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Daniel CHARLES

La Fiction de la postmodernité
selon l'esprit de la musique

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pour Catherine et Christophe,
Jacqueline et Julien.

Du même auteur :

La Pensée de Xenakis, Paris, Ed. Boosey and Hawkes, l968.

Pour les Oiseaux, Entretiens de John Cage avec Daniel Charles, Paris, Ed. Pierre
Belfond, l976. (Ouvrage traduit en allemand, en anglais, en espagnol, en italien,
et en japonais.)

Le Temps de la voix, Paris, Ed. Universitaires (J.-P.Delarge), l978.

Gloses sur John Cage, Paris, Union Générale d'Editions, l978. (Ouvrage traduit
en japonais.)

John Cage oder die Musik ist los, Berlin, Merve Verlag, l979.

Sur la Route du sel, en collaboration avec le sculpteur Bauduin, Paris, Ed.


Brunidor,l984.

Musik und Vergessen, Berlin, Merve Verlag, l984.

Poetik der Gleichzeitigkeit, Bern, Benteli Verlag, l987.

Zeitspielräume. Performance Musik Aesthetik, Berlin, Merve Verlag, l989.

Musketaquid. John Cage, Charles Ives, und der Transzendentalismus, Berlin,


Merve Verlag, l994.

Musiques nomades, Ecrits réunis et présentés par Christian Hauer, Paris,


Editions Kimé, l998.

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Sommaire

La Fiction de la postmodernité ............................................... 1


Sommaire ..........................................................................................3
Avant-propos .....................................................................................5
Liminaire : Genèse de cet ouvrage ..................................................13

Première partie : Incursions dans la théorie....................................45


Chapitre 1 : Nietzsche postmoderne ? ......................................................... 46
Chapitre 2 : La musique comme "métaphore absolue" ................................ 69
Chapitre 3 : Mythe, Musique, Postmodernité .............................................. 80
Chapitre 4 : Musique et narrativité : L'écriture du bruit ............................. 101
Chapitre 5 : Art Gestell Doxa.................................................................... 114

Seconde partie : Le partage de l'oreille .........................................128


Chapitre 6 : Dufrenne : voir, écouter, penser ............................................. 129
Chapitre 7 : Barthes, ou la langue dans l'oreille......................................... 141
Chapitre 8 : Eros musicien, ou le fourmillement des coups ....................... 151
Chapitre 9 : Ballif le postmoderne............................................................. 168
Chapitre 10 : Musique, expression, liberté ................................................ 179

Troisième partie : Musique et transcendantalisme.........................202


Chapitre 11 : De Thoreau à Charles Ives ................................................... 203
Chapitre 12 : Emerson selon Charles Ives ............................................... 214
Chapitre 13 : Cage lecteur de Thoreau ...................................................... 233
Chapitre 14 - Musique et an-archie .......................................................... 241
Chapitre 15 - Lévinas : l'éthique du récit .................................................. 288

Quatrième partie : Figures du désœuvrement ................................305


Chapitre 16 : Glose sur un poème de John Cage........................................ 306
Chapitre 17 : ZAJ ou le cercle des compositeurs disparus ....................... 330
Chapitre 18 : Le temps zéro chez Chris Newman ...................................... 349
Chapitre 19 : Les tuniques de Nessus ....................................................... 364
Chapitre 20 - L'appel de l'avalanche......................................................... 374
Chapitre 21 - Le passage des pierres ........................................................ 380

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Cinquième partie : Présenter l'imprésentable................................394
Chapitre 22 : Musique, visage, silence ...................................................... 395
Chapitre 23 : L'Ereignis dans le Tao ........................................................ 414
Chapitre 24 : Gloses sur le Ryoan-ji......................................................... 421
Chapitre 25 : Le Ryoan-ji porté à l'écran ................................................... 436
Chapitre 26 : Narcissisme et postmodernité ............................................. 442
Chapitre 27 : Au delà du narcissisme ?..................................................... 453

Envoi .............................................................................................484
Chapitre 28 : A la recherche d'une société sans conflit ............................. 485

Sources..........................................................................................500

Bibliographie.................................................................................504
Note sur la bibliographie........................................................................... 505
Bibliographie 1 : "transatlantique" ............................................................ 506
Bibliographie 2 : "transpacifique" ............................................................. 510

Index nominum ..............................................................................514

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Avant-propos

Dans les études qui vont suivre, on n'a pas entrepris de passer en revue la
production romanesque du XXe siècle, comme l'avait fait par exemple en 1987
la Postmodernist Fiction de Brian McHale, et comme l'a tenté à nouveaux frais
Stephen Baker dans The Fiction of Postmodernity (1).A vrai dire, lorsque Jean-
François Mattéi m'avait demandé, voici trois ans, de réfléchir à une Critique de
la postmodernité, l'idée de substituer Fiction à Critique s'était immédiatement
imposée à moi, parce qu'il me semblait qu'une catégorie (ou métacatégorie)
comme postmodernité relevait d'une volonté de construction historique dont les
tenants de la Théorie critique comme Adorno n'avaient tenu compte, justement,
qu'en vue d'une critique à sens unique. Peut-être était-ce l'effet d'un parti-pris ?
Il se trouve que, jeune musicien , j'avais rencontré Adorno aux Ferienkurse de
Darmstadt ; mais le sentiment que m'avaient laissé l'homme et sa dialectique,
malgré l'intérêt que je portais à la Philosophie der neuen Musik et à ses autres
écrits (2), était celui d'un malaise persistant - celui qu'a décrit Jean-François
Lyotard dans ses "Dérives", et approfondi dans "Adorno come diavolo" (3) : se
laisser aller à une critique tellement sûre d'elle-même qu'elle ne débouchât que
sur du Hegel au carré, cela revenait à une démission, face à la besogne de pensée
qu'exigeait l'aventure artistique pour être au moins interrogée sur ses origines.
L'idéal adornien de la "musique informelle" me paraissait susceptible de faire
l'objet d'une approche bien plus efficace en termes d'Auszugsgestalten (c'est-à-
dire de "formes-esquisses") : avec le compositeur Dieter Schnebel, disciple
d'Ernst Bloch, je voyais dans l'Experimentum mundi, donc dans le "système
ouvert", tel que la postmodernité invitait à le repenser, l'expression la plus
rigoureuse de la "poétique de l'histoire" à laquelle conduisait la pensée
blochienne ; les musiques expérimentales valaient d'être interrogées en tant que
faisant signe vers ce que Gérard Raulet appelait "une autre rationalité" (4).
Fidèle, d'autre part, à l'idée (chère, jadis, à Merleau-Ponty, et de là à Lyotard) de
l'urgence d'une relativisation du relativisme, je croyais nécessaire non seulement,
comme Lyotard l'avait suggéré dans sa contribution magistrale à l'Encyclopédie
philosophique universelle (4), de "réécrire la modernité" à la façon de Heidegger,
mais de remonter – ne serait-ce que pour vérifier la connivence qu'avait su
diagnostiquer Gérard Raulet entre Bloch et Nietzsche - jusqu'à l'adversaire juré
de Hegel qu'avait décrit Deleuze dans son livre sur Nietzsche, et dont la
généalogie de la postmodernité ne pouvait à l'évidence faire l'économie (5). Le
mot de fiction, Nietzsche ne l'avait-il pas en effet déjà imposé non seulement à
Deleuze, mais à Lyotard, c'est-à-dire aux deux philosophes français les plus
impliqués, volens nolens, dans les débats de fond touchant la postmodernité ?
C'est donc en relisant un passage à mon sens capital de l'"Adorno come diavolo"

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de Jean-François Lyotard, que je pris ma décision quant à l'intitulé du présent
ouvrage – il s'agissait du passage dans lequel Lyotard réclamait, pour aborder les
musiques "affirmatives", "pauvres et concrètes (celles de Cage avant tout)"(6),
que l'on abandonnât l'"alternative" prônée par Adorno : n'étant "ni apparence,
musica ficta, ni connaissance laborieuse, musica fingens", l'œuvre (ou la non-
œuvre) "povera" serait "jeu métamorphique d'intensités sonores, travail
parodique de rien, musica figura."(7)
La Fiction de la postmodernité, donc, serait une enquête sur
l'élaboration de la "catégorie postmodernité", et cette enquête ne se déroberait
pas à la nécessité de juger, krinein. Mais sans arrogance : elle suivrait non pas
l'aveuglement somnambulique qui paraissait de mise à Francfort, mais la rigueur
dans l'autocritique qu'avait su s'imposer l'auteur de Discours, Figure, au long
d'un parcours intellectuel qui l'a conduit ou reconduit dans les parages de
Heidegger. Cela permettrait de faire droit à la relative complexité sémantique du
mot fiction : celui-ci n'est pas seulement synonyme de "fabrication", car au latin
fabricare, le fingere ajoute la nuance d'une "feinte". Et "feinte" nous expédie
vers l'eirôneia, l'ironie des Grecs : "ironie" et postmodernité devraient, en
principe, faire bon ménage (8). Cela explique la propension générale à rabattre
la sémantique du mot "fiction" sur les "arts de littérature" : ceux-ci n'autorisent-
ils pas le dédoublement, la duplicité, bref le double jeu ? Rien de surprenant, si
l'on y pense, à ce que le maître d'Adorno, Lukàcs, se soit permis de voir dans
l'"ironie de l'écrivain (...) la mystique négative des époques sans Dieu"(9). Mais
rappelons-nous le parallèle qu'avait méticuleusement agencé, jadis, Lucien
Goldmann entre Lukàcs et Heidegger (10); en songeant à la fascination
commune ressentie chez ces auteurs pour la "mort de Dieu", et en général la via
negativa (avec tout ce qu'elle comporte d'angoisse de coulpe), ne faudrait-il pas
dédoubler et redupliquer, en l'honneur des postmodernes, le diagnostic de
Janicaud sur le "tournant théologique" de la phénoménologie, et emboîter le pas
au "Pour une philosophie non théologique" de Mikel Dufrenne (11) ? Il se
pourrait bien, en effet, que l'enjeu le plus constant de la "logique floue", fuzzy,
des postmodernes, fût de l'ordre (ou du désordre) non pas seulement de la
théologie, mais de la théologie négative, et que celle-ci s'accommodât à son tour
de ce que Derrida a suggéré d'appeler, dans le fil de Georges Bataille, une
"athéologie négative" - ce qui débouche assurément sur l'"indécidable" des
déconstructionnistes...à moins qu'une autre logique, ou qu'une autre rationalité,
ne nous guidât secrètement vers un tout autre lieu.
En se laissant aller à ces rêveries, il était aisé, certes, d'extrapoler. Mais
on ne quittait guère pour autant le champ d'exercice du discours : on se
contentait de parachever, à l'aide de théologèmes ou de non-théologèmes plus ou
moins vagues, le linguistic turn. Cela ne revenait-il pas à penser en rond ? - Il y
avait bien le brûlot de Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, qui
avait le mérite de couper court à ces "rondeurs" de la pensée qu'étaient les
"métarécits" selon Lyotard. Toutefois, et Latour n'y prenait pas garde, son
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anorexie volontaire le portait à s'inventer parfois des adversaires un peu trop
minces, ou sur mesure ; Heidegger, notamment, se voyait récusé à propos de la
différence ontologique, par exemple, au moyen d'une facilité : "Dès que nous
suivons la trace de quelque quasi objet, il nous apparaît tantôt chose, tantôt récit,
tantôt lien social, sans se réduire jamais à un simple étant." (12) En revanche, la
référence unique à un art "constitué", référence dont il précise qu'elle est "à la
base de cet essai", paraît de nature à restituer à l'argumentation de Latour son
efficace, à l'ère de la postmodernité déchaînée. Elle concerne une procédure
permutationnelle bien connue des musiciens, et dûment pratiquée au XXe siècle
par un compositeur postmoderne s'il en est, Olivier Messiaen : le double
mouvement des extrêmes aux centres et des centres aux extrêmes (13). Or il
s'agit d'un schème médiéval, mais parfaitement applicable aux tâches de
"purification" ou de "médiation" au fil desquelles se modèlent, selon l'auteur,
nos représentations du monde. Qu'il y ait un esprit de la musique à l'œuvre dans
nos pensées et dans nos écrits (14), c'est-à-dire dans l'économie du monde tel
que nous le sculptons, si cela constitue le secret de notre non-modernité, alors
oui, nous n'avons jamais été modernes parce que nous avons toujours été
postmodernes (15). Vive Messiaen !
Cela, malheureusement, ne résout rien. Car qui sommes-nous ? Quand,
dans l'exégèse de la Phénoménologie de l'esprit qu'il publie en 1948, Kojève
affirme que la disparition de l'animal "posthistorique" qu'est devenu l'homo
sapiens est aujourd'hui un fait avéré, il ne renvoie pas seulement son lecteur à la
fin de l'histoire européenne, celle qui s'achève avec la victoire de Napoléon à
Iéna, il va jusqu'à proclamer que l'American way of life préfigure de façon
tangible l'"éternel présent" dont bénéficiera désormais l'ensemble de l'humanité ;
et il rectifiera le tir après un voyage au Japon effectué en 1959 : l'"interaction"
du Japon et de l'Occident finira par la "japonisation" des Occidentaux, "les
Russes y compris" (16).
Que faire, en effet, quand on s'interroge sur la postmodernité, de
l'événement qu'a constitué, aux yeux des historiens, le célèbre débat sur la
"postmodernité" comme "élément moteur de la sphère de co-prospérité
asiatique", argument essentiel de la doctrine ultra-nationaliste depuis les années
trente, lors du colloque "Dépassement de la modernité" qui rassembla à Tôkyô,
et en pleine guerre (1942), plusieurs des philosophes de l'Ecole de Kyôto ? La
définition exacte à donner du fait social postmoderne au Japon a donné lieu à
d'innombrables discussions, au Japon d'abord, puis aux Etats-Unis, enfin en
Europe ; et la question est loin d'être résolue. C'est que la politique continue
d'imposer ses exigences. Selon l'orthodoxie à laquelle on adhère, le ton (et la
teneur de la Quellenforschung, c'est-à-dire le repérage et l'inventaire des
sources), la façon d'interpréter, la prospective à envisager, tout se modifie. Or
nul, en principe, ne peut se croire totalement indemne de préjugés, et
l'herméneutique de Gadamer a relancé dans la seconde moitié du XXe siècle un
débat déjà complexe à ce propos ; en outre, s'agissant de la postmodernité, les
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dés n'ont pas manqué d'être pipés en tous sens; et l'attitude d'un penseur
indépendant de toute inféodation voyante à tel ou tel clan, comme le philosophe
belge Bernard Stevens, dans les divers textes qu'il a consacrés à l'Ecole de
Kyôto et rassemblés sous le titre Topologie du néant (17), m'est apparue rare, et
exemplaire. Résistant, en effet, à la critique émise par ce qu'il appelle "le petit
cénacle des japonisants français de Kyôto", lequel dénonçait l'"irresponsabilité"
de sa présentation des penseurs japonais dans un article de 1993, Bernard
Stevens s'est insurgé, dans son avant-propos, contre "la conscience jugeante des
"belles âmes" ignorantes de l'inquiétude de la pensée", qui décidait de façon
autoritaire de ce qu'il y aurait lieu de retenir de tel ou tel philosophe, eu égard à
ses engagements politiques antérieurs, et surtout au prorata du "penchant
fascisant dont faisait preuve, depuis toujours, et pour longtemps encore sans
aucun doute, la sensibilité japonaise..." (18)
J'ai moi-même rencontré, à propos de la postmodernité made in Japan et
datée de 1942, un problème analogue, qui concernait à vrai dire non pas le seul
"penchant fascisant" des Japonais, mais celui, beaucoup plus proche de nous,
dont Heidegger eut à répondre en 1945, et que le personnage que je dénomme
l'Abbé Farias a réactualisé plus récemment. Lors d'une soutenance de thèse qui
défraya la chronique, et dont le sujet pouvait effectivement prêter à quelques
controverses, puisqu'il consistait dans une confrontation entre deux pensées
audacieuses de la modernité, celle de Heidegger et celle de John Cage, ce
dernier, de passage à Paris, accepta de figurer dans le jury auquel je l'avais
convié. Nous débattions tout à fait sereinement, lorsqu'un membre du jury
s'avisa de poser au candidat une question étrange : "M. Cage, à la différence de
Heidegger, n'a jamais revêtu un uniforme de Recteur, ni porté de moustache ; sa
ressemblance avec Hitler étant, de ce fait, problématique, pourquoi avoir choisi
un tel sujet ?" Le candidat ne sachant que répondre, Cage se tourna vers
l'intervenant, et lui posa en retour un vrai problème : "Comment pouvez-vous
insinuer que le port d'une moustache suffise à faire de quiconque un nazi ? Et
croyez-vous que mon adhésion au bouddhisme zen ait signifié que j'aurais aussi
bien participé aux atrocités dont les bouddhistes zen se sont rendus coupables
pendant la guerre ?" Lorsque Bernard Stevens s'interroge sur "la conscience
tranquille des défenseurs peu aventureux du politiquement correct, totalement
insensibles aux enjeux réels dont l'effort des philosophes de Kyôto, ou de
Heidegger, sont le témoin", il formule l'une des difficultés majeures auxquelles
se heurte la recherche.
Sans nécessairement partager les vues de Bernard Stevens sur l'avenir de
la postmodernité (la confiance qu'il croit devoir accorder à l'idéal
communicationnel du consensus me paraît pour le moins sujette à caution...), je
considère sa Topologie du néant comme l'un des ouvrages les plus novateurs
parus sur la problématique que les textes dont je propose ici le florilège tentaient,
de leur côté et sous l'angle de l'esthétique, de mettre sur pied. L'aire francophone
s'est également enrichie de façon suggestive à l'occasion du projet de recherche
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coopérative internationale lancé en 1994 par Augustin Berque sur Le
Dépassement de la modernité, hier et aujourd'hui, avec l'ouvrage collectif d'A.
Berque et P. Nys intitulé Logique du lieu et œuvre humaine, qui contient, outre
des contributions d'une grande pertinence, une vision plus équilibrée de la
"politique à suivre",dans le domaine postmoderne, que celle du "politiquement
correct". Et, s'il faut compléter ce (trop) bref palmarès, je dois signaler que le
livre de Rada Ivekovi_ Orients, critique de la raison postmoderne, accompagné
de la publication des actes du Colloque de Céret qui s'était tenu en 1991 sur
Europe-Inde-Postmodernité, m'est apparu, en 1992, comme le tout premier
signe du fait même que les travaux que j'avais entrepris, depuis une bonne
vingtaine d'années, dans ce domaine si fréquenté apparemment de l'esthétique
comparée dans ses rapports avec les théories et pratiques de l'art de la "post-
avant-garde", que ces analyses, donc, pourraient trouver un écho autre
qu'américain ou japonais (49).
On trouvera donc essentiellement dans le présent volume des textes-
constats, témoignant de la naissance "fictionnelle", c'est-à-dire de la
construction, d'un certain concept de postmodernité, que j'ai vu naître, justement,
en tant que fiction hypothétique, et dont il m'a semblé non seulement qu'il avait
occupé le devant de la scène artistique et philosophique là où je l'avais flairé et
où il m'avait été donné de le suivre, mais qu'il avait joué un rôle particulièrement
efficace, même lorsque l'inflation du "postmoderne" commercial, culinaire,
médiatique etc. avait envahi - ou semblé envahir - le champ de la "vie
quotidienne". L'ordre que j'ai choisi pour les différents textes - dont chacun est,
sinon entièrement auto-suffisant, du moins en prise sur "une" problématique
dont il attaque un aspect particulier, alors que "la" problématique garde son
identité d'ensemble -, ordre qui est fonction d'une chronologie qui ne suit pas
l'événementiel, mais l'apparition d'aspects inédits, cet ordre prend en compte la
polarisation progressive que dessinait en 1971 la conférence que j'avais
prononcée à la Sorbonne sur la demande de Jean Wahl : ce n'était que vers la fin,
que l'Orient de cette quête commençait à poindre, et la référence à Lévinas - que
j'ai retrouvée sous la plume de l'auteur des Heidegger's Estrangements, Gerald L.
Bruns, treize ans plus tard (20) – faisait déjà signe comme une invitation à se
mettre "à l'écoute de l'Autre, c'est-à-dire de l'autre civilisation"(21); c'est-à-dire,
selon le mot de Kojève, à japoniser.
Je tiens enfin à dire à Jean-François Mattéi, dont la patience a été mise à
rude épreuve par mes retards insensés (et involontaires !), mais dont la confiance
m'a touché d'autant plus que j'en abusais, que je lui suis profondément
reconnaissant de la générosité qu'il n'a cessé de me manifester, et de l'accueil
qu'il a tenu à réserver à ce livre dans la collection en tous points prestigieuse
qu'il dirige.

(Octobre 2000)

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Notes

1. Cf. Brian McHale, Postmodernist Fiction, New York, Methuen,1987. Et


Stephen Baker, The Fiction of Postmodernity, Edinburgh, The Edinburgh
University Press, 2000.

2. En 1961-1962, avant la publication de la traduction de la Philosophie de


la nouvelle musique (due à Hildenbrand et Lindenberg) chez Gallimard
(1962), j'ai étudié ce livre en lui consacrant un cours d'un semestre à
l'Université d'Aix-en-Provence.

3. Cf. Jean-François Lyotard, "Dérives", in Dérive à partir de Marx et Freud,


Paris, U.G.E., 1973, p. 5-21 ; et "Adorno come diavolo", in Des dispositifs
pulsionnels, Paris, U.G.E., 1973, p. 115-133.

4. Cf. Gérard Raulet, "L'utopie concrète à l'épreuve de la postmodernité, ou :


comment peut-on être blochien ?", in Ernst Bloch et Györgi Lukàcs un
siècle après, Actes du colloque du Goethe-Institut (Paris, l985), Arles,
Actes Sud, l986, p. 27O-285.

5. J.-F. Lyotard, "Argumentation et présentation : la crise des fondements",


in A. Jacob, Encyclopédie philosophique universelle, I. L'Univers
philosophique, Paris, P.U.F., 1989, p. 738-750. Cf. Gilles Deleuze,
Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962 .

6. C'est l'expression utilisée dans "Dérives", loc. cit., p. 20.

7. "Adorno come diavolo", loc. cit., p. 125.

8. Cf. Daniel Charles, "Ironie et postmodernité", article sous presse dans le


numéro spécial de la Revue d'Esthétique consacré aux Rires (en hommage
à Olivier Revault d'Allonnes), automne 2000.

9. Georges Lukàcs, La Théorie du roman, trad. Jean Clairevoye, Genève,


Ed. Gonthier, 1963, p. 86.

10. Cf. Lucien Goldmann, Lukàcs et Heidegger, fragments posthumes (éd.


Youssef Ishaghpour), Paris, Denoël -Gonthier, 1973.

11. Mikel Dufrenne, "Pour une philosophie non théologique", préface à la


seconde édition du Poétique, Paris, P.U.F., 1973.

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12. Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, Essai d'anthropologie
symétrique, Paris, La Découverte, 1991, p. 88-90. En sens
rigoureusement inverse, cf. Jean-Michel Salanskis, Heidegger, Paris, Les
Belles-Lettres, 1997, p. 31-32 : "Les choses, les étants que nous donne
l'Etre, en effet, pour Heidegger, ne sont pas des choses positivistes, des
objets matériels bien délimités, à ranger dans leurs tiroirs en attendant
l'inventaire de la science ou du sens commun. Ce sont les choses dans
toute leur plénitude intentionnelle, c'est-à-dire exactement telles que nous
les vivons, les accueillons, et les intégrons à notre monde. Ce sont les
choses avec toute leur texture affective, sociale, mythique, poétique, avec
toute leur charge de pensée."

13. Cf. B. Latour, op. cit., p. 105-107.

14. Dans un texte d'une grande beauté, Françoise Proust l'a montré à propos
des Mille plateaux de Deleuze et Guattari : "la musique s'entend sans
doute autant dans le devenir-musical de la langue, comme dans celle d'un
Beckett ou d'un Kleist, que dans une composition musicale comme telle."
("Le Style du philosophe", in Yannick Beaubatie, Tombeau de Gilles
Deleuze, Tulle, Ed. Mille Sources, 2000, p. 122).

15. Le neuvième et dernier séminaire du Centre de Documentation de la


Musique Contemporaine (C.D.M.C.) de l'année 2000-2001, prévu pour le
12 juin 2001, et "modéré" par Béatrice Ramaut-Chevassus, auteur d'un
remarquable Que sais-je ? sur Musique et postmodernité (Paris, P.U.F.,
1998, n°3378), s'intitulera Comment ne pas être postmoderne ?, et se
propose de "définir la postmodernité comme une attitude et même comme
un esprit du temps, non comme un style". C'est exactement la perspective
que je défends ici, et dans laquelle Bruno Latour me paraît engagé, même
s'il prétend l'inverse. La même analyse vient d'être confirmée par le
sociologue de Liverpool, Gérard Delanty, pour lequel la question de la
postmodernité s'est en fait déplacée, et concerne désormais non plus
l'Europe, ni même peut-être les Etats-Unis, mais l'Extrême-Orient et
l'Islam. Cf. G. Delanty, Modernity and Postmodernity, Knowledge, Power,
and the Self, London, Sage, 2000, notamment p. 153-155.

16. Cf. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris,


Gallimard, 1968, p. 437, note.

17. Bernard Stevens, Topologie du néant, Une approche de l'Ecole de Kyôto,


Louvain, Peeters, 2000.

18. B. Stevens, op. cit., p.4.


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19. Cf. Augustin Berque et Philippe Nys éd., Logique du lieu et œuvre
humaine, Bruxelles, Ed. Ousia, 1997 ; Rada Ivekovi_, Orients, Critique
de la raison postmoderne, Paris, Noël Blandin, 1992 ; Rada Ivekovi_ et
Jacques Poulain, Europe-Inde-Postmodernité, Paris, Noël Blandin, 1992.

20. Cf. Gerald L. Bruns, "Poethics : John Cage and Stanley Cavell at the
Crossroads of Ethical Theory", in Marjorie Perloff and Charles
Junkerman, John Cage Composed in America, Chicago, The University of
Chicago Press, 1994, p. 206-225 ; tout le texte développe le
rapprochement Cage/Heidegger, en montrant comment Lévinas relaye en
quelque sorte Heidegger dans la quête "transcendantaliste", thoreauvienne,
et finalement orientale, de ce que Stanley Cavell dénomme la
"reconnaissance" (acknowledgment).

21. J'emprunte cette formule au Prière d'insérer (p. 4 de couverture) du livre


de Rada Ivekovi_, Orients (op. cit.).

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Liminaire : Genèse de cet ouvrage

Dans l'entretien qu'il a accordé à Elie During pour la revue Art Press en
1999, et dont le texte a été repris dans le Tombeau de Gilles Deleuze (1), Sylvère
Lotringer explique comment, jeune enseignant à l'Université Columbia à New
York, il décida de fonder au début des années soixante-dix une revue -
Semiotext(e) - susceptible de diffuser aux Etats-Unis la pensée française
contemporaine, de façon que celle-ci fût à même de rencontrer la "réalité
américaine". L'entreprise était quelque peu risquée : ce que Lotringer entendait
par "réalité américaine" différait notablement de ce que professait
l'establishment universitaire local, lequel faisait la part belle à la tradition
puritaine, et s'adonnait à un jeu redoutable, celui de la critique.
Ce jeu, en quoi consistait-il ? En une discussion systématique visant à
sécuriser intégralement la teneur d'une argumentation, et conférant aux seuls
spécialistes le droit à la légitimité théorique. Bien entendu, nul ne songerait à
contester le bien-fondé d'une telle règle, si son application ne conduisait à des
errements parfois inadmissibles. Comme le rappelle Lotringer, "Une théorie
quelle qu'elle soit court toujours le risque de devenir une machine à juger. (...)
Quand on critique, on s'adresse moins à un objet qu'on n'affirme son propre droit
à critiquer. On se place en position de maîtrise : on est celui qui sait par rapport
à ceux qui ne savent pas ou qui savent faux. On n'explore rien, on n'expérimente
pas, on ne fait que confirmer ses propres préjugés, même généreux. La
générosité aveugle, il n'y a rien de plus pernicieux. On tuerait les gens pour leur
faire du bien. Barthes disait que le classicisme, c'est ce qui s'enseigne en classe.
Eh bien, la critique c'est ça. La critique, même excellente, donne toujours une
leçon." (2)
Et quelle était cette "réalité américaine" qui, selon Lotringer, se refusait à
recevoir des leçons ? La réponse est dans la question : les "mauvais élèves", les
cancres, "ceux qui pensaient en prise avec cette réalité, aux Etats-Unis, n'étaient
pas les universitaires, mais les artistes." (3) Pas n'importe lesquels, pas ceux qui,
confrontés avec une "pensée française" exotique, et surtout inattendue, voire
énigmatique, s'en empareraient pour la convertir en un nouveau langage dont ils
deviendraient aussitôt les spécialistes. La revue October, par exemple, fondée à
la même époque que Semiotext(e), s'est vite métamorphosée en machine de
pouvoir universitaire, et artistique, les deux ne faisant plus qu'un. L'histoire de
l'art comme comble de l'art. On n'a plus besoin d'artistes, les historiens sont là.
C'est maintenant partout le même langage, le même pouvoir : on entre dans la
carrière." (4) - Non, ceux des artistes qui ont suivi Semiotext(e) se recrutaient
bien davantage hors normes : loin de se laisser intimider par un discours
théorique (et par une rhétorique) d'importation, ils en useraient afin de produire
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leurs propres idées, c'est-à-dire à des fins expérimentales ou exploratoires, non
axées sur le prestige ou la rentabilité. "L'idée de départ, avec Semiotext(e), c'était
de se passer de toute critique.(...) Cette attitude correspondait à l'idée que je me
faisais du pragmatisme américain : si on n'aime pas quelque chose, on laisse
tomber, on va à ce qui est vivant. Une position active, non réactive. C'est tout
Nietzsche. Si on passe son temps à critiquer, on finit par avoir raison. Il n'y a
rien de pire. La revue n'a jamais cherché à avoir raison, et n'a jamais eu peur
d'avoir tort. Quand on commence par avoir tort, on finit peut-être par trouver
quelque chose en route." (5) La "réalité américaine", en somme, trouvait avec
Semiotext(e) - "sismographe français" branché à New York - sa "chambre
d'écho"(6).
Or, si Lotringer veillait tant à contourner la "critique", ce n'était que dans
la mesure où la French Theory dont il se réclamait - et qui regroupait les tenants
du renouveau "nietzschéen" d'après 1968 - s'interrogeait sur la conduite pratique
à tenir dans une société devenue "fluide", et à laquelle la vieille gauche
académique américaine ne s'intéressait plus qu'en théorie. Pour Deleuze et
Guattari, en particulier, l'opposition politique ne pouvait plus se satisfaire des
catégories analytiques habituelles, et la réflexion devait s'ouvrir sur des constats
résolument neufs. "Les signes fonctionnent dans le social, ont une archéologie
dans les sociétés sauvages. Le capitalisme n'est plus seulement une affaire
d'exploitation, d'extraction de plus-value. C'est un organisme proliférant,
déterritorialisant, anarchique. Il crée des valeurs nouvelles, et en même temps
des représentations et des valeurs-paravents."(7) - Mais qui eût pu admettre,
dans les Etats-Unis de 1972, une "schizo-analyse" apparemment aussi peu
fondée et d'inspiration aussi peu "dans le vent"? Car la référence nietzschéenne,
"l'université américaine, dominée par la théorie critique héritée de l'Ecole de
Francfort et par les derrido-lacaniens, l'ignorait ou n'en voulait pas." (8) Et vu la
tiédeur des éditeurs, il ne restait plus qu"'à court-circuiter l'université à partir de
l'université, en gardant toujours un pied ailleurs, les deux si possible."(9)
En revanche, Sylvère Lotringer trouva dans la musique un répondant
décisif: "J'étais frappé par le fait que quelqu'un comme John Cage, dont j'ai fait
retraduire en anglais Pour les oiseaux, arrivait, à partir d'un cocktail de
bouddhisme zen, de transcendantalisme à la Thoreau, de "chance", et d'une dose
d'anarchisme culturel à l'américaine, à des positions proches de celles de
Deleuze et Guattari. Et en évitant le théoricisme français."(10)
Cage était en effet l'intercesseur rêvé : sa participation à Semiotext(e),
intervenant dans le numéro 7, c'est-à-dire au départ de la troisième année de la
revue, 1978, équivalait à un brevet de non-conformisme, et rassurait les artistes
peu portés sur la théorie. Ces derniers ne boudèrent pas les textes signés
Bataille ou Deleuze, Lyotard ou Foucault, Klossowski ou Derrida, qu'avait
réunis Lotringer pour illustrer le thème du "retour de Nietzsche" (Nietzsche's
Return). Et Cage était représenté par onze pages de questions et réponses que
j'avais rédigées entre 1970 et 1976 : Pour les oiseaux, dont j'avais pratiquement
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terminé le manuscrit au début 1970, venait enfin de voir le jour (en janvier
1977), et Sylvère Lotringer, qui avait immédiatement souhaité une traduction en
anglais, commençait à voir son vœu se réaliser. Il obtint également de Cage une
page expliquant les circonstances exactes dans lesquelles le livre s'était élaboré ;
l'éditeur londonien Marion Boyars eut le bon goût de la faire imprimer en guise
d'introduction, après ma propre préface, dans la version complète de 1981 (11).
Epiloguant, une vingtaine d'années plus tard, sur le succès de Nietzsche's
Return, Sylvère Lotringer se félicita d'avoir mis ensemble "des gens qui
parlaient de Nietzsche, et des gens qui étaient nietzschéens", mais "parfois sans
le savoir". Peut-être faisait-il allusion à Cage ? En fait, Cage savait pourquoi il
n'était pas nietzschéen : il se méfiait d'une doctrine comme celle qu'Emerson
avait léguée à Nietzsche, relativement à la "sélectivité" du "retour éternel",
doctrine selon laquelle ne "reviennent" que ceux qui ont le courage de "vouloir"
ce "retour". Car c'est bien dans Fate que Nietzsche a puisé de quoi étoffer sa
thèse de la "transmutation des valeurs"(12); mais Cage se méfiait d'Emerson, à
qui il préférait évidemment Thoreau.
Et le lien de Cage avec Deleuze, sur lequel Lotringer reste un peu évasif,
serait également à préciser. Dans le livre-clef de 1962, Nietzsche et la
philosophie, dont il m'est arrivé de parler avec Cage, Deleuze s'était fait, comme
on sait, le champion de la "sélectivité" dont je viens d'évoquer la saveur
"transcendantaliste" (13); mais en 1972, L'Anti-Œdipe contenait un éloge direct
de Silence, ainsi que la mention de ma conférence de 1971 à la Société de
Philosophie (14), et John Cage en fut extrêmement touché. L'appréciation de
Lotringer est de toute façon à retenir "Qu'on soit deleuzo-guattarien sans
référence à Deleuze ou Guattari cela ne me gêne pas. Il y a une telle symbiose
entre la réalité américaine et la théorie française que les gens n'ont pas
nécessairement besoin de faire appel aux concepts.(...) L'avenir de la théorie,
c'est la disparition de la théorie dans la production de ses effets." (15)

La dernière phrase qui vient d'être citée, tout en résumant l'expérience


new-yorkaise du fondateur de Semiotext(e), semble prédire, sinon - selon
l'expression désormais rituelle de Michel Foucault - un "siècle deleuzien", du
moins le succès assuré d'une certaine postmodernité.
Le mot "postmodernité" est absent du texte de Lotringer. Cela n'est
guère surprenant : comme le dit René Scherer, "il peut être utile de signaler que
Deleuze n'a jamais pris au sérieux la mode du "postmodernisme", pour la bonne
raison, peut-être, selon un bel article d'Antonio Negri dans Chimères, que sa
philosophie est en avant et a déjà répondu à ce sur quoi le postmodernisme
pouvait s'interroger." (16)
Mais "être en avant" et satisfaire à l'exigence de ce qui, venant "en
après", ne s'est pas encore exprimé, c'est frayer la voie à ce qui suivra.
Reportons-nous en effet à ce qu'énonce Antonio Negri : dès L'Anti-Œdipe, la
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"critique des structures de la modernité" s'érigeait en "critique postmoderne":
non pas "dans le sens mou tel que l'idéologie dominante nous en a restitué le
concept, mais à travers la figure insurrectionnelle dont l'empire de la
mondialisation a commencé à subir les attaques" (17) ; et dans Mille plateaux, la
"continuité historiographique de l'histoire de la philosophie" se voyait "dissoute,
comme est dissoute sa téléologie ontique" (18) : du coup, la "critique
postmoderne", devenant dure, scellait l'appartenance d'un penseur comme
Heidegger, qui avait déjà tenté de critiquer la modernité, à une postmodernité
"faible". "Regardons un instant en arrière : quand Heidegger pose le
renversement de l'ontique en ontologique, de l'historiographie en historicité, il
fait en même temps, de ce renversement, de la rupture logique, du refus du
destin, la seule signification de l'existant. L'opération heideggerienne constitue
un blocage de la vie. Elle pousse à l'extrême la démarche métaphysique vers un
point d'arrivée. Heidegger, c'est Job qui, à l'inverse de ce qui se passe pour le
Job biblique, voyant Dieu, en reste aveuglé."(19)
On peut, certes, récuser une telle comparaison. Mais il s'agit surtout
pour Negri de faire ressortir la "dureté" deleuzo-guattarienne - laquelle, selon lui,
réédite en un sens Heidegger, mais pour le prolonger, sans passer par le détour
de la Verwindung et donc en évitant de procéder à la façon de Gianni Vattimo,
qui – selon le mot d'Augusto Illuminati – "urbanise non seulement la province
heideggerienne, mais aussi le désert de Zarathoustra."(20)
Ici, un rapprochement s'imposerait avec Mikel Dufrenne, qui n'hésitait
pas à se réclamer du Deus sive natura : il est possible de "voir Dieu" dans Mille
plateaux, mais "à la manière spinozienne". Et c'est en ce sens que l'on peut
parler, en tenant compte de la définition nietzschéenne de l'homme comme
animal fingens, d'une fiction de la postmodernité – laquelle consistera, dans
Mille plateaux, à "effectuer de nouveau le renversement méthodologique de
l'ontique à l'ontologique, dans une nouvelle perception de l'être - de l'être ouvert.
Non pas pour réaffirmer Dieu, mais pour l'exclure définitivement, non pas pour
saisir un absolu, mais pour considérer omnino absoluta la construction de l'être à
partir du travail de la singularité, à l'œuvre dans le travail humain."(21) Voilà,
conclut Negri, pourquoi Mille plateaux peut se lire "comme une
phénoménologie du présent tout à fait opératoire ; mais il faut surtout y voir la
première philosophie du postmoderne. Une philosophie qui, plongeant ses
racines dans l'option alternative, immanentiste, matérialiste de la modernité,
propose les bases permettant de reconstruire les sciences de l'esprit." Telle est en
fin de compte la suprême tautologie : "Il n'y a pas d'autre manière de considérer
l'être, que de l'être, de le faire." (22)
On cite toujours, comme ayant forgé dans les années 1870-1880 le mot
"postmoderne", John Watkins Chapman ; mais sans doute faudrait-il faire un
sort au philosophe qui paraît l'avoir adopté le premier : l'allemand et nietzschéen
Rudolf Pannwitz, qui, dans les deux volumes du traité qu'il consacre en 1917 à
la Crise de la culture européenne, professe l'équivalence de l'homme
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postmoderne et du Surhomme (23). Une telle équation pourrait bien avoir servi
de cible à Walter Benjamin, lorsque celui-ci écrivait, dans Zentralpark : "Pour la
pensée de l'éternel retour, un fait a de l'importance : la bourgeoisie n'osait plus
regarder en face le développement futur de la production qu'elle avait mise en
œuvre. La pensée de l'éternel retour et celle qu'on brode sur les taies d'oreiller :
"Encore un petit quart d'heure "– sont complémentaires." (24) – Commentant cet
"aphorisme au vitriol", Gérard Raulet a éloquemment décrit le genre de
réactions que pouvait susciter auprès des théoriciens de l'Ecole de Francfort le
"nietzschéisme dévoyé" des philosophes français comme Deleuze ou Lyotard,
plus ou moins immergés dans le raz-de-marée de la postmodernité des années
soixante et soixante-dix, et qu'il était apparemment facile de fustiger – de loin –
d'un coup de baguette dialectique. C'est que leur "éclectisme" ou leur
"historisme", pour peu qu'on les considérât comme Benjamin l'avait fait de
l'éternel retour, à savoir comme "le rêve, ou le cauchemar esquivé" des
"monstrueuses inventions à venir dans le domaine de la technique de
reproduction"(ce qui irait de la pellicule cinématographique au clonage selon
Peter Sloterdijk), - cet "éclectisme" et cet "historisme", donc, passeraient
aisément pour "l'esquive d'une modernisation, à ce point affolée par elle-même"
qu'elle ne saurait plus se penser dorénavant qu'"au moyen de catégories
cliniques (la schizophrénie deleuzienne)" (25). Le successeur d'Adorno à
Francfort, Habermas, s'est particulièrement distingué dans ce genre de
réquisitoires(qu'Adorno cultivait déjà avec ardeur à l'époque où il condamnait,
dans la Théorie esthétique, le programme surréaliste qui "niait l'art sans pouvoir
vraiment s'en débarrasser") (26) ; dans son discours de 1980 sur "La modernité :
un projet inachevé", il mettait à l'index "toutes les tentatives pour combler
l'espace qui sépare l'art de la vie, la fiction de la pratique, l'apparence de la
réalité; toutes celles qui (…) prétendent faire de l'art avec n'importe quoi et de
chaque homme un artiste (…) ; et toutes celles qui se laissent ranger dans la
catégorie du non-sens et ne font qu'éclairer d'une lumière plus crue les structures
de l'art auxquelles elles entendaient porter atteinte : l'ordre de l'apparence, la
transcendance de l'œuvre, la concentration et le caractère méthodique de la
production artistique et enfin le statut cognitif du jugement de goût." (27) La
transposition directe de l'art dans la vie, qui constituait l'essentiel du programme
de l'avant-garde, correspondait selon Habermas à un idéal moderniste
parfaitement irréalisable (quel art serait-il à même de changer la vie ?), et dont
l'échec, prévu et prouvé, servait de prétexte à l'intronisation d'une postmodernité
anarchisante, soucieuse avant tout de briser la continuité structurée de l'histoire.
Naturellement, pour ne pas s'en tenir à cette vision des choses, on devait se
résoudre à renoncer aux "égarements"tant modernistes que postmodernistes :
Habermas, qui se voyait entouré de trois "conservatismes" au moins (celui,
franco-nietzschéen, des "jeunes conservateurs" ; celui, pré-moderniste, des
"vieux conservateurs"; et celui, d'un modernisme étroitement positiviste, des
"néo-conservateurs"), recommandait, afin d'assurer au mieux la fidélité à l'idéal
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du projet "inachevé" de la modernité, une "appropriation de la culture des
experts dans la perspective du monde vécu" - seule susceptible, lui semblait-il,
de "sauver quelque chose" des "intentions de la vaine révolte surréaliste", et
surtout des "considérations développées par Brecht, ou même par Walter
Benjamin, sur la réception des oeuvres d'art privées d'aura" (28).
Seulement, la "réalité américaine" n'est pas la réalité allemande, et "dans
le cas du modernisme architectural", la "transposition" de l'art dans la "pratique"
– c'est-à-dire dans la vie – ne s'est pas déroulée selon le schéma habermassien;
mais elle a "si bien réussi aux Etats-Unis, elle a si parfaitement correspondu à un
courant économique et idéologique porteur, qu'il est devenu ironiquement
justifié de rompre avec elle."(29) La postmodernité à l'américaine, telle que
représentée en architecture par un Charles Jencks, se voulait en effet beaucoup
moins hostile au modernisme que favorable à un pluralisme que l'idéologie des
modernes était réputée rejeter. En fait, c'est contre tout engagement idéologique
exclusif que se construisait la postmodernité des architectes. La métaphore
textuelle est ici de rigueur ; le postmoderne, comme l'explique Gérard Raulet,
"entend parler une langue aussi multivoque que possible : il considère la
production de bâtiments comme un langage, à l'intérieur duquel peuvent
coexister de multiples structures sémantiques. (...) Par là même, le postmoderne
représente une forme de positivisme, car il repose sur l'acceptation d'une
rationalité technicienne qui n'est critiquée qu'en tant qu'idéologie exclusive.
Tout en semblant rechercher ce que Habermas appellerait une communication
des sphères dissociées de la modernité, il se contente de les juxtaposer et de
cimenter leur séparation."(30) Voilà pourquoi, même si tout paraît les opposer,
elles vont ensemble : c'est qu'elles sont reliées par le lien postmoderne (:fictif?)
du sans lien. – Sur ce point, Deleuze et Jencks ne se rejoignent-ils pas ? Quand
Jencks rompt des lances en faveur du "double codage" - dont Raulet observe que
la dualité ("expert/profane") "recouvre en fait un codage multiple : éclectisme,
pluralisme et historisme du rapport à la tradition", il se situe au plus près du
"décodage" deleuzien (c'est-à-dire de la destruction des codes); et même, il en
fait l'aveu, le "double codage" est une forme de schize (31) ; c'est que,
"paradoxalement, l'intérêt pluraliste et éclectique pour le vernaculaire et le local
correspond à la déterritorialisation accomplie par le capitalisme." (32) Toujours
ce thème de la déterritorialisation, qui rendait en somme Deleuze acceptable à
New York, mais faisait de lui un interdit de séjour à Francfort... Il est vrai qu'une
introduction via Sylvère Lotringer signifiait que si un "pont" avait été construit
"entre la pensée française et le monde artistique", c'était "en refusant tous les
itinéraires qui pourraient académiser la pensée "nietzschéenne" française." (33)
La postmodernité résultante ne pouvait être qu'oblique.

Sylvère Lotringer avait eu l'idée de "faire se rencontrer en 75, dans le


cadre d'un colloque Schizo-Culture à Columbia, d'un côté des gens comme Cage
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ou Burroughs, et de l'autre Foucault, Deleuze, Guattari, Lyotard..."(34) A la fin
novembre 1976, je fus invité par un autre universitaire français en poste aux
Etats-Unis, Michel Benamou, à un Symposium international sur la Postmodern
Performance, qui se tenait au Center for XXth Century Studies de l'Université de
Milwaukee, et auquel participaient des artistes (John Cage, Allan Kaprow, Dick
Higgins, Carolee Schneeman); des poètes (Jackson Mac Low, Jerome
Rothenberg) ; des philosophes ou critiques (avec notamment, pour la France,
Jean-François Lyotard et Hubert Damisch); et un keynote speaker : Ihab Hassan
(35). La contribution de ce dernier consistait en un "masque" – au sens
musical : un divertissement-bouffe comportant plusieurs caractères ou
personnages travestis et configurant une "mascarade" – dont le sujet
(Prometheus as Performer : Toward a Posthumanist Culture) et les
protagonistes (Pretext, Mythotext, Text, Heterotext, Context, Metatext, Postext,
Paratext) composaient une étrange allégorie, à la fois compendium et manifeste,
récapitulation-collage de l'ensemble des idées de l'auteur quant à la
postmodernité ; mais présentant (mettant en scène, confiant à la déclamation
"performante") cette présentation (redoutablement érudite, lardée de références),
l'auteur en personne soumettait à son public (assez largement diversifié, les
artistes aidant) une œuvre en bonne et due forme, quoique hybride, métissée et
myriapode - une oeuvre à apprécier et à applaudir, mais hors genre, hors
catégories, et (somme toute) hors d'œuvre...
Le jeu d'Ihab Hassan, tel qu'il se donnait à voir et à écouter, mettait
clairement la critique - au sens où la prenait Lotringer, et que j'ai évoqué dès le
départ – au défi de continuer elle-même à jouer son propre jeu, qui revenait à
s'arroger le droit de juger sans partage. En effet, les huit "textes" de Prometheus
se heurtaient et se répondaient de manière à brouiller l'intelligibilité linéaire,
c'est-à-dire à faire régner le silence, sans réduire au silence les différentes voix ;
Hassan réalisait par là le projet qu'il avait formulé dès 1970, dans son article sur
les "métaphores du silence", de parvenir à un "paracriticism" offrant au lecteur
une liberté au moins égale à celle d'un créateur "expérimental" : "La critique
devrait prendre elle-même des leçons de discontinuité, et devenir en soi moindre
que la somme de ses propres parties. Elle devrait délivrer au lecteur des espaces
vides, des silences, dans lesquels il se rencontrerait avec lui-même en présence
de la littérature." (36) "Paracritique", avait précisé Ihab Hassan en 1975, sera
"l'essai de réactiver l'art de la multi-vocation" - nous dirions plutôt: de la poly-
phonie (37). Ce qui était surprenant, dans le Prometheus d'Ihab Hassan, c'était sa
musique - sa multivocité. Le "démembrement d'Orphée".
Ce qu'apportait en outre Hassan, c'était une extrême sensibilité à la
coïncidence des deux notions-clés d'immanence et d'indétermination, dont il
n'hésitait pas à faire l'amalgame en inventant, pour désigner l'imminence
"explosive" de la "multivocation" un mot superbe, l'"indetermanence" (38). Cet
amoureux des mots conseillerait-il d'annexer Derrida à la liste des penseurs
postmodernes, comme l'a supposé Hans Bertens (39) ? Mais il n'avait pas
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attendu l'après-structuralisme pour prôner le recours à un "nouveau gnosticisme"
qui rendrait compte de l'évolution générale du langage en posant qu'avant la
création des symboles, mots et choses ne faisaient qu'un - ce qui reconduisait la
postmodernité à l'immanence. Et l'"indétermination" telle qu'il la concevait ne se
résumait pas à la redécouverte du hasard : il la décomposait en "sous-tendances"
("hétérodoxie, pluralisme, éclectisme, distribution aléatoire, révolte,
déformation"), dont la dernière - la "déformation" - véhiculait toutes les nuances
du "désœuvrement" (unmaking) : "décréation, désintégration, déconstruction,
décentrement, déplacement, différence, discontinuité, disjonction, disparition,
décomposition, dé-définition, démystification, détotalisation, délégitimation"
(40). Par cette avalanche verbale, il ne résorbait pas nécessairement la portée de
l'unmaking en faisant mine de n'établir qu'un nouveau Précis de décomposition :
plus proche de Jean Wahl que de Cioran, il veillait seulement à parcourir le
champ des possibles en le balisant. A cet égard, substituer la "paracritique" à la
critique était un geste salvateur, puisqu'en donnant sa chance à chaque attitude
on n'éradiquait aucun futur ; et Hassan pouvait affirmer à bon droit en 1978 que
"le jeu de l'indétermination et de l'immanence est crucial pour l'épistémè du
postmodernisme"(41). Mais convertir en œuvre la "paracritique" elle-même,
comme dans Prometheus, ou dans Joyce-Beckett : a scenario in 8 scenes and a
voice, ou encore dans Fiction and Future : an extravaganza for voice and tape,
c'était effectivement (et affectivement) transformer la différence en différance.
Comme Derrida saluant, dans Glas, le monotexte défunt, ou se faisant, dans La
Carte postale, l'arpenteur de l'hypermodernité post-structurale, Ihab Hassan
n'hésitait pas à prêter main-forte artistique à l'art (et au non-art) dont il se faisait
ainsi à la fois le porte-parole et l'exégète. Qu'il se réservât la possibilité de se
rétracter, c'était de bonne guerre : même si, de nos jours, "l'écriture devient
plagiat et parler devient citer","c'est nous qui écrivons et c'est nous qui
parlons"(we do write, we do speak); la "métaphysique de l'absence
(post)structuraliste", avec "son idéologie de la fracture", refuse le "holisme ,
presque fanatiquement. Mais j'entends récupérer mon sentiment métaphorique
des entiers."(42)
Il n'était donc pas question, pour Ihab Hassan, d'adhérer sans retour à
quelque "post" que ce fût ; son propos, à la fois plus mesuré et plus incisif,
consistait à accompagner la création vivante, en train de se faire, in statu
nascendi, plutôt qu'une fois terminée ou disparue, c'est-à-dire refroidie (quelles
qu'aient été les causes ou raisons dudit refroidissement). C'est en ce sens qu'il
s'était rallié à l'indeterminacy : celle-ci, comme pour Cage, se définissait à ses
yeux par l'"imitation de la nature dans son modus operandi" - précepte thomiste,
mais aussi fondement de la théorie indienne et extrême-orientale de la création
artistique - et supposait une natura naturans, en pleine action, pas encore
"naturée". La conjonction de l'immanence et de l'indétermination, plaçant la
postmodernité en genèse "active" - celle du participe présent ! -, détournait
Hassan de se livrer à la critique, au sens précisément du New Criticism ; cela
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l'eût ramené à une natura naturata, à une affaire classée, à des taxinomies
mortes. A Milwaukee, il s'agissait d'agir, et la postmodernité symbolisait la
jeunesse des performing arts.
Mais Hassan, en prenant ses distances à l'égard du New Criticism, ne
pouvait pas ne pas rencontrer le groupe d'artistes et de théoriciens interessés par
la philosophie "continentale" et qui s'étaient rassemblés autour de William
Spanos et de sa revue boundary 2 (sous-titrée : a journal of postmodern
literature and culture). Fondée en 1972, boundary 2 s'était vouée à la défense et
illustration du renouveau de l'oralité dans la poésie contemporaine, en se plaçant
dans le sillage de Heidegger et des "ethno-poètes" heideggeriens de l'Université
de Boston ; et le Center for XXth Century Studies avait abrité en avril 1975, dans
le cadre de l'Université du Wisconsin à Milwaukee, une "première rencontre"
entre poètes et philosophes de cette tendance, sous la houlette - déjà - de Michel
Benamou (43). Rien d'étonnant, donc, à ce qu'Ihab Hassan se soit référé, dans
son Prometheus as Performer, à Heidegger et à son postmodern turn ; de plus
nous étions en novembre 1976, les Réponses de Heidegger aux questions de Der
Spiegel avaient été publiées le 31 mai, quelques jours seulement après la mort du
philosophe ; insister sur les différentes malédictions dues à la dictature du
Gestell était devenu un lieu commun, mais Ihab Hassan eut à coeur de dissiper
ce lieu commun, en proposant une lecture tout à fait différente. Selon cette
interprétation, si le "texte" heideggerien envisageait effectivement la disparition
possible de l'homme, l'"hétérotexte" n'était pas moins formel en suggérant une
"transhominisation" (Sloterdijk, de nos jours, est allé dans le même sens); le
"mythotexte", en rappelant le mythe de Prométhée, obligeait à reconsidérer le
temps, puisque ni le "texte" ni l'"hétérotexte" ne tenaient compte du présent
(c'est-à-dire du fait, hic et nunc ,que seul peut rapporter un "postexte":
Prométhée, par sa souffrance, "nous interprète", c'est lui qui est "notre
performer"). Ainsi, face au déploiement de la technique, Heidegger, tel que le
lisait Ihab Hassan, n'interdisait nullement que l'on songeât à la
"transhominisation" ou transhumanisation de l'humain dont avait parlé Arthur
Clarke dans ses Profiles of the Future. La postmodernité - "destructrice", mais
nullement "nihiliste", pour reprendre les qualificatifs heideggeriens touchant l'art
contemporain - n'invitait-elle pas le penseur d'aujourd'hui à "sortir de la
clairière", selon le mot de Sloterdijk ? - Rappelons simplement les deux phrases
du Spiegel par lesquelles Heidegger avait répondu aux journalistes, et dont Ihab
Hassan s'était inspiré à la fin de Prometheus as Performer : "Il me semble que
vous prenez la technique d'une manière un peu trop absolue. Je ne vois pas la
situation de l'homme dans le monde de la technique planétaire comme s'il était
en proie à un malheur dont il ne pourrait plus se dépêtrer ; je vois bien plutôt la
tâche de la pensée consister justement à aider, dans ses limites, à ce que l'homme
parvienne d'abord à entrer suffisamment en relation avec l'être de la technique."
(44) L'énigme de "l'être de la technique",évoquée dans le "mythotexte" par la
citation du Prométhée de Kafka, serait-elle rendue plus accessible dans la mise
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en scène d'Ihab Hassan ? Le mérite de ce dernier tenait à la probité rigoureuse de
sa lecture de Heidegger - quelle qu'ait été la désinvolture de son "masque".

Ce qui me surprenait le plus dans le Symposium de Milwaukee, c'était


donc de constater de visu et auditu l'émergence d'une école heideggerienne
proprement américaine; Richard Palmer en était ici le représentant officiel.
J'avais lu son article de boundary 2 sur la "postmodernité de Heidegger", ainsi
que son Hermeneutics de 1969 (45); mais les références aux "ethno-poètes"
d'Alcheringa – la revue de Boston University, publiée par le Center for XXth
Century Studies et Michel Benamou, à Milwaukee (46) - me semblèrent plus
convaincantes en général que les études finalement assez abstraites des
philosophes de boundary 2. Après tout, Heidegger lui-même n'avait-il pas
conseillé à ses interlocuteurs du Spiegel d'abandonner la distinction
"métaphysique" de la theoria et de la praxis (47)? Or, sauf exception, les
philosophes ne parlaient guère que de leurs concepts ; les "blocs de sensations",
au sens deleuzo-guattarien, ne les inspiraient que modérément. En revanche,
dans Alcheringa, chez David Antin ou Jerome Rothenberg, chez Gary Snyder ou
George Quasha, chez Dennis Tedlock ou Richard Schechner, tout s'éclairait :
leur problème - comme l'avait parfaitement diagnostiqué William Spanos lors de
la discussion du colloque d'ethno-poésie ci-dessus évoqué - était un problème
musical, celui d'une oralité désireuse de se déployer dans le temps alors qu'elle
n'avait disposé jusque là que d'espaces. Selon Spanos, l'oralité "spatialisée"
relevait d'une téléologie et par là de la métaphysique ; la "temporaliser" - c'est-à-
dire la musicaliser - signifiait l'historiser (et lui restituer l'intégralité de ses
pouvoirs) (48). Demeurant fidèle au "premier" Heidegger, Spanos se méfiait du
structuralisme et de ses dérives, dérivées ou dérivations plus ou moins
contrôlées, notamment du côté de la linguistique et du linguistic turn ; il ne se
serait pas permis, je crois, d'attribuer à Heidegger une responsabilité quelconque
dans l'émergence et le développement du structuralisme (thèse qui avait été
soutenue formellement jadis par Mikel Dufrenne, piqué au vif par un Foucault
proclamant la "mort de l'homme" et croyant devoir ériger,dans l'après 1968, une
stratégie anti-humaniste). En revanche, la démarche du poète Charles Olson,
montrant comment la pratique langagière, inapte à se saisir d'une nature qui ne
se laisse jamais appréhender selon les normes du logos hérité de la Grèce, est
tenue de se faire mouvement, process, projection au service d'un homme
d'action, une telle démarche (inspirée d'Emerson) paraissait à Spanos pleine de
promesses. Charles Olson, bien que méfiant à l'égard des chance operations
auxquelles se livrait Cage "laissant parler" le I Ching, et proche de Sartre (ou
Emerson) plus que de Heidegger (ou Thoreau), avait participé à l'Event de 1952
au Black Mountain College, avec Cage, Merce Cunningham, Robert
Rauschenberg et M.C. Richards (49); considéré (à tort) comme le premier
happening en date, cet Event, au cours duquel chacun des artistes présents
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oeuvrait séparément des autres en faisant dépendre ses gestes d'une suite de
tirages au sort, avait rendu, ses protagonistes célèbres, et persuadé Spanos
d'avoir à redéfinir le postmodernisme en termes non de période historique
chronologiquement déterminable, mais de Weltanschauung métahistorique
rassemblant, par delà les frontières historiques assignables (boundaries), les
tenants de l'extrême avant-garde se reconnaissant dans l'esprit "expérimental".
La genèse de la postmodernité (postmodernity, par conséquent, et non
plus postmodernism), telle que l'exposa à Milwaukee Richard Palmer dans son
intervention sur l'"herméneutique postmoderne de la performance" (50), pouvait
donc, à défaut d'être exactement datable, se définir comme la diffusion d'une
sorte d'"esprit du temps" – de Zeitgeist empiétant sur des époques apparemment
étrangères les unes aux autres, et ayant pour idéal commun le rejet de la
"modernité". Un tel rejet n'était-il pas cependant le propre de la modernité elle-
même, traditionnellement résolue à s'autocensurer afin de préserver ses chances
de progresser ? Palmer analysait d'abord ces luttes au niveau du modernisme,
lequel se devait d'évoluer en triomphant des "antimodernismes" successifs, ce
qui, éventuellement, pouvait donner lieu, ici ou là, à telle ou telle variété de
postmodernisme. Mais il fallait creuser plus avant. En réalité, la constitution
postmoderne venait de plus loin : elle s'élaborait en un face à face plus originaire
avec les "présuppositions les plus radicales de la pensée de l'Occident"(the root
assomptions of Western thought) – à commencer par l'humanisme, tel
qu'appréhendé par Heidegger dans sa Lettre à Beaufret (51), et loin d'être
"confinée à la philosophie", la pensée postmoderne se répercutait dans les
mouvements de la Contre culture, dans l'écologie naissante, et dans le renouveau
"du mythique, de l'occulte, et de l'oriental".
Richard Palmer disait avoir eu conscience, en posant ainsi l'entité
"postmodernité", et en convoquant d'abord Nietzsche et Heidegger, mais aussi
des auteurs comme Castaneda, Argüelles, James Hillman, Derrida, Theodore
Roszak, Gadamer et Ricoeur - sans compter "l'infinie puissance de suggestion
d'un Ihab Hassan se mouvant à la vitesse de la lumière" -, de mettre en jeu
quelque chose d'absolument essentiel : "un glissement archéologique à la racine
de nos pensées". Mais ce vocable, "archéologique", d'où venait-il ? De
Foucault ? Il faisait bien plutôt écho à ce qu'avait écrit Charles Olson en 1950 :
"Je suis un archéologue du matin."(Olson expliquait ensuite qu'il fallait rattacher
son œuvre d'une part à la période préhomérique, d'autre part à l'après-Melville.
Car à l'époque moderne, Melville lui-même, Dostoievski, Rimbaud et D. H.
Lawrence avaient "projeté" leurs lecteurs "en avant dans le postmoderne, le
posthumaniste, le posthistorique, le présent vivant itinérant, la Chose Belle.")
(52)
De la part d'Olson, n'était-ce pas, avec une anticipation d'un bon quart de
siècle, esquisser l'empan historique global qui servirait de cadre aux débats de
Milwaukee ? Aussi Michel Benamou, en rédigeant le texte de présentation des
Actes du Symposium, commença-t-il par avertir le lecteur : la problématique de
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la performance dans la culture postmoderne recouvrait aussi bien le shamanisme
que les "projections" (c'était le mot d'Olson) du "drame humain se jouant dans
un univers en expansion" (53). L'intitulé de la présentation de Benamou: "La
présence et le jeu" (Presence and Play), mettait l'accent sur l'interstice entre
présence et représentation, entre être et absence ; et si la performance - "le mode
d'unification du postmoderne" - était tout ce qui importait aujourd'hui, c'était
parce que, du Living Theater à la vidéo, elle avait métamorphosé la scène des
arts, "de la peinture (depuis Duchamp), du théâtre (depuis Artaud), de la poésie
(depuis Olson)." Comment cerner ce changement ? Michel Benamou avait
découvert chez Derrida de quoi le décrire, grâce à un commentaire sibyllin sur la
troisième partie du Livre des Questions, d'Edmond Jabès : "De même qu'il y a
une théologie négative, il y a une athéologie négative. Complice, elle dit encore
l'absence de centre, quand il faudrait déjà affirmer le jeu. Mais le désir du centre
n'est-il pas, comme fonction du jeu lui-même, l'indestructible ? Et dans la
répétition ou le retour du jeu, comment le fantôme du centre ne nous appellerait-
il pas ? C'est qu'ici, entre l'écriture comme décentrement, et l'écriture comme
affirmation du jeu, l'hésitation est infinie."(54)
Pour Michel Benamou, le problème de la théologie négative devait
trouver à se résoudre grâce au modernisme, lequel, au moyen du recours à des
mythes et à des symboles, était susceptible de compenser la perte d'une
présence ; l'art résultant serait un art de textes et d'images, non d'événements et
de performances. En revanche, si le postmodernisme avait à résoudre l'aporie
d'une athéologie négative, il allait lui falloir affronter non pas un défaut de
présence, mais la réalité, l'enjeu réel : le fait qu'au lieu d'une présence passée et
manquante, on n'avait affaire qu'à un jeu, à une volonté de jeu, à un jeu de
volonté. L'enjeu ne relevant plus de l'ordre de la consolation (le problème du
modernisme comme palliatif de l'absence de Dieu), ce qui restait à résoudre (et
qui, peut-être, était insoluble : une bouteille à la mer, comme eût dit Adorno)
relevait plutôt du dés-ordre et de la désolation. Mais vus sous l'angle négatif :
comme une mascarade (la masquerade du masque d'Ihab Hassan) ; et, du coup,
comme une jubilation... Vision plutôt délirante du postmoderne : au lieu du Dieu
caché de Pascal, le potlatch de l'"économie généralisée" de Bataille ; mais entre
les deux, l'indécision la plus noire ! Michel Benamou y allait de son anxiété,
dont il savait dissimuler l'ampleur sous des propositions parfaitement
raisonnables, énoncées sur un ton anodin : "Rien n'est plus sérieux que le libre
jeu. La critique qu'a faite Jacques Ehrmann de l'Homo Ludens de Huizinga a
réfuté le binarisme de l'opposition du jeu et du sérieux, caractéristique de la
pensée occidentale. Entre ces deux propositions, la performance comme
présence, la performance comme jeu, nous ne pouvons, et peut-être ne devons
pas choisir." (55)
N'y aurait-il pas, entre cette oscillation moderne/postmoderne et la
schizo-analyse deleuzo-guattarienne, quelque analogie ? C'est ce que Michel
Benamou lui-même suggérait - non sans rappeler la nuance politique instillée
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par les auteurs de L'Anti-Œdipe : dans les sociétés orales, la voix et les
scarifications corporelles, la première "écriture", étaient indépendantes l'une de
l'autre ; ensuite, la civilisation scripturaire aliéna le système graphique en
l'alignant sur la linéarité de la voix ("la voix ne chante plus, mais dicte, édicte ;
la graphie ne danse plus et cesse d'animer des corps, mais s'écrit en figé sur des
tables, des pierres et des livres")(56) ; à partir de là, l'écriture linéaire s'est mise
au service de la suprématie despotique de l'Etat. Si bien que restituer les lettres à
leur danse et la voix à un chant non écrit, ces performances "ne sont pas si
insignifiantes : elles attaquent le système signifiant sur lequel l'Etat lui-même
s'est fondé." (57)

De Richard Palmer, porte-parole d'une postmodernity irréductible au


postmodernism, à Michel Benamou, qui décrivait l'entrechoc (et l'entrelacs) de
ce postmodernism avec le modernism, le Symposium de Milwaukee, tout en
s'ouvrant sur une problématique particulièrement large, assignait à la
postmodernité une place et un rôle assez précis, et en fin de compte peu
conciliables non pas avec la modernité, mais avec ce que la postmodernité allait
devenir au fil des années. De ce point de vue, le "double codage" de Jencks avait
beau ressembler à une "schize" deleuzienne, il n'en visait pas moins l'élimination
(c'est-à-dire le ravalement au rang de simple symptôme d'une "crise" propre à la
seule modernité) de la catégorie architecturale du "modernisme tardif" (Late
Modernism), à quoi renvoyait l'Hôtel Bonaventure à Los Angeles, ou bien la
Shanghaï Bank de Hong Kong, ou encore le Centre Pompidou à Paris. Mais
chacun de ces édifices ne prolongeait-il pas en réalité au delà de tout
modernisme la critique "expérimentaliste" des origines de la modernité ? Pour ne
garder que ce seul exemple, le caractère appuyé des emprunts à la technologie la
plus huppée - ou up to date - ne rendait-il pas indécidable le classement d'un
édifice comme Beaubourg ? Mieux eût sans doute valu opter pour une
catégorisation flottante : postmoderne en temps "normal", étant donnés les
divers ornements et fanfreluches techniques utilisés – (sans compter "1°) la
chute d'eau, et 2°) le gaz d'éclairage "!) -, et late modernist durant les périodes
de réfection (dont on sait qu'elles excèdent malheureusement le calendrier des
maintenances habituelles); cela aurait simplement apporté de l'eau au moulin du
"rire exterminateur" de la Logique du pire... (58) – Jencks, en somme, récusait
toute pétition de continuité dans le discontinu de l'avant-garde (la continuity of
no-continuity de John Cage), qui eût pu renverser l'ordre de préséance entre
"présence" et "jeu" dans la présentation de Jabès par Derrida, telle qu'analysée
par Michel Benamou.
Or que peut signifier un tel renversement ? J'observe d'abord que la
question ne se pose pas, tant qu'avec Benamou, on maintient l'indécidabilité du
choix entre presence et play : si presence est "moderniste" et play
"postmoderniste", c'est que le "post" est bien le marqueur de l'écoulement du
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temps auquel nous faisons confiance dans le langage ordinaire, et que
"postmoderniste" est "moderniste" avant d'être "post". Par rapport à ce constat,
à quoi rimerait un renversement ? A faire du "postmodernisme" un avant-poste
du "modernisme". N'est-ce pas la vocation d'un préfixe ?
Cependant - ou, si l'on préfère, "pendant ce temps"... - le renversement
qui se borne à souligner le préfixe n'aboutit pas à grand chose. Et même, soyons
franc, il n'aboutit à rien. Je serais tenté ici de détourner au profit de ce "rien"
l'entité que Dominique Janicaud dénomme une "chrono-fiction" (59). Et je
rapporterais volontiers tout ce raisonnement à celui de Heidegger commentant
une maxime de Rivarol, tel que l'a fait revivre Allemann dans son livre sur
Hölderlin et Heidegger. "Cette maxime, écrit Allemann, parle du tisserand qui
tisse son tissu, mais en renversant de façon remarquable la conception courante
de l'"écoulement du temps". (...) Rivarol dit : "Le mouvement entre deux repos
est l'image du présent entre le passé et l'avenir. Le tisserand qui FAIT sa toile
fait toujours ce qui n'est pas." Rivarol conçoit donc le passé et le futur comme
étant en repos. Ce n'est pas le temps qui se meut ("s'écoule"), mais nous, en tant
qu'agissant dans le présent (le tisserand), qui accomplissons un mouvement de
va-et-vient entre le passé et l'avenir. Cependant, remarque Heidegger, cette
conception du temps ne conduit pas au delà de l'horizon aristotélicien de la
compréhension du temps à partir du mouvement. Par contre, il faut remarquer
l'étrange tournure de Rivarol "Le tisserand...fait toujours ce qui n'est pas", ce qui
revient à dire que son occupation, lorsqu'il fabrique la toile, est le non-étant. La
production elle-même (au sens large de poïésis) n'est pas, au sens de l'être neutre
de l'étant, mais apparaît sous la forme d'un va-et-vient "entre deux repos", qui
sont les dimensions de la provenance et de l'avenir. (...) Le va-et-vient, qui est
l'"image du présent", fait signe vers le combat de l'éclaircie et du retrait de l'être,
dans lequel l'œuvre d'art paraît et rayonne de sa présence supérieure."(60)
Si l'on consent à situer à même ce "va-et-vient" le rythme poétique, alors
en effet c'est du rythme que l'œuvre "tire le pouvoir de se révéler dans sa
présence" : le "renversement" de la "chrono-fiction" confère au jeu son
ouverture en tant que jeu de l'espace-de-temps (ne disons pas encore "jeu
d'espace et de temps", Zeitspielraum). Comme l'énonce encore Allemann,
"Quand l'être ne sera plus compris autrement que dans l'horizon de la
Temporalité, alors l'historialité de l'oeuvre poétique se manifestera comme le
domaine pr opre où sera visible la manière dont la vérité de l'être se "met à
l'oeuvre" dans l'oeuvre. Le subit être-ailleurs qui nous saisit face à l'œuvre d'art
se comprend alors par le transport dans une dimension plus originelle du temps."
(61)
Mais est-ce vers cet "horizon de la Temporalité" ouvrant sur "une
dimension plus originelle du temps" - celle du "rythme poétique" - que la
"postmodernité" artistique telle que conçue par Jencks nous a effectivement
conduits ? Ce que nous entendons - ou plutôt : ce dont nous ne cessons
d'entendre parler - sous le label "postmodernité", et qui vient tout droit de Jencks,
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n'est-ce pas ce que le critique Yve-Alain Bois, se référant à Nietzsche,
considérait comme "la dévitalisation antiquaire de l'histoire, désormais
transformée en simple marchandise" ? Chacun d'entre nous n'est-il pas devenu
un simple "client dans le supermarché des cultures passées, prédigérées par les
médias" (62) ? On a beau, comme Marc Jimenez, chercher des circonstances
atténuantes (tenir "l'histoire passée - lointaine ou résente - comme une réserve
d'objets, artistiques ou intellectuels, parfaitement neutres ou transposables selon
les caprices d'un arrangement baroque et anachronique", cela "donne parfois des
oeuvres intéressantes"), force est bien de constater que "ce traitement aseptisé de
l'histoire n'est pas plus neutre que ne l'est l'histoire elle-même." (63)
Il a été question plus haut, à propos de la lecture de Heidegger par Ihab
Hassan, du Gestell. La mise en coupe réglée de ce qui est disponible, et la mise
en disponibilité elle-même, en font partie intégrante ; aussi est-on autorisé à le
traduire par "le Dispositif" : il englobe le déploiement de la Positivité, et ce que
Van Lier appelait l'"esprit des techniques" (64). A l'évidence, on ne s'affranchit
pas de ce Gestell comme on se libère d'une sujétion passagère ou d'un lien
momentané : le Gestell, c'est l'"esprit des techniques" comme esprit du temps ;
c'est donc le Zeitgeist, en tant que le Geist allemand désigne davantage que ce
que comporte chez nous le "spirituel" - une énergie, une puissance de
métamorphose qui ne s'oppose pas à la matière mais est susceptible de la
transfigurer (65).
Ne serait-il pas possible, dès lors, d'envisager un Zeitgeist par lequel
nous serions introduits et ouverts à une autre "postmodernité" que celle de la
"réserve d'objets" qui gèle le temps et congèle les objets ? Une telle
postmodernité, si elle était animée par le "rythme poétique" - et donc par une
"historialité" différente, brisant peut-être avec tout ce que nous entendons par
"rythme" – serait à coup sûr musicale – non pas forcément dans l'assomption
d'un style, déjà là, déjà répertorié, dans "la matérialité du fait musical et de la vie
sociale qui l'accompagne", mais en tant qu'elle se laisserait concerner par
"l'élément sonore en tant qu'objet de pensée" (66). Il suffit pour s'en persuader
de songer à cet "esprit de la musique" qui a soufflé, de Kandinsky à Klee et de
Trakl à Celan, sur l'art expressionniste – et dont Georges Bloess a rappelé à quel
point il était redevenu actuel à partir de la réédition, en 1973, du maître-livre
d'Ernst Bloch, L'Esprit de l'utopie (67). C'est que l'"utopie" blochienne est un
"non-concept" : un "objet de pensée" possible, et peut-être un "possible
objectivement réel", au sens du chapitre du Principe Espérance sur la Kategorie
Möglichkeit (68). Que cette "utopie musicale" ait été élaborée exactement à
l'époque où la langue des philosophes qu'est l'allemand accueillait – pour
surmonter l'époque elle-même – le mot "Postmoderne" (69), c'est à cette
convergence, certes tout à fait contingente, mais qui incite à se demander en
quoi au juste consiste la contingence même (70), que je dois le titre (et le sous-
titre) du présent recueil. La fiction de la postmodernité selon l'esprit de la
musique, ces mots renvoient à la Naissance de la tragédie essentiellement à
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cause du sous-titre ; mais l'esprit nietzschéen de la musique ne s'est-il pas
manifesté de façon frappante – comme il sied à un esprit, musical de surcroît ! –
lorsque John Cage fit jouer pour la première fois, au Pocket Theatre de New
York et en 1963 - les 840 Da Capos des Vexations de Satie, une petite pièce de
piano qui dure 18 heures 30 ? Jos de Mul, à qui l'on doit, avec son Romantic
Desire in (Post)modern Art and Philosophy, la mise au point la plus magistrale
que je connaisse sur l'ensemble des problèmes posés par la situation actuelle de
la postmodernité musicale, a suggéré de comparer cette oeuvre (ou œuvrette ?)
de Satie avec le Fragment an sich, un morceau de piano de 22 mesures composé
en 1871 par Nietzsche lui-même, publié en 1976 dans le Nachlass édité par C.P.
Janz, et dont l'indication de jeu terminale stipule, avec quelque ironie, un Da
Capo non pas chiffré comme chez Satie, mais indéterminé - et à exécuter con
malinconia,"avec mélancolie" (71). Prémonition de l'éternel retour, ou mise en
lumière, à l'occasion de la publication prochaine de La Naissance de la Tragédie
(1872), d'une divergence avec la conception schopenhauerienne du temps
musical ? Jos de Mul opte pour la seconde hypothèse. Selon lui, le Fragment an
sich dérange, décentre, déracine, déstructure (bref, procède à l'unmaking en règle
tel que l'a inventorié 1'Ihab Hassan de Prometheus) : tout ce que Schopenhauer
avait cru pouvoir ordonner et pré-disposer afin d'assurer la bonne tenue de la
téléologie tonale, chargée d'homogénéiser la temporalité en vue de la sauvegarde
du sujet, tout cela implose avec le Fragment de Nietzsche, précisément parce
qu'il est "en soi", autosuffisant , autoréférentiel, et que sa répétition indéfinie
implique à chaque fois l'oubli, le retour au degré zéro (72).

Cet oubli, Nietzsche l'a thématisé à maintes reprises, notamment dans la


Généalogie de la morale ; qu'il constitue le pivot perceptif des musiques
répétitives, c'est ce qui m'était apparu jadis, et j'en avais parlé avec Gilles
Deleuze (73), puis fait un livre (74) ; reprenant cette idée, Jos de Mul la
développe en analysant la musique de Steve Reich, en critiquant la référence
possible à Freud, et en montrant comment la postmodernité, pour respecter
l'"innocence du devenir", a entrepris d'ancrer l'expérience musicale en deçà des
conduites temporelles léguées par la modernité, c'est-à-dire axées sur la
mémoire et l'anticipation. Je souscrirai volontiers pour ma part à son diagnostic
à propos de la fascination que l'Orient a exercée sur Schopenhauer, et qui ,
depuis, n'a cessé de croître et embellir : ce qui pouvait passer pour un exotisme
de pacotille (et qu'on avait le droit de juger plutôt "triste": le Voyage de mon
oreille, de Claude Ballif, contient là-dessus un morceau de bravoure auquel il n'y
a pas une seule ligne à changer), Jos de Mul a raison de le rapporter à une
pulsion ou impulsion autrement profonde, et qui, finalement, a trait à
l'inquiétude religieuse. Car l'expérience de l'anhistoricité et de la suspension du
temps, revendiquée par Schopenhauer à l'orée de sa tentative, est l'objectif avoué
des répétitifs et des minimalistes ; or elle consiste en un ajournement du
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principium individuationis. On comprend dès lors l'appel à des pensées
orientales :"tout ceux qui ne parviennent pas à articuler, par le biais de la
discursivité occidentale, l'expérience de l'atemporalité, ont recours à l'Orient."
Toutefois, ajoute de Mul, il n'y a rien là d'inéluctable : on peut être tenté de se
tourner vers une autre lecture de Schopenhauer, qui, elle, ne passe nullement par
le musical, mais en général par l'inconscient - celle de Freud ; et de là, il s'agira
de revenir à la musique (75).
C'est précisément sur l'interprétation freudienne de la musique et sur la
possibilité d'une "esthétique libidinale" que portaient, à l'époque de Milwaukee,
mes discussions avec Jean-François Lyotard. De sa major address intitulée The
Unconscious as Mise-en-Scène, à La Condition postmoderne, publiée par les
Editions de Minuit en 1979, trois ans seulement se sont écoulés. Mais la leçon
essentielle de l'address tirée de l'analyse du film de Michael Snow La Région
centrale (1971), à savoir que l'atemporalité se "met en scène" selon un modèle
que l'artiste emprunte à la forme "informelle" des processus primaires, dans
laquelle l'oubli joue un rôle décisif, cette leçon a rejailli sur l'interprétation que
La Condition postmoderne donne de la répétition par saturation autolégitimante
telle que décrite par André Marcel d'Ans à partir des mélopées cashinahuas.
Sommes-nous, à ce moment de l' odyssée intellectuelle de Lyotard, si éloignés
du cercle herméneutique ? Je n'avais certes pas prévu, à Milwaukee, que
Lyotard reviendrait - un peu à la façon de Gilles Deleuze rattachant à la
pataphysique la "fin de la métaphysique" (76) – sur ses préventions à l'égard de
Heidegger, et renouerait avec un humour proche du zen – celui qu'il m'avait
confié devoir à son admiration de jeunesse pour Jean Grenier –, humour qui le
conduirait, dix ans après, à définir le musical à partir des "sons de méditation",
directement inspirés par "la nature", de Jean-Claude Eloy : "Un peu d'eau dans
un jardin" (77).
L'itinéraire de l'auteur de Discours, figure tel que l'a brièvement retracé,
au lendemain de sa disparition, un autre maître de la postmodernité, Gianni
Vattimo, avait conduit Lyotard à lire la modernité et la société capitaliste "non
plus seulement en termes négatifs – lieu d'aliénation et de perte de l'humain
authentique – mais surtout comme dissolution explosive des ordres centraux du
monde de la domination, c'est-à-dire de la représentation. Il y avait là, à l'état
naissant, l'idée de la condition postmoderne, une clé précieuse pour lire de
manière "urbaine", moins prophétique et rhétorique, le concept heideggerien de
la fin de la métaphysique. La notion de postmoderne était surtout un pari sur la
possibilité d'une pensée et d'une existence émancipées de la métaphysique" ; un
"pari" n'étant pas une certitude, Lyotard ne se sentait embrigadé par aucune
définition définitive – par aucun mythe décisif... – et s'il en était venu, à l'instar
de cet ancien élève de Jean Grenier qu'était Albert Camus, à prôner la révolte
(ou son équivalent) plutôt que la révolution, il était d'autre part "trop lié aux
idéaux de l'avant-garde pour imaginer que l'émancipation pourrait se réaliser en
secondant joyeusement le mouvement, fût-il "énergumène", du capitalisme.
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L'explosion des "métarécits" lui semblait apte à faire retrouver certains noyaux
d'opacité qui, en un langage ouvertement repris de Lévinas, se reconnaissaient
comme traces de cet Autre à qui l'existence doit s'ouvrir, tout en sachant
conserver son altérité. Et peut-être, aujourd'hui, est-ce justement ce lien
problématique entre opacité et altérité qu'il convient de penser."(78)
Or ces "noyaux d'opacité", il me semblait les avoir sinon clairement
cernés, du moins dûment ressentis à propos de John Cage ; c'était le cas, dans la
conférence de 1971 que j'ai déjà mentionnée (et dont on trouvera ci-après le
texte et la discussion), pour le mot d'"an-archie" cher à Lévinas (dont je n'avais
fait usage pour mon titre qu'après en avoir parlé à Emmanuel Lévinas, et non
sans m'être expliqué auprès de lui sur l'emprunt du trait d'union, que j'estimais
justifié par la coda de mon argument). Ce vocable d'"an-archie, bien
qu'approuvé par Lyotard, soulevait cependant de sa part une objection : faire état,
chez un "anarchiste" comme Cage, de "commisération" et de "compassion",
n'était-ce pas le rabattre sur une éthique judéo-chrétienne à laquelle l'ensemble
de son propos – qui appartenait à l'ontologie de l'art – eût dû le soustraire ? En
somme, Lyotard s'était montré allergique au trait d'union... c'est-à-dire à
l'imprudence dont j'avais témoigné en mêlant Lévinas à mon discours. Car il
n'était nullement question, pour Lyotard, de contester le fond de ce que
j'énonçais : Cage, qu'il connaissait depuis les Semaines Musicales
Internationales de Paris de 1970, lui semblait la parfaite incarnation de l'idéal
"païen" qu'il s'était forgé dans le sillage de son esthétique "libidinale", et des
notions comme "compassion" ou "commisération" , appliquées à un musicien
dont il savait la générosité, n'étaient choquantes à ses yeux que dans la mesure
où elles référaient à une règle, à une prescription, bref à un jeu de langage
lévinassien – c'est-à-dire fort peu (et même pas du tout) païen !
Dans les entretiens qu'il eut avec Jean-Loup Thébaud durant l'année
universitaire qui suivit nos conversations de Milwaukee, soit en 1977-1978,
Lyotard revint sur l'argumentation qui avait été la sienne à propos de Lévinas et
de la prescription. Le "paganisme", disait-il, "tient au fait que chacun de ces
jeux (de langage) est joué comme tel, ce qui implique qu'il ne se donne pas pour
le jeu de tous les autres, et pour le vrai." Cependant, dans l'optique de Lévinas,
"c'est le caractère transcendant de l'Autre dans la relation prescriptive, dans la
pragmatique de la prescription, c'est-à-dire dans l'expérience (à peine) vécue de
l'obligation, qui est la vérité même. Cette "vérité" n'est pas la vérité ontologique,
elle est éthique. Mais c'est une vérité, selon les termes mêmes de Lévinas. Alors
qu'à mes yeux, ça ne peut pas être la vérité. (...) Il ne s'agit donc pas de
privilégier un jeu de langage sur les autres. Ce serait comme de dire : le seul jeu
important, vrai, est celui des échecs. C'est absurde." (79) - Je me rappelle avoir
eu, face à ce raisonnement, une réaction qui devait ressembler à celle de Jean-
Loup Thébaud : refuser de "privilégier un jeu de langage sur les autres", cela
n'était-il pas prescrire ? Et si Lévinas, à l'évidence, ne pouvait guère être
soupçonné de paganisme, Lyotard, lui, ne devait-il pas être soupçonné
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de...piété ? En fait, si Lévinas se permettait d'affirmer la "vérité" du jeu de
langage prescriptif, et par là sa supériorité ou sa préséance sur d'autres jeux (par
exemple le jeu de l'ontologie), c'est qu'à l'instant où il prononçait cette
affirmation il n'était pas en train de favoriser abusivement le jeu prescriptif, mais
de signaler qu'objectivement, c'était là que se trouvait la vérité – et donc de jouer
non seulement le jeu du prescriptif, mais (d'abord) un jeu descriptif, jeu ouvert
par hypothèse. Autrement dit, Lévinas, décrivant l'irruption de l'Autre, était en
droit de se dire phénoménologue et croyant ; en tant que phénoménologue, il lui
appartenait de se tenir au plus près des "choses mêmes", c'est-à-dire de l'Autre.
Et tout l'enjeu résidait dans le "c'est-à-dire", lequel, à la lettre, interdisait
d'interdire. En ce sens, l'expression de Derrida qu'avait citée Michel Benamou
pour caractériser la postmodernité, bien qu'inspirée de Georges Bataille,
convenait parfaitement pour définir le croyant : "athéologie négative"; à
condition, évidemment, de donner sa force à "négative" c'est-à-dire d'inverser
radicalement la signification que j'avais suggérée, en faisant basculer l'accent à
la manière heideggerienne, qui avait naguère "musicalisé" le Nihil est sine
ratione à la faveur d'un simple déport de voix (80).
En relisant son manuscrit à la veille de sa publication, donc en octobre
1979, Lyotard, qui avait élaboré entre temps La Condition postmoderne dans le
sillage de ce qui avait été ainsi débattu, décida de mettre à jour, dans une note
d'Au juste, le concept de "modernité païenne", en le dédoublant en "modernité"
et "postmodernité" ; la définition obtenue tenait compte – m'a-t-il semblé – des
objections présentées à propos de la prescriptivité langagière par Jean-Loup
Thébaud, tout en faisant écho à mes propres remarques touchant l'intérêt d'une
approche lévinassienne de Cage. Je crois utile de la reproduire ici, parce qu'elle
indique la direction de pensée qui a été suivie dans la plupart des textes qu'il m'a
été donné d'élaborer sur la postmodernité, musicale ou non, au cours des trois
dernières décennies : "Le destinataire moderne serait "le peuple", idée dont le
référent oscille entre le Volk des romantiques et la bourgeoisie fin de siècle. Le
romantisme serait "moderne", et "moderne" aussi le projet, même perçu comme
impossible, d'édifier un goût, même "mauvais", permettant d'évaluer les œuvres.
"Postmoderne" ou "païenne" serait la condition des littératures et des arts sans
destinataire assigné et sans idéal régulateur, où pourtant la valeur est
régulièrement estimée à l'aune de l'expérimentation ; soit, pour le dire
dramatiquement, à la mesure de la dénaturation que subissent les matériaux, les
formes et les structures de sensibilité et de pensée. Postmoderne n'est pas à
prendre au sens de la périodisation." (81)

La généalogie de la "fiction" (au sens, donc, du "figural" selon Jean-


François Lyotard : élaboration imageante d'un référent problématique), si l'on se
détourne de la "périodisation", fait par conséquent de la postmodernité une entité
particulièrement évanescente, pour ne pas dire fuyante. Une page célèbre du
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Postmoderne expliqué aux enfants l'exprime avec fougue : le postmoderne, c'est
la crise du moderne à son acmé. "Tout ce qui est reçu, serait-ce d'hier (modo,
modo, écrivait Pétrone), soit être soupçonné. A quel espace s'en prend Cézanne ?
Celui des impressionnistes. A quel objet Picasso et Braque ? Celui de Cézanne.
Avec quel présupposé Duchamp rompt-il en 1912 ? Celui qu'il faut faire un
tableau, serait-il cubiste. (...) Une œuvre ne peut devenir moderne que si elle est
d'abord postmoderne. Le postmodernisme ainsi entendu n'est pas le modernisme
à sa fin, mais à l'état naissant, et cet état est constant." (82) Avec toute
l'ingénuité dont il a le secret, Charles Jencks traite cette idée de crazy
("cinglée") : c'est qu'anxieux de sauvegarder l'éclectisme "populiste" dont il a
fait son fond de commerce, il jette aux oubliettes la suite du texte lyotardien,
c'est-à-dire la relativisation des deux "modes" (quasi musicaux, précise
Lyotard...) de présentation de l'imprésentable, le "nostalgique" et
l'"expérimental"; il s'interdit par là même tout accès au "différend" qui sépare
"théologie négative" et "athéologie négative" selon Derrida - ou veritas et
alétheia selon Heidegger (83) – et, par voie de conséquence, à toute résolution
ultérieure qui viendrait bouleverser l'enjeu du débat (84).
Mais la position de Lyotard, pour héroïque (et "élitiste", dira Jencks)
qu'elle paraisse, n'en est pas moins nuancée, bien plus assurément que ses
détracteurs (les marxistes, Bouveresse, etc.) ne l'avouent. Sa conception du
philosophe-artiste ou écrivain ne saurait être tranchée, même s'il l'énonce de
manière tranchante : "le texte qu'il écrit, l'œuvre qu'il accomplit, ne sont pas en
principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés
au moyen d'un jugement déterminant, par l'application à ce texte, à cette oeuvre,
de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l'œuvre ou le
texte recherche. L'artiste et l'écrivain travaillent donc sans règles, et pour établir
les règles de ce qui aura été fait. (...) Postmoderne serait à comprendre selon le
paradoxe du futur (post) antérieur (modo)."(85) – Assurément, cette
indétermination - ou cette "indétermanence", comme disait Ihab Hassan - se veut
pleinement opératoire : il n'y a pas lieu d'en attendre, Lyotard y insiste, "la
moindre réconciliation entre des "jeux de langage" dont Kant, sous le nom de
facultés, savait qu'un abîme les sépare et que seule l'illusion transcendante (celle
de Hegel) peut espérer les totaliser dans une unité réelle." (86) Il nous faut donc,
comme disait Deleuze, faire le multiple, et appliquer (au chiffre, pas seulement à
la lettre) la formule "écrire à n-1" (87). On ne nous intime de soustraire l'unité
que pour éviter l'effet "arborescent" qui la conduit, dans la plupart des cas, à
surplomber le multiple, c'est-à-dire à le plomber, à le bloquer, à l'anesthésier.
Mais avant de proclamer que l'unité, c'est la terreur – Lyotard le dit dans
la foulée –, réfléchissons : si écrire, c'est écrire à n-1, il nous faut faire le 1 que
nous voulons soustraire. Libérer le multiple, c'est parfait ; encore faut-il, d'un
geste non moins provocant, libérer l'un. Et si la poïesis s'emploie à faire le
multiple et à faire l'un, c'est que l'aisthesis est à ce prix. Relisez Kierkegaard,
qui s'y connaissait en aisthesis : il se vouait, certes, à l'ou bien... ou bien... (que
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Jean Wahl proposait de rendre par "De deux choses l'une"), mais savait non
moins manier le "et... et..." ; les deux opérations arithmétiques de base lui étaient,
par chance, familières. Pourquoi ne le seraient-elles pas à l'artiste
postmoderne ? Hugh Silverman l'a montré à de nombreuses reprises, le
postmoderne enveloppe, enrobe le moderne, de sorte que les limites de celui-ci
deviennent floues et autorisent l'émergence d'œuvres (ou d'existences) en marge,
à la limite, aux confins, donc selon des protocoles comparatifs et des procédures
différenciantes qui rabattent la prétention de l'unité à l'autonomie solitaire, mais
non sans la reconnaître et l'homologuer (88). Et Lyotard, désireux de montrer
que tout logos est muthos, c'est-à-dire que toute théorie est un récit, s'appuie sur
la logique de l'occasion que nous ont léguée les sophistes grecs. "Cette logique,
commente Vincent Descombes, présenterait la bizarrerie suivante : elle mettrait
en échec la logique de la vérité unique et universelle en montrant que cette
logique de l'universel n'est qu'un cas particulier de la logique du particulier, du
cas singulier ou de l'occasion unique ; et pourtant, cette logique du particulier,
bien qu'elle domine et comprenne la logique de l'universel, ne serait nullement
une logique plus universelle ni une vérité plus vraie." (89)
Dans ces conditions "postmodernes", la juxtaposition des jeux de
langage ou formes de vie conflictuels, quelque tumultueux qu'en soient les flux,
reflux, et tourbillons, n'interdit nullement, contrairement à ce que l'on dit, croit,
ou feint de croire, la sérénité du texte. Dire "le" texte, c'est sans doute faire
allusion au constat bien connu de Derrida : "il n'y a pas de hors-texte". Mais par
ces mots, Derrida n'a jamais voulu affirmer qu'il n'y avait rien au delà du texte,
qu'il n'existait rien que le texte. Il rappelle simplement que ce qui ne se donne
pas (dans l'acception du es gibt), ce qui est absent, ne figure pas "à l'intérieur" du
texte. Ici encore, Hugh Silverman a raison de mettre les points sur les i : le texte
est le seul mode d'accès à l'au delà du texte; en effet, si vous énoncez que
quelque chose se situe en dehors du langage, vous le reconduisez
automatiquement "dans" la sphère du langage, puisque vous êtes en train d'en
parler ; "sitôt articulé, l'objet – quel qu'il soit – de l'investigation est déjà un texte,
est déjà disponible en vue d'une lecture" (90) ; et le "déjà" est le présupposé de
la postmodernité, il la textualise en la dé-limitant, c'est-à-dire en la déterminant
comme illimitable, en en faisant une oeuvre susceptible de réinterprétations sans
nombre, bref en la faisant, comme le tisserand de Rivarol "faisant" sa toile,
c'est-à-dire aussi ne faisant rien ou faisant "le" rien. Ce qui revient à reconnaître
la prééminence paradoxale, l'antériorité équivoque, du préfixe post : tous les
jeux sont ici permis, il suffit d'ouvrir Derrida (91) ou le Webster's Dictionary
(92). C'est-à-dire de se donner le temps.
Le temps comme texte, donc. Que nous apprennent en effet les "livres
d'artistes" dont Anne Moeglin a inventorié les ressources souvent admirables
(93), ou les "textobjets", comme dit Anne Cauquelin, c'est-à-dire les excursus
langagiers à même les œuvres que se permettent leurs auteurs ? Que l'inspiration,
ou le travail d'élaboration, n'ont pas lieu de se séparer de la présentation, à plus
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forte raison lorsque celle-ci devient "sublime", c'est-à-dire, selon Lyotard, se fait
"présentation de l'imprésentable". Ainsi, la phrase de Magritte "la peinture rend
visible la pensée" contient l'exigence de "rendre visible non point le monde
invisible mais son œuvre même." (94) On peut comparer évidemment Magritte à
Poussin, par exemple, en faisant observer que, chez l'un comme chez l'autre, les
couples "peinture/pensée, images/mots, pratique/théorie, ces couples à la fois
s'opposent et se lient, de telle sorte qu'entre les termes d'un même couple se
dessine une frontière mouvante, un terrain vague à l'équilibre instable" ; mais il
est clair que le travail de l'épistolier n'interfère pas directement avec celui du
peintre chez Poussin, tandis que "Ceci n'est pas une pipe" se veut, chez Magritte,
mi-peinture mi-langage. Avec Magritte, l'œuvre signale sa propre théorie. Car
c'est "la théorie que l'on voit, sous la forme qu'elle revêt dans l'apparence de sa
quasi invisibilité. L'écrit d'artiste en prend un tout autre statut, ou plutôt le trait
qui le liait, il n'y a guère, à l'œuvre de manière assez lâche, se renforce, devient
nécessaire, fait partie du dispositif artistique. Dispositif qui tend de plus en plus
à prendre la forme d'un textobjet." (95)
L'époque du linguistic turn, ainsi décrite comme la précipitation
communicationnelle des épanchements, jadis contrôlés, mais désormais de plus
en plus licites, se conjugue naturellement avec l'expansion des techniques de
transmission, et le déchaînement de la publicité ; la sociologie peut se permettre
d'être là-dessus intarissable. Mais si l'on consent à y regarder de plus près (ou de
plus haut), en examinant par exemple l'art de bâtir, on parvient à des conclusions
autrement significatives. Pour Steven Connor, la "condition postmoderne, dans
le cas de la théorie de l'architecture, comporte précisément l'impossibilité de
formuler en profondeur ou avec exactitude la relation que l'on entretient avec un
objet. La postmodernité, dans le discours "magistral" du postmoderne, ne
consiste jamais simplement dans le diagnostic (diagnosis) de la relation
distanciée (distanced) entre la modernité et ce qui lui succède, mais bien plutôt
dans le procès narratif dont l'articulation sert à produire ledit diagnostic." (96)
Ce qui entraîne, sur le plan méthodologique, la confirmation de ce que
Molesworth avait subodoré, à savoir que les jeux de langage descriptifs tendent
désormais à se muer en "définitions de phénomènes" constitutives : "en fait,
elles cherchent à construire une image du style ou de l'époque, plutôt qu'à
simplement la dévoiler ou l'exposer." (97) La postmodernité, selon Delanty, en a
terminé avec la déconstruction : en l'an 2000, l'heure est au constructivisme (98).
Mais il ne sera question, dans les textes rassemblés ci-après, que de quelques-
uns de ses signes avant-coureurs.

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Notes :
1. Sylvère Lotringer, "Théorie française aux Etats-Unis", in Yannick
Beaubatie, éd., Tombeau de Gilles Deleuze, Tulle, Mille sources,
2000, p.221-230.

2. S. Lotringer, loc. cit., p.227.

3. S. Lotringer, loc. cit., p.222.

4. S. Lotringer, loc. cit., p.228.

5. S. Lotringer, loc. cit., p.227-228.

6. S. Lotringer, loc. cit., p.223.

7. S. Lotringer, loc. cit., p.221.

8. S. Lotringer, loc. cit., p.222.

9. S. Lotringer, loc. cit., p.223.

10. S. Lotringer, loc. cit., p.222.

11. Cf. Pour les Oiseaux, Paris, Belfond, 1977 (version anglaise : For the
Birds, London, New York, Marion Boyars, 1981).

12. Cf. George J. Stack, Nietzsche & Emerson, An Elective Affinity,


Athens, Ohio, The Ohio University Press, 1992, p.206-207.

13. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Presses


Universitaires de France, 1962. Il se trouve que j'étais sensibilisé à ce
problème de la "sélectivité", car j'avais suivi en 1958-1959 le cours
d'agrégation de Deleuze sur la Généalogie de la morale; Deleuze
m'avait demandé de rédiger mes notes en vue d'une diffusion auprès
des étudiants de l'U.N.E.F. ; cette diffusion n'eut jamais lieu, car en se
relisant, Deleuze décida de donner une forme définitive à ses analyses.

14. Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, éd. de


Minuit, 1972, p.445. On trouvera ci-après, comme pièce à conviction,
le texte de la conférence de 1971 auquel L'Anti-Œdipe se réfère, ainsi
que la retranscription des discussions.

15. S. Lotringer, loc. cit., p.230.


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16. René Scherer, "Gilles Deleuze : l'écriture et la vie", in Beaubatie,
Tombeau de Gilles Deleuze, cit., p.82. L'article de Negri, "Gilles-
félix" (Chimères, n°17, automne 1992, p.93), a été reproduit dans Rue
Descartes, n°20 (G. D., Immanence et vie), Paris, P.U.F., 1998, p.77-
92.

17. Negri, loc. cit., p.82.

18. Negri, loc. cit., p.90.

19. Negri, loc. cit., p.91.

20. Partisan de l'Aufklärung, Augusto Illuminati critique de façon acerbe


le pensiero debole de Gianni Vattimo dans "La fête de l'âne.
Quelques conséquences politiques de la "pensée faible" italienne",
Futur antérieur, supplément sur "Le gai renoncement:
l'affaiblissement de la pensée dans les années 1980", Paris,
L'Harmattan, 1991.

21. Negri, loc. cit., p.91.

22. Negri, loc. cit., ibid.

23. Cf. Jos de Mul, Romantic Desire in (Post)modern Art and Philosophy,
Albany, SUNY Press, 1999, p. 248, note l4. Le livre de Rudolf
Pannwitz, Der Krisis der europäischen Kultur (2 vol.), a été publié
en l9l7 chez Carl à Nuremberg.

24. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Paris, Payot, l982, p. 236. Cité
in Gérard Raulet, Chronique de l'espace public, Paris, L'Harmattan,
l994, p. 95.

25. G. Raulet, op. cit., ibid.

26. Adorno, Théorie esthétique, p. 52 ; cité par Jürgen Habermas, "La


modernité : un projet inachevé" (conférence de l980), trad. G. Raulet,
Critique, n° 413, octobre l981, p. 961.

27. J. Habermas, loc. cit., ibid.

28. J. Habermas, loc. cit., p. 965.

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29. G. Raulet, Chronique…, op. cit., p. 96.

30. G. Raulet, op. cit., p. 97-98 ; c'est nous qui soulignons.

31. Charles Jencks, The Language of Postmodern Architecture, London,


Academy Editions, l978, p. 7. Cité in G. Raulet, op. cit., p. 98.

32. G. Raulet, op. cit., ibid.

33. S. Lotringer, loc. cit., p.222.

34. S. Lotringer, loc. cit., ibid.

35. Cf. les Actes du Symposium : Michel Benamou et Charles Caramello,


éd., Performance in Postmodern Culture, Madison, Wisconsin, Coda
Press, 1977.

36. Ihab Hassan, "Frontiers of criticism : metaphors of silence", Virginia


Quarterly Review, vol. 46, 1 (1970), p.91.

37. Ihab Hassan, Paracriticisms : Some Speculations of the Times,


Urbana, University of Illinois Press, 1975, p.25.

38. Ihab Hassan, "Culture, indeterminacy, and immanence, margins of


the (postmodern) age" (texte de 1978) in The Right Promethean
Fire : Imagination, Science, and Cultural Change, Urbana,
University of Illinois Press, 1980, p.91.

39. Hans Bertens, The Idea of Postmodernism, London, Routledge, 1995,


p.44.

40. Ihab Hassan, "Desire and Dissent in the Postmodern Age", Kenyon
Review, 5, 1983, p.9.

41. Ihab Hassan, cf. note 38.

42. Ihab Hassan, The Right Promethean Fire, cit., p.56.

43. Cf. les Actes du colloque de 1975 : Michel Benamou et Jérôme


Rothenberg, éd., Ethnopoetics, A First International Symposium, in
Alcheringa, vol. 2, 2 (1976), publ. Boston University Press.

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44. Martin Heidegger, Réponses et questions sur l'histoire et la politique
(Entretien avec deux journalistes de Der Spiegel), trad. Jean Launay,
Paris, Mercure de France, 1977, p.61.

45. Richard Palmer, Hermeneutics, Evanston, Illinois, Northwestern


University Press, 1969 ; "The Postmodernity of Heidegger", in
William V. Spanos, Martin Heidegger and the Question of Literature,
Bloomington, Indiana, Indiana University Press, 1976 (réimpr. de
boundary 2).

46. Cf. note 43.

47. M. Heidegger, op. cit., p.59-60.

48. Sur William Spanos, cf. Paul A. Bové, Destructive Poetics,


Heidegger & Modern American Poetry, New York, Columbia
University Press, 1980.

49. L'Event de Black Mountain a été décrit par Michaël Kirby,


Happenings, New York, Dutton, 1966, p.31-32.

50. Cf. Richard Palmer, "Postmodern Hermeneutics of Performance" in


M. Benamou et Ch. Caramello, op. cit., p.19-32.

51. R. Palmer, loc. cit., p.20-21.

52. Ch. Olson, "The Present is Prologue", in Additional Prose, éd.


George F. Butterick, Bolinas, California, Four Seasons Foundation,
1974, p.40.

53. Michel Benamou, "Presence and Play", in M. Benamou et Ch.


Caramello, cit., p.3.

54. Jacques Derrida, "Ellipse", in L'Ecriture et la différence, Paris, éd. du


Seuil, l967, p. 432-433. Cité par Michel Benamou, loc. cit., p.5.

55. M. Benamou, loc. cit., ibid.

56. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972,


p.243. Cité par M. Benamou, loc. cit., p.7.

57. M. Benamou, loc. cit., ibid.

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58. Cf. Clément Rosset, Logique du pire, Paris, P.U.F., 1971. Rosset
oppose le rire "exterminateur" de l'humour au rire ironique ; il se
sépare sur ce point de son maître Vladimir Jankélévitch. Selon Ernst
Behler (Ironie et modernité, trad. Olivier Mannoni, Paris, P.U.F.,
1997, p.376-377), à l'ironie des modernes répond, chez les
postmodernes, un humour analogue à l'"humour du monde" de Jean-
Paul ; ainsi Helmstetter aurait découvert chez Niklas Luhmann un
"troisième niveau" d'observation de la complexité des phénomènes
sociaux qui renverrait à l'"humour du monde". Il reste à vérifier la
compatibilité de cet "humour du monde" avec le rire "exterminateur".

59. Cf. Dominique Janicaud, Chronos, Pour l'intelligence du partage


temporel, Paris, Grasset, 1997 ; cf. également Ursula K. Heise,
Chronoschisms. Time, Narrative, and Postmodernism, Cambridge et
New York, Cambridge University Press, 1997.

60. Beda Allemann, Hölderlin & Heidegger, trad. François Fédier, Paris,
P.U.F., 1959, p.280-281

61. Beda Allemann, op. cit., p.281.

62. Yve-Alain Bois, "Historisation ou intention : le retour d'un vieux


débat", in Après le modernisme, Cahiers du Musée National d'art
moderne, n°22, décembre 1987, p.62.

63. Marc Jimenez, "Adorno, le parti de l'art moderne", Art Press, n°171,
juillet-août 1992.

64. Cf. Henri Van Lier, Les Arts de l'espace, Paris, Casterman, 1959 ; et
le commentaire de Jean Wahl, "Non ut poesis pictura", Critique,
n°155, avril 1960, p.312-321.

65. Cf. Georges Bloess, Voix, regard, espace, dans l'art expressionniste,
Paris, L'Harmattan, 1998, p.24.

66. G. Bloess, op. cit., p.25.

67. Ernst Bloch, Geist der Utopie (version de 1923), volume 3 de la


Gesamtausgabe, Frankfurt a/M., Suhrkamp, l973 ; trad. Anne-Marie
Lang et Catherine Piron-Audard, Paris, Gallimard, l977. (Pour la
version de 1918, cf. le volume 16 de la G.A., publié en 1978.)

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68. "Non-concept" est l'expression de Gérard Raulet, cf. Chronique…, op.
cit., p.278-281. Selon Raulet, la postmodernité à laquelle se réfère le
Baudrillard des Stratégies fatales est celle de l'abandon de la
"fonction rationnelle" elle-même, et non pas seulement des "illusions
utopiques" ; la théorie du possible développée dans le Prinzip
Hoffnung suppose au contraire l'invention (la "fiction") d'une "autre
rationalité" : cf. le sous-titre de la thèse de Gérard Raulet,
Humanisation de la nature, naturalisation de l'homme, Ernst Bloch et
le projet d'une autre rationalité, Paris, Klincksieck, 1982. Le Prinzip
Hoffnung, volume 5 de la G.A., a été traduit par Françoise Wuilmart :
cf. Le Principe Espérance, 3 vol., Paris, Gallimard, 1976-1982 ; le
chapitre 18, consacré aux "différentes couches de la catégorie de la
possibilité" – dans le tome 1, pages 270 à 300 – avait déjà fait l'objet
d'une traduction par Rose-Marie Ferenczi, parue dans la Revue de
Métaphysique et de Morale, t.63, n°1, janvier-mars 1958 ; une "note
explicative" de la traductrice précisait que, dans "le monde en train de
se réaliser", c'est-à-dire dans lequel "rien n'est encore achevé",
l'"objet réel" ne peut être connu que "par anticipation" : il s'agit donc
de "déchiffrer la nature, l'histoire, la littérature, les arts plastiques, la
musique, pleins de signes pointant vers l'objet réel" (p.58). L'"autre
rationalité" dont parle Raulet se situe à l'horizon de ce que désignent
les "formes-esquisses" (Auszugsgestalten) ainsi profilées.

69. Le "nietzschéisme" dont fait état Gérard Raulet à propos d'Ernst


Bloch est-il affaire de Zeitgeist ? Sans doute l'ouvrage de Rudolf
Pannwitz déjà signalé (note 23) apporte-t-il un élément de réponse à
une telle interrogation.

70. Cf. Shûzô Kuki, Le Problème de la contingence, trad. Hisayuki


Omodaka, University of Tôkyô Press, 1966 ; et en particulier le
paragraphe traitant de la "contingence finale positive", p.53-57.

71. Cf. Jos de Mul, Romantic Desire…, cit. (réf. : note 23), p. l30, qui
reproduit le fac-similé de la pièce pour piano en question, d'après
C.P.Janz, Friedrich Nietzsche, Der musikalische Nachlass, 85, Basel,
Bärenreiter Verlag, l976.

72. Ne conviendrait-il pas de s'interroger, à partir de cette constatation,


sur le "nietzschéisme" d'Erik Satie ? Le "fragment en soi", s'il est
indéfiniment répétable, c'est-à-dire revenant sans cesse à zéro, fait en
tout cas s'évaporer le "fantasme d'étreindre la réalité" dont Jean-
François Lyotard est persuadé qu'il traduit "le désir de recommencer
la terreur"; seulement, ce qui fait alors problème, c'est la distinction
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de Lyotard lui-même entre l'"essai" (postmoderne : voyez Montaigne)
et le "fragment" (moderne : voyez l'Athenaeum) : pour le dire dans le
lexique deleuzien, le "genre" n'est-il pas territorialisant, et le
"fragment", justement s'il est "en soi", ne déterritorialise-t-il pas non
seulement la syntaxe des différents "genres", mais l'idée même de
"genre" ? (Cf. Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée,
1986, p.33).

73. Sous le patronage duquel j'avais préparé ma communication au


colloque de Milwaukee, laquelle s'intitulait : New Music – Utopia
AND Oblivion ? (cf. M. Benamou & Ch. Caramello, Performance in
Postmodern Culture, op. cit., p.113-119).

74. Musik und Vergessen, Berlin, Merve Verlag, 1984 ; cet ouvrage
reprenait les thèmes de mon article sur "La musique et l'oubli"
(Traverses, n°4, 1976), dont Mireille Buydens a fait l'exégèse dans
son Sahara, l'esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 1990, p.155-
165.

75. Le musical chez Freud étant pour le moins de l'ordre du virtuel,


Lyotard s'est tourné vers Ehrenzweig (L'Ordre caché de l'art) pour
élaborer une esthétique "libidinale" constituant une "dérive" à partir
de Freud. D'où son analyse de la Sequenza III de Luciano Berio,
préparée avec le concours de Dominique Avron, dans laquelle, la
postmodernité de la Sinfonia étant attribuée aux processus
secondaires, le travail du compositeur consiste à maintenir,
contrairement à ce qui advient dans la Sinfonia, la césure freudienne
entre processus primaires et processus secondaires. Cf. "A few words
to sing", in Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, U.G.E., 1973,
p.248-271.

76. Sur la relation entre Heidegger et la pataphysique, Deleuze s'était


exprimé en 1958 à l'occasion d'une discussion que nous avions eue à
propos du pastiche des hypothèses du Parménide chez Raymond
Queneau ; son rapport à Heidegger, à ma surprise, était beaucoup plus
serein que ce que la rumeur laissait entendre à l'époque et n'a cessé de
colporter depuis.

77. Cf. J.-F. Lyotard, "L'obédience", in L'Inhumain, Paris, Galilée, 1988,


p.191. Parlant de cet idéal minimaliste du "son japonais", Lyotard
introduit le thème d'une ontologie en acte, qui rendrait superflu toute
"anthropologie du son" puisque c'est l'événement qui survient : "Je

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vais m'arrêter, quoique tout reste à dire, puisque ce peu d'eau ne cesse
d'arriver, d'accourir, ou mieux d'occourir."

78. Gianni Vattimo, "Une constante référence", Libération, 22 avril 1998.

79. J.-F. Lyotard, s'adressant à Jean-Loup Thébaud (cf. Au juste, Paris,


Bourgois, 1979, p.118).

80. Cf. Martin Heidegger, Le Principe de raison, 11e leçon, trad. André
Préau, Gallimard, 1962, p.197-198. (Original : Der Satz vom Grund,
Pfullingen, Günter Neske, 1957.) L'oscillation de Heidegger restitue à
l'indécidable le musical en même temps qu'il rend musical
l'indécidable lui-même. Le procédé – si c'en est un – a été repris par
Derrida, et interprété par les adversaires de Derrida comme un effet
de rhétorique (cf. John R. Searle, "Literary theory and its discontents",
in Dwight Eddins éd., The Emperor Redressed, Tuscaloosa,
University of Alabama Press, 1995, p.166-196). Mais la
postmodernité ne se résume pas en une rhétorique et la musicalisation
ne saurait se réduire à un procédé – du moins lorsqu'elle s'accomplit.

81. J.-F. Lyotard, Au juste, op. cit., p.33-34.

82. J.-F. Lyotard, Le postmoderne…, cit., p.29-30.

83. Cf. le cours de Heidegger sur Parmenides (1942-43), G.A. 54,


Frankfurt a/M, Klostermann, 1982, S.42-58 (§3).

84. Par exemple, la possibilité d'une redéfinition du sublime, prenant


appui sur l'"autre face" du Gestell, comme l'a suggéré Mario Costa (cf.
Le Sublime technologique, Lausanne, Idérive, 1994) ; dans le même
esprit, il faut mentionner également les chapitres 10 et 11 de l'ouvrage
de Wolfgang Welsch, Undoing Aesthetics, London, Sage, 1997,
p.168-202.

85. J.-F. Lyotard, Le postmoderne…, cit., p.33.

86. J.-F. Lyotard, Le postmoderne…, cit., p.33-34. Sur la crise du sensus


communis et ses conséquences non seulement chez J.-F. Lyotard,
mais plus largement pour toute esthétique de l'époque postmoderne,
cf. les analyses superbes d'Herman Parret, L'Esthétique de la
communication, l'au-delà de la pragmatique, Bruxelles, Ousia, 1999
(notamment pages 212-225).

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87. Selon le slogan de Mille Plateaux (Paris, Editions de Minuit, 1980).

88. Cf. Hugh Silverman, préface au volume 3 de la collection Continental


Philosophy, Postmodernism, Philosophy, and the Arts, New York and
London, Routledge, 1990, p.1-7.

89. Vincent Descombes, Le Même et l'autre, Paris, Minuit, 1979, p.216.

90. Hugh Silverman, "Between Merleau-Ponty and Postmodernism", in


Thomas W. Busch & Shaun Gallagher, Merleau-Ponty, Hermeneutics
and Postmodernism, Albany, S.U.N.Y. Press, 1992, p.144.

91. Cf. J. Derrida, La Carte Postale, De Socrate à Freud et au-delà, Paris,


Aubier-Flammarion, 1980.

92. Cf. Dawne McCance, Posts, Re-Addressing the Ethical, Albany,


S.U.N.Y. Press, 1996, qui a donné le compte-rendu le plus précis de
la façon dont "l'industrie culturelle américaine a domestiqué les écrits
des poststructuralistes français en les liant à un postmodernisme
monolithique" (cf. le prière d'insérer de la page 4, sous la signature du
professeur Cutrofello).

93. Cf. Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d'artiste 1960-1980,


Paris, J.-M. Place, 1997.

94. Anne Cauquelin, Les Théories de l'art, Paris, P.U.F., collection Que
sais-je ?, n°3353, 1998, p.113.

95. Anne Cauquelin, op. cit., p.113-114.

96. Steven Connor, Postmodernist Culture, 2nd edition (1997), Oxford,


Blackwell,1989, p.86. Comme l'explique Connor, le problème que
rencontre la théorie postmoderne est d'expliquer et de justifier l'apport
de la pluralité dans un langage qui à son tour "ni ne mutile, ni ne
neutralise cette pluralité" (p.87).

97. Charles Molesworth, "Stratégies contemporaines de la représentation",


in Théorie / Littérature / Enseignement, n°5, La Représentation
littéraire, Ecritures contemporaines I, 1987, p.30.

98. Gérard Delanty, Modernity and Postmodernity, London, Sage, 2000.


La position de Delanty dérive de celle de Gregory Smith sur
Nietzsche, Heidegger and the Transition to Postmodernity (Chicago,
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University of Chicago Press, 1996), et de celle de Botwinick
(Maimonides to Nietzsche : Skepticism, Belief, and the Modern,
Ithaca, NY, Cornell University Press, 1997) : d'après ces auteurs, la
postmodernité, revenant à la tradition, construit en réalité celle-ci en
œuvrant à partir de ses limites ; Nietzsche, lorsqu'il parle de
"puissance", a en vue cet agir actif dont la résonance sceptique ne
saurait amoindrir l'efficacité. Nous devrions parler non d'une
"modernité", mais d'une postmodernité inachevée.

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Première partie
Incursions dans la théorie

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Chapitre 1 : Nietzsche postmoderne ?

Parler de "postmodernité", n'est-ce pas présupposer qu'à l'époque même de


la modernité, il est possible de s'évader de cette modernité même? Pour être
aujourd'hui à la mode, le qualificatif "postmoderne" n'en est pas moins attesté
dès l'Angleterre de 1880 : le critique et peintre Chapman désignait sous ce
vocable une peinture qui se voulait plus moderne que celle, "moderne", des
impressionnistes français (1). La même idée se retrouve sous la plume de
l'architecte américain Venturi, qui entreprend, dans les années soixante, de
thématiser la lassitude populaire à l'égard des géométries issues du Bauhaus, des
épures de Mies Van der Rohe, et en général du design aseptisé de chez Knoll (2).
Ne peut-on, se demande Venturi, court-circuiter la modernité ? D'où la
proposition d'une réhabilitation de l'ornement, proscrit naguère par Adolf Loos,
mais qui va revenir en force - comme si, renaissant de ses cendres, le rococo
était à même de dépasser, de "doubler" la modernité, en la relativisant et en la
réintégrant au sein de l'histoire qu'elle se targuait imprudemment d'avoir
exorcisée. D'où le retour au carton-pâte des façades de Las Vegas, aux volutes
du baroque, aux meubles "rustiques" de la Louisiane, bref au foisonnement
décoratif comme signe extérieur de (fausse) richesse. Rien là de surprenant : le
misonéisme est rentable à toutes les époques... - Ce qui, en revanche, donne à
réfléchir, c'est le télescopage sémantique, dans le même mot, de deux options
culturelles à la fois antagonistes et complémentaires : "postmoderne" ne dit pas
la même chose que "néo-classique"; si "néo-classique" est la remise en honneur
d'un style ayant appartenu au passé et suppose une définition linéarisante de
l'histoire, "postmoderne" met au passé le présent vivant lui-même et requiert une
verticalisation, une simultanéisation, une fusion de dimensions temporelles
posées d'abord comme hétérogènes. Comme si se profilait, en deçà du temps des
horloges, une stase délinéarisante de Gleichzeitigkeit, d' "équitemporalité" au
sens heideggerien -stase du temps premier, stase du jaillissement du temps, que
certaines oeuvres (ou non-oeuvres) de notre siècle ravivent - mais d'une
réactivation qui renvoie nécessairement à d'autres époques et à d'autres siècles, à
la faveur de ce que Lyotard préfaçant Ehrenzweig dénomme une "mise de
l'histoire à plat" (ce qui ne veut surtout pas dire une fuite hors de l'histoire) (3).
Dans les Considérations sur l'état des beaux arts qu'il a publiées en 1983, et
sous-titrées Critique de la modernité, Jean Clair l'exprime d'une autre façon (4) :
"Le changement de perspective qu'entraîne l'apparition d'une ère qualifiée de
"postmoderne" (...) ne nous oblige pas seulement à reconsidérer les critères
selon lesquels on juge habituellement de l'art contemporain. Il nous oblige aussi,
rétrospectivement, à reconsidérer ceux qui, dans l'oeuvre des artistes de ce siècle,
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nous ont amenés à privilégier certaines époques de leur vie au détriment de
certaines autres, voire à reconsidérer l'importance de certains noms." Pourquoi ?
Parce que si nous convenons de "privilégier les débuts des peintres, les enfances,
les époques de rupture et d'apparente table rase", c'est toujours "au nom d'une
esthétique de la modernité, conçue comme une mise en acte de l'innovatio",
laquelle ne s'affirme qu'au détriment de ce qui n'est pas le présent ou la présence
constante - "les périodes de maturité, qui furent souvent des époques plus
classiques, de réflexion, de mûrissement et de tradition", et que l'on oublie
systématiquement de reconnaître. Par définition, "exalter les commencements,
c'est s'exposer à ne rien comprendre aux fins de l'art". A ne retenir de Picasso
que ses iconoclasmes, on omet de faire valoir son oeuvre "classique", laquelle
n'est pas moins importante; à n'admirer que les partitions du Stravinsky d'avant
1914, on se condamne à sous-estimer - en tant, justement, que "néo-classiques" -
celles de l'entre-deux guerres, voire celles de la période sérielle, qui ne le cèdent
pourtant en rien au Sacre en matière de raffinements sonores. Confrontant à
égalité les trois dimensions du temps, au lieu de ne mettre en exergue que celle
du présent, le peintre ou le compositeur "postmodernes" rétablissent la
temporalité dans ses prérogatives premières ; si bien qu'il n'est finalement
d'oeuvre significative qu'à temps complet - au fil des trois extases du temps à la
fois, et donc au rebours, si l'on peut dire, de tout "sens de l'histoire" ; ou encore,
au dam de l'avant-garde.
Ce temps de la postmodernité, "temps zéro" selon Christian Wolff et John
Cage, signifie non pas la mort de l'art - la perspective hegelienne demeure
linéaire...- mais bien plutôt la fin de l'esthétique au sens heideggerien. Fin de
l'esthétique de la subjectivité : Dick Higgins propose de substituer "post-
cognitif" à "postmoderne", pour souligner l'instance de désubjectivation ou de
"désidentification du sujet" (Vattimo) (5). Et un autre musicien et penseur
américain, Leonard Meyer, parle d'un coup d'arrêt à la modernité. Pour Meyer,
"l'époque à venir (si, au reste, nous n'y sommes pas déjà) sera une période de
stase esthétique, une période que caractérisera non pas le développement
linéaire et accumulatif d'un style fondamental unique, mais la coexistence
fluctuante et dynamique, quoique non évolutive, d'une multiplicité de styles
complètement différents."(6) Conséquence : si l'imitation résolument
anachronique de styles dépassés était proscrite, dans le cadre de l'esthétique de
la subjectivité, jusqu'à une époque récente, cet interdit - que seuls osaient
transgresser ceux qui, dans leurs années de jeunesse, avaient donné des gages à
la toute-puissante modernité et au "sens de l'histoire" : Picasso, Stravinsky... -, la
postmodernité accorde qu'il soit enfin levé. Et c'est comme si l'éternel retour
commençait à recevoir droit de cité. Non seulement en effet "il n'y a pas de
raison théorique ou pratique qui pourrait empêcher un compositeur
contemporain doué et habile d'écrire, par exemple, un excellent concerto grosso
à la manière baroque" - mais le musicien qui assume la postmodernité, et que
Meyer appelle "transcendantaliste", se sent libre aujourd'hui d'"utiliser n'importe
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quel style, présent ou passé" - donc de vouloir le retour indéfini de toutes les
singularités différentielles. Par rapport au "style unique" de l'esthétique
subjectiviste, c'est-à-dire à l'illusion du sens, de la communication d'un message,
l'écriture multiple (ou le polylogue) de l'artiste postmoderne ne peut apparaître
que dénuée de sens, et l'accusation de nihilisme ne saurait manquer à l'appel :
quoi de plus nihiliste en effet que la prolifération des styles, c'est-à-dire
l'absence de style ? Mais plus profondément - et, oserons-nous suggérer, plus
nietzschéennement - le créateur qui crée sans chercher à conférer un sens à ce
qu'il crée peut bien se permettre la privauté d'écrire un concerto grosso baroque
qui soit, "du point de vue de la sémantique, aussi nul que la boîte de conserves
Campbell de l'artiste pop" (7) : la pensée de l'ewige Wiederkunft - si elle veut le
retour incessant du non-sens comme tel - aboutit bien à "retourner contre lui-
même le nihil pour le surmonter."(8) Qu'il y ait auto-surmontement du nihilisme,
Selbstüberwindung des Nihilismus (9), ce serait donc le propre de la
postmodernité.
Confirmation : voyez Chirico. "Faut-il, demande Jean Clair, continuer
d'avaliser l'opinion qu'André Breton, ce piètre amateur d'art, se faisait de De
Chirico en le faisant mourir en 1917 ? Ne faut-il pas reconsidérer plutôt de fond
en comble la carrière de ce peintre et reconnaître enfin qu'il précéda le goût de
son temps non seulement durant la metafisica mais à tous les moments de sa
vie ? Le meilleur de la poétique surréaliste se trouve chez lui quinze ans avant
que naisse le surréalisme. Mais il a aussi été celui qui, dans les oeuvres
floculantes des années vingt, inspirées de Renoir, "annonce", si l'on accepte
d'user de cette terminologie messianique, les oeuvres de Magritte et de Picabia
dans les années quarante, tout comme il "annonce" dans le style baroquisant des
années cinquante ce qui vient aujourd'hui au goût du jour des peintres les plus
jeunes."(10) - Ainsi, la postmodernité de Chirico tient à la situation temporelle
exceptionnelle qui est la sienne : il répète à satiété, mais cette répétition fait de
lui un précurseur ; il rassemble donc dans son oeuvre le passé et l'avenir, et la
présence de son présent consiste dans ce rassemblement qui est événement et
avènement ; en ce sens, il se trouve au plus près de la thèse heideggerienne sur
le temps, thèse que l'entier déploiement de sa peinture paraît devoir confirmer.
Mais il n'y a pas que Heidegger. Le maître à penser du peintre
postmoderne Giorgio de Chirico, c'est, avant Heidegger, Nietzsche . C'est à
Nietzsche qu'il doit sa prédilection "pour l'atmosphère des après-midi d'octobre
italiens avec leur claire lumière et les longues ombres naissantes" (11) ; c'est à
Nietzsche qu'il doit - en prélude à l'après-midi... - le culte du "grand midi", culte
de l'instant et du nunc stans (Karl Löwith), culte de l'éternité aussi, qui renvoie
en principe aux antipodes de Heidegger ! - Telle est l'ambiguïté de De Chirico,
et du postmoderne en général : le peintre de la metafisica est-il le peintre de
l'arrêt (métaphysique) du temps ? Ou au contraire les horloges dont il parsème
ses tableaux ne sont-elles immobiles que parce qu'elles "indiquent encore le
commencement ou déjà l'accomplissement des heures du jour "(12)? Selon cette
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seconde hypothèse, le dépassement du temps des horloges ne s'effectuerait pas
au bénéfice et dans le sens d'une éternité, celle-ci n'étant finalement qu'une
inauthenticité au superlatif; mais bien dans la direction du temps considéré en
lui-même, dans la stase qui fait de lui ce qu'il est en conjoignant ses différentes
extases. Le choix serait à faire entre Heidegger et Nietzsche; et il est d'autant
plus remarquable que Nietzsche lui-même en ait pressenti quelque chose, quand
il s'auto-analyse en ces termes: "Une appréciation antimétaphysique du monde -
oui, mais une métaphysique" (13). Dès lors, comment De Chirico n'hésiterait-il
pas à son tour? Le sens profond de l'énigme, dont témoigne son oeuvre littéraire
au moins autant que son oeuvre peint, semble bien tenir à l'interrogation - clef:
"Nietzsche, l'antimétaphysicien, n'est-il pas cependant en secret un
métaphysicien qui pose les vieilles questions et qui ne trouve pour toutes
réponses profondes et importantes que celles que nous ne sommes tout
simplement pas capable de déchiffrer?"(14) L'intérêt des "postmodernes" pour
le passé ne saurait par conséquent se réduire à la fascination pour les marbres
antiques au nom de la mode rétro : il renvoie à une dimension d'indéchiffrabilité,
pour ne pas dire d'étrangeté, bien autrement prenante. Quelle musique est à la
fois plus "métaphysique" et plus poignante que l'Unanswered Question de
Charles Ives - compositeur postmoderne, compositeur nietzschéen par
excellence -? Tout l'art de Charles Ives confirme cette parole de De Chirico (qui
pose, avant la lettre, une question typiquement heideggerienne): " Les bons
artistes nouveaux sont des philosophes qui ont dépassé la philosophie" (15).
(Mais que signifie, au juste, "dépasser la philosophie" ?)
En écho à ce qui vient d'être évoqué à propos de Charles Ives - le nimbe de
silence, la mutité musicale - et de De Chirico - l'énigme et son indéchiffrabilité -
retentit l'avertissement de Jean-François Lyotard: "on tient pour "postmoderne"
l'incrédulité à l'égard des métarécits"(16), donc l'absence de légitimation ou de
"sens". Appliquons à Nietzsche cette formulation: on obtient la phrase de
Reiner Schürmann aux termes de laquelle "l'âge postmoderne, inauguré par
Nietzsche, est celui où la disponibilité de la vérité référentielle pour des propos
de légitimation devient suspecte." (17)
Nous voici au coeur de notre propos - lequel requiert, comme le précise
Schürmann dans une note capitale, que l'on comprenne "l'inauguration de l'âge
postmoderne par la fragmentation de l'origine."(18) C'est qu'"à la pensée,
l'origine... signifie un surgissement multiple de la présence." (19) "Penser, c'est
recueillir les pratiques multiples sans en constituer des universaux, qu'ils soient
théoriques ou imaginaires." (20) Nietzsche, d'après Schürmann, contribue de
trois façons décisives à la tâche de fragmentation ou de désubjectivation ainsi
définie. D'abord, en élaborant la notion de "formes complexes dans le flux du
devenir ": à la manière atomiste, il fait éclater le sujet un (21). Ensuite, par
l'éternel retour entendu comme affirmation de la "fluidité des forces" et de leur
"assaut innombrable", Nietzsche opère la "transmutation de l'origine entendue
comme principe en l'origine entendue comme agrégation et désagrégation de
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forces" (22). Enfin, au-delà de la disqualification de l'homme comme principe,
Nietzsche annonce le perspectivisme : "quand les actions, les choses et les mots
s'arrangent d'eux-mêmes dans une configuration nouvelle, la pensée change. Ce
qui donne lieu à la pensée lui échappe." (23) Reste à déterminer si, en tout cela,
Nietzsche parvient à vraiment déconstruire. Ne se contente-t-il pas en réalité
d'un simple démantèlement - un "retrait du manteau dissimulateur" ? Pour
déconstruire, il faut penser le temps de manière plus radicale ; et d'après
Schürmann, ce n'est pas Nietzsche, c'est Heidegger qui accède à une telle pensée
"postmoderne", déconstructrice, du temps. Pour user du lexique de Deleuze et
Guattari, si le rapport entre temps et être est encore "radicellaire" dans Sein und
Zeit, il deviendra "rhizomatique" après le "tournant" (24). En comparaison, on
se rappellera la mise en garde de Rhizome par laquelle Deleuze et Guattari
maintiennent l'appartenance de Nietzsche à la pensée "radicellaire" (25). Le
diagnostic de Reiner Schürmann à propos de Nietzsche consonne d'autre part
avec celui de William Spanos, pour qui la problématique de la postmodernité en
littérature et en philosophie consiste dans une libération de la pensée à l'égard de
l'espace: c'est vers le temps qu'elle se tourne désormais; et par cette affirmation,
Spanos renvoie explicitement à Heidegger, non à Bergson (26).
L'enjeu de la présente enquête se laisse à présent mieux cerner. Si penser le
temps, c'est penser "tout" le temps ou "le tout"du temps, donc le passé aussi bien
que le futur et le futur et le passé aussi bien que le présent selon l'égalité de la
Gleichzeitigkeit, alors l'ensemble des événements seront co-présents, donnés
qu'ils sont d'ores et déjà par le don de l'Ereignis - et se donnant, tout comme
disparaissant, au gré de la volte Er/Ent-eignis. Cela n'implique aucun principe
d'unification (27). L'"anarchie" dont fait état Schürmann à propos de Heidegger
trouve ici sa pleine acception ; et par extension, la postmodernité, pensée de la
co-présence temporelle, autorisera la libre rencontre des styles. - Mais tout cela,
qui vaut pour Heidegger, se vérifie-t-il pour Nietzsche ? Nietzsche pense-t-il le
temps pour lui-même, en son entier, ou ne s'attache-t-il qu'à la seule dimension
du présent, du nunc stans ? Pour autant, d'autre part, que l'éternel retour serve à
Nietzsche de principe d'unification pour les trois dimensions du temps que
l'hypostase du présent a "préalablement" séparées les unes des autres, "ce qui
revient" pour Nietzsche est-il effectivement exempt de toute contamination par
le principe ? Se laisse-t-il assimiler à la "répétition" kierkegaardienne, au
Wiederholen dont Heidegger a su se faire un outil majeur dans la caractérisation
du cercle herméneutique comme hermeneia ouvrant sur les singularités et
permettant ce que Jean-Luc Nancy appelle le partage des voix ? C'est, on le voit,
l'interprétation heideggerienne de Nietzsche qui est sur la sellette: elle présente
Nietzsche comme le dernier des modernes; mais Nietzsche lui-même a critiqué
la modernité avec assez d'éloquence pour que la question de son appartenance au
moins prémonitoire à la postmodernité ne puisse être esquivée. Nietzsche est-il,
comme le suggère Schürmann, en concurrence avec Marx pour recevoir une
palme d'authentique précurseur (28) ?
50/514
A une telle interrogation, et à d'autres semblables, il est d'autant plus
malaisé d'apporter une réponse directe que le texte nietzschéen, à la fois
complexe et en perpétuel bouillonnement, souffre souvent plusieurs lectures
simultanées, sur des registres différents et avec des incidences à chaque fois
divergentes. Pour tenter d'y voir un peu plus clair, je me réfèrerai à deux des
grilles suggérées par Gianni Vattimo dans deux chapitres des Avventure della
differenza : l'une concerne la critique de la modernité telle que l'expose la
Seconde Inactuelle, l'autre a trait à l'exégèse de certains passages de la Volonté
de puissance (29). D'autre part, je ferai le point sur le rapport entre les deux
théories de Nietzsche et de Heidegger sur le temps, à partir de la comparaison
que propose Henri Birault entre la Seconde Inactuelle et le paragraphe 76 de
Sein und Zeit (30). Trois niveaux de lecture, en effet, semblent ici s'imposer,
selon que l'on admet:

1. Que Nietzsche, critiquant la modernité dans la Seconde Inactuelle,


demeure cependant en deçà d'une problématique des "rapports multiples de l'être
et du temps" (Schürmann); c'est l'interprétation heideggerienne: Nietzsche
achève la métaphysique, dans tous les sens du mot.

2. Que la conception de l'histoire développée dans la Seconde


Inactuelle, à laquelle rend hommage le Heidegger de Sein und Zeit, "contient en
germe" la conception heideggerienne du temps; ou bien, que Heidegger a puisé -
et ne pouvait pas ne pas puiser - dans Nietzsche ; ce qui revient à reconnaître
l'actualité - "postmoderne" - de Nietzsche, par un effet de postmodernité qui, à la
fois, rabat la thèse de Heidegger sur celle de Nietzsche, et promeut cette dernière
hors de son ambitus historico-événementiel, hors de sa plage d'insertion
temporelle.

3. Que, dans le sillage "équitemporalisant " de ce qui précède,


Nietzsche ne fait pas que "démanteler" ; qu'il déconstruit bel et bien la
modernité - y compris la sienne propre ; bref, qu'il est le premier à se mettre en
question, et que par là il court-circuite au moins partiellement, par son
autocritique, l'interprétation heideggerienne - laquelle ne peut cependant que
s'en trouver confirmée; c'est l'idée de Vattimo dans le chapitre IV des Avventure
(et ce n'est pas un hasard si ce chapitre reprend le titre même du cours sur lequel
s'ouvre le Nietzsche de Heidegger: "La volontà di potenza come arte " ;
Heidegger lui-même le tient d'un fragment nietzschéen du printemps 1888)(31).

L'excès d'historiographie - voici, selon Gianni Vattimo, la première des


implications de la modernité telle qu'elle apparaît au Nietzsche de la Seconde
Inactuelle. Et cet excès signifie l'incapacité de renouvellement de mise sur les
rails d'une nouvelle histoire. Parce que la modernité est imbue de scientificité,
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parce qu'elle exige que l'histoire devienne une science, elle oublie le lien de
l'histoire et de la vie tel qu'il se manifestait par exemple, dans la tragédie
grecque. Elle met donc sous le boisseau la part du naturel et de l'inconscient du
vital et de l'irrationnel.
Ne réduisons pas pour autant la relation de l'histoire et de la vie à de
l'irrationnel pur: ceux-là mêmes qui ont accusé Nietzsche d'opérer une telle
réduction, un Lukacs ou un Bloch, ont bien été obligés, à un moment ou à un
autre, de reconnaître ce que l'irrationnel présente de positif: il suffit de citer
L'Ame et les Formes, ou L'Esprit de l'utopie. Nietzsche leur répond par avance
en affirmant, parallèlement à sa condamnation de l'historicisme, l'" utilité " des
études historiques: dès le premier chapitre de la Seconde Inactuelle, il fait état de
l'"égale nécessité " du non-historique et de l'historique "pour le salut d'un
individu, d'un peuple, et d'une civilisation" (32) ; et cette nécessité est assez
prégnante pour prévenir tout décalage à la Hegel entre en-soi et pour-soi, entre
faire et savoir, entre action et réflexion. Pour Nietzsche, inconscient et
conscient s'équilibrent, et c'est leur commune configuration - l'activité réflexive -
qui doit tenir son inspiration de l'utilité pour la vie. Celle-ci, à son tour, n'est
nullement réductible à une instance strictement biologique: vivre c'est réfléchir,
et donc être né au sein d'une certaine culture. Si bien que le mythe naturaliste
étant écarté, le lien de l'histoire et de la vie doit être compris comme une
articulation culturelle et historique.
Conséquence: pour soigner la "maladie historique", il convient non de
recourir à un activisme vitaliste qui exalte l'obscurité ou l'aveuglement, mais à
l'"unité du style artistique" comme unité de l'ensemble des prestations vitales
d'une société et d'un peuple (33). Vattimo insiste à ce propos sur la définition
nietzschéenne du style. Pour comprendre ce qu'est un style, il faut le penser sur
fond d'horizon, au sens où l'horizon, loin de délimiter une zone de clarté sur un
arrière-plan d'obscurité, a pour fonction de fixer les bornes d'un réseau ordonné,
d'envelopper une structure d'ordre. Le style, c'est cette structure d'ordre qui
soude l'unité de l'intérieur et de l'extérieur; l'absence de style de la modernité, la
"singulière antinomie" de l'homme moderne, trahissent le défaut de
correspondance entre intériorité et extériorité - concrètement, le conflit entre un
savoir historique qui " bloque l'action" et un agir qui ne trouve à s'appuyer que
sur de l'inconscient (34).
Nietzsche fait appel, en guise de thérapie à l'endroit de la "maladie
historique" et de la prédominance de la science, aux pouvoirs "éternisants" de la
religion et de l'art. Il se trouve ici à la croisée des chemins :
- D'une part, livrer bataille contre la "maladie historique" de la modernité
exige une vigilance extrême; il faut que les hommes soient " de nouveau assez
bien portants pour pouvoir recommencer à faire de l'histoire, pour se servir du
passé au triple point de vue monumental, antiquaire ou critique "; comme on le
verra, Nietzsche pose ainsi le problème de l'unité de style comme unité possible
des trois extases du temps, et s'approche étrangement de ce qui sera, dans et
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après Sein und Zeit, au centre de la thèse de Heidegger sur le temps:
l'équitemporalité ;
- D'autre part, il est clair qu'aux yeux de Nietzsche lui-même, et
probablement dès l'époque de la Seconde Inactuelle, les pouvoirs "éternisants"
de l'art et de la religion (contre lesquels polémiquera le livre suivant de
Nietzsche: Humain trop humain) apparaissent comme des facteurs
d'"obscurcissement", plutôt que d'unification stylistique ; ce sont des forces
supra-historiques, et aussi antihistoriques. La conclusion du chapitre IX de la
Seconde Inactuelle définit comme antihistorique l'acte par lequel l'homme
instaure la stase, l'horizon stable, l'ordre au sein duquel l'action est possible.
Nietzsche ne revient-il pas sur ce point à une position hegelienne, aux termes de
laquelle il faut pour que l'histoire jaillisse, une tension entre faire et savoir, entre
en-soi et pour-soi ? S'il en est ainsi, si la problématique du temps est abandonnée
au profit d'un éternitarisme sous le prétexte que celui-ci demeure le seul recours
contre la décadence historique, alors effectivement la pensée de l'Eternel Retour,
loin d'être une pensée du temps, risquera de sombrer à tout instant dans une
consolation sinon directement théologique, du moins métaphysique ou, selon le
lexique heideggerien, onto-théologique...
Tel est l'enjeu du débat qu'ouvre la Seconde Inactuelle : dans la mesure où
Nietzsche consent, pour échapper à une certaine rationalité, à une cure
d'irrationnel, il se retrouve tout entier enlisé dans la modernité, c'est-à-dire dans
la métaphysique. Et cela donne raison à l'interprétation heideggerienne d'une
rechute de Nietzsche dans la métaphysique: "l'irrationalisme, dit Heidegger, est
une échappatoire du rationalisme qui ne se libère pas, mais s'empêtre encore
plus dans le rationalisme, parce qu'elle éveille la croyance que celui-ci est
surmonté par une simple négation, alors qu'il est devenu plus dangereux parce
qu'il est dissimulé et poursuit impunément son jeu." (35)

C'est donc un Nietzsche encore hegelien - pour qui une "simple négation"
suffit à surmonter le rationalisme, dit Heidegger - qu'il faut créditer de l'effort
d'en finir avec la modernité. Mais c'est aussi le présupposé de la toute-puissance
du négatif, ou de la contradiction et de son dépassement, bref un certain
acquiescement subreptice à la dialectique, qui prévient que cet effort soit
couronné de succès. Jusque dans sa volonté d'excéder la modernité, le
"hegelien" Nietzsche demeure inféodé au "tout-puissant principe de raison " :
cela explique que la volonté en question soit en elle-même si moderne. Volonté
de toute-puissance, id est volonté de puissance! Il faut dès lors sinon gommer,
du moins estomper l'écart que des interprétations comme celle de Gilles Deleuze
ont souligné entre Hegel et Nietzsche (36). Car ce n'est pas seulement "de
l'éphémère à l'éternel" ou "de l'affirmation infinitésimale à l'affirmation
intégrale" que - selon les mots d'Henri Birault - "la conséquence est bonne" (37);
c'est bel et bien du non au oui... Certes, Nietzsche substitue toujours le réactif au
négatif et l'affirmatif au positif; Birault rappelle que "dire oui" n'est pas
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prononcer le I-A de l'âne, "le oui des avocats de Dieu, le refus d'un premier refus,
la négation d'une première négation" (38). Mais l'essentiel est que Nietzsche
partage, avec Hegel, la vision traditionnelle, aristotélicienne, d'un déploiement
linéaire du temps en direction de l'éternité (39). "A supposer, écrit-il, que nous
disions oui à un seul instant, avec ce oui nous avons dit oui non seulement à
nous-mêmes, mais à toute existence. Car rien ne subsiste ni en nous, ni dans les
choses: et si notre âme - ne serait-ce qu'une seule fois - a vibré et résonné
comme une corde de joie, toutes les éternités furent nécessaires pour déterminer
cet événement unique, et dans cet unique instant de dire-oui, toute éternité a été
approuvée, absoute, justifiée, affirmée." (40) La théorie de l'éternel retour, dès
lors que "rien ne subsiste pour soi", dès lors que l'être n'est pas, pose l'éternel
retour du devenir, c'est-à-dire simultanément l'intemporalité et la succession.
Comment une telle simultanéité est-elle envisageable? "Intemporalité et
succession, dit ailleurs Nietzsche, se concilient fort bien dès lors que l'intellect
est écarté!" (41) Cet intellect, c'est l'intellect nombrant : le nombre n'est qu'une
"forme perspectiviste", une "invention humaine... destinée à nous permettre
d'agir dans notre monde" (42). Supprimons ce nombre: nous rencontrons
l'innombrable, l'infinité de fois; donc une succession indénombrable ou un
Eternel Retour. En tout cela, Nietzsche, même s'il élimine l'intellect, ne fait pas
un seul pas hors du champ de la définition métaphysique du temps telle que la
fixait Aristote ("le nombre nombré du mouvement selon l'antérieur et le
postérieur"). Henri Birault est en droit d'ajouter, dans le sillage de Heidegger,
que la "théorie de l'éternel retour est le "premier moteur" de la philosophie de
Nietzsche et désigne ce qu'il y a de proprement théologique dans cette
philosophie"; et si l'on s'avise de ce que l'"essence des machines" n'est autre que
le "premier moteur" lui-même, alors l'appartenance de Nietzsche, par sa théorie
du temps, à la métaphysique de la modernité et à ses conséquences, c'est-à-dire
au nihilisme, ne fait plus de doute. Car "le Retour Eternel du même représente
non seulement l'essence de la société industrielle mais encore l'essence de tout
ce qui se développe en marge de cette société et souvent contre elle. Il faut le
savoir. Les bacchanales néopaïennes de la modernité ne sont pas moins
modernes en leur fond que la modernité contre laquelle elles s'insurgent.
Dionysos, le dieu de l'Eternel Retour, est le dieu de notre monde, le dieu de la
rationalité la plus morne et la plus effrénée, et aussi le dieu de ces fêtes étranges
dans nos cités sans fêtes depuis que les dieux les ont désertées. " (43)

N'est-il pas possible cependant d'aborder la Seconde Inactuelle selon une


lecture différente, qui ne fasse plus de ce texte une étape inéluctable dans la voie
de l'achèvement de la métaphysique, c'est-à-dire du nihilisme, c'est-à-dire de la
modernité ? Il faudrait alors exonérer au moins partiellement Nietzsche du
soupçon d'avoir tenté - tel un Habermas avant la lettre - de "compléter la
modernité " (44).
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Or, le paragraphe 76 de Sein und Zeit, dont Henri Birault a fourni un très
beau commentaire(45) comporte, à la faveur d'une esquisse de ce qui deviendra
ultérieurement la théorie de l'équitemporatité des dimensions du temps, une
référence au texte nietzschéen qui place celui-ci sous un éclairage radicalement
inédit, et impose de le réinterpréter à la lumière de ce que l'on pourrait appeler
une conception positive de la postmodernité.
Nous n'allons pas ici reprendre dans le détail l'analyse d'Henri Birault, à
laquelle il nous paraît indispensable d'accorder cependant la plus extrême
attention; nous soulignerons simplement les articulations qui nous semblent
concerner plus directement notre problématique.
D'abord, Heidegger situe la temporalité au fondement de l'historialité du
Dasein; or la façon qu'a cette temporalité de se temporaliser, donc de se rendre
présente, consiste à "meubler", si l'on peut dire, l'intégralité du champ ou de
l'horizon en déployant l'éventail de ses trois "extases" d'un seul mouvement,
lequel, indissolublement, ouvre ou fraye l'horizon ou le champ et l'occupe, le
remplit, le comble. De la sorte, les trois moments, avenir, passé, présent, ne sont
pas donnés en ordre séparé: ils jaillissent à la fois. C'est cet à la fois, cette
simultanéité, qui permet de parler de l'unité "extatiquement horizontale" des
"écartements " du temps. Seulement, il devient désormais impossible d'isoler
une des dimensions, de la séparer des autres: qui tire un seul fil dévide tout
l'écheveau. Le passé, par exemple, que Nietzsche soumet à l'histoire
"monumentale " en tant que celle-ci met en oeuvre l'"intérêt pour ce qui est
classique et rare dans les temps écoulés", ne peut servir qu'à élaborer l'existence
à venir; celle-ci à son tour, se voudra "monumentale", c'est-à-dire se modèlera
sur ce qui, lui demeurant étranger en tant qu'antérieur et nécessairement lointain,
exigera de sa part un effort d'enracinement et de reprise pour lui devenir
consubstantiel. La "préservation vénératrice de l'existence ayant été déjà là",
simple possibilité éprouvée à partir d'une histoire préalablement déterminée
comme "monumentale", peut en venir à se développer pour elle-même en "
histoire antiquaire ". Cette dernière, axée sur le passé, ne saurait cependant être
telle qu'en assumant la conscience de la prééminence de l'histoire "
monumentale " ; et c'est ce va-et-vient entre avenir et passé qui déclenche, en
troisième et dernier lieu, le surgissement d'une histoire "critique" à mettre au
présent.
Point de contact inattendu entre la conception de l'histoire chez Nietzsche
et la théorie heideggerienne du temps, le paragraphe 76 de Sein und Zeit effectue
une très remarquable répétition du texte nietzschéen. "Cette répétition, ajoute
Henri Birault, est une reconduction: la reconduction des différentes manières
dont l'histoire appartient à la vie vers la nécessité de leur triplicité et vers le
fondement de leur unité triadique. Cette reconduction, à son tour, est une
réduction, la réduction des Considérations nietzschéennes à leur structure ou à
leur squelette ontologique. Cette réduction, enfin, ne peut pas ne pas être une
limitation - limitation à la fois approfondissante et appauvrissante, qui fait
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résolument abstraction de la parole exubérante de Nietzsche..." (46) Il n'en reste
pas moins que la conception heideggerienne du temps ne répète la thèse
nietzschéenne sur la triplicité de l'histoire que dans la mesure où, sans la
redoubler, elle en fait elle-même un monument à réaliser. Nietzsche offre pour
ainsi dire à Heidegger, en deçà de toute inféodation à la métaphysique
aristotélicienne du temps, la perspective d'un projet: et dès lors que Heidegger se
met en devoir de mener à bien ce projet, le lien - secret et non-dialectique - qui
l'unit à Nietzsche commence à se faire jour. Lien en abyme : comme si le texte
nietzschéen dictait au texte heideggerien non seulement sa teneur, mais la
modalité sous laquelle seule il se laissera interpréter ; et comme si,
réciproquement, la lumière que projette l'exégèse heideggerienne sur ce texte
antérieur n'existait que réfléchie par lui, tout en lui conférant le sens qui est (au
sens présent, nullement " absolu " ou extra-temporel ou anhistorique...) le sien
propre. L'appropriation intervient alors non comme confiscation de sens ou
violence exercée sur le texte nietzschéen, mais - en deçà de tout conflit ou de
tout différend - comme une mutuelle convenance ou connivence entre les deux
philosophies. C'est pourquoi il n'est pas interdit de déchiffrer comme s'il
s'agissait d'une phrase de Heidegger la formule de Nietzsche selon laquelle "Le
futur est aussi bien une condition du présent que le passé. Ce qui doit advenir et
ne peut manquer d'advenir est le fondement de ce qui est." (47) Cest pourquoi,
également, Nietzsche, quelles que puissent être les réserves qui surgiront sous la
plume de Heidegger, échappe, au niveau de la Seconde Inactuelle, à ces réserves,
en forgeant un concept temporel susceptible pour ainsi dire de répondre par
avance à l'exigence postmoderne - et qui se soustrait par sa seule formulation
aux apories de ce que Jean-François Lyotard flétrit sous la dénomination de
"postmodernisme de l'affaissement" (48). Pour Lyotard, l'époque actuelle, parce
qu'elle "se vautre dans les ruines", "reste moderne, pour autant que la mélancolie
appartienne déjà à la modernité" (49). Mais d'une autre trempe est la formule
nietzschéenne que Heidegger n'aurait pas hésité à contresigner, et selon laquelle:
"La parole du passé est toujours parole d'oracle. Vous ne l'entendrez que si vous
êtes les bâtisseurs de l'avenir et les connaisseurs du présent." (50)

Il n'est pas interdit, eu égard à cette vision plénière de la postmodernité, de


s'interroger sur la validité, à notre époque, du schème ou de la métaphore de
l'"avant-garde", dont l'effondrement ne pourrait céder la place, selon un Jean-
François Lyotard, qu'au "cynisme éclectique du : tout est permis" (51). Que
l'idée même d'"avant-garde" fasse aujourd'hui problème, c'est bien clair : dès
lors que notre art ne nous "mène nulle part" (John Cage), il n'est plus besoin d'un
quelconque fléchage pour signaler le "sens unique" qu'il faut être le premier à
suivre. Disqualification de toute linéarisation du temps: c'en est fini des
"illusions du Progrès". Dans la mesure, cependant, où Nietzsche demeure
inféodé à l'opposition de l'instant et de l'éternité, c'est-à-dire dans la mesure où il
ancre effectivement sa conception du temps au sein de la métaphysique, il
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semble que l'"avant-garde " puisse encore constituer, dans sa perspective, un
signe de ralliement ou un label de qualité: le nihilisme des faibles sera au
contraire celui du "tout est permis". Mais pour peu que l'on prenne au sérieux
l'approfondissement "postmoderne" que recèle déjà la Seconde Inactuelle, il
devient impossible de ne pas reconnaître dans l'éternité selon Nietzsche "une
éternité temporelle, l'éternité du temps lui-même (...). Ce temps, observons-le
bien, est encore conçu sous les espèces d'un fleuve, mais d'un fleuve désormais
capable de remonter sans cesse vers sa source au lieu de descendre pour aller se
perdre dans la mer." (52) L'"avant-garde" se reconnaîtrait-elle dans un tel
mouvement de remontée ou de régression ? Henri Birault épilogue sur la version
nietzschéenne de l'héraclitéisme, et cite cet aphorisme révélateur: "Je vous
enseigne la rédemption à l'égard du fleuve éternel : le fleuve s'écoule en faisant
toujours retour vers lui-même, et toujours à nouveau, vous entrerez dans le
même fleuve, vous, les Mêmes." (53) Plutôt que de rabattre - comme le fait
Heidegger dans son Nietzsche (54) - le sens de cet aphorisme sur l'identité du
devenir et de l'être, lequel ménage avant tout la possibilité d'une évaluation
critique, on peut se laisser tenter par une comparaison avec Hölderlin, ce qui
permet d'en repérer les incidences postmodernes. Plus d'un |A pudeur d'aller à
la source - cette parole de Hölderlin, détachée de son contexte (55), "veut-elle
seulement dire que si plus d'un appréhende d'aller à la source et qu'ainsi
quelques-uns n'y vont pas, la majorité, en revanche, en prend le droit chemin
sans pudeur ni hésitation ? Cette interprétation contredirait la loi fondamentale
qui gouverne l'être de l'histoire, selon laquelle la patrie ne s'obtient qu'au terme
d'un long rapatriement. Or, celui-ci consiste à traverser d'abord ce qui n'est pas
le pays; et ce n'est qu'au prix de cette marche que le propre enfin peut devenir
propriété. (...) Mais la source ne se révèle comme la source qu'après que le cours
du fleuve a été reconnu jusqu'à la mer. C'est pourquoi la marche vers la source
est le retour vers elle dans la direction opposée à celle du cours habituel du
fleuve, et ainsi cette marche doit d'abord éloigner de la source au lieu de
conduire directement vers elle. (...) La pensée qui, faisant retour à la source,
pense à l'origine, est ce qu'il y a de plus difficile. C'est pourquoi plus d'un a
pudeur, non parce qu'il craint cette tâche la plus difficile, mais parce qu'il l'aime.
La pudeur est cette réserve, ce courage lent, cette provision d'étonnement, d'une
pensée qui se souvient de ce dont elle s'approche comme de cela même qui était
proche et le demeure, d'une proximité qui se consume à tenir un lointain loin
dans sa plénitude et, partant, qui accumule en lui la promesse d'un fleuve
jaillissant."(56) – Quand, maintenant, Lyotard entreprend de justifier – à l'aune
de la postmodernité - l'avant-garde, il souligne le fait que, décidées à "ne pas
répéter le déjà fait ", à " aller plus loin dans l'interrogation des règles de l'art",
les avant-gardes "n'aimaient la modernité installée que pour s'en exiler", d'un
exil qui permet l'expérimentation et qui est une force, "la force que j'invoque
dans le postmoderne " (57). L'"exil" selon Lyotard, ne pourrait-on le comparer

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avec l'" éloignement de la source" que comporte nécessairement le retour selon
Hölderlin?
- Seulement, avec le précepte de "ne pas répéter le déjà fait", la "force"
dont il est fait état, quelle qu'en soit la générosité, risque de se révéler faible, à
l'aune du moins de la "pudeur" hölderlinienne. L'"expérimentation", dès lors,
pourquoi ne pas l'élargir à l'intégralité des extases du temps ?

Henri Birault nous l'a fait entrevoir à partir de sa lecture de Sein und Zeit: il
convient de nuancer la critique ultérieure qu'adressera Heidegger à Nietzsche.
Le quatrième chapitre des Avventure della differenza, de Gianni Vattimo,
autorise que l'on fasse un pas de plus: l'interprétation heideggerienne de la
"volonté de puissance comme art", dit Vattimo, ne tient pas assez compte du fait
qu'à la racine de la notion de volonté de puissance, on trouve un modèle
proprement esthétique. Impossible, dès lors, d'identifier purement et simplement
la volonté de puissance avec l'impulsion vers une organisation rationnelle et
technocratique totale du monde: ce qu'il y a en elle d'artistique prévient toute
assimilation de ce genre et invite au contraire à la tenir comme susceptible de
tenir en échec une telle impulsion. Nietzsche rejoint Heidegger, mais par un
chemin de toute façon détourné... ou peut-être par un raccourci, qu'il est urgent
de baliser.
Première remarque de Vattimo : l'opposition de l'art et de la science s'est
imposée à toute la pensée de Nietzsche. Elle a pris cependant des allures
différentes, à mesure que les thèses de Nietzsche sur l'art se précisaient. Au
départ, dans la quatrième partie d'Humain trop humain, Nietzsche fait l'éloge du
"dévouement scientifique à la vérité sous toutes ses formes" (58). Par
comparaison, l'art se meut dans le règne des apparences: en ce qui concerne la
"connaissance de la vérité", l'artiste fait preuve d'une moralité plus faible que le
"penseur"; c'est qu'il ne se résout pas à abandonner " les conditions les plus
efficaces pour son art, le fantastique, le mythique, l'incertain, l'extrême, le sens
du symbole", c'est-à-dire "la conscience démesurément passionnée, l'intelligence
trop aiguisée des Grecs." (59) L'art relève donc du passé, d'une époque immature
de l'esprit: "attiré en arrière", l'artiste "croit aux dieux et aux démons (...), prend
la science en haine (...) et souhaite un bouleversement de toutes les conditions
qui ne sont pas favorables à l'art"(60). Il vit - de manière parfaitement régressive
- ses émotions sous le signe de l'excès; il "prend plaisir à l'absurde" (61). -
Humain trop humain contient cependant l'amorce d'un dépassement de cette
conception "passéiste" de l'art: du fait que la " vérité vraie " n'est pas en elle-
même exempte de toute ambiguïté, car il lui arrive d'être imposée comme une
norme visant à déconsidérer l'apparence, il se pourrait qu'elle participe au
"mensonge métaphysique" ; s'il en est ainsi, si la vérité n'est, en son fond, qu'une
fable antiesthétique, alors l'art - jusque dans ses excès - se rapproche, par son
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irréalité, de la réalité qui n'est que fable. Cette thématique deviendra celle du
Crépuscule des idoles: Nietzsche y tient pour acquis que "le monde vrai finit par
devenir fable". Conséquence: il n'existe plus de "faits", mais des interprétations-
fables, dictées par des forces pulsionnelles, et qui, si elles prévalent comme
"vraies", doivent leur normativité à la violence, à un coup de force.

Si bien que la forme désuète d'excès qu'était l'art finit par devenir une
forme exemplaire de délire. Humain trop humain insistait déjà sur le caractère
d'exception de ce jeu qu'est l'art, et donc sur le bien-fondé de la " joie des
esclaves aux fêtes des Saturnales" (62) ; le bien-fondé n'est qu'un euphémisme,
certes, dans la mesure où le jeu de l'art fait valoir des interprétations là où il ne
s'agit plus de faits - mais les configurations symboliques que sont ces
interprétations, en tant qu'elles résultent de jeux de forces, agissent comme
stabilisateurs à l'égard des dites forces. Le "fondement" du bien-fondé, ce n'est
donc qu'une telle stabilisation "apollinienne", par laquelle l'art, de chose passée,
devient présent; et même, se pose en modèle vis-à-vis de cette "oeuvre d'art qui
se fait elle-même" qu'est la volonté de puissance. Ainsi, aux yeux d'un Nietzsche
toujours plus soucieux de démystifier la métaphysique et la morale, l'art devient
progressivement le lieu au sein duquel s'est perpétué le dionysiaque, c'est -à-dire
la liberté de l'esprit, c'est-à-dire la volonté de puissance; puis le lieu d'où va
jaillir ce qui servira de modèle à la volonté de puissance en tant que
déconstruction du "monde vrai". L'art, ce n'est plus, pour le dernier Nietzsche,
le "grand style " ou les "formes fermées", c'est - dans le sillage de certaines
notations d'Humain trop humain - l'irruption des passions. Plus, en ce sens, l'art
conquiert la plénitude des dimensions du temps et se fait extase simultanée du
passé, du présent et de l'avenir, et plus les "passions" qui se libèrent par lui se
font dionysiaques : de stabilisateur " apollinien", l'art vire, dans les fragments
des dernières années de Nietzsche, en déstabilisateur qui laisse jouer aussi bien
l'instinct sexuel que le goût du mensonge, et propose des configurations
"informelles", irréductibles aux régularités et symétries des formes classiques.
Voyez, dit Vattimo, la danse de Zarathoustra: son image ne cesse de hanter
Nietzsche; mais à la pureté et à la transparence des formes closes, se substitue le
chaos, l'accéléré de l'ouverture, que ne freine plus que l'ironie... Que les valeurs
ne soient en définitive rien de plus que des positions de la volonté de puissance,
cela signifie que les valeurs " pures " n'existent pas, sinon sous les espèces de
forces en lutte et de systématisations toujours provisoires. La seule
"purification" qui subsiste, c'est le nihilisme qui l'impose, à la faveur de la
"sélectivité" de l'Eternel Retour ; seulement, cette sélectivité ne consiste pas à
distinguer qui supporte ou ne supporte pas l'idée de l'éternel retour, elle attaque
la structure du sujet pour la disloquer. Vattimo donne l'exemple du paragraphe
341 du Gai Savoir: la pensée de l'Eternel Retour, écrit Nietzsche, "si elle prenait
barre sur toi, (...) te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait ; tu te
demanderais à propos de tout "Veux-tu cela? le reveux-tu? une fois? toujours? à
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l'infini?" et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors,
ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus
désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation!" (63). Le "poids
de la question " renvoie d'abord, certes, à la capacité du sujet d'admettre ou non
sans défaillir, sans s'anéantir, la possibilité de l'Eternel Retour. Mais la seconde
partie de la citation est entièrement hypothétique : si tu aimais la vie, tu ne
désirerais rien de plus que l'Eternel Retour - mais en fait, tu n'aimes pas assez la
vie, pas plus que tu ne t'aimes toi-même. Ce que tu es, ce n'est même pas un
sujet... La cruauté ironique du conditionnel interdit que soit prise au sérieux,
positivement, métaphysiquement, la possibilité même de l'Eternel Retour : il n'y
a pas exclusion du temps linéaire du fait qu'il pourrait y avoir circularité de tout
ce qui est; et de même, "volonté de puissance" n'implique nullement que, dans la
réalité, il n'y ait pas de valeurs ou de régularités. Nietzsche dit simplement: il y
a des forces. Nous n'avons pas le droit de convertir cette affirmation en
l'universel : il n'y a que des forces. La déconstruction - ou, comme dit Vattimo,
la déstructuration - de la métaphysique avance à pas de colombe ; elle ne se
révèle qu'au lecteur qui ne force pas le texte dans le sens du "métaphysico-
descriptif" (Vattimo), mais le laisse bien plutôt être ce qu'il est...
"Volonté de puissance" signifie donc de moins en moins "volonté de
domination". Les fragments de 1888 qu'étudie Vattimo en témoignent: le rapport
de la forme et de la force y est analysé sous l'angle de l'esthétique
"physiologique" (64), laquelle déchiffre l'art comme un tonique des émotions.
Exemple: la capacité d'apprécier les lignes, et donc de voir se dégager des
formes, dépend de l'état de surexcitation, d'exubérance et d'ivresse dans lequel
on se trouve. Un tel état, loin d'être suscité par la forme, relève plutôt de la
négation dionysiaque de la forme. Ivre, le sujet participe davantage à la
construction de l'oeuvre, à la construction qu'est l'oeuvre; mais c'est au prix de sa
propre déconstruction en tant que sujet. Le commentaire de Vattimo est net: il
semble, d'un côté, que la puissance de l'art vienne de ce qu'il représente le
triomphe de l'organisation unitaire sur les impulsions et la multiple mouvance de
leur désordre; mais d'un autre côté, plus Nietzsche s'efforce d'analyser ce que
signifie un tel triomphe de la force dans l'art, et plus il voit s'évanouir l'idée
d'organicité, de simplicité géométrique, de rigueur structurale. Les pulsions que
l'art mobilise ne se laissent ni unifier ni coordonner; dans leur extrême
raffinement, elles avoisinent le pathologique. Il est vrai que durant ses dernières
années, Nietzsche a continué à s'en prendre à Wagner, et en général à l'art
oublieux du "grand style", à l'art en tant qu'il se cantonne dans une fonction de
stimulant des émotions ou de drogue, d'opium; pourtant, le contraste entre le
classicisme du " grand style " et les aspects émotionnels, impulsifs et
apparemment décadents de l'art romantique, ne saurait signifier une dissociation
irrémédiable. Dans chacun des passages de La Volonté de Puissance
qu'examine Vattimo, les états "morbides " apparaissent cormne des éléments
indispensables et positifs; rejetant l'ascétisme de la proximité du génie et de la
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folie selon Schopenhauer, Nietzsche choisit d'intensifier l'impact des "états
explosifs" sur l'équilibre du sujet, de façon que celui-ci, voyant s'évanouir tous
les schèmes hiérarchiques qui le soutenaient, disparaisse en tant qu'assujetti, en
tant qu'ultime ressac de la domination. La critique de l'art qui ne se réfère plus
au "grand style" est donc à comprendre comme un élément moteur de la
déconstruction elle-même : il ne s'agit aucunement pour Nietzsche de revenir à
un "classicisme" - et ici se vérifie ce que nous avions laissé entendre concernant
l'opposition entre "néo-classicisme" et "postmodernité" - ; mais bien de se
dresser contre un romantisme dont le sentimentalisme est jumelé avec un
moralisme - et en vue de cette fin, tous les moyens sont bons. Plus profondément,
la force n'apparaît plus comme l'imposition d'une forme; au contraire, les formes
éclatent sous l'effet des jeux de forces.
C'est que la force démasque la violence sous-jacente à la forme, tout
comme en général la volonté de puissance déstructure les ordres qui se
prétendent "naturels", divins, objectifs... Aussi le "grand style" n'est-il plus
l'aboutissement optimal, pour ne pas dire l'unique destin possible, de l'art vrai:
lieu de déploiement de la volonté de puissance, c'est-à-dire du dionysiaque, l'art
se soumet à ce que l'on pourrait appeler, en songeant à Reiner Schürmann, un
"principe d'anarchie" ; à ce "principe" se soumet ipso facto le "grand style" -
lequel ne "fonctionnera", désormais, que de façon "postmoderne". En regard, ce
qui ne fait pas partie du "grand style" peut parfaitement valoir en tant que
dénonciation de la violence.

