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Kabila Diaries, Season 2, Episode 1

“Call me Dries”

Décembre 2019

Moulay Driss avait peur de se perdre dans la route sombre qui le menait à Dar Bouazza.

Ce soir, Sofia Berdai et son mari Taoufiq organisaient leur pendaison de crémaillère. Le jeune couple
avait pris son temps : plus de trois ans pour enfin emménager dans la villa de 800m2 sur 3 étages, qu’ils
avaient fait construire sur un terrain de 2000m2 à trente km au sud de Casablanca. Ils avaient confié la
conception de cet ovni à l’architecte casablancais le plus couru du moment : Hakim Lahlou.

Eco-friendly, constituée de matériaux dernier cri garantissant peu de déperdition d’énergie et une
résistance importante à l’humidité prégnante, leur maison était très inspirée des baraques de riches
américains que les séries Netflix leurs servaient à longueur d’année. Sofia voulait une maison au style
californien, résolument ouverte sur l’océan.

La villa possédait évidement une piscine semi-olympique ainsi qu’une salle de sport vitrée avec vue sur
la mer, Sofia et Taoufiq n’avaient pas lésiné sur les finitions : Marbre importé d’Italie, portes en bois de
teck, sanitaires japonais de marque Toto (à 10000 € pièce). L’aménagement intérieur avait été confié à
l’architecte d’intérieur Maud Langlois qui avait réussi le prodige de donner un ton très épuré à la
demeure tout en maintenant un esprit authentiquement marocain : les meubles avaient été conçus sur
la base de matériaux nobles dans des ateliers à Marrakech.

Sofia expliquera ensuite avec beaucoup de verve à ses convives qu’elle s’était beaucoup investie dans le
décor de sa maison qui avait été aménagée avec un strict respect de la méthode Feng Shui indispensable
selon elle à l’équilibre de son foyer et au développement psychologique harmonieux de ses enfants.

Confortablement installé dans son Volvo XC 90, et bien aidé par Waze, Moulay Driss aperçut au loin la
bâtisse illuminée, isolée des nombreux complexes immobiliers de luxe que comptait Dar Bouazza.

Il se fit la réflexion que la nouvelle demeure de Sofia et Taoufiq remplissait parfaitement son rôle : celui
de projeter la réussite sociale du couple.

Pour l’occasion, Moulay Driss portait un pantalon bleu nuit Paul Smith, un pull en cachemire gris
Agnona, des chaussures Church, afin de parfaire le look du bachelor aisé mais négligé (barbe de 3 jours
et lunettes Oliver Peoples en monture noire), il osa les chaussettes en fil d’Ecosse rose fuchsia. A vrai
dire, il ne savait pas exactement ce qu’il foutait là, il s’était surpris à passer de plus en plus souvent des
week end à Casablanca à ne rien faire, il ne supportait plus Londres, son anonymat, il n’avait plus grand
goût à grand-chose.

Il n’était pas sorti complétement indemne de sa pseudo romance avec LC, et avant de sortir de son
véhicule, il s’assura que la bouteille de Grey Goose Vodka qui désormais ne le quittait plus était
suffisamment approvisionnée.
Bien qu’il ait pris du poids (sans doute du fait d’une consommation accrue d’alcool depuis les
événements de l’été dernier), Moulay Driss gardait un pouvoir d’attraction certain sur les bourgeoises
casablancaises.

Très rapidement, il se mit à flirter avec Yasmine Bennani Smires, diplômée d’HEC, trentenaire divorcée,
senior Manager chez Mc Kinsey, il la trouva un peu nerveuse au départ, nervosité que feront
rapidement disparaitre les coupes de Perrier-Jouët qu’elle s’enfilerait.

Son esprit lui signala qu’il finirait sans doute la soirée chez elle, dans un appartement du quartier CIL,
sans doute qu’ils consommeraient de l’alcool plus que de raison, qu’ils baiseraient sans protection sur
un sofa de marque Roche Bobois (cela s’entend), les casablancaises manquant totalement d’originalité
quant à la marque de leur sofa.

Sans doute qu’il aurait une demi érection, qu’il serait un amant médiocre car dépassionné, sans doute
qu’il la trouverait très rapidement ennuyante, sans doute qu’il se réveillerait en se demandant ce qu’il
fout là, sans doute qu’il la ghosterait en ne répondant plus jamais à ses Whatsapp, sans doute qu’il
mentirait quand il la reverrait en disant qu’il avait perdu tous ses numéros.

