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MAI 2020

Notre nouvelle vie


ou comment nous avons vécu et surmonté
ensemble la crise du confinement

Témoignages, récits, visions d’avenir avec Lou Doillon,


Clara Luciani, Simon Liberati, Pauline Klein, Nora Hamzawi...
+
Les millennials chinois font de la résistance,
Hollywood se calfeutre, la mode et le luxe innovent

LOU DOILLON PAR MAXIME IMBERT


NO 79 – MAI 2020 – VANITYFAIR.FR

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or jaune et diamants.
SOMMAIRE

EN COUVERTURE
44 Bruits de Chine
À Pékin, Zhanjiang ou Xiamen, l’épidémie
a réveillé l’envie de changement des millennials.

50 Hollywood shutdown
Comment Los Angeles a soudain
bouclé l’industrie du cinéma.

54 Cahiers de la quarantaine
Depuis le début de la crise, Vanity Fair
tient un quotidien du confinement.

69 CHRONIQUE L’intrus, par Olivier Séguret

70 Brève histoire de la chloroquine


La molécule a déjà tenté plusieurs fois de sauver
le monde, avant d’être régulièrement oubliée
puis redécouverte.

MAGAZINE
74 RÉCIT L’immoraliste
Roy Cohn, ancien collaborateur de McCarthy,
a non seulement mis le pied à l’étrier
à Donald Trump, mais aussi façonné son style.
82 REPORTAGE Les hautes solitudes
Depuis un quart de siècle, le « Spiderman
français » escalade à mains nues
les plus hautes tours du monde.
88 PORTFOLIO American Beauty
Avant le choc d’Easy Rider, Dennis Hopper
a photographié compulsivement les années 1960.
96 SAGA Les prisonnières du désert
Scandales à Dubaï : l’émir vient de perdre la face
Clara Luciani, suite aux tentatives de fuite de deux de ses filles
photo postée et à la demande de divorce de sa dernière femme.
le 15 mars :
« Puisque
104 ENQUÊTE La chute d’un juge
l’heure est Un tranquille soir d’été, à Mayotte, un magistrat
12 L’ÉDITO de Joseph Ghosn au confinement, prend un verre avec une enseignante.Deux jours
14 LA PEINTURE de Jean-Philippe Delhomme il me semble plus tard, elle l’accuse de l’avoir frappée et violée.
indispensable

VANITÉS d’utiliser
Instagram
112 AFFAIRES La grande évasion
La justice française condamne la banque suisse
UBS à une amende record. À l’origine
16 COVID-19 Et la mode s’est engagée intelligemment
20 MONTRES Le maître des horloges pour se soutenir du scandale, les témoignages de cinq employés.
22 CAPRICE Promettez l’enchaîné et se faire du
23 SÉLECTION Libérée, délivrée bien les uns aux Nous avons demandé
24 JOAILLERIE Les ailes du désir autres. (...) J’ai à Maxime Imbert de concevoir
26 MODE Surfwise plus que jamais une image de couverture
29 BEAUTÉ Retour à l’essentiel envie de sentir à partir des rendez-vous donnés
Deux en un tous les jours à 17 heures
32 FOOD La recette du succès que vous êtes là.
sur Instagram par Lou Doillon
34 VOYAGES La compagnie des bulles Je suis là. Force
(@loudoillon, à retrouver
et patience. »
MANU FAUQUE / LE CRIME

37 CHRONIQUES page 66 ) pour des lectures


« J’écris avec l’inconnu devant moi », (IG@jesuisclara de poésie et des chansons.
par Pauline Klein luciani,
Le temps retrouvé, par Nora Hamzawi à retrouver CE NUMÉRO COMPORTE UN ENCART
ABONNEMENT JETÉ POUR LES VENTES
James débandade, par JD Beauvallet page 62). DANS LES KIOSQUES EN SUISSE.

8 VANITY FAIR MAI 2020


AR8137 suivez @giorgioarmani
RÉDACTION
Les Publications Condé Nast – 3, avenue Hoche, 75008 Paris – téléphone 01 53 43 60 00
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Directeur des rédactions Joseph Ghosn
Rédacteur en chef culture Philippe Azoury
Rédactrice en chef mode Camille Bidault-Waddington
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Gestionnaire de la rédaction Quynh Vo

PHOTOGRAPHIE CRÉATION ARTISTIQUE ÉDITION


Chef de rubrique photo Directeur artistique Secrétaire général de la rédaction
Rémy Pasquier Yorgo Tloupas Vincent Truffy
Rédactrice photo Adjointe au directeur artistique Cheffe d’édition et traductrice
Angèle Châtenet Géraldine Richard Florence Boulin
Directrice artistique adjointe Laëtitia Caillet
Rédacteur graphiste
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MODE / ART DE VIVRE CULTURE


Cheffes de rubrique beauté-joaillerie Chef de service

VANITY FAIR FRANCE EST COMPOSÉ AVEC LES POLICES DE CARACTÈRES TYPOGRAPHIQUES VF TIMES, VF DIDOT ET ENFANTINE DESSINÉE PAR COMMERCIAL TYPE, ET VANITÉ DESSINÉE PAR JEAN-BAPTISTE LEVÉE TYPOGRAPHY EN COLLABORATION AVEC VANITY FAIR FRANCE
Bénédicte Burguet et Elvire Emptaz Toma Clarac

ONT CONTRIBUÉ À CE NUMÉRO


Textes JD Beauvallet, Christophe Boltanski, Arthur Cerf, Marie Brenner, Caroline Broué, Jiayang Fan, Thomas E. Florin, Jacky Goldberg,
Vanessa Grigoriadis, Nora Hamzawi, Pauline Klein, Pierre Léonforte, Marine Mazéas, Julien Mignot, Mark Rozzo et Olivier Séguret
Photographies Camille Bidault-Waddington, Christophe Coenon, Charly Gosp, Maxime Imbert, Olivier Metzger et Géraldine Richard
Traductions Étienne Menu Illustrations Jean-Philippe Delhomme, Seb Jarnot

VANITYFAIR.FR
Responsable éditoriale adjointe Constance Dovergne
Rédaction Margaux Krehl, Pierrick Geais, Gabriel Piozza et Norine Raja

ÉDITEUR
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Opérations spéciales Jerôme Dupin , Jennifer Meyrand-Vighetti et Bastien Saunier
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Directrice financière Isabelle Léger Directrice juridique, directrice des ressources humaines Joëlle Cuvyer
Directrice du marketing client Dominique Dirand Directeur de la production et de la distribution Francis Dufour

10 VANITY FAIR MAI 2020


J o s é p h i n e A m o u r d ’A i g r e t t e

C R O W N YO U R LOV E *

*Couronnez votre amour


L’ÉDITO DE JOSEPH GHOSN

minutes de la rumeur du confinement : la rédaction


de Vanity Fair décidait alors – nous étions au début du mois
de mars – d’inventer un quotidien à mettre en ligne,
quelques pages chaque jour, pour garder le contact,
entre nous, avec vous. Un quotidien pour lire nos humeurs,
nos analyses, nos envies et nos désirs remaniés à l’aune
de la crise de la quarantaine. La parole y a immédiatement
été donnée à ceux qui, comme nous, se retrouvaient
confinés chez eux, pays entiers, stars ou inconnus,
en France et ailleurs, remisés aux mêmes loges.
Dans ce numéro très particulier de notre édition mensuelle,
nous avons pris le parti de bousculer les choses :
les pages des séries mode et des chroniques culturelles sont
remplacées par un dossier qui reprend les paroles recueillies
dans notre quotidien numérique, durant les premières
semaines de la crise. Plusieurs textes et entretiens
qui, formant un puzzle de nos imaginaires bousculés,
racontent ce qui était alors vécu et surtout imaginé, projeté,
fantasmé. Dans ce même numéro, il y a aussi ce que nous
savons faire et qui n’a pas changé : des récits qui disent
le monde, des histoires qui parsèment le quotidien
et éclairent nos façons d’être. Du fait divers

CAMILLE BIDAULT-WADDINGTON D’APRÈS UNE IMAGE DE KEYSTONE / GETTY IMAGES ; EDWARD BERTHELOT/GETTY IMAGES
aux mondanités, des faits de société aux assentiments
et correspondances intimes. Des affinités électives,
toujours, sans aucun doute. Dans ce numéro donc, il y a
l’histoire crasse d’un juge tombé de haut, d’un obsessionnel
qui escalade les tours les plus vertigineuses, mais aussi
Lucia Bosè le récit de la façon dont les millennials chinois sont
(1931-2020). bouleversés par le coronavirus. Il n’y a, surtout,
pas de couverture et d’histoires de stars classiques : elles
reviendront, sans doute changées, comme nous. Mais,

Je vous écris
quoi qu’il en soit, le moment nous imposait, parce que nous
sommes avant tout des journalistes qui racontent
leur monde, d’être au cœur de ce que nous avons, tous
depuis les premières ensemble, vécu, et continuons à vivre – et nous donner
les moyens de le montrer, le narrer, l’esquisser, à notre

journées manière, celle de Vanity Fair, qui s’invente et se réinvente


à chaque fois, avec vous, avec

du confinement,
l’époque qui file et avec celle qui
vient. Merci d’être avec nous, quel
que soit l’endroit.
d’un pays qui n’existe plus, sinon dans nos souvenirs
conjugués et nos espoirs jamais atteints. Ceux qui persistent
à toujours croire en quelque chose de plus vaillant
qui surviendra, d’un mélange à peine voilé de hasard
et d’efforts conjugués, de résilience et de labeur, de patience
et de coïncidences. Au bord d’un gouffre, il faut savoir
danser sans tomber, et aussi regarder vers le fond, savoir
quel chemin prendre, jeter en même temps un œil derrière
soi. Là, du fond de mon confinement, je vois autour de moi
les membres de ma famille et, à travers les écrans,
les visages familiers de mes amis, collègues, camarades
plus ou moins loin de nous. Mais qu’est-ce qu’un
éloignement désormais ? C’est l’impossibilité, non pas tant
de se voir, que de se toucher, de se donner des choses, JOSEPH GHOSN
d’attiser la curiosité l’un de l’autre. Où que l’on soit. Directeur
C’est l’impossibilité, que nous combattons ici, de pouvoir des rédactions
créer le futur que nous souhaitons. Et celui-ci commence de Vanity Fair.
dès maintenant. Il a même commencé dès les premières