D'où, dans certains des textes ultimes de Nietzsche, et singulièrement à


propos de l'art-pivot qu'est la musique, un renversement assez spectaculaire vis-
à-vis de tout ce qui avait été soutenu précédemment; et ce renversement, contre-
épreuve de l'interprétation de Gianni Vattimo, nous aidera à conclure. Prenons le
fragment de 1888 "La musique et le grand style"(65). Sa teneur, de prime abord
déconcertante, vaut d'être méditée : elle débouche, mot après mot, sur une
"révision déchirante" de toutes les options que l'on s'était accoutumé à attribuer à
Nietzsche en matière d'esthétique musicale. Mais le plus frappant est son
caractère prémonitoire: les musiciens postmodernes, aujourd'hui, souscriront des
deux mains au renversement du "grand style" qui s'y accomplit. Relisons ce
texte:
"La grandeur d'un artiste ne se mesure pas aux "beaux sentiments" qu'il
excite: bon pour les femmes de le croire! Elle dépend de la mesure dans
laquelle il approche du grand style, où il est capable du grand style. Ce style a
ceci de commun avec la grande passion qu'il dédaigne de plaire, qu'il oublie de
persuader, qu'il commande, qu'il veut... Se rendre maître du chaos intérieur,
forcer son propre chaos à prendre forme; agir de façon logique, simple,
catégorique, mathématique, se faire loi, voilà la grande ambition. Elle repousse:
rien n'éveille plus l'amour pour des hommes aussi violents, le désert se fait
autour d'eux, le silence, la terreur qui environne un grand crime... Tous les arts
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connaissent cette ambition du grand style : pourquoi manque-t-elle en musique?
Jamais aucun musicien n'a bâti dans le style de l'architecte qui a créé le palais
Pitti... Il y a là un problème. La musique appartient-elle peut-être à la
civilisation qui a détruit l'empire de tous les hommes violents ? Le concept du
grand serait-il en contradiction avec l'esprit de la musique, avec ce qu'il y a de
"féminin" dans notre musique ?
Je touche ici à un problème cardinal : à quoi se rattache toute notre
musique ? Les âges du goût classique ne connaissent rien qui lui soit
comparable; elle a fleuri comme la Renaissance touchait à son déclin, quand la
"liberté" disparaissait des moeurs et même de l'âme humaine; est-elle par nature
le contraire de la Renaissance ? Est-elle la soeur du style baroque, puisqu'elle en
est la contemporaine ? La musique, la musique moderne, n'est-elle pas déjà de la
décadence ?
Une fois déjà j'ai mis le doigt sur ce problème: notre musique n'est-elle pas
un fragment de Contre-Renaissance dans l'art ? N'est-elle pas la proche parente
de l'art baroque? N'a-t-elle pas grandi en contradiction avec toute espèce de
goût classique, toute visée classique lui étant interdite ? La réponse à cette
question primordiale ne saurait être douteuse, si l'on tenait un juste compte de ce
fait que la musique atteint sa maturité et sa plénitude suprême avec le
romantisme, cette fois encore en réaction contre le classicisme. Mozart âme
tendre et amoureuse, mais tout dix-huitième siècle, même quand il est grave...
Beethoven, le premier grand romantique au sens français du mot, comme
Wagner est le dernier grand romantique... tous deux adversaires instinctifs du
goût classique, du style sévère - pour ne rien dire ici du "grand style"."

Nietzsche, par son éloge du "féminin" et de l'épiphanie de la non-violence,


réinterprète donc l'histoire de la musique en rattachant celle-ci à une culture qui
- réalité ou utopie ? - aurait déjà réglé son compte au fétichisme des "grandes
formes" et du "grand style". Culture plurielle, baroque, aux antipodes du
classicisme. Et surtout, culture de la "Contre-Renaissance" : comment ne pas
évoquer ici la "fin de la Renaissance" selon Leonard Meyer ? L'article The End
of the Renaissance ?, paru en 1963 dans The Hudson Review, fit grand bruit:
Meyer y analysait pour la première fois le "présent fluctuant", de la musique
postmoderne, à partir de l'oeuvre de John Cage. Son diagnostic - que nous
avons mentionné dès le départ de notre exposé - concluait à la réversibilité du
temps de l'histoire de la musique, synonyme de la fin de l'ère de l'appropriation
subjectiviste de tout ce qui est, ainsi que de la fin de la pensée calculante. Alors
même que la subjectivité et le calcul continuent de régenter le monde, leur fin
est annoncée, et même à certains égards déjà vécue, dans l'art des
"particularistes transcendantaux". C'est une question de tuilage des empans du
temps: de Gleichzeitigkeit. - Une telle formule, nous l'avons rencontrée à propos
de l'entrelacs des trois types d'histoire monumentale, antiquaire et critique, selon
le Nietzsche de la Seconde Inactuelle; nous en trouvons un nouvel écho dans la
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définition de "notre musique" comme "contemporaine du baroque". C'est que
pour Nietzsche, les différents temps communiquent. De même, pour le
Heidegger de l'introduction à la onzième leçon du Satz vom Grund, Mozart est
exemplaire par la densité de sens ou de pensée qu'il accorde au "com-poser", en
deçà de la séparation des qualia sensibles, et préalablement à l'écartement les
unes par rapport aux autres des trois dimensions du temps. Une de ses lettres,
apocryphe ou non, l'exprime: "l'idée grandit, je la développe, tout devient de
plus en plus clair, et le morceau est vraiment presque achevé dans ma tête,
même s'il est long, de sorte que je puis ensuite, d'un seul regard, le voir en esprit
comme un beau tableau ou une jolie personne; je veux dire qu'en imagination je
n'entends nullement les parties les unes après les autres dans l'ordre où elle
devront se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois. Instants délicieux!
Découverte et mise en oeuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe
très lucide. Mais le plus beau, c'est d'entendre ainsi tout à la fois." (67) - Et quel
est le commentaire de Heidegger ? "Entendre, c'est voir". "Voir" le tout "d'un
seul regard" et "entendre ainsi tout à la fois" sont un seul et même acte. Ce
passage nous prouve que Mozart a été l'un de ceux qui ont le mieux entendu
parmi tous ceux qui entendent: il l'"a été", c'est-à-dire qu'il l'est essentiellement,
qu'il l'est donc encore." (Gewesen, d. h. west und also noch ist.)(68)
"Mozart, âme tendre et amoureuse", comme l'écrit Nietzsche, n'est "tout
dix-huitième siècle, même quand il est grave", que parce qu'il "a été", qu'il est,
qu'il ne peut pas ne pas continuer d'être, à sa façon et selon son style, à l'écoute
de l'être. Et non pas à l'écoute de soi... La déposition du sujet, critère majeur de
la postmodernité, est au centre de la problématique nietzschéenne de la volonté
de puissance comme art. Elle est la condition de la restitution au temps premier
de l'intégralité de ses dimensions. Alors, ce qui prévaut, c'est l'égalité d'âme.
Heidegger le confirme par la citation qu'il fait, dans le même passage du Satz
vom Grund, du distique 366 du Pèlerin chérubinique d'Angelus Silesius:
"Un coeur calme en son fond, calme devant Dieu comme celui-ci le veut,
Dieu le touche volontiers, car ce coeur est Son luth.
Ces vers, poursuit Heidegger, sont intitulés Le Luth de Dieu. C'est Mozart."

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Notes

1. Cf. Dick Higgins: A Dialectic of Centuries, New York, Printed Editions,


1978, p. 7.

2. Cf. notamment Robert Venturi, Denise Scott Brown and Steven Izenour,
Learning from Las Vegas Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1972 (4th
Edition: 1980), passim.

3. Jean-François Lyotard: "Par-delà la représentation", Préface à Anton


Ehrenzweig : L'Ordre caché de l'art, Paris, Gallimard, 1974, p. 23.

4. Jean Clair: Considérations sur l'état des beaux-arts, Paris, Gallimard,


1983, p.101-103.

5. Cf. Le Avventure della differenza, Milano, Garzanti, 1980, passim.(trad. fr.


par P. Gabellone, R. Pineri et J. Rolland: Les aventures de la différence,
Paris, Minuit, 1985.)

6. Leonard Meyer: Music, the Arts, and Ideas, The University of Chicago
Press, 1967, p. 98.

7. Gunther Stent: L'avènement de l'âge d'or, trad. fr. Catherine Bourdet,


Paris, Fayard, 1973, p. 140.

8. Pierre Chassard: Nietzsche: finalisme et histoire, Paris, Copernic, 1977, p.


175.

9. Nietzsche: Die Unschuld des Werdens, Der Nachlass, II. Teil, § 876 (éd.
Kröner); cité par P. Chassard, op. cit., ibid. – Rappelons que Graham
Parkes, désireux de marquer l'importance (et la singularité) de l'ouvrage
intitulé Nihirizumu ("Nihilisme"), dû au maître de l'Ecole de Kyôto, Keiji
Nishitani, ouvrage dont il allait publier la traduction à la State University
of New York Press en l990, décida de lui donner pour titre The Self-
Overcoming of Nihilism. Cette notion, qui retrouvait l'idée d'une
Selbstüberwindung, ne pouvait pas ne pas évoquer certaines résonances
"nietzschéennes entre guillemets", celles du "dépassement de la
modernité". L' expression, concoctée dans le Japon des années trente, y
était fort prisée, car on estimait qu'elle définissait parfaitement le projet
d'émancipation de l'Orient vis-à-vis d'une "modernité" occidentale, et
notamment américaine, en pleine décadence ; aussi avait-elle fourni le
thème du fameux colloque "hyper-nationaliste"de l942 kindai no
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chôkoku; ce colloque, auquel participa Nishitani, a marqué une date: ne
consacrait-il pas l'adhésion des philosophes de Kyôto aux thèses de
l'impérialisme nippon, et ce en pleine guerre du Pacifique ?(Comme à
l'égard de Heidegger, la "pensée correcte" a trouvé là de quoi épiloguer.
Mais les artistes ne sont-ils pas assez souvent des penseurs "incorrects"?
La politique, au XXe siècle aura permis de régler commodément bien des
comptes.)

10. Jean Clair, op. cit., p. 102-103.

11. Wieland Schmied: "L'Art métaphysique de Giorgio de Chirico et la


philosophie allemande: Schopenhauer, Nietzsche, Weininger", in Giorgio
De Chirico, catalogue de l'exposition du Musée d'art moderne (Centre G.-
Pompidou), 24 février-25 avril 1983, p. 103.

12. Wieland Schmied, op. cit., p. 104.

13. Cité par Wieland Schmied, loc. cit., ibid.

14. Wieland Schmied, op. cit., p. 105.

15. Cité par Wieland Schmied, loc. cit., p. 109.

16. Jean-François Lyotard: La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p.


7.

17. Reiner Schürmann: Le Principe d'anarchie, Paris, Seuil, 1982, p.181.

18. Reiner Schürmann, op. cit., ibid. – Voilà qui incite à réfléchir sur
l'attribution (due à Jean-François Lyotard) d'une assignation temporelle
précise au fragment et à l'essai. Si Schürmann parle d'"inaugurer" l'âge
postmoderne, et si cette inauguration s'accomplit par ce geste : fragmenter,
comment maintenir, avec Lyotard, l'appartenance du fragment à la
(simple) modernité ?

19. Reiner Schürmann, op. cit., p. 63.

20. Reiner Schürmann, op. cit., p. 64.

21. Reiner Schürmann, op. cit.,p. 65.

22. Reiner Schürmann, op. cit., p. 65-66.

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23. Reiner Schürmann, op. cit., p. 66.

24. Reiner Schürmann, op. cit., p. 67.

25. Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari: Rhizome, Paris, Minuit, 1976, p. 16.
Repris dans Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 12.

26. Cf. William V. Spanos; "Heidegger, Kierkegaard, and the Hermeneutic


Circle: Towards a Postmodern Theory of Interpretation as Dis-closure ",
in W. V. Spanos (ed.): Martin Heidegger and the Question of Literature,
Bloomington, Indiana University Press, 1976, p. 116. Cf. aussi, dans le
même recueil, l'article de Richard Palmer, "The Postmodernity of
Heidegger", p. 71-92.

27. Cf. Reiner Schürmann, op. cit., p. 170-171.

28. Cf. Reiner Schürmann, op. cit., p. 63-64. Selon Gregory Bruce Smith
(Nietzsche, Heidegger, and the Transition to Postmodernity, Chicago, The
University of Chicago Press, l996, p. l80, note 9), Reiner Schürmann, en
axant son interprétation de Heidegger sur l'an-archè, aurait commis
l'erreur de rendre étale l'antifondationalisme qu'il prête au philosophe. En
réalité, argumente Gregory Bruce Smith, Heidegger est bien un
"postmoderne", mais à la différence des zélateurs de la "déconstruction" et
du pluralisme systématique, il ne cherche nullement à temporiser, il se
tient prêt à affronter directement le Chaos, l'événement, bref le politique
comme tel. En s'efforçant de disqualifier "tout ce postmodernisme qui ne
vise qu'à conquérir le hasard" (p. 182), Smith croit pouvoir rabattre Reiner
Schürmann sur un late modernism. – Sans prétendre ici trancher un tel
débat, on peut faire remarquer qu'à l'époque où Smith a fait connaître sa
critique, Schürmann n'avait pas abattu toutes ses cartes ; son opus
magnum, dont l'intitulé annonce à lui seul la couleur (Des Hégémonies
brisées, Mauvezin, Trans-Europ Repress), est un livre posthume, qui a été
publié, comme celui de Smith, en l996 : Smith n'avait pu le lire lorsqu'il
préparait son argumentation.

29. La démarche de Vattimo confronte Nietzsche et Gadamer plutôt que


Nietzsche et Heidegger. Mais la problématique de l'herméneutique, ou
plus exactement de l'hermeneia, recoupe nécessairement celle de la
postmodernité.

30. Cf. Henri Birault: Heidegger et l'expérience de la pensée, Paris,


Gallimard, 1978, p. 587-612.

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31. Cf. Gianni Vattimo, op. cit., p. 120.

32. Nietzsche: Considérations inactuelles, trad. Henri Albert, Paris, Mercure


de France, 1907, p. 129.

33. Nietzsche, op. cit., p. 163.

34. Cf. Gianni Vattimo, op. cit., p. 21.

35. Heidegger: Einführung in die Metaphysik, IV, 3, p. 136 (Max Niemeyer


Verlag, Tübingen, 1958) ; cité par Pierre Chassard, op. cit., p. 118.

36. Cf. Gilles Deleuze : Nietzsche et la Philosophie, Paris, P.U.F., 1962, p. 9.

37. Henri Birault, op. cit., p. 591.

38. Henri Birault, op. cit., p. 590.

39. Henri Birault, op. cit., p. 585.

40. Henri Birault, op. cit., p. 591.

41. Cité par Henri Birault, p. 584.

42. Henri Birault, op. cit., p. 585.

43. Henri Birault, op. cit., p. 568.

44. L'expression est de Giairo Daghini, dans son entretien avec Jean-François
Lyotard: "Langage, temps, travail ", in Change international 2, mai 1984,
p. 43.

45. Cf. Henri Birault, op. cit., p.594-605.

46. Henri Birault, op. cit., p. 606.

47. Cité par Henri Birault, op. cit., P. 607.

48. Jean-François Lyotard, op. cit., ibid.

49. Jean-François Lyotard, op. cit., ibid.

50. Cité par Henri Birault, op. cit., ibid.


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51. Jean-François Lyotard, op. cit., ibid.

52. Henri Birault, op. cit., p. 582.

53. Nietzsche, cité par Henri Birault, op. cit., ibid.

54. Cité par Henri Birault, op. cit., p. 582-583.

55. Le poème " Souvenir "(Andenken); cf. Heidegger, Approche de Hölderlin,


trad. Jean Launay, Paris Gallimard, 1973 (nouvelle édition), p. 165.

56. Heidegger, op. cit., p. 166, 167, 168.

57. Jean-François Lyotard, op. cit., ibid.

58. Nietzsche: Humain trop humain, trad. A.-M. Desrousseaux, Paris,


Mercure de France, 1906, § 146 p. 184.

59. Nietzsche, op. cit., § 154, p. 189.

60. Nietzsche, op. cit., § 159, p. 193-194.

61. Nietzsche, op. cit., § 213, p. 228.

62. Nietzsche, op. cit., ibid.

63. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. A.Vialatte, Paris, Gallimard, 1939, p.170.

64. Vattimo renvoie à Zeitler (1900). Cf. Le Avventure della differenza, cit.,
p. 110.

65. Traduit par Geneviève Bianquis: Nietzsche: La Volonté de puissance,


Paris Gallimard, 1947, t. II, § 450, p. 338.

66. Cf. Leonard Meyer, op. cit., p. 68-84.

67. Mozart cité par Heidegger: Le Principe de raison, Paris, Gallimard, 1962,
p.158-159 (trad. André Préau).

68. Heidegger, op. cit., p. 159.

69. Heidegger, op. cit., ibid.


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Chapitre 2 : La musique comme "métaphore absolue"

Michel Haar le rappelait récemment, dans le quatrième essai - consacré à


"La maladie native du langage" - de son Nietzsche et la métaphysique (1): la
finalité du langage, pour le Nietzsche de La Naissance de la tragédie, est
essentiellement "grégaire et métaphysique"; de la "mélodie originelle des
affects", dont les modulations ne sont autres que les "fluctuations d'intensité du
vouloir universel", le langage ne nous restitue qu'une pâle imitation - version
apollinienne "en clair" de l'analogue dionysiaque, nocturne, qu'en propose la
musique comme art constitué, laquelle déjà n'est qu'une réplique faible,
décadente, du bouillonnement premier. Imitation d'une imitation, copie d'une
copie, le langage se redressera-t-il jamais? Ce ne serait, semble-t-il qu'au prix
d'une métamorphose intérieure radicale, qui lui permettrait d'accéder au statut
"d'une nouvelle écriture."(2)
Le diagnostic à l'égard du langage n'est pas moins pessimiste dans le texte
de 1873 Sur la Vérité et le mensonge en un sens extra-moral. Nietzsche y décrit
la déchéance du langage sous les espèces d'une cascade de métaphores, c'est-à-
dire de "transports" ou de "transferts" - Michel Haar parle de "transpositions" -
au fil desquels se consomme la chute libre à partir de l'origine, et cela dès avant
l'événement du langage lui-même. Comment, en effet, l'excitation nerveuse se
laisse-t-elle initialement appréhender, sinon au moyen de sa traduction ou
transcription métaphorique en une image ? Il sera besoin d'une seconde
métaphore pour que s'effectue la translation de cette image en un langage. Et
plus le temps passe, plus s'estompe le souvenir de l'implosion première: les sauts
métaphoriques successifs ne font que gommer le référentiel de départ, si bien
que le discours de vérité, celui dont se targuent les zélateurs de la science, est le
plus incertain de tous, parce qu'il est le plus récent, et -partant- le plus oublieux
de l'origine. Les poètes, eux, ont au moins le mérite de l'ironie: s'ils usent de
métaphores, c'est avec le cynisme propre à la conscience du mensonge qu'ils
sont en train de commettre. Ils métaphorisent la métamorphose elle-même - ce
qui, après tout, peut sembler une manière moins mensongère de remonter le
temps.
Mais qu'en est-il au juste de cette variété particulière de poètes que sont
les musiciens? Michel Haar prend soin de préciser qu'il n'est nullement question,
dans Vérité et mensonge..., de musique ou d'affects (3); est-ce à dire que l'art des
sons serait à exempter de toute imputation d'"entropie" métaphorique? La
Naissance de la tragédie, on l'a vu, montrait qu'il n'en était rien; et Nietzsche ne
se privera pas, en se détournant avec fracas de ce que Michel Haar appelle le
"sublime wagnérien", de remettre en cause, malgré ou avec Mozart ou

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Beethoven, tout comme avec ou malgré l'"antithèse ironique" de Bizet, les
illusions, conscientes ou non, de l'art du temps. - Mais l'évolution ultérieure de
cet art est-elle venue, à l'instar de ce que tend à prouver au moins partiellement
l'histoire de l'art poétique au début du XXe siècle, corroborer les affirmations de
Nietzsche quant à la fonction poiëtique délétère de la métaphore ? Nul doute, en
effet, ne subsiste aujourd'hui relativement à la façon dont furent accueillies, dans
les cercles expressionnistes par exemple, les thèses nietzschéennes. Beda
Allemann a rappelé quel fut le succès du slogan de la "guerre à la métaphore"
inaugurée par le dramaturge Carl Steinheim, et l'importance du Programmschrift
gegen die Metapher publié en 1917 par Theodor Tagger (alias Ferdinand
Bruckner); de même, le poète Gottfriend Benn défraya la chronique en élaborant,
parallèlement au "retour" husserlien "aux choses mêmes" (zurück zu den
Sachen), son esthétique "anti-métaphorique" de la "nouvelle immédiateté"
(Unmittelbarkeit), à rapprocher également des attaques contre la métaphore
déclenchées par les Futuristes - songeons au Manifesto tecnico della letteratura
futurista dû à Marinetti (1912)(4). Le renouveau de l'allégorie chez un Ernst
Bloch (5) ne confirme-t-il pas d'autre part la suspicion naturelle que tout penseur
philomousikos se trouvait tenu, à dater de la publication de l'essai sur la musique
inclus dans le Geist der Utopie de 1918, de professer à l'endroit du
"métaphorique" comme tel ? - S'il en est bien ainsi, alors la musique instituée
elle-même, considérée hors du texte nietzschéen mais à la lumière des
implications de ce texte, peut être invoquée en guise de contre-épreuve: ne s'est-
elle pas, avec ses moyens et objectifs propres, érigée de son côté en adversaire
résolue de l'enlisement dans la métaphore? jusqu'à quel point lui était-il loisible
de participer à la cure de jouvence programmée par les tenants de la "nouvelle
écriture" au seuil de ce siècle?
On peut se demander, en premier lieu, en quel sens le musicien use de la
métaphore dans l'acception exacte - linguistique - de ce vocable. L'enquête
menée à ce sujet par Vladimir Karbusicky au niveau de la syntaxe
compositionnelle(6) recoupe de manière suggestive ce que Nietzsche, de
l'opuscule Vérité et mensonge… au Gai Savoir et à Par delà le Bien et le mal (7),
avait déjà fait valoir quant à l'opportunité, pour ruiner les codes établis et raviver
le singulier au détriment de l'identique, d'avoir recours à la parodie. De même
que les poètes évoqués dans Vérité et mensonge... se servent de la métaphore
contre la métaphore et font profession de neutraliser le poison par le poison, les
musiciens connaissent l'ambiguïté du pharmakon: Karbusicky montre à titre
d'exemple comment le schème harmonico-mélodique de la Rêverie de
Schumann peut servir de support d'"embrayage syntaxique" à l'intégration de
l'Humoresque de Dvorak. La "translation", dans ce cas, consiste dans l'échange
entre deux "formules" sonores, lesquelles, pour n'être pas des "concepts" au sens
canonique, n'en contiennent pas moins "une certaine charge sémantique" dont le
déplacement met en jeu une incontestable vis comica - du moins pour un
auditeur musicalement éduqué. Là, cependant, réside la limite du procédé: qu'il
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s'agisse en somme d'une facétie d'artiste de cabaret témoigne à l'évidence du
caractère bizarre, ou d'exception que revêt tout usage musical d'un geste
linguistique. Le "rajeunissement" ainsi obtenu ne saurait être qu'éphémère: il est
de toute façon trop intellectuel.
Il est en revanche un domaine au sein duquel la métaphore joue à plein, et
sans que s'y profile la moindre ombre d'ironie: celui, non certes directement
musical mais essentiel (depuis Nietzsche en tout cas) à l'épanouissement de la
musique, du discours que l'on tient à propos de l'art des sons. Voici ce qu'en dit
Karbusicky: "Le champ d'action le plus efficace du principe métaphorique se
situe normalement à l'intersection des deux systèmes langagier et musical. Rien
de ce qui se profère à propos des contenus musicaux ne saurait échapper à une
imprégnation métaphorique prédominante; ainsi s'explique la préférence de
l'herméneutique musicale pour des images adventices introduites en contrebande
au sein du flux langagier"(8) - Sans mettre sur la sellette la seule
"herméneutique" musicale, mais en élargissant le diagnostic de Vladimir
Karbusicky à l'ensemble des discours critiques que suscite la musique, on
conviendra avec Roland Barthes que le "culte de l'adjectif" qui s'y épanouit
dessert la cause qu'il croit servir. La métaphore, ici, apparaît doublement
superflue; elle n'en conditionne pas moins bon nombre d'appréciations soi-disant
esthétiques et en fait seulement culinaires, puisque son emploi systématique
revient à ravaler le jugement de goût à ce que stigmatisait Wittgenstein : il ne
s'agit guère que de se demander "quelle est la meilleure sorte de glace à la
vanille" (9); on est loin, à ce régime, de la "nouvelle écriture" qu'appelait
Nietzsche de ses vœux.
On invoquera cependant à propos du bon usage de la métaphore dans le
domaine musical une troisième possibilité, absente de l'analyse de Karbusicky
mais mentionnée par un autre musicologue de renom, Carl Dahlhaus, et qui
permet à la problématique de rebondir: celle par laquelle le discours que l'on
tient sur la musique est le plus susceptible d'influer sur la pratique musicale
réelle, parce qu'il concerne la formulation que le compositeur est tenu de se
forger, au moins pour lui-même, de la mise en séquence des événements
musicaux avec lesquels il travaille. Ainsi que l'observe Cari Dahlhaus,
l'interprétation d'une catégorie aussi déterminante que celle du temps musical
"n'est nullement indépendante de l'imagerie dont on se sert pour en décrire la
teneur. Et la nécessité dans laquelle on se trouve d'avoir à choisir entre des
métaphores rivales, au lieu d'être en mesure de parler directement de la chose
même, constitue la difficulté méthodologique avec laquelle les historiens de la
musique, qu'ils le reconnaissent ou non, sont perpétuellement aux prises."(10)
L'énumération des théories élaborées dans la seule langue de Goethe au
XIX siècle et au début du XXe siècle à propos du temps musical, énumération à
e

laquelle l'érudition de Carl Dahlhaus donne quelque ampleur, risquerait à vrai


dire de donner le vertige si un commun dénominateur ne venait en tempérer
l'éparpillement(11). Un Christoph Koch, par exemple, affirme que la temporalité
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musicale est fonction de l'"incarnation des possibilités qu'actualise le procès
formel"; pour un théoricien de l'énergétisme comme August Halm - le maître
d'Ernst Kurth - la forme sonate dépend moins "du déploiement d'un thème, que
le thème n'est lui-même fonction, au sens d'une variable dépendante, de la
forme"; aux yeux de Peter Gülke, le thème est "un projet, ou la projection en
avant d'une proposition, que la progression du procès musical sera censée
rattraper". Il arrive que l'on substitue des images philologiques, ou biologiques,
aux modèles philosophiques. Mais comme le remarque Dahlhaus, dès lors que
les modifications que subit notre sens du temps "sont liées aux changements qui
affectent l'image du temps", il est impossible de décider "dans quelle mesure la
conscience du temps requiert l'image qui en rend compte", ou à l'inverse "jusqu'à
quel point l'expérience du temps se trouve influencée par le langage à l'aide
duquel se laissent décrire les procès formels en musique."(12) - Ce qui est clair,
en tout état de cause, c'est la dette contractée une fois pour toutes, semble-t-il,
par l'ensemble des théoriciens considérés, à l'égard de la conception
aristotélicienne du mouvement, laquelle est appelée à régenter simultanément un
changement de lieu et une mutation qualitative; comme l'énonce Dahlhaus,
"C'est selon cette double acception que la forme sous laquelle le temps se
manifeste en musique se voit appréhendée dans son concept."(13)
On le concédera volontiers: à partir de la Renaissance et jusqu'à ce qu'il
est convenu de considérer comme l'avènement de l'atonalité - encore que des
doutes sérieux puissent s'élever à propos de la rupture des "Sériels" avec
l'économie de la temporalité telle que l'ont fixée les praticiens de la tonalité -,
l'Occident musical paraît avoir interprété, la notation aidant, toute progression
musicale comme un changement de lieu, c'est-à-dire conformément à la
conception aristotélicienne du temps comme "le nombre du mouvement quant à
l'avant et à l'après". En d'autres termes, le temps musical, à l'instar de n'importe
quel autre type de temps, en est venu à être représenté comme une suite de
"maintenants" s'échelonnant le long d'un continuum uni-dimensionnel, c'est-à-
dire de façon linéaire. Mais du fait qu'on prenait garde à ne pas confondre son et
bruit, la musique était définie comme devant tirer de son propre fonds "le
substrat des transformations qualitatives" qu'elle était censée accueillir; et Carl
Dahlhaus n'hésite pas à assigner à ce "fonds" le double statut d'un
"développement thématique-motivique" d'une part, et d'une "progression
harmonique" d'autre part. Au sein de cette dualité, ajoute-t-il, c'est au second
terme la progression harmonique - que revient la primauté. "C'est - dit-il - la
progression de l'harmonie, en tant qu'elle fixe sa direction à la construction de
variables motiviques, qui apparaît contraignante et dépourvue d'arbitraire; car le
matériau motivique en lui-même n'indique pas, ou n'indique que de façon
négligeable, laquelle des variables, parmi tout un éventail de variables possibles,
se trouve être propre, hic et nunc, à servir de conséquence par rapport à celle qui
précède et de prémisse à l'égard de celle qui va suivre."(14) Compte tenu, donc,
de la spécificité de l'harmonie, et nonobstant le fait que des "vestiges de la
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philosophie antique" continuent à "contaminer" le discours qui se profère en
correspondance avec cette spécificité au sujet du temps musical, Carl Dahlhaus
s'estime en mesure de considérer que le style symphonique beethovénien offre,
du moins "à l'époque des procès thématiques", l'exemple le plus achevé de
l'émergence de la temporalité en musique. Néanmoins, à la question de savoir
comment il se fait que l'idée de progression harmonique doive trouver sa
justification ultime auprès d'une doctrine apparemment aussi éloignée du XIXe
siècle que celle d'Aristote, il n'est répondu que par une fin de non-recevoir.
"Expliquer comment il se peut qu'une philosophie du type de celle d'Aristote,
qui appartient à un passé éloigné, survive dans des phénomènes actuels ou
récents, ce qui pourrait conduire à faire état d'une extrême dissimultanéité du
simultané - voilà qui est difficile, et n'est pas un travail que puisse faire un non-
philosophe."(15)
Or, ce travail, un philosophe l'a fait. On peut considérer que depuis son
séminaire de 1927 Die Grundprobleme der Phänomenologie jusqu'à son quasi-
testament de 1969, Zur Sache des Denkens, Heidegger n'a eu de cesse qu'il n'ait
fourni le fin mot de ce qui constitue, pour un Carl Dahlhaus, une énigme; et il l'a
fourni en renversant, mot pour mot, l'énonciation qu'en proposait Dahlhaus.
Plutôt, en effet, que de parler d'une "dissimultanéité du simultané" et de s'en
tenir là, Heidegger évoque, sous les espèces de ce qu'il dénomme
l'"équitemporalité" (Gleichzeitlichkeit), l'éventualité d'une "simultanéité du non-
simultané". Qu'est-ce à dire? Dans le second de ses Entretiens avec Frédéric de
Towarnicki, Jean Beaufret l'a exprimé de manière limpide: "Entendons la
contemporanéité d'un passé, d'un présent et d'un avenir. N'appartient au temps
que celui qui, dans le présent, se sait à partir d'un passé et s'ouvre à son avenir,
de telle sorte que les trois dimensions du présent, du passé et de l'avenir sont
exactement contemporaines et définissent ce que Kierkegaard appelait "l'instant",
et qui est le point essentiel du temps. Mais l'instant n'est pas le moment qui
passe, l'instant est le fait que tout ce qui apparaît appartient à un même
monde."(16) Et le sixième Entretien le souligne : "nous vivons dans un temps où
tout est contemporain et non pas successif (...). La poésie grecque,
antérieurement à la philosophie, en éprouva cependant quelque chose. Là où
Aristote, au livre IV de sa Physique, décrète philosophiquement l'assimilation du
temps à la succession en faisant du premier, à savoir le temps, le nombre du
changement, Ajax dans la tragédie de Sophocle s'émerveille devant l'énigme du
temps:
Partout le temps, dans son ampleur plus vaste que le nombre,
Déclôt l'inapparent pour reprendre en lui l'apparu. (...)
On peut dire que la pensée de Heidegger dans Sein und Zeit est le retour du
temps d'Aristote au temps d'Ajax."(17)
Et à la page suivante, Jean Beaufret dit avoir découvert chez Rivarol ce
qui pourrait bien constituer "la meilleure épigraphe pour Sein und Zeit de
Heidegger", à savoir l'aphorisme selon lequel "La plus grande illusion de
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l'homme est de croire que le temps passe. Le temps est le rivage, nous passons,
il a l'air de marcher."(18)
Mais si l'on admet, selon la perspective ainsi dégagée, que la
rémanence d'une conception "inauthentique" du temps renvoie à la stase
originaire de l'"équitemporalité" comme à une source vive auprès de laquelle
elle ne peut assumer que la figure du déclin, est-il encore de mise d'assigner à ce
que l'art offre de plus élevé l'obligation de participer en quelque façon à ce
déclin ? Ne convient-il pas au contraire de s'efforcer de penser l'art à la lumière
de l'"équitemporalité" de l'Être? Heidegger, dit encore Beaufret, prend ses
distances à l'égard d'un Bergson "chez qui la durée n'évite le nombre que dans la
mesure où, comme le dit Bergson, la durée est "multiplicité de pénétration et de
fusion". Le temps, au contraire, au sens de Heidegger, c'est-à-dire pour qui a le
"sens" de l'Être, (…) n'est pas (…) une "multiplicité" au sens de Bergson, où
serait à l'œuvre, comme le dit ailleurs Bergson, "une création continue
d'imprévisibles nouveautés". La nouveauté chère à Bergson n'est pour Heidegger
que ce que Valéry appelait la "partie périssable des choses". C'est-à-dire de la
nouveauté au sens où l'on dit: nouveauté et confection. Plus précieux que le
nouveau est pour Heidegger le matin, et malgré l'apparence ce n'est pas tous les
jours qu'advient un matin s'il s'agit d'un matin du monde."(19)
Reconnaître cette fonction "cosmique" de l'"équitemporalité" conduit,
s'agissant de musique, à une révision radicale des rapports de l'harmonie et du
temps. Le primat de la succession dans l'articulation de la progression
harmonique se voit soudain contesté: l'harmonie cesse d'être assimilée à un
simple enchaînement "causal"; une fois désenclavée, elle apparaît comme un
liant omnidirectionnel; à la fois carrefour et réseau, elle devient susceptible de
désamorcer le fléchage ordinaire du temps. Une telle conception, dont il n'est
pas interdit de penser qu'elle sous-tendait l'illumination, rapportée et commentée
par Heidegger, d'un Mozart "voyant" le tout d'une composition à venir "d'un seul
regard", et "entendant ainsi tout à la fois"(20), suppose l'abandon à un temps
parfaitement étale. Mozart, souligne Heidegger, "a été l'un de ceux qui ont le
mieux entendu parmi tous ceux qui entendent: il l'"a été", c'est-à-dire qu'il l'est
essentiellement, qu'il l'est donc encore."(21) - N'est-ce pas à une expérience du
même ordre que l'un des compositeurs les plus fascinants de notre époque,
Bernd-Aloïs Zimmermann, a dû de concevoir la thèse qui a assuré sa célébrité,
de la "sphéricité" (Kugelgestalt) du temps? Il s'en est expliqué, entre autres,
dans un bref manifeste publié en 1968, "Du métier de compositeur", dont
l'essentiel vaut d'être ici mentionné : "Nous vivons à la fois à différents niveaux
temporels et événementiels dont la plupart ne peuvent être ni séparés, ni
assemblés et pourtant nous évoluons bel et bien en sécurité dans ce réseau
confus de fils entremêlés. (…) Du point de vue de leur apparition dans le temps
cosmique, passé, présent et avenir sont, comme nous le savons, soumis au
phénomène de succession. Cette notion n'intervient cependant pas dans notre
existence mentale qui possède, elle, une réalité plus authentique que l'heure que
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nous vivons et qui, en somme, ne nous apprend rien de plus que le fait que le
présent, au sens strict, n'existe pas. Le temps se courbe et forme une sphère.
C'est à partir de cette image sphérique du temps que (…) j'ai développé ma
technique de composition que l'on peut dire pluraliste et qui porte la mémoire
des innombrables couches de notre réalité musicale. (…) On obtient ainsi une
diversification temporelle (…) - un échange et une interpénétration mutuelle de
diverses couches temporelles, phénomène qui constitue l'une des caractéristiques
essentielles de ma méthode de travail."(22)
On ne sera pas surpris d'apprendre que Carl Dahlhaus, après avoir
étudié le plus consciencieusement du monde les thèses de Bernd-Aloïs
Zimmermann, se soit insurgé contre le "mysticisme" qu'il a cru y découvrir. À
vrai dire, le diagnostic varie de paragraphe en paragraphe: tantôt le compositeur
des Soldats est renvoyé dos à dos avec Schopenhauer (tous deux ont en commun
de tenir "l'expérience esthétique" pour un "organon ou véhicule d'une
intelligence métaphysique")(23), tantôt il est dit proche de Schelling, théoricien
- en 1795 - d'un "moment de la contemplation" où "temps et durée pour nous
s'abolissent"(24); tantôt il est accusé de bergsonisme (25), tantôt "l'organisation
très rigoureuse du temps" dont témoignent ses partitions milite contre toute
référence à la durée bergsonienne (26) ; tantôt enfin la stratigraphie des
"couches de temps" s'explique à l'aide d'un "recours au concept aristotélicien du
temps", que le musicien n'aurait fait que démultiplier (27), tantôt elle apparaît
comme une résurgence de la symbolique trinitaire telle quelle se présentait chez
Josquin (28). Le seul nom qui soit absent de ce palmarès est, on s'en doute, celui
de Heidegger.
Néanmoins, Dahlhaus a l'honnêteté d'admettre qu'après tout, et quoi
qu'il en soit de la "couleur religieuse" dans laquelle est censée baigner la
musique de Zimmermann, ce dernier a su atteindre au but qu'il s'était fixé. "On
ne peut nier, écrit Dahlhaus, que, d'une accumulation simultanée de processus
dramatiques, qui, dans le temps mesuré spatial, étaient séparés, ainsi que de
structures musicales qui, tant dans le détail que dans la stratification de
différents tempos, reposent sur une proportionnalité temporelle rigoureuse, se
dégage peu à peu - sinon instantanément - l'impression d'un arrêt au milieu de
l'agitation." (29) L'aveu est d'importance: ne signifie-t-il pas qu'un certain
silence a été obtenu, que ce silence peut devenir éventuellement le garant d'une
méditation (dont rien n'oblige à inférer qu'elle s'oriente vers un dogme
quelconque), et qu'ainsi s'accomplit - dans le coup d'arrêt infligé à la double
prolifération des "processus dramatiques" et des "structures musicales" - un
retrait, un renoncement, si ce n'est une ascèse, à l'égard du maelström des
sollicitations, gesticulations et contorsions qui sont susceptibles de venir faire
écran à l'appréhension pure et nue de la splendeur du Simple ? Alors en effet se
trouve exorcisée la ronde des métaphores; il n'est, pour en éprouver l'enjeu, que
de prêter l'oreille à l'extraordinaire dépouillement intérieur dont témoigne une
oeuvre comme le Requiem pour un jeune poète - pourtant l'une des plus riches et
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foisonnantes du XXe siècle ; si l'on voulait lui ajouter, à la manière de Jean
Beaufret, une épigramme, ce pourrait être la phrase de Heidegger à propos du
temps: "Le temps lui-même en l'entier de son déploiement ne se meut pas, il est
immobile et en paix"(30).
S'agit-il encore d'une métaphore? Certainement - mais métamorphosée
par la musique. Par-delà Heidegger, on renoue ici avec le Nietzsche de Michel
Haar, le Nietzsche pour lequel la musique "peut retourner l'entropie de la
langue." (31)

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Notes :

1. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993.

2. M. Haar, op. cit., p.110.

3. M. Haar, op. cit., p.112.

4. Sur ces auteurs, et en général les théories de la métaphore après Nietzsche,


cf. Beda Allemann, "Metaphor and Antimetaphor", in Stanley Romaine
Hopper et David L. Miller (éd.), Interpretation: The Poetry of meaning,
New York, Harcourt, Brace and World, 1967, p.108-109.

5. Bloch oppose symbole et allégorie: le symbole se boucle sur une


métaphore unique, l'allégorie prévient tout enfermement en changeant
perpétuellement de métaphore, ce qui permet d'accéder, via la
métamorphose, à l'altérité. Cf. sur ce point la conclusion, "Vers une
philosophie de l'allégorie", à l'exposé de Gérard Raulet, "L'Utopie
concrète à l'épreuve de la post-modernité, ou: Comment peut-on être
blochien ?" in Ernst Bloch et György Lukàcs un siècle après, Actes du
Colloque tenu au Goethe Institut, Paris 1985 (Arles, éd. Actes Sud, 1986),
p. 281-283. Bloch, on le sait, se réclamait de Nietzsche.)

6. Cf. Vladimir Karbusicky, "Signification in music: a metaphor?" in Eero


Tarasti (éd.), The Semiotic Web (Approaches to Semiotics 78, dir. Thomas
A. Sebeok and Jean Umiker-Sebeok Berlin, Mouton-de Gruyter, 1987,
p.430-44.

7. Cf. M. Haar, op. cit., p.119.

8. Vl. Karbusicky, op. cit., p. 437.

9. Cf. Ludwig Wittgenstein, "Leçons sur l'esthétique", II, 2 (sur le café), et II,
4 et 5 (sur la glace à la vanille), in Leçons et conversations, suivies de
Conférence sur l'éthique, trad. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, 1971,
p.34-35.

10. Carl Dahlhaus, "Beethoven's symphonic style and temporality in music".


in Veikko Rantala, Lewis Rowell and Eero Tarasti (éd.), Essays on the
Philosophy of Music (Acta Philosophica Fennica 43). Helsinki,
Akateeminen Kirja-kauppa, 1988, p.282.

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11. Sur la définition de la notion même de "commun dénominateur", cf. Carl
Dahlhaus, Esthetics of Music (tr. William Austin), Cambridge, U.K.,
Cambridge University Press, 1982, chap. 13, p.74-83. (Original:
Musikästhetik, Köln, Musikverlag Hans Gerig, 1967.)

12. C. Dahlhaus, Beethoven's symphonic style…, op. cit., p.283.

13. C. Dahlhaus, op. cit., p.284.

14. C. Dahlhaus, op. cit., p.291.

15. C. Dahlhaus, op. cit., p.285.

16. Jean Beaufret, Entretiens avec Frédéric de Towarnicki, Paris, P.U.F.,


1984, p. 19.

17. J. Beaufret, op. cit., p.42.

18. J. Beaufret, op. cit., p.43.

19. J. Beaufret, op. cit., ibid.

20. Mozart, cité Martin Heidegger, Le Principe de raison, trad. André Préau,
Paris, Gallimard, 1962, p.158-159. (Original : Der Satz vom Grund,
Pfüllingen, Neske. 1957.)

21. M. Heidegger, op. cit., p.159.

22. Bernd-Aloïs Zimmermann, "Du métier de compositeur", trad. C. Caspar


et C. Fernandez in Bernd-Aloïs Zimmermann, Contrechamps n°5,
novembre 1985, p. 57-58. (Original : "Vom Handwerk des Komponisten",
manuscrit pour la WDR Köln, 1968 ; repris dans B.-A. Zimmermann,
Intervall und Zeit (éd. Christoph Bitter), Mainz, Schott, 1974.)

23. Carl Dahlhaus, "Sphéricité du temps. A propos de la philosophie de la


musique de Bernd-Aloïs Zimmermann", trad. Vincent Barras, in
Contrechamps n°5 (loc. cit.), p.86. (Original: "Kugelgestalt der Zeit. Zur
Musikphilosophie von B.-A. Zimmermann", Musik u. Bildung, 10 (69),
1978).

24. C. Dahlhaus, op. cit., p.87.

25. p.87.
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26. p.88.

27. p.89.

28. p.88-89.

29. p.91.

30. Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, tr. François Fédier, Paris,
Gallimard p.200. (Original: Unterwegs zur Sprache, Pfüllingen. Neske.
1959.)

31. M. Haar, op. cit., p.268.

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Chapitre 3 : Mythe, Musique, Postmodernité

La déontologie de l'historien le met normalement en demeure de replacer


les événements dans le contexte qui a été le leur, afin d'en optimiser
l'intelligibilité. Mais il arrive que le zèle pédagogique brouille les cartes sans les
distribuer. Alors, tout s'obscurcit au lieu de s'éclairer, et le lecteur risque de
s'asphyxier. Cette mésaventure, Carl Dahlhaus disait l'avoir subie en consultant
l'appendice (pourtant pavé de bonnes intentions) que le musicologue américain
Donald Jay Grout avait consacré à dresser l'inventaire chronologique des faits
saillants de l'histoire de la musique occidentale (1). Par exemple, au titre de
l'année 1843, il était fait mention du Vaisseau fantôme - mais aussi du Don
Pasquale de Donizetti, et de Crainte et tremblement de Kierkegaard. Quelle
analogie subtile entre ces trois oeuvres (et ces trois auteurs) fallait-il apprécier ?
Non moins énigmatique apparaissait, en 1845, la juxtaposition des Préludes de
Liszt, de Tannhäuser, et du Comte de Monte-Cristo ; ou bien, en 1852, celle de
La Case de l'Oncle Tom et du coup d'état de Louis-Napoléon Bonaparte ... Et
1853 n'était pas en reste, puisque la Traviata s'y accouplait avec la guerre de
Crimée ! La musique, c'est entendu, ne fait pas nécessairement cavalier seul.
Est-ce une raison pour la faire se mesurer avec la littérature, ou bien avec la
politique ?

Changeons de siècle, et de registre. L'année 1979 a vu paraître trois


ouvrages également importants (à en juger par l'intérêt qu'ils ont, bien que dans
des domaines différents et pour des publics distincts, suscité), et qui, vingt ans
après, comme dans Monte-Cristo, marquent non seulement leur époque, mais -
bel et bien - la nôtre, en s'éclairant mutuellement : le Myth and Music, du
finlandais Eero Tarasti ; l'Arbeit am Mythos, de l'allemand Hans Blumenberg ; et,
de Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne (2). Il peut sembler
paradoxal de les regrouper en prenant prétexte de la chronologie : les foudres
d'un nouveau Dahlhaus nous guettent ... A ne considérer que leurs intitulés, on
serait évidemment en droit de douter du bien-fondé d'une comparaison. C'est
vrai : alors que l'enquête de Tarasti se veut apparemment propédeutique à
l'instauration d'une sémiotique générale de la musique, le "travail sur le mythe"
tel que le conçoit Blumenberg se présente comme un traité d'"anthropologie
philosophique" à part entière, et le "rapport" de Lyotard, dont la minceur est, en
regard, éloquente, a tout l'air d'un (simple) manifeste, trop concis, trop ramassé,
pour offrir autre chose qu'un rapide mémorandum concernant les "affaires en
cours" - d'autant qu'il a été rédigé explicitement ad usum delphini. On ajoutera,
pour faire bonne mesure, que définir la postmodernité comme une "incrédulité à
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l'endroit des métarécits" relève d'une problématique "post-structuraliste", les
"métarécits" n'étant nullement des "mythes" au sens ("structuraliste":
d'obédience lévi-straussienne) de Tarasti ; une fois Lyotard et Tarasti renvoyés
dos à dos, la position de Blumenberg vis-à-vis de la modernité ne peut que
paraître originale, s'il est vrai, comme l'a vigoureusement montré Robert M.
Wallace, qu'elle se situe à mi-chemin des réquisits méthodologiques de
l'herméneutique gadamérienne et de la critique habermassienne (3). A première
vue, rien ne justifie donc un rapprochement substantiel entre les trois auteurs.

Faut-il pour autant maintenir le constat de leurs divergences ? Cela


dépend de la façon dont on oriente le débat. Si l'on choisit de tout centrer sur la
problématique des rapports du mythe et de la musique, c'est-à-dire sur les
analyses de Tarasti, il est clair que les développements de Blumenberg feront
figure de compléments : la "mise en musique" des grands mythes ne constitue,
dans la perspective de Blumenberg, qu'un aspect du "travail d'élaboration"
(Arbeit) par lequel se perpétue le logos chargé d'exorciser notre angoisse face au
réel ; mais symétriquement, la question "à quoi sert le mythe ?", si elle conduit
Blumenberg à des développements grandioses concernant la littérature, ne
permet d'aborder la musique que de biais - sous l'angle de ses limites ou de ses
prolongements - et n'intéresse la recherche tarastienne que partiellement.

Il vaut cependant la peine d'examiner de plus près cette part "musicale" de


l'enquête blumenbergienne : comme on va le voir, la lumière qu'elle projette sur
l'entreprise de Tarasti se révèle singulièrement frisante. Elle oblige en effet la
recherche sémiotique à ne pas se contenter de l'encadrement historique dans
lequel celle-ci avait choisi de se lover au départ, et l'incite à s'élargir en
interrogeant ses présupposés et sa finalité même. Aux yeux de Blumenberg,
lorsqu'un compositeur comme Henri Pousseur se met en devoir de collaborer
avec l'écrivain Michel Butor pour inscrire un projet d'opéra (Votre Faust) dans
le sillage d'un mythe fondamental (en l'occurrence le Mon Faust de Paul Valéry),
l'"épigenèse" à laquelle ils se livrent pose le délicat problème du "dernier
mythe": ce qui est visé, c'est la détermination de la version ou transposition
ultime à partir de laquelle il devient impossible de se soustraire à la conviction
d'avoir épuisé les potentialités d'un mythe donné. Mais que la fin d'un mythe soit
la fin de tous les mythes, voilà le véritable enjeu ; or en se dérobant, cet enjeu
fait rebondir l'intrigue, et remet en selle la littérature, ou la musique, ou leur
combinaison. Lessing, par exemple, disait "attendre", pour publier "son" Faust,
que ceux de ses concurrents "soient sortis"; un tel atermoiement est révélateur.
Dès lors, en effet, que le mythe est interprété comme une "stratégie" destinée à
guérir la maladie suprême, c'est-à-dire la maladie des origines, en l'occurrence
l'inconsolable désarroi qu'éprouve l'humanité en proie à son inaptitude foncière à
juguler l'"absolutisme du réel", constater l'"épuisement" de ce mythe équivaut à
reconnaître le succès de cette stratégie. Cependant, semblable succès n'est
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qu'une idée-limite, et l'ostinato de la créativité se nourrit de cette imperfection.
Refuser d'attendre, faire l'économie de l'atermoiement de Lessing, tel est le lot
des gens pressés. Car il faut une solide dose d'immaturité pour voler dans ce
domaine au secours de la victoire ! C'est de cette immaturité que font preuve les
idéalistes : ils se félicitent trop tôt d'avoir la situation bien en mains, et en mains
propres. En réalité, leur philosophie lâche la proie pour l'ombre. Un Valéry, un
Gide, un Kafka se montrent plus circonspects. Leur œuvre se devrait, certes,
d'être "la dernière"; si c'était le cas, tous les mythes s'annuleraient...

Il n'est donc pas si facile de se débarrasser du mythe : si la "fin de l'art"


n'y suffit pas, la "mort de Dieu" n'est guère mieux lotie. "Seul un Dieu, confiait
Heidegger au Spiegel, pourrait venir nous sauver." A quoi l'un de ses disciples,
Heribert Boeder, a trouvé (sans trop de mal) la réplique : "Mais le Dieu n'est-il
pas déjà venu ?" On comprend que les dernières lignes d'Arbeit am Mythos,
ruminant la fin – énigmatique – du "Prométhée" de Kafka, nous replongent dans
le doute. "Qu'en serait-il après tout s'il restait encore quelque chose à ajouter ?"
L'"après tout", en définitive, remet "tout" - "le" Tout - en question. C'est
pourquoi nous l'avons souligné.

Rêver, précisément, d'en avoir fini une fois pour toutes avec le mythe,
n'est-ce pas le péché mignon de l'Aufklärung ? En se demandant in fine quelles
variations le "dernier mythe" serait encore capable de subir, Blumenberg n'a
nullement songé, certes, à la forme musicale de la "variation". Mais Eero
Tarasti, en se rangeant d'entrée de jeu sous la férule lévi-straussienne, c'est-à-
dire en se pliant à l'exigence de scientificité dont se réclame l'anthropologie
structurale, ne fait pas allégeance à la seule méthodologie (d'obédience
saussurienne) qu'a forgée son mentor, il diversifie au maximum ses angles
d'attaque pour tenir compte de la complexité multidimensionnelle du corpus à
étudier. Et cet éclectisme, qui tranche à première vue sur le monolithisme de
l'édifice blumenbergien, va lui permettre d'esquiver précisément l'objection
majeure que l'on est en mesure d'adresser, au nom de l'aporie du "dernier mythe",
à la philosophie de l'histoire qui sous-tend le structuralisme, c'est-à-dire plus
généralement à l'Aufklärung.

Le texte de L'Homme nu, auquel Tarasti, au moins dans un premier temps,


paraît faire confiance, est formel : parce qu'il souscrit à une conception
rigoureusement rationaliste du système et à une conception rigoureusement
systématique de la raison, Lévi-Strauss se fait fort d'avoir traversé intégralement
l'univers du mythe. Et cette clôture de l'histoire est totalement verrouillée. On
aurait tort d'imaginer "que toute nouvelle interprétation d'un mythe, à
commencer par la nôtre, vienne prendre rang à la suite des variantes déjà
connues de ce mythe... Ne s'enferme-t-on pas alors dans un cercle, chaque forme
aussitôt muée en contenu requérant à l'infini, pour qu'il en soit tenu compte, une
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autre forme ? De ce qui précède, il résulte au contraire que le critère de
l'interprétation structurale échappe à ce paradoxe, du fait qu'elle seule sait rendre
compte à la fois d'elle-même et des autres. Car, en tant qu'elle consiste à
expliciter un système de rapports que les autres variantes ne faisaient qu'incarner,
elle se les intègre et s'y intègre sur un nouveau plan où opère la fusion définitive
du fond et de la forme, et qui donc n'est plus susceptible de nouvelles
incarnations. Révélée à elle-même, la structure du mythe met un terme à ses
accomplissements."(4) Comme on le voit, Lévi-Strauss n'hésite pas à chausser
les pantoufles de Hegel ; comme il se doit, il omet de le mentionner lorsque,
quelques pages plus loin, l'heure a sonné d'un petit satisfecit : "loin d'abolir le
sens, mon analyse des mythes d'une poignée de tribus américaines en a extrait
davantage de sens qu'il n'y en a dans les platitudes et les lieux communs à quoi
se réduisent, depuis quelque deux mille cinq cents ans, les réflexions des
philosophes sur la mythologie, celles de Plutarque exceptées."(5)

Cet escamotage de Hegel est-il destiné à donner le change, à persuader le


lecteur qu'il a bien affaire à "de la science" et non pas à "de la philosophie"?
Toujours est-il que Lévi-Strauss réédite l'opération à l'instant où la musique est
appelée à la rescousse. Mais du mythe à la musique, il convient que la transition
se fasse à la fois en douceur (hégélianisme oblige : l'Aufhebung doit passer pour
une "relève" plutôt que pour un "dépassement"; on huilera au maximum le
verrou de la dialectique, de manière à en subtiliser toute trace de philosophie) et
selon le canon de l'interprétation structurale (le modèle à suivre est censé
autoriser la "fusion" - la libre échangeabilité, la permutabilité - du "fond" - le
sens - et de la "forme" - le signe - ; la phonologie est tout indiquée). Que la
musique puisse ainsi servir de faire-valoir à la science des mythes, cela suppose
par conséquent, et en conformité avec les impératifs qui viennent d'être
énumérés, à la fois une clôture historique et un nivellement sémantique, et cela
dans les deux domaines. Ce qui s'énonce en ces termes : "Les mythes sont
seulement traduisibles les uns dans les autres, de la même façon qu'une mélodie
n'est traduisible qu'en une autre mélodie qui préserve avec elle des rapports
d'homologie. (...) Mais si on peut toujours, pratiquement à l'infini, traduire une
mélodie en une autre mélodie, une musique en une autre musique, comme dans
le cas de la mythologie on ne peut traduire la musique en autre chose qu'elle-
même, sous peine de sombrer dans le verbiage à prétention herméneutique de
l'ancienne mythographie et de la critique musicale trop souvent. Ainsi, une
liberté illimitée de traduction dans les dialectes d'une langue originelle formant
un univers étanche, va de pair avec l'impossibilité radicale de toute transposition
dans un langage extrinsèque."(6) - En somme, la boucle est bouclée, le ménage a
été fait : une fois éliminées ces scories d'un autre âge que sont, tant pour le
mythe que pour la musique, les "langages extrinsèques", il ne reste plus qu'à
formuler l'"hypothèse de travail" susceptible de baliser le "champ structural"
enfin déblayé. Compte tenu de la coprésence des mythes et de la musique, et de
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leur bipolarisation (après époussetage) entre "êtres mathématiques" et "langues
naturelles", Lévi-Strauss suggère une axiomatisation cruciforme, à développer
en quadrilatère : "Posons donc que les structures mathématiques sont tout à la
fois affranchies du son et du sens ; et que les structures linguistiques se
matérialisent, au contraire, dans leur union. Moins complètement incarnées que
les secondes, mais davantage que les premières, les structures musicales sont
décalées du côté du son (moins le sens), les structures mythiques du côté du sens
(moins le son)."(7)

Comme l'a fait observer Robert Jaulin, cela fait une charade:
"Qui a du son et du sens
pas de son et pas de sens
du son et pas de sens
pas de son et du sens" (8)
Seulement, cette présentation démystifie d'un coup l'entreprise, dont "l'effort
d'artificialité" a quelque chose d'enfantin. Et Robert Jaulin peut alors enfoncer
le clou : "le sens, comme le son, ne peuvent être pertinents par rapport à eux-
mêmes, comme "sens" ou comme "son"; que le sens ou le son puissent ou non
exister stricto sensu est mineur ; ce qu'ils peuvent dire et qu'il conviendrait de
leur faire dire sont les structures par lesquelles ils se déploient, et qui leur sont
sous-jacentes. Il est comique qu'un structuraliste en chef, Claude Lévi-Strauss,
ait pris au pied de la lettre le son et le sens, les ait châtrés, vidés, réduits à des
mots, puis se soit imaginé, à partir de là, expliquer ou fournir la moindre
information sur des phénomènes tels que la musique, les mythes, les
mathématiques ou les langues naturelles." (9)

Eero Tarasti, rédigeant son livre en 1977, avait-il pris connaissance du


commentaire de Robert Jaulin, daté de 1974 ? Sa bibliographie, pourtant
immense, n'en fait nulle mention. Toujours est-il que le soin extrême avec
lequel, immédiatement après la citation donnée en exergue, il marque à la fois sa
déférence et sa distance à l'égard de l'auteur des Mythologiques, en ayant recours
à l'ambiguïté du mot anglais challenge (10), ce soin ne se démentira plus au fil
des pages. Il eût été inconcevable qu'une recherche conduite sous l'égide de
Greimas (dont Tarasti était devenu l'élève à partir, précisément, de 1974) se
démarquât ouvertement d'une pensée dont Greimas lui-même (songeons à ce
remake du "quadrilatère" lévi-straussien qu'est le "carré sémiotique")
s'employait à élargir les perspectives et à gommer les simplismes. De plus, sur
un sujet pareil et à pareille époque, le bloc lévi-straussien était parfaitement
incontournable ; si les choses ont changé, c'est à Eero Tarasti , de toute évidence,
qu'on le doit. Mais tout se passe comme si Myth and Music, au lieu de s'ancrer
dans la tentation mono-idéiste d'une formalisation aseptisée, avait pris le parti de
renouer avec le concret, c'est-à-dire d'abord avec le multiple, ou plus exactement
avec la pluralité. Le choix des partitions analysées l'atteste, même s'il est centré
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sur les deux derniers siècles : loin de se cantonner dans des stéréotypes, l'auteur
explore des lieux peu fréquentés, à commencer par Oedipus-Rex de Stravinski et
Kullervo de Sibelius, qui ont droit à la fin de l'ouvrage, avec le Siegfried de
Wagner, à un traitement de faveur (cent cinquante pages ... ); autour de ces
œuvres clés, nombre de pièces moins directement sollicitées des mêmes
compositeurs font l'objet d'analyses partielles, mais tout aussi décisives. La
production d'un Liszt est également mise à contribution de façon prioritaire ;
mais un Berlioz, un Glinka, un Smetana ou un Rimski-Korsakov sont loin d'être
oubliés. Enfin, une galaxie de musiciens divers, de Beethoven et Brahms à
Schubert et Schumann, avec, en prime, des inconnus ou presque (Kajanus,
Launis, Salmenhaara...), sans compter les Sud-Américains dont Eero Tarasti
s'est fait une spécialité (Villa-Lobos, ainsi que des partitions ethnographiques
recueillies sur le terrain), tout cela est évoqué sans le moindre a priori. On
pourrait sans doute relever, à propos du Boléro de Ravel, dont l'analyse pour le
moins discutable de Lévi-Strauss est mentionnée à plusieurs reprises, quelque
indulgence hors de saison ; mais la comparaison avec la Symphonie Leningrad
de Chostakovitch ouvre soudain une perspective inattendue...

Nous avons insisté sur le caractère varié, pour ne pas dire bigarré, des
illustrations musicales proposées par Tarasti. A lui seul, un tel choix est
synonyme de liberté. Que Messiaen soit présent de manière substantielle, tout
comme Satie et Milhaud ou Poulenc, mais que la seconde Ecole de Vienne ne
figure que de façon homéopathique (avec seulement le Wozzeck de Berg et
l'Erwartung de Schönberg), voilà qui est révélateur non seulement des goûts de
l'auteur - lesquels, assurément, n'ont pas, en principe, à intervenir - mais de la
teneur des thèses qu'il défend. La démarche diffère ici radicalement de celle de
Lévi-Strauss, car la sémiotique qu'envisage Tarasti ne consiste pas en une
formalisation du vécu, mais en une pragmatique dans laquelle, selon le mot
d'Herman Parret, la "raisonnabilité" importe davantage qu'un logos excluant tout
pathos - ce qui requiert le dépassement de tout modèle totalisateur de type
structuraliste, c'est-à-dire ne reconnaissant que l'immanence du sens (11). A
l'horizon de la problématique, on voit déjà pointer les prolégomènes à ce que
désignera, vingt ans plus tard, l'expression "sémiotique existentielle"(12). Loin
de prétendre réduire la complexité de la confrontation du mythe et de la musique
en exhibant un algorithme obtenu de manière hypothético-déductive, Myth and
Music s'attaque en premier lieu à la labilité des diverses contextualisations, qu'il
s'agit d'appréhender in statu nascendi et hic et nunc plutôt qu'urbi et orbi. Certes,
Lévi-Strauss avait frayé la voie - mais n'y a-t-il pas perdu son latin ?

Pour éviter d'oublier le sien, Tarasti n'y va pas par quatre chemins, mais
par cent, voire mille! En faisant un sort au seul Lévi-Strauss, on ne rend
nullement justice à l'aspect tentaculaire, sinon myriapode, du gigantesque
patchwork théorique auquel se voue toute la première partie de l'ouvrage, car les
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emprunts successifs à Jakobson et Vladimir Propp, ou encore à André Jolles et
aux théoriciens de l'Ecole de Tartu, constituent dans Myth and Music autant de
prêts à court terme engageant des échafaudages momentanés et par conséquent
taillables et retaillables à merci. Cette attitude autorise des percées subites et des
rétrogradations brusques, dictées par le matériau, circonstanciées, bref calibrées
au mieux des besoins locaux - comme si chacune des partitions considérées, ou
même chaque fragment, était justiciable d'un traitement sui generis, tenant
compte de ses particularités propres. De telles variations méthodologiques se
laissaient seulement entrevoir chez Greimas; leur amplitude, chez son fidèle
disciple, a pu déconcerter quelques commentateurs, surpris par le flou apparent
de certaines taxinomies. Ainsi, l'énumération des "sèmes" deviendrait suspecte,
car des "isotopies" viennent s'y mêler. Mais en faire le reproche à l'auteur sur le
plan théorique ne constitue une objection que si l'on l'applique à un texte
musical précis, lequel se révélerait effectivement rebelle à l'empiétement
suggéré. Dans son Essai d'une philosophie du style, Gilles-Gaston Granger
s'était déjà penché sur ce problème, et ses conclusions aboutissaient à débouter
la suggestion exprimée par Greimas d'une "sémantique structurale" entée sur la
métaphore d'une "chimie du sens", laquelle appliquerait aux "effets de sens" la
classification des corps isotopes élaborée à partir du tableau de Mendeleïev.
Selon Granger, l'erreur de Greimas provenait de ce que la signification relevait
moins de la structure de la langue, donc de la juridiction de la phonologie ou de
la syntaxe, que d'une "schématisation" visant à "transmuer le vécu en une
structure-objet"(13), donc de la juridiction d'une stylistique. Dans ces conditions,
un lexique ne saurait être rendu tributaire d'une planification abstraite, mais
dépendrait des sériations particulières selon lesquelles s'articuleraient nos
expériences vécues : d'où l'idée d'une "pluralité ouverte d'organisations
simultanées du sens" (14), pluralité responsable des "équivoques,
chevauchements ou doubles emplois" que l'on décèle déjà chez Aristote pour
peu que l'on s'intéresse à la stratigraphie des "pavages lexicaux" dont il est
coutumier (15).

Est-ce un effet du Zeitgeist, de cet "esprit du temps" qui - peut-être - fait


germer des pensées identiques chez des individus séparés, puisqu'ils s'ignorent,
mais que rassemble leur époque ? Toujours est-il que Tarasti, à en croire sa
bibliographie, n'avait, lors de la rédaction de Myth and Music, lu ni Jaulin
(comme on l'a dit ci-dessus), ni Granger. Et pourtant sa connivence avec le
second oblige à réfléchir sur la connivence du second avec le premier. Car ce
qui est en jeu chez l'un comme chez l'autre - et, par Zeitgeist interposé, chez
Tarasti – a trait, justement, à la "stratigraphie" (ou, si l'on préfère, à la "géologie
transcendantale", selon l'expression de Merleau-Ponty) dont il vient d'être
question. On l'a vu avec Jaulin : le travail purement formel sur le mythe (que
l'on tienne ou non à le critiquer) doit de toute façon céder la place à l'enquête
structurale proprement dite, laquelle est dite "sous-jacente" à la "littéralité" de la
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distinction du son et du sens. Or Granger, qui n'est pas moins soucieux de
réorganiser la besogne sémiologique, distingue, dans l'Essai d'une philosophie
du style, trois niveaux ou stades du "vécu", auxquels il fait correspondre trois
sémiologies distinctes, soit une Sémiologie I, qui concerne "le fonctionnement
interne des systèmes formels, en tant qu'ils renvoient virtuellement à des
expériences"; une Sémiologie II, thématisant "l'activité de constitution même des
systèmes signifiants à partir du vécu"; et enfin une Sémiologie III, laquelle "ne
construit pas des structures, mais essaie d'analyser et d'organiser les interprétants
d'un symbolisme."(16)

Dans l'optique de Granger, la Sémiologie I correspond à la formalisation


intégrale sur laquelle Lévi-Strauss espérait fonder son système, ou au rêve
"sémantique" de Greimas imitant Lévi-Strauss en décalquant Mendeleïev. Mais
ni l'un ni l'autre ne se sont établis à ce niveau, qui serait celui où les mythes "se
pensent eux-mêmes"; Greimas, qui l'a reconnu, est revenu à la Sémiologie II, et
Lévi-Strauss, sans doute pour éviter d'avoir à le reconnaître, s'est auto-proclamé
titulaire du Savoir absolu (c'est-à-dire du Grand Mathème platonicien) - ce qui
revenait à regagner le giron de la philosophie.
Comment s'y est-il pris ? En se forgeant une histoire conjointe du mythe
et de la musique, de façon que le recours à une image "quaternitaire" ne paraisse
pas trop déplacé. Ce ne serait qu'une histoire "aux ordres", et sur mesure ; il
suffirait qu'on la juge vraisemblable. En arguant que le bricolage
permutationnel des structures - dont Clément Rosset a pu faire état en taxant
Michel Serres de "structuralisme rustique" - existait en musique à partir de
l'essor du contrepoint flamand au XVe siècle, tout en se trouvant déjà (depuis
une époque reculée) "pleinement constitué dans les mythes", on se donnait une
voie d'accès vers la Sémiologie I (quoi de plus "mathématique" que le
contrepoint ?) en laissant derrière soi le mélange impur (mi-matériel mi-formel)
de la Sémiologie II.
Pour Lévi-Strauss, donc, la sémiologie ou sémiotique véritable ne pouvait
se faire jour qu'au terme de l'effacement dialectique dicté par le scénario de la
mort du mythe, étant entendu que cette mort, qui signifiait non la simple
disparition de ce mythe mais sa transfiguration ou sa résurrection son Aufhebung,
ne s'accomplirait qu'une fois son héritage liquidé :"Avec l'invention de la fugue
et d'autres modes de composition à la suite, la musique assume les structures de
la pensée mythique au moment où le récit littéraire, de mythique devenu
romanesque, les évacue. Il fallait donc que le mythe mourût en tant que tel pour
que sa forme s'en échappât comme l'âme quittant le corps, et allât demander à la
musique le moyen d'une réincarnation."(17) D'où ce constat-massue à la
Malraux : "Quand le mythe meurt, la musique devient mythique de la même
façon que les oeuvres d'art, quand la religion meurt, cessent d'être simplement
belles pour devenir sacrées." (18) - Est-ce à dire cependant que la musique a,
historiquement, le dernier mot ? Mais la musique, justement, n'est pas affaire de
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mots, et l'histoire n'est pas terminée tant que subsiste le partage du legs
mythique entre musique et roman, c'est-à-dire entre son et sens. La musique est
donc tenue, en bonne logique, de finir par s'effacer - ou, simplement, de finir.
Pour Lévi-Strauss, dont on connaît la critique au vitriol contre la musique
contemporaine, c'est très précisément ce qui advient à notre époque. En
s'effondrant, la musique libère les structures mythiques qu'elle avait recueillies,
et cette émancipation a valeur destinale, elle s'effectue "pour que, sous la forme
d'un discours sur lui-même, le mythe accède enfin à la conscience de soi."(19)
La téléologie s'achève-t-elle pour autant sur la reconnaissance d'un primat de la
littérature ? Mais ce serait faire rebondir le conflit entre son et sens que de le
prétendre. Il faut au contraire résoudre cette tension en achevant de la dialectiser.
Sur ce point ultime, laissons la parole au commentaire superbe de Jean Greisch :
"Les familiers de la Phénoménologie et de la logique hégéliennes reconnaissent
ici sinon la voix, du moins la musique du Concept, et comprendront par quelle
sorte de nécessité l'auteur-compositeur des Mythologiques donne à son oeuvre la
forme d'une composition musicale !" (20)

On comprend qu'Eero Tarasti se soit démarqué de cette grandiloquence et


de ses simulacres en annonçant, dès la déclaration d'intentions par laquelle
s'ouvre Myth and Music, son vœu de ne pas s'éloigner de la Sémiologie II, c'est-
à-dire de ne pas chercher à annexer la Sémiologie I. En revanche, et par voie de
conséquence, rien n'empêche une enquête axée sur la Sémiologie II d'empiéter
sur la Sémiologie III... Traduisons : une fois dissipé le mirage d'un code
universel susceptible de rendre raison à la fois du mythe, de la musique, et de
leur interaction, et qui légifère trop visiblement sur le modèle hégélien du savoir
absolu pour ne pas paraître suspect, la démarche structuraliste consistera bien en
une comparaison méthodique entre les deux domaines, visant à dégager des
isomorphismes, mais sans concession d'un privilège quelconque à l'idée de
progrès. D'une oeuvre à l'autre, et aussi bien d'un mythe à l'autre, le temps est
certes fléché, mais le "sens" ne l'est pas, du moins selon l'acception d'un "sens
unique" qui serait le "sens de l'histoire" - pas plus qu'il n'y a de "progrès" du
muthos au logos, comme le prétendent les tenants de l'Aufklärung. Nous disions
plus haut que la Sémiologie II admettait une relative "impureté"; il est clair, pour
Tarasti, qu'"il n'y a de mythe pur que le savoir pur de tout mythe" : pour lui,
comme pour Michel Serres, la rationalité est à dégager du réel précisément parce
qu'elle ne saurait en constituer le fond (21). Que ce fond, par là même, ne soit
pas complètement inaccessible, voilà qui légitime une Sémiologie III, c'est-à-
dire une science des signes non soumise à l'obligation d'élaborer des structures.
Le rôle de l'histoire n'étant plus assimilé à celui d'une assurance tous risques, la
part de la contingence et des accidents cesse d'être passée sous silence et
l'herméneutique retrouve ses prérogatives – avec la dignité que lui déniait Lévi-
Strauss, anxieux qu'il était de ne pas laisser sa propre subjectivité transparaître
(22).
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Il n'empêche que l'effort méthodologique à fournir est, d'entrée de jeu, aux
prises avec le délicat problème d'avoir à maintenir l'équilibre entre les deux
modes d'approche que désignent la Sémiologie II et la Sémiologie III, à savoir
une quête objectivante et une quête non-objectivante (ce qui ne veut pas dire
nécessairement subjectivante). C'est ce à quoi s'emploie, avec une infatigable
virtuosité, le Tarasti de Myth and Music. Mais c'est aussi ce qui lui permet
d'excéder l'ambitus lévi-straussien, en l'occurrence l'enfermement, la clôture à
double tour bouclant le musical dans ce que nous dénommions plus haut la
fonction de "faire-valoir" du mythe. A cet égard, l'usage d'une catégorie comme
celle – empruntée à Juri Lotman et à l'école de Tartu – d'"orientation vers le
mythique" est instructif. La subordination de la musique au texte s'y énonce
apparemment noir sur blanc. Elle détermine, comme on s'y attend, le choix des
thèmes, Orphée ou Oedipe, l'archaïsme des moyens, modes médiévaux ou
mélodies folkloriques, l'invention des genres, Gesamtkunstwerk ou poème
symphonique, et jusqu'à l'économie instrumentale. Mais elle répond en même
temps à l'exigence tant historique que géographique d'une différenciation des
appartenances - critère herméneutique - appelée à tempérer l'automatisme
auquel se condamnerait toute recherche exclusivement structurale. Rien de plus
légitime, puisqu'on évite par là l'inflation spéculative et le dérapage
hyperbolique de la rationalité. Cependant, le structuralisme commence à se
lézarder. Comme dans la Pendulum Music de Steve Reich, où l'impulsion
initiale est agencée de manière à s'amortir progressivement jusqu'à ce que l'on
serait tenté de prendre pour une auto-annulation librement consentie, le
mécanisme structural ne peut pas ne pas se gripper - et cela confère toute sa
pertinence à Myth and Music : une dynamique inattendue s'y fait jour, qu'il
importe de ne pas sous-estimer.

C'est que, tout en s'effectuant "au bénéfice" du mythe, qui "n'a qu'à" se
laisser accompagner, en somme, par la musique, la rencontre entre mythe et
musique loin de laisser le mythe intact, lui assigne une incarnation qui l'oblige à
évoluer. La "mise en musique" de Kullervo a beau s'accomplir à partir d'une
"autocommunication interne" (Kasparov) par laquelle le compositeur accouple
avec l'idiome wagnérien telle légende du Kalevala, celle-ci sort transformée de
l'opération. Et symétriquement, le "style" de Sibelius ne sera jamais plus tout à
fait le même. Cependant, le sémioticien ne l'entend pas exactement de cette
oreille. Pour lui, la structure narrative utilisée, avant tout mixage, relève d'une
grammaire distributive commune à un ensemble de mythes, et dont l'imperium
s'exerce de façon discrétionnaire sur l'usager en lui dictant non seulement le
mode de lecture à adopter mais la procédure transformationnelle à suivre pour
que la mayonnaise finisse par prendre et qu'un sens - une saveur - jaillisse. Et la
musique est logée à la même enseigne - mutatis mutandis...

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Pourtant, un grain de sable risque d'enrayer le bon déroulement de cette
"parthénogenèse" de l'orthodoxie : si un récit, pour être écouté et compris, doit
préalablement recueillir l'assentiment de l'ensemble des usagers, l'identité du
muthos et du logos n'est qu'un faux-semblant, un simple effet de rhétorique
destiné à lisser les aspérités pour faire taire toute différence, tout particularisme
qui risquerait de porter atteinte à l'homogénéité ambiante. Museler les mythes
par linguiste/ethnologue interposé revient à promouvoir leur lisibilité. Mais à
s'acquitter, ce faisant, d'une mission "pacificatrice" dont le bénéfice sera tiré par
le commanditaire, on court le risque de transformer les différences en différends.
Quelle garantie en effet pourrait-on exiger d'un colonisateur, désireux par
hypothèse de momifier la culture de ceux qu'il exploite afin de mieux les
dominer ? Epingler un mythe dans les règles de l'"art", voilà bien sûr l'activité
suspecte-type, au regard du colonisé jaloux de son indépendance ! - La remontée
structuraliste du sens au signe ne peut-elle cependant qu'être mal interprétée ?
Une pragmatique communicationnelle comme celle d'Habermas ou d'Apel
estime pouvoir s'en remettre au consensus, c'est-à-dire à un principe
d'autoréflexivité, pour fonder en raison l'objectivité de l'investigation et dissiper
les malentendus provenant d'un choix critériologique discutable. On devrait, par
le seul recours à l'argumentation et à la discussion, résoudre les conflits dans
l'œuf, avant qu'ils n'éclatent : si les mythes affichaient au grand jour l'innocuité
de la logique qui les structure, les batailles cesseraient faute de combattants ! –
A une telle tentative de sauvetage, qui s'efforce de déculpabiliser la modernité
en lui restituant sa virginité communicationnelle perdue, comment ne pas
objecter qu'elle retombe dans l'aporie blumenbergienne du "dernier mythe"? Car
la totalité qu'elle vise ne disculperait le "travail sur le mythe" qu'en le
détotalisant, en le dédouanant de son totalitarisme, de son inféodation
inconditionnelle à la discursivité, et finalement au Concept.
On en revient à Hegel, et au "travail du négatif", vecteur, dans les Cours
sur l'esthétique, de la soi-disant "mort de l'art"(mais qui n'est mortifère qu'à
l'intérieur du système); en regard, Eliane Escoubas fait état d'une "usure du
négatif" (23); la "science de l'art", écrit-elle, "ne peut se constituer que lorsque
l'art est "chose révolue", "chose du passé". Pourquoi ? Hegel le dit : "le passé
n'appartient qu'au souvenir, et le souvenir procède déjà lui-même à
l'enveloppement des personnages, événements et actions dans le vêtement de
l'universalité, à travers lequel les particularités extérieures et contingentes
singulières ne transparaissent pas." (...) Alors, le "sérieux véritable" auquel
Hegel veut nous conduire reste-t-il l'art, ou bien est-ce la science de l'art ? Et que
reste-t-il de l'art dans la science de l'art ?" (24) - De même, on l'a vu,
Blumenberg, en montrant que si l'idée d'une "mort du mythe" est elle-même un
(autre) mythe, la réduction du mythe à une discursivité "tautégorique" à la
Schelling est intenable, Blumenberg, donc, coupe à Hegel et Habermas l'herbe
sous le pied afin de frayer la voie à l'allégorie et à la métaphore, c'est-à-dire à la
créativité du mythe, à ce qu'il nomme une navigatio vitæ (25).
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Nous sommes à présent mieux en mesure d'aborder le désenclavement
qu'opère, en s'aidant de la musique, Eero Tarasti. Sa trajectoire le conduit dans
les parages du troisième des ouvrages-phares évoqués au départ, La Condition
postmoderne de Jean-François Lyotard; même si les questions traitées et les
méthodes suivies diffèrent de façon radicale, des convergences soudaines
donnent à réfléchir, qui méritent, semble-t-il, d'être versées au dossier de la
problématique contemporaine des relations mythe/musique, car la modernité,
troisième terme de notre intitulé, s'y trouve mise "en examen".

Reprenons l'exégèse que propose Tarasti de la Kullervo-Symphonie. S'y


atteste l'appartenance à une parole située et datée, celle du Kalevala ; mais
l'analyse se diffracte immédiatement en un foisonnement d'hypotextes et de
métatextes emboîtés, dont la complexité "sursature" le mythe. Quand au XIXe
siècle la Carélie fut élevée au rang de parangon du nationalisme culturel finnois,
il n'existait en Finlande aucun art constitué, et les coutumes locales, que leurs
propres usagers, en s'éduquant, avaient appris à juger exotiques, eurent à se
mesurer avec les diverses strates culturelles soit régionales, soit supranationales,
prises selon les cas comme modèles ou comme repoussoirs, et dont il fallait tenir
compte lors de l'élaboration de nouveaux syncrétismes, puisque chacune avait
un sens à son niveau. L'appartenance d'un peintre comme Gallen-Kallela, d'un
dramaturge comme Erkko, d'un poète comme Eino Leino, à l'"esprit" de
renouveau de la culture carélienne, est synonyme d'une appropriation sélective
non seulement des archaïsmes ambiants, mais des enjeux de leur réécriture.
Rien d'étonnant, donc, à ce que Tarasti, qui s'attache, avec le zèle d'un
bénédictin, à démêler l'écheveau carélien, tienne à en souligner le caractère
profondément ambigu. Ne rejoint-il pas en cela certains des attendus de la
"postmodernité" selon Lyotard ?
L'idée peut sembler paradoxale : elle fait bon marché de la chronologie. Et
les "métarécits" dont Lyotard entonne le Requiem se situent sur un tout autre
plan que le Kalevala, même paré de tout son cortège de "métatextes".
Néanmoins, il faut bien admettre que "postmodernité" doit à son préfixe d'être
d'abord le superlatif de la "modernité"; or que pourrait bien désigner pareil
superlatif, sinon un mouvement conatif de modernisation ? Chez un partisan de
la doctrine romantique de l'éveil des nationalités comme Zachris Topelius, ou
chez celui qui fut, avant Busoni, le maître de Sibelius, Martin Wegelius, la
modernité est un idéal à réaliser, et cette réalisation ne s'accomplira que par une
surenchère ; ce qui les motive, c'est la conviction que les Finnois se doivent de
n'être pas moins modernes que leurs voisins. Mais ne reconnaît-on point ici le
creuset même de ce que Grégory Bateson a étudié sous les espèces, tantôt
exotiques comme en Nouvelle-Guinée, tantôt actuelles comme le Traité de
Versailles, de la schismogenèse ? Et qu'est-ce que la schismogenèse, sinon le
dissensus saisi à sa source, dont Lyotard fait le nerf de son argumentation ?
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Quant à la chronologie, elle ne constitue nullement un obstacle incontournable :
ce sera, dans les écrits ultérieurs de Lyotard, préalablement à la modernité, et en
prélude à toutes les avant-gardes, que la postmodernité sera appelée à intervenir
- soit à l'orée du XXe siècle; voire plus tôt, dans la seconde moitié du XIXe siècle.

En tout état de cause, la description du "lien social" dont l'esquisse est


proposée au chapitre 5 de La Condition postmoderne fait bel et bien écho aux
préoccupations tarastiennes touchant les préliminaires caréliens de la Kullervo-
Symphonie. La "décomposition des grands Récits" à laquelle nous assistons ne
saurait entraîner d'après Lyotard cette "atomisation" des sujets "lancés dans un
absurde mouvement brownien" que croit pouvoir diagnostiquer un sociologue
comme Baudrillard. Au contraire, pour peu que l'on se libère de "la
représentation paradisiaque d'une société "organique" perdue", le sujet apparaît
comme éminemment sociabilisé ; "pris dans une texture de relations plus
complexe et plus mobile que jamais", il ne saurait s'éprouver "dénué de pouvoir
sur ces messages qui le traversent en le positionnant, que ce soit au poste de
destinateur, ou de destinataire, ou de référent." En fait, il ne cesse de se mouvoir,
d'osciller d'un poste à l'autre. Et Lyotard d'introduire le dissensus : "le système
peut et doit encourager ces déplacements pour autant qu'il lutte contre sa propre
entropie et qu'une nouveauté correspondant à un "coup" inattendu et au
déplacement corrélatif de tel partenaire ou de tel groupe de partenaires qui s'y
trouve impliqué peut apporter au système ce supplément de performativité qu'il
ne cesse de demander et de consumer." (26) Dès lors, l'"agonistique" est partout
présente. Le consensus habermassien ne sera jamais qu'un vœu pieux.

Ce que récuse par conséquent Lyotard, c'est l'abstraction qui consiste à


faire main basse sur l'idée de progrès en se contentant d'ériger en paradigme
dominant la communication généralisée. Une telle normalisation pérennise la
violence sous couleur d'"achever" la modernité. Mais la légitimation à laquelle
elle prétend, et qui est censée garantir sa scientificité, vaut d'être confrontée avec
celle dont se réclame, en d'autres temps et lieux, le "savoir narratif" attesté au
niveau du mythe. Une telle comparaison peut nous aider à comprendre
"comment se pose aujourd'hui, et comment ne se pose pas, la question de la
légitimité." Elargissons en effet les perspectives : la "science", à l'évidence, n'est
qu'un "sous-ensemble" de la "connaissance", laquelle regroupe les "énoncés
dénotatifs", c'est-à-dire décrivant des objets ; la "connaissance" à son tour
rassemble, en sus des énoncés "dénotatifs", des énoncés "prescriptifs",
"évaluatifs", etc. - et donne lieu à divers "savoirs" (savoir-faire, savoir-vivre,
savoir-écouter...), dont la congruence définit, au delà des compétences propres à
un individu, le degré d'acculturation d'une collectivité, mesurable selon des
critères "doxiques" (27), c'est-à-dire coutumiers. Le rapport entre les modes de
légitimation afférant aux différents types d'énoncés, pour variable qu'il soit selon
les époques et les cultures, n'en offre pas moins à l'analyse certaines constantes
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susceptibles de résister à un bouleversement épistémologique majeur affectant
les dimensions mêmes du champ de la recherche. Sur ce point, La Condition
postmoderne, dont le propos concerne l'économie de "sociétés à développement
rapide", ne s'autorise pas le moindre dérapage. "L'idée même de développement,
explique Lyotard, présuppose l'horizon d'un non-développement, où les diverses
compétences sont supposées enveloppées dans l'unité d'une tradition et ne se
dissocient pas en qualifications faisant l'objet d'innovations, de débats et
d'examens spécifiques." (28) Et la phrase qui suit immédiatement confirme au
pas de course ce constat, en prenant soin d'évoquer tour à tour, mais de façon à
neutraliser ce qui les sépare, les trois principales directions de pensée
auxquelles a donné lieu, au XXe siècle, le débat centré sur le couple
muthos/logos : "Cette opposition n'implique pas nécessairement celle d'un
changement de nature dans l'état du savoir entre "primitifs" et "civilisés", elle est
compatible avec la thèse de l'identité formelle entre "pensée sauvage" et pensée
scientifique, et même avec celle, apparemment contraire à la précédente, d'une
supériorité du savoir coutumier sur la dispersion contemporaine des
compétences."(29)

On a reconnu, bien évidemment, les trois noms auxquels il est ici fait
allusion - soit respectivement Lucien Lévy-Bruhl (du moins celui de La
Mentalité primitive), Claude Lévi-Strauss, et Robert Jaulin. Or il s'agit des trois
"tentations" dont nous avons esquissé l'impact sur la trajectoire du Myth and
Music d'Eero Tarasti... Semblable connivence n'a rien, certes, qui puisse
surprendre ; que ce choix se soit imposé au même instant à nos deux auteurs
(avec la réserve que nous avons mentionnée en ce qui concerne Jaulin, non cité
chez Tarasti), quoi de plus naturel ? - Mais le recoupement mérite d'être souligné
au prorata de l'effet de miroir qu'il suscite : de part et d'autre, on se trouve bien
en terrain commun, et ce terrain (qui ne requiert nullement l'identité des deux
parcours à venir) se présente d'emblée comme musical. Ne nous y trompons
pas : les pages que consacre Lyotard à la "pragmatique du savoir narratif"
semblent dévolues à des considérations d'ordre exclusivement textuel,
puisqu'elles situent explicitement le débat au niveau du "fait" que constitue,
d'après l'auteur, la "forme narrative". Cependant, les deux premiers "sens" du
récit, "forme par excellence de ce savoir", où il est traité d'une part des
"formations" (Bildungen), et d'autre part des "jeux de langage", seront expédiés
à raison d'un paragraphe chacun. En revanche, Lyotard abat ses cartes dès lors
qu'entrent en lice les troisième et quatrième volets de l'enquête, qui portent sur la
"transmission des récits" et leur "incidence sur le temps". L'interrogation prend
ici toute son ampleur : le musical s'y déploie dans sa plénitude, saisie - sur un
mode particulièrement incisif - à l'instant précis de son effectuation (Lyotard
dit : de sa "performance") en tant que rite, soit lorsqu'il n'est plus (ou pas encore)
question de le disjoindre de son "accompagnement" mythique, verbal ou vocal.

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L'extrême compacité des formules à l'aide desquelles Lyotard rend
compte des bénéfices didactiques ou initiatiques à tirer des Bildungen (qui nous
renseignent sur les critères de compétence en vigueur dans le groupe considéré,
ainsi que sur les modalités d'évaluation des "performances"), et l'extrême
parcimonie dont témoigne l'inventaire express des énoncés (dénotatifs,
déontiques, interrogatifs, évaluatifs) composant le "tissu serré" des récits - toute
cette litote voue les deux premiers paragraphes à un rôle introductif, sans doute,
au regard de ce qui va suivre. Mais il n'est pas interdit d'en interpréter la
brièveté comme manifestant justement une prise de congé vis-à-vis des contenus
strictement "langagiers" de la mytho-poétique elle-même, puisque ce qui suivra
aura pour but de dévoiler, autant que faire se pourra, l'économie intégrale de la
confrontation langage/musique telle que l'accomplit la "performance" rituelle.
Au raccourci près, la démarche lyotardienne est à mettre en parallèle avec celle
de Tarasti, dont elle constitue la contre-épreuve éloquente. Car le projet
tarastien s'inscrit dans le prolongement de l'étude de Charles Boilès sur la
substitution du musical au mythique dans les textes rituels des Indiens Tepehuas
(1973), à la manière exacte dont procède Lyotard axant sa pragmatique sur le
Dit des vrais hommes compilé en 1977 par André-Marcel d'Ans, et dans lequel
s'ouvre la même problématique, à ceci près qu'elle innerve un corpus distinct, la
transcription de soixante récits, contes et légendes issus de la tradition orale des
Indiens Cashinahuas (30). On ne saurait évidemment mettre sur le même plan le
travail de Boilès, dont l'érudition laisse pantois, et celui d'André-Marcel d'Ans,
soucieux d'éviter "l'écueil de ces éditions savantes qui, trop souvent, sous
couleur de "fidélité au texte", n'offrent de l'art des conteurs indiens qu'une vision
à la fois pédante et balbutiante" (31) - pas plus qu'on ne se risquera à estomper la
différence entre une perspective résolument musicologique comme celle d'Eero
Tarasti et une approche philosophique "à part entière" comme celle de Jean-
François Lyotard. Néanmoins, peut-être faut-il se rappeler que Tarasti avait,
bien avant d'avoir lu Boilès , entrepris de traduire en langue finnoise Sein und
Zeit ; et qu'au même âge, Lyotard suivait les cours de Jean Beaufret au Lycée
Condorcet. N'étaient-ils pas prédisposés - chacun de son côté, et à sa façon – par
une certaine tournure d'esprit, à scruter les arcanes de ce que Mikel Dufrenne a
étudié, dans le sillage (mais non tout à fait dans la mouvance) de Lévy-Bruhl et
Charles Kérényi, sous la dénomination de "mentalité primitive" (32)?

Dès son titre en effet, la recherche de Boilès donne à penser. Le


traducteur a cru devoir rendre l'anglais thought-songs par "chants
instrumentaux", "pour conserver, dit-il, l'idée que les mélodies jouées par les
violonistes Tepehuas véhiculent une signification sans le recours aux mots" - et
quitte à perdre "l'ambiguïté sémantique de thought, qui connote aussi le
caractère religieux des chants". (33) – A quoi fait écho, dans le "Prière d'insérer"
du Dit des vrais hommes, l'affirmation d'André-Marcel d'Ans selon laquelle la
"vulgate romanesque" des Cashinahuas de la forêt amazonienne "coexiste et se
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compénètre avec le sacré des chants initiatiques, interprétés en une langue
ésotérique mieux faite pour être méditée que comprise linguistiquement." (34)
L'entrelacs de la narrativité "laïque" et de la méditation "sacrée" débouche
apparemment sur l'intraduisible, ou du moins sur l'incompréhensible. Faudra-t-il
de ce fait conclure à une absence de sens ? Le terrain de l'ineffable est
assurément glissant. Mais on se tromperait du tout au tout - c'est le cas de le dire
- si l'on croyait les Cashinahuas enlisés dans une quelconque irrationalité, ou un
"mysticisme" dans l'acception péjorative du terme. La réalité est, bien entendu,
un peu plus subtile, et s'en approcher revient, ici encore, à surmonter quelques-
uns des fantasmes de notre modernité, en commençant par changer de lexique.
On le voit par exemple lorsqu'on se pose la question de l'ordonnance des récits.
De l'avis - seul autorisé... – du praticien qui les a recueillis, il faut absolument
renoncer, sauf à leur faire violence, à les intégrer "en une sorte de bible, qui les
engloberait tous au titre d'épisodes dans un vaste récit mythique pouvant se lire
du début à la fin. (...) Chaque récit, bien au contraire, suppose la connaissance
latente de tous les autres, et c'est une lecture simultanée qu'il conviendrait d'en
faire."(35) Le slogan lyotardien de la postmodernité comme "incrédulité à
l'égard des métarécits" ne prend-il pas ici sa source ? Mieux vaudrait, si l'on
persiste à croire dans les "illusions du progrès" (c'est-à-dire dans les bienfaits de
la chronologie), proscrire tout travail sur le terrain ! - De même, lorsqu'on
découvre, au détour du travail de Boilès, que les paroles d'accompagnement ont
bien été ajoutées après coup, car la transmission de signifiés s'effectuait déjà au
niveau de la "performance" rituelle, il est permis de rêver – comme l'a fait Eero
Tarasti – d'une historicité "cyclique", et, partant, d'une archéologie susceptible
de dégager les "niveaux différents du discours" auxquels la communication fait
appel. Dans cette perspective, la décision de recourir à une grammaire
transformationnel le "pour montrer comment le code sémantique se greffe sur
les divers types de motifs mélodiques et rythmiques" est de bonne guerre ; elle
se justifie du fait qu'une bonne partie des textes de supplément "présente des
renseignements que le Tepehua connaît déjà et forme un contexte subliminal qui
est automatiquement lié à la musique des rites."(36) Ce "contexte subliminal"
des Tepehuas n'est-il pas à rapprocher de la "connaissance latente" à l'œuvre
chez les Cashinahuas ? Afin de couper court en ce domaine à toute spéculation
sur le degré d'"irrationalité" en jeu, laissons la parole à Boilès, dont la
conclusion "sonne" de façon très "postmoderne" : "Les Tepehuas ont un but
pratique en utilisant les mélodies avec un sens défini. Ils ont élaboré une
méthode pour transmettre par signes beaucoup d'information avec une belle
économie d'effort. Cette communication sans paroles libère le prêtre pour qu'il
puisse se consacrer à d'autres devoirs. La musique de rite assure que tous ceux
qui sont présents sont informés et participent correctement à chaque partie de la
cérémonie. Aussi, ces chants provoquent une attitude d'adoration, augmentent
l'expérience émotionnelle, et aident à accomplir le "dépassement des choses".

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Pour quelques hauteurs sonores éparpillées dans un segment temporel restreint,
c'est impressionnant d'efficacité." (37)

Pas de métarécits, donc, mais une prolifération de microrécits, voilà ce


qu'offre la proto-musique rituelle sur le fond de laquelle "s'enlèvent" les récits de
plus grande amplitude, comme les "formes" de la Gestaltpsychologie"s'enlevant"
sur un "fond" présumé indéterminé, mais dont l'analyse peut éventuellement
faire ressortir le caractère "distingué": de cette image-princeps dérive la
conception tarastienne de la narrativité musicale telle qu'elle se profile dans
Myth and Music. Dans le magnum opus à venir - la Theory of Musical Semiotics
de 1994 (38) - Eero Tarasti, conjuguant Greimas avec Propp, fournira une
version plus élaborée de cette théorie, en poussant plus avant le thème d'une
narratologie "stratigraphique". Il s'agira en effet de préciser les limites
heuristiques d'une investigation qui risquerait de tourner à vide si elle
s'universalisait, en devenant, telle la grenouille de la fable, aussi grosse que le
bœuf. En marquant avec plus d'exactitude le champ de compétence de l'enquête
narratologique, on prévient son éclatement, et cela permet de faire droit à la
problématique des musiques indéterminées "quant à la performance" (Cage), ou
de l'arte povera (d'Erik Satie à Arvo Pärt), bref à la mouvance minimaliste de la
postmodernité. Qu'il puisse exister des musiques du "non vouloir", c'est-à-dire
anti-narrativistes (et non pas "non narratives" seulement), ce constat a en somme
valeur de contre-épreuve : il corrobore l'intuition, l'Einfühlung, ou si l'on préfère
l'"abduction" au sens de Peirce, qui balise le territoire narratif en explicitant le
statut de la Gestalt qui en dessine les contours. Car cette Gestalt est bel et bien
une Gestaltung, une "organisation formatrice" et non pas seulement une
"forme"."La théorie de la Gestaltung, disait Paul Klee, se préoccupe des
chemins qui mènent à la Gestalt. C'est la théorie de la forme, mais telle qu'elle
met l'accent sur la voie qui y mène."(39) Autrement dit, pas de forme digne de
ce nom, c'est-à-dire capable d'œuvrer, de se mettre à l'ouvrage pour œuvrer, qui
ne soit genèse : selon Klee, Werk ist Weg, "œuvre égale voie". La formule-clef
du peintre Klee ne vaut pas seulement pour la peinture : le génie de Tarasti
consiste à la transposer de l'espace au temps, de la peinture à la musique ; et
Myth and Music fait plus qu'amorcer ce transfert - il en fournit l'impulsion.

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Notes :

1. Cf. Donald Jay Grout, A History of Western Music, New York, 1962, p.
699 ; cité par Carl Dahlhaus, Grundlagen der Musikgeschichte, Köln,
Musikverlag Hans Gerig, 1967 (chap. II).

2. Cf. respectivement Eero Tarasti, Myth and Music, The Hague, Mouton ;
Hans Blumenberg, Arbeit am Mythos, Frankfurt am Main, Suhrkamp et
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Ed. de Minuit.
Ces trois ouvrages ont effectivement paru la même année (1979).
Toutefois, Myth and Music, dont le manuscrit est daté de décembre 1977
a fait l'objet d'une pré-publication sous les auspices de la Finnish
Musicological Society (Acta Musicologica Fennica n°11, Helsinki,
Suomen Musiikkitieteellinen Seura, 1978).

3. Cf. Robert M. Wallace, "Blumenberg's Third Way : Between Habermas


and Gadamer", in Thomas R. Flynn and Dalia Judovitz (ed.), Dialectic
and Narrative, Albany, SUNY Press, 1993, p. 185-195.

4. Claude Lévi-Strauss, L'Homme nu (Mythologiques IV), Paris, Plon, 1971,


p. 561.

5. Lévi-Strauss, op. cit., p. 572.

6. Lévi-Strauss, op. cit., p. 577.

7. Lévi-Strauss, op. cit., p. 578.

8. Robert Jaulin, La Paix blanche, Introduction à l'ethnocide, t. II


(L'Occident et l'ailleurs), Paris, U.G.E., Coll. 10/18, 1974, p. 156.

9. Jaulin, op. cit., p. 155.

10. Eero Tarasti, op. cit., p. 9.

11. Cf. Herman Parret, L'Esthétique de la communication, L'au-delà de la


pragmatique, Bruxelles, Ed. OUSIA, 1999, p. 7.

12. Mieux vaudrait, peut-être, parler de "sémiotique existentiale", dans la


mesure où Eero Tarasti, présentant un premier état de sa réflexion à ce
sujet, s'est défendu de vouloir renouer avec une quelconque "philosophie
existentialiste". Mais il rééditait, ce faisant, le geste célèbre de la
dénégation heideggerienne qui a, comme on sait, intimé aux
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commentateurs d'avoir à user, sans reculer devant ce qui sonne en français
comme un néologisme, de l'adjectif "existentiel" dès lors qu'il s'agissait de
qualifier les "existentiaux" de Sein und Zeit. Dans sa communication de
novembre 1996 au Cinquième Congrès sur la signification musicale
(Bologne), Tarasti s'est explicitement référé à Heidegger pour interpréter
le concept de "situation" dans le sens de l'In-der-Welt-sein. Eu égard au
fait que son propos renvoie d'autre part à Peirce et à William James, la
confrontation de Heidegger avec le pragmatisme, qui a fait l'objet d'un
débat aux Etats-Unis, ne peut aujourd'hui que rebondir.(Cf. Mark Okrent,
Heidegger's Pragmatism, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1988, et
le texte capital d'Eero Tarasti : "Signs as Acts And Events, An Essay on
Musical Situations", in Gino Stefani, Eero Tarasti and Luca Marconi,
Musical Signification, Between Rhetoric and Pragmatics, Acta Semiotica
Fennica VI, Bologna, C.L.U.E.B., 1998, p. 39-62).

13. Gilles-Gaston Granger, Essai d'une philosophie du style, Paris, Armand


Colin, 1968, p.141.

14. Granger, op. cit., p. 186.

15. Granger, La Théorie aristotélicienne de la science, Paris, Aubier-


Montaigne, 1976, p. 11.

16. Granger, Essai d'une philosophie du style, cit., p. 141.

17. Lévi-Strauss, op. cit., p. 583.

18. Lévi-Strauss, op. cit., p. 584.

19. Lévi-Strauss, op. cit., ibid.

20. Jean Greisch, "Versions du mythe", in Philosophie 2, Le Mythe et le


symbole, Faculté de Philosophie de l'Institut Catholique de Paris,
Beauchesne, 1977, p. 118-119.

21. Michel Serres, en soulignant sa formule, précise qu'il "s'agit à peu près
d'un théorème" (cf. La Traduction, Paris, Ed. de Minuit, 1974, p. 259).

22. Raymond Court s'est attaché, dans Le Musical (Paris, Klincksieck 1976, p.
295 sq.), à dépister les failles (ou lapsus...) qui laissent entrevoir, sous le
masque d'un "positivisme intransigeant et hautain", l'ebullitio d'une
"passion mal contenue" (p. 295-296) ; mais il lui faut vite déchanter (p.
299-300) : Lévi-Strauss n'est pas Nietzsche. Reste à élucider la
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signification des "failles": jusqu'à quel point ne sont-elles pas
intentionnelles ? Et de quoi la "subjectivité" lévi-straussienne est-elle à
son tour le masque ? Nietzsche ne se serait sûrement pas privé de
poursuivre l'enquête...

23. Cf. sa remarquable analyse de la "perte de dynamique" dont le passage à


la "science de l'art" est probablement le symptôme :"Hegel et les
fondements de la Kunstwissenschaft : la mort de l'art ou l'usure du
négatif ?", in Dossier : Problème de la Kunstwissenschaft, La Part de
l'œil, n°15-16, 1999-2000, p. 53-61.

24. Eliane Escoubas, loc. cit., p. 61.

25. Cf. Hans Blumenberg, Schiffbruch mit Zuschauer, Paradigma einer


Dasein-metapher, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1979. Ce livre,
consacré à l'exégèse des légitimations et délégitimations de la navigatio
vitæ au fil des époques, prolonge les développements d'Arbeit am
Mythos : dès lors que le "spectateur" (Zuschauer) est "embarqué" (au sens
pascalien), il subit le "naufrage" (Schiffbruch); c'en est fini du Suave mari
magno... de Lucrèce, car l'équivoque de la modernité pèse désormais sur
sa destinée (laquelle personnalise irrémédiablement le Fatum). Nous ne
croyons plus en nos mythes - mais cela nous dispense-t-il de la
"métaphore absolue" qu'est la navigatio vitæ ? - On est ici au plus près,
semble-t-il, des perspectives qu'ouvre de nos jours un officier de marine
devenu philosophe, Michel Serres : "L'ensemble de nos esclavages tient
peut-être à ceci qu'il y a toujours eu quelqu'un pour nous faire croire que
le réel est rationnel. Et c'est sans doute cela, le pouvoir. Quelqu'un pour
nous faire croire que le voyage d'Ulysse, d'île en île, parmi les typhons,
les clameurs, la bonace, est mythique. Le mot révolution, pour qualifier ce
nouveau, cet ancien bouleversement du savoir, est impropre, puisque c'est
un mot d'ordre, cet ordre du cosmos qui tourne lentement au-dessus de
nos têtes, c'est un mot de système. Non à Ptolémée, non à Copernic." (Cf.
Michel Serres, La Distribution, Hermès IV, Paris, Ed. de Minuit, 1977, p.
11). – Qu'il se révèle nécessaire, sans pour autant perdre la raison, de
reconnaître la résistance du réel, c'est-à-dire aussi l'irréductibilité de
certaines métaphores, et par là de redéfinir nos stratégies de légitimation,
c'est tout le problème de Tarasti ; et, plus généralement, l'enjeu de la
postmodernité.

26. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, cit., p. 31-32.

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27. Jean Beaufret, que cite Lyotard p. 37, aimait à rappeler qu'il convient de
rattacher à l'"opinion" tout jugement euphorisant devenu dogme : ainsi en
va-t-il de la doxa theou (la "gloire de Dieu").

28. Lyotard, op. cit., p. 37-38.

29. Lyotard, op. cit., p. 38.

30. André-Marcel d'Ans, Le Dit des vrais hommes, Paris, U.G.E., 1978.

31. A.-M. d'Ans, op. cit., quatrième page de couverture.

32. Cf. Mikel Dufrenne, Jalons, La Hayes, Martinus Nijhoff,1966,127-149.

33. Dominique Sales, note 1 à sa traduction de "Tepehua Thought-Songs"


(article de Charles Boilès paru dans Ethnomusicology, XI, 3, septembre
1967, p. 267-292), publiée sous le titre "Les chants instrumentaux des
Tepehuas", Musique en jeu, n° 12, Paris, Ed. du Seuil, oct.1973,81-99.

34. A.-M. d'Ans, op. cit., ibid.

35. A.-M. d'Ans, op. cit., p. 52.

36. Boilès, loc. cit., p. 84.

37. Boilès, loc. cit., p. 99.

38. Bloomington (Indiana University Press); trad. fr. Sémiotique musicale,


Limoges, MULIM, 1996.

39. Paul Klee, Das bilderische Denken, Schriften zur Form- und
Gestaltungslehre, herausg. von Jürg Spiller, Basel,1950, S. 17.

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Chapitre 4 : Musique et narrativité : L'écriture du bruit
(Notes sur le devenir de la musique selon Leonard B. Meyer)

1 - Les quelques réflexions que l'on propose ici sont parties de l'affirmation
de Jean-François Lyotard selon laquelle est narrative toute forme où le mètre
l'emporte sur l'accent, de telle sorte que le temps y expédie les périodes à l'oubli
(1). Dans La condition postmoderne, Lyotard insiste sur ce qu'il dénomme la
"fonction léthale du savoir narratif" : la "référence des récits" y est toujours
contemporaine de "l'acte de leur récitation" (2) ; dès lors, "le temps cesse d'être
le support de la mise en mémoire et devient un battement immémorial" (3).
Cette thèse intéresse tout particulièrement le musicien. D'abord, Lyotard
lui-même se réclame de certaines musiques contemporaines (autant que de
musiques "ethniques") pour constater qu'elles tentent aujourd'hui de "retrouver
ou du moins approcher" ce "savoir fort commun" que véhicule la narrativité ; et
par là, il rejoint la conception gadamerienne de l'oeuvre d'art temporelle. Pour
Lyotard comme pour le Gadamer de Vérité et méthode, être, pour l'oeuvre, c'est
être-joué ou être-représenté ; et de même que la fête n'existe qu'à être célébrée,
l'oeuvre n'est elle-même, donc elle n'est toujours la même, qu'en demeurant, par
l'irréductible singularité de son apparaître, incommensurable à ce qui a été et à
ce qui sera; en sorte que son identité est temporelle en un sens profond; elle
consiste dans la libération des trois dimensions du temps l'une par rapport à
l'autre, chacune des trois - passé, présent, futur - n'existant que par son
appartenance à l'intensité de présence du jeu ou du récit. L'oeuvre, axée sur la
présence - l'"acte présent", dit Lyotard ; la "contemporanéité", dit Gadamer -,
déploie une temporalité "à la fois évanescente et immémoriale" (4).

En second lieu, dans la mesure où le "présent" de la pragmatique narrative


selon Lyotard entraîne "l'identité de principe de toutes les occurrences du récit"
(5), on peut se demander s'il ne débouche pas sur l'avènement - à l'ère "post-
renaissante" que décrit le musicologue américain Leonard B. Meyer (6), et qui
n'est pas sans rappeler la "postmodernité" selon Lyotard - d'une stase
généralisée, ou si l'on préfère d'une poétique de l'indifférence, favorisée par
l'émergence de musiques non-téléologiques et non-hiérarchiques,
"expérimentales" au sens de Michael Nyman (7) ou "transcendantalistes" dans
l'acception de Meyer (8). De quoi s'agit-il ? Dès lors qu'un compositeur choisit
de récuser toute imposition de relations entre les sons qu'il utilise, tout ce qui
compte pour l'auditeur est l'appréciation de chaque son pour lui-même. La
prolifération des particulars, des singularités différentielles, empêche de flécher
le temps : celui-ci se résume en une simple coexistence de ses dimensions au
101/514
sein d'un "présent omni-englobant, mais fluctuant" (all-encompassing, but
fluctuating, present), lequel renoue en somme avec l'immémorialité de la
"stagnation" (steady state) ou de l'"absence de climax" dont un Gregory Bateson
ou un Colin McPhee ont jadis montré qu'elles étaient typiques de l'ethos des
musiques et des styles de vie à Bali - tout comme aujourd'hui des chercheurs
comme Annie Montaut dégagent des homologies entre dhrupad de l'Inde et
musiciens répétitifs d'Occident (9). La conclusion de Meyer est que "l'époque à
venir (si d'ailleurs nous n'y sommes pas déjà) sera une période de stase
esthétique, que caractérisera non pas le développement linéaire et accumulatif
d'un style fondamental unique, mais la coexistence fluctuante et dynamique,
quoique non évolutive, d'une multiplicité de styles complètement différents."
2 - L'enjeu d'une confrontation à l'issue de laquelle Meyer apporterait une
contre-épreuve à la thèse de Lyotard est donc à la fois celui du mythe de la
présence et celui de la présence du mythe. Nul ne le sent mieux que le
compositeur François-Bernard Mâche, aux yeux de qui le mythe, faute de se
réactualiser, n'est que "récit et à ce titre simple objet d'érudition ou de curiosité
enfantine" (10). La contemporanéité de la "référence des récits" et de leur
"récitation" selon Lyotard - le "même" de la fête selon Gadamer - ou la stasis
englobante et non-linéaire des trois dimensions du temps selon Meyer -
introduiraient donc à une narrativité première, jadis sans doute plus ou moins
masquée, mais en réalité latente en toute musique, et aujourd'hui révélée dans le
mouvement de remythisation qui s'est emparé, depuis John Cage et Harry Partch,
depuis Edgard Varèse et Olivier Messiaen, depuis lannis Xenakis et Alvin
Lucier, de la création musicale non académique, non sérielle, désenclavée et
libératrice à l'endroit des idéologies et de la rentabilité - bref de ce que Lyotard
appelle la "légitimation par la performativité" (11).
En d'autres termes, il n'a jamais existé de musique "pure" . Ou plus
exactement, nous n'avons jamais élaboré que des îles ou flots de rationalité -
comme si le bruit de fond n'avait été thématisé que pour mieux occulter le bruit
de forme. Mâche le dit fort bien : "Le mouvement réducteur de la prise de
conscience, qui consiste à tailler dans le flou des phénomènes quelques avenues
balisées par les concepts et par le langage, nous a entraînés à considérer la
pensée mythique selon ces perspectives dégagées et par là même rassurantes.
Trop persuadés que la raison a historiquement évincé le mythe, et que le progrès
de l'humanité en dépend, nous oublions que le mythe a d'avance interprété la
raison, et qu'il la "voit venir" de loin (...) : l'informe a d'avance dépassé les
formes que nous découpons" (12). Et l'écho de la "multiplication des styles"
selon Meyer résonne chez Mâche: "Je m'étonne que si peu de compositeurs
soient ouvertement polythéistes, alors que la recherche monothéiste de la
formule a si manifestement échoué, pour laisser place au pluralisme des
modèles" (13).
3 - Sont évidemment justiciables de la clause de narrativité que dégage
Lyotard les "interminables mélopées" des contes cashinahua étudiés naguère par
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André-Marcel d'Ans, "transmis, dit Lyotard, dans des conditions initiatiques,
sous une forme absolument fixe, dans un langage que rendent obscur les
dérèglements lexicaux et syntaxiques qu'on lui inflige" (14) ; et par extension le
"savoir fort commun" que les "comptines enfantines" et les "musiques
répétitives" réactivent." Qu'on interroge la forme des dictons, des proverbes, des
maximes qui sont comme de petits éclats de récits possibles ou les matrices de
récits anciens et qui continuent encore à circuler à certains étages de l'édifice
social contemporain, on reconnaîtra dans sa prosodie la marque de cette bizarre
temporisation qui heurte en plein la règle d'or de notre savoir : ne pas oublier"
(15).
La "pragmatique narrative populaire" n'admet si aisément l'oubli que parce
qu'elle ne cherche aucunement à (se) légitimer: non-subjective et dé-
subjectivante, désidentifiante, elle est, selon l'expression de Lyotard, "d'emblée
légitimante" (16). Elle ne tient son autorité d'aucune instance transcendante.
"C'est l'acte présent qui déploie à chaque fois la temporalité éphémère qui
s'étend entre le J'ai entendu dire et le Vous allez entendre" (17). Cela revient, en
musique, à privilégier le terme, le son, par rapport aux relations entre les sons : à
dé-causaliser l'énoncé, et donc à le dé-téléologiser. Priorité, comme dans les
musiques de l'Inde ou dans les musiques celtiques, comme chez La Monte
Young ou Eliane Radigue, aux bourdons, aux drones!
Mais la permission d'orner un drone n'est-elle pas en quelque sorte
accordée d'avance ? "Accordée" - dans tous les sens du mot - par l'omni-
englobement du drone, lequel soutient, supporte, donne substance et fondement
à tout ce qui se détache sur son fond ; sans que, pour autant, soit fournie ainsi
une quelconque justification ou légitimation (sinon strictement factuelle) à
l'événement?
D'où le caractère extraordinairement populaire des mélodies que Leonard
Meyer appelle "axiales" ; mais dont il constate, au fil d'analyses circonstanciées,
qu'elles représentent une exception, ou du moins un cas particulier, au sein de la
typologie des mélodies tonales, dans la mesure où elles court-circuitent les
procédures d'implication harmonique, ou structurale, normalement en usage.
Prenez les grands thèmes de Dvorak - celui du dernier mouvement de la
Symphonie du Nouveau Monde, celui du premier mouvement du Concerto pour
violoncelle - vous constaterez une symétrie d'articulation, vers le haut et vers le
bas, autour d'une même "ligne" - le drone... (18). Et si Dvorak vous paraît trop
romantique, considérez le départ, au cor, du second mouvement de la Quatrième
de Brahms(19): oscillant sur elle-même, une telle mélodie se répète (et donc
s'apprend, pour mieux s'oublier ...) d'autant plus aisément qu'elle économise au
maximum le nombre des relations structurales entre les sons extrêmes, et ne
laisse plus subsister finalement dans l'esprit qu'un schème réductible à un seul
son (a pattern reducible to a single tone) (20). Pour Meyer, il y a là un appel à
la redondance qui traduit la hantise du compositeur romantique d'être écouté par
le plus grand nombre d'auditeurs - incultes ; et donc le choix conscient d'une
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facilité. Mais l'explication n'est-elle pas à chercher aussi bien dans la survivance
archétypale d'un drone au sein de la conscience musicale la plus "cultivée" ? Ne
choisissons pas entre inculture et culture, là où c'est la Nature qui parle !
L'"additivité" des éléments "naturels" de la mélodie "axiale" prévient toute
accumulation concertée : dans une telle mélodie, le mouvement n'est pas
syntaxique, il y a nomadisation sur place (21).
4 - Maintenant, qu'est-ce qu'un drone, sinon une forme statique, une vrille ?
En reconnaissant dans la mélodie "axiale" une addition, Meyer en fait une
séquence ouverte: nulle "légitimation" d'ordre syntaxique n'y introduit de clôture.
Mais à l'inverse, qu'arrive-t-il lorsqu'une répétition s'insinue dans une musique
entièrement close, rigoureusement syntaxique? L'exemple des deux premiers
préludes du Livre 1 du Clavier bien tempéré est significatif : il s'agit, certes,
d'œuvres "en procès" (processing), c'est-à-dire dont le mouvement s'articule
entièrement au niveau des structures syntaxiques ; mais dès qu'advient une
répétition, le temps syntaxique paraît suspendu, il devient défectif: place au
temps du drone et de l'ouverture additive ! "La cohérence syntaxique, écrit
Meyer, résulte de la fonctionnalité des relations entre le début, dont le profil
harmonique est relativement clos ; le milieu, dans lequel un procès moins stable,
celui d'une séquence mélodico-harmonique, évolue vers la finalité d'une tension
stabilisatrice sur la dominante ; et la conclusion, qui consiste en une progression
cadentielle prolongée. La seule répétition - celle de la figure de clavier qui
soutient l'harmonie mesure après mesure -n'est pas syntaxiquement structurée.
La constance de son itération prévient tout procès. On la comprend donc comme
un fond agissant (an active ground) plutôt que comme un schème d'implications
(an implicative patterning)." (22)
Il y a bel et bien superposition, chez Bach, d'un ground et d'un procès, d'un
drone et d'une syntaxe. Ailleurs - chez Beethoven par exemple - Meyer décrira
des phénomènes d'alternance. Selon Meyer, Bach ou Beethoven maintiennent de
toute manière le primat du procès syntaxique sur l'immobilité du drone - ou,
plus généralement, sur la fixité de l'agencement "formel" des parties par rapport
au tout - et chez ces compositeurs le procès transcende la forme. Chez d'autres,
ce pourra être l'inverse: Meyer examine en ce sens l'andante con moto
("Dumka") du Quintette avec piano op. 81 de Dvorak ; il y découvre une
procédure d'engendrement par écho qui témoigne en quelque sorte de la capacité
du drone à se perpétuer de lui-même, à se survivre et à rebondir. Là, dit Meyer,
"la forme transcende le procès". - Fort bien. Mais que signifie au juste cette
"transcendance"?
"L'écho, affirme Meyer, ne fait pas partie du procès ; il ne constitue qu'un
aspect de la forme" (23). Faut-il pour autant tenir la "forme" musicale pour
atemporelle? Le privilège de la "temporalisation" doit-il être affimé du seul
"procès" syntaxique? - Ici se dévoile le présupposé des analyses de Meyer : elles
reposent sur le primat de la dimension harmonique ou des hauteurs, et tendent à
renforcer partout ce primat. D'un thème comme celui de la Sonate en la majeur
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pour piano de Mozart, thème qui donne lieu, comme on sait, à variations au lieu
de déboucher sur une "forme sonate" au sens habituel (et syntaxique) du terme -
Meyer montre qu'il met en jeu une additivité plutôt qu'un procès : dès lors,
ajoute-t-il, "la suite souffre de l'absence d'un point de structuration interne qui
indiquerait une terminaison probable" (24). Ainsi, pour Meyer, le "bon" temps
est celui, clos, qu'articulent les seules relations syntaxiques ; l'autre n'est qu'un
temps "faible", livré à l'improbable et à l'imprévisible : à l'inachèvement.
5 - Il existe donc des formes "nobles" - la forme sonate, éminemment
musicale... - et une motion seulement formelle des éléments musicaux - par
exemple le couple "en écho" thème-variations... Dans le second cas, dit Meyer,
"le nombre de parties est lui-même variable - il peut y en avoir beaucoup, ou
bien peu - au gré de l'ingénuité du compositeur, du goût de l'époque, et de la
patience de l'auditoire" (25). C'est tenir que l'ordonnance d'une suite de
variations ne sera jamais assez "processive", c'est-à-dire relationnelle, ou
rationnelle : le temps, le "vrai" temps, fera toujours défaut. Bien sûr, diverses
ordonnances sont envisageables : on disposera les différents mouvements d'une
même oeuvre en suivant un certain fil directeur dans la succession des tonalités
(c'est le cas pour le Clavier bien tempéré, et en général pour les suites et les
symphonies). Ou encore, ajoute Meyer, on suivra l'ordre qu'intime une réalité
venue d'ailleurs -. celle d'un texte, "comme dans une chanson à strophes".
Ecoutons bien : "dans ce dernier cas, le texte peut fournir des connexions
syntaxiques qui font défaut à la musique elle-même" (26).
Nous touchons ici à la définition même de la "transcendance" selon
Leonard Meyer : la narrativité, c'est précisément pour lui l'inoculation, à un tissu
musical en soi inerte, d'une temporalité venue d'ailleurs - très exactement du
langage, ou du récit, de l'argument, du programme etc... Pour Meyer, sans cette
"mise en musique" de relations "externes", les musiques "additives"
sombreraient dans l'incohérence.
Et si les musiques "processives" ou rationnelles "ont le temps", sont
temporelles, c'est parce que leur innervation s'effectue dans l'immanence, ou par
une transcendance immanente, celle des structures syntaxiques.
Dans la perspective de Meyer, le passage du musicien contemporain à la
stasis, à la pluralisation des styles, signifie donc l'abandon de l'expérience
temporelle "harmonique", et par là même une véritable suspension du temps.
Les sensations et impressions singulières, les particulars des musiciens
transcendantalistes traduisent l'oubli de la transcendance - c'est-à-dire de la
raison. Et, parce que la raison a partie liée avec la mémoire, parce qu'elle n'est
autre, en tant que faculté temporelle, que la mise en ordre des éléments
temporels par le moule ou le filtre de la mémoire, la musique d'aujourd'hui,
musique d'oubli et de déraison, se laisse ballotter d'un style à l'autre au gré des
"collages" les plus hasardeux : elle a perdu le sens de l'histoire.
Comment cela est-il arrivé ? Le plus simplement du monde : par l'inflation
- consommée notamment avec les musiciens de l'école sérielle - de l'"additivité"
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tueuse de mémoire. Nous avons perdu le sens de la hiérarchie : en prétendant
faire régner une "égalité" entre les sons, la "démocratisation" sérielle militait
pour le retour au chaos. "Une musique non-hiérarchique comme celle de John
Cage, écrit Meyer, se meut, comme l'océan, selon des vagues qui - ondulantes
ou sporadiques - nous font participer à des événements particuliers qu'il nous est
très difficile de nous rappeler" (27). Et de citer un épistémologue, Herbert A.
Simon, qui plaide pour qu'une hiérarchisation triomphe des pièges de la
complexité : "S'il existe des systèmes importants dans le monde qui soient
complexes sans être hiérarchisés, alors il se peut qu'ils échappent, pour une très
large part, à notre observation et à notre compréhension. Leur comportement ne
se laissera déchiffrer qu'au prix d'une connaissance et d'un calcul des
interactions de leurs éléments à ce point détaillés, qu'ils demeureront au-delà de
nos capacités de mémorisation ou d'intégration (computation)." (28)
6 - Avec cette argumentation, Meyer paraît bien se situer aux antipodes des
thèses de Lyotard : autant ce dernier insiste sur la nécessaire inféodation de la
mémoire à l'oubli - n'est-ce pas la condition même d'une "pragmatique" de la
narrativité? -, autant Meyer appuie son propos sur le présupposé de la toute-
puissance de la mémoire. Mais comment expliquer alors la remarquable
connivence que nous constations entre les deux théoriciens, à propos de
l'imminence de la stasis, de l'équi-temporalité d'un temps étale, dans les
musiques les plus récentes ? L'oubli assujetti à la mémoire ou la mémoire
servant l'oubli - comment ne feraient-ils qu'une seule et même réalité ?
Tout dépend évidemment de la perspective adoptée. L'insistance de Meyer
sur le primat de la hauteur dans les musiques occidentales aboutit à un
déchiffrement monoidéiste du seul traitement du paramètre des hauteurs dans la
musique de Schönberg, notamment: tout se passe, au fil des analyses, comme si
le fondateur du dodécaphonisme s'en était tenu à une révolution de palais,
n'affectant que le statut des relations ou implications harmoniques et mélodiques.
C'est omettre les prophéties de l'Harmonielehre de 1911, concernant non pas
directement le royaume des hauteurs, mais, par delà celui-ci, le domaine des
timbres - la hauteur, précisément, n'étant que "le timbre mesuré dans une seule
direction" (29). Or il est permis de s'interroger de nos jours sur l'importance
respective des deux aspects du projet schönbergien : ne tenir compte que du
renouvellement de la manipulation des hauteurs sous l'angle de la méthode
sérielle, c'est garder une vision exclusivement linéaire et uni-dimensionnelle de
l'univers schönbergien ; situer au contraire au niveau de la conception de la
mélodie de timbres (Klangfarbenmelodie) l'agencement de l'énoncé sonore, ce
n'est plus - malgré le mot de "mélodie" - persévérer dans la linéarisation, c'est
démultiplier les azimuts et "verticaliser" le déroulement temporel en lui
reconnaissant une épaisseur inédite et cependant primordiale. Nul ne l'a mieux
compris que l'élève de Schönberg qu'était Webern orchestrant les six voix de la
grande Fuga ricercata de l'Offrande musicale : car "sous" la linéarité de
l'engrènement mélodique et contrapuntique de Bach, ce qui sonne et résonne non
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pas secrètement, tant l'effet en est poignant, mais en profondeur, à la verticale,
c'est la stroboscopie de timbres agencés non pas pour "illustrer", en une
narrativité de surface, un discours fréquentiel préalable, mais à l'inverse, comme
si Bach lui-même n'avait pas été le premier auteur de cette fugue - comme s'il
s'était contenté de la réduire pour le clavier -, un récit/récital/récitatif de timbres
à part entière, premier. Schönberg déduisait, de l'existence d'une "logique des
hauteurs", la probabilité de la découverte d'une "logique des timbres" plus large
et susceptible d'inclure la logique des hauteurs comme un cas particulier.
Webern réalise ce voeu schönbergien, non pas en construisant une logique des
timbres, mais en forçant l'écoute à s'épaissir et à se complexifier, à suivre les
détours et volutes d'une écriture de couleurs sonores antérieures et matricielles
par rapport aux hauteurs - écriture en elle-même incontrôlée ou "spontanée",
c'est-à-dire dont les enchaînements ne dépendent d'aucun planning abstrait ou
même seulement préétabli mais s'entrelacent et se tuilent selon des schèmes
symétriques ou dissymétriques simples, travaillés de façon à ne pas porter tort à
l'impression d'imprévisibilité du déroulement (30).
Encore le mot d'"écriture" est-il peut-être de trop. "Seule qualité sonore
radicalement rebelle à toute mise en ordre, à toute structuration logique, le
timbre est depuis Debussy l'élément essentiel de la musique, celui qui rétablit les
droits de la parole vivante contre le code, ceux du son contre la note. Les
tentatives d'intégration du timbre à une pensée "para-métrique" ont toutes
échoué. (...) Les individualités inclassables des "bruits" ne sont manipulables ni
par les algèbres géométriques de la Série ni même par un contrôle statistique (...)
En revanche leur assemblage s'organise en formes qualitativement perçues et
parfaitement précises même si souvent elles ne sont pas transposables (...). Ce
que Vinci conseillait à ses élèves, laisser émerger d'un chaos graphique
quelconque l'image que l'on porte en soi autant que les irrégularités d'un vieux
mur la portent en elles, est parfaitement applicable à la musique, et seule la
quasi-surdité des surréalistes leur a fait manquer ce rendez-vous" (31). Le
disciple à la fois de Schönberg et du dadaïste Marcel Duchamp qu'est John Cage,
en revanche, a centré son oeuvre sur des émergences de ce type dès l'instant où,
en écho à Webern et à Satie (32), il suggérait de substituer à la composition
selon la présumée "logique des hauteurs" une composition selon la nature des
sons, c'est-à-dire selon le temps. Et pourquoi le temps? Simplement parce que la
durée est ce qu'ont en commun les deux éléments du discours musical, le son et
le silence. Pour le jeune Cage, composer selon les lois de l'harmonie équivalait
à introduire de l'extérieur dans les sons une structure d'ordre à laquelle les sons
en eux-mêmes, c'est-à-dire compris dans la complexité de leur nature timbrique
et non pas réduits à 1'unidimensionnalité de la hauteur, ne pouvaient se plier que
par artifice et au prix d'une grave amputation de leur teneur sensible - ou, si l'on
préfère, de leur saveur, de leur rasa. Suivre l'exemple de Webern et de Satie,
c'était, en un sens, rompre avec Beethoven ; mais afin de retrouver un filon
temporel plus profond.
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7 - De la mémoire, certes, il en faut, si l'on se cantonne, dans le champ
harmonique, au seul repérage des relations de hiérarchie ou d'implication entre
les hauteurs : tant de phénomènes "annexes" - et en vérité simplement connexes,
contextuels - interviennent, que l'épure préparée à grands frais risque à tout
moment de se brouiller. Le "système tonal" se défend par les moyens du bord :
les interférences, sons parasites, accords "non classés", chromatismes de travers,
bref les bruits ou les timbres, sont posés dès l'abord comme n'existant pas; on
est libre de rappeler à ce propos la devise d'une vieille maison d'édition
parisienne dont le fondateur nhésitait pas à signer toutes les productions avec
une mention selon laquelle "tout exemplaire non revêtu de ma griffe sera réputé
contrefait"... Comment se soustraire, pourtant, aux innombrables "contrefaçons"
du monde extérieur? Les timbres - ou le bruit - se trouvent réintroduits dans les
musiques "classiques", mais sinon en contrebande, du moins sous contrôle, sous
bénéfice d'inventaire: sous le bénéfice de l'inventaire à vrai dire assez
inépuisable de la narrativité. Narrativité tenue cependant en respect, donc à
distance - temporellement autant que spatialement. - à la faveur de la fiction
commode de l'éloignement spatio-temporel du référent. La narrativité, pour le
musicien "classique", c'est l'Autre de la musique ; mais cet Autre n'est absent
que parce que sa présence crève les yeux, ou défonce les tympans : il n'est
absent, en fait, que de la notation musicale, de l'écriture ; à la limite la
"véritable" musique n'existe que sur le papier! Si bien que le "présent" du
narratif selon Lyotard équivaut exactement au "présent" de la stase selon Meyer:
nul son entendu ne résonne sans son timbre ; détacher de ce timbre la ligne des
hauteurs suppose une focalisation féroce, la mise au passé ou le renvoi à
l'ailleurs de ce que raconte le son ; en regard, il faudra bien justifier l'exil de ce
récit - on le fera grâce à des relations d'ordre survenant à point nommé - ; on
remplacera donc le temps des sons, dont il n'est aucunement nécessaire qu'on
garde le souvenir puisqu'il est désespérément là, dans sa présence pleine, dans
son logocentrisme effréné, par le temps des relations - que Xenakis, pour sa part,
a l'honnêteté de dénommer le "hors temps"...
8 - Il reste à s'interroger sur le "temps" de ce "hors temps". L'auteur d'un
ouvrage bien connu sur Le temps musical, Gisèle Brelet, professait que le
"temps le plus temps", le temps musical authentique, n'était autre que le temps
harmonique, c'est-à-dire le temps des relations : ces dernières, en effet, court-
circuitaient littéralement l'espace. La "distance temporelle" est moindre,
n'hésitait pas à dire Gisèle Brelet, entre do et sol qu'entre do et do dièse, parce
que la quinte équivaut à un déplacement instantané au coeur de la matière
sonore, tandis que le demi-ton - proche, par sa nature chromatique, du bruit -
requiert un glissement, un déplacement "corporel" sur le clavier (33). On
retrouverait chez plus d'un musicien "classique" cette hantise du raccourci ou du
contrôle "spirituel" : l'âme ne doit-elle pas régenter le corps ? Songeons, de nos
jours, au puritanisme boulezien du tabou à l'égard du glissando...

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Mais un Xenakis, précisément, n'hésite par à violer cet interdit. C'est que
l'espace ne lui paraît pas moins digne d'être "vécu" que le temps. Raisonnement
d'architecte ? Pas nécessairement. Il suffit, pour s'en assurer, de considérer de
plus près l'argumentation de Leonard Meyer à propos des musiques
"hiérarchiques" - seules susceptibles à ses yeux, comme on l'a mentionné plus
haut, de nous aider à nous orienter dans le chaos, parce qu'elles soutiennent la
mémoire(34).
La hiérarchie repose sur la clôture, c'est-à-dire sur l'obtention d'une
"stabilité" au moins relative (35) - et le temps des relations ou des structures
n'est autre que le temps mis pour arriver à une telle stabilisation. Les différents
paramètres du son peuvent aider tous ensemble à cette acquisition : ils seront
dits dans ce cas congruents. S'ils ne contribuent pas à égalité à la clôture, on les
tiendra pour incongruents. Il est clair que la durée d'un morceau dépend du
degré d'incongruence entre paramètres : la fin, le telos de l'oeuvre, ce n'est pas la
cessation (factuelle) de l'émission sonore, mais le point de rencontre de
l'ensemble des paramètres, une fois ceux-ci parvenus à une congruence
suffisante pour que se produise la cristallisation de la clôture. Le fléchage du
temps, sa dynamique, dépendent ainsi de l'élimination des incongruences. Rien
de surprenant à cela : le "procès" selon Meyer consiste, tout à fait normalement,
à se débarrasser du bruit.

Il n'empêche que Meyer, même s'il s'efforce de réduire au maximum


l'importance du timbre (qui ne constitue - en bonne "logique"... - qu'un
paramètre parmi les autres, et dont le développement "à certaines époques" n'est
apparemment qu'un phénomène contingent), se sent obligé de reconnaître la
pluralité concurrentielle des paramètres. Et c'est à la faveur de cette
reconnaissance que s'opère le retour de ce refoulé qu'est le bruit. Nulle
hiérarchie musicale, constate Meyer, n'est homogène : il règne, dans toutes les
oeuvres, une différenciation perpétuelle des taux de complexité selon les divers
niveaux hiérarchiques superposés (36) ; l'effondrement de la systématique
sérielle est due notamment à la mise entre parenthèses de cette hétérogénéité, les
compositeurs sériels ayant omis de délinéariser et les zélateurs du système ayant
abusivement tablé sur l'omniprésence potentielle des structures d'ordre (37).
Impossible de tenir pour nulle la résistance du matériau musical (38).
Meyer, qui caractérisait le "transcendantalisme" par l'affirmation du
caractère inextricable des liens entre les événements du tout de l'espace-temps
(39), diagnostiquait, sous l'appellation de "stase esthétique", une incapacité à
revenir à la hiérarchie. Il finit lui-même par concéder que "l'exhaustif est
impossible et le définitif inattingible" (40). Mais cela n'implique-t-il pas que,
chassé par la porte, le bruit s'est réintroduit par la fenêtre ? Circonstance
aggravante : il s'agit bien, cette fois, de ce que nous appelions un "bruit de
forme" - qu'on n'exorcisera pas aussi aisément qu'on se flattait de l'avoir fait
pour le "bruit de fond". Car la narrativité, si elle cesse d'être jugulée et parquée
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"à l'extérieur" du tissu musical, c'est qu'elle a déjà pénétré - et la "temporalité
immémoriale" avec elle - tout le corps de la musique. La musique communique
donc avec ce que Lyotard nomme la "science des irrégularités". Et il faut en
venir, avec le Michel Serres des Esthétiques pour Carpaccio, à l'idée que la
musique est le premier des arts : c'est elle qui fait résonner, en un murmure
ininterrompu, la rumeur du monde, le bruissement même de l'il y a.

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Notes

1. Cf. La condition post-moderne, Paris, Ed. de Minuit, 1979, p. 41-43.

2. Lyotard, op. cit., p. 42.

3. Lyotard, op. cit., p. 41.

4. Lyotard, op. cit., p. 42.

5. Lyotard, op. cit., ibid.

6. Cf. Leonard B. Meyer, "The End of the Renaissance?", in Music, the Arts,
and Ideas, The University of Chicago Press, 1967, p. 68-84.

7. Cf. Michaël Nyman, Experimental Music, Cage and Beyond, London,


Studio Vista, 1974, passim.

8. Cf. Meyer, op. cit., p. 158-169.

9. Cf. "Dhrupad et musiciens répétitifs" (1983), article à paraître.

10. François-Bernard Mâche, Musique, mythe, nature, Paris, Klincksieck,


1983, p. 15.

11. Lyotard, op. cit., p. 69-88.

12. Mâche, op. cit., p. 13.

13. Mâche, op. cit., p. 14.

14. Lyotard, op. cit., p. 41.

15. Lyotard, op. cit., ibid.

16. Lyotard, op. cit., p. 42.

17. Lyotard, op. cit., ibid.

18. Cf. Meyer, Explaining Music, University of Chicago Press, 1973, p.184.

19. Meyer, op. cit., p. 94.

111/514
20. Meyer, op. cit., p. 184, note 30.

21. Cf. l'ostinato de la Rhapsodie espagnole de Ravel, analysé p. 94.

22. Meyer, op. cit., p. 92-93.

23. Meyer, op. cit., p. 104.

24. Meyer, op. cit., p. 95.

25. Meyer, op. cit., ibid.

26. Meyer, op. cit., ibid.

27. Meyer, op. cit., p. 80.

28. Meyer, op. cit, ibid.

29. Arnold Schönberg, Harmonielehre (1911), p. 471, cité par Robert


Erickson, Sound Structure in Music, Berkeley, University of California
Press, 1975, p. 105.

30. Cf. Erickson,op. cit., p. 111-113.

31. Mâche, op. cit, p. 116-117.

32. Cf. la conférence Defense of Satie, reprise dans la monographie de


Richard Kostelanetz, John Cage, New York, Praeger, 1970.

33. Cf. Gisèle Brelet, Le temps musical, Paris, P.U.F., 1949, t.1, p. 144.

34. Meyer, op. cit., p. 105.

35. Meyer, op. cit., p. 81.

36. Meyer, op. cit., p. 90.

37. Meyer, Music, the Arts, and ideas, op. cit., p. 245-265.

38. Meyer, op. cit., p. 183-293.

39. Meyer, op. cit., p. 77,159,167.

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40. Meyer, Explaining Music, op. cit., p. 105.

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Chapitre 5 : Art Gestell Doxa

Quelques mots, d'abord, à propos de ce triple intitulé. Le premier terme,


si l'on en croit l'opinion générale (que désigne ici la doxa), ne devrait guère
poser de problème : l'art existe, il est de toutes les époques et de toutes les
latitudes ; même Hegel n'a pas su tout à fait nous persuader de sa disparition.
Pour le Gestell, c'est une autre histoire. Ce vocable désigne chez Heidegger
l'"essence de la technique" et non pas "la" technique. Traduire Gestell par
"arraisonnement" n'est pas très satisfaisant ; mieux vaut parler, semble-t-il, de
"dispositif" (1). Pour tenter d'en préciser la notion, je mentionnerai simplement
cette phrase-clef dont Dominique Janicaud nous a livré naguère un commentaire
lumineux :"L'essence de la technique est ambiguë en un sens élevé. Une telle
ambiguïté initie au secret de tout désabritement, c'est-à-dire de la vérité." (2) -
Mais que faut-il entendre par "désabritement"? L'alétheia : la vérité comme
dévoilement. Ou encore le Chaos, au sens où le prend Heidegger commentant
Hölderlin : "Chaos signifie avant tout le Béant, la faille qui se creuse, l'Ouvert
tel qu'il s'ouvre d'abord pour se saisir de tout. La faille refuse tout appui dans
l'étant pour n'importe quoi qui prétende, en s'y différenciant, s'y fonder."(3) Que
pareille défondation soit "ambiguë" au-delà de toute mesure en ce qu'elle nous
plonge dans le Chaos sacré dont parlait Hölderlin, qu'elle nous précipite au-delà
de l'étant, cela autorise-t-il à ne voir, dans le Gestell, que malheur et confusion ?
Pour la plupart des commentateurs, la "béance" du Gestell est l'indice d'une
suprême technophobie ; mais il n'y a là qu'un contresens, à dénoncer. Je me suis
donc résolu à scruter ses tenants et aboutissants, bref la vulgate dont il relève. Le
plus expédient consistait, pour y parvenir, à retourner contre ses auteurs
l'argument-massue dont ils se servent. Pour ne prendre qu'un seul exemple,
lorsqu'un "médiologue" aussi subtil que Daniel Bougnoux fait valoir que si des
penseurs comme "Heidegger, mais aussi les théoriciens de l'école de Francfort,
Jacques Ellul, Lucien Sfez ou Michel Henry jettent un mot sur un ensemble de
phénomènes disparates pour en faire un Satan ou un bouc émissaire", c'est parce
qu'ils ne daignent pas "descendre jusqu'au terrain des usages sociaux" (4), on est
tenté d'y aller voir de plus près, et de vérifier si, sur ledit terrain, le lieu commun
par l'artifice duquel on acquiesce tout de go à la rumeur dénonçant la
technophobie des philosophes ne trouve pas de solides racines. La lecture hâtive
du Gestell ne serait-elle pas, par hasard, elle-même un phénomène "doxique" ?
Désireux, donc, de m'enquérir des rapports de l'art et de la technique tels
que les configure aujourd'hui la postmodernité occidentale, j'ai cru devoir élargir
la perspective qui était initialement la mienne en faisant l'ajout, pour mon titre,
de la doxa. Ce mot est à coup sûr équivoque : on est libre d'y déceler une
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pépinière de "Grands Sujets Vagues", trop souvent "agités comme des
épouvantails" (5). Mais ceux qui les agitent ne sont pas uniquement les
philosophes ; on compte parmi eux nombre de non-philosophes, à commencer
par ceux qui manipulent le Gestell comme un repoussoir. Et puisqu'il s'agit de
resituer la technique "dans le courant des affaires humaines (que les Grecs
appelaient ta pragmata)", en lui rendant "son humanité, ou sa culture, au lieu de
la changer en un monstre froid" (6), autant faire appel à ceux, parmi les
philosophes, qui ont eu à cœur de réchauffer la doxa sur ce point. D'où provient
en effet la curiosité généralement manifestée à l'endroit des pragmata par les
sociologues et psychosociologues urbains dont la thèse de philosophie d'Anne
Cauquelin, Cinévilles, analysait la démarche dans les années 70 ? On ne les voit
portés "à interviewer la doxa comme la bonne parole, à la questionner sans
relâche pour l'interpréter" que parce qu'"ils sentent confusément qu'il s'y cache
quelque chose et peut-être du désir non encore "moulé" par le socius, pas encore
tubulé dans les appareils de reproduction."(7) Le diagnostic du philosophe
revient donc ici à discerner, "face au dispositif "reproductif" de la doxa par le
pouvoir, du type Bourdieu, (...) un autre dispositif où la doxa tubulée se
doublerait d'une doxa encore a-sémiotique qui n'a pas été sondée (ni par les
sondeurs officiels, ni par les chercheurs en Sciences humaines)." Et Anne
Cauquelin de comparer cette exis doxique "insémiotisée" à la chora sémiotique
de Julia Kristeva, "corps inorganisé mais présent", et qui ne se laisse investir
qu'à l'aide d'une psychanalyse, ou par la fiction: "Ni la doxa vaga, ni la doxa
formée ne sont bien évidemment de la science : elles ont en commun le caractère
d'incompétence, d'incohérence, de contradictions ; mais l'une, la doxa formée,
entre dans un système d'oppositions avec la science qui prend appui sur elle pour
se définir, quand l'autre, la doxa vaga, divague aussi bien dans le discours
scientifique, à qui elle échappe entièrement puisqu'il ne peut pas même s'y
opposer pour se construire."(8)
Voilà qui relativise singulièrement "le" discours scientifique qui se fait
fort d'échapper aux "Grands Sujets Vagues". Et du même coup, la philosophie se
voit reconnaître l'accès aux "Usages de l'œuvre d'art"(9). Accès qui n'est certes
pas de tout repos : en philosophie comme ailleurs, la doxa fait perpétuellement
l'objet d'un interdit de séjour, et les lueurs qu'elle dispense ne sauraient être que
fugitives. En matière d'art, toutefois, la précarité liée aux "goûts et couleurs",
justement en raison de son caractère irrémédiable, ne peut manquer d'intriguer le
philosophe. Car ce dernier ne fait profession d'outrepasser la doxa que pour lui
substituer une vision cohérente ; et sa tâche ne prendra fin, croit-il, qu'à ce prix.
Mais avec l'art, tout se complique. "Pour exister comme œuvre d'art, l'objet doit
d'abord être débarrassé de tout cet impédiment qui l'encombre, et paraître dans
une pureté dont seule une méthodique construction peut j'affubler. Effort certes
méritoire, qui reprend la séparation épistémè / doxa, péjorant celle-ci pour
permettre à celle-là de se maintenir. Mais en même temps à la fois éphémère et
illusoire, dans la mesure où, pour ce qui regarde l'art, la doxa toujours et à
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nouveau renaît et triomphe. Ce fait devrait inciter les censeurs à la prudence, en
leur montrant que le véritable lieu de l'art n'est pas celui de l'ordre raisonnable,
mais bien un autre lieu, et qu'il y convient un discours d'un autre genre, car,
quittant les rivages hautains où la raison classificatrice l'érige, l'œuvre retourne à
son lieu propre, à son pays natal, et, diraient les théoriciens, sombre à nouveau
dans les "goûts et les couleurs"."(10) On touche ici à l'expérience esthétique la
plus directe, la plus spontanée; ce mur-ci, sous cette lumière-ci, peut bien
m'évoquer la phrase de Proust sur le mur jaune; mais "je ne sais plus, quitte à
aller le revoir, de quelle époque et de quelle école était ce Pieter Van Hoogh...
Etait-ce bien lui ? Non ? Tant pis. Je laisse aller. Reste le fragment coloré dont
l'évocation me ravit. Et cette ignorance même qui se satisfait de ne rien savoir
"de plus", qui trouve son plaisir à rester dans le vague - car la confusion rend
perceptible le débord : ce halo de riches sensibilités qui souffriraient d'être
précisées. De cette ignorance même où se confondent tant de noms et tant de
détails insignifiants - sinon au regard de ma vision légèrement trouble - naît ce
que je comprends de ce tableau, de cette fresque, de cette musique. Sans quoi, à
l'évidence, rien ne resterait dans son souvenir, j'entends dans le souvenir vivant,
raturé, complété, oublié et renaissant."(11)
Empruntées au livre qu'Anne Cauquelin a baptisé Court traité du
fragment (1986), ces lignes préparent la conclusion du Chapitre de la doxa, qui
tient en quatre "propositions déduites" :
" - Que l'œuvre et l'opinion forment un tout complexe.
- Que toutes deux ont même procès.
- Que le commentaire doxique toujours inachevé est le tissu interprétatif
de l'œuvre et lui donne vie et direction.
- Que l'œuvre est la forme - indûment séparée - de la vie ordinaire."(12)
Mais pour parvenir à ces propositions, il aura fallu à l'auteur un double
détour : par ce qu'elle appelle le "bruit doxique", travail de brouillage des
dimensions et des contours qui permet à l'œuvre d'intégrer, à la manière d'un
organisme vivant, "les bruits de l'environnement dans un mouvement continu de
récréation interne" (13) sans lequel la polysémie latente du fragment "resterait
lettre morte" (14). Et, symétriquement, un détour par le "temps doxique", à base
de kairos et d"'anaphore" ("ce procédé de style qui relie - son mode est le relatif
- ce qui appartient au passé à ce qui est présenté sur l'instant et montré du
doigt")(15). Epiloguant sur l'anaphore, Anne Cauquelin y découvre
effectivement une rythmique du "lien-délié" à la faveur de laquelle la doxa
désamorce la linéarité du texte. Cela pose, entre autres, la question du "sérieux"
de "l'usage généralisé des citations par les auteurs "sérieux""(16): chez un
Heidegger par exemple, "l'anaphore constante à modalité étymologique" rythme
"la dérision du référentiel", ce qui ne manque pas de lui assurer une promotion
"dans le domaine de l'art" (17). Ainsi, "Le bruit du temps doxique est rumeur
d'éternité, non pas comme ce qui fixerait à jamais pour l'avenir les traits achevés
d'une oeuvre "immortelle", mais en ce qui, à l'occasion, de manière épisodique,
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la transforme à mesure, et résonne à l'infini. " (18) Il s'agit bien d'un "bruit de
fond", mais qui enveloppe l'œuvre, "la contient et la transporte" (19), tout en
l'imbibant en profondeur.
De ce fait, une histoire de la doxa peut au moins s'esquisser. Dans son
Essai de philosophie urbaine (1982), Anne Cauquelin estime pouvoir "établir un
cycle d'aller et retour de la doxa dans le corpus philosophique" : après une
"première installation au rang de chose à ne pas négliger, à part égale avec la
sagesse" (chez les Présocratiques), la doxa va subir (avec Platon) "une relégation
qui confine à l'exil", avant de connaître "enfin une remontée qui se fait jour
actuellement (et dont Nietzsche, sans doute, fut un des artisans). "(20) Compte
tenu de la symétrie ainsi diagnostiquée, je crois utile de faire plus spécialement
référence à la période de départ, c'est-à-dire aux Présocratiques : l'euphémisation
à laquelle procède Anne Cauquelin à leur propos pourrait bien se révéler
éclairante en ce qui concerne notre époque présumée "moderne", et le rapport
présent de l'art et de 1"'essence de la technique". La figure centrale du poème
parménidien est "la justice (dikè) aux doubles pesées, qui tient suspendus les
deux versants du soleil-vérité, l'opinion (endoxa) et le dévoilement (alétheia).
Aucune des deux voies n'est à rejeter, car les dokounta (ce qui se montre) ne
sont que la partie visible de l'alétheia, sa contrepartie."(21) La transversalité des
apparences - "elles sont étendues à travers tout,, en toute convenance (dokimos)
et avec beauté" (22) - prémunit la doxa contre tout exil : elle n'est "ni l'opposé de
la vérité, ni non plus le dernier échelon de la connaissance, dont il faudrait
(comme le voudrait Platon) laborieusement s'extirper pour parvenir à la science.
C'est bien l'autre versant du tout, une voie d'accès en elle-même, sur le mode de
l'émerveillement de la beauté et de la convenance des choses avec le dire.(...) Le
vrai et le vraisemblable vont ensemble, liés par la foudre ou le feu qui mène
toute chose. Les deux pôles vivent dans l'écart, se nourrissent d'une séparation
qui n!est pas une coupure et dont le discours fragmentaire dit l'unité dans la
dispersion."(23) A la pensée de Parménide, Anne Cauquelin fait correspondre le
fragment 48 d'Héraclite. Chez ce dernier, le doxique n'est pas non plus "éloigné
du vrai unique, dit par le sage. Pour dire le tout, il les faut tenir ensemble,
comme il en est de l'arc, corde tendue entre deux extrémités, et de la flèche, qui
à la fois vole et tue - arc dont le nom est vie, et qui donne la mort. Le jeu de
mots entre bios (arc) et bios (vie) - il s'en faut d'un accent - montre que le
langage le plus simple résonne convenablement dans cette pensée du double.
Non pas comme est double un tiroir à double fond, vérité secrète et se logeant au
fond, et mensonge en surface, ni comme est double l'image vaine et son modèle
vivant et vrai ; mais comme sont doubles les battants d'une porte, pour reprendre
la métaphore de Parménide." (24) Ultérieurement, lorsque se dessineront "les
contours de la cité démocratique", un "cadre rigide" viendra "se poser sur
l'espace errant des fragments."(25) Le nomos - le libre espace des nomades -
s'entourera de clôtures. "La cité, en effet, veut des murailles, des lois qui disent
le juste et l'un. Elle polarise les énergies vers la production d'une unité qui serait
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indissoluble. A la relégation de l'un des deux termes de la connaissance
correspond l'exclusion, hors du cadre de la polis, des étrangers, des errants, de
ceux qui appartiennent à l'illimité irrecevable, des mensonges qui "doublent" le
logos d'une frange et des contes immoraux." (26)
Se peut-il que notre époque renoue avec une pensée dont deux
millénaires et demi nous séparent ? A s'en tenir au seul champ de l'art, la
réponse ne peut être, apparemment, que négative. Mais "l"'art se réduit-il -
même de nos jours - à n'être que l'un de ces "Grands Sujets Vagues" dont il était
question au début ? Une des pensées que le "fumeux Nietzsche", comme disait
Alain (27), fourbissait dans ses Considérations inactuelles en songeant à la
philosophie peut là-dessus nous guider: "Nous assistons à des événements si
étranges qu'ils seraient inexplicables et résolument dépourvus de fondements si
on ne pouvait les rattacher, en franchissant un immense espace de temps, à des
phénomènes qui ont eu la Grèce pour théâtre. C'est ainsi qu'il y a, entre Kant et
les Eléates, (...) de telles similitudes, de telles parentés, (...) qu'il semble presque
(...) que le temps qui les sépare en apparence n'est au fond qu'un nuage. "(28)
Certes, ce qui est visé ici concerne la philosophie "proprement dite" (le tandem
phénomènes/chose en soi pour Kant, la dichotomie être immuable / apparences
mobiles pour Zénon, Xénophane ou Parménide) (29); mais pour peu que l'on
admette, avec Anne Cauquelin, que les doxai ou les dokounta ont, à l'aurore de
l'hellénisme, partie liée avec la splendeur de l'apparaître, la portée du dire
nietzschéen s'élargit jusqu'à concerner la sphère de l'art. Platon avait beau
condamner la doxa, celle-ci n'a pas perdu son prestige lorsque la première
Épître aux Corinthiens stipule que l'homme est doxa theou, gloria Dei, tandis
que la femme est seulement doxa andros, gloria viri, en ce qu'elle ne brille que
"dans la lumière de l'homme" (30). Et l'on retrouve bien chez Kant un éclat
affaibli de ce prestige, lorsque, pour "combler" l'intervalle entre la raison "pure"
et la raison "pratique", la Critique du jugement thématise le jugement de goût.
Fidèle assurément au legs platonicien de l'exclusion de l'"opinion", Kant met à
profit la dissociation entre lois morales et lois naturelles pour privilégier, au sein
de la doxa, la logique du vraisemblable ou du "vrai sembler", image, analogie ou
simulation, sur le magma d'idées mal formées ou de mensonges auquel cette
logique s'appliquait et qui, lui, continue de faire l'objet d'une rigoureuse
ségrégation.
Ainsi, tout en platonisant, c'est-à-dire en disqualifiant le principe même
d'un recours à l'opinion pour juger de ce qu'est l'art, Kant ressent le besoin de ne
pas se couper complètement de toute caution collective; si bien que dans
l'esthétique qu'élabore la troisième Critique, une fois reconnue la part
d'autonomie d'un art voué à la mimesis et qui s'arc-boute, le "génie" aidant, sur
la nature, il est fait appel à un sensus communis - une opinion bien tempérée,
purifiée, aimantée qu'elle est par l'idéal d'un consensus - qui reçoit mission
d'appuyer l'artiste en légitimant son action. L'équilibre à réaliser est délicat : il
est le fruit d'une disjonction entre une opinion marginalisée au départ (mais que
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l'on peut canaliser si on l'éduque) et un "vrai sembler" utilisable en tant que
norme (et que l'on peut retourner éventuellement contre l'opinion dont il émane).
Précisément parce que "la disjonction est faite d'équilibre, elle est toujours
tentée soit de disparaître au profit de l'unification du champ partagé, soit
d'engendrer, pour se maintenir, une série de disjonctions supplémentaires." (31)
Or le tableau des résurgences de la doxa en matière d'art tel que nous
l'avons évoqué à partir du Court Traité du fragment ne laisse aucun doute quant
à l'éclatement de l'équilibre si minutieusement agencé au niveau de la troisième
Critique. Qu'il soit inconcevable de dissocier, à la manière platonicienne, l'art et
la doxa, c'est ce dont témoigne l'effort de Kant pour fonder en droit le jugement
de goût; mais l'effondrement du compromis kantien, dès lors qu'aux
"transcendantaux" de l'espace et du temps viennent se substituer le "bruit" et le
kairos doxiques, cet effondrement oblige à une redéfinition radicale des
modalités concrètes de l'aisthesis. La question se pose désormais en termes
incontournables : que reste-t-il de l'édifice kantien ? Il faut savoir gré à Anne
Cauquelin d'en avoir donné, dans l'ouvrage-princeps qu'elle a intitulé (un peu
trop modestement peut-être) Petit Traité d'art contemporain, une formulation
décisive.(32)
Déjà, s'interrogeant, dans l'Essai de philosophie urbaine, sur la séparation
du vraisemblable et de l'opinion, Anne Cauquelin y discernait un "piège". Nul,
disait-elle, n'a intérêt à sa divulgation, "ni l'artiste qui vit de son ambiguïté, ni le
politique et le savant qui se débarrassent du vraisemblable en lui assignant sa
place, ni le capital qui tire parti du bon prix de l'objet d'art et en fait le support de
plus-values incontrôlables... ni le publicitaire, qui refuse, par pudeur, la
dénomination d'artiste pour mieux se placer dans le système de la technicité
efficiente." (33) Et au sein de l'énumération ainsi esquissée , le rôle de la
"technicité efficiente" se trahissait non seulement dans le double jeu du
publicitaire ainsi démasqué, mais dans le phénomène de "sectorisation en
multiples fragments" affectant l'ensemble social au gré des "spécialisations
techniques"(34) proliférantes : "Savoirs éparpillés, objets techniques hautement
spécialisés, cellules sociales et politiques divisées ou éclatées, informations
émiettées, telle se présente notre société. Les individus, qu'ils soient en eux-
mêmes techniciens ou non, ne peuvent appréhender ces éléments ni dans leur
ensemble, ni un par un. Et le mouvement qui porte la technicité à produire à
l'infini de nouvelles techniques et de nouveaux objets éloigne d'autant la
possibilité de les concevoir dans leur ensemble. L'approche d'un seul secteur
d'activité occupe la vie entière d'un individu... sans qu'il puisse même prétendre
en avoir épuisé la compréhension."(35) L'Essai de philosophie urbaine
paraissait donc s'inscrire dans la lignée de la thématique heideggerienne du
"gigantesque", telle qu'elle s'était déployée dans les années 1936-1938 (36);
Anne Cauquelin n'aurait sans doute pas désavoué des expressions comme : "à ce
moment où la planification et le calcul sont devenus gigantesques, l'étant en

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totalité commence de rétrécir" (37) - ou encore : "Le rapetissement
métaphysique du monde engendre l'évidement (Aushöhlung) de l'homme." (38)
Mais l'intérêt du Petit Traité d'art contemporain est de faire porter
l'enquête, au sein de l'investissement généralisé du couple art / doxa par cet hôte
redoutable, mais combien désirée de la métaphysique occidentale qu'est la
technique, sur un domaine soigneusement délimité, celui des "technimages" (39).
Dans la présentation du numéro spécial qu'elle avait choisi, en 1994, de
consacrer, dans la Revue d'Esthétique, aux réalités et virtualités que recouvre ce
mot-valise, Anne Cauquelin avait clairement situé l'enjeu: "Armé contre la
technique par des auteurs bien en cour - Heidegger et Benjamin toujours cités -
l'esthéticien peut choisir d'en rester là et se lover dans le douillet contentement
du "Grand Art", faire comme si les nouvelles technologies de l'image
n'existaient pas. De fait, le philosophe est étrangement absent de la scène.
Pourtant, les questions suivantes le concernent directement et il serait temps
qu'il consente à y accorder de l'attention :
1. Ce qu'on appelle les "nouvelles images" sont-elles en continuité
avec ce qui, du même coup, deviendrait de "vieilles images", et,
à ce titre, seraient-elles prises en compte par une esthétique dite
"élargie" ?
2. Il est cependant difficile d'ignorer les points de rupture avec l'art
visuel traditionnel : virtuel, réseau et méta-réseau sont les
matières des nouvelles technologies de l'image. Elles ne
conditionnent pas seulement la création mais aussi la réception.
Pour qu'un art soit reconnu comme tel, encore lui faut-il des lieux
d'exposition, une mise en vue, voire une scène, d'où un public, et
un appareil de commentaires. Quel public pour les nouvelles
images, quels lieux, quel type de critique?"(40)
Le Petit Traité, deux ans plus tard, commence par baliser les grandes
lignes de la vulgate esthétique post-kantienne qui, "solidement enracinée",
"forme un écran, un cache, à travers lequel on tente de saisir en vain la
contemporanéité"(41). Ce sont:
1. le désintéressement, que la doxa n'hésite pas à déplacer du
jugement lui-même, où Kant le situait, à l'objet du jugement, afin
de signifier "aux artistes de bien se tenir", en s'abstenant de
produire des "objets à notice" - traduisons : des ustensiles, des
artefacts utilitaires ;
2. la neutralisation, c'est-à-dire l'opération par laquelle Kant,
disjoignant raison pure et raison pratique, ouvrait à l'intention de
l'esthétique un espace de "distanciation propice à la
contemplation"; cette opération devient, sous l'empire de la doxa
requinquée, à peu près l'inverse de ce qu'elle signifiait pour le
criticisme: tantôt l'artiste est sommé par la doxa de renouer avec
un minimum de moralité, tantôt il est invité à s'expliquer sur la
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teneur de ce qu'il prétend transmettre (ce qui n'est aucunement
exclusif de la revendication d'un libre accès sentimental et
"analphabète" à l'usage du consommateur moyen, normalement
rétif à tout intellectualisme);
3. l'unicité, critère qui regroupe, au gré d'une doxa changeante,
l'originalité, la signature de l'œuvre par un seul auteur, et son
caractère d'objet "achevé, plein";
4. enfin, la communicabilité, sous laquelle la doxa revendique pêle-
mêle la facilité d'accès tant matérielle (le musée) que spirituelle
(il doit y avoir un sens, tout un chacun doit pouvoir à la fois le
ressentir et en discuter) ou intentionnelle (l'auteur est supposé
avoir voulu ce qu'il propose). - La combinaison de ces quatre
exigences principales, pour confuses, voire contradictoires,
qu'elles soient, définit l'horizon d'attente que se fixe la doxa : les
"nouvelles images" ne seront reçues que dans la mesure où elles
n'auront pas contrevenu à cette attente ; mais des exceptions
seront éventuellement consenties, pour celles qui n'auraient
contrevenu qu'à une partie des réquisits ainsi énoncés. La
seconde partie du livre est consacrée à l'étude des "objets
déceptifs", classés selon l'importance des "contraventions"
encourues devant le tribunal doxique.
Or ce tribunal plus ou moins hérité de Kant est, à l'évidence, de parti pris.
Et même il se veut dissuasif à l'endroit des contrevenants apparemment venus du
dehors, des marches de l'empire, qui prétendent, semble-t-il, oeuvrer d'égal à
égal avec les artistes déjà homologués comme tels, c'est-à-dire jouant le jeu de la
tradition en ne la démentant jamais que partiellement; mais qui, en réalité, se
soucient comme d'une guigne de faire ou non besogne proprement artistique,
puisque seule la technique les intéresse. Pour décrire les péripéties du procès
intenté par l'inquisition doxique à l'encontre de ces nouveaux arrivés dans le
champ de l'art, Anne Cauquelin multiplie les exemples, en suivant l'ordre des
exigences précédemment exposées, et en montrant dans le détail comment elles
viennent à être bafouées. C'est ainsi que :
1. Violentant le principe de désintéressement, les tenants des
technimages exhibent des notices sans oeuvres, de purs et
simples modes d'emploi ; à moins qu'ils ne se contentent
d'exposer, sans autre explication, de vulgaires supports
techniques ; ils se dispensent de toute mise en scène, au profit
d'espaces inventés (tel est le cas d'Internet);
2. Au lieu de tenir à distance la morale et le concept, ils
affirment l'efficace - et abolissent tout ce qui ne relève pas -
de la seule information : la construction numérique intègre à
chaque fois le référent en lui assignant de ne consister qu'en
virtualités opératoires momentanément impliquées ;
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3. La doxa prônait l'unicité et entendait ramener la série à
l'original ; les technimages, d'emblée polymorphes, se prêtent
à des réactivations indéfinies, dues à une pléthore d'auteurs-
spectateurs en réseau, pour lesquels la seule nouveauté réside
dans l'introduction de chromos en guise d'icônes ;
4. Ne communiquant aucun message, mais le fait de
communiquer, la technimage se fait simple transmission,
comme l'avait stipulé McLuhan, du medium lui-même ; elle a
donc pour site le réseau (multidimensionnel) des entrants et
sortants, si bien que tout site (au sens traditionnel) tend à
devenir un cas d'espèce dont le non-site (dans l'acception de
Robert Smithson) serait le genre ; la déterritorialisation est par
conséquent absolutisée.
"On comprend alors, épiloguait naguère Anne Cauquelin, la résistance
d'une grande partie du public - amateurs et professionnels de l'art - devant cette
mise à mort de tout ce que deux siècles d'aventures économiques et théoriques
ont durement conquis : le prix de l'incommunicable, la situation privilégiée de
celui qui peut, dans un monde tel que le nôtre, proposer un peu (un jeu) de non-
sens ou, si l'on veut, un peu d'in-communication dans la communication
généralisée." (42) - Il reste que l'attitude de la doxa étant essentiellement
défensive, l'inflation technologique (même si elle se heurte d'autre part à une
résistance institutionnelle de la part de l'"état culturel") (43) conserve l'avantage
de l'initiative : elle aiguillonne la production "classique" et l'oblige à évoluer, à
se mettre au goût du jour. Les artistes au sens canonique du terme ont
parfaitement compris quelle stratégie leur serait favorable : ils font mine de
"sortir de l'art" en attaquant la doxa "de l'intérieur". Comme ils sont déjà rodés,
ils prennent soin, pour se faire reconnaître, de jouer sur les attentes et ce
qu'Anne Cauquelin baptise les "décepts", sans se placer vraiment "hors site" ;
leur contestation, précisément parce qu'elle est calibrée au coup par coup, est
d'autant plus efficace qu'elle apparaît modérée et oblique, donc moins
dangereuse que l'offensive frontale des grands naïfs que sont assez souvent les
partisans de la technicité à tout va (44). Ils passent donc pour les véritables
artistes, tout en économisant le maximum d'énergie ; et à cet égard un ready-
made signé Duchamp cumule les bénéfices, puisque tout en affectant d'importer
de l'extérieur un hérisson porte-bouteilles ou une roue de bicyclette, l'auteur,
alias "R. Mutt" ("ready-made eût été"), appartient bel et bien au sérail, ce qui
lui confère l'aura de l'authenticité (45). Dans ce sillage prestigieux, un Yves
Klein ou un Andy Warhol pourront inscrire impunément leurs transgressions
(46).Et Anne Cauquelin, au détour d'un inventaire passant en revue bon nombre
des singularités affichées par les conceptuels, les minimalistes et les adeptes du
Land Art, attire à juste titre l'attention sur la pertinence méthodologique d'un
recours au nominalisme (47) : sans prétendre venir à bout de la variété des cas
individuels, une telle démarche permettra à tout le moins de s'orienter dans le
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plérôme des nuances et innovations de détail qui ne cessent d'affecter, jour après
jour, la physionomie d'une création orientée - au rebours de ce à quoi le passé
nous avait habitués - vers les "choses" plutôt que vers les "objets" (48).
On mesure par là l'originalité des perspectives ouvertes par le Petit
Traité d'art contemporain. L'auteur montre comment l'objet d'art - fût-il
l'"objet-dard" de Duchamp - , au lieu d'être arraché au chaos, comme un paysage
est construit en se laissant défalquer de la "chose-nature", renvoie délibérément,
à des fins toujours plus ou moins tactiques, à ce chaos que la doxa n'en finit pas
d'exorciser. Cela va en sens inverse du Qu'est-ce que la philosophie ? de
Deleuze-Guattari, dans lequel le "plan de composition" de l'œuvre était réputé
prémunir celle-ci contre le chaos ; moyennant quoi force était de reconnaître que
priorité devait être donnée à la lutte anti-doxa, l'affrontement du chaos pouvant
néanmoins se révéler utile en tant qu'"instrument" contre la doxa. Anne
Cauquelin, on le voit, évite cette palinodie; c'est qu'elle admet directement
l'équivalence de la technique et du chaos, équivalence qui force à réfléchir sur
l'essence de la technique et à assumer, un peu plus joyeusement, certes, que ne
le fait Heidegger, mais avec une rigueur qui n'est pas moindre, les implications
ultimes de ce "dispositif" qu'est le Gestell (49). Dans les dernières pages de son
Petit Traité... Anne Cauquelin ne se montre pas spécialement tendre à l'égard de
la culture, cette "sécurité" dont s'entoure la doxa-opinion afin de sauvegarder la
pérennité de la croyance en l'existence de l'art (50). De même, elle prend acte,
certes, du fait que le réseau comme site matériel entraîne l'adoption d'un site
conceptuel nouveau, en l'occurrence le paradigme de la communication
ubiquitaire et en temps réel, interactif, entre les utilisateurs du réseau(51); mais
il ne lui échappe pas que le réseau risque de devenir un objet encore plus
totalitaire que l'œuvre : dès lors que tout le monde joue le même jeu, on se
trouve vite acculé au dilemme "être communiquant ou ne pas être" (52).
Consciente de la menace qu'exprimait Cassandre/Edmond Couchot de
"l'irrigation permanente de l'imaginaire par la technoscience"-- l'épiphanie de la
transparence universelle... (53) -, elle partage l'avis de Gilbert Simondon : si le
"système" de la technique se fermait, se saturait en industrie, comme le langage
en grammaire ou la religion en théologie, alors la technique se développerait
seule avec elle-même, se bouclant sur un monde où ne serait admis de l'homme
"que ce que la technique décide d'inscrire dans ses artefacts." (54) Il n'empêche
que le réseau peut aussi servir de modèle, de charge critique contre le support
communicationnel lui-même (que Nietzsche décrivait déjà comme un
Untergestell) (55): le présupposé selon lequel il symbolise le paradigme des
transformations possibles du site esthétique autorisait, comme on l'a vu,
l'examen de "l'art à l'extrême" - les technimages, par exemple - comme
aimantant "l'art aux limites" - sans doute le seul qui soit en définitive appelé à
compter, s'il est vrai, comme l'a énoncé à plusieurs reprises Heidegger, que la
limite n'est nullement la dimension dernière de ce qui cesse mais ainsi que les
Grecs l'avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être.
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Notes :

1. C'est du moins l'avis de deux orfèvres, Michel Haar et Dominique


Janicaud. Cf. à ce propos le commentaire de Jean-Yves Chateau,
"Technophobie et optimisme technologique modernes et contemporains",
in Gilles Châtelet éd., Gilbert Simondon, Une pensée de l'individuation et
de la technique, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque du Collège
international de philosophie, 1994, p.143.

