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La Princesse n'eut pas plus tôt prononcé ces paroles, que Riquet à la houppe parut à ses yeux

l'homme du monde le plus beau, le mieux fait et le plus aimable qu'elle eût jamais vu. Quelques-uns
assurent que ce ne furent point les charmes de la Fée qui opérèrent, mais que l'amour fit seul cette
métamorphose. Ils disent que la Princesse ayant fait réflexion sur la persévérance de son Amant, sur
sa discrétion, et sur toutes les bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne vit plus la difformité
de son corps, ni la laideur de son visage, que sa bosse ne lui sembla plus que le bon air d'un homme
qui fait le gros dos, et qu'au lieu que jusqu'alors elle l'avait vu boiter effroyablement, elle ne lui
trouva plus qu'un certain air penché qui la charmait […]. Quoiqu'il en soit, la Princesse lui promit sur
le champ de l'épouser […].

Moralité: […] Tout est beau dans ce que l'on aime, / Tout ce qu'on aime a de l'esprit.

La fin du passage met en évidence le mouvement de traduction qui informe la lecture du conte: le
ressort merveilleux est traduit dans les termes de la rhétorique galante (il n'était pas question de
fées mais des pouvoirs de l'amour). Mais la narration ne perd pas pour autant ses droits: comment
comprendre que le narrateur délègue à «quelques-uns» cette interprétation du conte, qu'il anticipe
ici sur la moralité en faisant du moment herméneutique un élément du récit, qu'il congédie aussitôt
cette lecture sans s'en montrer un instant solidaire? Le principal effet de cette délégation de parole
tient d'abord dans une sorte de «mise en abyme»: la traduction allégorique intervient au moment
même où l'héroïne s'adonne elle-même à une manière de conversion (la claudication de Riquet n'est
qu'un air penché, les pouvoirs de la fée sont ceux de l'amour); les deux mouvements sont cependant
antithétiques: l'héroïne magnifie les défauts de Riquet, l'interprétation allégorique destitue le
merveilleux du conte. Mais il faut réexaminer ensuite l'ensemble du récit, pour reconnaître que
Riquet a en réalité perdu son pari: au terme du délai d'un an qu'il lui avait consenti, la princesse à
laquelle il avait donné de l'esprit ne conclut pas à la supériorité de l'esprit sur les disgrâces physiques;
elle ne consent à l'épouser que lorsque Riquet se résout à lui révéler ce qu'il avait tu lors de leur
première rencontre, la seconde prédiction de la fée et le don reçu en partage par la jeune fille (si elle
l'aime, il aura toutes les grâces). Loin donc d'accréditer la leçon optimiste de la moralité, le détail de
la narration ouvre le conte à une «morale» sans illusion. La narration parle au rebours de la moralité
explicite: la métamorphose n'est pas dictée par l'amour mais bien par le seul intérêt, la chose du
monde la mieux partagée.

Un conte au moins fait de cette concurrence entre différents ordres de causalité son thème propre.
Quelle est donc la couleur de la barbe de Barbe Bleue

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