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Revue des Études Grecques

L'épiphanie du dieu Pan


Claude Meillier

Résumé
Seul élément de merveilleux dans le roman Daphnis et Chloé, l'intervention du dieu Pan en II, 25-29 peut se comprendre à la
fois comme une épiphanie divine et comme un phénomène hallucinatoire. On en retrouve certains éléments dans une
épigramme votive hellénistique (E. Bernand, Inscriptions métriques de l'Egypte gréco-romaine, n° 164, avec ponctuation
nouvelle et conjecture pour la lacune du vers 4), où Pan sauve des navigateurs de la tempête. Le romancier s'est donc
probablement inspiré d'un modèle de l'épiphanie du dieu qui avait cours dans les croyances et pas seulement dans la tradition
littéraire. Enfin, cette utilisation exceptionnelle du merveilleux dans son œuvre peut être interprétée comme la traduction de
l'étape angoissante où se trouve nécessairement Daphnis au cours de révolution de son amour pour Chloé.

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Meillier Claude. L'épiphanie du dieu Pan. In: Revue des Études Grecques, tome 88, fascicule 419-423, Janvier-décembre
1975. pp. 121-132;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1975.4061

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1975_num_88_419_4061

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L'EPIPHANIE DU DIEU PAN

AU LIVRE II

DE DAPHNIS ET CHLOÉ

Les manifestations du dieu Pan, en particulier les phénomènes


de terreur et les hallucinations qui les accompagnent, relèvent
autant de l'histoire des religions que de la psychologie ou même
de la psychiatrie : comme epiphanies, ces manifestations ont une
définition religieuse, et correspondent à un modèle à peu près
constant, d'ordre culturel ; comme phénomènes pathologiques, elles
appellent une interprétation psychologique (1). Les deux
explications, celle de l'historien des religions et celle du psychologue,
sont complémentaires. Mais c'est principalement le modèle culturel
que l'helléniste étudiera ici, en comparant deux textes, l'un, bien
connu, dans le deuxième livre du roman de Longus, l'autre, une
épigramme votive anonyme de la haute époque hellénistique : en
effet, les mêmes éléments y apparaissent. Un texte permet d'éclairer
l'autre. Si l'épigramme votive nous rapporte un événement
surnaturel, appartenant à une expérience vécue dans le monde
réel, le texte de Longus en offre la correspondance dans le merveilleux,
que l'on peut considérer comme l'expression littéraire du surnaturel.

(1) W. H. Roscher, Lexikon der griechischen und rômischen Mythologie,


III, 1, s.v. Pan, col. 1379-1452 ; Fr. Brommer, R.E. Suppl. 8 (1950), col. 949-
1008; W. H. Roscher, Ephialtes: eine pathologisch-mythologische Abhandlung
ilber die Alptraume und Alpdaemonen des klass. Altertums, Abh. d. Kônigl.
Sachs. Gesellsch. d. Wiss. zu Leipzig, 20, 2, Leipzig, 1900 ; R. Caillois, Les
démons de midi, R.H.R. 116 (1937), p. 143-151.
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A la différence des autres livres, le livre II de Daphnis et Chloé
contient des éléments de merveilleux : l'apparition d'Éros dans
le jardin de Philétas et le rôle de Pan, qui intervient pour délivrer
Ghloé des mains des Méthymniens qui l'ont enlevée (II, 6-7 et 25-29).
Les mythes et les croyances, qui au cours du roman occupent
l'âme des héros, prennent une apparence sensible : un caractère
fantasmatique n'est pas étranger aux aventures vécues par Daphnis
et Chloé dans ce deuxième livre, alors qu'ils viennent justement
de découvrir, grâce à Philétas l'amour par les mots. Mais ignorant
encore les erga de l'amour, s'ils en connaissent les onomata
(voir I, 15, 1), ils laissent leur esprit s'égarer dans le rêve (II, 9 et 11).
C'est alors qu'ils vivent des aventures surnaturelles, dont on peut
se demander si elles ne sont pas simplement les prolongements
(et peut-être aussi les conséquences) du rêve.
Un rappel des aventures est ici nécessaire. Dans leur guerre
contre Mytilène, les Méthymniens ont enlevé le bétail gardé par
les deux jeunes gens, et Chloé elle-même, qui pourtant s'était
réfugiée dans le sanctuaire des nymphes. Or, tout près de ce
sanctuaire, sous un pin, il y a une statue de Pan. Le détail,
rapidement indiqué dans la suite du récit, est une manière d'avertir le
lecteur (II, 20, 1-3). En effet, quelque temps après, les Méthymniens
arrêtent leurs vaisseaux chargés de butin à proximité d'un
promontoire (II, 25, 2). C'est un deuxième avertissement au lecteur :
les promontoires appartiennent le plus souvent au dieu Pan (2).
Les Méthymniens commettent une double imprudence : ils ne
tiennent pas compte du dieu qui les voit (une statue a autant de
pouvoir que la divinité qu'elle représente) (3) ; ils se placent près
d'un lieu consacré à ce même dieu.
L'intervention de Pan est donc inévitable. Cependant une
dernière condition doit être remplie. Fatigués par leur razzia, les
hommes se livrent aux joies de la détente sur leurs navires et
commencent une « fête de victoire » qui dure jusqu'au soir (II, 25, 3).
Or les phénomènes de terreur panique se produisent généralement