2. Das Wesen der Technik ist in einem hohem Sinne zweideutig. Solche
Zweideutigkeit deutet in das Geheimnis aller Entbergung, d. h. der
Wahrheit. (Martin Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Neske,
1954, S. 4 1) – Cf. l'analyse capitale de Dominique Janicaud, La
Puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p.265-282.

3. Martin Heidegger, Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, Frankfurt a/M.,


Klostermann, 1971, S. 62-63.

4. Daniel Bougnoux, Sciences de l'information et de la communication, Paris,


Larousse, coll. Textes essentiels, 1993, p.536.

5. Bougnoux, op. cit., p.537.

6. Bougnoux, op. cit., ibid.

7. Anne Cauquelin, Cinévilles, Paris, U.G.E., coll. 10/18, n°1310, p.314.

8. Cauquelin, op. cit., p.315.

9. Sous-titre de l'ouvrage d'Anne Cauquelin, Court Traité du fragment, Paris,


Aubier-Montaigne, 1986.

10. Cauquelin, op. cit., p.116-117.

11. Cauquelin, op. cit., p.117.

12. Cauquelin, op. cit., p.139.

13. Cauquelin, op. cit., p.124.

14. Cauquelin, op. cit., p.125.

15. Cauquelin, op. cit., p.127.


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16. Cauquelin, op. cit., p.128.

17. Cauquelin, op. cit., p.129.

18. Cauquelin, op. cit., p.138.

19. Cauquelin, op. cit., p.120.

20. Anne Cauquelin, Essai de philosophie urbaine, Paris, P.U.F., 1982, p.149.

21. Cauquelin, op. cit., ibid.

22. Cauquelin, op. cit., p.150.

23. Cauquelin, op. cit., ibid.

24. Cauquelin, op. cit., p.150-151.

25. Cauquelin, op. cit., p.151.

26. Cauquelin, op. cit., ibid.

27. Cité in Jean Beaufret, Le Poème de Parménide, Paris, P.U.F., 1996 (rééd.,
coll. Quadrige), p.66.

28. Nietzsche, Unzeitgemässe Betrachtungen : Richard Wagner in Bayreuth,


§4 ; cité in Beaufret, op. cit., p.66-67.

29. Cf. la note allemande de Peter Pütz dans son édition des oeuvres de
Nietzsche dans les Goldmann Klassiker, reprise en français in Nietzsche,
Œuvres, éd. Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Laffont, coll.
Bouquins, I, p. 1256 (réf : p.371).

30. Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, vol. 1 (Philosophie grecque),


Paris, Ed. de Minuit, 1973, p.83.

31. Cauquelin, Essai de philosophie urbaine, cit., p.165.

32. Cf. Anne Cauquelin, Petit Traité d'art contemporain, Paris, Ed. du Seuil,
octobre 1996.

33. Cauquelin, Essai de philosophie urbaine, cit., p.165.


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34. Cauquelin, op. cit., p.164.

35. Cauquelin, op. cit., p.168-169.

36. Cf. Martin Heidegger, Die Zeit des Weltbildes, in : Holzwege, Frankfurt
a/M., Klostermann, 1950, S.88.

37. Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie. (Vom Ereignis),


Gesamtausgabe, t.65, éd. Friedrich-Wilhelm von Hermann, Frankfurt
a/M., 1989, S.494.

38. Heidegger, op. cit., S.495.

39. Sur le choix, par Anne Cauquelin, de ce néologisme, cf. son Petit Traité...
cit., p.90.

40. Anne Cauquelin, "Le mot-valise balise le terrain", in Anne Cauquelin éd.,
Les technimages, Revue d'Esthétique, n°25, 1994, p.7.

41. Anne Cauquelin, L'Art contemporain, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?,
n°2671, 1992, p.10. Dans les pages ci-après, nous suivrons (au pas de
course...) l'exposé de la vulgate, puis le détail de sa réfutation par l'"art à
l'extrême" et l'"art contemporain aux limites", soit les pages 83 à 117 du
Petit Traité...

42. Cauquelin, L'Art contemporain, cit., p.119-120.

43. Cauquelin, op. cit., p.120-121.

44. Cf. la remarque du Petit Traité..., p. 108: "En somme, ce qui est le plus
extrême serait le plus conservateur, et c'est aux compromis
qu'appartiendrait la contestation..." Une telle formule, qui permet de
contourner entièrement la définition que Jean-François Lyotard donne de
la postmodernité, invite également à repenser le concept de "négativité
esthétique"(cf. la note de la page 126).

45. Cf. le Petit Traité..., p.109-112.

46. Cf. le Petit Traité..., p.113-114.

47. Mais aussi d'un recours à la théorie des speech acts (Petit Traité..., p.
123); cf. l'inventaire des "injonctifs", p.148-163.
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48. Cf. le Petit Traité..., p.165, note : "la chose n'est pas la res latine, (...) elle
fraierait plutôt avec la notion de chaos, ou la hylè grecque, la matière
encore sans forme."

49. L'équivalence technique / chaos débouche, chez Anne Cauquelin, sur un


sens de l'imprévisible et du contingent dont Dominique Janicaud a
remarqué l'absence chez Heidegger (cf. La Puissance du rationnel, cit.,
p.275-276 et 281-282), qui "rationalise" la technique.

50. Cf. le Petit Traité..., p.171-172.

51. Cf. le Petit Traité..., p.172-174.

52. Dilemme que le sens du contingent conduit à contourner (p.174).

53. Edmond Couchot, "Le même et l'autre" (entretien avec Anne Cauquelin),
in Anne Cauquelin, Les technimages (cit.), p. 48. 54 - Jean-Yves Château
(résumant la pensée de Simondon), article cité, p.138.

54. Cf. Friedrich Nietzsche, Der Wille zur Macht, herausg. Peter Gast u.
Elizabeth Förster-Nietzsche, Leipzig, Kröner Verlag, 1959, § 866. Michel
Haar cite et commente ce terme, qu'il propose de traduire par "Dispositif
sous-jacent", dans "Institution et destitution du politique selon Nietzsche",
Epokhè n°6, Grenoble, Jérôme Millon, 1996, p. 226-227.

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Seconde partie
Le partage de l'oreille

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Chapitre 6 : Dufrenne : voir, écouter, penser
(Réflexions sur L'Oeil et l'oreille, de Mikel Dufrenne)

Au fil d'une relecture, il arrive que l'on découvre - ou redécouvre - l'étrange


pouvoir qu'a parfois le temps de suspendre son vol. Ainsi, la problématique
abordée par Mikel Dufrenne dans son dernier ouvrage, L'Oeil et l'oreille,
pourrait bien apparaître, avec le recul du temps, plus actuelle et plus moderne
(c'est-à-dire postmoderne : "post" est un superlatif) qu'à l'époque de sa
publication (1987). Non que l'on prétende comparer Dufrenne à une voyante ; et
quelle qu'ait été sa dévotion à l'égard du "sauvage" et de la "mentalité primitive"
(1), notre philosophe ne s'est jamais pris pour un shaman. Mais certains passages
de L'Oeil et l'oreille révèlent une prémonition - au sens où il pouvait être
prémonitoire, en l'an de grâce 1968, d'annoncer vaillamment la mort du
structuralisme au nez et à la barbe du zélateur de la "mort de l'homme", Michel
Foucault (2).
L'intitulé, déjà, prend rétrospectivement valeur d'avertissement. L'Oeil et
l'oreille, cela devait être - et c'était, à coup sûr - un hommage à L'Oeil et l'esprit.
Nous le savons tous : la fidélité de Mikel Dufrenne à l'égard de Maurice
Merleau-Ponty ne s'est jamais démentie. Sauf, précisément, dans ce livre-ci.
Substituer "l'oreille" à "l'esprit", n'est-ce pas - du moins au premier abord -
rabattre la prétention de "l'œil" à dialoguer en solitaire avec "l'esprit" ? Et dans
cette perspective, ne court-on pas le risque de ravaler le propos au rang de cette
"physiologie appliquée" à laquelle, selon Heidegger, Nietzsche aurait réduit
l'art ? La première phrase du "prière d'insérer" de L'Oeil et l'oreille le confirme :
"Le propos de Mikel Dufrenne est double : d'une part, défendre l'oreille contre
l'impérialisme de l'œil ; et, d'autre part, mettre à l'épreuve l'idée d'un
transsensible qui serait la racine commune du visible et de l'audible." (3)
Or, on ne saurait mieux marquer les distances à l'égard de Merleau. Dès le
début de L'Oeil et l'esprit, ce dernier réclamait pour la peinture (et elle seule) le
privilège de donner accès, au contraire de ce que fait la science ("pensée de
survol, pensée de l'objet en général"), à un "il y a" préalable", à une "historicité
primordiale", bref à cette "nappe de sens brut dont l'activisme ne veut rien
savoir."(4) Que l'art des sons fût habilité de son côté à y puiser, il n'en était
nullement question : "La musique, à l'inverse, est trop en deçà du monde et du
désignable pour figurer autre chose que des épures de l'être, son flux et son
reflux, sa croissance, ses éclatements, ses tourbillons." En stipulant la relative
invalidité de la musique, Merleau-Ponty privilégiait, sur le plan de la morale ou
de l'éthique, l'art pictural : "Le peintre est seul à avoir droit de regard sur toutes
choses sans aucun devoir d'appréciation." Et il croyait pouvoir ajouter, pour
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attester de cette liberté, qu'elle intimidait même les dictateurs : "Les régimes qui
déclament contre la peinture "dégénérée" détruisent rarement les tableaux : ils
les cachent, et il y a là un "on ne sait jamais" qui est presque une
reconnaissance." (5)
En forçant à peine, on pourrait donc faire dire à Merleau que le "droit de
regard" appartient légitimement à un Cézanne qui "pense en peinture" (6) ; en
revanche, même recomposée, une symphonie de Chostakovitch ne peut que
sentir le soufre - car on peut toujours la soupçonner de n'être pas assez "pensée".
Chez le Mikel Dufrenne de L'Oeil et l'oreille, le ton est différent, et
l'argument tout autre. Il ne s'agit nullement d'escamoter le caractère initialement
passif de l'audition ; mais on ne fera pas non plus l'impasse sur l'activité d'une
écoute possédée par l'"esprit", d'une écoute pensante à part entière. Au départ,
le son est bien ce que l'oreille est vouée à "accueillir et absorber", et à ce titre "il
pénètre dans cette caisse sonore que je lui offre, il résonne au plus creux de moi.
Mais en même temps, parce qu'il ne s'anéantit pas en m'envahissant, il m'investit
et m'enveloppe, au point que parfois je ne puis plus en discerner la source : je
résonne en lui comme il résonne en moi, je vibre ; s'il est violent, je résiste mal à
son assaut, je me perds, je me détraque ; si au contraire je sens en lui quelque
mesure et quelque rythme - s'il est par quelque côté musical -, il exalte le
battement de la vie en moi, il me met le corps en fête, et quelque chose danse en
moi." Ici pointe une stratégie égalitaire, distincte de celle de Merleau-Ponty :
"Ces effets qu'il produit en moi, analogues à ceux que produit la couleur,
attestent l'intimité de ma chair avec le sonore." (7)
L'"analogie" avec les couleurs ne contribue pas seulement, vis-à-vis de
L'Oeil et l'esprit, à désamorcer le piège d'une hiérarchie entre le visuel et
l'auditif, ce qui reviendrait à maintenir le débat dans des limites finalement
académiques (8). Elle introduit à une problématique héritée, certes, de
l'interrogation classique touchant la "correspondance des arts", mais que la
modernité et la postmodernité ont fait rebondir en fonction du développement
des arts contemporains : celle de l'hybridation des arts constitués. Mikel
Dufrenne dresse en effet ce constat : "Longtemps, les arts plastiques n'ont pas
voulu affronter le cri ; les martyrs de l'art chrétien restent impassibles dans le
supplice, et Laocoon garde sa dignité, il n'est autorisé à hurler que sur la scène.
Aujourd'hui Bacon, Velikovitch s'appliquent à peindre cette effrayante explosion
qui semble faire jaillir au dehors les ténèbres du corps ; il n'y a plus de
providence pour interdire de penser l'immanence du chaos au cosmos, de
l'inhumain à l'humain, plus de système des arts non plus pour interdire à la
peinture d'approcher l'audible. "(9) On pourrait sans doute voir dans ce passage
une réplique à ces lignes de L'Oeil et l'esprit : "L'art n'est pas construction,
artifice, rapport industrieux à un espace et à un monde du dehors. C'est vraiment
le "cri inarticulé" dont parle Hermès Trismégiste, "qui semblait la voix de la
lumière". Et, une fois là, il réveille dans la vision ordinaire des puissances
dormantes, un secret de préexistence."(10) Seulement, Merleau-Ponty se
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détourne aussitôt du "cri inarticulé" : ce qui l'intéresse est le "rayonnement du
visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d'espace, de couleur"
(11), et son analyse se borne à relever quelques-uns des effets miroitants du
clapotis de l'eau dans une piscine ensoleillée... En revanche, le texte dufrennien
évoque directement, avec ce qu'il appelle "l'immanence du chaos au cosmos", le
chaosmos que Deleuze avait jadis emprunté à Joyce, et dont il a fait l'un des
mots-clefs de son lexique. C'est effectivement chez Deleuze que Mikel Dufrenne
puise ici son inspiration. En 1981, les "bonnes feuilles" d'un livre à paraître,
Logique de la sensation, Francis Bacon, avaient été publiées, sous un titre
provocant, "Peindre le cri", dans un numéro spécial de la revue Critique, que
Dufrenne apprécia au point d'en retenir pour son propre compte l'intitulé
d'ensemble : "L'Oeil et l'oreille" (l2) On en déduira qu'au moins à propos de
l'interface "sauvage" de la peinture et du corps, Mikel Dufrenne a "écouté"
Bacon via l'amplificateur Deleuze plutôt qu'il ne s'est fié à Merleau.
C'est qu'il trouvait en filigrane chez Deleuze l'idée d'une "communication
existentielle" entre les différents sens, dans le moment "pathique" de "la"
sensation. "Il appartiendrait donc au peintre, exposait Deleuze, de faire voir une
sorte d'unité originelle des sens, et de faire apparaître visuellement une Figure
multisensible. Mais cette opération n'est possible que si la sensation de tel ou tel
domaine (...) est directement en prise sur une puissance vitale qui déborde tous
les domaines et les traverse. Cette puissance, c'est le Rythme, plus profond que
la vision, l'audition, etc. Et le Rythme apparaît comme musique quand il investit
le niveau auditif, comme peinture quand il investit le niveau visuel. (…) Et ce
Rythme parcourt un tableau comme il parcourt une musique."(13)
Deleuze, qui avouait s'être inspiré à ce propos d'Henri Maldiney (14),
qualifiait lui-même de "phénoménologique" une théorie de ce genre. Il n'y a
donc rien de surprenant dans la fascination éprouvée par Dufrenne à l'égard de la
Logique de la sensation. Ce qu'il y découvrait lui était déjà en partie familier.
Après tout, Gilles Deleuze faisait-il autre chose, dans pareille description, que
rééditer en le poussant à ses extrêmes conséquences Merleau-Ponty, le Merleau
de 1945 qui avait énoncé, dans la Phénoménologie de la perception, que "La
perception synesthésique est la règle" ?
Ne nous y trompons pas cependant. Quelle qu'ait pu être l'admiration portée
par Dufrenne et à Deleuze, et à Merleau, celle-ci ne l'a pas conduit, en fin de
compte, à répéter leur commune thèse sur les synesthésies. Reprenons
l'argument : chez le Merleau-Ponty de L'Oeil et l'esprit, l'hégémonie du visuel a
pour contrepartie la relégation du musical au niveau des "épures de l'Etre" ; le
registre du visible "intègre les données des autres sens". Fort bien. Mais,
demande Dufrenne, cela peut-il justifier l'idée d'une "couche originaire du
sentir" qui serait "antérieure à la division des sens" ? La Phénoménologie de la
perception décrète qu'"On voit la rigidité et la fragilité du verre et, quand il se
brise avec un son cristallin, le son est porté par le verre visible (…) ; on voit
l'élasticité de l'acier, la ductibilité de l'acier rougi." (15) N'y aurait-il pas quelque
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avantage à substituer "imagine" à "voit"' ? Car "on voit le verre, mais on imagine
sa rigidité ou sa sonorité propre. On croit les voir, on dit les voir, mais il n'en est
rien : le tactile ou l'audible n'ont pas été convertis en visible, ils sont seulement
passés à l'état de virtualités." (16)
Ce recours à l'association, c'est-à-dire à une psychologie de I'imagination
de style humien, dispense - pour peu que l'on reconnaisse dans l'imagination un
"pouvoir de s'ouvrir et communiquer", donc de "laisser le senti retentir dans le
sentant" (17) - du postulat d'une "couche originaire du sentir" à laquelle on
parviendrait en dédifférenciant les registres sensoriels. Car "c'est comme virtuels
que le tactile ou le sonore se joignent au visuel sans être vraiment sentis et sans
être non plus visualisés." (18)
L'Oeil et l'oreille opère donc un décrochage à l'égard de l'ontologisation de
la perception telle que conçue par Merleau-Ponty. Mais dans la mesure où
Deleuze choisit de s'aligner sur Merleau, il se heurte à la même difficulté, que
relève par exemple Jean-Luc Nancy : "Nous n'accordons pas à Deleuze la
continuité que celui-ci semble supposer entre la synesthésie perceptive (qu'il
reprend à Merleau-Ponty) et la "communication existentielle" des sens dans
l'expérience artistique. S'il y a bien unité ou synthèse dans les deux cas, elles ne
sont pas du même ordre."(19) Ce qu'objecte à Deleuze Jean-Luc Nancy, c'est
d'invoquer une "unité originelle des sens" qui n'est en fait que "l'"unité"
singulière d'un "entre" les domaines sensibles" - si bien que le "Rythme" dont
parle Deleuze "n'a son moment propre que dans l'écart du battement qui le fait
rythme". Loin d'apparaître, il est "le battement de l'apparaître en tant que celui-
ci consiste (...) dans l'hétérogénéité qui espace la pluralité sensitive ou sensuelle".
Hétérogénéité qui est elle-même "au moins double : elle divise des qualités bien
distinctes, incommunicables (visuelles, sonores, etc.), et elle partage entre les
premières d'autres qualités (ou les mêmes), qu'on pensera nommées par
"métaphore" (comme le sombre, le lumineux, l'épais, le doux, le strident, etc.)
(...), mais qui sont en dernière analyse des métaphores au sens propre, des
transports ou des communications effectifs à travers l'incommunicable lui-même,
un jeu général de mimesis et de méthexis mêlées à travers tous les sens et tous
les arts." - Bref, Deleuze n'est pas loin de ressusciter la chôra de Platon, laquelle
en elle-même "n'est rien d'autre que la pâte de la différence, ou l'élasticité de
l'espacement."(20)
Sans doute est-il ambigu de désigner au singulier - s'agissant de la chôra
comme ensemble de rythmes - ce qui permet, selon les termes de Dufrenne, "que
les synesthésies soient vécues comme telles", et "que les métaphores soient autre
chose que des façons de parler."(21) A l'évidence, en effet, l'impatience d'un
Messiaen face à une chorégraphie qui juxtapose "de la couleur violette et des
accords de sol majeur" relève d'un statut bien particulier, "le statut de
l'imaginaire, ou du virtuel", qui est assigné à une expérience privée. Mais
l'aspect subjectif d'une telle indignation, pour arbitraire qu'il paraisse, ne
déconsidère nullement le phénomène de la synesthésie : si nous ne comprenons
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pas, c'est tant pis pour nous(22). De même, le compartimentage extrême des
différentes disciplines artistiques que John Cage appelait à se chevaucher lors du
célèbre Event de 1952 à Black Mountain College, en entravant la reconnaissance
claire de chacune d'entre elles (musique, poésie, danse, performances
visuelles...), semble bien avoir - de l'avis général - autorisé une prise de
conscience diffuse de la forme globale résultant de leur interpénétration (23) ;
d'où une impression d'unité, que nombre de happenings ultérieurs - même
auréolés de la réputation d'un Allan Kaprow, d'un Dick Higgins, et plus
largement des artistes regroupés sous le label Fluxus - ne parvinrent guère,
quelle que fût leur simplicité, à faire éprouver à leurs spectateurs, auteurs ou
participants(24). Mais fallait-il parler dans ce dernier cas d'un échec ? Tout ce
qu'on est en droit d'affirmer est que métaphores et synesthésies sont aussi des
"façons de faire", sujettes comme telles à interprétations infinies ; et que "si
l'unité du sensible est au moins pressentie dans l'expérience des synesthésies,
elle peut être aussi visée - sinon atteinte - par la pratique des arts." (25) Les
analyses proposées par Dufrenne dans L'Oeil et l'oreille sont à cet égard
éloquentes : en attirant l'attention sur ce que l'on pourrait appeler le "tournant
herméneutique" propre à la "postmodernité moderne" au sens de Lyotard ou
Wolfgang Welsch(26), elles invitent à relativiser les perspectives héritées,
toujours trop tranchées, que l'on applique si fréquemment aux tentatives
artistiques contemporaines.
Et c'est sans doute ainsi qu'elles innovent le plus sûrement - même par
rapport à ce qu'enseignent les textes les plus "pointus" comme ceux, touchant
l'imaginaire ou le jeu, qui ont été recueillis dans le deuxième volume
d'Esthétique et philosophie (27). Le chapitre VI de L'Oeil et l'oreille, en
particulier, mériterait une exégèse détaillée. La notion de "virtualité", à laquelle
nous nous arrêtions plus haut, s'y trouve approfondie. Elle "n'est pas requise,
explique Dufrenne, à propos d'un spectacle qui sollicite à la fois l'œil et l'oreille"
mais elle "peut l'être, lorsque (...) tel ou tel élément de l'association n'est pas
perçu en même temps que tel autre et n'est, au mieux, donné qu'en image, pour
composer la figure de l'objet." (28) L'"image" dont il est ici question relève non
pas d'un "imaginaire" qui risque toujours, comme chez Sartre, de basculer dans
l'irréel, mais de l'"imaginable" tel que l'a élaboré Maryvonne Saison : enté sur le
réel. A la façon du "possible objectivement réel" thématisé naguère par Ernst
Bloch dans le premier volume du Principe Espérance (29), l'"imaginable"
anticipe la perception de l'objet. Il convient par conséquent de le considérer,
comme le définit Maryvonne Saison, en tant qu'"intermédiaire entre objectif et
subjectif."(30) Définition qui, à son tour, renvoie à une imagination "toujours
subjective", bien que son contenu ne soit pas subjectif; "transsubjective", donc,
en tant qu'elle appartient au monde, qu'elle est le monde qui se rêve comme
Bachelard disait que les mots "rêvent". Dufrenne résume ainsi son propos :
"L'imagination qui joue au bénéfice de la perception est transsubjective, et c'est

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par là même qu'elle fonde le sujet : en le faisant, dans le monde, corrélat d'un
monde."(31)
Il ne s'agit pas, précise Mikel, de tenir le sujet pour naturant, "mais à
penser le sujet comme chair, et même comme individu, nous tentons de le saisir
dans son émergence comme naturé (...). Nous récusons le triomphalisme du
transcendantal, l'identification du constituant et du naturant, mais nous
n'acceptons pas non plus le triomphalisme d'un savoir qui réduirait le sujet à
l'être déterminé d'un objet." (32) Par cette déclaration, L'Oeil et l'oreille ouvre,
en amont de la phénoménologie stricto sensu, sur une herméneutique de
l'Umwelt irréductible à une "ontologie phénoménologique", et dont les
résonances recroisent celles de plusieurs recherches récentes en physique et en
biologie, ainsi qu'en linguistique, en sciences sociales, en mathématiques et en
Intelligence artificielle (33). Pour ne prendre qu'un seul exemple, la conclusion
du travail de Clément, Scheps et Stewart sur l'Umwelt et l'interprétation s'appuie
sur Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty : ils "ont tracé des voies dont nous
pouvons hériter en tant que biologistes, moyennant une prise en compte accrue
des travaux récents en éthologie." (34) En revanche, il conviendrait, dans la
perspective du constructivisme interactionniste, de récuser toute inscription du
monde "dans une philosophie de la Nature qui s'enracinerait dans l'idéalisme
allemand" : l'hypothèse schellingienne d'une "âme organisatrice" de la
"symphonie de la nature" est inutile, puisque "de nos jours, la co-évolution suffit
à en expliquer l'origine." (35) - Cela ne revient-il pas à disqualifier le fond de la
pensée dufrennienne ? - Mais écoutons la suite : si l'on admet la réversibilité du
Dasein et de son Umwelt, alors il est possible de "redire avec Uexküll que, dans
l'Umwelt d'un papillon, "la fleur est faite pour le papillon", elle y est "un objet à
butiner". L'Umwelt de cette fleur est un autre monde. La termitière qui envahit
une poutre n'est pas interprétée de la même façon par les termites qui la
construisent et qui en vivent, que par le propriétaire de la maison dont le toit
menace de s'écrouler. Leurs mondes respectifs s'interpénètrent sans se
correspondre. Et tout texte écrit par un auteur, y compris le nôtre, sera interprété
/ butiné de mille manières en fonction de l'Umwelt de chaque lecteur :
souhaitons qu'il s'y intègre en devenant signal pour lui."(36)
Or, ce qu'apporte L'Oeil et l'oreille est précisément, avec l'insistance
(postmoderne) sur l'illimitation de l'herméneutique, l'éclatement de l'idée de
Nature. Et si Dufrenne n'a pas rompu avec la pensée de Schelling, il l'a
démultipliée. On ne peut dès lors qu'acquiescer à la note du Qu'est-ce que la
philosophie ? dans laquelle Deleuze, justifiant sa propre rupture avec la
phénoménologie, étaye celle-ci sur la distance prise par Mikel à l'endroit de
Merleau : "Dès la Phénoménologie de l'expérience esthétique (1953), Mikel
Dufrenne faisait une sorte d'analytique des a priori perceptifs et affectifs, qui
fondaient la sensation comme rapport du corps et du monde. Il restait proche
d'Erwin Straus. Mais y a-t-il un être de la sensation qui se manifesterait dans la
chair ? C'était la voie de Merleau-Ponty dans Le Visible et l'invisible : Dufrenne
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faisait valoir beaucoup de réserves concernant une telle ontologie de la chair (cf.
L'Oeil et l'oreille)." (37) Ce sont de telles "réserves" qui rendent parfaitement
"opérationnel", nous semble-t-il, le dernier ouvrage de Dufrenne à l'égard de
l'exigence constructiviste. Reportons-nous en effet au bilan "interactionniste" de
Clément, Scheps et Stewart : avec Merleau-Ponty, disent-ils, "nous pensons que
"l'homme est au monde, c'est dans le monde qu'il se connaît", en proposant une
formulation plus générale : chaque être vivant est à son monde, son Umwelt, par
lequel il existe et, le cas échéant (espèce humaine), se connaît. Pour nous,
cependant, le monde ainsi défini n'est pas un "ensemble de relations objectives
portées par la conscience", mais plutôt l'ensemble des possibilités de perceptions
/ actions co-construites par un être vivant." (38) Le rectificatif ainsi formulé ne
correspond-il pas mot pour mot à celui que nous a légué L'Oeil et l'oreille ? Le
"virtuel" dufrennien interdit en effet de s'en tenir, comme le fait Merleau, à la
sphère - si "incarnée" soit-elle - des "relations objectives portées par la
conscience". C'est qu'avec Mikel, l'expérience esthétique fraye la voie à
l'épiphanie du possible. Comme l'a montré Antonio Pedro Pita, "la philosophie
apprend de l'art, surtout de la peinture non-figurative et de la musique, qu'il y a
un savoir qui ne se résout pas par le voir." (39) Le statut de l'invisible ne saurait
dès lors se confondre avec celui que Merleau lui assigne, d'être tout au plus ce
dont le "visible" est "prégnant" (40), ou encore de se réduire à "ce qui n'est pas
actuellement visible, mais pourrait l'être" (41) : pour Dufrenne, l'auralité telle
que l'art nous la présente déborde les deux, le visible et l'invisible, parce qu'elle
remet en cause la clôture qui fixe leur partage. "L'idée d'une homogénéité du
sensible échappe à nos prises, l'unité du pluriel n'est pas saisissable." (42)

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Notes

1. Cf. Mikel Dufrenne, "La mentalité primitive et Heidegger", in Jalons, La


Haye, Martinus Nijhoff, 1966, p. 127-149.

2. Cf. M. Dufrenne, Pour l'Homme, Paris, Ed. du Seuil, 1968.

3. M. Dufrenne, L'Oeil et l'oreille, Montréal, L'Hexagone / Paris, J.-M. Place,


1987, p. 4 de couverture. (Ci-après : O.O.).

4. Maurice Merleau-Ponty, L'Oeil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 12-


13. (Ci-après : O.E.).

5. M. Merleau-Ponty, O.E., p. 14.

6. Cité par Merleau-Ponty, O.E., p. 60.

7. O.O., p. 91-92.

8. Cf., sur l'ensemble du problème, David Michaël Levin, éd., Modernity


and the Hegemony of Vision, Berkeley, University of California Press,
1993 , et Martin Jay, Downcast Eyes : The Denigration of Vision in
Twentieth- Century French Thought, Berkeley, University of California
Press, 1993.

9. O.O., p. 92.

10. O.E., p. 7

11. O.E., ibid.

12. Cf. le numéro spécial 408 (mai 1981) de la revue Critique : L'Oeil et
l'oreille, Du conçu au perçu dans l'art contemporain.

13. Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, Ed. de la


Différence, 1981, p. 31.

14. Cf. G. Deleuze, op. cit., ibid., note 13, ainsi que p. 27, note 1, où le
moment "pathique" est promu au rang de "base de toute esthétique
possible" (alors que Hegel le "court-circuite").

15. M. Merleau-Ponty, cité in O.O., p. 118.

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16. O.O., p. 122.

17. O.O., p. 124.

18. O.O., p. 126.

19. Cf. Jean-Luc Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 1994, p. 28 note 1.

20. J.-L. Nancy, op. cit., p. 46, 47 et 47-48 note 1.

21. O.O., p. 126. Sur la "conversion" de Mikel Dufrenne à une Nature


"éclatée" au sens de la chôra plurielle, cf. notre article "Mikel Dufrenne et
l'idée de nature", in G. Lascault éd., Vers une esthétique sans entrave,
Mélanges Mikel Dufrenne, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1975, p. 84.

22. Cf. O.O., p. 125. L'argument est préparé p. 121 : "Si nous ne pouvons pas
penser un sensible susceptible de métamorphose ni un senti d'avant les
sens, et si pourtant nous invoquons les synesthésies, c'est parce qu'elles
sont parlées" - et cela paraît, dans un premier temps, les détourner de tout
"fond de vérité". Mais, six lignes après, on apprend que "les synesthésies
peuvent se dire sans qu'un sujet les dise", car "le langage les dit de lui-
même, il les met dans la bouche de l'homme parlant." La subjectivité ne
fait retour qu'ensuite, pour confirmation - ou pour mémoire... Se voulant
en effet "responsable de ce qui se dit en lui", l'homme parlant "en rajoute :
à chacun ses synesthésies." Cela est du ressort du " sujet imaginant" (cf.
p.122). Seulement, ce "sujet" reste superfétatoire. "La référence à
l'individu n'accule pas au psychologisme si cet individu s'avère capable de
vivre une expérience ontologique, et elle n'incline pas davantage au
relativisme." (p. 125)

23. Un tel "événement" - Event : l'"arrive-t-il ?" de Lyotard, ou l'Ereignis -


n'est aucunement de l'ordre du pré-visible, c'est-à-dire du calculable : rien
n'en garantit l'émergence, et c'est bien ce que Michaël Fried, dans sa
polémique bien connue contre le minimalisme, ne parvenait pas à
supporter. Son argumentation à l'encontre de la "théâtralisation" des arts
contemporains tombe sous le coup de la remarque dufrennienne : "Que
certains visages du monde ne se livrent qu'à certains sujets n'empêche pas
qu'ils soient des possibles du monde ; l'intersubjectivité n'est requise
d'apporter sa caution qu'à une pensée impersonnelle du monde." (p. 125)

24. Boris Groys (Du nouveau, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1995, p. 185-
187) s'est interrogé sur la séduction que le marché de l'art, par hypothèse
assoiffé de nouveauté, exerce sur les artistes à notre époque. Peut-on,
137/514
comme n'y hésite pas Lyotard, opposer radicalement à l'art "sublime",
"imprésentable" ou "événementiel", les stratégies de l'"innovation"
systématique, réputées "inauthentiques" ? Il faut y regarder de plus près :
"en opérant une distinction si nette entre événement et innovation,
Lyotard omet la possibilité, découlant nécessairement de cette distinction,
que l'événement attendu par l'artiste, s'il n'est contrôlé par aucune stratégie
novatrice consciente, apporte non pas de l'inouï, mais au contraire quelque
chose de complètement banal, trivial et sans originalité. Or, c'est
précisément le cas des artistes qui ont servi de point de repère à Lyotard :
le même geste novateur qu'ils ont accompli une fois, Barnett Newman ou
Daniel Buren le répètent sans cesse en tant que signe immuable de
l'irréductible sublime. Ce même signe leur sert d'autre part d'indice
commercial stable - et rend ainsi possible le succès de leur propre
stratégie commerciale - de sorte que c'est justement l'événementiel se
répétant qui doit être conçu comme une commercialisation du procédé
novateur inventé un jour." (p. 187) C'est, bien entendu, à une aporie de ce
genre qu'ont su admirablement échapper un Marcel Duchamp ou un John
Cage ; on ne saurait en dire autant de leurs innombrables épigones. La
stratégie de la différence consiste bien à se déprendre de la "tradition du
nouveau" : c'est pourquoi John Cage professait qu'"il n'y a pas de style".
"Contrairement à ce qu'on pourrait croire et à ce que l'on dit, énonçait de
son côté Jean Grenier, le style apparaît plus souvent dans la vie que dans
l'art. A peine l'œuvre réalisée, le style dégénère. "(La vie quotidienne,
Paris, Gallimard, 1968, p. 113) Cela s'applique aussi bien au non finito,
qui n'est pas moins à déstabiliser dans la pratique - et donc à Fluxus.

25. O.O., p. 126.

26. Cf. notamment, de Wolfgang Welsch, Undoing Aesthetics, London, Sage,


1997, p. 123-133 : aux thèses opposées de la "commensurabilité" et de
l'"incommensurabilité" herméneutiques de l'art, Welsch suggère de
substituer une herméneutique de la pratique artistique susceptible de
désamorcer toute fureur herméneutique en dévoilant la ratio essendi de
chaque œuvre prise en elle-même. On est ici au plus près de ce que prône
L'Oeil et l'oreille.

27. Paris, Klincksieck, 1976.

28. O.O., p. 189.

29. Cf. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol. 1, trad. Françoise Wuilmart,
Paris, Gallimard, 1976, p. 284-291. Mikel Dufrenne s'y réfère p. 194.

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30. Maryvonne Saison, citée in O.O., p. 196 ; cf. aussi p. 193 -194.

31. O.O., p. 198.

32. O.O., ibid.

33. Cf. Jean-Michel Salanskis, François Rastier et Ruth Scheps, éd.,


Herméneutique : textes, sciences, Paris, P.U.F., 1997 : autour des actes
d'un colloque tenu en septembre 1994 à Cerisy-la-Salle, 18 chercheurs
travaillant notamment dans le domaine des sciences les plus "dures", se
sont interrogés sur la mise en œuvre, par la rationalité scientifique,
d'"opérateurs interprétatifs" (p. 4). Le caractère résolument
interdisciplinaire de la méthodologie adoptée et la teneur des problèmes
abordés nous paraissent légitimer une confrontation avec les idées
avancées dès le début de L'Oeil et l'oreille, dont toute la première partie
(intitulée "La différenciation sensorielle") vise à repenser la phylogenèse
de l'interprétation, sans se limiter pour autant à l'esthétique et à l'art.

34. Cf. Pierre Clément, Ruth Scheps et John Stewart, "Umwelt et


interprétation", dans le recueil de Salanskis, Rastier et Scheps mentionné
dans la note précédente, p. 228.

35. Clément, Scheps et Stewart, loc. cit., p. 229-230.

36. Clément, Scheps et Stewart, loc. cit., p. 230.

37. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? , Paris, Ed.
de Minuit, 1991, p. 169, note.

38. Clément, Scheps et Stewart, loc. cit., p. 229.

39. Antonio Pedro Pita, "Le cinéma et la peinture : Mikel Dufrenne et les
problèmes du voir", conférence prononcée le jeudi 5 février 1998 dans le
cadre de la journée d'études "Mikel Dufrenne et les arts", organisée par
Maryvonne Saison à l'Université Paris X - Nanterre autour de
l'inauguration de la stèle du sculpteur Bauduin à la mémoire de Mikel
Dufrenne. Nous citons le texte manuscrit, qui nous a été aimablement
communiqué par l'auteur (p. 4).

40. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964,


p.269.

41. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 310.


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42. O.O., p. 200. Ce sont (presque) les derniers mots de l'ouvrage.

N.B. : Une première version du présent texte a été lue le 5 février 1998 dans
le cadre de la journée d'études "Mikel Dufrenne et les arts", mentionnée à la
note 39.

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Chapitre 7 : Barthes, ou la langue dans l'oreille

Murray Schäfer donne du jouir musical cette définition, que Roland


Barthes n'eût certainement pas désavouée : "avoir dans l'oreille la langue de son
amant."(1) Il est, dans l'œuvre de Barthes, au moins une référence à la sensualité
de la langue ; on la trouvera dans l'article "La surdétermination" du Roland
Barthes par Roland Barthes(2) : "Ahmad Al Tifâchi (1184-1253), auteur des
Délices des cœurs, décrit ainsi le baiser d'un prostitué : il enfonce et tourne sa
langue dans votre bouche avec obstination. On prendra ceci pour la
démonstration d'une conduite surdéterminée; car de cette pratique érotique,
apparemment peu conforme à son statut professionnel, le prostitué d'Al Tifâchi
tire un triple profit : il montre sa science de l'amour, sauvegarde l'image de sa
virilité et cependant compromet peu son corps, dont, par cet assaut, il refuse
l'intérieur". S'il s'agit, maintenant, de jouer avec la langue, c'est-à-dire aussi avec
le mot "langue", comme le faisaient les Grecs entendant par glossa à la fois la
langue-organe et la langue-langage(3), Barthes ne peut que constater une étrange
amusie, une bizarre indifférence de ses contemporains à l'endroit de la
surdétermination : "Ce qu'il écoutait, ce qu'il ne pouvait s'empêcher d'écouter, où
qu'il fût, c'était la surdité des autres à leur propre langage : il les entendait ne pas
s'entendre. Mais lui-même ? N'entendait-il jamais sa propre surdité ? Il luttait
pour s'entendre, mais ne produisait dans cet effort qu'une autre scène sonore, une
autre fiction. De là à se confier à l'écriture : n'est-elle pas ce langage qui a
renoncé à produire la dernière réplique, vit et respire de s'en remettre à l'autre
pour que lui vous entende ?" (4)

Ce qui pointe ici, c'est le derridisme de Roland Barthes. Car si l'écriture


"vit et respire", "la voix est toujours déjà morte, et c'est par dénégation
désespérée que nous l'appelons vivante; cette perte irrémédiable, nous lui
donnons le nom d'inflexion: l'inflexion, c'est la voix dans ce qu'elle est toujours
passée, tue."(5) Telle est la source du fading : "la voix de l'être aimé, je ne la
connais jamais que morte, remémorée, rappelée à l'intérieur de ma tête, bien au-
delà de l'oreille; voix ténue et cependant monumentale, puisqu'elle est de ces
objets qui n'ont d'existence qu'une fois disparus"(6). On est loin de l'intromission
voluptueuse de la langue : "ce presque rien de la voix aimée et distante, devient
en moi un bouchon monstrueux, comme si un chirurgien m'enfonçait un gros
tampon de ouate dans la tête "(7). A la lettre, la voix ne s'entend pas : sitôt émise,
elle a disparu. Ne se prêtant qu'au plaisir et à un plaisir narcissique, sans
réciprocité, elle court-circuite le jouir : si elle interdit de " s'en remettre à l'autre
pour que lui vous entende ", c'est que son éjaculation est toujours trop précoce.
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Elle se voue donc nécessairement à la description à sens unique, univoque, sans
dialogue. Elle se cantonne dans l'adjectif, dans l'épithète qui rassure parce qu'elle
constitue le sujet dans l'ethos ou la régularité d'un plaisir anodin, innocent, en-
deçà de toute jouissance et de toute perte - c'est-à-dire de toute musique. Toute
musique n'est-elle pas une Danger Music au sens de Dick Higgins ? Mais la
fonction de la critique musicale, esclave de l'adjectif, n'est-elle pas de masquer
ce danger ? Tout le début de l'article " Le grain de la voix"(8) dénonce le style
oral, ou vocal, les vocalises de la critique musicale. Cette critique ne s'est jamais
consacrée qu'aux musiques mortes : "quoi qu'il dise par sa seule qualité
descriptive, l'adjectif est funèbre."(9) Elle a toujours manqué le jouir: le "plaisir
de la musique" est-il autre chose qu'un placebo ? Elle ignore la part de l'écriture
dans la musique. Et " ce n'est pas en luttant contre l'adjectif (dériver cet adjectif
qui vous vient au bout de la langue vers quelque périphrase substantive ou
verbale), que l'on a quelque chance d'exorciser le commentaire musical et de le
libérer de la fatalité prédicative; plutôt que d'essayer de changer directement le
langage sur la musique, il vaudrait mieux changer l'objet musical lui-même, tel
qu'il s'offre à la parole : modifier son niveau de perception ou d'intellection;
déplacer la frange de contact de la musique et du langage " (10).

Qu'en est-il de ce déplacement ou de cette dérive ? On en saisira mieux


l'ampleur et aussi la vitesse ou le tempo si l'on se réfère à la façon dont Barthes
prend congé de Bachelard. Car il y a bien, chez l'auteur de L'Air et les songes,
appel à la "déclamation muette" comme agent d'une "écriture"; mais le silence
qui en est issu est-il pour autant "musical" au sens de Barthes ? "On dirait que
pour Bachelard les écrivains n'ont jamais écrit : par une coupure bizarre, ils sont
seulement lus. Il a pu ainsi fonder une pure critique de lecture, et il l'a fondée en
plaisir : nous sommes engagés dans une pratique homogène (glissante,
euphorique, voluptueuse, unitaire, jubilatoire), et cette pratique nous comble :
lire-rêver. Avec Bachelard, c'est toute la poésie... qui passe au crédit du Plaisir.
Mais dès lors que l'œuvre est perçue sous les espèces d'une écriture, le plaisir
grince, la jouissance pointe et Bachelard s'éloigne " (11). Vérifions-le en relisant
L'Air et les songes : si "L'image littéraire promulgue des sonorités qu'il faut
appeler sur un mode à peine métaphorique, des sonorités écrites"(12) celles-ci
ne viennent nullement s'insérer dans mon oreille comme une langue charnelle,
elles touchent un tympan imaginaire parce qu'elles sont elles-mêmes imaginées.
"Une sorte d'oreille abstraite, énonce Bachelard, apte à saisir des voix tacites,
s'éveille en écrivant" : peu importe que le langage ainsi reçu ait été
"amoureusement écrit", et qu'il suscite "une sorte d'audition projetante, sans
nulle passivité". L'essentiel est bien ici l'abstraction de l'oreille et le tacite de la
voix : Bachelard, s'émerveillant devant la substitution d'une Natura audiens à
une Natura audita et s'écriant " La plume chante !"(13) n'aborde pas la langue
au sens plein, la langue matérielle; tout au plus fait-il allusion à la langue
naturelle qu'est la langue maternelle. Ce jeu de langue, matériel / maternel, lui
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est étranger : il n'est pas musicien. Ou bien - il n'est musicien que du silence. Et
d'un certain silence, assez éthéré pour ne donner que du plaisir, et un plaisir
imaginaire. Barthes, en comparaison, va droit au but : notant que "Nul objet n'est
dans un rapport constant avec le plaisir", il excepte toutefois de cette affirmation
l'objet qu'est pour l'écrivain " la langue, la langue maternelle. L'écrivain est
quelqu'un qui joue avec le corps de sa mère (...): pour le glorifier, l'embellir, ou
pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être reconnu"(14).
Ecrire, c'est faire violence à la voix, d'un viol incestueux qui produit une
musique, la musique: "j'irai, ajoute Barthes, jusqu'à jouir d'une défiguration de la
langue, et l'opinion poussera les hauts cris, car elle ne veut pas qu'on défigure la
nature"(15) Quand Bachelard parle d'abstraction, Barthes vise à défigurer: la
musique commence avec le bruit, là où "le plaisir grince". Le jouir implique un
bruire.
A la "géologie du silence" que Bachelard situe "loin des bruits sensibles",
donc très haut dans l'idéalité du poème et très tard dans le recueillement d'une
seconde lecture qui est lecture seconde, en profondeur et en lenteur (16), Barthes
va opposer le "bruissement de la langue". La "déclamation muette" de la langue
maternelle selon Bachelard, parce qu'elle annule le mouvement des lèvres,
désamorce l'irruption de la langue; Barthes évoque au contraire la "présence du
museau humain (que la voix, que l'écriture soient fraîches, souples, lubrifiées,
finement granuleuses et vibrantes comme le museau d'un animal)"(17). Ce
bruissement, on peut le saisir par antithèse avec ce que Barthes appelle le
bredouillement. Liée au temps et à son irréversibilité, la parole ne se gomme que
par ajout de rectificatifs qui sont autant de nouvelles paroles; et cette pléthore -
elle ne se supprime qu'à s'augmenter - produit un malaise, le constat d'un double
échec: d'abord, "je n'ai pas été compris"; ensuite, "encore un effort, vous allez
me comprendre". Le caractère intolérable de ce redoublement dans l'échec peut
donner lieu à tous les malentendus : que l'on songe par exemple à la protestation
du Président de l'Association des Bègues de France à l'encontre du sketch
télévisé dans lequel Henri Salvador, costumé en agent de la circulation atteint de
bafouillage profond, se montre incapable d'indiquer à un automobiliste la
direction des Invalides... Ce qui intéresse Barthes dans ce phénomène du "corps
bredouillé", c'est la "fonction qui se trouble": indice d'un dysfonctionnement
mécanique ou machinique, le bredouillement apparaît comme l'envers du
bruissement. Tout se passe comme si le bredouilleur visait à la surdétermination
de son orifice buccal, à l'"usage simultané de la parole et du baiser" (18). Plus
raisonnablement, le bruissement est selon Barthes porteur, non pas du
grouillement des étants dans le murmure incessant et le clapotement de l'Il y a
selon Blanchot et Levinas, mais de la parfaite restitution: au silence, de ce qui ne
se remarque pas; au néant perceptif qui n'est pas un néant absolu, de tous les
bruits jugés "corrects", et en particulier ceux de la bonne marche d'une machine.
L'annulation de la parole, qui s'effectuait dans le bredouillement par un
piétinement, par un bruit de langage insupportable, intervient ici en douce :
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puisque ça marche, rien à ajouter. Ça bruit sans bruit, nul n'y redira : le
ressassement libère la répétition de tout assujettissement à la mémoire. Cette
écriture à haute voix, comme le dit Barthes, est - paradoxalement - tout aussi
silencieuse que la lecture bachelardienne; mais ce n'est pas dans le poème, c'est
dans la mélodie qu'elle résonne silencieusement; et "comme la mélodie est morte,
c'est peut-être aujourd'hui au cinéma qu'on la trouverait le plus facilement. Il
suffit en effet que le cinéma prenne de très près le son de la parole (...) et fasse
entendre dans leur matérialité, dans leur sensualité, le souffle, la rocaille, la
pulpe des lèvres, toute une présence du museau humain (...), pour qu'il réussisse
à déporter le signifié très loin et à jeter, pour ainsi dire, le corps anonyme de
l'acteur dans mon oreille : ça granule, ça grésille, ça caresse, ça râpe, ça coupe :
ça jouit."(19)
Si la langue m'entre dans l'oreille, c'est par agrandissement du "son de la
parole". Langue érectile. Maintenant, songeons à la voix " rapprochée " (par les
changements d'échelle microphoniques) de Cathy Berberian dans l'Ommagio a
Joyce de Berio; ou encore, à John Cage psalmodiant les Mesostics re Merce
Cunningham ou les Empty Words, selon une topique inouïe d'approximation et
d'éloignement, elle-même fonction de l'amplification électro-acoustique : dans
les musiques nouvelles, nous ne savons plus si les sons entrent en nous ou si
c'est nous qui entrons dans " le " son. Si vous amplifiez ce micro-bruit
d'effleurement de cactus, ou si vous réduisez à quelques minutes cette mélodie
de baleine démesurée, hyper-wagnérienne, vous transformez la " langue
naturelle " musicale en "écriture à haute voix"; mais c'est alors que commence la
jouissance. Contre la musicologie de grand-papa, contre aussi l'académisme et
l'idéologie de l'avant-gardisme officiel, Barthes, grand admirateur de John Cage
et lecteur enthousiaste de Pour les oiseaux (20) réclame une révision radicale
des critères historiques hérités : "si nous réussissions", écrit-il à la fin du "Grain
de la voix" (21) "à affiner une certaine esthétique de la jouissance musicale,
nous accorderions sans doute moins d'importance à la formidable rupture tonale
accomplie par la modernité". La formule vaut d'être méditée. Elle ne signifie pas
que la "rupture tonale" n'a pas eu lieu, mais qu'elle est à interpréter comme
brisant une et une seule des dimensions du son - la hauteur - quand la véritable
révolution, celle qui affecte toutes les dimensions, et donc le timbre comme
protoparamètre ou comme intégralité de ces dimensions, reste à penser. Un
texte de 1973, "Par dessus l'épaule", consacré à H de Philippe Sollers, précise la
perspective ouverte par "Le grain de la voix". Barthes s'y montre encore plus
incisif : "Toute la musique tonale, dit-il, est liée à l'idée de construction (de
composition). Or la lisibilité de l'œuvre peut être assimilée d'une certaine
manière à la tonalité : même règne et même éclatement; une nouvelle audition,
une nouvelle lecture se cherchent, commencent, toutes deux atonales. Et ce qui
est bouleversé dans les deux cas, c'est le développement (du thème, de l'idée, de
l'anecdote, etc.), c'est-à-dire la mémoire : le texte est sans mémoire, et la figure
sensuelle de cette amnésie souveraine, c'est le timbre."(22)
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L'idée d'un lien secret entre le timbre et le temps découle évidemment de la
condamnation de l'hypostase du passé dans l'adjectif. Si la critique musicale
traditionnelle ou officielle procède par épithètes, c'est-à-dire de manière toujours
funéraire, ou encore par vocalises in memoriam, c'est aussi que le tissu causal de
la musique " classique " (et même souvent moderne ...), dans la linéarité de son
agencement, privilégie la fugacité des émotions et des sentiments, bref de tout ce
qui "s'exprime". La musique n'est abordée que selon cette seule ligne de fuite,
qui est celle du transitoire et de l'éphémère, donc d'un "maintenant présent" qui
"s'écoule" sans pouvoir être maintenu sur place. "L'écriture à haute voix, elle,
n'est pas expressive; elle laisse l'expression au phéno-texte, au code régulier de
la communication; pour sa part elle appartient au géno-texte, à la signifiance;
elle est portée, non par les inflexions dramatiques, les intonations malignes, les
accents complaisants, mais par le grain de la voix, qui est un mixte érotique de
timbre et de langage, et peut donc être lui aussi, à l'égal de la diction, la matière
d'un art : l'art de conduire son corps (d'où son importance dans les théâtres
extrême-orientaux). Eu égard aux sons de la langue, l'écriture à haute voix n'est
pas phonologique mais phonétique; son objectif n'est pas la clarté des messages,
le théâtre des émotions; ce qu'elle cherche (dans une perspective de jouissance),
ce sont les incidents pulsionnels, c'est le langage tapissé de peau, un texte où l'on
puisse entendre le grain du gosier, la patine des consonnes, la volupté des
voyelles, toute une stéréophonie de la chair profonde: l'articulation du corps, de
la langue, non celle du sens, du langage"(23). Reprenant ainsi la distinction des
deux textes selon Julia Kristeva, Barthes en généralise l'emploi: au phéno-texte,
analogue au phénotype de la biologie, il fera correspondre le phéno-chant,
affaire de plaisir et de culture, d'idiolecte propre au genre, au compositeur et aux
idéologies; au géno-texte, et puisque là où il y a gène il n'y a pas de plaisir,
répondra le géno-chant jouissif, " diction de la langue"(24), pure articulation
voluptueuse de la signifiance à même les organes, à même le corps. L'opposition
Charles Panzera/Dietrich Fischer-Dieskau ne met en jeu, Barthes nous en avertit,
que des " chiffres "; mais cette Chiffrenlehre va trop dans le détail pour ne pas
engager, par delà les préférences (ou obsessions) de l'auteur, la matérialité
même du chant aujourd'hui, selon qu'il concède ou non à l'idéologie la réduction
à l'expression et au souffle. "Le souffle", écrit Barthes, "c'est le pneuma, c'est
l'âme qui se gonfle ou se brise, et tout art exclusif du souffle a chance d'être un
art secrètement mystique (d'un mysticisme aplati à la mesure du microsillon de
masse). Le poumon, organe stupide (le mou des chats !) se gonfle mais il ne
bande pas : c'est dans le gosier, lieu où le métal phonique se durcit et se découpe,
c'est dans le masque que la signifiance éclate, fait surgir, non l'âme, mais la
jouissance."(25) - Pour reprendre la comparaison avec la voix adjectivée et donc
réduite à l'état de pure inflexion "morte", inféodée par conséquent au primat du
"maintenant" présent et fuyant, la signifiance jouissive du géno-chant se fait
écriture pour mieux évacuer le "message", la "communication", tout le
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halètement narcissique du pneuma. Elle ne vise pas pour autant une éternité, ni
le simulacre "écrit" de celle-ci : son caractère d'"écriture" lui vient de ce qu'elle
est bruit ou bruissement se traçant, sans mémoire, sans Erinnerung, et en tous
sens, dans l'omnitude des directions possibles; surtout pas de façon linéaire,
selon une relation de type one/one ou one/many, mais de façon polyphonique et
polysémique, à la many/many (comme on parle, à propos des jeunes
Thaïlandaises, de relations body/body).
Et certes, le "grain de la voix" n'est pas réductible au seul timbre; " la
signifiance qu'il ouvre ne peut précisément mieux se définir que par la friction
même de la musique et d'autre chose, qui est la langue (et pas du tout le
message)."(26) Mais comme le dit Cage, "une oreille seule n'est pas un être" : la
langue dans l'oreille, c'est l'être en tant qu'il ne se décrit pas, mais s'écrit dans la
mouvance de l'autre, comme une écriture chantée qui ne reproduit, ne recopie ou
ne retranscrit aucun préalable, et donc se constitue, jaillit, fait irruption hors
mémoire. Le lien du timbre et du temps relie la sonorité au corps - mais on
pourrait aussi bien parler d'une déliaison, ou du lien du sans-lien, car nul
"message" n'attend pour être transmis, nulle "communication" n'inféode le corps
à quelque échéance que ce soit; la langue se borne à humecter, à lubrifier sur
l'instant le timbre, ce qui aidera celui-ci à "prendre poste", comme dit Laclos,
dans la fente ou l'interstice de l'oreille, et de là à faire vibrer le corps. Barthes
découvre ici un critère infaillible - irréductible aux " adjectifs " de la critique
musicale traditionnelle, phéno-textuelle - de l'excellence d'un jeu, de la beauté-
suffocation d'une interprétation : écoutant Wanda Landowska, je ne juge pas le "
tricotage " des doigts, je jouis d'une certaine posture du corps, si bien que la
présence du chant, du chant vocal, n'est même plus nécessaire à la manifestation
de la grenaison. La pulpe du doigt d'un pianiste peut suffire. Cela relativise
singulièrement notre conception de la modernité. Le grain du violoncelle de
Casals n'est pas moins rugueux que tel grain électronique dûment contrôlé et
entretenu, les bruits d'élytre du clavecin érotisent les Concertos de Bach en les
électrisant - mais c'est aussi que la musique ne s'éloigne jamais du chant des
cigales tel que le prélève aujourd'hui Knud Viktor dans le Luberon : le jouir est
transversal à l'histoire. Il s'installe (et nous installe) dans l'entretemps: dans une
dimension du temps préalable aux trois autres, passé-présent-avenir. En deçà,
donc, de ce stockage mémorisant et accumulatif que l'on baptise culture, et dont
les artistes ne se délivrent que par la nouveauté à tout prix. Si, à notre époque et
étant donné notre histoire, "tout langage ancien est immédiatement compromis ",
c'est que "tout langage devient ancien dès qu'il est répété"(27); mais il n'en est
ainsi que parce que nous ne concevons la répétition qu'en termes d'histoire et
d'accumulation mémorisante, à l'instar de ces "machines ressassantes" que nous
inflige l'institution avec " l'école, le sport, la publicité, l'œuvre de masse, la
chanson, l'information ", bref tous les stéréotypes. La force de l'argumentation
de Barthes est précisément de poser clairement la question: n'existe-t-il pas des
cas où "la répétition engendrerait elle-même la jouissance"(28) ? - Et de
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répondre : oui. Oui, il est possible aujourd'hui de jouir en répétant – et donc,
d'assumer la tradition. Nous devons tenir compte de l'ethnographie, qui nous
aide à comprendre les "rythmes obsessionnels, musiques incantatoires, litanies,
rites, nembutsu bouddhiques, etc."; nous devons accepter le dépaysement, à
commencer par la déformation de la langue maternelle. Nous devons avoir
recours à l'Autre, et rechercher l'altérité la plus profonde de l'Autre. Ce n'est
qu'en abandonnant l'idéologie de la variation intégrale, ultime ressac de
l'accumulation du capital, que le musicien peut aujourd'hui commencer à
respirer: à retrouver la régularité irrégulière, systole-diastole, par quoi s'égrène
son corps. Mais l'Autre - l'Orient tel que l'a rencontré Barthes : Chine du "
Bruissement de la langue ", Japon de L'empire des signes - est seul en mesure
d'enseigner cette respiration. Il est seul capable de briser l'inféodation de la
répétition à la mémoire, afin de la restituer à l'oubli. Car "dans notre culture,
cette répétition affichée (excessive) redevient excentrique, repoussée vers
certaines régions marginales de la musique."(29) Face à une nouvelle prise
d'otages, le "mauvais sujet politique" qu'avoue être Roland Barthes lui-même
commence par s'écrier: "encore une ! La barbe !"(30). N'est-il pas normal que
les compositeurs cultivés, raffinés, sériels, etc. aient une réaction comparable
devant les musiques répétitives ? Ils les jugent avec leur histoire et leur intellect
et leur arrivisme, ils n'en jouissent pas dans leur corps. Jouir de ce qui se répète
et répéter ce qui fait jouir, bref assumer son propre corps, voilà ce qu'exige la
musique.

Mais alors, nul pays n'est plus musical que le Japon. " La raison en est que
là-bas le corps existe, se déploie, agit, se donne, sans hystérie, sans narcissisme,
mais selon un pur projet érotique - quoique subtilement discret... Fixer un
rendez-vous (par gestes, dessins, noms propres) prend sans doute une heure,
mais pendant cette heure, pour un message qui se fût aboli en un instant s'il eût
été parlé (tout à la fois essentiel et insignifiant), c'est tout le corps de l'autre qui a
été connu, goûté, reçu et qui a déployé (sans fin véritable) son propre récit, son
propre texte."(31) De même, nous contestons notre société "sans jamais penser
les limites mêmes de la langue par laquelle (rapport instrumental) nous
prétendons la contester : c'est vouloir détruire le loup en se logeant
confortablement dans sa gueule."(32) La structure de la phrase grecque a dicté à
Aristote ses concepts : aujourd'hui encore, nous pensons grec. Et à cette limite
interne de la langue, nous en ajoutons une externe, puisque notre usage de cette
langue ne se conçoit qu'instrumental. En regard, et quelles que soient les
limitations internes de la langue japonaise, je ne puis, parce qu'elle m'est
inconnue, lui assigner de limitation externe en m'en servant : j'en saisis "la
respiration, l'aération émotive, en un mot la pure signifiance"(33); j'en évacue le
sens plein. Même exemption de sens à l'égard de la langue chinoise dans "Le
bruissement de la langue": la polyphonie des petits Chinois superposant la
lecture d'une multiplicité de textes, redondance verticale de l'inintelligible,
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permet d'entendre "comme un but": une musique. Musique plurielle. Jouissance
plurielle. Réservée à l'occidental fraîchement débarqué, et qui fait flèche de tout
bois ? Mais il n'est pas si sûr que le Professeur Barthes introduise en Chine
l'érotisme par contrebande. Qu'il se laisse émouvoir par " le visage des gosses
chinois"(34), libre à lui; mais la temporalité du bruissement de la langue, la
Chine ne l'a pas attendu pour l'inventer. Et quant aux Japonais, ils ont musiqué
leur vie bien avant l'intrusion de l'Occident. "Ce n'est pas la voix (avec laquelle
nous identifions les droits de la personne) qui communique (communiquer
quoi ? notre âme - forcément belle - ? notre sincérité ? notre prestige ?), c'est
tout le corps (les yeux, le sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui entretient
avec vous une sorte de babil auquel la parfaite domination des codes ôte tout
caractère régressif, infantile."(35) La musique : l'écriture du corps.

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Notes

1. R. Murray Schäfer, The Tuning of the World, New York, Knopf & Mc
Clelland and Stewart, Toronto, 1977, p. 12, trad. fr. Le Paysage sonore,
Paris, Lattès, p. 26.

2. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975, p. 172.

3. Cf. J. Lohmann, "Le rapport de l'homme occidental au langage", Revue


philosophique de Louvain, novembre 1976, p. 728.

4. R. Barthes, op. cit., p. 174.

5. R. Barthes, op. cit., p. 72.

6. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977,


p.131.

7. R. Barthes, op. cit., ibid.

8. Musique en jeu, n° 9, novembre 1972, p. 57-58.

9. Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit. p. 72.

10. Musique en jeu, art. cit., p. 58.

11. R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973, p. 61.

12. Bachelard, L'Air et les songes, Paris, Corti, 1948, p. 284.

13. Bachelard, op. cit. ibid.

14. R. Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 60.

15. R. Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 61.

16. Bachelard, op. cit., p. 278, 285, 286.

17. R. Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 105.

18. Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 144.

19. R. Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 105.


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20. John Cage, Pour les Oiseaux, Entretiens avec D. Charles, Paris, P.
Belfond, 1976.

21. Musique en jeu, art. cit., p. 63.

22. Critique, n°318, novembre 1973, p. 968.

23. R. Barthes, Le Plaisir du texte, op., cit., p. 104-105.

24. Musique en jeu, art. cit., p. 59.

25. Musique en jeu, art. cit., p. 59.

26. Musique en jeu, art. cit., p. 60.

27. R. Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 66.

28. R. Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 67.

29. R. Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 68-69.

30. Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 172.

31. R. Barthes, L'Empire des signes, Paris, Flammarion, 1980, p. 18.

32. R. Barthes, L'Empire des signes, op. cit., p. 13.

33. R. Barthes, L'Empire des signes, op. cit., p. 17.

34. R. Barthes, " Le bruissement de la langue ", in Vers une esthétique sans
entrave, Mélanges offerts à Mikel Dufrenne, Paris, U.G.E., coll. 10/18,
1975, p. 242.

35. R. Barthes, L'Empire des signes, op. cit., p. 18.

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Chapitre 8 : Eros musicien, ou le fourmillement des coups

Pour Kierkegaard, c'est le christianisme qui a "introduit la sensualité


dans le monde : comme la sensualité est ce qui doit être nié, elle est, en tant que
réalité positive, particulièrement mise en évidence par la position du contraire
qui l'exclut. (...) A présent, si cette génialité érotico-sensuelle réclame une
expression, on, peut se demander quel médium s'y prêtera. (...) Dans sa
spontanéité, elle ne peut être exprimée que par la musique. (...) La musique
apparaît elle-même comme un art chrétien, c'est-à-dire comme cet art que le
christianisme pose en l'excluant, et comme le médium de ce que le christianisme
exclut, et pose par cette exclusion. En d'autres termes, la musique est
démoniaque. La musique trouve son objet absolu dans la génialité érotico-
sensuelle." (1)

"L'unité achevée de l'idée et de sa forme adéquate, nous la trouvons dans


le Don Juan de Mozart (...). Cette idée du Don Juan est d'autant plus musicale
que la musique ne s'y exprime pas comme accompagnement, mais comme la
révélation de son essence la plus intime." La musique: le chant du départ. Mais
un tel départ signifie une pétition d'irresponsabilité, la fascination du retour
possible au pré-individuel et à son errance. (2)

"Il y a l'angoisse en Don Juan, mais cette angoisse est son énergie (...).
Ce n'est point du désespoir qu'exprime l'ouverture, comme on le dit
ordinairement sans savoir ce que l'on dit: la vie de Don Juan n'est pas non plus
faite de désespoir, mais de la toute-puissance de la sensualité engendrée dans
l'angoisse ; Don Juan lui-même est cette angoisse, et cette angoisse est
précisément sa joie démoniaque de vivre. Après l'avoir fait naître ainsi, Mozart
nous développe sa vie dans les sons dansants des violons dans lesquels il bondit
léger et furtif par-dessus l'abîme. Telle une pierre que l'on projette sur l'eau de
sorte qu'elle ne fait que raser la surface, parfois faisant quelques bonds légers,
mais disparaissant sous l'onde sitôt qu'elle cesse de bondir, ainsi danse-t-il par-
dessus l'abîme et jubile durant le bref répit qui lui est accordé."(3)

Ce que décrit ainsi Kierkegaard, c'est la stase ou la suspension apparente


du temps sous l'effet de la vitesse. Car l'image visuelle, ou spatiale, n'est qu'une
retombée "solidifiée" des innombrables tressaillements, bouillonnements,
éruptions de la lave sonore. L'exemple princeps est l'air du champagne: "Ici, dit
Kierkegaard, on voit clairement ce que cela veut dire que la nature de Don Juan
est musique. C'est comme s'il se décomposait devant nous en musique, il se
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déploie en un monde de sons. On a appelé cela l'air du champagne et c'est, sans
doute, très caractéristique. Mais il est important de comprendre que le rapport de
Don Juan avec cet air n'est pas seulement fortuit. Sa vie est ainsi, mousseuse
comme du champagne. Et comme les bulles montent dans ce vin pendant qu'il
bout dans sa chaleur intérieure, vibrant dans sa propre mélodie, comme les
bulles montent et continuent à monter, le plaisir de la jouissance résonne dans ce
bouillonnement d'éléments qu'est la vie. Nous voyons donc que l'importance
dramatique de cet air ne vient pas de la situation mais du son fondamental de
l'opéra qui sonne ici et résonne en lui-même." (4) Etendons cette constatation :
Don Juan exige d'être entendu avant d'être vu, regardé, parlé.

Comme le remarque Klossowski, le Don Juan de Mozart n'est pas celui


de Molière, pas plus qu'il n'est Lovelace ou Valmont : ce sont là des séducteurs
réfléchis, qui - par curiosité... - s'intéressent à leurs victimes ; Kierkegaard fait
observer qu'ils jouissent de leur ruse, et prennent leur temps. Si l'on choisit
d'accorder à Don Juan la réflexion, "celle-ci jette une lumière si crue sur sa
personne qu'il sort aussitôt de l'obscurité où il n'était perceptible que
musicalement". La convoitise se convoitant elle-même, en revanche, ne saurait
s'ériger en principe ; son propos n'est pas de séduire, elle séduit obliquement,
presque indirectement, sans attacher de valeur à l'objet séduit ni même à l'acte
de séduire. Selon les termes de Klossowski, Don Juan, "si, en cherchant un
nouvel objet après avoir joui, il trompe, ce n'est pas qu'il ait prémédité
l'imposture: il n'a pas le temps de jouer le rôle du séducteur, et c'est bien plutôt
par leur propre sensualité que ses victimes ont été trompées (...). L'infidélité du
Don Juan mozartien, par conséquent, ne relève pas de la tragédie des séducteurs
moraux : elle est inhérente à la convoitise et, tandis que l'amour psychique
soumis à la réflexion dialectique du doute et de l'inquiétude est survivance dans
le temps, l'amour sensuel, infidèle par essence, s'évanouit dans le temps, meurt
et renaît en une succession de moments pour trouver ainsi dans la musique sa
révélation la plus essentielle."(5)

La dialectique mozartienne diffère de la dialectique "du doute et de


l'inquiétude" en ce qu'elle repose sur l'oubli plus que sur la mémoire. Sa stabilité
relève en somme de l'inadvertance : elle ne suspend pas le temps, mais la
conscience du temps ; elle n'accorde aucun privilège spécial au présent par
rapport au passé ou à l'avenir. Elle met le temps à plat: elle en nivelle les
dimensions. Autrement dit, elle égalise présence (la présence du présent) et
absence (l'absence du passé comme du futur). Entée sur l'inconscient, elle se
soucie moins de la mesure et du chronos que de l'occasion et du kairos. Elle
oscille sans relâche dans l'intervalle, l'interstice ou l'entretemps qui les sépare -
car la fusion qu'elle opère n'est nullement une synthèse hégélienne : Don Juan ne
promeut, par rapport à Chérubin ou à Papageno, aucune Aufhebung, et sa
"profondeur" n'est strictement qu'un effet de surface. Kierkegaard l'énonce
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admirablement: Don Juan n'est, "de par son essence, ni idée (c'est-à-dire force,
vie), ni individu - il ondoie entre les deux. Or cet ondoiement est la vie même de
la musique. Quand la mer est démontée, des vagues écumeuses forment toutes
sortes de figures semblables à des êtres animés: il paraît alors que ce sont ces
êtres qui soulèvent les vagues, alors que le mouvement des vagues les produit.
De même, Don Juan est une forme qui devient apparente sans jamais se
condenser en une figure définie, individu qui ne cesse de se former sans jamais
s'achever, et de l'histoire duquel nous ne percevrons autre chose que ce que nous
en raconte la rumeur des vagues." (6) La quête kierkegaardienne du préréflexif
et du préobjectif s'épanouit ainsi en une "transdescendance" au sens de Jean
Wahl : la musique n'en finit pas de déferler au creux même de l'intervalle
temporel le plus minime, et ce non finito ouvre sur l'élémental, sur la jouissance
d'un "contact nu et aveugle avec l'Autre".

Ainsi sommes-nous invités à reconnaître le primat du concret, la priorité


du kairos, l'ancrage des valeurs (par hypothèse commensurables, comparables,
susceptibles de se laisser subsumer sous des catégories ou des codes) dans un
pouvoir d'évaluer toujours singulier, toujours situé et daté : corporel. Barthes l'a
exprimé avec éloquence : toute interprétation repose sur une position de valeurs,
c'est-à-dire sur une évaluation que nous dissimulons (et nous dissimulons à
nous-mêmes) d'autant plus résolument qu'elle compromet notre corps. Nous
nous contentons des valeurs, sans remonter à la décision physique, charnelle, qui,
différemment à chaque fois et pour chacun de nous, fait de ces valeurs ce
qu'elles sont.

A la question : pourquoi la généralité du discours ?, Barthes répond que


nous sommes des idéalistes, ou des scientistes. Ailleurs, il suggère de remonter à
la source, et de cet idéalisme, et de ce scientisme : si nous refusons, en feignant
d'être de purs esprits, d'assumer notre corps, c'est que nous ne parvenons pas à
nous dégager d'une écoute religieuse. Tout ce que nous avons dit et cité de
Kierkegaard le confirme : "l'écoute, c'est ce qui sonde. Dès lors que la religion
s'intériorise, ce qui est sondé par l'écoute, c'est l'intimité, le secret du cœur : la
Faute". Les premiers chrétiens écoutaient encore "des voix extérieures, celles
des démons ou des anges" ; les coupables se dédouanaient de leurs fautes par
des aveux publics. La privatisation de la confession - la communication d'un
secret brûlant de bouche à oreille, et donc l'érotisation non seulement du péché,
mais de cette bouche et de cette oreille - n'intervient qu'au VIIe siècle ; encore
n'est-ce d'abord que "dans les marges de l'institution ecclésiale : chez les moines,
successeurs des martyrs, par-dessus l'Eglise, si l'on peut dire, ou chez des
hérétiques comme les cathares, ou encore dans des religions peu
institutionnalisées, comme le bouddhisme où l'écoute privée, "de frère à frère",
se pratique régulièrement." Mais l'intériorisation, à mesure qu'elle s'approfondit,
à la fois constitue la subjectivité et organise le transfert. L'individu, protégé, par
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le confessionnal, de l'emprise du groupe, doit la perpétuation de son existence à
la périodisation de l'énonciation de ses péchés - il est mûr pour le stade éthique -
; mais parallèlement, "écoutez-moi veut dire touchez-moi, sachez que j'existe" :
la nostalgie kierkegaardienne à l'égard du préréflexif donjuanesque et de la
musique comme telle renvoie à la hantise de la rechute dans le non encore
individué, dans le non encore invaginé dans le subjectif, bref dans l'insécurité de
la violence originelle. Kierkegaard, c'est Hegel : les barbares - ceux que les
Grecs appellent ainsi parce qu'ils ne savent même pas parler, mais seulement
pépier et faire bar! bar! - fascinent et repoussent à la fois : leur irruption doit
être à tout prix contenue, et l'immédiat à toute force muselé; mais, à la différence
de Hegel, Kierkegaard érotise cet interdit qui le fascine et le repousse. (7)

Le confessionnal, c'est aujourd'hui le téléphone, qui "abolit tous les sens,


sauf l'ouïe". C'est que "l'ordre d'écoute qui inaugure toute communication
téléphonique invite l'autre à ramasser tout son corps dans sa voix et annonce que
je me ramasse moi-même tout entier dans mon oreille". Il s'agit apparemment
d'améliorer le rapport signal/bruit propre au divan: comme le dit Freud lui-même,
"l'inconscient du psychanalyste doit se comporter à l'égard de l'inconscient
émergeant du malade comme le récepteur téléphonique à l'égard du volet
d'appel". L'inconscient, c'est le corps. Avec ou sans la technologie, le propos est
de refaire l'autre corps, le corps de l'Autre. La musique est une thérapie
antérieure, historiquement et structuralement, à la psychanalyse (mais cela ne
signifie nullement quelque concession que ce soit à l'idéologie de la
musicothérapie). (8)

L'évaluation du corps, c'est la voix; langage et corps n'en sont que des
retombées. De ces retombées, la voix peut paraître opérer la fusion ; et il est
vrai qu'elle fait parler le corps, tout comme le corps prête son opacité au langage
et lui confère son lest ou sa gravité, pour ne pas dire sa gravitation. Mais
logocentrisme et phonocentrisme sont des valeurs établies : évaluante,
évaluatrice, la voix in statu nascendi, non encore inféodée au langage (c'est-à-
dire à la "police de la syntaxe"), est un chant non encore tout à fait incorporé.
Voyez Barthes : "Chanter, au sens romantique, c'est cela: jouir
fantasmatiquement de mon corps unifié". Oui, mais le fantasme de l'Un ne
permet qu'un simulacre de jouissance, tout comme du reste le fantasme du
multiple, du corps morcelé; Kierkegaard nous a appris que la musique ne
s'épanouit qu'avec Mozart, avec le va-et-vient de l'Un au multiple et du multiple
à l'Un. La voix révèle donc le corps en train de se faire, elle en bat et rebat les
contours et les limites. Elle peut alors devenir "le lieu privilégié (eidétique) de
la différence", de cette différence qui se dérobe à toute définition : "Classez,
commentez historiquement, sociologiquement, esthétiquement, techniquement la
musique, il y aura toujours un reste, un supplément, un lapsus, un non-dit qui se
désigne lui-même: la voix." Objet toujours différent, la voix ne reste pas en
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place : elle ne se laisse appréhender par aucune subjectivité, et n'est donc pas "à
proprement parler" un objet. Du coup, elle désarme et désamorce la distinction
de la valeur et du fait : "Il n'y a aucune voix humaine au monde qui ne soit objet
de désir - ou de répulsion ; il n'y a pas de voix neutre et si parfois ce neutre, ce
blanc de la voix advient, c'est pour nous une grande terreur, comme si nous
découvrions avec effroi un monde figé où le désir serait mort. Tout rapport à une
voix est forcément amoureux et c'est pour cela que c'est dans la voix qu'éclate la
différence de la musique, sa contrainte d'évaluation, d'affirmation."
D'une certaine façon, Barthes rééquilibre Kierkegaard : il exorcise la
part de la religion en montrant que, si le christianisme a précipité la musique
dans l'érotisme, celui-ci s'est du coup autonomisé. Impossible, désormais, de
reculpabiliser - fût-ce esthétiquement, au nom d'une prétendue "pureté"
stylistique, à la manière des zélateurs de la "série généralisée" par exemple - le
rapport de l'auditeur à ce qu'il entend, c'est-à-dire à son propre corps : la
sécularisation de la musique apparaît irréversible. "La musique ne relève d'aucun
métalangage, mais seulement d'un discours de la valeur, de l'éloge: d'un discours
amoureux : toute relation "réussie" - réussie en ce qu'elle parvient à dire
l'implicite sans l'articuler, à passer outre l'articulation sans tomber dans la
censure du désir ou la sublimation de l'indicible -, une telle relation peut être dite
à juste titre musicale. Peut-être qu'une chose ne vaut que par sa force
métaphorique ; peut-être que c'est cela, la valeur de la musique, d'être une bonne
métaphore." (9)

La "mélodie infinie" de Kierkegaard est irréductible à la continuité, sans


nécessairement se rabattre sur la discontinuité ; mozartienne et non pas
wagnérienne, elle tient son sens de ce que la théorie musicale définit comme la
"qualité dynamique" des sonorités qui la composent (Zuckerkandl) : un son
anticipe le son à venir, et retarde sur le son déjà émis ; il n'y a pas lieu
d'invoquer, pour cerner cette "qualité dynamique" des catégories d'obédience
externe, du type "signifié" ou "référent" ; le son est "symbole du temps", et cela,
comme le montre Zuckerkandl, suffit à le caractériser. On notera au passage
qu'une telle vue, appropriée au départ aux musiques modales et tonales, convient
également à l'analyse des musiques non tonales, et même des bourdons ou
drones: c'est qu'elle table sur ce que John Cage dénomme, à la suite de Lou
Harrison, une proto-tonalité, c'est-à-dire une dimension première d'accueil et de
rassemblement de l'ensemble des relations envisageables entre sonorités ; ou, si
l'on préfère, un logos mousikos antérieur à tout filtrage paramétrique, donc
insensible à l'échenillage des dimensions sonores perçues en fonction d'autres
réquisits que ceux qu'exige leur simple énonciation, leur simple exposition, leur
simple hermeneia. "Laisser les sons être eux-mêmes", ce précepte cagien ne
rejoint pas seulement le Sein-lassen de la Ge-lassen-heit heideggerienne, il
innerve tout aussi bien la simplicité apparente d'un Mozart. (10)

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Sans doute touchons-nous ici au démoniaque musical tel que
l'entrevoyait Kierkegaard: car si l'hermeneuein n'est qu'ouverture à un sens, il
peut en effet apparaître "démoniaque" que ce sens soit irrémédiablement,
irrévocablement, autre; que l'on n'ait pas affaire à un "autre" sens "supérieur,
transcendant ou plus originel, mais au sens lui-même en tant qu'autre, à une
altérité définissant le sens". Chaque fois, d'ordinaire, qu'on invoque l'autre, on se
contente de mettre en jeu "un sens provenant d'un "autre" identifié (et de ce fait
doué d'un sens non altéré)" ; cela est vrai de Schleiermacher, de Ricœur, de
Lacan - et peut-être même, horribile dictu, du Tout Autre de Lévinas... Mais si
l'altérité affecte le sens lui-même, une dés-identification intervient, qui atteint le
sujet, la subjectivité de ce sujet et aussi le primat, en lui, du logos - entendu, de
façon réductrice, comme un langage ou une logique -; bref, l'individu humain en
tant que logon echôn ; en termes heideggeriens, "l'être-en-question de l'être dans
son être définit l'être-là selon une altérité et une altération de sa présence". Voilà
pourquoi le "problème d'autrui" est "absent" de la "philosophie"
heideggerienne : Heidegger s'intéresse d'abord à un "autrui non
anthropologique" dont on ferait peut-être bien de constater l'"absence" chez les
autres philosophes...
L'autre en ce sens, l'autre qui ouvre le cercle herméneutique et le ruine en
tant que cercle, l'autre qui fait et défait le langage, l'autre qui se joue du sens
comme on se joue un morceau de musique, l'autre qui altère l'être-là tout en le
dé-finissant ou en le dé-limitant, donc en le libérant, cet autre, pourquoi ne pas
l'appeler la voix ?
Parlons grec: le "partage des voix", c'est la polyphonie... Cela peut se
prendre à la lettre : "Dans les chœurs paysans des anciennes sociétés rurales, les
voix d'hommes répondaient aux voix de femmes: par cette division simple des
sexes, le groupe mimait les préliminaires de l'échange, du marché matrimonial".
De même, Barthes montre comment, "dans notre société occidentale, à travers
les quatre registres vocaux de l'opéra, c'est l'Oedipe qui triomphe: toute la
famille est là, père, mère, fille et garçon, symboliquement projetés, quels que
soient les détours de l'anecdote et les substitutions de rôles, dans la basse, le
contralto, le soprano et le ténor". Cette division des voix, cependant, la monodie
ne la met-elle pas par hypothèse en question ? Le lied romantique, qui apparaît
justement à l'époque où les castrats "disparaissent de l'Europe musicale" ne se
veut-elle pas "unisexe" ? C'est vrai : "A la créature publiquement châtrée
succède un sujet humain complexe, dont la castration imaginaire va
s'intérioriser". Mais le "partage des voix", résonne alors dans les profondeurs:
même si le lied articule des tessitures - ces champs sonores précis au sein
desquels chacun "peut fantasmer l'unité rassurante de son corps" - et se détourne
pour cela du "timbre sexuel" exalté par l'opéra, même s'il se cantonne dans la
dualité de la mélodie et de son accompagnement, il n'en recèle (et révèle) pas
moins un tuilage autrement poignant, qui recoupe celui, applicable au "grain de
la voix" du phéno-chant et du géno-chant. Rappelons la définition barthésienne
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de ces deux vocables (détournés du "phéno-texte" et du "géno-texte" de Julia
Kristeva) : "Le phéno-chant (…) couvre tous les phénomènes, tous les traits qui
relèvent de la structure de la langue chantée, des lois du genre, de la forme
codée du mélisme, de l'idiolecte du compositeur, du style de l'interprétation: bref,
tout ce qui, dans l'exécution, est au service de la communication, de la
représentation de l'expression: ce dont on parle ordinairement, ce qui forme le
tissu des valeurs culturelles (matière des goûts avoués, des modes, des discours
critiques), ce qui s'articule directement sur les alibis idéologiques d'une époque
(la "subjectivité", l'"expressivité", le "dramatisme", la "personnalité" d'un artiste).
Le géno-chant, c'est le volume de la voix chantante et disante (…) ; c'est un jeu
signifiant étranger à la communication, à la représentation (des sentiments), à
l'expression; c'est cette pointe (ou ce fond) de la production où la mélodie
travaille vraiment la langue - non ce qu'elle dit, mais la volupté de ses sons-
signifiants, de ses lettres : explore comment la langue travaille et s'identifie à ce
travail." C'est, d'un mot très simple mais qu'il faut prendre au sérieux: la diction
de la langue.
L'hermeneus qu'est le rhapsode ne pratique-t-il pas, par sa diction des
poèmes, un tel géno-chant ? Il assume en tout cas la véritable polyphonie, dès
lors qu'à la suite des poètes et dans le sillage des dieux, il démultiplie ce géno-
chant. Appliquons ce schème au lied : en deçà du contrepoint entre phéno-chant
et géno-chant, qui se présente comme un premier partage polyphonique, le lied
creuse le géno-chant en un partage second, plus subtil sans doute, mais décisif...
Barthes part de la "métaphore édulcorée" qu'est, à nos yeux, le "cœur"
romantique : il s'agit en réalité d'un "organe fort, point extrême du corps
intérieur où, tout à la fois et comme contradictoirement, le désir et la tendresse,
la demande d'amour et l'appel de jouissance, se mêlent violemment: quelque
chose soulève mon corps, le gonfle, le tend, le porte au bord de l'explosion et
tout aussitôt, mystérieusement, le déprime et l'alanguit. Ce mouvement, c'est
par-dessous la ligne mélodique qu'il faut l'entendre; cette ligne est pure, et même
au comble de la tristesse elle dit toujours le bonheur du corps unifié; mais elle
est prise dans un volume sonore qui souvent la complique et la contredit : une
pulsion étouffée marquée par des respirations, des modulations tonales ou
modales, des battements rythmiques, tout un gonflement mobile de la substance
musicale, vient du corps séparé de l'enfant, de l'amoureux, du sujet perdu.
Parfois, ce mouvement souterrain existe à l'état pur: je crois pour ma part,
l'entendre à nu dans un court Prélude de Chopin (le premier): quelque chose se
gonfle, ne chante pas encore, cherche à se dire et puis disparaît." (11)
Il faut donc distinguer phéno-chant et géno-chant ou encore processus
secondaires et processus primaires... Evoquant Mélanie Klein et ses analyses du
corps du nourrisson, Pierre Fédida constate que les "explosions et implosions,
cassures, fêlures, sont les véritables actions physiques d'un mythe géologique de
l'homme et donnent à entendre ce qu'il en est des cris de détresse ou de fureur en
deçà de leur catégorisation thématique en états affectifs ou en valeurs
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pulsionnelles." Et à propos des observations d'Artaud sur la musique et le théâtre
balinais ("Ces tremblements, ces glapissements puérils, ce talon qui heurte le soi
en cadence suivant l'automatisme même de l'inconscient déchaîné..."), il note
que "c'en est fini de croire que telle ligne mélodique évoque la joie ou la frayeur
- revêtements affectifs déjà organisés en des thèmes symboliques". Rattacher la
musique à l'archéologie et à la géologie du corps, c'est en somme se faire l'écho
d'un bouleversement en profondeur qui agite depuis toujours la musique elle-
même - ou encore, se faire l'herméneute d'un mythe indéclinable parce que vécu,
c'est-à-dire toujours à vivre : peu importe que le corps soit présent "en chair et
en os" : si j'écoute, dit Barthes, la phrase qui ouvre l'andante du Premier Trio de
Schubert, "je ne puis dire que ceci : cela chante" ; et si je le dis alors qu'aucune
voix humaine ne résonne, c'est que "la voix humaine est ici d'autant plus
présente qu'elle s'est déléguée à d'autres instruments, les cordes: le substitut
devient plus vrai que l'original, le violon et le violoncelle "chantent" mieux - ou
pour être plus exact, chantent plus que le soprano ou le baryton, parce que, s'il y
a une signification des phénomènes sensibles, c'est toujours dans le déplacement,
la substitution, bref, en fin de compte l'absence, qu'elle se manifeste avec le plus
d'éclat."
Voilà qui justifie le terme d'incorporation : il ne suffit pas de dire,
comme le compositeur Michaël Lévinas, que l'écho est à la source de la
polyphonie ; il faut ajouter - en écho... - que c'est parce qu'il y a polyphonie,
c'est-à-dire démultiplication, dissémination et différenciation originaires de la
voix, qu'il peut se produire de l'écho, c'est-à-dire l'investissement du monde par
le désir sous les espèces de la musicalisation. L'être-au-monde est alors en passe
de devenir un corps-à-corps musical. (12)
Caractéristique de l'hermeneia est, on l'a dit, la syncope, le battement
d'avant l'opposition du continu et du discontinu. Instance proto-tonale : elle
déborde à l'avance toute organisation compositionnelle selon les hauteurs ou
l'harmonie. Mais aussi, instance temporelle : c'est dans la durée, et non pas la
hauteur, que réside ce que les deux constituants de la matière sonore, le son et le
silence, ont en commun. Diderot, que Roland Barthes cite en exergue de son
analyse de la musique de Schumann, l'avait déjà vu : Musices seminarium
accentus, "l'accent est la pépinière de la mélodie" : "il n'y a rien de plus évident".
Dans cette "pépinière", le jardinier Barthes décèle le géno-chant: "Dans les
Kreisleriana de Schumann, je n'entends à vrai dire aucune note, aucun thème,
aucun dessin, aucune grammaire, aucun sens, rien de ce qui permettrait de
reconstituer quelque structure intelligible de l'œuvre. Non, ce que j'entends, ce
sont des coups : j'entends ce qui bat dans le corps, ce qui bat le corps, ou mieux:
ce corps qui bat." Descente dans le maelström : "Dans la première des
Kreisleriana, cela fait la boule, et puis cela tisse, dans la deuxième, cela s'étire;
et puis cela se réveille: ça pique, ça cogne, ça rutile sombrement; dans la
troisième, cela se tend, cela s'étend: aufgeregt, dans la quatrième, ça parie, ça
déclare, quelqu'un se déclare; dans la cinquième, ça douche, ça déboîte, ça
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frissonne, ça monte en courant, en chantant, en tapant; dans la sixième, cela dit,
cela épelle, le dire s'emporte jusqu'à chanter; dans la septième, ça frappe, ça
tape; dans la huitième, ça danse, mais aussi cela recommence à gronder, à
donner des coups."
Ricanement du sémiologue : c'est ça, l'analyse? Réponse de Barthes :
seul importe le "ça", en deçà de l'analyse. Certes, la relation d'incertitude est
inéluctable : "Rien ne peut décider si ces coups sont censurés par le grand
nombre, qui ne veut pas les entendre, ou hallucinés par un seul, qui n'entend
qu'eux." C'est la rançon de la différenciation, de la remontée à l'évaluation
"physique", laquelle est citérieure vis-à-vis de toutes les valeurs culturelles.
Mais, à relativiser ainsi l'objectivité, ne s'abandonne-t-on pas aux délices de la
subjectivité ? Ce ne serait le cas que si l'on postulait une intériorisation, celle de
"la belle âme" : à propos de Beethoven, Barthes suggère que l'on substitue
partout, dans tous les discours sur la musique, le mot corps au mot âme ; car la
musique est "musculaire" et c'est le corps qui entend, non l'"âme". Or qu'est-ce
qui est ici en jeu ? Le Dasein : le simple fait de se trouver là. Ce n'est pas en tant
que sujet que je "décide" de me livrer aux syncopes, aux battements, aux coups ;
c'est en tant que je "suis là" que ces coups "m"'atteignent : et pourtant ils ne me
sont pas destinés, ils ne sont pas dirigés contre moi ! "On reconnaît la structure
même du paragramme : un texte second est entendu, mais, à la limite, tel
Saussure à l'écoute des vers anagrammatiques, je suis seul à l'entendre. Il semble
ainsi que seuls Yves Nat et moi (si j'ose dire) entendions les formidables butées
de la septième Kreisleriana. Cette incertitude (de lecture, d'écoute) est le statut
même du texte schumannien, ramassé contradictoirement dans un excès (celui
de l'évidence hallucinée) et une esquive (le même texte peut être joué platement).
(…) L'interprétation n'est alors que le pouvoir de lire les anagrammes du texte
schumannien, de faire surgir sous la rhétorique tonale, rythmique, mélodique, le
réseau des accents. L'accent est la vérité de la musique, par rapport à quoi toute
interprétation se déclare."
C'est pourquoi les véritables interprètes - les vrais rhapsodes, les
herméneutes authentiques - se font rares. Leur rôle est pourtant capital : ils
portent le coup de grâce au modèle textuel. Mais comme il est difficile
d'annoncer les accents et les coups en deçà de toute affectation et de toute
rhétorique ! "Ce n'est pas une question de force, dit Barthes, mais de rage: le
corps doit cogner - non le pianiste (ceci a été entrevu ici et là par Nat et
Horowitz)". Quand cela se produit, quand le pianiste laisse être son corps, quand
il assume ce wuwei, ce non-agir qui n'est pas inactif mais rageur et enragé, alors
non seulement la chaîne herméneutique fonctionne, mais elle se prolonge jusqu'à
l'auditeur. "Au plan des coups (du réseau anagrammatique), tout auditeur
exécute ce qu'il entend. Il y a donc un lieu du texte musical où s'abolit toute
distinction entre le compositeur, l'interprète et l'auditeur." Là se tient,
ajouterons-nous, l'érotisme de la "fusion des horizons". Là également, le texte
lui-même s'abolit : là seulement il se laisse rejeter comme un échafaudage.
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Autrement dit, s'il est normal que la sémiologie ne s'intéresse guère au référent
(car "dans le texte articulé il y a toujours l'écran du signifié"), dans la musique
"le référent est inoubliable, car le référant, ici, c'est le corps." (13)

Il pourrait sembler, à la première lecture des analyses que Barthes


consacre à Schumann, qu'il se borne à retourner la table des valeurs
kierkegaardiennes. Kierkegaard décrivait l'avènement du sujet individué en
termes d'arrêt ou de stase : devenir soi-même, cela vous immobilise ; en deçà,
l'Eros musical n'est que fuite et dispersion. Prendre le contre-pied de cette
position, c'est reconnaître une perfection sui generis dans l'agitation d'un corps
non encore dompté, dans l'agilité de ses pulsions, dans l'opiniâtreté de ses
étourdissements et autres virevoltes browniennes. L'intermezzo schumannien,
"saucier vigilant", qui "empêche le discours de prendre, de s'épaissir, de s'étaler,
de rentrer sagement dans la culture du développement", paraît bien répondre à
cette exigence de déstabilisation : "épique (dans le sens que Brecht donnait à ce
mot)", il témoigne de ce que le corps "dérange le ronron de la parole artistique"
en se mettant "à critiquer (à mettre en crise) le discours que, sous couvert d'art,
on essaye de mener au-dessus de lui, sans lui". Un peu à la façon dont Nietzsche,
critiquant Platon, n'aboutit qu'à un platonisme inversé et demeure métaphysicien
(selon, du moins, l'interprétation de Heidegger), Barthes, critiquant la pétition de
continuité kierkegaardienne, débouche sur un discontinu systématique qui risque
de n'être que du continu à l'envers: "Le texte musical, dit-il, ne suit pas (par
contraste ou amplification), il explose: c'est un big-bang continu."
L'argumentation est en réalité plus retorse. Il n'y a pas, dans la deuxième
Kreisleriana, de "contraste" entre la "scène d'étirement", du début et la descente
de l'"escalier des tons" de l'intermezzo I : si l'on s'en tenait à cette version
interprétative du "contraste", on ne ferait que tirer à soi la couverture, ou,
comme dit Barthes, "la nappe de la structure paradigmatique", en replongeant
dans la "sémiologie musicale, celle qui fait surgir le sens des oppositions
d'unités". Les prétendus "contrastes" sont en réalité des figures dynamiques
complexes, irréductibles à des "états rhétoriques simples" ; des images qui
rayonnent, mais aussi bien zigzaguent et titubent ; bref, des rhizomes au sens de
Deleuze et Guattari. Or, si "pluriel, perdu, affolé, le corps schumannien (…) ne
connaît (du moins ici) que des bifurcations", c'est qu'"il ne se construit pas",
mais "diverge, perpétuellement, au gré d'une accumulation d'intermèdes". La
"perpétuité" de cette divergence ne signifierait une rechute dans la continuité
(devenue désormais continuité du discontinu) que si la divergence niait, excluait
définitivement le continu : si elle devait à son tour n'être comprise que comme
un "état rhétorique simple". Or, ajoute Barthes, "la suite des intermezzi n'a pas
pour fonction de faire parier des contrastes, mais plutôt d'accomplir une écriture
rayonnante, qui se retrouve alors bien plus proche de l'espace peint que de la
chaîne parlée. La musique, en somme, à ce niveau, est une image, non un
langage, en ceci que toute image rayonne."
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Nuance capitale : il faut laisser aux sémiologues, ou aux sémioticiens, le
monopole des oppositions et autres négations; et, pour cela, ne pas commencer
par nier ce monopole en lui opposant purement et simplement son contraire ! La
question est : le corps connaît-il des contraires ? Réponse : les syncopes, les
battements, les coups ne contredisent pas le discours sémiologique, "le ronron
de la parole artistique", ou le phéno-chant lui-même, parce qu'ils n'ont rien à
dire. Ils agissent (mais leur agir, du point de vue du discours, ne peut être qu'un
non-agir : c'est le discours qui ajoute le "non").(14)
Pour Barthes, les "coups" récusent toute violence : "Ce qu'il faut, c'est
que ça batte à l'intérieur du corps, contre la tempe, dans le sexe, dans le ventre,
contre la peau intérieure, à même tout cet émotif sensuel que l'on appelle, à la
fois par métonymie et par antiphrase, le "cœur". "Battre", c'est l'acte même du
cœur (il n'y a de "battement" que du cœur), ce qui se produit à ce lieu paradoxal
du corps: central et décentré, liquide et contractile, pulsionnel et moral".
Douceur des coups : "Le coup peut prendre telle ou telle figure, qui n'est pas
forcément celle d'un accent violent, rageur (…); la précision, la distinction de la
figure est liée, non aux états de l'âme, mais aux mouvements subtils du corps, à
toute cette cénesthésie différentielle, à cette moire histologique dont est fait le
corps qui se vit. (…) Il faut donc appeler coup n'importe quoi qui fait fléchir
brièvement tel ou tel lieu du corps, même si ce fléchissement semble prendre les
formes romantiques d'un apaisement." Mieux vaut, au reste, parler topologie; par
exemple, l'apaisement est un étirement : "Le corps s'étire, se détend, s'étend vers
sa forme extrême (s'étirer, c'est atteindre la limite d'une dimension, c'est le geste
même du corps indéniable, qui se reconquiert)." Ou encore, les coups peuvent
être "de minuscules révulsions, comme si, à chaque morsure, quelque chose se
ravalait, se retournait, se coupait, comme si toute la musique se mettait dans
l'onde brève du gosier qui déglutit." Le corps schumannien "frappe", "se
ramasse", "explose", "se coupe", "pique", "s'étire", "tisse légèrement", etc. Les
métaphores du décentrement foisonnent d'autant plus qu'on est au centre - mais
Barthes est plus proche de l'apophase de l'Eglise d'Orient que de la théologie
négative, et les mots deviennent, à ce niveau, évanescents, indisponibles. "Ces
figures du corps, dit-il, qui sont figures musicales, je ne parviens pas toujours à
les nommer. Car, pour cette opération, il faut une puissance métaphorique
(comment dirais-je mon corps autrement qu'en image ?), et cette puissance peut
ici et là me manquer: cela s'agite en moi, mais je ne trouve pas la bonne
métaphore. Ainsi de la cinquième Kreisleriana, dont tel épisode (événement
plutôt) m'obsède, mais dont je n'arrive pas à transpercer le secret corporel: cela
s'inscrit en moi, mais je ne sais où: de quel côté, dans quelle région du corps et
du langage ? En tant que corps (en tant que mon corps), le texte musical est
troué de pertes." Fascination du vide : le point central est un point de fuite. Mais
est-il besoin de le dire ? Oui : voyez la partition de cette Bagatelle de Beethoven,
qui indique: quasi parlando, "le mouvement du corps qui va parler". Voilà
encore un coup du corps : "Parfois même - pourquoi pas ? - il parle, il déclame,
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il dédouble sa voix : il parle mais ne dit rien car dès lors qu'elle est musicale, la
parole - ou son substitut instrumentai - n'est plus linguistique mais corporelle ;
elle ne dit jamais que ceci, et rien d'autre : mon corps se met en état de parole:
quasi parlando." Geste d'une voix qui ne dit rien, rien d'autre "que la mesure (le
mètre) qui lui permet d'exister..." (15)

La voix, si elle est "musicale" s'annonce elle-même dans sa singularité


"qui ne veut rien dire" elle se refuse à parler dorénavant ; ou, si elle parle, c'est
autrement: avec un timbre différent, en vertu du "partage des voix" sur lequel
nous avons déjà insisté. La voix n'est "voie" que parce qu'elle est plurale ; mais
cela, nous ne le savions pas au moment du départ, ou du moins nous le savions
sur un autre mode. Barthes en propose l'illustration la plus concrète: on trouve
chez Schumann, simultanément à l'usage des indications de mouvements et
d'atmosphères "aplaties sous le code italien (presto, animato, etc.)", des
connotations "en langue vulgaire", qui ont une tout autre allure. "Rendus à une
autre langue (originelle ou inconnue), les mots de la musique ouvrent la scène
du corps" : le cercle herméneutique libère ce qu'il encercle ; ici, c'est la langue
maternelle, la Muttersprache, dont l'irruption dans l'écriture musicale signifie
"vraiment la restitution déclarée du corps, comme si, au seuil de la mélodie, le
corps se découvrait, s'assumait dans la double profondeur du coup et du
Langage". Et Barthes d'énumérer quelques-uns de ces mots typiquement
schumanniens, avec tout ce qu'ils impliquent de corporel, c'est-à-dire de
démesuré - ou de non métronomique... -: "Bewegt: quelque chose se met en
mouvement (point trop vite), quelque chose remue sans direction, comme des
branches qui bougent, comme un émoi bruissant du corps; Aufgeregt : quelque
chose s'éveille, se lève, se dresse (comme un mât, un bras, une tête), quelque
chose suscite, énerve (et bien évidemment: quelque chose bande); Innig : vous
vous portez tout au fond de l'intérieur, vous vous rassemblez à la limite de ce
fond, votre corps s'intériorise, il se perd en-dedans, vers sa propre terre; Ausserst
innig : vous vous concevez en état de limite; à force d'intériorité, dedans se
retourne, comme s'il y avait à l'extrême un dehors du dedans, qui ne serait pas,
pourtant, l'extérieur; Ausserst bewegt : cela remue, cela s'agite si fort que cela
pourrait bien craquer mais ne craque pas; Rasch : prestesse dirigée, exactitude,
rythme juste (contraire à la hâte), foulée rapide, surprise, mouvement du serpent
qui va dans les feuilles."
Le musicien se sert des mots de la tribu ; mais il les flèche différemment;
quand il les restitue au lecteur, celui-ci, s'il sait lire, c'est-à-dire écouter, s'éveille
à un sens qui n'avait jamais été là. C'est l'expérience même de l'hermeneuein. Le
titre d'une pièce pour le piano peut alors agir comme une musique; exemple: Le
Poète parle. Et rien n'interdit d'invoquer à ce propos, comme le fait Barthes, la
musicalité de la signifiance: "Rasch : cela, disent les éditeurs, ne signifie que :
vif, rapide (presto). Mais moi qui ne suis pas allemand et qui devant cette langue
étrangère n'ai à ma disposition qu'une écoute stupéfiée, j'y ajoute la vérité du
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signifiant: comme si j'avais un membre emporté, arraché par le vent le fouet vers
un lieu de dispersion précis mais inconnu." (16)
Ainsi, contrairement à ce que se flattent de montrer les sémiologues, la
musique, lorsqu'elle rencontre la linguistique, oblige celle-ci (pour autant qu'elle
se veuille rigoureuse) à changer de logique. Car "la signifiance musicale, d'une
façon bien plus claire que la signification linguistique, est pénétrée de désir. (…)
Dans le cas de Schumann, par exemple, l'ordre des coups est rhapsodique (il y a
tissu, rapiéçage d'intermezzi): la syntaxe des Kreisleriana, c'est celle du
patchwork." Une telle musique "relève donc d'une sémanalyse, ou, si l'on préfère,
d'une sémiologie seconde, celle du corps en état de musique; que la sémiologie
première se débrouille, si elle peut, avec le système des notes, des gammes, des
tons, des accords et des rythmes; ce que nous voudrions percevoir et suivre, c'est
le fourmillement des coups."
Cependant, la linguistique n'est pas la seule discipline qu'il conviendrait
de musicaliser. L'art des sons, en plus d'attirer l'attention des spécialistes
d'autres domaines, n'a pas manqué de susciter, avec des fortunes diverses, il est
vrai, le faisceau d'enquêtes hétéroclites que l'on regroupe sous le label de la
"musicologie" et qui est censé fournir "de l'intérieur", si l'on peut dire, une
connaissance immanente de son objet. Rien de plus légitime, en effet, qu'une
science de la musique à part entière... pourvu que cette part, justement, soit
entière. Malheureusement, comme le dit Barthes, "les traités de composition
sont des objets idéologiques, dont le sens est d'annuler le corps" ; et il faut en
dire autant de la majorité des discours à prétention scientifique sur la musique.
Tenir compte du géno-chant équivaudrait à bouleverser, pour commencer, la
plupart des idées reçues relativement à l'écoute et à la création des œuvres
musicales : "Il va de soi que la simple considération du "grain" musical pourrait
amener une autre histoire de la musique que celle que nous connaissons (celle-là
est purement phéno-textuelle)."
C'est en effet à partir d'un réexamen du privilège que l'on reconnaît
généralement à la phéno-textualité qu'une aperception plus exacte du
fonctionnement des procédures tonales peut être envisagée aujourd'hui - c'est-à-
dire au temps de la "postmodernité". Les indications de Barthes sont ici
particulièrement précieuses. Tout se passe en effet comme si deux modèles
distincts, mais complémentaires, ou en tout cas "concomitants", se trouvaient en
présence. "D'un côté, tout l'appareil tonal est un écran pudique, une illusion, un
voile maya, bref, une langue, destinée à articuler le corps, non selon ses propres
coups (ses propres coupures), mais selon une organisation connue qui ôte au
sujet toute possibilité de délirer. D'un autre côté, contradictoirement - ou
dialectiquement -, la tonalité devient la servante habile des coups qu'à un autre
niveau elle prétend domestiquer."
Le "fourmillement des coups" ne se donne "à l'intérieur" du cercle
herméneutique, ou du corps, qu'une fois le cercle fermé, une fois assuré le
bouclage du corps ; son effet est de faire palpiter ce cercle, ou ce corps - donc
163/514
de révéler une ouverture, une fenêtre, une clairière, là même où semblait devoir
régner la clôture et l'enfermement. "Le battement schumannien, dit Barthes, est
affolé, mais il est aussi codé (par le rythme et la tonalité) ; et c'est parce que
l'affolement des coups se tient apparemment dans les limites d'une langue sage,
qu'il passe ordinairement inaperçu (à en juger par les interprétations de
Schumann). - La "folie" de Schumann est d'abord occultée parce qu'elle assume
le masque de la convention musicale de l'époque ; mais la profondeur d'une telle
musique est en quelque sorte proportionnelle au degré de folie susceptible d'être
toléré dans cette convention même, "avant" son investissement par le
compositeur Schumann. Pour autant que la structure tonale s'autonomise et
navigue par ses propres moyens, elle rend "déjà" au corps quelques services, qui
ne sont pas menus: "Par la dissonance, elle permet au coup, ici et là, de "tinter",
de "tilter" ; par la modulation (et le retour tonal), elle peut parfaire la figure du
coup, lui donner sa forme spécifique: cela fait la boule, dit la première
Kreisleriana ; mais cela boule d'autant mieux que l'on revient à l'origine après en
être sorti; enfin, (…) la tonalité fournit au corps la plus forte, la plus constante
des figures oniriques: la montée (ou la descente) de l'escalier: il y a, on le sait,
une échelle des tons, et en parcourant cette échelle (selon des humeurs très
diverses), le corps vit dans l'essoufflement, la hâte, le désir, l'angoisse, la
lumière, la montée de l'orgasme, etc."
Otez maintenant la tonalité, déclarez-la sinistrée, remplacez-la par les
douze sons, puis par la série généralisée, puis par la composition de timbres -
vous n'en disposerez pas moins (ni, probablement, plus...) du même corps
musicien. Les musicologues de la marine à voiles imaginaient que la tonalité a
partie liée avec la nature; la musicologie plus récente montre l'inverse : la
tonalité a partie liée avec la convention. Côté corps, rien n'est perdu pour autant.
Pourquoi ? Mais justement parce que plus ça change, et plus c'est la même
chose : la fonction accentuelle dont s'acquittait historiquement la tonalité, croit-
on qu'elle a jamais fait défaut dans les musiques des "peuples sans histoire" ? Et
peut-on prétendre honnêtement qu' elle est absente dans les musiques extra-
tonales d'aujourd'hui - qui, entre parenthèses, entament depuis quelques années
non pas un retour à la tonalité, comme on le dit chez les critiques, mais un
nouveau pèlerinage vers le corps - ? La timbralité (le réseau des couleurs de
timbre), comme l'a vu Barthes, assure au corps "toute la richesse de ses "coups "
(tintements, glissements, butées, rutilances, creux, dispersions, etc.). Ce sont
donc les coups - seuls éléments structuraux du texte musical - qui font la
continuité transhistorique de la musique, quel que soit le système (lui,
parfaitement historique) dont le corps battant s'aide pour s'énoncer." (N.B. :
c'est nous qui soulignons.) - Maintenant, que les divers systèmes tiennent
compte du "fourmillement des coups" pour s'en accommoder, pour le canaliser
et tenter de s'en servir, cela se conçoit facilement : leur crédibilité en dépend.
Seulement, ils ne valent jamais que comme des compromis: ce sont assurément
des "valeurs", mais pas très sûres ; l'"évaluation", physique, toujours mobile,
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imprévisible et différenciée, gronde par en-dessous. L'essentiel réside dès lors
dans la relativisation de ces "valeurs" qui sont d'autant plus précaires qu'on les
croit "objectives", c'est-à-dire mûres pour la mainmise de la subjectivité d'un
sujet dominateur, "maître et possesseur de la nature" (et de l'art).

Le désir dont il a été question dans ces pages ne saurait évidemment se


rabattre sur une telle volonté de mainmise. Il ne constitue pas même une entité -
sauf pour le psychanalyste, qui est bien obligé de le domestiquer en
l'homogénéisant, pour construire un mécanisme explicatif cohérent. Il ne
consiste en rien d'autre qu'en un chaosmos, comme dit Deleuze, de coups. Mais
ce chaosmos est "transhistorique": comme la nature selon Hölderlin, il est "plus
temps que les temps".(17)

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Notes :

1. Sören Kierkegaard, Ou bien... ou bien.... trad. fr. F. et O. Prior et M.H.


Guignot, Paris, Gallimard, 1943, p.51, 53-54.

2. Sören Kierkegaard, op. cit., p.51, 48.

3. Sören Kierkegaard, op. cit., p.101, 104.

4. Sören Kierkegaard, op. cit., p.105.

5. Pierre Klossowski, Sade mon prochain, Paris, Le Seuil, 1947, p.147, 148,
149.

6. Sören Kierkegaard, op. cit., p.74.


Jean Wahl, Existence humaine et transcendance, Neuchâtel, La
Baconnière, 1944.
Jean Wahl, Traité de métaphysique, Paris, Payot, 1953.
Pierre Klossowski, op. cit..

7. Roland Barthes, L'Obvie et l'Obtus, Paris, Le Seuil, 1982, p.246, 222, 223.

8. R. Barthes, op. cit., p.223.


Sigmund Freud, "Conseils aux médecins", in La Technique
psychanalytique, Paris, P.U.F., 1970.

9. John Cage, Empty Words, London, Marion Boyars, 1980.


R. Barthes, op. cit., p. 255, 247.

10. Victor Zuckerkandl, Sound and Symbol, Bollingen Series, Princeton


University Press, 1969, passim.
John Cage, Silence, Middletown (Connecticut), Wesleyan University
Press, 1961, p.63

11. R. Barthes, op. cit., p.254, 238-239, 255-256.

12. Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, trad. fr.


Hildenbrand et Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962 p.53.
Pierre Fedida, "L'écho minéral" in Psychanalyse-Musique, numéro spécial
de Musique en jeu, 9, novembre 1972, p.116-118.
R. Barthes, op. cit., p. 253.

13. R. Barthes, op. cit., p.265, 268, 231, 273, 269.


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14. R. Barthes, op. cit., p.266, 267
David Michaël Levin, The Body's Recollection of Being, London,
Routledge and Kegan Paul, 1985, p.164-165.

15. R. Barthes, op. cit., p.267, 269-270, 171-272.

16. R. Barthes, op. cit., p.274-276.

17. R. Barthes, op. cit., p. 276-277, 245, 274 ;


Vladimir Karbusicky, Systematische Musikwissenschaft, München,
Wilhelm Fink Verlag, 1979, p.187-212.
Carl Dahlhaus, Grundlagen der Musikgeschichte, Köln, Musikverlag
Hans Gerig, 1967, chapitre V.
John Tilbury, in Christopher Small, Music, Society, Education, London,
Calder, 1977, p.200-203.

167/514
Chapitre 9 : Ballif le postmoderne

A l'instar du maître de vérité que fut pour lui Jean Wahl, Claude Ballif -
alias Ballif le médiateur (1)... - se défie de tous les dualismes, et notamment de
ces bipolarités dont l'esthétique a le secret. Exemple : le couple Apollon-
Dionysos. Nietzsche lui-même ne nous enseigne-t-il pas finalement la
simultanéité de l'apollinien et du dionysiaque ? Coincidentia oppositorum :
quelle que soit son attitude à l'égard de Socrate, l'auteur de La naissance de la
tragédie se rallie à "la sobria ebrietas des platoniciens" (2) ; pas d'ivresse qui ne
comporte sa part d'abstinence, et inversement.- Reste à déterminer si, par la
simple juxtaposition des deux termes en présence, on les conduit réellement à
fusionner ; autrement dit, parvient-on jamais à triompher des dualismes, à les
dépasser, à en promouvoir l'Aufhebung ou la relève ? Une dialectique est-elle
envisageable dans ce domaine ?
Question à poser à Ballif lui-même. Car le Voyage de mon oreille ne se
présente nullement comme une somme réflexive : il s'agit bien plutôt d'une
recherche ouverte, qui ne débouche sur aucun savoir absolu mais approfondit
inlassablement l'analyse des présupposés de ses interrogations. Si bien que
celles-ci ne cessent de rebondir. C'est le cas pour Apollon et Dionysos. "Le faux
dualisme entre apollinien et dionysiaque, nous confie Ballif, ne se lève que par
la pratique du métier et la lecture de ce que chacun d'entre nous entend par vrais
chefs-d'œuvre" (3). Fort bien - mais le "métier" d'une part et la "lecture" d'autre
part ne sont-ils pas deux nouveaux termes, qu'il s'agira sinon de concilier, du
moins d'apparier, pour qu'Apollon et Dionysos se rejoignent ? Comment en
avoir le cœur net ? En creusant, successivement, la signification de chacune des
deux notions - et en dévidant par là, s'il le faut, tout ou partie du fuseau. Le
"métier" , d'abord : ce n'est nullement "la récitation de sa bibliothèque" . Mais ce
n'est pas non plus "les exercices d'apprentissage pour fouetter l'absence
d'imagination ou canaliser le torrent d'idées... comme si un schéma formel allait
faire la musique !"
On devine la suite : positivement, le métier, c'est la technè des Grecs.
Laquelle n'est irréductible à quelque schème formel que ce soit que parce qu'elle
travaille à même la matière. Ballif - songeant bien sûr à Arcana - donne
l'exemple des "thèmes" de Varèse, à considérer "non pas comme breuvage de
sorcier qui coule cette forme" , mais "comme opération brute, comme travail
d'harmonieux forgeron" (4). La forme, dans ses diverses acceptions, avait déjà
été fortement ébranlée "Debussy avait très consciemment flanqué un bon vieux
coup à la vieille" . Chez Varèse, "la seule valeur" est celle du "travail" ou de
"l'œuvre" . "Comment parler de la forme en musique après lui ?"
168/514
II

L'apologie du métier implique donc une certaine distance prise à l'égard de


la forme, ou du schème formel. Est-ce à dire qu'il convienne d'admettre le
principe de l'individuation de l'œuvre par la matière ?
La force de Ballif est ici d'actualiser la question. Que signifie, pour le
musicien d'aujourd'hui, le mot "matière" ? La science est à l'ordre du jour : son
parti-pris scientiste convaincra le "spécialiste musicien" de "s'intéresser, à l'aide
de toute une paramétrie, aux quantités musicales mesurables, par les mêmes
moyens que ceux offerts par la science pour d'autres domaines" (5). Pour Ballif
comme pour Jean-François Lyotard, la pensée calculante, telle qu'elle s'est
épanouie à partir des Sériels, n'est qu'un avatar - dûment rentabilisé - du
"performatif", c'est-à-dire de la nécessité de légitimation économico-sociale. Et,
pour Ballif comme pour Adorno, la voie de 1"atomisation généralisée de l'étant"
a été frayée d'abord par la bombe atomique : "les savants aiment la matière, le
poids, la couleur, les sons... les bombes aussi, dont l'extraordinaire force peut
être connue jusqu'au millimètre cube de terre soulevée par l'explosion." (6) Avec
la "Série généralisée" , l'ère atomique s'est donné la musique qu'elle mérite. On
ne saurait cependant en rester à cet effondrement du préjugé contemporain en
faveur de la matière, au sein de la dualité de la matière et de la forme. La
déconstruction - ou la démystification - ne peut que faire tache d'huile, pour peu
que l'on s'avise (et Ballif n'y manque pas), de la précarité de la notion d'"esprit"
dans le couple matière-esprit, dont la tangence est flagrante avec le dualisme
matière-forme. Si en effet on tente d'échapper à la médiocrité dorée - sonnante
et trébuchante... - des zélateurs de la matière en troquant la forme - défunte -
contre l'esprit, on ne fait que chercher refuge dans une nouvelle bipolarité
illusoire ; et même, en abandonnant la matière, on lâche la proie pour l'ombre,
on ne se paye plus que de mots. Ballif l'énonce en toute clarté : "l'esprit est
forcément une supposition ; en effet, l'esprit sera-t-il ce qui, en moi, perçoit le
monde des sons, ma conscience du monde des sons ? Mais qu'est-ce que ma
conscience du monde des sons sinon le monde des sons, un certain monde des
sons qui est en moi, qui est moi ?"(7) Pour le musicien féru de structures "hors-
temps", comme naguère selon les réquisits l'esthétique formaliste que décrivait
Gisèle Brelet, l'esprit devrait constituer une alternative aux sujétions majeures
de l'époque, au pragmatisme ou au sensualisme ambiants comme au
matérialisme régnant ; Ballif n'y croit guère. "L'esprit, interroge-t-il, sera-t-il
l'esprit de géométrie, retranché du monde ? Mais qu'est-ce que la ligne droite
géométrique, sinon une supposition, une chose qui n'est plus, une abstraction ?
L'esprit sera-t-il l'esprit de la forme ? Mais qu'est-ce que ce discours de rêve
binaire, ternaire... ? Encore une supposition, une abstraction de plus."(8) Donc,
169/514
exit l'esprit. Pas plus que l'œuvre n'est individualisée par la matière, elle ne
s'individualise par l'esprit - l'"esprit des formes" relève de l'utopie. En ce sens,
Ballif prend bel et bien congé de l'univers platonicien (et aristotélicien), au sein
duquel l'œuvre n'était interprétable qu'en termes de représentation ou d'image
d'un existant réel ou d'une Idée. Restituer au contraire l'être à son mouvement,
c'est-à-dire à son jaillissement, c'est prendre l'initiative d'invoquer le rien qui
ouvre le chemin de ce jaillissement. "Ce qui importe n'est pas esprit, déclare
Ballif, ce n'est pas matière. L'un et l'autre sont abstraction, car l'esprit n'existe
pas à l'état pur, et la matière non plus. La réalité, c'est le mouvement. Ce qui
existe, c'est le mouvement de l'un à l'autre, plus exactement le mouvement pur
qui est changement, négation, et existence pure, tellement pure qu'elle n'est rien
d'autre que l'existence ; on peut aller jusqu'au bout : tellement qu'elle n'est
rien."(9)

III

L'œuvre jaillit sur fond de rien. Que signifie ce geyser ? Sûrement pas une
création ex nihilo. "Bach sur do, mi, soi, do, mi, simple arpège de l'accord de do
majeur, parfait ready-made, ouvre le Clavecin bien tempéré et parvient au
sublime, non par la qualité du matériel envisagé - un son, un arpège, n'est ni
beau ni laid - mais par une vérité antérieure à l'objet, déjà en forme dans la
pensée de ce musicien, et qui vient produire l'effet singulier."(10) "Vérité
antérieure" se dévoilant, se révélant, tel est l'"eurêka qui doit précéder toute
création". Du coup si "le compositeur passe pour créateur", c'est par un abus de
langage ; on mesure l'outrecuidance de ceux qui, fétichisant la création, oublient
l'eurêka inaugural / immémorial. Ballif rejoint ici la problématique
heideggerienne des trois conférences de 1936 sur L'origine de l'œuvre d'art :
pour lui comme pour Heidegger, le créateur ne saurait être "que bon jardinier
sachant greffer ses dons à l'état brut sur quelque tronc formel plein de sève.
Possédé, il doit l'être, comme l'enseigne la fraîcheur inattaquable , la marque du
chef-d'œuvre toujours printanier." (11) Heidegger l'énonçait déjà en termes
postmodernes en prononçant l'éloge de l'anonymat : "C'est justement là où
l'artiste, le processus et les circonstances de la genèse de l'œuvre restent
inconnus que l'éclat (...) de l'être-créé ressort le plus purement de l'œuvre." (12)
Ce n'est donc pas l'artiste en tant que sujet créateur qu'il convient d'exalter ; et
Ballif dit fort bien que la vérité du créé est antérieure à l'objet. Le couple dont il
faut, à ce niveau, s'affranchir, c'est la dualité sujet-objet.
En effet, de ce que "le mouvement, c'est l'esprit en tant que matière et la
matière en tant qu'esprit" (13), Ballif déduit que si le mouvement, c'est moi, et si
au même instant je le regarde, c'est que je me regarde. Ainsi, "JE me sépare
toujours de moi-même qui EST, qui existe. (...) C'est donc que le JE n'est pas en
tant qu'existence ou en tant que mouvement, qu'il ne fait pas partie du
170/514
changement incessant qui est moi-même, qu'IL N'EST PAS MOI-MEME. (...)
Ce qui est : c'est moi-même, c'est le changement, l'existence pure. Ce qui n'est
pas : c'est JE, c'est ma liberté." (14) Impossible, dès lors, d'ériger la subjectivité
du sujet en entité autonome ou autosuffisante : le centre de gravité de ce que je
suis ne se trouve pas en moi, mais hors de moi. Car dire que "ma liberté" n'est
pas, "cela ne veut pas dire absolument qu'il n'y a pas de liberté" (15), mais que
cette liberté - selon la belle expression du Jean Grenier des Entretiens sur le bon
usage de la liberté - est d'autant plus profonde qu'elle ne s'exerce pas ; ou encore,
qu'elle est "pure essence" et "point géométrique de nous-même" (16).

IV

Cette liberté, Ballif suggère - de manière apparemment parallèle au


retournement heideggerien de la liberté en vérité dans De l'essence de la vérité -
qu'elle s'enracine dans une vérité plus essentielle. A ce titre (mais sur ce point,
Ballif revient à la métaphysique), elle mérite d'être appelée Dieu : Dieu, "le plus
beau des mots", désigne aussi bien "l'autre, l'inconnu, la fleur de l'espérance",
que ce qui "est en dehors du changement, en dehors du temps et de l'espace, en
dehors par conséquent de nous-même - Vérité de fait." (17)
Et l'œuvre qui ne puiserait pas à cette source parce qu'on s'obstinerait à la
considérer comme tributaire de la volonté d'œuvrer de son auteur, il faudrait la
tenir pour relevant d'une poétique dépassée. Ballif refuse de faire dépendre la
"Vérité de fait" d'une certitude subjective, et par là il récuse Descartes, dont il
rejette le Cogito. De même, il conteste la réduction, tellement répandue à notre
époque, de l'œuvre musicale à une "production", elle-même référée à un projet
circonstanciel et intentionnel que seule la considération des "résultats" serait
susceptible de légitimer. Face à semblable instantanéisme - typique de la
modernité -, la réaction de Ballif n'est pas sans rappeler celle de Sibelius.
"Tandis que d'autres compositeurs vous apportent toutes sortes de cocktails, je
vous sers quant à moi une eau froide et pure" - cette déclaration faite par le
musicien finlandais à l'un de ses éditeurs (18) prend tout son sens si on la réfère
à la confidence émise en 1914 à propos de la Cinquième symphonie, dont
l'élaboration allait se poursuivre jusqu'en 1919 : "Dieu ouvre sa porte pour un
moment, et son orchestre joue la Cinquième symphonie."(19) L'"eau froide et
pure", d'où le compositeur la tient-elle, sinon de Dieu ? On comprend que Ballif
avoue concevoir la musique, comme "une représentation infinie, jamais
interrompue et jamais achevée, qui fonctionne sur sa propre résonance niant le
silence. Image d'éternité retrouvée à volonté grâce au sonnant et au résonant."
(20) Qu'en est-il en effet de cette "éternité" ? Se trouve-t-elle à l'opposé du
temps, en antinomie avec le temps ? - Tout au contraire, Ballif ne l'admet qu'en
tant qu' "image" , à l'horizon du temps comme tel. L'éternité, pour le musicien,
c'est la résonance du temps. Mais aussi bien sa source. Le Dieu de Ballif n'est
171/514
pas seulement celui, "conséquent", du Procès et réalité de Whitehead : la
musique elle-même fait partie des "objets éternels". Car elle "déjoue tous les
paramètres installateurs, dès qu'elle résonne à notre esprit, et dès lors réveille
notre pensée. Elle cesse d'être combinatoire dans le temps et l'espace, pour n'être
qu'omniprésence, installée aux lieux mêmes de notre propre conscience d'exister.
Ce qui a été manié me manie à son tour. Le véritable auditeur n'existe pas, il
coexiste à l'entendement." (24) Là, dans cette coexistence qui rassemble les
éléments du temps, réside le véritable "esprit de la musique".

On peut évoquer le "temps zéro" de Christian Wolff, et les applications


qu'en a faites John Cage. Si, en effet, le compositeur s'efforce de mettre le temps
de son côté, tout le temps, pourquoi privilégierait-il la seule dimension du
présent au détriment des deux autres, passé et avenir ? Ne lui faut-il pas
s'installer au contraire face au temps et donc en deçà du temps, au niveau zéro
du temps, pour éviter de se laisser entraîner dans le flux des instants présents ?
Alors, et alors seulement le temps lui livrera tous ses secrets, sans qu'il y soit lui-
même pour rien, sans qu'il ait à se préoccuper de "maîtriser" le temps. La
confrontation avec Cage - que nous ne sollicitons nullement : Ballif la suggère
lui-même (22) - permet de saisir toute la signification de cette "représentation
infinie, jamais interrompue et jamais achevée" qu'est, selon Ballif, la musique.
Elle autorise également la compréhension plénière de cette "suspension de la
liberté" à laquelle vise tout le Voyage de mon oreille, et dont le seul énoncé
suffit à placer Ballif aux antipodes de ce qu'il est convenu d'appeler le
parisianisme musical : s'il est insatisfait du "matérialisme" ambiant, s'il réclame
pour le musicien une définition de la matière qui ne fasse retomber dans aucune
des apories du type matière-forme ou matière-esprit, c'est que Ballif a le courage
de faire sien le précepte cagien de "laisser les sons être ce qu'ils sont" (23) - au
rebours des modes, à l'envers des compromissions et des compromis. Seulement,
les conséquences d'un tel choix sont, à la lettre, incalculables. On a mentionné la
méfiance de Ballif à l'égard de la "pensée calculante" de ses contemporains :
plus radicalement, le compositeur Ballif se démarque ici, maintenant, dans le
Poème de la Félicité ou le Coup de dés, de la thèse aristotélicienne du temps
comme "nombre du mouvement" . Non qu'il soit partisan de rompre avec le
mètre ou le rythme, ou de refuser toute mesure. Simplement, une temporalité
axée sur les astres ou les horloges n'épuise pas le sens du temps. Pour Ballif, si
"temps musical" et "mouvement musical" sont liés (24), ce n'est pas par le
nombre : "spatialiser le temps ce serait là faire œuvre de mécanicien ou de
physicien" (25) ; le compositeur, lui, réclame un temps "sans commencement ni
fin", donc rebelle à tout schème créationniste classique, ou encore à tout
fractionnement selon une séquence linéaire de "maintenants". Force est donc de
172/514
relativiser les perspectives : "Dans le temps musical, il n'y a pas de repos ni de
mouvement absolu, quelles que soient les conventions tonales ou antitonales" -
ce qui oblige, si l'on tient à "faire du mouvement" , à garder "un certain
statisme" (26) ; et vice-versa. "Le musicien, dit encore Ballif, considère à la fois
l'aspect mouvant des sons comme s'il était stable, pour organiser une œuvre dans
le temps, et leur aspect statique comme s'il n'était plus statique, afin d'avancer
dans sa démarche" (27) ; c'est qu'il "fait du temps, il organise un temps d'où
surgira un univers. Et le tracé de cet univers qui survit, immobile, fixé dans la
mémoire, reste en fait la musique, et qu'on veut retrouver. L'audition vécue
exige une seconde audition." (28)
On sent poindre ici une opposition, ou du moins une tension, décisive. Car
si "faire l'œuvre" c'est "faire le temps", l'œuvre mord nécessairement sur
l'avenir ; mais elle ne le peut qu'en réclamant d'être à nouveau entendue, c'est-à-
dire en invoquant une mémoire à venir - ou en évoquant une tradition… Ne
résistons pas au plaisir de citer une fois encore, à propos de Ballif, Jean
Sibelius : "C'est curieux, plus j'observe la vie et plus je suis convaincu que le
classicisme est la voie de l'avenir !" (29) Nulle imagination, si technique et
technicienne soit-elle, qui n'ait besoin, pour concrétiser ses pressentiments, de la
récollection d'une mémoire ; et cette dernière ne peut pas ne pas enter sur
l'immémorial son effort de rétrospection, de rassemblement, de lecture - au sens
fort du grec legein : ligaturer en gerbe - d'un logos - au sens non moins fort :
schème destinal, ordonnance cosmique, ordre "logique", raison organisatrice...
Que serait, après tout, Dionysos sans Apollon ?
Mais précisément, n'étions-nous pas partis, à propos de l'antinomie de
Dionysos et d'Apollon, de la nécessité de substituer à ce couple célèbre une
dualité moins voyante et plus terre à terre sans doute, mais inéluctable dans sa
quotidienneté - celle du "métier" et de la "lecture" ?

VI

Par la considération exclusive de ce que le Voyage de mon oreille nous


enseigne sur le "métier" , nous avons, en éliminant quelques dualismes, cheminé
jusqu'à la thèse de Claude Ballif sur le temps. Par l'examen, à présent, du
second terme de l'opposition, la "lecture" , nous ouvrirons peut-être la voie à un
approfondissement des présupposés de cette thèse.
Formulons, ou reformulons, d'abord, le conflit que Ballif situe au cœur de
l'œuvre musicale, et dont il estime qu'il en constitue l'ambitus : d'un côté,
l'œuvre, obtenue à force de ténacité par l'exercice d'un "artisanat furieux" ,
dévoile un monde encore inouï ; de l'autre, l'imagination ainsi mise en jeu se doit
de confirmer l'ancrage du composé dans la "raison d'être", au double sens de la
nécessité rationnelle et de la légitimation par l'appartenance à une tradition. La
formule redoutablement elliptique à l'aide de laquelle Ballif entreprend
173/514
maintenant de relativiser cette opposition mérite toute notre attention : "C'est,
dit-il, l'éternel combat entre conscience poétique, volonté intemporelle de
démiurge, et cette technique artisanale appropriée, actuelle, du faiseur d'œuvre.
Un engagement seul à seul dans cette lutte nous fait véritablement retrouver la
parole." (30)
Que signifie "retrouver la parole" ? "Parole", évidemment, est l'acception
première du grec logos et c'est - à première vue - d'un logos mousikos, de la
possibilité d'un discours musical, que parle Ballif. Il en "parle" à vrai dire de
deux manières : en tant que compositeur, dans et par ses œuvres - et il serait plus
juste ici d'affirmer que "ses" œuvres parlent par elles mêmes (31) - ; en tant
qu'exégète de sa propre création, en tant qu'auteur du Voyage de mon oreille
(32).
Toutefois, peut-être comprendrons-nous mieux ce dont il s'agit si nous
accordons un instant de réflexion au titre de l'une des conférences reprises dans
le Voyage : "l'entendu dit". "Dit" n'est nullement ici un participe passé, mais
bien la troisième personne du singulier de l'indicatif présent. Quant à l'"entendu"
c'est non seulement ce qui a été écouté, et donc, en principe, inventorié et
répertorié - par exemple, l'ensemble des "formes" de la "grande" musique mais
aussi ce qui, bien entendu va de soi et en tant que tel devrait ne plus rien avoir à
nous dire car les formes, Ballif nous l'a rappelé, se sont pour l'essentiel affadies
en "schémas formels"-. Et pourtant, selon l'exigence du titre tel que nous le
lisons, cet "entendu" nous parle à nouveau, ce déjà éprouvé, ce déjà vécu a
encore quelque chose à nous dire... Comme si la tradition musicale résistait à
l'usure du temps - alors que tout un chacun sait qu'il n'en est rien, et même que
l'art musical est constitutionnellement le plus labile de tous... D'où provient dès
lors cette solidité ? Réponse : de la façon dont le musical s'entend. De l'entente,
pour peu qu'elle lui soit consentie par l'entendement ; et pas seulement, et jamais
uniquement, par les affects. C'est qu'il s'agit "de Vérité, donc de raison." (33)
Ainsi entendue, la musique dit ; elle s'adresse à nous, elle nous apostrophe, elle
nous convoque jusqu'à elle. Son appel nous rend présents à sa présence, à une
présence qui déborde vers le futur comme vers le passé l'instantanéité de la
dimension du présent : c'est le logos de la lecture, donc du legein, qui lie et relie
de la sorte ; par conséquent, la "lecture" fait être le temps au même titre que le
"métier". Le métier de compositeur est un savoir lire, c'est-à-dire en profondeur
un savoir entendre - avec toutes les résonances, musicales et signifiantes, de
chacun de ces vocables. Et nous commençons à entrevoir comment
l'enchaînement des deux termes permettra de dissoudre l'antinomie : par
l'enracinement mutuel de chacun des termes dans l'autre. Par leur
enchevêtrement. Par leur entrelacs.

VII

174/514
Reste à tirer l'enseignement pratique, concret, d'une telle poétique de la
temporalité aujourd'hui. Professeur d'analyse, Ballif composait ; professeur de
composition - on sait qu'il a succédé à Olivier Messiaen au Conservatoire
National Supérieur de Musique de Paris -, il compose toujours, tout en
analysant ! Tant il est vrai que la "pratique du métier" , la poétique au sens strict,
ne se dissocie jamais dans les faits de la "lecture" - et de la poétique au sens
large. Concernant plus particulièrement l'itinéraire de Ballif, il est significatif
que la fidélité du compositeur et de l'analyste à l'Introduction à la Métatonalité -
à la fois méthode d'investigation et matrice pour l'invention - ne se soit, au fil
des ans et des œuvres, jamais démentie. "Métatonalité", cela signifie en effet,
vis-à-vis du couple tonalité-atonalité, simultanément un approfondissement et un
dépassement - exactement comme les dualismes matière-forme, ou sujet-objet,
exigent, dans le Voyage, d'être pris en compte et relativisés, afin d'être mieux
compris et contournés… Mais le sens simplement temporel du méta de
"métatonalité" ne doit pas pour autant être sous-estimé. Jean Wahl, que nous
avons salué au seuil du présent texte, avait coutume, en guise d'introduction à
son cours de métaphysique, de rappeler que "métaphysiques" étaient les cours
qu'Aristote avait professés meta ta phusika, "après" (temporellement parlant) les
cours sur la physique. Que la métatonalité de Claude Ballif surgisse "après" la
tonalité comme "après" l'atonalité, donc à l'issue du déploiement du système
tonal et de son effondrement, cela ne fait aucun doute. Mais la métatonalité n'en
garde pas moins, avec la tonalité et son histoire, un rapport de contemporanéité :
"métatonales" sont, par définition, les compositions tonales auxquelles serait
refusée toute possibilité de développement si on les cantonnait dans la clôture
d'une "gamme diatonique par surcroît tempérée" ; "métatonales" sont aussi bien
les pièces atonales qui parviennent à surmonter "l'isolationnisme du pur objet
catalogué dans une série de douze sons" (34). Que le "vrai mouvement" soit
"forcément métatonal, ou, ce qui revient au même, méta-atonal" (35), cela ne
renvoie pas à la conception aristotélicienne du temps comme mouvement, mais
au fait qu'en régime tonal, il existe des possibilités d'attraction distinctes de
celles qui se profilent dans la seule dimension du présent ou de la linéarité
séquentielle des divers "maintenants" : la métatonalité ouvre sur le possible et
dispense de l'inféodation à l'immédiatement disponible ; du coup, loin de
dynamiter la tonalité, elle la dynamise. Et symétriquement, le compositeur
anxieux de jamais contrôler complètement la totalité du matériel sonore -
comme en témoigne l'exigence de l' "harmonie complémentaire" décrite par
Adorno - préférera admettre indifféremment l'occurrence immédiate de
l'ensemble des sons manquant à sa panoplie, plutôt que de voir disparaître une
parcelle de son autorité ; il n'hésitera donc pas à vouer les sons à l'émiettement.
A cet esprit de calcul - qui ne compte guère cependant au delà de douze - et à sa
boulimie de totalisations, Ballif oppose l'ironie d'une poétique de la défectivité -
les onze sons de la gamme métatonale restituent l'univers non-tonal à
l'imprévisibilité et à la surprise, parce qu'ils l'accordent à la spontanéité du
175/514
jaillissement du temps. Les sons n'ont plus besoin d'être nivelés, d'être supposés
égaux - l'égalité des dimensions du temps, l'équitemporalité, suffit.
Conséquence : l'effacement de toute téléologie. "La métatonalité, écrit Ballif, ne
donne pas un but (exposition d'une tonalité - modulation vers une autre, puis une
autre, etc.), mais une tournure d'esprit vers un but envisagé seulement comme
possible" , "une volonté insatiable de mouvement sonore à l'état libre, car les
pôles entre lesquels joue le mouvement restent partiellement indéfinis" ; et de ce
fait, elle autorise "les transpositions et les mélanges simultanés de
transpositions" - jusqu'à, "pourquoi pas ? mélanger plusieurs musiques (Mozart,
Ives, Berg)." (36)

VIII

Arrêtons-nous sur cette dernière phrase. Elle ne peut aujourd'hui que nous
paraître extraordinairement prémonitoire : ce qui s'y annonce (et ce que la
clairvoyance de l'analyste Ballif décrypte comme s'annonçant chez Mozart, chez
Ives, chez Berg), c'est bel et bien la poétique de l'anachronisme et de la
confrontation généralisée des styles, telle qu'elle déferle actuellement sur
l'ensemble des arts postmodernes. Si l'on est en effet convenu, de regrouper
sous le sigle - discutable, mais commode - de la postmodernité le gros des
tentatives d'émancipation à l'endroit de la pensée calculante des Modernes, il est
clair qu'à l'architecture aseptisée de Mies van der Rohe répond la pasteurisation
sérielle d'après 1945, et qu'au "retour à Las Vegas" , c'est-à-dire à la
"complexité" et à la "contradiction" selon Venturi, correspond en musique la
déconstruction pluraliste inaugurée par Cage, mais dont Ballif a su, dès l'époque
de l'Introduction à la métatonalité, dégager le sens rigoureux. Ballif ne recule
pas devant le "chaos" ou le bruit de fond (37); mais s'il constate que "Les beaux
yeux de la modernité, son charme de miroir aux alouettes nous invitent très
gracieusement à faire fi des plus belles conceptions classiques" (38), il
diagnostique une surdité volontaire. Ce qui n'a rien de surprenant : la musique
"moderne" se trouve entre les mains de ces "professeurs de structures" qui
n'œuvrent que "par abstraction et généralisation" . Et ce ne sont pas les
historiens qui rétabliront le cap : placez-les devant une sonate, ils n'auront de
cesse qu'ils n'aient raccordé cette sonate "à un système uniforme de sonates qui
aurait défini une fois pour toutes la réalité, l'ordre et le "programme" de la
sonate" (39). Qui dépassera, dès lors, le ressassement de cette nouvelle et
dernière antinomie, celle des modernistes et des passéistes ? Réponse : Ballif
lui-même, Ballif le postmoderne. "Pour moi, dit-il, je chasse toute idée portant
sur le genre "sonate" , pour redécouvrir là, sur ma table de travail, écrite et
achevée, la sonate, celle que j'attendais, celle qui - après d'autres oubliées - est
pour moi la première."(40)

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Notes

1. Titre de l'article que nous lui consacrions dans le numéro spécial de la Revue
Musicale qui lui avait été dédié en 1968 (n° 263).

2. Claude Ballif, Voyage de mon oreille, Paris, U.G.E., 1979, p. 280. Toutes les
citations sans autre référence renvoient à cet ouvrage.

3. p. 281.

4. p. 283.

5. p. 292.

6. p. 292.

7. p. 293.

8. p. 293.

9. p. 293.

10. p. 45.

11. p. 272.

12. Martin Heidegger, "L'origine de l'œuvre d'art" , in Chemins qui ne mènent nulle
part, trad. fr. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 51.

13. p. 294.

14. p. 295-296.

15. p. 296.

16. p. 297.

17. p. 297-298.

18. Cf. Marc Vignal, Jean Sibelius, Paris, Seghers, 1965, p. 140.

19. Cf. Marc Vignal, op. cit., p. 43.

177/514
20. p. 191.

21. p. 192.

22. p. 191.

23. Cité p. 191.

24. p. 150.

25. p. 154.

26. p. 153.

27. p. 160.

28. p. 161.

29. Cf. Marc Vignal, op. cit., p. 173.

30. p. 38.

31. Cf. p. 291: le compositeur comme "non-analyste" .

32. Il est symptomatique que le Voyage n'évoque jamais directement telle ou telle
composition de son auteur.

33. p. 63.

34. p. 123.

35. p. 122-123.

36. p. 124.

37. p. 159-160.

38. p. 37.

39. p. 66.

40. p. 66.

178/514
Chapitre 10 : Musique, expression, liberté

1 Le paradoxe de l'expression

La notion d'"expression" recouvre bien des acceptions historiquement


distinctes. Généralement, on l'emploie dans le sens "subjectiviste" qu'a légué le
XIXe siècle, et selon lequel il est normal qu'un compositeur nous parle de lui-
même dans sa musique. On écarte ainsi le sens "objectiviste" en honneur au
XVe siècle, lequel stipulait que les affects étaient pourvus d'assez de réalité pour
qu'un musicien puisse les "imiter", c'est-à-dire les dépeindre, sans trop engager
son "moi" dans cette affaire. Mais qu'est-ce qui motive ce passage de l'objet au
sujet? L'idée que les sons véhiculent de façon tout à fait privilégiée les
sentiments, parce qu'ils en seraient les "signes naturels". Il suffirait donc à celui
qui souhaite atteindre à une certaine originalité d'exhiber "ses" sentiments, ou les
sentiments qu'il feint d'éprouver "par lui-même", pour que sa musique soit
reconnue comme naturelle, et se trouve de ce fait immédiatement légitimée. Il
n'empêche : que les sentiments non seulement puissent, mais – en toute logique
– exigent d'être feints, cela jouxte l'impudeur. La meilleure façon, pour un
compositeur qui se respecte, de tirer son épingle du jeu, sera de se décharger du
fardeau de l'expression sur l'interprète : ce dernier, si la partition s'orne d'un con
espressione, "s"'exécutera volens nolens. Aussi le critique qui s'imagine que le
musicien étale sa vie privée dans son oeuvre tombe-t-il dans le piège : il n'a pas
compris que le "moi' est ce que le compositeur se compose en premier pour lui
même (et plus exactement encore: pour n'être pas lui-même...). A ces
constatations somme toute assez obvies, Carl Dahlhaus a suggéré d'ajouter le
paradoxe suivant, sur lequel il convient, semble-t-il, de s'arrêter: s'il est
parfaitement normal que l'interprète désireux d'émouvoir son public soit lui-
même ému (Hanslick, le pape des formalistes, l'admettait volontiers), en
revanche le compositeur se voit contraint, chaque fois qu'il oeuvre en se référant
à l'expressivité, de se plier à deux sollicitations éminemment contradictoires.
D'une part, l'expression, afin de passer pour "originale", doit éviter de se répéter:
synonyme de nouveauté, elle se discréditerait à perpétuer le déjà-là. D'autre part,
ne serait-ce que pour se laisser identifier et se faire homologuer comme telle,
elle a besoin de revendiquer une certaine stabilité et de paraître appartenir à un
certain passé : le musicien expressif cultive la formule, il est l'homme des tics et
des kits. Une telle aporie est proprement inéluctable(1).

2 Adorno, liberté, désespoir

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Pour peu que l'on choisisse de durcir cette inéluctabilité et de s'y
cantonner : on obtient la charte de ce qui s'est déployé au XXe siècle, de 1905 à
1935 environ, sous le label d'"expressionnisme". En peinture, en littérature, ce
mouvement a défrayé la chronique. Mais les diverses définitions qui en ont été
proposées, dues en général à des historiens férus d'exactitude, en ont souvent
affadi la teneur. Rien de semblable ne saurait être cependant reproché à un
philosophe aussi exigeant qu'Adorno, qui s'est tenu, en ce qui concernait la
musique, aussi près que possible de la chose même, en s'aidant il est vrai de la
dialectique : "Depuis qu'elle existe, la musique a eu le caractère d'une
protestation, élevée - fût-ce d'une façon impuissante contre le mythe et le destin
- contre la mort elle-même. Et elle conserve ce caractère antimythologique
même si, dans une situation de désespoir absolu, elle fait de ce dernier son
affaire propre. Si la musique ne peut garantir que ce qui serait différent existe,
aucune note ne peut non plus se dispenser de le promettre. La liberté même est
pour elle une nécessité immanente. C'est son caractère dialectique."(2)
On pourrait se demander cependant si Adorno a vraiment cru, pour sa part,
à sa propre définition, et si ce n'est pas pour se donner le change à lui-même
qu'il invoque le bon vieux Deus ex machina qu'est finalement la dialectique. Car
en un premier temps la pars destruens de son œuvre se veut, certes, hautement
contestataire : "tel qu'une véridique et malheureuse Cassandre"(3), il ne cesse de
dénoncer les avanies que la société de son temps inflige à la musique nouvelle,
que ce soit en imposant une régression généralisée de l'écoute, en assujettissant
la création à des mots d'ordre bureaucratiques, ou en la pliant, sous le couvert
d'une légitimation pseudoscientifique, à des exigences de rentabilité suspectes.
Pourtant à bien lire la Philosophie de la nouvelle musique, on se prend à douter
du caractère de "nécessité immanente" de la "liberté" que chaque note serait
censée "promettre". Car on ne voit pas que le compositeur de "grande" musique
puisse jamais se soustraire à l'"impuissance" dont l'esprit bourgeois l'affecte
quasi automatiquement. Tout en faisant mine de reconnaître le bien-fondé de
l'évolution historique vers l'expressivité, Adorno démantèle au fil des pages
l'"expressionnisme subjectif", soupçonné à tout instant de sombrer dans la
réification. La musique se devrait d'autant plus d'être utopique, que la situation
dans laquelle elle se trouve paraît le lui interdire ; et pourtant elle ne peut se
permettre de vouloir l'être, car la consolation qu'elle viserait alors ne pourrait
qu'être fausse.
Mais s'il en est ainsi comment quoi que ce soit pourra-t-il jamais changer?
Confronté, en somme, au paradoxe de l'expression, Adorno n'en retient que le
double bind ; il en appelle au caractère salvateur d'une éventuelle dialectique
émancipatrice, mais nourrit à l'égard de celle-ci des doutes finalement
insurmontables. Pour lui, même si, en un premier temps, le nouveau permet
d'envisager la possibilité concrète de l'amélioration de l'état de choses existant, il
est clair qu'il ne saurait, dans un second temps, échapper à la compromission ; si
bien que la liberté est à la fois nécessaire et impossible. Pour brillante qu'elle
180/514
soit, la définition adornienne de l'expressionnisme demeure par conséquent
formelle.

3 Bloch, utopie, héritage

Radicaliser le dilemme de l'expression, c'est donc peut-être se borner à


faire un sort au lieu commun selon lequel sitôt que l'avant-garde s'empare du
pouvoir, elle vire en arrière-garde. Oui, mais pourquoi s'être enfermé dans ce
lexique militaire ? Une interprétation différente n'est-elle pas envisageable, qui
montrerait dans la musique considérée non pas sous le seul aspect de l'avant-
garde, c'est-à-dire de la quête de nouveauté à tout prix, caractéristique du
modernisme, mais dans toutes ses dimensions, la part de l'expression en tant que
puissance d'émancipation et de désenclavement ? Cette conception, qui ne se
congestionne pas sur la seule époque présente mais prend en compte aussi bien
le passé, et cela en fonction d'une vision d'avenir, s'est développée tout au long
de la carrière philosophique d'Ernst Bloch, à partir des deux versions de L'Esprit
de l'utopie (1918 et 1923), et en passant notamment par le recueil Héritage de ce
temps (1935).
De tels titres sont déjà révélateurs (tout comme le sera le choix, par
Adorno, de l'intitulé Philosophie de la nouvelle musique). En adoptant
successivement la perspective de l'"utopie" et celle de l'"héritage", Bloch, tout
en reconnaissant la simultanéité des dimensions temporelles de l'expression,
laissait se creuser la tension entre dimensions hétérogènes, voire le disparate de
la dissimultanéité des différentes couches de temps en cours de tuilage
(Ungleichzeitlichkeit) ; et plutôt que de se laisser accaparer alternativement par
chacun des deux éléments, "progrès" et "mémoire historique", ce qui n'eût pas
manqué, comme chez Adorno, de figer le débat, il s'efforçait dès le départ de
prendre sur les deux ensemble une vue cavalière, c'est-à-dire de s'élever
d'emblée au niveau de la totalité. Or ce geste, si caractéristique de la manière de
Bloch, Adorno se l'était une fois pour toutes interdit, dès lors qu'il avait cru
pouvoir, dans les Minima Moralia, répliquer à la formule hégélienne "Le Vrai
est le Tout" par celle-ci : "Le Tout est le Faux". Qu'il faille une certaine audace
pour oser situer ainsi le Faux antérieurement au Vrai, et une certaine ténacité
pour défier, en plus de Hegel, Spinoza, en risquant une affirmation du genre
Falsitas index sui, et veritatis, qui en disconviendrait ? Mais à la réflexion, n'en
faut-il pas tout autant, voire plus encore, pour affirmer le Vrai en tant que Tout,
au départ, sans le faire reposer sur rien ? En ce sens, il y a du Spinoza chez le
jeune Bloch regroupant les chapitres essentiels de L'Esprit de l'utopie sous le
label "Philosophie de la musique" (et non pas "de la nouvelle musique"). Que
signifie en effet un tel intitulé, si l'on convient de le prendre dans toute sa
rigueur ? Le génitif ("de la musique") est ici subjectif: c'est "la musique" qui, par
elle-même, posée dans sa totalité et donc dans sa vérité première, "philosophe",
181/514
et nullement tel ou tel philosophe qui, de l'extérieur, "s'exprimerait sur" la
musique (ce qui reviendrait à faire dépendre cette dernière de quelque point de
vue autre, ou antérieur). Mais alors, et si c'est bien la musique qui "s'exprime",
la puissance fondamentale que l'ouvrage décèle au cœur du musical, à savoir
l'expression, devra elle-même être considérée comme "subjective" sua sponte, et
nullement comme un ajout, ou un emprunt, ou le résultat d'une greffe. Pour le
Bloch de L'Esprit de l'utopie, l'expressivité n'est pas une pièce rapportée dans la
musique, mais le ressort de la "subjectivité" profonde de la musique au sens fort
du sub-jectum, c'est-à-dire du sous-jacent ou de la substance. L'"héritage" dont
se réclamera Bloch ne sera donc nullement celui du subjectivisme des
Romantiques, ni non plus celui de l'objectivisme du XVIIIe siècle, mais bien
plutôt celui, "utopique" en un sens radical, premier, de la substance spinoziste.
Et c'est du côté de Spinoza qu'il faut se tourner si l'on tente de redonner un sens
au vieux mot d'"expression".

4 L'attente, le temps

S'il s'agit donc de renouer avec une vérité première, ce ne peut être qu'à la
condition que ce geste apporte quelque chose de neuf : toute première qu'elle
soit, la vérité en question ne saurait se trouver déjà là, offerte et disponible.
L'audace d'Adorno consistait à situer le Faux avant le Vrai ; nullement éclipsée,
celle de Bloch revient à demeurer fidèle à un Vrai qui n'existe pas encore. Cette
dernière attitude, outre qu'elle ne se recommande d'aucun cynisme, a le mérite
de la clarté: elle permet de faire l'économie de questions inutiles, du genre "tenir
que le Faux précède le Vrai, est-ce ou non dire vrai ?"
Mais elle n'est pas tombée du ciel. Il faut, pour en saisir l'éclosion,
remonter à Hegel. Soucieux de déterminer quelle valeur accorder à celles des
philosophies du passé qu'il confrontait avec son propre système, Hegel leur en
reconnaissait une, mais seulement relative – celle de représenter des étapes, des
degrés de développement inachevé sur son chemin de pensée. Face à l'absolu,
bien sûr, leur valeur ne pouvait être, en fonction même de leur caractère relatif,
que nulle : du fait qu'elles avaient cessé d'exister dans la réalité, il était
désormais exclu que l'on en héritât. Quand, par la suite, Marx s'avisa de
"remettre Hegel sur ses pieds", il le purgea de son idéalisme, de façon que tout
vînt à dépendre de la matière et non plus de l'"esprit". L'absolu une fois exorcisé,
l'idée d'un "héritage" d'ordre précisément spirituel redevenait envisageable. Que
les substructures économiques sur lesquelles avait autrefois reposé l'art grec
aient définitivement disparu, nul n'en doutait ; l'important était que la
"superstructure grecque" ait survécu : après tout, le prolétariat n'avait rien à
perdre à se frotter au Parthénon. – C'est ici que Bloch entre en lice. Ce sera pour
constater que le renversement de Hegel auquel s'est livré Marx a eu pour effet,
non seulement d'abattre l'absolu en faisant place nette pour le relatif, c'est-à-dire
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pour ce qui, étant sujet à génération et corruption, peut éventuellement faire
l'objet d'un héritage ; mais encore et surtout, d'ouvrir sur une dimension
d'ebullitio, de "bouillonnement" de la matière elle-même, qui apparaît désormais
comme en attente de son devenir et de son avenir, et cela sur un plan que l'on
peut qualifier de temporel au sens profond, pour ainsi dire destinal,
transhistorique, du terme. Je recopie ici, en guise de preuve, un passage éloquent
de l'avant-propos pour l'édition de 1951 des Eclaircissements sur Hegel,
auxquels Ernst Bloch donne le titre global de Sujet-Objet :
"Qu'elles ne puissent avoir de fin, voilà ce qui fait grandes les
grandes œuvres. Sans doute celle de Hegel croit s'achever, mais c'était là
un faux-semblant idéologique. Le monde avance, il avance dans l'effort et
l'espoir, et avec lui aussi avance la lumière de Hegel. Installée sur la plus
haute cime de son temps, toute grande pensée porte aussi son regard sur le
suivant, et même à l'occasion sur toute la suite des temps humains. Elle
contient quelque chose qui touche à l'avenir: dans son essentiel
questionnement quelque chose d'impayé, dans ses tentatives de réponse
quelque chose d'inacquitté. Cet inacquitté est le substrat philosophique de
l'héritage culturel ; et il l'est d'autant plus que jaillit, plus frais, un nouveau
substrat d'héritage culturel. Pareil héritage appartient à l'avenir de la
philosophie, non à sa seule histoire (...) Hegel niait l'avenir, aucun avenir
ne reniera Hegel."(4)

Selon Bloch, en découvrant que les infrastructures matérielles sont, en fait,


mouvantes, labiles, et qu'elles se délitent plus rapidement que l'esprit, Marx a
ouvert la voie à une géologie transcendantale axée sur l'intuition d'une
temporalité multiple et à plusieurs vitesses; il devient alors nécessaire
d'inventorier les différentes allures auxquelles défilent les strates
civilisationnelles d'une période historique donnée. Comme chaque niveau
évolue selon son agogique propre, l'ensemble est assimilable à un contrepoint
rythmique linéaire. Mais peut-il y avoir contrepoint sans harmonie ? Un peu à la
manière dont Bachelard suggère que le temps de l'instant poétique délinéarisé
court-circuite les détours de la prosodie pour jaillir à la verticale, Bloch observe
que le passé héritable, qui s'inscrit habituellement dans notre présent, peut aussi
contenir en profondeur un avenir encore inaccompli. Des entrailles de la matière,
rien ne naît d'un coup, et même tout est peut-être encore à venir. Tout c'est-à-
dire aussi le Vrai - est en attente. A commencer par Hegel...