Moulay Driss avait encore le souvenir pénible d’un week-end à Marrakech trop rapidement proposé et
trop rapidement accepté par Kenza Benjelloun – Marketing manager chez Pfizer- qui s’était révélée être
un moulin à paroles. Il se sentit alors vite ennuyé par le débit ininterrompu de platitudes proférées par
sa partenaire de trois jours. L’ennui fit vite place à l’agacement et puis carrément à l’oppression.

Prétextant une intoxication alimentaire, Moulay Driss allait alors régulièrement se réfugier aux toilettes
en se plaquant les mains sur les oreilles en étant à deux doigts de se cogner la tête contre les murs
tellement il ne supportait le son de la voix de la pauvre Kenza.

La triste réalité est que depuis LC, Moulay Driss enchainait les conquêtes à un rythme industriel ; il se fit
la réflexion sans y croire une seconde que cela devait cesser. Ses rencontres étaient duplicables à
l’infini : les discussions tournaient invariablement autour des signes extérieurs de richesse ou plutôt aux
signes extérieurs de réussite sociale de Moulay Driss : son condo à Cabo Negro, son appartement avec
vue panoramique à Casablanca, sa villa au 4 Seasons à Marrakech, son 250m2 à Belgravia, son pied à
Terre en Galice, ses escapades en voilier dans la mer adriatique au large de la Croatie.

Invariablement, les romances qui en découlaient étaient plus décevantes les unes que les autres,
Moulay Driss se consumait.

En termes d’organisation, la soirée était une totale réussite, le service était assuré par des serveurs
subsahariens élégamment vêtus de tenues Ralph Lauren. Sofia et Taoufiq respectèrent à la lettre les
codes de la soirée branchée casablancaise : Champagne Perrier-Jouët, Whisky Lagavulin, Vodka Grey
Goose. Le catering était évidemment assuré par la maison Kabbaj qui proposa multitude d’amuse-
bouche à base de foie gras, saumon de la Mer du Nord ou encore de caviar Beluga & Beluga.

L’accompagnement musical avait été confié à un DJ libanais qui s’était spécialement déplacé de Beirut.

Moulay Driss se sépara momentanément de Yasmine Bennani Smires, il voulait en cet instant
simplement profiter de son single malt et de fumer son Cohiba Behike en paix.

Alors qu’il ressassait sa romance avortée avec LC, la voix rauque de Rita Tadlaoui le sortit de sa torpeur.
« Hey qui vois-je ? my favorite Londoner ! »

Rita Tadlaoui était à peu près la dernière personne au monde que Moulay Driss souhaitait rencontrer ce
soir-là.

Rita Tatlaoui était l’héritière d’Anas Tadlaoui, patriarche, fondateur et président directeur général du
Groupe AMAL. Anas Tadlaoui était à la tête d’un empire immobilier qu’il avait commencé à construire au
milieu des années 1980. Le magazine Forbes estimait la fortune du patriarche à plus d’1.8 Milliards de $.

Moulay Driss en tant que Partner chez Pierce & Pierce défendait les intérêts du trust qui gérait la
fortune personnelle d’Anas Tadlaoui. Il s’était attiré les faveurs du patriarche, car il avait élaboré un
montage très ingénieux de sociétés écrans qui avait permis de sécuriser une très grosse partie du
patrimoine de la famille Tadlaoui dans des paradis fiscaux.

Grace à Moulay Driss, Anas Tadlaoui savait que ses avoirs étaient bien au chaud, à l’abri de tout
soubresaut politique au Maroc.

Rita était une femme brillante, diplômée ESSEC et titulaire d’un MBA décroché à Wharton, elle avait la
particularité d’être très grande de taille (plus d’un mètre soixante-quinze). Il se disait dans les cercles
d’affaires casablancais que depuis peu le véritable boss d’AMAL immobilier c’était elle.

Si le cœur de métier d’AMAL était l’immobilier économique, c’est Rita qui très tôt avait conseillé à son
père de créer le pôle haut de gamme de la société qu’ils baptisèrent pompeusement Luxuria. Elle avait
compris qu’il existait une réelle niche à exploiter : une nouvelle génération de classe aisée au Maroc qui
n’avait pas les moyens d’être propriétaire dans des quartiers tels qu’Anfa ou Californie mais qui aspirait
à vivre dans des suburbias à l’américaine.