(2) Références chez Roscher, Lexikon... ; entre autres exemples, Eschyle,


Perses, 448-449; A. P. VI, 34 (Pan Skopiètès) ; chez Longus lui-même, II, 21-23
(voir plus loin).
(3) Artémidore, Onirocriiique, II, 25 ; à cela s'ajoute le fait que Pan est un
dieu épigéios et aislhétos (ibid., II, 34, 15).
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à la suite d'un état d'excitation intense ; c'est dans la détente
nécessaire, et même dans la fatigue dépressive, que les signes de
l'épiphanie de Pan apparaissent : terreurs incontrôlables et
hallucinations.
Peu après la tombée de la nuit, les Méthymniens croient voir
un feu sur la montagne et entendre le bruit de rames d'une flotte
ennemie qui approche (II, 25, 3-4). Ces hallucinations sont à
comparer à des expériences oniriques : d'après Artémidore
(Onirocritique, II, 9), le feu et l'approche d'ennemis sont associés
dans les rêves comme expression de l'angoisse. Longus souligne
le rapport entre l'hallucination auditive et l'hallucination visuelle,
par les deux mots φαντάσματα et ακούσματα, le premier qui désigne
couramment les phénomènes de ce genre, le second, plus rare et
plus précis (II, 26, 5) (4).
La précision vise à rappeler le rôle important du sens de l'ouïe
dans les manifestations de la terreur panique. Longus avait peut-être
le souvenir du récit de l'invasion gauloise à Delphes, dont on a
un rapport chez Pausanias (X, 23, 6). Gomme les Méthymniens,
les Gaulois furent en proie à la terreur à un moment avancé de
la nuit : Pausanias précise qu'ils étaient dans un grand état
d'épuisement à la suite de l'excitation de la bataille. Quand
l'affolement se produisit, les soldats ne se comprenaient plus les
uns les autres, et, croyant avoir affaire à des étrangers, se mirent
à s'entretuer. Ce récit, que Pausanias tenait sans doute du clergé
de Delphes, doit être exact, par l'importance qu'il donne à
l'hallucination auditive dans le processus qui conduit à la terreur
panique. Ce rôle de l'ouïe avait été remarqué par les Anciens :
Plutarque, dans les Questions de Table (666 c-d), dit que «l'ouïe
est parmi nos sens le plus sensible aux chocs ». Par ailleurs on
relève dans la Souda (s.v. πανικω δείματι) cette indication, qui
vient peut-être d'un traité d'art militaire ou d'un ouvrage médical :
il est recommandé au chef d'obliger les soldats à demeurer sous la
tente, par petits groupes, lorsque commence une terreur panique.
Cette indication contient les éléments d'une véritable thérapeutique :
il s'agit en effet d'empêcher qu'à partir des premières hallucinations