5 La séquence, le destin

Que le schème du "futur antérieur" ainsi esquissé trouve à s'appliquer de


façon privilégiée dans l'art, on s'en assurera aisément en précisant le rôle que
joue l'attente dans l'économie de n'importe quel récit. On connaît la définition de
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la "séquence" chez Roland Barthes : "Une séquence est une suite logique de
noyaux, unis entre eux par une relation de solidarité ; la séquence s'ouvre,
lorsque l'un de ses termes n'a point d'antécédent solidaire, et elle se ferme
lorsqu'un autre de ses termes n'a plus de conséquent."(5) S'appuyant sur cette
idée, Derrick de Kerckhove a soumis à un examen critique rigoureux l'assertion
jadis professée par Malraux, selon laquelle l'art serait un "anti-destin" :
"Les trois Parques sont la première chaîne de montage, expertes
dans la gestion de la durée : Clotho dévide, Lachesis mesure, et Atropos
coupe le fil du destin. Trois figures du temps, trois figures aussi de
l'écriture, le fil du récit, son articulation, et son interruption. On croit
toujours que les Parques symbolisent la rigueur du destin, mais c'est le
contraire, elles représentent plutôt le don d'un destin individuel attribué à
chaque homme, grâce, précisément, au contrôle sur le temps, à la gestion
de la durée, de sa durée, d'abord sur le mode symbolique dans l'écriture, et
ensuite, sur le mode pratique, dans l'existence. Il s'agit, bien entendu,
d'une gestion globale de la durée, fondée sur une fonction cardinale, peut-
être LA fonction cardinale de la narration littéraire, l'attente. La durée du
récit – et de la narration – est prise dans son ensemble; (...) à l'intérieur,
les noyaux fonctionnels, les écarts ou retards ou détours de l'action, ne
sont que des figures de l'attente. La gestion de la durée dans le texte est
l'organisation de séquences marquées par un temps d'ouverture des
fonctions et un temps de clôture."(6)

Le destin est donc ce qui doit être assumé : il ne consiste en rien d'autre
qu'en cette "relation de solidarité" dont parle Roland Barthes, et qui fait que
s'occuper du passé n'a de sens que si l'on vise un certain futur. Cela invite à
pondérer l'exigence d'émancipation à l'endroit du destin, qu'Adorno situait au
cœur de la musique ; non que la libération soit elle-même un mythe, mais elle
devient possible justement si on lui laisse ses chances, et si, plutôt que de
fétichiser l'enlisement dans la catastrophe, on accepte l'idée que l'art est en
mesure d'aider à l'accomplissement des promesses passées. Dans la perspective
d'Ernst Bloch, il est parfaitement loisible de concéder, par exemple à Adorno,
que nous vivons un déclin ; mais à la condition de saisir que le déclin, même
quand il tourne à l'échec, est la propédeutique de l'utopie et non pas l'inverse.
Telle est en effet la pierre de touche du fléchage du temps : s'affranchir de la
représentation de l'unité et de l'inaltérabilité des séquences passées, c'est peut-
être consentir à décomposer et fragmenter l'œuvre d'art, cela ne veut pas dire la
détruire. Que l'inachèvement et le morcellement de la société qui reçoit
l'héritage soit un état de fait, cela ne suffit pas pour dénier que dans sa chute,
notre époque garde en réserve le ressort de l'ascension future. Le
"désœuvrement" et le non finito comme ayant à jouer un rôle peut-être décisif
dans le processus libérateur, ce thème parcourt l'ensemble de l'odyssée
philosophique d'Ernst Bloch, dont le dernier grand ouvrage, l'Experimentum
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Mundi de 1975, attire à nouveau l'attention sur le fait fondamental que "l'échec
rappelle le souvenir du but, souvent il le renforce et se dresse ainsi contre la
résignation. On est loin de cette acceptation passive, de cette confirmation du
statisme propres à une métaphysique qui serait justement celle de l'échec,
comme c'est le cas chez Adorno, pour qui toute utopie succombe à la négativité
de ce qu'elle vise."(7)

6 Le montage

Derrick de Kerckhove, dans le passage ci-dessus mentionné, découvrait,


s'amorçant avec la division du travail temporel entre les trois Parques, "la
première chaîne de montage". Un tel raccourci eût certainement comblé l'Ernst
Bloch des années trente, celui qui dans l'avant-propos qu'il rédigeait à Locarno
en 1934 en vue de l'édition d'Héritage de ce temps, posait la question : "La
bourgeoisie en déclin, dans la mesure même où elle est en déclin, apporte-t-elle
des éléments à la construction du monde nouveau, et, le cas échéant, quels sont
ces éléments ?"(8)
Car la réponse à cette interrogation était positive, et Bloch indiquait, au
premier rang de ces éléments, le montage. Mais il prenait soin de préciser que
"la classe dominante en déclin produit ou libère elle-même des éléments qui ne
lui appartiennent pas du tout."(9)
Et le montage était, à n'en pas douter, l'un d'entre eux, car il
"arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du
temps des parties qu'il réunit en figures nouvelles. Ce procédé n'est
souvent que décoratif, mais c'est souvent déjà une expérimentation
involontaire, ou, quand il est utilisé sciemment, comme chez Brecht, c'est
un procédé d'interruption, qui permet ainsi à des parties fort éloignées
auparavant de se recouper. Ici, grande est la richesse d'une époque à
l'agonie, d'une étonnante époque de confusion où le soir et le matin se
mêlent dans les années vingt. Cela va des rencontres à peine ébauchées
du regard et de l'image jusqu'à Proust, Joyce, Brecht et au-delà. C'est une
époque kaléidoscopique, une "revue"."(10)

De même, évoquant "les forages transversaux de la philosophie de Walter


Benjamin... dans les ruines significatives de chefs-d'œuvre qui s'écroulent",
Bloch n'hésitait pas à faire l'éloge du "montage de façon médiate", c'est-à-dire en
tant que cherchant à frayer de nouveaux "passages" à travers les choses : "cette
manière a tout le caractère négatif du vide, mais elle a aussi, de façon médiate,
ce caractère peut-être positif : transporter des ruines dans un autre espace qui
s'oppose au contexte habituel. Le montage dans la bourgeoisie déclinante
exprime le vide du monde de celle-ci, monde rempli des étincelles et des

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coïncidences d'une "histoire des phénomènes", d'une phénoménologie qui n'est
pas la bonne mais qui peut le cas échéant servir de creuset à la bonne."(11)
Or, quelle serait, pour Bloch, une "bonne" phénoménologie ? Elle doit
pouvoir se laisser appréhender précisément à partir des indices que fournit
l'usage expressionniste du montage. Le transfert des "ruines" au sein de cet
"autre espace" qui "s'oppose au contexte habituel" a au moins le mérite d'attirer
l'attention sur l'aspect disparate, "kaléidoscopique", de la rencontre, dans
l'instant, d'éléments hétérogènes, appartenant à des séquences distinctes et dont
le rassemblement ne peut s'effectuer que sous le signe de la non-
contemporanéité ou de la dissimultanéité (Ungleichzeitlichkeit). Un instant ainsi
distendu ou déchiré ne peut être qu'incertain, opaque, obscur. De quoi est-il
donc le négatif, sinon d'une équitemporalité (Gleichzeitigkeit) certes
parfaitement utopique, mais qui constitue son horizon obligé ? Or ici tout se
renverse. Car l'absolu, Marx l'a exorcisé chez Hegel : l'horizon utopique ne
saurait subsister éternellement identique à lui-même, en sorte qu'il ne peut pas
ne pas se réaliser. C'est ce que montre un passage essentiel du Principe
Espérance :

"rien ne va plus à l'encontre de la certitude utopique qu'une utopie


engagée dans une course sans fin ; l'aspiration infinie tourne à vide, elle
s'emballe dans une folle poursuite qui mène à l'enfer. Tout comme il faut
q'un arrêt vienne mettre fin à la succession des instants fugitifs et des
plaisirs momentanés, il faut aussi que le présent prenne la place de l'utopie
ou du moins que celle-ci renferme du présent in spe ou du présent
utopique ; ce à quoi il faut aboutir en fin de compte, lorsque plus aucune
utopie ne sera nécessaire, c'est à l'Etre semblable à l'utopie. Le contenu
essentiel de l'espérance n'est pas l'espérance ; c'est justement par son refus
de voir celle-ci déçue qu'il est Etre-là non distancé, qu'il est présent.
L'utopie n'est à l'œuvre qu'en considération du présent qu'elle veut
atteindre, et le présent ultime, qui est la non-distance recherchée en fin de
compte, rayonne à l'horizon de toutes les utopies encore lointaines."(12)

Il en résulte qu'une phénoménologie "qui n'est pas la bonne", comme celle


de Husserl, dès lors qu'elle fait droit à la description, même ébauchée, de
l'équitemporalité (et tel est le cas pour les Leçons sur la conscience interne du
temps), mérite d'être prise au sérieux : "Husserl lui-même pourrait nous
apprendre la vérité"(13) parce qu'il a thématisé le "pouls" des moments, et donc
leur discontinuité, en termes de processus, se rangeant par là du côté de Hume et
de Hegel (ainsi, ajouterai-je, que le faisait Bachelard) plutôt que de Bergson et
de William James – ce qui lui permettait de fonder sa thèse sur le fait qu'un
"Maintenant" se constitue à l'aide d'une impression et qu'à celle-ci vient
s'accrocher un prolongement fait de rétentions, et un horizon fait de
protentions.(14)
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7. Passage à la phénoménologie

Dans la ligne de ce que Bloch reconnaissait lui-même quant à l'homologie


de ses idées sur le temps avec celles de Husserl, plusieurs commentateurs ont
noté, à propos de la Gleichzeitigkeit, une convergence frappante avec Heidegger
(l5). Assurément, ce qui, chez Bloch, relève de l'utopie ne saurait se confondre
avec ce qui chez Heidegger, appartient à l'"authentique". Mais le correctif que
propose Le Principe Espérance, à savoir que l'utopie est nécessairement
"concrète" ou réalisable, en appelle à une proximité encore plus marquée entre
les deux doctrines. Ne faudrait-il pas considérer que le "processus" blochien,
tant qu'on le réduit, "selon la conception d'un mécanisme réifié", à un simple
"assemblage" de moments, demeure figé dans l'"inauthentique" ? Au contraire,
dès qu'on lui restitue sa respiration ou, au sens hégélien, son "pouls", c'est-à-dire
son articulation en équitemporalité, il s'"authentifie" en se projetant vers sa
réalisation. La distance entre "assemblage" et utopie concrète, c'est au "montage,
de façon médiate", de la combler. L'expressionnisme apparaît alors comme
médiatisant l'expression utopique - et celle-ci est justiciable d'une
phénoménologie euphémisante, portant témoignage de ce que pourrait être (et de
ce qu'"est" déjà, mais au niveau de la promesse, ou de ce que j'ai appelé le "futur
antérieur") une expression plénière, en déploiement intégral.
Cette phénoménologie de l'expression sinon accomplie, du moins en
genèse, Heidegger l'aurait sans doute élaborée, s'il était resté phénoménologue
au sens de Husserl au lieu que de se frayer à toute force - en essartant et sarclant,
émondant et débroussaillant - un chemin incertain vers l'Etre. Et Merleau-Ponty,
trop tôt disparu, l'a laissée en chantier. Elle a vu le jour, cependant, dans l'œuvre
d'un philosophe dont on a parfois signalé la connivence avec Ernst Bloch (16) :
Mikel Dufrenne.
Elle s'installe dès que l'auteur de la Phénoménologie de l'expérience
esthétique se met en devoir de distinguer, au sein de l'œuvre d'art, entre "monde
représenté" et "monde exprimé". L'œuvre qui se borne à représenter peut bien
copier le réel, elle n'atteint pas vraiment à un monde, parce qu'elle ne livre sur
celui-ci que des informations parcellaires, ne débouchant que sur une
"cosmologie négative", placée sous le signe de l'indétermination et de l'indéfini.
De même que, selon Bloch, l'"utopie infinie" tourne à vide, de même selon
Dufrenne la représentation "pure" ne peut ouvrir que sur "ce qui toujours se
dérobe et ne peut être totalisé". Mais aussitôt la question se profile :
"d'où vient que nous puissions parler d'un monde si nous sommes
voués à ce désarroi infini, toujours renvoyés d'objet en objet ? Il faut bien
que nous tenions de quelque source l'idée d'une totalité possible, d'une
unité de cet indéfini. Or, dans le monde objectif que la science cherche à
maîtriser, on peut penser que l'idée de cette unité vient du principe même
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d'unification : si bien que ce qui assure l'unité du monde – ce qui permet
de penser un monde – c'est que toutes choses sont également soumises
aux conditions de l'objectivité ; ce qui détermine l'indéterminé c'est au
moins ceci, qu'il est indéfiniment déterminable. Est-ce là vraiment la
source de l'idée de monde (...) ? Ce sont les œuvres manquées celles qui
n'offrent qu'une représentation incohérente – qui s'en remettent à
l'entendement du soin d'ordonner les éléments qu'elles proposent. Les
œuvres véritables, même si elles déconcertent l'entendement, portent en
elles le principe de leur unité, d'une unité qui est à la fois l'unité perçue de
l'apparence lorsque l'apparence est rigoureusement composée, et l'unité
sentie d'un monde représenté par l'apparence, ou plutôt émané d'elle, de
sorte que le représenté signifie lui-même cette totalité et se convertit en
monde."(17)

On pourrait donc se demander si même dans le domaine de la


connaissance, ce n'est pas "le monde exprimé qui aimante le monde
représenté"(18): l'expression se verrait alors reconnaître une fonction quasi
démiurgique, débordant les frontières de l'expérience esthétique comme telle. Je
laisserai de côté ce problème, non sans rappeler que Mikel Dufrenne a lu
Spinoza avec au moins autant d'assiduité que Bloch. En ce qui concerne l'art, le
"principe d'unité" vient en tout cas de la capacité de l'œuvre à signifier "non
seulement en représentant", mais "à travers" la représentation, "en manifestant
une certaine qualité que le discours ne peut traduire, mais qui se communique en
éveillant un sentiment. Cette qualité propre à l'œuvre ou aux différentes œuvres
d'un même auteur, ou d'un même style, est une atmosphère de monde. Comment
est-elle produite ? Par l'ensemble dont elle émane: tous les éléments du monde
représenté, selon le mode de leur représentation, conspirent à la produire."(19)
Le monde de l'expression n'est donc unitaire que parce qu'il est unique. Et
c'est la puissance du singulier que de faire tache d'huile. Bloch s'ingéniait,
s'agissant du montage expressionniste, à dépister les "figures nouvelles"
engendrées par le jeu des combinaisons entre fragments, entre éléments
d'emprunt, entre lambeaux plus ou moins ruiniformes ; il invoquait, entre autres,
le surréalisme, de Max Ernst à Aragon, et faisait un sort au caractère ornemental
ou décoratif de résultats trop souvent inégaux, parce qu'obtenus au petit bonheur,
au gré, faute de mieux, d'une "expérimentation involontaire". Dufrenne, lui va
droit à l'expression la plus intense, sans s'arrêter au phénomène situé et daté de
l'expressionnisme ; et il s'attache à en faire ressortir les traits saillants,
quelquefois en des termes qui ne seraient nullement déplacés pour évoquer une
utopie quasi réalisée :
"Versailles nous parle par la rigueur de son tracé, l'équilibre élégant
de ses proportions, le faste discret des ornements, la couleur tendre de la
pierre ; cette voix pure et mesurée dit l'ordre et la clarté et ce qu'il y a de
souverain dans la politesse lorsqu'elle compose même le visage des
188/514
pierres, et comment l'homme, se grandit et s'assure par la majesté qui
résonne en lui réprimant toute passion dissonante comme un accord
parfait. Et les environs – le parc, le ciel et jusqu'à la ville – que le palais
annexe et esthétise, tiennent le même langage : le décor est comme une
basse qui porte la voix claire des monuments."(20)

8 L'expression comme intégration

Comme le prouve l'exemple de Versailles, l'expression telle que la conçoit


Mikel Dufrenne est contagieuse. Autrement dit, ses contours sont indécis, ce qui
interdit toute saisie du dehors, toute sommation stricte, et même toute
appréhension analytique. C'est qu'elle relève de la seule "logique du sentiment".
Bref, elle se veut "totalité interne".
Que faut-il entendre plus exactement par ce vocable ? Le contraire de
l'exactitude des historiens. Il y a quelques années, Jean-Claude Piguet faisait
valoir l'utilité d'une telle notion pour interpréter Spinoza. Les exégètes de ce
philosophe ont en effet à cœur de l'enfermer dans un dilemme redoutable : ou
bien le Dieu de l'Ethique, sans être lui-même un être, se situerait au-dessus de
tous les êtres, et il en assurerait l'unité du dehors (solution "hénologique", néo-
platonicienne et juive, faisant intervenir une théologie négative) ; ou bien Dieu
est l'Etre des êtres, c'est-à-dire l'unité de ces êtres, par lesquels il se trouve
constitué du fait même qu'il les constitue (solution "ontologique" ou
"métaphysique"). Dans le premier cas, l'unité des êtres est acquise par division ;
dans le second, les attributs constituent Dieu par composition. Or, le XVIIe
siècle s'efforce de rendre convertibles composition et division, ce qui revient à
ne reconnaître qu'une seule procédure, celle de l'extension. Spinoza, n'ayant eu
en somme d'autre choix que de composer ou de diviser, rejoindrait l'orthodoxie
cartésienne de l'"extensivité" ou de la totalité externe (21).
On oublie toutefois, lorsqu'on fait ainsi rentrer Spinoza dans le rang, que
des pans entiers de sa philosophie obéissent à une norme non pas d'extensivité,
mais d'intensivité, et que cette dernière renvoie à une totalité interne qui ne se
laisse réduire ni à la division, ni à la composition, ni par conséquent à leur
convertibilité. Ainsi, les corps, qui comprennent des parties "extensives" et des
parties "intensives", sont, en extensivité ou extériorité, des modes reliés entre
eux selon la connaissance du deuxième genre, c'est-à-dire composés ; en
intensivité ou intériorité, ce sont des modes de la substance. Piguet illustre cette
différence en faisant remarquer que le chirurgien qui me coupe le bras opère "en
extensivité" un bras parmi d'autres, tandis que "mon bras", avant d'être coupé, ne
fait qu'un avec ma substance, donc avec la totalité "intensive" de mon corps, et
me procurera une fois coupé l'illusion des amputés : ce ne sera jamais "un" bras
"entre autres". Et de manière analogue, Spinoza considère la durée mesurable
comme extensive; la durée intensive, vue "de l'intérieur", c'est l'éternité. Que
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signifie ici l'éternité? La durée en tant qu'elle m'est assignée une fois pour
toutes : "ma" durée, dans sa singularité ou son essence ; irréductible, donc, à
toute mesure - et qui peut, à ce titre, être "exprimée" comme la totalité interne
qu'elle est: sub specie aeternitatis. Ainsi que l'énonce Jean-Claude Piguet,
"Il en va ici comme en musique: les diverses parties d'une
symphonie peuvent toujours être détachées du tout par l'analyste, puis
recollées les unes aux autres dans l'espoir de reconstituer la symphonie
entière. (...) Mais "sous l'espèce de l'éternité", la plus petite partie d'une
symphonie est, comme chez Leibniz, une "monade" qui exprime le tout:
la totalité de la symphonie est déjà contenue dans l'exposition du premier
thème - ou alors, c'est que l'auditeur ne sait pas vraiment écouter (selon le
«troisième genre» de la connaissance !)."(22)

Paradoxalement, donc, par son inexactitude même, l'expression, totalité


interne mobile et désenclavée, communique à ce qu'elle investit la plus resserrée
des cohérences: c'est que le monde dans lequel elle s'épanche lui est entièrement
homogène et consubstantiel, et qu'elle s'y est insinuée et répandue comme une
"atmosphère"(23). Monde de type "einsteinien" ("à la fois fini et illimité"), et
qui s'ouvre "plutôt en intension qu'en extension". Si la description de Mikel
Dufrenne en appelle à la "profondeur", c'est parce qu'elle revendique la
remontée à l'origine: les dimensions du monde esthétique "défient la mesure,
non parce qu'il y a toujours plus à mesurer, mais parce qu'il n'y a pas encore à
mesurer: ce monde n'est pas peuplé d'objets, il les précède, il est comme une
aube où ils se révèlent, où se révéleront tous ceux qui sont sensibles à cette
lumière, ou, si l'on préfère, tous ceux qui peuvent se déployer dans cette
atmosphère."(24)

9 Pré-apparaître, n'être pas encore

Le monde exprimé, monde de l'expression achevée, est donc


simultanément le monde du non finito, où s'esquisse ce qui sera - sans pour
autant être déjà. L'expression a un but, un horizon d'attente, un "objectif" ; mais
comme nul objet constitué n'est encore là, cet "objectif" peut aussi bien être dit
"pré-objectif". La phénoménologie de l'expérience esthétique nous renseigne
sur ce que sera son objet, et non sur cet objet, parce que celui-ci n'existe pas
encore. Surgissant, l'objet esthétique fait jaillir un espace et un temps qui lui
sont propres ("selon son être", dit Mikel Dufrenne), mais qui - dès lors que lui-
même n'est pas "encore" – sont pré-objectifs : surpris "à leur racine". Déjà, dans
le réel,
"en cherchant à saisir l'expression, nous décelons un monde non
peuplé, qui n'est encore que promesse de monde ; l'espace et le temps que
nous pouvons y trouver ne sont point structures d'un monde constitué,
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mais qualités d'un monde exprimé qui prélude à la connaissance. (...) Mais
c'est surtout le temps, dont l'objet esthétique fait apparaître dans son
expression la forme préobjective. Il y a (...) une durée propre de l'objet
musical qui est toujours mouvement; et ce mouvement est aussi un
mouvement de l'âme fascinée par le son, prise dans une certaine
atmosphère ; le temps objectif n'est encore qu'un moyen extérieur à l'objet
de faire apparaître cette temporalité intérieure d'un monde sans objet, sans
repère, et pourtant si reconnaissable et si impérieusement offert."(25)

Les descriptions de Mikel Dufrenne consonent ici presque mot pour mot
avec l'interprétation qu'Ernst Bloch donne des Leçons de Husserl dans Le
Principe Espérance. Commentant en effet l'analyse husserlienne de la
perception du mouvement, Bloch insiste sur le caractère lacunaire et discontinu
("moment par moment") de 1"appréhension-en-tant-que-maintenant" (Als-Jetzt-
Erfassen) qui, conjoignant impression, rétention et prétention (donc les trois
empans du temps), permet que se constitue "la phase actuelle du mouvement lui-
même" ; ce Maintenant (Jetzt) n'est pas encore temps, mais racine-de-temps
sans laquelle aucun écoulement ne se donnerait à percevoir.
"Aucun courant n'est concevable, voire dialectiquement
compréhensible, sans ce "Maintenant" intérieur à son temps, qui n'est
même pas temps lui-même, mais bien ce "quelque chose de singulier",
pour reprendre le terme de Platon, duquel jaillit le temps (non seulement
la conception du temps) du courant réel du mouvement, et dans lequel le
mouvement est lui-même uni au repos agité. Platon, qui, mieux que James
et Bergson, a compris ce qu'était la continuité discontinue, a pour cette
raison résolument mis l'instant (to exaiphnès, le soudain) en évidence. Cet
instant apparaît ici comme moment du passage entre le mouvement et le
repos, le repos et le mouvement: "Car le repos ne passe à rien d'autre aussi
longtemps qu'il repose, pas plus que le mouvement ne passe au repos, tant
qu'il se meut ; mais l'instant, ce quelque chose de singulier, se trouve entre
le mouvement et le repos, sans faire lui-même partie du temps, et c'est en
lui, à partir de lui, que ce qui est en mouvement passe au repos et que ce
qui est en repos se met en mouvement" (Parménide, 156 d-e). Et
finalement - si l'on considère que le courant s'écoule vers une embouchure
(le repos) - la teneur du projet de Faust comme celle, apparentée, de la
mystique, repose sur une conception de l'instant qui n'a rien d'abstrait.
"Arrête-toi, tu es si beau !" : voilà qui doit pouvoir être dit à l'adresse de
l'instant conçu comme instant suprême et à celui de la plénitude totale,
instant stable, durable, qui dans la mystique de Maître Eckhart est prôné
comme étant le "Nu" (nunc stans) de la perfection. Ainsi, toutes ces
déclarations, aussi divergentes soient-elles entre elles, se rejoignent dans
la reconnaissance d'un Maintenant réel s'opposant au courant abstrait des
vitalistes."(26)
191/514
Il n'empêche qu'à l'époque de l'expressionnisme - dont Bloch considère
que, si loin qu'il ait cheminé vers une épiphanie de l'expression achevée, celle-ci
ne pouvait lui être accessible que de façon obscure, indirecte - l'instant du
Maintenant demeure virtuel. Pour ne prendre qu'un seul exemple, celui de
l'Ulysse de Joyce, le diagnostic de Mikel Dufrenne apparaît, du point de vue
blochien, parfaitement fondé : dans la mesure où s'y fait jour "une temporalité de
l'atmosphère qui émane du style propre du récit et qui est indépendante du temps
de l'histoire, (...) le rythme de l'Ulysse de Joyce est infiniment lent alors que
l'action se déroule en vingt-quatre heures."(27)
C'est que l'exprimé n'y est pas entièrement lui-même, il tient
"inévitablement" au représenté, et la durée s'en ressent : elle dépend de la façon
dont "les personnages représentés vivent le temps" ; si bien que "c'est le temps
de Bloom, cette façon de vivre sans avenir dans un univers inconsistant dont la
seule vérité est dans un passé plus légendaire qu'historique qu'on raconte sans le
répéter, c'est ce temps qui éclaire le rythme du roman." (28)
C'est à une conclusion tout à fait analogue que parvenait Bloch dans
Héritage de ce temps. Tout se passe comme si la modernité avait subrepticement
viré en postmodernité au fur et à mesure que le roman déroulait ses volutes, et
imposait une lecture au microscope ou plus que lente: moléculaire.
D'une part, Joyce est un maître de l'expressivité, et il a su, selon Bloch,
prodigieusement distiller la lenteur:
"Protée, le Pêle-Mêle de la nature en fermentation, apparaît aussi
comme le patron de cette fin du monde, et une seule et unique journée, le
flux d'une seule journée, redonne un lit au dieu de la nature, de sorte que
le monde six fois millénaire de l'histoire, avec ses antres, ses putains de
bordel irlando-syriennes, ses viscères de pierre, son Jésus brenneux, ses
sceptres, ses petites annonces et ses queues devant les magasins, resurgit
dans l'espace de ce jour unique et ordinaire."(29)

D'autre part, le discours joycien se dilue en d'innombrables digressions :


"Même le monde d'Ulysse est devenu dans l'art de Joyce la salle des pas perdus
en miniature, la marche en biais d'un temps présent explosif et explosé, parce
que quelque chose manque aux hommes, à savoir l'essentiel : le visage humain
et le monde qui le renferme."(30)

10 L'art et le "carpe diem"

On ne saurait pour autant minimiser ce qui, au delà des connivences


évidentes, paraît propre à constituer une divergence entre le Dufrenne de la
Phénoménologie de l'expérience esthétique et l'"ontologie du n'être-pas-encore"
chez Bloch : tout se passe comme si l'art tel que l'envisage Dufrenne avait d'ores
192/514
et déjà livré, dans ses plus hautes manifestations, ce que Bloch ne cesse pour sa
part d'invoquer comme l'objet de l'"Espérance", et dont il juge certes inévitable
l'avènement, mais sans pouvoir accorder qu'il a déjà eu lieu. L'accord qui vient
d'être constaté entre les deux penseurs à propos de Joyce ne semble pas démentir
cette différence. Car, tout en concédant que le temps représenté est un "temps-
objet qui n'est plus du temps", alors que le temps exprimé est une "qualité de
monde" qui éveille chez le spectateur "une promesse de temps", Dufrenne
poursuit son raisonnement en suggérant de comparer la relation de l'exprimé et
du représenté à "celle de l'a priori et de l'a posteriori". Or cela revient bien à
réactiver l'enchevêtrement de la protention et de la rétention dans le Maintenant
de la temporalité selon Husserl ; mais ce Maintenant est, du coup, posé comme
diaphane : il se situe exactement à la jointure du possible et du réel, de l'exprimé
comme "possibilité du représenté" et du représenté comme "réalité de
l'exprimé"(31). Rien de plus naturel que cette réciprocité, mais du point de vue
de Bloch, nul doute que la "nature" à laquelle la phénoménologie selon
Dufrenne se réfère comme à "l'"origine ne soit elle-même à venir, ce qui conduit
à reconsidérer la notion d'"objet esthétique". Quand Dufrenne infléchit son
propos vers l'idée d'une primauté de l'exprimé, celui-ci étant par exemple
"comme l'âme du monde représenté qui serait son corps" (32), il incline du côté
de la "promesse de temps", c'est-à-dire d'une définition du temps de l'œuvre
comme préobjectif, et rejoint Bloch – d'autant que cette accentuation "pré-
objectiviste" équivaut à homologuer une relative disqualification (au sens strict)
du temps représenté, donc l'obscurité de notre conscience du temps. Quand, en
revanche, l'équilibre entre l'exprimé et le représenté tend à se rétablir, c'est bien
l'"objet esthétique" que le phénoménologue vise, et s'il assume la délicate
identification du pré-objectif et de l'objectif, c'est peut-être par excès de
générosité ou d'optimisme. Si l'on adopte la perspective blochienne, on estimera
sans doute que Dufrenne a raison en droit, mais non en fait - et qu'une
relativisation historique est indispensable. Bloch, en tout cas, se refuse à
légitimer l'expressivité au nom de la "transcendance du Dasein", comme le fait
Dufrenne s'appuyant sur le Heidegger de Qu'est-ce que la métaphysique ? afin
d'étayer sa métaphore favorite de l'œuvre d'art comme "quasi-sujet" :
"Heidegger dit que "l'étant ne pourrait, d'aucune façon, se
manifester, s'il ne trouvait l'occasion d'entrer dans un monde", et que c'est
par la transcendance du Dasein que se réalise cette Urgeschichte. On
pourrait dire que pareille aventure arrive à l'objet représenté, et prêter à
l'objet esthétique quelque chose comme la transcendance du Dasein :
exprimer, c'est se transcender vers un sens, et la lumière de ce sens, la
qualité de l'atmosphère, fait surgir un visage nouveau de l'objet." (33)

A une telle transcendance, qui se veut transparence du transparaître, Bloch


oppose une double fin de non-recevoir; celle, d'abord, de l'opacité du corps, qui
entrave la prise de conscience :
193/514
"Reste enfin le pouls, qui exprime le caractère d'intermittence
instantanée de la conscience, ou qui est plutôt sa formulation corporelle.
C'est à l'exemple de cette pulsation que l'instant psychique est éprouvé
dans le martèlement de son "Maintenant", dans sa précipitation vers
l'avant, dans la transitivité de tous les instants. Toutefois rien de plus ne
ressort encore de cette immédiateté et les moyens de la conscience ne
dépassent pas le point où l'instant vécu peut être reconnu et désigné
comme obscur."(34)

Et surtout, la translucidité du transcender demeure un vœu pieux tant que


l'histoire n'a pas tranché dans le vif de l'Urgeschichte. "A cela s'ajoute le fait
déterminant qui a jusqu'ici fait déborder le problème (hors) des limites de la
psychologie: l'obscurité de l'instant vécu reflète en fait l'obscurité de l'instant
objectif. Ainsi donc que la non-possession-de-soi (Sich-nicht-Haben) de cet
élément temporel intensif qui ne s'est pas encore déployé dans le temps et (dans)
le processus sous forme de contenu manifeste. Ce n'est donc pas ce qui est le
plus éloigné, mais bien ce qui est le plus proche, qui baigne encore dans
l'obscurité totale, précisément parce que c'est ce qu'il y a de plus proche, de plus
immanent ; c'est dans cette proximité immédiate qu'est le nœud de l'énigme de
l'existence."(35)

Que nul "élément temporel intensif" ne soit "encore réellement présent",


que nul ne vive "vraiment", c'est-à-dire en ayant autre chose "qu'un avant-goût
ou qu'un arrière-goût", Kierkegaard ne l'enseignait-il pas, lui qui en "anti-maître
du carpe diem", réclamait une prise de possession authentique de l'instant, mais
voyait celle-ci rabattue sans relâche sur la vulgarité du "stade esthétique" ?
Rares, pour ne pas dire rarissimes, sont ceux qui, à la façon de Goethe, ont "saisi
l'instant, qu'ils façonnaient, sous l'angle de son contenu historique", et atteint à la
lucidité d'un carpe diem authentique,
"rares sont les exemples d'une telle présence, d'une telle prise de
conscience d'un moment passant par ailleurs inaperçu : moment transitoire,
riche d'un motif des plus fertiles, carrefour de médiations aux
ramifications lointaines entre le passé et l'avenir, point de rencontre enfoui
au cœur même du "Maintenant" opaque. C'est une lueur soudaine, suivant
non pas le cours horizontal de l'histoire mais tombant verticalement, qui
frappe alors l'immédiateté, de sorte qu'elle semble presque médiatisée,
sans pour autant cesser d'être immédiate, d'être une proximité d'une
extrême densité. (...) En dehors de cela le seul état dans lequel apparaisse
le nunc est sa non-présence (Nicht-Da), et même l'ici de cette non-
présence constitue une zone de silence à l'endroit précis où se joue la
musique. C'est pour cette raison que non seulement l'existera mais surtout
le sujet de l'existera, autrement dit la force dynamisante et en fin de
compte le contenu de l'existant lui-même, est encore plongé dans
194/514
l'incognito. Seul le carpe diem total pourrait avoir une influence
déterminante et faire que l'actuel-existant et son environnement contigu,
temporel et spatial, ne soit rendu ni trouble ni pénible par la proximité
dans laquelle se trouve encore cette difficulté d'expérience immédiate.
Mais les instants s'égrènent encore sans qu'on perçoive leur son et sans
qu'on les distingue, leur présent est tout au plus au seuil de sa présence
qui n'est pas encore parvenue au niveau de la conscience, qui est encore
en devenir."(36)

11 Le libre, le synchrone et le bel aujourd'hui

La problématique de l'expression, telle qu'il en a été rendu compte dans


les pages qui précèdent, relevait dès le départ de l'utopie. Et celle-ci était
centrée sur l'impossibilité de se décider en faveur d'un compromis quelconque
dans le domaine temporel : ce qui était en jeu dans le "paradoxe de l'expression",
c'était le conflit insoluble entre le passé et l'avenir - médiatisé toutefois par une
"volonté de s'en sortir" qui témoigne chez les artistes d'une ardeur créatrice à
laquelle il est parfois difficile, pour un philosophe, de faire écho. Une formule
de Jean-Paul, que cite Bloch, résume ce qui a été dit: "Le présent est enchaîné au
passé comme autrefois certains prisonniers à des cadavres, tandis que l'avenir le
tiraille à l'autre extrémité ; mais un jour il sera libre."(37)
Or en quoi pourrait consister, pour le musicien d'aujourd'hui qui se veut
moderne à part entière, l'émancipation du présent ?
Une anecdote - presque une fable - due à l'un des auteurs mentionnés
précédemment, Derrick de Kerckhove, peut aider à suggérer une réponse. Ayant
eu l'occasion d'assister à quelques cérémonies au cours desquelles des moines
tibétains ponctuaient, à intervalles plus ou moins réguliers, ce qui était sans
doute une méditation au moyen de la tintinnabulation de clochettes, de
Kerckhove, instruit de certaines pratiques bouddhistes, se persuada dans un
premier temps du caractère d'admonestation de ces sonorités, dont il était sans
doute fait usage pour prévenir, chez les méditants, toute velléité de sommeil. En
écoutant plus attentivement, il en vint à une tout autre conclusion : après
chacune des attaques, le son avait tendance à s'estomper en s'évasant, en
sculptant de ses harmoniques un espace à chaque fois inédit, et dont le frayage
équivalait à la dilatation de l'intérieur de l'oreille. L'impression était celle de
l'ouverture d'une porte sur un monde sonore existant, mais sous-entendu
jusqu'alors ; simultanément, la respiration s'apaisait , un plus grand calme
s'installait, et la rumeur des psalmodies ambiantes s'ordonnait selon les lignes de
force de quelques harmoniques larges synthétisant l'ensemble de
l'environnement. Les clochettes piégeant l'il y a ne "réveillaient" pas les moines,
elles inversaient plutôt la structure figure/fond du champ audible, à la manière
de ce "bruissement de la langue" dont Roland Barthes avait jadis évoqué, dans
195/514
un texte en hommage à Mikel Dufrenne, le pouvoir d'intercession(38). Révélant
la plénitude acoustique perpétuellement offerte, mais jamais inventoriée pour
elle-même, le son des clochettes tibétaines
"serait celui d'une ouverture à ce monde du présent sonore. C'est un
fait que, même s'il est toujours à notre disposition, on n'y entre pas
n'importe comment. Il y a quelque chose qui nous en empêche. Quelque
chose comme une pensée qui se trouverait en avant du front, et qui
mettrait les deux oreilles à son service, qui obligerait les sons à s'identifier
avant d'être admis au sein de cette pensée, qui éliminerait d'office ceux
qui n'auraient pas une tâche spécifique à accomplir au service de cette
pensée."(39)

L'idéal de la libre expression, en honneur dans la musique européenne


depuis la faillite du système sériel et la généralisation de la composition
électronique, pourrait s'interpréter comme le défi que les musiciens ont lancé, à
partir des années soixante, à cette "pensée en avant du front" qui s'était efforcée
de rationaliser la création et l'avait, il est vrai, au moins partiellement
embrigadée. Avec les pièces '"silencieuses" de Cage, une manière de procéder
"expérimentale" a vu le jour, qui ressemble à l'audition des clochettes tibétaines
en un double sens. D'abord, selon l'empirisme le plus "radical" qui se puisse
concevoir, elle ne prédétermine aucun résultat, mais préserve rigoureusement
l'identité à soi du matériau qu'elle utilise, ce qui vaut à celui-ci de maintenir sa
particularité. Ensuite, loin de cultiver systématiquement le non-sens, elle laisse
opérer l'order from noise principle comme source d'un sens non prémédité : elle
n'interdit pas plus la mélodie qu'elle ne rejette le "non musical". Elle retrouve
dès lors l'esprit du montage expressionniste à propos duquel Eisenstein avait
remarqué en 1938 que "Deux morceaux de pellicule, n'importe lesquels, mis
bout à bout, se combinent inévitablement, et de leur juxtaposition résulte une
qualité nouvelle."(40)
Si bien que le tout, loin d'être – ou d'être seulement – la somme de ses
parties, diffère de celle-ci ; et qu'à la limite, il n'est pas "plus" que cette somme,
tout en en étant différent : "car additionner est ici un procédé dénué de sens,
alors que totaliser a tout son sens."(41)
Libérer le présent, c'est donc, à l'écoute des moines tibétains comme de
n'importe quelle "grande" musique, donner la priorité non pas à un
"cognitivisme" de style cartésien, c'est-à-dire à une pensée calculante
exclusivement soucieuse de totalités en extériorité, mais plutôt à un
"connexionisme" de type leibnizien, qui, étant au moins pour une part affaire de
plis et de replis, procède aussi par totalisations internes(42). La théorie
leibnizienne de l'expression, qui assigne à la monade d'"exprimer" la totalité de
l'univers comme à l'univers de ne "s'exprimer" que par la monade, situe les deux
termes sur le même plan ; les sinologues considèrent la monadologie comme une
version occidentale de la logique de l'"interpénétration sans obstruction entre
196/514
principe et phénomène", que Fatsang, patriarche de la secte bouddhiste Hua-yen,
a développée dans la Chine du VIIe siècle et qui, transmise par Suzuki lors de
ses cours de 1948-1949 à l'Université Columbia, a fourni à John Cage de quoi
justifier le court-circuit que ses premières partitions infligeaient aux règles de
l'harmonie classique. Quels qu'aient été les détours historiques ou
géographiques de sa provenance, la liberté d'expression dont Cage - disciple de
l'expressionniste Schönberg - s'est trouvé être l'héritier, et qu'il a contribué à
populariser, se devait en somme de revendiquer ce que le critique allemand
Heinz-Klaus Metzger a appelé l'"utopie de la pantonalité". A la linéarité du
développement traditionnel, définie comme "la détermination du matériau en
accord avec des attentes inférées de ce qui précède", il s'agissait en effet de
substituer des structurations temporelles non-linéaires qui, conformément à
l'exigence blochienne de l'"utopie réalisée" de la Gleichzeitlichkeit,
détermineraient le matériau "en accord avec des attentes provenant de principes
régulateurs d'une pièce ou d'une section entière"(43), c'est-à-dire relevant d'une
totalité interne. Tel était, en tout cas, l'enjeu théorique d'un carpe diem
susceptible d'autoriser le désenclavement de la présence du présent. Et, dans le
même élan, la résolution du paradoxe de l'expression. Avec, en prime, la
constitution d'une postmodernité musicale parfaitement viable: irréductible à une
submodernité (44).
Cette postmodernité – que l'on est fondé à orthographier par conséquent
en parenthétisant le préfixe: celui-ci n'a plus lieu d'être "ex-primé" -, cette
(post)modernité, donc signifie l'identité de la musique et de la liberté.

197/514
Notes

1. Cf. Carl Dahlhaus, Esthetics of Music, transl. William W. Austin,


Cambridge, The Cambridge University Press, 1982, p. 23-24. (Original
allemand : Musitästhetik, Köln, Musikverlag Hans Gerig, 1967).

2. Theodor Wiesengrund-Adorno, Quasi una fantasia, trad. Jean-Louis


Leleu, Paris, Gallimard, 1982, p. 168 (chapitre sur Stravinsky). (Original
allemand : Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1963).

3. Guido Morpurgo-Tagliabue, L'Esthétique contemporaine, une enquête,


trad. Marguerite Bourrette-Serre, Milano, Marzorati éd., 1960, p. 351.

4. Ernst Bloch, Sujet-Objet. Eclaircissements sur Hegel, trad. Maurice P.


de Gandillac, Paris, Gallimard, 1977, p.10. (Original allemand :
SubjektObjekt. Erlaüterungen zu Hegel, Frankfurt am Main, Suhrkamp
Veriag, 1962).

5. Roland Barthes (S/Z), cité par Derrick de Kerckhove, La Civilisation


videochrétienne, Paris, Retz, 1990, p.55, note.

6. D. de Kerckhove, loc. cit., ibid.

7. Ernst Bloch, Experimentum Mundi, trad. Gérard Raulet, Paris, Payot


1981, p.116. (Original allemand : Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag,
1975).

8. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot 1978,
p.8. (Original allemand : Erbschaft dieser Zeit, Frankfurt am Main,
Suhrkamp Verlag, 1935).

9. E. Bloch, op. cit., p. 9.

10. E. Bloch, loc. cit., ibid.

11. E. Bloch, op. cit., p.211.

12. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, trad. Françoise Wuilmart, Paris,


Gallimard, 1976, t.1, pp. 377-378 (2e partie, chap. 20, Résumé... :
L'utopie : elle n'est pas un état permanent... ) (Original allemand : Das
Prinzip Hoffnung, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1959).

198/514
13. Bloch, op. cit., p. 351 (Encore une fois l'obscurité de l'instant vécu; Carpe
diem).

14. Edmund Husserl, Zur Phänomenologie des ihneren Zeitbewusstzeins,


1928, S. 476. Cité par E. Bloch, Foc. cit., ibid.

15. Cf. en particulier Gianni Vattimo, Arte e utopie, Corso di Estetica


dell'anno 71-72, Torino, Litografia Artigiana M. & S., 1972; Remo Bodei,
Multiversum. Tempo e storia in E. Bloch, Napoli, Bibliopolis, 1979 ;
Graziella Berto, L'attimo oscuro. Saggio su E. Bloch, Milano, Ed.
Unicopli, 1988.

16. Cf. Richard Kearney, Poétique du possible, Paris, Beauchesne, 1984.

17. Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, Paris,


Presses Universitaires de France, 1953, t. 1, pp. 233-234.

18. M. Dufrenne, op. cit., p. 233.

19. M. Dufrenne, op. cit., p. 235.

20. M. Dufrenne, op. cit., p. 237.

21. Cf. Jean-Claude Piguet, Le Dieu de Spinoza, Genève, Labor & Fides,
1987, pp. 55-56.

22. J.-Cl. Piguet, op. cit., p. 69-70.

23. M. Dufrenne, op. cit., p. 240.

24. M. Dufrenne, op. cit., p. 239.

25. M. Dufrenne, op. cit., pp. 241-242.

26. E. Bloch, op. cit., p. 352 (cf. note 13).

27. M. Dufrenne, op. cit., p .242.

28. M. Dufrenne, op. cit., p .243.

29. E. Bloch, Héritage... cit., pp .226-227.

30. E. Bloch, Héritage... cit., p. 231.


199/514
31. M. Dufrenne, op. cit., p. 244.

32. M. Dufrenne, op. cit., p. 248.

33. M. Dufrenne, op. cit., p. 247.

34. E. Bloch, Le Principe... op. cit., p. 352 (cf. note 13).

35. E. Bloch, Le Principe... op. cit., ibid.

36. E. Bloch, Le Principe... op. cit., pp. 354-355.

37. Jean-Paul, cité par E. Bloch, op. cit., p. 377 (cf. note 12).

38. Cf. Gilbert Lascault éd., Vers une esthétique sans entraves, Mélanges
offerts à Mikel Dufrenne, Paris, U.G.E., 1975, pp. 239-242.

39. Derrick de Kerckhove, op. cit., pp. 16-17.

40. S. M. Eisenstein, "Montage 1938", in Le film, sa forme, son sens, Paris,


Bourgois, 1976, pp. 214-216.

41. Kurt Koffka, cité par S. M. Eisenstein, loc. cit., ibid.

42. Cf. l'interprétation de Gilles Deleuze, citée et commentée par René Berger,
"Science et Art: le nouveau Golem", Diogène, 1990, n°152, pp. 128-129.

43. Ces définitions sont de Jonathan D. Kramer, "Temporal Linearity and


NonLinearity in Music", in J. T. Fraser & al., éd., Time, Science and
Society in China and the West, Amherst, The University of Massachusetts
Press, 1986, p. 126. Sur le rôle de l'attente dans la perspective ouverte par
la philosophie d'Ernst Bloch, on pourra également consulter la superbe
mise au point de Pierre Bouretz, "La musique : une herméneutique des
aspects d'attente ?", Rue Descartes, n°21, septembre 1998, pp. 45-60
(Musique, aspects et narrativité, textes recueillis par Danielle Cohen-
Lévinas).

44. On ne peut en effet que souscrire à la démarche audacieuse de Gérard


Raulet, montrant comment la postmodernité, en habilitant ce qu'il
appelle une "poétique de l'histoire", se situe sur le "terrain de la
démocratie". Cf. les pages inspirées qu'il consacre à cette question dans sa

200/514
Chronique de l'espace public, Utopie et culture politique (1978-1993),
Paris, L'Harmattan, l994 (notamment les p. l47-193).

201/514
Troisième partie
Musique et transcendantalisme

202/514
Chapitre 11 : De Thoreau à Charles Ives

Peut-être n'y a-t-il pas d'auteur dont John Cage - que le Times consacrait
deux ans avant sa mort, donc en 1990, comme le plus grand compositeur du
XXe siècle - se soit réclamé avec autant de ferveur, que Thoreau. Ce n'est pas
que Thoreau ait défrayé la chronique en tant que musicien : le critique F.O.
Matthiessen mentionnait qu'il savait fort bien jouer de la flûte, mais qu'il devait
être (néanmoins) musicalement analphabète. Il en va de lui comme de Cage, à
propos duquel le même Times, dans le numéro qui succédait à celui dont je viens
de parler, crut devoir publier un rectificatif. "Ce n'est pas le plus grand
compositeur qu'il fallait lire, c'est le plus grand philosophe de la musique."
Thoreau, lui, n'a pas seulement inspiré Cage, qui l'a mis en musique dans toute
une série de partitions grandioses, il a servi auparavant de modèle pour le
quatrième mouvement monumental - de l'œuvre - monumentale - qu'est la
Concord Sonata pour piano, l'une des partitions les plus échevelées de Charles
Ives (1864-1954), assureur de son état et compositeur du dimanche, mais dont la
gloire éclata quand il atteignit soixante-dix ans, au point qu'il est souvent
considéré aujourd'hui, à l'égal de Schönberg et Stravinsky, comme l'un des pères
de la musique actuelle. Or Cage, Ives et Thoreau ont en commun d'avoir été
transcendantalistes, c'est-à-dire, entre autres, profondément amoureux de la
nature. D'où le jugement d'Ives sur Thoreau : s'il fallait le comparer à un
compositeur au sens canonique, ce serait à Beethoven. Il fut cependant un
immense musicien non pas en jouant de la flûte, "mais parce qu'il n'avait pas à
se rendre à Boston pour entendre le Boston Symphony" : "Le rythme de sa prose
suffirait à lui seul à déterminer sa valeur comme compositeur." (1) Aussi lyrique
que le Times, Ives croit pouvoir soutenir que si Beethoven laissa sa passion
intime se déchaîner en composant, sa passion propre intimait à Thoreau de se
limiter à la dire, ou plus exactement à l'écrire, quelque extravagante qu'elle fût.
Et Ives de citer Walden : "Qui a entendu les accents de la musique n'a plus à
redouter de parler pour toujours de façon extravagante." (2) Peut-être, ajoute
Charles Ives, la musique n'a-t-elle jamais consisté qu'en ceci - s'exprimer de
façon extravagante !
Mais en quoi consiste cette extravagance ? Ives chausse à l'avance, encore,
les pantoufles du Times, en reconnaissant qu'après tout, Thoreau, le musicien
Thoreau, est philosophe : sa soumission à la nature révèle "une philosophie qui
distingue entre la complexité d'une nature qui enseigne la liberté, et celle d'un
matérialisme qui enseigne l'esclavage". (3) La nature, c'est d'abord pour Thoreau
celle de la Nouvelle-Angleterre : inutile de "faire le tour du monde pour compter
les chats à Zanzibar" (4) ; sa sensibilité aux sonorités naturelles, très

203/514
probablement supérieure à celle de la plupart des praticiens de la musique, ne le
pousse pas, comme certains musiciens français (l'allusion à Debussy est
transparente), à sacrifier à un exotisme à la mode. Ives y insiste : les textes des
livres sacrés de l'Orient qui constellent son œuvre, Thoreau ne les retiendrait pas
s'il en était lui-même l'auteur. Ainsi, la parole védique sans grand intérêt selon
laquelle "toutes les intelligences s'éveillent au matin" détonne, dans Walden, par
rapport au mode "éolien" des "ondulations de la musique du ciel", que chante la
même page en se référant seulement aux bruissements de l'aube au bord du lac
(5). Nomadisant sur place, Thoreau se met à l'écoute du lieu ; et s'il découvre
dans la nature quelque analogie avec le "fondamental du transcendantalisme",
c'est qu'il se sent concerné par l'âme de la nature plutôt que par l'histoire
naturelle. En fait, notre Beethoven bis aime trop la nature pour accepter de la
disséquer vraiment sans passion : n'en fait-il pas lui-même partie ? Ives
remarque aussi que son narcissisme est quelque peu tempéré, au moins à
certains moments, par ce trait d'un naturaliste que les poètes partagent rarement :
il observe, avec la plus extrême acuité, même les choses qui ne l'intéressent pas
spécialement. Ce qui, semble-t-il, relève d'un don utile plutôt que d'une vertu
(6).
En matière musicale, l'amour de la nature entraîne-t-il obligatoirement une
défiance envers la musique "artistique" ? La "double vie" de Charles Ives,
décidant à 24 ans, soit en 1898, de fonder la compagnie d'assurances Ives and
Myrick, et passant ses nuits et ses loisirs à noircir, dans la solitude, du papier à
musique, prouve l'inverse : grand amateur de paysages, il les a représentés de
son mieux en inventant des couleurs orchestrales d'un extraordinaire raffinement.
Seulement, il y a toujours chez Ives une fanfare pour faire subitement irruption,
à moins que ce ne soit un match sportif ou simplement de vieilles rengaines
émises à tue-tête et agrémentées de dissonances, qui viennent perturber l'accord
parfait entre musique et Arcadie ; un peu comme si leur divorce était
inéluctable... Sans doute Thoreau y est-il pour quelque chose, avec son éloge des
musiques militaires et son culte de la bonne franquette ; c'est du moins ce que
laisse entrevoir Ives lui-même dans le cinquième des Essays Before a Sonata,
qui fournit, avec ses 17 pages, le "programme" du portrait de Thoreau destiné à
la Concord Sonata, et c'est ce que confirme l'"Épilogue" ("Essay" n°6, long de
28 pages) où Thoreau est encore à l'honneur. Quand je crois dépeindre, dit Ives,
le culte de la nature chez Thoreau, j'ai beau faire, je ne suis pas sûr que vous ne
percevrez pas, malgré mes efforts, de simples dissonances. Cela peut même
vous paraître n'être pas de la musique, mais le compositeur en est-il
véritablement responsable ? Sa responsabilité est en réalité plus ou moins
indéterminable.
D'où une série d'interrogations qui, de proche en proche, vont conduire à
repenser, et non pas seulement en fonction du musical, le transcendantalisme
comme tel. Comment par exemple différencier l'expression d'une fin de
printemps de celle d'un début d'été ? Un peintre représente un coucher de
204/514
soleil ; peut-il peindre le soleil en train de se coucher ? D'ici quelques siècles,
continue Charles

Ives, les écoliers siffleront peut-être en quarts de tons, et l'échelle


diatonique sera aussi dépassée que l'est aujourd'hui le pentaphone ; il est
possible que de telles différences infinitésimales deviennent alors accessibles.
Mais peut-être la musique n'est-elle nullement destinée à étancher notre soif de
précision ? Il serait plus avisé, dans ce cas, de continuer à la tenir pour un
langage transcendantal au sens le plus "extravagant". Il faudra de toute façon
s'accommoder d'une telle incapacité à distinguer dans leur littéralité ces
"nuances d'abstraction" (shades of abstraction), comme nous supportons de ne
pas savoir faire la différence entre le point de départ, et le point d'arrivée d'un
cercle (7).
Par leur formulation, les questions que pose ici Charles Ives à propos de
Thoreau font penser au refus que les Mégariques et les Stoïciens opposaient au
jugement prédicatif. "On ne doit pas dire, pensaient-ils : "L'arbre est vert", mais
"L'arbre verdoie." (...) Ce qui s'exprime dans le jugement, ce n'est pas une
propriété comme un corps est chaud, mais un événement comme : un corps
S'échauffe." (8) D'où une critique de la logique aristotélicienne, et finalement la
relégation des liaisons (ou des relations entre les faits) dans le seul langage, et
par là leur déréalisation. Mais on entrevoit également ici quelle sera, pour
Thoreau, l'importance de la vie et de la fluidité du devenir. Tabler sur
l'"événement" plutôt que sur la "propriété", n'est-ce pas privilégier tout ce qui
dépend du temps, à commencer par les rythmes les plus concrets de l'existence,
l'alternance du jour et de la nuit, le cycle des saisons ? A propos de ces
dernières, le Journal de Thoreau le confirme : les phases de leur succession sont
celles mêmes de l'existence du poète, "tous leurs changements sont en moi...
Pour un peu, je croirais que la rivière Concord n'aura plus de crue ni ne
débordera sans que je sois là... Mes humeurs sont à ce point périodiques qu'il n'y
a pas deux journées qui se ressemblent sur une année entière". (9)
Dès lors, tout reste toujours en suspens, tout est fonction de l'attente d'un
kairos, d'un nouvel événement unique, mais qui pourra à chaque fois s'inscrire
dans la nature. Et cela vaut pour les idées : nulle "fiction théorique" ne saurait
stabiliser quelque doctrine que ce soit ; Ives l'énonce avec force, la doctrine de
Thoreau ne s'épuise dans aucun dogme fixe. Autant dire qu'il n'y a pas de
philosophie ready-made à lui attribuer (10). Mais Thoreau appartient, justement
par ce trait, au mouvement transcendantaliste : sa pensée à la fois reconnaît la
finitude humaine et ne s'en console pas ; elle ne cesse de se projeter dans le futur,
si bien que le passé ne peut lui-même apparaître que comme une construction
parfaitement fictive - à moins qu'il ne soit possible de l'incorporer dans un cycle
naturel. Ouvrons par exemple le Journal à la date du 8 mars 1842 : il y est
débattu de l'histoire de la musique. A quoi bon, demande Thoreau, prendre la
précaution, si l'on écrit sur la musique, de faire précéder le discours que l'on va
205/514
tenir d'un exposé sur l'évolution de cet art ? Mais si j'admets que toute l'histoire
musicale est celle, naturelle, du son naturel "le plus infime et dernier en date"
(11), je me prouve à moi-même que j'habite (musicalement parlant), déjà le futur.
La force de conviction de Thoreau transfigure cette intuition en incantation :
"Une histoire de la musique ressemblerait à une histoire du futur, tant la
musique contient peu de passé et peu de souvenirs, au point de n'être que la
suggestion d'une prophétie. Ce serait l'histoire d'une gravitation. La musique n'a
pas plus d'histoire que Dieu. Elle circule et résonne pour toujours, se contente de
couler comme la mer, de s'écouler comme l'air. Il peut y avoir une histoire des
hommes ou de l'écoute, non de l'inouï. Pourquoi ? Parce que si je venais à
m'asseoir pour écrire cette histoire, le vent d'Ouest se lèverait pour me réfuter.
A proprement parler, il ne saurait y avoir d'histoire que naturelle : il n'y a pas de
passé dans l'âme, il y en a un dans la nature." Et Thoreau de noter en marge, au
crayon : "La musique, qu'a-t-elle à voir avec la vie des grands compositeurs ?
C'est avant qu'elle se termine qu'il faudrait écrire la vie d'un grand compositeur.
Prétendrons-nous en écrire une alors que le vent souffle ?" (12)
Ainsi que le laisse supposer pareil texte, le Journal est parsemé de
dénonciations de la musique "artificielle" (par exemple, au volume 1 : p. 259),
laquelle comprend a fortiori opéras et oratorios (II : p. 379-380). C'est que "la"
musique en tant qu'art est recherchée essentiellement par ceux qui n'ont pas
d'oreille pour la "musique de la nature" (XII : p. 357). Dès les premiers tomes
du Journal, l'auteur s'est avisé de 1"méluctabilité d'un fait simple : c'est en
débordant toute musique humaine que les bruits du monde rappellent l'homme à
la nature (1 : p. 223-224 ; p. 226-227). D'où la nécessité d'une discipline
d'écoute, par laquelle sera - un peu paradoxalement - cultivé l'accès au naturel :
même si c'est d'un "don utile" que relève initialement l'acceptation du
désintéressement, semblable attitude ne pourra que favoriser l'appréciation de la
"musicalité" de la course éperdue d'un renard (1 : p. 187), ou de la poésie d'un
tintement de cloche dans la nuit (II : p. 236). Dans le sillage d'une telle
pédagogie, il faut savoir goûter l'infléchissement des sonorités d'une flûte au gré
des méandres (meandering) d'une rivière (1 : p. 271-272) : dès lors qu'elle se
fond dans un paysage, la musica humana redevient acceptable. Son refus de
tout dogmatisme permet à Thoreau de demeurer ouvert aux exceptions : la flûte,
mais aussi le cor ou la voix peuvent devenir synonymes de liberté (II : p. 373-
374) ; à la limite, un piano ne vous réconciliera-t-il pas avec tout l'univers (IV :
p. 274-275) ? On le voit, ce n'est pas seulement à l'opposition du naturel et de
l'artificiel que renvoie l'économie du musical selon Thoreau, ce serait plutôt à
une dualité qui ne recoupe pas exactement cette opposition, même si, dans la
majorité des occurrences, elle l'actualise : la dualité que Charles Ives avait déjà
commencé à caractériser dans le portrait d'Emerson de son second "Essay" (1 3),
en termes de substance et de manière.
De quoi s'agit-il ? Ives l'exprime dans son "Epilogue en se référant à
quelques-uns des "grands compositeurs" dont Thoreau ne veut pas entendre
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parler ; mais il sera, je crois, éclairant, pour l'intelligence du projet musical
thoreauvien, de retracer dans son intégralité. Au seuil du XXe siècle, d'après
Ives, Wagner, naguère la coqueluche des milieux musicaux bien-pensants, a
cessé de faire recette. On lui préfère Brahms ; ou encore Franck, voire d'Indy ;
"à moins que ce -ne soit (malgré son ennui !) Elgar". S'agit-il seulement d'une
mutation des goûts ? Non, si c'était le cas, nous aurions oublié avec la même
légèreté Bach ou Beethoven. Or, ces derniers continuent de résister à l'usure des
ans. Cela n'indique-t-il pas que nos "intuitions artistiques" peuvent signifier
tantôt la solidité, l'opus solidum, et tantôt l'affaiblissement de la vitalité et de la
force morale ? Chez Wagner, qui sacrifie le "spirituel" au "représentatif',
Charles Ives diagnostique en français dans le texte... - autant de "pauvreté de
fond" qu'Émile Faguet en discernait chez Hugo face à Vigny. A
l'hylémorphisme aristotélicien, et à la logique qui lui correspond, il va donc
falloir, pour étayer la critériologie esthétique, substituer le couple de la force et
de la forme : si l'on considère que la catégorie de la "forme", qui constituait
l'épitomé de l'hylémorphisme en triomphant de la matière présumée négative,
joue au sein du nouveau couple le rôle que tenait dans l'ancien la matière, on
comprend l'audace du projet transcendantaliste, qui coiffe la forme par un
informel (ou mieux un "aformel") "supérieur" à toutes les formes, parce
qu'étranger à l'univers des idées, à l'être et au non-être, bref aux actualités en
tout genre. Cet "aformel", c'est le champ de force transcendantal qui enveloppe
et entoure - comme une atmosphère - le monde des réalités, idéelles ou
corporelles ; virtuel, il précède aussi bien tout ce qui est. Il s'agit d'un réservoir
illimité et inépuisable d'énergie spirituelle : le terme de "substance" (dégagé de
toute connotation "substantialiste" objectivante) peut servir à le désigner ; tel
que le définit Ives - comme "qualité" ou "esprit", par opposition à un formel
"quantitatif' ou à une "manière" -, il correspond d'assez près à ce que Deleuze
thématisera sous les espèces du "plan de consistance" de Mille Plateaux (14).
Autant la "manière" importe au tout-venant de l'art (car elle épuise, dans
son déploiement hylémorphique, le plus clair de ce que l'on désigne sous le nom
d'"esthétique"), autant, pour Ives, la "substance" est fuyante et indéfinissable,
pur registre d'intensités, par hypothèses inouïes. Et pourtant, il lui paraît évident
qu'elle innerve Turner plus que Botticelli, le Titien plus que Carpaccio, Emerson
plus qu'Edgar Poe... Conformément, toutefois, à l'exigence de flexibilité non
dogmatique propre à l'esprit transcendantaliste, Ives s'interroge sur le caractère
irrévocable des jugements ainsi portés. Ecartons l'hypothèse d'une scission
définitivement tranchée : il n'existe probablement aucune œuvre qui soit
entièrement "substance" sans "manière", ou bien "manière" sans "substance" ; et
du même coup, ce serait un mythe que de prétendre pouvoir équilibrer, au sein
d'une œuvre donnée, "substance" à 50 % et "manière" à 50 %. Dans l'ensemble
des cas, on hésite à statuer ; il faudra donc, pour décider, procéder à une
comparaison. Pour prendre un exemple, que penser du compositeur français le
plus "naturaliste", Debussy ? "Nous pourrions suggérer que le contenu d'un
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Debussy aurait mieux valu que sa manière, s'il avait sarclé du maïs ou gagné sa
vie en vendant des journaux : sa vitalité se serait développée tout autrement, et il
aurait chanté plus vrai, la nuit ou le dimanche". "En effet, la "substance" est
chez lui si cohérente, qu'elle se livre en trente secondes : elle se résume en une
"fraction de totalité", en un "syllogisme transparent", que submergent tout de
suite la "forme", le "parfum", donc la "manière", "bulles de savon miroitant
après lavage". Combien plus convaincant eût été la "substance" de l'auteur de
La Mer, s'écrie Ives, si elle avait ressemblé davantage à celle de Thoreau ! Vis-
à-vis de la nature, l'attitude debussyste apparaît empreinte d'une "sensibilité
sensuelle sous-jacente", tandis que celle de Thoreau révèle une sensibilité
proprement "spirituelle". "On ne se trouve que très rarement face à un fermier
ou paysan dont l'enthousiasme pour la beauté de la nature soit assez fort pour
pouvoir se comparer à celui du citadin venu passer un dimanche à la campagne.
Mais Thoreau est ce paysan rare, et Debussy le citadin qui n'apprécie la
campagne que le temps d'un week-end. Nous dirons donc que Thoreau incline
vers la substance, et Debussy vers la manière." (16)
Mais il y a encore trop de conceptualisation et de théorie dans ces
remarques de Charles Ives, Thoreau se veut plus rustique ! La distinction entre
la matière et la forme que j'appelais par son nom savant (trop savant... )
d'"hylémorphisme", le Journal la personnifie comme appartenant à des figures
typées et concrètes plus qu'allégoriques ou emblématiques, à savoir le naturaliste
et le philosophe ; et ce que j'ai cru devoir thématiser comme relevant d'une
dimension englobante, celle du champ transcendantal, et à quoi Charles Ives
réserve l'appellation commode de "substance", cela devient, sous la plume de
Thoreau, l'apanage de celui qu'il désigne comme "le poète". Maintenant, qu'il y
ait enchaînement et tuilage des deux couples naturaliste / philosophe et
philosophe / poète, cela doit pouvoir se dire en faisant l'économie de toute
abstraction. Le Journal l'énonce avec sobriété : "Celui qui se livre à la collecte
des faits possède une organisation physique parfaite, et le philosophe possède
une organisation intellectuelle parfaite. Le premier déambule, le second reste
assis. L'un agit, l'autre pense. Mais le poète fait, jusqu'à un certain point, les
deux ; il généralise les déductions les plus vastes de la philosophie" (I : p. 450-
451). A la limite, il y a antinomie entre les deux extrêmes, le naturaliste et le
poète : "Il est impossible qu'une seule et même personne voie le monde selon la
perspective du poète et selon celle du savant" (III : p. 311). C'est que la vision
poétique s'applique à la totalité, et qu'en tant que créatrice, elle embrasse le
virtuel, l'ensemble de ce qui n'est pas encore là, donc l'invisible et l'ouvert ; en
regard, le philosophe n'aura jamais été dans ce monde qu'un spectateur (II : p.
83). "La poésie, affirme encore Thoreau, implique la vérité tout entière. La
philosophie en exprime une particule" (III : p. 232).
J'espère ne pas outrepasser ici les intentions de Thoreau, en suggérant qu'il
n'a pas seulement voulu dire par ces mots que la chouette de Minerve ne se lève
qu'au crépuscule, ni même que la poésie peut être dite (à la façon de Jean Wahl)
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"source de philosophie". Mon idée est que la différence entre vérité impliquée et
vérité exprimée a chez lui pour fonction expresse d'assigner un statut à la nature,
et que cela permet à la distinction nature / artifice, dont j'ai mentionné qu'elle ne
recouvrait que partiellement la dualité substance / manière, de jouer son rôle de
filtre à l'endroit des jugements de valeur. En effet, Thoreau souligne que
l'"implication" de la "vérité totale" au niveau du poème a pour effet de
désenclaver celui-ci. "Le poème authentique n'est nullement ce que lit le public.
Il y a toujours un poème non imprimé sur une feuille de papier, en concomitance
avec la production de ce poème imprimé, production elle-même stéréotypée au
sein de l'existence de ce poète. Le poème non imprimé, c'est ce que le poète est
devenu au travers de son œuvre. Non pas de quelle "manière" son idée s'est
"exprimée" dans la pierre, sur une toile, ou sur le papier, mais jusqu'à quel point
il lui a été donné forme et expression dans la vie même de l'artiste" (A Week, p.
278-279). (Qu'il me soit permis de citer ici la formule de Heidegger selon
laquelle "l'homme est ce poème que l'être a commencé".)
Ici également, je me garderai de suggérer que le propos thoreauvien ramène
le non-imprimé (ou non-exprimé) à l'inexprimable. Ce romantisme-là n'est
assurément pas celui de Thoreau, pour la raison simple qu'il passe ses journées,
ses nuits et toute son énergie à écrire. Non, ce qui définit pour lui la vie
poétique est qu'elle comprend justement l'écriture, c'est-à-dire le poème. Si bien
qu'il peut s'accorder ce luxe, de relativiser cette condamnation de la musique
humaine à laquelle il vient pourtant de procéder. L'artifice est ainsi appelé
quelquefois à fusionner avec une nature au sein de laquelle il ne pourrait pas de
toute façon ne pas s'insérer. De ce fait, le clivage poésie / philosophie peut
devenir flou, et l'œuvre de philosophie ressembler à un poème. Il n'est pas
jusqu'au travail de patience du naturaliste qui ne s'en trouve transformé - je n'ose
dire "naturalisé" - ; c'est dans le langage et par le langage que se communiquent
les vérités scientifiques, et c'est bien comme un genre littéraire que Thoreau,
pour imbu qu'il soit d'exactitude, conçoit l'inventaire botanique ou
ornithologique auquel il se livre. Le relatif ne se soustrait pas à l'absolu, il en
vient, mais alors le cercle de la "substance" et de la "manière" se boucle ; pas
plus qu'il n'y a lieu de chercher un début et une fin dans un cercle emersonien
(17) il ne peut être question d'interrompre en un point quelconque et de
reconvertir en une simple ligne ce ruban de Möbius au fil duquel Thoreau, parti
en quête de "substance", voue sa vie à l'écriture pour se retrouver, en tant
qu'écrivain, aux prises avec la "manière", c'est-à-dire avec les nécessités de la
matière.
Il n'empêche que l'écart pris, dans et par le texte thoreauvien, par rapport à
la musique comme art, réédite de façon frappante celui qu'avait accompli, un
demi-siècle auparavant, le Kant de la Critique de la faculté de juger. Sans
prétendre mesurer à ce propos le degré d'orthodoxie de Thoreau vis-à-vis du
"noyau dur" de toute pensée transcendantaliste, je voudrais faire observer, à la
suite de Sherringham (18), que l'hésitation kantienne face à la musique tient non
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seulement au fait que cette dernière se trouve, en tant qu'art, rapportée à
l'alternative de l'agréable et du beau, mais que, cette alternative mettant en jeu
une hiérarchie, celle, en l'occurrence, du beau comme supérieur à l'agréable, et
la musique se trouvant présente des deux côtés de l'alternative, aucune décision
ne saurait se prendre à son égard sans entraîner quelque regret. Il s'ensuit une
marginalisation de l'art musical, dont Kant montre qu'il est inapte à la
représentation de concepts déterminés, tout comme son effet émotif demeure
problématique ; en revanche, le "beau jeu des sons" procure (à l'instar du "beau
jeu des couleurs") non pas seulement "un sentiment sensible, mais aussi la
réflexion sur la forme de ces modifications des sens" - comme si, ajoute Kant,
les sensations sonores configuraient "une langue qui rapproche la nature de nous,
et qui paraît posséder une signification plus haute". (19)
Ainsi, pour Kant avant Thoreau, ce n'est pas la musique en tant qu'art, c'est
le pur jeu des sensations sonores ressenties pour elles-mêmes, avant qu'un "art
musical" puisse se constituer, qui permet d'accéder à ce "langage chiffré par
lequel la nature nous parle symboliquement dans ses belles formes". Dire par
conséquent que la musique du monde, ou, pour parler le langage de Michel Haar,
le "chant de la Terre" (20), rachète les incertitudes de la musique humaine, cela
ne signifie aucunement qu'un blanc-seing soit aveuglément délivré au "n'importe
quoi" sonore. Kant prend soin de le préciser : "Cet intérêt immédiat au beau de
la nature n'est pas effectivement commun, mais seulement propre à ceux dont la
manière de penser est déjà formée au bien, ou tout particulièrement disposé à
recevoir cette formation."(21) A l'inverse, et comme pour confirmer cette
supériorité de la musique naturelle sur la musique artistique, Kant observe que la
répétition systématique de la sensation sonore suscite l'ennui, et que la répétition
de l'ennui entraîne le dégoût, lequel renvoie à la violence immorale et au
taedium vitæ. C'est-à-dire en fin de compte à la mort (22). (Kant n'eût jamais
supporté le chemin de fer de Fitchburg, si ponctuel pourtant, et qui permettait de
se rendre à Boston si facilement, pour y écouter le Boston Symphony...)

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Notes

1. Charles Ives, "Essays Before a Sonata". in Three Classics in the Aesthetic


of music, Debussy, Ives, Busoni (New York, Dover, 1962), p. 139.

2. Ives, op. cit., p. 140. Cf. Henry David Thoreau, Walden, trad. Fabulet
(Paris, Gallimard, 1990, p. 324).

3. Ives, op. cit., p. 139.

4. Ives, op. cit., p. 141. Cf. Thoreau, Walden, p. 321.

5. Ives, op. cit., ibid. Cf. Thoreau, Walden, p. 89.

6. Ives, op. cit., p. 142.

7. Ives, op. cit., P. 156.

8. Emile Bréhier, La Théorie des incorporels dans l'ancien stoïcisme (Paris,


Vrin, 1989), p. 20.

9. Henry David Thoreau, Journal (1906, rééd. New York, Dover, 1962), vol.
X: p. 127. Dans la suite du présent texte, les références au Journal se
rapportent à cette même édition. Pour A Week on the Concord and
Merrimack Rivers, j'utilise l'édition de Robert F. Sayre, Thoreau (New
York, The Library of America, 1985).

10. Cf. Ives, op. cit., p. 142.

11. Thoreau, Journal, I: p. 325-326. En écho à cette définition de la musique


par le silence du son "least and latest", cf. I : p. 64-69, où se trouve
consignée la première version de l'opuscule que Thoreau projetait de
publier sur le silence. (Une seconde version, condensant la première, et
insistant sur le thème du silence "audible to all men, at all times, and in
all places", a paru dans A Week... p. 318-319; elle a fourni à John Cage
l'argument de sa première pièce "silencieuse", 4'33". Cf. John Cage, A
Composer's Confession, An Address at Vassar College (1948), conférence
publiée dans MusikTexte, Köln, n°40-41, 1991, et reprise dans
MusicWorks, Toronto, n°52, Spring 1992.)

12. Thoreau, Journal, I: p. 326. Cf. aussi 1 : p. 210 et IX: p. 245.

13. Cf. l'analyse de ce texte au chapitre suivant.


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14. Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux (Paris, Éd. de Minuit,
1980). Et le commentaire de Mireille Buydens, Sahara, L'Esthétique de
Gilles Deleuze (Paris, Vrin, 1990).

15. Ives, op. cit., p. 166.

16. Ives, op. cit., p. 167.

17. Sur cette idée, qu'évoque Ives (cf. note 7), cf. Thoreau, Walden, p. 187.
L'essai d'Emerson "Cercles", qui se trouve au cœur de la pensée de
Thoreau sur le temps, a été traduit en français par K. Johnston (cf. Ralph
Waldo Emerson, Les Forces éternelles, Paris, 6e édition, Mercure de
France, 1920, p. 109-144); il a directement inspiré Nietzsche (cf. "Fatum
et Histoire: Pensées" (1862), trad. M. Marcuzzi, in Stanley Cavell, Statuts
d'Emerson, Combas, Éd. de l'Éclat 1992, p. 115-120; de même sur
l'affirmation du nain d'Ainsi parlait Zarathoustra "Le temps lui-même est
un cercle", cf. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris,
Gallimard, 1993, p. 56). Le fils d'Emerson, le docteur Edward Emerson,
signalait, dans une lettre du 20 janvier 1911 au préfacier de la traduction
française des "Cercles", R. Bliss Perry, que "les Indiens de Pueblo (sic),
dans les cercles noirs de leurs poteries et de leurs paniers, laissent une
ouverture pour permettre au Diable de s'échapper" (cf. Emerson, op. cit., p.
112).

18. Cf. Mark Sherringham, "La musique en marge (Kant)", in Musique et


Philosophie, Cahiers du Séminaire de Philosophie, Université de
Strasbourg, n°4, 1987, p. 60.

19. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko


(Paris, Vrin, 1974), § 42, p. 134.

20. Cf. Michel Haar, Le Chant de la Terre. Heidegger et les assises de


l'histoire de l'être, Paris, Éd. de l'Herne, 1987, passim; ainsi que l'étude
n°8, "La joie tragique", du recueil Nietzsche et la métaphysique, loc. cit., p.
221-273.

21. Kant, op. cit., p. 133.

22. Cf. sur ce point les considérations de Mark Sherringham, op. cit., p. 68-72
Fervent admirateur, dans nombre d'occasions, de la technique, Thoreau
n'en mesure pas moins les excès. La pollution par les bruits industriels,
attestée historiquement à dater du XVIIIe siècle, suscite sa méfiance (cf.
212/514
par exemple le chapitre IV, "Bruits", de Walden) : il y a là un risque
d'immoralité qui ne concerne pas seulement la musique en tant qu'art. En
ce sens, Thoreau actualise Kant.

213/514
Chapitre 12 : Emerson selon Charles Ives

Charles Ives (1874-1954) appartient à la lignée de ces compositeurs qui ont


entrepris, dès l'orée du XXe siècle, non seulement de confier à l'écriture la
présentation de leurs œuvres en donnant, dans la foulée, leur avis sur la musique
en général, mais de réfléchir sur le statut de cette écriture comme telle, en
s'interrogeant sur les rapports qu'entretient leur production sonore avec le ou les
textes qui l'entourent, la désignent ou l'inspirent. Ils défient en ce sens les limites
traditionnellement imposées à leur art puisque leur travail porte sur la jointure,
l'empiètement réciproque ou l'interpénétration mutuelle de la sonorité et de la
signification. Que les Essays before a Sonata, publiés en 1920 en même temps
que la partition de la Sonate pour piano n°2, dont ils constituent le complément
littéraire (1), aillent fort loin dans la direction que je viens d'esquisser, Charles
Ives en fournit dès l'abord le témoignage ironique : la dédicace qu'il a placée en
exergue à l'avant-propos de son ouvrage précise qu'il a résolu d'offrir ce dernier
"à ceux qui ne peuvent souffrir sa musique" (those who can't stand his music),
comme il destine sa musique "à ceux qui ne peuvent supporter ses essais" (those
who can't stand his essays). Et il ajoute ceci, qui est peut-être moins ironique
qu'il n'y paraît : "à ceux qui ne peuvent s'accommoder ni de l'une ni des autres,
l'ensemble est respectueusement dédié" (to those who cant stand either, the
whole is respectfully dedicated).
Il convient pour apprécier le mélange d'impertinence et de modestie dont
paraît imprégnée semblable dédicace, d'en rappeler le contexte. Son père, chef
de fanfare municipale dans une petite ville du Connecticut, ne s'était pas
contenté de faire du jeune Charles Ives un organiste accompli: grand amateur de
sonorités médites et organisateur d'expériences de "musiques simultanées", il
l'initia à la polytonalité et aux quarts de ton. Mais comme il souhaitait d'autre
part que son fils eût une situation,, il lui fit préparer Yale, et il mourut un mois
après que Charles y eût été reçu (1894). Ses études juridiques dans cette
université n'allaient certes pas empêcher l'adolescent de s'y perfectionner en
musique (auprès du compositeur Horatio Parker); mais à sa sortie, en 1898, il
ouvrit un cabinet d'assurances, qu'il allait diriger jusqu'à sa retraite (1929). De
1898 à 1918, il mena - littéralement - une double vie, en consacrant ses journées
aux affaires et ses nuits et ses fins de semaine à sa vocation de compositeur;
mais sans songer le moins du monde à faire carrière en musique, puisqu'il ne se
préoccupait aucunement de la diffusion de ses œuvres. Du moins jusqu'en
1918 : une attaque cardiaque l'ayant alors contraint à prendre une année de repos,
lui qui n'avait jamais cherché à se faire publier résolut de terminer, pendant sa
convalescence, là rédaction de l'argument qui avait inspiré sa Sonate n°2. De
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toutes ses œuvres, c'était en effet celle qui lui tenait le plus à cœur : au cours de
son élaboration, qui s'était étagée de 1909 à 1915, il s'était efforcé de "mettre en
musique", autant que faire se pouvait, l'ensemble de ses réflexions touchant le
transcendantalisme, c'est-à-dire la philosophie même à la quelle son père l'avait
jadis introduit. Qu'il y soit ou non parvenu, il lui semblait que l'heure avait
sonné de délivrer autour de lui le message, tant théorique qu'artistique, qui
résumait ses efforts. Il l'édita donc à compte d'auteur. Deux ans plus tard, il
allait récidiver avec le recueil de ses 114 Songs (1922). La suite est bien connue:
quelques musiciens de ses amis, parmi lesquels le compositeur Henry Cowell, se
mirent en devoir d'exhumer ses partitions; mais l'obscurité dans laquelle il avait
choisi de se tenir fut d'autant plus longue à se dissiper qu'il ne faisait aucun
effort pour sortir de l'ombre. Il ne produisait plus depuis sa maladie, et
continuait, sa retraite une fois prise, à bouder la vie musicale. De plus, les pièces
que l'on découvrait quarante ou même cinquante ans après leur élaboration se
révélaient déconcertantes : leur extrême complexité refroidissait les interprètes,
et ceux des critiques qui avaient une fois pour toutes rangé leur auteur dans le
camp des amateurs n'entendaient pas se déjuger, alors même que l'évidence de
la virtuosité créatrice du musicien solitaire commençait à se faire jour. On
pardonnait difficilement à Charles Ives d'avoir, sans le clamer sur les toits,
court-circuité le plus clair des innovations techniques survenues au cours du
demi-siècle ; et aujourd'hui encore, on renâcle à la perspective d'avoir à réécrire
sérieusement l'histoire de la musique contemporaine tout entière. Bien que le
Prix Pulitzer ait été dévolu au compositeur en 1947, à l'occasion d'une exécution
new-yorkaise de sa Troisième Symphonie sous la direction de Lou Harrison
(lequel l'avait créée en 1945; elle datait de 1911), ce n'est qu'après le décès de
Charles Ives (1954), et une fois connu le catalogue de ses manuscrits (en 1960,
grâce à John Kirkpatrick), que sa célébrité a fait tache d'huile, et que l'on s'est à
peu près avisé du caractère grandiose et du potentiel révolutionnaire d'une
œuvre somme toutes comparable à celles de Schönberg et de Stravinsky (2).
Je n'ai pris, et fait emprunter au lecteur, un tel détour par l'histoire de la
musique récente, ou du moins par le chantier dans lequel l'obstination de cet
immense musicien à se vouloir reclus a précipité les historiens, que pour
souligner un parallélisme qui devrait me semble-t-il, attirer aujourd'hui
l'attention. En effet pour en revenir à l'exorde des Essays, n'est-il pas significatif
qu'en 1920, Charles Ives fasse hommage du seul livre qu'il ait écrit et de celle de
ses œuvres qu'il considère pour le moment comme la seule dont la partition soit
digne de passer à la postérité, à un lecteur et à un auditeur réputés hostiles, ou au
moins indifférents ? Pourquoi rassembler ainsi des verges pour se faire battre ?
Et si l'on met provisoirement entre parenthèses l'aspect plaisant d'une dédicace
en creux, voire négative, à quelle tournure d'esprit attribuer le "respect" que
l'auteur fait mine d'éprouver à l'égard de récipiendaires qui, eux, ne
s'encombreront peut-être pas à son endroit d'un sentiment aussi délicat?
J'invoquais plus haut la modestie, mais c'est sans doute d'une certaine candeur
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qu'il faudrait parler. Mon hypothèse serait dès lors celle-ci: la candeur est chez
Ives, tout sauf innocente. L'indication décisive en ce sens provient du titre qu'il a
choisi pour sa Sonate: "Concord, Mass., 1845"; ou encore "Concord, Mass.,
1840-1860". L'ensemble texte-musique de 1920 vise à renouer, comme il le
précise lui-même dans son avant-propos, avec "la spiritualité du
transcendantalisme", telle qu'elle est manifestée dans le site de Concord "voici
plus d'un demi-siècle". Le Dictionnaire de la musique contemporaine de Vinton
l'énoncera à son tour: "La version personnelle du transcendantalisme de la
Nouvelle Angleterre que s'est forgée Ives se trouve exemplairement attestée
(epitomized) dans sa Concord Sonata et dans ses Essays, à prendre
collectivement comme une unique entité musico-poétique."(3) Et comment,
maintenant, une telle epitomization ou réincarnation se concrétise-t-elle ? Par
des portraits que Charles Ives qualifie d'"impressionnistes", et qui,
concurremment par des mots et par des sonorités, s'efforceront de dépeindre les
courants majeurs du transcendantalisme de la mi-dix-neuvième siècle. Ives en
distingue quatre: à l'Allegro initial d'une sonate classique, correspondra la figure
de proue de Ralph Waldo Emerson, le fondateur du mouvement, et à l'Allegro
ou Presto final, l'image de l'ermite de Walden (mais qui prêcha également la
Désobéissance civile), Henry David Thoreau. Entre les deux, ce qui devrait être
un mouvement lent, Adagio ou Andante, rendra hommage aux Alcott - le
pédagogue néoplatonicien que fut Amos Bronson Alcott (1799-1888), et sa fille
Louisa May, la romancière des Quatre filles du Docteur March (1832-1888) -;
et enfin, venant s'insérer entre Emerson et les Alcott, un aperçu du passage de
Nathaniel Hawthorne à Concord, sous les espèces d'un Scherzo tenant lieu de
menue, mais déplacé, comme chez Frédéric Chopin, en seconde position, et
mettant en scène non pas, comme dans La Lettre écarlate, la mélancolie et le
péché, mais les souvenirs et fantasmes des Mousses du vieux presbytère (1846).
Chacun des Essays est en quelque sorte le verso de l'un des quatre
mouvements de la Sonate. Ives croit devoir, à ce propos, s'excuser: les
mouvements en question, dit-il, ne configurent pas à proprement parler une
sonate au sens strict; tout au plus s'agit-il d'un "groupe de quatre pièces", pour
lequel le vocable "sonate" n'a été suggéré que sous bénéfice d'inventaire, sans
que la "forme" (ni même, "peut-être, la substance") ne puisse le justifier
vraiment. Pourquoi cette humilité ? Le choix des deux mots de "forme" et de
"substance" l'explique. Ce sont deux membres d'une même dualité, empruntée à
Emerson. Et la décision d'appeler l'ensemble des textes Essays renvoie
également à Emerson. Or, si l'on se reporte précisément aux Essays, on n'en
trouve pas quatre - à faire correspondre aux quatre mouvements d'une sonate
classique - mais six: le Prologue et l'Epilogue, dans lesquels l'auteur s'exprimera
plus spécialement à propos de la musique, obligent, par leur seule présence, à
reconsidérer l'appartenance des quatre autres Essays à une "forme sonate".
Autant dire qu'une telle "forme" importe finalement assez peu: la "substance" (à

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laquelle il n'a été fait pour le moment qu'une allusion fugitive) pèse d'un tout
autre poids.
Voilà qui est typiquement emersonien ! Dans les couples d'Emerson, en
effet, l'un des deux termes jouit toujours d'un privilège particulier : qui ne
préfère le Bien au Mal, le Beau au Laid, le Spirituel au Sensuel ? Ici,
l'opposition de la Substance à la Forme joue un rôle analogue: la Forme est, si
l'on peut dire, du côté de la Matière, du moins si elle se trouve faire face à la
Substance. Car la Substance est, d'emblée, spirituelle. En regard, la Forme ne
peut intéresser que l'intellect. Pour éviter toute équivoque, Emerson (et, à sa
suite, Ives) préférera opposer Substance et Manière: à l'évidence, Manière n'est
pas Matière, mais lui ressemble. J'en tire l'enseignement suivant: les Essays de
Charles Ives renvoient non seulement à Emerson par leur intitulé (ce qui
demeure "formel": simple "maniérisme"...), mais par leur substance profonde.
Et le "parallélisme" dont j'étais prêt à parier qu'il se révélerait éloquent, c'est
celui qui, régnant dès l'abord entre les Essays d'Ives et ceux d'Emerson, fait se
rejoindre dans la substance même, C'est-à-dire à l'infini, les deux lignes
séparées (à notre modeste échelle), mais en réalité destinées à fusionner (quelle
qu'ait pu être la distance qui les séparait au niveau qui est le nôtre).
Or ce parallélisme, c'est bien par le détour musical qu'il peut nous
apparaître finalement relatif (et donc, dans l'absolu, dépassable). Je lis en effet,
dans le Dictionnaire de tout à l'heure, et à la suite du passage que je citais, ces
deux phrases capitales, qui résument de façon frappante la démarche du
compositeur Ives: "Dans ces œuvres (la Concord Sonata, et les Essays), il [Ives]
emploie une syntaxe - mettant en relation logiquement des événements
successifs - qui, à l'instar de ses textures musicales, rattache entre eux un
ensemble d'événements que ne relie aucun lien extérieur, mais qui deviennent
compréhensibles dès qu'on les situe dans le contexte du Tout. On peut donc voir
légitimement dans le travail compositionnel du Charles Ives de la maturité la
première grande application à la musique de la technique du collage." (4)
Jugement que ne dément nullement celui-ci, qui, lui, se voudrait sévère : "[Ives]
veillait à faire souvent se battre en duel deux mélodies, voire davantage, et cela
de façon radicalement rebelle à toute orthodoxie - ce qui suscitait force
polyharmonies et polyrythmies à qui toute unité se trouvait une fois pour toutes
refusée, à l'exception de l'unité du cosmos." (5) Infidèle (heureusement) à
l'orthodoxie musicale de son époque, Ives n'en était que plus fidèle à Emerson.
Je ne puis qu'être, à cet égard, en veine de citations. Car Emerson, dans son
discours de La Méthode dans la nature, oppose à l'"intention" (qu'il définit "une
ligne droite d'une longueur donnée") la nature, laquelle, "tendant vers un but
universel et non particulier", vise "une œuvre d'extase, représentée sous un
mouvement circulaire" (6). Et dans ses Cercles, il achève d'expliciter cette
transcendance vers le cercle en la déclarant (précisément) inachevée: "En
reculant d'un pas dans la pensée, les opinions divergentes s'harmonisent, étant
envisagées comme les deux pôles extrêmes d'un même principe; nous ne
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remonterons jamais assez loin pour exclure une vision plus haute encore." (7) -
Qu'est-ce à dire, sinon, à la façon du Mikel Dufrenne de la Phénoménologie de
l'expérience esthétique, que "le dernier mot est qu'il n'y a pas de dernier mot" ? -
Mais il n'est pas certain que ce soit là, pour Emerson, le dernier mot! "Quelque
bonne que soit la parole, nous confie-t-il un peu plus loin, le silence est encore
meilleur et lui fait honte. La longueur du discours indique la distance de pensée
entre celui qui parle et celui qui écoute. Si leur entente était complète sur un
point quelconque, il n'y aurait nul besoin de renchérir par des paroles; si
l'entente s'étendait à tout, aucune parole ne serait supportée." (8) J'avoue que la
perspective d'une musique pacificatrice (car c'est bien là ce qu'Emerson a
entrevu) me semble relever d'une généreuse utopie. Et à première vue, c'est bien
ce que le Prologue des Essays before a Sonata paraît affirmer. S'interrogeant sur
le bien-fondé de la pétition d'interchangeabilité entre musique et langage qui
sous-tend l'"unique entité musicopoétique" projetée, Charles Ives, fort
honnêtement, se tâte. En cas d'échec, qui faudrait-il incriminer au juste, du
compositeur, de l'interprète ("s'il y en a"), ou de ceux qui "sont censés écouter" ?
Serait-ce exemple la faute du compositeur, si le thème dans lequel il a cru
insuffler de la "bonté morale" se laisse identifier par l'un de ses amis comme
manifestant plutôt une "grande vitalité", et par des auditeurs qui "ne sont pas
même ses ennemis" comme vecteur d'un accès de "faiblesse nerveuse", voire pis
encore décrivant une "mare d'eaux stagnantes" ? Après tout, la signification du
mot "Dieu" peut s'interpréter d'autant de façons qu'il y a d'âmes pieuses dans le
monde: chacun est libre de donner à chaque mot le sens qui lui chante. Alors,
c'est vrai, il ne saurait y avoir de dernier mot; selon une parole illustre, "les
Noms divins font défaut" - et le silence sur lequel on débouche n'est pas celui
d'Emerson, puisque c'est un silence négatif. "Peu importe, dit Charles Ives, le
degré de sincérité et de confiance dont témoignent ceux qui s'efforcent de
connaître, ou qui reconnaissent l'impossibilité de connaître, les modes et
habitudes de penser de leurs semblables : à la fin, on reste sur l'impression que
rien n'a été dit. C'est que les hommes sont dans l'incapacité de se connaître les
uns les autres, et cela malgré le fait qu'ils ont les mêmes mots à leur disposition.
Ils errent d'une explication à l'autre, mais les choses semblent demeurer
identiques à ce qu'elles étaient au départ..." - En bon transcendantaliste, on ne
saurait cependant se laisser aller au découragement: Ives se ravise, et regagne
immédiatement le giron d'Emerson. Nous croirons plutôt dit-il, que "la musique
se situe au-delà de toute analogie avec le langage verbal, et que le temps va
venir, mais pas de notre vivant, où elle développera des possibilités qui sont
pour le moment inconcevables - un langage tellement transcendant que ses
sommets et profondeurs appartiendront en commun à l'ensemble du genre
humain. " (9)
Mais n'est-ce pas renvoyer aux calendes la solution du problème de
l'équivalence des Essays et de la Sonate, solution dont pourtant le compositeur
doit déjà posséder la clef, dès lors qu'il s'est permis de faire éditer
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simultanément (même si c'est en deux livraisons distinctes) chacun des volets de
cette "entité" unique ? La réponse à cette question suppose l'approfondissement
de l'exégèse d'Emerson, à laquelle Ives consacre le premier mouvement de sa
Sonate, et symétriquement, le second des Essays, sous le même intitulé
("Emerson").
Emerson, nous dit Charles Ives, est un "envahisseur de l'inconnu", qui ne
redoute pas de chevaucher le dauphin d'Arion , sans s'inquiéter de savoir s'il le
mènera à Corinthe plutôt que du côté de la rivière Musketaquid, ou au Parnasse.
"Ne demandez pas la description du pays vers lequel vous naviguez", tel est le
conseil que donne effectivement l'un des essais les plus célèbres d'Emerson,
L'Ame suprême (Oversoul) (10). Le commentaire ivesien, fort (si l'on peut dire)
de cette incertitude, va dès lors suivre à la trace l'itinéraire emersonien, en
s'efforçant d'en épouser les diverses sinuosités.
Il s'agira, en premier lieu, de maintenir le caractère ouvert du futur.
Conformément à ce qu'enseigne L'Ame suprême, (la "prophétie" doit être
scrupuleusement distinguée de la "révélation". La difficulté que l'on ne peut
manquer d'éprouver si l'on se met en devoir de suivre Emerson à la trace tient à
ce que celui-ci ne prétend rien "révéler" par lui-même. Tout au plus, il nous
acheminera vers un "champ" (field) au sein duquel la révélation est susceptible
de se laisser atteindre par l'âme qui rencontre la "loi", c'est-à-dire la vérité
(constante, pérenne, quoi qu'il en soit de ses changements d'aspect). Considérée
sous cet angle, la révélation apparaît comme une intensification de la prophétie.
Cette dernière n'intéresse en effet que le futur, et le futur ne se définit lui-même
qu'à partir de ce que le passé laisse d'inaccompli. Mais dès lors que l'attention se
porte sur le seul futur, le passé tend à s'étioler. C'est qu'il manque la dimension
centrale du présent, dont la fonction propre est de ranimer le passé. On peut s'en
assurer en se reportant à ce que le quatrième des Essays de Charles Ives énonce
de la maison des Alcott, à Concord: "Elle semble avoir conscience de ce que son
passé est vivant (11)." Commentant ce passage, Gilbert Chase a suggéré à juste
titre, me semble-t-il, d'en élargir la leçon à la musique de Charles Ives prise dans
son ensemble. "Ives, écrit-il, n'a pas délibérément cherché à recréer le passé; il
était simplement pénétré du passé comme du présent et s'identifiait
complètement avec la culture traditionnelle de son milieu. Et plus il se plongeait
dans cette tradition, plus il allait loin dans l'avenir. Ce paradoxe peut être
comparé à celui qu'a formulé Van Wyck Brooks dans The Flowering of New
England : "Par une curieuse ironie, ce furent les villes de Boston et de
Cambridge qui devinrent provinciales, tandis que l'esprit local et même
paroissial de Concord, qui avait toujours été universel, se révéla aussi national."
L'attitude d'Ives fut "locale" mais jamais "provinciale". Comme les cercles qui
se multiplient en s'élargissant lorsqu'une pierre est jetée dans un étang, sa
musique procède du local au régional, du régional au national, et finalement du
national à l'universel. " (12) (Peut-être trouverait-on ici de quoi étayer une
discussion qui remettrait en cause l'argument de John Cage selon lequel les "airs
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populaires" dont Ives aimait consteller sa musique en souvenir des fanfares
paternelles représentent ce qu'il y a chez lui de moins intéressant) (13).
Le thème de la révélation comme intensification de la prophétie, que
Charles Ives emprunte, dans son essai sur Emerson, à Emerson lui-même, et
qu'il applique aussitôt à ce dernier, est plutôt rassurant. Si je suis bien le
raisonnement, il repose sur une clause d'équitemporalité, au sens de la
Gleichzeitlichkeit heideggerienne: la révélation serait ce qui permet d'"égaliser"
les dimensions temporelles que sont le futur, le passé et le présent. Mais ne
serait-ce qu'en raison de la différence de contexte, la signification de cette
"égalisation" n'est nullement la même dans les deux cas. Pour Heidegger, il
s'agit de récuser l'excès de présence que la métaphysique consent à la dimension
du présent: celui-ci ne saurait briguer aucune préséance ni exercer aucune
prédominance sur les deux autres dimensions; la tâche de la pensée est par
conséquent de réparer, autant que faire se peut, ce qui, dans le lexique
d'Anaximandre, ne peut apparaître que comme une injustice, et cette réparation
passe par ce qui deviendra, chez Derrida, la "déconstruction" du logocentrisme.
Selon l'interprétation que propose Ives du transcendantalisme emersonien, à
l'inverse, c'est la présence du présent qui fait défaut, et c'est elle qu'il va falloir
réhabiliter et restaurer, alors même qu'à notre niveau elle n'a jamais été là.
Comme chez Heidegger, on part d'une situation première d'Ungleichzeitigkeit,
celle du règne, à notre époque et à notre échelle, du disparate et de l'inégalité
dans la justice distributive des "extases" temporelles. Mais Ives et Emerson sont
beaucoup plus proches d'une thèse comme celle qu'a développée Ernst Bloch
dans Le Principe Espérance à propos de la structure tridimensionnelle de la
temporalité, lorsqu'il fait état de la "tache aveugle" qui nous interdit tout accès
immédiat au présent comme tel. Ce que Bloch nous conseille, c'est le carpe
diem : fidèle en cela sinon au marxisme, du moins à un certain matérialisme, il
s'élève contre William James et Bergson, qui ont méconnu, par souci de
continuisme vitaliste, ce q'un penseur dialectique comme Hegel et même un
penseur non-dialectique comme Hume avaient parfaitement décrit comme le
"pouls de la vitalité". "Il est - écrit Bloch - tout aussi impossible à un sens, quel
qu'il soit, de percevoir le vécu-dans-l'instant, qu'il est impossible à l'œil de voir à
l'endroit de la tache aveugle, là où le nerf pénètre dans la rétine. Il faut toutefois
se garder de confondre la tache aveugle de l'âme, l'obscurité de l'instant vécu,
avec l'obscurité dans laquelle sont plongés les événements oubliés ou passés. Si
le passé se perd progressivement dans la nuit il y a moyen d'y remédier, le
souvenir peut le faire revivre, sources et objets enfouis peuvent être exhumés;
qui plus est le passé historique, bien que lacunaire, est un objet de choix pour la
conscience contemplative et se laisse aisément objectiver par elle. Au contraire,
l'obscurité de l'instant vécu reste prisonnière de son sommeil, la conscience
actuelle n'est disponible que pour une expérience à peine écoulée, ou une
expérience attendue et imminente, et son contenu. L'instant vécu lui-même et
son contenu restent par essence invisibles, et ce d'autant plus sûrement que se
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renforce l'attention braquée sur lui: à l'endroit de cette racine, de cet En-soi vécu
(gelebtes Ansich), de cette immédiateté ponctuelle, c'est tout un monde qui
baigne encore dans les ténèbres (14). " En quel sens, maintenant, le carpe diem
pourra-t-il servir de remède ? La leçon de Lenau et de Kierkegaard, ces "anti-
maîtres du carpe diem", ne doit pas être oubliée: en rester au stade esthétique
serait dérisoire. "Une possession plus authentique de l'instant n'est possible que
dans des expériences intensément vécues et aux grands points d'inflexion de
l'existence, existence personnelle ou d'une époque, pour autant qu'un
observateur soit suffisamment présent par l'esprit pour les remarquer. Les
hommes d'action exceptionnels semblent offrir le spectacle d'un carpe diem
authentique, sous forme de décision prise à l'instant voulu, de puissance à ne pas
laisser échapper l'occasion qu'il offre. Mommsen illustre cette puissance par
l'exemple de César, il l'appelle "géniale lucidité", et poursuit par ces mots
significatifs : "C'est à elle qu'il devait le pouvoir de vivre énergiquement dans
l'instant sans se laisser troubler ni par le souvenir, ni par l'attente; à elle qu'il
devait la faculté de concentrer ses forces et d'agir à tout moment" (15). "
Ainsi entendu, le carpe diem ne court certes pas les rues. Bloch en cite un
autre exemple, celui de Goethe s'écriant le jour de la canonnade de Valmy, que
"commence une ère nouvelle dans l'histoire du monde". Mais, fait-il observer,
"rares sont les exemples d'une telle présence, d'une telle prise de conscience d'un
moment passant par ailleurs inaperçu : moment transitoire, riche d'un motif des
plus fertiles, carrefour de médiations aux ramifications lointaines entre le passé
et l'avenir, point de rencontre enfoui au cœur même du "maintenant" opaque.
C'est une lueur soudaine, suivant non pas le cours horizontal de l'histoire mais
tombant verticalement, qui frappe alors l'immédiateté, de sorte qu'elle semble
presque médiatisée, sans pour autant cesser d'être immédiate, d'être une
proximité d'une extrême densité. (...) En dehors de cela le seul état dans lequel
apparaisse le nunc est sa non-présence (Nicht-Da); et même, l'ici de cette non-
présence constitue une zone de silence à l'endroit précis où se joue la musique.
C'est pour cette raison que non seulement l'existere mais surtout le sujet de
l'existere, autrement dit la force dynamisante et en fin de compte le contenu de
l'existant lui-même, est encore plongé dans l'incognito. Seul le carpe diem total
pourrait avoir une influence déterminante et faire que l'actuel-existant et son
environnement contigu, temporel et spatial, ne soit rendu ni trouble ni pénible
par la proximité dans laquelle se trouve encore cette difficulté d'expérience
immédiate. Mais les instants s'égrènent encore sans qu'on perçoive leur son et
sans qu'on les distingue, leur présent est tout au plus au seuil de sa présence qui
n'est pas encore parvenue au niveau de la conscience, qui est encore en
devenir." (16)
Il est frappant de constater à quel point, dans le langage qui est le sien et
qui n'est évidemment en aucun cas celui d'un transcendantaliste, Bloch rejoint le
miroir d'Emerson que propose Charles Ives. Pour ce dernier, le futur que
s'efforce de déterminer la prophétie exige, en contrepartie de son
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accomplissement effectif, la quasi-médiation d'un présent qui, jusqu'alors, se
cantonnait dans la fugitivité de l'immédiat. Or la condition ainsi posée pour que
la prophétie devienne révélation, l'intensification, ne recoupe pas seulement la
lettre de ce qu'énonce Bloch à propos de la nécessité, pour une "possession plus
authentique de l'instant", d'"expériences intensément vécues" - en l'occurrence
réalisées par la "géniale lucidité" d'un grand homme" ou d'un héros - elle
requiert l'équivalent d'un "carpe diem total, lequel, pour Ives, ne peut être
qu'eschatologique. Le futur, selon cette eschatologie, devient éternité. Mais
cette éternité se définit précisément comme équitemporalité. Le futur ne peut
donc désormais apparaître séparément du passé: l'irréversibilité du temps se
trouve surmontée, puisque l'inséparabilité des deux dimensions est garantie par
le caractère de révélation du présent. Ives l'exprime en toutes lettres: "Emerson
annonce, comme très peu de poètes l'ont fait, ce qui va arriver dans le passé, car
son futur est éternité, et le passé en est une partie".(17) L'"éternité" dont il s'agit
ici ne signifie pas pour autant l'abolition du temps, ni même sa suspension; elle
est bien plutôt l'accomplissement même du temps. En ce sens, Emerson est bien
le "bodhisattva" dont Van Meter Ames parle dans Zen and American Thought
(18) : son transcendantalisme, tel que le décrit Charles Ives, semble revendiquer
comme sienne la participation simultanée, "en verticalité", à ce double registre
temporel du réversible et de l'irréversible que le philosophe japonais Nishitani
Keiji dénomme l'egoteki sônyû, l'interpénétration réciproque, et que l'on traduit
habituellement en ayant recours au latin circumincessio (évocateur de la
"réciprocité d'interaction" entre les termes de la Trinité, selon la théologie
médiévale) (19). Rien ne s'oppose par conséquent à ce que l'on considère
Emerson comme éminemment "moderne" : comme tous les "vrais prophètes",
continue Charles Ives, "il est toujours moderne, et sa modernité ne pourra que
croître au fil des ans - car sa substance n'est pas relative, mais consiste en une
jauge de vérités éternelles, que régit une quête de l'universel plutôt que du
partiel". Mais d'un autre côté, et en vertu de la circumincessio qui vient d'être
évoquée, un tel discours ne peut qu'être "anachronique", dès lors qu'on
l'applique à la "substance" plutôt qu'à l'"expression": comment le qualificatif de
"moderne" conviendrait-il pour désigner ce qui relève de l'éternité, ou même de
l'aeviternité, voire de la sempiternité ? L'"anachronisme" est ici le comble de la
futilité: autant vaudrait "appeler "moderne" le coucher de soleil de ce soir". (20)
L'originalité d'Emerson découle en fait de l'impossibilité dans laquelle il a
librement choisi de si le choix qu'il lui revenait d'accomplir, concernant sa
propre personnalité. Car on n'a de cesse, en général, de rabattre révélation et
prophétie de l'absolu et de l'universel vers le relatif et le particulier. Mais il fait
exactement le contraire : parce que l'absolu "vaut mieux" - dans l'absolu - que le
relatif, et l'universel que le particulier. D'où un défilé de paradoxes dans lesquels
on risque fort de s'enliser. Voulez-vous, par exemple, le définir comme un
conservateur, ou bien voir en lui un radical? Il serait plus juste de tenir, avec
Ives, qu'il est "né radical, comme tous les véritables conservateurs (21)". Son
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radicalisme, en effet ne consiste pas à "conserver" une racine et une seule,
obtenue par l'éradication de toutes les autres. Non, il garde toutes les racines,
toutes les "radicalités". Ives l'énonce en une formule dûment frappée : "plus il
est près de la vérité, et plus il est loin d'une vérité."(22) La conséquence est de
taille: il est, en toute rigueur, impossible d'imputer à Emerson aucune doctrine
particulière, ni en philosophie, ni en religion; et de même il se tient prêt à tordre
le cou à toute loi qui se ferait "exclusive et arrogante", que ce soit en
métaphysique ou en mécanique. D'où un activisme jamais au repos : son
philosopher est d'autant plus périlleux qu'il se veut sans philosophèmes, et s'il
tente de s'approcher de l'absolu avec la dernière énergie, c'est en sachant fort
bien, par-devers lui, qu'il ne fera jamais que l'effleurer. Comment, dans ces
conditions, lui accorderait-on la moindre confiance ? Dans l'ouvrage récent qu'il
lui a consacré, Stanley Cavell s'est interrogé sur les raisons pour lesquelles des
générations successives ont mis en doute sa capacité philosophique. La réponse
n'est pas à chercher bien loin: c'est que lui-même ne se privait pas de douter ;
Ives l'explique en toute clarté. Rien de surprenant donc, dans le déni qui lui a été
si souvent opposé, ni même dans les compromis que l'on échafaudait pour lui
trouver quelque excuse - je songe à ce critique américain qui l'appelait
gentiment "Plotin-Montaigne" ! Mais rien de plus intéressant, à l'inverse, que la
tentative - d'Une nouvelle Amérique encore inapprochable pour accéder à un
diagnostic plus subtil. Voici comment s'y prend Stanley Cavell: "Je trouve que
rien ne pourrait être plus significatif de sa prose que son désespoir de la
philosophie, et son espoir envers elle. Aussi se peut-il que son insistance porte
sur quelque chose de tout aussi dérangeant par exemple le fait d'être pré-
philosophique, de faire appel à la philosophie comme pour la faire venir de chez
ses héritiers. Mais quel est cet état où l'on refuse de revendiquer la philosophie,
tout en formant une revendication pour la philosophie ? Cela pourrait bien être
quelque chose d'aussi remarquable, ou rare, que l'état même de philosophie,
pour ainsi dire, et quelque chose qu'il ne serait pas moins urgent de nier (23). "
A la réflexion, l'argumentation que développe Charles Ives ne vaut pas
moins d'être méditée. Faisons-nous, dit-il, l'avocat du diable. "Peut-être n'est-ce
pas seulement l'apanage de ceux qui ont l'esprit étroit, que de ne prendre intérêt
qu'à ce qui se rapporte à leur personnalité. Y a-t-il dans la religion chrétienne, à
laquelle Emerson est redevable de l'embryon de ses valeurs, quoi que ce soit de
plus que Dieu se révélant en personne - donc une révélation de nature à élargir
les seuls esprits étroits ? C'est la propension à hyper-personnaliser la personne
qui pourrait bien avoir convaincu Emerson de la nécessité de frayer des chemins
plus universels et impersonnels, même s'ils risquaient de n'offrir que des tracés
approximatifs et des pentes indécises. Mais profiteriez-vous autant de votre
voyage, s'ils étaient plus commodes? Accepteriez-vous que l'ombre de la
personnalité vienne à chaque fois accompagner l'universel ? Si la réponse était
positive (mais nous doutons que la majorité se prononce en ce sens), la
substance emersonienne pourrait bien supporter d'être supplémentée, et peut-être
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par quelque chose qui lui ressemblerait. Quelque chose qui lui ajouterait ce qui,
d'après certains, lui manque (24)." Ce quelque chose, ce pourrait être une
réponse à la question d'Alton Locke: "Qu'est-ce qu'Emerson a à offrir aux
ouvriers?" Ou encore, un peu de Thoreau ou de Wordsworth. Ou encore,
davantage d'arrière-plan religieux, un horizon pour sa religion de la
transcendance, un contrepoids à sa rébellion, bref "ce que nous subodorons que
Channing ou le Docteur Bushnell, ou d'autres saints, connus et inconnus,
seraient en mesure de fournir". ("Il est heureux qu'il existe des Bushnells et des
Wordsworths", sans compter les Vedas, la Bible, ou "les propres âmes de ceux
qui désireraient ainsi que le "système" d'Emerson fût complété".) Il n'empêche
que le "Cercle d'Emerson pourrait bien se révéler un tout meilleur, sans
complément". Que nous apprend en effet l'essai sur les Cercles? Que "toute
action peut être surpassée. Notre vie est un apprentissage de cette vérité:
qu'autour de chaque cercle il peut en être décrit un autre, qu'il n'y a pas de fin
dans la nature, mais que toute fin est un commencement; qu'il y a toujours une
aurore qui se lève derrière chaque midi, et que sous toute profondeur, s'en ouvre
une plus profonde." (25) - Qui ne comprendrait, devant ce passage, à quel point
l'idée du "complément" ou de "supplément" est superfétatoire ? Le commentaire
de Charles Ives anticipe par là Cavell. Une philosophie qui se grefferait sur cette
pré-philosophie serait proprement surnuméraire. Elle peut sembler s'imposer,
paraître indispensable; le "dépassement" ou l'"achèvement" qu'elle procurera ne
pourra pas ne pas briser la "substance" que contient le Cercle initial - c'est-à-dire
le Rien, le Vide premier (tout cercle ne symbolise-t-il pas le zéro initial ?). (26)
Sans doute le Cercle d'Emerson est-il élémentaire; mais son énigme est aussi
indéchiffrable que celle de l'eukuklos aléthéiè du Poème de Parménide. "Sans
doute, dit Ives, l'"insatiable exigence d'unité, l'urgence de reconnaître une nature
unique sous toute la variété des objets", qui est le fait d'Emerson, cela aurait été
saccagé, si quelque chose (un ajout) était venu faciliter la découverte de
l'identité (personnelle) que l'on cherche avant tout dans sa substance (27)."
D'autres pensées auront beau se fixer pour mission la "personnalisation" du vide
substantiel, celui-ci est déjà surabondant. "D'autres pourront toujours en guider
d'autres vers lui (Emerson), poursuit Ives, il n'en trouvera pas moins posé son
même problème, qui consiste à faire que "la joie, l'espoir et la force d'âme
jaillissent de sa page", plutôt que de prédisposer nos cœurs à en accueillir le
déferlement. Son devoir est de faire jaillir, le nôtre d'accueillir !" (28)
La thématique de la "page" fournit à point nommé la transition nécessaire à
l'examen de la seconde catégorie emersonienne que Charles Ives s'est proposé
de considérer, et dont j'ai mentionné au début le caractère relativement "léger"
vis-à-vis de la substance : il s'agit de la forme, ou encore de la "manière"
(manner), donc de la technique de mise en œuvre. Or cette catégorie (à laquelle
Ives consacrera dix pages, au titre de la deuxième section de son second Essay,
c'est-à-dire du premier mouvement de sa Sonate) (29), par la façon (la manner)
dont Ives l'a conçue, sert à l'évidence de contre-épreuve à ce qui vient d'être dit.
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Je n'aurai pas, de ce fait, à y insister outre mesure. Charles Ives, enchaînant sur
le motif du désintérêt relatif d'Emerson à l'égard de ses lecteurs "personnalistes",
observe d'abord que cette attitude équivaut à désamorcer le principe selon lequel
la fin devrait dans tous les cas justifier les moyens. La recherche du vrai
important davantage que la quête du beau, sauf si celui-ci se dévoile à l'occasion
de la découverte de celui-là, il paraît normal qu'un philosophe - et a fortiori,
peut-être, un "pré-philosophe" - fasse le sacrifice du maniérisme inhérent (même
tout à fait en sous-main) à la "manière". De toute "façon", Emerson, tel
Pétrarque, ne se donnera guère la peine de diffuser la beauté qu'il aura
éventuellement rencontrée en chemin.
Seulement, il est à redouter que des critiques ne s'engouffrent dans la
brèche ainsi ouverte. Les constatations de Charles Ives consonnent, à nouveau,
avec celles de Stanley Cavell. Pour ce dernier, associé au "geste qui dénie la
philosophie à Emerson, il en est un autre, presque aussi commun (... ); ce second
geste consiste à décrire la prose d'Emerson comme une sorte de brume ou de
brouillard, comme si en général on savait de façon palpable ce qu'Emerson veut
dire en cherchant à tâtons ses mots, et de même de façon patente, que ceux qu'il
trouve étaient plus ou moins arbitraires et conventionnels; comme si, autrement
dit, la grandeur et l'effort d'Emerson ne produisait tout simplement pas une
adéquation réussie entre l'expérience et la pensée, comme s'il ne pouvait pas
mettre un sens nouveau en chaque mot qu'il disait, comme si supporter
l'interprétation était simplement au-dessus de ses forces. Si vous maintenez cette
vue, vous croirez découvrir tout un monde de preuves pour la soutenir." (30)
Quant à Ives, il remarque de son côté que si Emerson peut donner
immédiatement l'impression d'une grande transparence, il lui arrive non moins
fréquemment de paraître s'être "embourbé". Dans ce dernier cas, cependant tout
n'est pas perdu, car l'"embourbement" (muddiness) recèle des possibilités
cachées. "On accuse parfois Brahms d'orchestrer de façon "pâteuse" (muddy). Il
se peut que cet adjectif désigne correctement ce que l'on éprouve la première
fois." Rien ne dit, pourtant, que les auditions ultérieures confirmeront ce
sentiment. Et s'il se peut que le compositeur ait médité un tel effet, sa sincérité
ne saurait être mise en doute : "une disposition instrumentale plus diaphane
affaiblirait sa pensée"(31). S'ouvre ici une parenthèse: lorsque John Cage, dans
un texte que j'ai déjà évoqué, a donné son avis sur la musique de Charles Ives, il
a déclaré avoir, dès le départ, apprécié tout particulièrement l'aspect muddy des
strates, textures et autres tuilages polytonaux et polyrythmiques qui abondent
dans ses œuvres. Je ne crois certes pas pour autant que le traitement du matériau
dans les pièces orchestrales auxquelles faisait allusion l'auteur de Silence puisse
renvoyer, sauf exception, à Brahms, et j'imagine encore moins une filiation du
type Brahms-Ives-Cage. Il est probable, en revanche, que les Essays de Charles
Ives ont trouvé en Cage un lecteur d'autant plus attentif que l'un des principaux
exégètes de ce dernier, Leonard Meyer, a consacré un livre presque entier au
"transcendantalisme" du Maître de Stony Point (32), lequel était comme on sait,
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l'un des admirateurs les plus enthousiastes de Thoreau. Il se peut donc que
l'adjectif muddy constitue, sous la plume de Cage commentant Ives, une
réminiscence littéraire en forme de miroir. Je n'oublie pas non plus que l'un des
livres de Cage s'appelle le Mud Book. Cela dit sur quoi Leonard Meyer se
fonde-t-il pour introduire, dans le lexique de la critique cagienne, la référence au
transcendantalisme ? Sur ce qu'il appelle the probability of stasis, notion qu'il
rattache expressément à la suspension du temps telle que pratiquée, dans les
œuvres de Christian Wolff et John Cage, sous la forme du "temps zéro". Or il
suffit d'ouvrir les Cercles d'Emerson pour lire ceci: "lorsque les vagues divines
M'envahissent je ne compte plus pour rien le temps perdu (...) car ces instants-là
confèrent une sorte d'omniprésence, d'omnipotence, qui ne nécessitent plus la
durée, mais qui comprennent que l'énergie de l'âme est proportionnée à l'œuvre
à accomplir, sans souci du temps." (33) Ce qui est très précisément la définition
du "temps zéro". En somme, le Cercle emersonien, Grundgestalt ou "figure de
base" comme eût dit Heinrich Schenker, de la circumincessio des scolastiques et
- partant - du "temps zéro" de l'omniprésence, survole le temps, comme il clôt
l'espace. "Supprimez le temps, disait Maître Eckhart, et l'Est et l'Ouest
fusionneront." (34) (Je rappelle à ce propos que le grand lecteur d'Eckhart
qu'était le maître de John Cage, Suzuki, considérait Emerson comme un
véritable zéniste.)
Quoi qu'il en soit de la "boue" collante d'Emerson selon Charles Ives, et en
dépit de ses "possibilités cachées", l'écriture emersonienne paraît avoir été
accueillie fraîchement par quelques-uns des amis les plus proches de l'auteur; et
cela, non en raison d'un quelconque déficit de la langue, mais parce que la
composition même des essais, ainsi que parfois celle des poèmes, laissaient à
désirer. Carlyle, que mentionne Charles Ives, s'insurgeait contre l'incohérence de
certains paragraphes. En effet le manque d'unité est souvent flagrant: comme le
dit Ives - et comme l'ont répété à satiété nombre de critiques, notamment
Matthiessen (35)- l'unité de base de l'énoncé est chez Emerson la phrase,
assimilable à une maxime (on songe effectivement à la sententia de l'époque de
Bacon), et difficilement réintégrable au sein d'une séquence logique. D'où une
discontinuité, qui laisse parfois songeur. En fait, les phrases ne sont juxtaposées
de la sorte que parce qu'elles sont directement extraites du journal intime de
l'écrivain, et transplantées telles quelles en vue de servir de matériau brut pour
des conférences. Quand Emerson prononçait un discours, il assemblait ses idées
en fonction du contexte, et au gré de l'ambiance, leur suite était laissée à
l'inspiration du moment. Et quand la version définitive devait donner lieu à un
essai, l'écrivain se contentait en principe - c'est du moins, selon Ives, le genre
d'excuses que les professeurs inventent pour dédouaner Emerson - de reproduire
l'ordre que sa "tentative orale" avait effectivement suivi. Observation spécieuse,
même si elle est vraie! Ives, pour sa part, ne l'entend pas de cette oreille:
pourquoi en effet cet ostracisme à l'encontre du "vague" ? "La raison
méthodique n'a pas à transparaître à chaque fois, dans toutes les grandes œuvres.
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Certes, il est des cas où la logique est susceptible d'exiger que l'unité s'édifie en
exhibant la relation spécifique qu'elle entretient avec les parties, et qui lui
permet de configurer le tout, et cela en s'interdisant toute ellipse. Mais la raison
peut également autoriser, voire requérir l'ellipse; et le génie est libre de ne pas
retenir ce qui revendique trop explicitement son appartenance au tout." (36)
Impossible de ne pas songer ici à l'éloge du vague auquel se livrait Husserl,
lorsqu'il soutenait que certaines "descriptions vagues, surgies de l'expérience
quotidienne", sont "plus appropriées à la réalité vécue que les représentations
exactes du discours scientifique" (37). Le paradoxe d'avoir à fournir une
définition précise du vague se dissipe en e et sitôt que la référence porte sur le
"vécu" : le "tout" que vise, d'après Emerson, chacune des "parties" entraînées
dans le processus d'unification, ne faut-il pas qu'il soit déjà présent en secret,
underground, ou (comme dit Ives) undercurrent par rapport à toutes les parties ?
Avant même de pointer vers la phrase qui va suivre, une phrase donnée se doit
de renvoyer à ce qui la sous-tend, et qui sous-tend simultanément l'ensemble des
phrases d'un même texte, d'un même paragraphe. Cela explique la fascination
qu'éprouve Emerson pour les proverbes et les pensées isolées, qui lui paraissent
lestées d'un maximum de sens ; il se ralliera sans hésiter à l'axiome de son ami
Coleridge, selon lequel "le plus grand et le meilleur des hommes n'est qu'un
aphorisme" (38), et en tirera la leçon d'une double identité, celle de l'homme et
de l'œuvre et celle du mot et de la chose. Mais l'acte de lecture s'en trouve, du
coup, bouleversé. Car si l'accès au sens s'effectue non plus horizontalement, au
terme d'un parcours déductif et linéaire, mais par un coup de sonde vertical et en
profondeur, il devient possible de plonger directement de n'importe quel autre
point et cela sans rien perdre. Ce que Charles Ives appelle une "ellipse" peut
donc sans problème être dicté par une raison supérieure, qui englobe le
raisonnement logique ou séquentiel comme un cas particulier. L'ellipse, c'est le
raccourci que permet le coup de sonde instantané, et les proverbes sont bien les
"sanctuaires de l'intuition" (39).
Et c'est grâce aux ellipses que des "parties" entières peuvent être sautées,
sans que l'économie du sens doive s'en ressentir. La métaphore par laquelle
Ernst Bloch désigne le "présent absent", la tache aveugle, est celle-là même dont
se sert Ives pour caractériser les parties que l'auteur lui-même, pratiquant en
quelque sorte une "première lecture" sur son propre texte, a escamotées. La
temporalité emersonienne ressemble à ce temps froissé ou "chiffonné" dont
parle Michel Serres, et qui devrait être celui de la communication véritable (40).
Comme le souligne Ives, le recours aux "taches aveugles" (blind-spots)
n'accélère le processus de l'unification que dans la mesure où il prévient toute
répétition. Et ici, le style ivesien se fait à son tour aphoristique: ""La nature aime
l'analogie et déteste la répétition". La botanique révèle l'évolution, non la
permanence. Il se peut qu'une apparence de confusion, si l'on vit avec un certain
temps, vire à l'ordre. "(41) (Je suggère d'appliquer cette dernière formule à la
musique muddy du compositeur Charles Ives.)
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La notion d'explication n'en devient que plus suspecte. On a fait le reproche
à Emerson d'être incapable d'"expliquer" bon nombre des pages dont il était
l'auteur. Mais pourquoi, demande Charles Ives, eût-il dû le faire ? Ne les
expliquait-il pas à l'instant où il les prononçait ou les écrivait ? La nature se
soucie-t-elle d'expliquer ? Pas plus que de répéter ! On peut très bien admettre
que ce qu'un auteur - ou compositeur - juge suffisamment unifié, le public le
trouve informe. "Vous pouvez n'être pas à même d'apprécier une symphonie, et
cela après vingt exécutions. La cohérence initialement perçue peut se révéler
obscurité demain: c'est probablement que l'unité formelle, ou externe, ne dépend
que des répétitions, séquences, antithèses et autres paragraphes, accompagnés
d'inductions et de résumés. Cette sorte d'unité, Macaulay la possédait. Est-il
encore lisible aujourd'hui ? Voyez plutôt Emerson sortir, et s'éclater (shout): "Je
ne songe aujourd'hui qu'à ce soleil splendide, je veux me laisser irradier par sa
lumière. Je ne vais dire que ce que cela me fera passer par la tête." Sans doute y
a-t-il des ondées de lumière encore à l'état de chiffres engrangés par l'Un, et
dont le code reste à découvrir. L'unité d'une seule phrase peut inspirer l'unité du
tout même si son profil est aussi déchiqueté que celui des Dolomites." (42) La
beauté qu'Emerson rapporte au retour de son périple vers la vérité est donc
spirituelle plus que sensuelle. On en a souvent profité pour le taxer d'ascétisme:
après tout son sang ne recèle-t-il pas des générations de sermons calvinistes ?
Ne serait-ce pas un peu puritain, par hasard ? En réalité, son seul ascétisme
consiste à ne pas confondre le fond et la forme. S'il composait, un harmoniste du
style de Jadassohn ne vaudrait pas mieux, pour analyser sa musique, qu'un guide
touristique de Boston. Bien sûr, un microscope nous dirait s'il utilise des accords
de neuvième, ou de onzième, ou de quatre-vingt dix-neuvième; mais une lentille
différente nous apprendrait qu'il s'en sert différemment de Debussy. La
sensibilité qu'il y mettrait ne ressemblerait en rien à la sensualité debussyste.
Son harmonie, si le vent soufflait, serait voluptueusement suspendue dans les
airs, mais il ne gonflerait jamais comme Debussy ses voluptueuses joues pour
qu' un souffle vienne mensualiser l'atmosphère. Car il ne faut pas confondre
l'âme et les joues (43)!
Ainsi, Emerson ne joue peut-être pas de la flûte, comme Debussy (et pas
non plus comme en jouait Thoreau, que Charles Ives ne manquera pas, dans le
cinquième Essay, d'opposer à son tour à Debussy); mais c'est aussi, Ives l'a dit,
qu'il fait la différence entre le fond et la forme, et plus profondément entre
spiritualité et sensualité, ou entre substance et manière. Du moins à notre niveau.
Car au niveau de la réalité, c'est-à-dire de l'"âme suprême" (Oversoul), toutes
ces différences s'effacent. Elles n'ont de raison d'être qu'au niveau de l'illusion
ou de la "délusion", bref de la Maya. Que le lecteur fanatique de la
Bhagavadgita qu'était Emerson se soit reconnu dans l'Advaita Vedanta bien
avant que les Japonais ne l'identifient comme un adepte du Zen, c'est ce dont un
essai comme Illusion témoigne à l'évidence. Mais cela l'a conduit à discriminer
lui-même scrupuleusement entre les distinctions ou différences entièrement
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illusoires, c'est-à-dire qui ne peuvent que s'effondrer sitôt qu'elles sont posées,
parce qu'elles n'ont aucune légitimation en dehors de la Maya, et les différences
plus fondamentales, qui ne se résorbent que lorsque l'âme s'élève au-dessus
d'elle-même et tend à se fondre dans l'Oversoul: sur ce point précis, la
perspicacité de Charles Ives n'est jamais en défaut. On peut lui faire confiance,
par exemple, lorsqu'il critique le distinguo en vertu duquel Emerson a droit,
dans la critique, à l'épithète de "classique", quand Hawthorne est baptisé
"romantique": en réalité, dit-il, il n'existe rien de tel qu'un couple comme
"classique et romantique" - à moins qu'on n'associe par le "et" les deux adjectifs,
et que l'on convienne que tout le monde est les deux, classique-et-romantique.
"Classique" devrait signifier, dit-on, enté sur le passé, et "romantique" axé sur le
futur; mais que fait-on du présent? La "tache aveugle" fonctionne, si l'on peut
dire, à plein. Comment surmonter cet "aveuglement"'? Tout simplement en
acquiesçant à l'idée qu'Emerson, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est classique-et-
romantique dans le même essai; plus encore dans la même phrase; plus encore,
dans le même mot. - En revanche, il est des distinctions que l'on peut considérer
comme fondées en spiritualité, et qu'il ne saurait être question d'abandonner;
Emerson se montrait inflexible à leur sujet. Seulement, la rigueur d'une telle
attitude a souvent été mal comprise, parce qu'elle entraînait le rejet quasi
automatique des distinctions secondes, dont les critiques ne pouvaient (ou ne
voulaient) comprendre qu'elles pussent être épidermiques au regard d'un être
entièrement tourné vers la spiritualité. Je n'insisterai pas sur les pages qu'Ives
consacre à la défense "concrète" d'Emerson; il suffit d'en retenir l'orientation
d'ensemble: pour Emerson, "l'esclavage n'était pas un problème social, ou
politique, ou économique, ni même moral ou éthique, mais une question de
liberté spirituelle et universelle seulement. Il lui importait peu de savoir quel
parti, ou quel programme, ou quel régime économique régentait les hommes.
Mais l'homme se gouvernait-il lui-même ? L'erreur et la vertu, sur le plan social,
ne pouvaient être que relatives." (44) Faut-il pour autant parler d'un
"optimisme" ? Ce serait, pour Ives (comme pour Emerson), retomber dans une
distinction seconde. Si l'on a le droit de juger Emerson plus important pour
l'humanité que Voltaire ou Rousseau, c'est qu'il a su prendre une fois pour toutes
le parti de la "cause" plutôt que celui des "effets", et qu'il s'y est tenu. Cela dit,
les "effets" sont destinés, si l'on atteint au seuil de l'"âme suprême", à s'estomper
dans la "cause", et celle-ci sans doute dans la "Cause des causes". Mais s'ancrer,
dès à présent, dans la "cause", c'est avoir du caractère. Par son caractère,
Emerson court-circuite notre modernité.

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Notes

1. Charles Ives, Essays before a Sonata, New York, The Knickerbocker


Press, 1920. Réédité in Three Classics in the Aesthetic of Music, Debussy,
Busoni, Ives, New York, Dover, 1962. Nous citerons Ives d'après cette
réédition.

2. Ce jugement est de Paul Collaer, La Musique moderne, Paris-Bruxelles,


Elsevier, 1955, p. 266. Voir aussi Peter Garland, Americas : Essays on
American Music and Culture, Santa Fe, Soundings Press, 1982, p. 109-
112.

3. Laurence Wallach, article Ives in John Vinton, éd., Dictionary of


Contemporary Music, New York, E.P. Dutton & Co, 1974, p. 360.

4. Laurence Wallach, loc. cit., ibid.

5. William W. Austin, Music in the 20th Century, London, Dent, 1966, p.59.

6. Ralph Waldo Emerson, "La Méthode dans la nature", in Les Forces


éternelles et autres essais, trad. K. Johnston, Paris, Mercure de France,
1920, p. 74.

7. Emerson, "Cercles", in Les Forces éternelles.., cit., p. 124.

8. Emerson, loc. cit., p. 128.

9. Ives, op. cit., p.109. Comme l'a fait observer Gérard Genette ("Romances
sans paroles", in Musique et Littérature, textes recueillis par Françoise
Escal, Revue des Sciences Humaines, n°205, 1987- 1, p. 120), "musique
et littérature ne sont ni parallèles ni symétriques: ce sont deux pratiques
simplement différentes (rien de plus difficile à penser qu'une simple
différence), qui ne se rencontrent heureusement qu'en vertu de leur
différence." Mais pour Ives, qui est emersonien sur ce point, le
parallélisme est déjà une différence.

10. Emerson, "L'Âme suprême", in Sept Essais d'Emerson, trad. I. Will (N.A.
Mali), Bruxelles, Lacomblez, 1907 (3e éd.), p. 223.

11. Ives, op. cit., p. 138.

12. Cité par Gilbert Chase, Musique de l'Amérique, trad. Clara Babelon-
Crooke, Paris, Buchet-Chastel, 1955, p. 453.
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13. Cf. John Cage, "Two Statements on Ives", in A Year From Monday,
Middletown, Connecticut, The Wesleyan University Press, 1967, p. 36-42.

14. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, trad. Françoise Wuilmart, vol. 1,


Paris, Gallimard, 1976, p. 349-350.

15. Bloch, op. cit., p. 353.

16. Bloch, op. cit., p. 354-355.

17. Ives, op. cit., p. 111.

18. Van Meter Ames, Zen and American Thought, Honolulu, University of
Hawaii Press, 1962, p. 65-78.

19. Cf. l'explication de Jan Van Bragt en appendice à sa traduction de


Nishitani Keiji, Religion and Nothingness, Berkeley, University of
California Press, 1982, p. 294-295.

20. Ives, op. cit., ibid.

21. Ives, op. cit., ibid.

22. Ives, op. cit., p. 112. Sur les rapports d'Emerson et du scepticisme, cf.
Stanley Cavell, "Emerson, Coleridge, Kant", in John Rajchman and
Cornel West éd., Post-Analytic Philosophy, New York, Columbia
University Press, 1985, p. 84 sq.

23. Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, de


Wittgenstein à Emerson, trad. Sandra Laugier-Rabaté, Combas, Ed. de
l'Eclat, 1991, p. 80.

24. Ives, op. cit., p. 118

25. Emerson, "Cercles", loc. cit., p.113-114

26. Cf. Ananda K. Coomaraswamy, "KHA et autres mots signifiant "zéro"


dans leurs rapports avec la métaphysique de l'espace", in Le temps et
l'éternité, trad. G. Leconte, Paris, Dervy-Livres, 1976, p. 118.

27. Ives, op. cit., ibid.

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28. Ives, op. cit., p. 119.

29. Contre onze pages à la première section.

30. Cavell op. cit., p. 80-81.

31. Ives, op. cit., ibid.

32. Cf. Leonard B. Meyer, Music, the Arts and Ideas, Chicago, The
University of Chicago Press, 1967, p. 68-232, passim.

33. Emerson, op. cit., p. 136-137.

34. Cf. le Commentaire de Jean 1, 1 a (1ère exégèse), § 8-9: tolle tempus,


occidens est oriens, in A. de Libera, E. Weber et E. Zum Brunn éd.,
L'œuvre latine de Maître Eckhart, Paris, Ed. du Cerf, 1989, p. 37. La
formule "Ôte le temps, l'occident est l'orient" a servi de titre à la
communication d'Emilie Zum Brunn à la Conférence Internationale de
l'Unité des Sciences de 1991, à Séoul.

35. F.O. Matthiessen, American Renaissance, New York, Oxford University


Press, 1941, p. 65.

36. Ives, op. cit., p. 120.

37. Cité in David Halliburton, Poetic thinking, An Approach to Heidegger,


Chicago University Press, 1981, p. 196.

38. Cité in Matthiessen, op. cit., ibid.

39. Emerson, cité in Matthiessen, op. cit., ibid.

40. Cf. Bruno Latour et Michel Serres, Éclaircissements, Paris, Bourin, 1992,
p.88-110.

41. Ives, op. cit., ibid.

42. Ives, op. cit., p. 121.

43. Je résume ici Ives, op. cit., p. 122-123.

44. Ives, op. cit., p. 124.

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Chapitre 13 : Cage lecteur de Thoreau

"La pensée se fait dans la bouche."


(Tristan Tzara)

Que le transcendantalisme ait inspiré, au XXe siècle, un compositeur de la


stature d'un Charles Ives, cela peut s'expliquer en partie par des considérations
géographiques : les "paysages de la Nouvelle-Angleterre", tels qu'Emerson et
Thoreau les avaient célébrés, réclamaient - dans le sillage du romantisme - d'être
mis en musique pour eux-mêmes, et si Charles Ives a défrayé la chronique en
leur consacrant les trois poèmes symphoniques que l'on sait, son œuvre, pour
iconoclaste et futuriste qu'elle ait été, ne s'inscrivait pas moins dans le droit fil
d'une tradition proprement musicale. De même, la Concord Sonata peut n'avoir
pas été conçue d'abord comme une sonate pour piano mais comme une pièce
d'orchestre grandiose, le programme auquel elle est censée obéir, et qui retrace,
en cent pages, l'itinéraire conceptuel de l'école transcendantaliste, ce programme
a pour le moins valeur atmosphérique ; quels qu'aient pu être ses doutes à l'égard
du bien-fondé de son entreprise, le compositeur l'a tentée, il nous a légué une
partition (et quelle partition !), il a œuvré en se référant systématiquement au
génie d'un lieu.
Malgré les apparences, la démarche d'un John Cage, qui radicalise le
transcendantalisme en s'efforçant d'abolir la distinction de l'art et de la nature,
est profondément différente de celle d'un Charles Ives : elle bouscule le
"musical" en le déterritorialisant. Nul souci de "concordisme" ne l'anime : ce
n'est pas à Emerson et à la famille Alcott et à Hawthorne et à Thoreau qu'elle
renvoie, mais au seul Thoreau. Les experts en nomadisme, Stanley Cavell ou
Robert Harrison ou Kenneth White, l'ont souligné, Thoreau ne s'est implanté à
Walden que pour s'en évader, sa quête a été résolument celle "d'une Amérique
inapprochable" - encore et toujours. On pourrait en dire autant de l'établissement
de Cage dans les forêts de l'état de New York : Stony Point, la communauté
d'artistes au sein de laquelle le compositeur a vécu et travaillé plusieurs années
durant, ne saurait, certes, se comparer à Walden (Cage lui-même a reconnu ne
s'être avisé de la ressemblance approximative qu'après coup) ; il n'empêche qu'il
s'agissait d'une "communauté pour la séparation" (1) : le mot est révélateur. De
même, il pourrait sembler que l'anarchisme de Cage diffère de celui de Thoreau :
proche, au fond, de celui de Tolstoï, il "ne contient pas la police" ; Cage a
toujours payé ses impôts et n'a jamais passé de nuit en prison. Mais non-
violence et "désobéissance civile" en sont, si l'on peut dire, les fers de lance - si
233/514
bien que le pacifisme de Cage ne le cédait en fin de compte nullement à celui de
Thoreau. Pour en finir avec les éléments biographiques (qu'il faudrait éviter ici
de prendre pour des images d'Épinal), je mentionnerai encore l'aveu de Cage
concernant l'année 1967, dont il m'a confié un jour qu'elle avait été pour lui
décisive : lors d'une tournée avec Merce Cunningham dans le Kentucky, à
l'automne, il s'était lié d'amitié avec le poète Wendell Berry ; un soir, après une
cueillette de champignons (Cage était mycologue autant que Thoreau
ornithologue ou botaniste), le poète, extrayant de sa bibliothèque un volume du
Journal de Thoreau, entreprit de lui en faire la lecture au hasard (et Cage avait
commencé en 1965 à publier son propre Diary, dont il écrivait chaque jour
moins de cent mots en se servant de procédures de hasard). Ce fut, Cage dixit,
une révélation. A l'instant même où il s'était mis à écouter, il avait compris que
ce livre ne le quitterait plus ; et il ne se départit jamais de cette attitude.

II

1967 - année qui voit paraître la première exégèse d'ensemble concernant


l'œuvre de John Cage, en l'occurrence le Music, the Arts, and Ideas du
musicologue de Chicago, Leonard B. Meyer, lequel diagnostique en termes
définitifs le "transcendantalisme" du compositeur (2) - 1967 est bien une année
clef. Soudain - un index compilé ultérieurement par William Brooks l'a montré
(3) - les citations et autres références in passing à Thoreau se multiplient dans
les écrits cagiens. A Year From Monday, qui rassemble les textes des années
1962 à 1967, rédigés par conséquent avant la rencontre avec Wendell Berry,
n'en comporte qu'une seule (4). Mais on n'en trouve pas moins de 27 dans le
recueil des années 1967-1972, M (5). Et surtout, ce que j'appelais la
déterritorialisation propre au musicien Cage, et dont je suggérais qu'elle avait
quelque rapport avec la "fixation" sur l'écrivain Thoreau, se fait jour au niveau
de l'économie de certaines des pages du livre, et non plus seulement au niveau
de la composition musicale. En effet, Cage s'était rendu coupable, à partir du
début des années cinquante, de désœuvrement caractérisé, en abandonnant (sous
l'influence délétère des cours du Daisetz Teitaro Suzuki à l'Université Columbia)
le choix des différents paramètres sonores de ses partitions aux tirages au sort du
I Ching, et cet attentat aux bonnes œuvres comme aux bonnes mœurs n'avait pas
manqué de susciter quelques remous dans le Landerneau musical américain
d'abord, européen ensuite. Cette attirance suspecte vers le hasard, les écrits de
Cage l'avaient explicitée en toute candeur. Ils n'en demeuraient pas moins
intelligibles : conférences et articles se pliaient sans doute à des rites un peu
bizarres, à des typographies fantaisistes qui les transformaient parfois en
partitions, à des mises en page de type dadaïste, mais on savait Cage amateur de
Gertrude Stein et d'Ezra Pound, en sorte que même si la syntaxe d'un Diary
venait à être malmenée, la lisibilité n'en était pas trop affectée. Or, une rupture
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survient dans M. Le titre, d'abord, lettre tirée au sort, ne "veut rien dire", parce
qu'il évoque n'importe quel vocable commençant par "M". Ensuite, M contient,
sous la dénomination de Thoreau Mix ou Mureau (Music of Thoreau), un vaste
conglomérat de lettres, syllabes et mots prélevés, toujours au gré de chance
opérations, dans les écrits de Thoreau; l'ensemble est destiné à être psalmodié au
concert, comme un gigantesque poème phonétique. Comment le lecteur peut-il
réagir ? Jusqu'alors, ce qu'écrivait Cage paraissait véhiculer un sens, et donc
s'inscrire dans un livre au profil classique, éprouvé ; mais ce livre, à présent,
change de fonction : impossible de le déchiffrer sans se mettre, fût-ce
intérieurement, à chanter. Cette impression, la présence dans M des paroles du
Solo for Voice 30, intitulé Song, la confirme. Toujours issu de Thoreau, ce Solo
se prête, dès que le regard l'effleure, à une interprétation "musicale" - tout
comme les 88 autres Arias dont se composent les Song Books, immense partition
créée en 1970 au Théâtre du Châtelet, dans le cadre des Semaines Musicales
internationales de Paris, par Simone Rist et Cathy Berberian. On s'en souvient :
l'une avait (entre autres) chanté en faisant du trapèze, tandis que la seconde,
imperturbable, préparait un plat de spaghettis qu'elle avait ensuite offerts au
public médusé... Lire M, c'est raviver des souvenirs de ce genre : renouer avec
des situations de cirque, ou, comme le dit Cage, de Musicircus. L'argument des
Song Books - "We connect Satie to Thoreau" - fait virer le transcendantalisme à
la parodie.
Sans nul doute, l'auteur a cherché, au sens littéral de ce lettrisme dans
lequel il se complaît, à déconcerter : à situer son lecteur hors de toute
concertation, et le musicien hors de tout concert. La vocalise qu'il entend faire
jaillir à partir de la seule écriture vise à retourner celle-ci comme un gant, à
ressusciter une oralité première, primaire, celle même que le livre, avec le luxe
de sa typographie, paraissait avoir exorcisée au moins depuis Gutenberg. L'effort
peut paraître dérisoire : effectivement, les critiques ne se sont pas privés, du
vivant de Cage comme après sa mort, de le dénoncer comme un clown. Mais
pourquoi l'authentique ne prendrait-il pas le masque du paradoxe ? Cage est en
réalité au plus près du sage stoïcien qu'évoque Gilles Deleuze dans la Logique
du sens ; son message est identique à celui d'un Chrysippe : "Si tu dis quelque
chose, cela passe par ta bouche ; or tu dis un chariot, donc un chariot passe par
ta bouche." Le commentaire deleuzien vaut d'être recopié : "Il y a là un usage du
paradoxe qui n'a d'équivalent que dans le bouddhisme zen d'une part, dans le
non-sense anglais ou américain d'autre part. D'une part, le plus profond, c'est
l'immédiat, d'autre part l'immédiat est dans le langage. Le paradoxe apparaît
comme destitution de la profondeur, étalement des événements à la surface,
déploiement du langage le long de cette limite. L'humour est cet art de la surface,
contre la vieille ironie, art des profondeurs ou des hauteurs. Les Sophistes et les
Cyniques avaient déjà fait de l'humour une arme philosophique contre l'ironie
socratique, mais avec les Stoïciens l'humour trouve sa dialectique, son principe

235/514
dialectique et son lieu naturel, son pur concept philosophique (6). " - Disons-le
autrement, mais toujours avec Deleuze : John Cage, c'est Lewis Carroll.

III

Ce "lieu naturel" dont parle Deleuze à propos des Stoïciens, ce topos de


l'humour comme concept, ne peut évidemment qu'apparaître comme un non-lieu,
un lieu nul et non avenu, au regard du transcendantaliste standard, Charles Ives
par exemple ; épris du "génie du lieu", ce dernier n'y découvrira qu'un lieu sans
génie, sans romantisme : de la prose, ou encore, comme le dit Cavell, du
"langage ordinaire". Et qu'y a-t-il de plus ordinaire, je vous le demande, qu'un
plat de spaghettis, ou bien encore, si l'on est au cirque, qu'un trapèze ? Deleuze
l'exprime de façon limpide : "On impose l'alternative sans issue : ou bien ne rien
dire, ou bien incorporer, manger ce qu'on dit." (7) Fidèle, en somme, à cette
stratégie, Cage n'a de cesse qu'il ne rabatte Thoreau sur des silences ou des
borborygmes. Ainsi, dans l'ouvrage qui succède à M, Empty Words
(Writings'73-'78), on peut lire - d'une déclamation muette, ou par une quasi-
déglutition -, outre la Préface à la Lecture on the Weather (pour douze speaker-
vocalists, sur du concentré de Thoreau), le texte clef dans lequel Cage "digère"
(digest) le Journal du même Thoreau, sous les espèces des quatre parties d'un
collage-colmatage monstre (la récitation de la troisième partie, enregistrée par le
compositeur, n'a pas exigé moins de deux disques compacts), qui a donné au
livre son intitulé. Les Empty Words - dénomination dont usent les linguistes
pour désigner ceux des mots de la langue chinoise qui ont, au fil des siècles,
perdu leur signification - rassemblent non seulement des strates distinctes
(quoique tuilées) de fragments de vocables saisis à des degrés divers
d'éclatement, mais également des reproductions, disséminées de page en page
selon un (dés)ordre aléatoire, de ces dessins dont Thoreau constellait de plus en
plus fréquemment son Journal au fur et à mesure que les années passaient (8).
Déjà, les Song Books de 1970 s'articulaient partiellement autour d'emprunts
d'ordre iconographique (cartes de Concord, portraits de Thoreau) ; les Empty
Words généralisent le procédé. Et parallèlement, deux grandes partitions pour
orchestre, Score pour 23 instruments (1974) et Renega pour 78 exécutants
(1976), ne proposent plus aux interprètes que des fac-similés de dessins tirés du
Journal de Thoreau. Si l'on fait partir de l'automne 1967 l'exploration
méthodique par le musicien des quatorze volumes de l'édition de 1906 dudit
Journal, on constate qu'il n'aura pas fallu dix ans pour que le compositeur Cage
s'assimile la quasi-intégralité des suggestions apparentes, ou de surface, que la
"révélation" due à Wendell Berry lui apportait.
On mesurera mieux la portée de cette assimilation en revenant à l'exégèse
que Deleuze propose de la logique illogique du Stoïcisme. Il s'agit en fait de
désarçonner les "significations hypostasiées" dont se satisfait le langage idéaliste,
236/514
en particulier chez Platon. A cet effet, énonce Deleuze, "chaque fois qu'on nous
interrogera sur de tels signifiés - "qu'est-ce que le Beau, le juste, etc., qu'est-ce
que l'Homme ?" -, nous répondrons en désignant un corps, en montrant un objet
mimable ou même consommable, au besoin en donnant un coup de bâton, le
bâton considéré comme instrument de toute désignation possible. Au "bipède
sans plumes" comme signifié de l'homme selon Platon, Diogène le cynique
répond en lançant un coq plumé. Et à celui qui demande "'qu'est-ce que la
philosophie ?", Diogène répond en promenant un hareng au bout d'une ficelle :
le poisson, c'est la bête la plus orale, qui pose le problème de la mutité, de la
consommabilité, de la consonne dans l'élément mouillé, le problème du langage.
(...) Chaque fois qu'on nous interroge sur une signification, nous répondons par
une désignation, une démonstration pures. Et pour persuader le spectateur qu'il
ne s'agit pas d'un simple "exemple" et que le problème de Platon est mal posé,
on imitera ce qu'on désigne, on le mimera, ou bien on le mangera, on cassera ce
qu'on montre. (... ) D'autant plus vite et d'autant mieux qu'il n'y a pas, et ne doit
pas y avoir, de ressemblance entre ce qu'on montre et ce qu'on nous demandait :
seulement un rapport en dents de scie qui récuse la fausse dualité platonicienne
essence-exemple (9)."

IV

Mais en quoi les dessins du Journal de Thoreau peuvent-ils aider à cette


mutation du transcendantalisme qui est censé passer, selon les néologismes de
Jean Wahl, de la "trans-ascendance" platonicienne ou plotinienne vers les Idées
ou l'Un à une "trans-descendance" vers la nature, éprouvée dans sa matérialité
brute et nue, vers la materia prima ? Comment peuvent-ils contribuer au
mouvement d'inversion vers une musique qui soit renvoyée à ce que Michel
Haar dénomme le "chant de la Terre" (10), et qui se situe plus bas que terre ?
"Que les significations, dit Deleuze, nous précipitent dans de pures désignations
qui les remplacent et les destituent, c'est l'absurde comme sans-signification.
Mais que les désignations nous précipitent à leur tour dans le fond destructeur et
digestif, c'est le non-sens des profondeurs comme sous-sens ou Untersinn ; alors
quelle issue ? Il faut que, du même mouvement par lequel le langage tombe de
haut, puis s'enfonce, nous soyons ramenés à la surface, là où il n'y a plus rien à
désigner ni même à signifier, mais où le sens pur est produit : produit dans son
rapport essentiel avec un troisième élément, cette fois le non-sens de surface."
(11) Les dessins de Thoreau ont précisément pour fonction, dans le texte
langagier ou musical (c'est tout un selon Cage), de nous ramener à la surface en
suivant la bande de Möbius - ou, si l'on préfère, le pli - sur quoi s'effectue la
danse des événements ou l'"émission de singularités prises dans leur élément
aléatoire" (12), ils assurent l'interface du "consommable" (la mastication des
mots et leur ingestion sonore) et du "mimable" (la réémergence ou reddition à
237/514
l'air libre). C'est pourquoi le pli, le pliage ou la pliure envahissent le champ de
l'énonciation : le "temps zéro" de Christian Wolff tel que le reprend Cage est un
temps froissé ou chiffonné, un froissement ou un chiffonnement qui n'enferme
que du vide. Il suffit, pour s'en rendre compte, d'ouvrir un livre ou une partition,
un livre-partition comme Empty Words : selon l'expression de Morton Feldman
qu'aime à citer Cage, "tout son est un écho du Rien".
Là encore, Deleuze se révèle précieux : "Renvoyé à la surface, le sage y
découvre les objets-événements, tous communiquant dans le vide qui constitue
leur substance, Aiôn où ils se dessinent et se développent sans jamais le remplir.
L'événement, c'est l'identité de la forme et du vide." (13) Et plus loin : "A travers
les significations abolies et les désignations perdues, le vide est le lieu du sens
ou de l'événement qui se composent avec son propre non-sens, là où n'a plus lieu
que le lieu. (...) Ainsi peindre sans peindre, non-pensée, tir qui devient non-tir,
parler sans parler : non pas du tout l'ineffable en hauteur ou profondeur, mais
cette frontière, cette surface où le langage devient possible, et, le devenant,
n'inspire plus qu'une communication silencieuse immédiate, puisqu'il ne pourrait
être dit qu'en ressuscitant toutes les significations et désignations médiates
abolies." (14) Le hasard cagien, c'est le coup de dés de Mallarmé : alors, et alors
seulement, quand les dés sont jetés, s'accomplit le destin. Le Coup de Dés - cette
partition - le donnait à entendre, en même temps qu'à voir sur le papier, sur fond
de blanc ou de vide : "Rien n'aura eu lieu que le lieu."

238/514
Notes

1. John Cage, Pour les Oiseaux, Entretiens avec Daniel Charles (Paris,
Belfond, 1976), p. 188.

2. Cf. Leonard B. Meyer, Music, the Arts, and Ideas (Chicago, The
University of Chicago Press, 1967), p. 134-316.

3. Cf. William Brooks, "About Cage About Thoreau", in Richard Fleming


and William Duckworth (éds.), John Cage at Seventy-Five (Bucknell
Review, Lewisburg, Pennsylvania, Bucknell University Press, 1989),
p.63-73.

4. Cf. John Cage, A Year From Monday (Middletown, Connecticut,


Wesleyan University Press, 1967).

5. Cf. John Cage, M, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press,


1972. Cf. aussi Empty Words (publié en 1978 chez le même éditeur).

6. Gilles Deleuze, Logique du sens (Paris, Éd. de Minuit, 1969), p. 18-19.

7. G. Deleuze, op. cit., p. 159.

8. Cf. l'article déjà cité de William Brooks.

9. G. Deleuze, op. cit., p. 159-160.

10. Cf. Michel Haar, Le Chant de la Terre (Paris, L'Herne, 1987)-, et le


huitième essai, "La joie tragique", de l'ouvrage du même auteur, Nietzsche
et la Métaphysique (Paris, Gallimard, 1993), p. 221-273.

11. G. Deleuze, op. cit., p. 160-161.

12. G. Deleuze, op. cit., p. 161.

13. G. Deleuze, op. cit., ibid.

14. G. Deleuze, op. cit., p. 162. Sur toute cette problématique, cf. l'ouvrage
essentiel de Mireille Buydens, Sahara, L'esthétique de Gilles Deleuze,
Paris, Vrin, 1990, passim. La question des "déconstructions" successives
de Thoreau par John Cage a été abordée dès 1981 par Marjorie Perloff,
The Poetics of Indeterminacy: Rimbaud to Cage, Princeton, New York,
Princeton University Press, 1981 (cf. le chapitre VIII, "No More Margins:
239/514
John Cage, David Antin, and the Poetry of Performance", p. 288-339). Le
lecteur francophone ne disposait, jusqu'à une date récente (1988), que de
l'article de l'auteur de ces lignes, "La voix symbole du temps", paru dans
la revue L'autre Scène (n°10) en 1975, et repris dans mes Gloses sur John
Cage (Paris, UGE, 1978), p. 217-236. Il peut se reporter aujourd'hui à la
vue d'ensemble proposée par Gigliola Nocera, d'abord accessible en
italien (Le Forme et la Storia, IV, 1-2, 1983, p. 83-115), puis traduite en
français par Marc Moser ("Henry David Thoreau et le néo-
transcendantalisme de John Cage", Revue d'esthétique, numéro spécial
triple 13-14-15 consacré à John Cage sous la direction de Daniel Charles,
1987-1988, p. 351-369). - Enfin, on trouvera quelques indications fort
utiles dans l'article de Jerzy Kutnik, "John Cage: Literature as (is) Music",
in Jadwiga Maszewska (éd.), Crossing Borders: American Literature and
Other Artistic Media (University of £odz, Polish Scientific Publishers),
1992, p. 39-52 ; je remercie très vivement M. Michel Granger, qui m'a
communiqué ce texte.

240/514
Chapitre 14 - Musique et an-archie
(Conférence prononcée le 27 février 1971 à la société française de
philosophie)
Argument

M. Daniel Charles, Directeur du département de Musique à l'Université


de Paris VIII / Vincennes, se propose de développer les points suivants :

La révolution musicale provoquée par les Viennois au début de ce siècle


nous a appris combien la dépendance du musicien à l'égard des normes
esthétiques reçues pouvait non pas s'atténuer mais au contraire s'accroître, à la
mesure même de la liberté que le compositeur se donnait de choisir et de poser
ses propres règles. On peut même considérer qu'après 1945 - au stade de la
"série généralisée" - une rigueur quasi-scientifique était sur le point de dominer
et d'uniformiser la création musicale. Si bien qu'il n'y avait aucun paradoxe à
tenir, avec le compositeur belge Henri Pousseur, Webern pour "plus proche
d'Einstein que de Mozart".
Cette révolution musicale n'était donc nullement une révolution esthétique.
Elle durcissait à ce point les anciens rapports du compositeur, de l'œuvre et de
l'auditeur, qu'elle allait se voir contrainte de réintroduire, dans l'œuvre dite
"ouverte", les germes d'incertitude propres à laisser - à l'exécutant du moins -
quelque espace de présence. Et de toute façon, révolution pour l'oreille ne
signifiait aucunement révolution pour l'écoute.
Avec les musiciens américains dont il sera question ici, la problématique
est différente. Le souci d'un John Cage, par exemple, - est d'arracher les sons à
toutes ces archai, à toutes ces dominations qui les investissent et les
assujettissent à la production de l'oeuvre comme objet fini. Musicologie doit
donc cesser d'être synonyme d'archéologie. Mais cette volonté d'an-archie ne
prélude pas à un nouveau dogmatisme ; et, contrairement à ce que l'on affirme
trop souvent, la poétique qu'elle édifie ne tranche pas plus sur l'esthétique
classique qu'elle ne la perpétue. Il s'agit bien plutôt d'atteindre, chez le
compositeur comme chez l'auditeur, à une réceptivité à l'événement qui précède
toute position d'un principe de l'agir ; et de démentir toute opposition hâtive
entre l'activité créatrice et la perception qui en recueille le résultat. Revenir en
deçà de l'objet musical, ce serait donc, en fin de compte ouvrir, une brèche dans
l'espace de la perception et de la vérité.

La séance est ouverte à 16 h. 30, à la Sorbonne (Amphithéâtre Michelet),


sous la présidence de M. Jean Wahl.

241/514
M. Jean Wahl: Je remercie M. Daniel Charles d'avoir bien voulu venir
aujourd'hui. Il est musicologue, comme vous le savez. Et,
d'autre part, c'est un homme très occupé. C'est pourquoi je
lui suis reconnaissant d'avoir détaché ces quelques instants
pour venir s'entretenir avec nous. Je lui donne la parole.

M. Daniel Charles : L'Europe musicale d'après 1945, surtout à partir de


l'ère de la "série généralisée", avait cru possible de plier la
création à des principes extrêmement stricts. Non que le
compositeur ne fût libre de choisir et de poser ses propres
règles mais celles-ci visaient de toute façon à resserrer la
cohérence du composé. Quelle que fût la diversité des
inspirations, celles-ci étaient censées déboucher, aussi bien
(sinon mieux) que par le passé, sur des édifices musicaux
définitifs.
Le culte du hasard a, chez bien des musiciens, remplacé
récemment celui du système. Peut-être s'était-on avisé du
durcissement intervenu dans les rapports de l'auteur, de
l'œuvre et de l'auditeur ; toujours est-il que les sériels eux-
mêmes ont cru devoir réintroduire, dans l'œuvre dite
"ouverte", les germes d'incertitude propres à laisser - à
l'exécutant du moins - quelque espace de présence. On
attribue généralement à l'américain John Cage une lourde
responsabilité dans ce revirement. Car rien de ce qu'il
propose - et de ce qu'il a présenté aux Cours internationaux
de Darmstadt lors de sa tournée "historique" de 1958 - ne
ressemble tout à fait à une œuvre. Ce seraient plutôt des
ébauches, voire des arrière-faix sonores, comme dans ses
pièces à plusieurs claviers. Du bricolage, quand il "prépare"
l'intérieur du piano ; et a fortiori lorsqu'il accompagne de
déluges électro-acoustiques les ballets de Merce
Cunningham. On doit aussi à John Cage la plupart des défis
récents que la musique a opposés à la "technologie sonore"
officielle : il est l'inventeur, par exemple, de la "musique
électronique vivante" ; il a été le premier à introduire, dans
l'élaboration des oeuvres, certains procédés de hasard. Il a
été l'initiateur du "théâtre instrumental" et du happening.
C'est enfin à son imitation, que tant de compositeurs,
aujourd'hui, osent redéfinir la musique comme une fête : il
n'est pas moins proche de la pop music que du pop art (1).
Aussi est-il de bon ton de le dénoncer comme un
"agitateur musical" (2) et de stigmatiser le sectarisme de ses
épigones : au sérieux, à la volonté - probe - de communiquer
242/514
des musiciens besogneux, Cage et ses suiveurs n'opposent-
ils pas l'insoutenable prétention de l'amateurisme ? Le petit
monde musical se sent menacé : une cantatrice aurait,
paraît-il, usé d'une poêle à frire lors de son exécution des
Song Books, au Théâtre de la Ville, en octobre 1970... On
serait donc tenté d'opposer terme à terme un Cage à un
Boulez, par exemple (3) : la musique, aujourd'hui, aurait le
choix entre le dévoiement et l'honorabilité.
Notre point de vue sera différent : l'examen des thèses
principales de Cage prouve en effet que ce dernier n'a cure
de se situer "musicalement" comme un compositeur
soucieux de faire concurrence à ses semblables ; et qu'on ne
peut non plus le réduire à un quelconque anti-système, qui
suppose toujours un système à quoi se référer. Ce qui
caractérise Cage, ce n'est pas le choix d'un mouvement
d'opposition, mais le souci d'un approfondissement de
postulats. Son attitude est critique, elle consiste à mettre en
question l'usage de certains principes ; dans sa modestie et
dans son ambition, elle se borne à enquêter sur la condition
la plus générale de toute musique. Une telle enquête n'est
pas simplement musicale : elle se définit comme
philosophique. A la différence des philosophes, cependant,
qui se satisfont d'écrire des livres ou de prononcer des
conférences, Cage réalise sa philosophie : il la met en
musique.
Qu'est-ce, pour le musicien classique, que le silence ? Ce
qui entoure et ponctue une phrase : le vide par lequel on
détaille la succession des différentes sonorités d'une oeuvre.
Et, plus généralement, ce qui se situe avant et après
l'œuvre : un rien.
Mais aussi, le blanc, l'espace entre les sonorités ce qui les
aère. Sauf dans le cas d'un bruit blanc, justement -
hypothèse-limite aux termes de laquelle toutes les sonorités
seraient entendues simultanément - nous n'écoutons que des
sons isolés ; ou des groupements de sons ; ou des "bandes
de fréquences", dotées d'une certaine "épaisseur". Bref, des
bruits "colorés". Baignant tout cela, le silence se glisse dans
les interstices de toute polyphonie : au-dessus et au-dessous
de ce qui est donné à entendre, il est l'invisible invité de
toute énonciation sonore.
Ce qui caractérise cependant l'économie de l'œuvre
traditionnelle, c'est bien l'oubli de ce silence. Elle l'utilise,

243/514
certes ; elle le met, à tout instant, en jeu. Mais sans jamais
l'organiser.
Il a fallu attendre le XXe siècle pour voir un compositeur
briller par son silence : Webern, semble-t-il, à la veille d'un
renoncement à l'égard de l'acte même de composer (4), a osé
traiter le silence comme un phénomène "positif" (5). Par le
démenti que les temps faibles infligent aux temps forts, il a
désarticulé la rythmique "simpliste" d'un Schönberg. Le
silence, chez lui, n'est pas seulement utilisé à des fins
d'expression - encore que ce souci ne soit pas absent -, il est
partie intégrante de la construction, un peu au sens où le
vide fait partie de ces sculptures transparentes dont l'époque
moderne est prodigue (6).
Pourquoi ce silence, et pourquoi est-il d'origine, et non
surajouté ? Pour aider à la clarté, à l'évidence sonore.
Celle-ci était donc menacée ? Oui chez un Schönberg, qui
s'intéressait aux questions de hauteur et non aux problèmes
de durée ; qui avait poussé la méticulosité jusqu'à
"sérialiser" les hauteurs, sans s'appliquer à examiner les
incidences de cette "sérialisation" sur le plan des rythmes.
D'où, chez le père de la dodécaphonie, un singulier
archaïsme dans le choix des formes : la première pièce "à
douze sons" est une Valse ; il a multiplié les Rondes et
autres Gigues. C'est que le traitement du temps ne suit pas la
complexification du traitement des hauteurs. L'emploi du
silence, chez un Webern, viserait en somme à remédier à
cette soi-disant faute de style : à homogénéiser l'œuvre.
Selon l'analyse que Cage fait de Webern (7) l'usage du
silence déborde pourtant, chez ce dernier, le seul souci de la
méthode. Car Webern a bien marqué que le silence -
partenaire invisible et nécessaire du son (8) – ne pouvait
être considéré comme un phénomène résiduel ou négatif :
mais cela implique que son emploi ne soit pas seulement
fonction de la méthode de sérialisation que l'on a appliquée
aux hauteurs, et que l'on pourrait être tenté de transférer,
plus ou moins mécaniquement, à la région des durées (9).
En appeler au silence à la façon dont on traite les hauteurs,
ce serait supposer une homogénéité entre hauteurs et durées
- comme si l'on multipliait "des oranges avec des machines
à écrire" (10). Cage n'accepte pas le postulat de l'identité des
paramètres : des hauteurs aux durées la conséquence n'est
pas nécessairement bonne. Il faut donc s'interroger sur le
bien-fondé de toute organisation extrapolée d'un domaine
244/514
sur l'autre : la clarté et l'évidence du son ne seront obtenues
que si l'on peut faire fond sur le silence, c'est-à-dire faire du
silence un fond, distinct du son mais ne lui faisant pas
obstacle ; le mettant en relief sans empiéter sur lui. Cette
situation ne peut être atteinte que si l'on construit l'œuvre
sur ce qui est commun au son et au silence, à savoir la durée.
Webern, en somme, conduit à briser avec le primat des
hauteurs, qui a régi la musique occidentale comme telle, en
ce qu'il laisse pressentir qu'une construction fondée sur
l'articulation des durées prévient l'oubli du silence. Et la
logique même de l'œuvre traditionnelle s'éclaire, si l'on
reconnaît qu'elle postule inconsciemment la contrariété entre
son et silence au sein du matériau : en explicitant cette
contrariété et en en tenant compte au niveau de la structure -
c'est-à-dire de l'organisation des éléments dans le tout (11) -
on permettra aux sons d'être enfin entendus pour ce qu'ils
sont, hors de toute convention superfétatoire ; ils seront
situés clairement à la place qui est, et a toujours été la leur,
dans l'édifice.
On ne s'étonnera donc pas de voir une œuvre aussi vaste
que les Sonates et Interludes pour piano préparé, de John
Cage (12), reposer sur des rapports extrêmement précis
d'intervalles de temps. Ceux-ci obéissent, pour treize des
seize Sonates, à un schème AABB, au sein duquel se
répartissent (mais sans que cette distribution ait de rapport
avec le schème) sons et silences. Relégué au rang de
mesure d'ensemble, ce schème est destiné à rester
inentendu ; il n'en régit pas moins, et de façon rigoureuse, la
configuration particulière de chaque Sonate. Comme une
série, il dessine de proche en proche la limite, le contour de
la partition entière - et ce avec une exactitude à laquelle
n'atteignait guère le jeu des "formes" traditionnelles, vouées
au flou et à l'approximatif dans la mesure où elles ne se
fondaient pas sur des rapports de temps. Cependant, le détail
des autres dimensions demeure libre: musique du cœur, les
Sonates récusent, dans leur souplesse rythmique par
exemple, l'assujettissement à quelque métrique que ce soit ;
et les différentes "préparations" du piano ont été décidées,
selon l'auteur, "comme on choisit des coquillages en se
promenant le long d'une plage"; elles démentent l'allégeance
à une quelconque harmonie comme à un quelconque solfège.
L'œuvre cisèle le temps ; mais tout impérialisme de la
structure est exorcisé en restant confiné dans le sous-
245/514
entendu. Cela permet une écoute d'un nouveau genre,
presque "orientale" ; car la construction ne prescrit rien ; et
du fait qu'elle donne seulement à entendre, elle laisse à
l'auditeur une responsabilité active dans le cadrage de ses
perceptions.
Seulement, si l'on s'en tenait aux Sonates, Cage ne serait
rien de plus qu'un "compositeur" au sens canonique.
Différent, certes, des sériels, et leur apportant le démenti ;
mais justement, sur le même plan qu'eux.
Comme eux, ne fait-il pas appel à un principe de
construction étranger à ce qui est écouté, et qui gouverne
cependant le détail des phénomènes ? Il ne sert à rien de
changer le sens du mot "structure" : à désigner
l'ordonnancement temporel des parties, ce vocable ne gagne
aucune plénitude supplémentaire. Plus généralement, faire
de l'opposition du son et du silence la clef du matériau,
n'est-ce pas maintenir l'exigence, propre à la tradition, de
l'œuvre comme "intégration organique des opposés" ? On
insiste, certes, sur le temps ; on ne le fait pas entendre, on
l'abandonne à un schématisme en lui-rnême hors temps. Dès
lors que l'oeuvre, en tant qu'"intégration des opposés",
s'aimante vers sa clôture d'objet temporel fini - comportant
début, milieu et fin - elle est justiciable, au regard de l'auteur
du moins, d'un certain savoir antérieur à ses exécutions ;
bref, d'une téléologie, car ce savoir ne peut manquer de se
subordonner un faire adéquat.
En somme, l'œuvre - et n'importe laquelle des partitions
du jeune Cage – arrête le temps, en droit sinon en fait. C'est
qu'elle est, par le schématisme auquel elle se plie, comme
exilée d'elle-même. Et il est décisif que ce schématisme soit
silencieux : l'existence, la présence du silence, est le refuge
même de l'"essence" de l'œuvre – le lieu de son aliénation.
Mais n'y a-t-il pas là un postulat fondamental, et propre à
toute musique ? L'œuvre ne se détache-t-elle pas sur fond de
silence en suscitant en quelque sorte ce silence dans lequel
elle se perd ? L'artiste, selon le mot de Lévinas, "lâche la
proie pour l'ombre"(13).
Cage choisit la clarté.
On peut dater ce revirement de Cage à l'égard du silence,
et de la musique en général. La visite dans une chambre
anéchoïde, en 1951, en a fourni la confirmation, sinon
l'occasion (14). Même quand le silence techniquement le
plus parfait peut être obtenu, dit Cage, je perçois au moins
246/514
deux sortes de sonorités dont je ne suis pas maître : mon
sang circule, mon système nerveux fonctionne. J'avoue, par
mon corps, que le silence « absolu » n'existe pas.
Constatation qui rend inutile l'idée de la "lutte" entre son
et silence. A l'instant où je crois atteindre à celui-ci en ayant
triomphé de celui-là, c'est l'inverse qui se produit, et je
retombe dans la région que j'imaginais avoir quittée. Le plus
sage ne serait-il pas de se conformer au réel - et d'avouer
que son et silence sont le Même ?
Concédons une telle identité - et acceptons l'évidence
d'une réalité "intentionnelle" du silence. Ne faut-il pas
admettre immédiatement que ce dernier est lui-même plein
de bruits, qu'il est gros de toute la rumeur du monde ?
Seulement, on ne voit pas qu'il y ait plus de sens à prétendre
exclure cette rumeur de la perception de l'œuvre, qu'à
vouloir limiter le champ de celle-ci comme le faisaient les
musicologues de la marine à voiles - au seul domaine des
sons "musicaux". Le silence constituait une barrière contre
les sonorités contextuelles : il les masquait, et permettait à
l'oeuvre de s'affirmer, de devenir un objet. Cet isolement
arrêtait le temps - ou au moins le transfigurait : du temps
banal de la quotidienneté, on passait au temps "musical"
(15), lui-même pensé comme un "éternel présent". Et à
l'inverse, cette objectivation de l'œuvre dissimulait le
silence ; elle le faisait oublier (16). Rappeler ce silence,
comme le font au XXe siècle un Satie ou un Webern, c'est
désigner à l'évidence l'engendrement de l'objet-oeuvre par le
sujet, lui-même occulté dans ce silence "intentionnel" voué
à l'oubli. Réduire ce silence, montrer qu'il n'est "rien", qu'il
laisse transparaître les bruits, c'est restituer l'œuvre à
l'environnement, le temps "musical" au temps "banal" - et,
surtout, faire s'effondrer la relation sujet-objet en tant qu'elle
fige l'impression esthétique et la paralyse.
Le silence n'est pas un donné – on ne peut le supposer
sur le mode d'une indéfectible présence, "protégeant"
l'œuvre contre les atteintes du monde, contre le
"tremblement du temps". En lui ne peut se réfugier aucune
"structure", en quelque sens qu'on prenne ce terme.
Cela signifie aussi que le silence est à écouter : il
convient de mettre en doute le bien-fondé de l'exclusion, par
les compositeurs, des bruits "indésirables" ; mais il importe
plus encore de s'interroger, par là, sur le statut de l'œuvre
comme objet fini. Cette finitude apparaît en effet comme
247/514
une auto-mutilation du sujet, apparemment désireux de
mater son objet, et qui s'exténue à "vider" le silence des
bruits adventices : du fait que l'objet ne cesse pour autant
d'être inextricablement lié à ce qui n'est pas lui, le savoir qui
concerne l'objet se révèle être un vouloir du sujet ; mais un
vouloir qui ne s'accomplit jamais intégralement, c'est-à-dire
un vouloir nihiliste.
D'objet qu'elle était, l'œuvre va donc devenir, chez Cage,
un processus. Et ce processus, Cage l'appelle
"expérimental", au sens non pas d'une composition en vue
de laquelle des "expériences" seraient à effectuer - en studio
ou ailleurs - mais bien d'un ensemble de gestes accomplis
selon l'exigence d'un non-savoir : hors de toute téléologie
comme de tout scientisme, hors de toutes les archai
auxquelles on assujettit les sons en leur imposant le silence.
Pour celui qui a su abdiquer son vouloir et se dépouiller de
son activisme, "il ne peut plus être question de faire", dit
Cage, "au sens de configurer des structures intelligibles".
Dès lors, "le mot expérimental peut convenir, pourvu qu'on
le comprenne comme désignant non pas un acte destiné à
être jugé en termes de succès ou d'échec, mais simplement
un acte dont l'issue est inconnue" (17).
Un faire qui est un non-agir, un savoir qui est une
ignorance par rapport au savoir-faire des compositeurs
traditionnels, le non-savoir-faire de Cage se comporte
comme si l'œuvre - élargie désormais à tout son contexte, et
donc irréductible à ce que l'on codifiait jusqu'ici sous ce
nom - avait "déjà subi l'action" comme si elle était un opus
operatum et non pas un opus operans (18). Œuvrer
reviendrait donc à "puiser l'eau de la source" (19). Et le
participe passé de l'opus operatum n'épuise pas cette
source : le mode qu'a celle-ci de subir l'action consiste à ne
cesser de survenir. Le créateur a pour tâche de "faire" que
les sons soient ; à tout moment, leur présence est pourtant
déjà en train de se dispenser. L'oeuvre convoque en ceci le
temps qu'elle surgit (présent) comme un imprévisible (futur)
qui est comme ayant déjà été (passé) ; on dira - toujours en
termes heideggeriens - que par elle les trois extases du
temps se rassemblent en une même équitemporalité (20). Et
si l'on garde cette caractéristique à l'esprit, on cessera d'être
obnubilé par la différence entre art et vie, entre art et nature,
entre sujet et objet : selon l'affirmation de Cage, on verra
s'estomper les "plis de la pensée dualiste"(21).
248/514
Que, chez Cage, le sujet se trouve récusé - en tant que
Moi suspendu à sa propre volonté -, qu'il s'agisse de viser
quelque chose comme ce "champ transcendantal sans sujet"
dont parlait Hyppolite à propos de Husserl - comme si, par
là, s'entrouvrait une fenêtre sur l'il y a d'où "je" suis absent -,
voilà qui doit être réintégré, sans nul doute, dans une
problématique plus générale. Mais voilà aussi qui ne vaudra
que circonstancié : confirmé dans et par les réalisations
sonores appropriées.
On peut suivre dans la production de Cage les étapes de
cette critique du dualisme – dé-subjectivation et dés-
objectivation tout à la fois -, et nous les évoquerons
brièvement en ces termes
1) le compositeur se réduit à n'être plus qu'un simple
auditeur ;
2) l'auditeur devient lui-mème interprète ;
3) l'interprète tend à se dissoudre dans ce qui est
interprété.
1) L'Imaginary Landscape No 4 illustre bien la première
proposition. Cette pièce est écrite - scrupuleusement, avec
croches et soupirs - pour un ensemble de douze radios.
Chaque poste est actionné par deux interprètes : l'un
manipule le commutateur des fréquences, l'autre celui des
durées. Il y a donc détermination de tous les gestes, et le
chef d'orchestre est chargé de faire respecter les impératifs
qu'a fixés l'auteur. Mais en un autre sens, ce dernier n'a
préjugé de rien : la précision s'exerce à vide, car
l'indétermination des programmes à capter interdit que l'on
obtienne deux fois le même résultat. Bien plus : un imprévu
peut survenir, qui surprendra le créateur lui-même. Ce fut le
cas, nous dit-on, lors de la première, qui eut lieu - pour des
raisons de programmation – après minuit, le 2 mai 1951, à
l'Université Columbia : en raison de l'heure tardive, nulle
chaîne de radio n'émettait plus, et la gestuelle des
participants ne suscita que parasites...
L'ensemble, ou presque, des compositions de Cage
d'après 1958 peuvent être qualifiées d'"expérimentales" dans
l'acception que nous avons indiquée. Elles trahissent, de la
part de l'auteur, une extrême minutie d'écriture et un soin
scrupuleux dans la détermination des gestes de l'interprète ;
elles n'en placent pas moins le compositeur dans la situation
d'un auditeur pour lequel chaque exécution serait la
première.
249/514
C'est ce dont témoigne le Concert for piano and
orchestra, de 1958. Cette oeuvre, explique Cage, "ne
comporte pas de partition d'ensemble (pour le chef
d'orchestre), mais chaque partie est écrite dans le détail ; y
sont données à la fois des directives spécifiques et des
libertés spécifiques - et cela à chaque exécutant, y inclus le
chef... Par ses gestes, le chef représente un chronomètre à
vitesse variable". Par rapport à l'Imaginary Landscape, le
chef est neutralisé : privé de partition, il n'est plus le
dépositaire de la vue d'ensemble sur ce qui advient ; simple
comparse, il n'indique plus le temps - si ce n'est pour le
brouiller. "Quand on se sert d'une vraie montre, il est
possible de prévoir le temps", dit Cage, "en raison de la
progression constante, de seconde en seconde, de la
deuxième aiguille. Quand au contraire un chef d'orchestre...
représente, par ses gestes, une montre qui ne bouge pas
selon un mécanisme mais de façon variable, alors il n'est pas
possible de prévoir le temps."(22)
Cette insistance sur le caractère indisponible du temps se
retrouve dans l'économie générale de l'œuvre, aussi bien que
dans le plus petit détail. "La partie du pianiste est un "livre"
contenant 84 sortes distinctes de composition ; quelques-
unes sont comme les variétés d'une même espèce - d'autres
sont tout à fait originales. Le pianiste est libre de jouer
n'importe quel élément de son choix, en entier ou en partie
et selon n'importe quelle succession. L'accompagnement
orchestral peut comprendre n'importe quel nombre
d'exécutants, jouant de beaucoup ou de peu d'instruments, et
une exécution peut voir s'augmenter ou se réduire sa
longueur. Bien sûr, je tiens cette oeuvre comme étant in
progress, et n'envisage nullement de la considérer comme
jamais terminée même si je trouve que chaque exécution est
définitive". – Effectivement, la minutie de l'écriture vise à
l'évanouissement de la spécificité du designatum : le
pianiste peut lire certains graphiques. de gauche à droite ;
d'autres, aussi bien de droite à gauche, ou en cercle. D'autres
encore - pour la première fois, sans doute, dans la musique
occidentale – font entrer la succession d'occurrence de
chaque événement sonore dans le champ de ce dont
l'interprète est le seul à décider. La contrainte d'ordre
structural qu'imposait jadis la partition, et qui, même sous-
entendue (comme on l'a vu pour les Sonates), figeait le
temps, cette contrainte est donc levée ; et l'auteur prévoit la
250/514
possibilité d'une non-exécution de tout ou partie de l'œuvre,
comme celle de l'exécution simultanée de plusieurs autres
œuvres (l'Aria, le Solo for Voice N°2, Rozart Mix, Song
Books, etc….) : libérée de toute mesure du temps et de tout
silence intentionnel, l'oeuvre marque bien le souci d'une
polyphonie désenclavée. "Mon intention", ajoute Cage,
"était de rassembler dans cette pièce des différences
extrêmes, comme on en trouve rassemblées dans le monde
naturel, par exemple dans une forêt, ou bien dans la rue
d'une ville". Et pour y parvenir, le plus simple n'est-il pas de
séparer les exécutants, de les situer en quelque sorte dans
l'environnement lui-même ? Ainsi, les sonorités se
rencontreront, elles interpénétreront, mais sans se faire
obstruction – sans qu'une hiérarchie vienne les détourner
d'être elles-mêmes ; de façon que chacune, à l'inverse,
rejoigne sans médiation son propre centre (23). "La fusion
du son dans l'harmonie", affirme Cage, "n'est pas ici un
objectif. Pour obtenir une clarté tant visible qu'audible, les
exécutants sont séparés dans l'espace, aussi loin que le
permet une salle de concert". L'évidence sonore commande
ainsi la désinsertion spatiale, tout comme elle avait suscité
l'éclatement de la mesure du temps.
Mais cette indétermination quant à l'exécution, en vertu
de laquelle le créateur s'efface jusqu'à se convertir en un
simple auditeur, ne peut être atteinte que par la plus extrême
détermination dans la composition. Loin que l'auteur
abdique son intelligence et sa logique compositionnelles,
ces dernières s'exercent dans leur plus grande rigueur. On
peut même considérer que le compositeur est libéré autant
que l'interprète : son imagination (graphique ou non) ne
connaît plus de bornes, puisqu'elle cesse d'avoir à se
mesurer sans relâche à ce qui n'est pas elle. Cage dissocie
donc les trois actes de composer, d'exécuter et d'écouter –
mais pour que chacun d'eux s'épanouisse : il n'y aura pas
plus de rapport entre eux qu'entre les sons, mais chacun –
comme chaque son – deviendra son propre centre. En ce
sens, la liberté du compositeur est à la fois l'effet et la
condition de la liberté de l'auditeur.
2) Qu'en est-il précisément de ce dernier ? Sa « libération
» signifie l'accès à une spontanéité inédite : au lieu de rester
muré dans sa passivité, il peut rendre active sa propre
audition.

