des grands compositeurs à
approcher ce que Newman considère comme le "temps réel", le temps dans
lequel les événements prennent leur temps et se succèdent "sans dramatisation".
D'où les "divines longueurs" schubertiennes : en nous plongeant dans le temps,
Schubert nous dissout en lui, il nous oblige à prendre le temps "comme il vient",
"en l'état". C'est l'ivresse du "tout-venant".
Est-ce à dire que le "Futur de la musique classique" exige un retour
inconditionnel à la bonne vieille subjectivité des Romantiques ? Beaucoup,
anxieux de se dédouaner du reproche d'intellectualisme et d'abstraction, ont fait
mine d'acquiescer ; ils ont entrepris de raviver la tonalité. Et Chris Newman lui-
même, qui compose ses mélodies à coups de serpe, ne s'est pas privé de recourir
à des archaïsmes : à une certaine époque (les années 1980), et dans le milieu qui
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était le sien, il était le seul, proclame-t-il, à s'exprimer dans l'idiome tonal. Mais
la conception qu'il s'était forgée du classicisme n'englobait justement pas le
Romantisme. Découvrir en soi les éléments d'une musique "hypersubjective", si
l'on tient à œuvrer de façon classique, ne signifie aucunement que l'on réédite le
culte du Moi. Cela peut vouloir dire que l'on aspire au contraire à l'océan. On
ressent alors le besoin irrépressible d'une ouverture de l'œuvre au-delà des
limites qu'impose un ego situé et daté, bouclé sur ses certitudes et ancré dans ses
conventions. Abordée dans cet esprit, une musique réputée "hypersubjective" est
susceptible de contenir davantage d'"objectivité" (au sens large) qu'une musique
procédant "scientifiquement" et se faisant fort d'éliminer toute subjectivité. Dans
la perspective "océanique" adoptée par Chris Newman, n'est véritablement
musicien au sens classique que celui qui laisse (re)venir à lui, quand il se met à
l'œuvre, ses amours passées. A l'instant où elles s'emparent de lui et le possèdent,
il se démet de lui-même, il s'absente et se transporte au-delà. Tel "un grain de
sable dans le désert de l'humanité", il abdique son ego et accède à la nature
véritable qui est la sienne, d'être "n'importe qui en puissance" (a potential
anybody). Ce qu'il reçoit en échange de son retour à l'anonymat, et qui vient
combler le vide laissé par la dépossession de son ego, c'est un don qui n'a, à la
lettre, pas de prix : la faculté de créer en puisant directement à l'eau de la source,
c'est-à-dire aussi en évitant que l'auditeur demeure indifférent et "s'en lave les
mains".
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Notes
3. Cf. Chris Newman, " ... So That I'm A Potential Anybody", Catalogue of
the Boras Konstmuseum (10 sept./2 okt. 1994), p. 9.
4. Cité (sans référence) par Marc Vignal, in Jean Sibelius, Paris, Seghers,
Coll. "Musiciens de tous les temps", 1965, p. 173.
10. Par chance, il y a belle lurette qu'à Paris du moins, le ridicule ne tue plus.
Le livre de Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant-garde (Paris, Ed.
Robert Laffont, 1995), a fait l'objet, comme le remarquait l'auteur dans sa
réponse au Monde, d'un véritable procès en sorcellerie de type médiéval.
26. Cité par Henning Lohner, "John Cage 22708 Types", interview du 18
décembre 1987 ( Francfort), Interface, Vol. 18, 1989, p. 251.
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Chapitre 19 : Les tuniques de Nessus
Notes sur les kimonos de Michelle Héon
Poétique du délabrement
Epiphanie du tellurique
Le temps suspendu
Notes
1. Rose Macaulay, La Voix des ruines, trad. fr. Marie Tadié, Paris, Hatier,
1965, p. 270.
5. Robert Graves, Les Mythes grecs, trad. fr. Mounir Hafez, Paris, Fayard,
1967, p. 439-440.
6. Emmanuel Levinas, "La réalité et son ombre", Les Temps modernes, n°38,
novembre 1948, p. 782 (Repris dans Les Imprévus de l'histoire,
Montpellier, Fata Morgana, 1994, pp. 123-148).
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Chapitre 20 - L'appel de l'avalanche
(Notes sur les sept portes de Bauduin)
Les sept portes, dans leur fragilité même, signalent l'abnégation de la forêt.
Mais si la forêt résiste, n'est-ce pas précisément parce que le ravin canalise le
péril ? Qu'est-ce en effet qu'un couloir d'avalanches, sinon le sas lacunaire
d'évacuation par lequel le maléfice de la montagne pourra être exorcisé ?
Chacune des portes y insiste: la ruée de la neige et des pierres est susceptible à
tout instant de fondre sur la vallée et d'envahir le monde ordonné et cultivé, de
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saccager le mundus propre, net, arable de la plaine et de le noyer, d'en abreuver
les sillons, pour en faire un champ impur, un immundus ager, un cône de
déjection. Mais la rigueur géométrique du carré indique aussi la consolidation,
par l'homme, de l'interstice par lequel s'exténue cette déjection même. Car les
couloirs sont systématiquement équipés d'ouvrages divers, digues, murets de
soutènement, renforts de côté qui flanquent les parois en les étayant, ou encore
sauts-de-mouton destinés à casser les effondrements, à disséminer le gros de
chaque coulée, à en répartir l'impact tout au long, de la descente. Sans doute ces
barrages n'interdisent-ils pas la boue, ni l'encombrement du lit par le dépôt -
Bauduin parle de "déposition" - de débris de toutes sortes, minéraux et
végétaux ; du moins protègent-ils les tournants les plus marqués, donc les plus
exposés. Le carré de chaque portique entreprend de refléter, par la rigueur d'une
élévation en miroir, la consistance souhaitée du fond : en cessant de se dérober,
celui-ci se fait le contrefort des rives du ravin, si bien que de proche en proche,
les racines des arbres en viendront à mieux retenir la terre, laquelle maintiendra
mieux la verticalité des arbres. En somme, l'amateur de bunkers et de blockhaus
qu'est depuis l'enfance, le Breton Bauduin, ne pouvait mieux tomber : les
chicanes, pieux et épieux des plages du Mur de l'Atlantique l'ont familiarisé avec
les stratégies de contention et de contrevallation dont le géométrisme tellurique
des couloirs d'avalanches est une résurgence paradoxale.
Je n'en ai pas fini avec la forêt. Mutilée, lacérée par les avalanches,
tronçonnée par les couloirs d'avalanches, elle rappelle. certes, cet "index dont
l'ongle est arraché", que René Char évoquait à propos d'Héraclite. Mais index,
elle fait signe. Elle balise ce chemin dont Héraclite énonçait, justement, qu'il
était réversible: qu'il acheminait identiquement vers le haut comme vers le bas.
Il suffit. pour qui s'aventure un jour d'été dans le lit asséché du ravin, d'abaisser
le regard, pour que lui soit confirmée l'hostilité froide des caillasses et
branchages amoncelés qui roulent et se dérobent sous ses pas. Mais s'il redresse
les yeux, il ne peut manquer d'éprouver physiquement une exaltation – celle de
sentir soudain s'évaporer la menace chthonienne, au profit d'une ivresse
ascensionnelle que la verticalité de la forêt – non plus défensive, cette fois, mais
affirmative, positive – suffit à enclencher. Écoutons à nouveau Élias Canetti:
"La forêt est au-dessus de l'homme. Elle peut être impénétrable et enchevêtrée...
Mais sa densité propre, ce qui la constitue réellement, son feuillage, est en haut...
L'homme, debout comme un arbre, prend place dans les rangs des autres arbres.
Mais ils sont beaucoup plus grands que lui, et il lui faut lever les yeux... C'est
ainsi que la forêt est devenue le symbole du recueillement. Elle force l'homme à
lever le regard, reconnaissant de la protection qu'elle lui accorde d'en haut. Le
regard levé sur tant de troncs finit par être un vrai regard d'élongation."
La forêt ouvre ainsi à l'homme l'attrait des sommets. L'impatience
d'accéder à un monde plus haut, monde d'où vient non plus seulement, ou non
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plus d'abord, la mort, mais la pureté. Qu'il suffise de songer que pour toute l'Inde,
Shiva se tient sur les glaciers de l'Himalaya. Ou de rappeler Hölderlin :
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Chapitre 21 - Le passage des pierres
Si, à présent, je me retourne vers Bauduin, je crois pouvoir opter pour une
interprétation "indienne" de L'I1e, plutôt que pour une vision "hellénisante" de
son travail. La note finale du chapitre des Iles que Jean Grenier a intitulé "L'île
de Pâques", parce qu'elle introduit un germe de doute à l'égard de toute
euphémisation du fantasme insulaire, me paraît propre à guider ici la réflexion.