(4) Comparer φαντάζεσθαι appliqué à des phénomènes auditifs chez


Apollonios de Rhodes, Argonautiques, IV, 1285.
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auditives, toute la réalité (visuelle en particulier) ne soit investie
par l'angoisse qui commence. Les soldats n'ont plus qu'un champ
de perception limité, limitant aussi les conséquences des premières
hallucinations. De plus, en se retrouvant avec quelques compagnons
qu'ils connaissent bien, ils ont, malgré la peur, un sentiment de
sécurité par le retour à une réalité familière et la présence d'un ou
plusieurs êtres habituels.
Mais la terreur panique décrite par Longus a des proportions
toutes différentes ; elle est l'occasion d'un développement littéraire,
où se manifestent l'habileté et le jeu de l'écrivain, mais qui a
son utilité dans la trame romanesque et plus encore dans la peinture
de la psychologie des héros. Les hallucinations, apparues dans la
nuit, se poursuivent le jour. Ce merveilleux correspond à des
expériences réellement vécues, car nous connaissons des exemples
où la terreur panique se produit en plein jour (5). Il est complété
par des symboles et des images de caractère religieux : lierre qui
pousse magiquement, couronne de pin sur la tête de Ghloé, ancres
bloquées, rames fracassées, dauphins furieux. Certains détails
rappellent, comme Merkelbach l'a noté, l'épiphanie de Dionysos (6).
Mais l'élément dionysiaque, très mince à dire vrai, n'est pas ce
qui retient l'attention. En effet, les Méthymniens croient entendre
une syrinx, instrument du dieu Pan, dont le son provient justement
du promontoire au large duquel ils se sont arrêtés. Une musique
merveilleuse est le signe d'approche ou de présence de la divinité :
ainsi pour Apollon, dans l'hymne d'Alcée, dont Himérios nous a
donné la teneur. Chez Plutarque, le même Apollon fait entendre
sa cithare dans son sanctuaire. Le fait le plus étrange est que le
son entendu est celui d'une syrinx ayant le bruit d'une trompette
(II, 26, 3) (7). Il y a combinaison de deux éléments : la trompette
est le signe de la frayeur ; c'est encore Plutarque qui nous apprend

(δ) Hérodote, VI, 105 ; Plutarque, Sylla, 12, 7.


(6) L'influence de Γ Hymne homérique à Dionysos sur le roman de Longus
a déjà été notée par G. Rohde, Rh. M. 86, 1937, p. 46. Sur l'influence des
mystères dionysiaques, la thèse excessive de R. Merkelbach, Roman und
Mysterium, Munich, 1962, p. 192-224, en particulier, p. 208-210 ; critique de
R. Turcan, Le roman «initiatique », R.H.R. 1963, p. 149-199.
(7) Alcée, Lobel-Page, P.L.F. 307, I (c) ; Plutarque, Sylla, 12, 7 ; la musique
de Pan s'entend assez souvent dans la campagne : I.G. IV, Ρ 130 (= Page,
P. M. G. 936) ; Anyté, Λ.Ρ. XVI, 231 ; Pausanias, VIII, 36, 8.
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que le bruit mystérieux d'une trompette provoque la folie des
sacrilèges (8). La syrinx est le symbole de Pan. Le dieu est à la
fois syriklès et siratiotès (IV, 39, 2). Mais on reconnaîtra aussi dans
l'image de la trompette une imitation de l'épopée homérique
{Iliade, XXI, 388), et peut-être une allusion savante aux discussions
des grammairiens sur l'emploi fait par Homère d' εσάλπιγί,εν pour
έβρόντησεν, comme il le semble d'après l'auteur du Traité du Sublime
(IX, 6) (9).
Le double aspect de la syrinx permet à Longus d'introduire le
dénouement de la terreur panique. En effet, quand les Méthymniens
auront reconnu leur faute et qu'ils libéreront Chloé et ses troupeaux,
la syrinx redeviendra syrinx. D'autres éléments merveilleux
complètent le dénouement : le songe à l'état de demi-veille du
général méthymnien, qui porte le nom sans doute signifiant de
Bryaxis (10), songe envoyé par Pan lui-même comme dieu Éphialtès ;
le navire amiral, qui transporte Chloé, se déplaçant tout seul parmi
les dauphins bondissants (II, 27-29).
Quelle que soit la part de l'élaboration littéraire, l'écrivain a
suivi un modèle, qu'il n'a pas simplement trouvé dans les livres,
mais qu'il a emprunté aux croyances religieuses. Nous pouvons
l'affirmer par la comparaison avec un document indiscutable,
puisqu'il s'agit d'une inscription votive, composée à la suite d'un
sauvetage miraculeux attribué au dieu Pan. Ce texte nous fait
connaître une expérience authentique du surnaturel.
L'inscription est hellénistique, et date probablement du milieu
du me siècle avant J.-C, peut-être même des dernières années
du règne de Philadelphe. Elle est un des documents nombreux
qui attestent l'importance et l'originalité du dieu Pan comme
protecteur du voyage (Pan Euodos) dans l'Egypte ptolémaïque.