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On en prendra pour témoignage les œuvres silencieuses
de Cage. La première, intitulée 4'33" en application des
tirages au sort ayant déterminé sa durée, est sous-titrée tacet,
any instrument or combination of instruments ; elle date de
1952. La partition, dûment éditée chez Peters (24), prescrit
que soient signalées, par le ou les exécutants, les limites
structurales (30", 2'23", 1'40") des trois "mouvements".
Gestes précis, mais strictement théâtraux : ils n'ajouteront
aucun son aux bruits de l'ambiance. Que reste-t-il à
l'auditeur ? A écouter le silence. A protester, s'il juge celui-
ci (et donc ce qu'il contient) extra-musical ; ce qui le fera
collaborer, justement, à l'œuvre. – Mais il lui est loisible,
sous la réserve des limitations structurales du temps,
signalées par le titre et exhibées par les actions de
l'interprète, de considérer également la somme des silences
de l'œuvre et des bruits d'ambiance comme une
configuration artistique d'un nouveau genre, variable et
extensible au moins dans l'espace.
Cela touche à l'art inférentiel (25) : distinct de l'art
"conceptuel", ce dernier engage l'auditeur à se recueillir sur
ce qu'il entend. Mais rien n'oblige à infléchir ce
recueillement vers une contemplation : c'est bien plutôt d'un
rassemblement actif qu'il s'agit, de l'affinement dynamique
d'une écoute que chaque instant remet en cause. On scrute,
on sonde le silence : celui-ci - comme la toile dont parlait
Rauschenberg (26) – n'est jamais vide. Cette plénitude est –
celle du message lui-même ; encore faut-il l'interpréter ainsi.
On ne se dispense pas du choix.
La seconde partition silencieuse de Cage porte le titre de
0'00". La référence au temps zéro laisse – du côté de
l'exécutant – le champ libre à "toute action disciplinée" ;
surtout, elle indique l'ultime évanouissement de la structure
comme mesure du temps. Elle invite donc l'auditeur à
interpréter le temps comme absence, et non pas seulement
comme présence ; elle renvoie à l'inconstance de ce qui ne
se laisse entendre que dans un perpétuel dérobement.
L'œuvre peut ne durer qu'un instant ; mais ce dernier n'a pas
de contours précis, il est susceptible d'englober des
dimensions "inexistantes" comme le passé et l'avenir, et
répond en cela à la définition de ce que Stockhausen appelle
un moment (27). Réhabilitation, chez l'auditeur-interprète,
de la mémoire : plus qu'une écoute, l'acte d'interpréter est
une entente ; et par là une pensée, et une pensée musante,
252/514
une musique en un sens tout à fait originel (28). Cette
musique – pré-objective – en appelle, chez le sujet, à une
pré-compréhension ; à une "impression" et non à une
perception. Elle peut donc être dite aussi bien présubjective
(29).
3) Dans certaines oeuvres récentes de Cage, l'interprète
est privé du garde-fou - texte ou prétexte - que représentait
toujours; pour lui la partition.
Ainsi, le cahier édité pour Rozart Mix (30) contient
exclusivement des photocopies de lettres échangées en 1965
entre l'auteur et son commanditaire, le compositeur Alvin
Lucier. Les indications. de "contenus" sont vagues : on
enregistrera librement 88 boucles magnétiques au moins, à
faire défiler sur douze magnétophones.
Fait surprenant, l'interprète n'a même plus, semble-t-il, la
latitude de choix que le Concert for piano accordait au
pianiste. Ce dernier, à l'instant où il allait frapper un cluster,
se doutait de l'effet probable de son geste. Or, on trouve
bien ici autant de, boucles que de touches sur un piano ; et
autant de magnétophones que de demi-tons à l'octave. Mais
ces boucles, strictement anonymes, n'autorisent pas que l'on
anticipe, fût-ce dans l'immédiat, sur le résultat sonore. –
Soit ; mais n'était-ce pas le cas, déjà, pour l'Imaginary
Landscape aux douze radios ? – Mais cette œuvre
comportait une partition, laquelle assignait un rôle à
chacun : l'issue des interventions pouvait demeurer
indéterminée, chaque exécutant n'en était pas moins le
servant, à point nommé, d'un planning soigneusement
détaillé. Cette distribution manque dans Rozart Mix : les
interprètes sont bien plutôt démobilisés ; au concert, ils se
contenteront de veiller à la "maintenance" des boucles. La
rupture d'une bande entraînera sa réparation, sa mise de côté,
et son remplacement, sur l'appareil concerné, par une autre
prise au hasard. Ainsi, tout est laissé à des circonstances
extérieures : l'œuvre s'interprète d'elle-même ; et l'on ne
retombe pas pour autant dans l'ornière d'une musique
électronique non-vivante, puisque les exécutants participent
activement à ce qui advient.
Leur mission apparaît alors à la fois humble et immense.
Elle consiste à sauvegarder les sons qui surgissent ; ou
mieux : le fait même qu'ils puissent surgir. C'est
l'"identification avec le matériau", car une telle sauvegarde,
comme le dit Cage, "voit directement les choses comme
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elles sont : englobées de façon impermanente dans un jeu
infini d'interpénétrations"(31). Par cette sauvegarde, le son
devient à lui-même son propre centre : il ne peut plus être
repris dans "une série de degrés discrets", c'est-à-dire oublié
au profit de la seule considération des rapports qu'il
entretient avec les autres sons, ou avec l'œuvre dans sa
totalité. Il rayonne, il résonne, "comme une transmission
dans toutes les directions à partir du centre du champ". Il est
"inextricablement synchrone avec tous les autres, sons et
non-sons ; ces derniers, reçus autrement que par l'oreille,
opèrent de la même manière que les sons" (32). Impossible,
donc, de tabler à coup sûr et à l'avance sur des relations de
type causal, d'un son à un autre, d'un interprète à un son,
d'un interprète à un autre. Les archai ne dominent plus les
sons, ne les investissent plus : on peut tenir aussi bien qu'il y
a une infinité de causes et d'effets, et que privilégier, ici ou
là, telle relation plutôt que telle autre serait arbitraire. Ce
serait convier les sonorités à se faire obstacle ; au lieu que le
jeu dont parle Cage comporte, on l'a vu, les deux,
interpénétration et non-obstruction ; au lieu que la fête à
laquelle il songe comme à l'archétype des Events,
Configurations et Musicircuses (33) renvoie à une anarchie
pratique, c'est-à-dire qui "ne contient pas la police" (34).
Nous nous sommes éloignés, certes, du plaisir musical
traditionnel. Et cet éloignement interdit que l'on adresse à
Cage des objections de nature "musicale" : sa démarche fait
précisément éclater le cadre même dans lequel ces
objections pourraient garder un sens. Ne vaudraient, contre
Cage, que des observations ayant trait, par exemple, au
manque de radicalité de son entreprise. N'est-ce pas ce qu'il
constate lui-même, lorsqu'il avoue ne trouver dans l'univers
musical d'autrefois que "jeu d'enfant"(35) ? Les précisions
qu'il ajoute valent d'être notées : "La raison pour laquelle je
m'intéresse de moins en moins à la musique n'est pas
seulement que je trouve esthétiquement plus approprié
d'employer les sons et bruits de l'environnement, au lieu des
sons produits par les cultures musicales de l'univers, mais
que, lorsqu'on descend au fond des choses, un compositeur
est simplement celui qui dit aux autres ce qu'il y a lieu de
faire. Je pense que c'est une manière rébarbative d'obtenir
que les choses se fassent".
Retenons d'abord que la poétique de Cage, contrairement
à ce que l'on affirme en général, ne prétend à aucun
254/514
dogmatisme. Cage ne saurait faire lui-même obstruction à
quelque compositeur, à quelque tendance que ce soit ! Sa
démarche, en ce sens, ne tranche pas plus sur les
esthétiques classiques qu'elle ne les perpétue. Elle introduit
plutôt une dimension nouvelle : celle d'un retour à l'origine.
Et ce n'est qu'indirectement qu'elle peut concerner les
esthétiques en question : en ce qu'elle oblige à s'interroger
sur le déchiffrement exclusivement subjectiviste auquel
semblaient vouées les musiques précédentes. Nous prenions
celles-ci comme "une réalité à saisir", quand c'est à la
"dimension ontologique" qu'ouvre l'art comme tel qu'elles
introduisaient – "là où le commerce avec la réalité est un
rythme"(36).
Parler d'autre part d'un renoncement au subjectivisme,
est-ce récuser le soi ? Un texte, au moins, est capital à cet
égard : celui dans lequel il est affirmé que le passage d'un
monde dualiste (où les sons "diffèrent" des silences) à un
univers non-dualiste (au "multivers" où ces silences se
remplissent à nouveau de sons) équivaut à la substitution
d'une situation "subjective" à la situation "objective" de
départ. – Il reste que le "sujet" dont il s'agit désormais n'est
plus un ego. En quel sens faut-il le prendre ? Comment, sur
l'anonymat de l'Il y a sonore, s'enlevant sur cet Il y a,
l'avènement d'un sujet se laissera-t-il encore cerner ?
Cage l'a décrit à propos de Feldman : le sujet s'atteste par
sa possibilité de sommeil, et de sommeil profond. Dans
l'insomnie générale - dans le remue-ménage de l'Il y a - le
compositeur non-violent ("tendre", dit Cage) est celui qui
dort. L'observation est curieusement proche de la définition
que Levinas donne du sommeil : "Une participation à la vie
par la non-participation, par le fait élémentaire de reposer"
(37). – Mais tout ne se passe-t-il pas alors comme si elle
était réversible, cette déshumanisation apparente de la
musique telle que nous l'avons évoquée (du compositeur à
l'auditeur et de celui-ci à l'interprète - ce dernier s'effaçant
"dans" les sons) ? Les sons, finalement, "redeviendraient" le
compositeur: ils s'ordonneraient - au sein du chaos ! - en un
style. Est-il besoin, à ce propos, de supposer "un événement
mystérieux, tel que la pensée n'y fût pas distincte des
choses" (38) ? En tout cas, on ne peut pas ignorer, chez un
Feldman ou un Cage, la qualité de "rêve éveillé" qui est
proprement la leur (39). Les Variations IV de Cage
contiennent plus d'incohérence et d'an-archie que tout ce
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qui nous - et les - entoure ; et cela, à l'instant précis où elles
investissent l'environnement. Saveur de leur déferlement : il
y a bien ici un style - inimitable (40). Que signifie ce style ?
Que la personne de Cage est irremplaçable, qu'en un sens
son unicité nous touche plus que son unité ?
Certes. Mais aussi, et dans le même mouvement, que la
musique peut échapper – en remontant en deçà d'elle-même
– à l'ego et à son égoïsme. Cage, à qui l'on faisait écouter
son enregistrement de Cartridge Music sans qu'il l'eût
reconnu, et sans qu'il se rendît compte qu'il s'agissait de
l'une de ses oeuvres, le jugea admirable. Simplement, les
sons y étaient en liberté : on ne leur avait pas dit ce qu'il
fallait faire. C'est qu'il y a une raison morale à rejeter l'idée
que l'art ne se définit jamais que par des œuvres en bonne et
due forme. Et c'est sur ce plan qu'apparait le mieux
l'extraordinaire distance de Cage à l'égard des principes de
l'art classique : cette distance est comme le négatif d'une
générosité. Cage a dit sa résolution de tourner vers autrui ce
qu'il avait d'abord paru tourner vers soi. Et il ajoute qu'il n'y
a là aucun infléchissement de sa démarche (41) La musique
doit être assumée comme une action temporelle, et à la
limite comme toute action temporelle, quelle qu'elle soit.
Mais l'irresponsabilité qui en découle n'est pas étrangère à la
plus haute responsabilité. C'est qu'il y a lieu d'interpréter
l'an-archie comme illuminée par la passivité -
impartageable – de la com-passion : elle a pris sur elle la
misère - unique de la com-misération. Et celles-ci, com-
passion et com-misération, ne s'adressent pas moins à autrui
qu'à ce qui est.

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Notes:

1. Sur ces derniers aspects, cf. le chapitre 12, consacré à John


Cage, du livre de Franck Jotterand, Le Nouveau Théâtre
américain, Paris, Le Seuil, 1970, p.70-98.

2. L'expression est de Jacques Lonchampt.

3. Le procédé est - significativement - le même, qu'on se veuille


à cet égard boulezien orthodoxe, comme Gilbert Amy (cf.
Dominique Jameux, "Entretien avec Gilbert Amy", in
Musique en jeu, n°3, 1971, p.75 sq.), ou que l'on tienne à
renvoyer dos à dos Cage et Boulez, comme le fait Pierre
Schaeffer (cf. D. Charles, "Sur l'objet musical", in Revue
d'Esthélique, n°2-3, 1967, p.305-306).

4. Selon, du moins, l'interprétation d'Adorno.

5. Cf. Boulez, Relevés d'apprenti, Paris, Le Seuil, 1966, p.274.

6. L'analogie a été développée par Cage à propos de Lippold.

7. Dans la conférence Defense of Satie, prononcée au Black


Mountain College, en 1948 ; cf. Richard Kostelanetz, John
Cage, New York, Praeger, 1970, p.82.

8. Cf. John Cage, Silence, trad. Fong, Paris, Denoël, 1970, p.31,
note 2.

9. Comme l'a fait Boulez dans la première des Structures pour


deux pianos.

10. L'expression est d'Adorno, Musique et technique aujourd'hui,


trad. Éliane Bloch, in Arguments, n°19, 1960, p. 53.

11. Cf. John Cage, op. cit., ibid.

12. Leur durée est d'environ 70 minutes.

13. "La réalité et son ombre", in Les Temps modernes, n°38, nov.
1948, p.786. (Repris dans Les Imprévus de l'histoire,
Montpellier, Fata Morgana, 1994, p.123-148).

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14. Cage y revient à plusieurs reprises. Cf. Silence, édition
originale, Middletown, Connecticut, Wesleyan University
Press, 1961, p.13.

15. Processus jadis admirablement décrit par Gisèle Brelet (Le


Temps musical, Paris, P.U.F., 1948).

16. Même constatation chez Daniel Buren, à propos du musée-


galerie ("Repères", in VH 101, n°5, 1971, p. 37).

17. Cf. Silence, éd. orig., p.13.

18. Jean Grenier, à propos de Jean Paulhan, Le Monde, 15 nov.


1967 ; repris in Jean Paulhan, Œuvres, vol. V, Paris, Cercle du
Livre précieux, 1970, p.264.

19. Cf. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, trad.


Brokmeier, N. R. F., 1962, p.306 (note correspondant à la
page 59).

20. Cf. Heidegger, "Temps et Etre", trad. Fédier, in L'Endurance


de la Pensée, Paris, Plon, 1968, p.45, 47, 49.

21. L'expression est de John Cage ; cf. Silence, op. cit., p. 14.

22. Cage, op. cit., p.40.

23. Cage, op. cit., p.46.

24. Et qui ne consiste qu'en un texte explicitant les instructions de


jeu.

25. Cf. Kostelanetz, op. cit., p.105-109.

26. Cité dans Silence, trad. fr., p.70.

27. Selon une suggestion de Heinz-Klaus Metzger.

28. Cf. F. J. Smith, "Vers une phénoménologie du son", trad. fr.


E. Bär, in Revue de Métaphysique et de Morale, t. 73, n°3
(juillet-septembre 1968).

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29. Cf. Gilbert Simondon, Du Mode d'existence des objets
techniques, Paris, Aubier, 1958, p.192.

30. Œuvre jouée à Paris (S.M.I.P., Journées Cage d'octobre 1968).

31. John Cage, Silence, éd. orig., p.15.

32. Cage, op. cit., p.14.

33. Cf. l'ouvrage cité de Jotterand.

34. Cf. "John Cage converse", in Identités, n°13-14, Nice, 1966.

35. Préface de A Year From Monday, Middletown, Conn.,


Wesleyan University Press, 1967, p. IX-X.

36. Lévinas, loc. cit., p.777.

37. Lévinas, De l'Existence à l'existant, Paris, Fontaine, 1947,


p.118-119.

38. J. Paulhan, "L'art Informel", in N. N. R. F., n°101, mai 1961,


p.805.

39. Lévinas, "La réalité et son ombre", loc. cit., p.775.

40. Cf. Kostelanetz, op. cit., p.196.

41. A Year From Monday, op. cit., ibid.

259/514
Discussion:

M. Jean Wahl: Il y avait quelque chose de fascinant dans cette conférence,


dont je vous remercie. Naturellement, on pourrait peut-être
vous demander des éclaircissements sur l'absolue
indétermination de la musique, mais votre pensée est
dialectique à tel point que l'absolue indétermination peut se
retrouver peut-être sous forme d'absolue détermination.

M. D. Charles: Cela dépend.

M. Jean Wahl: Il est maintenant difficile de parler, il était plus facile de


vous entendre...

M. Ét. Souriau: Je commencerai par féliciter M. Charles de ce passionnant


exposé ; je l'ai déjà entendu parler à la fois musique et
philosophie et j'en ai gardé un très bon souvenir. Je me pose
des questions dont quelques-unes auront peut-être un aspect
plus technique que métaphysique. Mon impression sur la
musique de Cage, c'est qu'elle se place, avec une extrême
précision, dans un mouvement dont il sera probablement
possible dans une cinquantaine ou une centaine d'années, de
saisir la continuité. Cela pose le problème de la libération
par rapport à la musique dont Beethoven reste la bête noire.
Eh bien, le fait essentiel, si on prend les choses en durée
depuis les origines de la musique jusqu'à nos jours, c'est que
la musique, dans ses origines, a eu longtemps des formes
essentiellement mathématiques ; les mathématiques étaient,
pour ainsi dire, l'armature secète de la musique. Cela a duré,
à travers l'Antiquité et le Moyen Age, à peu près jusqu'à la
fameuse phrase de Leibniz sur la musique comme exercice
arithmétique de quelqu'un qui ne sait pas qu'il compare des
nombres, et cela s'est brisé sensiblement avec des gens
comme Huygens, ou un peu plus tard avec Sauveur, et cela
dure jusqu'à Bouasse et à Jean Becquerel en liaison étroite
avec la pratique de la musique. Les Traités d'Harmonie tels
que ceux qu'on écrivait encore au début de ce siècle, étaient
étroitement fondés sur l'harmonie de résonance. Qu'est-ce
qui s'est passé ? En quoi a consisté la libération
techniquement ? En ceci que la musique est revenue au
mathématisme, elle s'est libérée peu à peu de l'emprise de la
nature sous la forme de phénomènes physiques. Libération
qui n'a pas été du tout l'effet d'une sorte d'anarchisme voulu,
260/514
de révolte contre les formes, mais qui était fondée sur des
nécessités intérieures étroitement liées à la force des choses.
D'abord, la première chose qui a rompu cette emprise des
formes physiques, c'est quand on a élargi le domaine
musical aux musiques exotiques et qu'on s'est aperçu alors
que l'harmonie, qui était encore une sorte de loi de la nature
pour les penseurs de ce moment, ne s'appliquait pas à des
musiques de ce genre. Ainsi Bouasse a écrit qu'il ne
viendrait à l'idée de personne de prendre le son des
cymbales ou celui des cloches ou celui du tambour pour
base d'un système musical. Eh bien, cela ne viendrait à
l'idée d'aucun Occidental, mais nous savons que les
musiques africaines sont fondées sur des rythmes de ce
genre et quant au son des cloches, il y a – puisque l'on
parlait de musiciens-théoriciens libérateurs anglo-saxons –
Henry Cowell, qui, avec ses Tone Clusters, s'est, en somme,
inspiré du son des cloches. Alors, cette réapparition des
mathématiques se présente par quel phénomène ?
Premièrement, par l'emploi de notations qui sont
mathématiques dans leur fond, notamment celles qui
s'appuient sur des formules géométriques traductibles
ensuite en sonorités. Elles s'appliquent par l'intervention du
calcul combinatoire, ce qui n'est pas absolument une
nouveauté, si on admet que le petit opuscule du XVIIIe
siècle : Instructions pour composer des valses à l'aide de
deux dés, nous vient de Mozart, ce qui est contesté, mais ce
qui est possible. Et puis par l'intervention, après le calcul
combinatoire, du calcul des probabilités et par conséquent
du hasard. Alors, jusqu'à quel point est-ce que cela crée une
libération ? C'est cela justement le problème – vous en avez
beaucoup parlé, peut-être que dans votre exposé écrit cela
paraissait plus frappant encore : j'ai eu l'impression que vous
êtes resté un peu en retrait de votre texte écrit en faisant
votre exposé. Jusqu'à quel point y a-t-il libération ? S'agit-il
alors d'une disparition de la puissance des formes ? A
propos de John Cage, permettez-moi de souligner quelque
chose de tout récent : le mois dernier, à l'Institut
d'Esthétique, à mon séminaire, on discutait de John Cage et
un des participants, Mlle Scriabine, qui est une fort bonne
musicienne, a posé une question que j'ai trouvée
extrêmement spirituelle à propos du Concert pour piano et
orchestre de John Cage. Elle a demandé: est-il possible de
jouer une musique qui ne soit pas le Concert pour piano et
261/514
orchestre de John Cage ? Eh bien, la question est tout à fait
pertinente, elle répond précisément à la question de savoir
jusqu'à quel point l'indétermination va. Or, tout de même, à
part deux remarques faites a posteriori sur les textes écrits,
ces textes apportent quand même des structures, créent un
style? vous avez vous-même employé ce terme. Alors, cet
anarchique n'est pas amorphe ? Etes-vous d'accord sur ce
point ?

M. D. Charles: Je suis loin d'être en désaccord. Les remarques que vous


venez d'apporter vont me permettre de revenir sur un point
que j'avais suggéré dans le texte de présentation, et sur
lequel je ne me suis peut-être pas assez étendu dans mon
exposé. J'avais écrit que la poétique de Cage, à l'inverse de
ce que l'on affirme trop souvent, ne tranche pas plus sur
l'esthétique classique qu'elle ne la perpétue. Il s'agit bien en
effet d'une démarche à la fois insolite, provocatrice, et –
philosophiquement – "régressive". Suffisamment éloignée
par là de celle des diverses musiques constituées, pour que
s'élève un doute quant à la possibilité même d'une
comparaison avec celles-ci. Car les oeuvres que produisent
les compositeurs "physicianistes" ou "mathématiciens"
apportent à chaque fois du neuf, des solutions inédites à tel
ou tel problème musical, bref quelque chose qui s'ajoute au
monde. Ce que fait Cage s'en retrancherait plutôt : il
s'abstient de léguer quoi que ce soit qui ressemble à un objet.
Si la "libération" dont vous avez parlé peut se caractériser
techniquement, je veux dire en fonction de considérations
de technique musicale, il faut rappeler que chez Cage, ce
primat de la technique musicale est irrecevable. Cage est un
inventeur – prodigieux – mais sûrement pas un
"compositeur" au sens canonique, parce qu'il refuse de
s'attacher à ses propres inventions. Son véritable problème
est ailleurs : non pas dans le fait d'apporter quelque chose,
mais dans le déploiement de ce que j'ai appelé le souci de
l'origine. Et, avant de parler de l'actualité de Cage, il faut
marquer ce qu'un tel souci présente, très précisément
aujourd'hui, d'inactuel pour ne,pas dire, aux yeux de certains,
de radicalement intempestif. Cage est un gêneur : il dérange
un certain nombre de positions bien établies et d'idées bien
reçues ; mais c'est à son corps défendant, car il ne s'attarde
pas aux polémiques. Metzger a bien caractérisé cet état
d'esprit en parlant, à propos du "manque de sens de
262/514
l'histoire" chez Cage, de la "distance astronomique" qui le
sépare des musiciens de toute obédience qui se disputent à
l'heure actuelle l'honorabilité, sinon la célébrité.
Il n'empêche qu'en un autre sens - et je vais rejoindre ici
ce que vous avez dit - la poétique de Cage n'est pas
indifférente à "ce qui se fait", et cela justement parce qu'elle
met en jeu les conditions de possibilité de ce qui se fait. Un
compositeur, André Boucourechliev, suggérait dernièrement
– dans le numéro spécial que L'Arc a consacré à Beethoven
– de comparer les Variations I à V de Cage aux Variations
Diabelli de Beethoven. Sans doute y a-t-il là un paradoxe,
le culte de Beethoven étant aux antipodes des
préoccupations de Cage ; mais au-delà de ce paradoxe, on
peut effectivement se demander, avec Boucourechliev, si le
principe du développement des Diabelli n'est pas assez
voisin de l'idée sérielle comme "champ unificateur" de
l'œuvre : Beethoven laisserait présager cette définition
fonctionnelle de la série, parce que son usage de la variation
abolit la vieille définition de celle-ci comme "modification"
d'un matériau pré-donné ; d'où l'interrogation de
Boucourechliev : ne pourrait-on relier – dialectiquement –
Cage à Beethoven, en considérant que Cage pousse à ses
extrêmes conséquences la négation (beethovenienne) de la
variation, "jusqu'à nier la notion de rapports entre
événements" ? Vision extrêmement suggestive des choses,
même si elle suppose une assimilation - relative, mais que
Cage jugerait probablement inacceptable – entre Cage et un
Beethoven "pré-sériel"... J'en viens maintenant à votre
analyse : la "libération" de Cage et la "libération" par la re-
mathématisation peuvent en effet paraître coïncider, parce
qu'effectivement le mathématisme a permis de tenir pour
conventionnels le physicianisme, l'harmonie, etc. L'effort de
Cage consiste également à remonter en deçà de ces
conventions, qui ont interdit trop souvent aux sons d'être
eux-mêmes : en ce sens, il serait plus proche de Xenakis que
de Beethoven, même s'il reste quelque physicianisme chez
Xenakis, et si, de ce fait, Xenakis avoisine plutôt Beethoven
que Cage ! - De là, toutefois, à faire de Cage un chef d'école
pour mathématiciens, ou inversement à l'attaquer au nom
des critères physicianistes de jadis, il y a un pas qu'il me
paraîtrait bien léger de franchir. Je ne vois pas en effet que
Cage soit un compositeur "comme les autres", que l'on
puisse se permettre comme tel de prôner ou de récuser ; je
263/514
dirai plutôt, pour rester dans votre perspective, que ce sont
aujourd'hui les musiciens "mathématistes" qui viennent - à
leur manière, qui n'est pas celle de Boucourechliev - à la
rencontre de ce que tente Cage (et cela, même si, comme
Xenakis, ils s'en défendent avec passion...). Ce sont eux qui
bougent, plutôt que Cage ne se déplace vers eux.
Et c'est en ce sens, respectueux du point de vue auquel
Cage lui-même s'est situé, que l'on pourra dire, avec Marina
Scriabine, que le Concert for piano "contient" l'ensemble
des musiques possibles. Il contient : cela veut dire qu'il
n'exclut rien. Il nous donne l'idée du plérôme de la
musicalité, parce qu'il englobe, du moins en droit, tout le
musicable : c'est ce que Metzger a appelé autrefois la
"pantonalité" de Cage. Au-delà ou en deçà de toute utopie,
ce terme désigne bien un aspect concret, sensible, de ce que
tente la musique indéterminée ; les œuvres de Cage
apparaissent comme des échappées vers ce bruissement et
ce ressassement incessants de tout le sonore, auxquels nous
sommes perpétuellement confrontés dans la vie quotidienne,
sans nous en aviser. On demandera, bien sûr : à quoi bon
nous éveiller à ce qui n'est qu'évident ? Mais l'origine de
toute musique ne réside-t-elle pas dans l'étonement devant
cette évidence, que les sons soient ?
D'où, je le reconnais, l'ambiguïté de cette notion de style
à laquelle faisait appel la fin de mon exposé : comment se
conjugue-t-elle avec l'exigence d'anonymat ? Je prendrai un
exemple extrême : le Musicircus, rassemblement d'un
nombre indéterminé de musiciens, dans un lieu quelconque,
devrait atteindre au comble de l'informel ; l'auteur n'y décide
vraiment de rien. On peut cependant reconnaître la patte de
Cage, ne serait-ce que dans l'absence de limites, dans la
superposition d'une sonorité générale, globale, cosmique, à
toutes les manifestations individuelles ; et cela, même si -
pour des raisons indépendantes de l'auteur – le spectacle, à
Paris, n'a pas "pris", n'a pas "levé". Considérons maintenant
les Variations IV : l'enregistrement témoigne très
partiellement de ce que fut l'exécution de l'oeuvre, puisque
celle-ci, se déroulant dans une pluralité de dimensions
spatiales – bruits de la rue venant interférer avec des
conversations, avec la diffusion d'enregistrements d'oeuvres
classiques ou "légères"... le tout réparti dans les différents
lieux d'une galerie où l'on fêtait un vernissage –, échappait
par hypothèse à toute saisie unitaire, linéaire. Et d'une façon
264/514
générale, les enregistrements, comme le dit Cage, n'ont
valeur que de cartes postales, surtout dans le cas de ces
oeuvres en expansion, in progress qui entraînent avec elles
leur environnement, leur contexte. Néanmoins, dans le
caractère non prémédité de la bande obtenue, on découvre
un effet de style très différent, par exemple, de celui auquel
parvient le Stockhausen des Hymnen, soucieux avant tout
d'un montage "esthétique"; et cet effet est typique de Cage.
C'est le style du décentrement : on sent très bien qu'il y a
"œuvre", mais celle-ci se projette hors d'elle-même, son
centre est partout autour d'elle.
N'y a-t-il pas inversement, dans certaines œuvres
"mathématisantes", des points communs avec ce que je
viens d'essayer de cerner ? Oui, lorsque parfois ce qui est
tout à fait formel débouche sur quelque chose de non
structuré. Et je suis heureux de ce que vous en avez dit,
parce qu'eftectivement, quand un Xenakis met en jeu de très
grandes masses sonores, comme dans Duel ou Stratégie, il
accumule les déterminations de détail pour aboutir à une
indétermination de fait. Ainsi, qu'une oeuvre soit livrée ou
non au hasard, le résultat sonore finit par n'être plus très
différent. On peut en déduire que l'"anarchique" n'est pas
plus amorphe que le déterminé n'est formel : si, pour Cage,
le retour de la musique au mathématisme appartient à une
histoire qui ne le concerne pas, on est libre cependant de
prendre une certaine distance, qui peut être "historique", à
l'égard de la musique de Cage ; peut-être y distinguera-t-on
aussi des grandes lignes, sinon un ordre ; bref, un style.
C'est ce que confirmerait une observation de Cage lui-même
dans l'Entretien avec Reynolds : à première vue, tout est
chaos ; à seconde analyse, tout est forme. L'œuvre de Cage
admet et cette succession, et son inversion.
L'inconvénient est qu'il faut s'habituer à tout accepter,
pour que ce jeu lui-même devienne possible : tout, c'est-à-
dire l'entourage sonore, le contexte global. Le désarroi,
l'étonnement, la stupéfaction peuvent interdire à un
interprète, à un critique, au public, cette acceptation. Je
songe ici à une critique émise récemment en France à
propos d'un événement très « cagien », bien que relevant de
critères différents : le Midi-Minuit d'Henri Pousseur à Liège.
Le journaliste disait : nous nous sommes promenés, douze
heures d'affilée, dans les quatre salles de concert où les huit
ensembles instrumentaux jouaient à la fois, et nous n'avons
265/514
pu trouver aucun noyau, jamais nous n'avons été au coeur de
la manifestation. – Mais c'est précisément qu'il n'y a pas de
cœur ! Celui-ci est en nous, il est où nous portons nos pas.
Pour achever de confirmer votre analyse, je préciserai
que, pour Cage, la musique "individualiste" – répondant à ce
que vous appelez, d'un point de vue plus technique,
l'approche physicienne - présente en soi moins d'intérêt que
les musiques médiévales ou non-européennes, ou encore
celle de Byzance. Or, ces dernières ont recours à des
schèmes d'organisation qui se prêtent plus directement à la
formalisation, semble-t-il, que la "grande musique"
physicianiste. Il n'est peut-être paradoxal qu'au premier
abord, de constater que les activités bizarres de Cage ne
conduisent celui-ci à aucune partialité à l'endroit des
musiques si précises de Byzance et de l'Extrême-Orient.

M. Ét. Souriau: Je voudrais poser encore une question. Vous n'avez pas
parlé d'un aspect assez particulier des idées de Cage par
rapport à celles de Feldman, c'est-à-dire l'espèce de
référence très vague, et, je crois, très peu exacte, au
bouddhisme zen.

M. D. Charles: Je crois qu'elle n'est peut-être pas si vague, ni si inexacte.

M. Ét. Souriau: Nous discutions de cette question-là il y a un mois en


séminaire. Il y avait un musicien japonais, et bouddhiste, qui
a protesté violemment contre cette soi-disant parenté de
pensée.

M. D. Charles: Cage s'est non moins vigoureusement défendu d'être un


bouddhiste zen, dans la préface de Silence. Il attribue
pourtant au zen - et à très juste titre, me semble-t-il –
l'impulsion première donnée à ses activités ; mais il prend
bien soin de lui refuser toute paternité, quant à la suite de
ses productions.
Effectivement, si par "zen" on entend un mouvement très
précisément situé et daté, les œuvres de Cage n'ont
apparemment que fort peu à voir avec ce mouvement. Mais
Cage pose la question : "qu'est-ce que le zen aujourd'hui,
dans l'Amérique du milieu du XXe siècle ?" Il paraît difficile
d'isoler le zen, de le fixer comme une entité historiquement
et géographiquement stable. La question de Cage me
semble pertinente.
266/514
La perspective que j'ai esquissée à la fin de mon exposé,
et les mots que j'ai employés, commisération, compassion,
renvoient à un horizon qui est évidemment celui du
bouddhisme en général – tel que le définit un Suzuki, dans
L'Essence du bouddhisme. Mais il faudrait compléter cette
suggestion, et tenir compte de la composante taoïste, propre
à un certain nombre de zénistes "classiques", d'abord en
Chine. On pourrait montrer dans le détail que cette
composante est loin d'être absente chez Cage. On peut
même estimer qu'il y a en lui, au moins à certains moments,
plus de taoïsme (au sens classique, ou au sens du "néo-
taoïsme") que de zen (c'est-à-dire de bouddhisme,
également au sens classique).

M. Jean Wahl: Est-ce que, pour s'orienter dans ce que vous avez dit, on ne
pourrait pas se référer à différents mouvements ? Vous-
même avez parlé de Xenakis, vous avez parlé de
Stockhausen, dont il y a eu des recherches de hasard ; il y a
le privilège qu'on veut donner à l'exécutant, plus loin on
pourrait trouver d'autres motifs de réflexion et de
rapprochement ; il y a l'écriture automatique du
surréalisme : peut-être n'est-ce pas complètement hors de
propos de l'évoquer. Nous sommes surpris parce qu'à
certains moments on se sent tout à fait d'accord avec vous ;
d'autre part, on se dit que John Cage se met volontairement
dans les plus mauvaises situations possibles pour arriver à
un résultat qu'on appellerait musical, mais il dirait qu'il ne
veut pas aboutir à un résultat musical. Alors, il y a une
dialectique qu'il est assez difficile de saisir.

M. D. Charles: Si je prends le surréalisme parmi les exemples ou les


mouvements que vous évoquez, je vois que la position de
Cage à son égard est plutôt négative. La critique apparente
généralement Cage à Dada, plutôt qu'au surréalisme. Lui-
même se rattacherait plus volontiers à Duchamp.
Évidemment, il faudrait en discuter.

M. Jean Wahl: Mais Marcel Duchamp est surréaliste. Si les mots ont un
sens. On voyait, aux expositions surréalistes, et les œuvres
de Marcel Duchamp et Marcel Duchamp lui-même.

M. D. Charles: Je dirai cependant qu'entre l'écriture automatique et la


manière si consciente et méticuleuse dont Duchamp conçoit
267/514
La Mariée, par exemple, il y a des différences qu'il me
semble difficile de surmonter. Et lorsque Cage fait l'éloge de
Duchamp, il me paraît se réclamer d'une attitude qui est bien
éloignée de ce que Duchamp lui-même appelait le
"rigorisme" de Breton, d'un Breton "obnubilé par la
postérité". Ce qui importe, pour Cage comme pour
Duchamp, ce n'est pas du tout de composer une oeuvre, ni
d'être jugé musicien ou artiste; encore moins de léguer quoi
que ce soit – fût-ce la définition d'un style de vie. Cela
n'empêche pas la méticulosité...
Dans les dernières années de la vie de Duchamp, Cage a
pris avec lui, jour après jour, des leçons d'échecs. Il serait
certainement exagéré de dire qu'il s'est identifié à
Duchamp ; mais il s'est librement inspiré de cette attitude de
jeu, de défi à l'égard de tout art organisé et organisable.
Sans doute est-ce un comportement négatif : il y a plus de
positivité dans le surréalisme.

M. J. Wahl: Oui, mais négatif, positif, l'un débouche dans l'autre.

M. D. Charles: Je voulais simplement dire que les surréalistes, par rapport à


Duchamp, n'ont pas cessé de faire des œuvres.

M. P. Schaeffer: J'ai la vieille habitude de vous contredire et je ne pourrai pas


y manquer aujourd'hui, parce que, tout de même, je
m'étonne que vous ayez présenté tout cela d'une manière
absolument euphorique, sans la moindre ombre au tableau,
en partant de textes de Cage que je connais bien, avec une
interprétation brillante, qui est la vôtre, alors que les textes
de Cage il faudrait les prendre, à mon avis, phrase par
phrase, pour en voir non seulement le vide, mais les
contradictions béantes. Je vais en prendre quelques-unes à
titre d'échantillon. Je m'étonne vraiment que vous prêtiez
votre brillante intelligence à une explication sans nuances,
qui est entièrement positive, qui ne laisse place à aucune
critique et qui se conclut par le thème de la libération, mot
passe-partout, mot qui annonce une tendance générale, une
croyance populaire.
Il me paraît de mon devoir de parler. Si je n'avais pas
d'estime pour vous et pour ceux qui nous invitent à ces
séances auxquelles parfois je participe, je ne me donnerais
pas cette peine. Mais je le fais par devoir intellectuel. Je
ferai deux genres de remarques, en prenant votre exposé et
268/514
le Cage qui est derrière, et puis une remarque d'ordre plus
général, qui prend cela comme cas particulier d'un
phénomène beaucoup plus général que nous subissons et
dans lequel je vous vois malheureusement compromis. Et je
crains que vous en compromettiez beaucoup d'autres
puisque vous êtes un brillant maître avec des disciples
autour de vous.
Si je reprends les vieux textes de Cage, je lis : le son est
le contraire du silence. Bêtise absolue : le son n'est pas le
contraire du silence, il y a là, simplement, un calembour,
quelque chose de grossier, le son n'est pas plus le contraire
du silence que la parole n'est le contraire du silence ; le
silence, c'est zéro, il y a quelque chose dessus, il y a une
forme sur un fond, quoi qu'on en dise. C'est une chose que
depuis cent ans on sait. Et quand Cage va plus loin en
disant : du moment que le son est le contraire du silence,
c'est le temps qui compte, ce n'est pas la hauteur et les autres
qualités du son, c'est tellement bête... C'est comme de dire
que dans un discours, c'est le temps où l'on cause qui
compte, et qu'il n'y a pas de supports, qu'il n'y a pas de
phonèmes, qu'il n'y a pas de mots, ni de codes, ni de
phrases... Mais nous voyons là la vieille hérésie sur la
musique, qui incite à croire que la musique coïncide avec le
support. Mais c'est quand même quelque chose que l'on sait
en linguistique, depuis cent ans, et même avant Saussure, on
sait que le langage ne coïncide pas avec son support
phonique. Et pour la musique, les gens sont tellement nuls
en musique, et ils sont tellement attirés par le guet-apens des
fractions de Pythagore, qu'ils continuent à croire que la
musique c'est des nombres.

M. Jean Wahl: Cela peut tout de même se discuter. La musique, c'est peut-
être tout de même des nombres...

M. P. Schaeffer: Mais tout est nombres. Vous êtes un ensemble de nombres


et moi aussi. Mais si on nous réduit à nos chiffres atomiques,
on n'est pas plus avancé. Toute l'élaboration de la pensée
consiste à distinguer des plans, et plus les plans sont élevés,
plus ils sont intelligibles, et plus ils sont profonds et
élémentaires, moins ils sont intelligibles. C'est tout de même
la grande loi du déchiffrement de la Nature. Alors toute
l'imbécillité musicale contemporaine consiste justement à
faire un rapprochement, tout à fait injustifié, et qu'on peut
269/514
réduire en cinq minutes, - expérimentalement, devant
n'importe quel auditoire. Mais personne ne fait cette
expérience : confondre les gens qui disent qu'on peut réduire
des sons à des nombres.
Je reprends dans Cage le baragouin intention, non-
intention, etc. Ensuite le son tellement "réduit", dites-vous
en prenant l'expression respectable de Husserl, que
j'aimerais bien ne pas voir traîner là, la réduction du son à
l'état pur et, dit Cage, bien entendu réduit en fréquence, en
harmoniques, etc. Qu'est-ce que c'est que ce naturalisme ?
Ce désir de percevoir un son spontané, non référé, qui est
suivi dans la même phrase d'une petite référence des cours
d'acoustique, d'ailleurs fausse, puisqu'un son n'est pas fait
d'une fréquence et d'harmoniques, et que ce n'est pas cela
qu'on perçoit. Autre chose : vous prenez comme synonymes
musique expérimentale et musique indéterminée, c'est
quand même affreux. Que Cage se permette cette
grossièreté, ça le regarde, mais ne la prenez pas à votre
compte. L'indétermination, c'est le contraire de l'expérience,
de toutes les prétentions scientifiques de l'époque – on
devrait au moins donner un minimum de politesse vis-à-vis
de ces mots. Faire une expérience, c'est chercher à prouver
une relation, l'indétermination, c'est autre chose. D'autre part,
la musique expérimentale, c'est un mot que,
personnellement, nous avons avancé, et Cage n'a pas besoin
de le ramasser sans citer ses auteurs. Il fait de la musique
indéterminée, c'est autre chose et ça le regarde ; mais c'est
un détail. Dans la même phrase - je m'excuse d'être un peu
sévère - vous avez dit désobjectivation et, en citant
Hyppolite, un champ transcendantal sans sujet. Qu'est-ce
que c'est qu'une désobjectivation, où l'on s'attend à trouver
le sujet, le subjectif, jointe à un champ transcendantal sans
sujet ? Alors, il n'y a plus rien du tout...

M. D. Charles: Cela veut dire que l'on est en deçà de la séparation sujet-
objet...

M. P. Schaeffer: Moi, l'en deçà, l'il y a, etc., je m'assieds dessus. Pour moi, il
y a des relations entre quelqu'un qui perçoit et quelque
chose qui lui est donné à percevoir. Et je ne peux pas sortir,
quoi qu'on me dise, de la relation sujet-objet. Et tout le reste
pour moi, est du baratin. Tant qu'il y a une relation sujet-
objet, on sait de quoi on parle ; quand elle n'y est plus on ne
270/514
sais plus de quoi on parle. Permettez-moi de vous dire
ensuite que je ne prends pas du tout au sérieux tous les
bazars de Cage, tous ses bluffs, ses partitions comme celles
que vous avez fait circuler : c'est de la bouillie pour les chats,
c'est jeter pour les gens un certain nombre d'attrape-nigauds
parce que personne ne sait lire des partitions. Il n'y a rien,
sur ces partitions, ce sont des bêtises.

M. Jean Wahl: Il n'y a rien : mais ce serait beaucoup, c'est justement ce que
Cage veut...

M. P. Schaeffer: Bon. Après tout cela, on dérive, naturellement, sur les


refrains, les vieux refrains hindous, le Zen, etc. Et vous citez
de M. Feldman cette idiotie : on devrait arriver, à l'instar du
Zen, de la mystique hindoue, au sommeil profond de
l'hibernation. Mais le peu que je connaisse de ces choses,
c'est qu'un exercice spirituel venant de l'Orient, c'est le
contraire du sommeil, c'est le contraire de l'indéterminé,
c'est le travail du sujet sur lui-même, c'est, en effet, que, peu
importe l'objet, on peut se servir de tous les objets, à
condition de faire un sacré travail sur soi-même. C'est le
contraire de la libération à la noix, qui consiste à jouer les
partitions de face, de dos, ou de travers. Comment pouvez-
vous manipuler cette partition en voulant vous faire prendre
au sérieux ?

M. D. Charles: Je m'excuse, mais c'est exactement ce que Cage objecte à


Earle Brown. Il est contre la manipulation des partitions.

M. P. Schaeffer: Mais qu'on manipule la partition dans tous, les sens, ou


qu'on fasse gueuler douze récepteurs sur les modulations de
différents postes émetteurs, c'est pareil et cela n'a aucun
sens.
Ma deuxième question est celle-ci. Elle est plus grave.
Je vous assure que si on avait le temps je pourrais vous
démolir tout l'exposé de Cage d'une manière expérimentale,
en faisant appel à ce qui est scientifique, même à la
psychologie expérimentale, dans une relation de quelque
chose qui vous est donné à percevoir et de quelque chose
qui est perçu. Vous dites : le rapport entre ce qui est donné à
percevoir et ce qui est perçu n'existe plus. Mais que se
passe-t-il alors ? On ne fait que percevoir. Ce qui se passe,
en effet, et c'est en cela que l'exposé de la tendance de Cage
271/514
redevient intéressant comme symptôme du monde
contemporain. Il est vrai que cela correspond à plusieurs
grands courants : un courant de-nihilisme absolu, de
"libération" entre guillemets, par je ne sais pas quoi, et de
jeux avec des excuses scientifiques, le hasard, l'œuvre
ouverte, entrouverte, qui finissent en effet par permettre des
phénomènes qui consistent à jouer, à faire du son, à
persuader les gens que c'est extraordinaire, que le miracle va
se passer, l'"événement", etc., la non-œuvre, et il se passe,
en effet, un phénomène social indéniable : on ne peut pas
nier le phénomène, il est nord-américain ; Cage a écrit
quelque part que ce qui venait d'Europe c'était encore des
œuvres, que Boulez, Stockhausen et compagnie c'était de la
crotte parce que c'était encore des œuvres ; et lui ne voulait
pas d'œuvre du tout. Alors, qu'est-ce que cela veut dire ? Et
qu'est-ce que c'est que ce terrorisme intellectuel ? Et
comment se fait-il qu'un garçon comme vous, avec les
responsabilités que vous avez, présentez cela comme si
c'était le nec plus ultra ? Non seulement ce n'est pas
intéressant, mais c'est absolument vénéneux, ou bien c'est
une énorme bêtise. Quand donc, dans cette foutue époque,
un certain nombre de garçons comme vous oseront dire ce
que vous pensez peut-être au fond – mais il vous faut encore
quelques années pour mûrir – qui oseront dire: ce sont des
c..., il n'y a rien, c'est du bluff. Pourquoi ajouter un
commentaire intelligent à quelque chose qui ne l'est pas ?
Quelque chose qui est un mensonge, mais qui est une réalité
sociologique et qui en dit long sur l'état de la mentalité
collective. Alors, voilà le vrai problème, celui que j'aurais
aimé qu'on traite : pourquoi est-ce que cela se passe en ce
moment sur cette sacrée planète ? Qu'est-ce qui nous est
arrivé ?

M. D. Charles: Je désire seulement répondre à l'affirmation selon laquelle il


y aurait un terrorisme, dogmatique et intellectuel, chez Cage.
Je croyais justement être parvenu à montrer que les
manifestations organisées par Cage ou par ceux qui le
suivent ne sont absolument pas exclusives d'autres
manifestations ! Surtout, comment pouvez-vous parler en
ces termes de l'inimitié de Cage à l'égard de Stockhausen "et
compagnie" ? Non seulement Cage n'a jamais rien dit de
semblable, mais je n'ai pas constaté, en conversant
longuement, et à plusieurs reprises, de tout cela avec Cage,
272/514
qu'il se soit permis une seule fois le moindre écart de
langage contre un autre compositeur. Je regrette, mais c'est
très précisément ce qui le distingue de tous les musiciens
d'aujourd'hui. Il y a une noblesse, en d'autres termes, chez
Cage, que je suis au regret de ne pouvoir trouver ailleurs.

M. P. Schaeffer: Il a écrit quelque part que les œuvres de Boulez et d'autres


n'étaient pas proches de sa tendance.

M. D. Charles: Certes ! Dans un article consacré à l'"Histoire de la musique


expérimentale aux Etats-Unis", il s'est effectivement
démarqué des travaux de Boulez et Stockhausen – et aussi
de l'Europe en général. Il considérait qu'il s'agissait
d'œuvres livrées entièrement – en théorie – à la volonté de
leurs auteurs, alors que les productions des compositeurs
américains contemporains, dans l'ensemble, "contenaient"
moins de volonté. Mais il n'est pas allé, plus loin, il ne se
permet pas la moindre insulte ; et je ne vois pas pourquoi
chacun ne serait pas libre, finalement, de se différencier, de
se démarquer de son voisin. Il me semble que le terrorisme,
intellectuel vous appartient plutôt qu'à Cage!

M. P. Schaeffer: Non : j'exprime une opinion offensive parce que je crois que
tout n'est pas possible, justement. J'attaque Cage dans son
idée que tout est possible.

M. D. Charles: C'est là votre théorie. Mais justement : il peut y en avoir


d'autres. Donc il y a bel et bien terrorisme à vouloir qu'elle
triomphe.

M. P. Schaeffer Il y a terrorisme à présenter aux badauds un certain nombre


de phénomènes avec la vieille référence artistique : coup de
chapeau, voilà, il y a, derrière la mathématique,
l'indétermination, ceci et cela ; c'est de la phraséologie, mais
à ce moment-là, vous avez tout le monde qui se prosterne
devant l'idole.

M. D. Charles: Non, j'ai seulement montré que, "derrière Cage", comme


vous dites, il y avait eu d'abord, et essentiellement, des
structures – c'est-à-dire, au sens de Cage, un certain mode
d'organisation du temps, destiné très précisément à être
dépassé.

273/514
M. P. Schaeffer: Vous avez dit que 4'33" était une structure. Mais non, ce
n'est pas une structure.

M. D. Charles: C'est exactement ce que Cage appelle une structure. Je suis


parti du vocabulaire même de Cage. J'ai donné la définition
du mot structure pour Cage, en disant que c'était la division
d'une totalité entre un certain nombre d'éléments, de
parties ; cette division, il la conçoit comme essentiellement
temporelle. Dans les œuvres de jeunesse de Cage, la
structuration est temporelle et non plus harmonique, ou liée
aux hauteurs. Il se réclame à ce sujet de Satie et de Webern :
j'ai insisté sur Webern ; peu importe. En tout cas, structure,
pour Cage, veut bien dire et là je suis absolument formel,
c'est en toutes lettres dans les textes de Cage – la
distribution temporelle de l'oeuvre en ses parties. Or cette
structure, justement, tout l'effort de Cage va consister à la
surmonter...

M. P. Schaeffer: Mais ce n'est pas une définition de la structure, cela.

M. D. Charles: Ce n'est pas du tout votre définition de la structure.

M. P. Schaffer: Mais il ne s'agit pas de la mienne : le mot structure a quand


même un sens aujourd'hui.

M. D. Charles: Je vous répète donc que je ne l'ai employé ici que dans le
sens de Cage, simplement pour expliquer ce que disait Cage,
à un certain moment de sa démarche. Il est évident que Cage
n'a rien à voir avec le structuralisme, ni avec, disons, tout ce
qui se passe aujourd'hui autour du structuralisme. Ce n'est
pas une raison pour refuser le mot tel que Cage l'emploie ;
d'autant qu'il l'emploie avec une certaine rigueur et avec une
certaine logique. Il faut lui consentir à tout le moins cette
logique, qui peut conduire d'ailleurs à la suppression du mot
et de la chose. Même si l'on n'est pas du tout d'accord avec
ce qu'il fait !

M. P. Schaeffer: Quand je dis terrorisme intellectuel, je veux dire que


prononcer la phrase, sans commentaire, avec la sympathie
que vous avez le don de donner à l'exposé de votre ami,
4'33" est une structure, c'est ce que j'appelle du terrorisme
intellectuel. C'est l'emploi du verbiage contemporain à coup

274/514
d'affirmations : on reçoit cela dans l'estomac, et comme on
ne demande qu'à vous suivre, on suit.

M. D. Charles: Absolument pas. J'avais pris la précaution de définir le mot


structure dès le début. Et j'avais défini la structure comme
j'aurais pu le faire pour la forme, le matériau et la méthode :
ce sont les mots-clefs dont se sert Cage, à une certaine
époque, pour construire sa propre vision des choses. Vous
êtes tout à fait libre de n'y découvrir qu'une vision partielle,
voire fausse ; très probablement, à vouloir juger Cage d'un
point de vue historique, on pourrait trouver toutes les
raisons de la contester. Encore faudrait-il que l'on se donnât
la peine de s'élever à ce point de vue. Mais ce qui me paraît
intéressant, c'est que Cage, de son côté, déborde cette vision,
et qu'il ne vous a pas attendu pour le faire ; c'est qu'il
aboutisse, en se passant de votre permission, à susciter ces
phénomènes sociaux dont vous parlez, et qui n'auraient pas
pu se produire sans – entre autres – cette définition et cet
abandon ultérieur du mot structure. En ce sens, le choix et
le destin des termes ont plus d'importance que vous ne
semblez l'imaginer.

M. P. Schaeffer: Pour Cage, il n'y a pas de relation entre les objets, il n'y a
donc pas de structure... Pour parler de structure, il faut
reconnaître une relation entre des objets. Si l'on n'en
reconnaît pas, tout s'écroule...

M. D. Charles: Mais parfaitement, et c'est bien pour cela que j'ai parlé d'une
annulation du compositeur. Celle-ci s'opère progressivement,
dans la mesure où il y a de moins en moins de structures. En
l'occurrence, le passage de 4'33" à 0'00", qui est par
hypothèse l'œuvre non structurée et non structurable de
Cage, m'a semblé revêtir un sens particulier. A un certain
moment, la structure n'existe plus pour Cage ; et bien loin, à
ses yeux, qu'on ait tout perdu, on a au contraire tout gagné.
Il se livre alors à quelque chose qui ressemble fort à de
l'anarchie, et qui, je n'en doute pas, doit vous paraître
scandaleux d'un point de vue moral !

M. P. Schaeffer: D'un point de vue moral... Il s'agit de bêtises, c'est tout...

Mme Assaad-Mikhail: Je me demande si les critiques de M. Schaeffer


contre John Cage n'expriment pas une absence de sympathie
275/514
totale pour le Zen, dont, justement, John Cage refuse la
paternité. Après tout, dans ces 4 minutes 33 secondes, il y a
tous les bruits de la nature et dans cette opposition du son au
silence, il y a l'attrait du vide et le sens du vide qu'ont les
Japonais. Je me demande si John Cage n'utilise pas,
justement, le Zen, avec tout l'humour et l'ironie qu'il peut y
avoir chez les Anglo-Saxons en le revêtant, aussi, de tout
l'attrait du sitar de Ravi Shankar. Alors, si on a de la
sympathie pour les esthétiques orientales et pour l'ironie et
l'humour anglo-saxon, je crois qu'on peut admettre Cage.
Autrement on ne peut pas l'admettre...

M. P. Schaeffer: Excusez-moi de vous contredire. J'ai justement trop de


respect pour le Zen, dont je suis un peu averti, pour ne pas
admettre une minute un humour anglo-saxon à tendance
d'article de bazar, pour admettre cela. Comment peut-on
s'imaginer que parce que l'on entend, dans une salle idiote,
un pianiste qui ne fait rien sur scène, et cela pendant 4
minutes 33 secondes, on a la moindre approche du Zen.

Mme Assaad-Mikhail: Mais l'humour anglo-saxon se marie très bien


avec le Zen, puisqu'il y a ces figures comiques de Zen, ces
figures hilares, cet homme en train de rire avec l'enfant, le
fou, en somme, qui a complètement renoncé aux
conventions et qui rit et atteint l'îllumination. Il y a le
Bouddha grenouille…

M. P. Schaeffer: Mais, dans le Zen, on a des années de spiritualité derrière


soi. On ne peut pas dire que ce soit le cas d'un petit snob
d'Américain du Nord...

Mme Assaad-Mikhaîl: Mais un Américain du Nord peut très bien


comprendre l'humour du Bouddha grenouille.

M. D. Charles: Avoir des années de spiritualité derrière soi, c'est


précisément ce que l'on ne dit pas quand on les a et quand
on est Zen.

M. P. Schaeffer: Mais personne ne peut se qualifier d'être zen. La première


des conditions, c'est de ne pas s'en vanter.

M. D. Charles: Aussi est-ce exactement ce que fait Cage : il ne s'en vante


pas.
276/514
M. de Gandillac: La notion de vide est apparue plusieurs fois dans votre
exposé si riche (et un peu accablant par l'accumulation de
thèmes qui semblent difficiles à concilier). L'ouverture à
tout ce qui se présente n'est-elle pas tout le contraire du
vide ?
Lorsque Cage se trouve lui-même dans une salle
totalement insonore, il découvre une foule de bruits
organiques ; il n'atteint donc pas au vrai silence. Et d'ailleurs
est-ce réellement son projet ? Peut-on évoquer ici, sans une
confusion qui risque de devenir mystifiante, des spiritualités
orientales (ou, aussi bien, occidentales, car la mystique
chrétienne connaît aussi le vide) qui, en fait, ce sont toujours
associées à des formes d'art extrêmement structurées, tout à
fait traditionnelles et où semblent annihilées la liberté de
l'exécutant et celle des auditeurs ?

M. D. Charles: On peut adopter plusieurs attitudes vis-à-vis de ces


spiritualités et des formes d'art qui leur correspondent.
D'abord, celle qui consiste à examiner ce qu'elles ont été, et
ce qu'elles sont pour nous, d'un point de vue strictement
historique. On est libre d'estimer alors que l'art de Cage est
tout le contraire d'un art oriental. D'un autre point de vue, ce
qui compte n'est pas ce qu'a été le zen, mais ce qu'il pourrait
être aujourd'hui, pour la civilisation qui est la nôtre. Cette
seconde attitude est plus proche de celle de Cage. On ne la
lui attribuera, cependant, qu'avec une réserve : Cage ne
revendique aucune appartenance au zen, et ne saurait être
assimilé aux "zénistes" de la Beat generation ; il est, par
exemple, aux antipodes d'un Jack Kerouac. Ni Beat Zen, ni
Square Zen – ce deuxième vocable s'appliquant aux érudits
–, Cage a été le seul compositeur à suivre les cours de
Suzuki: on peut donc se permettre – me semble-t-il –
d'évoquer à son propos le comportement du "saint fou", sans
trop de confusion...
Le vide est le thème des deux conférences les plus
célèbres de Cage, la Conférence sur le Rien et la Conférence
sur le Quelque Chose. Je dirai, pour faire bref, qu'il
argumente effectivement, dans ces textes, à la manière zen,
c'est-à-dire en termes de non-discrimination. Pour reprendre
votre expression, l'"ouverture à tout ce qui.vient" est, certes,
l'accueil d'une plénitude illimitée. A-t-on perdu, pour autant,
le silence, le vide ? Certainement pas, si l'on songe que la
277/514
"plénitude" équivaut non à un oubli du silence, mais à la
situation qui s'installe, si l'on peut dire, après le rappel de
celui-ci. "Plénitude" signifie maintien du vide à distance ;
mais dans ce maintien, il y a encore le vide. Car le vide est
cette distance même qu'il s'agit de maintenir à l'égard du
silence. Le silence "absolu" – avons-nous dit – n'existe pas.
Oui . Mais c'est que le vide est tellement vide qu'il s'annule
lui-même. Ce qui reste, c'est apparemment la plénitude ;
mais le vide s'est fait plénitude. "Tout son", dit Cage à la
suite de Feldman, "est un écho du Rien". C'est pourquoi, à
son égard comme à celui de tous les êtres, l'attitude qui
s'impose est de compassion et de commisération : il s'agit de
rendre justice à tout ce qui vient.
Les équivoques qui pourraient découler de cette logique
d'identification des opposés seront assumées de la façon la
plus ironique. Je me sers du mot son, dit Cage en substance,
ou du mot silence; les faisant se battre l'un contre l'autre, je
découvre que ce ne sont que des mots. - On rejoint ainsi ce
qu'a dit M. Schaeffer, mais au-delà de ce qu'il a dit : son et
silence ne sont effectivement, pour Cage, en tant qu'opposée,
que des artifices. Et c'est nous, par notre langage, qui
consommons l'artifice : nous avons tort d'user à leur propos
d'un langage d'ontologie négative, alors que la réalité qui est
en jeu demeure insaisissable à l'intellect – même de cette
façon. Sans doute n'y a-t-il aucune illusion de Cage vis-à-vis
de ce langage : c'est par une critique assez provocatrice de
ce dernier qu'il amorce son entreprise.

M. de Gandillac: Au cours de votre exposé, cet aspect de provocation n'a pas


semblé tellement central. Je reconnais que vous avez
employé le mot deux ou trois fois, et M. Jean Wahl a eu
raison d'évoquer certains actes surréalistes (je dirais plutôt
ici dadaïstes). Mais la provocation n'a de sens que par
rapport à un projet positif. Sur l'"engagement" personnel de
Cage vous n'avez pas été très explicite.

M. D. Charles: J'ai fait plusieurs fois allusion au deuxième livre important


de Cage, celui qui a été publié après Silence, et qui s'intitule
A Year From Monday. C'est dans la préface de cet ouvrage,
qu'il est le plus clairement question de l'"engagement". Je
renonce, explique-t-il, à toute musique constituée, c'est-à-
dire à l'isolement ; je renonce à tout ce qui n'est pas une
activité sociale, et je me servirai dorénavant de la musique
278/514
(non constituée, informelle) comme d'une manière de faire
prendre conscience de la possibilité d'une libération, et du
fait que la technique elle-même peul être libératrice.

M. de Gandillac: Quelle technique ?

M. D. Charles: Il se réfère ici à certaines idées de Buckminster Fuller,


l'architecte et théoricien américain actuel, dont la doctrine
consiste à tenir compte de l'état de désordre qui peut exister
dans la société d'aujourd'hui, pour essayer de le résorber sur
un plan mondial, planétaire, et d'assurer par là à l'humanité
entière, quelle que soit la race ou la situation, quels que
soient aujourd'hui les niveaux de développement, la
satisfaction des besoins. Ce passage du "désordre" à
l'"ordre", seule une technique enfin pensée peut l'assurer ;
jusqu'ici, nous avons été les servants d'une technique que
nous imaginions pouvoir dominer ; demain, nous pourrons «
rétablir l'ordre », non en imposant un schème
d'asservissement à la technique, mais en jouant son jeu, en
la laissant être ce qu'elle est, au rebours de toute
technocratie. Nous devons, plutôt que de chercher à nous
rendre maîtres des processus techniques, les laisser jouer :
et à cet effet, commencer par ne demander à la technique
que les services – ce qui suppose la planification des
distributions de richesses en un jeu de stratégie lui-même
non repris à des fins de domination.
Comment Cage, qui voue sa musique au désordre, peut-il
cependant revendiquer, sur un plan social, l'"ordre" ? C'est
qu'à ses yeux, l'organisation que nous faisions régner
jusqu'ici sur l'art n'était que l'envers du désordre social,
trahissant – par sa rigidité même – le caractère chaotique de
la situation globale. Vouloir le désordre au plan musical,
c'est aider l'homme à se préparer au changement vers
l'"ordre" : celui-ci, social et non politique, correspondra à
l'avènement d'une technique en réseau susceptible de
bouleverser l'environnement. Le point de vue de Cage
rejoint ici non seulement celui de Mc Luhan, mais celui d'un
Simondon, par exemple, pour qui la familiarisation avec les
réticulations techniques est la condition absolument
première de toute évolution sociale réelle. Pour Cage aussi,
l'aliénation véritable est liée au travail comme tel – que
seule une technique elle-même libérée peut alléger – et non
d'abord à telle ou telle structure économique.
279/514
Si la musique, et l'art en général, ont désormais pour
fonction de multiplier les processus collectifs et non-
violents, non-discriminants, de prise de conscience de
l'environnement, donc d'aider au libre jeu des ensembles
techniques au lieu de perpétuer le morcellement de ceux-ci
par des sujets esseulés – on voit bien que l'"ordre" auquel
songe Cage est tout, sauf contraignant. C'est une anarchie
"pratique". Il s'agit de poser le rapport à autrui, donc le Bien,
comme préalable à tout esthétisme. Responsabilité de
l'irresponsabilité, que l'on peut certes dire utopique : elle ne
conditionne pas notre psychologie actuelle. Elle tient
cependant son rôle dans ce qui se développe actuellement
aux États-Unis sous le nom de "contre-culture".

M. Jean Wahl: Il y a deux noms que je voudrais prononcer, ceux de


Mallarmé et de Marcel Proust. Je ne sais pas quelle est
votre réaction à la petite phrase de Marcel Proust, si elle a
un sens pour quelqu'un qui connaît John Cage. Il me semble
qu'il y a une possibilité de chercher derrière les pages de
Marcel Proust ce qu'il a voulu voir. Et derrière Mallarmé, il
y a le vide, le néant. Il y a beaucoup de paysages littéraires
que vous avez côtoyés aujourd'hui.

M. D. Charles: Il m'est plus facile de répondre pour Mallarmé que pour


Marcel Proust, parce que, finalement, il y a chez Proust une
conception des essences et une conception du temps qui me
paraissent très éloignées de ce qu'essaie de dire Cage. En
revanche, il me semble qu'avec Mallarmé, Cage peut être
effectivement comparé, à condition que l'on se rappelle que
le coup de dés, dans l'esprit de Mallarmé, aboutit malgré
tout à une oeuvre, même si c'est un naufrage ; tandis que
chez Cage, le coup de dés signifie l'inverse. Il y a, je crois,
une relation d'intimité et d'inimitié profondes entre
Mallarmé et Cage ; on peut, à certains égards, les considérer
comme complémentaires.

Dr Barraud: On parle de beaucoup de choses, et, en réalité, puisqu'il est


question de musique, je pense qu'il faudrait tout de même
s'en tenir à des notions aussi simples que possible. Or vous
avez dit qu'un son est inextricablement synchrone avec tous
les autres sons, et vous justifiez par là même ce que vous
avez appelé, je crois, l'omniprésence du bruit. Or le bruit est
une chose, le son musical est une autre chose. On ne peut
280/514
pas faire de la musique avec du bruit, ce n'est pas possible.
A moins de s'en tenir à la percussion. Par exemple c'est
Rameau qui définissait le son musical comme un composé
contenant une sorte de chant intérieur. Voilà la vraie
synchronicité, mais, en réalité, l'essentiel de la musique,
c'est d'être diachronique, et c'est en tant que diachronique
qu'elle est un langage. Par conséquent, l'erreur fondamentale
de toute cette musique expérimentale, c'est, en réalité, de se
priver de la base essentielle de la musique. C'est un peu dans
ce sens, par exemple, que des esprits très distingués,
actuellement, tâchent de faire tenir une pyramide sur sa
pointe : ils y arrivent, évidemment, parce que ce sont des
gens qui ont beaucoup de talent, beaucoup d'ingéniosité,
mais pour l'auditeur, que voulez-vous, jamais une pyramide
ne tiendra sur sa pointe. Quant au point de vue esthétique,
je me rappelle les leçons du Pr Souriau, je me demande si
ces nouvelles méthodes correspondent à une libération.
Vous avez parlé de hasard, mais le hasard, au fond, c'est le
maître le plus inexorable, le plus intransigeant. Vous vous
rendez esclave du hasard, vous arrivez à faire n'importe quoi,
et je suis comme M. Schaeffer, je dis que ce sont des choses
qui ont une certaine valeur de curiosité dans le domaine de
l'irrationnel, mais si vous restez constamment dans
l'irrationnel, alors vous ne ferez pas de la vraie musique.
C'est Goethe, je crois, qui disait l'architecture est l'art de
faire de la musique avec des pierres mais si on ne peut pas
dire que la musique soit l'art de faire une architecture avec
des sons, il y a tout de même une architectonique de la
musique, et vous ne pouvez pas livrer cette architectonique
au hasard.

M. D. Charles: Je vous remercie de vos observations. J'avais tout de même


précisé que pour Cage la diachronie jouait un certain rôle ;
pour l'opposition du son et du bruit, je crois que tout a
changé depuis un certain nombre d'années - et M. Pierre
Schaeffer est ici beaucoup plus compétent que moi pour en
parler. Sur l'architectonique et la façon dont on peut la
concevoir comme livrée au hasard, je dirai qu'il n'y a pas
d'architectonique livrée au hasard. C'est précisément
pourquoi il n'y a pas chez Cage d'architectonique – ni la
pyramide dont vous parlez – à partir d'un certain moment du
moins. C'est-à-dire qu'au fond Cage essaie de s'engager

281/514
ailleurs que dans les voies que vous avez définies, et qui
correspondent à un point de vue traditionnel.

Dr Barraud: Mais on peut renouveler la musique sans abandonner


l'architectonique. Sans en revenir à Beethoven, bien entendu,
il y a des possibilités illimitées.

M. D. Charles Mais oui, je crois comme vous qu'il y en a tout un éventail.

Dr Barraud: Depuis la musique des Grecs, il y a eu un continuel


renouvellement de la musique. Mais il reste que
l'architecture musicale est la condition de la liberté, de la
libération, alors que si vous vous livrez au hasard vous vous
rendez esclave du hasard.

M. Jean Wahl Oui, si on veut faire une œuvre. Autrement, le problème


change.

M. D. Charles: Si par architectonique vous entendez œuvre, effectivement


vous avez tout à fait raison, mais le problème est de savoir
si l'on a. affaire à l'œuvre ou à ce que par exemple
Simondon appellerait l'impression esthétique, qui ouvre un
champ plus vaste que l'œuvre, et peut-être plus actuel. Dans
cette deuxième hypothèse, nous ne sommes plus à une
époque où les œuvres doivent être finies ; l'œuvre excède
l'œuvre, si elle doit durer plusieurs heures ou bien huit jours,
et c'est un fait que, placés dans une telle durée, nous
réagissons de manière différente. La notion d'œuvre au sens
strict valait pour des partitions tournant autour d'une demi-
heure d'écoute, comme l'a dit Stockhausen à propos de la
forme de la musique occidentale. Mais ce laps de diachronie
ne nous satisfait plus, pour plusieurs raisons.

Dr Barraud: Vous avez parlé d'impression. Votre musique cherche


uniquement à donner des sensations, et alors on en arrive à
une sorte de sensualisme esthétique, à une sorte de musique
"au contact", comme disait Berkeley. Mais en réalité, la
véritable musique, l'esthétique musicale ne se satisfait pas
d'un jeu de contact, elle a un sens, une signification humaine.
Il faut bien définir cette signification, mais vous ne la
définissez pas si vous supprimez les bases mêmes de la
technique, de la méthode, de la structure, et si d'autre part
vous livrez vos objectifs au hasard.
282/514
M. D. Charles: Je me permettrai, pour vous répondre, de reprendre votre
expression de musique "au contact", et de lui opposer ce que
Merleau-Ponty a appelé la pensée de survol. Du point de
vue d'une esthétique de la musique au contact, ce que vous
appelez la "véritable musique" relèverait d'une perspective
de survol. Mais c'est d'autre chose qu'il s'agit.

M. Jean Wahl: Mais comment expliquer qu'on revienne, après tout cela,
vers des œuvres ? Que Boucourechliev, par exemple,
s'adresse à Beethoven et le commente ?

M. D. Charles: Je pense que ce n'est pas du tout exclusif ,et je ne crois pas
qu'il y ait d'obstacle, au contraire. Il me semble
qu'aujourd'hui nous pouvons prendre une mesure qui est
peut-être plus précise, ou plus raffinée à certains égards, des
variations Diabelli, si elles sont analysées par un
Boucourechliev, qui ne méconnaît pas que Cage existe. En
ce sens, l'oeuvre et la "non œuvre" n'ont pas à se faire
obstacle : je ne vois pas pourquoi il faudrait que l'une ait
raison contre l'autre.

M. Jean Wahl: N'empêche que, par exemple, Valéry dit je ne puis écrire
sans contrainte.

M. D. Charles: Mais je crois que c'est le cas pour chacun d'entre nous, et il
me semble que c'est le cas pour Cage quand il écrit quelque
chose, comme pour Beethoven quand il écrivait quelque
chose.

M. P. Schaeffer: Je voudrais dire quelle est, à mon sens, la vraie


problématique, qui est constamment fuie, parce qu'elle est
très angoissante. Et cela explique la passion que je mets en
constatant partout les fuites en face de ce que je crois être le
vrai problème. En réalité, il n'y a pas de différence entre le
son musical et le bruit, il n'y a pas de différence dans
l'absolu, il y a des nuances. Un son de violon, apparemment
pur, est aussi un bruit. Alors, je pense qu'un des premiers
points de la problématique, c'est de dire que la tradition
musicale dans les différents pays, les différentes,
civilisations, a attaché des valeurs à un certain nombre
d'objets sonores allant depuis le son qui paraît le plus pur
jusqu'aux bruits les plus africains ou les plus indochinois. Et
283/514
les gens ont fait de la musique avec tout cela, c'est un fait
indéniable : ne limitons pas la musique à notre petite
tradition occidentale depuis trois ou quatre siècles. Il y a
donc eu partout un choix d'un certain nombre d'objets qui
n'étaient pas quelconques et qui ont donné lieu à des sortes
de langues. Et ces langues, contrairement à la parole, sont
des langues qui communiquent mal, alors qu'on sait bien, en
linguistique, que les langues sont relativement transposables.
Deuxièmement, il est arrivé depuis vingt ans, ou trente ans,
mais. surtout depuis les vingt dernières années, et ceci dans
la foulée de l'époque, une prolifération des essais et une
généralisation des objets avec le postulat qu'avançait M.
Barraud, que je contredirai respectueusement, que le
développement des langages est infini. Après avoir cru cela,
je crois aujourd'hui, hélas, que le développement musical
n'est pas infini. Et pour moi, la problématique de l'époque,
et en ceci la musique rejoint non seulement tous les arts
mais tout ce qu'on appelle le développement et tout ce que
l'on peut appeler l'avenir de cette planète, la question est de
savoir, s'il y a un développement infini ou en tout cas très
large, ou si nous vivons une époque où nous butons. D'où le
problème moral et social, parce que je reviens à cela, on ne
peut plus parler de ces choses en restant sur le plan de
l'esthétique, d'une manière indifférente et libre. Et la
libération en question, c'est de savoir si c'est la libération du
feu ou du suicidaire, ce qui est le contraire d'une libération
valable. Voilà pourquoi je prends tellement au sérieux les
problèmes de musique et finalement pourquoi j'en fais une
question de morale. C'est pourquoi j'ai écrit, dans un texte
qui va paraître, que je ne connais guère de manifestation
musicale contemporaine qui ne soit un acte de trahison ou
de mauvaise foi, qui ne soit une mauvaise action. Et c'est
pourquoi je prends la parole aujourd'hui, parce que je vous
aime bien et vous estime et que je ne me permettrais pas de
vous critiquer aussi violemment si nous étions là sur un
problème de goût. Mais, hélas, l'expérience que j'ai, puisque
j'ai été compromis dans cette histoire l'un des premiers, me
fait un devoir de dire qu'après avoir cru que tous les avenirs
étaient possibles et que tous les langages étaient possibles et
que toutes les généralisations s'ouvraient devant nous, c'est
mon devoir de dire : je crois maintenant et je le dis comme
les gens qui pronostiquent la pollution et un avenir
extrêmement tragique pour la planète, dans peu de temps,
284/514
quelques dizaines d'années, que c'est excessivement grave,
qu'il ne faut plus rêver, ne plus s'égarer dans des discussions
esthétiques, voir ce qui est possible.

Dr Barraud: J'ai tout de même l'impression qu'il y a une différence


fondamentale entre le son et le bruit. Et la différence, c'est
que le bruit est un multison. Mais on peut et on doit faire
intervenir un phénomène qui est fondamental, c'est la
résonance, qui permet, précisément, un renouvellement
illimité en droit. C'est du moins mon opinion.

M. Jean Wahl: Je crois que nous pouvons maintenant lever la séance, et je


remercie beaucoup le conférencier et tous ceux qui ,ont
animé la discussion.

Correspondance:

Lettre du docteur H. J. Barraud:

Je dois tout d'abord m'excuser d'avoir pris la parole trop longuement après
votre remarquable conférence du 27 février à la Sorbonne, et je me crois obligé
de résumer ici les objections que me suggèrent aussi bien le système musical
que l'esthétique de l'Américain John Cage. En soi, ce système est cohérent, mais
à mon avis, il est fondé sur des conceptions entièrement erronées.

1) L'opposition son-silence est fictive. Au contraire, le silence est partie


intégrante de la musique, dans le sens diachronique, de même que l'ombre est
partie intégrante d'une sculpture (cf. H. Focillon).
2) Par contre, il y a opposition de principe entre le son et le bruit "non
signalétique". Celui-ci est un multison, sans résonances graves ou aiguës. C'est
pourquoi "l'omniprésence du bruit" devient rapidement monotone et
inexpressive.
3) L'un des éléments essentiels du langage musical est l'intervalle, de même
que, selon Einstein, les choses n'existent qu'en fonction de leurs relations. En
dehors d'une organisation codifiée des intervalles, il n'y a même plus de "bruit
musical", mais seulement des agrégats sonores sans signification. De plus, une
telle organisation doit être rationnelle pour que le langage musical puisse
acquérir une valeur esthétique.
4) Au point de vue de l'esthétique pure, le monde du "il y a", loin de
constituer une "récapitulation du champ de conscience", nous ramène aux temps
de la horde primitive, et s'inscrit dans une archéologie rétrograde plutôt que dans
une "libération d'autrui".
285/514
5) Dans le même sens, le "quelque chose de plus grave" de Cage débouche
sur l'"embastillement" le plus sévère de tous, celui du hasard.

Pour ma part, je suis convaincu que l'on peut renouveler et enrichir


indéfiniment la musique en faisant appel aux ressources inépuisables, à la fois
synchroniques et diachroniques, d'une acoustique rationnelle, seule capable de
conjuguer l'impression et l'expression.

Réponse de M. Daniel Charles

Je suis heureux des remarques du Docteur Barraud, qui m'invitent à cerner


de plus près ce que j'ai voulu dire. Je lui sais gré aussi d'avoir tenu, dans sa
correspondance comme dans ses interventions orales, à. élever le débat –
contrairement à ce qui se produit parfois à propos de John Cage, et, en
particulier à l'inverse de ce dont les auditeurs de la discussion rapportée ci-
dessus ont été les témoins, à certains moments.

1) En ce qui concerne le premier point, je ne constate véritablement aucun


motif de désaccord. Cage n'a pas dit autre chose, et je crois avoir assez abondé
dans ce sens, tant dans mon exposé que dans la discussion, pour que nulle
ambiguïté ne subsiste.
2) Je ne suivrai pas, en revanche, le Docteur Barraud dans son "opposition de
principe" entre son et bruit. Je ne pense pas qu'on puisse se fonder sur la seule
résonance pour décider de cette opposition. De surcroît, inexpressivité ne me
paraît pas synonyme de monotonie. Nous ne pouvons nullement échapper à
"l'omniprésence du bruit" : pourquoi attacher a priori un sens péjoratif à
l'inéluctabilité de ce contexte ou de cet environnement ?
3) Pour répondre à la référence du Docteur Barraud à Einstein, je ne puis
faire moins que de citer Whitehead - pour qui le point de vue de l'absence de
relations entre les phénomènes apparaît une position parfaitement tenable
(Modes of Thought, p. 226). D'autre part, le transfert des métaphores
linguistiques – "signification", "langage" - au domaine musical ne me paraît pas
pouvoir s'effectuer si aisément ; et jusqu'à plus ample informé, j'ai tout lieu de
douter du bien-fondé de l'équivalence de ce que le Docteur Barraud appelle la
rationalité, et de la "valeur esthétique".
4) Je ne puis également que m'interroger sur l'"esthétique pure", et sur
l'homologie entre le "primitif" et le "rétrograde". Sur le fond du problème,
j'avoue ne pas acquiescer à l'optimisme du Docteur Barraud : je ne vois guère
comment la "libération d'autrui" pourrait s'accomplir – en Occident, et dans l'état
actuel des choses – sans une remontée à l'origine – c'est-à-dire à ce que j'ai
appelé, dans la ligne de Heidegger, l'"il y a". L'"an-archie" telle que j'ai tenté de
286/514
la caractériser ne me paraît justiciable d'aucune "archéologie" ; ce qui ne veut
pas dire qu'elle n'a pas de précédents, mais qu'elle relèverait plutôt de ce que le
philosophe allemand Ernst Bloch appellerait une "ontologie du n'être-pas-
encore".
5) L'utilisation de procédés de hasard dans les oeuvres de Cage n'est
nullement systématique ; et j'hésiterais, pour qualifier l'entreprise de John Cage,
à parler de "système". Mieux vaudrait reprendre une expression de Pierre Boulez,
et évoquer un "hasard par inadvertance": domestiquer le hasard, comme l'utiliser
systématiquement, cela reviendrait, pour Cage, à s'attacher au non-attachement
– et donc, selon la perspective zen, dont Cage n'est jamais très éloigné, à
retomber dans un dualisme dont on a, au contraire, veillé à éliminer les attendus
et les modalités. Ce que j'ai nommé "le culte du hasard" est donc absent de la
démarche de Cage – même si les épigones ne s'en avisent aucunement, et
redoublent de gratuité vis-à-vis de celui qu'ils érigent en chef d'école. Cela dit, la
problématique même de Cage tolère parfaitement, à la différence de la plupart
des esthétiques (ou des déontologies qui se prennent pour des esthétiques), le
hasard "brut", "sauvage". Resterait à déterminer si ce dernier signifie
nécessairement, comme chez les épigones, l'"embastillement" – ou s'il n'est pas
la condition, à notre époque, d'une création désenclavée... Gardons, pour le
moment, ce problème ouvert.

Je tiens enfin à renouveler l'appui que je pense avoir clairement donné, tant
dans mon exposé que dans la discussion, à la thèse du Docteur Barraud selon
laquelle il est possible de "renouveler et enrichir indéfiniment la musique" selon
des modalités plus traditionnelles. De la musique telle que la conçoit et la réalise
Cage, je dirais finalement volontiers ce qu'affirmait Jean Paulhan de la peinture
informelle : "il est fort possible... qu'elle compose avec la vieille peinture
figurative, dont elle formerait désormais l'armature, et le sens secret. Ainsi la
Nature, au scandale des biologistes, ne se contente pas des structures
élémentaires que l'on a vues... et s'en va former à partir de ces structures des
arbres et des rochers, des animaux et des hommes" ("L'art informel", N. N. R. F.,
n°101, mai 1961, p. 810).

287/514
Chapitre 15 - Lévinas : l'éthique du récit

L'incrédulité à l'égard des méta-récits, pierre de touche de la postmodernité


selon Lyotard, était-elle censée favoriser la floraison des récits et micro-récits?
C'est ce qu'ont sans doute estimé ceux des commentateurs d'Emmanuel Lévinas
qui ont choisi de ranger celui-ci parmi les penseurs de l'âge postmoderne : sa vie
n'a-t-elle pas consisté pour une large part à distiller d'admirables leçons
talmudiques, comme Bach égrenait ses cantates? Les paraboles du Talmud sont
partie intégrante, certes, d'un méga-récit; mais Lévinas a toujours pris soin de
séparer sa philosophie de la religion proprement dite. Cependant, toute fable
comporte sa moralité; sans nul doute, l'imprégnation constante des mini-
moralités glosées semaine après semaine, si ce n'est jour après jour, a-t-elle
permis par osmose l'élaboration d'une éthique plus résolument "édifiante" (au
sens de Rorty) que ce que laisserait supposer le seul label "postmoderne". Il n'y
aurait, en somme, rien de surprenant dans le fait que, se tournant vers l'art,
Lévinas ait fait preuve de la plus grande sévérité à l'endroit de l'irresponsabilité
de l'artiste face au beau. On peut effectivement le constater à la lecture de
l'article capital de 1948, "La réalité et son ombre" : Lévinas y soumet l'art à une
critique au vitriol. Il est des époques, dit-il, où l'on devrait avoir honte de s'y
adonner, "comme de festoyer en pleine peste". Et parmi ces époques, la nôtre
figure en bonne place. Néanmoins, à la fin de son texte, l'auteur revient -au
moins partiellement- sur le caractère un peu trop négatif, un peu trop platonicien,
de son diagnostic. A ce qu'il appelle une "critique philosophique", il réserve une
mission quasi rédemptrice, celle d'aider à la réhabilitation de cet esprit
"orgueilleux" qu'est l'artiste. En restituant ce dernier à l'histoire et donc en lui
rappelant l'étendue de sa responsabilité à l'égard d'autrui, la philosophie aiderait
à le réintégrer dans la société.

Ainsi, "La réalité et son ombre" s'achève sur une note d'optimisme relatif,
et peut-être même d'espoir. Livré à lui-même, l'artiste s'empêtre dans les
simulacres, il se met, par l'image tronquée qu'il donne du réel, en travers du
temps; aplatie sur sa toile, la Joconde ne trouve à nous offrir que son sourire figé,
et la statue la plus réussie, à jamais bouclée sur sa posture, reste suspendue à sa
stupidité d'idole. Et la situation est pire encore dans les arts "non plastiques",
musique ou littérature, théâtre ou cinéma, car ils ne donnent lieu qu'à des ombres
de mouvement: le rythme ne peut qu'envoûter, l'avenir ne fera jamais irruption,
rien ne saurait changer. L'indigence du récit tient à ce qu'il désamorce la vie - il
ne fait que la représenter. Mais si l' "évasion" que l'art fait miroiter demeure
dérisoire et ne peut se solder que par un enfermement, c'est que l'artiste est lui-
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même muré dans sa solitude; lui demander, comme le fait Sartre, de "s'engager",
c'est se payer de mots. Il faut d'abord le désenclaver. Il est besoin, à cet effet,
d'une herméneutique : seule une interprétation réintégrera l'oeuvre dans le
monde humain, c'est-à-dire dans le temps authentique, celui par lequel rien ne
"revient au même" parce que la rencontre avec l'autre, le commerce avec autrui,
désensorcelle et démythifie un univers entièrement voué à l'image, donc en proie
à l'ombre. Seule une critique qui ne broncherait pas devant le concept -ce
"muscle de l'esprit"- aurait raison de l'idolâtrie qui paralyse un artiste crispé sur
son soliloque. Car il s'agit ici de démêler la part de la non-vérité : de reconnaître
dans la clôture sur soi de l'artiste et de l'oeuvre la "tombée de la nuit", l'irruption
d'une inauthenticité ontologique, celle de la ressemblance qui recourbe l'existant
sur lui-même pour le plier à n'être plus que sa propre caricature - ce qui
permettra de le raconter. Ainsi, Lévinas se méfie des narrations, qu'il tient pour
mensongères par principe : toujours en retard, elles font perdre du temps, et
même elles perdent le temps. Et comme Duthuit, il serait prêt à déclarer
"inimaginable" le Musée imaginaire de Malraux: à ses yeux, la proscription des
images, invention du monothéisme, est le seul véritable garde-fou contre le
destin.
Pareille attitude avait été plutôt fraîchement accueillie aux Temps modernes,
où "La réalité et son ombre" ne fut publié que dûment chapeauté par un éditorial
anonyme (mais rédigé par Merleau-Ponty), qui émettait des réserves sur le
défaut de "générosité" dont faisait preuve Lévinas en récusant la doctrine
sartrienne de l'engagement. Nous étions en 1948; la réponse de Lévinas ne vint
qu'en 1964, dans le texte d'hommage à Merleau (décédé en 1961) paru sous le
titre de "La signification et le sens". Elle consiste en une redéfinition
"dynamique" de l'oeuvre, comme "mouvement du Même vers l'Autre, qui ne
retourne jamais au Même". L'oeuvre "pensée jusqu'au bout", ajoute Lévinas,
"exige une générosité radicale du mouvement qui dans le Même va vers l'Autre.
La gratitude serait précisément le retour du mouvement à son origine." (1)

Si elle est sans retour, l'oeuvre n'est cependant pas "un jeu en pure
dépense"(2) : Lévinas n'est pas Bataille. L'oeuvre, sans revenir au Même, c'est-
à-dire à son origine ou à son auteur, va donc bénéficier à ce dernier en quelque
sorte à terme. Mais il devra, s'armant de "patience", attendre sa propre
disparition avant de se voir récompenser. "Renoncer à être le contemporain du
triomphe de son oeuvre, c'est entrevoir ce triomphe dans un temps sans moi,
viser ce monde-ci sans moi, viser un temps par delà l'horizon de mon temps:
eschatologie sans espoir ou libération à l'égard de mon temps". Il faut assumer
ce "passage au temps de l'Autre"(3) : ne pas usurper sa place, ne pas chercher la
gloire. "La patience ne consiste pas, pour l'Agent, à tromper sa générosité en se
donnant le temps d'une immortalité personnelle."(4) Lévinas admire Ernst
Bloch, qui aura oeuvré pour la révolution sans songer à faire main basse sur la
Terre Promise. Telle est l'éthique de l' "engagement" selon Lévinas :
289/514
correspondant à une "ontologie du n'être-pas-encore", elle consiste à "être pour
la mort afin d'être pour ce qui est après moi."(5) Témoignant de la "jeunesse
radicale de l'élan généreux", elle se veut "liturgie", sans pour autant renvoyer à
"aucune signification empruntée à une religion positive quelconque". Elle est
"l'éthique même."(6)

D'où sa profonde actualité. En effet, ne cherchant pas à se vanter, c'est-à-


dire à se raconter, elle se contente d'être "de son époque". Sous ce vocable, il
convient d'entendre non plus l'ère des festins en pleine peste, mais l' "action pour
le monde qui vient" - au sens où Léon Blum, du fond de la prison où on l'avait
jeté en 1941, écrivait qu'il travaillait "dans le présent, non pour le présent."(7)
En somme, l'époque, c'est le "dépassement de son époque". Blum disait prendre
appui, pour légitimer son attitude, sur une parole de Nietzsche : "Que l'avenir et
les plus lointaines choses soient la règle de tous les jours présents". Mais la
noblesse du geste par lequel le Soi court-circuite son temps pour assumer le
temps de l'Autre, faut-il pour la conforter la rabattre sur une légalité?
Qu'importe la maxime qui donne à Blum la "force étrange de travailler, sans
travailler pour le présent. La force de sa confiance est sans commune mesure
avec la force de sa philosophie."(8)

Cette distance à l'égard de la philosophie, même si le Dit de la philosophie


dit vrai, même s'il remet nos pendules à l'heure en nous intimant d'avoir à aller
de l'avant, Lévinas en fait l'un des ressorts majeurs de son magnum opus,
Autrement qu'être ou au-delà de l'essence. Le livre s'ouvre en effet sur une
critique sinon de la Terre Promise, du moins de la vérité qui "se promet".
"Toujours promise, toujours future, toujours aimée, la vérité est dans la
promesse et l'amour de la sagesse, même s'il n'est pas interdit d'apercevoir, dans
le temps du dévoilement, l'oeuvre structurée de l'histoire et une progression dans
le successif jusqu'au bord de la non-philosophie". La philosophie, toutefois,
"amour de la vérité toujours future, se justifie dans sa signification la plus large:
sagesse de l'amour."(9) Il lui faudra, au fil du parcours lévinassien, se rédimer :
s'efforcer d'égaler la "confiance" de Léon Blum en assumant non pas seulement
son propre temps, mais le temps de l'Autre, temps de l'éthique et temps
esthétique de la liturgie.

En effet, il est clair que le temps de la vérité qui "se promet" et se profile à
l'horizon de l'être est un temps fini, un temps qui revient au Même et dont la
gratitude permet de venir à bout. En art aussi, tout est bien qui finit bien;
l'oeuvre achevée, non liturgique, comble en quelque sorte le besoin esthétique.
Elle répond, même par son inachèvement - songeons à l'opera aperta selon
Umberto Eco - , à l'exigence de calculabilité au nom de laquelle le sujet, se
confectionnant des objets temporels finis, s'accomplit, cuve sa tautologie et sa
totalité, bref s'en remet en "fin de compte" à l'ontologie et à la vérité de l'être.
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La finition du non finito, comble du raffinement, s'inscrit dans la légalité, dans la
jurisprudence du jugement esthétique: elle obéit à la loi de l'essence comme
"temporalisation du temps" ou "diastase de l'identique" ou "verbalité du verbe".
Le miracle esthétique, c'est cette "modification sans altération ni transition" par
laquelle le Même "se dessaisit de lui-même" et "se découvre", sort de sa nuit et
se dénude de son opacité, pour se livrer en pleine lumière; c'est la
phénoménalisation de l'essence par laquelle celle-ci ne se borne plus à désigner
"les arêtes des solides ni la ligne mobile des actes où une lumière scintille", mais
fait irruption et vient en première ligne, bref occupe le terrain en se montrant et
en s'auto-désignant. Ainsi Raoul Dufy, chez qui "les couleurs sortent de leurs
contours ou ne les frôlent pas"(10), en illustrant les thèses du chimiste Maroger
sur la diffraction de la lumière par la couleur, allège les choses et les érige en
êtres: sa peinture va droit à l'essentiel, en elle l'essence des choses ne fait pas
que promettre et se promettre, elle se compromet et purifie la pâte à laquelle elle
met la main, lumière "étalant" les couleurs pour mieux les échantillonner et en
autoriser le survol et l'inventaire exhaustif.

L'insatisfaction à laquelle fait droit Autrement qu'être porte précisément sur


la "récapitulation", si l'on peut dire, de cette "dispersion originelle de
l'opacité"(11) en un seul faisceau lumineux, dûment simultanéisé et synchronisé,
qui homogénéise tout ce qu'il rencontre en une même transparence, comme si les
choses exigeaient d'être dématérialisées, comme si ce vieux meuble attendait
que lui soit épargnée l'humiliation de craquer dans la pénombre. A la lumière
"originelle" de l'essence, "l'être sort de la nuit, ou, du moins, quitte le sommeil -
nuit de la nuit" (12) ; mais "avant" l'essence et "avant" le jour, rien n'est encore
dit et pourtant le Dire pré-dispose, pré-dit tout apparaître, comme si la
préhistoire de la synchronie relevait de la diachronie. Ce Dire, le Dire du poète
(13) l'exprime-t-il ? (14)

A cette dernière question, une note d'Autrement qu'être répond en résumant,


d'un trait ou presque, "La réalité et son ombre": "Le passé immémorial est
intolérable à la pensée. D'où l'exigence de l'arrêt: anankè sténai. Le mouvement
au-delà de l'être devient ontologie et théologie. D'où aussi l'idolâtrie du beau.
Dans son indiscrète exposition et dans son arrêt de statue, dans sa plasticité,
l'oeuvre d'art se substitue à Dieu. Par une subreption irrésistible, l'incomparable,
le diachronique, le non-contemporain, par l'effet d'un schématisme trompeur et
merveilleux, est "imité" par l'art qui est iconographie. Le mouvement au-delà de
l'être se fixe en beauté. La théologie et l'art "retiennent" le passé
immémorial."(15)

On ne saurait mieux exprimer l'équivoque dans laquelle se tient


nécessairement la transcendance à l'instant où, pour se manifester, elle est tenue
de traverser l'immanence. C'était le risque qu'affrontait Maurice Blanchot: le
291/514
langage du poème peut "passer à l'indicible", mais cet indicible est censé se dire,
et donc, au rebours de ce qu'exige la liturgie, "revenir au Même". Dans
"Maurice Blanchot et le regard du poète", Lévinas constatait que "de cette
alternance de contraires, l'un submergeant l'autre, ne se dégage point un plan de
pensée où cette alternance se surmonte et où la contradiction s'apaise." (16)
Commentant de son côté Autrement qu'être, Pierre Hayat diagnostique "une
véritable difficulté. Car les mêmes catégories -l'entretemps, le dégagement,
l'incomparable - servent à Lévinas à penser aussi bien l'art que l'éthique. On
peut en déduire que l'art est la contrefaçon de l'éthique. Mais on peut supposer
aussi que par sa ressemblance -fût-elle trompeuse - avec l'éthique, l'expérience
esthétique éduque au langage de l' "autrement qu'être."(17)

Peut-être l'amorce d'une solution est-elle, avec les analyses que Lévinas a
consacrées à Blanchot, à portée de la main. L'oeuvre critique de Blanchot, nous
dit Lévinas, se situe "bien en-dessous de l'art qui est le voyage au bout de la nuit,
et non seulement le récit du voyage". Elle n'en a pas moins le mérite de nous
rappeler que "l'authenticité de l'art doit annoncer un ordre de justice, la morale
d'esclaves absente de la cité heideggerienne"(18); autrement dit, que "dans le
monosyllabisme de la faim, dans la misère où maisons et choses retournent à
leur fonction matérielle, au sein d'une jouissance sans horizon, luit le visage de
l'homme." (19) La conjonction de l'éthique et de l'esthétique se laisse discerner
comme telle. Mais l'oeuvre proprement littéraire de Blanchot ne tient-elle pas
les promesses d'une telle "critique philosophique"? A en juger par
l'extraordinaire exégèse qu'il propose de L'Attente l'oubli, Lévinas semble bien
répondre par l'affirmative.

En se prêtant apparemment à un déferlement langagier résolument


monotone, centré sur la thématique du ressassement indéfini et l'indécidabilité
du positif et du négatif, Blanchot a fait oeuvre minimaliste en se contentant de se
tenir à l'écoute d'un Neutre ou d'un Tiers exclu qui paraît venir d'ailleurs en ce
qu'il évoque, comme par une "inspiration" atmosphérique, la mystérieuse
présence d'une absence. Rien, pourtant, ne justifie dans un tel "récit"
l'impression d'une ouverture sur un monde autre, tant l'auteur paraît respectueux
de "l'acte ontologique que ce discours accomplit et qui déjà emmure ce
discours"(20) ; rien, si ce n'est une répétition poussée jusqu'à l'incantation
poétique, et qui, à force de nomadiser sur place, fait vaciller la clôture dans
laquelle s'est enfermé le texte, comme sous l'emprise d'un souffle qui aurait en
même temps -c'est-à-dire de manière immémoriale : depuis toujours- précipité
l'ontologie hors de ses gonds. Epiloguant sur cette puissance d' "oubli", Lévinas
en souligne l'efficace : Blanchot, dit-il, est parvenu à réfuter "l'enseignement
hégélien sur la mort de l'art depuis la fin de l'antiquité, sur sa subordination à la
religion au moyen âge, et à la philosophie de nos jours."(21)

292/514
Comment en effet Blanchot s'y prend-il pour donner l'impression d'une
ouverture sur l'Autre, alors que rien, dans la tentative de dialogue de L'Attente
l'oubli, ne s'énonce qui soit de nature à confirmer que le dialogue se noue?
Deux voix, certes, se proposent à l'attention du lecteur; mais elles sont
parfaitement interchangeables et n'affirment rien qui ne soit immédiatement -
dans la même lancée, dans le même souffle- gommé ou effacé. Les distinguer
devrait aller de soi : l'auteur ne s'est pas privé de consteller son texte d'indices
susceptibles de conduire à une identification - ne serait-ce que l'alternance du
tutoiement et du vouvoiement... Mais les appels n'ont aucune suite! Et l'on se
prend peu à peu à s'habituer à cette incertitude : quelque chose se dit
probablement, sans que l'on puisse en discerner la teneur, ni même l'articulation
précises; les mots se parlent, s'entretiennent, se croisent et se recroisent; mais les
voix continuent à se chercher, sans parvenir à enclencher une communication
dans la durée : elles masquent et oblitèrent le sens. Or ce sens est le sens de
l'Autre, qui ne se manifeste qu'en se dérobant. On se situe ainsi au plus près du
Jean Grenier des Entretiens sur le bon usage de la liberté, pour lequel
"l'existence de l'absolu se cache et bouge derrière la tapisserie du monde. On ne
la voit pas, elle se manifeste par une absence qui est plus active que les
présences, comme à une soirée à laquelle manque le maître de maison."(22)
Tout le génie de Blanchot est là: maintenir le récit au degré zéro, en faisant
ressortir le manque à partir de la profusion. D'où le constat de Lévinas : la
priorité du sens oblige celui-ci à se défalquer du Dit; le Dit ne sera jamais
qu'ouroborique, entravant (nomos) l'errance (nomas) du Dire. Blanchot,
cependant, contourne en quelque sorte l'obstacle (sur lequel insistait, on l'a vu,
"La réalité et son ombre") : il "met en cause la prétention, en apparence
incontestable, d'un certain langage d'être le porteur privilégié du sensé, d'en être
la source, l'embouchure et le lit."(23) Mais cela conduit à s'interroger sur le sort
de l'herméneutique, c'est-à-dire sur le mode de révélation du sens : "Le sensé,
demande Lévinas, tient-il à un certain ordre de propositions bâties selon une
certaine grammaire pour constituer un discours logique? Ou le sens fait-il
exploser le langage pour signifier parmi ces éclats (la grammaire étant sauve
pour Blanchot!), mais déjà en esprit et en vérité sans attendre d'interprétation
ultérieure?" (24). Question qui recoupe celle de la "noire lumière" évoquée à
propos du "non vrai"(25) : s'il s'avère que "L'Attente l'oubli refuse au langage
philosophique de l'interprétation, qui parle sans arrêt (et auquel Blanchot
critique littéraire, se plie), la dignité d'ultime langage"(26), ne doit-on pas
revenir sur l'ensemble de la problématique, en remontant naturellement à sa
première formulation chez Heidegger(27)? Qu'en est-il de l' "explosion" du
langage -ou de sa musicalisation- de Heidegger à Blanchot, et de là à Lévinas
lui-même?

Impossible, d'autre part de dissocier de toute cette enquête l'enjeu, qui n'est
sans doute académique qu'en apparence, de la "moralisation" de l'esthétique.
293/514
Nous le disions dès le départ, chaque fable comporte une moralité; plus
largement, le statut du récit dépend d'une confrontation au moins implicite entre
ces deux disciplines canoniques que sont l'éthique et l'esthétique; si bien qu'il
importe de se demander, comme l'a fait John Llewelyn(28), si leur fusion est
envisageable. En refuser le principe, "c'est boucher l'ouverture où s'annonce,
mais aussi se dénonce -et par là se transcende-, le tournoiement en rond du
discours cohérent."(29) Considérer en effet l'histoire de l'art comme "terminée"
en l'intégrant au système de la totalité, c'est la verrouiller dans le cercle d'une
logique de la philosophie au sens d'Eric Weil. Mais la poésie, avec ses
hésitations et ses surprises, ses intermittences et ses rebonds, brouille les cartes
et gomme le sens de l'histoire. C'est que rien ne l'inféode au primat du seul
espace visuel dans lequel éclosent les idées et se dévoile "le monde vrai"; à la
synchronie d'une ontologie achevée, elle substitue la quête diachronique de la
rencontre avec l'Autre et des imprévus du dialogue. L'"esthétisation de
l'éthique" -l'enchevêtrement de l'impulsion vers le Bien et de l'aisthesis, de la
sensation comme telle - passe par l'abandon de la référence au genius loci, à la
toute-puissance du lieu, au profit de la poétique du "séjour sans lieu", que
l'article sur "Maurice Blanchot et le regard du poète" décrivait comme une sorte
d'arte povera.

Sur ce point, la réflexion de Lévinas se fait plus incisive. Elle a montré


comment venir à bout du discours de la totalité, lequel, sous couleur de
perfection formelle, coupait à la racine toute velléité de signifiance éthique.
Contester le privilège du visible, c'est se prémunir contre l'assujettissement de
l'art à l'universel, lequel ne s'accommode que d'un discours préfabriqué et
précontraint, donc muet à proportion de son immuabilité : décréter la fin de
l'histoire de l'art, c'est imposer aux artistes le silence des cimetières. A l'inverse,
tenir que "les présupposés du parler cohérent ne peuvent plus réfuter ce que
parler veut dire"(30), c'est ouvrir la voie au Dire en faisant sauter le mur du
visible. Et c'est en ce sens -plénier...- qu'est autorisée ce que nous appelions
plus haut la "musicalisation" de ce Dire. Dans le commentaire qu'il avait écrit
en 1949 à propos des Biffures de Michel Leiris, Lévinas regrettait la relative
timidité dont cet auteur faisait preuve à l'égard de tout ce qui n'était pas le
"contenu pensé" de son discours: en choisissant de privilégier l' "immanence"
contre la "transcendance des mots", l'écrivain se coupait en quelque sorte la
parole à lui-même; l'ambiguïté des Biffures venait de ce parti pris de "clarté",
finalement ruineux parce que trop exclusivement voué à magnifier l'intellect. En
compensation, Lévinas esquissait le programme d'une véritable musique du
verbe. Il découvrait en particulier dans le son, "et dans la conscience comprise
comme audition - une rupture du monde toujours achevé de la vision et de l'art.
Le son, tout entier, est retentissement, éclat, scandale. Alors que dans la vision
une forme épouse le contenu et l'apaise, le son est comme le débordement de la
qualité sensible par elle-même, l'incapacité où se trouve la forme de tenir son
294/514
contenu -une véritable déchirure dans le monde- ce par quoi le monde qui est ici
prolonge une dimension inconvertible en vision. C'est par là que le son est
symbole par excellence - dépassement du donné. Si cependant il peut apparaître
comme un phénomène, comme ici - c'est que sa fonction de transcendance ne
s'impose que dans le son verbal."(31)

L'art par excellence du "son verbal", la poésie, se défalque par conséquent


du monde "toujours achevé" (c'est-à-dire contrôlé par le "discours cohérent")
"de la vision et de l'art". C'est - au moins en premier lieu - dans et par la poésie
que l'esthétique se révèle apte à investir l'éthique; c'est dans et par la poésie que,
si tant est que la poésie consiste en l'application au langage des procédés de la
musique(32), l'éthique trouve à se musicaliser. Il reste que la rencontre de
l'éthique et de l'esthétique est l'affaire du seul Dire. "Et peut-être avons-nous
tort, conclut de façon quelque peu provocante Lévinas, d'appeler art et poésie cet
événement exceptionnel -cet oubli souverain- qui libère le langage de sa
servitude à l'égard des structures où le Dit se maintient. Peut-être Hegel avait-il
raison pour ce qui concerne l'art. Ce qui compte -qu'on l'appelle poésie, ou
comme on voudra- c'est qu'un sens puisse se proférer au-delà du discours achevé
de Hegel, qu'un sens qui oublie les présupposés de ce discours devienne
fable."(33)

Mais ces "présupposés", comment les oublier? Ce que réclame Lévinas,


c'est, encore une fois, que la poésie (ou la musique du verbe) se mette en devoir
de transformer "les mots, indices d'un ensemble, moments d'une totalité, en
signes délivrés perçant les murs de l'immanence, dérangeant l'ordre."(34) A n'en
pas douter, Blanchot y est parvenu dans L'Attente l'oubli (dont l'intitulé, avec
son défaut de ponctuation, donne déjà à réfléchir .. ). Il a su se jouer de ces
règles de la cohérence dont l'emprise demeure pourtant certaine dans le moindre
de ses énoncés. "C'est la voix qui s'est confiée, a-t-il lui-même noté, et non pas
ce qu'elle dit."(35) Le "sujet" du livre n'étant rien de moins que le
dessaisissement de la signification, l'auteur s'applique à ménager les failles,
interstices ou "entretemps" par où s'insinuera la transcendance. L'Attente l'oubli
consomme donc la dédifférenciation des genres : il s'agit d'un poème narratif,
mais qui offre, en guise de narration, le récit de sa genèse; poète de la poésie,
Blanchot oeuvre à la charnière entre texte et paratexte. Il n'empêche que le
soupçon formulé contre Kierkegaard, de reproduire -fût-ce à l'envers- Hegel à
force de s'en démarquer, ce soupçon risque de se trouver ici aussi légitimé.
D'autant que si "la grammaire est sauve", la retombée dans les rets de la
cohérence paraît inéluctable; tout est toujours à recommencer. A moins que la
destruction ne vienne relayer la déconstruction...(36)

Peut-être convient-il, pour prendre une mesure plus exacte de cette


éventualité, d'envisager le problème par l'autre bout de la lorgnette. On peut
295/514
s'inspirer à cet égard du commentaire particulièrement suggestif de la pensée
lévinassienne qu'a proposé Daniel Parrochia, en s'interrogeant sur le degré de
malléabilité auquel il est aujourd'hui possible de porter les structures
"ensemblistes" d'inclusion et d'appartenance qui président, en bonne logique, au
fonctionnement du discours cohérent(37). Autrement dit, jusqu'à quel point un
mathématicien accepterait-il le raisonnement de Lévinas? Accepterait-il
d'accompagner, ne serait-ce que sur un bout de chemin, la remontée de l'auteur
de Totalité et infini vers l'en deçà de tout système ?

Nous évoquions l'anti-hegelianisme de Kierkegaard. Rappelons en quels


termes l'auteur des Miettes philosophiques formulait le débat: "Etre un système
et être clos se correspondent l'un et l'autre. Mais l'existence est justement
l'opposé. Du point de vue abstrait, système et existence ne se peuvent penser
ensemble, parce que la pensée systématique, pour penser l'existence, doit la
penser comme abolie, et non pas comme existante. L'existence est ce qui sert
d'intervalle, ce qui tient les choses séparées, le système est la fermeture, la
parfaite jointure."(38) La conséquence va de soi : "Un système de l'existence ne
peut être donné". La logique hegelienne du concept s'en tient là. D'où son
abstraction, à quoi fait écho, selon Parrochia, la mathématique des modernes,
fondamentalement ensembliste depuis Cantor.

Seulement, se contenter de classer et de répartir, de répertorier et de mettre


en ordre, c'est laisser échapper le pré-individuel et l'antéprédicatif. C'est perdre
de vue l'instantané et le discontinu, le spontané et le contingent. Plus la totalité
se suffit à elle-même et plus elle tend à se faire totalitaire, à ne même plus
percevoir comme un manque le défaut de prise en compte de ce qui ne lui
"manque" pas, et lui paraît dès lors relever du superflu, qu'il s'agisse du Bien
chez Platon ou de la racine de marronnier dans La Nausée.
En regard, reconnaître "autrui comme l'absolument Autre qui ne fait pas
nombre avec moi et qui ne peut, de ce fait, révéler son essence en une commune
appartenance à un ensemble (quel qu'il soit)"(39), c'est renoncer à ne le jauger
qu'en fonction de ce qui le limite. A la finitude de l'être, Lévinas substitue la
"séparation à l'égard de l'infini."(40) Il y a, certes, un paradoxe à opter pour un
infini "admettant un être en dehors de soi qu'il n'englobe pas - et accomplissant,
grâce à ce voisinage d'un être séparé, son infinitude même."(41) Sans doute est-
ce en songeant à la tradition judaïque que Lévinas réclame un infini "qui ne se
ferme pas circulairement sur lui-même, mais qui se retire de l'étendue
ontologique pour laisser une place à l'être séparé."(42) Néanmoins, un tel infini
renvoie tout autant à l'enseignement le plus haut du platonisme : il "s'ouvre
l'ordre du Bien", un ordre "qui ne contredit pas, mais dépasse les règles de la
logique formelle."(43) L'hyperbole joue ici, et en général dans l'ensemble de la
réflexion lévinassienne, un rôle capital; c'est ce que confirme en particulier
Autrement qu'être: "c'est le superlatif, plus que la négation de la catégorie, qui
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interrompt le système, comme si l'ordre logique et l'être qu'il arrive à épouser
gardaient le superlatif qui les excède : dans la subjectivité la démesure du non-
lieu, dans la caresse et la sexualité - la "surenchère" de la tangence, comme si la
tangence admettait une gradation, jusqu'au contact par les entrailles, une peau
allant sous l'autre peau." (44)

De l'aveu de Lévinas lui-même, il ne saurait être question, en définitive, de


nier la totalité ou l'ontologie en jetant par-dessus bord cohérence et rationalité,
mais de les déborder, et, par ce mouvement, de rappeler à l'ordre, c'est-à-dire
de libérer, une pensée philosophique claquemurée dans son inaptitude à assumer
l' "excès transgressant la pensée catégorielle". La postmodernité consiste en ce
sens à affoler la machine en la mettant -si l'on peut dire - hors d'elle. Cela vaut
également pour une pensée mathématique incapable de fonder sur des "relations
non collectivisantes" les "linéaments d'une logique de la séparation."(45) En
effet, s'il prolonge la théorie des graphes, le mathématicien peut fort bien
construire une "théorie des assemblages hétérogènes" qui se révèle susceptible
de prendre en charge le "lien du sans lien" ou les "haeccéités"- selon
l'orthographe deleuzienne - à l'aide desquels travaillent philosophes et artistes
contemporains. Et s'il s'agit d'affranchir l'éthique du récit en visant une
narrativité tous azimuts et sans entraves, il est parfaitement légitime de chercher
à développer une "logique des territoires" propre à formaliser non seulement la
séparation, mais les empiétements entre systèmes. Car on se donne alors la
faculté - que la "méréologie" de Lesniewski commençait déjà à explorer dans les
années trente... - d'expliciter bien des "interfaces" et des "pseudo-frontières"
mûrs pour une déterritorialisation(46).

297/514
Notes

1. Emmanuel Lévinas, "La Signification et le sens" in Humanisme de l'autre


homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 41. Cf. ce que disait
Maurice Merleau-Ponty dans sa présentation de "La réalité et son ombre"
(Les Temps modernes, 4ème année, n°38, novembre 1948, p. 769): "S'il
(Lévinas) respecte l'indifférence de la conscience artiste, il ne consent pas
à l'appeler générosité, et il y a du mépris dans ce respect". Le texte de "La
réalité et son ombre" a été réimprimé dans Les Imprévus de l'histoire,
Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 123-148.

2. Lévinas, "La Signification et le sens", cit. p. 42.

3. Lévinas, loc. cit., ibid.

4. Lévinas, loc. cit., ibid.

5. Lévinas, loc. cit., p. 43.

6. Lévinas, loc. cit., ibid.

7. Lévinas, loc. cit., ibid.

8. Lévinas, loc. cit., p. 43-44.

9. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye, Martinus


Nijhoff, 1974, p. 37.

10. Lévinas, op. cit., p. 38.

11. Cf. la "multiplication de l'identique" dont parle Lévinas, ibid.

12. Lévinas, op. cit., ibid.

13. Cf. Lévinas, "Maurice Blanchot ou le regard du poète", Monde nouveau,


11ème année, n° 98, mars 1956, p.6-19; réimprimé dans Sur Maurice
Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 8-26 (sous le titre "Le
regard du poète").

14. Lévinas, Autrement qu'être..., cit., p. 38-39.

15. Lévinas, op. cit., p. 191, note 21. A comparer avec la p. 185, note 10.

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16. Lévinas, Sur Maurice Blanchot, cit., p.18.

17. Pierre Hayat, préface aux Imprévus de l'histoire, cit., p.22-23.

18. Lévinas, Sur Maurice Blanchot, cit., p. 24.

19. Lévinas, Sur Maurice Blanchot, cit., p.25.

20. Lévinas, "La servante et son maître", Critique, n°229 (Maurice Blanchot),
juin 1966, p. 514-522 (cf. p. 516); réimprimé dans Sur Maurice Blanchot
(cit.) p. 27-43 (cf. p. 32).

21. Lévinas, Sur Maurice Blanchot, cit., p. 32.

22. Jean Grenier, Entretiens sur le bon usage de la liberté, Paris, Gallimard,
1948, p.115.

23. Lévinas, Sur Maurice Blanchot, cit., p. 32-33.

24. Lévinas, op. cit., p.33.

25. Lévinas, op. cit., p. 23.

26. Lévinas, op. cit., p. 33.

27. Cf. Gerald L. Bruns, Heideggers Estrangements, New Haven, Yale


University Press, 1989; "The Otherness of Words: Joyce, Bakhtin,
Heidegger", in Hugh J. Silverman ed., Postmodernism - Philosophy and
the Arts, New York, Routledge, 1990, p. 120-136; "Heidegger and the
problem of philosophical language", in Gary Shapiro ed., After the Future,
Postmodern Times and Places, Albany, State University of New York,
1990, p. 303-314. Sur le rapport entre éthique et langage dans l'art
d'aujourd'hui, cf. Gerald L. Bruns, "Poethics : John Cage and Stanley
Cavell at the Crossroads of Ethical Theory", in Marjorie Perloff and
Charles Junkerman ed., John Cage: Composed in America, The
University of Chicago Press, 1994, p. 206-225.

28. Cf. John Llewelyn, "L'intentionnalité inverse", in Eliane Escoubas éd.,


Art et phénoménologie, La part de l'oeil, n°7,1991, p. 97. John Llewelyn
propose une lecture "restrictive" de Lévinas ; il croit devoir s'appuyer sur
Merleau-Ponty pour soutenir que "la chose qui nous regarde nous impose
une responsabilité non-dérivée envers elle", ce qui l'oblige à récuser "la
restriction qu'apporte Lévinas à la responsabilité directe lorsqu'il la limite
299/514
au cas où je suis l'accusatif du regard de l'autre homme (ou de Dieu)." (p.
101) De même, dans son livre sur Emmanuel Lévinas : The Genealogy of
Ethics (Londres et New York, Routledge, 1995, p. 194) il mentionne la
référence de Lévinas à Rodin dans Entre nous, Essais sur le penser à
l'autre (Paris, Grasset/Fasquelle, 1991, p. 262) comme marquant le point
extrême d'une assomption de responsabilité, en dehors de l'évocation
directe d'un visage. Ce texte, il est vrai, suggère qu'au visage peut venir
se substituer "la nudité d'un bras sculpté par Rodin", ou encore la nuque
de la personne qui vous précède devant un guichet de la Loubianka, selon
une observation de Vassili Grossmann dans Vie et destin (exemple que
Lévinas reprendra dans son dialogue avec Françoise Armengaud à propos
de Sacha Sosno, cf. De l'oblitération, Paris, La Différence, 1993). Il
n'empêche que Lévinas a pris soin de dissuader son interlocuteur
d'entendre le mot visage "d'une manière étroite". De même, il avait déjà
confié à Philippe Nemo (dans Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p.
125-126) qu'il faut se garder de banaliser le statut des livres, en les
rejetant "parmi les outils ou les produits culturels de la Nature ou de
l'Histoire, alors que leur littérature opère une rupture dans l'être et se
ramène aussi peu à je ne sais quelle voix intime ou à l'abstraction
normative des "valeurs" que le monde lui-même où nous sommes ne se
réduit à l'objectivité de ses objets. Je pense qu'à travers toute littérature
parle, ou balbutie, ou se donne une contenance, ou lutte avec sa caricature,
le visage humain". Il est probable que Lévinas a fait sienne la thèse de
Max Picard selon laquelle "Par le visage humain conçu à l'image de Dieu,
l'univers se fait forme plastique; le grouillement de particules prend un
sens en se cristallisant en images, en métaphores initiales à même la
sensibilité, en un langage originel, en un poème primordial'. Il s'agit donc
pour Picard de "déchiffrer l'univers à partir de ces images ou métaphores
fondamentales que sont les visages humains". ('Max Picard et le visage",
in Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 143 ; ce texte date
de 1966, année de publication de "La Servante et son maître").

29. Lévinas, "La Servante et son maître", loc. cit., p. 33.

30. Lévinas, op. cit., ibid.

31. Lévinas, "La transcendance des mots : à propos des Biffures", Les Temps
modernes, juin 1949; réimprimé dans Hors sujet, Montpellier, Fata
Morgana, 1987, p.219.

32. Cf. l'exégèse de cette définition cagienne de la poésie dans Gerald L.


Bruns, "Poethics : John Cage and Stanley Cavell..." (loc. cit., p. 214) :
lorsque Cage parle du silence non pas à la façon de Mallarmé, c'est-à-dire
300/514
comme excluant la matérialité du langage, mais en tant qu"'ouvrant les
portes de la musique aux sons qui se trouvent jaillir dans l'environnement"
(Cage, Silence, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press,
1961, p. 8), il introduit l'idée d'une "porosité" de l'oeuvre musicale -et
donc du langage- à l'égard du monde. Le monde, dit Gerald Bruns,
"reçoit l'autorisation d'occuper le site de l'art sans avoir à payer le prix
esthétique habituel". On se trompe toutefois en interprétant cet
éclatement de l'oeuvre comme une simple concession à l'informel : il ne
s'agit précisément pas, chez Cage, d'une révolution de palais, mais d'un
retournement radical, car le bouleversement auquel on assiste consiste à
ne plus faire dépendre la relation de la musique et du bruit d'un choix
esthétique (pour ou contre la définition classique de l'harmonie), mais
d'un geste de "reconnaissance", au sens de Stanley Cavell
(acknowledgment), le geste éthique par lequel "la musique laisse les sons
être eux-mêmes" (Cage, cf. Silence, et Pour les Oiseaux, Entretiens avec
Daniel Charles, Paris, Belfond, 1976, passim). Comme le dit Bruns, "la
musique devient, à la manière heideggerienne, autant un écouter qu'un
jouer"; elle est à considérer comme répondant au bruit "en tant que
personne, et même, de façon encore plus sublime, en tant que l'Autre de
Lévinas" – Lévinas, dont Bruns relève que, dès "La réalité et son ombre",
il professait que "la musicalité appartient au son naturellement" (cf. Les
Imprévus de l'histoire, cit., p. 130). On est ici au plus près du Walden de
Thoreau, tel que nous l'a restitué Stanley Cavell - Thoreau, l'un des
maîtres à penser de Cage... - ; comme chez Thoreau en effet, la musique
au sens canonique, l'"art" des sons, importe peu, ou en tout cas beaucoup
moins que la réciprocité telle que l'instaure la relation de responsabilité;
dès l'instant où la "musique répondant au bruit" (music responding to
noise) ne le fait qu'à reconnaître à celui-ci un droit de réponse - ce qui
revient à répondre de lui - mais en "reconnaissant" (acknowledging)
l'"appartenance" (toujours déjà attestée) du musical au "son", donc le fait
que le son répond de la musicalité "naturellement" - , dès cet instant où,
"naturellement", le son et la musique échangent droit de cité, alors les
choses ne sont plus les mêmes. Car non seulement la justice - un "rapport
où l'étant ne devient pas mon objet" (Lévinas, Les Imprévus de l'histoire,
cit., p. 23) - cesse d'être "conditionnée par la vérité", ce qui restitue à
l'éthique son primat sur l'ontologie et arrache à l'artiste son
irresponsabilité ; mais l'esthétique, l'aisthesis, sauve le Dire de son exil en
exorcisant le Dit. Un passage extraordinaire de Stanley Cavell le donne à
penser, à partir de certaines remarques de Wittgenstein (sur le "langage
ordinaire"). Nos mots, dit Wittgenstein, sont lorsque nous philosophons,
"en vacances" (§ 132 des Investigations philosophiques; cf. aussi le §
116), c'est-à-dire "au loin", "en dehors, absents, en vadrouille". Or "il
nous appartient d'en chercher le retour", ce qui suppose qu'on les rapatrie
301/514
"de leur usage métaphysique à leur usage quotidien". Mais qu'en est-il au
fond? "De quel point de vue conçoit-on ici l'idée d'usage, celui de la
philosophie ou celui du quotidien? Le quotidien est-il un point de vue?
Cette conception est-elle elle-même une déformation philosophique? Et
puis il y a peut-être ici l'idée que concevoir notre train quotidien
d'échange comme "usage" des mots, c'est déjà soupçonner que nous en
faisons mauvais usage, les maltraitons, même tous les jours. Comme si
l'identification même du quotidien demandait déjà trop de philosophie".
Mieux vaut sans doute traduire "l'idée de ramener les mots par celle de les
reconduire, de les guider - comme le berger - sur le chemin du retour; ce
qui suggère non seulement qu'il nous faut les trouver, nous rendre là où ils
se sont égarés, mais qu'ils ne reviendront que si nous les attirons et les
commandons, ce qui exige d'être à leur écoute. Mais cette traduction n'est
qu'une légère amélioration, parce que le comportement de nos mots n'est
pas séparé de nos vies, pour ceux d'entre nous qui sont nés en eux, qui en
sont maîtres. C'est aux vies mêmes de prendre le chemin du retour".
(Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, trad. Sandra
Laugier, Combas, Ed. de l'éclat, 1991, p. 40-41). Se mettre à l'écoute des
mots, n'est-ce pas faire retour à l'Autre, à l'Autre parlant en direct, au
visage qui, me parlant, n'attend pas que je le dévisage, ni même d'être
visible, pour faire sens, pour délivrer le sens, pour Dire? Et si les mots ne
prennent sens qu'en résonnant, le Logos premier n'est-il pas Logos
mousikos, voix sans visage, poésie? L'autobiographie de Cavell est
intitulé A Pitch of Philosophy (Cambridge, Harvard U.P., 1994).

33. Lévinas, Sur Maurice Blanchot, cit., p. 33.

34. Lévinas, op. cit., p. 39.

35. Lévinas, op. cit., ibid., citant Blanchot.

36. Cf. Denise Souche-Dagues, Nihilismes, Paris, P.U.F, 1996, p. 246.

37. Daniel Parrochia, Mathématiques et existence, Seyssel, Champ Vallon,


1991, p. 172-186.

38. Sören Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. F.


Prior et M.H. Guignot, Paris, Gallimard, 1968, p. 202, cité par Daniel
Parrochia, op. cit., p. 180.

39. Parrochia, op. cit., p. 180.

302/514
40. Lévinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, p. 78; cité
par D. Parrochia, op. cit., ibid.

41. Lévinas, Totalité et infini, cit., p. 76. La compatibilité entre infini et


séparation à l'égard de l'infini introduit à un schème de pensée que
psychanalystes (Serge Leclaire) et philosophes (Gilles Deleuze) ont
inventorié de leur côté: le "lien du sans lien". Il s'agit de ce que Lévinas
dénomme "religion"; le rattacher à l' "au-delà de l'essence" revient à
récuser toute théologie (cf. Lévinas, ibid.), en particulier néo-
platonicienne. Que la pensée de Lévinas recroise, au moins à ce propos,
et même dans l'ensemble de sa trajectoire, l'itinéraire nietzschéen, c'est ce
que montre admirablement un ouvrage au sous-titre révélateur: Levinas,
The Genealogy of Ethics de John Llewelyn (cit. ; cf. en particulier la
"déclaration d'intentions" proposée en introduction, p. 3-4).

42. Lévinas, op. cit., p. 77. On pense, bien sûr, au tsim-tsoum; cf. aussi, dans
l'ouvrage de D. Parrochia, le thème de la Chekhina évoqué à partir de
Martin Buber (cit., p. 220-221).

43. Lévinas, op. cit., ibid.; cf. la discussion de la substitution de la différence


à la négation chez Lévinas dans le livre de Parrochia, p. 180-181.

44. Lévinas, Autrement qu'être..., cit., p. 8, note 4; cité par D. Parrochia, op.
cit., ibid. La disqualification du sens de la vue, comme le montre cette
note, n'entraîne nullement celle du toucher: cf les commentaires d'Edith
Wyschogrod ("Doing Before Hearing: On the Primacy of Touch", in
François Laruelle éd., Textes pour Emmanuel Lévinas, Paris, Ed. Jean-
Michel Place, 1980, p. 179-203), Paul Davies ("The Face and the Caress :
Lévinas' Ethical Alterations of Sensibility", in David Michaël Levin ed.,
Modernity and the Hegemony of Vision, Berkeley, University of
California Press, 1993, p. 252-272), et Martin Jay (Downcast Eyes,
Berkeley, University of California Press,1993, p.546-560). C'est que le
toucher -et singulièrement la caresse...- se meut dans la diachronie (la
"tangence" et ses gradations) plus que dans la synchronie, laquelle
demeure une dimension "visuelle". Si l'on veut que "l'indicible (ou
l'anarchique) épouse les formes de la logique formelle", comme Lévinas
en émet l'hypothèse, il lui faudra procéder de façon caressante.
"L'autrement qu'être s'énonce dans un dire qui doit aussi se dédire pour
arracher ainsi l'autrement qu'être au dit où l'autrement qu'être se met déjà
à ne signifier qu'un être autrement. (...) Ce dire et ce se dédire peuvent-ils
se rassembler, peuvent-ils être en même temps? En fait, exiger cette
simultanéité, c'est déjà ramener à l'être et au ne pas être, l'autre de l'être.
Nous devons en rester à la situation, extrême, d'une pensée diachronique."
303/514
(Autrement qu'être..., cit., ibid.) Chez Max Picard, Lévinas a découvert
une argumentation exactement parallèle, dans un "petit conte de vingt
lignes" qu'il lui avait offert peu avant sa mort : "Quelqu'un passe son
chemin en bordure de la forêt. Là se tient l'assassin. Le passant ne lui
prête pas attention, car il se récite sa propre histoire. L'assassin ne peut
rien. Comme si l'inattention de sa victime le séparait du monde du crime
et ne laissait pas au geste meurtrier l'instant qui est nécessaire à l'acte
d'assassinat, instant commun à l'assassin et à la victime. (...) Comme si
dans son histoire personnelle -à condition de ne laisser vide aucun instant
- l'homme trouvait refuge contre la contemporanéité."(Lévinas, Noms
propres, cit., p. 145-146). Que l'homme puisse ainsi "échapper à la
communauté avec le mal", Lévinas confie avoir peine à I'imaginer - "mais
pourquoi alors, s'interroge-t-il, conserver le nom de Dieu dans mon
vocabulaire?" A l'"équitemporalité" de Heidegger, à la Gleichzeitlichkeit,
ne faut-il pas de toute façon substituer son "superlatif",
l'Ungleichzeitlichkeit d'Ernst Bloch?

45. Parrochia, op. cit., p. 181.

46. Cf. les développements de cette thématique chez Parrochia, p. l86-201.

304/514
Quatrième partie
Figures du désœuvrement

305/514
Chapitre 16 : Glose sur un poème de John Cage :
Meister Duchamp or living on the water

MEISTER DUCHAMP OR LIVING ON WATER

to reach the iMpossibility


in thE presence
of two lIke
objectS
To
makE
the memoRy imprint

follow your principlEs and keep straight on


you will Come to the right place
Keep emptyness in view
not wondering am i rigHt or doing something wrong
thAt is the way
to foRge ahead
wiThout a qualm

MAITRE DUCHAMP OU VIVRE SUR L'EAU*

pour que devienne iM


possiblE
face à la sImilarité
de deux objetS
la Transmission
du scEau
mémoRial

suivant vos principEs et allant toujours droit


vous débouCherez au juste lieu
sans Kestionner ai-je raison ou me trompé-je
gardez en vue le vide voilà le cHemin
qui permet que l'on Avance
sans le moindRe
repenTir

*traduction de Daniel Charles

306/514
I

Au début 1991, Emilie Zum Brunn me fit part de son projet d'un hommage
collectif à Maître Eckhart. Son vœu était d'attester de l'actualité de la pensée de
ce dernier dans l'art et non pas seulement dans la philosophie de notre époque; je
n'ignorais pas d'autre part que certaines des résonances orientales de l'oeuvre
d'Eckhart ne lui étaient pas indifférentes. Je lui suggérai donc d'élargir du côté
des musiciens l'éventail des participants au recueil envisagé : John Cage,
incontestablement l'un des plus grands compositeurs de notre siècle, et sous la
direction duquel j'avais eu la chance de pouvoir travailler pendant plus de trente
ans, m'avait souvent parlé de Maître Eckhart, dont l'importance lui avait été
révélée très tôt, par la lecture de C.G. Jung et la fréquentation d'Ananda K.
Coomaraswamy et du Daisetz Teitaro Suzuki, deux philosophes orientaux dont
il avait été le disciple; j'imaginais qu'il acquiescerait volontiers à l'idée de
joindre son témoignage à ceux qu'Emilie Zum Brunn s'était mise en devoir de
rassembler. C'est ce qui arriva : une lettre datée du 14 avril 1991 m'apportait sa
contribution, sous la forme d'un poème aussi dense que bref. Comme nulle
explication n'accompagnait cet envoi, je proposai à son auteur d'en rédiger un
commentaire, que je soumettrais à son approbation; il accepta. Je revis plusieurs
fois John Cage avant son décès, survenu en août 1992 à New York ; en juillet
1992, nous avions convenu par téléphone de nous retrouver en Allemagne pour
le mois de septembre : à cette occasion, il prendrait connaissance de mon texte,
et nous le corrigerions ensemble. Le destin en décida autrement. Néanmoins,
nous avions pris le temps, au cours de plusieurs conversations (tenues
notamment lors du Festival d'automne 1991 à Madrid, où Emilie Zum Brunn
était venue nous rejoindre), d'évoquer certains des attendus de l'admiration
qu'éprouvait Cage à l'égard du Thuringien. Ainsi, bien que ma responsabilité, à
l'endroit des détails de l'exégèse que je suggère ici, soit plénière, elle se trouve
quelque peu atténuée sur le plan global ou doctrinal: j'espère n'avoir pas été trop
infidèle à l'esprit du Maître de Stony Point.

II

Un mot, d'abord, sur le poème et sa technique. Il s'agit d'un mesostic. Sous


ce vocable, qui désigne le transfert, vers le milieu de chacun des vers d'un
poème, du point critique où se fraye une lecture en verticalité (tandis que
l'acrostiche ménageait semblable fléchage dès la première lettre de chaque vers),
Cage a d'abord voulu forger - dans les Mesostics re Merce Cunningham - un
portrait physique, visuel, celui de la silhouette (dessinée à l'aide de la seule
typographie) d'un danseur en pleine action. Il fallait, en somme, suggérer en un
instantané le galbe d'un corps et la tournure d'un geste : photographier un
mouvement. La simple juxtaposition d'un ensemble de lettres prélevées au
307/514
hasard dans un corpus littéraire sélectionné pour sa valeur symbolique (33 livres
sur la danse), puis affectées de mutations graphiques elles-mêmes aléatoires (par
emprunt à un catalogue de caractères Letraset), et enfin soudées de haut en bas
par leurs extrémités, suffisait à fournir un pictogramme par page; et ce
pictogramme, bien que dénué de sens "syntaxique", était éloquent.
Seulement, le résultat demeurait "figuratif", ou signalétique. Il en allait de
ces premiers mesostics comme des images qui avertissent, dans une cabine
d'avion, de cesser de fumer: au lieu de faire apparaître l'inscription No Smoking,
on se contente de montrer une cigarette superposée d'un X - tout comme le
Heidegger de Zur Seinsfrage "barre" l'Etre, le mot Sein, en le biffant d'une croix
de Saint-André (1).
Désireux de s'attaquer plus directement au langage comme tel, parce que
"le langage contrôle nos pensées", et qu'il est à présumer que "si nous changions
notre langage, nos pensées changeraient"(2), Cage s'avisa de la possibilité,
qu'offrait le mesostic lui-même si l'on tenait compte plus radicalement de
l'éventualité de la lecture double, à la fois horizontale et verticale, de substituer à
une vision globale, instantanée et semelfactive, un parcours discursif et continu.
En choisissant non plus d'atomiser les mots et de ne projeter sur la page que des
voyelles ou consonnes isolées, mais d'assigner à l'une des dimensions de lecture
- par exemple la verticale - l'énoncé alphabétique d'un patronyme ou d'une
notion-clé, tout en réservant à la seconde dimension - l'horizontale - l'exposé
d'une citation, fragmentée ou non, due au titulaire du patronyme, ou l'évocation
d'un fait ou geste lié à la notion-clé, on se donnait la faculté de faire dépendre le
"sens" (horizontal) de la contingence du "non-sens" (vertical). Cela revenait à
entrer au sein du langage, à le pénétrer, mais de manière à le subvertir : à le
soumettre à la "discipline" d'un nom (en soi toujours arbitraire), ou d'une
séquence alphabétique (en elle-même nécessairement gratuite). Arthur J.
Sabatini l'a fait observer à propos des "performances silencieuses" auxquelles le
professeur de "poétique" John Cage a initié ses étudiants de Harvard : elles
renouaient avec une pratique en honneur chez les poètes latins, et que Ferdinand
de Saussure a étudiée dans ses Anagrammes, tout en la rattachant à
l'hymnographie védique - celle qui consistait, dans des temps immémoriaux, à
"reproduire, dans un hymne, les syllabes intervenant dans la composition du
nom sacré que l'hymne célébrait"(3). Je puis faire état, sur ce point, de la
confirmation que m'a donnée John Cage : il considérait certains au moins des ses
mesostics comme des mantras.

III

Cela dit, il peut paraître étrange que le mesostic composé spécialement par
John Cage en vue de rendre hommage à Maître Eckhart s'accommode, au niveau
de son titre, d'une référence à Marcel Duchamp, rebaptisé pour l'occasion
"Meister Duchamp"; d'autant qu'à première vue, si la première strophe, lue en
308/514
verticalité, mentionne bien "Meister", la seconde rétablit "Eckhart" dans ses
droits légitimes. Duchamp a, certes, profondément marqué John Cage. On sait
qu'il lui a enseigné les échecs, ce qui - l'ironie aidant - pourrait suffire à
expliquer la substitution de "Meister" à "Marcel"; plus profondément, Cage a
reconnu à de nombreuses reprises, et dans des textes sans la moindre équivoque,
tout ce qu'il devait au compositeur de l'Erratum musical, lequel, quarante ans
avant lui, tirait déjà au hasard l'ordre des sons dans des partitions "indéterminées
quant à l'exécution" avant la lettre : l'allégeance d'un tel élève à un tel précurseur
passait nécessairement, semble-t-il, par la promotion de ce dernier au rang
magistral qu'il ne chercha, au reste, jamais à briguer. - Nous sommes cependant,
avec ces considérations, assez loin du compte : que pouvait-il bien y avoir de
commun, aux yeux de Cage, entre Eckhart et Duchamp ? Serait-ce seulement ce
que Gilles Deleuze, après Serge Leclaire, a appelé le "lien du sans-lien"? Ou une
simple euphonie?
Reportons-nous cependant à la problématique du langage telle que nous
l'évoquions à propos des mesostics en général. Au cours de l'entretien pendant
lequel John Cage faisait ressortir la différence qui séparait, selon lui, le signe
(linguistique) du signal (iconique : la cigarette biffée), son interlocuteur, Niksa
Gligo, lui demanda la raison de son hostilité à l'égard de la syntaxe. Et comme
il lui était répondu par une référence à Norman O. Brown, lequel professait,
comme jadis Henry David Thoreau, que le "bruit" que faisaient les mots en
défilant méthodiquement se ramenait finalement au "piétinement sourd des
légions en marche", Gligo insista : "Mais cela me rappelle la parole de Nietzsche
selon laquelle notre besoin irrépressible de grammaire renvoie à l'incapacité
dans laquelle nous nous trouvons de nous passer de Dieu. Votre opposition à la
syntaxe signifie-t-elle que Dieu ne nous est nullement nécessaire ?" - Réponse :
"Certes. Et Duchamp, de son côté, quand on lui demanda ce qu'il pensait de
Dieu, rétorqua: Ne parlons pas de ça. C'est l'idée la plus stupide que l'homme ait
jamais eue."(4)

IV

Une telle fin de non-recevoir ne peut évidemment que nous laisser


insatisfaits. Il n'est cependant nullement certain qu'elle représente, pour
Duchamp, le dernier mot; ni non plus pour Cage, même si ce dernier fait mine
d'emboîter ("syntaxiquement"!) le pas à Duchamp. Le contexte, d'abord, duquel
se trouve extraite la citation que John Cage fait de Duchamp, vaut d'être
rappelé : "Quand l'homme invente quelque chose, dit Duchamp à Pierre
Cabanne, il y a toujours quelqu'un pour et quelqu'un contre. C'est une
imbécillité folle d'avoir créé l'idée de Dieu. Je ne veux pas dire que je ne sois ni
athée, ni croyant, je ne veux même pas en parler."(5) - Mais l'entretien avec
Cabanne possède à son tour un contexte, dont témoigne la lettre qu'écrivait
Duchamp le 4 octobre 1954, et dans laquelle il s'exprime en ces termes : " je
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n'accepte pas de discuter sur l'existence de Dieu - ce qui veut dire que le terme
"athée" (en opposition au mot "croyant") ne m'intéresse même pas, non plus que
le mot "croyant", ni l'opposition de leurs sens bien clairs. Pour moi, il y a autre
chose que oui, non et indifférent - c'est par exemple l'absence d'investigations de
ce genre".(6) - Est-ce clair ? Pas tout à fait. Dans un manifeste fameux recueilli
dans Marchand du sel, et intitulé "Le processus créatif", Marcel Duchamp laisse
entendre qu'une telle "clarté" ne peut, du moins pour un artiste digne de ce nom,
que se laisser désirer : "Selon toutes apparences, l'artiste agit à la façon d'un être
médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l'espace, cherche son
chemin vers une clairière."(7)
De quelle "clairière" peut-il donc s'agir ? Sûrement pas d'un lieu déjà
"éclairé" ou "illuminé", qu'il suffirait de gagner pour "y voir clair". Marcel
Duchamp n'a certainement pas choisi de se retirer à l'orée de la forêt de
Fontainebleau sous prétexte qu'il y découvrirait des "clairières", pas plus qu'il
n'a décliné tout pseudonyme parce qu'il aimait la campagne. Il se situe bien
plutôt au plus près du Heidegger de "La fin de la philosophie et la tâche de la
pensée", pour qui l'"espace libre" de l'"Ouvert", Lichtung, "n'a rien de commun
ni linguistiquement ni quant à la chose qui est ici en question avec l'adjectif licht,
qui signifie clair ou lumineux", et cela même si "la possibilité reste maintenue
d'une connexion profonde entre les deux. La lumière peut en effet visiter la
Lichtung, la clairière, en ce qu'elle a d'ouvert, et laisser jouer en elle le clair avec
l'obscur. Mais ce n'est jamais la lumière qui d'abord crée l'Ouvert de la
Lichtung; c'est au contraire celle-là, la lumière, qui présuppose celle-ci, la
Lichtung. (...) La Lichtung est clairière pour la présence et pour l'absence."(8)
Cette référence à Heidegger, dont on sait combien Meister Eckhart le
fascinait, ne donne-t-elle pas, à propos de Duchamp et du rapprochement
esquissé par John Cage avec Eckhart, à réfléchir ? - Mais s'il n'est pas avéré que
le chemin de pensée de Cage ait, en cette circonstance précise, croisé celui de
Heidegger (il l'a fait à d'autres moments), il est un autre auteur à qui John Cage
n'a pas pu ne pas songer lorsqu'il a composé son mesostic : celui dont un
ouvrage particulier, les Types psychologiques, lui fit découvrir (de son propre
aveu) la spiritualité eckhartienne; j'ai nommé Carl Gustav Jung. - Je reviendrai
sur l'interprétation jungienne d'Eckhart. Je voudrais simplement signaler pour
l'instant qu'à la question "Croyez-vous en Dieu ?", qui lui fut posée lors d'un
entretien télévisé (lequel fut le dernier avant sa mort), Jung répondit : "Je ne
crois pas. Je sais." - Cet entretien a été filmé en 1955. Or, par un effet de
synchronicité saisissant que je m'abstiendrai de commenter ici, la National
Broadcasting Company réalisa la même année un film d'une durée de trente
minutes dans les locaux du Musée de Philadelphie ; ce film, présenté à dater de
janvier 1956 à la télévision américaine, contenait un entretien mémorable, celui
de Marcel Duchamp avec le directeur du Musée Guggenheim à New York,
James Johnson Sweeney. En voici les dernières paroles, par lesquelles on
jurerait que Duchamp s'est directement adressé à Jung : "En général, quand on
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dit "je sais", on ne sait pas, on croit. Je crois que l'art est la seule forme d'activité
par laquelle l'homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par
elle seule il peut dépasser le stade animal, parce que l'art est un débouché sur des
régions où ne dominent ni le temps ni l'espace. Vivre c'est croire; c'est du moins
ce que je crois."(9)

Pareille déclaration ne saurait suffire à nous persuader que son auteur se


soit finalement engagé sur le chemin de la foi. Elle n'en est pas moins
troublante: dûment méditée par un John Cage parfaitement au courant d'autre
part des tenants et aboutissants non seulement de la doctrine jungienne en
général, mais en particulier de ce "relativisme" de Dieu par rapport à l'homme
dont Jung avait crédité Maître Eckhart dès 1920, elle ne pouvait conduire Cage
qu'à un approfondissement de l'interrogation duchampienne sur l'au-delà (ou l'en
deçà) du temps et de l'espace. Au sujet de la simultanéité d'apparition et de
diffusion des deux films ci-dessus mentionnés, j'ai parlé de "synchronicité"; ne
faudrait-il pas aller plus loin, et se poser des questions sur la possible
connivence entre le "labyrinthe par delà le temps et l'espace " de Duchamp et le
concept de "synchronicité", dont on sait que Jung ne l'a développé que sur le
tard, mais qu'il l'a porté en lui toute sa vie ? Quand Duchamp assimile la
découverte d'un Ready-made à un "rendez-vous", n'a-t-il pas dans l'esprit une
"synchronicité" ?
J'en étais là de mes songeries, lorsque je découvris, dans un commentaire
qu'Arturo Schwarz publia en 1974 sous le titre, choisi a quaternis capillis, de La
Mariée mise à nu par Marcel Duchamp même, un passage que je prends la
liberté de recopier ici: " Deux remarques (...) nous aideront à apparenter les
calembours de Duchamp au postulat de "beauté d'indifférence", et surtout aux
Ready-mades: d'abord, dans les deux cas, 1"'oeuvre d'art" s'entend comme une
chose quotidienne et banale (...). D'autre part, les calembours, comme la poésie,
sapent l'illusion d'une réalité statique et immuable, puisque leur fonction est de
rendre équivalentes deux réalités diverses. Plus grand est l'écart entre ces deux
réalités dans la vie quotidienne, plus brillante sera l'étincelle qui mettra en
lumière leur rapport ignoré jusqu'ici. (...) Duchamp était attiré plus
profondément encore par un autre problème : celui de mettre en équation ces
différentes réalités, ou bien, inversement, d'annuler la possibilité de les
différencier. L'instrument abstrait qu'est le jeu de mots lui avait jusqu'ici fourni
des résultats sur le plan verbal; il se mit alors à chercher une solution qui
donnerait des résultats sur le plan physique. Il commence par se demander
comment on peut arriver à perdre "la possibilité de reconnaître (d'identifier)
deux choses semblables" (...) "L'impossibilité d'une mémoire visuelle suffisante"
est selon lui responsable de notre impuissance à dissocier les objets dont les
"empreintes en mémoire" sont trop faibles."(10)
311/514
L'allusion à la première strophe du mesostic de John Cage était, on s'en
aperçoit immédiatement, transparente! En consultant Marchand du sel (11), que
corroborait Duchamp du signe (12), je repérai, dans les textes
d'accompagnement pour la Boîte verte (13), celui qui avait servi de matrice à
l'établissement de l'intégralité de la strophe cagienne. Cage avait laissé de côté
l'intitulé ("SCULPTURE MUSICALE") et la définition correspondante ("Sons
durant et partant de différents points et formant une sculpture sonore qui dure.");
mais il s'était directement inspiré de la suite, que je retranscris ici :

d'identifier domaine de la coul.


" Perdre la possibilité de reconnaître 2 choses semblables - 2

couleurs, 2 dentelles, 2 chapeaux, 2 formes qc.(14) Arriver à


transfusion
l'impossibilité de mémoire visuelle suffisante pour
point à l'autre
transporter d'un semblable à l'autre l'empreinte en mémoire.
dans le domaine des sons
Même possibilité avec des sons; des cervellités. "

Et j'obtins la confirmation de ma trouvaille en me reportant à la traduction


américaine, due à George Heard Hamilton(15), dans laquelle Cage avait
effectivement puisé :

identifying
"To lose the possibility of recognizing
2 similar objects -
2 colors, 2 laces
2 hats, 2 forms whatever
to reach the impossibilité of
sufficient visual memory
to transfer
from one
like object to another
the memory imprint
---------------Same possibility
with sounds, with brain facts"
VI

A ce point de l'enquête, si la manière cagienne de plier les citations tissant


un mesostic à des règles strictes m'était devenue évidente, je ne disposais
toujours pas de la réponse à la question de la substitution de "Meister Duchamp"
à "Meister Eckhart". Qu'il fût indispensable, pour que régnât sur le poème une

312/514
véritable "discipline", de veiller à la non-répétition, sur le plan horizontal, d'une
lettre-clé (appartenant à la dimension verticale), ou que ce fût (comme ici)
l'inverse, c'est-à-dire que l'énoncé d'une lettre-clé "verticale" à venir empêchât
toute occurrence de la même lettre dans l'espace qui séparait la future lettre-clé
de celle (qu'elle qu'elle fût) qui l'avait précédée, cela ne servait à première vue
qu'à poser à l'infortuné traducteur des problèmes redoutables, du genre
"comment faire soudain surgir la lettre k au milieu d'un texte qui lui est de toute
évidence allergique ?" Finalement à quoi pouvaient bien rimer ces succédanés
de rimes en quoi consistaient les interdits formels que l'auteur s'était ingénié à
respecter ? - La formulation d'une réponse à cette question "technique" me mit
sur la voie du "pourquoi" du mariage Duchamp / Eckhart. En filtrant
successivement telle voyelle ou telle consonne plutôt que telle autre, le rédacteur
d'un mesostic impose au flux textuel un certain rythme et une certaine agogique,
une distribution défective qui ralentit telle irruption pour en accélérer (et
accentuer) d'autres: il différencie les débits en les sculptant. Sur le plan visuel,
mais aussi, plus subtilement, au niveau de cette "déclamation muette" de
l'écriture dont Bachelard avait montré jadis qu'elle affectait secrètement tout acte
de lecture, un tel modelage du matériau équivaut à violenter en douceur la
syntaxe, tout en plaçant en exergue, grâce à l'artifice de la verticalité, un mot ou
un nom-clé devenant, à la fois, visible et imprononçable; donc à saisir in statu
nascendi, mais dans son énigme originaire. La disposition croisée (lire, c'est se
signer) sacralise discrètement, comme il sied à toute poésie oraculaire, une
inintelligibilité latente. - En d'autres termes, on satisfait à l'exigence
duchampienne d'imprévisibilité, telle que la divulgue en toutes lettres le texte:
on "atteint à l'impossibilité de transférer l'empreinte de la mémoire", parce que
chacune des émergences d'une nouvelle voyelle ou consonne-clé comble un vide
et se pare d'une virginité reconquise - comme si elle n'avait jamais été là, comme
si elle jaillissait de l'inconscient: on l'avait oubliée. Cage l'a conseillé pour
comprendre Duchamp: regardez bien cette bouteille de Coca-Cola et persuadez-
vous que vous en voyez une pour la première fois - c'est un duchamp !

VII

La minuscule, pour " un duchamp ", est de rigueur (16), exactement comme
au sein d'un mesostic où l'appel à la quotidienneté efface les distances, même et
surtout si elles sont langagières, c'est-à-dire conventionnelles. Seule compte la
présence. - Mais alors, Arturo Schwarz a commis un contre-sens : suspendre le
transfert de la mémoire, cela n'a jamais signifié pour Duchamp un échec, l'aveu
d'une infirmité. Loin de tenir l'oubli pour un raté de la mémoire, Duchamp lui
confère une valeur positive ou affirmative : il en fait le garant de la présence.
L'articulation des deux parties du mesostic commence du coup à se justifier :
l'injonction du début de la seconde strophe, d'avoir à "se conformer aux
principes" et de n'en pas démordre (follow your principles and keep straight on),
313/514
garantit l'accès au "vrai lieu", à la right place, c'est-à-dire à la nudité de la
naissance - ou à la "clairière"... Voilà pourquoi mieux vaut ne pas perdre de vue
le vide, l'emptiness : suivre les règles de composition du mesostic est la
condition sine qua non pour que l'"empreinte de la mémoire" cesse d'occulter la
présence, l'espace de liberté, l'ouverture de l'Ouvert susceptible d'accueillir
"deux objets semblables" comme s'ils étaient dissemblables.
Et l'on se retrouve en plein territoire eckhartien. Dans le Sermon latin
XXIX, édité et traduit récemment par Emilie Zum Brunn (17), le Thuringien
énonce qu'"il n'y a jamais deux choses égales dans l'univers, ni deux choses qui
concordent entièrement. Car elles ne seraient plus deux ni ne seraient ordonnées
l'une à l'autre." De même, ce que les commentateurs ont appelé "la dialectique
de Maître Eckhart", et dont un Vladimir Lossky ou un Wolfgang Wackernagel
ont savamment ausculté les tensions "sans synthèses", (18) mérite d'être ici
exhumé. Je me bornerai à évoquer l'interprétation qu'a proposée en 1978
Bernard McGinn d'un passage du Commentaire sur la Sagesse, dans lequel
Maître Eckhart s'essaye à une manière de coïncidence des opposés (19): "Tout
ce qui se distingue par indistinction est d'autant plus distinct qu'il comporte
d'indistinction, car ce qui le distingue est sa propre indistinction. Inversement, il
est d'autant plus indistinct qu'il comporte de distinction, parce que c'est sa propre
distinction qui le distingue de l'indistinction. En conséquence, il sera d'autant
plus indistinct qu'il sera distinct, et réciproquement." Comme l'observe McGinn,
on est libre de ne voir dans cette suite de propositions qu'une simple joute
verbale; nous serions tentés, d'un point de vue duchampien, d'y entendre
seulement un jeu d'allitérations en attente d'un exercice de prononciation. Mais il
est loisible d'y déchiffrer tout aussi bien la grammaire eckhartienne des rapports
entre Dieu et sa création, exprimés dans le langage de l'esse. Dans ce cas, Maître
Eckhart affirmerait que tout ce qui est transcendant par immanence transcende à
proportion de son degré d'immanence, parce que c'est son immanence propre qui
le rend transcendant; cela signifierait que Dieu transcende la création parce qu'il
est immanent à toutes les créatures, ce qui fait de lui le véritable esse. Et à
l'inverse, si Dieu est d'autant plus immanent qu'il est transcendant, c'est qu'en
transcendant, il diffère de l'immanence par une différence qui, le ramenant dans
l'immanence, se supprime : il est d'autant plus immanent à ses créatures qu'il les
transcende, et ce qui le distingue de celles-ci est son indistinction à leur égard.
Qu'un tel paradoxe se situe à l'horizon du déni duchampien de la mémoire,
et qu'à ce titre il se nimbe tout naturellement d'oubli, cela n'explique-t-il pas
l'attitude agacée de Duchamp face à toute interrogation touchant à l'ultime ?
Mais ce que nous apprend le remplacement des lettres constituant le nom de
"Duchamp" par celles qui configurent celui d'"Eckhart", à la verticale de la
deuxième strophe, n'est pas moins révélateur: le démenti ainsi imposé à l'intitulé
initial du mesostic, en nous signalant ce que la verticale de la première strophe
ne nous donnait le loisir que de subodorer, à savoir que "Meister" ne s'appliquait
à "Duchamp" que par jeu, ce démenti nous indique un trait essentiel propre à
314/514
Maître Eckhart - un trait que nous n'aurions probablement jamais pensé à lui
imputer, mais que John Cage nous invite avec quelque malice à prendre en
considération-: son duchampisme.

VIII

Car nous ne pouvons plus en douter maintenant : c'est bien à Eckhart que
nous avons affaire, la verticale de la deuxième strophe est formelle. Nous nous
serions volontiers penchés davantage sur la suggestion un peu burlesque d'avoir
à reconnaître en l'auteur du Grand Verre le Maître Eckhart du XXe siècle; une
fois le seuil strophique franchi, ce n'est plus guère envisageable : l'"oubli"
duchampien aidant, le pas est devenu irréversible. Symétriquement, voir en
Eckhart le Duchamp du XIVe siècle serait pour le moins malaisé; on aurait
évidemment la ressource de recourir à quelque méchant jeu de mots, en cédant à
la tentation d'imaginer que la rusticité de son nom, sur laquelle il aimait à
plaisanter, eût persuadé Duchamp de signer tel passage du sermon "Comme un
vase d'or massif" ("il est des gens qui veulent contempler Dieu de ces yeux
mêmes dont ils regardent une vache, et ils veulent aimer Dieu de la façon même
dont ils aiment une vache")(20). Mais en fait, c'est la réciproque qu'il faudrait
introduire : un Eckhart ciselant quelque Rrose Sélavy; or, s'il est fait mention
parfois de roses dans quelques sermons en moyen-haut allemand, celles-ci ne
prêtent en principe nullement à sourire, comme elles le feront chez Rilke; et il
faudra attendre une époque meilleure pour les voir s'adonner au "sans pourquoi"
que pratiquait pourtant assidûment Maître Eckhart.
En revanche, et plus sérieusement, il est permis de cerner de plus près que
nous ne l'avons fait la part ("duchampienne") de l'argumentation (relativement
fréquente en dehors des œuvres latines) par laquelle Eckhart s'efforce de
construire, par-delà similitudes et dissemblances, une théorie de l'identité
susceptible d'autoriser une formulation cohérente de la non-dualité à laquelle il
aspire. Le sermon "Vidi supra montem Syon", dans la citation qu'en a faite
Reiner Schürmann (21), peut à cet égard servir d'exemple : "L'Ecriture dit que
nous devons devenir semblables à Dieu (I Jean 3, 2). Semblable ! le mot est
mauvais et trompeur. Si je me compare aux autres et si je trouve un homme qui
me ressemble, et que cet homme se comporte comme s'il était moi-même, il ne
le serait cependant pas, et ce serait de la tromperie. Bien des objets ressemblent
à de l'or; ils n'en sont pas et ils mentent. De la même façon toutes choses
ressemblent à Dieu; elles mentent et ne lui sont pas semblables. Dieu ne peut
pas plus supporter la similitude qu'il ne peut supporter de ne pas être Dieu. La
similitude est quelque chose qui n'a pas cours en Dieu; ce qui a cours dans la
Déité et dans l'éternité c'est l'identité. Or, "semblable" ne signifie pas
"identique" (Gelîcheit enist niht ein). Si j'étais identique, je ne serais pas
semblable. A ce qui est identique rien d'étranger n'est mêlé. Dans l'éternité il y
a seulement identité, mais non similitude".
315/514
Dès lors, le rejet du transfert d'"empreinte mémoriale" dont parlait
Duchamp peut virer en positivité. Toute occurrence, qu'elle quelle soit, apparaît
simultanément - pour ne pas dire "synchroniquement" - comme répétitive et
comme ne se répétant pas. Il y aura non-dualité non pas seulement lorsque
s'accomplira la coïncidence des opposés, mais à et dans l'instant, à et dans le
nunc stans, où l'opposition entre la coïncidence des opposés et leur non-
coïncidence aura pu être surmontée. On comprend à présent - dans la présence
du présent - ce qu'avait d'"eckhartien" le souhait, formulé par Duchamp à propos
de l'existence de Dieu, de "l'absence d'investigations de ce genre". De même, on
aperçoit ce qu'avait d'élémentaire l'affirmation de l'"inégalité entre les choses"
dans le Sermon latin XXIX – car le sermon Qui audit me permet en quelque sorte
de rectifier le tir (22): "Dieu, corrige Maître Eckhart, donne à toutes choses
également; et telles qu'elles émanent de Dieu, elles sont toutes égales; oui, les
anges et les hommes et les créatures émanent de Dieu, égaux en leur premier
surgissement. Celui donc qui se saisirait des choses en leur premier
surgissement les saisirait toutes égales. A ce point égales dans le temps, elles le
sont encore plus dans l'éternité, en Dieu. Si l'on prend une mouche en Dieu, elle
y est plus noble que l'ange le plus élevé l'est en lui-même. Ainsi donc toutes
choses sont égales en Dieu et sont Dieu lui-même."

IX

Vue depuis la deuxième strophe, explicitement dédiée à Eckhart - la


première où se mêlent, sous l'égide du mot "Meister", Eckhart et Duchamp -
apparaît comme une propédeutique. Pour reprendre l'une des comparaisons les
plus fortes de la rhétorique eckhartienne la première strophe allume le feu :
celui-ci "passe outre à la dissemblance et à la similitude, il flambe, devenant
"entièrement une seule et unique flamme", "chaleur et embrasement", qui
"toujours cherche l'Un" (Suochet in ime daz eine)."(23) Cette quête de
l'identique (ein) en deçà du couple semblable/dissemblable (unglîch), ou,
comme le dit encore Eckhart, de 1'unum, non simile, définie en termes
duchampiens comme toujours inchoative et toujours itinérante (l'"être
médiumnique" qu'est l'artiste "cherche son chemin", disait Duchamp), Eckhart
l'appelle im gewürke: "dans l'opération"; elle est "énergétique" au sens
aristotélicien (24); Cage dit: in process (25). Les trois conférences (on n'ose dire
sermons...) par lesquelles John Cage a introduit sa musique aux Ferienkurse de
Darmstadt en septembre 1958 en se réclamant explicitement de la spiritualité
eckhartienne, censée justifier son recours à l'"indétermination" (indeterminacy),
et qui l'ont immédiatement rendu célèbre, portaient un intitulé d'ensemble,
Composition as Process, qui se rapporte moins au Process and Reality de
Whitehead (ou à la Process Theology selon Hartshorne) qu'à l'"agir" (würken) et
au "devenir" (werden) du sermon Iusti vivent in aeternum - sermon dans lequel
Eckhart s'exprime en ces termes: "Agir et devenir sont un (Daz würken und daz
316/514
werden ist ein). Dieu et moi nous sommes un dans l'opération (Got und ich wir
sint ein in disem gewürke) : il agit et je deviens (er würket und ich gewirde). Le
feu transforme en lui-même tout ce qu'il atteint : il lui impose sa nature. Ce n'est
pas le feu qui se change en bois, mais le bois en feu. Pareillement nous sommes
transformés en Dieu afin de le connaître tel qu'il est."(26) Comme l'a bien vu
Schürmann, c'est dans l'écoute musicale que s'effectue de la manière la plus
saisissante cette "concaténation par le feu" : alors en effet "il n'y a plus à
proprement parler le soliste d'une part et l'auditeur de l'autre, mais un seul être
s'accomplit : l'unique événement du chant."(27) La définition cagienne de la
musique "expérimentale" comme étant celle dans laquelle le compositeur
devient le premier auditeur s'inscrit dans le droit fil de cette unicité
événementielle : pour Cage comme pour Eckhart, "Dieu agit et je deviens". Mais
cela n'est possible que dans "la cataphase du détachement"(28): "l'une des
choses dont nous n'avons pas autant besoin que nous n'en usons est la
mémoire"(29) ; c'est donc à la racine, à l'amorce du geste créateur, que doit
prendre effet le renoncement; le précepte auquel obéit l'indétermination dans la
composition, que Jean-François Lyotard a cru pouvoir cerner en s'aidant de la
psychanalyse ("Démémorisez comme l'inconscient"), John Cage l'a dérivé
directement de Maître Eckhart.
Il est intéressant de détailler ici - en guise de contre-épreuve -
l'argumentation eckhartienne à laquelle Cage s'était déjà rallié en 1949, comme
en témoigne la citation (sans référence, mais qui appartient en fait au sermon
Ubi est, qui natus est rex Judaeorum?) (30) choisie pour tenir lieu d'Interlude à
l'article "Forerunners of Modern Music"(31) : "Mais c'est en transformant son
avenir que l'on doit réaliser cette nescience de soi (unselfconsciousness).
L'ignorance en cause ne provient pas d'un défaut de savoir, c'est plutôt en
prenant le savoir comme point de départ que l'on se donne la faculté de la
réaliser. Dès lors, à la nescience divine (divine unconsciousness) de nous
instruire : notre ignorance en sera anoblie et ornée d'un savoir surnaturel. Voilà
pourquoi c'est à ce qui nous advient, plutôt qu'à ce que nous accomplissons, que
nous devons d'accéder à la perfection." - La relative obscurité de ce texte
s'estompe si l'on en scrute les alentours : dans l'alinéa précédent, Eckhart
attribuait à un "Maître spirituel" anonyme la recommandation, destinée à tous
ceux qui souhaitent "oeuvrer", d'avoir à "ranger dans un recoin de leurs âmes
tous leurs pouvoirs" et de "se dérober à toutes images et formes"; l'oeuvre ne
s'accomplirait qu'une fois l'"oubli" et la "nescience de soi" consommés. Pour
être écouté, le Verbe requérait le profond silence du "non-savoir" (unknowing). -
A quoi de bonnes âmes rétorquaient en alléguant que se défaire d'un savoir
revient à sombrer dans l'ignorance ; c'est plutôt un mal. - lci se place la citation:
Eckhart y livre sa conviction, selon laquelle seul l'oubli de soi ouvre sur le (non-
)savoir divin, que l'on comprenne celui-ci selon la version utilisée par Cage
(divine unconsciousness) ou selon la leçon de Matthew Fox (divine knowledge);
seul l'oubli permet de "devenir" tandis que Dieu "agit". - Quant à la suite du
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sermon, elle contient in a nutshell l'intégralité de la pensée cagienne sur la
musique: "Voilà ce qui pousse un Maître de vie spirituelle à nous enseigner qu'il
y a bien plus de noblesse dans le pouvoir de l'écoute que dans celui de la vision.
(...) C'est que l'événement d'écouter le Verbe éternel se reçoit en moi, au lieu que
l'acte de voir jaillit au dehors. Je pâtis (undergo) l'écouter, mais j'accomplis le
voir. Et "pâtir", c'est recevoir infiniment plus qu'on ne donne en œuvrant (32).

La musique serait-elle par excellence l'art du "désoeuvrement"? On n'a pas


assez pris en considération les affirmations répétées de John Cage à propos de sa
fameuse pièce silencieuse, 4'33", dont il a dit et redit qu'il la comprenait lui-
même comme une prière. Notre siècle a bien plus aisément converti les lieux de
culte en salles de concert qu'il n'a admis l'inverse : Olivier Messiaen se disait
stupéfié du scandale qu'avait suscité la création de ses Trois petites liturgies de
la Présence divine, sous le prétexte qu'il s'agissait d'un office religieux
transplanté hors de son site! - C'est qu'ici se cache une pétition de
substantialisme, qu'il importe de tirer au clair si l'on veut éviter de tout
confondre, comme l'ont fait les premiers auditeurs des Trois petites liturgies ou
les contempteurs systématiques de Cage (pour ne rien dire au sujet du procès
jadis intenté à Eckhart lui-même). Ce point a été vigoureusement relevé par
Reiner Schürmann : "A l'identité symbolique s'oppose l'identité des substances.
Cette dernière est l'identité telle que la pense la métaphysique, et à sa traîne le
panthéisme. Elle a valu à Maître Eckhart sa condamnation comme hérétique.
La pensée métaphysique n'admet d'autre identité que celle des substances avec
elles-mêmes, identité ontique d'un objet avec lui-même. A notre interprétation
de l'identité symbolique comme surgissement du "nous" dans l'événement du
dialogue ou de l'harmonie entre le soliste et son auditeur, cette pensée objectera :
les substances sont simpliciter diversa, l'altérité demeure la première donnée
indépassable. A la théorie d'Eckhart concernant l'engendrement simultané du
Verbe, elle objecte depuis six siècles que Dieu et l'homme sont des étants
ontologiquement distincts. (...) Voilà ce que signifie le mot gewürke.
Antérieurement à la distinction en substances, l'agir de Dieu et le devenir de
l'homme réunissent Dieu et l'homme en un identique événement. L'être-autre
n'apparaît qu'en conséquence de l'être-identique : Dieu se manifeste comme
"autre" à la réflexion; celle-ci prend ses distances par rapport à l'immédiateté
d'événement. Distance et différence ne sont pas originaires, Eckhart dit : elles
sont "créées". Elles ne sont thématisables que si auparavant l'identité s'est déjà
accomplie. La différence pure et simple, sans identité primitive, ne peut être
pensée."(33)
On retrouve, dès lors, le sermon Iusti vivent in aeternum : "(Dieu)
m'engendre en tant que lui-même et s'engendre en tant que moi-même; il
m'engendre en tant que le déploiement essentiel qui est le sien et la nature qui
318/514
est la sienne (Er gebirt mich sich und sich mich und sîn wesen und sin natûre).
C'est là une seule vie et un seul déploiement essentiel et une seule oeuvre (Dâ ist
ein leben und ein wesen und ein werk)."(34) Mais l'identité requiert davantage
encore: d'être scrutée en deçà de la dualité que laisse subsister l'image de
l'engendrement. Si, comme le voulait Lossky, le "pli" du Père et du Fils se
présente non pas seulement comme une "réplication", mais, compte tenu de la
"charnière" ou du "nœud" - le Saint-Esprit - qui "lie" les deux, comme une
"réduplication", alors, certes, la Trinité se voit affirmée au cœur même de l'unité
de l'ego sum qui sum de l'Exode, condensée en une répétition du sum (le sum,
sum augustinien). Il n'en reste pas moins que l'exigence unitive sollicite un
supplément d'ascèse. "Entre" le premier sum et le second, la virgule n'est-elle
pas superfétatoire ? Elle substantifie une absolue transparence qui, par elle-
même, n'est rien, ni image, ni intermédiaire : néant. Ce néant, c'est, dans
l'interprétation d'Eckhart, Dieu tel que le vit saint Paul frappé de cécité à Damas
- un Dieu qui est à la fois un quelque chose, ein iht, et un néant, ein niht (35).
Ainsi que le rappelait récemment Emilie Zum Brunn, en reprenant la
conjonction, propre à la mystique rhénane, du néant et de "l'abîme sans fond de
la Déité, le grunt ohne grunt", Eckhart ne vise nullement à nier l'être en Dieu,
mais à l'"exhausser" : la soif de purification est telle, qu'elle doit conduire celui
qui "aspire à l'union avec Dieu" à nier cette aspiration même (36). Ce que nous
avons dit de l'"hyper-agnosticisme" de Duchamp, et l'écho de cette attitude chez
un John Cage, illustre, croyons-nous, cette logique "minimaliste". Encore faut-il,
pour s'en rendre compte, consentir à suivre ces artistes dans leurs paradoxes et
labyrinthes, en accordant quelque crédit à leurs aveux.