Ces gens seraient séduits à l’idée de vivre dans un paysage harmonieux et sécurisé, surtout dans un
environnement où l’entre-soi pouvait être entretenu. Sa vision était simple : Luxuria proposerait un
décor à la Wisteria Lane à tous les médecins, les cadres supérieurs ou les avocats d’affaires casablancais
qui seraient prêts à quitter l’inconfort des quartiers du cœur de Casablanca pour se retrouver entre eux
– entre gens aisés- à l’abri du peuple dans des ghettos dorés à Bouskoura ou Dar Bouazza.

En réalité Rita n’avait que faire de rendre la vie des nouveaux riches casablancais plus agréable, sa vision
était simple : l’immobilier haut de gamme permettrait au Groupe AMAL de faire des marges autrement
plus importantes que sa filiale habitat économique qui elle ne serait que la cash machine qui permettrait
le financement des projets Luxuria.

En terme de capitaux engagés, l’ironie voudrait que les populations les moins aisées du royaume
serviraient à financer, en s’endettant sur des durées indécentes (jusqu’à 40 ans parfois) et en vivant
dans des taudis, les complexes immobiliers haut de gamme.

Ces complexes disposeraient d’espaces verts et d’équipement dont seraient jalouses les banlieues les
plus chics d’Europe, où les riches vivraient entre eux, iraient dans des écoles privées hors de prix, et
surtout ne se mélangeraient jamais aux pauvres et rendraient encore plus hermétiques les frontières
entre les différentes classes sociales marocaines.

Rita Tadlaoui avait aussi activement œuvré à diversifier le Groupe AMAL, avec comme vision le
positionnement dans l’ensemble de la chaine de valeur de la promotion immobilière, ainsi. Ainsi, le
Groupe AMAL possédait une cimenterie, des sociétés d’import de matériel de construction, de marbre,
mais également sa propre société de communication et de gestion de l’évènementiel. AMAL était
devenu un mastodonte, depuis quelques années c’était aussi devenu la plus forte capitalisation
boursière marocaine.

Il se murmurait qu’Anas Tadlaoui vouait une admiration sans bornes à sa fille qu’il préférait à son fils
Nawfal, certes son aîné, mais qui n’aurait pas aux yeux du patriarche les épaules pour prendre la
succession du Groupe. Le surnom que prêtait Casablanca à Nawfal Tadlaoui était « snowman » du fait de
son addiction aggravée à la cocaïne.

Facebook et le twitter Marocain faisaient les choux gras de sa vie décadente, bruissaient de rumeurs sur
les excès lors de ses anniversaires passés à Rio de Janeiro ou au large de Santorini, escapades dont le
coût s’élevait souvent à plusieurs centaines de milliers de $. Des viols ainsi que des avortements forcés
étaient évoqués.

Rita était mariée à Saad Tazi, héritier de la fortune Tazi (minotiers de pères en fils, détenteurs d’un
patrimoine foncier hors normes), elle avait donné naissance à deux jumeaux : Hassan et Sidi Mohamed.
Moulay Driss était persuadé qu’à l’instar de beaucoup de jumeaux ils avaient été conçus in vitro dans
une clinique à Genève.

Moulay Driss n’avait aucun moyen d’esquiver la discussion semi-professionnelle qui allait suivre. Après
les palabres habituelles où ils s’enquirent mutuellement de la santé et des dernières nouvelles de leurs
proches, ils en vinrent rapidement à parler du contexte macroéconomique du Royaume.

Rita lui parut anxieuse, la concurrence dans le secteur immobilier haut de gamme faisait rage et l’offre
dans les grandes villes devenait pléthorique, les stocks d’invendus devenaient de plus en plus élevés et
les promoteurs immobiliers se livraient à une guerre des prix suicidaire, les marges de Luxuria avaient
fondu. L’habitat économique ne pouvait se substituer à cette perte de marge, globalement l’économie
marocaine n’était pas au top, la trésorerie du groupe AMAL commençait à sérieusement en pâtir.