(8) Sylla, 7, 6 sqq.


(9) Iliade, 21, 388 : άμφί δέ σάλπιγξεν μέγας ουρανός, cité et commenté
dans le Traité du Sublime attribué à Longin (IX, 6) ; voir D. A. Russell,
« Longinus » On the Sublime, Intr. and commentary, Oxford, 1970, p. 91.
(10) Bryaxis rappelle l'épithète Bryaktès donné à Pan ; voir Bull, épigr.
1963, n° 38. Peut-être faut-il rapprocher de βρυάζειν (βρυασμός, βρυαγμός).
Les songes à l'état de demi-veille ou dans un sommeil cataleptique (encore
en II, 23-24) sont distincts des phénomènes d'hallucination ; voir Ps-Augustin
De spiritu et anima 25 {P.L. 40, 748). Sur l'importance des songes dans la
littérature romanesque, F. Weinstock, De somniorum visionumque in amatoriis
Graecorum fabulis... usu, Eos, 35 (1934), p. 29-72.
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Bien que l'origine de la pierre soit inconnue, il semble, d'après
le texte, qu'elle provienne du Panéion de Redesiyeh. En voici
les huit premiers vers, qui sont les moins abîmés, d'après l'édition
d'E. Bernand :
1. Πανί τόδε εύάγρψ και έπ[ηκό]|ωι, ος διέσωισεν
Τρωγοδυτών με [εκ] γης, πολλά παθόντα πόνοις

|
δισσοΐς, Σ[μυρνο]|φόρου θ' ιεράς Κολοβών τε άπό
4. σώισας [δέ(?)έν πε]|λάγει πλαζομένους Έρυφρ[φ],
οδρον νευσί με|θήκας έλισσ[ομ]έναις ένί πόντων,
συρίζων | λιγυροΐς πνεύμασιν έγ δονάκ[ων]
μέχρι και εί[ς | λιμ]ένα Πτολεμαΐδος ήγαγες αυτός
8. σαΐσι κ[υ|βε]ρνήσας χε[ρ]σί[ν έ]παγροτ[ά]<τα>ταις.
« (Je consacre) cette dédicace à Pan, favorable à la chasse et secourable,
qui m'a sauvé du pays des Troglodytes, alors que j'avais été maintes fois éprouvé
par des peines redoublées, en revenant de la terre sacrée qui produit la myrrhe
et de chez les Koloboi. Tu nous as sauvés, quand nous errions dans la Mer Rouge,
et tu as envoyé une brise aux navires désemparés sur les flots, grâce aux souffles
mélodieux dont tu as fait résonner ton chalumeau, jusqu'au moment où toi-
même tu nous as conduits au port de Ptolémaïs, en nous pilotant de tes mains,
habiles entre toutes à la chasse. » (Traduction d'E. Bernand) (11).
La comparaison avec Longus permet de résoudre quelques
difficultés de lecture et d'interprétation. Il faut bien lire à la fin
du vers 3 le mot ακροιο comme le suggérait Kraemer d'après les
traces qui apparaissent sur la pierre. Le cap des Koloboi nous
est connu par le géographe Ptolémée (IV, 7, 2). Ce n'est pas un
hasard si Pan s'est manifesté à proximité de cet endroit, comme il
le fait chez Longus à proximité d'un promontoire.
La solution de ce premier point nous conduit à examiner de
plus près le rôle joué par le dieu. Il a deux fois secouru les voyageurs,
dans la terre sacrée qui produit la myrrhe et au large du cap des
Koloboi : c'est ce qui est exprimé par le balancement de τε. L'adjectif