"D'où vient, demande Grenier, l'impression d'étouffement qu'on éprouve en
pensant à des îles ? Où a-t-on pourtant mieux que dans une île l'air du large, la
mer libre à tous les horizons, où peut-on mieux vivre dans l'exaltation
physique ? Mais on y est "isolé" (n'est-ce pas l'étymologie ?) Une île ou un
homme seul. Des îles ou des hommes seuls."(13) Cette solitude, c'est celle du
navigateur qui – tel Ulysse sur sa plage phéacienne, Ulysse avant Nausicaa - ne
réchappe que par miracle au déchaînement de la tempête. Expérience grecque
s'il en est: les Cyclades ont beau consteller la mer Egée, voguer de l'une à l'autre,
quand le vent se lève, devient une aventure. Toute île est certes un refuge, qu'il
faut un motif (ou un mobile) puissant pour vouloir quitter ; grande sera la
tentation de s'y cantonner en y traçant le périmètre d'un temple, histoire de se
procurer la compagnie de quelque divinité. Le chaos ne sera exorcisé qu'à ce
prix. Le chaos - mais peut-être pas la solitude : comment être sûr qu'un dieu va
venir ? - Voilà pourquoi, sans doute, si séduisante que soit à première vue
l'assimilation de la course-poursuite de Bauduin à une Odyssée, l'hypothèse n'en
peut guère être retenue. Car Ulysse, au long de tout son périple, n'en a jamais
fini de se perdre, ni de se sentir perdu. Bauduin, en regard, n'entreprend de
sauter d'île en île qu'après avoir compulsé toute une série de cartes. Plutôt qu'à
un héros de saga homérique, il ressemble au Petit Poucet : perdu, oui, mais pas
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tout-à-fait s'il a bien semé de petits cailloux blancs, et non pas des morceaux de
pain ; et puis, il ne tiendra qu'à lui de voler à l'ogre ses bottes de sept lieues. Sept,
à propos, cela ne vous rappelle-t-il rien ? Quand Bauduin s'intéressait à La Dé-
mesure, il lui fallait décocher sept perches sur sept cibles mégalithiques ; L'I1e
aura requis sept granits de Bretagne, sept basaltes d'Islande sur sept sites
distincts, sept îles européennes venant en surnombre afin de redoubler le
cérémonial : Perrault n'est peut-être pas battu, il est à coup sûr égalé. - Plus
sérieusement : si Bauduin s'adonne avec une telle opiniâtreté aux délices de la
numérologie, ses motivations sont autres que psychologiques. Comme la
psychanalyse l'a montré, le Petit Poucet sert à Perrault de symbole (et, qui sait ?
de substitut) phallique ; c'est que, "si menu dans les contes, il est toujours doué
d'attributs supérieurs"(14). Mais avec Bauduin, l'intrigue se corse : le Petit
Poucet s'inscrit dans la tradition des "familles de sept enfants dont un est doué
de pouvoirs supra-normaux et porte le nom de magicien, de sauveur ou de
sorcier"; or cette tradition regroupe "des pastiches du grand mythe asiatique cinq
fois millénaire de Krishna"(15). Je ne prétends nullement suggérer une exégèse
de L'Ile axée sur l'histoire des religions, et Bauduin n'a cure de l'archéologie de
type muséal qui tient lieu d'imagination à tant d'artistes à la mode. Mais l'usage
du sept est ici éclairant : le "passeur de pierres", alias le Petit Poucet, alias
Krishna, n'est autre qu'un shaman. Un sorcier-sourcier.
Alors, c'est vrai, les îles se rejoignent : par l'art, et par l' "Il(e)", la solitude
est exorcisée. L' "Il(e)", c'est l' "il" de l' "il y a". Créer, ce n'est plus seulement,
comme le disait Heidegger, puiser à l'eau de la source, c'est faire transmigrer les
pierres.
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Notes
12. Cf. Taro Okamoto, L'esthétique et le sacré, Paris, Seghers, 1976, p. 19-44.
18. Cf. Henri Plard, "Note sur le terme de Rebelle", in Ernst Jünger, "Traité du
Rebelle ou Le Recours aux forêts", repris dans Essai sur l'Homme et le
temps, Paris, Christian Bourgois, 1970, p. 146.
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19. E. Jünger, op. cit., p. 62.
21. Cf. Keiji Nishitani, Religion and Nothingness, tr. Jan van Bragt, Berkeley,
University of California Press, 1982, p. 69-70.
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Cinquième partie
Présenter l'imprésentable
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Chapitre 22 : Musique, visage, silence
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C'est le couple de cette sémiotique post-signifiante et de la sémiotique du
Signifiant qui permet le mieux de poser la problématique du visage. Qu'est-ce en
effet que le visage ? C'est l'homme blanc (sémiotique du Signifiant despotique),
c'est Jésus-Christ superstar ou la Passion de Jeanne d'Arc (sémiotique de la
subjectivation juive), et leur conjonction. Avant, aux nivaux des sémiotiques
pré-signifiantes ou contre-signifiantes, il n'y a pas encore de visagéité ; et après
le couple Signifiant-Post-signifiant, la visagéité s'estompe : Deleuze et Guattari
entrevoient son abolition, grâce à "des redondances qui ne seraient plus des
noeuds d'arborescence, mais des reprises et des élancements dans un rhizome",
ou bien grâce à "une dé-territorialisation positive absolue sur le plan de
consistance ou le corps sans organes"(23). Pensons à Roquentin : le
grossissement de son visage vu à la loupe, ou simplement devant sa glace,
renvoie aux végétaux ou aux polypes ; ici, Deleuze et Guattari évoquent l'entrée
dans une zone de devenirs animaux, moléculaires, voire souterrains, qui
demeure de toute évidence rebelle à quelque spécification cartographique ou à
quelque calque que ce soit. Zone de dé-territorialisation, donc, tout comme le
visage humain pouvait apparaître dé-territorialisant par rapport à la face
animale, inexpressive et figée sur son rictus - ce qui permettait de corréler la tête
soit à la Signigiance, soit à la Subjectivation (les deux sémiotiques principales
du visage), soit encore au paysage. Qui dit paysage dit en effet visagéifaction du
lieu: comme pour J.-P Manigne, les objets "me regardent"(24). En ce sens, "le
visage est une politique"(25) : certains agencements de pouvoir ont besoin de
production de visage et de paysage. Pour ce qui est du visage, sa production,
commune aux deux sémiotiques du Signifiant et de la subjectivation, est à
mettre au compte d'une machine de visagéité, machine abstraite qui produit les
visages concrets en configurant d'une part un mur blanc - le mur sur lequel
viendront s'inscrire les signes et les redondances propres à la sémiotique du
Signifiant - et d'autre part des trous noirs : des yeux, des narines, des oreilles,
une bouche, bref tout ce dans quoi se peuvent lover conscience, passions et
subjectivité. La tête, neutre au départ, se laisse donc visagéifier par la "machine
abstraite productrice de visage" qui fait d'elle un Pierrot lunaire avec joues
blanches et orifices sombres. Et c'est ici que les références à la musique peuvent
commencer à s'inscrire.
Mentionnons l'analyse de l'intrigue des Jeux de Debussy (26): "une petite
balle de tennis vient rebondir sur la scène au crépuscule ; une autre balle surgira
de même à la fin. Entre les deux, cette fois, deux jeunes filles et un garçon qui
les observe développent leurs traits passionnels de danse et de visage sous des
luminosités vagues (curiosité, dépit, ironie, extase ... ). Il n'y a rien à expliquer,
rien à interpréter. Pure machine abstraite d'état crépusculaire. Mur blanc-trou
noir? Mais, d'après les combinaisons, ce peut être aussi bien le mur qui est noir,
le trou qui est blanc. Les balles peuvent rebondir sur un mur, ou filer dans un
trou. (...) Rien ne ressemble ici à un visage, et pourtant les visages se distribuent
dans tout le système, les traits de visagéité s'organisent". Les notations
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ultérieures sur le renvoi du visage à la peinture et de la voix à la musique ne sont
pas moins précieuses. La musique déterritorialise la voix, qui devient de moins
en moins langage ; mais les traits vocaux s'indexent de moins en moins sur des
traits de visage. Cette avance de la musique sur la peinture ou le portrait se
confirme à propos de l'œuvre que Berio a justement intitulée Visage (et dont il
n'est pas dit ici qu'elle est sous-titrée Omaggio a Joyce... ) : " les sons accélèrent
la déterritorialisation du visage... tandis que le visage réagit musicalement en
précipitant à son tour la déterritorialisation de la voix. C'est un visage
moléculaire, produit par une musique électronique. La voix précède le visage, le
forme elle-même un instant, et lui survit en prenant de plus en plus de vitesse, à
condition d'être inarticulée, a-signifiante, a-subjective"(27). L'ensemble des
mentions musicales qu'effectuent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux,
Schumann ou Bartok, Chopin ou Boulez, Wagner ou Berio, demeure cependant
singulièrement archaïque : on songe un peu à Hegel citant Haendel. Et même
lorsque Cage est abordé, il est rabattu assez curieusement sur Boulez (28). C'est
que pour aller plus loin, il faudrait connecter traits de visagéité et traits de
paysage, de peinture ou de musique, et cela de façon rhizomatique ; mais de
telles connexions ne sont qu'entrevues, elles ne sont pas saisies dans leur
actualité mais reléguées dans le possible, dans le domaine de la "potentialisation
du possible" qui viendra bien un jour en découdre avec "le possible arborescent
qui marquait une fermeture, une impuissance" (29).
Or ce qui frappe dans la nomenclature des musiciens qu'a portraiturés
Roberto Masotti, c'est très précisément le brouillage que rejettent Deleuze et
Guattari. Il s'est agi, explique Masotti, non point d'édifier un catalogue, mais
d'aller jusqu'au bout de la considération de la musique contemporaine, "en
évitant, dans la mesure du possible, les catégories et toutes les divisions
désormais inutiles". La Monte Young ou Feldman, Juan Hidalgo ou Walter
Marchetti, ces musiciens ont cessé de se distinguer, c'est-à-dire de pouvoir être
opposés les uns aux autres en vertu de leur spécialisation culinaire (un tel ne
donne que du pianissimo, l'autre des sons uniques, celui-ci des cris, celui-là des
gestes etc.). Le recueil de Masotti suppose dépassée la distinction entre musique
lourde et musique légère, entre compositeur et interprète, pour ne citer que les
dualismes les plus évidents, dont il n'est pas sûr que l'on s'affranchisse lorsqu'on
vise à réhabiliter de vieilles catégories comme le lisse et le strié... Et si l'on
poursuit l'enquête, il devient clair que, s'ils se sont inspirés pour édifier leur
théorie de la visagéité du fameux chapitre Le visage humain et le silence du
Monde du silence de Max Picard (3O), Deleuze et Guattari ont tenu compte des
composantes païenne (signifiante, paysagiste...) et religieuse (judéo-chrétienne,
subjectivante, passionnée) des analyses de Picard, mais non pas du silence, dont
la présence constante, telle celle de la table chez Roberto Masotti, leste les
développements de cet auteur d'une non-signifiance et d'une dé-subjectivation
radicales, au point de les rendre - contrairement sans doute à toute attente... -
modernissimes ! C'est-à-dire, au sens de Lyotard, postmoderne.