« Tu te rends compte !» dit-elle « ce mois-ci nous n’avons pu payer les salaires des 12.000 employés du
Groupe que le 8 du mois suivant, et les banques ne veulent plus nous lâcher un centime. »

Elle ajouta « Moulay Driss, don’t sugar coat, toi qui gères notre pognon, tu penses quoi d’AMAL ? »

Moulay Driss, qui pouvait se permettre de ne prendre absolument aucune pincette avec les héritiers
d’Anas Tadlaoui, se lâcha, il argua que dans son ensemble l’immobilier au Maroc devait se structurer,
que les groupes immobiliers dans leur immense majorité étaient gérés en dépit du bon sens, qu’une
fusion aurait du sens dans la mesure où les frais fixes de ces groupes étaient pléthoriques, qu’ils géraient
leur endettement et leur trésorerie comme s’il s’agissait de boulangeries.

Il pensait aussi que ces groupes n’étaient pas assez ambitieux dans leur déploiement en Afrique de
l’ouest qui était un « white space » et où ces groupes marocains ont un competitive edge important par
rapport à des groupes français, turcs ou chinois.

Il finit son plaidoyer en disant qu’en plus de tout ça, l’absence absolue de corporate governance au sein
du secteur était à terme rédhibitoire pour son développement. Il avait encore le souvenir pas si lointain
d’avoir été choqué de voir une vingtaine de parapheurs dans le bureau d’Anas Tadlaoui qui lui-même
signait les ordres de virement au profit de fournisseurs.
Il demanda à Rita : « Tu ne crois pas que ton père a mieux à faire que de signer les bons de commande
du papier-toilette ? ».

Il enchérit « Le capitalisme marocain est un capitalisme fondé sur la pénurie et l’opportunité, le business
model d’AMAL c’est quoi ? Obtenir des terrains auprès des autorités publiques à prix bradés grâce aux
pots de vin que vous passez votre vie à verser ? Etrangler et mal payer ses fournisseurs ? Mentir à ses
clients ? Livrer un produit fini de qualité médiocre ? Ne pas assurer de service après-vente ?

Tu parles d’une vision… Vous profitez de la mansuétude d’un appareil publique corrompu. A terme, tu le
sais Rita votre model n’est juste pas soutenable. Vous êtes trop mal gérés, vous mourrez, vous ferez
faillite »

Rita encaissa le diagnostic avec dignité. « Oui tu as raison Moulay Driss, AMAL va droit dans le mur, on
aimerait tant que papa prenne un peu de recul qu’il exerce réellement son rôle de CEO, qu’il nous laisse
Nawfal et moi gérer l’opérationnel.

Chez AMAL, il y a zéro contre-pouvoir, le conseil d’administration et le comité d’audit sont de vastes
fumisteries. Il n’y a aucun mécanisme de checks and balances qui fonctionne »

Driss objecta : Pourquoi vous ne recrutez pas un COO ?

Rita lui répondit, on a essayé, mais aucun profil de bon calibre n’arrive à supporter de travailler plus de
deux mois avec mon père, il est insupportable, il fourre son nez partout, il est incapable de déléguer
quoi que ce soit.

Rita renchérit, pourquoi tu ne rejoins pas le groupe ? Tu es l’une des seules personnes au monde que
mon père ne méprise pas. J’ai envie que tu occupes le poste de secrétaire général, tu auras un siège au
conseil d’administration. Tu auras pour mission et rôle de doter le groupe d’une réelle corporate
governance, de complètement le restructurer et pourquoi pas de réussir une grosse fusion avec l’un des
2 autres mastodontes immobiliers du pays.

Toutes les fonctions supports de la société dépendront de toi. Nous pourrions former un duo d’enfer,
nous conquerrons le Sénégal, la Cote d’ivoire, le Bénin, le Burkina, nous régnerons sur l’Afrique du nord
et de l’ouest, nous ferons d’AMAL une des belles blue chips d’Afrique, on sera assis à la même table que
DANGOTE ou MTN.

Moulay Driss apprécia la clairvoyance stratégique de Rita – Oui une fusion dans le secteur de
l’immobilier au Maroc aurait du sens - il objecta mollement « Et Nawfal dans tout ça ? Tu sais bien que
ton frère me déteste et franchement je suis bien là où je suis au calme dans un cabinet d’avocat
renommé où j’ai fait mes preuves, pourquoi je viendrais m’impliquer dans une guerre de succession
dans un environnement tellement risqué »

Elle lui répondit : « Parce qu’à Londres tout partner de Pierce & Pierce que tu es, tu n’es personne. Ma
proposition te permettra d’être ce que tu as toujours rêvé d’être, Monsieur l’ambitieux : l’une des dix
personnes les plus importantes du secteur privé au Maroc. Surtout je vais te proposer un salaire
tellement indécent que tu auras même honte d’être aussi riche. Réfléchis, tu n’es pas obligé de
répondre tout de suite. »
Cette discussion dégrisa complètement Moulay Driss, il est vrai que Rita avait touché juste : il
s’emmerdait royalement à Londres. Il décida qu’il allait passer les prochains jours à y réfléchir.