12 VANITY FAIR MAI 2020


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14 VANITY FAIR mai 2020


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VANITÉS
Montres p. 20  Caprice p. 22  Sélection p. 23
Joaillerie p. 24 Mode p. 26 Beauté pp. 29 et 30
Food p. 32  Voyages p. 34  Chroniques pp. 37, 38 et 40

Et la mode s’est engagée


Dès le début mars et en quelques semaines, le milieu de la mode a fait preuve
d’un stupéfiant élan de solidarité face à l’épidémie de Covid-19. Retour
sur un engagement jamais vu, qui, de l’Italie aux États-Unis en passant
par la France, a bouleversé la chaîne industrielle des grands acteurs du luxe.
Texte Elvire Emptaz et Pierre Groppo

T
out a commencé dans une nuit mi­ les collants et les tenues d’intérieur, place l’incroyable mobilisation de nos équipes
lanaise, en pleine Fashion Week. aux masques et aux blouses d’hôpital. qui nous a permis de nous lancer rapi­
Un SMS tardif nous informait que Cette urgence inédite, les grands dement dans la fabrication de gels puis
le défilé de Giorgio Armani aurait lieu groupes français l’ont immédiatement de réussir à commander des masques
à huis clos. Pas de public. Se protéger et comprise. Ils savaient que ce qui se passe et des respirateurs. Leur énergie est re­
protéger les autres : le maestro de la mode en Italie n’est pas un « à côté » ; c’est un marquable, elles mettent tout en œuvre,
italienne se montrait, à nouveau, vision­ lieu d’inspiration. Et de production de nuit et jour, pour trouver des solutions
naire, même si nous n’imaginions rien, souliers, maroquinerie, textile... C’est concrètes et elles font notre fierté collec­
parce que c’était inimaginable, de ce qui ainsi qu’Hermès, qui a fait un don de tive. » Le groupe, impliqué dès fin jan­
allait se passer. Il a ensuite a annulé son 20 millions d’euros à l’AP­HP, a égale­ vier dans l’assistance à la Chine, a éga­
défilé croisière à Dubaï. Toutes ses usines ment lancé la production de gel hydro­ lement piloté de là­bas l’acheminement
italiennes se sont mises à produire des alcoolique dans son usine de Vaudreuil de 40 millions de masques en France,
combinaisons médicales à usage unique. qui est distribué gratuitement aux hôpi­ mais aussi en Italie et en Espagne, ainsi
Un changement brutal, impératif, auquel taux, tout comme Dior et Bulgari, toutes que de 261 respirateurs qui devaient
la chaîne industrielle a répondu. Premiers deux au sein du numéro un mondial du être livrés en avril dans l’Hexagone.
touchés en Europe, les Italiens se sont très luxe, LVMH. Dans le groupe de Ber­ Cette logistique quasi militaire a éga­
vite mobilisés. Tandis que Prada fournis­ nard Arnault, cela va de l’approvision­ lement été celle du groupe Kering, pro­
sait le personnel médical de Toscane en nement en matières premières à l’ache­ priétaire, entre autres, des marques
combinaisons et masques de protection minement vers les hôpitaux compris. Saint Laurent, Balenciaga et Gucci.
réalisés dans son usine de Pérouse, Ste­ Une gageure que toutes les marques Cette dernière a réuni 2 millions d’euros
fano Dolce et Domenico Gabbana soute­ du groupe relèvent. « Depuis le début pour la protection civile italienne, mais
naient financièrement l’université Huma­ de cette crise sanitaire, nous essayons en faveur des instances de l’ONU im­
nitas menant une étude scientifique sur d’agir en responsabilité et avec humi­ pliquées dans la gestion mondiale de la
le coronavirus. À Milan, à l’initiative lité, explique Antoine Arnault, directeur crise, tout en se lançant dans la produc­
de son PDG Remo Ruffini, Moncler général de Berluti et président de Loro tion de blouses et de masques. « Cette
signait un chèque de 10 millions d’eu­ Piana. Nous sommes un groupe avec épidémie nous appelle à un devoir iné­
ros pour construire, dans le quartier du une implantation mondiale, mais avant dit. C’est un appel auquel nous répon­
Salon du meuble, un hôpital d’urgence tout française et, dans ces moments dif­ dons avec volonté, au nom du travail dé­
DPA / PICTURE ALLIANCE / GETTY IMAGES

doté de quatre cents unités de soins in­ ficiles, c’est aussi notre rôle de grande sintéressé des professionnels de la santé,
tensifs. La maison Valentino a déboursé entreprise que de contribuer à aider nos médecins, infirmières et infirmiers en
1 million d’euros pour l’unité spéciale hôpitaux et notre personnel soignant. Ils première ligne dans ce combat », affir­
du plus grand hôpital de Rome, le Poli­ sont en première ligne et nous ferons tout maient Alessandro Michele, directeur
clinico Universitario Fondazione Agos­ ce que nous pourrons pour les soutenir. artistique de Gucci, et son PDG Marco
tino Gemelli. Quant à Calzedonia, exit Cette contribution repose également sur Bizzarri. La maison mère, à l’origine,

16 VANITY FAIR mAI 2020


Mars 2020.  
Les ateliers  
du Bühnenservice 
à Berlin produisent 
des masques plutôt 
que des costumes.

VANITY FAIR mAI 2020 17


dès fin janvier, d’un don de 1 million d’eu-
ros à la Croix-Rouge de Chine, a donné
« On s’attend à ce que la mode et le luxe
le ton : acheminement de millions de ne s’impliquent que dans la culture,
masques à partir de la Chine, machines
à coudre ne s’arrêtant pas dans les ate-
mais leur engagement peut être
liers parisiens de Balenciaga et dans la plus sociétal, et presque plus vital. »
manufacture angevine de Saint Laurent.
La maison Bottega Veneta a même ima- SERGE CARREIRA, SPÉCIALISTE DU LUXE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES À SCIENCES PO
giné un projet éditorial visant à accom-
pagner ses salariés, mais pas seulement, recherche et la Fondation Georges-Pom- maison de joaillerie parisienne désireux
en période de confinement. Le week-end, pidou. Dans les ateliers haute couture, de relayer ses initiatives ou de prodiguer
concerts en direct, cuisine et cinéma prêt-à-porter et métiers d’art, cent cin- leurs conseils. On n’oublie pas la myriade
étaient au programme de cette initiative. quante collaborateurs ont laissé tom- de petites maisons et de marques indépen-
Les hôpitaux de Lombardie, de Véné- ber les tailleurs iconiques pour produire dantes parmi les plus secouées, comme
tie, mais aussi de Toscane et du Latium, des masques. Une transformation de la Noyoco, Roseanna, Sézane, Sessùn, Lõu.
n’ont pas été oubliés par le groupe dont chaîne de production sur laquelle ont Yetu... Comme certains travailleurs du
l’activité productive est profondément aussi travaillé les ingénieurs de l’Oréal, secteur. Marie-Béatrice Boyer, couturière
ancrée dans ces régions transalpines. numéro un mondial de la beauté : pro- chez Chanel depuis une dizaine d’années,
Alarmées par la recrudescence des vio- duction de gel hydroalcoolique à desti- a fondé un collectif, Tissuni, qui coud des
lences contre les femmes depuis le début nation du personnel de santé, mais aussi masques en tissu (non homologués) pour
du confinement, les maisons Pomellato des acteurs de la grande distribution, kits les personnels exposés au coronavirus.
et Dodo ont lancé une collecte de fonds d’hygiène à destination des populations Alors que l’épidémie gagnait les États-
en faveur de la principale association ita- défavorisées et de travailleurs sociaux, Unis, Ralph Lauren a été parmi les pre-
lienne, Donne in Rete, et de la Casa di don de 1 million d’euros de la Fondation miers à annoncer, le 26 mars, un don de
10 millions de dollars, ainsi que la pro-
duction de 250 000 masques et de 25 000
tenues pour le personnel hospitalier. Au
Royaume-Uni, Burberry s’est associé à
l’université d’Oxford en finançant la re-
cherche d’un vaccin, tandis que l’usine de
Castelford (Yorkshire), traditionellement
voué aux trench-coats maison, tournait à
plein pour fabriquer des tenues pour les
Production de gel
hydroalcoolique
patients hospitalisés. Quant au Council
dans l’usine LVMH of Fashion Designers of America, l’orga-
de Saint-Jean- nisation professionnelle de la mode amé-
de-Braye (Loiret). ricaine, il annonçait, en partenariat avec
le Vogue Fashion Fund, sous les auspices
Accoglienza delle Donne Maltrattate L’Oréal aux associations travaillant avec d’Anna Wintour, une levée de fonds dou-
auprès desquelles elle se sont déjà enga- elles... Mais aussi gel des créances pour blée d’une initiative visant à retracer la
gées pour un montant de 100 000 euros. les petites entreprises et systématisation façon dont les acteurs de la mode, petits
Quant à Donatella Versace et sa fille du règlement comptant pour les fournis- et grands, ont vécu cette période inédite.
Allegra, elles ont donné 200 000 euros seurs les plus fragiles. Emploi et salaires L’important, c’est de s’engager. Il n’y
au service de soins intensifs de l’hôpital sont, jusqu’au mois de juin, maintenus aura, au mois de juin, pas de semaine des
San Raffaele de Milan. à 100 %, tandis que les infrastructures défilés masculins à Paris et à Milan. La
« On s’attend à ce que la mode et le luxe françaises et chinoises ont été mises à la semaine de la couture est aussi annulée.
ne s’impliquent que dans la culture, mais disposition des autorités pour acheminer Des reports à septembre ont été évoqués.
leur engagement peut être plus sociétal, masques et respirateurs. Pour l’instant, qui sait ? Comme l’écrivait
et presque plus vital. Aujourd’hui, toutes Cette transformation de la chaîne de Brunello Cucinelli, le roi italien du cache-
les actions sont bonnes à prendre », es- production a quelque chose d’inouï dans mire, théoricien du « capitalisme huma-
time Serge Carreira, spécialiste du luxe sa rapidité, son efficacité, mais aussi dans niste » qu’il met en pratique dans son vil-
et maître de conférences à Sciences Po. la très grande discrétion de certaines mai- lage de Solomeo, en Ombrie, dans une
Chanel, dont l’engagement s’était ex- sons à communiquer. Pour Serge Car- missive intitulée « Lettre de printemps »
primé dans la revitalisation du quartier reira, « ce mouvement global reflète la partagée au mois de mars : « Peut-être
de la porte d’Aubervilliers, où s’installe façon dont les entreprises s’inscrivent, que demain, quand le souvenir s’effacera
19M, le futur quartier général de sa di- non comme des organisations emmu- avec la souffrance, en repensant à ces
vision métier d’arts, n’est pas en reste. rées en dehors du monde, mais comme jours, nous réfléchirons, après Aristote,
Maintien de l’activité, donations aux des structures complètement ancrées de- sur le fait que même les catastrophes ont
structures publiques hospitalières – dont dans ». Une mobilisation en cascade, qui une âme et peuvent devenir des ensei-
LVMH