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Pas de mur blanc (ou noir), en effet chez Picard ; mais, dès la première
ligne, l'affirmation que "le visage humain... est le mur dont jaillit le silence" (31).
Ainsi, le mur n'est pas passif ; il ne reçoit aucune inscription de l'extérieur ; bien
au contraire il agit, secrète du silence. Deleuze et Guattari parlent-ils, d'après
Antonin Artaud, du "corps plein sans organes" ? Picard conseille d'accrocher au
visage un organe de plus : le silence. Mais cet organe "est partout dans le visage,
c'est sur lui qu'en repose chaque partie". Surface silencieuse miraculée, sur
laquelle viendront glisser tous les flux ? Ou simple redondance formelle d'un
Signifiant despotique ? Sans doute vaut-il la peine de se poser la question. Mais
on signalera, de toute manière, l'extraordinaire connivence avec le parti pris
silencieux de Roberto Masotti : car tous ces visages de musiciens sont
effectivement des visages de travailleurs du silence, de producteurs de silence ;
et il suffit de rappeler l'exégèse du livre de John Cage par Germano Celant pour
saisir de quelle façon (non deleuzienne ou guattarienne) le Livre est appelé, dans
le cas de Roberto Masotti, à faire corps avec le silence des musiciens
d'aujourd'hui. Dès lors la rencontre des photos entre elles, des photos avec la
musique, de la musique avec le livre, pour être rhizomatique, contingente à
l'extrême, n'en est pas moins nécessaire, comme est nécessaire, à certaines
époques, le brouillage ou le fait de se tenir, comme dit Morton Feldman, "entre
catégories". L'art de Masotti est - certes - conceptuel : ne nous sont livrées que
les traces d'un protocole complexe. Mais le jeu de langage qu'est le Grand Récit
de la musique d'aujourd'hui commence par la même à nous parler, dans le
silence... Et, en tant qu'il nous parle, la musique s'en trouve consolidée. "Le
silence, dit Max Picard, ne s'affaiblit pas par le parler qui sort de lui ; le silence
devient plus dense par la parole et la parole elle-même croît grâce au silence et à
sa plus grande densité"(32). Dès lors, le jeu de langage du musicien silencieux
d'aujourd'hui trouve à s'étayer et à se prolonger dans la forme de vie qu'est aussi
le silence ; et la mutité de la photographie comme mode d'approche de cette
forme de vie s'en voit légitimée.
La sémiotique de Picard n'ignore, si on l'interroge plus avant, ni le stade du
Signifîant, ni celui de la subjectivation. Mais elle les rejette tous deux. Dans le
cas d'une sémiotique paranoïaque du Signifiant, Picard diagnostique un manque
de silence : "si le silence fait défaut dans un visage, alors la parole n'est plus
recouverte par le silence avant de jaillir de la bouche; (...) ne pas parler n'est plus
se taire, cela signifie seulement que la machinerie de la parole fait une pause. Le
son ne se précipite pas seulement de la bouche, mais encore de chaque partie du
visage, même quand la bouche est fermée. Tout le visage est une course, une
compétition de cris entre les parties du visage" (33). La sémiotique du Signifiant
est ainsi une question de vitesse: la machine à parole et à visage s'affole. Quant à
la sémiotique de la subjectivation, son rejet est fonction de la revendication, par
Max Picard lui-même, de ce brouillage dont nous parlions plus haut. Qu'est-ce
en effet que l'homme de la subjectivité, demande Picard, sinon celui qui "a subi
une réduction" parce qu'il "s'est détaché de la parole véritable" c'est-à-dire de
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l'A-létheia, de la vérité du surgissement ? (34) Un tel homme est mûr pour
l'anthropologie, pour les sciences humaines : son visage "se présente déjà divisé,
incitant l'observateur à le diviser encore" ; ses expériences subjectives "sont trop
violemment là, elles deviennent trop importantes. Et manque l'ampleur du
silence où les lignes des expériences peuvent se compenser et disparaître". Dans
et par le flou et le brouillage, la subjectivité du sujet s'estompe et les lignes de
fuite aident à son évacuation, à sa liquidation. Max Picard appelle "objectif" ou
le "monde de l'objectif" (die Welt des Objektiven) (35) ce qui correspond à un
renforcement de puissance obtenu au niveau des choses dès lors qu'elles
baignent dans le silence : "La puissance de l'ontique passe aux choses qui sont
dans le silence. L'ontique des choses est renforcé par le silence " (Die Macht des
Seinshaften geht uber auf dieDinge, die im Schweigen sind. Das Seinshafte, das
Ontische der Dinge, wird gestärkt durch das Schweigen.)(36). De la sorte, si les
choses s'affirment dans le silence, les expériences subjectives (et plus
généralement tout ce que le Bouddhisme Zen, par exemple, considère comme
l'univers des distinctions ou des dualités) s'effacent. La phrase de Max Picard se
laisse dès lors comprendre dans sa plénitude : "Le fait que les expériences
disparaissent dans le silence renvoie à une chose importante : à l'existence, au-
delà de l'expérience personnelle, d'un autre monde où le subjectif est sans
importance - au monde de l'objectif"(37). Avec Max Picard, nous nous
acheminons vers l'univers de l'indistinction, ou de ce que Gadamer appelle la
non-différenciation esthétique (Aesthetische Nicht-unter-scheidung). Il est bon
que l'iconographie de Roberto Masotti nous le rappelle : les musiques véritables
de notre temps sont des transfigurations, des sublimations du visage humain,
dans le silence
Exprimées à une époque - 1948 - et dans un contexte - religieux -
apparemment sans rapport avec la problématique des photographies musicales
de Roberto Masotti, les intuition de Max Picard se révèlent ainsi étrangement
prémonitoires, car elles aident à saisir le sens de la mutation, pour reprendre
l'expression de Mario Costa, qui affecte l'histoire des images en cette fin de
vingtième siècle vouée au déferlement technologique, mutation liée à
l'ordinateurisation et à la généralisation des images de synthèse. Ce qui
s'annonce chez Picard, et que l'admirable série des clichés masottiens contribue
à faire s'épanouir, c'est l'irruption, qui bouleverse tout le champ de notre
esthétique, de ce que Costa appelle le "sublime technologique"(38).
L'intitulé du projet masottien, déjà, est révélateur à cet égard. You
t(o)urned the tables on me renvoie, certes, à un refrain, à Billie Holiday, à
l'anecdote de ce ready-made qu'est la table, le tavolino et qui aura constitué,
pour chacun des musiciens photographiés, un emblème ou une prothèse. Mais
que signifie to turn the tables? Le geste par lequel on retourne une situation,
celui qui renverse les rôles; geste qui a trait au visage, à l'expression et aussi
bien à l'objectif - ne consiste-t-il pas à "changer la face des choses" ? To turn the
tables on, c'est s'en prendre à quelqu'un, et ici ce quelqu'un n'est autre que me,
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moi : le sujet. Germano Celant parlerait à ce propos d'"inexpressionnisme": le
sujet se trouve pour le moins décentré.
Mais il y a plus : turn table se dit d'un tourne-disques, d'un électrophone.
Au Québec, on traduit littéralement : table tournante. Ce qui, en (bon ?) français,
risque fort d'exhaler l'occultisme : faire tourner les tables, n'est-ce pas convoquer
les revenants?. Dans La Chambre claire, Barthes, au seuil de sa propre
disparition, rappelait la vocation testamentaire de l'art photographique, enté sur
le travail du deuil. N'empêche que le photographe ne reproduit jamais
exactement ce qu'il voit - ni même, s'il est artiste, ce que voit son appareil.
Celui-ci ne répète pas, il accomplit une transduction ou, comme le disait Picard,
une sublimation. Celle du post dans le trans.
Il s'agit, à l'évidence, d'un lieu commun. Mais le "sublime technologique"
ne comporte pas seulement la "présentation de l'imprésentable" au sens de
Lyotard, il est par définition l'artefact de la machine, tout comme en musique
l'enregistrement requiert la fée électricité. Du coup, l'image tend à décoller de
son support. Costa l'a fort bien montré, les acquisitions galopantes de la
technique - devenue technologie - débouchent sur une véritable autonomisation
de l'œuvre vis-à-vis de son auteur : si la personnalité de l'écrivain transparaît au
stade du crayon ou du pinceau, la machine à écrire est vectrice d'anonymat, et
l'ordinateur désubjective complètement la présentation du texte. Dans le travail
de Roberto Masotti, ce processus se fait jour avec les quinze portraits manipulés
ajoutés en guise d'appendice au corpus initial : de 1974 à 1979, l'artiste avait
produit des gloses sur une série de référents en principe obvies, chaque musicien
avec son tavolino; dans les quinze clichés des années 1979-1983, le montage
devient la règle, au point de faire disparaître le personnage et de ne fournir de la
table qu'une image onirique, celle d'une ascension ou d'un escamotage en acte -
à moins que la table ne soit présentée dans l'infinie pluralisation de ses copies,
comme dans la photo d'Akio Suzuki. La "nouvelle espèce de réel, objectif dans
son essence"(39), qui pointe désormais à fleur d'image, n'est encore, certes,
qu'une "condition préalable à (la) manifestation dans la dimension esthétique du
sublime" ; mais son "épiphanie recueillie en elle-même"(40) s'affiche comme
tendant à l'infini ; elle échappe par conséquent à la compréhension. D'où ce que
Max Picard décrivait comme le silence de l'indistinction, l'immersion dans un
nothing in between (41) ou dans un brouillage qui "exproprie le sujet du
signifiant" (Costa). On est libre de diagnostiquer ici une dissolution dans la
morale : le caractère incommensurable de la nouvelle expérience esthétique tient
au fait qu'il ne s'agit plus tout à fait d'une expérience; à la manière dont
Emmanuel Levinas reprenait Descartes dans Totalité et infini, l'embrayeur du
"sublime technologique" ancre en nous une "idée de l'infini" qui métamorphose
l'aisthesis en éthos. Ainsi, la photographie telle que la pratique Masotti devient,
selon le mot de Barthes que cite Costa (42), "un art peu sûr": un art qui fait
l'économie du style.