L’intermède avec Rita Tadlaoui réduisit à néant le peu d’attirance sexuelle qu’il avait pour Yasmine
Bennani Smires. Il décida de quitter la soirée, il irait à Tanger le lendemain. Comme à chaque fois qu’il
avait une décision importante à prendre, Moulay Driss prendrait la route.

Il adorait faire de longs trajets en voiture, seul, accompagné de sa musique. Au grand étonnement de
son assistante, il lui arrivait souvent de rallier par la route 2 capitales européennes (Paris-Francfort ou
Milan-Amsterdam par exemple) pour honorer des rendez-vous professionnels. Il louait alors souvent
une berline allemande.

Moulay Driss ne put s’empêcher d’achever la bouteille de Grey Goose Vodka avant de s’endormir.

Moulay Driss adorait passer du temps à Tanger. Non seulement il appréciait la ville, son architecture, ses
gens, une ville qui avait une âme dont les murs respiraient les romans d’espionnage de John le Carré,
une ville où il ressentait un peu moins le déterminisme social tellement pesant à Casablanca, Rabat ou
Marrakech. Il irait forcément se balader à pied sur la corniche, prendre son petit déjeuner post-cuite au
Kandinsky, il ferait un crochet par Asilah et la plage de Sidi Mghayet avant de revenir vers Casablanca.

Le plan de Moulay Driss prévoyait également de baiser. L’expérience lui avait montré par le passé que
les filles qu’il séduisait à Tanger, contrairement à ses conquêtes des soirées huppées casablancaises,
n’avaient pas d’appartement avec un sofa Roche Bobois. Tous les hôtels de la ville et notamment le
Hilton où il avait l’habitude de résider étaient absolument intransigeants sur le fait qu’un couple devait
présenter un acte de mariage pour pouvoir accéder à l’établissement.

Ce n’était pas tant les 1800 Dhs que coûterait la chambre supplémentaire (une broutille pour lui) qu’il
prendrait au nom de sa partenaire qui le dérangeait. Le passage obligé à la réception, le regard
suspicieux du réceptionniste (souvent de gros coincés du cul), les questions incroyablement intrusives
qu’ils posaient (certains refusaient même de louer la chambre supplémentaire sous prétexte que la
carte d’identité nationale de la femme portait une adresse à Tanger), rendaient le moment
profondément désagréable. Comment continuer à avoir envie de baiser après un tel purgatoire ?

Moulay Driss s’était ajusté, il avait commencé à prendre des AirBnb dans des immeubles haut de
gamme, il avait finalement sympathisé avec Robio un agent immobilier slash maquereau slash dealer
particulièrement rusé qui gérait pas moins de quarante appartements à Tanger. Homosexuels, couples
adultères ou groupe d’amis libertins souhaitant organiser une partouze faisaient régulièrement appel à
ses services.

Il appela Robio en Whatsapp, ce dernier répondit promptement, il lui proposa un loft avec vue sur la
Corniche dans un immeuble neuf totalement sécurisé. Il lui envoya les photos de l’appartement, Moulay
Driss accepta immédiatement. Le prix était raisonnable : 2 800 Dhs qu’il réglerait à la remise des clés.
Robio lui demanda s’il avait besoin d’autre chose, cocaïne ? Exta ? MDMA ? une fille ? Plusieurs filles ?
une subsaharienne ? Un homme ? Un garçon ? Finalement quand on était riche le Maroc était plus
libéral que les Pays-Bas. La misère sexuelle était réservée aux pauvres. Moulay Driss éclata de rire et
déclina.
Sur le trajet le menant à Tanger, Moulay Driss descendit les trois quarts d’une bouteille de Grey Goose
Vodka, il enchaîna les cigarillos Cohiba mini en écoutant du Leonard Cohen et du Jack Johnson.