XI

Si la première strophe du mesostic de John Cage maquillait - sans le dire -


un fragment de Marcel Duchamp en poème, la seconde s'appuie sur un emprunt
à Maître Eckhart, dont la sagacité d'Emilie Zum Brunn (qui fut la première
lectrice de l'envoi cagien) a permis de retrouver la trace à la page 89 de l'ouvrage
d'Ananda K. Coomaraswamy The Transformation of Nature in Art (37), soit
quelques pages avant la fin du chapitre consacré à la conception eckhartienne de
l'art. Pour pouvoir se faire quelque idée de la façon divine d'œuvrer, écrit
Coomaraswamy, l'artiste doit avoir acquis une maîtrise certaine, ainsi que
l'habitus de son œuvre propre; alors, il n'hésite pas, mais "est capable d'aller de
l'avant sans s'arrêter, sans se poser la question : ai-je raison ou suis-je en train de
me tromper ?" (can go ahead without a qualm, not wondering, am I right or am
I doing wrong ?) Après ces quelques mots, les seuls que John Cage a retenus,
Coomaraswamy cite encore une phrase : "Si un peintre avait à déterminer à
l'avance chacun de ses coups de pinceau avant d'avoir donné le premier, il ne
peindrait pas du tout." L'extrait choisi par Coomaraswamy ne va pas plus loin.
Mais le recueil de textes eckhartiens rassemblés par Matthew Fox, Breakthrough,
319/514
permet de se faire une idée de la suite : "Si quelqu'un est supposé se rendre dans
une ville, et tient à examiner au préalable de quelle façon il va faire le premier
pas, son entreprise ne débouchera nulle part. Pour cette raison, nous devrions
toujours suivre notre impulsion première, et avancer (move forward). C'est en
agissant ainsi que nous avançons, et arrivons là où nous sommes supposés nous
rendre; alors, les choses sont comme elles doivent être."(38) Afin de faire bonne
mesure, reportons-nous à la phrase qui, dans le texte d'Eckhart, précède
immédiatement la citation cagienne: "Les hommes devraient tourner leur
volonté vers Dieu dans tous les domaines de leur activité, et maintenir leurs
yeux fixés sur Dieu seul"; l'application de cette maxime à l'art en est donc un cas
particulier.
A première analyse, on n'a ici affaire qu'à un éloge de la spontanéité
acquise ou seconde, celle qui, chez l'artiste ou l'homme d'action en général,
approprie le geste à sa finalité en réduisant à sa plus simple expression la phase
de délibération quant au choix des moyens. Cependant, Coomaraswamy a pris
soin d'avertir le lecteur que la "maîtrise" ainsi manifestée s'inscrit dans le sillage
et la mouvance de celle de Dieu : il fait par là écho à la parole même d'Eckhart
sur la nécessité, pour l'homme agissant, de ne jamais quitter Dieu du regard.
D'une certaine façon, donc, Dieu doit d'apparaître comme le Maître suprême au
fait que celui à qui il apparaît a résolu d'élever vers lui son regard. L'"identité
symbolique" dont on a mentionné, avec Reiner Schürmann, le caractère
"primitif", se laisse par là saisir au niveau de sa construction. Jung, par exemple,
auquel s'est référé à plusieurs reprises John Cage (39), insiste, dans son
interprétation d'Eckhart, sur ce qu'il appelle la "relativité du symbole" :
"J'entends par relativité de Dieu l'opinion selon laquelle Dieu n'existe pas
"absolument", c'est-à-dire indépendamment du sujet humain ni en dehors de tout
conditionnement humain (...). Pour notre psychologie analytique, science qu'il
faut concevoir empiriquement du point de vue humain, l'image de Dieu est
l'expression symbolique d'un certain état psychologique ou d'une fonction dont
le caractère est de dépasser absolument la volonté consciente du sujet et par
suite d'imposer, ou de rendre possibles, des faits et gestes inaccessibles à l'effort
conscient. Cette impulsion extrêmement puissante - quand la fonction-Dieu se
manifeste en actes - ou cette inspiration qui déborde l'entendement conscient,
provient d'un amoncellement d'énergie inconsciente, de libido, qui anime des
images que l'inconscient collectif garde sous forme de possibilités latentes (...).
La conception orthodoxe fait de Dieu un être naturellement absolu, existant en
soi. Elle traduit ainsi une dissociation totale d'avec l'inconscient, ce qui veut
dire psychologiquement que nous n'avons pas conscience que l'effet divin est
issu de notre propre fonds. (...) La relativité de Dieu telle qu'elle apparaît dans la
mystique médiévale constitue donc un retour au fait primitif. Les représentations
orientales voisines, de l'Atman individuel et sur-individuel, par contre, ne sont
pas des retours au primitif, mais des développements continuels et constants
depuis le primitif, avec conservation des principes déjà apparents chez lui. (...)
320/514
Ce retour, ou, comme chez l'Hindou, cette relation permanente avec le primitif,
est un contact avec la terre maternelle, source de toute énergie." (40) Ce qui
fascine Jung chez Eckhart, c'est la rigueur avec laquelle il "creuse" l'identité
jusqu'à faire de Dieu "une fonction de l'âme", cette dernière à son tour
apparaissant comme "une fonction de la divinité", c'est-à-dire d'un "tout qui
s'ignore et ne possède pas", donc d'un fond qui ne fonde qu'en s'effondrant; un
tel mouvement de vrille inspirera probablement le Heidegger de Vom Wesen der
Wahrheit montrant que la vérité prend sa source dans une liberté essentielle,
laquelle s'enracine plus profondément dans une vérité secrète, abyssale.
Toutefois, Jung n'a de cesse qu'il ne rabatte le Grunt ohne grunt sur "l'idée de
volonté de Schopenhauer" : Dieu "est", dit-il, "dans la mesure où l'âme se
distingue de l'inconscient, dans la mesure où elle en perçoit les forces et
contenus, et il disparaît aussitôt que l'âme plonge dans le "courant et la source"
de la force inconsciente"; si bien que la "sortie" de Dieu se résume en
"l'apparition dans la conscience du contenu et de la force inconsciente sous la
forme d'une idée issue de l'âme", et que la "percée" (Durchbruch, breakthrough)
vers la Gottheit n'implique plus la "mort de Dieu" qu'en la réduisant à une
éclipse d'efficace ponctuelle, celle d'un archétype historiquement situé et daté
(41).

XII

John Cage ne s'y est pas trompé. Bien qu'il associe régulièrement, dans
chacune des litanies d'hommage au "Grund de Maître Eckhart" qui composent
sa conférence Indeterminacy de 1958 (la seconde des trois lectures sur le
Process), Jung et le Thuringien, il se garde de les confondre. Quand il analyse
le rôle de l'exécutant dans l'Art de la Fugue, dans le Klavierstück XI de
Stockhausen ou encore dans l'Intersection III de Morton Feldman, il assimile le
Grund au "sommeil profond" de la "pratique indienne du mental", et cette
assimilation lui a été suggérée (ainsi qu'il me l'a confirmé) par Jung; mais s'il fait
à chaque fois allusion également à Jung, c'est en parallèle et de façon séparée :
de la manière dont se comporte l'interprète - qui, lorsqu'il se confond avec le
Grund, se tient "prêt à toute éventualité" (identifying there with no matter what
eventuality) -, on déduit qu'il a aussi bien pu s'immerger "dans l'inconscient
collectif de la psychanalyse jungienne, en suivant les inclinaisons de l'espèce et
en accomplissant une tâche qui importe de façon plus ou moins universelle au
genre humain" ; il n'empêche qu'entre les deux, il lui a fallu choisir.
Tout comme en 1945, année de son divorce, Cage lui-même avait dû faire
un choix : admirateur de Jung, non de Freud, il songeait à se faire psychanalyser,
et interrogea un praticien sur la conduite à tenir. Il ne fut guère convaincu par
les arguments de son interlocuteur, qui ne trouvait à lui faire miroiter que la
perspective de composer mieux, et davantage. Or, à la même époque, il fit la
connaissance d'un autre commentateur d'Eckhart, Ananda K. Coomaraswamy,
321/514
qui avait rassemblé, en sa qualité de curator, les collections d'arts orientaux du
Musée de Boston; disciple de René Guénon, Coomaraswamy - dont Cage avait
déjà lu les ouvrages - lui parut être la preuve vivante de l'erreur que commettait
Jung, lorsque, bien qu'il professât que "la pensée d'Eckhart vient du fond de
l'esprit collectif commun à l'Orient et à l'Occident" (42), il n'en déniait pas
moins aux occidentaux la faculté de s'initier véritablement aux disciplines
orientales. Car né de père ceylanais et de mère anglaise, Coomaraswamy
jonglait avec les cultures autant qu'avec les langues... Cage opta donc pour
l'étude de l'Orient plutôt que pour une psychanalyse. Cela revenait, du point de
vue de l'exégèse eckhartienne, à préférer The Transformation of Nature in Art
aux Types psychologiques. Et à peine cinq ans plus tard, Cage allait faire une
rencontre qui se révélerait - toujours sous l'angle de l'interprétation d'Eckhart -
décisive : celle du Daisetz Teitaro Suzuki, venu enseigner à l'Université
Columbia le bouddhisme Kegon, et dont on sait d'autre part qu'il ne jurait que
par le I Ching, livre qui allait devenir la Bible de John Cage (tout comme ce fut
le cas pour Jung; mais là encore, il faut parler de parallélisme plutôt que de
réelle complicité entre Cage et Jung).

XIII

Ce ne fut pas seulement pour approfondir ses connaissances en matière de


doctrines orientales que John Cage alla écouter Suzuki. Dès les années 30, il
s'était persuadé de la nécessité, pour le compositeur du XXe siècle, d'élargir une
palette sonore que les conventions en vigueur vouaient à n'exploiter, sur le plan
des hauteurs, que l'échelle tonale tempérée, réduite à son tour à dépendre de bon
vouloir des filtrages harmoniques. L'appauvrissement perceptif qui avait frappé
ainsi l'Occident de surdité partielle ne traduisait cependant que l'aspect
superficiel d'une crise autrement préoccupante, liée au déploiement incontrôlé,
depuis la Renaissance, d'une subjectivité soucieuse de soumettre tout ce qu'elle
rencontrait à une insatiable volonté de régenter la nature. Dès lors, la libération
de l'être de chaque son passait par l'émancipation à l'égard de la toute-puissance
de l'ego. Et c'était bien là ce qu'apportait le bouddhisme Kegon professé par
Suzuki : l'abandon des prétentions exorbitantes de la volonté de puissance de
l'ego, à la faveur de la reconnaissance de la relativité générale des substances
singulières. Découvrir que tous les êtres et événements de l'univers
"interpénétraient sans se faire obstruction" revenait à promouvoir un plan
d'immanence - le Vide, sunyata - pré-subjectif parce que pré-individuel, où
chaque singularité communiquerait sans limites (donc en-deçà du temps et de
l'espace) avec toutes les autres, et aurait par conséquent vocation - comme dans
la monadologie selon Leibniz - à exprimer, d'un coup, tout l'univers. - Jung avait
soupçonné cet enjeu, et le concept de "synchronicité" en témoignait;
malheureusement, il n'avait pas su se dégager de l'inféodation à la subjectivité,
et ne trouvait, pour interpréter les disciplines orientales, qu'à les renvoyer à la
322/514
"volonté" schopenhauerienne... Eckhart, en revanche, avant Leibniz (et avant le
Leibniz de Deleuze), avait su diagnostiquer, dans la subjectivité, un "pli" (une
fronce, une catastrophe) à même la surface du Vide ou du plan de consistance; il
avait montré comment s'affranchir de toute duplicatio (43), comment effectuer
le dépli, comment mettre à mort l'ego (44). Précisément : la citation dépistée par
Emilie Zum Brunn dans la seconde strophe du mesostic ne met pas seulement en
communication Eckhart et Duchamp, mais Eckhart et Suzuki. Cette citation,
faite en l'absence de toute référence, mais qui justifie l'affleurement en
verticalité du nom de son auteur, et par là indique le véritable destinataire de
l'hommage pratiqué par le mesostic, cette même citation, donc, est en réalité une
replicatio: il suffit d'ouvrir le livre-princeps de John Cage, Silence, publié trente
ans auparavant, soit en 1961, pour la redécouvrir, dans la fraîcheur de sa
première apparition chez notre musicien, à la page 47, soit dans la troisième de
la série des Darmstadt Lectures consacrées à la Composition in Process :
Communication. A l'instar de ce qui est advenu chaque fois que nous
entreprenions l'examen d'un emprunt à Maître Eckhart, le contexte va nous
apparaître déterminant: dans le cas présent, Cage a situé la formule prélevée sur
Eckhart à la fin d'un exposé regroupant en strette les thèmes principaux de
l'enseignement de Suzuki; Eckhart intervient en somme pour "couronner" ce que
le compositeur Cage estime qu'il doit retenir de ce qui lui a été inculqué, et qu'il
s'efforce désormais d'appliquer. Voici, dans une traduction qui reproduit la
typographie cagienne, la teneur de ce passage

AU COURS D'UNE
CONFÉRENCE PRONONCÉE L'HIVER DERNIER À L'UNIVERSITÉ COLUMBIA, SUZUKI A PARLÉ
D'UNE
DIFFÉRENCE ENTRE PENSÉE ORIENTALE ET PENSÉE EUROPÉENNE,
À SAVOIR QUE POUR LA PENSÉE EUROPÉENNE LES CHOSES SE CAUSENT L'UNE
L'AUTRE ET PRODUISENT DES EFFETS, TANDIS QUE LA PENSÉE ORIENTALE CONSEILLE
AU LIEU D'INSISTER SUR CAUSE ET EFFET
DE S'IDENTIFIER À CF QUI SE TROUVE ICI ET
MAINTENANT. PUIS IL ÉVOQUA DEUX QUALITÉS: DÉSENCLAVEMENT
ET INTERPÉNÉTRATION OR CE
DÉSENCLAVEMENT SURGIT QUAND ON APERÇOIT QUE DANS TOUT L'ESPACE CHAQUE CHOSE
ET
CHAQUE ÊTRE HUMAIN EST AU CENTRE, ET DE SURCROÎT QUE CHAQUE
ÉTANT UNIQUE SITUÉ AU CENTRE EST LE PLUS HONORÉ

DE TOUS. INTERPÉNÉTRATION SIGNIFIE QUE CHACUN DE CES

ÉTANTS LES PLUS HONORÉS DE TOUS EST EN MOUVEMENT DANS TOUTES LES DIRECTIONS
ET QU'IL PÉNÈTRE, ET EST PÉNÉTRÉ PAR, CHACUN DE TOUS LES AUTRES ÉTANTS, SANS
RÉFÉRENCE
À QUELQUE TEMPS QUE CE SOIT NI À QUELQUE ESPACE QUE CE SOIT AUSSI QUAND ON DIT
QU'IL N'EXISTE NI CAUSE NI EFFET, CE QUE L'ON SIGNIFIE EST QU'IL EXISTE
UNE INCALCULABLE INFINITÉ DE CAUSES ET D'EFFETS, ET QU'EN FAIT
CHACUNE DES CHOSES QUI PEUPLENT TOUT LE TEMPS ET TOUT L'ESPACE EST RELIÉE
À TOUTES LES AUTRES CHOSES QUI PEUPLENT TOUT LE TEMPS ET TOUT L'ESPACE. CELA
ÉTANT, IL N'Y A NUL BESOIN D'AVANCER AVEC PRUDENCE AU MILIEU DES DUALISMES
QUE SONT LE SUCCÈS ET L'ECHEC, OU LE BEAU ET LE LAID.,
323/514
OU LE BIEN ET LE MAL, MAIS SIMPLEMENT DE CONTINUER SON CHEMIN "SANS SE POSER LA
QUESTION",
COMME DIT MAÎTRE ECKHART, "AI-JE RAISON OU SUIS-JE EN TRAIN DE ME TROMPER?"

XIV

La similitude d'articulation entre ce texte et le mesostic composé trente-


trois ans plus tard en l'honneur d'Eckhart saute aux yeux: si les quatre dernières
lignes de 1958 ont pour répondant la seconde strophe du mesostic, l'exposé de
Suzuki cède la place en 1991 à la citation de Duchamp qui recouvre la première
strophe. S'agit-il d'un échange standard? De toute évidence, Cage n'a pas
cherché, en 1991, à innover spécialement par rapport à son texte de 1958. Est-ce
à dire que la fidélité à la version de 1958 apporte en 1991 un démenti de fait à
l'exigence d'oubli que Duchamp est chargé pourtant de défendre et illustrer au
même instant et dans le même texte? La réponse à une telle question est à
chercher dans une double direction: d'une part, Duchamp n'est pas Suzuki;
d'autre part, si la moralité tirée en 1958 de Suzuki et en 1991 de Duchamp est
bien la même, à savoir qu'il n'y a pas lieu de s'enliser dans un quelconque
dualisme, le fait est que John Cage, pour sa part, applique à la lettre la leçon
qu'il retient d'Eckhart sur ce point précis. En d'autres termes, la via media qui
consisterait à comparer Duchamp et Suzuki, afin de déterminer si l'usage que
l'on fait de l'un est mieux accordé que celui que l'on fait de l'autre à la leçon
eckhartienne, équivaudrait à méconnaître l'enseignement de celle-ci, en ranimant
l'un des dualismes les plus pernicieux auxquels on croyait pouvoir échapper,
l'antinomie entre l'un et le multiple. Pour reprendre ici, à celui qui fut en
musique le maître de John Cage, un mot célèbre, disons avec l'Arnold
Schönberg des Trois Satires que "la voie moyenne est la seule qui ne mène pas à
Rome."
Tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant : le non-dualisme
auquel Eckhart, tel que John Cage l'aborde en le citant, convie son lecteur, n'a
pas suscité l'enthousiasme total des exégètes japonais, à commencer par Suzuki.
Les philosophes réunis sous la bannière de l'"Ecole de Kyôtô", en général, s'ils
ont applaudi à la quasi-totalité de la démarche eckhartienne, ne se sont pas sentis
à l'aise lorsqu'il s'est agi de comparer au Vide (sunyata) du bouddhisme le Sans-
fond du Grund. Commentant la "percée", le Durchbrechen d'Eckhart, Suzuki
constatait (à regret) que "du point de vue bouddhique il y a lieu de faire une
réserve: quelque transcendante que puisse être en soi cette expérience de
"passage au-delà", dépassant toute forme de conditionnement, on reste exposé à
en formuler une interprétation déformée. Le Maître du Zen nous dira donc de
transcender ou de "bannir" l'expérience même. Etre absolument nu, aller au-delà
même de la réception d'une "impulsion" de quelque nature que ce soit, (...) voilà
le but de l'entraînement du Zen."(45) Et de façon plus résolue, Shizuteru Ueda,
324/514
dans la conclusion de la thèse qu'il a consacrée à Maitre Eckhart, a cru devoir -
littéralement ! - "descendre en flammes" ce dernier. Ecoutons-le: "Maître
Eckhart accomplit-il réellement, comme le bouddhisme, cette triple mise à mort
de Dieu, l'homme, le monde ? Le Zen représente la Grande Mort où l'homme
s'oublie lui-même et Dieu, et où Dieu s'oublie lui-même et l'homme, par un
cercle dont l'intérieur est entièrement vide. Le vide: le parfait oubli. - Maître
Eckhart s'efforce bien de penser cette démarche. Nombreuses sont les
expressions qui la suggèrent: percée, détachement, désert, silence, néant, nudité...
Eckhart franchit nettement les limites du monde intellectuel coutumier du
christianisme et se meut dans l'univers du Zen. Mais, au terme de la négation,
Eckhart ne parvient pas à se tourner vers le Simple et l'Unique: la rose
seulement. Dieu même, s'il n'est plus pensé comme vis-à-vis de l'homme,
demeure, chez lui, le point de départ et le point d'arrivée. Désert, néant, silence :
ces vocables, pour lui, évoquent encore Dieu. De Dieu, Maître Eckhart éprouve
bien le néant; mais il l'éprouve comme fond de Dieu, comme Déité. Il n'éprouve
donc pas le néant simplement comme néant. Eckhart ne dit pas, comme le Zen:
néant". Il dit: "Dieu est un néant". La différence qui, en dernier ressort, le
sépare du Zen est aussi vaste que celle entre Dieu n'est pas et Dieu est. Maître
Eckhart est de ceux qui disent Dieu est. Sa mystique reste chrétienne. Le
bouddhisme Zen, lui, connaît l'expérience d'un néant véritablement néant, où il
n'y a trace ni de Dieu ni de l'homme ni du monde: une grande boule de feu,
comme disent les Japonais"(46).
On s'en doute: nous n'allons pas, dans le cadre limité du présent essai,
résoudre le difficile problème que pose l'interprétation de Maître Eckhart dans la
perspective ainsi ouverte par Shizuteru Ueda. Une discussion sérieuse se devrait
d'envisager à ce propos le statut exact de l'ainséité - du tathagata - dans le Zen,
en introduisant dans le débat (que de plus compétents que nous ont largement
entamé) la référence qui s'impose à l'hindouisme, et à l'advaita Vedanta, que
Jung, avant Otto, invoquait à propos d'Eckhart. Contentons-nous pour le
moment de faire observer que John Cage a, de son côté, scruté fort attentivement
la "boule de feu" de Shizuteru Ueda. Et qu'il a répondu à sa manière - ironique -
à la surenchère japonaise concernant le "néant véritablement néant" qui est censé
tout consumer. Comment ? Le plus simplement du monde : par l'eau. Quand le
feu dévore tout, de quelle façon l'arrêter, sinon en l'arrosant abondamment ? En
1991, John Cage m'a dit avoir découvert la formule qui définissait enfin son
métier de compositeur : il lui suffisait, selon une expression empruntée à un
auteur tibétain, pour oeuvrer comme il l'entendait, d'"écrire sur l'eau". Cela,
ajoutait-il, résolvait tous les problèmes, toutes les difficultés. Dans l'hommage
qu'il a tenu à offrir à Maître Eckhart, ce n'est pas seulement l'art qui est en jeu,
c'est l'art de vivre : d'où le titre de son mesostic. John Cage n'a pas seulement
écrit sur l'eau, sa visée était infiniment plus large : vivre sur l'eau. Je crois qu'il
y a réussi.
En particulier - mais pas seulement - en écrivant des mesostics...
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Notes

1. Cf. l'entretien de John Cage avec Niksa Gligo, repris in : Richard


Kostelanetz éd., Conversing with Cage, New York, Limelight, 1988, p.
149. La biffure du mot "Etre" intervient dans "Contribution à la question
de l'être", trad. Gérard Granel, in : Martin Heidegger, Questions I, Paris,
Gallimard, 1968, p. 232 sq.

2. John Cage in : R. Kostelanetz, loc. cit., ibid.

3. Ferdinand de Saussure, cité par Arthur J. Sabatini, "Silent Performances :


On Reading John Cage", in : Richard Fleming and William Duckworth
ed., John Cage at Seventy-Five, Bucknell Review, Lewisburg, Bucknell
University Press, 1989, p. 93.

4. John Cage in: R. Kostelanetz, loc. cit., ibid.

5. Marcel Duchamp in: Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp,


Paris, Belfond, 1967, p. 204.

6. Marcel Duchamp, Marchand du sel, écrits réunis par Michel Sanouillet,


Paris, Le Terrain vague, 1958, p. 163-164.

7. M. Duchamp, op. cit., p. 169.

8. Martin Heidegger, " La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée ",


trad. Jean Beaufret et François Fédier, in : Kierkegaard vivant (Colloque
de l'UNESCO, 1964), Paris, Gallimard, 1966, p. 191.

9. M. Duchamp, op. cit., p. 161.

10. Arturo Schwarz, La Mariée mise à nu par Marcel Duchamp même, trad.
Anne-Marie Sauzeau-Boetti, Paris, Fall, 1974, p. 48-49.

11. P. 42.

12. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Ecrits, nouvelle édition revue et


augmentée, par Michel Sanouillet, assisté par Elmer Peterson, Paris,
Flammarion, 1975, p. 47.

13. Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (La
Boîte verte), Notes 1912-1915 (300 ex.), "Ed. Rrose Sélavy, 18 rue de la
Paix, Paris 1934".
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14. Duchamp du signe, au lieu de "qc.", rétablit "quelconques".

15. Marcel Duchamp, From the Green Box, trsl. George Heard Hamilton,
New Haven, Connecticut, The Ready-made Press, 1957, n.p. (400 ex.).
Cet ouvrage m'a été aimablement communiqué par le sculpteur Bauduin.

16. Cf. John Cage, A Year From Monday, Middletown, Wesleyan University
Press, l967, p.71.

17. En appendice aux " Questions parisiennes " n°1 et n°2, in Maître Eckhart
à Paris, Une critique médiévale de l'ontothéologie, études, textes et
traductions (collectif), Paris, P.U.F., 1984, p. 197.

18. Cf. la mise au point de Wolfgang Wackernagel, Ymagine denudari,


Ethique de l'image et métaphysique de l'abstraction chez Maître Eckhart,
Paris, Vrin, 1991, p. 110-117.

19. Maître Eckhart, cité par Bernard McGinn, " Meister Eckhart on God as
Absolute Unity ", in Dominic J. O'Meara ed., Neoplatonism and Christian
Thought, Actes de la Conférence de la Catholic University of America
(1978), Albany, State University of New York Press, 1982, p. 133.

20. Cf. Reiner Schürmann, Maître Eckhart ou la joie errante, Paris, Planète,
1972, p. 191.

21. Cf. R. Schürmann, op. cit., p. 194.

22. Cf. R. Schürmann, op. cit., p. 201-202.

23. Cf. R. Schürmann, op. cit., p. 194.

24. Cf. R. Schürmann, op. cit., p. 196, note 87.

25. Cf. John Cage, Silence, Middletown, Wesleyan University Press, 1961, p.
18-56.

26. Cf. R. Schürmann, op. cit., p. 195.

27. Cf. R. Schürmann, op. cit., p. 196.

28. Cf. R. Schürmann, op. cit., p. 195.

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29. John Cage in : C.H. Waddington ed., Biology and the History of the
Future, An IUBS/UNESCO Symposium (1969), Edinburgh, Edinburgh
University Press, 1972, p.37.

30. Cf. Matthew Fox, Breaktbrougb, Meister Eckhart's Creation Spirituality


in New Translation, Garden City, New York Image Books (Doubleday),
1980, p. 256.

31. Cf. John Cage, Silence, cit., p. 64. L'"Interlude", dans la traduction
française qu'a publiée (sous le titre "Raison d'être de la musique
moderne") la revue Contrepoints (n°6, 1949, p. 55-61), sous la signature
de Fred Goldbeck, a été malheureusement omis.

32. Cf. M. Fox, op. cit., ibid.

33. R. Schürmann, op. cit., p. 197-198.

34. Cf. R. Schürmann, op. cit., p. 199-200.

35. Cf. Emilie Zum Brunn et Alain de Libera, Maître Eckhart, Métaphysique
du Verbe et théologie négative, Paris, Beauchesne, 1984, p. 167-168.

36. Cf. Emilie Zum Brunn, "Dieu comme Non-être d'après Maître Eckhart",
trad. de l'anglais par Agnès Hérique, Revue des Sciences religieuses de
l'Université de Strasbourg, 67e année, n° 4, octobre 1993, p. 14, 15, 18.

37. New York, Dover Books, 1956.

38. Maître Eckhart, cité par Matthew Fox in : Breaktbrough, op. cit., p. 135.

39. Du moins jusqu'en 1958 ; cf. Silence, op. cit., passim. Cf. aussi la Vassar
Lecture ("A Composer's Confession"), exhumée par Eric de Visscher pour
le n° spécial John Cage de la revue canadienne MusicWorks (n° 52, juillet
1992).

40. Carl Gustav Jung, Types psychologiques trad. Y. LeLay, Genève, Georg,
1950 ,p.235-7.

41. C.G.Jung,op.cit.,p.247.

42. C.G. Jung, op. cit., p. 248.

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43. Grâce à la negatio negationis, " nous signifions que Dieu se communique
à tout ce qui est ; par la négation de la privation, nous signifions qu'il se
retire de tout ce qui n'est pas. " (E. Zum Brunn et A. de Libera, op. cit., p.
151). C'est le " retour complet " (reditio completa), par quoi se marque la
" solidarité de la négation de la négation et de la réduplication ", qui
appuie " la théorie de l'unité de l'être en toutes choses et de l'unité des
choses en Dieu" (p.149).

44. Cf. les pages 155 et 217-219 de l'ouvrage capital de E.Zum Brunn et A. de
Libera.

45. Daisetz Teitaro Suzuki, "Connaissance et innocence", in: Thomas Merton,


Zen, Tao et Nirvana, trad. F. Ledoux, Paris, Fayard, 1970, p. 120.

46. Shizuteru Ueda, "Maître Eckhart et le bouddhisme zen", trad. Reiner


Schürmann, La Vie spirituelle, n° 578, janvier 1971, p. 41-42. (Il s'agit de
la dernière page de la thèse de Doctorat Die Gottesgeburt in der Seele und
der Durchbruch zur Gottheit, Gütersloh, Gerd Mohn, 1965. On trouvera
une critique de quelques-unes des positions de Shizuteru Ueda dans : John
D. Caputo, The Mystical Element in Heidegger's Thought, Athens, Ohio,
The Ohio University Press, 1978, p. 133-134).

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Chapitre 17 : ZAJ ou le cercle des compositeurs disparus

Le travail des artistes qui ont choisi de se rassembler sous le label


désormais célèbre ZAJ, et dont on sait qu'il désigne une extraordinaire aventure
transmedia - musicale, plastique, théâtrale, mais aussi bien littéraire, poétique,
graphique, postale - ne saurait être abordé en dehors d'une problématique
philosophique, à laquelle s'est trouvé associé dès le départ le nom de John Cage.
Cette problématique découlait de l'éventualité, ressentie par la plupart des
héritiers de Schönberg à partir de 1950, de la cristallisation de la musique en
oeuvres d'art totalement organisées. A cette époque, le créateur qui se fiait aux
techniques de la prédétermination n'avait plus, les règles d'agencement du
matériau une fois posées, qu'à attendre le résultat. "Que ce que produisent de
telles procédures soit ou non de la musique, énonçait jadis Stanley Cavell, en
tout cas elles ont certainement produit de la philosophie. Et il est caractéristique
de cette philosophie qu'elle en appelle aux concepts de composition, de hasard et
d'improvisation" (1). L'originalité de John Cage vis-à-vis d'un Boulez ou d'un
Stockhausen a consisté à prendre, avec une ironie à la fois impitoyable et douce,
les manipulations sérielles comme synonymes de la consultation d'un oracle, ce
qui équivalait littéralement à affoler la machine. Cavell le constate sans
équivoque: aux yeux de Cage, "le hasard est explicitement désigné comme
devant remplacer les notions traditionnelles d'art et de composition; le
renoncement total du compositeur à tout contrôle sur son matériau est censé
fournir une liberté et une acuité de perception plus profondes que celles que le
simple "art" avait pu offrir jusqu'ici, malgré tout ce que l'on avait tenté." Chez
les partisans de l'organisation totale, à l'inverse, "hasard et improvisation sont
supposés préserver, en musique, les concepts d'art et de composition." Leur
intervention est effectivement requise "pour expliquer comment, bien que le
compositeur n'exerce son choix que sur les conditions initiales de son travail, le
déterminisme auquel il abandonne ses pouvoirs suscite de lui-même la
spontanéité et la surprise que l'on associe à l'expérience artistique." D'après les
sériels, s'il y arrive, c'est: "a) parce qu'il produit des combinaisons imprévues," à
savoir du hasard (Boulez dira: de 1"'aléa"); et "b) parce qu'il comporte des
instructions qui laissent à l'exécutant la liberté de choisir, c'est-à-dire
d'improviser" (2).
Pourtant, et malgré l'apparence de scientificité dont il s'affuble en
s'institutionnalisant (que l'on songe à l' IRCAM!), le discours des sériels n'est
pas sérieux. C'est qu'il se résume à la "comédie" bien connue du choix dont
nous acceptons les conséquences comme si elles incarnaient notre volonté et
notre sensibilité, bien que nous ne puissions au niveau du principe reconnaître
330/514
en elles notre responsabilité." On feint de produire des oeuvres à part entière,
mais on est contraint de commencer par les protéger conceptuellement afin de
les rendre inattaquables. Elles n'ont en réalité d'existence que par la philosophie
qui les justifie, mais malheureusement celle-ci échoue à masquer la démission
du compositeur. Là se situe la différence: le "théoriser" de Cage, écrit Cavell,
"est exempt de ce genre de failles, parce qu'il stipule en toute clarté que l'oeuvre
qu'il régit n'a pas plus d'importance qu'il n'en a lui-même; cette oeuvre n'a pas à
être justifiée par la théorie, puisqu'elle se contente pour ainsi dire de l'illustrer"
(3).
On notera, à ce propos, que le reproche de n'être qu'un philosophe se
déguisant en créateur est ici retourné à l'envoyeur, ce vocable désignant les
tenants de "l'oeuvre à part entière." De Cage, en effet, il faudrait plutôt affirmer
ce que Samuel Beckett avait confié un jour au sujet de la peinture de Bram van
Velde: "Cela ne ressemble pas à de l'art, si mes souvenirs de l'art sont exacts."
Ainsi, Stanley Cavell n'hésite pas à déclarer sui generis la production cagienne.
Il faudrait à tout le moins, selon lui, que soit prise en considération l'ambiguïté
langagière dans laquelle ne peut manquer de se trouver engagée une démarche
qui se veut entée essentiellement sur le silence. "Que son oeuvre, constate-t-il,
soit jouée en tant que musique, plutôt que comme une sorte de parathéâtre ou
d'exercice parareligieux, est seulement un autre signe des confusions de notre
époque" (4).
Mais Cage le reconnaissait sans ambages. Lors du symposium de
l'UNESCO auquel il prit part en 1969 à Chichen Itza, dans le Yucatan, il
expliqua la genèse de sa première oeuvre "silencieuse, "4'33", en arguant que,
bien avant de tomber sur une toile de Rauschenberg "peinte en 1952, mais sur
laquelle il n'y avait rien," ce qui le confirma dans le projet (élaboré dès les
années quarante) de réaliser "une pièce qui ne contiendrait pas de sons," il avait
élaboré toute une réflexion sur les rapports du langage et du silence: "je me suis
rendu un jour, dit-il, à une rencontre – silencieuse – de quakers, et me mis à
penser à ce que j'allais dire. C'est-à-dire à la façon (faustienne!) dont je
dominerais cette rencontre. Et puis, je m'aperçus que là n'était pas la question,
Ce qu'il fallait, ce n'était pas dominer, mais écouter. Et écouter le silence. Par
silence, j'entends la multiplicité des activités qui nous entourent sans relâche.
Nous l'appelons "silence" parce qu'elle ne dépend pas de notre activité. Elle ne
correspond ni à des idées d'ordre, ni à un sentiment expressif." (5)
Que le silence désigne le foisonnement de la vie, ou - dans le vocabulaire
d'un Lévinas ou d'un Maurice Blanchot - le "murmure incessant" ou le
"clapotement" de l'il y a, bref le bruissement et le ruissellement de l'indéfini, ce
thème ne renvoie pas seulement, comme on le suggère parfois, au romantisme
(6), même s'il est arrivé à Cage d'acquiescer à l'attitude d'un Charles Ives
conseillant de s'asseoir sur le pas de sa porte (si possible sur un rocking chair!)
afin d"'écouter sa symphonie personnelle" en regardant le soleil se coucher.
L'analyse de Stanley Cavell est plus subtile: pour saisir ce qu'il en est du silence,
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suggère-t-il, rien de tel que d'étudier la manière dont le langage vient à se
dérober, parfois, lorsqu'il lui est demandé de rendre compte d'une oeuvre d'art.
Apprécier une oeuvre, c'est vouloir faire partager son sentiment. Pas seulement
pour le plaisir du partage; plutôt parce que le faire réellement partager
conditionne son existence même, et par là, plus profondément, ma propre
existence. "Il importe que les autres soient mis au fait de ce que je vois, précise
Cavell. Cela importe-et donc c'est un fardeau - parce que tant que je ne puis dire
ce que je sais, il peut toujours être subodoré (y compris par moi, à mon propre
égard) que je ne sais rien. Or, je le sais: ce que je vois, c'est cela (je désigne un
objet). Seulement, pour vous communiquer "cela," il faut que vous le voyiez
aussi. Décrire l'expérience d'un art, c'est en soi une forme d'art. (7)

S'ensuit-il de ce constat que le silence - ou ce qui se nomme chez Hölderlin


le "défaut des noms divins" - consomme inéluctablement le retour au chaos ou
au tohu-bohu de tout ce qui existe? La retombée dans le tintamarre de l' il y a,
dont s'effraye Lévinas, signifie-t-elle irrévocablement ma propre perte? Mais
telle n'est pas la perspective de Cavell: lecteur de Wittgenstein - le philosophe
préféré de John Cage -, il a fait sienne l'idée selon laquelle rien ne mérite
davantage d'être respecté que le geste de celui qui s'efforce (en vain) d'excéder
les bornes du langage au nom de l'esthétique ou de l'éthique. Cependant, le
Wittgenstein des Investigations philosophiques est formel: "Ce que nous faisons
est de ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien" (8).
En d'autres termes, commente Cavell dans Une nouvelle Amérique encore
inapprochable, "les mots sont en quelque sorte "au loin," comme en exil (...)
absents, en vadrouille. (...) Nous pourrions exprimer un peu mieux (...) la
pratique de Wittgenstein en traduisant l'idée de ramener les mots par celle de les
reconduire, de les guider - comme le berger -sur le chemin du retour; ce qui
suggère non seulement qu'il nous faut les trouver, nous rendre là où ils se sont
égarés, mais qu'ils ne reviendront que si nous les attirons et les commandons, ce
qui exige d'être à leur écoute. Mais cette traduction n'est qu'une légère
amélioration, parce que le comportement de nos mots n'est pas séparé de nos
vies, pour ceux d'entre nous qui sont nés en eux, qui en sont maîtres. C'est aux
vies mêmes de prendre le chemin du retour." (9)

Appliquons ce raisonnement à l'écoute cagienne du silence: maintenir


séparés l'art et la vie, c'est transgresser le précepte selon lequel "sur ce dont on
ne peut parler, il convient de se taire"; c'est, sous prétexte d'esthétique, laisser
filer les mots hors de leur patrie, loin de leur Heimat; et avec eux, laisser
disparaître notre vie: la perdre. Retournons à la vie: réinstallons notre langage
dans la quotidienneté. Dans le sillage des grands transcendantalistes que Stanley
Cavell s'emploie à réhabiliter, Emerson et surtout Henry David Thoreau, John
Cage a choisi de revenir au langage ordinaire et de ramener au bercail les mots
enfuis. Il ne l'a fait toutefois qu'en suspendant en quelque sorte sa propre
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existence à celle des "autres," en les "mettant au fait" de ce qu'il "voyait" (et
écoutait). La "vie en tant qu'art" ne se laisse restaurer que si l'art lui-même se
réinvente "en tant que vie." L'exigence éthique - religieuse ou "para-religieuse" -
innerve profondément la "forme d'art" par laquelle l'exigence esthétique, à son
retour d'exil, s'acoquine avec le train de l'existence habituelle, en-deçà des
limites assignées au parler quotidien, bref au sein de notre affairement journalier.
Mais la condition sine qua non d'un tel dégrisement réside, on l'a vu, dans
l'assomption d'un an-archisme: d'un impouvoir radical. Seule l'humilité d'un
renoncement à tout schème d'asservissement permet de valider semblable
ressourcement. Pour Cage, comme pour Lévinas, est à proscrire tout esthétisme
susceptible de rejeter dans l'ombre le visage de l'autre homme; Cage y ajoute, au
nom de la compassion – bouddhiste – à l'endroit des "êtres non-sentants," le rejet
de toute attitude dominatrice envers la nature. La musique du silence sera
hospitalière aux bruits comme aux sons: l'il y a est lui aussi à libérer.
Cette attitude est celle même des trois protagonistes du groupe ZAJ. Deux
d'entre eux, Juan Hidalgo et Walter Marchetti, étudiaient la composition
musicale à Milan sous la direction de Bruno Maderna et avaient commencé à
oeuvrer dans la mouvance sérielle, lorsqu'en 1958 ils firent la connaissance de
Cage, à l'occasion d'une tournée célèbre qui avait conduit les ballets de la
compagnie Merce Cunningham précisément à Milan. A la différence d'Esther
Ferrer, issue des arts plastiques et liée définitivement à ZAJ de façon plus
tardive (à partir de la fin 1967), Hidalgo et Marchetti eurent donc, pour "se
convertir" à Cage (et en réalité se forger leur véritable personnalité en devenant
indépendants à l'égard de tout assujettissement à un quelconque système), sinon
à abjurer une "foi" sérielle problématique, du moins à redécouvrir la saveur de la
transparence, en se délivrant de tout a priori intellectuel – à commencer par celui
de la "présence" au sens kantien, l'a priori d'un espace et d'un temps susceptibles
de régenter,en se proposant comme des dimensions immuables et d'avance tout
armées, l'effectuation de notre sensibilité, l'apparaître de toutes choses et de tous
événements, bref ce que nous avons dénommé l'il y a.
Gardons-nous toutefois d'insister de manière unilatérale sur la pars
destruens de 1"'insurrection" de nos deux compositeurs à l'encontre de toute
culture héritée. D'abord, quelque intense et fascinant qu'ait pu être le premier
contact milanais avec John Cage, celui-ci a moins provoqué une rupture
immédiate à l'égard d'une pratique compositionnelle somme toute encore
classique que polarisé un ensemble de doutes et enclenché un procès de
désenclavement à moyen terme: l'importante monographie que le compositeur
Llorenç Barber a consacrée en 1978-1979 au Groupe ZAJ mentionne que Juan
Hidalgo et Walter Marchetti ont continué durant quelques années à écrire des
partitions en bonne et due forme, qu'ils destinaient à un instrumentarium
traditionnel; et dans la suite des temps, il leur est arrivé de produire des pièces
d'apparence conventionnelle (mais conventionnelles en apparence seulement!),
de les interpréter et de les enregistrer; ni l'un ni l'autre n'ont jamais vraiment
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abandonné le piano, si étrange qu'ait été parfois le traitement qu'ils lui faisaient
subir. Mais, dans une perspective moins anecdotique, on évitera de souscrire au
diagnostic le plus pesant - et le plus fréquent prononcé à l'égard des
manifestations ZAJ -, celui de "nihilisme." Quelle qu'en fût la raison,
incompétence ou volonté délibérée de dénigrement, nombre de critiques (parmi
lesquels certains concurrents ressentant les succès ZAJ comme des affronts
personnels) se sont ingéniés, au fil des ans, à rabattre ZAJ sur le vide ou
l'absence, sur un "théâtre de l'impossible" incapable de signifier autre chose que
l'"impossibilité du théâtre."(10) Et certes, à l'époque de l'existentialisme, le fin
du fin de la modernité pouvait sembler consister, "à nous mettre en présence de
l'impossibilité de la présence" (11). Reportons-nous au début de l'après-guerre:
"le sujet de l'expérience esthétique est devenu un sujet qui, évoluant dans
l'espace et dans le temps de la vie pratique, en est subitement soustrait et
confronté avec le phénomène d'un temps et d'un espace suspendus." Et il est
même possible de généraliser: "De l'obsession simultanéiste chez tant de
peintres au début du siècle à l'exaltation de l'action painting, de la page blanche
des symbolistes à l'attente en points de suspension du théâtre dit de l'absurde, on
trouve quantité de variantes de ce modernisme caractérisé, pourrait-on dire, par
un kantisme négatif: ces arts sont critiques et auto-réflexifs, mais tout se passe
comme s'ils cherchaient à établir, au titre de l'expérience esthétique ultime, non
leurs conditions de possibilité, mais d'impossibilité, non le nom, mais
l'innommable." (11) - On ne saurait néanmoins (sauf à des fins partisanes)
confondre ZAJ avec ces poétiques de la modernité inversée – pas plus qu'on ne
se sentirait habilité (sauf sous l'empire d'un dépit caricatural) à tenir Cage pour
un fossoyeur. Car il en va clairement de Cage et, par extension, de ZAJ, comme
des sculpteurs minimalistes dont Thierry de Duve montrait, en 1980, qu'ils ne
militaient nullement en faveur d'un quelconque nihilisme, mais que leurs
oeuvres débouchaient sur une définition entièrement nouvelle de la présence.
Que trouvons-nous en effet chez les minimalistes des années 1960-1970?
Face au six-feet cube de Tony Smith, le spectateur ne se contente certainement
pas de "saisir le cube dans son entièreté (...) par un acte d'idéation," ce qui
renvoie aux a priori kantiens. En réalité, le sujet-spectateur n'est pas seulement
face à un objet, il est incorporé à une situation dans laquelle il fait pièce au
même titre que l'objet. Lorsqu'il se déplace autour d'une sculpture aussi
obstinément identique sous toutes ses faces qu'un cube, ce dernier le renvoie à la
perception de son propre déplacement, à un devenir-autre continu et sans retour,
du simple fait que son corps n'occupe pas deux fois le même espace dans le
même temps... L'expérience esthétique qui naît d'une installation minimaliste
requiert comme condition sine qua non une mise en situation en espace-temps
réel. Mais c'est précisément la réalité a priori de cet espace-temps que
l'expérience démontre inconsistante. (12) Soit. Mais pourquoi faudrait-il en
inférer que rien ne va plus, que tout vire à l'absence et à l'absurde? Sommes-
nous en train de sombrer dans le chaos de l'il y a, c'est-à-dire dans le nihilisme?
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"Je ne sais, répond Thierry de Duve, s'il faut appeler le minimalisme
postmoderne, mais une chose est certaine: sa signification historique est d'avoir
pris acte de la chute des transcendantaux kantiens, non comme d'une condition
tragique qui spécifie que l'expérience esthétique est devenue impossible, sauf à
se renverser en expérience de son impossibilité même, mais comme d'un
ensemble de conditions - tant épistémologiques qu'existentielles - affirmatives,
sur lesquelles bâtir une pratique artistique nouvelle. Sur la base de ces
conditions affirmatives, le mot présence prend un tout autre sens. La co-
présence, en espace-temps réel, de l'oeuvre et de son spectateur, n'implique
nullement la nostalgie de l'espace-temps a priori." (13)
Cette comparaison avec le minimalisme permet sans doute de mieux
comprendre comment, à notre époque, il est devenu possible de s'affranchir des
clivages formalistes ou essentialistes auxquels croyaient devoir s'en tenir des
théoriciens comme Clement Greenberg ou Michael Fried. Au gré d'un manifeste
comme celui que Fried intitule en 1967 "Art and Objecthood", toute tentative de
fusion entre disciplines artistiques séparées est vouée à l'échec, car elle revient à
les déposséder de leur spécificité en les noyant dans l'anonymat du théâtre (14).
Le minimalisme, auquel Fried décoche quelques flèches acérées, oblige
effectivement le spectateur à devenir acteur – mais pourquoi les arts de l'espace
n'incorporeraient-ils pas la gestuelle de la quotidienneté? La "conversion"
d'Esther Ferrer à l'art de la performance, qui lui a permis de rejoindre ses amis
du Groupe ZAJ l'année même de la publication d"'Art and Objecthood," n'était
au demeurant nullement contraignante au point de lui faire abandonner ses
activités antérieures; pas plus qu'Hidalgo ou Marchetti ne se trouvaient
dépossédés de leur métier initial, elle n'a perdu la main. Force est de constater
que l'acquiescement au mélange de l'art et de la vie ne désarçonne aucunement
un artiste déjà rompu à des techniques canoniques; il y trouve bien plutôt un
regain de créativité.
Il reste qu'en déblayant le terrain des objections ou plus exactement des
préventions – le plus généralement soulevées à l'encontre de l'attitude ZAJ, nous
n'avons fait qu'effleurer les modalités particulières d'un tel regain. La
thématique d'ensemble de la "pensée" ZAJ, telle que la dégage Llorenç Barber
dans l'étude que nous avons mentionnée, nous livre un premier canevas; il reste
à l'étoffer. Rappelons-en les grandes lignes: le maître-mot de la démarche ZAJ
étant celui de l'identification de l'art et de la vie, cette identification comporte
deux volets: 1) il faut pratiquer l'art en tant que vie; et 2) la vie en tant qu'art.
Au premier volet correspond la revendication de la fusion des arts, susceptible
d'autoriser un retour à la quotidienneté. Au titre du second volet, tout un chacun
doit être reconnu apte à oeuvrer, et à faire de sa vie une oeuvre; encore lui faut-il
se défaire d'une éducation qui n'a de cesse qu'elle ne filtre et ne contrôle les
sensations. Il devient dès lors indispensable non pas tant de créer des objets,
que d'agencer et de montrer des procès. C'est la stratégie de la table rase: au
commencement sera non pas le Verbe, mais le silence, condition du Verbe.
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N'est-ce pas la leçon d'une pièce comme 4'33" de John Cage? Comme chez
Wittgenstein, il convient d'apprendre d'abord à se taire. On comprend que le
premier "concert de théâtre musical" placé sous l'égide de ZAJ se soit ouvert, le
21 novembre 1964, sur 4'33". Mais cet hommage pouvait paraître un peu
étrange: certes, la lettre de la partition de Cage était respectée – en l'occurrence
la durée de 4 minutes 33 secondes. Mais le "contenu," pour qui connaissait la
partition, risquait de sembler hétérodoxe; en tout cas, il n'avait nullement été
prévu par l'auteur. L'interprète, tirant sur une corde accrochée à une balustrade,
devait hisser au niveau de celle-ci un simulacre de "cage" (jaula) faite de quatre
planches assemblées, et à laquelle était fixé l'autre bout de la corde. Quant au
jeu proprement dit, il consistait à demeurer (symboliquement) prisonnier de la
"cage" pendant 4 minutes et 15 secondes, pour s'en délivrer au cours des 18
secondes restantes.
A quoi rimait semblable mise en scène, superposée en quelque sorte aux
indications fournies par Cage, et qui, si elle ne contredisait pas ouvertement
celles-ci, introduisait néanmoins un élément narratif parfaitement inattendu au
sein d'un cérémonial à l'origine tout à fait dépouillé? Sans nul doute à un koân,
à une énigme dans le style du bouddhisme zen; c'est-à-dire, selon le lexique ZAJ,
à un "etcetera" ou à un "document public" propre à secouer le spectateur et (le
cas échéant) à lui procurer une illumination. Mais pourquoi l'avoir ajouté à la
partition? Celle-ci, dans sa nudité, ne se suffisait-elle pas à elle-même? D'ou
était venu ce besoin de surenchère?
On s'en voudrait, évidemment de répondre trop légèrement à une
interrogation de ce genre. il est clair, tout d'abord, que, l'appropriation, par ZAJ,
du "texte" – ou plutôt du "silence" – cagien ne faisait nulle violence à celui-ci,
car en "habillant" les instructions de Cage on prévenait toute assimilation de la
pièce intitulée 4'33" à un objet: "revisitée," douze ans après sa création par le
pianiste David Tudor, pourquoi n'aurait-elle pas évolué? Le "regain de
créativité" dont nous disions qu'il consisterait, selon la logique ZAJ, à
métamorphoser des objets en procès, sans doute en découvrait-on ici un
archétype. Et pour peu que l'on se remémore la généalogie du groupe ZAJ telle
que l'a définie un jour Juan Hidalgo, comment ne pas interpréter le choix de
4'33", pièce inaugurale présentée en premier lors d'un concert inaugural, dans le
sens d'un hommage offert non pas seulement à celui sans lequel ZAJ n'aurait de
toute façon jamais vu le jour, à savoir John Cage, mais également à celui sans
lequel John Cage n'aurait certainement pas été le même, en l'occurrence Marcel
Duchamp? Prendre 4'33" comme un ready-made, c'était, en somme, faire d'une
pierre deux coups.
Nous voici donc aux prises avec une deuxième stratégie, celle, propre à
Duchamp, que ZAJ applique à John Cage. Comme on le sait, la pratique du
ready-made a donné lieu à d'innombrables exégèses, dont on peut dire que dans
l'ensemble, elles n'ont rien apporté de très décisif. L'une des plus récentes, celle
de Boris Groys, nous paraît cependant propre à éclairer quelque peu notre
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enquête(15). Faisant porter son analyse sur l'incontournable urinoir de 1917,
l'auteur, après avoir constaté qu'il s'agit d'un objet profane projeté sans préavis
au musée, c'est-à-dire dans un champ institutionnel, fait observer qu'en
l'exposant sens dessus-dessous, Duchamp l'a rendu inutilisable. Nous le savions
déjà; mais ce à quoi il faut songer en face d'un urinoir ainsi détourné de sa
quotidienneté a probablement de quoi surprendre. Car les premiers spectateurs
ont, semble-t-il, dépensé des trésors d'imagination pour attribuer un sens à cet
objet. Certains ont cru reconnaître une Madone: un sentiment de sérénité peut à
la rigueur se laisser déchiffrer au vu de la photographie transmise à la postérité,
dont on sait qu'elle avait paru-comme par hasard – dans une revue que co-
dirigeait Marcel Duchamp et qui se nommait The Blind Man (L'Aveugle). Selon
d'autres, l'urinoir renversé figurerait un Bouddha dans la position du lotus:
l'hypothèse n'est pas invraisemblable, si l'on retient l'indifférence narquoise que
distillent parfois des statues de ce genre, indifférence que tout ready-made digne
de ce nom se devrait de manifester avec les moyens du bord... (Et pour notre
part, la question se pose: ne tient-on pas ici, puisqu'il s'agit d'une Fontaine, l'une
des sources possibles de l'Arpocrate seduto sul loto de Walter Marchetti?(16))
Quant aux associations érotiques, elles ne présentent qu'un intérêt fort restreint;
comme le remarque Groys, elles relèvent non de l'inconscient du spectateur,
mais d'un discours sur l'inconscient, et cela ne les recommande pas spécialement
à l'attention.
Quoi qu'il en soit de cette herméneutique un peu bizarre, elle existe. Et c'est
elle qui détermine les deux types de renvoi – à une certaine indifférence
contemplative d'une part, à la production industrielle de masse d'autre part –
dont la tension détermine la teneur, voire la valeur, de l'oeuvre. Le choix de
l'urinoir, tout "neutre" qu'il soit, constitue donc une rupture avec la tradition
artistique qui se voulait, à l'époque, retour à l'artisanat, et ce pied de nez adressé
à la tradition suffit à situer Duchamp du côté d'une esthétique fonctionnaliste,
soutenue par l'avant-garde. Si bien qu'au moment où Duchamp expédie son
urinoir au musée, il adapte son geste à la convention muséale de deux façons.
Négativement, il heurte de front le principe fondateur de tout musée et de tout
conservatoire, qui requiert l'exclusion radicale de toute tension conflictuelle
susceptible de porter atteinte à la sérénité indispensable à la contemplation
d'objets présumés fixes et éternisables et qui, par conséquent, considère le
"présent vivant" de l'oeuvre, avec ses différends et ses remous, comme déjà mort,
et même enterré. Mais le geste duchampien s'adapte d'autre part positivement à
la convention muséale, puisque le ready-made qu'il dépêche à l'exposition n'est
pas sans rappeler à celuici telle Madone, à celui-là tel Bouddha. "Tiens! voilà du
Bouddha!" Ce cri ne peut que réjouir un conservateur... Ne relie-t-il pas un objet
en lui-même moyennement attrayant à la "grande" tradition sacrée? C'est cet
équilibre entre le négatif et le positif qui confère son intensité à l'innovation que
véhicule le ready-made. Bien sûr, il s'agit d'un compromis fragile: les règles qui
déterminent l'adaptation négative se révèlent beaucoup plus strictes que celles
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qui permettent l'adaptation positive, puisque le propos du ready-made est
d'introduire en catimini la présence du présent dans l'enceinte muséale, et que
cette contamination n'aura de signification que si l'opposition aux oeuvres
traditionnelles est suffisamment violente pour déclencher un choc, un hoquet de
vertu. Mais le résultat justifie amplement l'énergie dépensée par l'artiste aux
prises avec ses calculs. Boris Groys l'exprime avec éloquence: "l'oeuvre d'art
devient pour un instant le lieu où les différences hiérarchiques disparaissent, où
les oppositions axiologiques traditionnelles perdent leur validité, et où le
pouvoir du temps – en tant que confrontation du passé doté de valeur et du
présent et du futur dénués de valeur – est dépassé. De là découle l'expérience de
l'extra-temporalité, du bonheur extatique que procure la réalisation d'une utopie,
de la liberté et de la toute-puissance magique qui s'attache à l'acte artistique
réussi, c'est-à-dire radicalement novateur." (17)

Las! ce serait une illusion que de croire tous les problèmes résolus pour
autant. Lisons la suite du paragraphe: "Cependant, le ready-made met
simultanément en évidence qu'il s'agit là d'une utopie extrêmement limitée, et
que l'oeuvre d'art n'est pas la pierre philosophale qui permettrait de transformer
l'urinoir en or... Alors même qu'il est admis à figurer dans la tradition valorisée,
le profane n'est pas complètement dépassé à tout moment, l'urinoir peut être
remis à l'endroit, être retiré de l'exposition d'art et être utilisé conformément à sa
destination. La synthèse réelle et indestructible du valorisé et du profane n'a pas
lieu, le principe de comparaison ne se donne pas à reconnaître dans la
"créativité" de l'artiste, et dès lors aucune garantie universelle d'égalité n'est
donnée. En outre, l'esthétique du ready-made présuppose explicitement qu'il
existe un système de conservation institutionnalisé et protégé du point de vue
social, destiné à garantir à l'innovation, par nature finie, une stabilité historique
au moins relative. En effet, il est impossible d'acquérir cette garantie en faisant
appel au transcendant, à l'immortel ou à l'universel."(18) Autant dire que tout est
à recommencer...
N'est-ce pas un tel recommencement que nous propose ZAJ en rééditant en
1964 l'expérience cagienne de 1952? La référence à Duchamp est précieuse:
elle nous instruit en effet sur le contexte propre à 4'33", et donc-par ricochet-sur
le sens de l'attitude ZAJ. A lui seul en effet, le titre 4'33" apparaît comme un
ready-made, puisqu'il fait directement allusion au clavier de bon nombre de
machines à écrire classiques, sur lesquelles la majuscule 4 a pour minuscule
l'apostrophe et la majuscule 3, les guillemets. Il s'agit donc bien d'un emprunt à
la société industrielle: Cage, en somme, pastiche Duchamp. Pourtant, lorsque
nous lui avons jadis posé la question, il a insisté sur la procédure d'obtention de
ce ready-made: celui-ci, nous a-t-il assuré, a bel et bien été dicté par un hasard
bienveillant, et non par une volonté délibérée, "Tout objet, ajoutait-il, devient
aujourd'hui un duchamp (avec une minuscule!)." Et lorsqu'il a donné à Tôkyô,
en 1965, la création de sa seconde pièce silencieuse (composée en 1962 sous
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l'intitulé 0'00", avec en sous-titre 4'33" n°2) dans une deuxième version
spécialement destinée au public japonais, et comportant notamment des
interruptions – des silences à l'intérieur du silence...-, l"'action disciplinée" qu'il
avait choisi d'amplifier, conformément aux indications de la partition, consistait
à taper son courrier à l'aide d'une machine à écrire. Ainsi, le goût – la
subjectivité – venait confirmer, en les assumant, les opérations de hasard qui
avaient présidé à la rencontre du ready-made de départ; et par "action
disciplinée" il convenait d'entendre une acceptation active, plénière et nullement
passive, portant sur une situation globale appréhendée "hors temps" (comme le
stipulait d'autre part le changement d'intitulé, 0'00" s'étant substitué à 4'33").
Un tel raffinement, dans le jeu des différentes instances mobilisées en vue
d'une création réduite opiniâtrement à un zéro pointé, laisse rêveur. Mais le
travail effectué par ZAJ sur la pièce initiale de 1952 n'est pas moins subtil. Que
signifie en effet la dénomination 4'33"? Elle désigne une "structure" au sens
cagien: un laps de temps. Des quatre composantes de l'oeuvre musicale telles
que les énumérait le jeune Cage à l'orée des années cinquante, forme, matière,
méthode et structure, seule cette dernière subsiste ici, sous les espèces
simplifiées d'une durée chiffrée. On a donc affaire à une limite précise, au-delà
de laquelle l'oeuvre cesse d'exister. En principe, l'attention du public, sollicitée
pendant le déroulement de la pièce, est libre de se relâcher au terme de
l'exécution de celle-ci. Seulement, le fait que nul événement sonore particulier
ne soit appelé à figurer dans le cadre ainsi ménagé fragilise ce dernier. Si 4'33"
s'ouvre résolument à l'irruption des bruits ambiants, le profane - c'est-à-dire le
monde sonore environnant - s'engouffre sans difficulté dans l'oeuvre. Il devient
l'oeuvre. En ce sens, la menace que les rumeurs – ou ténèbres – extérieures font
peser sur l'oeuvre est mise à exécution. Mais quand cesse justement
l"'exécution" de l'oeuvre, la menace est abolie; et c'est pourquoi nous disions que
tout était à recommencer. Car l'esthétisation du profane sacralise le profane: à
la limite, donc, l'intitulé 4'33" devient superflu. Si l'on veut prendre acte de
cette situation, il va falloir éliminer la structure, ou bien la "remplir"
différemment, car il ne sert de rien de rejouer, telle quelle, la pièce; Cage choisit
la première solution et compose 0'00", et ZAJ opte pour la seconde en
"meublant" à sa façon muette, certes, par déférence à l'égard du Maître, mais
éloquente en un autre sens, à préciser – le cadre vide ainsi laissé à lui-même.
Le risque encouru par ZAJ est celui du péché contre l'esprit. Il est
remarquable en effet que John Cage se soit soustrait, tout au long de sa carrière,
aux diverses sollicitations du narrativisme et que la psychanalyse, notamment,
ne lui ait inspiré (malgré l'estime qu'il portait à Jung) que des réactions négatives.
Il s'entendait parfaitement avec Duchamp sur ce point, et se plaisait à énoncer, à
l'instar de ce dernier, qu'il "n'avait pas d'inconscient." Boris Groys l'a fait
observer, des prises de position de ce genre obligent à raréfier la production des
ready-mades. "Si l'on pense que chaque ready-made représente simplement
l'espace profane comme tel, il ne peut de fait exister qu'un seul ready-made:
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dans le contexte de l'art, n'importe quelle chose peut par conséquent valoriser
l'espace profane dans son intégralité. Il suffit d'un seul ready-made, par
exemple de la Fontaine de Duchamp, pour mettre en évidence la suppression
des hiérarchies axiologiques et marquer à son goût la fin de l'art, ou plus
précisément la fin du profane. La situation est différente si les ready-mades
manifestent les désirs cachés des artistes, leurs rituels inconscients et leurs
fixations fétichistes. Dans ce cas, l'espace profane cesse d'être homogène, pour
devenir le domaine d'expression de l'inconscient. Ce n'est pas un hasard si,
pendant longtemps, les ready-mades de Duchamp n'ont pas suscité de large
mouvement artistique, bien qu'ils aient déjà été connus d'un public assez large.
On ne voyait pas de quelle manière la méthode de Duchamp en général pouvait
être poursuivie. Les diverses théories de l'inconscient, tout particulièrement le
structuralisme et plus tard le post-structuralisme, finirent par indiquer la voie."
(19) – Stratégie oblige: ZAJ ne disposait à vrai dire d'aucune meilleure voie,
pour attester à la fois de sa fidélité inconditionnelle à la pureté dans le
renoncement que cristallisait l'oeuvre de John Cage, et de sa volonté d'affirmer
le désir de voler de ses propres ailes en le faisant reconnaître par un "document
public", que de maintenir intact le ready-made cagien tout en en renouvelant le
"contenu", grâce à un second ready-made qui, du milieu même de la pièce, ferait
passer le message. Le leu de mots transparent sur "Cage/jaula", si d'aventure il
passait inaperçu, perdait à l'évidence sa légitimation. Mais, accompagné et
souligné d'une mise en scène adéquate, mimant la situation globale, il avait plus
de chances d'être convenablement décrypté. Cage ayant un jour fait savoir à un
journaliste que "si l'on souhaitait comprendre sa musique, il fallait s'en
débarrasser", c'est-à-dire "sortir de (la) Cage", la fable d'un reclus s'évadant de
sa prison paraissait plausible; et comme l'acteur chargé de personnifier ZAJ ne
devait son salut qu'à ses propres mains, l'allégorie devenait limpide. Enfin, le
mouvement ascensionnel imprimé à la "cage" par l'intermédiaire de la corde,
véritable accomplissement de l'hommage, expédiait Cage au ciel en célébrant sa
disparition sacrificielle: la libération terrestre, humaine, était à ce prix. ZAJ
tirait son épingle du jeu de la façon la plus économique possible. Mais n'était-ce
pas en se cantonnant malgré tout dans la finitude d'une "structure," celle,
temporelle, que s'était imposée Cage en tirant au sort une mesure de durées,
lesquelles, s'additionnant, aboutissaient au carcan-ready-made de 4'33"? Une
fois dûment explicité, le projet ZAJ allait-il prendre véritablement son essor?
En fait, Hidalgo et Marchetti, comme on l'a vu, ne se réfugiaient nullement dans
une activité de seconde main, celle, toujours présumée plus ou moins ancillaire,
de l'interprétation des oeuvres d'autrui, si prestigieux que fût cet autrui. Une
salve de compositions originales accompagnait le lancement de ZAJ, et il
convient de rappeler que plusieurs créateurs de renom ont, année après année,
fait un bout de chemin avec ZAJ, avant que le groupe n'ait atteint sa maturité
sous la forme du trio Hidalgo Marchetti-Esther Ferrer. On peut estimer
néanmoins que ZAJ, s'il était déjà pleinement lui-même en 1964, devait son
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indépendance réelle, sur le plan psychologique en tout cas, à l'exemple que
l'auteur de 4'33" avait fourni d'une radicalisation de sa propre entreprise, et cela
dès 1962, avec le remake de sa première pièce silencieuse métamorphosée en
0'00". En adoptant le "temps zéro" de Christian Wolff, et en l'adaptant à
l'électronique, Cage révolutionnait sans nul doute l'économie de sa propre
création. La suspension de la dernière dimension "unitaire" de l'oeuvre d'art
occidentale, celle du temps, suprême puissance d'unification du divers, et par là
ultime garantie de la validité du critère majeur de l'esthétique depuis le Beau
platonicien, à savoir la subsomption du multiple sous la bannière de l'Un, cette
suspension équivaut à une gigantesque explosion. Qu'elle soit généralement
passée inaperçue ne milite guère pour la lucidité du "monde de l'art," ni non plus
pour celle des philosophes. Mais les membres de ZAJ, eux, ne s'y sont pas
trompés. Leur travail de "réorchestration" de 4'33" n'était qu'un prélude. Le
véritable impact de John Cage sur ZAJ, il faut le saisir au niveau de la créativité
libérée qui s'exprime, tous azimuts, dans la production nomade, éclatée, dés-
oeuvrée parce que perpétuellement inchoative, de "documents publics"
imprévisibles, tantôt sages et tantôt échevelés, production qui a fait le renom de
ZAJ au long des trente dernières années et qui apparaît totalement inclassable,
parce qu'elle est, selon le mot de Morton Feldman, "entre catégories," et parce
que ZAJ travaille sans filet: à même la quotidienneté, à même la vie. Le
passage, dans l'itinéraire cagien, de 4'33" à 0'00", aura été décisif en ce qu'il
mettait un point final a l'existence de la musique comme art séparé, exilé dans sa
magnificence solitaire; et c'est à ZAJ qu'il incombait de réaliser, en la
concrétisant de multiples manières, l'incorporation du musical à tout le non-
musical telle que l'annonçait la parole de Cage selon laquelle "une oreille seule
n'est pas un être." Qu'est-ce, en effet, que le zéro de 0'00", sinon la dé-
linéarisation du temps, la mutation du temps linéaire en temps circulaire, donc la
mise en circulation ou la mise sur orbite du temps? Du temps de l'Occident, on
passe ainsi au temps de l'Orient, temps de la transmigration et de l'éternel retour,
ou, comme le disait Cage, temps de l'"éternelle renaissance" et de la réversibilité.
"Notre vie, disait Emerson, le maître de Nietzsche et aussi de Cage, via Thoreau,
est un apprentissage de cette vérité: qu'autour de chaque cercle il peut en être
décrit un autre, qu'il n'y a pas de fin dans la nature, mais que toute fin est un
commencement; qu'il y a toujours une aurore qui se lève derrière chaque midi"
(20). S'il en va de la sorte, n'est-ce-pas parce que le centre est vide? Le zéro,
n'est-ce pas le cercle vide? Nos mots sont-ils autre chose que des empty words?
ZAJ n'est-il pas, entre autres, le cercle des compositeurs disparus?

Telle que nous l'avons définie, l'esthétique ZAJ paraît bien relever de ce
que Jean-François Lyotard a caractérisé, voici une dizaine d'années, comme une
esthétique du sublime. Ce qu'il entendait par ce vocable, et qui a donné lieu à
nombre de discussions et mises au point, n'était autre que la libération, attestée
déjà en peinture chez un Manet ou un Cézanne, des "petites sensations"
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constitutives de l'existence même de l'objet pictural. S'appuyant sur les
admirables analyses du "doute de Cézanne" tel que l'avait thématisé Merleau-
Ponty, Lyotard entreprenait de rattacher l'exigence de remonter aux sources de
la perception à l'enjeu kantien d'une "présentation de l'imprésentable"; et il
n'hésitait pas à interpréter la séquence entière des avant-gardes successives
comme une peau de chagrin. Dès lors en effet que Cézanne suspend son geste
créateur à la question-clef "qu'est-ce qu'un tableau?" il s'interdit d'inscrire sur
son support autre chose que des "sensations colorantes." Mais celles-ci ne sont
accessibles au peintre, et donc restituables par lui, qu'au prix d'une ascèse
intérieure qui débarrasse le champ perceptif et mental des préjugés inscrits
jusque dans la vision elle-même. Si le regardeur ne se soumet pas de son côté à
une ascèse complémentaire, le tableau restera pour lui un non-sens impénétrable.
Le peintre ne doit pas hésiter à courir le risque de passer pour un barbouilleur.
"On peint pour très peu." La reconnaissance des institutions régulatrices de la
peinture, Académie, Salons, critique, goût, est de peu d'importance auprès du
jugement que le peintre-chercheur et ses pairs portent sur le succès obtenu par
l'oeuvre par rapport au véritable enjeu: faire voir ce qui fait voir, et non ce qui
est visible. (21)

Seulement, une fois enclenché le procès d'anamnèse à l'égard de l'origine, il


devient de plus en plus difficile de l'arrêter, et la procession des avant-gardes
vire en une récession, ou du moins en une conversion à un fondement qui se
dérobe. Pour commencer, ce sera la délivrance de "la couleur dans son
occurrence, (de) la merveille qu"'il arrive" (quelque chose: la couleur) au moins
à l'oeil" (22); mais ultérieurement, on assistera au déferlement du minimalisme,
qui viendra bousculer la prudence des requisits formalistes d'un Greenberg ou
d'un Fried; à l'escamotage du châssis sur lequel on tend la toile; à la réduction
des couleurs au profit d'un monochromatisme, déjà intronisé chez Malevitch; à
la dilution de l'objet, dans le body art ou le happening; à la décolonisation
systématique du travail plastique, consommée chez un Buren; bref au défilé des
abnégations et renoncements, synonymes d'un repli général sur un Arte Povera
opérant ex minimis, conformément – Lyotard dixit – au diagnostic adornien
selon lequel on n'"accompagne la métaphysique dans sa chute" qu'au moyen de
"micrologies" (23). On n'imaginera pas pour autant que la "micrologie" se
résume à une métaphysique en miettes, pas plus que le tableau de Newman n'est
du Delacroix en bribes. La micrologie inscrit l'occurrence d'une pensée comme
l'impensé qui reste à penser dans le déclin de la grande pensée philosophique.
L'essai avant-gardiste inscrit l'occurrence d'un now sensible comme ce qui ne
peut pas être présenté et qui reste à présenter dans le déclin de la grande
peinture représentative. Comme la micrologie, l'avant-garde ne s'attache pas à ce
qui arrive au "sujet", mais à: Arrive-t-il?, au dénuement. C'est de cette manière
qu'elle appartient à l'esthétique du sublime. (24)

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Que l'art des sons ne soit là-dessus nullement en reste, la démarche de Cage
vers le silence - de l'introduction du piano préparé en 1938 à la "création", en
1952, de 4'33" – en fournit le plus éloquent (pour ne pas dire tumultueux) des
témoignages! La revendication du "désoeuvrement," dont Cage a reconnu qu'il
avait attendu, pour la formuler, qu'elle fût assumée dans les monochromes d'un
Tobey et d'un Rauschenberg, n'a pas peu contribué – sous les espèces,
notamment, de la déconfiture de la musique sérielle s'efforçant, grâce à la
prothèse de l'opera aperta, d'exorciser la menace d'une "indétermination quant à
l'exécution" (25) - à clarifier la situation si bien décrite par Stanley Cavell en
termes de "dévoiement" éthique et langagier. Mais c'était au prix d'une
marginalisation, au moins initiale. Comme y insiste Lyotard, en interrogeant le
Il arrive qu'est l'oeuvre, l'art d'avant-garde abandonne le rôle d'identification que
l'oeuvre jouait précédemment par rapport à la communauté des destinataires.
Même conçu comme il l'était par Kant, à titre d'horizon ou de présomption de
jure plutôt que de réalité de facto, un sensus communis (dont du reste Kant ne
parle pas à propos du sublime, mais seulement du beau) ne parvient pas à se
stabiliser devant des oeuvres interrogatives. C'est à peine s'il se forme, et trop
tard, quand, déposées dans les musées, ces oeuvres sont censées appartenir à
l'héritage de la communauté et être disponibles pour sa culture et son plaisir.
Encore faut-il qu'elles soient des objets ou qu'elles supportent d'être objectivées,
par la photographie par exemple.(26) Ou bien, ajouterons-nous en songeant à
John Cage et à ZAJ, par l'enregistrement.(27)
L'objectivation, dans le cas d'une oeuvre muette, fait évidemment
problème: la simple réitération d'une aisthesis à rebours, c'est-à-dire (pour
garder le mot de Lyotard) d'une "anesthésie," ne se laisse appréhender que sous
bénéfice d'inventaire; si 4'33" a pu engendrer – par dédoublement - 0'00" (sous-
titré 4'33" n° 2), ce n'était pas seulement à la façon d'un remake, mais pour cause
d'insuffisance de radicalité (l'indication d'une durée était encore de trop); on a vu
aussi que le recours à une amplification électronique confortait le parti pris de
non-retour. Quant aux performances ZAJ, elles constituent autant de dérives
hétérodoxes à partir de Cage – à commencer par l'interprétation "duchampienne"
de 4'33". Bref, de Cage à ZAJ le silence semble bien – pour reprendre une
expression de Jean Grenier – avoir fait "tache d'encre" (28); si bien qu'il n'y a
rien à redire au fait que le sensus communis – friand, par hypothèse, de valeurs,
évaluations, transvaluations tous azimuts – se fasse, au regard d'entreprises aussi
peu communes, lui-même silencieux.
Mais "sublime," appliqué à une telle aventure, n'est-il pas un bien grand
mot? La "micrologie" adornienne à laquelle Lyotard faisait allusion à propos du
"dénuement sublime" des avant-gardes permet-elle de cerner la dimension
d"'infra-mince" à la Duchamp (ou de superthin à la Cage) au sein de laquelle se
meuvent les productions ZAJ? Le mieux, pour en avoir le coeur net, est de
reprendre, avec Boris Groys, une vue frisante sur l'ensemble du phénomène.
"L'art de l'époque moderne, nous dit Groys, qui avait rompu au moins depuis la
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Renaissance avec sa tradition antérieure au profit d'une représentation de la
réalité visant à être adéquate et vraie du point de vue mimétique, a également
pris ses distances au vingtième siècle vis-à-vis de la reproduction fidèle de la
réalité extérieure, après que celle-ci soit à son tour devenue une convention
culturelle. Après que beaucoup aient, en un premier temps, persisté à interpréter
l'art de l'avant-garde comme un reflet de la réalité interne, cachée, comme une
poursuite de la quête de vérité, le recours artistique à des ready-mades, c'est-à-
dire à des citations directes de la réalité extra-culturelle, pratiquée dans l'art
depuis Marcel Duchamp, remit radicalement en question le concept de vérité.
En citant directement la réalité elle-même, l'oeuvre d'art devient vraie d'une
façon tout à fait triviale; car ici, son accord avec la réalité extérieure est
nécessairement donné. Dans ce cas, le rapport à la vérité relativise la différence
entre une oeuvre d'art, qui reproduit la réalité à partir d'une position privilégiée,
et une simple chose appartenant à la réalité elle-même. Néanmoins, la question
de la valeur de l'oeuvre demeure aussi peu résolue qu'auparavant. Il se révèle
qu'il est impossible de répondre à cette question en recourant à la réalité, et que
la vérité d'une oeuvre ne peut fonder sa valeur."(29)
Qu'en est-il, précisément, d'une telle "valeur?" Ne consiste-t-elle pas de nos
jours, comme l'affirme Marc Le Bot, à "produire du hasard à chaque coup de
dés" de manière à "jouer sur la perception esthétique par des suites rapides de
surprises incongrues" (30)? Peut-être cette attitude est-elle celle du tout-venant
des artistes contemporains; et peut-être même Lyotard a-t-il tort, comme le lui
reproche Boris Groys, d'appuyer sa conception du sublime sur les travaux d'un
Newman ou d'un Buren. "Car le même geste novateur qu'ils ont accompli une
fois, Barnett Newman ou Daniel Buren le répètent sans cesse en tant que signe
immuable de l'irréductible sublime. Ce même signe leur sert d'autre part d'indice
commercial stable, et rend ainsi possible le succès de leur propre stratégie
commerciale – de sorte que c'est justement l'événementiel se répétant qui doit
être conçu comme une commercialisation du procédé novateur inventé un jour."
(31)
Mais on ne saurait à coup sûr en dire autant de Cage ou de ZAJ. Ils
pratiquent exactement à l'inverse une ascèse rigoureuse, qui revient non pas à
réitérer indéfiniment la même recette, mais à jeter par-dessus bord tout ce qui
serait susceptible d'en tenir lieu, et, partant, à "produire un effet mental qui n'est
pas fait pour surprendre", grâce à "une démarche sacrificielle où se trouvent
détruits, symboliquement, le "sens" et la "valeur", eux qui sont des effets
institutionnels"(32). Aussi se soucient-ils comme d'une guigne de ce que "la
vérité d'une oeuvre" puisse, à supposer qu'elle existe, "fonder sa valeur"; et du
coup, loin du vrai et du faux comme du beau et du laid, loin par conséquent de
toute "valorisation" affective, la discipline à laquelle ils se plient leur ouvre (et
nous ouvre) la dimension de la vraie surprise: celle qui n'est pas préfabriquée ni
précontrainte, mais jaillit à même l'énigme de la présence, sur l'instant (dans

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l'acception du "Postulat initial" de Georges Bataille) (33), comme une épiphanie
("micrologique"...) de l'imprésentable.
A propos non pas d'un musicien, mais d'un peintre, Tal-Coat, Henri
Maldiney s'est exprimé dans le même sens: il n'y a de réel que l'inimaginable.
"Le réel est toujours ce qu'on n'attendait pas. Il actualise ce paradoxe: combler
l'inattendu. L'antilogique de la vie est aussi celle de l'art. Qu'est-ce qu'un
vivant? Celui au jour duquel quelque chose vient au jour, cependant que lui-
même n'est jamais à jour. Ainsi d'une oeuvre d'art. Plus paradoxalement encore,
elle existe. Exister, c'est se tenir hors dans l'ouverture, mais ouvert à son propre
dépassement, auprès de l'altérité des choses et des êtres. Il ne s'agit pas d'avoir
prise sur eux. Prendre n'est pas voir. Parce que c'est ramener à soi. L'art, au
contraire, nous expose à ce qui de tout est le moins probable, à ce qui tout à
coup, apportant avec soi l'instant de sa surprise, se montre en cet instant depuis
toujours déjà là. La prise est en défaut de cet excès d'elle-même, de cette
transgression de soi, de cette chute d'où s'élève l'élan qui la surpasse, de cette
déchirure originaire: l'irrépressible don de la réalité."(34)

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Notes
1. Stanley Cavell, "Music Discomposed", in Must We Mean What We Say?
New York, Scribner, 1969 (rééd. Cambridge University Press,1976),
p.194.

2. Cavell, op. cit., ibid.

3. Cavell, op. cit., p. 196.

4. Cavell, op. cit., ibid.

5. John Cage in C.H. Waddington ed., Biology and the History of the Future,
Edinburgh, Edinburgh University Press, 1972, p. 37.

6. Cf. Leonard B. Meyer, Style and Music, Philadelphia, University of


Pennsylvania Press, 1989, p. 343-344.

7. Cavell, op. cit., p. 192-193.

8. Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 116; cité par


Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, trad.
Sandra Laugier, Combas, Ed. de l'Eclat, 1991, p. 40.

9. Cavell, op. cit., p. 40-41.

10. Ces formules, sans concerner directement ZAJ, donnent le ton de


certaines critiques ; cf. Thierry de Duve, "La Performance hic et nunc", in
Chantal Pontbriand éd., Performance, text(e)s et documents, Montréal, Ed.
Parachute, 1981, p. 21. On trouvera un florilège de critiques consacrées à
ZAJ dans l'étude de Llorenç Barber, ZAJ, Historia y valoracion critica,
342 p., passim (texte dactylographié aimablement communiqué par
l'auteur, non daté).

11. de Duve, op. cit., p. 22.

12. de Duve, op. cit., ibid.

13. de Duve, op. cit., p. 22-23.

14. Cf. Michaël Fried, "Art and Objecthood", in Gregory Battcock ed.,
Minimal Art, An Anthology, New York, Dutton, 1968, p. 116-147.

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15. Cf. Boris Groys, Du nouveau, trad. de l'allemand par Jean Mouchard,
Nîmes, éd. Jacqueline-Chambon, 1995.

16. Walter Marchetti, Arpocrate seduto sul loto, Madrid, Artes Graficas Luis
Perez, 1968.

17. Groys, op. cit., p. 95.

18. Groys, op. cit., p. 95-96.

19. Groys, op. cit., p. 87.

20. Ralph Waldo Emerson, "Cercles", in Les Forces éternelles, trad. K.


Johnston, Paris, Mercure de France, 1920, p. 113-114.

21. Jean-François Lyotard, L'inhumain, Paris, Galilée, 1988, p. 113.

22. Lyotard, op. cit., p. 114.

23. Lyotard, op. cit., ibid.

24. Lyotard, op. cit., p. 114-115.

25. Cf. John Cage, Silence, Middletown, Connecticut, Wesleyan U.P., 1961,
p. 35-40.

26. Lyotard, op. cit., p. 115.

27. Dont on sait que John Cage lui était fondamentalement hostile.

28. Jean Grenier, La Vie quotidienne, Paris, Gallimard, 1968, p.117.

29. Groys, op. cit., p. 16-17.

30. Marc Le Bot, "Le Torse d'un symbole", in Fictions en esthétique, recueil
collectif, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 11.

31. Groys, op. cit., p. 187.

32. Le Bot, loc. cit., p. 21.

33. Cf. Georges Bataille, "Postulat initial", Deucalion 2, Paris, 1947, p. 153-
158.
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34. Henri Maldiney, Aux déserts que l'histoire accable, Paris, Deyrolle, 1995,
p. 107.

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Chapitre 18 : Le temps zéro chez Chris Newman

Il faut savoir gré à Gisela Gronemeyer et Reinhard Oehlschlägel, les


deux Executive Editors du World New Music Magazine, d'avoir offert aux
lecteurs de leur revue la primeur d'un texte-phare signé Chris Newman, qui
figure en exergue de la livraison proposée en 1998 (1), et s'intitule - en réplique,
bien sûr, au célèbre manifeste de John Cage "The Future of Music : Credo" (2) -
"The Future of Classical Music". Qu'il y ait, de Cage à Chris Newman, une
connivence et une complicité profondes plutôt que des accointances de façade,
cela est hors de doute; après tout, le second, qui est à la fois compositeur, peintre,
vidéaste, poète, auteur de théâtre etc., ne s'est pas montré jusqu'ici moins curieux
d'esprit, moins homme-orchestre, que ne l'a été le premier (sauf, peut-être en ce
qui concerne la mycologie). Et, circonstance aggravante, il a suivi, de 1980 à
1983, l'enseignement de Mauricio Kagel à la Hochschule de Cologne ; or ne
faut-il pas créditer Cage et Kagel, comme il sied à deux immenses musiciens,
d'un tempérament égal ? J'ai toujours été tenté par une mise en parallèle de
l'ironie kagelienne et de l'humour cagien. (Il m'est même arrivé, au Festival
d'Avignon, de soutenir, lors d'un débat public, que la seule différence réelle
entre Cage et Kagel résidait dans leurs patronymes : il suffisait, pour passer de
l'un à l'autre, de germaniser légèrement Cage en remplaçant le "C" par un "K", et
d'ajouter un "1".)
Quoi qu'il en soit cependant, Newman n'est ni Kagel ni Cage, et il lui est
arrivé de se démarquer sans ambages de ce dernier, en se disant concerné non
pas tant par le caractère "naturel" ou le devenir-nature du musical que par la
perception des sonorités ou le contexte immédiat, "existentiel", du geste
compositionnel lui-même (3). Cette différence au niveau de la problématique
d'ensemble est déjà sensible à la lecture des titres respectifs des deux écrits. En
1937, l'intervention du jeune Cage à Seattle n'y va pas par quatre chemins : elle
n'englobe rien moins que l'avenir de la musique tout entière, et se veut acte de
foi. Certes, la mention "Credo", en latin, peut se lire éventuellement cum grano
salis (ou, si l'on préfère, tongue in cheek). Mais rien n'oblige à opter ici pour un
décryptage au deuxième niveau, comme ce sera le cas à propos du Credo in Us
pour percussions, composé pendant la guerre, et dont l'intitulé se présentera
comme indécidable, "Us" pouvant évoquer soit le "nous" d'une communauté
humaine abstraite, soit les Etats-Unis, U.S. (ce que confirmerait l'introduction,
parmi les enregistrements susceptibles d'être programmés à certains moments de
la partition, de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak). On peut donc
raisonnablement supposer que le "Credo" de 1937 est sincère, sine cera, et que
l'auteur, même s'il fait la part de l'utopie en exorcisant, dès le titre, la menace
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d'un doute à l'endroit de ce qui va être dit, que cet auteur, donc, entend mobiliser
pleinement l'attention de son public. Le contenu de l'exposé, en effet, vaut bien
qu'on l'écoute : Cage y formule la revendication de base d'une mise à la
disposition, sous les espèces de laboratoires "scientifiques", de l'ensemble des
dispositifs nécessaires à la synthèse électronique du son. C'est bel et bien le
"futur de la musique" qui se trouve mis en jeu ; et cela dans un texte
prémonitoire, largement antérieur aux premières tentatives de "concrétisation"
(inaugurées par Schaeffer dix ans plus tard).

Six décennies ont passé, et voici venir Chris Newman avec son "Futur de
la musique classique". Ce titre, allégé de la suggestion pieuse de son "credo",
s'alourdit en revanche par l'ajout d'un adjectif. "Classique" est en effet de nature
à faire sursauter : la technologie dont Cage réclamait en 1937 l'appui n'a-t-elle
pas déferlé ? Avec ses vagues successives - la prolifération des studios, le libre
accès à la synthèse, l'ordinateurisation -, n'a-t-elle pas fait céder les "frontières
de la musique" ? A première vue, la visée newmanienne est parfaitement
régressive : "postmoderne", en tant qu'elle paraît mettre entre parenthèses l'enjeu
"moderne" que s'était fixé John Cage, elle renoue explicitement avec la tentation
"néoclassique" des années vingt. Newman va-t-il jouer, en 1998, Stravinsky
contre Schönberg ?
S'il en était ainsi, la cause serait vite entendue : il suffirait, pour régler le
problème, de consulter Adorno. D'autant que Chris Newman a poussé
l'imprudence jusqu'à évoquer, toujours au niveau de son intitulé, le souvenir d'un
musicien dont Adorno n'hésitait pas à dire que chez lui, même les accords
parfaits sonnaient comme des dissonances : Sibelius. On doit en effet à ce
dernier une parole célèbre, dont n'importe quel musicologue retrouverait
l'imprégnation dans l'idée d'un "Futur de la musique classique" : "C'est curieux,
plus j'observe la vie et plus je me sens convaincu que le classicisme est la voie
de l'avenir !" (4)
Pour transparente que soit l'allusion à Sibelius, elle n'apparaît cependant
nullement comme telle sous la plume de Newman. Elle est plutôt oblique,
atmosphérique. Il faut, pour l'identifier, s'aviser de ce que nous appelions plus
haut le "contexte existentiel" propre à l'auteur. Or c'est à ce "contexte" que
Newman consacre son texte. Il avoue détester le collage, et en général les
citations et autres notes en bas de page. Bref, tout ce qui témoignerait du souci
de "rafistoler" (revamp) l'histoire, d'en ravauder les séquences, d'en flécher les
occurrences. Selon lui, l'idée de progrès en art s'est effondrée, et avec elle
l'emprise de la chronologie. Il ne nous reste qu'un "fatras" (heap) mûr pour être
"fouillé" (ransacked), et le ransacking est totalement incapable de trier et de
sélectionner quoi que ce soit. D'un revers de la main, Chris Newman balaye
taxinomies et hiérarchies consacrées, à commencer par la notion de "style",
suspecte de prétendre légiférer sur le passé afin de l'améliorer ; et du même coup,
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la folle tentative d'inventorier systématiquement les "néos" et les "posts".
"Postmoderne", ce vocable renvoie par hypothèse à une "modernité" en elle-
même problématique ; or pour Chris Newman comme pour Bruno Latour, Nous
n'avons jamais été modernes (5). Et "néoclassique" ne vaut guère mieux : non
seulement le préfixe "néo-" laisse supposer qu'on n'a affaire qu'à un sous-produit,
mais il barre la possibilité même d'un "Futur de la musique classique", ce qui
revient à jeter le discrédit sur un "classicisme" inapte à se perpétuer, c'est-à-dire
d'abord à tenir debout. L'allégeance de Chris Newman à Sibelius ne relève, en
somme, d'aucune pensée "calculante", et c'est pour cette raison qu'elle ne saurait
se monnayer selon les normes conventionnelles de la citation. Elle est sans
pourquoi - ou, comme le dit superbement Newman, simple "affaire d'amour".
De nos jours, en effet, "l'amour peut bien devenir un élément structurant." Pour
un compositeur, cela signifierait ne pas se targuer de développer un langage,
mais "repositionner" la musique en la soustrayant à l'obligation de résidence qui
lui a été assignée sous les espèces d'une vitrine d'exposition. Car elle s'y trouve
ravalée au statut d'un objet.

Une métaphore pourrait à elle seule, semble-t-il, rendre raison des idées
de Chris Newman sur la musique classique et son avenir : celle de la goutte
d'eau qui rejoint l'océan. A coup sûr, elle y perd sa singularité. Mais elle ne
meurt pas pour autant, puisqu'elle devient l'océan. Il en va ainsi de l'œuvre
classique : elle mise sur une relative modestie et s'impose de demeurer un peu en
retrait, d'observer un certain anonymat, voire de rester inaperçue ; mais sa fadeur,
son effacement, vus sous un angle différent, sont autant de traits de la splendeur
du Simple. Il faudrait oser citer à nouveau Sibelius : "Tandis que d'autres
compositeurs vous apportent toutes sortes de cocktails, je vous sers quant à moi
une eau froide et pure !" (6) Dans le panthéon musical newmanien, au "cocktail"
secoué vigoureusement par Beethoven s'oppose "l'eau froide et pure" de
Schubert ; et le classique, c'est Schubert. Parce qu'il "martèle" (hammers) le
temps, Beethoven donne à écouter non pas la musique, mais l'idée de la musique.
Schubert, qui n'a jamais rien martelé, est le premier des grands compositeurs à
approcher ce que Newman considère comme le "temps réel", le temps dans
lequel les événements prennent leur temps et se succèdent "sans dramatisation".
D'où les "divines longueurs" schubertiennes : en nous plongeant dans le temps,
Schubert nous dissout en lui, il nous oblige à prendre le temps "comme il vient",
"en l'état". C'est l'ivresse du "tout-venant".
Est-ce à dire que le "Futur de la musique classique" exige un retour
inconditionnel à la bonne vieille subjectivité des Romantiques ? Beaucoup,
anxieux de se dédouaner du reproche d'intellectualisme et d'abstraction, ont fait
mine d'acquiescer ; ils ont entrepris de raviver la tonalité. Et Chris Newman lui-
même, qui compose ses mélodies à coups de serpe, ne s'est pas privé de recourir
à des archaïsmes : à une certaine époque (les années 1980), et dans le milieu qui
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était le sien, il était le seul, proclame-t-il, à s'exprimer dans l'idiome tonal. Mais
la conception qu'il s'était forgée du classicisme n'englobait justement pas le
Romantisme. Découvrir en soi les éléments d'une musique "hypersubjective", si
l'on tient à œuvrer de façon classique, ne signifie aucunement que l'on réédite le
culte du Moi. Cela peut vouloir dire que l'on aspire au contraire à l'océan. On
ressent alors le besoin irrépressible d'une ouverture de l'œuvre au-delà des
limites qu'impose un ego situé et daté, bouclé sur ses certitudes et ancré dans ses
conventions. Abordée dans cet esprit, une musique réputée "hypersubjective" est
susceptible de contenir davantage d'"objectivité" (au sens large) qu'une musique
procédant "scientifiquement" et se faisant fort d'éliminer toute subjectivité. Dans
la perspective "océanique" adoptée par Chris Newman, n'est véritablement
musicien au sens classique que celui qui laisse (re)venir à lui, quand il se met à
l'œuvre, ses amours passées. A l'instant où elles s'emparent de lui et le possèdent,
il se démet de lui-même, il s'absente et se transporte au-delà. Tel "un grain de
sable dans le désert de l'humanité", il abdique son ego et accède à la nature
véritable qui est la sienne, d'être "n'importe qui en puissance" (a potential
anybody). Ce qu'il reçoit en échange de son retour à l'anonymat, et qui vient
combler le vide laissé par la dépossession de son ego, c'est un don qui n'a, à la
lettre, pas de prix : la faculté de créer en puisant directement à l'eau de la source,
c'est-à-dire aussi en évitant que l'auditeur demeure indifférent et "s'en lave les
mains".

Présentée ainsi, toutefois, la démarche de Chris Newman pourrait passer


pour anodine. Echapper à la dictature de l'air du temps, c'est-à-dire se soustraire
aux étiquettes et slogans à l'ordre du jour, l'intention est certes louable ; mais
comment éviter qu'elle ne passe pour une recette de vente supplémentaire -
d'autant plus efficace, du reste, qu'elle se prête à une réitération indéfinie sans
cesser jamais d'être up to date - ? Ce péril, dont la dénonciation faisait naguère
les beaux jours de l'Ecole de Francfort, un essai provocant d'Alessandro Baricco,
L'Ame de Hegel et les vaches du Wisconsin (7), a entrepris de l'exorciser ;
comme son propos recoupe au moins partiellement la perspective newmanienne,
je prends la liberté d'en recopier un ou deux passages éclairants.
Selon Baricco, donc, le "mécanisme" qui a permis à la musique
"cultivée" (c'est-à-dire lourde, par opposition aux musiques "légères", populaires,
de variétés etc.) de piéger tout ce que les quatre derniers siècles ont offert "à la
consommation sans risque d'une humanité qui a besoin de se sentir meilleure",
ce "mécanisme" n'est autre qu'"une astucieuse mise à l'écart du présent. (…)
Traqué par la modernité, le consommateur de musique cultivée rame vers
l'arrière avec une grande dignité, rêvant du calme paradisiaque d'une source qui
ne cesse de s'éloigner. Par ce contre-mouvement, précisément, il vide de toute
valeur une tradition musicale immense, s'enfermant, et enfermant la tradition,
dans un passéisme raffiné et inutile." (8)
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Comment sortir de cette impasse ? Sûrement pas en se (re)tournant vers
une avant-garde qu'il est devenu difficile aujourd'hui de tenir pour autre chose
qu'"une réalité artificiellement entretenue", voire un "organisme dans le coma,
que quelques machines éprouvées maintiennent en vie" (9). Baricco n'est pas
moins sévère à l'égard des musiciens sériels et de leurs épigones que ne l'était
Benoît Duteurtre rédigeant un Requiem pour une avant-garde dont on se
rappelle qu'il lui avait valu de se faire traiter - injure suprême - de
"révisionniste" par une journaliste du Monde persuadée d'avoir à pourfendre
l'extrême-droite (10). Mais au-delà de telles polémiques, qui volent un peu trop
bas pour mener loin, l'accusation essentielle, par le biais de laquelle l'argument
de Chris Newman se trouve conforté, porte sur l'incapacité de prendre le présent
au sérieux. De ce point de vue, l'avant-garde n'est pas mieux lotie que l'arrière-
garde. "Dans un instinct de survie, le grand public va là où l'architecte saura
reconstruire avec les fragments du passé des lieux attractifs où habiter le présent.
Ces lieux-là se rencontrent aujourd'hui plus aisément dans un air de rock que
dans cent compositions de musique contemporaine. (…) S'il y a de nos jours une
humanité offensée - et il y en a une -, elle ne désire certainement pas être
représentée par une série dodécaphonique ou d'extravagants exercices de
structuralisme. Mais ce qu'elle attend, c'est la complicité d'une langue qui dise le
réel, non qui se dise elle-même. Si cela devait signifier pour la Nouvelle
Musique qu'elle dénoue ses tabous linguistiques et trouve une nouvelle manière
de communiquer, ce ne serait pas le drame annoncé dans les Conservatoires par
les professeurs de composition."(11)
On voit ainsi se profiler chez Baricco l'esquisse d'une "troisième voie",
via media sans doute équivoque, mais propre à faciliter la découverte éventuelle
d'une solution au dilemme de l'avant-garde et de l'arrière-garde. Et la
convergence avec la thèse de Chris Newman va pouvoir s'affirmer, à partir des
exemples choisis : "Les pères de la tonalité eux-mêmes, écrit Alessandro
Baricco, avaient remarqué que la saison la plus lumineuse de la musique
cultivée - le classicisme, de Haydn à Beethoven - avait coïncidé avec la plus
grande contraction du domaine sonore, avec une véritable régression de la
faculté d'écoute. Eu égard à la polyphonie flamande, ou même aux harmonies
d'un Bach, le langage utilisé par le classicisme a l'air d'une miniature, d'un
horizon sonore pour les enfants. Et pourtant, dans cet univers "réduit", la
musique trouva précisément la force d'articuler des figures du présent et même
d'approcher l'expression de quelque transcendance." (12)

"Transcendance" : n'est-ce pas, de l'aveu de Chris Newman lui-même,


l'un des mots-clefs de son lexique ? Mais l'usage auquel il le destine n'est pas, ou
n'est plus, religieux : il veille à lui assigner - ou à lui restituer - un statut
philosophique, voisin apparemment de celui auquel ont pu se rallier, au XXe
siècle, les lecteurs de Heidegger. Sur la signification musicale d'un tel
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"repositionnement" notionnel, Baricco se montre à son tour fort disert ; dans la
mesure où il rejoint Newman, ses avis vont se révéler utiles, autant que peut
l'être une contre-épreuve élaborée en toute indépendance et que nul n'est venu
solliciter. Pourquoi en effet Chris Newman s'avise-t-il de prendre position en
faveur d'une version "laïque" de l'idée de transcendance, sinon parce que la
musique elle-même le lui dicte ? Que, plus qu'une autre, la musique classique ait
un futur, c'est sans doute à son caractère "réducteur" et "miniaturisant" qu'elle le
doit mais le paradoxe selon lequel qui peut le moins, peut le plus - et qui se prête
par définition à toutes les hyperboles - n'affecte-t-il pas l'économie générale du
temps ? Baricco le montre, la "musique cultivée" doit "redevenir une idée qui
devient" et cesser de représenter une valeur sûre. "Il n'y a pas d'autre moyen de
sauver la part d'utopie inscrite en elle et que le sens commun devine : sa
tendance objective à ne pas se laisser engloutir dans une consommation
immédiate, et à se référer à un au-delà énigmatique et précieux. (…) Mais si cet
au-delà est concocté en formule, agrafé sur les billets d'entrée comme cadeau de
bienvenue pour les esprits paresseux, la Cinquième de Beethoven et la Valse de
Chopin ne sont plus alors que des cartes postales d'elles-mêmes : et elles
redeviennent des marchandises, muettes absolument, alignées sur la discipline
de ce qui est, simplement. Or dans ces œuvres une force se cache, capable de
percer le rideau du réel, et de donner une voix à la prétention légitime que le réel
ne soit pas tout. Mais les transformer en icônes pour une mythologie fatiguée
revient à les dompter, à les enfermer dans le parc naturel d'une spiritualité du
dimanche." (13) - Pourtant, ajoute Baricco, tout n'a pas encore été dit. Le
musical ne recèle sa propre énigme que si on la lui arrache, "chaque fois comme
si c'était la première. En un mot : ce n'est pas un fait, c'est un devoir. Une
hyperbole à accomplir, nullement évidente, et cependant possible. Accueillie
d'une manière capable de la métaboliser à travers les instruments et les scénarios
de la modernité, cette musique pourrait être entendue à nouveau comme
différente. Personne ne peut dire ce qui d'elle resterait debout. Le moins qui
puisse lui arriver, sous l'onde de choc de la modernité, c'est que sa géographie en
sorte défigurée. Mais la silhouette défaite de ses ruines serait à son tour, et à
nouveau, une figure, et une figure du moderne cette fois, pas une icône sacrée
léguée en héritage. Un nom qui prend naissance, pas un slogan transmis. Un
graffiti pour le présent, pas une carte postale du passé." (14)
John Cage, on le sait, refusait les enregistrements, qu'il considérait
comme des "cartes postales"; de même il n'admettait de tape-music que live.
Dans la page que je viens de citer, Baricco, qui suit Cage au mot près, se
démarque cependant de lui, et ce hiatus ne saurait être négligé. Tous deux, Cage
et Baricco, sont d'accord pour affirmer que la "transcendance" ne s'éprouve que
si elle fait l'objet d'une expérience vivante - live - plutôt que revécue ; et pour
tous les deux, cette expérience concerne l'interprétation ou, selon le vocabulaire
cagien, la performance. Mais à partir de là, les problématiques divergent. Fidèle
à sa conception "expérimentale", Cage envisage sans sourciller l'éventualité
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d'une rupture du lien causal entre le créateur et l'interprète : une composition qui
se veut indéterminée dans son exécution, c'est-à-dire dont le résultat échappe
aux prévisions de l'auteur parce que celui-ci l'a décidé, tel est le sens de
l'expression a composition which is indeterminate with respect to its
performance, dont la célèbre conférence Indeterminacy analysait le concept en
1958 (15). En revanche, Baricco prête à l'œuvre "une sorte d'existence posthume
qui, à travers le temps mais pas uniquement, dépasse la réalité de cette œuvre et
l'intention de son créateur", si bien qu'à ses yeux, l'interprétation ne peut être
qu'un instinct. Interpréter, c'est subodorer, détecter, flairer l'"existence
posthume". Mais celle-ci, justement, ne dépend d'aucune prédestination, d'aucun
diktat, ni non plus d'aucun bon vouloir. "Seules suscitent l'instinct
d'interprétation les œuvres qui, d'une manière ou d'une autre, se transcendent
elles-mêmes en renvoyant à quelque chose de plus que ce qu'elles énoncent. Et
l'interprétation est le lieu où s'articule ce plus, où il peut se manifester. Elle est
zone de frontière : terre qui n'appartient à personne, qui n'est plus celle de
l'œuvre mais pas encore celle du monde qui l'accueille. Un tel processus confère
quelque vérité au cliché qui rattache la musique d'art (la musique cultivée) à
l'ambition d'une spiritualité. Les œuvres d'art, en étant plus que ce qu'elles sont,
esquissent peut-être une pratique possible de l'idée de transcendance. (…) Plus
qu'à un certain type de répertoire, le terme de musique cultivée devrait se
rapporter à un certain type d'écoute : celui dans lequel s'entend non ce que
l'œuvre dit mais ce qu'elle ne dit pas. Ce type d'écoute, qui coïncide avec le
devoir créateur de l'interprétation, n'est pas lié a priori à un répertoire." (16)

Ne venons-nous pas de récupérer, sous la plume d'Alessandro Baricco,


l'essentiel du message que souhaite nous délivrer le manifeste (ou quasi-
manifeste) de Chris Newman ? Il suffit d'étoffer l'idée (ou l'idéal) que propose
Baricco de l'interprétation comme augment d'être (Bachelard) ou augmentation
d'être (Gadamer), en allant un peu plus loin, en ajoutant encore un peu d'être, et
l'on obtient une nouvelle œuvre, celle précisément que Newman appelle de ses
vœux et qu'il espère bien parvenir à réaliser un jour. L'interprète, s'il écoute le
non-dit de l'œuvre classique, n'est-il pas en excellente posture pour créer ? A la
lumière de ce qu'énonce Baricco, on voit se profiler, de L'Interprétation
créatrice de Gisèle Brelet (17) au texte de Chris Newman, une ligne de faîte qui
pourrait parfaitement se lire comme une généalogie. D'autre part, en stipulant
qu'écouter ce que l'œuvre (classique, cultivée) "ne dit pas", cela conduit à mettre
en branle le "devoir créateur" de l'interprète, ne suggère-t-on pas (au moins) la
possibilité d'une équivalence entre l'autre (que ce qui se dit) et le plus (de la
transcendance) ? On comprend mieux, par le biais de cette équivalence (Baricco
parle d'une "coïncidence"), la raison du choix qu'a fait Chris Newman de la
musique classique, modeste, en retrait, comme source d'inspiration. C'est l'attrait
de la porte étroite. Mais il y a un prix à payer, auquel Baricco a fait allusion
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quand il a parlé de "ruines". Le moins des Classiques a beau se porter garant de
l'imminence d'un plus, il n'est encore que ce plus à l'état d'ébauche. Afin de lui
permettre de s'actualiser, ne doit-on pas - inéluctablement - l'altérer ? Le
passage à l'acte ne nécessite-t-il pas l'octroi d'un supplément de transcendance,
d'un sur-plus susceptible d'assurer la transition du "posthume" (le modèle de
référence) à l'"anthume" (l'amorce de l'œuvre à naître) ? Si créer, c'est
transcender, créer à partir d'une transcendance requiert que soit transcendée
cette transcendance elle-même. On songe à Jean Wahl, qui parlait jadis de
"transcender la transcendance vers l'immanence", et décrivait ce glissement de
l'imminence à l'immanence comme procurant un "contact nu et aveugle avec
l'autre." (18)
Mais cet "autre", quel est-il ? A la fois le "non-dit" de l'après-coup, et le
dire à venir, le "c'est-à-dire" de l'avant-terme : le point où se rejoignent -
toujours selon le lexique de Jean Wahl - "transdescendance" et
"transascendance". Le "contact nu et aveugle" désignerait cette approche de
l'indiscernable qu'évoquait à sa manière la parole énigmatique d'Héraclite,
suivant laquelle "la route qui monte et celle qui descend n'en font qu'une." Et
pour nous, une telle expérience est synonyme d'un vertige - celui qu'a si bien
décrit le philosophe de la discontinuité qu'était Bachelard, lorsqu'il a défini
l'"instant poétique" comme "vertical", c'est-à-dire en rupture avec la continuité
prosodique (19). L'acte poétique n'exige-t-il pas, si mince qu'il soit, une stase du
temps, si infime qu'elle puisse être ? Bien sûr, l'objectif est que les pendules
soient remises à l'heure ; mais le temps de la prosodie n'est-il pas un temps
retrouvé, un temps qui est passé par le zéro ? Tout art, disait Lévinas, suppose
une suspension du temps, un "'entretemps"; et Cage, ou encore Octavio Paz, ont
parlé d'un "courant alternatif".
Si l'on reconnaît la part de l'intermittence, si la création ressemble à un
geyser, on est conduit naturellement, semble-t-il, à relativiser la transcendance, à
la séculariser au moins de façon partielle. C'est la pente suivie par Chris
Newman : faire fi de l'élitisme, s'identifier à ce potential anybody dans lequel se
reconnaît celui qui a opté pour la mise entre parenthèses de l'absoluité de son
ego. La "zone de frontière", comme le dit un peu bizarrement Baricco, où tout se
joue, l'interprétation et son dépassement, ne saurait être, quel que soit le degré de
spiritualité atteint, qu'une "terre qui n'appartient à personne" (mais sur le sol de
laquelle l'apparition d'une personne est toujours possible). On comprend que
Newman puisse toiser avec quelque ironie ceux qui croient faire l'histoire, faire
œuvre historique, en se hissant à toute force au pinacle. A l'époque de la mise en
jachère de la chronologie, comment se vouloir immortel ? Nulle concession à
perpétuité n'est à brader ; Newman le traduit par : nul art digne de ce nom n'est
de taille à conjurer son avenir. Toute la péroraison du "Futur de la musique
classique" s'articule autour d'un point d'interrogation putatif, c'est-à-dire aussi
d'une certitude: on n'achète pas la transcendance, le futur n'est pas à vendre,
soyons honnêtes.
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On n'est jamais si bien servi que par soi-même : même une fois son ego
congédié, Chris Newman se distingue. Mais ce n'est nullement, comme tant
d'autres, en se prenant pour un chevalier d'industrie ou (plus simplement) pour le
premier de la classe. C'est plutôt par l'opiniâtreté de son stoïcisme, voire de son
cynisme, au regard d'une époque béate d'autosatisfaction et prompte à se déjuger,
qu'il tranche. Ecoutons-le chanter (hurler serait plus exact) les deux cycles de
mélodies avec piano, les Six Sick Songs de 1984 et les New Songs of Social
Conscience de 1991, qu'il a gravés avec Michaël Finissy (20) : on aurait quelque
peine à les rapprocher d'un quelconque modèle (en particulier schubertien !),
tant l'Arte Povera s'y impose à l'état brut ; mais la joyeuse faconde dont
témoignent la partition et l'exécution de la cinquième des New Songs, Good Day
After Good Orgasm, ou encore le duo chanté (avec l'accompagnateur) de la
Celtic Lullaby (seconde des Six Sick Songs), ouvrent sur un défi cosmique, à la
limite du soutenable tant la dérision en est grinçante. La lecture des partitions
montre cependant que l'art de Chris Newman ne le cède en rien, sous l'angle de
la rigueur, à celui des compositeurs réputés les plus "civilisés"; aussi bien le
problème n'est-il pas dans l'écriture, mais dans l'usage qui en est proposé. Il est
en effet malaisé de devoir renoncer, lors de l'audition, au style d'appréciation
"standard" en vue duquel s'élaborent communément des réalisations contraintes
- ou pré-contraintes - de se plier au statut de "documents historiques". Carl
Dahlhaus y a insisté : l'auditeur de musique contemporaine attend d'être
renseigné sur les tenants et aboutissants de ce qu'on lui offre, et il juge le degré
de maturité de l'artiste, son évolution, le coefficient de nouveauté choisi par
rapport aux œuvres concurrentes, etc. (21) Le hic est qu'avec Newman, toute
cette critériologie à base taxinomique tend à devenir inutile. Certains
commentateurs l'ont relevé, en ce qui concerne les arts de l'espace tels que les
pratique Newman : en 1991 par exemple, Thomas Poller rappelait que Chris
n'est proche qu'"en esprit" de peintres ou d'installateurs comme Iannis Kounellis,
Bruce Nauman ou Cy Twombly, auxquels on serait parfois tenté de le comparer.
De même, c'est à juste titre que Marietta Franke, préfaçant en 1995 l'exposition
des Integrated Blake Phrases Paintings à Cologne, déclarait not relevant toute
tentative d'enrôler sous la rubrique de "la crise de l'avant-garde historique des
années 60 et 70" ce qu'elle-même baptisait, chez Newman, un Underground
Tachism (22).
Que signifie en effet, pour Newman, l'abolition de l'ego, sinon la rupture
avec l'entrelacs des influences et apparentements dont l'art du XXe siècle a usé et
abusé ? Afin de couper court à cet historicisme, Newman a déclaré une fois pour
toutes s'être choisi un maître unique tous azimuts, William Blake (23). Même en
musique, sa production s'inscrirait dans ce sillage, ne serait-ce que
négativement ; à l'en croire, ce serait à l'instar de Blake, lequel n'a jamais eu
besoin de "versifier" pour écrire ses poèmes, qu'il se serait débarrassé de
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l'obligation de "musifier". Mais cet aveu est à compléter : Blake n'a pas
seulement aidé Newman à "se libérer" d'un carcan, il lui a montré comment
donner à la liberté ainsi conquise un contenu positif. Car il "dessinait" sa poésie,
et a légué un corpus graphique extraordinaire. En fidèle disciple, Newman a
donc pris le parti de "repositionner" la musique hors d'elle-même, en
"contaminant", si l'on peut dire, les autres disciplines artistiques par une
inoculation méthodique de procédés compositionnels, et cela à charge de
revanche, d'un art à l'autre et de l'autre à l'un. Mettre la musique "hors d'elle", la
défenestrer, lui faire quitter son port d'attache - le son, ou le mode d'écriture : le
contrepoint -, cela rendait palpable l'inouï d'une "musique sans musique", donc
d'une structure fondamentale "dedans/dehors" susceptible à son tour de migrer et
d'émigrer urbi et orbi. Et la clause de réciprocité une fois passée à la pratique,
un libre échange devenait envisageable entre ce qui est disponible
subjectivement (l'"intérieur") et ce qui l'est objectivement (l'"extérieur").
Désormais, le même élément, le même matériau, la même idée, devenaient
justiciables de présentations variables à l'infini, sous diverses guises et différents
médias. Mieux : les intersections ou "conjonctions" (combines) entre éléments
pouvaient se redupliquer et donner lieu à des combines au carré, permettant de
retravailler des fragments déjà travaillés ; des fragments - ou bien des œuvres
entières...
A ce degré de complexité, l'auditeur ou le spectateur - qui se contente de
n'être, étymologiquement parlant, qu'un humble percepteur, un homo percipiens
- ne peut que se déclarer vaincu : la cuisine de l'œuvre lui échappe.
Contrairement à d'autres, le compositeur-poète-plasticien Chris Newman en est
parfaitement conscient. Ce qu'il attend de son public diffère par là en profondeur
de l'assentiment de principe que l'on a pris l'habitude de solliciter depuis des
décennies. Et c'est ici que le puzzle newmanien commence sans doute à se faire
jour dans sa cohérence intime, en rassemblant ce qui pouvait paraître épars
autour d'une notion-clef, que nous avons effleurée seulement dans ce qui
précède le temps zéro.

"Je me suis efforcé, énonce Newman dans le texte de présentation qu'il a


rédigé pour l'enregistrement de sa grande pièce pour violon et piano,
Compassion (24), de tout conjoindre avec tout, le déjà conjoint y compris" (to
combine everything with everything else, even the already combined). Et, ajoute-
t-il, c'est comme dans la vie, tout se mêle, le fraîchement perçu avec le "tas de
compost" (compost heap) déjà dans notre tête, pour nous donner des impressions
neuves. Mais la vie, pour se maintenir, ne nécessite pas une densité élevée de
mixages ; il lui suffit d'en mobiliser très peu. On peut même considérer qu'un
"niveau extrêmement faible" (a very low level) de mélanges est celui qui
favorise le plus la perpétuation de l'existence. Compassion procède exactement
en ce sens : les combines - symboles de l'union de tout avec tout - n'y figurent
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qu'au compte-gouttes, leur étiage y est minimal et correspond au montant qui
prévient l'effondrement tout en garantissant la continuité du flux.
Cette poétique du very low level hante l'œuvre de Newman sous toutes
ses facettes. Partout, on retrouve ce principe d'économie que l'artiste avait
formulé à l'occasion de l'exposition de 1990 à Francfort (25), et aux termes
duquel chacune des Paintings avait reçu mission de vivre sa vie, mais seulement
de façon "flageolante"(wobbly). Car il lui fallait ne pas s'établir "à trop de crans
de distance de la vie réelle, son origine" (not too many notches removed from
real life, its origin) ; mais "juste assez (loin) pour en faire la peinture" (just
enough to make it a painting).
Qu'en est-il, précisément, de cette "origine" dont le peintre "fait le
tableau", mais sans que sa peinture s'en éloigne ? Réponse : la "vie réelle". Ainsi,
les douze toiles de Francfort illustrent, ou célèbrent, ou commémorent, douze
moments, instants ou épisodes de la vie du peintre ; elles les transposent, les
transfèrent, les traduisent (Newman emploie le mot translation) ailleurs que là
où ils se sont déroulés, et dans un autre temps, puisqu'il nous est donné, par le
geste créateur, de les apprécier en 1990, ou aujourd'hui, ou plus tard. Cependant,
en vertu du vœu de Newman, la translation ne saurait signifier un exil. Les
événements ou situations peintes demeurent en liberté surveillée. L'auteur se
refuse à laisser sa création le quitter (et disparaître...). Et afin de s'assurer de la
fidélité de chaque peinture, il la met en laisse : le very low level est la meilleure
des clôtures ; invisible, puisque constitutive de l'œuvre, elle interdit à celle-ci de
partir en vadrouille en la ramenant tout naturellement au bercail ; on peut même
estimer qu'à tout instant, elle la restitue à elle-même en la replongeant dans une
origine qu'elle n'a jamais vraiment laissée.
Cette description, toutefois, ne prend en compte que la dimension
"passéiste", si l'on peut dire, de l'"origine" telle que la conçoit Newman. Pour
qu'il y ait retour, il faut bien un départ. Et l'événement singulier qui sert
d'argument à chacune des douze Paintings n'"appartient" aucunement à l'artiste,
puisqu'il est ce qui lui est arrivé ; l'irruption d'une contingence, court-circuitant
en quelque sorte toute volonté d'appropriation, n'a pu commencer à germer
qu'après coup, sous les espèces d'un projet "jeté". Sur ce point, Newman s'est
fort clairement exprimé dans les dernières lignes du "Futur de la musique
classique": ce que l'art réclame de nous, dit-il en substance, ce n'est pas que nous
nous retournions vers notre passé à des fins strictement chronologiques, mais
que nous nous décidions à vivre "radicalement" le "maintenant" tel qu'il nous
arrive, c'est-à-dire en train de devenir futur. Ce que nous appelons le "présent"
n'est qu'"une version actuelle du passé en train de devenir perpétuellement futur",
et ce que nous faisons maintenant, nous le faisons déjà dans le futur.
Chris Newman rééquilibre par là ce que nous appelions l'aspect
"passéiste"(le "posthume" de Baricco : la "transascendance" de Wahl) en faisant
porter l'accent sur l'avenir : sur l'"anthume", l'en-deçà de l'œuvre qui va se faire -
ou encore la "transdescendance", si ce n'est l'"immanence", au sens de Jean
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Wahl. Mais le plus frappant est sans doute l'identité de vues avec John Cage, qui
avait répondu à une question du cinéaste Henning Lohner en 1987 qu'"il y a,
certes,, un futur ; en d'autres termes, une période d'activité sur laquelle nulle
documentation n'est fournie"; que "par le fait, vous ne cessez jamais d'être dans
le futur" ; et que "le passé est n'importe quel temps dans lequel vous êtes
contraint d'inventer réellement ce qui est arrivé, parce que vous ne pouvez vous
le remémorer."(26)
Avec cette dernière observation de John Cage, nous tenons le chaînon
manquant, qui va permettre de cimenter l'ensemble du raisonnement de Chris
Newman : l'oubli - ou ce que Newman vise, quand il souligne l'allure
"flageolante", ou "chancelante", wobbly, d'une peinture sommée de ne pas
disparaître... et qui n'en tire pas moins sur son licol. Mais le plus expédient est
de revenir, en sollicitant l'appui de Newman lui-même, sur son commentaire à
Compassion, dont le second paragraphe met une bonne fois les points sur les i
en assignant au "temps zéro", c'est-à-dire à l'absence de temps, sa véritable
signification pour l'art d'aujourd'hui.
Le paragraphe propose dès l'abord de distinguer nettement le "temps
chronologique" et le "temps à l'état solide", c'est-à-dire le "non-temps" (no-time).
Ce temps "solidifié" comprend les innombrables séquences temporelles que
nous passons notre vie à emmagasiner, et à comptabiliser en les stockant. Il
s'agit d'accumuler, de "faire le plein" ; le résultat de ce cumul tend à se stabiliser,
et la somme totale se solidifie à l'instant où on la fixe ; à ce titre, elle se donne
comme un non-temps. Car s'il fallait du temps pour amasser, pour rassembler la
gerbe, on n'en a plus l'emploi dès lors que la gerbe est ligaturée. On laisse, en
somme, le temps retomber - prendre sa retraite.
Mais ce qui vient d'être dit ne vaut pas nécessairement pour le créateur,
c'est-à-dire pour celui qui ne recueille pas les impressions en vue du seul
stockage. Que fait l'artiste ? Il délie plutôt les gerbes, il les distribue et les
disperse au gré de ce que lui dicte chacune de ses œuvres. Il ne comprend pas le
temps comme assujetti à une accumulation thésaurisante : il le dissipe. "Peut-
être est-ce la raison pour laquelle les consommateurs vivent dans un temps
chronologique, et non les producteurs": les "producteurs", en l'occurrence les
artistes, font être le temps, ils le livrent - par leurs œuvres, par les impressions
qu'elles procurent - au public, à ceux qui amassent. Mais aux yeux des
"consommateurs" (et, ajouterons-nous, des spéculateurs), les "producteurs"
semblent vivre le non-temps et non pas le temps. S'agit-il d'une apparence ?
Newman paraît bien proche de cette pensée : il existe un autre temps que le
temps chronologique, un temps que méconnaissent les "consommateurs". - Et
pourtant, il se ravise dans la dernière phrase : "Si l'on cessait de désirer des
objets, et si cessait le désir de les amasser, peut-être le temps s'arrêterait-il."
Entre ces deux intuitions, faut-il choisir ? Il est certain que John Cage,
lorsqu'il emprunta le concept de "temps zéro" à Christian Wolff, pensait à la
destruction de l'idée de temps à laquelle l'hindouisme et le bouddhisme ont
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procédé ; tel est assurément le sens de sa référence à l'oubli. Quant à Chris
Newman, la manière dont il tourne son discours vers le conditionnel lorsque
l'hypothèse de l'arrêt du temps se présente à son esprit laisse supposer qu'il est
plutôt enclin à y voir une utopie.
Comme toujours, il existe une via media. C'est celle qu'adopte Jean
Grenier dans La Vie quotidienne, lorsqu'il rend compte de la conférence
silencieuse d'un "moine hindou de la secte de Râmakrishna" à laquelle il lui
avait été donné d'assister : "On ne peut pas dire que le sentiment du temps fût
aboli pour autant, il était dominé par une de ses composantes qui est le stable
alors que l'autre composante, l'instable, en était l'harmonique."(27) Peut-être
l'élégance avec laquelle Jean Grenier contourne le délicat problème de la
négation du temps nous aidera-t-elle à méditer l'énigme que nous propose Chris
Newman lorsqu'il déclare, avec des guillemets qui sont autant de pièges, qu'"Il
est fort possible (et plus que probable) que le temps chronologique et le "temps"
à l'état solide ("non"-temps) coexistent."

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Notes

1. Chris Newman, "The Future of Classical Music", World New Music


Magazine, N°8, April 1998, p. 3-4.

2. John Cage, "The Future of Music : Credo" in Silence, Middletown,


Connecticut, Wesleyan U.P., 1961, p. 3-6.

3. Cf. Chris Newman, " ... So That I'm A Potential Anybody", Catalogue of
the Boras Konstmuseum (10 sept./2 okt. 1994), p. 9.

4. Cité (sans référence) par Marc Vignal, in Jean Sibelius, Paris, Seghers,
Coll. "Musiciens de tous les temps", 1965, p. 173.

5. Cf. l'ouvrage paru sous ce titre, Paris, La Découverte, 1991.

6. Cité sans référence par Marc Vignal, op. cit., p. 140.

7. Cf. Alessandro Baricco, L'Ame de Hegel et les vaches du Wisconsin, trad.


Françoise Brun, Paris, Albin Michel, 1998.

8. Baricco, op. cit., p. 31.

9. Baricco, op. cit., p. 70-71.

10. Par chance, il y a belle lurette qu'à Paris du moins, le ridicule ne tue plus.
Le livre de Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant-garde (Paris, Ed.
Robert Laffont, 1995), a fait l'objet, comme le remarquait l'auteur dans sa
réponse au Monde, d'un véritable procès en sorcellerie de type médiéval.

11. Baricco, op. cit., p. 104-106.

12. Baricco, op. cit., p. 106.

13. Baricco, op. cit., p. 32-33.

14. Baricco, op. cit., p. 34.

15. Cf. John Cage, Silence, cit., p. 35-40.

16. Baricco, op. cit., p. 40-42.

17. Paris, P.U.F., 1951 (2 vol.).


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18. Sur toute cette dialectique, cf. Jean Wahl, Existence humaine et
transcendance, Neuchâtel, Ed. de la Baconnière, 1944 ; et les
commentaires de Georges Blin, "La non-philosophie de Jean Wahl",
Fontaine, N°51, avril 1946, p. 632-648, et N°52, mai 1946, p. 808-826.

19. Cf. Gaston Bachelard, "Instant poétique et instant métaphysique", in


L'Intuition de l'instant, Paris, Ed. Gonthier, 1973, p. 103-111.

20. Disque compact Review Records rere 185 CD (1998, Berlin).

21. Cf. à ce sujet le chapitre II de l'ouvrage capital de Carl Dahlhaus,


Grundlagen der Musikgeschichte (Köln, Musikverlag Hans Gerig, 1967).

22. Cf. respectivement l'"Introduction" de Thomas Poller à l'exposition de 12


peintures de Chris Newman en novembre 1990 (Catalogue, Frankfurt/M.,
Galerie Poller, 1991, p. 3), et Marietta Franke, "Installation Anatomy And
Underground Tachism", présentation de l'exposition des Integrated Blake
Phrases Paintings de Chris Newman (Frankfurt/M., 1995), Catalogue,
p.14-16.

23. Cf. l'interview de 1994 (réf. à la note 3), passim dès la p. 5.

24. Jouée par Anna Lindal (violon) et Henrik Löwenmark (piano) ;


enregistrement effectué le 20 novembre 1997 au Konstmuseum de Boras
(province de Malmö, Suède), sur le disque compact Content SAK 4610-4.
Compassion date de 1993, et le disque a été publié en 1998.

25. Cf., dans le catalogue de 1991 mentionné à la note 22, l'intervention de


Chris Newman, p. 7.

26. Cité par Henning Lohner, "John Cage 22708 Types", interview du 18
décembre 1987 ( Francfort), Interface, Vol. 18, 1989, p. 251.

27. Jean Grenier, La Vie quotidienne, Paris, Gallimard, 1968, p. 112-113.

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Chapitre 19 : Les tuniques de Nessus
Notes sur les kimonos de Michelle Héon

Poétique du délabrement

Au XVIIIe siècle, on édifiait délibérément des ruines. C'était "par


enthousiasme esthétique" (1). L'intronisation de l'esthétique au rang de
discipline autonome paraissait devoir légitimer le penchant à l'esthétisme : quoi
de plus harmonieux que des éboulis concertés, livrés systématiquement au lierre
et au lichen, et dont la grâce est issue de l'artifice ? "C'était un jeu délicieux,
auquel se livrèrent tous les gens chics" (2). Sans compter le supplément de
profondeur que ne manquait pas de procurer la version ornementale du
délabrement ; Diderot le décrivait éloquemment à Hubert Robert: "Vous ignorez
pourquoi les ruines nous donnent tant de plaisir. Je vais vous le dire...Tout
disparaît, tout meurt, tout passe ; seul le temps continue...Le monde est si vieux.
Je marche entre deux éternités...Qu'est-ce que mon existence comparée à ces
pierres qui s'effritent ?"(3)
De nos jours, une fois épuisées les vertus de la tristesse et des angoisses en
tous genres, et donc une fois émoussée la vogue du fantastique et du surréel
subjectifs, on se tourne vers l'objectif, vers le simulacre, plutôt que vers le
sentiment et le symbole. L'essentiel est que soit révélé le brut, le préhumain, le
tellurique ou le chtonien, bref ce qui fait de l'oeuvre un sismogramme. On vend
des répliques de cailloux lunaires, ou des reliques du mur de Berlin. Les
meilleures ruines sont les plus récentes : non encore patinées, elles demeurent
"pendant quelque temps nues, sans végétation ni animaux; noircies et
déchiquetées, elles sentent le feu et la mort."(4) Il faut donc se dépêcher d'aller
les voir : on s'aide volontiers à cette fin de la télévision, bien que celle-ci, qui ne
transmet pas (encore) les odeurs, contribue à les aseptiser quelque peu. Plus
réaliste en apparence, l'artiste québécoise Michelle Héon en sculpte des
représentations en relief, qui constituent parfois de véritables maquettes. Devant
telle barque échouée sur du vrai sable, et plus qu'à demi consumée, ou devant
ces huttes posées de guingois et dûment calcinées, on se prend à identifier des
boursouflures et autres cloques, attribuables à quelque assaut au napalm; il s'agit,
certes, de modèles réduits, donc d'une mise en scène aussi rassurante que peut
l'être un microcosme à la Charles Simonds; n'empêche que leur fixité d'idoles,ou
d'icônes au seuil de l'effondrement,conserve l'ombre d'une menace, et que celle-
ci se distillera d'autant plus insidieusement que la texture - grumeleuse et
lézardée, faite des accidents innombrables et infinitésimaux d'un papier ou d'un
364/514
tissu mâchés, mastiqués, compressés en strates irrégulières, à moins que ce ne
soit de l'aluminium éclaté - évoque, avec ses épanchements sombres,
charbonneux, une soupe de gratons volcaniques.

Des kimonos en détresse

Mais le tempérament de Michelle Héon, c'est à coup sûr dans le ballet


sordide des diverses guenilles suspendues devant un mur, ou dégringolant
librement du plafond, qu'il se manifeste le plus audacieusement. Sarcophages
verticaux venant parfois se répandre au ras du sol comme de vastes linceuls, ces
"robes" ou "manteaux" ou "kimonos" apparemment funéraires défient, pour
commencer, la taille humaine: leur longueur dépasse le plus fréquemment les
trois mètres, et leur envergure courante de plus d'un mètre cinquante, jointe à
l'indécision d'une forme d'ensemble vaguement en T, les désigne plutôt pour des
géants, à moins que ce ne soit pour des Golems disproportionnés. L'artiste les
réalisait initialement en feutre; elle en a progressivement réduit ou modulé la
flexibilité, en procédant à des imprégnations de papiers, de tissus, voire de
"papier de porcelaine" - donc de feuilles de terre...- qui ont eu pour effet de
complexifier la stratification et le "grain" du matériau, tout en introduisant des
froissements et replis, des écailles et des pustules, qui accentuent l'anarchie du
maillage. D'où un relâchement généralisé, que viennent ponctuer d'incessants
évidements et des trous sans nombre: aux trames épaisses se juxtaposent sans
transition des transparences dentellisées ou frangées à la manière de toiles
d'araignées distendues, lacunaires, lamellisées, déchirées. On n'ose imaginer les
quantités de salive que les dites araignées ont dû dégurgiter pour cimenter des
filets d'un tel format...
Le pire, cependant, le voici. Disons-le en nous aidant du détour d'une fable.
On sait qu'Héraclès apercevant, à huit cents mètres de distance, le centaure
Nessus (ou Nessos) renversant son épouse Déjanire sur le sol afin de la violer,
décocha à Nessos une flèche qui lui traversa la poitrine. Extirpant la flèche,
Nessos eut le temps de parler à Déjanire en ces termes: "Si tu mélanges la
semence que je viens de répandre à terre avec du sang de ma blessure, que tu y
ajoutes de l'huile d'olive et que tu en enduises secrètement la chemise d'Héraclès,
tu n'auras plus jamais à redouter ses infidélités." Déjanire s'empressa de
confectionner cette mixture, et en dissimula immédiatement un petit pot. -
Devenue âgée, elle s'était résignée aux frasques de son époux. Mais lorsque ce
dernier s'empara, à la tête d'une armée, d'une ville dont le roi avait refusé de lui
livrer sa fille, et lui fit savoir qu'il prendrait cette dernière pour concubine,
Déjanire sentit la moutarde lui monter au nez. Héraclès lui ayant demandé de lui
faire parvenir une belle chemise de cérémonie afin de procéder à un sacrifice en
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action de grâce en l'honneur de sa victoire, elle ouvrit le pot contenant la mixture
de Nessos, y trempa un morceau de laine, et en frotta la chemise. Le colis une
fois expédié, horreur! Déjanire s'aperçut que le morceau de laine qu'elle avait
jeté distraitement dans la cour s'était enflammé au soleil, et qu'"il se consumait
comme de la sciure de bois, tandis que se répandait en bouillonnant sur les
dalles une écume rougeâtre." Or, il était trop tard pour prévenir Héraclès : en
plein sacrifice, à l'instant où il répandait de l'encens sur le feu, il ressentit
soudain une épouvantable douleur, analogue à la morsure d'un serpent. "La
chaleur venait de faire fondre le poison de l'Hydre que contenait le sang de
Nessos, et qui circulait dans tous les membres d'Héraclès, brûlant sa chair. Très
vite, la souffrance devint insupportable; hurlant de douleur, il renversa les autels.
Il essaya d'enlever la chemise, mais elle adhérait si fortement à sa chair qu'il
s'arracha la peau. Son sang jaillissait en sifflant et bouillonnait comme une eau
de source quand on y plonge un métal rougi au feu, pour le tremper. Il se
précipita la tête la première dans la rivière la plus proche, mais le poison n'en
était que plus brûlant; ces eaux, depuis lors, restèrent bouillantes et on les appela
Thermopyles ou défilé brûlant."(5) - Héraclès ne pouvait en réchapper; le feu
étant seul susceptible de venir à bout du feu de sa souffrance, il fit ériger à la
hâte un bûcher, où il s'étendit ; sitôt ce bûcher allumé, Zeus lança sa foudre, et
tout se réduisit, d'un coup, en cendres.
Revenons aux kimonos de Michelle Héon : il est impossible de les
considérer froidement ! Sans doute aucun, il s'agit bel et bien de tuniques de
Nessos encore chaudes...Leur taille, déjà mentionnée, constitue un premier
indice : elle est herculéenne. Leur consistance, on l'a dit, est suffisamment
ajourée et effilochée, tout en foisonnant encore en boucles et noeuds épars, pour
témoigner à satiété de l'extraordinaire agressivité acide (on n'ose ici ajouter
l'adjectif qui pourtant s'impose: chlorhydrique...) de la liqueur d'Hydre que
recélait le sang du centaure. Comment, sans cela, expliquer l'aspect entièrement
rongé de la texture ? Nous pourrions encore insister sur le jeu des couleurs: mal
éteintes, visiblement extraites de dessous la cendre et grisâtres, grisonnantes,
elles s'allument encore faiblement d'éclats bleuâtres (donc discrètement
sanguinolents : ne jure-t-on pas, en ancien français, "par le sang bleu"?), tirant
sur une certaine pâleur rosée, avec, en prime, quelques semblants de zébrures
violacées... Enfin, il n'est pas sûr que, si nous avions approché l'oreille du
dernier kimono en date, nous n'aurions pas perçu, quelque part entre deux plis,
un tout petit reste de grésillement.
La conclusion qui paraît s'imposer est que, contrairement à ses dires,
Michelle Héon n'est pas vraiment l'auteur des kimonos! Elle a probablement
profité de l'un de ses nombreux séjours en Europe pour s'approprier ce qui restait
du bûcher d'Héraclès foudroyé par Zeus. L'enquête vaudrait d'être poursuivie :
dès lors qu'une des légendes ayant trait à Héraclès nous apprend que le dit
bûcher se serait situé très exactement au sommet d'une montagne appelée
aujourd'hui l'Etna, ne pourrait-on vérifier si l'artiste n'a pas inscrit, au menu de
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l'un au moins de ses voyages, une excursion touristique de ce côté ? - On
objectera que notre hypothèse ne trouverait à se confirmer que si un seul des
kimonos qu'il lui est arrivé d'exposer était le vrai, l'authentique manteau
sacrificiel d'Héraclès. Ce serait, en somme, le kimono-princeps, l'origine de tous
les kimonos, le modèle archétypal de toutes les tuniques de Nessos. Tous les
autres étant "réputés contrefaits", il suffirait d'une expertise élémentaire par l'oeil,
l'oreille et le toucher, et l'on serait fixé ; car, à ce que l'on sait, il n'a jamais existé
qu'un seul Héraclès, et Déjanire n'a jamais préparé qu'une seule tunique. - Oui.
Mais précisément : Michelle Héon appartient à cette catégorie de créateurs qui
travaillent de façon "sérielle", ou mieux sériale. Il suffit de songer à la
prodigieuse installation qu'elle a composée en 1987 sous l'intitulé d'Assemblée
pour un rite : l'impression panique que l'on éprouvait en découvrant l'immense
chorégraphie flottante des robes de cérémonial animant l'espace de la galerie
Lavalin, à Montréal, traduisait d'un seul coup l'irruption de tout un monde.
Impossible de détailler, pièce après pièce, les éléments du tout : on se trouvait
pris dans un jeu d'ensemble, hiératique et muet, celui d'une meute figée,
coagulée dans une même posture, à laquelle on se voyait soi-même étrangement
rivé, assimilé, cloué - sans recours.

Le Japon des formes

Il vaut la peine d'épiloguer sur cette nécessaire emprise du collectif


qu'attestait, entre autres, l'Assemblée pour un rite.Qu'est-ce, en somme, qu'un
kimono? Michelle Héon l'a parfaitement compris: non pas un vêtement unique,
confectionné chez un couturier jaloux de son originalité à l'intention d'une
clientèle elle-même soucieuse à la fois de "suivre la mode", et de ne porter que
ce par quoi chacun exhibera sa singularité, sa différence ; mais, juste à l'inverse,
un uniforme. Destiné à gommer tout ce qui serait susceptible de venir souligner
les particularités de tel ou tel corps, le kimono, morceau de tissu que l'on croise
sur le devant et que l'on enserre dans un autre tissu disposé de façon transversale,
l'obi, se veut résolument unisexe, et dissimule les mouvements tout en les
favorisant par son ampleur. L'obstacle qu'il impose au regard gomme
puissamment l'individualité et l'imprévisibilité du geste: il n'y a qu'une seule
taille, et tous doivent s'en accommoder; mais rien n'interdit de découdre telle
bande de tissu pour la laver, et de la recoudre en la superposant à une autre afin
d'emmagasiner plus de chaleur; d'enlever les manches, de réduire l'ensemble à
une veste ou à un bolero etc... Ainsi, l'uniformité n'interdit nullement la variation
ponctuelle; on a moins affaire à une entité fixe qu'à un kit; et si les fibres
végétales utilisées à l'origine, et teintées au moyen de fermentations de fleurs,
cèdent le pas au début de la période Edo (XVIIe siècle) à l'emploi généralisé du
coton et de l'indigo, c'est que le développement du commerce avec l'Inde
autorise une standardisation appréciable des fournitures et des procédures
artisanales de production. Sur le fond d'une telle standardisation, on codera dès
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lors les signes d'appartenance à telle ou telle couche sociale, en réservant par
exemple la soie et certains motifs décoratifs à la classe privilégiée, et à telle
cérémonie plutôt qu'à telle autre. Une diversification extrêmement poussée finit
par intervenir, selon la taille des dessins, leur degré de géométrisation, la
régularité de leur implantation et le choix des couleurs: le bleu de chauffe,
notamment, caractérise les kimonos populaires bien avant que l'industrialisation
se mette en place.
Tant et si bien que le plus informel des vêtements se prête à la plus stricte
des formalisations. Il suffit, pour s'en convaincre, d'assister, dans un temple, à
une méditation collective : la plus grande sobriété est de mise, certes ; mais
l'ordonnance de l'ensemble n'apparaît si rigoureusement immuable que dans la
mesure où l'habit fait le moine. Michelle Héon, en se pliant à cette règle
d'uniformisation, se réserve précisément la possibilité d'en transgresser la
monotonie, dès lors qu'elle adopte le principe d'une représentation des divers
stades d'usure et de corruption que le tissu d'un kimono est condamné, dans la
suite des temps, à subir. D'où le sentiment de vivre, face à l'un de ses kimonos
en voie de décomposition, un moment d'une exceptionnelle intensité de
présence : si "en temps normal" telle robe de cérémonie "tient debout", si un
kimono "ordinaire" est par hypothèse toujours suffisamment apprêté, repassé,
nettoyé pour paraître "présentable", l'accroc, la déchirure, les teintes délavées,
bref les stigmates d'un matériau en perdition, seront ressentis avec une force
redoutable. Comme si les émotions, pudiquement retenues et enfouies dans des
objets voués par définition à l'impassibilité, faisaient subitement exploser cette
gangue de sérénité, pour investir, de manière radicalement imprévue et
incontrôlable, les surfaces jusqu'alors si soigneusement polies, lissées, palissées,
en révélant, dramatiquement, l'instabilité d'une inimaginable profondeur: quel
objet y résisterait ? Et, surtout, quel sujet ? - Car c'est sur ce point précis que
Michelle Héon intervient: la neutralité du kimono, sa relative interchangeabilité
d'un individu à l'autre, d'un sexe à l'autre, voire d'une époque à la suivante, tout
cela vacille et bascule dès lors que se profile le spectre du vieillissement.
L'enseignement premier du Bouddhisme, et singulièrement du Bouddhisme
japonais, n'est-il pas depuis les origines la dissolution de l'ego ? Mais la
subjectivité à l'occidentale, dont nous dégagions au départ l'impact sur le culte
des ruines tel que l'a déployé, au XVIIIe siècle, notre art européen, ne vient-elle
pas frapper de plein fouet au XXe siècle, à la faveur d'expériences esthétiques
comme celle de Michelle Héon, la pratique artistique de l'Extrême-Orient ?
Construit en bois, un temple japonais ne tombe jamais en ruines : il a toujours
l'aspect du neuf, parce qu'on le reconstruit scrupuleusement, et identique à lui-
même, tous les vingt-cinq ans. Une appréciation "subjective" au sens cartésien
ou kantien du terme, et à plus forte raison une prise de position d'un Sujet absolu
à la Hegel, face à un tel édifice, n'a guère de sens : le Bouddhisme, qui inculque
à tout Japonais l'inutilité et la vanité d'un quelconque recours au "pli sujet/objet"
des philosophies de l'Occident, substituera par définition le sens de l'illumination
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ou du satori à celui du Beau ou du Sublime; or l'illumination a pour condition
sine qua non la libération à l'égard de l'hypothèse (et de l'hypothèque) de la
subjectivité. Michelle Héon, en revanche, introduit la possibilité d'une violence
irréparable - celle de la ruine "objective", et de ce fait subjective à la seconde
puissance, de ce qui constituait la pierre de touche de la rigoureuse
imperméabilité de l'esprit japonais à l'endroit de nos catégories: la fraîcheur de
la tradition, le renouvellement incessant de la tenue collective d'une
communauté homogène par la référence à la stabilité des objets, des institutions,
de l'environnement. Au fond, c'est l'inquiétude à l'égard du temps, c'est le sens
de l'histoire, c'est le fléchage et la pesanteur du devenir, que les kimonos pourris
de Michelle Héon insufflent au Japon! L'Assemblée pour un rite dénote à coup
sûr une intelligence exceptionnelle de ce que peut-être un cérémonial archaïsant;
mais la détresse des kimonos qui s'y bousculent ne risque-t-elle pas de signifier
la fin d'un monde très précisément situé et daté, celui du Japon des formes?

Epiphanie du tellurique

Les références à l'archéologie dans l'art actuel ne donnent certainement pas


lieu à des oeuvres d'une égale envolée : il faut compter, comme ailleurs, avec le
talent personnel et la compétence technicienne de chaque artiste; plus peut-être
que dans d'autres domaines de recherche et d'expérimentation, le travail, en
cours d'élaboration comme dans ses résultats, se ressent de la qualité (si l'on peut
dire) de l'option théorique en jeu. Or, à scruter la manière de Michelle Héon, il
est surprenant de mesurer à quel point et avec quelle aisance elle s'y entend pour,
sur ce point, corser l'intrigue. En allégeant, pour commencer, la part de
l'érudition: son propos n'est pas et n'a jamais été la reconstitution historique ou
l'exactitude muséale; les amateurs de "vrais" kimonos sont priés d'aller se
documenter dans des ouvrages spécialisés, ou bien au Musée des Beaux-Arts de
Boston. En ce qui la concerne, il lui suffit de renvoyer allusivement à une
atmosphère, qu'elle situe, sans qu'il soit nécessaire de préciser davantage, dans
une contrée de haute tradition il y a quelques siècles. L'usure du temps a de toute
façon estompé le vif des dessins d'ornementation - argument imparable, qui
désamorce le prurit historiciste! Michelle Héon a dès lors les mains libres pour
s'occuper, en-deçà de l'histoire, de l'historial, c'est-à-dire de cette "usure du
temps" dont elle vient justement de se servir pour exorciser l'historicisme. En
effet, qu'importe le Japon, et qu'il s'agisse ou non de kimonos! L'essentiel - qui
intéresse sans nul doute le Japon au premier chef, mais doit pouvoir se concevoir
et se construire de soi-même - réside dans l'interprétation du monde à laquelle
l'artiste choisit de se rallier, et dans la rigueur avec laquelle s'exerce le contrôle,
par l'artiste, de l'insertion de cette interprétation au sein de l'oeuvre. Non qu'il
faille pour autant durcir la séparation entre une "vision du monde" préalable et
l'oeuvre où s'inscrit - comme un message à transmettre - semblable "vision":
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l'idéologie de la communication, de l'objet d'art comme canal informationnel,
etc., ne fait à l'évidence que réactiver l'hylémorphisme et la doctrine de
l'imitation au sens étroit, scolaire. Pour reprendre une expression célèbre, si le
langage signifie, "la forme se signifie", et dans cette acception la forme ne
saurait se réduire au langage. Cela s'applique parfaitement à Michelle Héon:
nulle part elle ne thématise un quelconque "modèle théorique" à "imiter"; mais
s'il existe aujourd'hui une artiste prompte à conjoindre et à faire fusionner les
deux régions soi-disant distinctes de la theoria et de la praxis, c'est bien elle.
Qu'en est-il donc, dans une telle perspective, des kimonos ou
pseudokimonos? Tout le monde est d'accord : interprétés par Michelle Héon, ils
suintent la mort, ce sont des suaires. Mais si chaque kimono se dédouble en ce
qu'il est et ce qu'il a été, alors, telle le balai de L'Apprenti sorcier dans la
réexposition thématique du poème symphonique de Paul Dukas, la mort elle
aussi se dédouble. A la première proposition: le kimono est ce qu'il est (à savoir:
ce que Michelle Héon en a fait - des lambeaux, des loques, un arrière-faix...), se
rattache immédiatement un sentiment de déchéance et de déchet ; nous
vieillissons, l'accroissement d'entropie est inéluctable, Héon égale Beckett.
Mais à la deuxième proposition: "avant" de se miter et de se pétrifier en nippes
pulvérulentes, le kimono, c'était autre chose ; barboteuse, soit, mais d'apparat, et
qui véhiculait, que ce fût chez un capitaine de pompiers ou sur le dos d'un
shogun, des emblèmes héraldiques, des écussons glorieux, le miroitement de la
soie ou les entrelacs du chanvre et du lin; en toutes circonstances et de nuit
comme de jour, le kimono, dans son inépuisable splendeur, résumait la dignité
d'un peuple et témoignait d'un irrécusable désir d'éternité. Le kimono, c'était
plus qu'un destin: un anti-destin.
Cette deuxième proposition fait appel à un passé que l'on infère de ce que
l'oeuvre apporte ; et à un passé imaginaire, puisque l'oeuvre ne nous délivre
qu'une leçon de ténèbres. Néanmoins, si l'on prend ce passé au sérieux, et à la
lettre, il a obligatoirement, vu le fléchage du temps et son irréversibilité, précédé
le présent de la première proposition; sa considération ne peut donc qu'influer
sur l'appréciation que nous allons porter sur le stade de décrépitude et
d'avachissement que présente (c'est-à-dire présentifie, au sens le plus fort)
l'oeuvre. Nous diagnostiquerons par conséquent chez Michelle Héon un zeste de
morbidité - car il en faut, de la morbidité, pour infliger à un spectateur innocent
semblables horreurs...
Seulement, il ne saurait être question d'en rester là. Car la représentation de
la déchéance n'annonce un être-en-chute (et en chute libre!) qu'en ajoutant,
justement, un surcroît de sens à la beauté présumée (au niveau de l'imaginaire)
du kimono en cause. Et là encore, le sens (qui est, ne l'oublions pas, surcroît de
sens) trouve à se dédoubler. On peut se dire: le temps, du temps, s'est écoulé,
cela rapproche le kimono (et cela nous rapproche, ou, à la Diderot, cela "me"
rapproche) de la mort. C'est l'interprétation larmoyante, celle qui se laissera
volontiers tenter par une imputation de morbidité à l'égard de l'artiste. Mais on
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peut se dire aussi exactement l'inverse: le temps, du temps, a passé; par ce fait
même, on s'est éloigné de la mort. Pourquoi? Parce que la mort, si on y réfléchit
un peu plus, ne se réduit pas à "ce qui vient après la vie"; elle est, d'abord, droit
d'aînesse oblige, et conformément à un Koân Zen célèbre ("qui étais-tu avant
d'être engendré?") ce qui existe avant la naissance. La mort est ce qui nous
entoure; et s'il n'est pas envisageable (en principe) de lui échapper, une chose est
encore plus sûre: nous en provenons, nous en jaillissons, nous sortons d'en
prendre. Vieillir, c'est lui avoir résisté, mais c'est surtout lui avoir faussé
compagnie: là se tient l'ajout de sens dont nous faisions état. Ce n'est donc plus
le passé (imaginaire) qui doit être appelé comme témoin à charge à l'encontre de
l'artiste : pour sa part, Michelle Héon n'en peut mais; c'est bien plutôt l'oeuvre
telle que l'artiste nous la propose ici et maintenant, qui est en mesure de
déclencher chez le spectateur une étrange jubilation, une véritable fête de
l'imaginaire. L'Assemblée pour un rite, c'est le bal des fantômes, le carnaval des
zombies ; mais les étendages loqueteux configurent à eux seuls, et toute
nostalgie bue, une fresque aérienne en elle-même inoubliable. La parodie de la
Cène dans Viridiana ne prétendait pas rivaliser plastiquement avec l'original;
mais on ne voit pas pourquoi Luis Bunuel aurait fait Léonard se retourner dans
sa tombe. De même, la dimension de l'ironie, qui apparaît comme l'arme secrète
par excellence entre les mains de Michelle Héon, dispense l'artiste d'en découdre
- c'est le cas de le dire - avec des kimonos historiquement assignables ; elle est
donc libre de prendre ses distances avec l'historiographie du costume, comme du
reste avec n'importe quelle fiction ou narrativité. Après tout, une caricature n'est-
elle pas censée assumer la simplification de l'objet auquel elle s'en prend ? -
Mais ce avec quoi Michelle Héon ne plaisante pas, c'est l'extrême probité de sa
facture: les "accidents" survenus aux kimonos ne sont pas seulement marqués en
surface ou à fleur de tissu, ils irriguent en profondeur le matériau, ils en
imbibent l'épaisseur ; ou bien, et pour user d'une autre métaphore, ils dessèchent
le feutre, ils le racornissent jusqu'à le minéraliser. Des effets de moire, de soie,
de duvet, animent chaque volume ; le contrepoint des volutes colorées
démultiplie chaque mini-relief. Un miroitement incessant, un clapotement
ininterrompu, le bruissement indéfini de l'il y a, tout cet ensemble de
palpitations porte un nom: l'épiphanie du tellurique. Rarement matériau s'est vu
traiter avec autant de somptuosité. - Dans ces conditions, le passé garde-t-il
toujours la même importance ?

Le temps suspendu

Il faut se rendre à l'évidence : une oeuvre comme celle de Michelle Héon,


par son caractère nocturne, par son apparente hantise du vieillissement et la
fascination dont elle fait preuve à l'égard de l'oubli - ne l'érige-t-elle pas en
seigneur et maître de la mémoire? -, par l'obscurité enfin dont elle nimbe son
matériau, se devrait, convoquant la mort, de laisser à celle-ci le dernier mot, qui
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ne peut être que le mot de la fin. Et pourtant il n'en est rien. En écho, semble-t-il,
à certaines pensées qu'aimait développer naguère, par esprit de polémique à
l'égard de la doctrine heideggerienne de l'"être-pour-la-mort", un Emmanuel
Lévinas, Michelle Héon paraît avoir pris un parti paradoxal, mais qui donne à
réfléchir: celui de camper la mort à l'oeuvre, mais en verrouillant l'oeuvre à
double tour afin, très exactement, que la mort "y reste". Il ne lui échappe pas que
la mort est partout, qu'elle nous cerne de toutes parts et qu'il ne sert à rien de
mettre en doute son inéluctabilité. Mais l'espace qu'ouvre l'oeuvre à la mort peut
fort bien en retour piéger celle-ci. Non que l'artiste soit autorisé à se croire
immortel: tous les efforts des écrivains pour publier, des musiciens pour se faire
jouer, des peintres pour exposer, apparaissent dérisoires s'ils relèvent d'un
narcissisme ou d'un arrivisme porteurs de fatuité ; comme on dit au Québec, il
est dans l'ordre que celui qui n'a cherché qu'à s'enrichir finisse par devenir "le
plus riche du cimetière". Ce dont il s'agit avec Michelle Héon est autrement
subtil; Levinas l'a superbement exprimé : "La statue réalise le paradoxe d'un
instant qui dure sans avenir.(...)A l'intérieur de la vie ou plutôt de la mort de la
statue, l'instant dure indéfiniment : éternellement Laocoon sera pris dans
l'étreinte des serpents, éternellement la Joconde sourira.(...)Un avenir
éternellement suspendu flotte autour de la position figée de la statue comme un
avenir à jamais avenir."(6) Réhabilitation, donc, de l'enseignement cartésien de
la discontinuité de la durée : Bachelard, qui s'en inspirait pour réfuter Bergson,
faisait reposer non seulement la physique, mais la poésie, sur la stase ou l'arrêt
de l'instant, sur la "métaphore photographique de l'instantané du mouvement",
sur la verticalité de l'image poétique qui ne cesse de pulvériser la continuité
prosodique non pour l'anéantir, mais pour lui permettre de redémarrer. "Le fait
que l'humanité ait pu se donner un art, écrivait Levinas, révèle dans le temps
l'incertitude de sa continuation et comme une mort doublant l'élan de la vie - la
pétrification de l'instant au sein de la durée"(7): la texture du temps est
lacunaire ; la mort ne nous attend pas seulement à la fin de notre vie, elle tisse
chaque fragment de cette vie même. On est libre de l'interpréter négativement,
comme le fait Lévinas lui-même, qui invoque Dostoïevski, les atmosphères
obscures de Dickens, la hantise d'être enterré vivant chez Edgar Poe. Mais
pourquoi refuserait-on de reconnaître que l'oeuvre, en nous révélant que la mort
est toujours déjà là, enseigne que l'existence peut n'être pas une course contre la
montre, c'est-à-dire contre la mort ? Si l'on admet que la mort, "ce n'est pas la fin,
c'est le n'en pas finir de finir", ne faut-il pas concéder que "la distance entre la
vie et la mort est infinie", comme est infinie "l'oeuvre du poète devant
l'inépuisable langage qui est le déroulement ou plus exactement l'interminable
roulis ou même le remue-ménage de l'être"(8)? Ainsi, au lieu de s'en tenir, face
aux tuniques de Michelle Héon, à la seule épouvante, le spectateur attentif
discernera, dans le murmure ou le ressassement secrets des étoffes et lambeaux
suspendus, ce que nous appelions le "grésillement": le feu n'en finit pas de
couver; mais à la faveur de ce "n'en pas finir", commence à luire, d'une lueur
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peut-être d'abord indistincte mais qui s'affirme peu à peu, comme dans une
continuité retrouvée, la lumière obscure, la noire lumière de l'indéclinable
grouillement des existants, le sourd scintillement de l'il y a. La splendeur de
l'oeuvre est là tout entière, dans cette puissance de suspens, dans sa capacité de
se et de nous frayer, au gré des déchirures et des déchiquètements qui font
advenir autant d'interstices dans la durée, l'éternité silencieuse de l'entretemps.

Notes

1. Rose Macaulay, La Voix des ruines, trad. fr. Marie Tadié, Paris, Hatier,
1965, p. 270.

2. R. Macaulay, op. cit., p. 280.

3. Diderot, cité par R. Macaulay, op. cit., p. 279.

4. R. Macaulay, op. cit., p. 280.

5. Robert Graves, Les Mythes grecs, trad. fr. Mounir Hafez, Paris, Fayard,
1967, p. 439-440.

6. Emmanuel Levinas, "La réalité et son ombre", Les Temps modernes, n°38,
novembre 1948, p. 782 (Repris dans Les Imprévus de l'histoire,
Montpellier, Fata Morgana, 1994, pp. 123-148).

7. E. Levinas, loc. cit., p. 785.

8. Emmanuel Levinas, "Maurice Blanchot et le regard du poète", Monde


nouveau, n°98, mars 1956, p. 12 (Repris dans Sur Maurice Blanchot,
Montpellier, Fata Morgana, 1975, pp. 8-26, sous le titre "Le regard du
poète").

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Chapitre 20 - L'appel de l'avalanche
(Notes sur les sept portes de Bauduin)

"Tout autour de Vaduz", il y a – d'abord – des montagnes. Assez élevées :


la ligne des crêtes au sommet de laquelle se trouve la frontière autrichienne
culmine, au Nord, avec les 2080 m des Drei Schwestern et les 2124 m du
Kühgrat, et au Sud, avec les 2560 m du Falknis ; elle n'est entaillée que par les
gorges de la Samina, qui se jette de l'autre côté dans l'Ill, près de Feldkirch; la
haute vallée de Malbun, qui s'achève à 2000 m dans le cirque du Sareiser Höhe,
ne fait que pointer vers les cimes du Vorarlberg. Et à l'Ouest. sur la rive gauche
du Rhin, c'est-à-dire en Suisse, mais au loin, les sommets atteignent couramment
2300 m. Le Liechtenstein, qui occupe la plaine alluviale sur la rive droite,
s'adosse par conséquent à un Morgenland autrichien fermé – distillant le mystère
– pour s'ouvrir franchement sur la clarté du fleuve et, au-delà, de l'Abendland
suisse.
Le visiteur ne peut qu'être attentif à la demi-douzaine de profonds couloirs
d'avalanches par où, transversalement vers le Rhin, s'épanchent, depuis le faîte
oriental, neiges, roches et eaux. Ils constituent. l'été, des voies de dégagement
naturelles vers le Morgenland; striures dangereuses cependant à la demi-saison
en raison de leur concavité, propice à la collecte des chutes de pierres et de
glaces. Il est donc recommandé, lors des périodes intermédiaires, de ne s'engager
qu'à certaines heures ; par exemple au tout début de la journée, quand l'air ne
s'est pas encore réchauffé. L'hiver, le moindre orage ou changement de
température précipite, en masses imprévisibles, tout ce qui est susceptible de
dévaler une pente, c'est-à-dire de s'effondrer vers l'aval – en avalanche.

Venu à plusieurs reprises au Liechtenstein en 1988 pour en explorer les


sites et résolu à œuvrer, le sculpteur français Bauduin a parcouru les ravins dont
je viens de parler. et il a choisi deux d'entre eux, le Rappensteinrüfe à proximité
immédiate de l'agglomération de Vaduz et le Tidrüfe un peu plus au Nord (vers
le village de Schaan), pour y édifier en tout sept arches ou portiques carrés en
bois, de 2,50 m de hauteur et 2,50 m de largeur, à raison de quatre pour l'un des
ravins et trois pour l'autre. Rigoureusement identiques les uns aux autres, ces
portiques enjambent - ou tentent d'enjamber - à chaque fois le lit du ravin, qu'ils
barrent donc en largeur; ils ne se succèdent pas à intervalles réguliers, mais leur
distribution, quoique inégale, se modèle sur l'ondulation d'ensemble qu imprime
au ravin la suite des tournants dictée par la déclivité du terrain: ils en
accompagnent ainsi le cours. D'autre part, au-dessous de chacun de ces ponts ou
de chacune de ces portes et dans le sens de la longueur, mais en diagonale vis-à-
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vis de celle-ci, une corde rouge de 10 m relie deux 9 piquets en bois de 30 cm de
hauteur, situés l'un en amont et l'autre en aval de la porte. L'orientation générale
du torrent, démentie par la transversalité de la porte. se trouve donc
simultanément réaffirmée – même si c'est au prix d'une relative asymétrie - au
ras des éboulis. Comme si l'artiste avait tenu à biffer la biffure infligée en
hauteur au jaillissement du ravin. Ou comme s'il s'était résolu à signaler ce site-
ci, en le soulignant apparemment par sa signature; en le paraphant. Et cela sept
fois, et sur deux ravins distincts.
L'étrangeté d'un tel geste, et d'une telle incantation, vaut d'être interrogée.
Une première remarque s'impose : Bauduin le sculpteur n'a ausculté les ravins
qu'à la saison sèche, il n'a posé ses portiques et disposé ses cordages que sur des
oueds. L'élévation des sept structures ne conjure, en somme, que des torrents
potentiels, à venir. Mais qu'elle se soit effectuée à froid, ou à distance, n'enlève
rien à sa pertinence. Au contraire : par beau temps, et quand le lit d'un ravin est
parfaitement asséché, la sauvagerie des blocs éparpillés et des branches éparses
se laisse déchiffrer dans sa plénitude ; ce n'est même qu'à ce moment que l'on
mesure la démesure des écroulements passés. Car au chaos des déchets
amoncelés répond le vide silencieux de la faille tout entière. A ce vide silencieux
fait en quelque sorte écho - de façon plus muette encore si c'est possible - le
silence du vide vertical que dessine, en hauteur, le portique; vide encore accusé
par l'horizontalité de la corde, à même les amoncellements du fond.
Mais le portique ne fait pas qu'amplifier une béance. Il s'érige droit vers le
ciel. Affichant l'absence qu'il encadre, il la replace au même instant dans son
cadre: il oblige le regard à confronter la trouée du ravin avec ce dans quoi cette
trouée est venue s'insérer l'immense profondeur de la forêt. Assurément, le
mauvais temps une fois revenu, les carrés de bois de Bauduin seront emportés
par la première avalanche; d'autant que la largeur du portique – 2 m 50 – est
inférieure à celle du lit du torrent, ce qui interdit aux deux montants latéraux de
relier les deux rives et de se soustraire, fût-ce momentanément, à la violence du
flux à venir. Mais la forêt, de part et d'autre du ravin, est de nature à résister.
Cela tient à ce qu'Élias Canetti appelle sa "fixité multiple". "Chaque tronc pris à
part, dit-il, est solidement enraciné et ne cède à aucune menace du dehors. Sa
résistance est absolue, il ne lâche pas pied. Il peut être abattu, mais non déplacé.
La forêt est ainsi devenue le symbole de l'armée: d'une armée en formation de
combat, et qui ne fuira en aucun cas ; qui se laissera tailler en pièces jusqu'au
dernier homme avant de céder un pouce de terrain."

Les sept portes, dans leur fragilité même, signalent l'abnégation de la forêt.
Mais si la forêt résiste, n'est-ce pas précisément parce que le ravin canalise le
péril ? Qu'est-ce en effet qu'un couloir d'avalanches, sinon le sas lacunaire
d'évacuation par lequel le maléfice de la montagne pourra être exorcisé ?
Chacune des portes y insiste: la ruée de la neige et des pierres est susceptible à
tout instant de fondre sur la vallée et d'envahir le monde ordonné et cultivé, de
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saccager le mundus propre, net, arable de la plaine et de le noyer, d'en abreuver
les sillons, pour en faire un champ impur, un immundus ager, un cône de
déjection. Mais la rigueur géométrique du carré indique aussi la consolidation,
par l'homme, de l'interstice par lequel s'exténue cette déjection même. Car les
couloirs sont systématiquement équipés d'ouvrages divers, digues, murets de
soutènement, renforts de côté qui flanquent les parois en les étayant, ou encore
sauts-de-mouton destinés à casser les effondrements, à disséminer le gros de
chaque coulée, à en répartir l'impact tout au long, de la descente. Sans doute ces
barrages n'interdisent-ils pas la boue, ni l'encombrement du lit par le dépôt -
Bauduin parle de "déposition" - de débris de toutes sortes, minéraux et
végétaux ; du moins protègent-ils les tournants les plus marqués, donc les plus
exposés. Le carré de chaque portique entreprend de refléter, par la rigueur d'une
élévation en miroir, la consistance souhaitée du fond : en cessant de se dérober,
celui-ci se fait le contrefort des rives du ravin, si bien que de proche en proche,
les racines des arbres en viendront à mieux retenir la terre, laquelle maintiendra
mieux la verticalité des arbres. En somme, l'amateur de bunkers et de blockhaus
qu'est depuis l'enfance, le Breton Bauduin, ne pouvait mieux tomber : les
chicanes, pieux et épieux des plages du Mur de l'Atlantique l'ont familiarisé avec
les stratégies de contention et de contrevallation dont le géométrisme tellurique
des couloirs d'avalanches est une résurgence paradoxale.

Je n'en ai pas fini avec la forêt. Mutilée, lacérée par les avalanches,
tronçonnée par les couloirs d'avalanches, elle rappelle. certes, cet "index dont
l'ongle est arraché", que René Char évoquait à propos d'Héraclite. Mais index,
elle fait signe. Elle balise ce chemin dont Héraclite énonçait, justement, qu'il
était réversible: qu'il acheminait identiquement vers le haut comme vers le bas.
Il suffit. pour qui s'aventure un jour d'été dans le lit asséché du ravin, d'abaisser
le regard, pour que lui soit confirmée l'hostilité froide des caillasses et
branchages amoncelés qui roulent et se dérobent sous ses pas. Mais s'il redresse
les yeux, il ne peut manquer d'éprouver physiquement une exaltation – celle de
sentir soudain s'évaporer la menace chthonienne, au profit d'une ivresse
ascensionnelle que la verticalité de la forêt – non plus défensive, cette fois, mais
affirmative, positive – suffit à enclencher. Écoutons à nouveau Élias Canetti:
"La forêt est au-dessus de l'homme. Elle peut être impénétrable et enchevêtrée...
Mais sa densité propre, ce qui la constitue réellement, son feuillage, est en haut...
L'homme, debout comme un arbre, prend place dans les rangs des autres arbres.
Mais ils sont beaucoup plus grands que lui, et il lui faut lever les yeux... C'est
ainsi que la forêt est devenue le symbole du recueillement. Elle force l'homme à
lever le regard, reconnaissant de la protection qu'elle lui accorde d'en haut. Le
regard levé sur tant de troncs finit par être un vrai regard d'élongation."
La forêt ouvre ainsi à l'homme l'attrait des sommets. L'impatience
d'accéder à un monde plus haut, monde d'où vient non plus seulement, ou non

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plus d'abord, la mort, mais la pureté. Qu'il suffise de songer que pour toute l'Inde,
Shiva se tient sur les glaciers de l'Himalaya. Ou de rappeler Hölderlin :

"Les cimes d'argent brillent là-haut d'un paisible éclat,


La neige éblouissante s'emplit déjà de l'éclat des roses,
Et plus haut encore, au-dessus de la lumière, habite le Dieu pur,
Le Dieu bienheureux qui prend plaisir au jeu des raisons.
Il habite seul et silencieux et montre la splendeur de son visage."