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Ce point vaut d'être scruté de plus près. On peut s'aider pour cela de la
constatation à laquelle aboutissent deux philosophes américains, Wilhelm S.
Wurzer et Hugh J. Silverman, au terme d'une analyse fouillée des rapports entre
filmer (filming) et penser (Denken, au sens de Heidegger) : "l'indétermination de
ce qui est postmoderne provient de ce qu'il ne s'y trouve plus aucun style"(43).
Est-ce à dire que la catégorie du sujet, comme le laissait entendre Max Picard,
est défunte? Ou qu'elle s'est étiolée au point de devenir entièrement
fantasmatique, spectrale? L'idée est à nuancer. À l'instar de Mario Costa, on
peut réexaminer les rapports de la peinture et de la photographie : tandis que la
subjectivité du peintre "s'incorpore tout entière à la chose et se fait œuvre", celle
du photographe "commence à s'éclipser, la dominante technologique devient
transparente et la grande photographie coïncide toujours avec des moments
particuliers de l'évolution des techniques photographiques, dans lesquels elle se
fond presque entièrement". Passons, de là, à l'art de la communication : il est
clair que les modèles conceptuels que l'expérimentateur esthétique rend
opérationnels n'y sont plus justifiables d'aucune référence de type subjectif.
Mais cela n'implique pas nécessairement "qu'il n'y ait rien d'original à faire, ni
que cette originalité ne doive pas être rapportée à un sujet"(44). Disons plutôt
qu'allant "au-delà de l'œuvre comme expression" / "signifié du sujet "le produit
esthétique se fait simultanément "impersonnel" et "ultra-subjectif"(45).
Comment est-ce possible ? La réponse a été apportée de façon incisive par
l'exégèse que Wurzer et Silverman ont proposée du texte fameux de Heidegger
"L'âge des conceptions du monde" (Die Zeit des Weltbildes)(46): "Pour
Heidegger - écrivent nos auteurs - l'impulsion visant à séparer le moi-sujet du
monde-objet trouve sa fin à l'époque de la modernité. Impossible de les penser
dorénavant comme des identités séparées." Ils sont pour autant qu'ils remplissent
l'intervalle de leur différence. Le subjectum, ainsi que l'observe Heidegger,
traduit le grec hypokeimenon:
"Hypokeimenon désigne ce qui gît là-devant à partir de soi même et qui en
même temps est le fond de ses qualités constantes et de ses états
changeants"(47). Dans la foulée, Heidegger indique en toute clarté que "cet
hypokeimenon ne saurait se réduire au Je. (...) Le subjectum ne peut se tenir en
opposition vis-à-vis du monde. Il doit le rassembler en lui-même en gisant là-
devant sous les espèces de l'image. Cette image du monde (Weltbild)
n'appartient ni au monde ni au sujet. Elle remplit l'espace de la différence (entre
Zeit, le temps, et Geist, l'esprit) qui se situe à la limite de l'époque de la
modernité"(48).
Or, ajoutent Wurzer et Silverman - et cet ajout est (littéralement) capital,
en ce qu'il définit le visage même (caput) qui "constitue" ce que nous vivons:
notre postmodernité -, "le film (filming) occupe ce même espace, mais d'une
façon différente"(49).
Que faut-il entendre ici par film ? Et qu'en est-il de cette différence ? Dans
le maître-ouvrage qu'il a intitulé Filming and judgment, Wilhelm S. Wurzer n'a
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pas hésité à recourir à l'étymologie pour en éclairer les tenants et aboutissants.
Le mot anglo-saxon filmen, dit-il, qui vient du haut-allemand felmen, renvoie à
une racine fellen, abattre, faire tomber, faire s'effondrer (50). Ce n'est pas le film
qui viendrait se rassembler comme le fait une image du monde; et pas davantage
le film ne "convertit à la détermination ce qui est de soi multiple et indéterminé"
(51). Par film il faut plutôt entendre un plan d'immanence ou de consistance sur
lequel se disséminent les multiplicités et prolifèrent les singularités, une surface
indéfiniment froissable, chiffonnable, repliable sur soi : pour reprendre le titre
d'une composition de François-Bernard Mâche, le film est la peau du silence.
Tel est le film photographique masottien: support, suppôt, mais aussi ultra-
sujet fuyant ou défilement indéfini d'une bande sur laquelle s'inscrivent visages,
voix, bruits, rumeurs - bref tout ce qui diffère d'avec soi et tourne, tel une table,
autour de son propre pivot. Ce qui se laisse alors penser, Wilhelm Wurzer
l'expose dans le mini-glossaire qui termine son ouvrage, à la rubrique
Gelassenheit. Il s'agit d'une libération de la pensée pour das Fünklein, la
scintilla, l'étincelle de Maître Eckhart, c'est à dire la radicalité de l'Ouvert. Le
mot Gelassenheit, précise Wurzer, peut se tradure ici par com-posure (le calme,
la fermeté du silence), qui fait venir à la lumière un componere, à savoir
l'opération par laquelle "filmer", dispose en constellation ce qui, dans le
royaume du jugement, s'interrompt et se diffracte. Com-posure est lié aussi au
pausare, à l'arrêt, à la pause que l'on impose au tournage afin de précipiter
(urgere) la course ultérieure du film" (52). Quant à la musique, elle n'est pas en
reste, bien que Wurzer choisisse de donner une définition atypique de cet "art
des Muses" qu'est la mousikè. Pour lui, penser revient en effet à muser.
"Mousikè, dit-il, c'est l'incision du filmer dans l'imagination, qui ouvre la voie à
l'espace de rupture du jugement postmoderne. (...) Mousikè c'est l'art de dépister
l'effondrement du fond ( the art of searching after the felling of ground).Ce n'est
que dans une telle perspective que l'art, ou le filmer, peuvent être appelés
musicaux. Même si le référent éthique se trouve éclipsé par la déhiscence
discursive propre à la métaphysique, le filmer ne peut pas ne pas comporter un
ethos conforme à la sublimité que lègue la déshérence de la subjectivité (the
sublime post-homelessness of subjectivity)" (53). C'est la sublimité musicale d'un
tel ethos qu'exhalent, superbes dans leur éclatement et leur errance, les portraits
de musiciens de Roberto Masotti.
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Notes
1. NRF, 16e édition, p. 32. Cité par J.-P. Manigne, Pour une poétique de la
foi, Essai sur le mystère symbolique, Paris, Ed. du Cerf 1969, p. 40.
8. Cf. Gadamer, op. cit., trad. fr. Sacre et Ricoeur, Vérité et méthode, Paris,
Seuil, 1976, p. 38.
13. Giovanni Urbani, "Le rôle du hasard dans l'art d'aujourd'hui" in Diogène,
n° 38, Gallimard, 1962, p. 127-128.
16. Vincent Descombes, Le même et l'autre, Paris, Ed. de Minuit, 1979, p.216.
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19. Germano Celant, "Le livre comme travail artistique, 1960/70" in VH 101,
n°9, automne 1972, p. 8.
22. Paris, Ed. Belfond, 1976, p. 241. Cf. la trad. ital. de Walter Marchetti,
Per gli uccelli, Ed. Multhipla, Milano, 1977, p. 254.
35. Max Picard, Die Welt des Schweigens, Zürich, Rentsch, 1948, p. 104.
37. Max Picard, trad. fr., p. 78, éd. allemande originale, p. 104.
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39. Mario Costa, op. cit.; nous citons d'après la traduction française, Le
Sublime technologique (trad. Vera Müri-Andina), Lausanne, Idérive, 1994,
p. 26.
50. Cf. Wilhelm S. Wurzer, Filming and Judgment, Between Heidegger and
Adorno, Atlantic Highlands, New Jersey, Humanities Press, 1990, p. 82.
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Chapitre 23 : L'Ereignis dans le Tao
"Taire une chose, c'est la laisser sans voix. Entendre ce qui est sans voix
demande une ouïe que chacun de nous possède et dont personne ne sait bien se
servir. Cette ouïe (Gehör) ne dépend pas seulement de l'oreille, mais aussi de
l'appartenance (Zugehörigkeit) de l'homme à Ce à quoi son être est accordé.
L'homme demeure accordé (gestimmt) à Ce d'où il reçoit sa voix (bestimmt) : il
est alors atteint et appelé par une voix dont la résonance est d'autant plus pure
qu'elle passe plus silencieusement à travers le bruit des paroles."
Martin Heidegger, Der Satz vom Grund, s. 96. (trad. fr. par André Préau,
le Principe de raison, Paris Gallimard, 1962, p. 129.)
Un des vocables chinois pour l'être est shih. C'est l'être en tant que
copule : on n'emploie shih qu'avec son opposé fei, pour dire le vrai et le faux (2),
l'approuver et le désapprouver (3), le correct et l'incorrect (4). Cela en référence
à une adaequatio, à un jugement de connivence ou de correspondance. Jamais
shih ne se dit dans le voisinage de tao. Comme si tao ouvrait un domaine de
vérité premier, irréductible à celui du répondre ou du correspondre parce que
dévoilant (5).
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particulièrement habile, dans le Chuang-tzu ? Pour que la taille, pour que la
différence elle-même advienne, il faut un découpage.