Le loft était en tout point conforme aux photos envoyées par Robio. Divine surprise, Robio lui avait
également remis le pass permettant d’accéder au parking sous-terrain duquel il gagnerait directement
l’appartement situé au 7ème étage, ainsi il n’aurait pas à affronter le regard du concierge suspicieux ou
des voisins pudibonds. L’appartement était équipé d’une TV HD Samsung, d’une bonne connexion wifi
ainsi que d’une literie d’excellente facture. Le loft possédait une énorme baie vitrée, Moulay Driss
profita de la vue sublime sur la méditerranée en se servant généreusement un verre de vodka on the
rocks en écoutant du Al Jarreau.

Il s’habilla chaudement : un pantalon Zegna, une chemise Zadig & Voltaire à boutons de manchettes et
une doudoune Boss discrète, il porta également une écharpe Paul Smith et des mocassins Prada.
Airpods vissés aux oreilles, Cesaria Evora l’accompagna. Il parcouru la corniche, et se perdit dans le
dédale de rues en allant vers l’hotel al Manzah. Vers 22 :00 il était de retour au loft. Il se servit à
nouveau un verre de Grey Goose et utilisa son véhicule pour se rendre à un bar-restaurant qu’il
appréciait particulièrement : Le Tangerino.

Moulay Driss avait pris la peine de réserver une place au bar à l’étage du Tangerino (toujours la même),
une place stratégiquement située à l’angle du bar qui lui permettait de eye contact les gens installés
dans les tables de la salle principale mais également les clients qui mangeaient directement au bar.
Souvent, des groupes de deux ou trois filles pouvaient venir prendre un verre ou dîner au bar avant
d’aller en boîte de nuit.

Il existe une règle tacite et acceptée par tout le monde au Tangerino, les prostituées sont les bienvenues
mais elles n’ont pas le droit de tapiner. Elles n’ont pas le droit d’aborder les hommes seuls, mais si ces
derniers les abordent elles sont autorisées à engager la conversation. Pour préserver la réputation de
l’établissement et ne pas décourager la clientèle familiale, les prostituées n’avaient pas le droit de
repartir avec leurs clients potentiels. Hommes seuls et putes s’accommodaient de cette règle en
s’échangeant leurs numéros et se retrouvaient souvent un peu plus tard dans la soirée dans d’autres
lieux nocturnes tangérois.

Moulay Driss n’en était pas encore là. Il commanda le whisky plus cher que proposait le Tangerino à
savoir un Dalwhinnie 18 ans d’âge. Il fit rapidement la connaissance de José et Joao, deux ingénieurs
portugais travaillant pour un bureau d’études allemand dans le cadre de la construction du nouveau
complexe immobilier Luxuria.

Les deux quidams avaient l’air d’être ravis d’être basés quelques semaines à Tanger, de manière
grossière ils firent l’éloge de la cuisine locale mais également de la sexualité débridée des marocaines.
Moulay Driss apprécia moyennement la tournure très macho que prenait la discussion, mais il n’était
pas dans le mood de faire la morale à qui que ce soit. Il se fit la réflexion que nonobstant la nationalité
ou l’origine ethnique, le machisme était un principe relativement universel.

Il leur demanda plus de détails sur le projet, ils firent preuve de condescendance, en multipliant les
allusions au fait que la maîtrise d’ouvrage du projet était un véritable bordel, en gros que c’était géré
n’importe comment, qu’il recevaient des consignes contradictoires, qu’il y avait zéro suivi, mais que
leurs services étaient réglés par avance et qu’ils facturaient à peu près ce qu’ils voulaient. In peto,
Moulay Driss se fit la réflexion que les réflexes coloniaux avaient la vie dure au Maroc, les entreprises
marocaines esclavageaient leurs salariés et leurs fournisseurs locaux mais faisaient preuve d’un laxisme
invraisemblable avec leurs fournisseurs étrangers qu’elles payaient rubis sur l’ongle.

Il se désintéressa rapidement des deux ingénieurs portugais et en revenant des toilettes son regard
accrocha celui de deux jeunes filles dont il évalua l’âge à 26 ans. Il s’attarda sur l’une d’elles, une brune
mince aux immenses yeux noirs portant des cheveux longs. Elle dénotait de la faune nocturne qu’il avait
l’habitude de croiser, peu maquillée, elle portait des ballerines à la place des talons hauts habituels.