(11) E. Bernand, Inscriptions métriques de V Egypte gréco-romaine, Recherches


sur la poésie épigrammatique des Grecs en Egypte, Annales Littéraires de
l'Université de Besançon, 98, 1969, n° 164, avec la bibliographie, photographie et fac-
similé, reprise par A. Bernand, LePaéion d'El Kanaïs, Les inscriptions grecques,
Leyde, 1972, n° 8 (voir également nos 10, 27, 28, etc., sur le Pan Euodos).
L'image de συρίζειν appliquée aux vents déjà chez Euripide, Iphigénie en
Tauride, 430-434 (à noter en 1125-1127, le dieu Pan stimulant les rameurs) ;
voir encore Hymnes orphiques, 34, 25 (Πάνα θεόν δικέρωτ' ανέμων συρίγμαθ'
ίέντα).
l'kpiphanie du dieu pan 127
δισσός a donc son sens plein, comme équivalent poétique de δύω.
Le premier danger est la recherche de la myrrhe, assimilée à une
chasse : or c'est le rôle de Pan Euagros de ramener sains et saufs
les chasseurs avec leur butin. Le second danger est la tempête :
Pan intervient alors comme dieu Epékoos. Les deux épithètes,
placées en tête de la dédicace, n'ont pas été choisies au hasard (12).
Ceci bien reconnu, il n'est plus possible de conserver le [δε du
vers 4, qu'E. Bernand a raison de considérer comme douteux.
C'est en eiïet au large du cap des Koloboi que les navigateurs ont
été sauvés. Dans la lacune, la restitution πε]λάγει est sûre. L'idée
est : « Pan qui a sauvé au large du cap des Koloboi les navigateurs
errant dans la Mer Rouge. » Un mot désignant ces navigateurs
est attendu avant πε]λάγει. La solution probable, la plus simple,
indiquée par M. François Chamoux, est un τους, dont dépend le
participe πλαζομενους, le complément pouvant fort bien s'employer
sans préposition. Les premiers vers de la dédicace peuvent
donc se lire :
Πανί τόδε εύάγρω και έπ[ηκό]|ωι, ος διέσωσεν
Τρωγοδυτών με[έκ] | γης, πολλά παθόντα πόνοις
δισσοΐς ' Σ[μυρνο]|φόρου θ' ίερας Κολοβών τε άπό [άκροΐο]
σώισας [τους πε]|λάγει κτλ.
« A Pan, dieu de la bonne chasse et dieu secourable, cette dédicace, pour
m'avoir ramené sain et sauf du pays des Troglodytes, après de grandes
souffrances causées par une double peine : c'est de la terre sacrée qui produit la
myrrhe et du cap des Koloboi que tu as sauvé ceux qui erraient dans la Mer
Rouge, envoyant une brise à leurs navires désemparés sur les flots, grâce aux
souffles mélodieux dont tu as fait résonner ton chalumeau, jusqu'au moment
où tu les as ramenés au port de Ptolémaïs en pilotant toi-même les navires de
tes mains, habiles entre toutes à la chasse. »
Si la pierre sur laquelle l'inscription a été faite est grossière,
le poème ne manque pas de qualités littéraires : on relève au vers 8
un écho de VHècalè de Callimaque (13). Le grand poète d'Alexandrie
était connu du commandant de l'expédition ou de l'écrivain auquel
il a demandé de rédiger la dédicace. Ce qui est remarquable, c'est
que des gens aient tenu, malgré la pauvreté du matériel dont ils

(12) Sur l'épithète épékoos, O. Weinreich, Ath. Mitt. 37 (1912), p. 1-68.