le Samu, la Fondation de l’AP-HP pour la implique aussi les clients d’une grande gnantes de vie empreinte de sagesse. » �

18 VANITY FAIR MAI 2020


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20
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Le maître des horloges


Durant cet isolement étrange, les heures
s’étiraient. Seules les aiguilles de nos cadrans
semblaient avoir conservé leur régularité.
Texte Pierre Groppo

L
e 20 mars, à la veille du printemps, sera. Mais les rouages de l’Oyster Perpe-
un studio parisien devait accueillir tual Datejust de Rolex continuent de tour-
notre séance photo pour un numéro ner avec obstination, comme ceux de la
de mai à empreinte horlogère. Les grands Calatrava de Patek Philippe – ici, sous un
salons professionnels Watches & Wonders cadran qui semble presque écrit à la main,
et Baselworld avaient déjà été annulés, tandis qu’une complication inédite affiche
mais il nous semblait encore possible de le passage des semaines.
photographier (en tout petit comité) les Quand l’aiguille nous dira-t-elle la fin
nouveautés. Ce ne le fut pas. de la quarantaine ? Le fond saphir dévoi-
La période qui suivi a dilaté le temps. lant la complexité du nouveau quantième
Dans ce confinement étrange, les heures perpétuel de Chopard est aussi hyp-
s’étiraient. On s’attaquait à des livres notique qu’un cœur de métal façonné
plus épais que jamais. À travers la vitre à la main par les horloges de la maison
du four, on observait les brioches lever. suisse. La J12 de Chanel, habillée de céra-
Sur le bord de la fenêtre, on se prenait à mique en blanc et noir, colle aux curieuses
regarder pousser un plant de sauge au son humeurs qui sont les nôtres tout en jouant
des concerts plutôt qu’à celui des infos. la carte du classique-disruptif propre à la
Il faisait beau, vous vous souvenez ? rue Cambon, tandis que Ma Première de
Dès le début du confinement, notre Poiray porte haut le chic Art déco sub-
gazette quotidienne conseillait de porter tilement godronné. Elles n’oublient pas
une montre, histoire de lever la tête de son d’être coquettes. Cartier bouscule ses
smartphone et de faire du bien à ses cer- indicateurs en chiffres romains avec Mail-
vicales. Au fil du temps, beaucoup nous lon, un modèle inspiré d’une gourmette
ont fait part de cette satisfaction d’avoir à la géométrie revisitée, tandis que Van
MAILLON CARTIER. au poignet (un porté inventé par Cartier à Cleef  & Arpels a vu venir le printemps
TAG HEUER la fin du XIXe siècle pour l’aviateur Albert avec un bouquet de fleurs d’or – le simple
CONNECTED Dumont Santos confiné dans la carlingue bouquet de tulipes étant, par ailleurs,
TAG HEUER.
de son biplan) ce petit objet pratique et impossible à trouver en ville. Chez Bou-
curieusement sécurisant qui rappelle cheron, le temps est une morsure joail-
qu’au fond du fond, quelles que soient les lière, celle du Serpent bohème qui s’en-
circonstances, il y aura un lendemain. roule dans une caresse d’or perlé. Le motif
Tout était ralenti. Mais dans ce 15 août a été imaginé en 1968, autre temps inquiet
sans fin, les fils WhatsApp, Instagram ou où l’on se demandait comment se réinven-
Twitter étaient, eux, pris d’épilepsie. Seule ter. C’est également le pari de Tag Heuer
la balade des aiguilles, les circonvolutions avec sa troisième génération de montres
d’un tourbillon, la tranquille succession des connectées. Dans un boîtier en acier ou
phases de la Lune semblaient avoir gardé en titane, cinq cadrans mécaniques ou
la raison. Les boutiques étaient fermées ; numériques, plus tout ce qu’il faut pour
les manufactures, pour la plupart, aussi. À parler (un micro), se déplacer, mesurer
l’heure où nous écrivons, 3,5 millions de se- sa fréquence cardiaque et même payer.
condes avant la sortie de ce journal (et au- Jamais les montres, ces vraies maî-
tant de déplacements pour la courageuse tresses des horloges, n’avaient autant re-
trotteuse), nous ne savons pas ce qu’il en gardé du côté du temps réinventé. �

21
VANITÉS CAPRICE

Promettez
l’enchaîné
Découvert au défilé En février 1955, Gabrielle Chanel
avait créé le mythique 2.55, un
automne-hiver, sac matelassé inspiré de l’univers
le Chanel 19 est, équestre. Soixante-quatre  ans
plus tard, la maison de la rue
en vert, le sac Cambon a imaginé, en clin d’œil,
du printemps le Chanel 19 pour 2019, mais a
attendu la Fashion Week 2020
(et de tout le temps). pour dévoiler cette merveille en
Photographie Charly Gosp agneau coloré et métal doré. �

SAC CHANEL.
PRIX SUR DEMANDE.

22 VANITY FAIR mAI 2020


VANITÉS SÉLECTION
Élégance équestre
Pomellato dévoile Fantina
(jockey en italien),
une collection au design
épuré qui s’inspire

Libérées,
d’une tête de jument,
le premier logo de la maison
milanaise. Son fondateur,

délivrées Pino Rabolini, l’a baptisée


Pomellato en référence
à la somptueuse robe
Du parfum, pommelée des chevaux,
un foulard, après que sa famille d’orfèvres
lui avait conseillé de toujours choisir
un sac, des livres le « cheval gagnant » dans la vie.

et des bijoux..
pomellato.com

Tous les accessoires Le rêve américain


pour entamer Louis Vuitton sort quatre
nouveaux parfums qui nous
un joli mois de mai. emportent en un pschitt
sur la côte Ouest américaine :
Texte Elvire Emptaz Sun Song, Cactus Garden,
Afternoon Swim et California
Dream. Les noms eux-mêmes
fleurent bon l’été, les embruns
et le sable chaud. L’artiste
californien Alex Israel,
qui a déjà collaboré
avec la maison, habille
les écrins de sa célèbre vague.
fr.louisvuitton.com

Le carré au carré
Nouveau chapitre
C’est le dernier né de chez Saint Laurent. dans sa route de la soie,
Le Kaia, en hommage à la top Kaia Gerber, est Hermès lance une collection
de foulards uniques. Grâce
un sac qu’à une autre époque on aurait qualifié à un mode d’impression
de « it-bag », mais cela ne se dit plus. On se contentera inédit, que la maison
a mis plusieurs années
donc d’expliquer qu’Anthony Vaccarello a imaginé à développer, les carrés
cette besace à la taille parfaite et à l’allure sont imprimés des deux
côtés, chaque face
intemporelle qui se décline en deux combinaisons étant l’expression
de matières, cuir et python ou lézard et cuir. d’un même dessin.
Le résultat donne encore
Si on ajoute qu’il est porté dans la campagne plus de force à ce classique.
de publicité par la coolissime actrice Zoë Kravitz, hermes.com
on a bien tous les ingrédients d’un succès annoncé.
ysl.com Soulier soigné
Cette bottine en cuir nappa
tressé fait partie de Terre,
la nouvelle collection
De la mode aux mots printemps-été de Giorgio
Créatrice de la marque de vêtements féminins Armani. Les chaussures,
de luxe La Prestic Ouiston et en charge comme les vêtements,
du parc ostréicole familial en Bretagne, nous emmènent cette saison
Laurence Mahéo vient de créer sa maison d’édition dans un univers onirique,
et de productions artistiques, ElleAime. léger, aérien...
Elle propose déjà, entre autres, son premier armani.com
livre Chabadabada, des illustrations inédites
de Laurence Kiberlain ou des sculptures
de Stéphanie Bonvicini. Intuition, indépendance,
JUERGEN TELLER

enthousiasme sont les mots qui relient toutes ses vies.


lapresticouiston.com et #editionselleaime

VANITY FAIR MAI 2020 23


VANITÉS JOAILLERIE

Le salon des perles


de la maison
Chaumet, ancienne
salle à manger.