« Bonsoir moi c’est Hiba »

« Call me Dries »

« Hahahaha, tu fais quoi par ici je ne t’ai jamais vu »

« Oh rien je passe le week-end à Tanger »

« Ah ouais, tu as laissé maman et les enfants à Casa et tu viens gouter de la chair fraîche tangéroise ? »

Moulay Driss éclata de rire « Non pas du tout, je suis célibataire, je vis à Londres, j’adore Tanger où il
m’arrive d’y passer des week-ends »

« Putain la chance ! Tu fais quoi à Londres ? »

« Je suis avocat et toi ? »

« Moi je suis déléguée médicale, ma boîte fait la promotion de produits Alcon, le leader mondial des
soins oculaires »

« Ah cool »

« Achmen cool, mon métier c’est de la merde, les ophtalmos n’en ont rien à taper des patients ils
passent leurs vies à me quémander des invitations aux congrès à l’étranger, ça c’est quand ils me
demandent pas de baiser avec eux »

Moulay Driss apprécia la franchise et le ton sans détours de Hiba.

Elle enchaina :

« Excuse mon côté direct et débridé je viens de taper de la C aux toilettes hi hi hi»

La discussion avec Hiba fut très rafraîchissante, elle était résolument antisystème, anti-sérail qu’elle
critiqua sans emphase. Quand les propos de Hiba devenaient trop sensibles voire compromettants,
Moulay Driss détournait avec souplesse la discussion vers des sujets plus consensuels.

Ils parlèrent littérature, philosophie, ils évoquèrent l’origine du mal, Hiba scora un home run quand elle
rebondit immédiatement sur Larry Clarke et sa représentation d’une jeunesse dépravée prompte à se
violenter et se prostituer.

Ils ne sentirent pas le temps passer, face à eux Sara l’amie de Hiba s’impatientait, elle voulait aller en
boîte de nuit.
Hiba lui confia sans détours que Sara était une amie de Fes qui lui rendait visite pour le week-end. Selon
ses termes, Sara était une jeune divorcée qui venait « puter » à Tanger.

Elle ajouta :

« Moi je ne pute pas, je me bats avec 7000 dirhams de salaire par mois, je ne coucherai pas avec toi si je
n’en ai pas vraiment envie, compris Batouz ? »

Le terme Batouz plongea Moulay Driss dans l’hilarité « oui oui bien compris »

Avant même qu’elle n’ait le temps de protester Moulay Driss régla leur note (380 Dhs qui
correspondaient à 2 pizzas et une bouteille de rosé Volubilia), il donna 1500 Dirhams à Sara afin qu’elle
leur lâche la grappe et qu’elle aille seule en boîte de nuit. Sara fit la moue mais accepta la somme, elle
demanda à Hiba de garder son portable allumé afin qu’elle la rejoigne au petit matin.

« Batouz, je n’ai pas envie qu’on aille à l’hôtel ou dans ton appart, je ne te connais pas je ne suis pas
certaine que tu ne me défonceras pas la gueule, on va chez moi, si tu touches à un de mes cheveux sans
que je ne le veuille mes voisins de palier qui accessoirement sont aussi des trafiquants de drogue te
feront regretter la religion de ta maman, surtout Batouz j’ai toujours pas décidé si j’allais coucher avec
toi ou pas »

Elle lui demanda s’il avait de la C, sans développer le fait qu’il était particulièrement drug avert, Moulay
Driss répondit simplement qu’il n’avait jamais consommé de cocaïne. Elle ne le crut pas.

Hiba habitait dans le quartier de Tanja Al Balia, plus précisément dans un complexe d’habitat
économique construit par AMAL Groupe. Sur le chemin, Moulay Driss lui proposa de la vodka, elle adora
l’idée, ils burent goulûment à même la bouteille en riant bruyamment.

Ils se chamaillèrent sur le choix de la musique, elle exigea qu’il mette du Bouba ou du PNL il refusa
catégoriquement, et elle approuva son choix de lancer l’album DAMN de Kendick Lamar.

« Batouz tu as du goût, DAMN is dope. Hein Batouz, tu croyais quoi ? Que tu allais me mettre du Julio
Iglesias comme les putes que tu ramènes à Al oulfa ou Sebata et que j’allais faire semblant de kiffer ?
Malheureusement pour toi, tu es tombé sur une meuf qui ne sait pas faire semblant pour faire plaisir
aux mecs ».