(13) Fr. 260 Pfeiffer, v. 64-65, χείρες έπαγροι φιλητέων, «les mains lestes
des voleurs ».
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disposaient, à rendre au dieu Pan un hommage solennel sous la
forme d'une œuvre aux qualités esthétiques indéniables. Gela se
comprend par une expérience religieuse exceptionnelle : terreur
éprouvée au cours de la tempête, sauvetage miraculeux, fatigue
et dangers dans le pays de la myrrhe, qui mérite d'être appelé
« sacré ».
Le modèle de l'épiphanie de Pan, en tant qu'expression d'une
hallucination, se précise : l'angoisse causée par une situation
dangereuse fait interpréter comme divins les mêmes éléments
concrets de la réalité, cap, vents, dérive du vaisseau. Longus a
enrichi ce modèle par d'autres éléments tirés de la tradition
littéraire, mais il en a gardé les traits essentiels.
Il y a même ajouté une image empruntée à la mythologie tout
à fait conforme au sujet de son roman : Ghloé, magiquement
couronnée de pin et libérée des mains de Bryaxis au son de la
syrinx, rappelle la légende de Pitys, la nymphe aimée de Pan,
qui, pour échapper à sa poursuite, se métamorphosa en arbre. Ce
thème mythologique de la métamorphose végétale est à comparer
à des expériences oniriques : Artémidore cite plusieurs cas de
personnes qui en rêve croient voir pousser du feuillage sur leur
corps (14). L'on ne peut séparer ces expériences oniriques des thèmes
mythologiques qui en sont en quelque sorte les modèles.
Mais quelle signification Longus a-t-il voulu donner à cette
intervention miraculeuse du dieu Pan et à cette assimilation de
Ghloé à Pitys? Nous sommes en droit de nous poser la question,
puisque, comme nous l'avons noté précédemment, il s'agit du seul
élément de merveilleux qui apparaisse dans le roman. Mis à part
des songes prémonitoires, qui, dans la tradition littéraire, n'ont
rien que de banal (I, 7 et IV, 24), tout le roman, à l'exception de ce
deuxième livre, donne l'impression du naturel. Il est même curieux
qu'au livre III, lorsque Daphnis fait à Chloé le récit de la nymphe
Écho, parallèle à celui de la nymphe Pitys (III, 23), Longus prenne
le soin de nous donner une explication rationaliste du phénomène
de l'écho (III, 21), comme pour bien montrer que ce mythe d'Écho
n'est qu'un mythe. Tout au contraire, au livre II, le mythe paraît
être vécu par les personnages eux-mêmes : Daphnis perd Ghloé,

(14) Onirocritique, V, 39, 74 et 84.