24 VANITY FAIR mAI 2020


Les ailes du désir « Imaginez Mrs. Payne Whitney appa-
raissant dans un événement, la tête ceinte
de ces deux ailes... Il fallait une personna-
Visite presque privée de la maison Chaumet. lité assez affirmée pour se le permettre »,
Où l’on croise Chopin, une mécène américaine euphémise Jean-Marc Mansvelt. Il en fal-
lait pour surgir ainsi couronnée dans un
et même Wonder Woman. dîner réunissant le gratin de la jet-set du
Texte Pierre Groppo Photographie Christophe Coenon Gilded Age ou la fine fleur des artistes
de Montmartre et de Montparnasse.

D
Gertrude Vanderbilt n’en manquait pas.
ébut mars, pendant cette étrange cours de sculpture avec Rodin, cette mil- Les ailes s’évanouissent avec elles à sa
Fashion Week parisienne, une liardaire, collectionneuse et pionnière, fut mort en 1942, jusqu’à ce que Chaumet
foule se pressait à la tombée de la à l’origine du Whitney Museum et du mo- les retrouve et les rachète pour sa collec-
nuit devant l’hôtel particulier du 12, place nument en hommage aux victimes du Ti- tion patrimoniale.
Vendôme, adresse du joaillier Chaumet. tanic à Washington. Cliente Chaumet, elle Ce jour-là, dans les salons vides de la
Pendant des semaines, on ne verrait plus préfère aux diadèmes sages en vogue à la place Vendôme, le soleil brillait à travers
une soirée comme celle-là, mais l’heure Belle Époque une paire d’ailes façon Wal- l’émail du bijou. Gertrude Vanderbilt,
était encore à l’insouciance et à la décou- kyrie, à porter sur la tête ou en broche – un femme hors du commun, un bijou extraor-
verte de ce lieu fabuleux, fermé pour tra- trésor en or, platine, diamants et émail dinaire, le fantôme de Chopin, la mémoire
vaux et rouvert à l’occasion des 240 ans pour une mécène globe-trotteuse, un pied des mains agiles des enfileuses de perles
du joaillier préféré de Napoléon (mais pas à Paris, un autre à New York. Ce fut un sous un plafond peint... le bonheur était
seulement). « On n’avait jamais connu un coup de cœur : la pièce – c’est rare – n’est parfait ! Au moment où nous écrivons
chantier de cette ampleur », expliquait pas une commande spéciale, illustrant la ces lignes, impossible de ne pas penser
son PDG, Jean-Marc Mansvelt, évoquant créativité avant-gardiste et le naturalisme qu’ayant vu passer guerres, révolutions
« les tonnes d’archives, les plafonds redé- chers au joaillier parisien. Il en existe d’ail- et hoquets de l’histoire, cette élégance-là
couverts au troisième étage qui accueille leurs deux autres modèles, l’un à Monaco, et sa persistance ne manquent pas d’im-
désormais les ateliers de haute joaillerie ». l’autre aux Émirats arabes unis. pressionner. Et de rassurer. �
Parmi les invités planaient les fantômes
d’habitués des lieux, à commencer par
Frédéric Chopin qui y donna des récitals
ou ce maharajah qui y fit monter deux dia-
mants extraordinaires, les poires d’Indore.
Il fallait revenir, presque seul, pour
prendre la mesure des lieux – un privi-
lège rare. « Notre histoire, c’est celle du
temps long », avait affirmé Jean-Marc
Mansvelt. Ces propos résonnaient dans le
silence ouaté des salons qui se succèdent,
des angelots en stuc qui vous dévisagent,
des dizaines de « maillechorts », ces ma-
quettes de diadèmes peints dont l’un, le
modèle Luxembourg, aurait inspiré la
coiffe de Wonder Woman. Plus loin, le
salon des perles n’avait jamais été ouvert
au public. À l’époque de Joseph Chau-
met, quand les perles (que l’on ne savait
pas encore cultiver) se vendaient au prix
des diamants, des ouvrières spécialisées
y exerçaient leur art. Cette pièce fut aussi
une salle à manger, comme en témoigne
la fresque allégorique du plafond signée
Pierre-Victor Galland et son décor Na-
poléon III. On imagine les dîners somp-
tueux, Chopin à table pendant que le chef
pâtissier Antonin Carême fignole en cui-
sine ses hallucinantes pièces montées...
Un fantasme qui fut peut-être celui de
Gertrude Vanderbilt, alias Mrs. Payne
Whitney. Américaine richissime, toquée BIJOUX DE TÊTE
ET BROCHES CHAUMET.
d’art au point de prendre, à Paris, des

VANITY FAIR mAI 2020 25


VANITÉS MODE

Shawn Stüssy
et Kim Jones
planchant
sur la collection
Dior Homme
automne 2020.

Surfwise
Dans les années 1980 et 1990, la marque Stüssy était le flambeau
de la culture surf, skate et streetwear. Son créateur, Shawn Stüssy,
qui avait débuté en 1980 sur les plages de Californie, est de retour
grâce à une collaboration avec Kim Jones, pour Dior Homme.
Texte Joseph Ghosn

N
ous aurions dû nous rencontrer listen to Black Sabbath ». La beauté de ces
vers chez lui, quelque part entre marques résidait dans leur façon d’inté-
Biarritz et Saint-Jean-de-Luz. grer la plupart des autres cultures qui
L’endroit aurait été idéal pour appro- traversaient l’époque. On pouvait porter
cher cet homme dont on a longtemps du Stüssy, ne pas faire de skate, mais écou-
pensé qu’il était surtout une planche ou ter indifféremment du post-punk ou de la
un T-shirt : Shawn Stüssy, tout au long techno, du dub ou de la house, et tout cela
T-shirt et dessins des années 1980 et 1990, aura été le pa- mélangé aussi, évidemment.
de Shawn Stüssy tron d’une marque de surf et streetwear Ces vêtements, ces T-shirts, sweat-
pour la collection née en Californie vers 1980 et portant shirts, pantalons un peu larges, nous les
Dior Homme
son nom. À travers elle, il a habillé beau- trouvions dans des magasins comme
automne 2020.
coup de monde et inspiré plusieurs voca- Street Machine, rue Vauvilliers, dans le
tions, alors que toutes les autres griffes Ier arrondissement de Paris, qui faisait
demeuraient confidentielles ou nais- face, quelques mois durant, à un maga-
saient à peine. Nous portions des vête- sin de disques tenu par un garçon qui,
ments Stüssy quand Supreme était en- plus tard, fonderait Kitsuné. On trouvait
ALFREDO PIOLA ; SOPHIE CARRE / DIOR ; RON LEIGHTON

core loin d’exister. Les autres marques aussi, dans les magasins des deux côtés de
de l’époque s’en inspiraient, d’une façon la rue, des artefacts comme eDEN, le pre-
ou d’une autre. Par exemple Fuct, qui mier fanzine sur la house gratuit écrit en
avait quelque chose d’un peu plus irré- français et dont la maquette était l’un des
vérencieux ; Duffer, à Londres, qui était premiers travaux du duo de directeurs ar-
un plus preppy, même si nous ignorions tistiques M / M. Tout cela se mélangeait,
alors le sens de ce mot ; Holmes, qui por- inventait quelque chose de la rue et de ce
tait le nom d’un acteur porno ; Silas, dont que l’on y voyait. La place de Stüssy y était
l’un des T-shirts disait « Take drugs and flagrante, prépondérante.

26 VANITY FAIR MAI 2020


À Londres, on trouvait les vêtements rien. Stüssy venait de me quitter. Après
Stüssy chez Slam City Skate, situé à Neal’s tout, je vieillissais et était-il vraiment rai-
Yard, derrière Covent Garden. Là, des sonnable de mettre des T-shirts de skate
T-shirts jusqu’au plafond, des planches après l’âge canonique de 28 ans ? Shawn
de skate, des baskets et un escalier vers Stüssy, lui, avait quitté sa marque depuis
le sous-sol où se trouvait un autre maga- quelques années déjà : en 1996, il avait
sin, mais de disques : le mythique Rough vendu ses parts à ses associés. Son nom
Trade. Là, parmi les vendeurs, il y avait était resté, mais l’époque du cool, qui était
des musiciens des groupes indés de née avec lui quelque part vers Laguna
l’époque : on se souvient du bassiste de Beach en 1980, lorsqu’il signait de son
Loop derrière le comptoir ou encore d’un nom au gros marqueur les planches de
dénommé Darryl, qui dirigeait l’endroit surf qu’il produisait alors, disparaissait
et aussi un label post-rock, Soul Static petit à petit.
Sound, à l’avant-garde des découvertes. Et puis, en 2020, du plus loin de l’ou-
Eux aussi portaient des T-shirts de skate bli, Stüssy est revenu dans ma vie par
malgré la noirceur de leur musique. Que l’intermédiaire d’une autre marque, Dior.
sont devenus tous ces gamins ? Dans quels Grâce, plus précisément, au directeur ar-
vortex du temps ont-ils disparu ? Peu à tistique de la mode masculine de Dior,
peu, ils sont sortis de nos vies, nous avons Kim Jones. Pour une collection montrée
cessé de les croiser. à Miami il y a quelques mois, ce dernier
Je peux dater précisément le jour où a proposé à Shawn Stüssy de collaborer
Stüssy est sorti de ma vie : au tout début et d’intervenir sur les pièces, réinventer le
des années 2000, j’étais à Londres, sans logo de la marque, apposer sa touche très
le sou, et la marque venait d’ouvrir un californienne sur la maison française. Une
magasin. Pas loin de Covent Garden, sorte de remix à l’échelle du vêtement : les
justement. J’y trouvais un T-shirt qui me chemises, les sacs, les blousons, les cha-
plaisait, autre chose aussi sans doute. peaux... Tout ce que Shawn Stüssy a tou-
Mais au moment de payer, ma carte ban- ché de chez Dior revêt tout à coup quelque
caire est rejetée, le vendeur s’en saisit, la chose d’un peu diférent, flirtant avec
casse en deux, menace d’appeler les flics les indices de cultures venues joliment
parce que c’est ce que le terminal bancaire s’entremêler : des motifs venus d’Hawaï 1
lui recommande de faire. J’ai réussi à le croisent des volutes sorties du psychédé-
1. Chemise Dior Homme conçue
convaincre que je n’étais pas un criminel, lisme, l’amoncellement des signes et des par Shawn Stüssy, collection Dior Homme
mais juste un journaliste fauché qui avait imprimés évoque l’impression d’une suite automne 2020. 2 et 3. Affiches publicitaires
sans doute acheté trop de disques la veille de vagues dessinée par des grafeurs dé- de Stüssy par le photographe Ron Leighton,
et je suis parti, bredouille, sans CB, sans rivant le long de Venice Beach, entre les au milieu des années 1980.