L’idée de se faire alpaguer par les flics traversa l’esprit de Moulay Driss, il était quand même
accompagné d’une fille qu’il ne connaissait pas, ils étaient en possession d’alcool et de drogue, ils
étaient donc particulièrement vulnérables, heureusement, il avait prévu le coup et avait plus de 20.000
Dirhams en cash sur lui, c’était largement suffisant pour déminer toute situation compliquée, surtout
qu’aucun des deux n’était marié.

Selon les standards de Moulay Driss le lotissement AMAL du quartier Tanja Al Balia était un véritable
trou à rats. Routes défoncées, rues sombres, quasiment pas de signalétique. Il fut saisi d’appréhension
quand Hiba lui indiqua l’endroit où il devait garer sa Volvo. Au moment où il sortit de son véhicule, deux
types à la mine particulièrement inquiétante surgirent de nulle part. L’anxiété qui le saisit s’estompa
rapidement car Hiba semblait bien connaitre les deux hommes et leur demande de veiller sur la Volvo.

Moulay Driss leur donne un billet de 200 Dirhams chacun


Hiba s’esclaffe de rire « Al 3am zine al 7lalef »

L’appartement dans lequel vivait Hiba était miteux, bien que le lotissement soit neuf, la rouille avait déjà
envahi les canalisations, la peinture se détachait de plus en plus des murs, il faisait un froid polaire dans
l’habitation très mal isolée.

La propreté de l’appartement et le goût avec lequel Hiba l’avait meublé dénotaient totalement avec
l’insalubrité générale du lotissement.

Hiba alluma un chauffage électrique à huile, elle brancha une enceinte et mit une play list dont Moulay
Driss ne reconnut que très peu d’artistes (Rihanna entre autres). Ils reprirent leurs palabres, ils
continuèrent à boire de la vodka Grey Goose, Hiba fuma plusieurs joints, élément indispensable selon
elle pour gérer la descente suite à la cocaïne qu’elle avait absorbée depuis le début de la soirée.

Hiba fascina Moulay Driss, elle était franche et libre, elle n’avait aucun complexe, elle n’était écrasée par
aucune pression sociale. Elle n’éluda aucun sujet, parla de son passé, de ses multiples avortements, du
harcèlement qu’elle avait subi de la part des médecins qu’elle visitait, de son superviseur, de son
bailleur, du côté intrusif des gens, de la lâcheté des mecs soi-disant de bonnes familles qu’elle avait aimé
et qu’ils l’ont abandonnée car elle n’était pas fréquentable selon les standards de leurs familles.

Ils couchèrent ensemble longtemps, jouirent plusieurs fois. Moulay Driss jugea le sexe dément. Pour la
première fois depuis très longtemps il sentit que cet instant de sa vie était réel.

Moulay Driss proposa de passer tout le week-end avec Hiba, ils décidèrent qu’ils ne feraient rien d’autre
que baiser, dormir de boire de la vodka et d’aller se chercher des Big Macs bien graisseux qu’ils
accompagneraient de Sunday caramel. Il s’enquit de Sara, elle lui répondit qu’elle saurait la gérer.

« Batouz, tu es un sacré bon coup, ne me promets rien d’autre que de passer un bon week-end. Je ne
veux pas que tu me vendes du rêve, j’ai tendance à beaucoup croire aux fausses promesses et de réagir
de manière très violente vis-à-vis de moi-même après quand je comprends que j’ai été prise pour une
conne».

Moulay Driss promit qu’il ne ferait pas de fausses promesses.

Hiba eut besoin de prendre du valium pour pouvoir trouver le sommeil, Moulay Driss s’enveloppa
autour d’elle et ils s’endormirent.

Vers midi, Moulay Driss se réveilla, Hiba dormait profondément. Il alla dans la cuisine se prépara un
Nescafé soluble. Il alla se doucher et fut surpris qu’une femme qui gagnait 7000 Dirhams par mois ait
une telle collection de crèmes et de soins du corps dans sa salle de bains. Il se doucha et prit un
deuxième café tout en fumant un cigarillo Cohiba.

Il alluma son portable, et comprit qu’il devrait déjà rompre la première promesse qu’il fit à Hiba :
Whatsapp afficha un message de Mustapha Zaimi : « Mly Driss j’ai besoin de te voir, ce soir 18 :00 chez
moi »

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