l'Epiphanie du dieu pan 129
enlevée par les Méthymniens ; mais Bryaxis, le ravisseur, la perd
lui aussi. Le thème de la poursuite et de la frustration est
caractéristique de plusieurs légendes de Pan (Pitys, Écho, Syrinx). Et
l'auteur fait dire au dieu que Chloé est « une jeune fille dont Éros
veut faire un mythe (II, 27, 2) ». Il est donc parfaitement conscient
de l'usage qu'il fait des légendes en les appliquant à ses héros et
du caractère extraordinaire des aventures vécues dans le livre II.
Mais qui dit mythe dit enchaînement de thèmes et d'images
dans une trame dramatique. C'est l'histoire d'amour de Daphnis
et Chloé qui permet d'éclairer le rôle du dieu Pan. En effet, les
trois légendes principales du dieu ne sont pas utilisées au hasard.
La première, celle de Pitys, est pour ainsi dire vécue par l'héroïne ; la
seconde, celle de Syrinx, est racontée par Lamon, le père nourricier de
Daphnis, après la conclusion heureuse de l'affaire des Méthymniens
(II, 34) ; la troisième, celle d'Écho, racontée par Daphnis lui-même
après qu'il a été initié à l'amour par Lycénion et qu'il demeure
avec Chloé dans une relation chaste préparant au mariage (III, 23).
Un thème commun relie ces trois légendes : qu'il s'agisse en effet
du bruit du vent dans les arbres (Pitys), de l'air domestiqué par
l'homme dans les roseaux de la syrinx, ou enfin de la voix humaine,
Écho, une continuité et une progression apparaissent depuis le
souffle naturel jusqu'à cette forme élaborée du souffle qu'est la
voix humaine. C'est un rappel que le langage est lui-même
matérialité, mais également l'indication qu'il a son domaine particulier
et sa propre complexité. L'homme est dans la nature, mais il ne
se confond pas avec toutes les formes que prend la nature.
En effet, si le livre I du roman est la découverte d'une attirance
instinctive, réciproque, entre Daphnis et Chloé, elle ne s'accomplit
pas comme celle des bêtes, à laquelle elle est pourtant comparable.
Cette attirance n'apparaît clairement à la conscience des héros
que lorsque le vieux Philétas leur fait découvrir le mot d'amour.
Jusqu'alors Daphnis et Chloé en ignorent autant les onomata que
les erga ; grâce à Philétas, qui ne fait que rappeler sa propre
expérience sans l'imposer, ils mettent un nom sur leurs premières
expériences. Mais Philétas leur apprend aussi qu'il n'est d'autre
remède au mal d'amour dont ils souffrent que de s'en remettre
aux erga, tous les autres remèdes, musique et poésie, étant illusoires :
et d'évoquer le dieu Pan amoureux de Pitys, Écho répétant le
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nom de l'être aimé, d'évoquer aussi le dépit que lui-même Philétas
a connu dans sa jeunesse en brisant ses flûtes (syringas), qui
charmaient bien ses bêtes, mais ne pouvaient lui ramener son
Amaryllis (II, 7, 6-7) (15).
Daphnis et Chloé ne peuvent cependant en venir aussitôt aux
erga. Ils font alors en rêve ce qu'ils désirent faire dans le réel (II, 9
et 11). Ce rêve se prolonge dans l'aventure surnaturelle de Chloé,
enlevée, puis délivrée. Rien n'est plus perméable aux distorsions
de l'imagination et à la mythologie que la conscience des amoureux,
comme ailleurs le notait Plutarque (16). La signification générale
de l'aventure de Chloé peut se dégager de la situation même des
héros : Ghloé est la vierge encore inaccessible. Dans un autre
roman grec, nous apprenons que l'épreuve de la virginité consistait
à laisser la jeune fille enfermée dans une grotte : si elle en sortait
couronnée de pin au son de la syrinx, sa virginité était prouvée (17).
Le symbolisme est le même chez Longus. Toutefois l'auteur est
beaucoup trop fin et nuancé pour condamner l'onirisme, même s'il
en fait remarquer les dangers : en effet, par cette aventure
merveilleuse, Daphnis et Chloé découvrent le dieu Pan, qu'ils
ignoraient, bien qu'il eût sa statue tout près du sanctuaire de leurs
nymphes familières (II, 23, 4). Ils découvrent alors la puissance
du désir et aussi son inachèvement.
Il est intéressant de noter que nous retrouvons au livre III une
situation analogue, mais la conclusion en est différente. Ici encore,
l'onirisme apparaît comme une étape nécessaire, mais dangereuse.
En effet Daphnis, couchant avec le père de Chloé, rêve qu'il est
avec Chloé elle-même (III, 9, 5). Cela pourrait le conduire à une
voie fausse (III, 14), si Lycénion n'intervenait pas (III, 15 sqq.).
L'apprentissage de la réalité exclut le rêve. On comprend pourquoi
le mythe d'Écho est raconté comme un mythe, et pas autre chose,