2 3

VANITY FAIR MAI 2020 27


skateparks et les parkings sous le soleil, à Pour parler de tout cela, nous aurions le sommet de la pyramide en ce qui
l’ombre d’un labyrinthe de palmiers. Le dû retrouver Shawn Stüssy dans son Pays concerne notre milieu. À ce moment de
logo Dior mute un brin, se déploie, s’as- basque d’adoption et lui demander, déjà, ma vie, je sentais bien que si je devais
souplit, semble se mouvoir en lui-même. ce qu’il aime de cette région. Quelque revenir dans le jeu, ce ne serait qu’avec
Et puis ce T-shirt, blanc, avec la photo de chose dans l’eau ? Dans l’air ? Dans le les meilleurs. Et ce projet a été une vraie
Kim Jones gamin en dessous de laquelle vent ? Dans la lumière ? Mais on n’en a collaboration avec Kim et son équipe.
on peut lire une phrase écrite de la main pas eu l’occasion. Le confinement a em- Aviez-vous des idées particulières
de Shawn, avec ce graphisme si particu- pêché le voyage. Nous lui avons, la mort à l’esprit au moment de commencer ?
lier qui ornait déjà ses T-shirts à leur plus dans l’âme, envoyé quelques questions Pas vraiment. Juste une discussion très
belle époque. Un truc fluide, immédiat, par e-mail, tout en gardant un œil sur un agréable à propos de l’esprit du projet et
drôle, un peu provocateur, toujours direct film des années 1990 qui résonne pleine- puis j’ai juste fait mon truc. Nous avons
et bien asséné. Toute la rencontre entre les ment avec ce que Shawn a inventé et ce travaillé à distance, j’ai réalisé tout le de-
mondes se joue là. Et tout le désir aussi : que Dior a fait renaître : Point Break de sign depuis ma maison à Hawaï. Pour
ce T-shirt, qui surgit à la façon d’une ma- Kathryn Bigelow avec Keanu Reeves, moi, le design en mode revient vraiment
deleine de Proust, est à peu près tout ce dans lequel le surf est une leçon d’évasion à trouver des solutions, résoudre des
que l’on a envie de porter en 2020. Surtout de la société, du monde, de soi. problèmes, à la façon d’un architecte qui
en plein confinement, quand l’idée d’être doit prendre en compte plusieurs para-
entièrement soi et fidèle à nos idéaux de Où êtes-vous et que vous voyez-vous ? mètres au moment de débuter un chan-
gamin n’a jamais été aussi prégnante. J’en suis à mon quinzième jour de qua- tier : le lieu, l’ensoleillement, le vent, etc.
rantaine au Pays basque et je regarde la C’est pareil pour une maison de mode. Il
mer depuis ma fenêtre. y a de nombreux paramètres à prendre
Défilé Dior Homme
automne 2020 Comment votre collaboration avec en considération de façon très sérieuse.
(en décembre 2019 Dior est-elle née ? Ce n’est jamais une toile blanche qu’il
à Miami). Kim Jones m’a appelé lorsque j’étais à faut remplir frénétiquement.
Collaboration Portofino pour le mariage d’un ami. Un Quelles influences ont été prépon-
Kim Jones / de nos amis communs lui avait donné dérantes pour vous récemment ?
Shawn Stüssy. mon numéro. Je ne l’avais jamais ren- J’ai l’impression que lorsque l’on grandit
contré aupa ravant, mais Kim et moi en tant que designer, les influences sont
nous connaissions tout de même et na- telles qu’elles sont impossibles à dire et
viguions déjà au sein d’un même groupe qu’elles se transforment en une grande
d’amis. J’étais en contact toutes ces der- soupe de tout ce que vous avez vu dans
nières années avec plusieurs maisons votre vie... Le bon et le mauvais.
pour divers projets qui n’aboutissaient Qu’écoutez-vous ces temps-ci ?
pas, ne me semblaient pas appropriés... Beaucoup de choses et un peu de tout
Mais quand Kim m’a téléphoné, les mais essentiellement à base de jazz et
étoiles se sont alignées. Dior occupe une de blues. Pour moi, c’est la fondation
place spéciale et rare dans ce monde, de tout et la réponse la plus immédiate
que je puisse donner, si je devais me ré-
soudre à tout simplifier.
À l’époque de votre propre marque,
vous faisiez les T-shirts les plus cool
du monde. Quel regard portez-vous
sur votre héritage ? Vous intéres-
sez-vous aux marques émergentes
comme Labor à New York, Unde-
feated ou Online Cera mics à Los
Angeles, Dreamland Syndicate à
Londres, Fucking Awesome, Ignored
Prayers... ?
Je ne prête pas beaucoup d’attention à
ce segment de ma vie et, du coup, ça ne
laisse pas beaucoup de temps pour dé-
velopper une opinion. Je suis ailleurs, je
crois. L’héritage, ceci dit, est intéressant
parce que, comme en musique, arrivent
toujours de nouveaux musiciens qui vont
construire autre chose à partir des fon-
YANNIS VLAMOS

dations qu’ils trouvent. Ils vont apporter


un nouvel esprit et modifier profondé-
ment les choses. C’est ce que j’aime. �

28 VANITY FAIR MAI 2020


VANITÉS BEAUTÉ

Retour à l’essentiel
Poussée par les marques de niche,
l’industrie du parfum tout entière
propose une nouvelle génération de jus
tournés vers une note principale.
Texte Elvire Emptaz Photographie Géraldine Richard

1
2 4

1. GINGEMBRE, EAU DE PARFUM MOLINARD. 2. VANILLE, EAU DE TOILETTE


FRAGONARD. 3. FOR HER, FLEUR MUSC NARCISO RODRIGUEZ. 4. NÉROLI
ORANGER MATIÈRE PREMIÈRE. 5. LOVE OSMANTHUS ATELIER COLOGNE.

F
leur d’oranger, rose, hibiscus, va­ une large cible ont souvent une écriture beauté de la matière soit reconnaissable
nille... On trouve généralement très facettée », analyse Nathalie Lor­ par quelqu’un qui n’est pas expert. Nous
ces senteurs mêlées à une centaine son, maître parfumeur pour de grands travaillons une fausse simplicité volontaire
d’autres dans des parfums aux noms exo­ noms comme Saint Laurent, Margiela, pour mettre en avant un ingrédient princi­
tiques et enchanteurs. Depuis quelque Givenchy et bien d’autres. Les jus plus pal. Il a besoin d’être sublimé. Nous vou­
temps, ils côtoient des bouteilles nom­ concentrés séduisent des gens aux goûts lons rester au plus proche de la nature. »
mées de façon bien plus simple : Love déjà très affirmés, qui ont un tropisme Ce désir de plus de naturel rappelle les
osmanthus, Musc ou Gingembre. Cette pour telle ou telle odeur fraîche, boisée premiers parfums de l’histoire, qui mélan­
envie d’épure ne se cantonne pas aux ou sensuelle. Ils permettent souvent de geaient simplement une fleur avec de
appellations et concerne surtout l’inté­ se différencier car ils sont sans compro­ l’huile. Cet engouement pour les produits
rieur des flacons qui renferment de plus mis, uniques. purs, moins transformés et de meilleure
en plus de jus centrés sur une seule odeur. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’Auré­ qualité permet aussi de s’éloigner des mé­
« Cela vient des marques de niches. lien Guichard vient de créer Matière pre­ langes qui noyaient les effluves pour aller
Elles proposent des choses directes, per­ mière, une maison qui propose des par­ vers une forme de minimalisme et de prag­
tinentes et parlantes qui mettent en avant fums orchestrés autour d’un ingrédient matisme qui colle à notre époque. Un re­
la matière. Les parfums qui plaisent à naturel d’exception. Son envie ? « Que la tour à l’essentiel à saluer. �

VANITY FAIR MAI 2020 29


VANITÉS BEAUTÉ

Deux en un
Les rouges à lèvres
ne se contentent plus
de colorer les lèvres,
ils les hydratent,
repulpent et renforcent.
Texte Elvire Emptaz
Photographie Géraldine Richard

T
erminé le bâton de rouge qui ne faisait
qu’embellir notre bouche. Les nouveaux
sticks et gloss assurent maintenant plu-
sieurs fonctions. Ils hydratent en même temps
qu’ils teintent, voire donnent du volume aux
DE GAUCHE À DROITE : STELLAR GLOSS, DIOR
lèvres. Des innovations bienvenues quand ADDICT. ECSTASY SHINE, GIORGIO ARMANI.
on sait combien le fait de se peindre les ROUGE RICHE ÉCLAT, SUQQU. 01 VELVET LIP
PERFECTOR, CLARINS. DSPM NOIR, LA BOUCHE
lèvres peut les assécher. Le maquillage de- ROUGE. GLOSS ROUGE, GLOSSIER. CAPOT DOUBLE
vient presque, pour la peau, un acte sage. � MIROIR ET ROUGE G SHEER SHINE, GUERLAIN.