Dans la mesure, donc, où les portes de Bauduin ponctuent la duplicité du site –


ouvertes vers le bas, elles font place à l'irruption du torrent; à franchir vers le
haut, elles laissent présager l'échappée vers la source – elles participent, là où
elles sont. de la rencontre du ciel et de la terre. Poteaux indicateurs, elles
flèchent à la fois l'enfermement de la faille sur laquelle elles se replient et
l'ouverture par la forêt de toute l'ampleur dimensionnelle du paysage. Comme la
musique selon Wolfgang Rihm, la forêt "creuse le ciel" : de concert avec le
vents et les nuages, elle tamise ou avive l'espace aérien, alourdit ou allège la
lumière réchauffe ou refroidit les couleurs. De même, elle impose ou suggère
selon le cas, telle ou telle senteur, tel ou tel bruissement: par temps de pluie, dit
Lanza del Vasto, "la rumeur des ruisseaux filtre par les feuillages rassasiés
d'averses." Cette respiration sourde que la forêt imprime sur le corps de la terre,
cette diastole-systole qu'elle semble projeter en plein ciel, chacun des portiques à
la fois l'accompagne et la souligne. Comme si la précarité quelque peu dérisoire
du carré, dans sa minceur d'échafaudage, innervait de façon définitive le cosmos.
Le mundus latin, on l'a dit, évoquait le défrichage méthodique d'un sol présumé
fertile; le cosmos des Grecs renvoie à une ordonnance harmonieuse. Mais c'est à
la condition que celle-ci parvienne à se graver sur son support. Car kosmos
signifie parure ; et il n'est nullement interdit de considérer, avec Alain Roger,
que l'inscription d'un code de beauté à même la substance physique d'un lieu
constitue l'analogue de ces techniques réputées archaïques que les ethnologues
ont abondamment décrites comme peintures faciales, tatouages, scarifications, et
qui "visent à transformer la femme en œuvre d'art ambulante, tour à tour
bariolée, ciselée, sculptée, selon que la sentence s'applique, s'imprime, s'incruste,
s'incarne."

En quoi, précisément, la griffe de l'artiste (la scarification qu'imprime


chaque portique sur le paysage) diffère-t-elle d'un maquillage, d'une décoration,
ou d'une parure ? Les sept portes sont-elles agencées pour ajouter véritablement
un supplément de sens, si léger soit-il, au tremblement du site par rapport à lui-
même que suggère déjà la forêt? Ou plus simplement, Bauduin n'a-t-il pas misé
sur l'hésitation momentanée que nous serions susceptibles de ressentir face à une
marque fragile, dont la signification est d'abord trouble, indécise, et qui revient à
ne perturber que l'espace d'un regard la tranquillité massive d'une nature morte ?
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L'attitude de Bauduin ne ressemblerait-elle pas plutôt à celle de l'artiste
chinois qui choisit une pierre, et la transforme en œuvre par sa seule signature?
En la signant, il lui donne un nom : il la fait entrer dans un réseau de
significations. Il poursuit en somme le labeur de la nature, à la fois il l'exalte et
le conduit à son terme. Par la retouche qu'introduit le portique, le sculpteur peut
paraître à son tour, et comme à la chinoise, emboîter le pas à la nature, et
"achever" ce qu'elle présentait sur le mode inchoatif. On se demandera toutefois
si, pour autant, le ravin est pour de vrai investi d'un surplus de signification. Ne
serait-ce pas plutôt l'inverse ? Nous avons insisté sur les ouvrages d'art que
comportent les couloirs d'avalanches. Ouvrages, et non pas œuvres. L'homme a
complété la nature, certes. Mais c'était pour la corriger. il n'exaltait pas une
puissance créatrice, il niait une puissance destructrice. Technicien, il utilisait la
nature en la retournant contre elle-même. En cela, il la violentait.
Artiste, Bauduin n'affronte nullement une nature vierge, au sens où la
pierre que choisit un Mi Fou est vierge, c'est-à-dire brute. La nature à laquelle il
se mesure a déjà subi le choc de la technique, et il en est pleinement conscient.
Son geste consiste à nier au nom de l'art et par l'art, cette négation que la
technique a imposée à la nature. Double négation, mais qui ne débouche pas sur
une position: il ne faut chercher ici aucune dialectique, on est plus près de
Heidegger (et de Hölderlin) que de Hegel. La fragilité des portiques interdit de
songer à une modification durable du site : l'installation est et se veut éphémère,
elle ne sera guère immortalisée que par des photographies. Là, sans doute, se
déchiffre une homologie non seulement avec le peintre chinois, mais avec
Marcel Duchamp: par une "injection d'ironie", le sculpteur contraindra la
technique à enregistrer la négation de la technique. "Le ready-made, écrit
Octavio Paz, est une arme à double tranchant : s'il devient œuvre d'art, il perd sa
valeur de profanation ; s'il préserve sa neutralité, il transforme le geste en œuvre.
C'est dans ce piège que sont tombés la plupart des héritiers de Duchamp : il n'est
pas facile de jouer avec des couteaux." – Bauduin, pour sa part, se tient sur le fil
du rasoir. Son installation n'"embellit" le paysage que de façon défective,
lacunaire ; elle met en évidence non seulement la nature, mais ce que l'homme
en a fait. et qui n'est ni beau ni laid; cette indifférence à son tour rejaillit sur la
nature elle-même : transformée, travaillée, celle-ci a perdu la sauvagerie sur
laquelle tablaient les Chinois. et qui n'est plus qu'objet de nostalgie. Impossible,
après cela, de prendre encore les ravins pour des œuvres d'art. – Mais il n'est pas
moins impossible d'imaginer que les portes, et les fils rouges, relèvent d'autre
chose que d'un artisanat consciencieux. On pourra toujours en relever les débris,
en vendre les images. On courra simplement le risque d'en oublier la vocation
originelle. Or celle-ci est avant tout instrumentale. Ils ne font que désigner.
Désigner les versants et les tournants, les accidents et les irrégularités des ravins;
les boursouflures et angles vifs des appareillages de soutènement; les éboulis et
amas de pierres ; les blocs isolés. Désigner la forêt. Désigner la montagne.
Désigner le ciel. Désigner, peut-être le Dieu.
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Comment, maintenant, Bauduin s'y prend-il pour désamorcer l'autre face
du "piège" que signale Octavio Paz, le risque de voir le "geste" se muer en
"œuvre" ? En ce qui concerne Duchamp, il est clair que "le ready-made n'est pas
une œuvre, c'est un geste que seul un artiste peut faire et pas non plus n'importe
quel artiste, mais précisément Marcel Duchamp". Rien de surprenant à ce que
faute d'idolâtrer l'objet artistique, on se mette à adorer l'auteur du geste.
Ostensiblement. Duchamp s'en ira donc faire mine de ne jouer qu'aux échecs.
Mais pour ce qui est de Bauduin, la réponse réside dans la tension et
l'oscillation qui font que l'on se trouve perpétuellement renvoyé de l'installation
proprement dite à son contexte, et du contexte à l'installation. Les portes sont
des seuils, et rien que des seuils. Évidées, elles ne se ferment jamais. On ne peut
que les franchir, dans un sens ou dans l'autre. Une fois franchies, elles ont
disparu, elles s'effacent complètement. Reste le paysage – le contexte. naturel,
technique, ou mixte. Mais ce paysage, Bauduin ne l'a jamais signé. C'est aux
forestiers qu'il appartient. Ou bien au Dieu. Force est bien de revenir aux portes:
aux seuils. De les franchir à nouveau. Le geste, c'est nous qui le faisons.
Sisyphe se frotte les mains. Il attend. Quoi? L'appel de l'avalanche.

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Chapitre 21 - Le passage des pierres

L'extraordinaire succession d'essais qu'un écrivain et philosophe breton,


Jean Grenier, avait jadis consacrée aux Iles (1), et dont on sait qu'elle avait
inspiré l'Albert Camus de Noces et du Mythe de Sisyphe, pourrait bien, au fil des
ans, n'avoir rien perdu de son pouvoir de fascination ; et celui-ci ne se trouve
nullement affaibli de s'exercer - par ce qu'il est convenu d'appeler une
"fertilisation croisée" - non plus exclusivement, ou même nécessairement, au
niveau du langage, ou de l'œuvre de littérature, mais sur des sculptures, des
installations, des environnements, voire des performances : les mots, justement,
important moins que l'attitude, la gestuelle, le traitement d'un ou de plusieurs
espaces. Telles étaient du moins mes réflexions à propos (pourtant) d'un texte,
le commentaire que Bauduin m'adressa, dans une lettre datée du 5 Juillet 1991,
sur son travail le plus récent, L'Ile (1974-1991), et dont je recopie ici les
principaux extraits : "Voici quelques notes et photos de ma "tournée" des Iles. Il
y a un film, en attente de montage. Ce travail est proche du dénuement, je n'ose
pas trop en "dire". Il résume également tout un travail sur le paysage, commencé
par La Route du sel. Je n'ai pu m'empêcher d'y inclure un menhir et un bunker..
Les choix des lieux se complètent avec les éléments naturels. Une fin pour
débuter! (...). Je pensais être arrivé au bout de ce chemin... Je vais essayer de
l'affiner, en tant que passeur de pierres : en n'apportant rien, et ne prenant rien.
Seul le geste. Explication : Autour d'un lieu, étang ou volcan. Prendre une
pierre (choisie) ; la déposer près d'une autre, qui sera prise pour être déposée à
nouveau. Répéter le mouvement sept fois, de manière que le tour du lieu soit
bouclé. La septième prenant la place de la première. Vivre le lieu ! (...). Dans ce
passage il y a une forme de déstructuration de mes travaux précédents... Il y a les
difficultés d'être dans le travail, on pense être à l'abri de cette situation dans le
quotidien. Ayant un faible pour l'entropie, source de création dans la
dégradation,... il n'en est pas de même dans la vie. Pour être là sans être las."
Et dans le descriptif joint à sa lettre, Bauduin fournissait tous les détails :
son choix de sept sites islandais, "liés à des travaux antérieurs", pour venir y
"déposer" (concrètement, physiquement) sept blocs cubiques en granit de
Bretagne de 20 cm de côté chacun ; leur échange, sur place, avec des pierres de
basalte "analogues mais brutes" destinées à être redéposées dans sept îles
d'Europe, elles-mêmes sélectionnées en fonction de critères précis, dictés par la
biographie (professionnelle, mais aussi bien sentimentale) de l'artiste ; le
prélèvement, sur les sept îles, de sept nouvelles pierres, vouées à leur tour à
redéposition avec trois structures d'acier galvanisé "en rapport homothétique
avec la surface de chaque pierre"... Bref, le récit d'un parcours géographique
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mouvementé, ponctué de gestes précis, soigneusement ritualisés et récapitulant,
avec une scansion d'ensemble en diastole-systole et le souci permanent d'un
retour ou d'une remontée à l'origine, un assez vaste pan de l'existence du
narrateur, ce récit n'est pas si éloigné d'une confession. Bauduin définit d'un seul
mot la nature du "lien spirituel" qui unifie à ses yeux le choix qu'il a fait des sept
îles européennes propres à recueillir les sept basaltes d'Islande ; et ce mot, ou
plutôt ce nom, c'est : Rousseau. Je ne suis donc pas autrement surpris de voir
L'I1e s'inscrire dans le sillage duchampien du ready-made tellurique à quoi
Bauduin m'a habitué. Mais dans l'ampleur de l'itinéraire prévu pour la
réalisation du projet, il me semble retrouver quelque chose de Jean Grenier,
d'autant que Bauduin, dans sa lettre, sans aller jusqu'à l'aveu d'une franche
nostalgie, dit concevoir le "passage" des pierres comme une manière de
"déstructuration de (ses) travaux précédents", invoque "les difficultés d'être dans
le travail", et se reconnaît "un faible pour l'entropie". Or que nous confiait Jean
Grenier dans le chapitre introductif des Iles, qu'il avait intitulé précisément
"L'attrait du vide" ? "Il n'est pas étrange que l'attrait du vide mène à une course,
et que l'on saute pour ainsi dire à cloche-pied d'une chose à une autre. La peur
et l'attrait se mêlent - on avance et on fuit à la fois ; rester sur place est
impossible."(2)

On m'objectera que les voyages auxquels se réfère Grenier sont assez


largement imaginaires : des Kerguelen à l'île de Pâques et à l'Inde, l'auteur n'a
bourlingué que de façon livresque. Bauduin, au contraire, s'est fait un devoir de
hanter méthodiquement les sites auxquels il avait songé, au point que ses
migrations l'ont transformé ces derniers temps en authentique globe-trotter. Et
les traces qu'il a pris soin d'éparpiller sur la planète, pour infinitésimales qu'elles
soient, n'en existent pas moins : rien de moins onirique qu'un cube de granit, un
pain de basalte, ou de l'acier galvanisé. Si fragiles que soient d'autre part des
pellicules photographiques ou des films, il s'en est servi comme d'autant de
témoignages vécus. – Certes. Et je ne prétends nullement sous-estimer le hiatus
entre deux tempéraments également bretons, mais dont les contrastes sautent
aux yeux. Je crois simplement que vaut d'être soulignée l'analogie entre deux
expériences apparemment diverses, si ce n'est contradictoires, mais que réunit
une même obsession du retour au néant de toutes choses. Bauduin professe que
s'il se livre au "passage" des pierres, c'est "en n'apportant rien, et ne prenant
rien"; et Grenier, que "la contemplation muette d'un paysage suffit pour fermer
la bouche au désir"(3). Il me semble que le souhait qu'exprime Bauduin, d' "être
là sans être las", rejoint le vœu de Jean Grenier, de voir le vide virer
"immédiatement" en plénitude. "Mais quels beaux instants, écrivait Grenier dans
"L'attrait du vide", que ceux où le désir est près d'être satisfait."(4) "La lutte elle-
même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer
Sisyphe heureux"(5) : cette conclusion du Mythe de Sisyphe, Camus l'a élaborée
en écho à Grenier; elle me paraît s'appliquer parfaitement à Bauduin.
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Si caractéristiques que soient chez ce dernier les interventions in situ,
elles valent donc moins par leur effectuation matérielle que par leur charge
symbolique. Et leur fonction, dans l'économie générale de l'œuvre qu'elles
configurent, est à mettre en parallèle avec le rôle que joue l'écriture dans Les
Iles : elles font du monde un texte. Il n'est en effet nullement avéré - à
l'encontre de ce qu'affirme le Lyotard de La Condition postmoderne - que notre
époque marque la fin des "grands récits" : ceux-ci ne peuvent-ils pas, la
technique aidant, changer de peau, se métamorphoser ? Mais s'il en est bien ainsi,
Bauduin ne saurait être pris pour un aérolithe venu d'ailleurs : les pérégrinations
qu'il a entreprises ont dû connaître des précédents, elles appartiennent à une
tradition. Je n'ai mentionné jusqu'ici que la référence à Jean Grenier : c'est
qu'elle est obvie, et que Bauduin a lu et admiré Les Iles. Mais il est permis de
remonter plus haut dans le passé - et cela peut autoriser le cas échéant une
meilleure compréhension de l'enjeu, malgré tout un peu énigmatique, que
constitue le bonheur de Sisyphe. Il serait intéressant, par exemple, de comparer
L'Ile (et son "aérolithisme" apparent) aux grands voyages cosmiques dont le
XVIle siècle a été particulièrement friand. Dans l'un d'entre eux, l'Iter
exstaticum du Père Athanasius Kircher (1656), on voit un nommé Théodidacte
(alias le Père Kircher lui-même), accompagné de son guide, l'ange Cosmiel,
voguer à travers les planètes. Lorsqu'ils débarquent sur Vénus, globe de cristal
et de pierrerie, ils observent que cette "île", à la différence de la Terre (laquelle,
c'est bien connu, est privée de tout mouvement), est soumise à une double
rotation : elle tourne non seulement autour du soleil, mais autour d'elle-même.
Cela la rend instable, et inhabitable pour les hommes (qui sont les seuls vivants
de l'univers). Mais le plus curieux est que si l'on prenait une pierre de Vénus
pour la rapporter sur la Terre, elle n'y resterait pas : aimantée par une force
irrésistible, elle referait immédiatement le chemin inverse, afin de se
réagglomérer sur le sol de sa planète-mère, telle une balle de Jokari qu'un
élastique retourne opportunément à son envoyeur (6). Le monde selon
Athanasius Kircher est donc bel et bien un univers sans liberté : tout y revient
sans relâche à son point de départ. Néanmoins - et c'est là que pointe quelque
chose comme une joie sisyphéenne - l'immensité des distances contribue à
désenclaver ce monde fini : elle offre au voyageur l'idée, ou à tout le moins
l'illusion, de l'infini; elle lui ouvre la voie de la jubilation. Celle-ci, toutefois, ne
serait pas complète si, à la faveur d'une accélération miraculeuse, les attractions
et "influences" qui régissent les allées et venues entre les différentes "îles" ne se
produisaient pas instantanément (nous dirions à l'époque de l'ordinateur : "en
temps réel"). Tout ce que contiennent les autres "îles" se reflète sur la nôtre :
cela signifie que tout repart vers son point d'origine à la vitesse à laquelle il est
venu. Ces échanges incessants, qui s'effectuent illico presto, débouchant sur une
prodigieuse condensation des événements spatio-temporels. Et le Père Kircher,
qui s'y connaît en musique, de remarquer que si les "influences" assignent une
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mesure aux distances spatiales et aux laps de temps, c'est à la façon dont la
hauteur d'un son dépend de la longueur des cordes. Mais eu égard à l'extrême
rapidité des déplacements par attraction, qui jouxtent la ténuité de l'instant, une
simple promenade risque de retentir en un clin d'œil à l'autre bout du cosmos ; et
si pesantes qu'elles soient, les pierres s'envolent littéralement d'une île à une
autre, comme si la force suprême qui tient ensemble les composantes de
l'univers les subtilisait ou les immatérialisait d'un coup. On le constate : à la fois
délirantes et prémonitoires, les élucubrations du bon Kircher invitent à savourer
esthétiquement certains paradoxes qui n'ont pas cessé aujourd'hui de nous
intriguer ; et pour peu que l'on s'avise de faire correspondre Théodidacte à
Bauduin, l'ange Cosmiel à Grenier, et l' "île" de Vénus à l'Islande (pourquoi
pas ?), on s'achemine vers une problématique du "transhistorique" et de l' "outre-
disciplinaire" (7) qui n'a certes pas attendu notre époque pour se trouver
formulée, mais que l'art et la pensée d'aujourd'hui ne manquent pas de réactiver.
La propension du XVIIe siècle à qualifier d'"îles" les nœuds d'interrelations et
les paquets d'interférences qui sont censés tisser la trame du cosmos revêt, pour
qui se sent concerné par L'Ile de Bauduin, une importance particulière. Mais
tandis que pour un Fontenelle, par exemple, les îlots qui constituent l'anneau de
Saturne demeurent voués à la fonction quelque peu prosaïque de permettre aux
habitants de se déplacer le long de l'anneau en n'effectuant que des sauts de puce,
l'ode que composera Klopstock en 1782 (Die Verwandelten) décrira le même
anneau comme un archipel d'îles heureuses au fil duquel sonorités raffinées et
paysages somptueux n'arrêtent pas de se propager; pour en mieux apprécier le
flux, l'ange en route vers le ciel ralentit son vol et l'âme du poète suspend toute
mouvance. Tout, dès lors, résonne selon son propre temps et s'accorde à sa
dimension propre : tout revient à soi. C'est affaire non seulement de "longueur
d'ondes" favorable, mais d'harmonie cosmique. L'œuvre de Klopstock introduit
ainsi un "chaînon manquant" dans ce qu'il faut bien se résoudre à considérer
comme une lignée esthétique, et qui va (pour le moins) de Kircher à Bauduin (8).
Qui plus est, aux "îles heureuses" de Klopstock, il semble bien que fasse, à sa
manière, écho le Grenier des "Iles fortunées"(auxquelles est dédié le troisième
chapitre des Iles), quand il décrit son iter exstaticum intime sur la terrasse
Cimbrone, à Ravello : soudain, le jour de Noël 1924, fasciné par les jeux de la
lumière sur les marbres, il lui apparaît avec une évidence aveuglante, et pour la
première fois, qu'il existe. "Tout le monde perd, et puis essaie de se rattraper,
mais en vain. Moi, à cette heure que je sais, en cet endroit que je puis dire, j'ai
gagné d'un coup tout ce qui pouvait être gagné. Je ne sais si je me fais bien
comprendre : mais je suis sûr que j'ai gagné tout, d'un seul coup et sans aucun
mérite."(9) Il use d'un lexique pascalien ; pascalienne, l'angoisse qui l'étreint une
fois l'extase dissipée l'est aussi, et d'autant plus que rien ne peut lui garantir la
réédition d'un tel état. Comment, dans le désarroi de semblable frustration,
continuer à vivre ? "On se survit, c'est tout, en attendant un nouveau moment
imprévisible. Mais qu'importe, puisqu'il m'est arrivé de gagner ? Sentez-vous
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bien la force de ce mot ? De zéro vous passez à l'infini. J'ai gagné. Que parlez-
vous d'avenir ? Mais après, direz-vous, l'on retombe au néant. - Sans doute, mais
il reste ce fil ténu de lumière qui vous poursuit jusque dans votre sommeil et qui
vous avertit qu'autrefois... Et pourquoi dans un millième de seconde ne serai-je
pas précipité de nouveau au fond de cet être qui m'est plus intérieur que moi-
même ?" (10) Ainsi, de cosmique et interplanétaire qu'il était chez Kircher, le
voyage s'est intériorisé chez Klopstock et il s'est transformé en quête quasi-
mystique chez Grenier. Je ne prêterai pas pour autant semblable intention à
Bauduin, dont le rousseauisme, comme je l'ai mentionné, s'avoue franchement.
Mais, parallèlement au langage pascalien, et dans la mesure où, une fois au
moins, le pari a été gagné dans ce monde-ci, il est clair que Jean Grenier ne se
refuse pas à user de la rhétorique de l'effusion ; d'où la strette que voici, et dans
laquelle, je crois, Bauduin ne saurait manquer de se reconnaître : "Fleurs qui
flottez sur la mer et qu'on aperçoit au moment où l'on y pense le moins, algues,
cadavres, mouettes endormies, vous que l'on fend de l'étrave, ah, mes îles
fortunées ! Surprises du matin, espérances du soir vous reverrai-je encore
quelques fois ? Vous seules qui me délivrez de moi et en qui je puisse me
reconnaître. Miroirs sans tain, cieux sans lumière, amours sans objet... "(11)

Que la "charge symbolique" déborde, chez Bauduin, le strict domaine de


la physique du geste, cela paraît donc établi. Comme on vient de le montrer, le
bonheur de Sisyphe est cosa mentale, et peut-être même spirituale. Il serait
cependant erroné d'en conclure à la séparation des deux règnes, et d'interpréter
L'Ile comme une oeuvre éthérée, fleurant bon le concept, et ne s'appuyant sur le
corps qu'à titre provisionnel et, somme toute, accidentel. Dans une page-
manifeste, l'artiste a énuméré les verbes susceptibles de caractériser les
différentes actions corporelles que requiert la réalisation de son projet ; placer,
partir, passer, etc., tous ces gestes supposent le recours à une motricité plénière
qui nécessite à son tour pour s'accomplir une musculature sans faille et un sens
intact de la posture, de l'équilibre, de la coordination des mouvements, bref
l'exercice normal de la corporéité. Mais si vous adjoignez à chacun de ces verbes
simples le préfixe "dé-", qui indique le renoncement, l'effacement, le
désistement et par là un retour à la case départ ou au degré zéro, donc une
annulation partielle ou totale, vous n'introduisez pas seulement le grain de sable
qui compromettra éventuellement le déroulement ordinaire de l'action, vous "dé-
bordez" - littéralement - le corps, vous en gommez les contours ou les limites, et,
par un glissement de signification relativement involontaire et malaisément
contrôlable, vous vous retrouvez du coté de l' "esprit", de la cosa mentale, du
symbolique. Afin d'attirer l'attention sur cette conséquence et d'en atténuer le
caractère imprévu, Bauduin souligne habituellement le préfixe (et je me suis plié,
lorsque je l'ai cité, à cette règle). D'où les couples placer/déplacer,
partir/départir, passer/dépasser, composer/décomposer, peindre/dépeindre,
vider/dévider, etc., dans lesquels le "mental" ou le symbolique apparaît comme
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dé-rivé du physique ou de l'agir: à chaque fois, l' "esprit" se trouve rejeté - ou
mieux : dé-jeté - hors du centre, à la périphérie. L' "esprit", c'est l'aura du corps.

Seulement, cette conception ne nous est guère familière. Ne sommes-


nous pas cartésiens, c'est-à-dire accoutumés à poser en face l'un de l'autre les
deux royaumes de la pensée et de l'étendue ? Et lorsque nous hésitons devant
cette dichotomie, c'est que nous avons déjà opté pour le primat de l'un des deux
termes sur l'autre, pour un idéalisme ou pour un matérialisme. Bauduin, lui, se
veut bien plutôt non-dualiste. Cela se manifeste dans l'usage qu'il fait du mot
"déposition": L'I1e consiste pour l'essentiel en une suite de dépositions de
pierres, et par là il faut entendre deux significations à la fois - car, en même
temps qu'il "dépose"(sur le sol) une pierre, ce "dépôt" est une "déposition" au
sens juridique, un témoignage, une signature. Dans et par le même geste, le
physique et le symbolique s'entrecroisent, s'entrelacent ; sans qu'il puisse être
question de les dissocier. Dira-t-on qu'il s'agit d'un jeu de mots? Assurément !
Mais ce jeu de mots est aussi, et au même instant, jeu dans le monde, jeu du
monde, cosmogonie. Le langage ne se "pose", en fait, que pour être
simultanément "dé-posé", c'est-à-dire annulé, ruiné. A chaque fois, renaît et se
consomme la complémentarité yin/yang. Elle "se consomme" : c'est avouer
aussi qu'elle s'use et se consume, et qu'il faut la raviver sans relâche. Ici comme
partout, retour à zéro - avant de repartir. Mais cela montre la nécessité de
recourir à une logique différente. A mon sens, l'effort de Bauduin ne se
comprend pas vraiment si l'on ne met pas à contribution certaines catégories
propres aux pensées extra-européennes, et notamment orientales. Car parler à
son propos de "dé-construction", ainsi qu'on serait tenté de le faire en s'avisant
de la similitude de son propos concernant la langue et la duplicité du verbe avec
celui de Derrida, ne ferait guère que baptiser le problème. On ne sortirait
toujours pas du langage.

Prenons en revanche les Inoukshouk, ces amas de pierres que l'on


rencontre dans certaines zones arctiques du Canada ; ou encore le sanctuaire
shinto qu'a étudié, dans l'île de Kudaka (archipel d'Okinawa), le peintre Taro
Okamoto (12). Voilà bien des œuvres" énigmatiques, et qui, à coup sûr, mettent
notre langage entre parenthèses. Peut-être le mot eskimo Inoukshouk veut-il dire
"agir par la force humaine"; mais cet "agir", que vise-t-il ? L'édification d'amers
propres à faciliter la navigation ou le parcours des traîneaux ? Ou celle de pièges
à caribous ? Ou quelque autre fin plus ou moins hédoniste ou esthétique ? De
même, les trois ou quatre pierres du site d'Utaki, à demi enfouies sous les
feuilles, au sein d'une clairière, constituent-elles véritablement un sanctuaire
shinto ? Comment le déterminer ? - Pourtant, remarque Taro Okamoto, nous
éprouvons immanquablement devant ces "dépositions" le frisson qu'inspire
normalement le sacré. Ces cailloux informes, et l'informel de leur abandon,
concentrent en un éclair toute l'énergie tellurique d'un microcosme,
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homothétique à son tour d'un macrocosme. Toutes ces pierres agissent en
quelque sorte par soustraction, en se défalquant (par leur aspect inapparent,
anonyme, anodin ... ) d'un contexte qui, sans doute par contraste, revêt dans le
même mouvement l'apparence du sacré. A Utaki, par exemple, ce ne sont pas les
pierres qui retiennent le regard, mais plutôt la clairière qu'elles signalent. Ce
n'est pas la clairière qui s'impose à une quelconque contemplation, mais la forêt
alentour. Et la forêt n'est rien non plus : c'est de la montagne tout entière sur
laquelle s'est implantée cette forêt, qu'il faut dire qu'elle est la divinité qui habite
le lieu ; quant à ce lieu, qu'est-il donc, sinon l'univers ? On pourrait faire le
même genre de constatations à propos des empilements shamaniques de pierres
brutes de Corée (les tan) ou de Chine (les ao), ou encore à propos des obo du
Tibet, au sommet desquels on laisse dépasser un bâton ou une branche d'arbre :
il s'agit d'amoncellements-signaux qui polarisent l'énergie chtonienne afin de la
redistribuer sur l'environnement, ce qui revient à piéger celui-ci en en modifiant
le sens. "Iles", ou bien cailloux dans une mare ? Car le pouvoir figural échu au
centre est instable, il émigre vers l'extérieur à la façon des ronds dans l'eau, si
bien que le centre, qui était initialement figure, devient fond pour mettre en
exergue le défilé qui va s'amplifiant des ondes successives. Le travail
d'émergence de la figure en voie de jaillissement se réitère jusqu'à l'épuisement
de la puissance d'impact, tandis que le fond, chassé vers la périphérie, a fait
immédiatement sa réapparition au centre, d'où il chasse la figure. Il s'ensuit que
les contours ne peuvent que paraître flous: on les voit s'élargir, puis s'éteindre.
Jusqu'à la réédition du même jeu.

Mais n'est-ce pas justement à ce jeu que joue Bauduin ? La circularité


dont il fait mention dans sa lettre n'est-elle pas de même nature, instable, et
victime par définition d'un accroissement de cette "entropie" pour laquelle il se
sent "un faible" ? Là se trame, me semble-t-il, la différence de l'Orient par
rapport à l'Occident, celle même que Jean Grenier, dans Les Iles, a évoquée en
comparant l'Inde et la Grèce. En effet, ce qui importe pour un grec est de bâtir
un monde qui soit un cosmos ; il parviendra à cette cosmétique universelle en
soignant les contours et la surface. Son problème est d'éviter le chaos, c'est-à-
dire la retombée dans la matière ; le privilège consenti à la forme et à
ce qui se laisse enclore, donc à l'enceinte sacrée, s'impose tout naturellement. Et
l'insularité est une bonne métaphore de cette clôture, parce qu'elle évoque la
fermeture sur soi d'une figure stable qui rassemble (legein), et donc le logos.
Pourquoi, dans ces conditions, chercherait-on à s'évader du langage ? - La
pensée de l'Inde, pour sa part, ne se soucie guère de se prémunir contre le chaos,
tout simplement parce qu'elle commence par constater qu'il y a déjà de l'ordre
dans le monde, sous les espèces du karman, c'est-à-dire de l'impalpable réseau
d'interrelations qui permet à la causalité de régner sans partage sur toutes choses.
Ce réseau, il s'agira non pas de le distendre ou de le rompre, mais de le mesurer
à ce qui est au-delà de lui, et qui lui est supérieur : le "non-relié", l'Absolu,
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Brahman. La métaphore insulaire est, ici aussi, pertinente ; mais ce n'est pas
pour la même raison. Qu'est-ce en effet qu'un archipel, sinon une constellation
de terres émergées et liées entre elles par un certain voisinage, ce qui ne saurait
manquer d'entraîner, au niveau du karman, de fructueux échanges ? Seulement,
les îles qui "composent" (karmiquement) cet archipel, que sont-elles en elles-
mêmes, sinon des pics appartenant en profondeur à une seule et même chaîne
montagneuse ? Si on les examine au fond, en-dessous de leur ligne de flottaison,
elles se rejoignent, elles se tiennent, elles ne font qu'un ; et cet "un" est
autrement solide que ne peut l'être le réseau karmique, par définition superficiel,
épidermique : c'est un massif ! Brahman est donc ce qui sous-tend et consolide
le karman, il en est à la fois la cause et l'accomplissement. Et le karman , tout
ordonné qu'il soit, n'a rien d'une fin en soi. Par hypothèse, il est relatif. Or ce
relatif ne vaut que s'il témoigne de l'existence de l'Absolu : comme celui-ci se
tient en retrait, force est bien pour le karman de s'effacer, de se gommer, de
s'annuler, pour laisser au moins transparaître ce retrait, cette palpitation secrète
et immuable qui permet à toutes les îles d'émerger et à tous les êtres d'exister
parce qu'elle se tient celée au plus profond d'eux-mêmes, et qu'elle est davantage
eux-mêmes qu'ils ne le seront jamais.

Si, à présent, je me retourne vers Bauduin, je crois pouvoir opter pour une
interprétation "indienne" de L'I1e, plutôt que pour une vision "hellénisante" de
son travail. La note finale du chapitre des Iles que Jean Grenier a intitulé "L'île
de Pâques", parce qu'elle introduit un germe de doute à l'égard de toute
euphémisation du fantasme insulaire, me paraît propre à guider ici la réflexion.
"D'où vient, demande Grenier, l'impression d'étouffement qu'on éprouve en
pensant à des îles ? Où a-t-on pourtant mieux que dans une île l'air du large, la
mer libre à tous les horizons, où peut-on mieux vivre dans l'exaltation
physique ? Mais on y est "isolé" (n'est-ce pas l'étymologie ?) Une île ou un
homme seul. Des îles ou des hommes seuls."(13) Cette solitude, c'est celle du
navigateur qui – tel Ulysse sur sa plage phéacienne, Ulysse avant Nausicaa - ne
réchappe que par miracle au déchaînement de la tempête. Expérience grecque
s'il en est: les Cyclades ont beau consteller la mer Egée, voguer de l'une à l'autre,
quand le vent se lève, devient une aventure. Toute île est certes un refuge, qu'il
faut un motif (ou un mobile) puissant pour vouloir quitter ; grande sera la
tentation de s'y cantonner en y traçant le périmètre d'un temple, histoire de se
procurer la compagnie de quelque divinité. Le chaos ne sera exorcisé qu'à ce
prix. Le chaos - mais peut-être pas la solitude : comment être sûr qu'un dieu va
venir ? - Voilà pourquoi, sans doute, si séduisante que soit à première vue
l'assimilation de la course-poursuite de Bauduin à une Odyssée, l'hypothèse n'en
peut guère être retenue. Car Ulysse, au long de tout son périple, n'en a jamais
fini de se perdre, ni de se sentir perdu. Bauduin, en regard, n'entreprend de
sauter d'île en île qu'après avoir compulsé toute une série de cartes. Plutôt qu'à
un héros de saga homérique, il ressemble au Petit Poucet : perdu, oui, mais pas
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tout-à-fait s'il a bien semé de petits cailloux blancs, et non pas des morceaux de
pain ; et puis, il ne tiendra qu'à lui de voler à l'ogre ses bottes de sept lieues. Sept,
à propos, cela ne vous rappelle-t-il rien ? Quand Bauduin s'intéressait à La Dé-
mesure, il lui fallait décocher sept perches sur sept cibles mégalithiques ; L'I1e
aura requis sept granits de Bretagne, sept basaltes d'Islande sur sept sites
distincts, sept îles européennes venant en surnombre afin de redoubler le
cérémonial : Perrault n'est peut-être pas battu, il est à coup sûr égalé. - Plus
sérieusement : si Bauduin s'adonne avec une telle opiniâtreté aux délices de la
numérologie, ses motivations sont autres que psychologiques. Comme la
psychanalyse l'a montré, le Petit Poucet sert à Perrault de symbole (et, qui sait ?
de substitut) phallique ; c'est que, "si menu dans les contes, il est toujours doué
d'attributs supérieurs"(14). Mais avec Bauduin, l'intrigue se corse : le Petit
Poucet s'inscrit dans la tradition des "familles de sept enfants dont un est doué
de pouvoirs supra-normaux et porte le nom de magicien, de sauveur ou de
sorcier"; or cette tradition regroupe "des pastiches du grand mythe asiatique cinq
fois millénaire de Krishna"(15). Je ne prétends nullement suggérer une exégèse
de L'Ile axée sur l'histoire des religions, et Bauduin n'a cure de l'archéologie de
type muséal qui tient lieu d'imagination à tant d'artistes à la mode. Mais l'usage
du sept est ici éclairant : le "passeur de pierres", alias le Petit Poucet, alias
Krishna, n'est autre qu'un shaman. Un sorcier-sourcier.

Le monde de Bauduin s'ouvre par là à ce que j'appellerai la verticalité.


Epris de formes et de surfaces, les marins grecs fétichisent les îles dans la
mesure où elles nagent et surnagent : Hésiode a décrit des "héros fortunés" en
précisant qu' "ils habitent, le cœur libre de soucis, dans les Iles des Bienheureux,
aux bords des tourbillons profonds de l'océan" (16). Or comment s'appelle leur
dieu ? Apollon. Sans doute plus terrienne, l'Inde n'attribue pas la profondeur au
seul océan, elle s'enquiert de celle des îles : d'où une spéléologie transcendantale
qui espère rejoindre l'Essentiel, Brahman, par un sondage en vrille, et qui
découvre soudain la vanité d'un tel espoir - car on n'a pas à rejoindre ce que l'on
est déjà ! Brahman, je le suis déjà, et tu l'es aussi, tat tvam asi, ô Svetaketu... La
révélation de la verticalité fait de celui qui l'éprouve le maître et le dominateur
du karman : en s'identifiant à (et comme) Brahman, il fait voler en éclats le
monde de la surface, le tissu des interrelations, et tout ce qu'on entend
habituellement par "le réel"; il en démasque le caractère sinon illusoire, du
moins "délusif". Mais cet univers de la dé-lusion, n'était-ce pas lui qui se l'était
fabriqué, à l'instant même ou, en partance pour les profondeurs, il se faisait une
montagne de ce qu'il imaginait avoir à traverser ? Il faut être magicien, et donc
shaman, pour faire, en s'aidant du rite approprié, tantôt apparaître et tantôt
disparaître le karman ; il faut être mayin pour exercer les pleins pouvoirs sur la
maya, de manière qu'elle se fonde et se confonde à volonté dans et avec le
karman. Mais le seul énoncé d'une telle démiurgie confirme ce que faisait
soupçonner l'attitude de Jean Grenier, dans sa propension à imaginer des
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voyages dans les îles au lieu de les faire physiquement : dès lors que l'ensemble
de la réalité est invoqué pour faire pièce à l'Absolu, son existence apparaît moins
nette, et même elle devient indifférente. Ecoutons encore Grenier: "Mon ami
Cornélius, comme nous nous promenions dans une rue de Bénarès, me
demandait si j'étais heureux d'avoir enfin vu l'Inde. Il ne comprenait pas qu'il
me fût indifférent de connaître la terre de l'indifférence."(17) Les dualismes, en
effet, se délitent et s'estompent : finalement, il n'est de voyage qu'intérieur - ou
"en verticalité"; et cela est vrai même (et peut-être surtout) des voyages que l'on
accomplit effectivement. Autrement dit, il n'y a pas, entre celui qui rêve ses
pérégrinations sans sortir de sa chambre et celui qui s'acharne à réaliser les
dépaysements qu'il s'est programmés, le hiatus radical que l'on croit; on
nomadise très bien sur place, et à l'inverse les voyages forment la jeunesse. La
connivence entre Les Iles et L'Ile témoigne de ce qu'entre l'imaginaire et le réel,
comme entre l'esprit et le corps, les frontières sont floues. Car L'I1e - au
singulier, mais ce singulier rassemble plusieurs parcours -, tout autant que Les
Iles, ne situe pas d'abord, ni même essentiellement, l'errance qu'elle promeut en
l'étalant sur une ou plusieurs cartes de géographie, donc en la planifiant pour
mieux l'extérioriser ; elle en fait un voyage au centre de la terre. Ce n'est pas
que les cartes soient superflues : au contraire, on l'a dit, elles seules balisent
l'errance et structurent l'œuvre. Mais c'est au niveau du karman. Ou si l'on
préfère, lues au premier degré, selon leur littéralité, elles autorisent toutes les
migrations. N'est ce pas cependant de transmigrer qu'il s'agit ? Alors, il faudra
les déchiffrer au second degré, ou (mieux) au degré zéro de la littéralité. Comme
les lirait une voyante : pour l'avenir qu'on affecte d'y découvrir ; c'est-à-dire pour
le bouleversement du présent qu'elles annoncent. Bauduin dressant son itinéraire
islandais au premier degré peut se permettre un pèlerinage au pied d'un volcan,
dans un désert de moraines, sur un glacier "avec orgue", etc. : tout cela est
affaire de mémoire et fidélité à des travaux antérieurs ; en prime, la carte ouvre
la possibilité d'ajouter un crochet en hommage à Jules Verne (ne se propose-t-on
pas un Voyage au centre de la terre ?), et de humer de près un paysage littéraire
célèbre. Il suffit de lire... - Mais la même carte d'Islande réserve les chances
d'une lecture plus subtile, symbolique, au second degré. Cela vaut qu'on y
insiste.

L'Islande en général, et les lieux de L'I1e en particulier (même si Bauduin


y retrouve des bribes de paysages investis jadis, et ailleurs), ne sont a priori pas
tellement hospitaliers. Puisque nous en étions à feuilleter un album de souvenirs,
ajoutons encore ceci : les navigateurs norvégiens du haut Moyen-âge avaient
exporté en Islande la coutume d'exclure de la communauté tout assassin reconnu
coupable. On lui offrait - comme dans la mère-patrie - le "recours aux forêts":
pour peu qu'il se réfugiât dans les bois, il aurait la vie sauve. Préfaçant l'essai
qu'Ernst Jünger avait consacré en 1951 à cette tradition, le traducteur, Henri
Plard, ne manqua pas d'observer qu'en fait de végétation, l'Islande n'avait guère à
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offrir que des "déserts intérieurs pierreux, stériles et glacés" (18); il y avait une
certaine ironie à transposer en Islande une pratique née sous d'autres cieux, et
adaptée à un écosystème différent. Mais plus frappante encore était la mutation
survenue depuis lors, dans l'existence quotidienne de l'humanité entière : "La
proscription, écrivait Ernst Jünger, sanctionnait en général l'assassinat, tandis
que de nos jours elle atteint l'homme avec le même automatisme que la chance à
la roulette. Nul ne sait s'il n'appartiendra pas dès demain à un groupe de hors-la-
loi. En de tels moments, la vie perd son badigeon de culture, car les coulisses du
confort tombent et se muent en indices de destruction."(19) Ainsi, nous vivons
une ère de proscription généralisée. Si, pourtant, nous sommes tous devenus des
otages en puissance, cela peut susciter chez certains - les plus artistes, peut-être,
d'entre nous - un réflexe salutaire : l'individu peut choisir la souveraineté de la
révolte. C'est pourquoi le traducteur a décidé de rendre par "rebelle" plutôt que
par "proscrit" le mot qu'emploie Jünger : Waldgänger. Dans une époque livrée,
comme la nôtre, à la terreur, nul ne saurait protéger l'intégralité de ce qu'il
possède. "A lui de décider, dit Jünger, ce qu'il veut tenir pour son bien propre,
et comment il le défendra. (...) Il aura donc à distinguer, dans son inventaire, les
biens qui ne méritent pas un sacrifice, et ceux pour lesquels il vaut la peine de
lutter. Ce sont les biens imprescriptibles, les propriétés véritables. Ce sont
également celles que l'on emporte avec soi (...). L'une d'elles est la patrie que
l'on porte en soi, et dont on rétablit l'intégrité par un mouvement intérieur, parti
de l'inétendu, lorsqu'elle a été altérée dans l'étendu, dans ses frontières."(20)

On aperçoit tout ce que l'Islande, déchiffrée "au second degré", donne à


penser. Comme l'a écrit Bauduin dans l'argument de son travail, "I'Il(e), c'est la
pensée portée puis déportée". En effet : que les "biens imprescriptibles" et les
"propriétés véritables" que l'on "emporte avec soi" ne soient autres que des
pierres, granits ou basaltes, cela en dit long sur la véritable condition de l'artiste
aujourd'hui. L'arte povera, l'art conceptuel, les divers minimalismes, et, last but
not least, L'Ile telle que l'a élaborée et exécutée Bauduin, témoignent en tout cas
d'une dignité dans l'austérité et d'une intégrité dans la rébellion que l'on serait
bien en peine de retrouver dans des écoles ou formes d'art plus faciles, ou
d'inspiration soi-disant plus récente. Les passeurs de pierres, ceux qui n'ont plus
d'autre patrie que les cailloux et les éboulis, n'agissent certainement pas sous le
coup d'une impulsion romantique, et ils ne cultivent pas la malédiction. Ce ne
sont pas non plus de simples "individus", si par ce terme on entend celui qui ne
diffère des autres que parce qu'il faut compter avec lui en tant qu'il s'ajoute
seulement aux autres en faisant masse, en se joignant à la meute. Bauduin ne
tarit pas de sarcasmes envers les systèmes de mesure qui ravalent toute exigence
éthique au rang de recherche d'un petit commun dénominateur. L'artiste, le
passeur de pierres, n'est pas de ceux qui se laissent atomiser, c'est-à-dire séparer
uniquement de façons numérique de ce qui n'est pas eux. Mais il n'est pas non
plus un sujet à la sensibilité exquise, et qui ne viserait qu'à pérenniser son ego en
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érigeant des monuments à sa propre gloire. Il entend au contraire se dés-asservir
et se dés-assujettir de sa propre subjectivité. Il ne se satisfait ni du multiple, ni
de l'unique, ni du "je"- mais seulement du neutre, ou, comme l'écrit Bauduin, de
l'"Il(e)". Il se veut persona, donc "masque" ; et pourquoi quelque chose ou
quelqu'un se dissimulerait-il derrière ce masque ? Une telle interrogation, qu'a
posée de nos jours le philosophe japonais Keiji Nishitani (21), met en jeu
directement, à la manière bouddhiste, le Néant ; on est libre de discuter
l'existence même d'un tel Néant, et d'en raffiner la problématique. Mais le rôle
que joue ce masque sur la scène artistique d'aujourd'hui n'est pas douteux : il
nous rappelle à la modestie, et par là même à l'essentiel. Bauduin l'a
remarquablement exprimé : "S'approprier les lieux, le paysage comme œuvre
d'art, se glisser dans l'anonymat." Et encore "Aller à l'origine - S'abstraire - Se
fondre."

Alors, c'est vrai, les îles se rejoignent : par l'art, et par l' "Il(e)", la solitude
est exorcisée. L' "Il(e)", c'est l' "il" de l' "il y a". Créer, ce n'est plus seulement,
comme le disait Heidegger, puiser à l'eau de la source, c'est faire transmigrer les
pierres.

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Notes

1. Jean Grenier, Les Iles, suivi de Inspirations méditerranéennes, Paris,


Gallimard 1947.

2. J. Grenier, op. cit., p 15.

3. J. Grenier, op. cit. , ibid.

4. J. Grenier, op. cit. , ibid.

5. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 168.

6. Cf. Hélène Tuzet, Le Cosmos et l'imagination, Paris, Corti, 1965, p.55-61,


175-177.

7. Cf. René Berger, Téléovision, Le nouveau Golem, Lausanne, Idérive, 1991,


p. 186-195.

8. Sur Klopstock, cf. H. Tuzet, op. cit., p. 250.

9. J. Grenier, op. cit., p. 63.

10. J. Grenier, op. cit., p. 63-64.

11. J. Grenier, op. cit., p. 64.

12. Cf. Taro Okamoto, L'esthétique et le sacré, Paris, Seghers, 1976, p. 19-44.

13. J. Grenier, op. cit., p. 75, note 1.

14. Cf. l'article POUCET (Petit), in Jean Chevalier et Alain Gheerbrant,


Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p. 784.

15. Cf. J. Chevalier et A. Gheerbrant, op. cit., ibid.

16. Cité in J. Chevalier et A. Gheerbrant, op. cit., p. 520

17. J. Grenier, op. cit., p. 95.

18. Cf. Henri Plard, "Note sur le terme de Rebelle", in Ernst Jünger, "Traité du
Rebelle ou Le Recours aux forêts", repris dans Essai sur l'Homme et le
temps, Paris, Christian Bourgois, 1970, p. 146.
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19. E. Jünger, op. cit., p. 62.

20. E. Jünger, op. cit., p. 137-138.

21. Cf. Keiji Nishitani, Religion and Nothingness, tr. Jan van Bragt, Berkeley,
University of California Press, 1982, p. 69-70.

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Cinquième partie
Présenter l'imprésentable

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Chapitre 22 : Musique, visage, silence

Dans le roman de Jean-Paul Sartre La Nausée, Roquentin, se regardant


dans une glace, se dé-visage lui-même - au sens où rapprochement et
grossissement font éclater le sens d'une expression comme celle d'un visage:
"Ma tante Bigeois me disait, quand j'étais petit: "Si tu te regardes trop longtemps
dans la glace, tu verras un singe." J'ai dû me regarder encore plus longtemps ; ce
que je vois est bien au-dessous du singe, à la lisière du monde végétal, au niveau
des polypes (... ) Je m'appuie de tout mon poids sur le rebord de faïence,
j'approche mon visage de la glace jusqu'à la toucher. Les yeux, le nez et la
bouche disparaissent : il ne reste plus rien d'humain. Des rides brunes de chaque
côté du gonflement fiévreux des lèvres, des crevasses, des taupinières"(1). Jouer
avec l'accommodation dans la perception du visage, c'est porter atteinte à
l'espace dont le visage a besoin pour rayonner. J.-P. Manigne caractérise cet
espace de trois façons, ou à trois niveaux(2):
a) Il n'encercle pas le visage comme un cadre, il est bien plutôt suscité par
le visage lui-même ; et cet espace qualitatif, enté sur la proximité et
l'éloignement, sur une proxémique, occulte l'espace-cadre, l'espace-quantité.
Avec le Heidegger de L'Art et l'Espace, il faudrait même dire qu'il précède toute
quantité, c'est-à-dire la mesure de toute pensée calculante: le parametrein des
Grecs, ce que l'académisme sériel ou post-sériel, dans la musique du vingtième
siècle, découpe sous le nom de paramètres;
b) Cet espace est dé-géométrisant et dé-géo-maîtrisant : le visage instaure
donc un espace affectif; ce dernier peut être dit transcendant au sens où il
indique l'incontrôlable et invérifiable présence d'un être qui se tiendrait au-delà
de la présence qui le révèle;
c) Le visage que je regarde me regarde : je le rencontre. Il est un embrayeur
d'intersubjectivité.
La dé-figuration sartrienne - dont témoignait le visage même de Sartre : un
œil chasse l'autre... - scelle l'impossibilité de la rencontre, la vanité de la
transcendance, l'acquiescement enfin à toutes les compromissions avec la
modernité quantifiante. Cependant toute critique de la notion de sens n'exige-t-
elle pas déjà, ne serait-ce qu'en vue de se faire comprendre, d'être elle-même
pleine de sens ? Impossible, par conséquent, d'exorciser la dimension poétique
de l'espace que dessine même le visage le plus déshérité, ou le plus grossi. À ce
titre, le poème est visage. Non pas, certes, littéralement ; mais par le sens. J. P.
Manigne fait alors correspondre aux trois niveaux de l'espace du visage les trois
scansions de l'espace du poème :
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a) Le poème oriente l'espace affectif "autour d'un centre qu'on ne décrit pas,
qu'on ne dit pas, mais qui oriente, fascine l'ensemble de l'espace affectif autour
de sa présence invisible. Le poète qui réussit cette sorte de délicate transmission
a obtenu, dès lors, cette équivalence d'une nécessité apparue dans la chair et la
contingence, l'équivalence d'un visage."(3);
b) De même que "nous ne décidons pas de la signification à accorder à un
regard, à un sourire, bien plutôt ces expressions décident de nous"(4), de même
le poète agence un usage du langage qui doit être susceptible de contenir la
transcendance dans les mots, tout en renvoyant cette transcendance à elle-même,
c'est-à-dire à l'au delà des mots. Le symbole est "effort pour approcher d'un sens
dont on ne déciderait pas"(5);
c) "Le poème tend à concerner comme le visage à regarder"(6). Il peut
"agir par lui-même", comme disaient les néo-platoniciens, sur celui qui le
rencontre, le lecteur, de la même façon que le visage tranche, par sa mobilité, sur
l'impassibilité de ce qui l'entoure.
Du poème déchiffré comme un visage à la musique, maintenant, la
conséquence est-elle bonne ? Cette question, nous la posons à propos des
photographies de musiciens de la postmodernité qu'a exposées et éditées
Roberto Masotti. Regarder des portraits de musiciens, c'est évidemment se livrer
aux énigmes de l'iconographie traditionnelle de la musique, laquelle donne à
voir, mais comme un substitut jamais tout à fait satisfaisant du donner à
entendre. Confronté à de tels portraits, le lecteur, qui ne dispose pas
nécessairement, comme les Japonais pour la Joconde, du passeport
technologique que constitue l'appareillage mi-ordinateur mi-Vocoder qui a
permis de réinventer, d'après la forme du crâne, le timbre de la voix (mais hélas!
cette Joconde-là ne s'exprime qu'en japonais…), - un tel lecteur est laissé à sa
propre méditation. Tous ces visages, sûrement, disent quelque chose. Certains
sont plus éloquents que d'autres. Mais disent-ils la musique ? Et la musique de
ce temps ?
Dans l'éventail des musiques actuelles, nulle subjectivité, semble-t-il, n'est
plus en jeu, au sens où le dix-neuvième siècle, par exemple, subjectivait tout ce
qu'il touchait. En d'autres termes - ceux du Hans-Georg Gadamer de Wahrheit
und Methode(7) – le jeu, aujourd'hui, n'exige pas, pour être le jeu qu'il est - la
représentation qui donne lieu et vie à ce qu'on appelle l'œuvre d'art - que les
joueurs soient, (au sens fort) individuellement reconnus. Si, par une telle
reconnaissance, le dix-neuvième siècle, siècle des virtuoses, acquittait
ostensiblement sa dette à l'égard de la dialectique hégélienne du maître et de
l'esclave, il n'en va plus tout à fait de même à présent: l'identité de celui qui joue
devrait n'avoir plus besoin de transparaître, comme à l'époque romantique, dans
le jeu, parce qu'elle importe moins que sa dévotion à l'égard de ce qui se joue, et
parce que cette dévotion est en principe devenue synonyme de dés-identification
et d'anonymat.(8) Tenir, en somme – Gadamer n'y hésite pas - que l'œuvre n'est
pas ou n'est plus objet-pour-un-sujet, mais jeu, libre jeu qui dépasse chacun des
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joueurs, c'est mouvoir et promouvoir, à l'époque même du désœuvrement
l'œuvre comme telle, en lui assignant un rang et une dignité inconnus à l'époque
de la conscience esthétique, époque dont nous sortons à peine, certes, mais qui
n'en est pas moins, dans son essence, révolue.
La conséquence n'est-elle pas, cependant, que faire des photos de musiciens
ne s'impose pas spécialement?
A moins que certains portraits n'importent de façon absolument unique à
l'effectuation d'une partition, à sa création et à son exécution, leur
"immortalisation" par la photographie n'aura jamais qu'une valeur documentaire.
Quelle est en effet la fonction normale de la photo ? Si elle vise seulement à
autoriser que l'on retrouve le modèle dans la copie, comme dans un miroir, sa
substance n'a guère d'importance, et une copie qui se borne à permettre une
identification ne peut en quelque sorte que se supprimer elle-même sitôt le but
atteint. Si en revanche, elle "ne nous renvoie pas simplement à ce qu'elle
représente", elle cesse d'être pure apparence et acquiert l'être propre d'une image
qui ajoute, qui "dit quelque chose de plus à propos de son modèle"(9). Ce
modèle en effet, s'il est ainsi représenté, bénéficiera d'un surcroît d'être
(Gadamer) ou d'un augment d'être (Bachelard) qui le fera accéder à la plénitude
de soi, à son intensité propre. Plus l'Un laisse s'épancher autour de lui du
multiple, disaient les néo-platoniciens, et plus l'être augmente (10). Mais
réciproquement: si le représenté est augmenté dans son être par l'image, il fait
également accéder l'image à son statut véritable. Alors, il n'appartient plus (11) :
il est sommé par l'image d'être identique à lui-même, c'est-à-dire d'être, pour
autant qu'être et être identique se rejoignent.
Mais ne faut-il pas parler en ce cas d'une remontée en deçà du sujet par la
photographie, de la désubjectivation qu'apporte et qu'est la photographie ?
L'historien pourra bien, dans un stade ultérieur, se mettre "à l'affût des traits
d'époque... même s'ils sont passés inaperçus pour les observateurs
contemporains"(12), c'est-à-dire choisir de ne voir dans les photographies que de
simples moyens d'identifier. En réalité, le portrait est portrait même si l'on ne
reconnaît nullement celui qui est portraituré. La référence historique (ou
policière) est de toute façon secondaire, chronologiquement et logiquement: ce
qui est primaire et premier, c'est l'occasion, le kairos, l'irruption du temps dans
le jeu.
Un critique d'art, Giovanni Urbani, a fort bien décrit la part du hasard et du
kairos dans la photographie. "Laissons de côté, écrit-il (13) les photos des
albums de famille. Les épreuves qui nous intéressent sont celles des grands
photographes, des professionnels passés maîtres en l'art de manier filtres,
objectifs ou posemètres. On s'attendrait à ce que la tâche de l'opérateur soit
considérablement facilitée par ce raffinement instrumental. Sans doute en irait-il
de la sorte s'il s'agissait pour lui de restituer en d'impeccables clichés les
spectacles qui s'offrent à sa vue. En fait c'est exactement le contraire qui se
produit. Le photographe utilise ces instruments ultra-sensibles pour fixer sur la
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pellicule d'innombrables effets à partir d'un même sujet. Après quoi, passant au
laboratoire, il mettra de nouveau à profit les ressources d'un appareillage
compliqué, et ce toujours dans le même dessein : échapper à la perfection du
rendu optique que son appareil, utilisé selon les règles, lui fournit
immanquablement. Il finira ainsi par obtenir, à force d'essais, entre cent négatifs
à peu près semblables, une image au moins où le sujet se présentera sous un
angle et un éclairage insolites, effet ne rappelant même plus celui qui, au naturel,
avait retenu son attention. À quoi se résume un tel travail ? Tout simplement à
établir les conditions d'une réussite liée au hasard... "
Mais s'il en est ainsi, musique et photographie ne sont plus étrangères l'une
à l'autre. Un dialogue secret entre les deux arts se laissent subodorer, à même les
photos de musiciens, si l'on s'avise qu'elles se présentent, à la manière du
florilège que John Cage avait naguère rassemblé des Notations de divers
compositeurs, comme des spécifications uniques et irremplaçables - celles de
visages surpris non pas certes au hasard, mais de façon hasardeuse et hasardée
- et n'offrant nul panorama ou bulletin estimatif d'excellence, mais des éclaircies
sur ces visages.
Ainsi quand Roberto Masotti met en image, c'est en démiurge du fortuit
qu'il le fait; or cette démiurgie est aujourd'hui la musique même. Le recueil de
portraits dont il est l'auteur n'est pas un album de famille, dans l'acception où le
prend Giovanni Urbani ; il n'empêche que les photographies ont, entre elles et
avec des partitions contemporaines, cet air de famille que fait régner le kairos.
Le photographe s'en remet en effet au hasard comme le musicien ou le peintre,
en suspendant, pour l'espace ou le temps d'un instant, l'inféodation qui est la
nôtre à l'égard des objets du monde du calcul et de la rationalisation, à
commencer par les objets d'art. Pour Masotti comme pour Urbani, "le hasard est
un don : le don extrême du réel pensé objectivement, c'est-à-dire selon la seule
dimension où il nous soit actuellement permis de le concevoir"(14); et qui plus
est, ce don est à entendre de manière absolument originaire, comme un es gibt
qui serait à la limite irréductible à un il y a(15). Parce que l'il y a de Rimbaud
est encore trop général, encore trop universel, encore trop de l'ordre d'un
principe d'être ou d'existence, quand ce qu'il s'agit de penser renvoie au Seul et à
l'Unique... Le don du réel, c'est bien le fait que le réel se donne, qu'il surgisse et
jaillisse ici et maintenant ; mais cette entité qu'est le réel ne saurait être pour
autant du déjà donné et du constamment présent: c'est-à-dire encore et toujours
de l'universel. La force de Masotti, comme la force de Cage, réside dans la force
d'affirmation que manifeste leur travail à l'égard de l'événement: l'event ou le
happening qu'est chaque œuvre cagienne, l'Ereignis ou le clin d'œil qu'est
chaque cliché pour Masotti, dans la singularité de leur apparaître. Quand
Heidegger emploie le mot Ereignis, "événement", il prend bien soin de le
rattacher à l'Augen du regard, présent dans l'Augen-blick du présent instantané
qu'est le clin d'œil – l'éclair de l'instantané -; sans doute reconduit-il ainsi une
dominante visuelle, que rappelle à tout musicien d'aujourd'hui le titre de la
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cantate de Webern Das Augenlicht. Mais, ajoute-t-il, Er-eignis contient sa
propre privation, Ent-eignis, comme sa dé-propriation ou sa dé-possession,
comme le négatif Léthè, le fleuve Oubli, est au cœur de l'Alétheia : le
dévoilement, la Vérité des premiers Grecs ; et cette négativité, cette tache
aveugle au fin fond du regard, l'éblouissement du flash, empêche que l'on
convertisse l'Ereignis en une Archè, en un Principe. Pour une telle pensée,
résolument (malgré tout ce qu'en ont dit tant de commentateurs trop bien
intentionnés) an-archique, il n'y a même pas l'Ereignis, mais : Erent-eignis se
donne. Dans la singularité la plus solitaire.
Ou encore: dans le kairos, dans l'occasionnel. Quand John Cage compare la
partition à une caméra, et à une caméra inusable, parce qu'on pourra tourner
avec elle autant de prises de sons que l'on voudra, chacune valant autant qu'une
autre, il visualise le musical dans le sens même de la visualisation
heideggerienne de l'Ereignis. Qu'est-ce à son tour que l'Ereignis, sinon l'intuition
(visuelle: cf. le latin in-tueri, voir) que nous fournit, sur chacun des musiciens
qu'il considère, Roberto Masotti ? Intuition (mieux vaudrait dire épiphanie ou
ontophanie), toute photographie l'est, dès l'instant où s'y trouve assumé le kairos,
dès l'instant où s'y manifeste la vocation de chaque image "sur le champ" ou
"hors champ", à devenir une bouée des rencontres...
Il devait donc bien en être ainsi : les arts se rejoignent dans l'occasionnel,
dans cet étrange supplément qui n'est rien de plus que l'occasion. L'entreprise de
Roberto Masotti, si elle consonne avec celle des musiciens qu'il a pistés et
dépistés (nous n'avons cité que John Cage ; il en est d'autres, comme le lecteur
ou le spectateur s'en apercevra), et si elle accomplit certains des vœux du dernier
Heidegger, c'est qu'elle met en cause notre façon invétérée de classer et de
procéder à des taxinomies ; c'est qu'elle tend - l'espace ou le temps d'un instant
certes ; mais tout est dans cet instant-là... – à renverser notre logique. Pour le
montrer, ayons recours à Vincent Descombes et à Jean-François Lyotard : "Les
philosophes opposent le discours théorique et le discours narratif. Le premier
dit: voici ce qu'il en est toujours et partout, en tous lieux et de tout temps. Le
second dit: il était une fois (et tout le monde se doute alors que ce n'est jamais
arrivé). Tant que subsiste cette opposition de l'universel et du particulier, la
théorie règne dans les têtes; les historiettes, les fabliaux sont tenus pour des
divertissements sans conséquence"(16). Intervient alors l'auteur de quelques
Instructions païennes : " Mon avis, écrit Lyotard, est que les théories elles-
mêmes sont des récits, mais dissimulés; qu'on ne doit pas se laisser abuser par
leur prétention à l'omnitemporalité"(17). Que signifie cette conversion de la
théorie au genre narratif ou récitatif, sinon sa musicalisation au sens où nous
prenions ce mot, ci-dessus ? Il suffit de substituer le présent à l'imparfait, le Es
gibt au Il était une fois, pour déboucher, comme le signale Vincent Descombes,
sur "une réhabilitation de la logique de l'occasion telle qu'on peut la trouver chez
les sophistes grecs. Cette logique présenterait la bizarrerie suivante : elle mettrait
en échec la logique de la vérité unique et universelle en montrant que cette
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logique de l'universel n'est qu'un cas particulier de la logique du particulier, du
cas singulier ou de l'occasion unique ; et pourtant cette logique du particulier,
bien qu'elle domine et comprenne la logique de l'universel, ne serait nullement
une logique plus universelle ni une vérité plus vraie"(18).
Musicalité de cette logique : de même que, pour Schönberg, le timbre était
censé constituer - au moins dans des œuvres à venir - une dimension plus large,
plus englobante, que la dimension de la hauteur du son, ce qui militait en faveur
de l'élaboration d'une logique des couleurs sonores, Klangfarben, analogue à la
logique du traitement des hauteurs, d'où la notion de Klangfarbenmelodien :
mélodies de couleurs, de même ici, le qualitatif, le non-paramétrique,
l'occasionnel instaurent un englobant pour le théorique lui-même ; mais cet
englobant n'est pas plus théorique que le théorique. Les timbres, du vivant de
Schönberg comme après sa mort, ne se sont jamais pliés à une structure d'ordre
(Xenakis) qui eût été cependant requise pour toute mise en place d'une logique
plus compréhensive, ou au moins d'égale compréhension vis-à-vis de celle des
hauteurs. Ils ont préservé leur polymorphisme et leur irréductibilité à toute
taxinomie. Par là, ils apparaissent comme l'épiphanie même d'un Don, d'un se-
donner propre à chaque son ; ils véhiculent, dans et par leur jaillissement même,
l'ensemble des dimensions du son, mais sans imposer de commun dénominateur
ou de plus grand commun multiple. La logique du déploiement des musiques
d'aujourd'hui est défective : on compose plutôt à n - 1 qu'on n'unifie.
Que se soit établi, dans le domaine de la photographie, un recours
comparable au kairos, et que ce recours s'explicite dans des prises de vue
centrées sur la contingence, voire – selon le mot de Shuzo Kuki "gorgées" de
contingence, on s'en assurera à l'examen des photographies de Roberto Masotti.
Chaque scène, ou chaque carte postale, chaque image ou chaque protocole
possède son mode et sa nuance, sa lumière, bref raconte sa propre histoire.
Chaque page est un récit, ou un fabliau : à chaque fois se déclenche une attaque,
se déroule un corps, se prolonge une chute sui generis. Comme si le geste du
photographe ne faisait qu'ajouter un coefficient supplémentaire de narrativité :
récit sur un récit, mais dont la superposition ne fait qu'aiguiser l'étrangeté... Si
bien que le référent se laisse reléguer ad infinitum. (Une erreur d'attribution
aurait-elle, dès lors, la moindre importance ?)
Musicalité, à nouveau, de cette logique ou illogique photogénique ou
photophanique. Car le narratif au degré zéro de chacune des photographies de
Roberto Masotti - même si nulle succession linéaire d'événements ne vient
animer la séquence des portraits - est en prise sur le temps. Par le seul acte de
feuilleter l'album, le lecteur construit un rythme ; et ce rythme fait du livre dans
son ensemble une partition, au sens où Germano Celant diagnostiquait jadis,
dans Silence de Cage, un Book as Artwork: lire ce livre, c'était nécessairement
jouer un certain morceau de musique, puisqu'il y était question des
environnements sonores, des Soundscapes, et qu'on ne pouvait se défendre
d'écouter en lisant, dès l'instant où on lisait qu'il fallait écouter... "Le silence qui
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ne peut être décrit que par des paroles, d'où la raison d'être de ce livre en tant
qu'œuvre musicale, est en réalité le système de valeur nécessaire à la
compréhension du hasard musical de chaque bruit et de chaque son de la vie. En
effet, ce livre décrit le silence en termes musicaux: le silence est lui-même
musique puisqu'il devient une pause, un signe musical négatif, mais toujours un
signe, ce qui signifie que le silence est la totalité des sons de la vie et qu'il est un
son called silence only because it does form part of a musical intention, dans
lequel s'annulent toutes les différenciations entre les gestes ignés du compositeur
et le chaos, le silence de la vie de chaque jour. (...) En raison de cette liberté
musicale offerte par le silence, le livre est conçu uniquement comme une
introduction à la perception et à la compréhension de l'indétermination des sons
et bruits de la vie ; il n'est qu'un stimulus réalisé par des phrases et des
propositions libres, par les sens et l'intellect, qui peuvent produire, à travers la
lecture du livre et de son silence, the outcome of which cannot be foreseen, une
redéfinition de la musique qui élimine l'importance pour les musiciens de toute
l'histoire de la musique, faisant renaître cette dernière sous l'aspect d'une
musique without reference to the sound. L'influence de ce livre sur la pensée et
la pratique des artistes travaillant au cours des années soixante est
manifestement considérable car ses présupposés permettent à chaque type de
langage de se libérer de ses codifications pour devenir pratique vitale, point
nodal de tous les possibles"(19).
Que Roberto Masotti ait lui-même insisté sur l'ostinato de toutes les
photographies qu'il propose, la table, cela mérite d'être ici souligné. "Élément
d'unification au sein de la série, et Présence constante": dit-il. La répétition
fournit à la temporalité des prises de vue son axe, sa stabilité : la table est le
mètre, le proto-paramètre, qui assure la régularité des battues dans le
déroulement du Récit musical de Masotti. Par cette apparition perpétuée d'un
objet incommensurable à quelque visage que ce soit, Masotti fait de son ouvrage
une partition de musique répétitive ; or, "à mesure que le mètre l'emporte sur
l'accent dans les occurrences sonores, parlées ou non" - et, ajouterons-nous, dans
les occurrences visuelles que sont les photographies de musiciens - "le temps
cesse d'être le support de la mise en mémoire et devient un battement
immémorial qui, en l'absence de différences remarquables entre les périodes,
interdit de les dénombrer et les expédie à l'oubli"(20). Répétitives, ces images le
sont; la monotonie de la table, repoussoir à l'endroit de la monotonie du
phénomène-Visage, tourne à l'hypnose. Mais c'est l'effet d'incantation qui
s'impose. Inventaire de l'ensemble ou presque des visages de ceux qui
constituent la musique contemporaine, ce livre invite à tenir cette musique
comme un bruissement collectif, le murmure des Desert Plants dont a parlé le
compositeur Walter Zimmerman...(21); et, la tenant et détenant en ses quelques
pages et images, à la faire résonner dans une impensable mais fascinante
simultanéité ! " Mon souhait, disait John Cage à l'issue des entretiens rassemblés
sous le titre de Pour les oiseaux,(22) "ce serait que l'on puisse entendre à la fois
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toute la musique d'aujourd'hui". Le recueil de Roberto Masotti la donne à voir,
non pas à la fois, d'un seul tenant, comme une photo de distribution des prix le
ferait ; mais au gré d'une promenade, dont le récit pourrait bien suffire à tenir
lieu de théorie. Concert promenade, pour une partition de visages, avec la table
comme basse obstinée, ou mieux : comme bourdon, comme drone. Tonique
incessante et omniprésente, omnitemporelle, comme une théorie...
Reste, évidemment, à interroger, par-delà les ressemblances somme toute
assez formelles que nous avons relevées, le pourquoi de cette quête de la
musique à travers des visages. Que le livre de Roberto Masotti passe aisément
de l'image au concept, et qu'à cette souplesse il doive de sonner comme une
partition, tout en se présentant comme un livre-objet : bref qu'on puisse l'aborder
de cent façons distinctes, cela ne nous garantit qu'imparfaitement contre
d'éventuelles retombées dans l'arborescence, ou dans la radicelle. Ces catégories,
empruntées à Deleuze et Guattari, délimitent fort opportunément l'éthique du
Livre jusqu'à nos jours. Ou bien, en effet, le livre était bâti à l'image d'un arbre,
et l'on devait feindre d'en unifier les différentes parties comme des branches
autour d'un tronc, sans oublier que tout tronc suppose un enracinement ; ou bien
l'on prétendait récuser cette image, et fonder le livre sur une multiplicité de
strates ou de plans, à la façon de Joyce, qui fait proliférer les radicelles aux fins
de masquer leur nature de racines, c'est-à-dire leur rattachement au bon vieux
tronc des arbres d'antan. Or, le produit de l'écurie Gilles Deleuze / Félix Guattari
se présente comme un travail non arborescent et non radicellaire, mais
rhizomatique, c'est-à-dire indemne de toute aliénation hors propos à l'Un, ou au
multiple comme puissance de ce même Un. Mille plateaux, de plus, contient une
théorie du visage, et se pique de musique. Nous allons donc procéder à un
examen rapide des thèses ainsi proposées : sans doute éclaireront-elles quelques-
uns au moins des présupposés de Roberto Masotti.
D'abord, c'est une sémiotique paranoïde du Signifiant que les descriptions
traditionnelles du visage mettent en œuvre. Que le signe renvoie au signe à
l'infini (hypothèse radicellaire, joycienne, voire nietzschéenne), ou bien que
l'ensemble des signifiants renvoient à un Signifiant majeur (l'Arbre), peu
importe: on appellera "visage" cette redondance formelle du Signifiant ; on
constatera que tout langage s'accompagne de signes de visagéité, et qu'il gravite
autour du visage.
Cette sémiotique du Signifiant-Visage ne tombe pas du ciel : Deleuze et
Guattari lui opposent une sémiotique primitive pré-signifiante, celle, polyvoque
et segmentaire, des nomades chasseurs ; une sémiotique contre-signifiante, celle,
vouée à l'arithmétique et à la numération, des nomades éleveurs et guerriers ;
enfin une sémiotique post-signifiante, passionnelle, autoritaire, subjectivante et
qui affecte d'un signe positif toute ligne de fuite à l'égard du système signifiant,
tout comme les juifs se détachant de l'Égypte et fuyant dans le désert
valorisaient le subjectif autoritaire contre la signifiance despotique...

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C'est le couple de cette sémiotique post-signifiante et de la sémiotique du
Signifiant qui permet le mieux de poser la problématique du visage. Qu'est-ce en
effet que le visage ? C'est l'homme blanc (sémiotique du Signifiant despotique),
c'est Jésus-Christ superstar ou la Passion de Jeanne d'Arc (sémiotique de la
subjectivation juive), et leur conjonction. Avant, aux nivaux des sémiotiques
pré-signifiantes ou contre-signifiantes, il n'y a pas encore de visagéité ; et après
le couple Signifiant-Post-signifiant, la visagéité s'estompe : Deleuze et Guattari
entrevoient son abolition, grâce à "des redondances qui ne seraient plus des
noeuds d'arborescence, mais des reprises et des élancements dans un rhizome",
ou bien grâce à "une dé-territorialisation positive absolue sur le plan de
consistance ou le corps sans organes"(23). Pensons à Roquentin : le
grossissement de son visage vu à la loupe, ou simplement devant sa glace,
renvoie aux végétaux ou aux polypes ; ici, Deleuze et Guattari évoquent l'entrée
dans une zone de devenirs animaux, moléculaires, voire souterrains, qui
demeure de toute évidence rebelle à quelque spécification cartographique ou à
quelque calque que ce soit. Zone de dé-territorialisation, donc, tout comme le
visage humain pouvait apparaître dé-territorialisant par rapport à la face
animale, inexpressive et figée sur son rictus - ce qui permettait de corréler la tête
soit à la Signigiance, soit à la Subjectivation (les deux sémiotiques principales
du visage), soit encore au paysage. Qui dit paysage dit en effet visagéifaction du
lieu: comme pour J.-P Manigne, les objets "me regardent"(24). En ce sens, "le
visage est une politique"(25) : certains agencements de pouvoir ont besoin de
production de visage et de paysage. Pour ce qui est du visage, sa production,
commune aux deux sémiotiques du Signifiant et de la subjectivation, est à
mettre au compte d'une machine de visagéité, machine abstraite qui produit les
visages concrets en configurant d'une part un mur blanc - le mur sur lequel
viendront s'inscrire les signes et les redondances propres à la sémiotique du
Signifiant - et d'autre part des trous noirs : des yeux, des narines, des oreilles,
une bouche, bref tout ce dans quoi se peuvent lover conscience, passions et
subjectivité. La tête, neutre au départ, se laisse donc visagéifier par la "machine
abstraite productrice de visage" qui fait d'elle un Pierrot lunaire avec joues
blanches et orifices sombres. Et c'est ici que les références à la musique peuvent
commencer à s'inscrire.
Mentionnons l'analyse de l'intrigue des Jeux de Debussy (26): "une petite
balle de tennis vient rebondir sur la scène au crépuscule ; une autre balle surgira
de même à la fin. Entre les deux, cette fois, deux jeunes filles et un garçon qui
les observe développent leurs traits passionnels de danse et de visage sous des
luminosités vagues (curiosité, dépit, ironie, extase ... ). Il n'y a rien à expliquer,
rien à interpréter. Pure machine abstraite d'état crépusculaire. Mur blanc-trou
noir? Mais, d'après les combinaisons, ce peut être aussi bien le mur qui est noir,
le trou qui est blanc. Les balles peuvent rebondir sur un mur, ou filer dans un
trou. (...) Rien ne ressemble ici à un visage, et pourtant les visages se distribuent
dans tout le système, les traits de visagéité s'organisent". Les notations
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ultérieures sur le renvoi du visage à la peinture et de la voix à la musique ne sont
pas moins précieuses. La musique déterritorialise la voix, qui devient de moins
en moins langage ; mais les traits vocaux s'indexent de moins en moins sur des
traits de visage. Cette avance de la musique sur la peinture ou le portrait se
confirme à propos de l'œuvre que Berio a justement intitulée Visage (et dont il
n'est pas dit ici qu'elle est sous-titrée Omaggio a Joyce... ) : " les sons accélèrent
la déterritorialisation du visage... tandis que le visage réagit musicalement en
précipitant à son tour la déterritorialisation de la voix. C'est un visage
moléculaire, produit par une musique électronique. La voix précède le visage, le
forme elle-même un instant, et lui survit en prenant de plus en plus de vitesse, à
condition d'être inarticulée, a-signifiante, a-subjective"(27). L'ensemble des
mentions musicales qu'effectuent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux,
Schumann ou Bartok, Chopin ou Boulez, Wagner ou Berio, demeure cependant
singulièrement archaïque : on songe un peu à Hegel citant Haendel. Et même
lorsque Cage est abordé, il est rabattu assez curieusement sur Boulez (28). C'est
que pour aller plus loin, il faudrait connecter traits de visagéité et traits de
paysage, de peinture ou de musique, et cela de façon rhizomatique ; mais de
telles connexions ne sont qu'entrevues, elles ne sont pas saisies dans leur
actualité mais reléguées dans le possible, dans le domaine de la "potentialisation
du possible" qui viendra bien un jour en découdre avec "le possible arborescent
qui marquait une fermeture, une impuissance" (29).
Or ce qui frappe dans la nomenclature des musiciens qu'a portraiturés
Roberto Masotti, c'est très précisément le brouillage que rejettent Deleuze et
Guattari. Il s'est agi, explique Masotti, non point d'édifier un catalogue, mais
d'aller jusqu'au bout de la considération de la musique contemporaine, "en
évitant, dans la mesure du possible, les catégories et toutes les divisions
désormais inutiles". La Monte Young ou Feldman, Juan Hidalgo ou Walter
Marchetti, ces musiciens ont cessé de se distinguer, c'est-à-dire de pouvoir être
opposés les uns aux autres en vertu de leur spécialisation culinaire (un tel ne
donne que du pianissimo, l'autre des sons uniques, celui-ci des cris, celui-là des
gestes etc.). Le recueil de Masotti suppose dépassée la distinction entre musique
lourde et musique légère, entre compositeur et interprète, pour ne citer que les
dualismes les plus évidents, dont il n'est pas sûr que l'on s'affranchisse lorsqu'on
vise à réhabiliter de vieilles catégories comme le lisse et le strié... Et si l'on
poursuit l'enquête, il devient clair que, s'ils se sont inspirés pour édifier leur
théorie de la visagéité du fameux chapitre Le visage humain et le silence du
Monde du silence de Max Picard (3O), Deleuze et Guattari ont tenu compte des
composantes païenne (signifiante, paysagiste...) et religieuse (judéo-chrétienne,
subjectivante, passionnée) des analyses de Picard, mais non pas du silence, dont
la présence constante, telle celle de la table chez Roberto Masotti, leste les
développements de cet auteur d'une non-signifiance et d'une dé-subjectivation
radicales, au point de les rendre - contrairement sans doute à toute attente... -
modernissimes ! C'est-à-dire, au sens de Lyotard, postmoderne.
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Pas de mur blanc (ou noir), en effet chez Picard ; mais, dès la première
ligne, l'affirmation que "le visage humain... est le mur dont jaillit le silence" (31).
Ainsi, le mur n'est pas passif ; il ne reçoit aucune inscription de l'extérieur ; bien
au contraire il agit, secrète du silence. Deleuze et Guattari parlent-ils, d'après
Antonin Artaud, du "corps plein sans organes" ? Picard conseille d'accrocher au
visage un organe de plus : le silence. Mais cet organe "est partout dans le visage,
c'est sur lui qu'en repose chaque partie". Surface silencieuse miraculée, sur
laquelle viendront glisser tous les flux ? Ou simple redondance formelle d'un
Signifiant despotique ? Sans doute vaut-il la peine de se poser la question. Mais
on signalera, de toute manière, l'extraordinaire connivence avec le parti pris
silencieux de Roberto Masotti : car tous ces visages de musiciens sont
effectivement des visages de travailleurs du silence, de producteurs de silence ;
et il suffit de rappeler l'exégèse du livre de John Cage par Germano Celant pour
saisir de quelle façon (non deleuzienne ou guattarienne) le Livre est appelé, dans
le cas de Roberto Masotti, à faire corps avec le silence des musiciens
d'aujourd'hui. Dès lors la rencontre des photos entre elles, des photos avec la
musique, de la musique avec le livre, pour être rhizomatique, contingente à
l'extrême, n'en est pas moins nécessaire, comme est nécessaire, à certaines
époques, le brouillage ou le fait de se tenir, comme dit Morton Feldman, "entre
catégories". L'art de Masotti est - certes - conceptuel : ne nous sont livrées que
les traces d'un protocole complexe. Mais le jeu de langage qu'est le Grand Récit
de la musique d'aujourd'hui commence par la même à nous parler, dans le
silence... Et, en tant qu'il nous parle, la musique s'en trouve consolidée. "Le
silence, dit Max Picard, ne s'affaiblit pas par le parler qui sort de lui ; le silence
devient plus dense par la parole et la parole elle-même croît grâce au silence et à
sa plus grande densité"(32). Dès lors, le jeu de langage du musicien silencieux
d'aujourd'hui trouve à s'étayer et à se prolonger dans la forme de vie qu'est aussi
le silence ; et la mutité de la photographie comme mode d'approche de cette
forme de vie s'en voit légitimée.
La sémiotique de Picard n'ignore, si on l'interroge plus avant, ni le stade du
Signifîant, ni celui de la subjectivation. Mais elle les rejette tous deux. Dans le
cas d'une sémiotique paranoïaque du Signifiant, Picard diagnostique un manque
de silence : "si le silence fait défaut dans un visage, alors la parole n'est plus
recouverte par le silence avant de jaillir de la bouche; (...) ne pas parler n'est plus
se taire, cela signifie seulement que la machinerie de la parole fait une pause. Le
son ne se précipite pas seulement de la bouche, mais encore de chaque partie du
visage, même quand la bouche est fermée. Tout le visage est une course, une
compétition de cris entre les parties du visage" (33). La sémiotique du Signifiant
est ainsi une question de vitesse: la machine à parole et à visage s'affole. Quant à
la sémiotique de la subjectivation, son rejet est fonction de la revendication, par
Max Picard lui-même, de ce brouillage dont nous parlions plus haut. Qu'est-ce
en effet que l'homme de la subjectivité, demande Picard, sinon celui qui "a subi
une réduction" parce qu'il "s'est détaché de la parole véritable" c'est-à-dire de
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l'A-létheia, de la vérité du surgissement ? (34) Un tel homme est mûr pour
l'anthropologie, pour les sciences humaines : son visage "se présente déjà divisé,
incitant l'observateur à le diviser encore" ; ses expériences subjectives "sont trop
violemment là, elles deviennent trop importantes. Et manque l'ampleur du
silence où les lignes des expériences peuvent se compenser et disparaître". Dans
et par le flou et le brouillage, la subjectivité du sujet s'estompe et les lignes de
fuite aident à son évacuation, à sa liquidation. Max Picard appelle "objectif" ou
le "monde de l'objectif" (die Welt des Objektiven) (35) ce qui correspond à un
renforcement de puissance obtenu au niveau des choses dès lors qu'elles
baignent dans le silence : "La puissance de l'ontique passe aux choses qui sont
dans le silence. L'ontique des choses est renforcé par le silence " (Die Macht des
Seinshaften geht uber auf dieDinge, die im Schweigen sind. Das Seinshafte, das
Ontische der Dinge, wird gestärkt durch das Schweigen.)(36). De la sorte, si les
choses s'affirment dans le silence, les expériences subjectives (et plus
généralement tout ce que le Bouddhisme Zen, par exemple, considère comme
l'univers des distinctions ou des dualités) s'effacent. La phrase de Max Picard se
laisse dès lors comprendre dans sa plénitude : "Le fait que les expériences
disparaissent dans le silence renvoie à une chose importante : à l'existence, au-
delà de l'expérience personnelle, d'un autre monde où le subjectif est sans
importance - au monde de l'objectif"(37). Avec Max Picard, nous nous
acheminons vers l'univers de l'indistinction, ou de ce que Gadamer appelle la
non-différenciation esthétique (Aesthetische Nicht-unter-scheidung). Il est bon
que l'iconographie de Roberto Masotti nous le rappelle : les musiques véritables
de notre temps sont des transfigurations, des sublimations du visage humain,
dans le silence
Exprimées à une époque - 1948 - et dans un contexte - religieux -
apparemment sans rapport avec la problématique des photographies musicales
de Roberto Masotti, les intuition de Max Picard se révèlent ainsi étrangement
prémonitoires, car elles aident à saisir le sens de la mutation, pour reprendre
l'expression de Mario Costa, qui affecte l'histoire des images en cette fin de
vingtième siècle vouée au déferlement technologique, mutation liée à
l'ordinateurisation et à la généralisation des images de synthèse. Ce qui
s'annonce chez Picard, et que l'admirable série des clichés masottiens contribue
à faire s'épanouir, c'est l'irruption, qui bouleverse tout le champ de notre
esthétique, de ce que Costa appelle le "sublime technologique"(38).
L'intitulé du projet masottien, déjà, est révélateur à cet égard. You
t(o)urned the tables on me renvoie, certes, à un refrain, à Billie Holiday, à
l'anecdote de ce ready-made qu'est la table, le tavolino et qui aura constitué,
pour chacun des musiciens photographiés, un emblème ou une prothèse. Mais
que signifie to turn the tables? Le geste par lequel on retourne une situation,
celui qui renverse les rôles; geste qui a trait au visage, à l'expression et aussi
bien à l'objectif - ne consiste-t-il pas à "changer la face des choses" ? To turn the
tables on, c'est s'en prendre à quelqu'un, et ici ce quelqu'un n'est autre que me,
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moi : le sujet. Germano Celant parlerait à ce propos d'"inexpressionnisme": le
sujet se trouve pour le moins décentré.
Mais il y a plus : turn table se dit d'un tourne-disques, d'un électrophone.
Au Québec, on traduit littéralement : table tournante. Ce qui, en (bon ?) français,
risque fort d'exhaler l'occultisme : faire tourner les tables, n'est-ce pas convoquer
les revenants?. Dans La Chambre claire, Barthes, au seuil de sa propre
disparition, rappelait la vocation testamentaire de l'art photographique, enté sur
le travail du deuil. N'empêche que le photographe ne reproduit jamais
exactement ce qu'il voit - ni même, s'il est artiste, ce que voit son appareil.
Celui-ci ne répète pas, il accomplit une transduction ou, comme le disait Picard,
une sublimation. Celle du post dans le trans.
Il s'agit, à l'évidence, d'un lieu commun. Mais le "sublime technologique"
ne comporte pas seulement la "présentation de l'imprésentable" au sens de
Lyotard, il est par définition l'artefact de la machine, tout comme en musique
l'enregistrement requiert la fée électricité. Du coup, l'image tend à décoller de
son support. Costa l'a fort bien montré, les acquisitions galopantes de la
technique - devenue technologie - débouchent sur une véritable autonomisation
de l'œuvre vis-à-vis de son auteur : si la personnalité de l'écrivain transparaît au
stade du crayon ou du pinceau, la machine à écrire est vectrice d'anonymat, et
l'ordinateur désubjective complètement la présentation du texte. Dans le travail
de Roberto Masotti, ce processus se fait jour avec les quinze portraits manipulés
ajoutés en guise d'appendice au corpus initial : de 1974 à 1979, l'artiste avait
produit des gloses sur une série de référents en principe obvies, chaque musicien
avec son tavolino; dans les quinze clichés des années 1979-1983, le montage
devient la règle, au point de faire disparaître le personnage et de ne fournir de la
table qu'une image onirique, celle d'une ascension ou d'un escamotage en acte -
à moins que la table ne soit présentée dans l'infinie pluralisation de ses copies,
comme dans la photo d'Akio Suzuki. La "nouvelle espèce de réel, objectif dans
son essence"(39), qui pointe désormais à fleur d'image, n'est encore, certes,
qu'une "condition préalable à (la) manifestation dans la dimension esthétique du
sublime" ; mais son "épiphanie recueillie en elle-même"(40) s'affiche comme
tendant à l'infini ; elle échappe par conséquent à la compréhension. D'où ce que
Max Picard décrivait comme le silence de l'indistinction, l'immersion dans un
nothing in between (41) ou dans un brouillage qui "exproprie le sujet du
signifiant" (Costa). On est libre de diagnostiquer ici une dissolution dans la
morale : le caractère incommensurable de la nouvelle expérience esthétique tient
au fait qu'il ne s'agit plus tout à fait d'une expérience; à la manière dont
Emmanuel Levinas reprenait Descartes dans Totalité et infini, l'embrayeur du
"sublime technologique" ancre en nous une "idée de l'infini" qui métamorphose
l'aisthesis en éthos. Ainsi, la photographie telle que la pratique Masotti devient,
selon le mot de Barthes que cite Costa (42), "un art peu sûr": un art qui fait
l'économie du style.

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Ce point vaut d'être scruté de plus près. On peut s'aider pour cela de la
constatation à laquelle aboutissent deux philosophes américains, Wilhelm S.
Wurzer et Hugh J. Silverman, au terme d'une analyse fouillée des rapports entre
filmer (filming) et penser (Denken, au sens de Heidegger) : "l'indétermination de
ce qui est postmoderne provient de ce qu'il ne s'y trouve plus aucun style"(43).
Est-ce à dire que la catégorie du sujet, comme le laissait entendre Max Picard,
est défunte? Ou qu'elle s'est étiolée au point de devenir entièrement
fantasmatique, spectrale? L'idée est à nuancer. À l'instar de Mario Costa, on
peut réexaminer les rapports de la peinture et de la photographie : tandis que la
subjectivité du peintre "s'incorpore tout entière à la chose et se fait œuvre", celle
du photographe "commence à s'éclipser, la dominante technologique devient
transparente et la grande photographie coïncide toujours avec des moments
particuliers de l'évolution des techniques photographiques, dans lesquels elle se
fond presque entièrement". Passons, de là, à l'art de la communication : il est
clair que les modèles conceptuels que l'expérimentateur esthétique rend
opérationnels n'y sont plus justifiables d'aucune référence de type subjectif.
Mais cela n'implique pas nécessairement "qu'il n'y ait rien d'original à faire, ni
que cette originalité ne doive pas être rapportée à un sujet"(44). Disons plutôt
qu'allant "au-delà de l'œuvre comme expression" / "signifié du sujet "le produit
esthétique se fait simultanément "impersonnel" et "ultra-subjectif"(45).
Comment est-ce possible ? La réponse a été apportée de façon incisive par
l'exégèse que Wurzer et Silverman ont proposée du texte fameux de Heidegger
"L'âge des conceptions du monde" (Die Zeit des Weltbildes)(46): "Pour
Heidegger - écrivent nos auteurs - l'impulsion visant à séparer le moi-sujet du
monde-objet trouve sa fin à l'époque de la modernité. Impossible de les penser
dorénavant comme des identités séparées." Ils sont pour autant qu'ils remplissent
l'intervalle de leur différence. Le subjectum, ainsi que l'observe Heidegger,
traduit le grec hypokeimenon:
"Hypokeimenon désigne ce qui gît là-devant à partir de soi même et qui en
même temps est le fond de ses qualités constantes et de ses états
changeants"(47). Dans la foulée, Heidegger indique en toute clarté que "cet
hypokeimenon ne saurait se réduire au Je. (...) Le subjectum ne peut se tenir en
opposition vis-à-vis du monde. Il doit le rassembler en lui-même en gisant là-
devant sous les espèces de l'image. Cette image du monde (Weltbild)
n'appartient ni au monde ni au sujet. Elle remplit l'espace de la différence (entre
Zeit, le temps, et Geist, l'esprit) qui se situe à la limite de l'époque de la
modernité"(48).
Or, ajoutent Wurzer et Silverman - et cet ajout est (littéralement) capital,
en ce qu'il définit le visage même (caput) qui "constitue" ce que nous vivons:
notre postmodernité -, "le film (filming) occupe ce même espace, mais d'une
façon différente"(49).
Que faut-il entendre ici par film ? Et qu'en est-il de cette différence ? Dans
le maître-ouvrage qu'il a intitulé Filming and judgment, Wilhelm S. Wurzer n'a
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pas hésité à recourir à l'étymologie pour en éclairer les tenants et aboutissants.
Le mot anglo-saxon filmen, dit-il, qui vient du haut-allemand felmen, renvoie à
une racine fellen, abattre, faire tomber, faire s'effondrer (50). Ce n'est pas le film
qui viendrait se rassembler comme le fait une image du monde; et pas davantage
le film ne "convertit à la détermination ce qui est de soi multiple et indéterminé"
(51). Par film il faut plutôt entendre un plan d'immanence ou de consistance sur
lequel se disséminent les multiplicités et prolifèrent les singularités, une surface
indéfiniment froissable, chiffonnable, repliable sur soi : pour reprendre le titre
d'une composition de François-Bernard Mâche, le film est la peau du silence.
Tel est le film photographique masottien: support, suppôt, mais aussi ultra-
sujet fuyant ou défilement indéfini d'une bande sur laquelle s'inscrivent visages,
voix, bruits, rumeurs - bref tout ce qui diffère d'avec soi et tourne, tel une table,
autour de son propre pivot. Ce qui se laisse alors penser, Wilhelm Wurzer
l'expose dans le mini-glossaire qui termine son ouvrage, à la rubrique
Gelassenheit. Il s'agit d'une libération de la pensée pour das Fünklein, la
scintilla, l'étincelle de Maître Eckhart, c'est à dire la radicalité de l'Ouvert. Le
mot Gelassenheit, précise Wurzer, peut se tradure ici par com-posure (le calme,
la fermeté du silence), qui fait venir à la lumière un componere, à savoir
l'opération par laquelle "filmer", dispose en constellation ce qui, dans le
royaume du jugement, s'interrompt et se diffracte. Com-posure est lié aussi au
pausare, à l'arrêt, à la pause que l'on impose au tournage afin de précipiter
(urgere) la course ultérieure du film" (52). Quant à la musique, elle n'est pas en
reste, bien que Wurzer choisisse de donner une définition atypique de cet "art
des Muses" qu'est la mousikè. Pour lui, penser revient en effet à muser.
"Mousikè, dit-il, c'est l'incision du filmer dans l'imagination, qui ouvre la voie à
l'espace de rupture du jugement postmoderne. (...) Mousikè c'est l'art de dépister
l'effondrement du fond ( the art of searching after the felling of ground).Ce n'est
que dans une telle perspective que l'art, ou le filmer, peuvent être appelés
musicaux. Même si le référent éthique se trouve éclipsé par la déhiscence
discursive propre à la métaphysique, le filmer ne peut pas ne pas comporter un
ethos conforme à la sublimité que lègue la déshérence de la subjectivité (the
sublime post-homelessness of subjectivity)" (53). C'est la sublimité musicale d'un
tel ethos qu'exhalent, superbes dans leur éclatement et leur errance, les portraits
de musiciens de Roberto Masotti.

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Notes

1. NRF, 16e édition, p. 32. Cité par J.-P. Manigne, Pour une poétique de la
foi, Essai sur le mystère symbolique, Paris, Ed. du Cerf 1969, p. 40.

2. J.-P. Manigne, op. cit., p. 42-43.

3. J.-P. Manigne, op. cit., p. 49.

4. J. -P. Manigne, op. cit., p. 50.

5. J.-P. Manigne, op. cit., p. 53.

6. J.-P. Manigne, op. cit., p. 55.

7. J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), Tübingen, 1960. Cf. la trad. italienne de


Gianni Vattimo, Verità e metodo, Fratelli Fabbri éd., Milano, 1972.

8. Cf. Gadamer, op. cit., trad. fr. Sacre et Ricoeur, Vérité et méthode, Paris,
Seuil, 1976, p. 38.

9. Gadamer, op. cit., p. 67.

10. Gadamer, op. cit., p. 68.

11. Gadamer, op. cit., p. 70.

12. Gadamer, op. cit., p. 74.

13. Giovanni Urbani, "Le rôle du hasard dans l'art d'aujourd'hui" in Diogène,
n° 38, Gallimard, 1962, p. 127-128.

14. Urbani, op. cit., p. 127.

15. Cf. les derniers séminaires de Heidegger (in Questions IV).

16. Vincent Descombes, Le même et l'autre, Paris, Ed. de Minuit, 1979, p.216.

17. Jean-François Lyotard, Instructions païennes, Paris, Galilée, 1977, p. 28;


cité par V. Descombes, op. cit., ibid.

18. V. Descombes, op. cit., ibid.

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19. Germano Celant, "Le livre comme travail artistique, 1960/70" in VH 101,
n°9, automne 1972, p. 8.

20. J.-F. Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979, p. 41.

21. Walter Zimmermann, Desert Plants, A. R. C. Publ., Vancouver, 1976.

22. Paris, Ed. Belfond, 1976, p. 241. Cf. la trad. ital. de Walter Marchetti,
Per gli uccelli, Ed. Multhipla, Milano, 1977, p. 254.

23. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 168.

24. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 214.

25. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 222.

26. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 207.

27. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 3 71, note.

28. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 327, 424-425.

29. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 233.

30. Trad. fr. J.-J. Anstett, Paris, P. U. F., 1954, p. 73-80.

31. Max Picard, op. cit., p. 73.

32. Max Picard, op. cit., p. 74.

33. Max Picard, op. cit., p. 78.

34. Max Picard, op. cit., p. 77.

35. Max Picard, Die Welt des Schweigens, Zürich, Rentsch, 1948, p. 104.

36. Max Picard, op. cit., p. 75.

37. Max Picard, trad. fr., p. 78, éd. allemande originale, p. 104.

38. Cf. Mario Costa, Il sublime tecnologico, Salerno, Edisud, 1990.

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39. Mario Costa, op. cit.; nous citons d'après la traduction française, Le
Sublime technologique (trad. Vera Müri-Andina), Lausanne, Idérive, 1994,
p. 26.

40. Costa, p. 27.

41. Expression fréquemment employée par John Cage, se référant au livre de


L. C. Beckett Neti Neti, et de là à des citations de Lao-Tzu, Fred Hoyle et
James Joyce. Cf. John Cage, I-VI, Cambridge (Massachusetts), Harvard
University Press, 1990, p. 3. La citation de Hoyle est particulièrement
intéressante pour notre propos: à supposer, dit Hoyle, que l'on filme
n'importe quelle partie de l'univers, l'expansion de celui-ci interdira que
l'on s'avise de quelque différence que ce soit au niveau de l'ensemble;
alors même que chaque galaxie ne cesse de changer, c'est l'indistinction
qui prévaudra, et cela pour l'éternité.

42. Cf. Costa, p. 43, note 18.

43. William S. Wurzer et Hugh J. Silverman, "Filming: inscriptions of


Denken", in Hugh J. Silverman ed., Postmodernism - Philosophy and the
Arts, New York, Routledge, 1990, p. 186.

44. Costa, p. 40.

45. Costa, p. 41.

46. Cf. Martin Heidegger, Holzwege, Frankfurt, Vittorio Klostermann, 1950,


S.69-104.

47. Heidegger, S. 98. Nous citons d' après la traduction française de


Wolfgang Brokmeier, Chemins qui mènent nulle part, Paris, Gallimard,
1962, p. 95 (§ 9 des Addenda).

48. Wurzer et Silverman, p. 185.

49. Wurzer et Silverman, ibid.

50. Cf. Wilhelm S. Wurzer, Filming and Judgment, Between Heidegger and
Adorno, Atlantic Highlands, New Jersey, Humanities Press, 1990, p. 82.

51. Wurzer et Silverman, ibid.

52. Wurzer Filming and Judgment, p. 136.


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53. Wurzer Filming and Judgment, p. 129-130.

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Chapitre 23 : L'Ereignis dans le Tao

"Taire une chose, c'est la laisser sans voix. Entendre ce qui est sans voix
demande une ouïe que chacun de nous possède et dont personne ne sait bien se
servir. Cette ouïe (Gehör) ne dépend pas seulement de l'oreille, mais aussi de
l'appartenance (Zugehörigkeit) de l'homme à Ce à quoi son être est accordé.
L'homme demeure accordé (gestimmt) à Ce d'où il reçoit sa voix (bestimmt) : il
est alors atteint et appelé par une voix dont la résonance est d'autant plus pure
qu'elle passe plus silencieusement à travers le bruit des paroles."

Martin Heidegger, Der Satz vom Grund, s. 96. (trad. fr. par André Préau,
le Principe de raison, Paris Gallimard, 1962, p. 129.)

Dans la brève confrontation ici esquissée entre deux paroles clefs,


Ereignis et Tao, nul souci de "confirmer", encore moins de "conforter"
Heidegger par quelque "retour à l'Orient". Ce serait plutôt l'inverse: Heidegger
nous paraît moins "oriental" que la philosophie des grands taoïstes - ou leur
poésie - n'est, étrangement, "heideggerienne". Si tant de penseurs chinois ou
japonais se reconnaissent aujourd'hui dans Heidegger, s'ils découvrent par lui
leur appropriation à eux-mêmes, c'est que sans doute l'Orient "ne trouve sa
vérité que dans la transformation de l'Occident"(1).

Un des vocables chinois pour l'être est shih. C'est l'être en tant que
copule : on n'emploie shih qu'avec son opposé fei, pour dire le vrai et le faux (2),
l'approuver et le désapprouver (3), le correct et l'incorrect (4). Cela en référence
à une adaequatio, à un jugement de connivence ou de correspondance. Jamais
shih ne se dit dans le voisinage de tao. Comme si tao ouvrait un domaine de
vérité premier, irréductible à celui du répondre ou du correspondre parce que
dévoilant (5).

L'être de dévoilement et non d'adéquation, l'être comme mode du tao, les


Chinois l'appellent yu. Or yu veut dire d'abord : avoir, posséder, s'approprier.
Appropriation. Et - seulement en second lieu -: exister, être donné. Datur. Ou
encore : Es gibt.

On évite de confondre yu avec ts'un, la présence persistante ou le présent


constant - au sens où (métaphysiquement?) le tao est dit être (ou avoir été)
présent "avant" ciel et terre (6) -; à moins de vouloir métaphoriser, metapherein.
Pourquoi? Parce que l'opposé de ts'un est wang - la mort ou destruction
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physique - tandis que l'opposé de yu est wu, et indique dépossession et
désappropriation. Ent-eignis : non pas la perte de l'existence physique ou de la
présence, ce que dit fort bien wang; mais le Non-avoir au sens fort, le Non-être
comme tel.

Traitant de la différence entre yu et wu chez Wang-pi - l'auteur d'un fort


célèbre Commentaire sur le Lao-tzu -, Isabelle Robinet invite à traduire wu,
"n'était le modernisme de l'expression, par être en tant qu'opposé à étant" (7).

Oui, mais c'est le "modernisme", ici, qui effectivement est gênant.


Heidegger n'est nullement à nos yeux un "moderne" ; mieux vaut le regarder,
comme on l'a suggéré parfois, comme un postmoderne" (8), à l'expresse
condition de ne pas prendre la "postmodernité" pour une surenchère à l'endroit
de la modernité mais pour ce qui vient avant toute modernité parce que, semble-
t-il, avant toute périodisation (9). La traduction d'Isabelle Robinet, en ce sens,
n'est pas assez heideggerienne : renvoyant à la différence ontologique, elle
affaiblit yu en "étant", alors que chez Lao-tzu yu rattache l'être à la nomination, à
la Mère de toutes choses, à la manifestation (10). Et rendre wu par l'être, est-ce
du coup suffisamment marquer la part du silence, le Sans-nom, le Dire de
l'origine comme Non-dire, comme Taire, comme la pure voix du Rien? Yu et
wu, la Nomination et la Dé-nomination, la voix et la non-voix, réfèrent aux
"termes" de la différence ontologique, l'être et l'étant, mais seulement pour
autant que ces termes eux-mêmes sont instables. Ouverts. Glissants; mieux
vaudrait avouer qu'ils ont déjà "dépassé", ou - pour éviter tout hégélianisme -
outrepassé le lieu de la différence. Ils la mobilisent: ils s'en emparent pour la
mettre en mouvement, ils en font un passage, une voie, tao. Un pur trait, à la
façon du peintre: l'"Unique trait de pinceau" selon Shitao, frayage de l'espace
par la voix de la calligraphie, voix muette, et qui est pourtant à entendre...

Comment ne pas songer à ce geste de la pensée par lequel le "dernier"


Heidegger biffe, au cours du protocole que l'on a rapporté du séminaire sur Zeit
und Sein, la différence ontologique, au bénéfice du clivage du monde et de la
chose (11) ? La chose rassemble, dévoile le monde, le jeu du monde et son
espace-temps, dans et par le Dire qui jaillit du fond d'elle-même, sans que ce
fond soit jamais fondement. Chez Lao-tzu, du wu au yu il y a dévoilement, du
tao innomé au tao nommé il y a prononciation, profération, dessin, trait, accès de
la chose à son (nom) propre, à son identité, à la possession de soi.

Alors, le wu est bien un "non-avoir" et le yu un "avoir" - mais non pas en


un sens "moral".(12) En un sens "physique" - comme dirait Roger Munier. Dans
l'acceptation plénière de la physis, "avoir", "non-avoir", ce sont les deux faces de
la même lame ; le tranchant est l'il y a. N'est-il pas question d'un boucher

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particulièrement habile, dans le Chuang-tzu ? Pour que la taille, pour que la
différence elle-même advienne, il faut un découpage.
C'est le découpage ou le frayage ou le sarclage du tao qui fait advenir, de
la non-identité de ce qui n'a pas son être propre à l'identité de ce qui est
parfaitement approprié à soi, du non-être des déterminations qui existent mais ne
sont pas, ne possèdent pas leur être, à cet être même, chaque chose, chacune des
dix mille choses, en ce qu'elle est.

Tao est à la fois yu et wu : possédant l'être en tant que yu, il ne le perd


aucunement en devenant wu. Wu n'est nullement un néant absolu, mais le
complémentaire de yu. Tao en tant que wu n'est pas le néant, mais
l'indétermination qui englobe toutes les identités, et peut les faire lever à tout
moment. Non-être agissant : wu wei.

Tao est à la fois yu et wu: il ne change jamais. Et en même temps il est


ce qui ne cesse de changer: ne se manifestant que dans l'existence, il passe sans
relâche, afin de se manifester, afin de se re-manifester, afin de revenir se
manifester, de l'existence à la non-existence - laquelle est le fond sans fond et
sans fin de l'existence.

D'où, chez les taoïstes, une conception étale du temps. Philip Rawson et
Laszlo Legeza l'ont cernée de façon saisissante : "L'intuition taoïste repose sur
deux principes essentiels. Le premier est qu'aucun élément ou succession
d'événements ne se reproduit jamais d'une manière parfaitement identique,
constatation qui tombe sous le sens, si l'on reste à l'échelle humaine. Des
répétitions de ce genre n'apparaissent qu'à l'échelle microscopique où l'on peut
concevoir l'atome comme subdivisé en particules invisibles. Mais, en fait, le
contexte de ces répétitions infinitésimales ne cesse de changer et leur substance
elle-même est faite de vibrations. Le second principe est que cet immense réseau
d'ondulations ne subit lui-même aucun changement. C'est le bloc intangible,
sans forme définie, mère ou "matrice" du temps, gros de l'être et du non-être, du
présent, de l'avenir et du passé évanoui : c'est le Grand Tout, synonyme de la
durée continue et du changement infini dans l'espace infini."(13)

Bien entendu, l'usage du mot "principe" pour caractériser le tao, même


au pluriel, est ici controuvé. On peut, certes, comprendre le tao en termes
strictement formels, comme ce qui demeure en soi non affecté par le
changement de l'être au non-être et du non-être à 1'être et qui réalise ainsi
l'identité parfaite avec soi au-delà même de la distinction de l'être et du non-être.
On omet alors l'ombre, on oublie l'oubli. Car si, pour être dit principe, princeps,
le tao "supporte" le non-être, s'il est une "substance", un quid (Finazzo) ou un
singulare tantum (Heidegger), il n'en est pas moins détruit en tant que substance
et en tant que principe par ce non-être, ce Vide ou ce Rien qui, le recevant, ne lui
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confère d'identité que dans la dés-identification et ne l'approprie qu'à la dé-
proprier. Nul principe qui ne sombre dans l'abîme.

Conséquence: Heidegger, pour qui le Grund n'est Grund qu'en étant Ab-
grund, pour qui ce qui fonde ne fonde qu'en s'effondrant, n'est pas moins
"anarchiste" que Lao-tzu. Et ce que nous apprend Zeit und Sein sur le temps, à
savoir que l'Ereignis du temps "est" une "quatrième dimension" pour ainsi dire
"antérieure" aux trois autres, avenir, passé et présent, dimension de stabilité, de
stasis, de quiétude et d'immobilité silencieuse, de calme et de repos - tout cela
situe sans doute l'Ereignis hors destin, mais ne lui ôte pas le mouvement. Que
l'Ereignis soit, selon le mot de Derrida, l'être en son propre "s'envoyant par le
fond", ce naufrage de ce qui devrait, en tant que principe, subsister, cette
abolition en douceur, comment ne pas en tirer les conséquences politiques (14) ?

Jean Grenier l'avait montré à propos du taoïsme: quiétude n'est pas


quiétisme. Il faut en dire autant de Heidegger, et lever à son égard l'hypothèque
un peu trop convenue (et convenable) de la sédentarité, de l'immobilisme agraire.
Pour Heidegger autant que pour Deleuze, on peut "nomadiser sur place". La
pérennité peut bien appartenir au Tout, le Tout, ce sont les singularités qui
nomadisent, croissent et s'effacent.

Du coup, l'homme apparaît comme la réalité (Dasein) que la dissolution


dans le non-être affecte le plus: c'est en tant qu'il se verra dépossédé de son moi
et désapproprié d'avec soi qu'il s'identifiera avec le Tout. Ou avec le tao. Ce ne
saurait être toutefois qu'à ses dépens. La longévité que recherchent les taoïstes,
l'immortalité du Saint, tout cela ne fait qu'accuser et aiguiser la mortalité des
mortels. Ciel et terre, mortels et immortels - quatrain taoïste...

Seulement, s'il en est ainsi, la corrélation entre l'homme et le tao est


indéfectible ! Le tao a besoin de l'homme : en tant qu'il "fonde" l'être - mais
d'une fondation mortelle: il s'agit, littéralement, de tuer l'être ou le principe... - le
tao "veut" l'homme, comme son miroir et son reflet. Il le "veut" donc pour le
détruire, le dés-identifier, le perdre. Mort de l'homo metaphysicus. Mais à cet
instant l'homme gagne tout, il rejoint "le" Tout. Le mouvement de retour du tao,
c'est Heimkunft et non Heimkehr, c'est entendre mieux le natal – "au sens où il y
a retour pour Chateaubriand quand le chant de la grive fait soudain reparaître
Combourg" (15).

Dans un entretien récent, Emmanuel Levinas - qui n'a pas pour habitude
de tresser des couronnes à Heidegger – rappelle que, dès le paragraphe 9 de Sein
und Zeit, le Dasein "est tellement livré à l'être que l'être est sien. C'est à partir
de mon impossibilité de me refuser à cette aventure que cette aventure est
mienne propre, qu'elle est eigen, que le Sein est Ereignis. Et tout ce qui va être
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dit de cet Ereignis dans Zeit und Sein est déjà indiqué au paragraphe 9 de Sein
und Zeit. L'être, c'est ce qui devient mien propre, et c'est pour cela qu'il faut un
homme à l'être. C'est par l'homme que l'être est "proprement". Ce sont les choses
de Heidegger les plus profondes" (16).

Ne faut-il pas ajouter qu'elles participent, et non moins intensément, de la


profondeur du tao ? Mais si le tao est "sans voix", ne "participe"-t-il pas de
l'homme en étant précisément autrement qu'être? Faut-il dire que l'Ereignis est
"dans" le tao, ou ne serait-ce pas plutôt l'inverse?

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Notes :

1. Ysabel de Andia, Présence et eschatologie dans la pensée de Martin


Heidegger, Université de Lille III, Paris, Éditions universitaires (J.-P.
Delarge), 1975, p.201. Cf. l'interprétation heideggerienne de Lao-tseu par
Chang Chung-Yuan, in Tao: A New Way of Thinking (New York, 1995)

2. Chuang-tzu, II, 2; XXII, 7; XXVII, 2.

3. Chuang-tzu, XXVII, 1, 2.

4. Chuang-tzu, XXII, 5.

5. Nous suivons ici Giancarlo Finazzo, The Notion of Tao in Laotzu and
Chuangtzu, Taipei, Taiwan, Mei Ya Publ., 1968, p.178.

6. Chuang-tzu, VI, 7.

7. Isabelle Robinet, Les commentaires du Taotöking jusqu'au VIIe siècle,


Collège de France, Paris, PUF, 1977, p. 64. Le commentaire de Wang-pi a
été traduit en anglais par Ariane Rump et Wing-tsit Chan, The University
Press of Hawaii, 1979.

8. Cf. Richard E. Palmer, "The Postmodernity of Heidegger", in William V.


Spanos ed., Martin Heidegger and the Question of Literature,
Bloomington, Indiana University Press, 1976, p.71 sq. Et aussi, du même
auteur: "Toward a Postmodern Hermeneutics of Performance", in Michel
Benamou and Charles Caramello ed., Performance in Postmodern
Culture, Center for XXth Century Studies, University of Wisconsin-
Milwaukee, Madison, Wisconsin, Coda Press, 1977, p.19 sq.

9. Cf. à ce propos la magistrale mise en garde de Jean-François Lyotard,


depuis La condition Postmoderne, Paris, éd. de Minuit, 1979, jusqu'à ses
derniers textes, notamment "Mutique musique", in Moralités
postmodernes, Paris, Galilée, 1993, p. 185-198

10. Lao-tzu, 1, 2.

11. Cf. Zur Sache des Denkens, Tübingen, Niemeyer, 1969, s. 40; et la
traduction de Jean Greisch: "à partir de l'Ereignis, il devient nécessaire
que la pensée renonce à la différence ontologique". in J. Greisch, "Identité
et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de

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l'Ereignis.", Revue des Sciences philosophiques et théologiques, t. 57, n°1,
janv. 1973, p.96.

12. Cf. Isabelle Robinet, op. cit., p. 63.

13. Tao, la philosophie chinoise du temps et du changement, trad. Jean


Brèthes, Paris, Seuil, 1973, p.11.

14. A notre connaissance, deux auteurs seulement l'ont tenté à ce jour: Gianni
Vattimo, Le Avventure delle differenza, Milano, Garzanti, 1980; et Reiner
Schürmann, "Principles Precarious: On the Origin of the Political in
Heidegger", in Thomas Sheehan ed., Heidegger The Man and the Thinker,
Chicago, Precedent Publ. 1981, p. 245 sq. L'interprétation de Reiner
Schürmann se déploie dans Le principe d'anarchie, Heidegger et la
question de l'agir, Paris, Éd. du Seuil, 1982.

15. Michel Deguy, note 1 à sa traduction de Heimkunft ("Retour"), in Martin


Heidegger, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p.9.

16. De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1982, p.146-147.

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Chapitre 24 : Gloses sur le Ryoan-ji

Gloses sur le Ryoan-ji expose et discute trois des innombrables exégèses


que l'Occident a consacrées à ce jardin de méditation Zen sans doute le plus
célèbre des jardins de pierres japonais. La première, celle de Loraine Kuck, se
disqualifie dès lors qu'elle impose à l'attention le seul outillage analytique de
l'arborescence : non, il n'y a pas d'arbres au Ryoan-ji. La seconde, celle de Will
Petersen, se veut d'obédience Zen, mais sa méthodologie est radicellaire, et elle
rejoint tout au plus l'esprit (de rupture avec la tradition) des actuels rénovateurs
japonais de l'art des jardins. La troisième, en revanche, est due à un compositeur
qui se trouve être aussi un mycologue mondialement connu : John Cage. C'est
une interprétation rhizomatique, donc résolument pluraliste, et qui ne tente pas
de forcer le réel ; elle paraît en définitive la seule digne d'être retenue. Bien sûr,
les trois orientations examinées ici, arbre, radicelle et rhizome, renvoient au
lexique de Gilles Deleuze et Félix Guattari. La problématique de la rhizo-
analyse n'est pas sans affinités avec celle de l'entrelacs, développée au japon par
le peintre et philosophe Taro Okamoto; et cela invite à reconsidérer, sous l'angle
de la nomadologie, un certain nombre d'idées reçues relativement à l'opposition
de l'Orient et de l'Occident.

Le jardin de pierres ou "jardin sec" du Ryoan-ji à Kyoto, c'est d'abord,


pour les commentateurs, une bonne forme. Une excellente forme. Voyez, dit
Loraine Kuck (1), avec quel art les deux jardiniers, MM. Kotaro et Hikojiro, ont
meublé de quinze pierres cet espace genre court de tennis, clos de murs et
recouvert de sable. Écartons les interprétations trop anthropomorphiques : le
sable comme rivière ou fleuve ou détroit, les groupes de pierres comme suite
d'îles, par exemple entre Japon et Corée; les exégèses fondées - ou non sur la
toponymie, l'onomastique en général, voire l'histoire : Tora no Ko Watashi
disant le jardin des "Tigres passant le fleuve à la nage avec leurs petits", ce qui
évoquerait quelque adage confucéen des années 1480 (seul un prince vertueux
purgera des bêtes féroces, des brigands, le Japon des Tokugawa). Contentons-
nous d'ouvrir les yeux. Deux groupes de pierres à gauche, trois à droite. La
taille des pierres de gauche plus importante que celle des pierres de droite. D'où:
symétrie dans l'asymétrie, équilibre, harmonie, bref régulation du divers. Dans
chaque groupe, cette régulation se répète. A la gauche de la gauche, cinq pierres,
ou plutôt quatre pierres encadrant un gros récif ou rocher (le plus gros de tout le
jardin), jouxtant le mur de gauche; à la droite de la gauche, contre le mur du
fond, deux pierres moyennes, plus modestes, allongées, un peu plus détachées
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aussi : faisant et ne faisant pas contrepoids. Dans le groupe de droite, non plus
deux, mais trois archipels; plus petits, assez nettement, que les deux du groupe
de gauche - mais cette petitesse est à son tour modulée, deux " grands" archipels
de trois pierres en encadrant un, plus "petit", de deux. L'analyse peut se
poursuivre : la taille des pierres tantôt compense – relativement – leur moindre
nombre, et tantôt l'exalte. A noter qu'on ne considère pas les pierres pour elles-
mêmes grises, choisies (semble-t-il) hors de tout "esthétisme", elles sont dites
inintéressantes. On ne les regarde pas : on ne "voit" que leurs relations, que la
fixité de la structure, que la place respective qu'elles occupent dans le tout. De
même, on ne s'attarde pas au sable : simple fond blanc, ratissé, "propre", il n'est
que le faire-valoir des relations entre les pierres – c'est-à-dire de la seule
nécessité formelle de l'arrangement; nécessité jugée, bien sûr, inflexible.
Nécessité pourtant éminemment flexible – car à toute cette statique
répond (en vue de la réalisation d'un équilibre supérieur) une dynamique.
Comme chez Auguste Comte. Ou chez Klee. Car on n'a pas seulement affaire à
une structure : c'est bel et bien d'une structuration, Gestaltung et non Gestalt,
qu'il s'agit. Cinétique, le jardin paraît faire mouvement de gauche à droite, ce qui
facilite évidemment la lecture aux Occidentaux... Comme un torrent, il est
orienté. Obliquité des pierres, dont la disposition générale et les inclinaisons
particulières convergent dans un seul et même sens; avec l'exception (mais qui
confirme la règle, qui contrevient moins au mouvement principal qu'elle ne le
souligne) du quatrième groupe à partir de la gauche, qui, lui, semble aller à
contre-courant, s'arc-bouter à l'inverse des autres. De même, la dynamique
verticale des tensions, lue à partir de la gauche, est alternée : le premier archipel
pointe vers le ciel, le second ne vise que l'horizon; encore une surrection, encore
une supination, pour finir sur un cinquième archipel indécis. Et cette rythmique
est reprise au sein de chaque archipel.
Au total, donc, une dynamique aussi minutieuse à tous les niveaux que
l'était la statique. Comme Ernst Bloch, paraphrasons Kant : "sans forme
structurante, le devenir est aveugle; sans contenu de devenir, la forme est vide",
(2). Équilibre, symétrie, unité du divers, convenance, voilà ce que l'Occident a
toujours thématisé comme le Beau. Le Ryoan-ji n'est "oriental"qu'en tant qu'il
dialectise ce Beau : l'harmonie ne s'atteint pas d'un coup, elle prescrit ici un
déséquilibre, là une dérégulation, là encore une dissymétrie; mais ces notions "
négatives ", se laisseront résorber dans l'Un, dans ce que Loraine Kuck appelle
la " balance ". L'important, c'est le centre, la relation qui meuble l'intervalle
entre les termes et qui en appelle à une Relation suprême.

II

Si le Ryoan-ji est bien ce qu'en dit Loraine Kuck, si tout s'y justifie de
façon formelle ou structurale, alors il s'agit d'une construction, et
Schleiermacher a raison, qui rattachait l'art des jardins à l'architecture. Vous n'en
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ôterez pas une seule pierre sans que tout s'écroule. Seulement, le jardin n'a pas
été conçu pour être vu d'avion. A hauteur de japonais agenouillé ou accroupi en
lotus et se tenant, comme il sied, à la périphérie, il manque toujours, de quelque
point que l'on regarde, au moins une pierre à l'appel. Perfidie orientale, ou
raffinement d'un jeu supérieur de l'esprit, un étant en voile toujours un autre...
Suffit-il de dire, comme Husserl, que notre perception est toujours inachevée,
qu'elle ne nous gratifie que d'esquisses, d'Abschattungen ? – Cela ne résoudrait
qu'en partie le problème, puisque la récapitulation, la vue d'avion qui certifie
qu'il y a bien quinze pierres demeure possible en esprit ; puisque, par
conséquent, l'éventualité d'un Savoir Absolu sur les rochers du Ryoan-ji se
trouve maintenue, et qu'on ne fait qu'en différer l'avènement. Non, ce qu'il nous
faut, c'est une exégèse couleur locale, Zen si possible, et à ce titre plus proche de
la chose même.
Justement : dans le recueil de Nancy Wilson Ross, Le Monde du Zen, un
artiste américain qui se présente comme un zéniste accompli, Will Petersen,
aborde le Jardin de pierre sous l'angle non plus de l'explication, mais de la
compréhension. "Nos conceptions esthétiques", dit-il à propos du Ryoan-ji, "ne
nous fournissaient pas le moyen de le comprendre" (3). Heureusement, la
phénoménologie (entre autres) ayant changé tout cela, nous savons désormais
que si les quinze rochers "ne peuvent être vus en même temps", c'est que "nos
sens ne peuvent saisir d'un même et unique point de vue tous les aspects de la
réalité" (4). Nous allons donc pouvoir enfin affronter la multiplicité : quelle
chance !
Or, la multiplicité, dans ce jardin de sable et de rochers, c'est d'abord – ce
qu'omettaient jusqu'ici les analystes occidentaux – celle du sable. Ces myriades
de grains symbolisent le vide. Encore ne le peuvent-elles que parce qu'il y a les
rochers : "ce n'est que par la forme que nous pouvons concevoir le vide" ce qui
est, paraît-il, "l'un des paradoxes fondamentaux de la pensée bouddhiste"(5).
D'où la justification (paradoxale à son tour) de l'intérêt exclusif que portent aux
rochers les exégètes occidentaux : loin de n'être que des exorcismes ou des
négatifs du sable, les rochers sont ce-sans-quoi le sable ne serait que désordre et
chaos "un peu comme c'est le bruit que fait la grenouille en plongeant dans la
mare qui crée le silence, dans le haïku bien connu de Bashô".
Faisons dépendre la multiplicité "moléculaire" du rectangle de sable de ce
préalable : l'existence de la multiplicité "molaire" de quinze rochers. Le sable
doit aux rochers sa charge symbolique. Mais l'inverse n'est pas moins essentiel :
que le sable confère aux rochers leur efficace, leur pouvoir de l'activer en retour,
lui le, sable, en tant que véhicule du vide. Cependant, la question : pourquoi
quinze rochers ? reste entière. On s'interdit simplement de lui donner une
réponse formelle, esthétique ou esthétisante. Aussi Will Petersen va-t-il procéder
par addition à partir de zéro. Qu'adviendrait-il s'il n'y avait qu'un seul rocher?
Un, c'est trop peu, cela reviendrait à centrer l'intérêt, à faire de cet unique bloc
une sculpture, laquelle retient ou déçoit notre attention, mais n'affecte pas
423/514
l'espace qui l'entoure... Deux, c'est mieux, mais c'est encore insuffisant : deux
chiens de faïence ne font jamais que se lorgner, ils ne sortent pas d'eux-mêmes.
Trois, c'est parfait, mais c'est... trivial, c'est l'enlisement dans le vaudeville ou le
formel de bas étage. Laissons le quatre : Petersen n'en parle même pas – sans
doute le quatre ne fait-il à ses yeux que démultiplier le deux; et puis nous
sommes au Japon et non en Chine; et Petersen, qui connaît le japonais, sait que
quatre, shi, est un homophone, qu'il signifie la mort. Pas question, donc, de
l'employer. Reste cinq : et le cinq fait tilt. Cinq blocs de rochers, c'est l'idéal,
parce que la multiplicité trouve seulement à partir du cinq son équilibre, cette
neutralité affective qui lui permet d'"exprimer complètement la notion d'espace
vide", et cela en "soulignant l'unité indivisible du sable et de la pierre" (6).
Nous y voilà. L'exégèse "bouddhiste mais aussi écologique" de Will
Petersen, ne vise la multiplicité qu'avec l'arrière-pensée de ne surtout pas
laisser perdre l'unité. Le zénisme du Ryoan-ji, ce serait en somme une
préfiguration, au XVe siècle, de ce qu'apportera Mao : un pré maoïsme
visionnaire, pour lequel un ne se divise pas en deux mais en cinq, et de là, par
ricochet, en dix mille (grains de sable) (7). Mais en quoi cette genèse du
multiple nous change-t-elle des engendrements platoniciens ou néo-
platoniciens? Écoutons encore Petersen : "Le rapport entre la forme et l'espace
devrait être tel que l'esprit ne s'arrêtât pas à l'un des deux seulement, mais saisît
leur nécessité respective, leur relation mutuelle." C'est toujours d'une relation
qu'il s'agit, et d'une relation posée comme plus essentielle que les termes qu'elle
relie. Mythe de l'intermédiaire : la genèse du multiple se fait en comblant des
intervalles, des trous, en réalisant ce que Sartre appelle le "plein d'être dans le
monde"... Mais ce "plein d'être" peut-il suffire à combler le Vide, le Grand Vide
du Zen? Certes, on nous en avertit : le vide du Bouddhisme ne signifie pas "la
préexistence de quelque chose qui a cessé d'être"; mais sommes-nous quittes
pour autant avec le Vide du Ryoan-ji? De même, on prévient toute assimilation
du Vide du Ryoan-ji avec ce que Chirico ou Dali ou Tanguy ont peint, ces
flottements d'un espace infini; ou avec le vide de Giacometti, vide
"anthropomorphique", propre à donner le corps de son absence aux "angoisses"
de l'existentialisme des années quarante. Mais ces rapprochements une fois
écartés, suffit-il d'énoncer : le sunyata bouddhiste "coexiste avec les formes"; ou
encore : "là où il n'y a pas de forme, il n'y a pas de vide" – pour liquider le
problème, pour évacuer le Vide (8)?
A quoi Petersen a vraiment un peu trop beau jeu de rétorquer : ce n'est pas
un problème, c'est un mystère. Les mots me manquent. Ou, comme l'ivrogne :
"A moi les murs, la terre m'abandonne." Tout bascule en une profession de foi
spiritualiste : "Comme toute grande œuvre d'art, le jardin de Ryoan-ji est peut-
être un "kôan visuel". Il s'impose à l'esprit, et, s'il peut être rapproché de quelque
chose, c'est de l'esprit lui-même plutôt que d'"îles dans l'océan". Peu importe dès
lors de quels matériaux il est composé. Ce qui importe, c'est l'esprit qui

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interprète ses données essentielles. Le jardin existe en nous : ce que nous voyons
dans cet enclos rectangulaire, en fin de compte, c'est ce que nous sommes" (9).

III

Changeons de vocabulaire. Avec Deleuze et Guattari, nous pourrions


qualifier d'arborescente l'analyse de Loraine Kuck : unitaire, unifiante, elle
formalise le Ryoan-ji en s'efforçant de le centrer, elle vise la mise au jour de
racines, de branches et d'embranchements, elle ne dichotomise que pour mieux
rassembler. L'inconvénient, bien sûr, est que le Ryoan-ji est un kare-sansui, un
jardin sans arbres... Quant à Petersen, il se livre à une réduction non plus
arborescente ou arboricole, mais radicellaire. "Cette fois", disent Deleuze et
Guattari (10), "la racine principale a avorté, ou se détruit vers son extrémité;
vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines
secondaires qui prennent un grand développement". Donc : plus qu'harmonie,
plus de "balance", plus d'Unité, au moins provisoirement; mais un Cinq qui vient
innerver un Quinze, lequel à la fois légitime les Dix mille grains et se fait
plébisciter par eux... A hiérarchie, hiérarchie et demie, même si celle-ci n'est
apparemment qu'une demi-hiérarchie : l'unité s'en trouve finalement rehaussée.
"Les avorteurs de l'unité sont bien ici des faiseurs d'anges, doctores angelici,
puisqu'ils affirment une unité proprement angélique et supérieure" (11). Pas de
problème, on revient à cette vieille connaissance, le Sujet – car pas de problème
équivaut, ici comme toujours, à un mystère – ; regagner le giron du Zen, c'est
replonger dans le mystère. "Le monde a perdu son pivot, le sujet ne peut même
plus faire de dichotomie, mais accède à une plus haute unité, d'ambivalence ou
de surdétermination, dans une dimension toujours supplémentaire à celle de son
sujet" (12). La terre tourne : le Japon revient à l'Occident, c'est-à-dire au même.
Et pourtant, Petersen n'hésite pas à donner des leçons de purisme. "Au
cours d'une récente visite à Ryoan-ji", écrit-il (13), "j'ai noté qu'on avait laissé la
mousse envahir la base des rochers. Il n'en fallait pas plus pour compromettre
l'équilibre de ces rapports pierre-sable et la "signification" du jardin tout entier.
Cette mousse avait formé cinq îlots d'un vert lumineux, de sorte que les rochers
ne semblaient plus jaillir du sable, mais être posés sur ces "îles" d'apparence
presque "jolie" – ce qui faussait toutes les perspectives".
Pour Petersen, donc, la mousse fait tache; mais c'est dans la mesure où
lui-même s'estime plus japonais que les japonais (14). La mousse n'est gênante
qu'à l'endroit d'une vision dualiste, celle qui n'interprète le Ryoan-ji qu'en termes
(immuables ou mobiles, peu importe) de "bonne forme", de figure sur fond;
celle qui veut ignorer la fonction d'intermédiaire physique, matériel, de
l'humanité "vraie" et des saisons. Intermédiaire assez peu prévisible ou
contrôlable, certes; mais faut-il pour cela le déclarer en droit inadmissible?
Cette exclusion ne vaut que pour l'esprit pur, ou le Sujet, ou toute autre entité
425/514
métaphysique à l'occidentale... Énumérons ici les bienfaits concrets de la
mousse : elle introduit autour des archipels une rupture de ton, du "joli" (mais
faut-il s'en indigner et dire "c'est du joli"?); elle fait échec à toute affabulations
"souterraine" (les rochers-icebergs ne font qu'émerger, on ne sait pas ce qu'il y a
dessous, la profondeur de ces dessous mesure la profondeur de ma vie intérieure
etc...); brisant l'isolement des rochers, elle les départicularise, elle les
collectivise, elle les oblige à conserver; substituant à la linéarité des contours de
base de chacun de ces rochers un flou, elle nimbe tout dans l'ennuagement, elle
fait de chaque archipel un anarchipel et de chaque bloc un signal de brume...
Surtout, elle s'infiltre entre sable et roc : biffant l'hylémorphisme, elle esquisse
l'étrange soulignement de ce qu'il ne faut pas, du tertium quid, du neutrale
tantum (Heidegger) ou du sedcontra (Klossowski) qui s'insère et s'ingère,
comme une machine, là où le système de communications en vigueur offre sa
jointure, son interstice, son articulation; mais machine vivante et non marteau-
piqueur, en ce qu'elle fait ressortir le vide – l'absence de vie – du sable, non
moins que le vide - l'absence de vie – du roc. La duplicité complémentaire de la
forme et de l'espace ne peut donc apparaître en ce qu'elle est, une figure du vide,
que dans la mesure où la mousse confisque la plénitude et la richesse de la vie.
La mousse : le bruit, ce qu'Umberto Eco appelle l'origine de toute
communication.
"Pas facile de percevoir les choses par le milieu", disent Deleuze et
Guattari (15). Le milieu, c'est la mousse; la "voie du milieu" est celle de la
multiplicité se réalisant et non se pensant. Conformément à ce que prescrit le
Grand Véhicule, la mousse restitue à l'impermanence la minéralité du Ryoan-ji.
Elle mouille le jardin sec. Elle introduit à même le sable l'humidité du Tao. Elle
est le pubis des rochers. Elle tache : fait tache d'huile.

IV

Argumentant sur ce milieu, nous avons atteint très exactement à la moitié


du présent texte. Pour fêter cette coïncidence, rendons hommage à celui qui a le
plus insisté, de nos jours, sur l'inéluctabilité des rencontres de ce genre – d'autant
qu'il a lui-même "écouté", ausculté le Ryoan-ji... Voici, à l'appui de nos
observations, un texte très bref de John Cage :
"De temps à autre, je tombe sur un article relatif à ce jardin de pierres au
japon, qui ne comporte qu'un espace de sable avec quelques rochers dessus.
L'auteur – n'importe lequel – ou bien en vient à suggérer que la position des
rochers dans l'espace suit quelque plan géométrique qui produit la beauté que
l'on remarque, ou bien, ne se satisfaisant pas de simplement le suggérer,
confectionne diagrammes et analyses détaillées. Aussi, lorsque je rencontrai
Ashihara, le critique japonais de musique et de danse (son prénom m'échappe),
je lui dis que, pour moi, ces rochers auraient pu se situer n importe où au sein de
426/514
cet espace; que je doutais fort que leurs relations aient été calculées; que le vide
du sable était tel qu'il était susceptible de servir à n'importe quel endroit de
support à ces rochers. Ashihara m'avait déjà fait un cadeau (des sets de table); là,
il me demanda de l'attendre, parce qu'il avait quelque chose à chercher à son
hôtel. Quand il revint, il m'offrit la cravate que je porte à présent"(16).
Voilà bien une interprétation rhizomatique, et non plus arborescente ou
radicellaire, du Ryoan-ji : je garde le lexique Deleuze-Guattari en raison de son
exceptionnelle efficacité vis-à-vis non seulement du Ryoan-ji. mais de John
Cage. Car ce qu'aide à ressaisir la rhizo-analyse, la multiplicité se réalisant, est
cela même qui fascine le pluraliste Cage dans le Zen. Se trouve d'abord
dénoncée, à propos du jardin de pierres, toute velléité d'ériger la planification du
jardin comme le préalable obligé de son édification; ce qui confirme le
diagnostic de corporéité qu'a prononcé par exemple un Langdon Warner : le
dessinateur japonais, même s'il passe "de nombreux jours à contempler le site, à
toutes les heures de la journée et par tous les temps", n'utilise que "peu de plans
ou de croquis"; il faudrait dire qu'il cartographie plus qu'il ne calque, "il a un
panier de chevilles de bois qu'il plante dans le sol en marchant" (17). Son travail
consiste en somme à laisser résonner le sol – à se laisser renseigner par le bruit,
ici, là : travail itinérant, musical, corporel, qui court-circuite par le geste toute
programmation intellectuelle ou abstraite ; démarche qui est une marche et un
contournement plus qu'un quadrillage ou un arpentage : elle ne maîtrise la terre,
elle la parcourt en se pliant à ses accidents. Les marques laissées par le jardinier
n'imposent pas un planning ou un cadastre, ce ne sont qu'aide-mémoire - signe
que ce qui règne est l'oubli.
Qu'est-ce que la mousse? Un tapis. Laisser la mousse envahir les contours
des blocs du Ryoan-ji n'est sûrement pas un contresens historique, si l'on songe
que le XVe siècle a vu se généraliser, dans les demeures japonaises,
l'architecture intérieure des tatamis, ces nattes qui ont détrôné, dans la recherche
d'une modulation de la construction, les piliers ou poutres verticales, et signifié
la prolifération des transitions, dans la maison elle-même, entre l'extérieur et
l'intérieur. Et d'où les tatamis ont-ils reçu semblable promotion, sinon de ce
qu'ils apparaissaient, tant par leur consistance que par leur épaisseur, propres à
jouer, entre les piliers et le sol battu, un rôle d'intermédiaire physique, vivant,
analogue à celui des mousses entre sable et roc? Épaisseur et consistance sont
des traits rhizoïdes. Une spore de mousse germe en effet sur la terre ou la roche
humide, voire dans l'eau, en se dispersant selon des rhizes, des "racines sans
vaisseaux", lesquelles assurent la fixation de la plante au support. La
superposition et l'enchevêtrement des rhizes confèrent une apparence de
profondeur au tapis de mousse; en réalité, la profondeur n'est ici qu'une élasticité,
et le véritable développement s'effectue à l'horizontale, selon des lignes de fuite
incontrôlables.
Ouvrez à présent la partie de piano du Concert for piano and orchestra du
compositeur John Cage : vous y verrez se déployer en tous sens, à la surface de
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chaque feuille, des tresses et réseaux de filaments lisibles selon des codes à
degrés variables de précision; il y a là, disséminé en figures non récupérables
selon une taxinomie, un rhizome à 84 entrées...

Maintenant, notre hypothèse sur le vide du Ryoan-ji est celle-ci : il n'y a


pas un vide mais plusieurs vides, et "le" vide du sable, ou bien du sable et des
blocs, n'est qu'un effet de langage, un bruissement langagier pour montrer une
infinité de lignes de fuite, tout comme les filaments de la mousse montrent
l'incontrôlable. A cet égard, le dépouillement du Ryoan-ji n'est nullement
contredit par l'ajout de la mousse au sable. Cet ajout, au contraire, le souligne et
le confirme, il l'indique - tout comme le mot "vide" pointe vers le jardin, dont il
met en évidence l'une des caractéristiques, mais sans l'épuiser pour autant. La
mousse : un bruit ou bruissement indéfini, le murmure ou le clapotement
indéfini de l'il y a – mais joyeux et nomade, non pas tragique ou désolé comme
chez Blanchot ou Levinas... Avec ses textures et intertextualités de surface, la
mousse rhizomatise les géométries, elle fait des graphes simples des graphes
complexes, changeants, aléatoires, bref elle dissout la mémoire même du lieu.
Par la mousse, le lieu se donne et s'adonne à l'oubli comme force vitale, comme
force du temps. Cette force est dénudante, décapante; ici, au Ryoan-ji, elle
liquide les symboles.
Vérifions, avec l'aide du mycologue John Cage, que le rôle des mousses
est bien de promouvoir l'oubli – en particulier des symboles – comme celui des
champignons est de nettoyer par le vide :
"Dorothy Norman m'invita à dîner à New York. Il y avait une dame de
Philadelphie qui était une autorité sur l'art bouddhique. Quand elle s'aperçut que
je m'intéressais aux champignons, elle me demanda : "Connaissez-vous le sens
du symbolisme de la mort du Bouddha par ingestion d'un champignon
vénéneux ?" – je lui expliquai que je ne m'étais jamais soucié de symbolisme;
que je préférais prendre les choses telles qu'elles sont, non en tant qu'elles se
substituent à d'autres. Mais quelques jours plus tard, tandis que je déambulais
dans les bois, j'y repensai. je me remémorai le concept hindou de la relation de
la vie et des saisons. Le printemps est la Création. L'été, la Conservation.
L'automne, la Destruction. L'hiver, le Calme. C'est à l'automne, temps de la
Destruction, que les champignons croissent le plus vigoureusement, et la
fonction de beaucoup d'entre eux est de mener à son terme la décomposition de
tout ce qui pourrit. En fait, comme je l'ai lu quelque part, le monde serait un
insupportable amoncellement de vieux détritus s'il n'y avait les champignons et
leur capacité de nous en débarrasser. J'écrivis donc à la dame de Philadelphie :
"La fonction des champignons est de débarrasser le monde de tous les vieux
déchets. Le Bouddha est mort de mort naturelle".(18).
428/514
Pour témoigner de l'utilité des mousses du Ryoan-ji, sommes-nous en
droit d'invoquer les champignons? Un tel détour peut paraître bizarre : les
mousses, c'est vrai, se déploient exclusivement en surface, par plateaux, tandis
que le mycélium des champignons développe ses rhizes dans une relative
profondeur; de ce fait, le protonéma des mousses contient de la chlorophylle,
laquelle est absente du mycélium. Mais le mode de développement est le même
par rhizes. Peut-être y a-t-il aussi plus de pathétique dans la croissance des
champignons; ces derniers – ou ce que nous appelons ainsi, et qui est en réalité
les carpophores – ne surgissent que lorsque le mycélium se heurte à un obstacle :
la "fructification par la souffrance", dont parlent les mycologues "correspond
toujours à un moment de misère physiologique du mycélium"(19). Dans la fable
de la mort du Bouddha se surajouteraient par conséquent plusieurs souffrances :
celle du mycélium produisant ses carpophores, celle des carpophores en train
d'être dégustés, celle du Bouddha en agonie. Les mousses relèveraient davantage
du taoïsme que du bouddhisme : elles invitent un peu moins à la compassion...
De toute façon, si "mystérieuse et souterraine" (20) que soit la croissance du
mycélium, celle-ci ne manque pas de s'effectuer par ramifications toujours plus
éloignées du centre, lequel s'épuise et meurt. Les ronds de sorcières, les cercles
des fées, inscriptions périphériques du mycélium, viennent à se linéariser si des
lisières ou des chemins limitent l'expansion de ce mycélium; mais si le sol est
rocailleux, les carpophores s'éparpillent.
Les mousses du Ryoan-ji désignent donc dans les blocs autant de carpophores,
et sous le sable un mycélium. Pourtant, si elles ont aussi ce mérite – que leur
conteste à tort, selon nous, Petersen – de donner à penser que les rocs n'émergent
pas, ne surgissent pas des profondeurs, et qu'à l'inverse ils ont bien été posés là,
en tant que les rochers qu'ils sont, sans nécessité ni plan préalable, c'est bien
parce qu'elles parasitent le sable, et s'installent à son détriment, dénonçant ainsi
la pureté et la piété "de tant de ratissages" (21). Les mousses restituent le sable,
le vide, à la dérision qui est la sienne, de n'être même pas un mycélium ; le
contrecoup en est la dégradation des rochers eux-mêmes, qu'il devient dès lors
impossible de prendre sérieusement pour des carpophores... Ainsi, comme dans
les anagrammes saussuriens que commente Baudrillard, le travail de la mousse
consiste à affirmer et à annuler dans le même mouvement; dans le Zen, ce
mouvement s'appelle satori - il trahit le déferlement aveugle de la jouissance.

VI

Nous avons demandé à un compositeur, John Cage, de nous instruire sur


le Ryoan-ji; il l'a fait en mycologue. Nous avons mentionné au passage que sa
musique est une mycologie. Il nous reste à nous demander pourquoi; ce qui
revient à interroger le lien de l'absence de liens : il se pourrait en effet que le
lien entre les rochers du Ryoan-ji ne fût de l'"ordre" – rhizomatique – d'une
429/514
absence de liens que parce que les champignons ou en général les rhizes
rhizoïdes et autres rhizettes, concernent tout ce qui est la mycologie bien sûr,
mais aussi la musique, l'architecture et les jardins. C'est du moins ce que suggère,
avec l'élégance dans le raccourci dont il a le secret, l'auteur d'A Year From
Monday (22) :
"Musique et champignons (Music and mushrooms) ces deux mots se
côtoient dans bien des dictionnaires. Où a-t-il écrit l'opéra de quatre sous ?
Aujourd'hui, le voilà enterré sous le gazon, au pied de High Tor. Au changement
de saison, de l'été à l'automne, s'il pleut assez, ou rien qu'avec la mystérieuse
humidité de la terre, des champignons poussent à cet endroit; ils poursuivent,
j'en suis sûr, la tâche qui lui avait été dévolue de travailler avec des sons. Que
nous manquent les oreilles pour entendre la musique que font les spores qui
s'élancent hors des basides, voilà qui nous contraint à nous occuper de
microphonie."
Avec John Cage s'introduit, via la musique (mais ce qui s'énonce ici peut
se généraliser à l'espace), une pratique, atypique atopique, de décentrement et de
désidentification par rapport à ce qu'apportait jusqu'ici "la" culture. On peut dire,
en simplifiant : c'est l'Orient. Prenez le dernier mot de la philosophie occidentale
sur l'espace. "Risquons", hasarde le Heidegger de l'Art et l'espace (23), "l'écoute
de la langue. De quoi parle-t-elle dans le mot d'espace ? Là parle l'ouverture d'un
espace, l'espacement. Cela veut dire : essarter, sarcler, débroussailler". L'espace
en son propre, c'est donc la clairière (Lichtung); et cette clairière, cette Lichtung,
est antérieure à la lumière, elle est "le site où l'ampleur de l'espace et les
horizons du temps ainsi que tout ce qui, en eux, se présente et s'absente, sont
contenus et recueillis"(24). L'image est celle d'une clairière unique – toujours
l'unité unicité... – au sein d'une forêt elle-même unique; et noire de préférence.
Pour une pensée ou une pratique "orientale", cependant, et comme l'ont montré
les admirables analyses de Granet à propos des conceptions chinoises de la
spatialité, il n'y a pas, "l'"espace, mais une spatialisation indéfinie, et dont le
chatoiement en diversité et multiplicité est irréductible. "L'Occident" écrivent à
leur tour Deleuze et Guattari, "a un rapport privilégié avec la forêt, et avec le
déboisement ; les champs conquis sur la forêt sont peuplés de plantes à graines,
objet d'une culture de lignée, portant sur l'espèce et de type arborescent;
l'élevage à son tour, déployé sur jachère, sélectionne des lignées qui forment
toute une arborescence animale" (25). Opposons maintenant à la Forêt-Noire la
blancheur moussue du Ryoan-ji : "L'Orient présente une autre figure : le rapport
avec la steppe et le jardin (dans d'autres cas, le désert et l'oasis), plutôt qu'avec la
forêt et le champ; une culture de tubercules qui procède par fragmentation des
mêmes individus; une mise à l'écart, une mise entre parenthèses de l'élevage
confiné dans des espaces clos, ou repoussé dans la steppe des nomades... Et ce
n'est pas la même musique, la terre n'y a pas la même musique"(26).
Que signifie, dès lors, le recours – notamment cagien – à la rhizomatique,
c'est-à-dire à l'Orient? S'agit-il de changer complètement de musique?
430/514
Certainement : les rhizes musicales sont sans vaisseaux; ce sont des bruits et
bruissements, non des sons "musicaux"; des musiques de l'oubli et non de la
mémoire, spores et divertissements plutôt qu'arborescences "sérieuses" ou
sérielles... – Mais cela signifie-t-il (interrogeons avec la pompe qui convient) un
abandon radical, justement, de l'Occident, de ses valeurs et de sa culture, de ses
pompes et de ses œuvres ? – Cette question, peut-être est-ce à un Occidental de
la poser ; mais c'est sûrement à un Oriental d'y répondre. Que pense l'Orient de
ses propres rhizomes ? – Les dernières pages de l'extraordinaire ouvrage du
peintre Taro Okamoto, L'Esthétique et le sacré, contiennent, sous le titre Le flux
d'un destin tourbillonnant (Les entrelacs) (27), une évocation frappante de
l'universalité archaïque du motif plastique de l'entrelacs – commun à toute
l'Europe, des pardons irlandais du VIIe siècle aux enluminures d'Arras; commun
aussi, et concurremment, à toute l'Asie – ; et Okamoto montre le rattachement de
l'entrelacs au "jeu du berceau", commun cette fois-ci à toutes les petites filles
munies, à travers le monde, de ficelles – de l'Angleterre aux îles du Pacifique
sud... L'entrelacs s'est peut-être maintenu, voire épanoui, en Orient de façon plus
durable qu'en Occident; mais il a innervé les deux, l'Occident et l'Orient. Sa
caractéristique est de démentir toute inféodation à un centre, à un pivot. "C'est
un étalement infini, un chassé-croisé en perpétuelle expansion. C'est une
plastique imaginée par des hommes qui avaient appris à comprendre le monde
avec toutes ses fluctuations. Ici, plus d'être unique, de centre qui monopolise la
force, pas plus que de volonté de puissance... (28). Il n'y a là en aucune façon
une doctrine ou un système; on y sent plutôt une violente irréligiosité, ou
areligiosité. S'il doit s'y trouver une divinité, ce n'est assurément pas un despote
monothéiste, mais une espèce de transcendantalité au destin identique à celui des
hommes".
Pour peu que l'on accepte de conjuguer, comme nous y inclinons, le
rhizome et l'entrelacs (29), on éclaire le trait d'apparente intemporalité du
Ryoan-ji. Cette intemporalité est en effet tout le contraire d'un éternitarisme :
par rapport à ce que nous estimons (en tant que nous nous assujettissons à la
mémoire) relever de nos traditions, le Ryoan-ji est bien un jardin d'oubli; et cet
oubli accomplit l'œuvre du temps, comme il sied aux mousses et champignons
qui "font le vide" là où ils déploient leurs filaments et treillis. Telle serait, dans
son ambiguïté, l'actualité du Ryoan-ji : grâce à la déterritorialisation qu'il
promeut, "l'homme d'aujourd'hui, désespéré de se heurter partout aux murailles
des systèmes, peut trouver dans ces images fondamentales, variations du jeu de
ficelle ou entrelacs, une échappée vers quelque chose de plus profond et de plus
essentiel." (30)
Et une entreprise comme celle de Cage s'en trouve, croyons-nous, éclairée.
Comprendre aujourd'hui le Ryoan-ji comme le fait Cage n'est pas renoncer à
quoi que ce soit, à la splendeur de l'Occident et de sa raison. Nous sommes
pauvres, nous n'avons rien à perdre. Or toute splendeur repose sur cette pauvreté.
Nous pouvons donc repartir à chaque instant de zéro : la splendeur nous attend,
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elle est devant nous. Mais nous ne l'atteindrons que par l'humilité, pour ne pas
dire l'humidité des mousses et des rhizomes entrelacés. Faisons mousser les
bruits. Laissons œuvrer les saisons. La technologie, qui microphonise ou
micrologise ou molécularise aujourd'hui la musique, nous aide en ce qu'elle
prolonge les libres errances que laissent miroiter la mycologie et la lichenologie.
La technologie ne peut-elle d'autre part nous aider à configurer des jardins de
champignons, comme il y a des jardins de pierres ou de mousses ? Inutile
d'épiloguer. ici sur les champignons de couche, qui se satisfont d'anciennes
carrières, ou de caisses. Tout le monde connaît les champignons de Paris. Plus
significatives sont les cultures industrielles mises au point au Japon, plus
récemment introduites en Hongrie et en Espagne, et qui concernent diverses
variétés de Pleurotus : non seulement leur intérêt culinaire est loin d'être
négligeable, mais les coupes d'arbres qu'elles exigent risquent de faire rebondir
l'attention que l'Occident prête à ses clairières. Peut-être n'y a-t-il pas là de quoi
renouveler vraiment l'esthétique des jardins d'ornement; mais pourquoi
s'interdirait-on de chercher à nourrir simultanément la méditation et l'estomac?

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Notes:

1. The World of the Japanese Garden, Walker Weatherhill, New York


Tokyo, 1968, pp.163-171.

2. "Processus et structure", in Genèse et structure, Actes du Colloque de


Cerisy, juillet-août 1959, Mouton, Paris La Haye, 1965, p.218.

3. Will Petersen, "le Jardin de pierre ", in Nancy Wilson Ross, le Monde du
Zen, trad. Claude Elsen, Stock, Paris, 1963, p.110.

4. Petersen, loc. cit., p.111.

5. Petersen, loc. cit., p.112,

6. Petersen, loc. cit., p.113 ; c'est nous qui... soulignons.

7. Cf. la référence à Mao in Gilles Deleuze et Félix Guattari, Rhizome,


Introduction, Éd. de Minuit, Paris, I976, p.13.

8. Je rejoins ici l'interrogation de Gérard Barrière dans sa présentation de


l'ouvrage de Pierre Rambach, Le Livre secret des jardins japonais.
Barrière demande qu'il soit tenu compte du "jardin suprême, sans arbre, ni
pierre, ni idée" dont parle Kazantzakis - et ce jardin, c'est le Bouddha. Cf.
G. Barrière, "l'Émotion que peut donner un arpent de terre quand on sait
ce que signifie un jardin au Japon", in Connaissance des Arts, n°290, août
1974, p.66.

9. Petersen, loc. cit., p.115.

10. Rhizome, Introduction, p.14-I5.

11. p. 16.

12. pp. 16-17.

13. Loc. cit., p. 114, note 2.

14. C'est-à-dire où il se rallie au new look de l'art des jardins, imposé par
Mirei Shigemori. Selon ce dernier, "la nature ne doit pas toucher à mon
œuvre, le temps ne doit pas la modifier" (cité par P. Rambach, "Jardins
japonais modernes", in Aujourd'hui, Art et Architecture, n° 44, janvier
1964, p.37). Shigemori a notamment dessiné la bordure de mousse du
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jardin du Zuiho-in à Kyoto, "et pour être certain qu'elle ne débordera pas"
dit P. Rambach, il "a posé les graviers blancs (qui séparent la plage de
mousse de l'accès au temple) sur un lit de ciment". Telle est, au Japon, la
modernité.

15. Rhizome, Introduction, p.66.

16. John Cage, A Year From Monday, Wesleyan University Press,


Middletown, Connecticut, 1967, p.137.

17. Cf. le recueil cité de Nancy Wilson Ross, p.109.

18. John Cage, Silence, Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut,


1961, p.85.

19. Habersaat et Kraft, Les Champignons, Payot, Lausanne, s.d., p.8.

20. Habersaat et Kraft, loc. cit., p.6.

21. Raymond Charles, Le Japon au rendez-vous de l'Occident, Robert Laffont,


Paris, 1966, p.219.

22. Loc. cit., p.34.

23. In Questions IV, Gallimard, Paris, 1976, p.101.

24. "La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée", in Questions IV, loc.


cit., p.I28.

25. Rhizome, Introduction, p.53.

26. Deleuze et Guattari, loc. cit., pp.53-54 et 54-55.

27. Seghers, Paris, 1976, pp.182-188.

28. Comparez avec ce que disent Deleuze et Guattari, loc. cit., p.16 : "Les
aphorismes de Nietzsche ne brisent l'unité linéaire du savoir qu'en
renvoyant à l'unité cyclique de l'éternel retour, présent comme un non-su
dans la pensée." Ce non-su, ce n'est pas encore l'oubli, c'est encore la
mémoire (quoique Nietzsche ait dit d'autre part sur l'oubli). Nietzsche,
penseur de la radicelle et non du rhizome ou de l'entrelacs.

29. Cf. le rôle de l'entrelacs dans la dernière philosophie de Merleau-Ponty.


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30. Taro Okamoto, loc. cit., p.188.

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Chapitre 25 : Le Ryoan-ji porté à l'écran

Un film, un CD-Rom, s'il permet de "visionner" chez soi tel opéra, ou de


visiter tel musée sans quitter son salon, c'est à la condition de ne pas remplacer
l'original. Ainsi, nombre d'œuvres tolèrent d'être réécrites et réinterprétées,
pourvu que ce soit à des fins pratiques, d'archivage ou de documentation : plus
on les recopie, et plus elles sont uniques. Mais lorsque la reproduction cesse
d'être ancillaire, elle peut sembler suspecte – un remake n'est jamais tout à fait
innocent : le plagiat n'en constitue-t-il pas le socle, ou l'horizon ? - et il faut
s'estimer heureux quand un opéra de Mozart a été filmé par un Bergman, ou
lorsque Visconti s'empare de Mort à Venise ; on n'aura pas affaire à de vulgaires
copies. - Prenons, à présent, le "jardin sec" du Ryoan-ji : en proposer une
présentation filmée serait assurément risqué, si on ne la confiait pas à un
orfèvre ; on se simplifie la vie si l'on s'adresse à un cinéaste et vidéaste hors pair,
comme Takahiko Iimura ; et pour un travail d'équipe, le choix d'un poète
susceptible d'entrer en résonance avec les images, et d'un musicien capable de
leur faire quasi silencieusement écho, désignent tout naturellement l'architecte
du "Campidoglio" de l'Université Tsukuba, Arata Isozaki, et le compositeur qui
a pris le relais de John Cage auprès des Ballets Merce Cunningham, Takehisa
Kosugi. Avec de tels virtuoses, on ne sera pas déçu.
Cependant, le titre qu'a retenu Iimura - "MA : l'espace/temps dans le jardin
du Ryoan-ji" - laisse entendre que le film ne concerne pas d'abord, ou pas
directement, l'œuvre d'art qu’"est" le jardin. L'auteur l'avoue lui-même dans la
notice explicative, c'est à l'un des aspects sous lesquels s'offre le jardin, et qui en
fait sinon davantage, du moins autre chose qu'une œuvre, qu'il a estimé devoir
accorder toute son attention. Cet aspect, le mâ, est l’"intervalle", l’"interstice",
l’"entre", en tant que séparant (et, par là même, confrontant, conjoignant), dans
le temps comme dans l'espace, les deux termes d'une même relation. Il s'agit
d'une notion fort vaste, et surtout abstraite ; ou du moins, si le mâ paraît
s'appliquer à une infinité de cas, figures, occurrences, c'est qu'il relève d'une
stratégie structurale élémentaire, que définit assez bien le double emblème de
son idéogramme - un soleil dans l'embrasure d'une porte... - et qui consiste à
faire apparaître un lieu intermédiaire, capable de relier les bords d'une faille. Ce
lieu, comparable, dit-on, à la chôra du Timée de Platon, le philosophe Kitarô
Nishida l'a étudié sous le nom de basho ; il lui a consacré nombre d'analyses, qui
tendent à l'assimiler finalement à un abîme, à la "béance" d'un "Ouvert" à la
Rilke, par où jaillit tout ce qui est. Abîme fécond, basho désignera tout ce que
s'efforce de cerner en allemand le lexique du mot zwischen (tellement utilisé
chez Heidegger et synonyme, avec l'In-zwischen des Beiträge für Philosophie,
436/514
de ce "jeu spatio-temporel" qui définit la "Vérité" comme dévoilement, condition
de la veritas comme adéquation de la chose à l'esprit). Et si le "vieux pont de
Heidelberg", qui à coup sûr est une oeuvre, ne se contente pas de relier deux
rives déjà là, mais les installe et les instaure en tant que rives du même fleuve, le
"dévoilement" qui, de ce fait, a lieu, est constitutif de la "Vérité" de l'œuvre ; ce
ne peut être toutefois qu'en tant qu'il maintient sa distance à l'égard de cette
œuvre : bien qu'apporté par cette dernière, il ne peut que la déborder et
l'excéder.
On comprend que la problématique du mâ ait pu, quinze ans plus tôt,
passionner Takahiko Iimura, et qu'il lui ait consacré, à partir de la série des
Models de 1972, un film totalement abstrait, le "MA (Intervals)" de 1975-77. A
cette époque, toutefois, Iimura s'intéressait à la "durée" au sens de Bergson, dans
laquelle il espérait trouver de quoi légitimer un dépassement de la stricte
chronographie dont il avait fait usage jusqu'alors pour "sérialiser" le mâ. Avec
le film de 1989 sur le Ryoan-ji, Takahiko Iimura revenait apparemment à une
thématique et à une technique classiques; mais ses interventions, axées
désormais sur l'espace au même titre que sur le temps et se donnant la liberté
d'évoluer à travers cet espace, ne réhabilitent la conception traditionnelle du mâ
qu'au prix d'une ambiguïté qui vaut d'être approfondie, eu égard à
l'exceptionnelle subtilité du traitement que lui réserve le cinéaste.
Comment cerner cette ambiguïté ? En distinguant, pour commencer, ce
qui, dans le jardin du Ryoan-ji, relève de l'esthétique, ou d'une critériologie
propre aux oeuvres d'art, par opposition (et pour autant qu'existe cette
opposition) à ce qui dépend de la méditation (religieuse, ou philosophique) et a
trait au mâ. Mieux vaut, à ce sujet, interroger le Bon Dieu plutôt que ses Saints :
je prendrai donc appui directement sur celui que l'on considère
traditionnellement comme "le plus japonais des philosophes japonais", Shûzô
Kuki (1888-1941), en m'inspirant de la première de ses deux communications à
la Décade de Pontigny de 1928 sur le Temps.
Qu'est-ce, d'abord, que le "jardin sec"? Un jardin "formel", shoin (et non
pas "informel", soân), lequel, précisément parce que composé "formellement",
peut nous faire accéder à la "forme sans forme" qu'est le vide. Et pourquoi est-il
"vide" (kû-tei) ? Pour qu'on puisse le distinguer des jardins "anecdotiques",
asservis à une quelconque narrativité : ces derniers nous détournent de la fin
profonde de toute oeuvre digne de ce nom : la libération vis-à-vis de la
souffrance, du désir, de la chaîne des réincarnations...
En acceptant d'accueillir le règne végétal, on opte pour les cycles
saisonniers et les transmigrations qui, revenant généralement au même, bouclent
les jardins sur une identité désespérante, à revivre indéfiniment... Supprimez en
revanche la végétation, gommez ces mousses qui entachent la pureté du sable, et
votre jardin perdra peut-être en "agrément" - mais la méditation ne vaut-elle pas
ce léger détour ? La merveille des merveilles, seul le renoncement nous
l'accorde : substituer le jardin de pierres au jardin végétal, c'est restituer à
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l'équilibre formel obtenu par l'artiste la dimension d'achèvement pérenne que le
temps risquait d'escamoter ou à tout le moins d'occulter... Le Ryoan-ji représente
à cet égard le plus habile des compromis entre l'exigence "esthétique" et la soif
de méditation, car l'ordonnance des quinze rochers, la stylisation de leurs
regroupements et des tensions muettes qui les immobilisent à l'instant (et dans la
posture) où on les devine prêts à bondir, tout cela vient tempérer l'illimitation de
la mer de sable sur laquelle ils "s'enlèvent". Il suffit de comparer la souveraine
fixité des blocs égrenés et l'ironie des deux monticules de sable du jardin
attenant au temple du Daisenin, toujours à Kyoto : les blocs multiplient les
occasions de mâ, et en ce sens le Ryoan-ji diversifie ce que le Daisenin, qui n'a
gardé des mousses d'antan que les deux monticules sablonneux, a simplement
homogénéisé. De même, le sable seul, sans monticule, du jardin de la galerie
hôjô au Myôshinji (Kyoto, XIX e siècle), ne "marque" peut-être pas le lieu, le
basho, avec l'intensité des quinze rocs du Ryoan-ji, car l'inscription (la
scarification...) du mâ sur la mer de sable s'y efface "en temps réel", au fur et à
mesure de son tracé. Comme si le "jardin sec" (kare san-sui), version extrême
du style "montagnes et eaux" (san-sui), se condamnait, en assumant un excès de
"sécheresse" (kare), à mordre - littéralement - la poussière ! - Mais le Ryoan-ji
parvient à immobiliser le lieu en ce point critique où surgit le mâ : la
transmigration - d'un cycle à l'autre, d'une "grande année" à une autre - est
provisoirement suspendue, entre "désincarnation" et "réincarnation". Comme
l'explique Shûzô Kuki, ce qui fait problème est le passage d'une existence à la
suivante, étant entendu que le temps est volonté et qu'il faut que cette volonté
agisse pour que le passage s'effectue. C'est ce que Nietzsche appelait la "volonté
de puissance", et que Kuki suggère de considérer plutôt comme une "volonté en
puissance" : chez celui qui possède "le tour de force, ou plutôt le tour de volonté,
de pouvoir terminer son existence et renaître à nouveau", il est clair qu'une
volonté potentielle doit nécessairement subsister - surtout si (comme c'est le cas
lorsqu'on se trouve entre mort et renaissance) la volonté actuelle fait défaut.
Autrement dit, le miracle du Ryoan-ji tient à l'entre-deux dans lequel son ou ses
créateurs l'ont situé : si la réussite dépend, pour une oeuvre d'art, non pas
seulement de la conformité qui s'y manifeste à l'égard des canons esthétiques
d'un certain moment et d'un certain milieu, mais du degré d'émancipation vis-à-
vis du temps et de l'espace tels que conçus dans ce milieu et à ce moment - en
l'occurrence, si l'on s'en tient à la vision bouddhiste de la libération à l'endroit de
la transmigration - , alors le mâ, conçu comme la mise en suspens de la
transmigration, sans nulle velléité d'"éternisation", assume la charge esthétique
du Ryoan-ji. Et le projet de Takahiko Iimura, qui consiste à prendre appui sur le
mâ, se trouve pleinement justifié.
C'est précisément ici que l'ambiguïté dont je parlais me paraît se nouer.
Iimura l'expose avec toute la clarté souhaitable : il ne prétend guère ajouter
quelques images, ni même un film, au corpus opulent que l'on a déjà consacré au
Ryoan-ji. Nous le disions, ce qui l'intéressait au départ était de décrire "en
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termes filmiques" le mixte "indivisible" d'espace et de temps qu'offre ici le mâ.
Et à cette fin, de vivre le mâ, d'en faire l'"expérience", dans et par le film ; mais
d'abord en tant que film. Donc, de ne pas réduire le film à n'être qu'une
illustration ou une explication de texte ; d'en prendre au contraire l'autonomie et
l'auto-développement pour axiomes.
L'intitulé - centré sur le "MA : l'espace-temps..." - reçoit par là une
justification littérale. Car le lieu - la référence au Ryoan-ji - peut ne venir qu'en
seconde position, dès lors que l'essentiel est censé se situer non pas d'abord à
Kyoto, mais d'abord sur la bande du film. La matérialité du support (le ruban
filmique) s'interpose entre la réalité géographique du référent et la réalité
historique du tournage, mais non pour disqualifier l'espace ou le temps ; il s'agit
bien plutôt de les articuler différemment, en les réunissant par un trait d'union
(hyphen) ou un trait oblique permettant précisément d'éviter toute
marginalisation de l'un par rapport à l'autre. Mais cette hyphénisation de
l'intitulé ne fait que préluder à la mise en scène du mâ au niveau du contenu de
la bande-image. Car Iimura a veillé à "cadrer" son film au moyen d'un premier
framing shot, qui couvre la quasi intégralité du jardin à partir de la gauche, et
d'un framing shot terminal, à partir de la droite : l'effet de miroir n'est
évidemment sensible qu'à l'issue de la projection ; sa fonction récapitulative s'en
trouve accentuée, ce qui correspond au propos d'unification de l'espace et du
temps. Et le spectateur ne peut pas se soustraire à la suggestion rétrospective
d'une homogénéisation puissante, qui souligne moins un parti pris formel propre
à l'auteur (qu'il faudrait supposer assoiffé d'unité ... ), que la fragilité des
errances tant spatiales que temporelles d'une caméra chargée de produire, à elle
seule ou presque, l'impression du mâ.
Les mouvements que se permettait la gondole-Lumière véhiculant une
caméra dans le Grand Canal de Venise aux alentours de 1900 servaient déjà la
cause de l'indistinction de l'espace et du temps, dès lors qu'ils autorisaient un
balayage méthodique de la profondeur. Avec Takahiko Iimura, c'est avec une
lenteur systématique, contrôlée à l'ordinateur, que s'effectuera le safari des mâ(s).
La technique assure une navigation tranquille à une caméra opérant sur des rails,
à hauteur de moine assis en lotus, laquelle détaille les rochers, les espacements
entre les rochers, les plages de sable, les détroits et passages devant les murs, les
arbres au-delà des murs - et jusqu'à la silhouette humaine dont la trace se laisse
deviner à même l'un de ces murs intérieurs.
L'exploration n'est cependant ni absolument régulière (l'agogique varie),
ni exempte de simulacres (le zoom fausse les proportions), ni - surtout -
ininterrompue : à la faveur d'une suspension de l'image, une irruption langagière
à l'occidentale accapare soudain l'écran : ainsi des échappées poétiques vont
pouvoir se glisser (en dehors de l'introduction) à quatre reprises, entre les
séquences de prises de vue mobiles, à la manière des inserts narratifs pour les
films muets. Il s'agit de textes qui disent le vide, et la fusion avec le vide; et leur
auteur, Arata Isozaki (l'architecte qui a recomposé à Tsukuba la place du
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Capitole selon Michel-Ange en l'inversant radicalement), a eu à cœur de graduer
son propos d'un insert à l'autre, en fonction non pas, certes, d'une intrigue
préméditée, mais d'un souci de cohérence interne : parti de la perception la plus
extérieure, il guide le lecteur vers la fusion quasi mystique. Sans doute faut-il
aborder dans le même esprit les sonorités rares, effleurées, enrobées de longs
silences ou disposées en paliers se faisant écho, par lesquelles l'extraordinaire
inventeur de timbres qu'est Takehisa Kosugi s'est acquitté, de son côté, de la
mission qu'Iimura lui confiait : formuler, avec les moyens de son art, l'éloge du
mâ...
Parlant de son film, Iimura observe qu'il marie une chaîne textuelle
"paradoxale", et qui oeuvre "à un niveau d'extrême conceptualité" (les
interventions écrites d'Isozaki, n'hésitent pas devant des énoncés négatifs ou des
oxymores, donc revendiquent une logique "orientale" de la "contradiction") -
avec une suite d'images censée décrire (et reproduire) la trajectoire-type
accomplie par la caméra au nom de l'opérateur/magister ludi. Or, jamais cette
"promenade" - qui s'effectue légèrement au-dessus du sol, selon les stipulations
techniques qu'impose le principe du tracking shot "ordinateurisé" - ne donne à
voir de l'"in-visible" au sens strict. Il n'est pourtant question, du début à la fin, et
durant les 16 minutes du film, que du mâ et de sa "négativité" ! "Pas d'objets,
rien que la distance", ce mot d'ordre d'Isozaki n'empêche nullement qu'au niveau
de la prise de vues, non seulement "distance" et "objets" coexistent, mais la
"distance" (qui ne cesse de se répéter : c'est le sujet du film) ne cesse d'être
occupée par de nouveaux "objets", tantôt un rocher, tantôt le sable, tantôt le
mur... Chacun des objets filmés est utilisé et réutilisé comme bouche-trou - et
finalement l'impossibilité dans laquelle le spectateur se trouve plongé de
rencontrer enfin le sujet (ou l'objet suprême) du film, à savoir le mâ, (le vide, le
néant, le rien - bref tous les ingrédients d'une théologie négative), c'est cette
impossibilité qui devient l'objet (ou le sujet suprême) du film. Une telle
dénégation de la négation confère au film sa flexibilité et son endurance -
autrement dit, son exceptionnel pouvoir de fascination.
L'"ambiguïté" dont je faisais état, et qui devient, avec Takahiko Iimura, le
moteur d'une superbe aventure non seulement filmique, mais multimédia, se
résume en somme dans le paradoxe de Magritte : "l'invisible n'est pas caché au
regard. Pour être caché, il faut être visible." Mais en formulant ce "Mystère de
l'Etre", on ne sous-entend aucune tentative d'assimilation de la démarche
d'Iimura à une logique de l'"Etre en tant qu'être" au sens occidental. Reportons-
nous en effet à la problématique que développait en 1928 le Baron Shûzô Kuki :
"Au Japon, à côté du Bouddhisme, s'est développé pendant la période féodale un
autre idéal moral, qui s'appelle Bushidô - "Les Voies des Chevaliers". Droiture,
Vaillance, Honneur, Charité : voilà les vertus cardinales du Bushidô. Le Bushidô
est l'affirmation de la volonté, la négation de la négation, en quelque sens
l'abolition du nirvâna. C'est la volonté qui ne se soucie que de sa perfection
propre. Donc la répétition perpétuelle de la volonté qui était le mal suprême pour
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le Bouddhisme est devenu maintenant le bien suprême. (...) La bonne volonté
infinie, qui jamais ne peut se réaliser entièrement, et qui est destinée à être
toujours "déçue", doit toujours renouveler son effort.(...) Affrontons la
transmigration sans peur, vaillamment. Poursuivons la perfection avec la
conscience claire de la "déception". Vivons dans le temps perpétuel, dans
l'Endlosigkeit selon Hegel. Trouvons l'Unendlichkeit dans l'Endlosigkeit, l'infini
dans l'indéfini, l'éternité dans la succession sans fin." Cet admirable texte
mériterait un peu plus de célébrité : il trace en effet en lettres de feu le chemin
véritable de Sisyphe (et j'ai montré ailleurs comment Albert Camus avait
décalqué Kuki en rédigeant, dix ans plus tard, la coda de son essai sur Le Mythe
de Sisyphe ; or nul japonais, à ma connaissance, ne s'en était aperçu !). Mais
Sisyphe, s'il est "heureux", peut-être est-ce parce qu'il "a l'art pour ne pas périr
de la Vérité"... Je crois pouvoir discerner, chez Takahiko Iimura, quelque chose
de nietzschéen en ce sens. Nietzsche, on le sait, voyait dans le Bouddhisme le
"nihilisme des faibles". Et Kuki oppose, dans sa conclusion, les deux "moyens"
pour s'affranchir du temps "oriental", celui, périodique et identique, de la
transmigration : l'affranchissement bouddhiste, transcendant et intellectualiste,
par le nirvâna indien , et l'affranchissement par le Bushidô, immanent et
volontariste. "Le premier consiste à nier le temps par l'intellect pour vivre, ou
plutôt pour mourir, dans la "délivrance" intemporelle, dans le "repos éternel"; le
deuxième consiste à ne pas se soucier du temps, pour vivre, vivre véritablement,
dans la répétition indéfinie de la pénible recherche du vrai, du bien et du beau.
L'un est plutôt la conséquence de l'hédonisme qui cherche à échapper au
malheur, l'autre est l'expression de l'idéalisme moral, vaillamment décidé à se
mettre pour toujours au service du Dieu en nous, luttant sans relâche et
transformant ainsi le malheur en bonheur."
En portant à l'écran le Ryoan-ji, Takahiko Iimura a respecté, certes, la
voie de l'affranchissement bouddhiste , en lui rendant un hommage profond.
Mais (et là réside l'ambiguïté sur laquelle nous avons voulu attirer l'attention) il
a au même instant privilégié, en accord avec son siècle, mais aussi avec la
tradition du Japon, la voie de l'affranchissement immanent. Celle-ci, que
matérialise le film et non pas le site, nous paraît susceptible d'être interprétée
aujourd'hui non pas seulement comme l'application de la morale du Bushidô au
domaine imaginaire de la transmigration (ce qu'avait fort bien dégagé Kuki),
mais comme confirmant l'émergence, à la fin du XX e siècle, d'une catégorie
nouvelle qui déborde nos repères esthétiques consacrés : celle que Mario Costa a
entrepris d'étudier sous le nom de "sublime technologique" (1990).