C'est le découpage ou le frayage ou le sarclage du tao qui fait advenir, de
la non-identité de ce qui n'a pas son être propre à l'identité de ce qui est
parfaitement approprié à soi, du non-être des déterminations qui existent mais ne
sont pas, ne possèdent pas leur être, à cet être même, chaque chose, chacune des
dix mille choses, en ce qu'elle est.
D'où, chez les taoïstes, une conception étale du temps. Philip Rawson et
Laszlo Legeza l'ont cernée de façon saisissante : "L'intuition taoïste repose sur
deux principes essentiels. Le premier est qu'aucun élément ou succession
d'événements ne se reproduit jamais d'une manière parfaitement identique,
constatation qui tombe sous le sens, si l'on reste à l'échelle humaine. Des
répétitions de ce genre n'apparaissent qu'à l'échelle microscopique où l'on peut
concevoir l'atome comme subdivisé en particules invisibles. Mais, en fait, le
contexte de ces répétitions infinitésimales ne cesse de changer et leur substance
elle-même est faite de vibrations. Le second principe est que cet immense réseau
d'ondulations ne subit lui-même aucun changement. C'est le bloc intangible,
sans forme définie, mère ou "matrice" du temps, gros de l'être et du non-être, du
présent, de l'avenir et du passé évanoui : c'est le Grand Tout, synonyme de la
durée continue et du changement infini dans l'espace infini."(13)
Conséquence: Heidegger, pour qui le Grund n'est Grund qu'en étant Ab-
grund, pour qui ce qui fonde ne fonde qu'en s'effondrant, n'est pas moins
"anarchiste" que Lao-tzu. Et ce que nous apprend Zeit und Sein sur le temps, à
savoir que l'Ereignis du temps "est" une "quatrième dimension" pour ainsi dire
"antérieure" aux trois autres, avenir, passé et présent, dimension de stabilité, de
stasis, de quiétude et d'immobilité silencieuse, de calme et de repos - tout cela
situe sans doute l'Ereignis hors destin, mais ne lui ôte pas le mouvement. Que
l'Ereignis soit, selon le mot de Derrida, l'être en son propre "s'envoyant par le
fond", ce naufrage de ce qui devrait, en tant que principe, subsister, cette
abolition en douceur, comment ne pas en tirer les conséquences politiques (14) ?
Dans un entretien récent, Emmanuel Levinas - qui n'a pas pour habitude
de tresser des couronnes à Heidegger – rappelle que, dès le paragraphe 9 de Sein
und Zeit, le Dasein "est tellement livré à l'être que l'être est sien. C'est à partir
de mon impossibilité de me refuser à cette aventure que cette aventure est
mienne propre, qu'elle est eigen, que le Sein est Ereignis. Et tout ce qui va être
417/514
dit de cet Ereignis dans Zeit und Sein est déjà indiqué au paragraphe 9 de Sein
und Zeit. L'être, c'est ce qui devient mien propre, et c'est pour cela qu'il faut un
homme à l'être. C'est par l'homme que l'être est "proprement". Ce sont les choses
de Heidegger les plus profondes" (16).
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Notes :
3. Chuang-tzu, XXVII, 1, 2.
4. Chuang-tzu, XXII, 5.
5. Nous suivons ici Giancarlo Finazzo, The Notion of Tao in Laotzu and
Chuangtzu, Taipei, Taiwan, Mei Ya Publ., 1968, p.178.
6. Chuang-tzu, VI, 7.
10. Lao-tzu, 1, 2.
11. Cf. Zur Sache des Denkens, Tübingen, Niemeyer, 1969, s. 40; et la
traduction de Jean Greisch: "à partir de l'Ereignis, il devient nécessaire
que la pensée renonce à la différence ontologique". in J. Greisch, "Identité
et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de
419/514
l'Ereignis.", Revue des Sciences philosophiques et théologiques, t. 57, n°1,
janv. 1973, p.96.
14. A notre connaissance, deux auteurs seulement l'ont tenté à ce jour: Gianni
Vattimo, Le Avventure delle differenza, Milano, Garzanti, 1980; et Reiner
Schürmann, "Principles Precarious: On the Origin of the Political in
Heidegger", in Thomas Sheehan ed., Heidegger The Man and the Thinker,
Chicago, Precedent Publ. 1981, p. 245 sq. L'interprétation de Reiner
Schürmann se déploie dans Le principe d'anarchie, Heidegger et la
question de l'agir, Paris, Éd. du Seuil, 1982.
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Chapitre 24 : Gloses sur le Ryoan-ji
II
Si le Ryoan-ji est bien ce qu'en dit Loraine Kuck, si tout s'y justifie de
façon formelle ou structurale, alors il s'agit d'une construction, et
Schleiermacher a raison, qui rattachait l'art des jardins à l'architecture. Vous n'en
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ôterez pas une seule pierre sans que tout s'écroule. Seulement, le jardin n'a pas
été conçu pour être vu d'avion. A hauteur de japonais agenouillé ou accroupi en
lotus et se tenant, comme il sied, à la périphérie, il manque toujours, de quelque
point que l'on regarde, au moins une pierre à l'appel. Perfidie orientale, ou
raffinement d'un jeu supérieur de l'esprit, un étant en voile toujours un autre...
Suffit-il de dire, comme Husserl, que notre perception est toujours inachevée,
qu'elle ne nous gratifie que d'esquisses, d'Abschattungen ? – Cela ne résoudrait
qu'en partie le problème, puisque la récapitulation, la vue d'avion qui certifie
qu'il y a bien quinze pierres demeure possible en esprit ; puisque, par
conséquent, l'éventualité d'un Savoir Absolu sur les rochers du Ryoan-ji se
trouve maintenue, et qu'on ne fait qu'en différer l'avènement. Non, ce qu'il nous
faut, c'est une exégèse couleur locale, Zen si possible, et à ce titre plus proche de
la chose même.
Justement : dans le recueil de Nancy Wilson Ross, Le Monde du Zen, un
artiste américain qui se présente comme un zéniste accompli, Will Petersen,
aborde le Jardin de pierre sous l'angle non plus de l'explication, mais de la
compréhension. "Nos conceptions esthétiques", dit-il à propos du Ryoan-ji, "ne
nous fournissaient pas le moyen de le comprendre" (3). Heureusement, la
phénoménologie (entre autres) ayant changé tout cela, nous savons désormais
que si les quinze rochers "ne peuvent être vus en même temps", c'est que "nos
sens ne peuvent saisir d'un même et unique point de vue tous les aspects de la
réalité" (4). Nous allons donc pouvoir enfin affronter la multiplicité : quelle
chance !
Or, la multiplicité, dans ce jardin de sable et de rochers, c'est d'abord – ce
qu'omettaient jusqu'ici les analystes occidentaux – celle du sable. Ces myriades
de grains symbolisent le vide. Encore ne le peuvent-elles que parce qu'il y a les
rochers : "ce n'est que par la forme que nous pouvons concevoir le vide" ce qui
est, paraît-il, "l'un des paradoxes fondamentaux de la pensée bouddhiste"(5).
D'où la justification (paradoxale à son tour) de l'intérêt exclusif que portent aux
rochers les exégètes occidentaux : loin de n'être que des exorcismes ou des
négatifs du sable, les rochers sont ce-sans-quoi le sable ne serait que désordre et
chaos "un peu comme c'est le bruit que fait la grenouille en plongeant dans la
mare qui crée le silence, dans le haïku bien connu de Bashô".
Faisons dépendre la multiplicité "moléculaire" du rectangle de sable de ce
préalable : l'existence de la multiplicité "molaire" de quinze rochers. Le sable
doit aux rochers sa charge symbolique. Mais l'inverse n'est pas moins essentiel :
que le sable confère aux rochers leur efficace, leur pouvoir de l'activer en retour,
lui le, sable, en tant que véhicule du vide. Cependant, la question : pourquoi
quinze rochers ? reste entière. On s'interdit simplement de lui donner une
réponse formelle, esthétique ou esthétisante. Aussi Will Petersen va-t-il procéder
par addition à partir de zéro. Qu'adviendrait-il s'il n'y avait qu'un seul rocher?
Un, c'est trop peu, cela reviendrait à centrer l'intérêt, à faire de cet unique bloc
une sculpture, laquelle retient ou déçoit notre attention, mais n'affecte pas
423/514
l'espace qui l'entoure... Deux, c'est mieux, mais c'est encore insuffisant : deux
chiens de faïence ne font jamais que se lorgner, ils ne sortent pas d'eux-mêmes.
Trois, c'est parfait, mais c'est... trivial, c'est l'enlisement dans le vaudeville ou le
formel de bas étage. Laissons le quatre : Petersen n'en parle même pas – sans
doute le quatre ne fait-il à ses yeux que démultiplier le deux; et puis nous
sommes au Japon et non en Chine; et Petersen, qui connaît le japonais, sait que
quatre, shi, est un homophone, qu'il signifie la mort. Pas question, donc, de
l'employer. Reste cinq : et le cinq fait tilt. Cinq blocs de rochers, c'est l'idéal,
parce que la multiplicité trouve seulement à partir du cinq son équilibre, cette
neutralité affective qui lui permet d'"exprimer complètement la notion d'espace
vide", et cela en "soulignant l'unité indivisible du sable et de la pierre" (6).