30 VANITY FAIR MAI 2020


VANITÉS FOOD

La recette du succès
Onze saisons que l’émission « Top Chef »
régale les téléspectateurs, change
le regard porté sur la cuisine et a fait
de ses chefs des stars. Mais télé ou réalité ?
Par Caroline Broué

Q
u’est-ce qui fait qu’une émis- série et que « Top Chef » a su évoluer en vocations, mais on transforme les chefs
sion de télévision comme « Top suivant les nouvelles exigences des télés- en stars. Certains en jouent. C’est le cas
Chef » en est à sa onzième sai- pectateurs et des cuisiniers tout en restant du Colombien Juan Arbelaez qui, après
son et continue d’attirer quelque 3 mil- un concours à la dramaturgie tendue. « Top Chef », est devenu une figure d’Ins-
lions de téléspectateurs chaque semaine Côté plus, « Top Chef » a contribué à tagram avec sa femme, l’ex-miss France
quand d’autres, comme « Masterchef », l’engouement actuel pour la cuisine tout Laury Thilleman. Entrepreneur à succès
sa concurrente de TF1, ont jeté l’éponge en promouvant un retour aux fourneaux, (sept restaurants désormais), il joue de
faute d’audience ? aux belles assiettes et aux bons produits. cette notoriété pour assurer son « personal
Les passionnés, tels le critique gastro- La médiatisation des chefs a rendu sexy branding », participer à des campagnes
nomique Stéphane Méjanès qui regarde un métier longtemps méprisé. Cyril Li- de promotion... Jean Imbert, vainqueur
MARIE ETCHEGOYEN/M6

l’émission depuis la première en 2010 et gnac raconte que, dans les dîners en ville, du cru 2012, a su faire fructifier la chose
en commente chaque épisode sur son fil il recueille aujourd’hui autant de consi- pour devenir le chef ami des vedettes, de
Twitter, expliquent qu’on s’attache aux dération qu’un médecin ou un avocat. Beyoncé à Marion Cotillard. Quant à
candidats comme aux personnages d’une C’est une petite revanche. On suscite des Philippe Etchebest, on l’a vu arpenter les

32 VANITY FAIR MAI 2020


Hélène Darroze, Guillaume Pape,
Michel Sarran, Damien Laforce
et Philippe Etchebest lors de la dixième
saison de « Top Chef ».

rues au moment du festival culinaire Les chute parce que la production la trouvait manque criant de femmes dans un cas-
Étoiles de Mougins, accompagné d’un télégénique. D’ailleurs, certains jeunes ting toujours très masculin (une jurée sur
garde du corps pour éviter le harcèlement chefs veulent se présenter avant tout quatre, trois femmes sur quinze candidats
des admirateurs. pour le côté paillettes, passer à la télé, ob- dans la saison 11). Après être devenue le
Côté moins, il y a le risque que l’émis- tenir des étoiles et gagner de l’argent. Pas concours culinaire professionnel le plus
sion donne une image fantasmée du mé- exactement le métier de la majorité des regardé, « Top Chef » ne pourrait-il pas
tier, qui ne correspond pas à la réalité du cuisiniers de ce pays, même si l’émission devenir la figure de proue de la féminisa-
travail quotidien, à sa difficulté, au temps a servi de tremplin à beaucoup de parti- tion du métier ? Une suggestion à la pro-
nécessaire à la préparation d’une recette. cipants. Non, décidément, « Top Chef » duction pour la saison 12... �
C’est là que « Top Chef » reste avant tout n’est pas une cuisine. C’est un show.
En partenariat avec l’émission
un spectacle, scénarisé et ultra-élaboré. Même si la prise de conscience a eu « Les Bonnes Choses »
Des candidats racontent qu’on leur de- lieu, il reste encore du chemin à faire de Caroline Broué
mande de refaire des scènes : l’un d’eux en matière de saisonnalité des produits sur France Culture.
qui était tombé en courant a dû rejouer sa et d’écoresponsabilité. Sans oublier le franceculture.fr

VANITY FAIR MAI 2020 33


VANITÉS VOYAGES

Cave Veuve Clicquot

La compagnie
à Reims.

des bulles 1825. Entre les deux, trente­et­un autres souverains, exception
faite de Napoléon Ier, fouleront le sol de la cathédrale où, en 1974,
Nous avons rêvé, aux premiers jours le groupe allemand d’électro­pop planante Tangerine Dream li­
vrera avec la chanteuse Nico un concert devant 5 000 disciples
du confinement, de retrouver qui feront pipi dans les bénitiers et communieront sexuellement
la liberté de nous échapper. Et nous entre les prie­dieu. L’évènement, impie, reste ancré vif dans la mé­
moire champenoise bien après que le Vatican eut purifié les lieux.
l’aurions fait vers la Champagne, Sinon, de Reims à Épernay via la myriade de villages dissémi­
où tout peut s’oublier avec légèreté. nés entre la Montagne de Reims et la côte des Blancs, le paysage,
ondoyant et paisible, n’est que vignobles et vignerons (16 000
Texte Pierre Léonforte au dernier recensement). Les Champenois vivent, respirent et

L
ne parlent que vin et champagne. Et aussi pâté en croûte : le
a Champagne est, depuis 2015, classée par l’Unesco au patri­ meilleur se trouve chez Laval, fournisseur officiel de Veuve Clic­
moine mondial de l’humanité pour ses coteaux, ses caves et quot. Ici, on mange, on boit et on aime ça. Pas un pays pour
ses maisons de champagne, ce vin divin métabolisé par le les mauviettes ni pour les végans. Les soirs où les bulles lassent
moine Pierre Pérignon (dit « dom Pérignon ») en 1668 dans le un brin, on se rabat sur les vins rouges en biodynamie et sur la
secret de l’abbaye Saint­Pierre d’Hautvillers, dans la Marne. Le bière produite localement en micro­brasserie. Passer un vendredi
don du Dom ne fut pas d’inventer le vin de champagne, apparu soir à La Bouquine, aux portes de Reims, où Mathieu Aubert,
à la fin du XVe siècle, mais de le propulser au rang de royal breu­ patron­producteur des bières La Rémoise et de La Bière des
vage par ses assemblages inédits. Ce travail de perfectionnement sacres, festoie en bonne compagnie. Le gaillard est aussi biker,
le fera connaître jusqu’à Paris, où, dès 1687, le marchand de la comme beaucoup d’autres gaillards festonnant dans le cham­
Maison­Bouche de Louis XIV passera commande régulière, bien pagne de grandes marques, à l’instar du directeur de l’hospitalité
que son vin, « le meilleur du monde », coûtât cinq fois plus cher de Laurent­Perrier. Sillonner les routes des environs à moto est
DENIS BOURGES / TENDANCE FLOUE

que celui de la concurrence – oui, il y en avait déjà une. Monté sur d’ailleurs grisant. En side­car aussi. Ou à bord d’une voiture de
le trône en 1722, Louis XV autorisera six ans plus tard la mise­ collection. Certaines maisons de champagne adorent ça, même
en­bouteille du vin de Champagne, le rendant dès lors « trans­ si chez Krug, le break Rolls­Royce Silver­Shadow qui assurait
portable », donc exportable. La suite est connue. certaines livraisons reste plus au garage qu’il ne parade en ville.
Les rois justement : tous sacrés à Reims, depuis Louis Ier, dit Pour les belles anciennes à quatre roues, rentrer dans les grâces
« le Pieux » ou « le Débonnaire », en 806, jusqu’à Charles X, en de Bruno Paillard, collectionneur averti.

34 VANITY FAIR MAI 2020


De passage à Épernay, itinéraire obligé par l’avenue de Cham-
pagne, surnommée « les champ’ élysées du champagne », au
bord de laquelle se dressent châteaux, manoirs et hôtels par-
ticuliers pour la plupart occupés par les maisons comme Boi-
zel, De Venoge, Michel Gosset, Pol Roger, Moët-Hennessy ou
Perrier-Jouët. On peut même y dormir comme au 25 bis by Le-
clerc-Briant, villégiature chic en ville. Et faire main basse sur les
meilleurs chocolats du monde chez Emmanuel Briet.
La Champagne est aussi un fabuleux jeu de l’oie viticole pour
débusquer les petits producteurs dont les initiés s’arrachent les BOIRE SE PARFUMER
cuvées. Ainsi de Sélosse à Avize, de Benoît Marguet à Ambon- La Bouquine 3, rue des Must Institut / Mme Binder
nay, d’Aurélien Suenen à Cramant ou encore de Pierre Gimmo- Compagnons à Cormontreuil. 15, rue du Cadran
Saint-Pierre à Reims.
net & fils à Cuis. Le coffre chargé à bloc, on ira dormir au Royal Royal Champagne Hotel
Champagne, à Champillon, ou, à Reims, à la Caserne Chanzy, & Spa 9, rue de la République
VISITER
nouvel hôtel aménagé dans une ex-caserne de pompiers face à à Champillon.
royalchampagne.com Villa Demoiselle 56, rue
la cathédrale et à deux pas du café du Palais, adresse historique Henry-Vasnier à Reims.
et familiale où le tout-Reims passe et se presse. Café du Palais vranken-pommery.com
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35
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VANITÉS CHRONIQUE

Lettre de ma chambre par Pauline Klein


« J’écris avec l’inconnu
devant moi »
Aux premiers jours du confinement,
l’écrivaine nous a envoyé une missive
d’une maison de famille étrangement retrouvée.