^15) Retournement des thèmes traditionnels de la bucolique et en particulier


de celui de Γ Idylle 11 de Théocrite (Le Cyclope). Pour d'autres rapports avec
la bucolique, M. C. Mittelstadt, Bucolic-lyric motives and dramatic narrative
in Longus' Daphnis and Chloé, Rh. M. 13 (1970), p. 211-227 (avec références
aux études antérieures sur la question).
(16) Erotikos, 759 b-c, édition et traduction R. Flacelière, Paris, 1953,
p. 78-79.
(17) Achille Tatius, Leucippé et Clitophon, VIII, 6, et la traduction de
P. Grimai, Romans grecs et latins, p. 1007.
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par Daphnis lui-même (18), alors que le mythe de Pitys se confond
presque avec la réalité dans l'image de Chloé. Daphnis a pris
conscience tout à la fois des onomala et des erga de l'amour, car,
dans l'ordre humain, une expérience qui négligerait ou les uns ou
les autres serait nécessairement incomplète. Longus paraît avoir
saisi le rôle indispensable du langage dans l'évolution de l'être
jusqu'à sa maturité à travers l'expérience amoureuse.
Le dieu Pan n'est pas dans le livre II un deus ex machina. Certes
il amène par son intervention une conclusion heureuse à une
aventure des héros. Mais surtout il figure les tendances
fantasmatiques qui apparaissent dans la conscience et qui ont besoin d'être
dépassées. Il intervient précisément lorsqu'il existe une grande
inquiétude et même une angoisse dans la situation que Daphnis
et Chloé ne peuvent dominer (II, 8, 3). Pan joue un rôle analogue
dans un autre domaine à travers l'expérience des navigateurs de
la Mer Rouge. Cependant, en même temps qu'il permet l'expression
de l'angoisse, il la tempère et la soulage. Longus fait preuve d'une
très grande rationalité, tout en utilisant les thèmes mythiques et
religieux. Ce n'est pas le lieu de reprendre le débat sur la signification
de Daphnis et Chloé : œuvre d'inspiration religieuse, où Éros serait
une force cosmique, ou bien plaisir d'un écrivain hautement
cultivé (19)? Nous avons voulu seulement dans cette analyse
montrer la justesse de son observation de la réalité humaine. La
comparaison avec des séries de faits établis par la psychologie
montrerait encore sa pénétration dans bien des détails de son
roman.
Claude Meillier.

(18) La première histoire que Daphnis raconte à Chloé (I, 27) est «banale »
et ne contient encore aucune conscience du désir amoureux.
(19) Voir en particulier H. H. O. Chalk, Eros and the Lesbian pastorals
of Longos, J.H.S. 80 (1960), p. 32-51, critiqué par Marisa Berti, Sulla inter-
pretazione mislica del romanzo di Longo, Studi Clas. e Orient. 16 (1967), p. 343-358.
Note complémentaire. Georges Devereux me rappelle aimablement une
précision sur le processus psychologique qui conduit aux hallucinations. C'est
l'appauvrissement de l'ambiance en stimuli qui permet le développement des
hallucinations (sensory deprivation), comme l'ont montré des études en
laboratoire. Ainsi faut-il rectifier ce qui est dit au sujet de la terreur des Gaulois
à Delphes et de la peur panique dont parle la Souda. C'est pendant la nuit et
dans le silence qui succède à la bataille que les Gaulois sont en proie aux
132 CLAUDE MEILLIER
hallucinations, ce que le récit de Pausanias montre précisément. Quant à
l'indication de la Souda, elle rappelle, par l'obligation de rester sous la tente
dans des relations familières, la nécessité d'un effort conscient, contradictoire
avec le déchaînement de forces irrationnelles. Par ailleurs, Georges Devereux
se demande si le petit groupe de gens tapis dans leur tente ne se sent pas dans
un abri « utérin ». J'avais pensé à cette interprétation, qu'il faut cependant
tenir en réserve en attendant de faire la comparaison avec des situations
parallèles dans les textes littéraires et dans l'observation de cas cliniques.
On trouvera des analyses utiles et convaincantes sur les sons et sur leur charge
affective dans le premier chapitre du livre de Georges Devereux, Tragédie et
poésie grecques, études ethnopsychanalytiques, Paris, Flammarion, 1975.

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