Nous y voilà. L'exégèse "bouddhiste mais aussi écologique" de Will
Petersen, ne vise la multiplicité qu'avec l'arrière-pensée de ne surtout pas
laisser perdre l'unité. Le zénisme du Ryoan-ji, ce serait en somme une
préfiguration, au XVe siècle, de ce qu'apportera Mao : un pré maoïsme
visionnaire, pour lequel un ne se divise pas en deux mais en cinq, et de là, par
ricochet, en dix mille (grains de sable) (7). Mais en quoi cette genèse du
multiple nous change-t-elle des engendrements platoniciens ou néo-
platoniciens? Écoutons encore Petersen : "Le rapport entre la forme et l'espace
devrait être tel que l'esprit ne s'arrêtât pas à l'un des deux seulement, mais saisît
leur nécessité respective, leur relation mutuelle." C'est toujours d'une relation
qu'il s'agit, et d'une relation posée comme plus essentielle que les termes qu'elle
relie. Mythe de l'intermédiaire : la genèse du multiple se fait en comblant des
intervalles, des trous, en réalisant ce que Sartre appelle le "plein d'être dans le
monde"... Mais ce "plein d'être" peut-il suffire à combler le Vide, le Grand Vide
du Zen? Certes, on nous en avertit : le vide du Bouddhisme ne signifie pas "la
préexistence de quelque chose qui a cessé d'être"; mais sommes-nous quittes
pour autant avec le Vide du Ryoan-ji? De même, on prévient toute assimilation
du Vide du Ryoan-ji avec ce que Chirico ou Dali ou Tanguy ont peint, ces
flottements d'un espace infini; ou avec le vide de Giacometti, vide
"anthropomorphique", propre à donner le corps de son absence aux "angoisses"
de l'existentialisme des années quarante. Mais ces rapprochements une fois
écartés, suffit-il d'énoncer : le sunyata bouddhiste "coexiste avec les formes"; ou
encore : "là où il n'y a pas de forme, il n'y a pas de vide" – pour liquider le
problème, pour évacuer le Vide (8)?
A quoi Petersen a vraiment un peu trop beau jeu de rétorquer : ce n'est pas
un problème, c'est un mystère. Les mots me manquent. Ou, comme l'ivrogne :
"A moi les murs, la terre m'abandonne." Tout bascule en une profession de foi
spiritualiste : "Comme toute grande œuvre d'art, le jardin de Ryoan-ji est peut-
être un "kôan visuel". Il s'impose à l'esprit, et, s'il peut être rapproché de quelque
chose, c'est de l'esprit lui-même plutôt que d'"îles dans l'océan". Peu importe dès
lors de quels matériaux il est composé. Ce qui importe, c'est l'esprit qui
424/514
interprète ses données essentielles. Le jardin existe en nous : ce que nous voyons
dans cet enclos rectangulaire, en fin de compte, c'est ce que nous sommes" (9).
III
IV
VI
432/514
Notes:
3. Will Petersen, "le Jardin de pierre ", in Nancy Wilson Ross, le Monde du
Zen, trad. Claude Elsen, Stock, Paris, 1963, p.110.
11. p. 16.
14. C'est-à-dire où il se rallie au new look de l'art des jardins, imposé par
Mirei Shigemori. Selon ce dernier, "la nature ne doit pas toucher à mon
œuvre, le temps ne doit pas la modifier" (cité par P. Rambach, "Jardins
japonais modernes", in Aujourd'hui, Art et Architecture, n° 44, janvier
1964, p.37). Shigemori a notamment dessiné la bordure de mousse du
433/514
jardin du Zuiho-in à Kyoto, "et pour être certain qu'elle ne débordera pas"
dit P. Rambach, il "a posé les graviers blancs (qui séparent la plage de
mousse de l'accès au temple) sur un lit de ciment". Telle est, au Japon, la
modernité.
28. Comparez avec ce que disent Deleuze et Guattari, loc. cit., p.16 : "Les
aphorismes de Nietzsche ne brisent l'unité linéaire du savoir qu'en
renvoyant à l'unité cyclique de l'éternel retour, présent comme un non-su
dans la pensée." Ce non-su, ce n'est pas encore l'oubli, c'est encore la
mémoire (quoique Nietzsche ait dit d'autre part sur l'oubli). Nietzsche,
penseur de la radicelle et non du rhizome ou de l'entrelacs.
435/514
Chapitre 25 : Le Ryoan-ji porté à l'écran
441/514
Chapitre 26 : Narcissisme et postmodernité
(Notes sur Takahiko Iimura)
448/514
dans la contemplation narcissique de ses propres constructions, c'est de reculer
les limites de la technologie jusqu'au moment où elle arrive à surprendre."(27)
Whitehead définit Dieu comme "l'accident primordial de la créativité."
Deus ex machina ?
449/514
Notes
12. Cf. Nam-June Paik, op. cit., p.9 ("Japanese blend of perfectionism").
15. Oeuvre rebaptisée "arabic number (any integer) to Henry Flynt", qui fit
scandale à Darmstadt dans la version pour gong de David Tudor.
18. Cf. Takahiko Iimura, At the Lux, Film, Video, CD-Rom, Installation,
Catalogue (London Film Maker's Co-op, 3-6 September 1998, éd. Kazuyo
Yasuda), p.31 et 34.
19. Takahiko Iimura, At the Lux, Film, Video, CD-Rom, Installation, cit., p.
26.
20. Expression de Ramakrishna (to thicken the plot), souvent reprise par John
Cage.
22. Alfred North Whitehead, Procès et réalité, trad. fr. de la seconde édition
de Process and Reality (Macmillan, 1979 ; première édition en 1929),
Paris, Gallimard 1995, p. 534. Cité par Maurice Elie, Procès et réalité,
Whitehead, Paris, Ellipse, 1998, p. 52.
24. A.- N. Whitehead, op. cit., p. 536. Cité in M. Elie, op. cit., ibid.
26. Cf. notamment David Ray Griffin, Mind in Nature : Essays on the
Interface of Science and Philosophy, Washington, D. C., University Press
of America, 1977 ; Physics and the Ultimate Significance of Time, Albany,
SUNY Press, 1985 ; "Charles Hartshorne's Postmodern Philosophy",
Hartshorne, Process Philosophy, and Theology, R. Kane and S. K.
Phillips, éd., Albany, SUNY Press 1989. ité (sans référence) par Derrick
de Kerckhove, "Esthétique et épistémologie dans l'art des nouvelles
technologies", in L. Poissant éd., Esthétique des arts médiatiques, tome 2,
451/514
op. cit. (cf. note 1), p. 22. De D. de Kerckhove, consulter La Civilisation
vidéo-chrétienne, Paris, Retz 1989.
452/514
Chapitre 27 : Au delà du narcissisme ?
9. Nul n'a relevé plus clairement de nos jours les apories du narcissisme,
que le philosophe japonais Keiji Nishitani, dans les seconde et cinquième parties
de son opus magnum, Shukyo to wa manika (52). "Jusqu'à notre époque, dit-il,
la personne n'a été envisagée que sous l'angle de la personne elle-même. À
l'époque moderne - comme nous le voyons par exemple chez Descartes - même
l'ego ontologique, plus fondamental, n'a été examiné que selon la perspective
égocentrique de l'ego lui-même, et appréhendé à partir de l'ego cogito. Il en a été
de même avec la personne. Pour autant que l'ego et la personne, dès le
commencement, comportent une réflexion intérieure sur soi, sans laquelle ils ne
peuvent accéder à l'être en tant qu'ego et que personne, il est tout à fait naturel
que cette sorte d'autopréhension, immanente à leur soi, ait eu à se produire. Tant
que le besoin d'une réflexion d'un type plus profond ne surgit pas, on se
maintient spontanément au sein de ce mode de saisie de l'ego et de la personne.
L'appréhension de la personne en tant que centrée sur la personne, toutefois, ne
va d'aucune façon de soi. Naturellement, elle s'enracine dans une inclination
profondément ancrée au sein de la conscience de soi humaine. De manière plus
fondamentale, la saisie et l'interprétation égocentriques de l'ego que nous
464/514
découvrons chez l'homme moderne ne relèvent pas moins d'une inclination, et
n'offrent nullement l'auto-évidence qu'on leur prête. Ces inclinations signalent
un enfermement de l'être-soi dans la perspective de l'immanence à soi-même, à
partir de laquelle l'homme saisit sa propre égoïté et personnalité; un
enfermement qui introduit inévitablement le mode narcissique de se saisir du soi,
mode dans lequel le soi se trouve emprisonné par lui-même."(53) Témoin de cet
enfermement, le cogito, bouclé dans l'auto-évidence de sa conscience de soi,
interdit à Descartes (et à ses successeurs) d'explorer le champ de présuppositions
qui le précède et dans lequel il s'enracine (54). Or qu'en est-il de ce champ?
Comme le rappelle Nishitani, persona, d'où dérive "Personne", signifiait
"masque" en latin. Quand nous parlons d'un masque, nous n'impliquons pas la
présence nécessaire, "en dessous", d'un acteur. Ne peut-on considérer,
identiquement, que l'apparaître de la "personne" ne nécessite aucunement
"quelqu'un", une quelconque sous-jacence, pour en rendre compte? Pourquoi ce
qui est en deçà de la "personne" ne serait-il pas de l'ordre du rien, du néant ou
ne-ens ? Un tel néant, pour devenir une "personne", doit être intégral : n'être rien
- c'est-à-dire être tout à fait autre que la personne, et la nier absolument. En
même temps, s'il est véritablement rien, il ne saurait être une chose (un ens) ou
une entité distincte de la "personne". Apportant à l'être la "chose" que l'on
appellera "personne", il ne peut que devenir un avec celle-ci. Mais s'il se résout
"dans" cette "personne", il ne constitue et n'a jamais pu constituer à lui seul, quoi
que ce soit. Le Rien n'"existe" pas derrière ("en dessous de") la personne: il n'est
rien qui "soit". Cela signifie que s'abolit à tout instant la dualité entre "rien" et
"personne". Dire que "le" rien n'est "rien" de la "personne", c'est en appeler à
"quelque chose" de complètement autre - on serait presque tenté de dire: une
Illéité au sens de Lévinas - sans assigner à cette altérité le moindre statut positif.