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Chapitre 26 : Narcissisme et postmodernité
(Notes sur Takahiko Iimura)

Paradoxe majeur de notre fin de siècle, le "lien du sans-lien', comme disent


psychanalystes (Serge Leclaire) et les philosophes (Gilles Deleuze), caractérise,
à coup sûr, notre géopolitique quotidienne. La mondialisation n'oblige-t-elle pas
à repenser le statut des frontières ? Celles-ci (parfois) tendent à se faire oublier,
à devenir poreuses : alors, comme le disait naguère René Le Senne dans
Obstacle et valeur, "l'obstacle, de crible, se fait trou." A l'époque d'Internet, les
vases communiquent plus (sinon mieux) qu'avant. Partout, des liens se tissent,
des glissements s'opèrent.
Mais toute médaille a son revers. Plus la globalisation se dessine et plus les
nationalités se réveillent. La particularisation s'intensifie, les intégrismes
s'activent. Refuser l'exclusion c'est schizophréniser les minorités. Bref, le sans-
lien phagocyte (trop ?) souvent le lien.
D'où l'émergence de notions tremblées, ambivalentes, conciliatrices,
forgées pour éviter que l'on perde à la fois sur tous les tableaux. C'est l'ère des
médiations, des hybrides. De Gaulle parlait de faire se rejoindre le capital et le
travail. Il a aussi porté sur l'agora le "Québec libre". Depuis, se pose de façon
lancinante la question de la "souveraineté-association" : "aujourd'hui, comment
décliner sa spécificité identitaire tout en conservant une solidarité avec le reste
du monde ? Comment conjuguer les forces de rupture instillées à la fois par le
capitalisme et la montée des nationalismes ethniques et religieux, et les forces
d'association ?"(1)
Formulée ainsi, une telle interrogation peut sembler ne concerner la
création contemporaine en matière d'art que de manière académique. Considérée
cependant non depuis Sirius, mais à Montréal, la situation est différente.
S'inquiétant du devenir actuel de la vidéo, Christine Ross, qui enseigne l'histoire
de l'art à l'Université McGill, n'hésite pas à y déchiffrer "une histoire de liens
déliants" (2) dans laquelle la politique postmoderne se trouve secrètement
impliquée. Qui dit média(s) dit en effet médiation et non pas seulement
médiatisation ; or la télévision "normale" se contente de médiatiser, d'informer,
de reproduire ou de représenter. Elle se veut essentiellement "réaliste". La
vidéo, en regard, "idéalise", elle revendique le retour sur soi, l'autoréférence. Et
cela, de par son appareillage et l'économie de son geste, qui la vouent à l'autarcie.
En 1969, Paul Ryan présentait en ces termes sa bande Everyman's Moebius
Strip : "la bande vidéo peut intérioriser votre extérieur. Quand vous vous voyez
vous-même sur la bande vidéo, vous voyez l'image que vous présentez au
monde. Quand vous vous voyez vous-même vous regardant vous-même sur la
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bande vidéo, c'est vous-même que vous voyez, votre "intérieur"."(3) Et par-là,
vous vous enchaînez à vous-même. Car l'extérieur ne peut s'intérioriser et
l'intérieur s'extérioriser que si le ruban, converti en boucle, a fait l'objet d'une
demi-torsion : ce n'est qu'alors, que deux points, situés à l'avers et à l'envers d'un
endroit quelconque du ruban, se laisseront relier sans qu'il faille lever le crayon
ni enjamber de frontière. Les deux points ont beau se tourner le dos, ils sont au
contact. Mais ce contact, pour devenir concret ou tangible, requiert l'atour d'un
détour qui est un retour: que l'on boucle la boucle, que l'on structure (et suture)
la médiation. L'immédiateté du contact est à ce prix.
Ce prix, dans le cas de la vidéo, c'est celui du magnétoscope portatif - le
portapak - mis au point en 1965 par Sony, et qui permet à tout un chacun de
promouvoir sa créativité personnelle en se faisant l'auteur de ses propres
vidéogrammes. Mais la simple simultanéisation de la prise de vues et de la
diffusion des images, tout en démocratisant la production de celles-ci, se borne,
si l'on s'en tient là, à convertir le moniteur en un miroir. Ne s'enferme-t-on pas,
du même coup, dans un narcissisme dont il sera difficile de se dégager ? Car le
corps de l'artiste est désormais "comme centré entre deux machines qui sont
l'ouverture et la fermeture d'une parenthèse. La première est la caméra ; la
seconde est le moniteur, qui re-projette l'image du performeur avec
l'immédiateté d'un miroir."(4) En recourant à cette métaphore de la parenthèse,
Rosalind Krauss démystifie apparemment l'usage autoréférentiel du dispositif
"standard" de la vidéo. Elle n'a pas de peine à démontrer l'inanité d'une
démarche ancrée dans le psychologisme. Car le Vito Acconci de Centers (1971),
par exemple, s'illusionne lorsque, pointant le doigt vers sa propre image comme
s'il s'agissait de quelqu'un d'autre, il croit parodier l'attitude du peintre classique
qui s'efforçait jadis de conférer à la surface de sa toile un semblant de
profondeur en dessinant des lignes de fuite destinées à tromper l'œil du
spectateur. En fait, Acconci ne désigne que lui-même : il loupe l'altérité de
l'alter ego que livre le dispositif. La symétrie à laquelle se plie la réflexivité
spéculaire, et que dicte l'appareillage par sa structure même, "encapsule" l'ego.
Aussi Rosalind Krauss insiste-t-elle sur la nécessité de repenser entièrement le
mode d'installation de la vidéo. L'artiste, précise-t-elle, ferait mieux de se laisser
guider par des tableaux récents, comme tel American Flag de Jasper Johns, qui
cultive l'asymétrie plutôt que la symétrie. En tout cas, le simple accouplement
du moniteur et de la caméra, loin d'autoriser quelque ironie fine à la Duchamp,
ne débouche guère par lui-même que sur une "auto-capsulation" pour le moins
naïve.
A première vue, la critique de Rosalind Krauss paraît convaincante. Les
exemples qu'elle analyse, le Revolving Upside Down (1968) de Bruce Nauman,
Now (1973) de Lynda Benglis, ou encore Boomerang (1974), de Richard Serra
et Nancy Holt, semblent bien, quelque diverses que soient les procédures
utilisées, relever du même souci de fusion entre l'artiste et son double. A chaque
fois, le créateur n'a de cesse que la distance séparant le sujet et l'objet ne finisse
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par s'évaporer. Et le narcissisme omni-englobant détourne de considérer le
médium de la vidéo comme physique ou matériel. Le dispositif vidéographique
en tant que tel, avec toute son électronique, n'a de rôle qu'ancillaire. La véritable
nature du médium est bel et bien psychologique: on n'a jamais affaire qu'à des
tentatives pour "distraire l'attention de la visée d'un objet extérieur - d'un Autre
afin de l'investir dans le Soi", c'est-à-dire (selon le lexique freudien) pour
convertir la libido objectale en libido de l'ego (5).
Tournons-nous cependant vers l'œuvre que l'on serait en droit, après ce qui
vient d'être dit, de tenir pour l'archétype du narcissisme: le célébrissime TV-
Buddha de Nam-June Paik (1974). Comme on s'en souvient, l'artiste a placé une
statue de Bouddha face à un moniteur, lequel reçoit l'image d'une située en
retrait et qui filme la sculpture de front. Celle-ci "se" regarde, comme elle ferait
devant un miroir. Quoi de plus "kraussien'? - Et pourtant, il est impossible de se
déprendre d'une impression de décalage, par rapport à la critériologie un peu
trop bien huilée de Rosalind Krauss. La libido d'une statue, d'abord, ce n'est pas
très catholique ; et s'agissant d'un Bouddha, ce l'est encore moins: en se
contemplant (éternellement ?) lui-même que fait-il, sinon lorgner son propre
néant ? La métaphore, quand on change de latitude (et donc de référentiel), ne
doit-elle pas être réexaminée ? On concédera ici que le thème du miroir ne
saurait "être interprété dans la perspective de l'histoire de l'art européenne. Si,
dans notre aire d'influence culturelle, le miroir est en premier lieu un symbole de
la vanité, qui dénonce la frivolité indigne de l'homme" - et Rosalind Krauss, sur
ce point, se montre inflexible ! - "il représente, dans la pensée asiatique, un
instrument servant à discerner la vérité. Suspendu au-dessus de l'autel dans les
temples bouddhistes, il symbolise l'esprit pur, originel." (6) - Mais cet "esprit
pur", faut-il l'entendre comme une autre métaphore ? Si tel est le cas, ne serait-
ce pas une métaphore au degré zéro, pour ne pas dire le degré zéro de la
métaphore ? - Il faudrait donc opter, face à TV-Buddha, pour une interprétation
résolument minimaliste : rattacher Paik au bouddhisme, certes, mais à condition
de rappeler que c'est à John Cage qu'il doit d'avoir été initié au zen, et que le zen
dont il s'agit n'est ni le beat zen, ni le square zen (7), mais, selon la superbe
formule de Robert Irwin "une réduction de l'imagerie à la physique, une
réduction de la métaphore à la présence" (8). En veut-on la contre-épreuve ? Il
suffit d'observer que si l'image devant laquelle le Bouddha est assis "se présente
comme le reflet d'un miroir", elle ne l'est pas au sens strict, "puisqu'il ne s'agit
pas d'une image inversée." (9)
Il reste qu'avec son immobilisme, le Bouddha de Nam-June Paik se fige
dans ce qu'Emmanuel Lévinas appelle l'"entretemps". Toute sculpture, sans
doute, arrête le cours du temps ; et il en va de même pour la peinture :
"éternellement, la Joconde sourira."(10) Le privilège de la vidéo (comme celui
du cinéma), en comparaison, n'est pas douteux. Dès l'instant où l'image devient
mouvante, la "Présence" d'Irwin s'actualise. Que le musicien Paik ait choisi de
revenir au hiératisme, donc de dévitaliser sa bande, cela n'équivaut-il pas à la
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restitution de l'inversion de l'image ? Ce qui fait ici problème, c'est l'équivoque
postmoderne elle-même. Car la mise en scène du Bouddha est une mise en
exergue, une citation, l'invocation d'une tradition : impossible de ne pas se
référer à la réflexivité spéculaire qui déclenche l'illumination par la saisie de
l'"interpénétration sans obstruction" de tous les êtres, à la fin de l'Avatamsaka-
Sutra, source essentielle de la logique du bouddhisme Kegon à partir du VIIe
siècle. Mais précisément, la vocation de la vidéo, miraculeuse, comme il se doit,
s'il s'agit de reproduire cette image pieuse, consiste-t-elle à faire revivre, ou
(seulement) vivre, ce "stade du miroir'? L'intention de l'artiste est-elle de
célébrer l'immuable, ou de l'instaurer? La réponse, pour le spectateur, est
indécidable. Et les exégètes de Nam-June Paik ne sont guère mieux lotis. Edith
Decker, par exemple, juge bizarre le fait que nombre des œuvres majeures de
l'artiste respirent le zen, alors qu'il n'a cessé de garder "une distance critique par
rapport à cette doctrine. Il estime, entre autres, que le bouddhisme zen est
responsable de la pauvreté et du sous-développement en Asie." (11)
Bref, avec toute sa virtuosité, Paik s'est installé dans l'indécidable, sans se
poser trop de questions. Il se situe entre tradition et modernité, mais sa pratique
demeure épidermique. A ce titre, on peut lui opposer un artiste comme le
cinéaste et vidéaste Takahiko Iimura, dont le travail - empreint de ce que Paik
lui-même définit comme le "perfectionnisme à la japonaise" (12) - prend acte de
l'ambiguïté postmoderne en ce sens qu'il a choisi non seulement de l'habiter,
mais d'en faire la théorie, et cela dans ses œuvres. D'où, chez cet héritier non
moins légitime de Cage, une radicalité exemplaire, qui confère à ses œuvres leur
éclat tout à fait unique.
La production de Takahiko Iimura pourrait être caractérisée ainsi : quel que
soit leur dépouillement, ses œuvres assument une complexité proportionnelle au
degré de fusion qu'elles atteignent dans l'amalgame de la théorie et de son objet,
ces deux éléments tendant à devenir des aspects l'un de l'autre. Elles ressemblent
à ces architectures postmodernes dont parle Steven Connor, dans lesquelles la
théorie architecturale "assigne à son objet, l'édifice postmoderne lui-même, le
statut d'une sorte de théorie, ou d'une réflexion critique se retournant vers soi".
Ce qui peut encore s'énoncer comme suit : "dans la mesure où la théorie
architecturale postmoderne se fixe pour enjeu la définition adéquate des
frontières du postmoderne, alors l'architecture postmoderne, lue et comprise à
partir de cette théorie comme interrogeant le passé architectural, devient une
version de cette même recherche. "(13) Tout se passe, dans la perspective ainsi
dessinée par Connor, comme si l'œuvre "contenait" la conscience d'être ce
qu'elle est. En fait, Takahiko Iimura n'est pas à proprement parler un théoricien,
s'il faut entendre par là que sa théorie pourrait être exposée pour elle-même,
séparément de son objet. Au contraire, objet et théorie s'innervent mutuellement
- ou encore s'interpénètrent sans obstruction. On peut dire en ce sens que la
logique du bouddhisme Kegon, inoculée jadis à John Cage par le Daïsetz Teitaro
Suzuki, a essaimé en profondeur - une profondeur non atteinte par le TV-Buddha
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de Nam-June Paik - dans la pratique d'Iimura. Il s'ensuit que l'ambiguïté ou
l'ambivalence propres à la postmodernité, et qui se trouvaient attestées chez Paik,
deviennent ici légitimes, sous les espèces de ce que l'on pourrait appeler une
relation d'incertitude. Ce que visait Jean-François Lyotard faisant état d'une
"condition postmoderne" - et que l'on serait porté à rattacher à la doctrine de
Husserl sur le "vague, ou bien à une "logique du flou" - correspond à l'incapacité
de délimiter, de fixer des frontières, de dé-finir. On l'a bien vu avec
l'interprétation du baroque leibnizien chez Deleuze: le "Pli" va à l'infini. Il n'est
pas question d'assigner un terme à la modernité: le "post-" de la postmodernité
ne peut être qu'un préfixe et jamais un suffixe, parce que la relation entre la
modernité et ce qui lui "succède" n'est pas une entité isolable, mais seulement
"le procès narratif que l'on articule dans le but de produire le diagnostic" d'une
telle relation (14). Reprocher à Lyotard de rédiger le méta-récit de la fin des
méta-récits, c'est enfoncer avec fracas une porte ouverte. La fin de la modernité
est, à la lettre, interminable. (Mais pourquoi en ferait-on une agonie ? L'infini
c'est la vie. C'est la totalité qui est la mort. Comme le disait Adorno, complétant
Hegel : "Le vrai est le tout. Le tout est le faux." L'art de la postmodernité
complète Adorno.)
Pour aborder l'œuvre d'Iimura, il faut donc tenir compte de l'imprégnation
réciproque de la théorie et de la pratique, attisée au point de se présenter comme
un récit. Sa démarche consonne à cet égard de façon frappante avec celle de
l'inventeur du Concept Art, Henry A. Flynt, Jr., que les musiciens connaissent
bien pour avoir été le dédicataire de la pièce célèbre de La Monte Young X For
Henry Flynt (1960) (15). Le point de convergence entre Henry Flynt et
Takahiko Iimura concerne la constitution, à mi-chemin des arts canoniques et
des sciences (ou de la philosophie, entendue comme une gnoséologie), de ce que
Jean-Marc Lévy-Leblond baptise une "épistémologie concrète". Comme le dit
Lévy-Leblond, "Voir des idées, des concepts, autrement que sous la formulation
mathématique du physicien ou dans le texte articulé du philosophe, m'enseigne,
expérimentalement, que le conceptuel ne se limite pas au théorique."(16) Le
propos d'Iimura n'est nullement d'illustrer des théories, style big-bang, ou "non-
séparabilité quantique", et on ne découvre chez lui ni "les pavages combinatoires
d'Escher, qui fascinent tant de chercheurs", ni "les images fractales, bel exemple
de kitsch postmoderne."(17) En revanche, il partage avec Henry Flynt le legs
postanalytique ou post-structuraliste : le linguistic turn a eu lieu, il est temps
d'en tirer les conséquences. Il mettra donc en chantier, en 1975-1976, une
sémiologie de la vidéo, sous les espèces d'une vaste "trilogie" mi-art mi-science,
dans le sillage de Dziga Vertov, Eisenstein et Christian Metz, pionniers en
matière de sémiologie du cinéma (18). La vidéo n'est pas le cinéma, et nul ne
s'est auparavant risqué sur cette voie : l'originalité du projet est totale quant à sa
teneur. Mais le propos apparaît encore plus audacieux sur le plan formel puisque
son support consiste en trois gerbes de bandes vidéo, sur lesquelles l'auteur a
gravé non pas des cours magistraux - il ne s'agit pas d'un traité - mais des
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travaux pratiques ou exercices d'application, variant à chaque fois un thème
différent. L'ensemble n'est pas intangible : Iimura a procédé à des remaniements
en 1998 ; toutefois, la structure en est rigoureusement déterminée par l'exigence,
maintenue de bout en bout, d'une étude systématique de la "grammaire" des
relations entre image et langage. Par rapport au tout-venant de la production
vidéographique, les séquences ainsi rassemblées tranchent également en se
voulant exemptes de tout pathos, de tout expressionnisme (et de tout
exhibitionnisme). Iimura confesse modestement qu'il ne se sent pas "concerné
par le drame"(19): c'est qu'il n'entrait pas dans ses intentions de composer autre
chose que des études ou des épures; il a donc pris soin de sérier les questions
traitées, comme Debussy dans ses Etudes ou Bartok dans ses Mikrokosmos , en
fragmentant son discours à des fins didactiques. Le résultat, haché et morcelé,
atteste de la minutie qui a présidé au découpage temporel. Pour élever la vidéo
au rang du concept, Iimura a procédé à un réglage infinitésimal analogue à celui
que prônait Henry Flynt parlant de "rectifier"(straightening out) les dérives
"esthétiques" présentes dans les arts majeurs. En contrepartie, mais aussi dans le
droit fil de la revendication d'une problématique spécifique à la vidéo, Iimura dit
s'être refusé à chausser les pantoufles de Christian Metz en ce qui a trait aux
récits. Ceux-ci intéressent les théoriciens du cinéma. Le vidéaste, pour sa part,
préfère les leur abandonner.
Mais ne s'agit-il pas d'un vœu pieux - en tous les sens du terme ? De
Camera, Monitor, Frame à Observer/Observed, et d'Observer/Observed à
Observer/Observed/Observer, il n'est pas sûr que le spectateur, s'il se donne la
peine de tout suivre, échappe à l'impression d'avoir finalement assisté, sinon à
un récit se bouclant sur lui-même, du moins à un développement, au
déploiement d'une espèce de saga conceptuelle, dont le mot d'ordre pourrait
ressembler à celui que la télévision commerciale offre couramment dans les
divers épisodes qui composent une "série" : élaborer une intrigue qui se corse
(20). Les intitulés que nous venons de mentionner en témoignent: une
complexification se dessine, par où s'infiltre une téléologie qui n'ose pas tout à
fait dire son nom. Sans doute joue-t-elle le rôle d'une soupape de sécurité,
susceptible d'éviter la chute (ou la rechute) dans un minimalisme répétitif. Eu
égard cependant à la dispersion micrologique des fragments, on ne peut
s'empêcher d'y déceler le ressac d'une unité refoulée. Et même s'agissant d'un
fantasme ou d'un semblant, comment éviter d'y découvrir l'effet d'une exigence
typiquement postmoderne, celle d'"assurer l'émergence de la pluralité, d'une
manière qui, en soi, ne limite ni ne neutralise cette pluralité" (21) ?
Faisons le point. Au départ, Iimura se situe au plus près de Gilles Deleuze,
lequel, en des pages célèbres, a milité en faveur d'une conception de la
multiplicité qui ne tolérerait le surplomb d'aucune unité. Moyennant quoi il a
vanté une écriture "à n - 1", laquelle placerait l'unité (l'origine, la genèse, la
"présence") en retrait. A l'arrivée, Iimura, qui ne récuse aucunement le système,
du moins en ce qui concerne la vidéo, tient le compte strict de la chronométrie,
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et se prononce en faveur d'un fléchage formel - c'est-à-dire en faveur de
l'irréversibilité - du temps. Mais pluralité oblige : ce qu'il a en vue, c'est
l'ouverture, l'expansion du système. C'est à ce niveau qu'il est permis de faire
état d'un "vœu pieux". Car à la laïcité deleuzienne se superpose, au fil des
minutes et des secondes, l'ombre d'un "Dieu conséquent" au sens de la Process
Theology de Whitehead. La dernière partie du magnum opus de Whitehead,
Procès et réalité, mettait en lice, en les faisant résulter d'une constitution
progressive, "processuelle", "Dieu et le Monde (en tant que) les opposés
contrastés en fonction desquels la Créativité accomplit sa tâche suprême de
transformation d'une multiplicité disjointe, dont les diversités sont opposées, en
une unité concrescente, dont les diversités sont contrastées."(22) Que s'ébauche,
d'une vidéo à l'autre dans la "trilogie" d'Iimura, semblable conjonction entre
Deleuze et Whitehead, on ne saurait en être surpris, puisqu'elle a été pressentie
par Deleuze lui-même (23). A quoi on peut ajouter que les éléments en ont
presque été dictés par Whitehead, dans des formules telles que "Pour Dieu, le
conceptuel est antérieur au physique, pour le Monde les pôles physiques sont
antérieurs aux pôles conceptuels.(...) Par conséquence Dieu doit être conçu
comme unité et pluralité au sens où le Monde est inversement conçu comme
pluralité et unité."(24) Et dans son beau commentaire, Maurice Elie a souligné
qu'alors, "Dieu et le Monde ne sont pas seulement des images en miroirs l'un de
l'autre, mais ils se meuvent en sens inverse l'un de l'autre. Il ne s'agit cependant
pas d'une procession à partir de Dieu, mais de Dieu et du Monde à partir du
"fondement métaphysique ultime, l'avancée créatrice dans la nouveauté"."(25)
Notre interprétation de la sémiologie de la vidéo selon Takahiko Iimura
s'est laissée guider d'entrée de jeu par l'idée d'une fusion de la théorie et de la
pratique. Il nous a semblé en effet qu'Iimura faisait valoir, volens nolens, au
nom d'un idéal spéculatif (et non pas seulement spéculaire !), 1"unité
concrescente" sur laquelle Whitehead a bâti son système, et dont certains
philosophes considèrent aujourd'hui qu'en tant qu'"avancée créatrice dans la
nouveauté", elle est appelée à "réenchanter la modernité", c'est-à-dire à conférer
sa signification profonde à la postmodernité(26). Or, c'est un fait reconnu,
Whitehead se trouve être - avec Leibniz, dont il a largement hérité – le penseur
occidental le plus proche de la logique Mahayana, et plus spécialement du non-
dualisme gradualiste - celui-là même auquel nous paraît se rattacher (par
opposition au subitisme paradoxal d'un Nam-June Paik) la démarche d'Iimura.
Ces points – préliminaires... – une fois marqués, la question posée à l'orée du
présent texte, celle du "lien du sans-lien" comme pierre de touche du débat du
narcissisme et de la postmodernité, est à reformuler. Elle pourrait devenir celle-
ci : la Civilisation vidéo-chrétienne, à laquelle Derrick de Kerckhove a consacré
un ouvrage saisissant, est-elle notre unique horizon ? A-t-elle valeur destinale ?
– A cette interrogation, il nous semble qu'une réponse décisive a été apportée par
David Rokeby : "Un des moyens d'échapper à l'effet hypnotique de sombrer

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dans la contemplation narcissique de ses propres constructions, c'est de reculer
les limites de la technologie jusqu'au moment où elle arrive à surprendre."(27)
Whitehead définit Dieu comme "l'accident primordial de la créativité."
Deus ex machina ?

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Notes

1. Fulvio Caccia, "Identité et solidarité", Le Devoir (Montréal), 14 janvier


1994, p. A 8. Cité par Christine Ross, "La vidéo comme une histoire de
liens déliants", in Louise Poissant éd., Esthétique des arts médiatiques,
tome 2, Sainte-Foy (Québec), Presses de l'Université du Québec, 1995, p.
225-226.

2. Cf. l'analyse de cette notion dans l'article cité, p. 228-229.

3. Cf. le recueil TV as a Creative Medium, New York, Howard Wise Gallery,


1969 ; cité par René Berger, L'effet des changements technologiques,
Lausanne, éd. P.-M. Favre, 1983, p. 120.

4. Rosalind Krauss, "Video : The Aesthetics of Narcissism", in John


Hanhardt éd., Video Culture, A Critical Investigation, Layton, Utah,
Peregrine Smith Books, 1986, p. 181 (première parution dans October 1,
printemps 1976, p. 51-64). Nous citons la traduction de Ross (op. cit., p.
230).

5. Cf. la citation de Freud in R. Krauss, loc. cit., p. 184.

6. Edith Decker, Introduction (1992) à Nam-June Paik, Du Cheval à Christo


et autres écrits, textes rassemblés et présentés par E. Decker et Irmeline
Lebeer, Bruxelles, éd. Lebeer-Hossmann, 1993,p. 246.

7. Expressions désignant le zen des beatniks et celui des érudits, le zen


"véritable" se situant, d'après Alan Watts, entre les deux.

8. Cité in Lawrence Wechsler, Seeing is Forgetting the Name of the Thing


One Sees. Berkeley, California University of California Press, 1992,
p.200.

9. E. Decker, loc. cit., ibid.

10. Emmanuel Lévinas, "La réalité et son ombre", in Les Imprévus de


l'histoire, Montpellier, Fata Morgana 1994, p. 138.

11. E. Docker, loc. cit., p. 247.

12. Cf. Nam-June Paik, op. cit., p.9 ("Japanese blend of perfectionism").

13. Steven Connor, Postmodernist Culture, Oxford, Blackwell, 1997, p.86.


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14. S. Connor, op. cit., ibid.

15. Oeuvre rebaptisée "arabic number (any integer) to Henry Flynt", qui fit
scandale à Darmstadt dans la version pour gong de David Tudor.

16. Jean-Marc Lévy-Leblond, La Pierre de touche, la science à l'épreuve...,


Paris, Gallimard, collection Folio/Essais, 1996, p.170.

17. J.-M. Lévy-Leblond, op. cit., p.169.

18. Cf. Takahiko Iimura, At the Lux, Film, Video, CD-Rom, Installation,
Catalogue (London Film Maker's Co-op, 3-6 September 1998, éd. Kazuyo
Yasuda), p.31 et 34.

19. Takahiko Iimura, At the Lux, Film, Video, CD-Rom, Installation, cit., p.
26.

20. Expression de Ramakrishna (to thicken the plot), souvent reprise par John
Cage.

21. St. Connor, op. cit., p. 87.

22. Alfred North Whitehead, Procès et réalité, trad. fr. de la seconde édition
de Process and Reality (Macmillan, 1979 ; première édition en 1929),
Paris, Gallimard 1995, p. 534. Cité par Maurice Elie, Procès et réalité,
Whitehead, Paris, Ellipse, 1998, p. 52.

23. Cf. Arnaud Villani, "Deleuze et Whitehead", Revue de Métaphysique et de


Morale, n°2, juin 1996, p.245-265.

24. A.- N. Whitehead, op. cit., p. 536. Cité in M. Elie, op. cit., ibid.

25. M. Elie, op. cit., p. 53.

26. Cf. notamment David Ray Griffin, Mind in Nature : Essays on the
Interface of Science and Philosophy, Washington, D. C., University Press
of America, 1977 ; Physics and the Ultimate Significance of Time, Albany,
SUNY Press, 1985 ; "Charles Hartshorne's Postmodern Philosophy",
Hartshorne, Process Philosophy, and Theology, R. Kane and S. K.
Phillips, éd., Albany, SUNY Press 1989. ité (sans référence) par Derrick
de Kerckhove, "Esthétique et épistémologie dans l'art des nouvelles
technologies", in L. Poissant éd., Esthétique des arts médiatiques, tome 2,
451/514
op. cit. (cf. note 1), p. 22. De D. de Kerckhove, consulter La Civilisation
vidéo-chrétienne, Paris, Retz 1989.

27. Cité (sans référence) par Derrick de Kerckhove, "Esthétique et


épistémologie dans l'art des nouvelles technologies", in L. Poissant éd.,
Esthétique des arts médiatiques, tome 2, op. cit. (cf. note 1), p. 22. De D.
de Kerckhove, consulter La Civilisation vidéo-chrétienne, Paris, Retz
1989.

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Chapitre 27 : Au delà du narcissisme ?

1. On a beaucoup critiqué Narcisse, ou le narcissisme, au nom d'une


interprétation élémentaire, voire réductrice, de la légende; en témoigne la
définition du narcissisme que propose le Grand Larousse encyclopédique en dix
volumes: "La libido réunit toutes les énergies des instincts sexuels réparties
entre le moi et autrui. Il y a narcissisme quand ces énergies, qui constituent une
somme constante, se dirigent uniquement sur le moi."(1) Il arrive, par bonheur,
que certains penseurs témoignent de plus de subtilité; mais la radicalité de leur
critique, si elle évite à celle-ci d'être moralisante, risque de paraître au premier
abord quelque peu démoralisante. Emmanuel Lévinas, par exemple, n'hésite pas
à taxer de narcissisme toute la prédication ontologique caractéristique de
l'Occident, où l'étant se présente à la fois comme sujet et comme prédicat: "A est
A ne signifie pas seulement l'inhérence de A à lui-même ou le fait que A possède
tous les caractères de A. A est A s'entend aussi comme "le son résonne" ou
comme "le rouge rougeoie". A est A se laisse entendre comme A a-oie. Dans
"le rouge rougeoie", le verbe ne signifie pas un événement, un dynamisme
quelconque du rouge opposé à son repos de qualité, ni à une activité quelconque
du rouge, le passage par exemple du non-rouge au rouge - le rougir - ou le
passage du moins rouge au plus rouge, une altération. (...) L'effort en vue de
ramener les verbes à exercer la fonction de signes, suppose naïvement, comme
originelle, la division des étants en substance d'une part, et en événements de
l'autre, en statique et en dynamique."(2) Il faut aller plus loin: si "l'apophansis -
le rouge rougeoie ou A est A - ne double pas le réel", c'est que la prédication - et
elle seule - permet d'"entendre l'essence du rouge, ou le rougeoyer comme
essence", et l'essence, "c'est le fait même qu'il y a thème, ostension, doxa ou
logos, et par là vérité. L'essence ne se traduit pas seulement, elle se temporalise
dans l'énoncé prédicatifs"(3). Et c'est l'art, l'"ostension par excellence (...)
absolue jusqu'à l'impudeur, capable de soutenir tous regards auxquels
exclusivement elle se destine", qui, réduisant le Dit au Beau, en fait le "porteur
de l'ontologie occidentale". Narcissique est donc cette "recherche de formes
nouvelles" dont se nourrit l'avant-garde, et qui "tient en éveil partout les verbes,
sur le point de retomber en substantifs. Dans la peinture, le rouge rougeoie et le
vert verdoie, les formes se produisent comme contours et vaquent de leur
vacuité de formes. (...) La musique dans Nomos alpha pour violoncelle seul de
Xenakis, par exemple, infléchit la qualité des notes émises en adverbes, toute
quiddité se faisant modalité, les cordes et le bois s'en allant en sonorité. Que se
passe-t-il ? Une âme se plaint-elle ou exulte-t-elle du fond des sons qui se
brisent ou d'entre les notes qui ne se fondent plus en ligne mélodique, elles qui
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jusqu'alors se succédaient dans leur identité contribuant à l'harmonie de
l'ensemble, faisant taire leur crissement ? Anthropomorphisme ou animisme
trompeurs ! Le violoncelle est violoncelle dans la sonorité qui vibre dans ses
cordes et son bois, même si déjà elle retombe en notes - en identités qui se
rangent en gammes à leur place naturelle, de l'aigu au grave, selon des hauteurs
différentes. L'essence du violoncelle - modalité de l'essence - se temporalise
ainsi dans l'œuvre. - Mais dans l'isolement: toute oeuvre d'art est ainsi exotique,
sans monde, essence en dissémination."(4)

2. Où Levinas veut-il en venir? Le Dit qu'est l'art, et que "proprement dit"


il fait "résonner en guise d'exégèse", suppose un Dire premier, pré-ontologique
et donc pré-originaire, auquel on ne s-aurait accéder qu'en déposant la
subjectivité souveraine et la conscience de soi qu'hypnotise la contemplation
narcissique de sa propre solitude. Un tel Dire ne se soucie pas d'être, il se situe
"en deçà de l'amphibologie de l'être et de l'étant" - car "dire, c'est répondre
d'autrui"(5). L'éthique, dès lors, précède l'ontologie. Qui, cependant, le
reconnaîtra, hormis un sujet premier, capable - en déverrouillant, en deçà de tous
les signes, la communication du Dire - de s'exposer à l'Autre "comme une peau
s'expose à ce qui la blesse, comme une joue offerte à celui qui frappe"(6) ?
Tandis que la conscience narcissique "coïncide avec soi et se recouvre et se
retrouve sans vieillir et repose dans la certitude de soi, se confirme, se double, se
consolide, s'épaissit en substance", le sujet dans le Dire "s'approche du prochain
en s'ex-primant, au sens littéral du terme, en s'expulsant hors tout lieu, n'habitant
plus, ne foulant aucun sol"(7). Critiquer le narcissisme, c'est donc débouter le
sujet égoïste qui se complaît dans l'ontologie: le Dire "m'absout de toute identité
qui ressurgirait comme caillot qui se coagulerait pour soi, qui coïnciderait avec
soi. Absolution qui inverse l'essence: non pas négation de l'essence mais
désintéressement, un "autrement qu'être" s'en allant en "pour l'autre", brûlant
pour l'autre, y consumant les assises de toute position pour soi et toute
substantialisation qui prendrait corps de par cette consumation, et jusqu'aux
cendres de cette consumation - où tout risque de renaître."(8) L'autre de la
pensée ontologique, c'est donc la "pensée de la créature" pour laquelle "dans la
création, l'appelé à être répond à un appel qui n'a pu l'atteindre, puisque, issu du
néant, il a obéi avant d'entendre l'ordre. Ainsi, dans la création ex nihilo, (...) le
soi comme créature est pensé dans une passivité "plus" passive que la passivité
de la matière, c'est-à-dire en deçà de la virtuelle coïncidence d'un terme avec lui-
même. Le soi-même doit être pensé en dehors de toute coïncidence substantielle
de soi avec soi et sans que la coïncidence soit comme le veut la pensée
occidentale unissant subjectivité et substantialité, la norme déjà commandant
toute non-coïncidence, la commandant sous les espèces de la recherche qu'elle
suscite. Dès lors, la récurrence à soi peut ne pas s'arrêter à soi; mais aller en deçà
de soi, dans la récurrence à soi aller en deçà de soi. A ne revient pas, comme
dans l'identité, à A, mais recule en deçà de son point de départ"(9). - Et que se
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passe-t-il alors ? La critique du narcissisme poussée à son terme, si elle régresse
en deçà de l'identité, n'en redécouvre pas moins, au fil de la dépossession de soi,
"une sortie de soi de la clandestinité de son identification" et déjà un "signe fait
à l'autre, signe de cette donation de signe, (...) signe de cette impossibilité de se
dérober et de se faire remplacer, de cette identité, de cette unicité: me voici."(10)
Du coup, la question de l'art rebondit: «signe donné de cette signification de
signe, la proximité dessine aussi le trope du lyrisme: aimer en disant l'amour à
l'aimé - chant d'amour, possibilité de la poésie, de l'art"(11). Mais l'identité
"pré-originelle" et anarchique «qui se révèle ainsi "de derrière l'identification"
est pure élection"; et là réside sans doute la limite de l'entreprise de Levinas:
"l'assignation par autrui ne me débusque du "concept de moi" où j'ai cru pouvoir
me réfugier que si ma réponse, "unique" et "non inscrite dans la pensée
universelle", se présente comme celle, imprévisible, de l'élu"(12).

3. Le judaïsme - s'il rassemble vraiment l'élite des "élus" - serait-il seul à


échapper à la fascination du narcissisme? C'est ce que semble suggérer Levinas,
quand il évoque, avec un zeste de condescendance, certaines philosophies
récentes. "L'antihumanisme moderne, dit-il, par exemple, niant le primat qui,
pour la signification de l'être, reviendrait à la personne humaine, libre but d'elle-
même, est vrai par delà les raisons qu'il se donne. Il fait place nette à la
subjectivité se posant dans l'abnégation, dans le sacrifice, dans la substitution
précédant la volonté. Son intuition géniale consiste à avoir abandonné l'idée de
personne, but et origine d'elle-même, où le moi est encore chose parce qu'il est
encore un être."(13) Regardons-y de plus près. Échapper à l'être, c'est entrer
dans le non-être; ou en termes "antihumanistes", se rendre justiciable d'une
sémiotique de l'annulation ou du retour à zéro. Or que découvre le sémioticien
qui s'interroge sur la signification mathématique du zéro? Que le signe zéro,
inventé comme on sait, au VIe siècle par les Hindous et diffusé dès le Xe siècle
autour de la Méditerranée par les marchands arabes, n'a pas été adopté, semble-t-
il, avant le début du XVIIe siècle par l'ensemble de l'Europe - et cela en raison de
son étymologie, qui renvoyait au "Vide" (sunya) des Bouddhistes, et suscitait
d'innombrables résistances d'ordre idéologique ou religieux, notamment dans
l'orthodoxie chrétiennes. On ne consentit à employer le signe zéro qu'à la
condition de le dissocier de toute connotation de non-présence de "choses"
réelles: il ne devait désigner que l'absence de certains signes mathématiques,
indépendamment de la présence ou non des "choses" que ces signes étaient
censés représenter. Qui écrit 0 énonce l'absence, à la même place qu'un autre
signe, de 1 à 9: le zéro, signe d'autres signes, est un méta-signe, ou un nom.
Maintenant, le zéro est également un nombre: il désigne alors soit l'absence d'un
nombre cardinal, qu'il remplace (dans ce cas, zéro est le cardinal d'une pluralité
vide), soit l'absence d'un ordinal (en l'occurrence, le point de départ d'une
énumération; point de départ vide, que n'occupe aucun sujet susceptible de
compter, c'est-à-dire d'occuper la succession des positions qui seraient celles du
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sujet comptant). Hermann Weyl n'a-t-il pas caractérisé le zéro en tant qu'origine
des coordonnées sur une ligne (0) ou sur un plan (0,0), comme le «reste
nécessaire de l'extinction du sujet"(15)? La trace de celui-qui-compte et produit
la suite des nombres, et donc "l'origine de l'ordre, la position qui exclut la
possibilité de prédécesseurs"(16), voilà ce que connote le zéro; méta-nombre, le
zéro n'en est pas moins un nombre parmi les autres, comme tel interchangeable
avec ces derniers. C'est ce que proclamait dès le XVIe siècle le mathématicien
hollandais Simon Stevin: contrairement à la définition que Platon et Aristote
avaient jadis donnée des arithmoi, c'est-à-dire des rassemblements d'«unités»
séparées et préexistantes, les nombres devaient être conçus sur le modèle du
zéro, c'est-à-dire, en dehors de toute «chose» ou «unité» préalable, comme de
simples signes ne valant qu'au sein du système mathématique. L'origine du
nombre était donc à attribuer au zéro en tant qu'absence de référence, et non plus
à l'unité; celle-ci perdait son antériorité vis-à-vis des autres nombres, et se voyait
affectée par le zéro d'un coefficient de non-référentialité qui la rendait
homologue à tous les autres signes arithmétiques(17). Cette substitution du zéro
à l'unité comme origine des nombres allait permettre le développement des
variables algébriques, c'est-à-dire la duplication du sujet dans l'économie de la
construction mathématique. Car x et y sont des lettres, susceptibles d'entrer
directement en relation arithmétique plénière avec des signes numériques; mais
ces lettres ne fonctionnent pas seulement comme des signes, elles indiquent
aussi la possibilité d'occurrence des signes numériques, et à ce titre elles valent
comme des méta-signes. Elles introduisent par là un nouveau sujet, le sujet
algébrique "dont la relation au sujet-qui-compte reflète la relation entre une
variable et un nombre. De ce fait, le sujet algébrique devient apte à signifier
l'absence du sujet-qui-compte, le déplacement de ce sujet-qui-compte d'une
présence actuelle à une présence virtuelle."(18) Il se peut, bien sûr, que les deux
sujets coïncident : le sujet algébrique qui lit l'égalité x_-1 = (x-1)(x+1) devient le
sujet qui teste le résultat de ce qui a été écrit, à savoir x = 10; en d'autres termes,
il détermine - finalement par l'acte de compter - la validité arithmétique de 100-1
= 9x11. "Cependant, lorsque "les variables sont manipulées en tant qu'objets
algébriques", nulle fusion entre les deux sujets ne se produit; et le sujet
algébrique qui accomplit ces calculs ne cesse pas d'être un agent autonome et
arithmétique conscient de soi, un agent dont la distance métalinguistique vis-à-
vis du sujet-qui-compte est à l'origine de la différence entre algèbre et
arithmétique élémentaire, quand ces disciplines sont considérées comme
relevant du discours mathématique"(19).

4. En quoi toute cette sémiotique mathématique concerne-t-elle Narcisse


juif ? Le sujet algébrique contribue à réaliser "une opération de clôture sur la
prolifération infinie des signes numériques que le zéro fait surgir": ainsi, la
variable algébrique "n'est qu'un signe pour les signes que le sujet-qui-compte est
capable, en principe, de produire"(20). Qu'on se rappelle les pages - du reste
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admirables - dans lesquelles Levinas rapporte sa quête du soi à celle, cartésienne,
de l'Infini: "L'idée de l'Infini, qui chez Descartes se loge dans une pensée qui ne
peut la contenir, exprime la disproportion de la gloire et du présent (...).
L'extériorité de l'Infini se fait, en quelque façon, intériorité dans la sincérité du
témoignage. (...) L'infiniment extérieur se fait voix "intérieure", mais voix
témoignant de la fission du secret intérieur faisant signe à Autrui - signe de cette
donation même du signe."(21) Certes, le message de Levinas s'inscrit dans un
tout autre champ que celui de l'"antihumanisme moderne". Et pourtant -
Levinas lui-même ne s'y est pas trompé - l'un et l'autre présentent ceci de
commun, qu'ils pulvérisent l'ontologie et le substantialisme naïfs sur lesquels
s'appuie l'essentialisme et obligent à déconstruire et même à détruire la
subjectivité dans laquelle s'ancre - de façon narcissique et auto-réflexive - l'ego.
L'égologie une fois réduite à une zérologie, cependant, que va-t-il se passer? On
assiste à l'émergence d'un méta-sujet signifiant. "Le Soi, dit encore Levinas, en
tant que, dans l'approche, il abroge l'égoïsme de la persévérance dans l'être qui
est l'impérialisme du Moi, introduit le sens dans l'être"(22): "le sens qui ne se
mesure pas par l'être ou le ne pas être, l'être se déterminant, au contraire, à partir
du sens."(23) Ainsi, on a brûlé Narcisse; et de ses cendres, rien ne devrait
renaître. Mais le sujet qui signifie l'absence de Narcisse, lui, est bien là - même
"éclaté", même insaisissable parce qu'immatériel ou insubstantiel; il est
"signifiant, et, ainsi, s'excluant du néant"(24). Ne serait-ce que par lui - c'est-à-
dire très indirectement, certes, mais effectivement - Narcisse, à l'instar du sujet-
qui-compte, ne risque-t-il pas de reprendre malgré tout du poil de la bête?
Empruntons à Brian Rotman une contre-épreuve - celle de la peinture. C'est un
fait qu'en 1425, l'architecte Brunelleschi démontra, face au Baptistère de
Florence, la pertinence de la perspective linéaire pour la représentation
illusionniste de la profondeur sur une image bi-dimensionnelle(25). La
géométrie projective supposant, à la différence de la géométrie euclidienne, un
point de fuite situé à l'infini et servant d'origine pour les coordonnées "situant"
l'image par rapport au spectateur, les peintres de la Renaissance n'hésitèrent pas,
à la suite de la codification de la découverte de Brunelleschi par Alberti, à placer
le point de fuite dans un miroir, une fenêtre, une porte, voire une autre peinture
représentés sur la toile: ils démultipliaient ainsi à l'infini la possibilité d'une
itération de l'image. Le point de fuite n'était, certes, qu'un signe parmi les autres;
mais la distance qu'il évoquait était incommensurable à toutes celles
qu'indiquaient les autres signes, et inoccupable par quelque objet ou figure que
ce fût; et sa propriété d'organiser l'ensemble de tous les signes du tableau en une
image cohérente et unifiée offrait au spectateur "l'opportunité de devenir, ne fut-
ce que provisoirement, grâce à une expérience mentale, soi-même artiste"(26).
Fonctionnant à la manière d'un "zéro visuel", le point de fuite, en suscitant la
génération d'une infinité d'images en perspective, autorisait le spectateur à
regarder «du point de vue» de l'artiste; mais au même instant il faisait fonction
de miroir, "renvoyant au spectateur une vision imaginaire de lui-même, un moi
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visuel fictif au gré de l'artiste"(26). Le spectateur trouvait ainsi de quoi
s'objectiver, de quoi se percevoir lui-même "de l'extérieur comme un sujet
voyant unitaire" : situation exactement inverse de celle, silencieuse quant à
l'économie de la création visuelle, de l'art gothique. Nicolas de Cuse avait jadis
insisté sur la dépendance de la peinture à l'égard du regard divin: Dieu est
omnivoyant et son regard contemple "dans le même moment intemporel le passé,
le futur, le présent, le proche et le distant, comme s'ils ne faisaient qu'un; les
yeux dépeints sur le tableau "voient" d'une manière qui transcende la vision
humaine."(28) Mais pour un peintre de la Renaissance, le monde ne se
représente pas au travers du regard divin, mais selon une convention humaine,
celle de la perspective. Ce que le Gothique et la Renaissance ont en commun,
c'est l'assurance de l'existence préalable du monde qu'il s'agit de représenter.

5. Mais si nous nous tournons vers un Vermeer ou un Velázquez, nous


découvrons une tout autre problématique- en deux siècles, on est passé du point
de fuite à un punctum qui n'autorise qu'une seule attitude pour le spectateur -
celle, parfaitement désincarnée, qui consiste à se tenir dans un point de l'espace
parfaitement inoccupable et immatériel. Et parallèlement, le sujet a cessé d'être
celui qui constitue le méta-signe du point de fuite: il est devenu le sujet d'un
méta-signe second ou secondaire qui élabore la clôture sémiotique du système
des images (29). Dans le tableau bien connu de Vermeer Le peintre dans son
atelier, le point de fuite demeure indécis : au lieu d'inviter le spectateur à
"entrer" dans la toile, Vermeer le déroute en lui présentant le peintre de dos,
regardant un modèle qui lui-même a les yeux baissés vers une table sur laquelle
se trouve un masque mortuaire. Cette triple absence, Vermeer l'appelait Di
Schilderkonst – "l'art de peindre", titre véritable du tableau - ; peignant un artiste
(lui-même sans doute) en train de peindre, il dépeignait, par le jeu des absences,
la peinture en train de se faire elle-même. En d'autres termes, il signifiait la
construction de la perspective comme telle à l'aide d'un méta-signe, un signe sur
les signes; mais l'artiste responsable de ce méta-signe, l'auteur de toute la scène,
restait invisible. Le seul objet susceptible de faire fonction de miroir, à savoir le
chandelier en forme de lustre qui s'ornait effectivement, à sa base, d'un miroir
convexe, reflétait non pas le peintre, mais à gauche la lumière permettant à
l'artiste (vu de dos sur la toile) de peindre; à droite un reflet indistinct de ce
même artiste; et au milieu, non pas le peintre "extérieur" à tout le tableau, mais
le chandelier se reflétant lui-même. Dès lors, et si l'artiste représenté sur la toile
assis et de dos n'était autre que Vermeer lui-même, ce dernier s'était représenté
dans une attitude qui lui était visuellement inaccessible: la scène étant donc
imaginaire, l'antériorité des "choses" sur les signes, laquelle eût dû garantir la
différence entre présentation et représentation, disparaissait (30). Selon le mot
de Bryson, Vermeer n'enregistre plus les perceptions, "il en prend note, et
démontre ensuite - c'est-à-dire peint l'acte d'en prendre note"(31). Et parce qu'il
déconstruit l'antériorité de ce qui est à peindre vis-à-vis de l'acte de peindre, la
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perspective elle-même s'efface: l'absence du point de fuite invite à rebrousser
chemin et à "sortir" du tableau, à régresser vers le punctum sis en deçà de la
surface de la toile, punctum vide en tant que l'artiste s'en est absenté, punctum
que le spectateur, en revanche, est voué à occuper, et à partir duquel, il peut
éprouver "ce que c'est que de peindre" - en l'occurrence, les limites de la vision
perspective. Le méta-sujet, s'il n'est autre désormais que le spectateur, "crée" à
son tour en l'organisant la vision qui lui est soumise: il ne perpétue pas
seulement la mémoire de l'artiste en en déchiffrant les traces sur la toile, il
réactualise en quelque sorte l'artiste; mais celui-ci, pour renaître, doit bien avoir
disparu. Le zéro incarne dès lors un méta-sujet: Vermeer-Narcisse...
À propos de Velázquez aussi, on pourrait se demander, selon les termes
du Bachelard de L'eau et les rêves, si le narcissisme, loin d'être toujours
"névrosant", ne joue pas un rôle positif, et même de tout premier plan, dans
l'œuvre esthétique. L'infante royale des Ménines, Margarita, paraît nous regarder
afin de nous interroger - nous, qui sommes devant la toile - sur la qualité de ce
qu'a produit son portraitiste. Cependant, si elle a posé pour lui, lui-même s'est,
sur la toile, représenté de face: tenant son pinceau dans la main gauche, il
observe à la fois sa propre toile, immense mais dont nous ne voyons que l'envers,
et nous-mêmes, qui sommes en deçà. Un miroir peint au fond de la scène, et,
selon Michel Foucault, lieu du point de fuite de tout le tableau, reflète deux
personnages mystérieux que l'on identifie traditionnellement à la reine et au roi
d'Espagne. Cette reine et ce roi, pourtant, dès lors que le miroir les représente de
face, ne sauraient être à nos yeux que les spectateurs de l'ensemble de la figure à
l'instant précis où Velázquez a peint celle-ci. Ils regardent donc la toile à la
place du peintre; celui-ci s'est représenté sur le tableau non seulement en train de
mesurer l'effet de ce qui a été peint auprès de l'Infante, mais en train de guetter
cet effet sur le visage des spectateurs, à savoir la reine et le roi, nous, et l'auteur
lui-même. Velázquez, donc, accomplit l'épiphanie du punctum. Si l'on admet
maintenant, avec Snyder, que Foucault faisait fausse route en suggérant que le
point de fuite était sis au milieu du miroir(33), on n'atténue guère le narcissisme
d'un auteur soucieux de gloire, on l'aiguise au contraire: car si ce point de fuite
réside bien à la hauteur du coude d'un témoin qui se tient au fond d'un corridor,
et que nous découvrons à la gauche du miroir, alors le miroir ne saurait refléter
le roi et la reine mais une représentation idéalisée de leur royauté. Comme le
dit encore Bachelard, l'œuvre d'art bénéficie sans nul doute d'un "narcissisme
idéalisant" qui sublime moins "contre des instincts" que "pour un idéal". "Alors
Narcisse ne dit plus: "Je m'aime tel que je suis", il dit "Je suis tel que je m'aime".
Je suis avec effervescence parce que je m'aime avec ferveur. Je veux paraître,
donc je dois augmenter ma parure."(34) Velázquez, en ce sens, surenchérit sur
Vermeer: les miroirs, à partir du XVIe siècle espagnol, n'insistent pas seulement,
comme le pensait Foucault, sur la "représentation de la représentation", c'est-à-
dire sur les puissances du Cogito dont avait si bien su nous faire part, avec toute
son ironie, le Bachelard de La dialectique de la durée (35), ils nous décrivent,
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dans le prolongement de ce mouvement d'élévation formelle, la finalité même
d'une peinture qui, selon l'interprétation de Snyder, "est une spéculation sur la
spéculation, une réflexion, par un artiste exemplaire, d'une image idéale qui
engendre d'autres images"(36).

6. On pourrait de même évoquer à ce propos tous les auteurs littéraires qui


ont su, en se dédoublant afin de mieux se retrouver, promouvoir en quelque
sorte la conscience esthétique du narcissisme; à commencer par Montaigne, dont
Rotman affirme que lorsqu'il se dépeint, il se construit - ce qui dément toute
antériorité du "soi". "Je me suis présenté moy-mesme à moy, pour argument et
pour sujet": la relation de "moy-mesme" à moi n'est pas celle d'un méta-sujet à
un "soi" préalable, mais "une relation de ressemblance iconique entre un soi
corporel et un soi textuel" - tout comme le punctum visuel où se situe le peintre,
si neutre et abstrait qu'il soit, est la condition de l'aperception du monde qui se
fait jour dans les images si riches et vivantes d'un Vermeer ou d'un Velázquez,
sans que ce monde "préexiste" pour autant à leur vision. Simplement, entre les
signes qui dénotent la vision et ceux qui dénotent la vision au carré, la vision de
la vision, il y a ressemblance iconique (37). Et le dernier grand exemple de
Brian Rotman, celui de la monnaie, achève d'éclairer le phénomène. Tant qu'il
n'était question, pour les banques de Venise ou d'Amsterdam que de fournir à tel
ou tel marchand un avis de crédit garantissant sur de l'or une opération
commerciale à venir, la promesse de paiement ou "Monnaie imaginaire"
fonctionnait comme un signe déictique, inséparable du nom du bénéficiaire et
donc d'un certain contexte situé et daté. Mais l'apparition des "billets au porteur",
c'est-à-dire du "papier monnaie", signale la clôture de la monnaie imaginaire:
celle-ci ne se réfère plus à telle promesse faite par telle banque à tel individu,
mais constitue, en dehors de toutes les circonstances "réelles" préexistantes, un
méta-signe valable urbi et orbi, dépersonnalisé, susceptible d'être échangé dans
l'anonymat et donc de substituer au "point de fuite" indiquant la référence à un
ensemble de réalités préalables et tangibles, un punctum parfaitement neutre,
lieu d'un méta-sujet "variable" au sens d'une "variable algébrique"... Dès lors, le
papier devient susceptible de créer de la monnaie, au moins sur le plan de
l'"apparence" (tout comme en peinture, les signes "créent" les objets qu'ils sont
supposés seulement décrire ou représenter); mais pour peu que l'on constate
l'absence du méta-sujet responsable de cette "apparente créativité", le méta-
signe se résout en un signe: il n'y a plus de zéro créateur de signes, mais le zéro
s'indentifie aux autres signes; et de même, le papier monnaie finit par devenir
une monnaie comme une autre - signe parmi les signes. Le méta-sujet tend à
s'abolir - ou à ne plus fonctionner que par intermittences.
Et du coup, la référence à Bachelard trouve à se confirmer. L'absence
d'antériorité propre au "moy" de Montaigne par rapport à son "moy-mesme",
loin d'équivaloir, comme voudrait le faire croire une interprétation strictement
structuraliste, à la disparition pure et simple du moi, permet au contraire de
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constituer, perpendiculairement au "temps transitif", au "temps du monde et de
la matière", "un axe où le moi peut développer une activité formelle", et qu'on
peut certes explorer "en s'évadant de la matière du moi, de l'expérience
historique du moi"(38). Si je fais succéder au je pense donc je suis un je pense
que je pense donc je suis, j'accède à un cogito cogitem où s'affirme une existence
beaucoup plus "formelle" que "l'existence impliquée par la simple pensée": si
l'on en vient à exposer ce que l'on est quand on s'est d'abord installé dans le je
pense que je pense, on aura moins de tentation de dire qu'on est "une chose qui
doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui
imagine aussi, et qui sent". "On évitera de couler ainsi à une existence
phénoménale qui a besoin de permanence pour être confirmée"(39).
L'infiltration de l'impermanence, du discontinu, du "lacuneux" ou du zéro ouvre
en effet la voie à la métasubjectivité: comme le dit encore Bachelard, "il s'agira
moins de se penser en train de penser quelque chose que de se penser quelqu'un
qui pense. On assiste en somme, avec cette activité formalisante, à la naissance
de la personne"(40).

7. Le méta-sujet est certes irréductible au sujet, tout comme "l'axe de (la)


personnalisation formelle est dirigé à l'inverse de la personnalité substantielle,
personnalité soi-disant originale et profonde, mais en réalité tout embarrassée
par la pesanteur des passions et des instincts, livrée à l'entraînement du temps
transitif»; pour peu que l'on s'élève cependant d'un ou deux échelons et que l'on
atteigne au (cogito)3 ou au (cogito)4, on reconnaîtra "la valeur de repos de cette
psychologie strictement tautologique où l'être s'occupe vraiment de soi. Alors la
pensée serait entièrement appuyée sur elle-même. Je pense le je pense
deviendrait le je pense le je, synonyme de je suis le je. Cette tautologie est
garante d'instantanéité."(41) La positivité du narcissisme, dont Bachelard faisait
état dans L'eau et les rêves, se justifie ici comme une libération de la personne
dans et par l'art. Il ne suffit pas en effet, note Bachelard, de s'appuyer sur
l'axiome schopenhauerien selon lequel le monde est ma représentation, pour
parvenir à une "esthétique pure": celle-ci requiert la "représentation de la
représentation", et même la "représentation de la représentation de la
représentation"; autrement dit, que l'on parte du «détachement matériel» pour
parvenir à un état où l'on ne se détermine "plus pour une chose, non plus même
pour une pensée, mais, finalement, pour la forme d'une pensée"(42). De tels
états sont rares, coupés de longs intervalles; une "cohésion rationnelle" peut
seule, à défaut d'une "cohésion matérielle", les relier; aussi ne peut-on, les
rabattre sur un "temps vulgaire", c'est-à-dire linéaire: "si nous voulons que la
pensée de pure esthétique se constitue, il faudra par les formes, par l'appel des
formes, transcender la dialectique temporelle."(43) De la "ressemblance
iconique» qui subsistait chez un Vermeer ou un Velázquez entre le signe et le
métasigne, on passe à l'abstraction: l'art conceptuel, c'est peut-être l'art des
signes au cube ou à la puissance quatre... Mais la considération d'une telle
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abstraction ne doit pas faire oublier l'essentiel: comme le dit Rotman, l'algèbre
est certes plus abstraite que l'arithmétique, le papier monnaie plus abstrait que la
monnaie imaginaire, etc.; il n'empêche que s'en tenir à l'idée d'une simple
élévation linéaire vers des degrés plus profonds d'abstraction risque de masquer
l'"agent qui est à l'origine de ces changements, la métaphysique en relation avec
laquelle (et grâce à laquelle seule) ces changements deviennent intelligibles.
Dans les codes des mathématiques, de la vision, du texte et de l'argent, c'est le
sujet constructeur en action qui, participant à une expérience mentale, élabore
une abstraction; à l'occasion d'une telle expérience, le sujet se voit habilité à
occuper un nouvel espace sémiotique, un espace qui ne se déploie qu'en
renvoyant à l'absence des signes qui étaient antérieurement - avant l'expérience -
conçus en termes de contenus positifs, présents sans relâche."(44) Transcrivons
cette affirmation en termes heideggeriens: le structuralisme trahit ici son
appartenance à une métaphysique narcissique de la subjectivité désenclavée et
déchaînée, métaphysique qui cherche à se fonder sur la présence constante, c'est-
à-dire sur le privilège accordé à la seule dimension de la présence du présent vis-
à-vis de la dimension de l'absence du passé et du futur. Et notons que si l'on
renversait le privilège de la présence du présent, c'est-à-dire du logocentrisme et
du phonocentrisme comme idéologies de la présence "pleine", au profit de la
seule dimension de l'absence, comme le fait l'anti-structuralisme derridien
soucieux de ne déchiffrer que traces et antitraces, le résultat ne serait guère plus
convaincant. Comme l'énonce Rotman à la fin de son ouvrage, "au rebours de
tout le mouvement de la thèse derridienne selon laquelle les origines relèvent
immanquablement du mythe, tandis que la quête de l'origine des signes est
l'illusion centrale de la métaphysique de l'Occident, le zéro est ici décrit comme
un signe qui, bien qu'il déconstruise l'antériorité inhérente à l'idée d'une origine
absolue et transcendantale, n'est cependant en lui-même rien d'autre qu'une
origine. Bien plus, si l'on veut parler du zéro comme d'un méta-signe, un signe
qui concerne l'absence et la présence des autres signes, il est obligatoire
d'attribuer au zéro une secondarité que l'on dénie, de toute nécessité, à ces autres
signes. En d'autres termes, il convient de rejeter l'idée que la secondarité
inhérente à tous les signes (leurs signifiants étant toujours les signifiés d'autres
signes) implique que certains signes ne seraient pas susceptibles, à l'instar du
zéro, d'être davantage signes-de-signes, davantage secondaires, littéralement
plus significatifs que d'autres. Et pour finir, la fonction même qui est dévolue au
zéro en mathématiques, celle de marquer l'origine, requiert que se tienne dans le
zéro une certaine sorte de. sujet qui soit là, présent, un acteur conscient
intentionnel, dont la "présence" au départ du processus de calcul est précisément
ce que le zéro signifie"(45). Impossible, apparemment, de ne pas retomber dans
la métaphysique. À moins que le déconstructivisme lui-même, comme l'ajoute
Rotman, ne soit une métaphysique, "une espèce d'absolutisme global", auquel
cas il faudrait veiller à en minimiser et à en relativiser le message. Celui-ci se
limiterait à signifier que "les signes n'ont pas d'origine absolue (ils sont toujours
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déjà là)", qu'il n'existe "pas de catégorie absolue du méta-signe (tous les signes
sont des méta-signes dès lors qu'ils renvoient et se réfèrent à d'autres signes)",
qu'il n'y a "pas de sens absolu de ce qui est littéral (le figuratif et le non-figuratif
s'interpénètrent)", qu'il n'est "aucun signifiant absolu (les signifiants ne peuvent
pas ne pas être les signifiés d'autres signes, etc.)". Mais tous ces dénis
n'interdisent nullement à un signe comme le zéro d'être une origine relative :
pourquoi le zéro se verrait-il "défendre de signifier une absence relative à la
présence de certains signes" ? Ou encore, pourquoi le zéro ne pourrait-il être
privilégié comme un méta-signe vis-à-vis d'autres signes, ceux-ci demeurant
exclus d'un tel privilège"(46) ?

8. Encore reste-t-il à justifier "un tel privilège". Car celui-ci semble


pouvoir aisément s'annuler à un niveau rigoureusement opérationnel: une
variable algébrique, on l'a vu, peut le cas échéant se "fondre" parmi les autres
nombres. En va-t-il de même pour une peinture? Rien n'est moins sûr: car
l'iconographie du zéro risque d'entrer ici en jeu; et celle-ci, comme on va s'en
apercevoir, oblige à remettre en cause l'apparente démocratie des signes.
Comment a-t-on en effet noté jadis le zéro? Chez les Babyloniens par exemple -
à l'aide d'une notation "mimétique" qui a été utilisée pendant deux millénaires -
on s'est contenté d'indiquer le zéro par le vide au sein de l'écriture. En
l'occurrence, 11 signifiait 11, 101 voulait dire 101, 1001 indiquait 1001 et 10
001 désignait 10 001. Fort bien; mais comment "dire" 110, 1 100, 11 000 etc.?
Un espace vide ne se laisse pas transporter : il ne peut être reproduit ou déplacé
sans se confondre avec l'espace utilisé pour la simple séparation des mots.
Impossible, donc, de signifier vraiment l'absence par l'absence : il faut écrire le
zéro (47).
Va-t-on le désigner par un point, ou encore par un trait ? Mais ce point ou
ce trait, si évanescents qu'ils paraissent, connotent immédiatement une certaine
présence : celle, à tout le moins, d'un signe. Pour en dire plus, pour signifier
davantage qu'une simple pétition de présence, encore faut-il que le signe soit
doté d'une caractéristique physique ou graphique autre que celle qui énonce
simplement qu'il y a, là, une marque signifiante. Bien sûr, il est toujours possible
de décider, par convention, que le point symbolise l'absence. Mais la solution
iconique ou analogique des Babyloniens ne peut-elle être reprise et améliorée?
"Au lieu d'une mimesis littérale, copiant un espace à l'aide d'un espace, on peut
dépeindre une absence au travers d'un signifiant qui contienne dans sa forme
même un interstice, un espace, une absence."(48) N'importe quelle clôture, un
anneau, un cercle, un ovale, bref tout ce qui circonscrit une absence et divise
l'espace en un dedans et un dehors, peut faire l'affaire. Dès lors, le cercle qui
désigne le zéro "figure" le cercle des associations qui relient le zéro au «rien»:
le cercle, c'est le "0" mystique de la Kabbale, le cercle de lumière blanche qui
évoque l'infinité pour Thomas Traherne, le témoin de toute naissance ("nothing"
étant le terme d'argot élisabéthain pour le vagin...), l'icône de la mort et de
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l'annihilation de soi pour le serpent qui se mord la queue (49). Faut-il, du coup,
attribuer à nos pensées une origine cratylique ou analogique, comme si nos idées
(ou nos visions: eidè...) n'étaient au départ que des onomatopées visuelles?
Reconnaissons en tout cas que la métaphore tisse le langage, et que le "cercle
herméneutique", par exemple, a tout à voir avec le néant (50). Autrement dit,
quels que soient les signifiants graphiques du zéro, ils ne peuvent pas ne pas
faire vibrer ou résonner le discours: sans disputer ni décider d'une quelconque
priorité originaire, il est possible de "situer" le privilège du zéro par rapport à
l'histoire de la pensée occidentale comme telle, en observant que même si les
mathématiques et l'économie, de dévaluations en dévaluations, ont vulgarisé - et
aplati - le sens du zéro en le rabattant sur les autres signes, l'omniprésence du
zéro dans le langage et les innombrables figures qui s'ensuivent - le degré zéro,
la croissance zéro, le départ à zéro, le zéro absolu, etc. - véhiculent encore de
nos jours "une charge d'absence, d'origine, de finalité, d'annihilation", bref "le
sens d'un rien qui se trouve au-delà, et qui irrigue toutes ses associations
iconographiques"(51). La question du narcissisme - profondément liée, comme
on l'a mentionné, à la problématique du rien, puisque le zéro est en quelque sorte
exorcisé dans tout l'Occident au profit de l'auto-confirmation de la subjectivité -
recouvre donc (c'est-à-dire occulte jusqu'à un certain point, donc révèle en
dissimulant) l'interrogation des Modernes sur le nihilisme et le devenir de la
subjectivité, c'est-à-dire sur le destin de la métaphysique. Mais elle exige d'être
posée de façon encore plus radicale, à partir de son origine grecque: le domaine
qui s'ouvre alors, antérieur à l'avènement de quelque subjectivité que ce soit,
reste à scruter dans ses limites, c'est-à-dire dans le cercle qui est le sien, et qui
définit le vide ouvert pour son espace de jeu.

9. Nul n'a relevé plus clairement de nos jours les apories du narcissisme,
que le philosophe japonais Keiji Nishitani, dans les seconde et cinquième parties
de son opus magnum, Shukyo to wa manika (52). "Jusqu'à notre époque, dit-il,
la personne n'a été envisagée que sous l'angle de la personne elle-même. À
l'époque moderne - comme nous le voyons par exemple chez Descartes - même
l'ego ontologique, plus fondamental, n'a été examiné que selon la perspective
égocentrique de l'ego lui-même, et appréhendé à partir de l'ego cogito. Il en a été
de même avec la personne. Pour autant que l'ego et la personne, dès le
commencement, comportent une réflexion intérieure sur soi, sans laquelle ils ne
peuvent accéder à l'être en tant qu'ego et que personne, il est tout à fait naturel
que cette sorte d'autopréhension, immanente à leur soi, ait eu à se produire. Tant
que le besoin d'une réflexion d'un type plus profond ne surgit pas, on se
maintient spontanément au sein de ce mode de saisie de l'ego et de la personne.
L'appréhension de la personne en tant que centrée sur la personne, toutefois, ne
va d'aucune façon de soi. Naturellement, elle s'enracine dans une inclination
profondément ancrée au sein de la conscience de soi humaine. De manière plus
fondamentale, la saisie et l'interprétation égocentriques de l'ego que nous
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découvrons chez l'homme moderne ne relèvent pas moins d'une inclination, et
n'offrent nullement l'auto-évidence qu'on leur prête. Ces inclinations signalent
un enfermement de l'être-soi dans la perspective de l'immanence à soi-même, à
partir de laquelle l'homme saisit sa propre égoïté et personnalité; un
enfermement qui introduit inévitablement le mode narcissique de se saisir du soi,
mode dans lequel le soi se trouve emprisonné par lui-même."(53) Témoin de cet
enfermement, le cogito, bouclé dans l'auto-évidence de sa conscience de soi,
interdit à Descartes (et à ses successeurs) d'explorer le champ de présuppositions
qui le précède et dans lequel il s'enracine (54). Or qu'en est-il de ce champ?
Comme le rappelle Nishitani, persona, d'où dérive "Personne", signifiait
"masque" en latin. Quand nous parlons d'un masque, nous n'impliquons pas la
présence nécessaire, "en dessous", d'un acteur. Ne peut-on considérer,
identiquement, que l'apparaître de la "personne" ne nécessite aucunement
"quelqu'un", une quelconque sous-jacence, pour en rendre compte? Pourquoi ce
qui est en deçà de la "personne" ne serait-il pas de l'ordre du rien, du néant ou
ne-ens ? Un tel néant, pour devenir une "personne", doit être intégral : n'être rien
- c'est-à-dire être tout à fait autre que la personne, et la nier absolument. En
même temps, s'il est véritablement rien, il ne saurait être une chose (un ens) ou
une entité distincte de la "personne". Apportant à l'être la "chose" que l'on
appellera "personne", il ne peut que devenir un avec celle-ci. Mais s'il se résout
"dans" cette "personne", il ne constitue et n'a jamais pu constituer à lui seul, quoi
que ce soit. Le Rien n'"existe" pas derrière ("en dessous de") la personne: il n'est
rien qui "soit". Cela signifie que s'abolit à tout instant la dualité entre "rien" et
"personne". Dire que "le" rien n'est "rien" de la "personne", c'est en appeler à
"quelque chose" de complètement autre - on serait presque tenté de dire: une
Illéité au sens de Lévinas - sans assigner à cette altérité le moindre statut positif.
Le véritable Rien, dit Nishitani, stipule qu'il n'y ait rien qui soit "le" Rien:
alors seulement, il nous est permis d'accéder au Rien absolu (55). Une telle
doctrine, on le voit, se veut radicale; et "orientale" - d'inspiration bouddhiste - ,
elle paraît ne guère devoir concerner l'Occident, au moins dans la mesure où
celui-ci est l'héritier de la pensée grecque. De Parménide au Parménide de
Platon, le rejet du néant semble en effet n'avoir cessé de se confirmer: le cercle
parfait de la Vérité (eukuklos aléthéié) s'était voulu sans fissure aucune. Mais
que Platon se mette en devoir de combiner cette imperméabilité de l'être
parmédien avec la maïeutique socratique, et une problématique du "je" intervient,
qui introduit dans l'asepsie parménidienne un germe de doute, si ce n'est une
faille mortelle. Car "savoir qu'on ne sait rien", c'est évidemment ne rien savoir
mais en en ayant conscience, c'est-à-dire en le sachant. Certes, Socrate ne va pas
plus loin: il se contente de constater la simultanéité de la différence et de
l'identité entre le "je" qui sait et le "je" qui ne sait pas, sans dialectiser cette
simultanéité; il se borne à diagnostiquer la possibilité d'une absence ou d'un vide
dans le savoir "bien encerclé" (eukuklos), et ne va pas jusqu'à inventer le méta-
sujet qui "signifierait - à l'aide de signes qui auraient nécessairement à se référer
465/514
à l'absence de signes - ce défaut de présence"(56). Le "connais-toi toi-même" ne
débouche que sur un narcissisme formel épidermique. Mais la mort est au bout:
les derniers accords de la Mort de Socrate telle que la "mettra en musique" un
Erik Satie, à la fois ne font que continuer le mouvement des précédents - rien
n'est changé - et bouleversent absolument la marche de l'andante - soudain, tout
s'interrompt et "reste en l'air". En douceur...

10. Dans la mesure, maintenant, où le Christianisme est tenu de concilier


avec l'héritage grec la notion de la création ex nihilo issue de la Genèse, il ravive
le courant socratique, c'est-à-dire la confrontation secrète – "existentielle" – avec
le néant que la pensée rationnelle voile soigneusement, mais qui transparaît, ne
serait-ce que par antiphrase, dans le platonisme. Le déni du vide se mue en
dénonciation du mal: le péché nous prive de Dieu, la grâce nous restitue sa
plénitude. D'une part, la conscience chrétienne situe Dieu dans le Ciel, c'est-à-
dire hors du monde; d'autre part elle se sait créée par Dieu: Dieu est donc, au
moins en ce sens, omniprésent. La rencontre avec un Dieu transcendant peut se
définir comme une "relation personnelle avec Dieu à la faveur de la conscience
du péché", c'est-à-dire dans le mal ou le vide. Mais comment concevoir la
rencontre avec une omniprésence ? La doctrine chrétienne ne peut éviter ici
l'affrontement direct avec le néant: "Que quelque chose, écrit Nishitani, soit créé
ex nihilo, cela signifie que le nihil est plus immanent dans ce quelque chose que
l'être de ce quelque chose ne lui est immanent. (...) C'est une immanence
d'absolue négation, car l'être de ce qui est créé se fonde sur un néant et ne peut
qu'être saisi, fondamentalement, comme étant lui-même fondamentalement un
néant. En même temps, c'est une immanence d'affirmation pure et absolue, car
le néant du créé n'est autre que le fond de son être. Telle est l'omniprésence de
Dieu dans toutes les choses qui tiennent leur être de la creatio ex nihilo. En
conséquence, une telle omniprésence peut être dite représenter pour l'homme le
motif dynamique de la transposition de la négation absolue et de l'affirmation
absolue. Confier le soi à ce motif, laisser ce motif conduire quelqu'un, jusqu'à ce
que ce quelqu'un meure à soi-même et vive en Dieu, voilà ce qui constitue la
foi."(57) On est ici aux antipodes d'un panthéisme à jamais impersonnel: "quand
l'omniprésence de Dieu est rencontrée existentiellement comme la négation
absolue de l'être de toutes les créatures, et se présente comme une paroi d'acier
qui bloque tout mouvement vers l'avant ou vers l'arrière, elle n'est nullement
impersonnelle dans l'acceptation usuelle."(58) L'élaboration de la relation
personnelle avec un Dieu personnel dépend donc, pour le Christianisme, de
l'assomption à la fois redoutée et réclamée d'un impensable nihil. La question
que pose à l'évidence une telle assomption est celle du statut temporel de la
création: si l'on admet que le néant préexiste à la création, ne doit-on pas
reconnaître qu'avant la création quelque chose manquait, qu'il fallait que Dieu
créât pour compléter en quelque sorte sa propre plénitude ? On connaît la
réponse - capitale - de saint Augustin: "en créant le monde, Dieu a également
466/514
créé le temps; de la sorte Dieu, se trouvant hors du temps, n'aurait jamais pu
manquer de ce qu'il a en réalité toujours eu"(59).
C'est précisément à partir de l'opposition de l'éternel et de l'historique
dans la conception augustinienne du temps que Nishitani va articuler sa critique
du narcissisme. L'histoire du narcissisme se confond à ses yeux avec celle du
nihilisme: la pensée occidentale tout entière a fait vœu de nihilisme; elle s'en
tient toutefois, jusque dans l'annexion qu'elle fait du zéro, à un nihilisme relatif
ou incomplet - comparable à ce que Nietzsche stigmatisait sous les espèces du
"nihilisme des faibles" - et s'efforce, en développant les puissances de la
subjectivité - pour ne pas dire la volonté de Puissance -, de neutraliser ce
nihilisme en le rendant "opérationnel" ou utilitaire. La voie d'un éventuel salut
ne réside nullement dans la poursuite de la tentative moderne, ou moderniste, de
"surmonter le nihilisme"; elle requiert à l'inverse la radicalisation du nihilisme :
que l'on accepte de risquer, comme dans le Bouddhisme, une confrontation avec
le Rien "absolu", et non pas seulement "relatif"; que l'on se détourne enfin de la
dictature de la subjectivité, c'est-à-dire de la "métaphysique" au sens
heideggerien. Nietzsche, on le voit, est ici compris à la façon heideggerienne,
comme conduisant à son terme la métaphysique de la subjectivité. Mais
Heidegger à son tour - bien qu'il ait été le maître de Nishitani - ne trouve pas
nécessairement grâce aux yeux du philosophe japonais: il se pourrait en effet
que la "pensée de l'Être", si salvatrice qu'elle se veuille, n'affronte pas d'assez
près, ou assez directement, le nihilisme absolu. - Cela dit, il convient de se
garder de toute illusion: ce n'est nullement à une "conversion" aux thèses du
Bouddhisme (et notamment du Zen) qu'invite Nishitani - qui, sur ce point,
demeure aussi prudent que l'était Heidegger lui-même. Ou, pour le dire plus
rigoureusement, dans les termes du traducteur et préfacier de Nishitani, Jan Van
Bragt: "l'Occident n'a nulle part où aller si ce n'est dans la direction de l'idéal
extrême-oriental (Bouddhiste); mais il ne peut le faire, si ce n'est en partant de
ses propres présuppositions occidentales (chrétiennes)."(60)

11. Selon une suggestion d'Arnold Toynbee, l'opposition entre libéralisme


et communisme, du fait qu'elle ne concerne que deux rameaux de la même
branche idéologique ou religieuse, celle du Judéo-Christianisme (ou, selon les
termes de Toynbee, de la tradition "occidentale-judaïque"), est destinée à perdre
de son importance dans l'avenir, au fur et à mesure de l'installation effective
d'une confrontation plus radicale entre pensée "occidentale-judaïque" et pensée
"bouddhaïque" (vocable qui est censé regrouper, autour du Bouddhisme,
l'ensemble des traditions religieuses et philosophiques, ou réputées telles, de
l'Inde et de la Chine). L'analyse de Toynbee montre que la pensée
"bouddhaïque" considère comme cycliques les mouvements de la nature et du
cosmos; en correspondance, l'ordre général de l'univers humain sera
impersonnel. Ainsi, dans un monde où l'individu tend à se résorber dans
l'universel, l'égocentrisme s'estompe, mais il ne peut rien arriver de neuf. Au
467/514
contraire, la pensée "occidentale-judaïque" professe, toujours selon Toynbee,
l'idée d'une linéarité intégrale de l'histoire de l'humanité: nonobstant tous les
changements d'échelle qu'on voudra, cette histoire visera toujours à reproduire
les rythmes propres à l'individu. Il s'ensuit qu'elle sera conçue au départ comme
satisfaisant à la volonté d'un être nécessairement personnel, Dieu. D'où la
difficulté, dans un tel climat intellectuel, d'échapper à l'égocentrisme. La religion
des prophètes d'Israël ne nous en donne-t-elle pas l'exemple? L'élection du
peuple juif symbolise une idiosyncrasie décidée en haut lieu - par la volonté
même de Dieu (61).
Certes, de telles généralités recèlent trop de simplifications pour être
prises à la lettre. Nishitani se démarque nettement de l'interprétation que
Toynbee propose de la conception circulaire du temps dans le Bouddhisme
Mahayana, interprétation qui revient à rendre problématique l'éventualité de
l'émergence, à l'époque actuelle, d'une "conscience historique"(62); et de façon
comparable, "l'affirmation selon laquelle la conscience historique serait apparue
avec le peuple juif est sérieusement contestable"(63). Que, néanmoins, Toynbee
ait "montré du doigt le cœur du problème", et que l'apparition du sens de
l'histoire ait été - et continue d'être – "essentiellement liée au fait que le soi,
décrit ici comme égocentrique, ne peut agir à partir de lui-même qu'en en venant
d'une certaine manière à se personnaliser"(64), voilà qui vaut d'être médité. La
conscience historique, même si elle est déjà présente chez les Grecs, ou,
antérieurement, en Chine, paraît bien fonction, chez les Israélites, de la
"rétention consciente de l'identité privilégiée d'un certain groupe d'hommes
comme tel"(65). Pour Maimonide, par exemple, Dieu n'est que l'opposé de tout
ce qui se présente comme négatif: il est, selon une formule qui anticipe Hegel,
"la négation de la négation"; mais le Zohar de Moïse de Léon, vers la fin du
XIIIe siècle, accorde à l'un des dix séphiroth de l'Arbre de Vie par lequel se
répand l'impulsion absolue de, Dieu dans notre monde relatif, Kether, la
Couronne suprême, une fonction unique par rapport à celle des neuf autres
séphiroth, celle d'un signe désignant l'absence de tout ce qui ne vient pas d'ain
soph aur, la lumière éternelle et infinie, ain soph, l'infinité comme telle, et ain,
le Vide absolu. Si, donc, Kether est un méta-signe ou un zéro, il renvoie à
l'action d'un méta-sujet, lequel, "en déclenchant l'activité de compter, produit les
nombres (c'est-à-dire les séphiroth) comme des traces écrites discrètes de la
présence"(66). Or comment s'effectue la différentiation progressive des "pré-
noms" de ce méta-sujet, c'est-à-dire de Dieu? Dieu, c'est l'Illéité cachée, qui, se
dévoilant, devient Tu; mais au niveau de sa véritable individuation, il s'adresse à
lui-même en tant que personne, et "se" dit Je. "Ce Soi divin, nous dit Scholem,
ce Je, (est) la présence et l'immanence de Dieu dans le Tout créé. Il est le point
où l'homme, en atteignant le plus profond degré de compréhension de son propre
soi, devient conscient de la présence divine."(67) Et que la rémanence ou la
permanence de cette suprême identité soit le ressort secret du devenir historique
du peuple élu, cela s'affirme, chez un Lévinas par exemple, comme une
468/514
remontée en deçà du temps: alors que pour la métaphysique ou l'ontologie nul
passé n'est concevable qui n'ait été présent, parce que l'être, "le fait de se
montrer", "a une origine" et qu'"il est archè", donc justiciable d'une
"archéologie", la "responsabilité pour les autres" ne peut me saisir "dans mon
identité non-interchangeable, en appelant à Moi", que si elle court-circuite l'être,
c'est-à-dire le présent ou le commencement. Situation "anarchique": l'absolu me
touche "avant" même que je puisse être libre; l'Illéité se situe "avant" l'être et le
"non-être". Et pourtant, 1'Illéité "ordonne" l'être, elle m'"oblige" à répondre - ne
fût-ce d'un langage "ancillaire"(68). L'Historicité se fonde dès lors sur la pré-
historicité du préoriginaire: elle pro-vient "d'un passé qui ne fut jamais présent,
puisque ma responsabilité répond de la liberté des autres"(69).
12. Comme la pensée judaïque, le christianisme enseigne le respect le plus
profond pour l'Ordre divin - qui n'est "anarchique" qu'en ce qu'il a déjà eu lieu
avant que ne puisse s'en emparer le logos (historique) de l'archéologie. Mentalité
"pré-logique"? Mais du fait que, pour les Chrétiens, l'homme s'est -
historiquement - rebellé contre cet ordre divin, c'est-à-dire contre la volonté
divine, la conscience de la liberté, sans doute "postérieure" à celle de la
responsabilité, mais apparue simultanément avec la conscience du péché, à la
fois confirme l'importance décisive de l'égocentrisme et fait surgir la possibilité
de l'émergence de nouveaux événements, assurant ainsi le lien entre conscience
historique, réflexion sur soi et linéarité du temps. Événement historique
irrévocable et qui concerne chacun d'entre nous, la première venue du Christ
"prépare" sa seconde venue; de même, la rédemption ou le jugement dernier
apparaissent simultanément comme nécessaires et imprévisibles ou
inassignables. Commencement et fin vont de pair: d'où l'importance d'une
conception du temps comme celle d'Augustin, qui s'efforce de concilier
historicité et eschatologie. Mais la "planification" augustinienne du temps, telle
qu'elle sera élaborée dans la suite, ne peut pas ne pas entrer en opposition avec la
linéarisation des instants selon la thèse "numérabiliste" d'Aristote: la tension qui
s'installe dans l'augustinisme semble n'être toujours pas résolue chez un
Heidegger, par exemple (70). Dès lors, l'analyse que Nishitani développe à
propos de la conception de l'histoire dans l'Aufklärung, prend rang dans sa
dénonciation du "nihilisme achevé": le siècle des Lumières et le progressisme
qu'il a instauré présupposent en effet, dans le sillage du christianisme, le principe
d'un sens de l'histoire. Mais tandis que le christianisme attribuait la donation
d'un tel sens à la volonté divine, et veillait à en maintenir la vocation
eschatologique, c'est-à-dire s'abstenait de trancher entre la conception
"linéarisante" issue d'Aristote et la version "millénariste" élaborée dans le fil du
néo-platonisme(71), l'Aufklärung n'hésite pas à liquider cette seconde orientation,
de façon à n'assigner la donation de sens qu'à l'intellect humain, et à la décrire en
termes de processus historique. Au lieu d'admettre que le moment historique
puisse rassembler "la somme de tous les temps en une expérience unique et
vécue", l'Aufklärung conçoit l'histoire "comme un continuum de moments
469/514
objectivement égaux dans le temps, continuum au sein duquel chaque moment
est susceptible d'être rehaussé et enrichi par la somme des expériences vécues,
personnelles et historiques"(72); ce qui revient de toute évidence à accentuer la
part des subjectivités auto-centrées, bien que leurs témoignages puissent fort
bien se neutraliser mutuellement à la faveur du recours systématique au dogme
d'une linéarité uni-dimensionnelle. L'historiographie la plus récente accomplit
précisément, selon Nishitani, cet aplatissement généralisé : l'abandon de l'idée
de progrès, c'est-à-dire d'une vision perspective, conduit à la renonciation à la
téléologie et au "sens historique". Mais à ce déferlement d'"objectivité"
correspond, comme il est naturel au sein du pli sujet-objet, un découpage de plus
en plus nettement "subjectif": nous sommes incapables de nous dégager de nos
propres réflexions et constructions. C'est l'âge des Weltanschauungen (73). C'est
le nihilisme, ou du moins l'époque de la "nihilité" inachevée - celle de la creatio
ex nihilo, qui, occupant la place laissée vide par la mort de Dieu, "s'épaissit en
abîme, et de là, en vient à apparaître comme le fondement de la subjectivité"(75).
Du sein du Christianisme, cependant, n'a-t-on pas vu s'élever une
contestation inouïe, qui ne se contentait pas de prêcher seulement l'union avec
Dieu, c'est-à-dire avec le Créateur, la Présence divine, etc., mais l'unité avec la
Déité, comprise non pas comme un étant, mais comme l'essence ou le Fond, le
Sol de Dieu, bref ce qui transcende tous les modes d'actualité qu'il est possible
de lui prêter? Pour Maître Eckhart, il convenait de substituer à l'union
"personnelle" d'une âme individuelle avec un Dieu "sujet" (ou "objet"...)
l'identification avec la Déité au sens du Nihil absolutum, qui est sous-jacent au
"Dieu personnel dominant les étants créés"(76). Dans le néant d'"avant" la
création du monde ex nihilo, Dieu n'a-t-il pas déjà prononcé le "Je suis celui qui
suis" ? - Pour Nishitani, la "nihilité" de la Déité que Maître Eckhart situe au
Fond de Dieu est autrement profonde que celle du Christianisme "ordinaire", et
a fortiori que celle de l'existentialisme du milieu de notre siècle. C'est que la
"subjectivité" du "je suis" incréé n'apparaît qu'une fois entièrement rejetée et
niée, par le détachement total (Abgeschiedenheit), la subjectivité égoïste.
L'unité avec la Déité signifie que le "Je suis" incréé ne saurait être séparé de la
profération du "Je suis" par la créature que "je" suis. Il n'y a qu'un "Je suis" et un
seul, dans et par lequel s'opère le renversement de l'absolue négation en une
absolue affirmation (77). Mais n'est-il pas possible de dépasser le Christianisme
en se situant à l'extérieur, comme l'a tenté par exemple un Nietzsche ? Réponse:
on saisit précisément ici toute la différence entre une "nihilité" qui se borne à
proclamer que "Dieu est mort", et un néant absolu qui s'élève au-dessus de Dieu
lui-même. "Brièvement, si le nihilum de la creatio ex nihilo (en tant que
renvoyant négativement à l'existence relative de l'étant créé) peut être taxé de
néant relatif, et si le néant de la Déité chez Eckhart (en tant que point où le tout
de l'existence, y compris l'existence subjective, surgit dans sa réalité
authentiquement vivante) peut s'appeler néant absolu, alors sans doute pourrait-

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on qualifier la nihilité du nihilisme nietzschéen de site du néant relatif
absolu.»(78)

13. Nous étions partis de la critique, par Emmanuel Lévinas, de l'identité


A = A. Le second A, disait en substance Levinas, accomplit le premier en en
révélant l'essence - ou mieux, pour paraphraser la "différance" selon Derrida,
l'"essance". La verbalité du verbe, ajoutait notre philosophe, ne permet pas
d'échapper au diktat de l'ontologie occidentale: loin d'amorcer une
temporalisation effective, A revient toujours à A et éternellement le violoncelle
violoncellera, "éternellement la Joconde sourira"(79). C'est que d'un à l'autre,
nous ne quittons nullement le domaine du Dit, qui n'est que le champ de
retombée d'un Dire non seulement plus originaire, mais pré-originaire. "L'art
lâche donc la proie pour l'ombre"(80).
Au A a-oie de Levinas, Nishitani substitue la logique (bouddhiste) bien
connue du soku-hi (=sive / non), où soku (sive) signifie l'inséparabilité de deux
entités, et hi (non) la négativité. Pour énoncer, par exemple, le dépassement de
l'attitude panthéiste dans le cas d'une rencontre avec l'"omniprésence" d'un Dieu
immanent dans le Christianisme - irréductible, on l'a vu, à la rencontre avec la
transcendance absolue du Dieu d'Israël qui demeure inaccessible et enferme le
croyant lui-même dans le Dit - , Nishitani suggère de parler d'une relation
"impersonnellement personnelle", ou "personnellement impersonnelle"; il se
réfère ici à la formule-clef du Daisetz Teitaro Suzuki: "A n'est pas A, donc A est
A, A est A parce qu'il est non-A."(81) Et il a développé ailleurs cette logique de
l'interpénétration dans la négativité: "Quand A est en lui-même A, et B en lui-
même B (A= A, B=B), pourtant au même instant, A et B s'entre-pénètrent. C'est
ce que nous appelons jitafuni (le soi et les autres ne font pas deux). A et B ne
sont pas figés: ils sont yuzumuge, interpénétrant et réciproques (...). En logique
formelle, ce serait une contradiction. Dans l'"être naturel", néanmoins, il ne
s'agit nullement d'une contradiction, mais de deux faces d'une même pièce de
monnaie."(82)
L'homme en tant qu'homme émerge certes, de ce champ d'interpénétration
sans obstruction: c'est de ce champ qu'il tient l'unicité de son destin. Mais cette
unicité, s'il la possède en son entier, ne se laisse pas pour autant réfléchir: il lui
est interdit en quelque sorte de se l'approprier, car elle appartient simultanément
à tous les autres étants, du fait de l'interpénétration de toutes choses dans la
négativité. Le narcissisme devient impossible dès lors que tous les êtres se
rejoignent et communiquent au niveau du vide qui les sous-tend (sunyata).
Nishitani parle à cet égard d'un "centre sans cercle", d'un "centre qui est
seulement centre" parce qu'il est "centre dans le champ du vide": "dans le champ
de sunyata, le centre est partout." Chaque chose est sa propre absence-de-soi, et
exhibe par là le mode d'être du centre de toutes choses. Chacune de toutes les
choses devient le centre de toutes choses, et en ce sens devient un centre absolu.
Telle est l'absolue unicité des choses, leur réalité. D'autre part, traiter chaque
471/514
chose comme un centre absolu ne revient pas à revendiquer une absolue
dispersion. Tout au contraire, en tant que total de centres absolus, le Tout est Un.
(...) "Tout est Un" ne se laisse réellement concevoir qu'en termes de choses se
rassemblant, chacune étant par elle-même le Tout, chacune étant un centre
absolu. (...) "Tout est un" désigne le "monde" comme ordre ou système unifiant
pour tout ce qui est."(83) Dans la mesure, donc, où le soi est "présent dans le sol
fondateur de toutes les autres choses", le soi n'est pas soi ; sitôt que nous le
considérons différemment, non plus comme un cercle "centré sur soi", mais dans
son unisson avec le Vide, il s'ouvre, il se détend, il entre en "réciprocité" avec
toutes les autres choses. Cette "réciprocation", egoteki kankei, Jan Van Bragt la
traduit par "circuminsessional relationship": il croit devoir emprunter à la
théologie de la Trinité la circuminsessio ou circumincessio, qui décrit la plus
haute réciprocité concevable, celle qui conjoint les Personnes divines au sein de
la Trinité. En fait, il s'agit d'une expression forgée par Nishitani : e correspond
au latin circum ; go signifie "l'un l'autre", "mutuellement"; teki désigne le
mouvement d'aller et venir. D'où e-go-teki, "allant et venant chacun autour de
l'autre"(84). On est libre d'évoquer ici la Ronde des Quatre dans la Quaternité
(Geviert) des éléments du monde (Ciel et Terre, Dieux et Mortels) selon
Heidegger.

14. Nous voici à présent au cœur de la pensée de Nishitani: à ses yeux,


l'egoteki kankei ne s'applique pas seulement aux choses ou aux étants, mais
concerne tout autant les différentes dimensions et époques du temps. Thèse
capitale : elle ouvre la voie à une compréhension "transhistorique" (mais non
pas supra ou extra-historique) de l'histoire. L'argument de Nishitani, s'il rappelle
à première vue la doctrine de son collègue de l'École de Kyoto, le penseur Zen
Shin'ichi Hisamatsu, 1equel considérait en 1979 que l'émergence du véritable
Soi "ne s'épuise pas dans le mouvement de l'histoire, c'est-à-dire dans la
dialectique historique", mais "s'accomplit à même la source première de
l'histoire, antérieurement à la naissance de l'histoire", - cet argument de
Nishitani se démarque en réalité de la doctrine de Hisamatsu en ce qu'il ne
débouche pas, comme le fait cette doctrine, sur la pétition d'une "histoire qui
transcende l'histoire"(85), mais sur le temps en et pour lui-même. En témoignent
ces quelques lignes: "L'enracinement de la possibilité du monde et de l'existence
des choses, à savoir le locus (place) où le monde et l'existence des choses "se
saisissent de leur fond", peut être dit résider dans le sol natal de chaque être
humain, celui qu'il foule - et qu'il a sous la main - . De la sorte, l'être-soi du soi -
pour autant que le soi puisse être dit "être en soi" - se tient radicalement dans le
temps, ou plutôt, s'ancre dans le temps de façon insondable. En même temps,
dans le champ de sunyata - pour autant que l'être du soi est en son fond un être
exclusivement en unisson avec le vide, pour autant que le soi puisse être dit
"n'être pas un soi" - le soi est, à chaque moment du temps, "extatiquement" hors
du temps. C'est dans ce sens que nous parlions plus haut du soi de chaque être
472/514
humain comme se situant dans le fond qui précède le monde et les choses"(86).
En d'autres termes, l'intuition centrale de Nishitani est celle d'une géologie du
temps: le temps possède différentes strates, auxquelles nous participons
simultanément ou verticalement (87). L'opposition entre le temps "vulgaire" ou
"dérivé" et le temps "primordial" ou "équidimensionnel" selon Heidegger peut
dès lors se trouver relativisée; et Nishitani montre dans la linéarité du temps
l'authenticité d'une rupture du cercle, qui libère le centre au niveau du vide -
tout comme le cercle est susceptible, à partir de ce vide, de se reformer et de se
clore à nouveau sur lui-même. Il s'agit donc de penser ensemble la
déconstruction et la reconstruction du cercle du jeu temporel: l'une ne va pas
sans l'autre. Mieux: l'une et l'autre ne cessent de s'interpénétrer, jusqu'à se
confondre. C'est le degré zéro du temps; mais le zéro dont il est ici question
intervient en deçà de toute subjectivité et a fortiori de toute méta-subjectivité,
donc en deçà du domaine des signes: il ne donne à penser que la réversibilité du
temps, la simultanéité du fléchage et du non-fléchage temporels - comme cet
interrupteur électrique qu'actionne Monica Vitti dans Le désert rouge de
Michelangelo Antonioni, d'un seul coup d'épaule, et qui dans le même
mouvement fait jaillir la lumière et l'éteint.
Nous sommes nés dans le temps, dit Nishitani, et nous mourrons dans le
temps. "Être dans le temps", c'est se tenir sans relâche dans le cycle de la
naissance et de la mort. Mais lorsque nous "foulons notre sol natal", nous ne
nous laissons pas seulement drosser dans ce cycle: nous ne vivons pas dans le
temps mais nous vivons le temps, nous déployons le temps jusqu'à sa plénitude -
et c'est en cela que nous nous ancrons dans l'insondable du temps. C'est en cela
aussi que nous nous tenons "extatiquement" hors du cycle et hors du temps:
nous "précédons" le monde et les choses, en les "dominant". Par là, nous
sautons d'un moment à un autre, extérieurement, tout en nous tenant, par notre
ancrage dans l'insondable, à l'intérieur du temps: "Même lorsque nous nous
tenons radicalement, ou plutôt de façon insondable (sans fond, sans rien sur quoi
prendre appui), au sein du monde, au même instant nous nous tenons en dehors
de ce monde. Dans ce cas, ne rien se donner pour y prendre appui, cela signifie
la liberté absolue."(88) Ici encore, Nishitani recroise La dialectique de la durée :
les intermittences du Moi, formel selon Bachelard ne sont pas exclusives de la
constatation d'un "devenir" de ce Moi et même en excédant les dimensions
temporelles "normales" on ne quitte pas le temps. La différence tient dans le
souci bachelardien de la formalisation: le cogito au cube est encore et toujours
un cogito, et il présuppose un super-ego. Pour Nishitani au contraire,
l'intégration des strates du temps s'effectue conformément à l'egoteki kankei:
dans le champ du vide, tout le temps (c'est-à-dire toutes les dimensions du
temps) entre au sein de chaque moment du temps, en tant que le temps va d'un
moment à l'autre. Dans cette interpénétration "circuminsessionnelle" du temps,
ou dans le temps lui-même en tant qu'il survient seulement sous les espèces
d'une telle interpénétration, à savoir dans l'absolue relativité du temps s'il se
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situe dans l'orbe de sunyata, le tout du temps ressemble à un spectre, et le tout de
l'être des choses dans le temps ne ressemble pas moins à un spectre. "(...) Nous
dirions volontiers, d'une autre façon, que dès l'instant où, dans le champ de
sunyata, chaque temps se situe de manière insondable dans le temps, tous les
temps pénètrent au cœur de chaque temps. Et c'est seulement en tant qu'il
consiste en quelque chose d'insondable qui est susceptible d'accueillir tous les
temps, que chaque temps émerge, dans sa manifestation, sous l'aspect de tel ou
tel temps en tant que tel. Cet être-tel (suchness, nyojitsu), et ce caractère quasi
spectral, doivent réclamer de ne faire qu'un. Là repose assurément l'essence du
temps."(89)

15. Passer du nihilisme inachevé au nihilisme intégral, c'est donc


finalement pratiquer un détachement total. La conception traditionnelle de la
personnalité ne dépassait pas la saisie de la personnalité par la personnalité: le
redoublement narcissique accomplissait 1'égotisme jusqu'à le convertir en un
attachement irrémédiable à soi. La formalisation de ce soi, en s'effectuant par la
désubstantialisation de ce soi, conduisait à installer, au détour de la clôture du
signe qui signifiait cette désincarnation, un super-signe ou un méta-sujet propre
à rendre raison du premier niveau; mais du même coup, le zéro se voyait
récupéré et repris comme un instrument de la seule pensée calculante, au service
de la volonté de puissance du sujet se déclarant candidat à la maîtrise et
possession de tout ce qui est, à commencer par les choses de la nature.
Désenclaver ce zéro, c'est-à-dire se porter au-delà du narcissisme, n'apparaissait
possible qu'à partir de l'adoption d'un tout autre point de départ: celui du néant
ou du vide absolu, seul susceptible de briser l'attachement à soi - c'est-à-dire,
pour le Bouddhisme profond, d'éteindre la source même de toute misère. La
personnalité, si elle devait atteindre sa véritable essence, ne le ferait qu'en se
mettant à l'unisson du néant absolu, lequel constitue son mode d'être original.
Mais frayer la voie à la compréhension du néant absolu ne requiert pas
seulement le détachement à l'égard de la subjectivité: c'est le pli sujet-objet tout
entier dont il faut apprendre à se débarrasser. Or pour Nishitani, il n'est pas
certain que les penseurs du nihilisme absolu n'aient pas, en Occident, objectivé
le néant en en faisant "quelque chose". Dès l'instant, par exemple, où Heidegger
voit le néant comme étranger à l'"existence" du soi - lorsqu'il considère
l'existence comme "suspendue dans le néant", ou encore lorsqu'il parle de
l'"abîme" du Rien - , il continue à se représenter le néant comme "quelque
chose" et quand il situe le néant à l'origine de la négation, on peut redouter qu'en
conférant au néant une certaine forme d'existence originaire, il ne le réduise
finalement à son tour à une négation - négation première, certes ; mais justement,
encore et toujours conceptuelle.
Pour Nishitani, le vide au sens de sunyata n'est réellement "vide"que
lorsqu'il s'est vidé lui-même du présupposé qui s'obstine à le représenter toujours
à nouveau comme une certaine "chose", "le" vide. Sous sa forme originale, le
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vide est ce qui vide de soi. Il n'est donc rien d'autre que l'"être". Dire "l'être-
sive- le néant" ou "la forme est le vide, le vide est la forme", ce n'est nullement
affirmer que ce qui a été conçu comme l'être d'un côté et le néant de l'autre
préexistait comme deux "choses" distinctes au départ, et que ces deux "choses"
ont été par la suite jointes ensemble.(90) Le principe de la pensée dans le
Bouddhisme Mahayana consiste à transcender toute dualité susceptible de se
faire jour à partir d'une analyse logique. Ainsi, penser "l'être-sive- le néant", c'est
retirer le sive afin de voir l'être en tant qu'être et le néant en tant que néant; c'est
ensuite découvrir, "sous" l'être "en tant qu'être", le néant - donc nier "l'être en
tant qu'être". Mais la négation doit s'appliquer tout autant au "néant en tant que
néant" : ce n'est qu'alors que l'on peut parvenir au vide, c'est-à-dire au "non-
attachement absolu libéré de ce double enfermement" (91); ce n'est qu'alors que
l'on brise, par le recours au nihilisme achevé, le narcissisme.
La démarche de Nishitani s'inscrit, comme on peut le constater, dans la
tradition bouddhiste de la libération ou du moksadharma; et par "libération" on
peut entendre, selon la formule de Linnart Mäll, "le passage à un niveau
supérieur par rapport au niveau initial." Mäll appelle "lysiologique" ce mode de
pensée, analogue à la lusis ou "déliaison" des Grecs, qui consiste à décrire
d'abord le niveau initial - pour le Bouddhisme, la souffrance (d'être né, de
vieillir, d'être malade, s'affronter le désagréable, etc.) - ; puis le niveau final : ici
le nirvana ("Il existe, oh moines, le non-né, le non-devenir, le non-fait, le non-
formé...") - ; enfin la voie – "la totalité des méthodes se succédant l'une à l'autre,
et qui sont nécessaires pour l'élévation du sujet lysiologique d'un niveau à un
autre"(92). Ce qui confère au Bouddhisme sa plus grande originalité, c'est peut-
être de s'être différencié vis-à-vis de tous les modes connus de pensée
lysiologique en professant que la voie est zéro (madhyama pratipa). "La voie
zéro signifie qu'on lève, en effet, l'opposition entre les niveaux initial et final et
qu'on les considère comme équivalents."(93) Comme l'observe Mäll, la voie
peut se décrire, dans la plupart des systèmes lysiologiques, "comme un
processus, ce qui s'oppose, dans la description, aux niveaux synchroniques.
Mais (...) la voie est aussi susceptible d'être divisée en un nombre fini de
niveaux."(94) Reportons-nous maintenant à la thèse de Nishitani sur le temps,
dont nous suggérions plus haut qu'elle était susceptible d'aider à comprendre et
sans doute à résoudre certaines des apories les plus aiguës de la théorie
occidentale (et plus particulièrement heideggerienne) de la temporalité : loin de
se cantonner dans la théorie, Nishitani vise à réconcilier la linéarité et la
simultanéité dans la pratique. Il s'appuie à cet effet sur l'idée kierkegaardienne
du jaillissement de la simultanéité dans le "moment", et son interprétation
devient limpide si on la rapporte à la "réduction", en lysiologie bouddhiste, de la
voie au zéro: "le passé et le présent, écrit-il, peuvent être simultanés sans
"détruire" la séquence temporelle de l'avant et de l'après. Si un tel champ de
simultanéité faisait défaut, aucune culture, pour ne rien dire quant à la religion,
ne pourrait apparaître. Il nous est donné de rencontrer Sakyamuni et Jésus,
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Bashô et Beethoven, dans le présent. Que la religion et la culture puissent surgir
au sein du temps, et être léguées historiquement dans le temps, cela montre
l'essence même du temps."(95) Et d'ajouter un peu plus loin: "Mais dans le
Bouddhisme, le temps est circulaire, parce que tous les systèmes temporels qu'il
élabore sont simultanés; et du fait du caractère continu des "maintenant"
individuels au travers desquels les systèmes sont simultanés, le temps est tout
aussi bien rectilinéaire. Le temps est à la fois circulaire et rectilinéaire."(96)
C'est nous semble-t-il, le parti pris de déliaison du Bouddhisme, absent - entre
autres - chez Heidegger, qui autorise précisément la liaison du "circulaire" et du
"rectilinéaire" - liaison qui, si l'on s'en tient au plan théorique, ne peut que
demeurer énigmatique; mais qui, si l'on se tourne vers les praticiens, que ceux-ci
"pratiquent" une religion ou "pratiquent" un art, devient parfaitement
transparente, même en Occident! (Qu'il suffise ici de mentionner en musique la
Kugelgestalt der Zeit ou "circularité du temps" chez Bernd-Aloïs Zimmermann ;
le "temps zéro" de Christian Wolff et John Cage ; celui de Chris Newman; ou
encore la religiosité "panchronique" du compositeur Arvo Pärt: dans ces
musiques "postmodernes", circularité et rectilinéarité s'interpénètrent sans se
faire obstruction...).
En d'autres termes, et pour compléter cette analyse, reconnaissons avec
Linnart Mäll que "l'Europe s'est emparée du zéro comme d'un concept
mathématique", mais qu'"il est temps peut-être de lui donner une application
plus profonde"(97). Cette application, il est clair qu'elle peut consister
aujourd'hui dans une lysiologie à constituer pour l'Occident, lysiologie qui
déconstruirait le sujet et la représentation à travers le concept de vide. Là
encore, le Bouddhisme peut suggérer sinon une voie, du moins une analyse en
niveaux. C'est ce qu'a fort bien compris Julia Kristeva présentant le texte de Mäll
pour les lecteurs de Tel Quel: "Un "sujet" zérologique, écrit-elle, un non-sujet,
vient assumer la pensée qui s'annule. (...) Ce "sujet" zérologique est extérieur à
l'espace gouverné par le signe. Autrement dit, le sujet disparaît lorsque disparaît
la pensée du signe, lorsque la relation du signe au denotatum est réduite à zéro.
Renversons: il n'y a de "sujet" (et par là, il n'y a de psychologie ou
d"'inconscient") que dans une pensée du signe qui compense la pluralité
parallèle des pratiques sémiotiques occultées par la domination du signe, en se
donnant des phénomènes "secondaires" ou marginaux (le "rêve", la "poésie", la
"folie") subordonnés au signe (aux principes de la raison). Le sujet zérologique
(on voit à quel point le concept de "sujet" est déplacé ici) ne dépend d'aucun
signe, même si nous, à partir de notre espace rationnel, ne pouvons le penser
qu'à travers le signe. Ce sujet zéro (pour Mäll, l'"homme oriental") est une
"personne" qui n'est personne parce qu'il s'annule dans une pratique non
assujettie au signe. Son contraire, le sujet-individu (pour Mäll, l'"homme
occidental"), hypostasié dans un sujet collectif, est né du signe, et, de là, se
réalise nécessairement dans la théorie."(98) Il s'agirait, en définitive, de s'ouvrir

476/514
à "cette praxis de l'annulation qu'une "vérité signifiante" a toujours
opprimée"(99), et que l'Occident, jusqu'ici, n'a fait qu'entrevoir.

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Notes

1. Grand Larousse encyclopédique, Paris, vol. 7, 1963, p.664.

2. Emmanuel Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye,


Martinus Nijhoff, 1974, p.49-50.

3. Ibid., p.50-51.

4. Ibid., p.51-53.

5. Ibid., p.60.

6. Ibid., p.63.

7. Ibid., p.62.

8. Ibid., p.65.

9. Ibid., p.145.

10. Ibid., p.184-185.

11. Ibid., p.185, note 10.

12. Ibid., p.185.

13. Ibid., p.164.

14. Nous suivons, pour l'essentiel, l'argumentation de Brian Rotman,


Signifying Nothing, The Semiotics of Zero, London, MacMillan, 1987.

15. Hermann Weyl, Philosophy of Mathematics and Natural Science,


Princeton, Princeton University Press, 1949, p.75; cité par B. Rotman, op.
cit., p.13.

16. Ibidem.

17. Simon Stevin, dans The Principal Works of S. Stevin, Amsterdam, Swets
and Zeitlinger, 1958, p.499; cité par B. Rotman, op. cit., p.29.

18. Ibid., p.32.

478/514
19. Ibidem.

20. Ibidem.

21. E. Lévinas, op. cit., p.187.

22. Ibid., p.165.

23. Ibid., p.166.

24. Ibid., p.187.

25. B. Rotman, op. cit., p.14-15.

26. Ibid., p.19.

27. Ibidem.

28. Ibid., p.21.

29. Voir B. Rotman, op. cit., p.33.

30. Voir B. Rotman, op. cit., p.33-35.

31. Cité par B. Rotman, op. cit., p.35.

32. Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves, Paris, José Corti, 1973, p.34.

33. J. Snyder, "Las Meninas and the Mirror of the Prince", Critical Inquiry,
vol. II, 1985, p.539-572; cité par B. Rotman, op. cit., p.43.

34. G. Bachelard, op. cit., p.34-35.

35. G. Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, Presses Universitaires de


France, 1950, p.98-103.

36. J. Snyder, op. cit., cité par B. Rotman, p.43.

37. Ibid., p.46.

38. La Dialectique de la durée, op. cit., p.98.

39. Ibid., p.99.


479/514
40. Ibid., p.99-100 (nous soulignons).

41. Ibid., p.100.

42. Ibid., p.101.

43. Iblid., p.102.

44. B. Rotman, op. cit., p.55.

45. Ibid., p.104-105.

46. Ibid., p.105.

47. Voir B. Rotman, op. cit., p.59.

48. Ibidem.

49. Ibidem.

50. Voir sur ce point l'ouvrage important de David Michael Levin, The Body's
Recollection of Being, Phenomenological Psychology and the
Deconstruction of Nihilism, London, Routledge & Kegan Paul, 1985,
p.163-166.

51. B. Rotman, op. cit., p.87.

52. Tokyo, 1961. Trad. par Jan Van Bragt, sous le titre Religion and
Nothingness, Berkeley, University of California Press, 1982.

53. Ibid., p.69.

54. Ibid., p.13-14.

55. Ibid., p.70.

56. B. Rotman, op. cit., p.66.

57. K. Nishitani, op. cit., p.40.

58. Ibidem.

480/514
59. B. Rotman, op. cit., p.64.

60. Jan Van Bragt, "Translator's Introduction", dans K. Nishitani, op. cit.,
p.XXXVII.

61. Voir K. Nishitani, op. cit., p.201-204.

62. Ibid., p.204.

63. Ibid., p.206.

64. Ibid., p.203.

65. John C. Maraldo, "Hermeneutics and Historicity in the Study of


Buddhism", dans The Eastern Buddhist, vol. XIX n°1, Spring 1986, p.38.

66. B. Rotman, op. cit., p.77.

67. G. Scholem, Major Trends in Jewish Mysticism, Jerusalem, Schocken,


1941, p. 212; cité par B. Rotman, op. cit., p.77-78.

68. E. Lévinas, "Le nom de Dieu d'après quelques textes talmudiques", dans
Enrico Castelli éd., L'analyse du langage théologique, le nom de Dieu,
Actes du Colloque de Rome (5-11 janvier 1969), Paris, Aubier-Montaigne,
1969, p.165-167.

69. Ibid., p.167.

70. C'est l'un des aspects de la critique (discrète, mais réelle, et sur laquelle on
va revenir) de Heidegger par Nishitani. Pour une enquête approfondie sur
la dualité du temps heideggerien et ses problèmes, voir Paul Ricœur,
Temps et récit, vol. III: Le temps raconté, Paris, Éd. du Seuil, 1985,
passim. Ricœur n'a malheureusement pas eu connaissance des idées de
Nishitani, et se trouve encore plus paralysé que Heidegger dans ce que
Bernard Stevens dénomme "la sphère auto-limitante du logos occidental"
(Topologie du Néant, Louvain, éd. Peeters, 2000, p.203, note 12)

71. Voir par exemple les thèses créationnistes de Jean Philopon élaborées à
l'aide d'arguments aristotéliciens contre Aristote, dans Gérard Verbeke,
"Some Later Naeoplatonic Views on Divine Creation and the Eternity of
the World" (dans Dominic J. O'Meara éd., Neoplatonism and Christian
Thought, Albany, Suny, 1982, p.45-53).

481/514
72. Leonard Marsak, The Enlightenment, New York, John Wiley & Sons,
1972, p.7, cité dans Maraldo, op. cit., p.39, note 56.

73. Songeons, pour mémoire, à l'écrit de Heidegger "Die Zeit des Weltbildes"
(dans Holzwege, Frankfurt a/Main. Vittorio Klostermann, 1950, s.69-104.
Trad. fr. "L'époque des "conceptions du monde"", par Wolfgang
Brokmeier et François Fédier, dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Paris, Gallimard, 1962, p.69-100).

74. K. Nishitani, op. cit., p.65-68.

75. Ibid., p.65.

76. Ibid., p.62.

77. Ibid., p.65.

78. Ibid., p.66.

79. E. Lévinas, "La réalité et son ombre", Les Temps modernes, 4e année,
n°38, novembre 1948, p.782. (Repris in Les Imprévus de l'histoire,
Montpellier, Fata Morgana, 1994, p.138.)

80. Ibid., p.786. (Les Imprévus…, cit., p.145)

81. D.T. Suzuki, cité par Nishitani, op. cit., p.291, note 19.

82. K. Nishitani, "On Modernization and Tradition in Japan", N. Kobayashi et


Y. Yukama, ed., Modernization and Tradition in Japan, Nishinomiya,
International Institute for Japan Studies, 1969, p.92. Cité par Hans
Waldenfels, Absolute Nothingness, Foundations for a Buddhist-Christian
Dialogue, transl. J.W. Heisig, New York, Paulist Press, 1980, p.103.

83. K. Nishitani, op. cit., p.146-147.

84. H. Waldenfels, op. cit., p.105; voir aussi p.180, note 32.

85. Shin'ichi Hisamatsu, cité par John C. Maraldo, op. cit., p.37.

86. K. Nishitani, op. cit., p.159.

87. On songe à Bachelard; mais la métaphore de la verticalité hante


également les théoriciens récents de la temporalité musicale (F. Joseph
482/514
Smith, Jonathan Kramer, Victor Zuckerkandl), pour ne rien dire de la
phénoménologie de la "vague" qu'a développée Heidegger à l'occasion de
son exégèse de Georg Trakl.

88. K. Nishitani, op. cit., p.159-160.

89. Ibid., p.161.

90. Ibid., p.97.

91. Ibidem.

92. Linnart Mäll, "Une approche possible du Sunyavada", extrait de


Terminologia Indica (Université de Tartu, Estonie, U.R.S.S., 1967);
publié dans Tel Quel, n°32, hiver 1968, p.54-62.

93. Ibid., p.60.

94. Ibid., p.56.

95. K. Nishitani, op. cit., p.161.

96. Ibid., p.219.

97. L. Mäll, op. cit., p.62.

98. Julia Kristeva, "Distance et anti-représentation", Tel Quel, n°32, hiver


1968, p.51.

99. Ibid., p.53.

483/514
Envoi

484/514
Chapitre 28 : A la recherche d'une société sans conflit
Réflexions sur la théorie batesonienne de la schismogenèse

On définit en général la paix négativement, comme une suspension


provisoire de la guerre ou une non-violence épisodique. La thèse du si vis
pacem, para bellum garantit certes l'équilibre, ou le contrôle des tensions ; elle
peut sans doute contribuer à leur atténuation. Mais une irénologie doit-elle se
condamner à répéter la polémologie ? N'existe-t-il aucun modèle de paix positif,
effectivement réalisé dans un groupe humain stable ?

Nous voudrions attirer l'attention sur la découverte faite sur le terrain, dans
les années 1936 à 1939, par l'ethnologue Gregory Bateson et sa femme Margaret
Mead, d'un cas remarquable de suspension de la schismogenèse (ou processus
d'acheminement vers des états de conflit) dans plusieurs villages de
montagnards balinais.

Mais comme cette découverte s'est opérée sur fond d'enquête


polémologique l'ethos des villageois balinais tranchant radicalement sur celui,
conflictuel, des Iatmul de Nouvelle-Guinée décrit par Bateson dans son maître-
livre Naven -, nous commencerons par rappeler brièvement la teneur des
descriptions batesoniennes de la schismogenèse : ce qui se passe autour de la
Sepik River n'est pas sans analogies avec certains traits de notre histoire récente.

La schismogenèse : définitions de 1935

L'article "Contact culturel et schismogenèse" (1) élabore une première


théorie de la schismogenèse, appelée alors "différenciation". Bateson distingue
différenciation symétrique et différenciation complémentaire, et il les oppose à
la réciprocité. Voici l'essentiel de ses définitions.

Différenciation symétrique

... tous les cas où les 'individus de deux groupes A et B ont les mêmes
aspirations et les mêmes modèles de comportement, mais se différencient par
l'orientation de ces modèles. Ainsi, les membres du groupe A agiront selon des
modèles de comportement A, B, C dans les rapports à l'intérieur du groupe, mais
adopteront les modèles X, Y, Z, dans leurs rapports avec le groupe B. De même,
485/514
les membres du groupe B agiront selon les modèles A, B, C, à l'intérieur du
groupe, et selon les modèles X, Y, Z, dans leurs rapports avec le groupe A. C'est
ainsi que s'établit une situation où le comportement X, Y, Z, sera la réponse
standard à X, Y, Z. Cette situation contient des éléments qui peuvent conduire, à
la longue, à une différenciation progressive ou schismogenèse, selon les mêmes
lignes. S'il y a, par exemple, de la vantardise dans les modèles X, Y, Z, nous
verrons qu'il est probable - car la vantardise répond à la vantardise - que chaque
groupe amène l'autre à accentuer à l'excès le modèle en question ; processus qui
ne peut conduire, s'il n'est pas contenu, qu'à une rivalité de plus en plus grande,
et finalement à l'hostilité et à l'effondrement de l'ensemble. (VEE 1, 83-84)

C'est donc le cumul mémorisant des itérations qui déclenche le conflit.

Différenciation complémentaire

Les membres du groupe A utilisent entre eux les modèles L, M, N, et


emploient les modèles 0, P, Q, dans leurs rapports avec le groupe B. En réponse
à O, P, Q, les membres du groupe B utilisent les modèles U, V, W, mais
adoptent entre eux les modèles R, S, T. Il peut arriver que O, P, Q, soit la
réponse à U, V, W, et vice versa. La différenciation peut alors devenir
progressive. Si par exemple la série O, P, Q, comprend des modèles de
domination culturelle, alors que U, V, W, implique la soumission, il est
vraisemblable que cette dernière accentuera encore plus la domination qui, à son
tour, accusera la soumission du second côté. Cette schismogenèse, si elle ne
peut pas être refrénée, conduit à une déformation progressive unilatérale des
personnalités des membres des deux groupes : ceci aboutit à l'hostilité mutuelle
et doit se terminer par l'effondrement du système global. (VEE 1, 84)

Ici encore, le conflit s'aiguise par la surenchère des interactions liée au


cumul mémorisant.

Différenciation réciproque

Les modèles de comportement X et Y sont adoptés par les membres de


chaque groupe, dans leurs rapports avec l'autre groupe, mais au lieu du système
symétrique où X est la réponse à X et Y à Y, X devient ici la réponse à Y. Par
conséquent, pour un cas isolé, le comportement est asymétrique : la symétrie est
recouvrée seulement sur un grand nombre de cas, puisque parfois le groupe A
utilisant X, le groupe B répond par Y, et d'autres fois le groupe A utilisant Y, le
groupe B répond par X (...) Le modèle réciproque, il faut le noter, est compensé

486/514
et équilibré à l'intérieur de lui-même et par conséquent ne tend pas vers la
schismogenèse. (VEE 1, 84)

Il existe donc, parmi les différenciations, des cas possibles de non-


schismogenèse. Bateson fait deux remarques d'ordre politique à ce propos :

1. Ce sont les historiens marxistes qui nous ont donné une image de l'aspect
économique de la schismogenèse complémentaire en Europe occidentale ;
il est probable, cependant, qu'ils ont été eux-mêmes influencés outre
mesure par la schismogenèse qu'ils ont étudiée et que, de ce fait, ils ont
été tentés d'en tirer des conclusions démesurées. (VEE 1, 85)

2. À l'heure actuelle (Bateson écrit en 1935...) les nations de l'Europe se


trouvent fort avancées dans la voie d'une schismogenèse symétrique et
sont prêtes à s'empoigner ; en même temps, à l'intérieur de chaque nation,
on peut observer des hostilités grandissantes entre différentes couches
sociales, symptôme d'une schismogenèse complémentaire. De même,
nous pouvons observer, dans les pays gouvernés par de nouvelles
dictatures, les étapes initiales d'une schismogenèse complémentaire : le
comportement de ses alliés pousse la dictature à une vanité et à un
autoritarisme toujours plus grand. (VEE 1, 85)

D'où la question ; comment revenir à une réciprocité ? Et plus


généralement : comment faire la paix, c'est-à-dire contrôler la schismogenèse ?
Bateson suggère cinq réponses :

1. Symétrie et complémentarité peuvent fort bien se conjuguer, et par-là se


neutraliser : "le châtelain se trouve dans une relation essentiellement
complémentaire - et pas toujours commode - avec "ses" villageois ; mais
S'il participe, ne fût-ce qu'une fois par an, à un match de cricket dans le
village (rivalité symétrique), cela a un effet curieusement disproportionné
sur ses relations avec eux". (VEE 1, 86)

2. Des modèles complémentaires peuvent se révéler stabilisateurs, s'ils


accentuent l'interdépendance des différents groupes en présence.

3. La réciprocité peut-être proposée comme idéal ; elle n'en est pas moins un
modèle en perte de vitesse, qui risque de renforcer la complémentarité et
de favoriser par-là la schismogenèse complémentaire.

4. Même si "n'importe quel type de schismogenèse entre deux groupes peut


être modifié par des facteurs qui les unissent, dans la fidélité ou dans
l'opposition, à quelque élément extérieur (...) : pour peu qu'il pleuve à
487/514
verse, on trouverait le loup à côté de l'agneau", il est à redouter que si cet
élément extérieur est une personne ou un groupe de personnes, la relation
de l'un et de l'autre de ces groupes provisoirement associés, A et B, ne soit
potentiellement schismogénétique à l'égard de cet élément extérieur. (VEE
1, 87)

5. L'Europe pourrait changer d'attitude, si cet élément extérieur était


l'anthropologue ou le psychologue social... Mais il s'agit là d'un vœu
pieux : "sans leurs conseils, les gouvernements continueront à réagir à la
réaction de l'autre, plutôt que de tenir compte des circonstances". (VEE 1,
87)

Le contrôle de la schismogenèse :
définition de 1966

On conçoit que le Bateson de 1935 n'ait guère été encourageant à propos de


la schismogenèse. S'interrogeant en 1942 sur les modalités d'un éventuel traité
de paix entre l'Allemagne d'un côté, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis de
l'autre, il ne peut que mentionner "l'obstacle psychologique le plus marquant" :
"le contraste entre les modèles symétriques des Anglais et des Américains et le
modèle complémentaire des Allemands, qui s'oppose, lui, à tout comportement
de soumission manifeste". "Les nations alliées ne sont pas psychologiquement
équipées pour imposer un traité sévère-, évidemment, elles pourraient en rédiger
un, mais six mois plus tard, elles seraient lasses d'opprimer leurs vaincus. D'un
autre côté, si les Allemands considèrent le rôle qu'on leur donne comme un rôle
de "soumission", ils ne l'accepteront qu'à la suite d'un traitement plutôt sévère.
Nous avons pu vérifier que ces considérations étaient valables même pour un
traité aussi faiblement punitif que le fut celui de Versailles : les Alliés ont oublié
de le mettre en vigueur, et les Allemands ont refusé de l'accepter (...) Cette
incompatibilité entre motivation complémentaire et motivation symétrique
signifie, en fait, que le traité ne doit pas s'organiser simplement autour du motif
de la domination-soumission ; il est nécessaire de chercher des solutions de
rechange. Nous devons examiner, par exemple, le motif de l'exhibitionnisme-
voyeurisme : quel est le rôle à jouer qui conviendrait le mieux aux différentes
nations ? Et celui de l'assistance-dépendance : dans le monde rationnel de
l'après-guerre, quels sont les modèles de motivation qui jouent entre ceux qui
donnent et ceux qui reçoivent la nourriture ? Outre ces solutions, il y a aussi la
possibilité d'une structure triple à l'intérieur de laquelle les Alliés et l'Allemagne
seront, tous les deux, soumis, non pas l'un à l'autre, mais à quelque principe
abstrait." (VEE 1, 119)

488/514
Ainsi, en 1942, Bateson ne voit d'autre correctif à la schismogenèse que
dans le recours à d'autres types de différenciation, élargissant en quelque sorte -
par un déploiement "horizontal" - le clavier des neutralisations d'une
différenciation par une autre, ou par le jeu de plusieurs autres.

Reportons-nous maintenant au texte de 1966 - intitulé précisément "De


Versailles à la Cybernétique"... - dans lequel la problématique du contrôle de la
schismogenèse se trouve reprise à la lumière de la théorie des systèmes. Bateson
superpose à cette mise en forme un recours à la théorie "verticale" des types
logiques, ou niveaux de généralisation autorisant une percée hors des impasses
intellectuelles que l'extension "horizontale" de la recherche se bornerait à faire
proliférer. La nouvelle analyse qu'il propose des tenants et aboutissants du traité
de Versailles est, on va le voir, particulièrement significative pour notre propos :
elle dénonce, à l'endroit des négociateurs et des "utilisateurs" du traité, tout un
réseau de culs-de-sac liés à la manipulation, elle-même "dualiste", des
oppositions duelles de la schismogenèse, sans effort pour changer d'échelon
logique, c'est-à-dire pour généraliser le problème.

Vous ne comprendrez rien à l'attitude des Allemands à l'égard du traité de


Versailles si vous ne vous avisez pas du fait que les Allemands sont, entre autres
choses, des mammifères. Votre chat, s'il se frotte contre vos jambes en miaulant
dès que vous vous rapprochez de votre réfrigérateur, ne vous "parle" ni de foie,
ni de lait : son "miaou" signifie "Dépendance ! Dépendance !" (VEE II, 228).
Comme tous les mammifères, il prête attention au modèle ou pattern abstrait de
la relation, non au "contenu" de la relation : à vous "d'interpréter" le miaulement
en changeant de plan, en transférant la communication du général au particulier,
donc en fournissant le foie ou le lait, selon vos disponibilités. Ce n'est pas le
"fait" qui importe, c'est l'"attitude" ou le pattern global ; ainsi s'explique, dit
Bateson, que "lorsque nous accordons notre confiance et découvrons qu'elle est
imméritée, ou lorsque nous éprouvons de la méfiance et découvrons ensuite
queue est injustifiée, nous nous sentons mal (...) Et si, maintenant, nous voulons
réellement savoir quels sont les moments significatifs de l'Histoire, nous devons
nous demander quelles sont les périodes qui ont vu un renversement d'attitude.
C'est à ces moments-là que les êtres humains sont blessés dans leurs anciennes
valeurs" (VEE II, 228).
En quoi tout cela concerne-t-il Versailles ? Un Américain spécialiste en
public relations, George Creel, observant que la guerre s'éternisait et que les
Allemands finiraient par la perdre, eut l'idée de précipiter la reddition allemande
en stipulant que, si l'armistice intervenait, les Alliées ne procéderaient à aucune
annexion, n'exigeraient aucune réparation, ne se livreraient à aucune représailles
Ce message, détaillé en quatorze points, fut diffusé à satiété par le président
Wilson.

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Il est bien connu que, si l'on veut tromper quelqu'un, on a intérêt à choisir
un messager honnête. Or, le président Wilson était d'une honnêteté quasi
pathologique et, par-dessus le marché, humaniste (...) Et les Allemands se
rendirent. Bien entendu, nous autres, Anglais et Américains - mais surtout les
Anglais - nous avons continué le blocus de l'Allemagne, parce que nous ne
voulions pas que les Allemands reprennent du poil de la bête avant la signature
du traité. Donc, pendant encore un an, ils continuèrent à crever de faim. (VEE II
229)

Le traité, une fois élaboré - dans le sens de la plus extrême sévérité à


l'égard de l'Allemagne -, allait conduire à la "dégradation de la vie politique en
Allemagne", et, de là, à l'"enclenchement de la Seconde Guerre".

Promettez donc quelque chose à votre fils et reniez votre promesse tout en
brandissant tout haut de grands principes moraux, vous verrez non seulement
votre fils très en colère contre vous, mais aussi son comportement moral se
détériorer au fur et à mesure qu'il sentira sur sa peau le coup de fouet des
injustices que vous lui faites. (VEE H, 230)

D'où la question que pose Bateson : "le sort de Hiroshima s'est-il joué à
Versailles ?" (VEE II, 232).
Mais, la cybernétique aidant - et la théorie des types logiques nous
rappellent qu'"un message sur la guerre ne fait pas partie de la guerre", donc
qu'un message sur la paix ne fait pas lui-même nécessairement partie de la paix -
nous pouvons donner une base théorique sérieuse à l'opinion immémoriale selon
laquelle "la tromperie dans l'établissement de la trêve ou de la paix est bien pire
que la ruse de guerre" (VEE II, 233). Nous savons - indépendamment de tout
jugement "de valeur" - ce que signifie, "moralement", l'escroquerie à la paix de
Creel. Dès lors, nous entrevoyons un moyen sans doute décisif de maîtriser la
schismogenèse : il conviendrait de changer le "plus ça change, plus c'est la
même chose" de la schismogenèse - donc de changer le changement.
Cette affirmation peut se légitimer si l'on songe par exemple au texte
d'Osgood que commentent les élèves de Bateson, Watzlawick, Weakland et
Fisch, dans leur ouvrage sur les Changements (cf. la trad. fr., p. 33) :

Nos dirigeants politiques et militaires ont soutenu publiquement, presque à


1'unanùnité, que nous devions continuer à nous armer et rester les premiers dans
la course aux armements ; ils ont été également unanimes à ne pas dire la suite.
Admettons que nous atteignions l'état de dissuasion réciproque idéale... Que se
passera-t-il ? Aucun homme sain d'esprit ne peut imaginer notre planète
continuant à tourner éternellement, divisée en deux camps prêts à se détruire, et
dire qu'il s'agit là de "paix" et de "sécurité" ! Le fait est que la politique de

490/514
dissuasion réciproque ne comporte aucune clause permettant sa propre
résolution.

Pour que cette "résolution" advienne, il faudrait que les conditions


d'invariance imposées au système de dissuasion réciproque se trouvent
modifiées ; tant que cela ne se produit pas, tout continue de changer, mais dans
le même sens. A ce "changement I", à sens unique, qui suscite une
schismogenèse cumulative, devrait venir se superposer "verticalement" un
"changement II", seul susceptible d'infléchir le "sens" des événements. On
rappellera ici - à la suite de Watzlawick, Weakland et Fisch (loc. cit., pp. 28-29,
note 2) - que les Grecs n'ont thématisé que des "Changements I" : Aristote
tablait sur l'inexistence du "mouvement de mouvement", du "devenir de devenir"
ou, en général, du "changement de changement" ; force est de reconnaître avec
Prior que "la science moderne a commencé lorsqu'on s'est fait à l'idée que les
changements changeaient, c'est-à-dire à l'idée de l'accélération, par opposition au
simple mouvement". C'est donc à une épistémologie non aristotélicienne que
songe, un peu à l'instar de Bachelard, Bateson méditant sur l'usage des
ordinateurs en politique internationale.

On commence par repérer ce qu'on croit être les règles du jeu de


l'interaction internationale ; on considère ensuite la répartition géographique des
forces, des armes, des points stratégiques, des revendications, etc. ; puis on
demande à l'ordinateur de déterminer le prochain mouvement, de telle sorte que
les risques de perdre au jeu soient réduits au minimum. L'ordinateur démarre,
vibre, donne une réponse, et c'est alors qu'il y a quelque tentation à y obéir.
Après tout, si l'on suit les ordres de l'ordinateur, on est un peu moins
responsable que si l'on prend soi-même la décision. Or, en suivant les ordres de
l'ordinateur, on approuve implicitement les règles du jeu qu'on y a introduites.
On affirme ces règles du jeu. Étant donné qu'il est évident que, de leur côté, les
autres nations disposent-elles aussi d'ordinateurs, qu'elles jouent à des jeux
similaires, et qu'elles affirment aussi ces mêmes règles du jeu qu'elles
introduisent dans leurs ordinateurs, le résultat, c'est donc un système dans lequel
les règles de l'interaction internationale deviennent de plus en plus rigides. Cela
me semble pernicieux ; je crois, pour ma part, que les tares du système
international viennent, justement, de ce que ce sont les règles qui ont besoin de
changer, La question n'est pas de savoir comment améliorer le système en
fonction des règles déjà existantes, mais de savoir comment nous débarrasser de
ces règles avec lesquelles nous jouons depuis dix ou vingt ans, ou même depuis
le traité de Versailles. (VEE II, 234-235)

L'avertissement de Bateson est clair : nous pouvons aujourd'hui


perfectionner notre contrôle de la schismogenèse ; mais l'idée même d'un
"contrôle" risque fort de se révéler inductrice de nouvelles schismogenèses. Le
491/514
seul espoir que se permette Bateson - espoir " assez mince, il est vrai ", (VEE II,
233) - réside dans surcroît d'honnêteté avec lequel il conviendrait d'en user avec
la cybernétique et les robots et autres ordinateurs... Inutile d'ajouter que ce
surcroît, nous ne sommes guère en mesure de l'exiger de nos rivaux, voire de
nos partenaires ; ce serait revenir à la schismogenèse à l'état pur que de
prétendre l'imposer.

Finalement, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés que les Iatmul de
la Sepik River. Nous formalisons, sans nul doute, des problèmes qu'une pensée
"primitive" vit sans se les poser. Où est le gain ? Même si nous savons déjouer
certains paradoxes, et éviter certains pièges logiques, un tel savoir suffira-t-il à
nous prémunir contre la répétition d'errements du genre de ceux du traité de
Versailles ? Sera-t-il en mesure de "nous permettre de changer notre
philosophie du contrôle et de considérer, enfin, notre propre folie dans une plus
large perspective" (VEE II, 235) ?
De telles interrogations - graves en elles-mêmes - acquièrent cependant une
profondeur tout autre si on les mesure à la découverte - due-t-elle aussi à
Bateson de la relativité des critères à l'aide desquels nous jugeons de la guerre et
de la paix. Certes, les Iatmul de Nouvelle-Guinée ne le cèdent en rien,
apparemment, aux pays occidentaux présumés "évolués" en matière de
schismogenèse ; Bateson "nous" applique des schèmes formels dégagés à "leur"
contact. Mais il suffit que l'ethnologue change d'île, qu'il se transporte par
exemple à Bali, pour que l'universalité des réquisits logiques de la
schismogenèse se trouve littéralement battue en brèche. Sur ces nouveaux
rivages, tout change, tout a toujours déjà changé ; la pensée du changement du
changement se trouve déjà à l'œuvre - dans le préréflexif. Suivons Bateson dans
sa découverte d'une société sans conflit.

Société stagnante et suspension de la schismogenèse

Le texte de 1949 dans lequel Bateson expose le résultat de ses recherches


balinaises des années 1936-1939 s'ouvre par une mise au point théorique,
touchant l'affinement des représentations graphiques des "fonctions" de la
schismogenèse.

D'une part, il existe des relations formelles assignables entre symétrie et


complémentarité ; Bateson les a dégagées par référence aux équations de
Richardson relatives à la course mondiale aux armements (VEE I, 122-123). Il
est possible de donner une représentation mathématique de l'antagonisme
symétrie / complémentarité, ce qui confirme l'hypothèse d'une incompatibilité
psychologique entre les deux variétés de schismogenèse.

492/514
D'autre part, le travail de Homburger sur l'association de thèmes de
complémentarité aux différentes zones érogènes du corps humain a conduit
Bateson à reconsidérer la nature des courbes de Richardson. Celles-ci, pour
qu'elles puissent caractériser des phénomènes de type orgasmique, ne sauraient
se cantonner dans des croissances exponentielles, lesquelles "ne sont limitées
que par des facteurs comme la fatigue" ; il faut tenir compte du fait que, dans
l'orgasme, "l'atteinte d'un certain degré d'excitation ou d'intensité, corporelle ou
nerveuse", est nécessairement suivie "d'une décharge de tension
schismogénétique".

Tout ce que nous savons des êtres humains impliqués dans diverses sortes
de joutes simples semble le confirmer : le désir conscient ou inconscient de
parvenir à une telle décharge de tension est un facteur important, qui stimule les
participants et les empêche de se retirer du combat, comme le recommanderait le
"bon sens". S'il y a chez l'homme quelque caractéristique fondamentale qui le
pousse au combat, il semble bien que ce soit cet espoir d'une décharge de
tension, au terme d'une excitation totale. Sans aucun doute, ce facteur est-il
souvent décisif en cas de guerre. (La vérité pure et simple - à savoir que, dans la
guerre moderne, seul un très petit nombre de participants parvient à cette
décharge orgasmique - ne semble point nuire au mythe insidieux de la "guerre
totale".) (VEE I, 123-124)

En d'autres termes, les conflits de type schismogénétique définissent une


pugnacité de nature essentiellement orgasmique, c'est-à-dire virile. L'amour,
schismogenèse à l'envers, se laisse décrire en termes agonistiques : "faire
l'amour", c'est "lutter". La femme est à "conquérir", l'orgasme c'est la mort
"comme dans le Miroir de la Tauromachie de Michel Leiris..." ; et Bateson
ajoute "l'utilisation répétée que font les mammifères de leurs organes de défense
comme parures pour la séduction sexuelle" (VEE I, 124). Des courbes en cloche,
à la façon de Wihlelm Reich, seront dès lors mieux appropriées que des
exponentielles à la Richardson pour décrire la masculinisation orgasmogénique
de la schismogenèse.
Cela dit, stupéfaction ! Il n'existe pas de séquences schismogénétiques à
Bali... Première observation de Bateson : une telle proposition contredit au
premier chef "le déterminisme marxiste" (VEE I, 124). Rappelons le soupçon
ci-dessus mentionné, et aux termes desquels l'auteur de Navem s'inquiétait de
l'insistance un peu trop voyante des théoriciens marxistes sur "l'aspect
économique de la schismogenèse complémentaire" (VEE I, 85) ; leur propre
appartenance à une telle complémentarité les conduit à la retrouver partout,
certes. Mais nous ajouterons ici à ce que suggère Bateson qu 'il se pourrait que
le concept même de schismogenèse relève d'une problématique agonistique de
type dialectique. En sorte que la contre-épreuve balinaise d'une société non
conflictuelle viendrait corroborer le caractère non seulement schismogénétique,
493/514
mais bel et bien ethnocidaire, de la pensée dialectique en particulier, pour ne
rien dire de "la" pensée occidentale comme telle...

N'allons pas pour l'instant jusqu'à ces conséquences extrêmes ; le texte de


Bateson est précieux en ce qu'il indique non pas -justement - l'absence totale
d'interactions cumulatives, mais la façon dont l'ethos balinais "détourne" ces
interactions de tout virage possible vers une schismogenèse, en les féminisant
pour ainsi dire... La mère, par exemple, veille, lorsqu'elle masturbe son fils, à
prévenir la cloche orgasmique au bénéfice d'une courbe plane ou à plateaux ; et
peu importe alors la colère de l'enfant : en s'en faisant la spectatrice indulgente,
elle la désamorce en même temps qu'elle favorise un apprentissage non violent,
non sadomasochiste, de la sensualité. De manière comparable, la jalousie à
l'égard d'un rival est à la fois éveillée et estompée lorsque la mère, pour taquiner
son enfant, allaite le bébé d'une autre femme, et s'amuse "de ses efforts pour
éloigner l'intrus de son sein" (VEE I, 125).

"En général, c'est le manque de point culminant qui caractérise la musique,


le théâtre et les autres formes de l'art balinais" : les gamelangs manient l'accéléré
et le ralenti collectifs comme nulle autre musique au monde ne le fait, mais ces
changements de tempo n'aboutissent jamais à des ruptures de type orgasmique
les changements de changements s'y suivent en douceur et même en douce, dans
le lié du phrasé et l'huilé du geste. Comme le dit Bateson d'après Colin McPhee,
lion n'y trouve pas de type d'intensité croissante et de structure paroxystique qui
caractérise la musique occidentale" (VEE 1, 125). Partout, et jusque dans les
querelles d'enfants, des procédures d'aplatissement ou d'évitement (pwik)
substituent les plateaux aux acmés : c'est qu'il s'agit de reconnaître la formalité
des relations et de les fixer à ce stade. Même souci d'évitement dans les guerres
entre rajahs : on multiplie les fortifications afin de n'avoir pas à combattre
directement, on généralise les no man's lands "entre" les frontières pour prévenir
les éventualités de rencontre.

À quoi correspond une narrativité éteinte, ou par intermittences : les récits


sont intentionnellement brisés de silences, les narrateurs attendent des questions
qui rompent la tension cumulative. Le dire ne s'exerce que sur un fond d'oubli.
Cela contribue à gommer tous les contextes où pourrait venir jouer une rivalité ;
les hiérarchies sont fixées une fois pour toutes, il est hors de question que l'on y
échappe. Nulle compétitivité, nulle accumulation.

Que, dans une telle société "stagnante" (steady), les interactions n'existent
qu'à l'état d'ébauches ou d'esquisses, cela interdit effectivement au discours de
les théoriser. La dialectique ne saurait s'y ancrer. On se gardera cependant de
prendre cette stase, ou ce statisme, pour de l'immobilité ou de l'immobilisme.

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Pour le visiteur, il est tout de suite évident que la force motrice de l'activité
culturelle à Bali ne réside ni dans la thésaurisation ni dans le simple besoin
psychologique. Les Balinais, et particulièrement ceux des plaines, ne souffrent
ni de faim ni de pauvreté. Ils prodiguent la nourriture et passent une partie
considérable de leur temps à se consacrer à des activités absolument non
productives, de nature artistique ou religieuse, au cours desquelles la nourriture
et les richesses sont dépensées en pure perte. Il s'agit donc essentiellement d'une
économie d'abondance et non de pénurie, (VEE I, 128)

La prodigalité interdit toute maximisation de la valeur ; l'économie "est


plutôt comparable à des oscillations de relaxation telles qu'en physiologie et en
mécanique ; cette analogie permet de décrire les séquences de transaction, et les
Balinais eux-mêmes conçoivent ces séquences selon un tel modèle" (VEE I,
129).

Bateson complète ses descriptions du steady state par une réfutation


détaillée des modalités d'appréhension de l'espace contextuel en tant que
spatialité "pure", "abstraite". Bien au contraire, toute activité - à commencer par
la danse - repose sur la situation de l'actant par rapport aux points cardinaux, et il
n'est aucun discours qui ne présuppose l'identification des positions de caste de
celui qui parle par celui qui écoute, et vice versa. Parallèlement, l'équilibre du
corps dans l'espace est revendiqué dans sa concrétude comme un modèle tant
strictement physique (danse, sculpture) que métaphorique (avant l'arrivée de
l'homme blanc, disent les Balinais, "le monde était stable").

Si l'espace et le temps sont vécus en tant que lieux et moments concrets et


spécifiés, et jamais en tant que généralités abstraites, c'est que nulle activité n'est
entreprise en vue d'une "fin différée" : au contraire, elle a toujours une "valeur
en soi".

La récompense est une marque d'appréciation, elle définit le contexte dans


lequel joue une compagnie théâtrale, par exemple, mais ne constitue jamais le
principal support économique de la troupe (...) De même, pour ce qui est des
offrandes apportées à l'occasion de chaque fête d'un temple, cet énorme
gaspillage de travail artistique et de richesses matérielles n'a aucun but. Le dieu
n'accorde aucune récompense pour le magnifique arrangement de fleurs et de
fruits mis en place à l'occasion de la fête de son temple, mais il ne sanctionne
pas non plus un éventuel manquement. Au lieu d'un but différé, c'est la
satisfaction immédiate et immanente d'accomplir, au mieux possible, avec les
autres, ce qu'il est correct d'accomplir dans chaque contexte particulier. (VEE I,
129-130)
En résumé les Balinais étendent aux relations humaines des attitudes
fondées sur l'équilibre corporel et généralisent l'idée selon laquelle le
495/514
mouvement est indispensable à l'équilibre. Ce dernier point nous fournit, je crois,
une réponse partielle à la question de savoir pourquoi la société non seulement
continue de fonctionner, mais encore fonctionne intensément, se fixant sans
cesse des tâches cérémonielles et artistiques qui ne sont déterminées ni
économiquement ni compétitivement. Cet état stable est donc maintenu par un
changement continuel et non progressif (VEE I, 137)

On s'étonnera sans doute, eu égard à ce qu'affirme ainsi Bateson, de la


relative absence d'incidences des descriptions qu'il consacre à Bali sur la suite de
ses enquêtes touchant le contrôle de la schismogenèse. Bali ne lui avait-il pas
déjà apporté, avant la Seconde Guerre mondiale, de quoi "cybernétiser" et
radicaliser l'application de la théorie des types logiques ? Comment se fait-il
que les pages "balinaises" se situent, dans l'Ecologie de l'esprit, relativement en
retrait par rapport aux pages "néo-guinéennes"' ? La suspension de la
schismogenèse, voire sa contraception à Bali, seraient-elles d'un moindre intérêt,
ou d'une moindre actualité, que son simple contrôle ?
Il suffit de songer à l'analyse que Bateson consacre, en 1942, à la
thématique de Margaret Mead selon laquelle "pour atteindre un but, on doit
l'abandonner" (VEE I, 193) : on se rendra compte alors de l'impact réel, sur sa
démarche, de l'exemple balinais. Le précepte de Margaret Mead paraît proche
de "certains des aphorismes fondamentaux, et universellement connus, du
taoïsme et du christianisme" (VEE I, 193). Mais en profondeur, c'est à Bali, et à
la grâce d'un court-circuit infligé à toute schismogenèse, que renvoie Margaret
Mead : c'est pourquoi Bateson insiste sur la conception "concrète" du temps,
typiquement balinaise, qui sous-tend l'argumentation meadienne. Les indigènes
de Manus se conduisent d'une façon très différente de la nôtre, "leur système de
motivations profondes est néanmoins assez proche de notre souci de prévoyance
et d'accumulation des richesses", en revanche, les "signes extérieurs de la
religion" ont beau, chez les Balinais, se comparer aux nôtres - "agenouillement
pour la prière, utilisation de l'encens, psalmodies ponctuées de tintements de
cloche, etc." "les attitudes émotionnelles sont radicalement différentes" (VEE I,
195). C'est que la "routine", le rote learning, l'apprentissage automatique où la
mémoire fonctionne au service de l'oubli, tiennent lieu d'émotions - "alors que
les Églises chrétiennes exigent, à chaque occasion, une attitude émotionnelle
correcte" (VEE I, 195).

Bateson reconnaît donc explicitement la spécificité du modèle balinais, qui


consiste à apprendre aux enfants "à considérer que la vie n'est pas composée de
séquences conatives aboutissant à la satisfaction, mais de séquences routinières,
qui se satisfont en elles-mêmes, modèle qui, en un certain sens, se rapproche de
celui de Margaret Mead : rechercher la valeur dans l'acte lui-même, plutôt que
de la considérer comme moyen d'arriver à une fin" (VEE I, 207).

496/514
Seulement, le modèle balinais demeure axé sur un souci d'évitement
instrumental :

En trouvant le monde dangereux, les Balinais visent, à travers le


comportement routinier de rituel et de courtoisie dont ils ne se départissent
jamais, à conjurer le risque toujours présent d'un faux pas. Leur vie est bâtie sur
la peur, encore qu'en général ils en prennent beaucoup de plaisir. La valeur
positive qu'ils trouvent dans leurs actes immédiats, sans chercher de but, est en
quelque sorte associée au plaisir de la peur, plaisir semblable à celui de
l'acrobate qui jouit à la fois de son émotion frissonnante et de sa virtuosité dans
l'évitement de la catastrophe. (VEE I, 207)

Si bien que Margaret Mead serait la première à "rejeter toute proposition


faisant de la peur (et même de cette peur accompagnée de plaisir) un critère de
valeur pour nos actes... L'attitude des Balinais peut être définie comme une
habitude formée de séquences routinières et inspirées par l'anxiété d'un danger
toujours imminent et indéterminé, ce vers quoi pointe Margaret Mead, cela peut
être décrit, en termes similaires, comme une habitude formée de séquences
routinières et inspirées par l'anxiété d'une récompense toujours imminente et
indéterminée" (VEE I, 207-208).

On voit en quel sens - ambigu - Bateson, cherchant une société sans conflit,
la trouve et ne s'en satisfait pas : il lui faudrait renverser l'angoisse en extase, et
les Balinais eux-mêmes n'opèrent pas ce renversement - ils ne vont que jusqu'au
plaisir. Encore ce plaisir est-il frangé d'ombre.

Mais ce que Bateson n'interroge pas, ou pas suffisamment, c'est si l'on peut
dire, la nature de cette ombre. Et si, en effet, celle ombre était blanche ! La
petite phrase que mentionne Bateson, et que nous avons citée après lui, aux
termes de laquelle "avant l'arrivée de l'homme blanc, le monde était stable", ne
fait l'objet d'aucun commentaire, d'aucune exégèse. Elle renvoie pourtant à cette
"stabilité" dont il nous est dit sans relâche, dans tout le texte batesonien, "la"
valeur essentielle, la valeur des valeurs, pour chaque villageois balinais.

S'interroger sur la schismogenèse, c'est fort raisonnable. Imposer cette


interrogation à un milieu pour qui semblable catégorie est radicalement
inconnue, ce l'est peut-être moins. On ne fera pas ici le reproche à Bateson
d'introduire de toutes pièces le conflit là où il n'est pas : il est le premier à
constater l'absence de ce qu'il est venu chercher. Seulement, le diagnostic
"d'angoisse", "d'anxiété", s'il est à comprendre en dehors des contextes
497/514
schismogénétiques auxquels il devrait normalement s'appliquer, renvoie peut-
être à cette stabilité perdue dont les Balinais attribuent justement la disparition à
la venue de l'homme blanc.

C'est alors toute la problématique de l'ethnocide qu'il faut poser, en deçà de


la question de la schismogenèse comme telle : car la schismogenèse peut bien
exister chez les Iatmul, elle est soigneusement refoulée ou contournée à Bali,
mais ce que Bali, pas plus du reste que les Iatmul, ne refoule ni ne contourne,
c'est la logique de la négation - version sans doute première, plus "primitive"
(parce que occidentale) que toutes les pensées "primitives", de la guerre, du
polemos originaire, de la différence ou du Différend. Ce n'est pas un hasard si
les disciples de Bateson, rejetant l'aristotélisme, suspect de n'avoir pas pensé
assez "scientifiquement" le changement, renvoient à Héraclite comme à
l'initiateur de la contradiction et de la contrariété (Changements, p. 29) ; ce n'est
pas non plus un hasard si c'est à la dialectique hégélienne et au "travail du
négatif' qu'ils se réfèrent pour trouver un précédent à la résolution
"cybernétique" de la schismogenèse - car les oscillations entre la thèse et
l'antithèse ne se résolvent-elles pas à un niveau "supérieur", celui de la
synthèse ? Décrétant "hégélienne" la thèse batesonienne (Changements, p. 112),
ils éclairent par-là l'appartenance du concept de schismogenèse à l'histoire de
l'Occident. On sait que Hegel, désireux de classer l'Inde et la Chine en fonction
des exigences de son système, se voyait tenu - en raison du caractère défectif de
leur "devenir" - de les cantonner dans le "préhistorique", à l'instant même où il
leur ouvrait les portes de l'historicité à part entière. Héritier de cette aporie,
Marx se condamnait à son tour à ne discerner dans les sociétés "primitives" que
ce qui, en elles, était susceptible de préfigurer la lutte de classes : comment
n'eût-il pas privilégié les éléments conflictuels qui étaient seuls à même de
"dynamiser" de telles sociétés ?

À de telles pensées, dans lesquelles s'accomplit - avec l'affirmation du


primat de la négation sur le Néant - le nihilisme de la métaphysique occidentale,
il est interdit d'accéder au non-conflictuel comme tel. La logique de la négation
débouche sur l'ethnocide, dès lors qu'elle s'abstient de restituer le conflit à son
statut réel, "primitif" au sens fort, de simple remaniement des éléments qui
stabilisent une coexistence. Mais il ne serait pas moins erroné de poser la
société "stagnante" comme statique : l'histoire des peuples sans histoire est, par
rapport à celle des peuples historiques, une histoire sans mémoire et sans projet,
mais qui n'est pas pour autant sans mouvement ; elle court-circuite la dialectique
du travail, mais au profit (et non pas à l'encontre) de l'abondance. Nous avons à
tout le moins à réviser nos jugements concernant la rationalité de la dialectique,
et à restituer l'histoire à l'aventure. C'est-à-dire à inventer la poétique de
l'histoire.

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Notes
1 - Cet article est repris dans les Steps to an Ecology of mind, - traduction
française dans Vers une écologie de l'esprit, 1, pp. 83 ss. Nous désignerons cet
ouvrage sous le sigle VEE.

499/514
Sources

Chapitre 1 - Paru sous le titre : "Nietzsche et la postmodernité" dans le recueil


édité par Dominique Janicaud : Nouvelles lectures de Nietzsche, Lausanne,
L'Age d'Homme, 1985, p. 138-159.

Chapitre 2 – Sous le titre : "Silence, méditation, ascèse", publié dans Cycnos


(numéro spécial sur Image et langage), vol. XI, 1, 1994, p. 179-186.

Chapitre 3 – Préface à la traduction française d'Eero Tarasti, Mythe et musique,


Paris, L'Harmattan (sous presse).

Chapitre 4 – Première version parue dans Hors Cadre, 1er trimestre 1984,
numéro spécial sur le Cinénarrable, p. 11-23.

Chapitre 5 – Inédit ; développe l'argumentation des 2 premières pages de La


philosophie et les arts plastiques, texte n° 141 du tome IV, Le Discours
philosophique, de l'Encyclopédie philosophique universelle, sous la direction de
Jean-François Mattéi, Paris, P.U.F., 1998.

Chapitre 6 - Paru dans le numéro spécial consacré, sous la direction de


Maryvonne Saison, à Mikel Dufrenne et les arts, de la revue Le Temps
philosophique (n° 4, 1998, p. 35-41.

Chapitre 7 – Paru dans le numéro spécial Sartre/Barthes de la Revue


d'Esthétique (n° 2, 1981).

Chapitre 8 – Paru dans le numéro spécial Les Ruses d'Eros de la Revue


d'Esthétique (n°11, 1986) ; réédité in Michel Makarius (éd.), Art et érotisme,
Paris, L'Harmattan, 2000.

Chapitre 9 – Première version publiée dans le numéro spécial de La Revue


musicale (370-371) consacré à Claude Ballif (Paris, Richard-Masse, 1984).

500/514
Chapitre 10 – Texte écrit en hommage à Elodie Vitale, pour le volume des
Mélanges à paraître, sous la direction de Roberto Barbanti et Claire Fagnard, à
L'Harmattan.

Chapitre 11 – Publié dans le numéro de L'Herne consacré, sous la direction de


Michel Granger, à Henry David Thoreau (Paris, 1994, p. 137-145).

Chapitre 12 – Publié dans le numéro 541-542 (juin-juillet 1992) de la revue


Critique, consacré à La Nouvelle-Angleterre.

Chapitre 13 – Publié dans le numéro de L'Herne consacré, sous la direction de


Michel Granger, à Henry David Thoreau (Paris, 1994, p. 146-152).

Chapitre 14 – Texte de la conférence prononcée le 27 février 1971 à la Sorbonne,


dans le cadre de la Société française de philosophie, sur l'invitation de Jean
Wahl ; première parution dans le Bulletin de la Société (65ème année, n° 3,
juillet-septembre 1971) ; publié ultérieurement dans mes Gloses sur John Cage
(Paris, Union Générale d'Editions, 1978).

Chapitre 15 – Paru dans le recueil Le Récit et les Arts, collection Arts 8, dirigée
par Jean-Paul Olive, Paris, L'Harmattan, 1998.

Chapitre 16 – Texte publié, avec le poème de John Cage et mon essai de


traduction, dans le recueil édité par Emilie Zum Brunn, Voici Maître Eckhart,
Grenoble, Jérôme Millon, 1994, p. 429-454.

Chapitre 17 – Conférence prononcée à l'Université de Pau dans le cadre du


colloque sur La Surprise organisé par Bertrand Rougé, et dont les Actes ont paru
dans les Cahiers du CICADA, Presses de l'Université de Pau, 1996 (cf. p. 33-45).
501/514
Chapitre 18 – Inédit.

Chapitre 19 – Texte publié dans le Catalogue de l'exposition de Michelle Héon à


la Galerie Trois Points, Montréal, 1991, p. 8-20.

Chapitre 20 – Paru dans les Cahiers de Psychologie de l'Art et de la Culture, éd.


de l'ENSB-A, n° 16 (Les bonheurs de l'art), 1990, p. 46-51.

Chapitre 21 – Sous un intitulé un peu plus personnel ("Le passeur de pierres"),


ce texte a paru dans le catalogue de l'exposition que la galerie Charlemagne, à
Bois-Colombes, a consacrée en janvier 1992 à une œuvre (ou performance…)
du sculpteur Bauduin, L'Ile ; cf. les pages 5 à 25.

Chapitre 22 – Préface aux "portraits de compositeurs" du photographe Roberto


Masotti, dans le catalogue You T(o)urned the Tables on me, Milan, Multhipla,
1981.

Chapitre 23 – Argument d'une conférence prononcée à l'Université de Hawaii à


Honolulu en septembre 1978 (Séminaire Elliott Deutsch/Thomas Kasulis), et
publiée dans le numéro de L'Herne consacré, sous la direction de Michel Haar, à
Heidegger (1983, p. 449-452).

Chapitre 24 – Texte publié d'abord dans la revue Traverses (n° 5-6, septembre
1976), puis dans mes Gloses sur John Cage (Paris, U.G.E., 1978, p. 269-288).

Chapitre 25 – Inédit.

502/514
Chapitre 26 – Paru dans le catalogue Film et vidéo publié à l'occasion de
l'exposition de Takahiko Iimura en mai 1999, à la Galerie Nationale du Jeu de
Paume (cf. les pages 8 à 18).

Chapitre 27 – Contribution au recueil composé par Marcelle Brisson-Dufrenne


sous le titre Un Bouquet de narcisses, Montréal, Ed. de l'Hexagone, 1991, p.
173-207.

Chapitre 28 – Texte paru dans le numéro spécial de la revue Critère traitant De


la Guerre (n° 39, printemps 1985, p. 219-234).

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Bibliographie

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Note sur la bibliographie

Les essais qui composent le présent recueil ont été élaborés au cours des
trente dernières années, à des fins et dans des circonstances à chaque fois
particulières ; l'ordre – logique et non chronologique – dans lequel je les ai
disposés ne devrait pas, en théorie, porter atteinte à l'autonomie de chacun . A
cet effet, tout chapitre comporte son propre jeu de références, qu'il n'est pas
obligatoire de réitérer à la fin de l'ouvrage ; mais que l'on remet en cause d'un
chapitre à l'autre, ce qui allège la mémoire. Vu en effet le caractère océanique du
déferlement éditorial concernant le phénomène postmoderne, mieux vaut
procéder au coup par coup, en puisant l'une après l'autre les mentions et citations
dont on a besoin sur l'instant, plutôt que de s'engager dans un stockage éperdu
qui ferait éclater la bibliographie de l'ensemble.
Je m'en suis tenu, par conséquent, à cette règle simple : ne pas répéter, in
fine, une référence déjà fournie dans le corps du texte. Les ouvrages mentionnés
dans les notes ne figurent donc pas dans la bibliographie qui va suivre. En
revanche, y sont accueillis les auteurs qui, cités ou non dans les notes, ont pesé
sur la rédaction du texte ; et s'y inscrivent les travaux qui, quoique non cités,
auraient pu (ou dû !) l'être.
Et comme cette règle, de toute façon, n'était pas encore assez sélective, je
me suis rangé à l'idée d'écheniller avec plus de rigueur les candidatures : je n'ai
retenu que celles des travaux susceptibles d'aider le lecteur à approfondir les
deux domaines que mes textes avaient abordés avec prédilection, domaines qui,
finalement, se laissent appréhender par la géographie autant que par l'histoire ;
car mon livre s'est cantonné dans l'étude d'une des genèses de la postmodernité,
celle qui concerne la "première génération" postmoderniste des Etats-Unis, et
s'est efforcé de montrer comment cette "première vague" avait sinon essaimé, du
moins nomadisé en esprit du côté d'une certaine éthique et d'un certain Orient.
D'où la division de la bibliographie en deux volets :
l) Celui qui, considérant que la revendication du label "postmodernité",
les précurseurs mis à part, est effectivement un phénomène nord-américain,
énumère les recherches portant sur le courant "atlantique" des échanges (ou des
capillarités…) avec l'Europe, et surtout, bien sûr, l'Allemagne et la France ;
2) Et celui qui scrute les récits ou témoignages du débordement de cette
même postmodernité à l'autre bout de l'Amérique, c'est-à-dire du côté de l'Orient,
par une voie "trans-Pacifique" – mais non sans tenir compte des
infléchissements possibles, ou des chocs en retour, du côté de l'Europe (cette
Northwestern Asia !).

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