J
eudi 19 mars. J’écris sans savoir où je serai lorsque cette suis brutalement extraite, je rentre dans la chambre « d’invitée »
chronique sera publiée. Je ne sais pas quoi faire de ce jour qui sera désormais la mienne. Le matin, je frappe à la porte avant
de mai 2020 à venir, bientôt, jamais. J’écris de la maison d’entrer dans la maison principale, je salue mes enfants comme
de famille du père de mes enfants dont je suis aujourd’hui une voisine, comme une maîtresse d’école venue faire cours, je
séparée. Je suis assise sur le sol de ma chambre, devant mon or- débarrasse la table puis je retourne à mon tabouret rembourré.
dinateur qui tangue, posé sur un tabouret rembourré devant un Je suis incapable de me figurer le temps qui passe : je suis à la
mur recouvert de fleurs. Je tiens dans ma main une cigarette sur fois la petite fille enfermée qui rêvait de cette vie de famille, la
laquelle je n’ose pas tirer, par peur d’insuffisance respiratoire. femme révoltée quittant le foyer du jour au lendemain et une sorte
J’écris sans savoir ou les autres, ceux qui liront peut-être ces mots, de patiente pas tout à fait assez vieille pour faire partie des per-
seront lorsque le magazine sortira. J’écris avec l’inconnu devant sonnes à risque. On nous dit de lire. De profiter de l’instant, de
moi, comme disait René Char, mais sans que la moindre poésie, ces moments en famille. Jamais je ne me suis sentie aussi étran-
le moindre romantisme contenus dans cette citation n’aient lieu. gère à moi-même. Jamais je n’ai eu aussi peu envie de lire ou de
J’écris pour, peut-être, faire de ce moment autre chose que profiter de quoi que ce soit. Car c’est un isolement, une solitude
ce qu’il est. Un mensonge sur ce qu’on nous promet qu’il pour- sans résonance. Un segment d’espace et de temps qui ne renvoie
rait contenir, de sens, de retour à une prétendue authenticité que à rien. C’est un retour dans le passé qu’on n’avait pas demandé,
tous ne peuvent pas se permettre. Je suis partie m’installer dans une projection dans l’avenir à laquelle je ne suis pas préparée.
la maison de campagne du père de mes enfants, pour que nous C’est une exigence théorique qui ne mène à rien d’autre qu’à une
puissions chacun rester près d’eux si nous devions être confinés attente silencieuse. Je n’arrive pas à jouer aux apéros sur House-
trop longtemps. « Confiné », c’est notre nouveau mot. Mes en- party, je n’y crois pas. Je ne supporte pas d’être incapable d’an-
fants, qui ne sont pourtant pas grands et leurs cousins qui le sont ticiper la suite des événements, de ne pas posséder le remède.
encore moins, répètent qu’ils s’en foutent, du conora, qu’ils ai- Alors je nous imagine tous, comme un peuple silencieux et
ment le confinement. Ce mot étrange, que nous ne disions ja- invisible, sommés de rester figés dans des présents tous plus diffé-
mais, est venu s’inscrire dans le vocabulaire d’apprentissage de rents les uns des autres. Mon passé est disloqué dans ces meubles
base. La dernière fois que j’ai mis les pieds dans cette maison, rustiques et ces rideaux à fleurs. À mon départ, j’ai laissé un
c’était il y a quatre ans. Avec les mêmes personnes, belles-sœurs homme que j’aime, sans qui je ne peux rien écrire. Alors, pour
et beaux-frères, et mari à l’époque. Les arbres ont un peu poussé, m’élever un peu, je lui écris d’ici. Je veux lui dire qu’il ne s’in-
mais pas tant que ça. Tout me paraît étonnamment statique. quiète pas, que je partirai à nouveau de cette vie, un jour. Je ne
Tout comme la situation intérieure de la maison. J’ai le senti- sais pas où nous serons lui et moi lorsque ces mots seront publiés.
ment d’avoir poussé la porte d’une vie d’avant, d’y errer comme Mais je lui promets de nous inventer à tous les deux, depuis ces
dans un rêve, de marcher sur les traces encore fraîches d’un autre segments morcelés de présent, un passé commun.
PASCAL ITO

temps. Le soir, je quitte les scènes de vie quotidienne dont je me La Figurante de Pauline Klein (Flammarion).

VANITY FAIR MAI 2020 37


VANITÉS CHRONIQUE

Lettre de tournée (détournée)


par Nora Hamzawi
Le temps retrouvé
La comédienne raconte son spectacle
arrêté net par l’épidémie. Et la vie
qui reste à réinventer... chez soi.

Prendre conscience des minutes, des considérer autrement qu’en m’affalant


heures, du silence, me rappelle les jour- sur mon lit pour débriefer de la journée,
nées d’été de mon enfance, quand chaque ce n’est plus le lieu où je résume ma vie,
jour se ressemblait, que les amis étaient mais mon propre lieu de vie. Ça se passe

I
tous partis, que je n’avais pas l’indépen- là-bas maintenant. Là-bas et dans ma cui-
l y a eu le rythme effréné de la dance pour faire quoi que ce soit, hormis sine aussi, parce qu’il faut dire que je cui-
tournée, les trains, les correspon- attendre dans ma chambre. sine beaucoup.
dances, les trajets en voiture pen- D’ailleurs, j’ai recommencé à consi- Je me surprends à éplucher des lé-
dant les grèves, les hôtels, les salles dérer ma chambre. Alors que c’était de- gumes frénétiquement, avant même de
dans le Sud, dans le Nord, à l’est, à l’ouest, venu un lieu de transit, où je posais des savoir ce que je compte cuisiner, comme
rentrer chez soi et repartir le lendemain, choses entre deux voyages, deux sorties, pour me faire croire que je suis occupée,
rejouer, le trac, les coulisses, les siestes en deux rendez-vous, elle est redevenue une par peur sûrement d’affronter le vide. Je
loges, les plateaux-repas parce qu’il n’y a pièce à part entière. Je recommence à la passe d’un plat à l’autre, je lave des poêles,
pas de restau ouvert après 22 heures, les
brasseries ouvertes jusqu’à minuit, les in-
somnies devant la télé, les petits déj au lit,
le club sandwich du room service, la lite-
rie pas possible, le torticolis du train, le
croque-monsieur SNCF, Chante France
sur l’autoroute, les chips industrielles en
loges, les magazines du Relay, les rafales
de vent qui font trembler les vitres de l’hô-
tel, la photo du public après le spectacle, le
contrôleur qui demande un selfie, le chauf-
feur de taxi gare de Lyon qui en a marre
des travaux, les embouteillages, retrouver
son lit pour vingt-quatre heures, repartir 2
pour plusieurs jours et puis plus rien.
Comme si le train s’était arrêté en
pleine voie, « pour votre sécurité, ne ten-
tez pas d’ouvrir les portes », sauf que la
voie, c’est chez nous. Pour l’instant les
portes sont fermées, le train n’est pas re-
parti. On ne va pas tenter de les ouvrir.
La temporalité a changé d’un seul
coup. On a vu notre propre film passer 1
d’avance rapide à pause, tout en se deman-
dant bien à quelle époque il se situe.
Parfois on a l’impression d’être dans
un terrifiant film de science-fiction et par-
fois on se dit que c’est peut-être un retour
1. La grande sortie, mettre de belles
à l’essentiel, qu’on avait peut-être oublié chaussures pour chercher le courrier.
NORA HAMZAWI

de respirer, de se poser, de retrouver le 2. Le bol de coquillettes au fromage,


temps long, avec derrière ça un fantasme toujours réconfortant.
de vie radical à la famille Ingalls. 3. Mes cookies de real housewife. 3

38 VANITY FAIR mAI 2020


je range des casseroles, je m’agite sans
arrêt entre l’évier et la planche à décou-
per. À chaque fois que j’ai terminé un plat,
une petite angoisse qui monte, j’ai peur
qu’on n’ait plus de légumes, pas par peur
de manquer de bouffe, mais par peur de
manquer de contraintes.
Avant-hier, ça a fini par se produire, à
force de faire des soupes à tout, j’ai épuisé
le stock de légumes, et avant d’en racheter,
j’ai décidé de me mettre au ménage. Mes
voisins d’en face me regardent laver mes
vitres et je sais qu’ils se disent : « Voilà une
folle qui désinfecte tout ce qui passe »,
alors qu’en réalité la folle cherche juste à
combler le vide.
L’autre soir, mon amoureux qui m’a
vue transpirante en train d’essayer de re-
tirer au Cif une tache sur le sol qui existe
depuis 2011, m’a proposé de me détendre,
de prendre le temps pour qu’au moins on
en profite un peu. J’ai accepté mais j’ai
eu peur. Pourquoi se poser ? Profiter de
quoi ? Et si on n’arrivait pas à se détendre ?
Et si en fait on n’avait rien à se dire ?
J’ai eu peur de moi sans le reste, sans
l’agitation, sans les spectacles, sans la vie
à côté et les bêtises à raconter.
On a dîné avec notre enfant puisque
maintenant on a le temps et que l’école, 4
c’est la maison, que la maîtresse, c’est moi
4. Je pars faire 7. Virus, ça ne fait
et l’Atsem, un doudou. les courses presque pas de points.
Je leur ai servi ma ratatouille, mes len- avec mon attestation. 8. Une recette
tilles, ma soupe, mon tajine, mon chili sin 5. Le chat confiné. de ma mère, la soupe
carne, mes chèvres chauds, ma tarte à la 6. L’école de lentilles aux blettes.
tomate et mes fèves au citron, ce n’était à la maison : je suis
plus un repas mais un banquet. C’était le la maîtresse,
et doudou l’Atsem.
temps qui avait transformé les choses. Et,
petit à petit, il transformait notre couple
en famille et notre appartement en foyer. �

6 5

VANITY FAIR mAI 2020 39


VANITÉS CHRONIQUE

Lettre du Brexit par JD Beauvallet


James débandade
Où notre correspondant
au Royaume-Uni constate
que le coronavirus est sur
le point de venir à bout
du flegme britannique.