Le véritable Rien, dit Nishitani, stipule qu'il n'y ait rien qui soit "le" Rien:
alors seulement, il nous est permis d'accéder au Rien absolu (55). Une telle
doctrine, on le voit, se veut radicale; et "orientale" - d'inspiration bouddhiste - ,
elle paraît ne guère devoir concerner l'Occident, au moins dans la mesure où
celui-ci est l'héritier de la pensée grecque. De Parménide au Parménide de
Platon, le rejet du néant semble en effet n'avoir cessé de se confirmer: le cercle
parfait de la Vérité (eukuklos aléthéié) s'était voulu sans fissure aucune. Mais
que Platon se mette en devoir de combiner cette imperméabilité de l'être
parmédien avec la maïeutique socratique, et une problématique du "je" intervient,
qui introduit dans l'asepsie parménidienne un germe de doute, si ce n'est une
faille mortelle. Car "savoir qu'on ne sait rien", c'est évidemment ne rien savoir
mais en en ayant conscience, c'est-à-dire en le sachant. Certes, Socrate ne va pas
plus loin: il se contente de constater la simultanéité de la différence et de
l'identité entre le "je" qui sait et le "je" qui ne sait pas, sans dialectiser cette
simultanéité; il se borne à diagnostiquer la possibilité d'une absence ou d'un vide
dans le savoir "bien encerclé" (eukuklos), et ne va pas jusqu'à inventer le méta-
sujet qui "signifierait - à l'aide de signes qui auraient nécessairement à se référer
465/514
à l'absence de signes - ce défaut de présence"(56). Le "connais-toi toi-même" ne
débouche que sur un narcissisme formel épidermique. Mais la mort est au bout:
les derniers accords de la Mort de Socrate telle que la "mettra en musique" un
Erik Satie, à la fois ne font que continuer le mouvement des précédents - rien
n'est changé - et bouleversent absolument la marche de l'andante - soudain, tout
s'interrompt et "reste en l'air". En douceur...
470/514
on qualifier la nihilité du nihilisme nietzschéen de site du néant relatif
absolu.»(78)
476/514
à "cette praxis de l'annulation qu'une "vérité signifiante" a toujours
opprimée"(99), et que l'Occident, jusqu'ici, n'a fait qu'entrevoir.
477/514
Notes
3. Ibid., p.50-51.
4. Ibid., p.51-53.
5. Ibid., p.60.
6. Ibid., p.63.
7. Ibid., p.62.
8. Ibid., p.65.
9. Ibid., p.145.
16. Ibidem.
17. Simon Stevin, dans The Principal Works of S. Stevin, Amsterdam, Swets
and Zeitlinger, 1958, p.499; cité par B. Rotman, op. cit., p.29.
478/514
19. Ibidem.
20. Ibidem.
27. Ibidem.
32. Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves, Paris, José Corti, 1973, p.34.
33. J. Snyder, "Las Meninas and the Mirror of the Prince", Critical Inquiry,
vol. II, 1985, p.539-572; cité par B. Rotman, op. cit., p.43.
48. Ibidem.
49. Ibidem.
50. Voir sur ce point l'ouvrage important de David Michael Levin, The Body's
Recollection of Being, Phenomenological Psychology and the
Deconstruction of Nihilism, London, Routledge & Kegan Paul, 1985,
p.163-166.
52. Tokyo, 1961. Trad. par Jan Van Bragt, sous le titre Religion and
Nothingness, Berkeley, University of California Press, 1982.
58. Ibidem.
480/514
59. B. Rotman, op. cit., p.64.
60. Jan Van Bragt, "Translator's Introduction", dans K. Nishitani, op. cit.,
p.XXXVII.
68. E. Lévinas, "Le nom de Dieu d'après quelques textes talmudiques", dans
Enrico Castelli éd., L'analyse du langage théologique, le nom de Dieu,
Actes du Colloque de Rome (5-11 janvier 1969), Paris, Aubier-Montaigne,
1969, p.165-167.
70. C'est l'un des aspects de la critique (discrète, mais réelle, et sur laquelle on
va revenir) de Heidegger par Nishitani. Pour une enquête approfondie sur
la dualité du temps heideggerien et ses problèmes, voir Paul Ricœur,
Temps et récit, vol. III: Le temps raconté, Paris, Éd. du Seuil, 1985,
passim. Ricœur n'a malheureusement pas eu connaissance des idées de
Nishitani, et se trouve encore plus paralysé que Heidegger dans ce que
Bernard Stevens dénomme "la sphère auto-limitante du logos occidental"
(Topologie du Néant, Louvain, éd. Peeters, 2000, p.203, note 12)
71. Voir par exemple les thèses créationnistes de Jean Philopon élaborées à
l'aide d'arguments aristotéliciens contre Aristote, dans Gérard Verbeke,
"Some Later Naeoplatonic Views on Divine Creation and the Eternity of
the World" (dans Dominic J. O'Meara éd., Neoplatonism and Christian
Thought, Albany, Suny, 1982, p.45-53).
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72. Leonard Marsak, The Enlightenment, New York, John Wiley & Sons,
1972, p.7, cité dans Maraldo, op. cit., p.39, note 56.
73. Songeons, pour mémoire, à l'écrit de Heidegger "Die Zeit des Weltbildes"
(dans Holzwege, Frankfurt a/Main. Vittorio Klostermann, 1950, s.69-104.
Trad. fr. "L'époque des "conceptions du monde"", par Wolfgang
Brokmeier et François Fédier, dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Paris, Gallimard, 1962, p.69-100).
79. E. Lévinas, "La réalité et son ombre", Les Temps modernes, 4e année,
n°38, novembre 1948, p.782. (Repris in Les Imprévus de l'histoire,
Montpellier, Fata Morgana, 1994, p.138.)
81. D.T. Suzuki, cité par Nishitani, op. cit., p.291, note 19.
84. H. Waldenfels, op. cit., p.105; voir aussi p.180, note 32.
85. Shin'ichi Hisamatsu, cité par John C. Maraldo, op. cit., p.37.
91. Ibidem.
483/514
Envoi
484/514
Chapitre 28 : A la recherche d'une société sans conflit
Réflexions sur la théorie batesonienne de la schismogenèse
Nous voudrions attirer l'attention sur la découverte faite sur le terrain, dans
les années 1936 à 1939, par l'ethnologue Gregory Bateson et sa femme Margaret
Mead, d'un cas remarquable de suspension de la schismogenèse (ou processus
d'acheminement vers des états de conflit) dans plusieurs villages de
montagnards balinais.
Différenciation symétrique
... tous les cas où les 'individus de deux groupes A et B ont les mêmes
aspirations et les mêmes modèles de comportement, mais se différencient par
l'orientation de ces modèles. Ainsi, les membres du groupe A agiront selon des
modèles de comportement A, B, C dans les rapports à l'intérieur du groupe, mais
adopteront les modèles X, Y, Z, dans leurs rapports avec le groupe B. De même,
485/514
les membres du groupe B agiront selon les modèles A, B, C, à l'intérieur du
groupe, et selon les modèles X, Y, Z, dans leurs rapports avec le groupe A. C'est
ainsi que s'établit une situation où le comportement X, Y, Z, sera la réponse
standard à X, Y, Z. Cette situation contient des éléments qui peuvent conduire, à
la longue, à une différenciation progressive ou schismogenèse, selon les mêmes
lignes. S'il y a, par exemple, de la vantardise dans les modèles X, Y, Z, nous
verrons qu'il est probable - car la vantardise répond à la vantardise - que chaque
groupe amène l'autre à accentuer à l'excès le modèle en question ; processus qui
ne peut conduire, s'il n'est pas contenu, qu'à une rivalité de plus en plus grande,
et finalement à l'hostilité et à l'effondrement de l'ensemble. (VEE 1, 83-84)
Différenciation complémentaire
Différenciation réciproque
486/514
et équilibré à l'intérieur de lui-même et par conséquent ne tend pas vers la
schismogenèse. (VEE 1, 84)
1. Ce sont les historiens marxistes qui nous ont donné une image de l'aspect
économique de la schismogenèse complémentaire en Europe occidentale ;
il est probable, cependant, qu'ils ont été eux-mêmes influencés outre
mesure par la schismogenèse qu'ils ont étudiée et que, de ce fait, ils ont
été tentés d'en tirer des conclusions démesurées. (VEE 1, 85)
3. La réciprocité peut-être proposée comme idéal ; elle n'en est pas moins un
modèle en perte de vitesse, qui risque de renforcer la complémentarité et
de favoriser par-là la schismogenèse complémentaire.
Le contrôle de la schismogenèse :
définition de 1966
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Ainsi, en 1942, Bateson ne voit d'autre correctif à la schismogenèse que
dans le recours à d'autres types de différenciation, élargissant en quelque sorte -
par un déploiement "horizontal" - le clavier des neutralisations d'une
différenciation par une autre, ou par le jeu de plusieurs autres.
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Il est bien connu que, si l'on veut tromper quelqu'un, on a intérêt à choisir
un messager honnête. Or, le président Wilson était d'une honnêteté quasi
pathologique et, par-dessus le marché, humaniste (...) Et les Allemands se
rendirent. Bien entendu, nous autres, Anglais et Américains - mais surtout les
Anglais - nous avons continué le blocus de l'Allemagne, parce que nous ne
voulions pas que les Allemands reprennent du poil de la bête avant la signature
du traité. Donc, pendant encore un an, ils continuèrent à crever de faim. (VEE II
229)
Promettez donc quelque chose à votre fils et reniez votre promesse tout en
brandissant tout haut de grands principes moraux, vous verrez non seulement
votre fils très en colère contre vous, mais aussi son comportement moral se
détériorer au fur et à mesure qu'il sentira sur sa peau le coup de fouet des
injustices que vous lui faites. (VEE H, 230)
D'où la question que pose Bateson : "le sort de Hiroshima s'est-il joué à
Versailles ?" (VEE II, 232).
Mais, la cybernétique aidant - et la théorie des types logiques nous
rappellent qu'"un message sur la guerre ne fait pas partie de la guerre", donc
qu'un message sur la paix ne fait pas lui-même nécessairement partie de la paix -
nous pouvons donner une base théorique sérieuse à l'opinion immémoriale selon
laquelle "la tromperie dans l'établissement de la trêve ou de la paix est bien pire
que la ruse de guerre" (VEE II, 233). Nous savons - indépendamment de tout
jugement "de valeur" - ce que signifie, "moralement", l'escroquerie à la paix de
Creel. Dès lors, nous entrevoyons un moyen sans doute décisif de maîtriser la
schismogenèse : il conviendrait de changer le "plus ça change, plus c'est la
même chose" de la schismogenèse - donc de changer le changement.
Cette affirmation peut se légitimer si l'on songe par exemple au texte
d'Osgood que commentent les élèves de Bateson, Watzlawick, Weakland et
Fisch, dans leur ouvrage sur les Changements (cf. la trad. fr., p. 33) :
490/514
dissuasion réciproque ne comporte aucune clause permettant sa propre
résolution.
Finalement, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés que les Iatmul de
la Sepik River. Nous formalisons, sans nul doute, des problèmes qu'une pensée
"primitive" vit sans se les poser. Où est le gain ? Même si nous savons déjouer
certains paradoxes, et éviter certains pièges logiques, un tel savoir suffira-t-il à
nous prémunir contre la répétition d'errements du genre de ceux du traité de
Versailles ? Sera-t-il en mesure de "nous permettre de changer notre
philosophie du contrôle et de considérer, enfin, notre propre folie dans une plus
large perspective" (VEE II, 235) ?
De telles interrogations - graves en elles-mêmes - acquièrent cependant une
profondeur tout autre si on les mesure à la découverte - due-t-elle aussi à
Bateson de la relativité des critères à l'aide desquels nous jugeons de la guerre et
de la paix. Certes, les Iatmul de Nouvelle-Guinée ne le cèdent en rien,
apparemment, aux pays occidentaux présumés "évolués" en matière de
schismogenèse ; Bateson "nous" applique des schèmes formels dégagés à "leur"
contact. Mais il suffit que l'ethnologue change d'île, qu'il se transporte par
exemple à Bali, pour que l'universalité des réquisits logiques de la
schismogenèse se trouve littéralement battue en brèche. Sur ces nouveaux
rivages, tout change, tout a toujours déjà changé ; la pensée du changement du
changement se trouve déjà à l'œuvre - dans le préréflexif. Suivons Bateson dans
sa découverte d'une société sans conflit.
492/514
D'autre part, le travail de Homburger sur l'association de thèmes de
complémentarité aux différentes zones érogènes du corps humain a conduit
Bateson à reconsidérer la nature des courbes de Richardson. Celles-ci, pour
qu'elles puissent caractériser des phénomènes de type orgasmique, ne sauraient
se cantonner dans des croissances exponentielles, lesquelles "ne sont limitées
que par des facteurs comme la fatigue" ; il faut tenir compte du fait que, dans
l'orgasme, "l'atteinte d'un certain degré d'excitation ou d'intensité, corporelle ou
nerveuse", est nécessairement suivie "d'une décharge de tension
schismogénétique".
Tout ce que nous savons des êtres humains impliqués dans diverses sortes
de joutes simples semble le confirmer : le désir conscient ou inconscient de
parvenir à une telle décharge de tension est un facteur important, qui stimule les
participants et les empêche de se retirer du combat, comme le recommanderait le
"bon sens". S'il y a chez l'homme quelque caractéristique fondamentale qui le
pousse au combat, il semble bien que ce soit cet espoir d'une décharge de
tension, au terme d'une excitation totale. Sans aucun doute, ce facteur est-il
souvent décisif en cas de guerre. (La vérité pure et simple - à savoir que, dans la
guerre moderne, seul un très petit nombre de participants parvient à cette
décharge orgasmique - ne semble point nuire au mythe insidieux de la "guerre
totale".) (VEE I, 123-124)
Que, dans une telle société "stagnante" (steady), les interactions n'existent
qu'à l'état d'ébauches ou d'esquisses, cela interdit effectivement au discours de
les théoriser. La dialectique ne saurait s'y ancrer. On se gardera cependant de
prendre cette stase, ou ce statisme, pour de l'immobilité ou de l'immobilisme.
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Pour le visiteur, il est tout de suite évident que la force motrice de l'activité
culturelle à Bali ne réside ni dans la thésaurisation ni dans le simple besoin
psychologique. Les Balinais, et particulièrement ceux des plaines, ne souffrent
ni de faim ni de pauvreté. Ils prodiguent la nourriture et passent une partie
considérable de leur temps à se consacrer à des activités absolument non
productives, de nature artistique ou religieuse, au cours desquelles la nourriture
et les richesses sont dépensées en pure perte. Il s'agit donc essentiellement d'une
économie d'abondance et non de pénurie, (VEE I, 128)
496/514
Seulement, le modèle balinais demeure axé sur un souci d'évitement
instrumental :
On voit en quel sens - ambigu - Bateson, cherchant une société sans conflit,
la trouve et ne s'en satisfait pas : il lui faudrait renverser l'angoisse en extase, et
les Balinais eux-mêmes n'opèrent pas ce renversement - ils ne vont que jusqu'au
plaisir. Encore ce plaisir est-il frangé d'ombre.
Mais ce que Bateson n'interroge pas, ou pas suffisamment, c'est si l'on peut
dire, la nature de cette ombre. Et si, en effet, celle ombre était blanche ! La
petite phrase que mentionne Bateson, et que nous avons citée après lui, aux
termes de laquelle "avant l'arrivée de l'homme blanc, le monde était stable", ne
fait l'objet d'aucun commentaire, d'aucune exégèse. Elle renvoie pourtant à cette
"stabilité" dont il nous est dit sans relâche, dans tout le texte batesonien, "la"
valeur essentielle, la valeur des valeurs, pour chaque villageois balinais.
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Notes
1 - Cet article est repris dans les Steps to an Ecology of mind, - traduction
française dans Vers une écologie de l'esprit, 1, pp. 83 ss. Nous désignerons cet
ouvrage sous le sigle VEE.
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Sources
Chapitre 4 – Première version parue dans Hors Cadre, 1er trimestre 1984,
numéro spécial sur le Cinénarrable, p. 11-23.
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Chapitre 10 – Texte écrit en hommage à Elodie Vitale, pour le volume des
Mélanges à paraître, sous la direction de Roberto Barbanti et Claire Fagnard, à
L'Harmattan.
Chapitre 15 – Paru dans le recueil Le Récit et les Arts, collection Arts 8, dirigée
par Jean-Paul Olive, Paris, L'Harmattan, 1998.
Chapitre 24 – Texte publié d'abord dans la revue Traverses (n° 5-6, septembre
1976), puis dans mes Gloses sur John Cage (Paris, U.G.E., 1978, p. 269-288).
Chapitre 25 – Inédit.
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Chapitre 26 – Paru dans le catalogue Film et vidéo publié à l'occasion de
l'exposition de Takahiko Iimura en mai 1999, à la Galerie Nationale du Jeu de
Paume (cf. les pages 8 à 18).
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Bibliographie
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Note sur la bibliographie
Les essais qui composent le présent recueil ont été élaborés au cours des
trente dernières années, à des fins et dans des circonstances à chaque fois
particulières ; l'ordre – logique et non chronologique – dans lequel je les ai
disposés ne devrait pas, en théorie, porter atteinte à l'autonomie de chacun . A
cet effet, tout chapitre comporte son propre jeu de références, qu'il n'est pas
obligatoire de réitérer à la fin de l'ouvrage ; mais que l'on remet en cause d'un
chapitre à l'autre, ce qui allège la mémoire. Vu en effet le caractère océanique du
déferlement éditorial concernant le phénomène postmoderne, mieux vaut
procéder au coup par coup, en puisant l'une après l'autre les mentions et citations
dont on a besoin sur l'instant, plutôt que de s'engager dans un stockage éperdu
qui ferait éclater la bibliographie de l'ensemble.
Je m'en suis tenu, par conséquent, à cette règle simple : ne pas répéter, in
fine, une référence déjà fournie dans le corps du texte. Les ouvrages mentionnés
dans les notes ne figurent donc pas dans la bibliographie qui va suivre. En
revanche, y sont accueillis les auteurs qui, cités ou non dans les notes, ont pesé
sur la rédaction du texte ; et s'y inscrivent les travaux qui, quoique non cités,
auraient pu (ou dû !) l'être.
Et comme cette règle, de toute façon, n'était pas encore assez sélective, je
me suis rangé à l'idée d'écheniller avec plus de rigueur les candidatures : je n'ai
retenu que celles des travaux susceptibles d'aider le lecteur à approfondir les
deux domaines que mes textes avaient abordés avec prédilection, domaines qui,
finalement, se laissent appréhender par la géographie autant que par l'histoire ;
car mon livre s'est cantonné dans l'étude d'une des genèses de la postmodernité,
celle qui concerne la "première génération" postmoderniste des Etats-Unis, et
s'est efforcé de montrer comment cette "première vague" avait sinon essaimé, du
moins nomadisé en esprit du côté d'une certaine éthique et d'un certain Orient.
D'où la division de la bibliographie en deux volets :
l) Celui qui, considérant que la revendication du label "postmodernité",
les précurseurs mis à part, est effectivement un phénomène nord-américain,
énumère les recherches portant sur le courant "atlantique" des échanges (ou des
capillarités…) avec l'Europe, et surtout, bien sûr, l'Allemagne et la France ;
2) Et celui qui scrute les récits ou témoignages du débordement de cette
même postmodernité à l'autre bout de l'Amérique, c'est-à-dire du côté de l'Orient,
par une voie "trans-Pacifique" – mais non sans tenir compte des
infléchissements possibles, ou des chocs en retour, du côté de l'Europe (cette
Northwestern Asia !).
505/514
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