C’est aussi le sauve-qui-peut chez celui qui, si souvent,


sauva le royaume de sa plus grande menace : le changement.
L’agent 007, véritable joyau de la couronne, avait jusqu’ici épar-
gné sa nation du terrorisme, du vaudou, du KGB, du Smersh ou
du Spectre. Mais là, son habituel remède de cheval – une vodka
martini shaken not stirred – n’a rien pu faire contre la menace

A
extérieure : pour cause de conoravirus, la sortie de Mourir peut
u Royaume-Désuni du post-Brexit, c’est la débandade attendre est repoussée au mois de novembre. Du coup, privée
dans l’establishment, la grande frousse avant la ré- de ce garde-fou, de ce rempart, la nation est désemparée et ou-
volution. La révolution reste, pour les Anglais, cette blie son légendaire flegme. Dans un supermarché de la City,
étrange maladie exotique, que les Beatles avaient en- on a ainsi vu des financiers en venir aux mains, pour un paquet
rayée, ou au moins repoussée d’un demi-siècle, avec leur chanson de neuf rouleaux de papier toilette et deux boîtes de haricots
Revolution. La noblesse rase les murs, parle peuple, mais l’ac- en sauce sucrée. Les derniers en rayon, exhibés par le mâle do-
cent reste une marque de naissance bien compliquée à gommer. minant comme des trophées de safari. La dernière fois qu’on
Ainsi le premier ministre Boris Johnson joue-t-il au man next avait vu telle sauvage compé­ti­tion dans une échoppe du quartier,
door, celui qui ennuie à mourir ses voisins de comptoir au pub c’était chez le concessionnaire Ferrari le jour de la distribution
du coin avec ses rodomontades et ses demi-vérités scientifiques. des bonus. Pour une société à ce point régie par les rituels, le

GETTY IMAGES
Pour un peu, devisant chaque soir en dérangeante bonhomie du glissement des repères est juste too much. My name is Bond ?
coronavirus à la télé avec ses anciens collègues journalistes, il en My name is débandade plutôt. �
serait presque réduit à crâner qu’« il connaît une personne dont
la cousine travaille pour le gouvernement ». « BoJo », comme Harry de Saxe-Cobourg-Gotha,
l’appellent encore avec affection quelques nostalgiques d’un em- contraint de gagner sa vie ? By Jove !
pire dilué, a été éduqué à la chaîne aristo dans le collège très privé
d’Eton, où il signait le registre de son vrai nom : Alexander Boris
de Pfeffel Johnson. C’est à lui, à ses bons amis encombrants,
à ses indécisions, à ses errements qu’appartiennent les lourdes
décisions concernant la gestion de crise sanitaire. Il tente d’en-
dosser le costume de Churchill, son idole. Mais les chaussures
sont trop grandes pour lui, comme un clown. Un clown aux re-
gards désemparés, qui joue à la roulette russe avec son peuple,
à balles réelles.
Ainsi aussi l’ex-couple princier Meghan-Harry qui a choisi
de s’auto-brexiter hors-royaume, de fuir ses responsabilités et
honneurs courtisans pour rentrer dans le rang que le prince n’a
jamais connu. Harry de Saxe-Cobourg-Gotha devra ainsi se dé-
placer sans le soutien des forces spéciales et sera même contraint
de gagner sa vie – by Jove ! Alors que la Easy Jet-set qui, avant la
fermeture des frontières, ne rêvait que de surclassement – dans
l’avion, à l’hôtel, dans la vie –, la vraie jet-set, elle, fantasme sur
le sous-classement, avec une vision du peuple, du populaire bien
déformée par des années d’œillères, de désintérêt.

40 VANITY FAIR mai 2020


DAS Galaxy Z Flip = 0,369 W/kg. Le DAS (débit d’absorption spécifique des appareils mobiles) quantifie le niveau d’exposition maximal de
l’utilisateur aux ondes électromagnétiques. La réglementation française impose que le DAS ne dépasse pas 2W/Kg pour une utilisation à
l’oreille. L’utilisation d’un kit mains libres est recommandée. Image d’écran simulée. Visuel non contractuel. Samsung Electronics France
– CS2003 – 1 rue Fructidor – 93484 Saint-Ouen Cedex. RCS Bobigny 334 367 497. SAS au capital de 27 000 000 €.
DAS Galaxy Z Flip = 0,369 W/kg. Le DAS (débit d’absorption spécifique des appareils mobiles) quantifie le niveau d’exposition maximal de
l’utilisateur aux ondes électromagnétiques. La réglementation française impose que le DAS ne dépasse pas 2W/Kg pour une utilisation à
l’oreille. L’utilisation d’un kit mains libres est recommandée. Image d’écran simulée. Visuel non contractuel. Samsung Electronics France
– CS2003 – 1 rue Fructidor – 93484 Saint-Ouen Cedex. RCS Bobigny 334 367 497. SAS au capital de 27 000 000 €.
EN COUVERTURE

IVAN ABREU/SOPA IMAGES/LIGHTROCKET/GETTY IMAGES

NEON BOY
À Causeway Bay,
cœur commerçant
dynamique de Hong
Kong, le 21 mars.

44 VANITY FAIR MAI 2020


BRUITS
DE
CHINE
On croyait que l’insolente croissance
économique du pays avait détourné
sa population de la politique.
Jiayang Fan a pourtant pu constater
que l’épidémie a réveillé le besoin
de changement de la jeune génération.

VANITY FAIR MAI 2020 45


L
une chaîne publique sur WeChat, un réseau social central en
Chine où chacun peut suivre les comptes qu’il souhaite, même
s’il se sait surveillé de près. Le but de Wu et de ses camarades,
c’est de montrer les effets du virus sur les individus et la so­
ciété. Sur l’équivalent local de Twitter, Weibo, ils écrivent à des
concitoyens et leur proposent des interviews par téléphone.
Les articles sont publiés tous les deux jours. Les millennials
chinois ont grandi à une époque prospère mais toujours plus
répressive, dominée par l’autoritarisme de Xi Jinping. Ils ne
se sont jamais beaucoup fait remarquer par leur insoumission
ni par leur sens des responsabilités sociales. Mais le malaise
provoqué par le Covid­19 est si profond qu’ils sont aujourd’hui
nombreux, comme Wu et ses amis, à repenser leur rôle dans
la société et à reconsidérer sa structure même.
L’une des premières personnes interviewées par Wu s’ap­
pelle Weng Wen. Comme elle, il a la trentaine. Originaire
de Wuhan, il travaillait à Pékin lorsque le virus a atteint sa
ville natale, où vit encore son père de 61 ans qui est tombé
malade avant la mise en quarantaine. Lorsque Weng Wen
a appris la nouvelle et qu’il a voulu le rejoindre, le confine­
ment était déjà déclaré. Le père vivait avec sa propre mère
de 83 ans. Livrée à elle­même, celle­ci a commencé à avoir

KEVIN FRAYER/GETTY IMAGES


e 21 jan­ de la fièvre et à tousser. Elle était incapable de se rendre à
vier, Wu Meifen se trouve à son bureau, dans la petite ville de l’hôpital par ses propres moyens et le service d’ambulance
Zhanjiang, au sud de la Chine. Le Nouvel An lunaire approche était déjà saturé. Paniqué, Weng a écrit à un responsable
et elle doit partir le soir même chez ses parents. Elle n’a pas local sur WeChat, mais celui­ci l’a bloqué. « Ma grand­mère
regardé son téléphone de la journée. C’est en sortant du travail
qu’elle apprend qu’une nouvelle forme de coronavirus vient
d’apparaître et que l’épidémie s’annonce dévastatrice malgré
les déclarations du gouvernement qui, quelques semaines plus
tôt, a prétendu en maîtriser la diffusion. La menace est bien
réelle, tout le pays peut être infecté. Wuhan a beau se trouver
à plus de mille kilomètres de là, Wu Meifen constate déjà, en
prenant la route vers la maison de ses parents, que les rues
de sa ville sont inhabituellement calmes et que la plupart des
magasins ont fermé.
Une semaine plus tard, nous prenons contact avec Wu
Meifen par un ami commun en Chine. La jeune femme de
30 ans semble encore sous le choc des vidéos publiées par des
victimes de l’épidémie vite baptisée Covid­19. Mais elle nous
fait aussi remarquer que même si le virus qui le provoque, le
Sras­cov­2, isole les concitoyens, il semble libérer leur parole.
Le relatif anonymat offert par Internet, conjugué à l’extrême
urgence de la situation, encouragerait les Chinois à sortir de
leur traditionnelle réserve. Wu nous dit n’avoir jamais assisté
à un tel déballage : hommes et femmes se mettent soudain à
parler en détail de leurs existences ravagées, expriment leurs
doléances, réclament de l’aide... « Nous n’avons pas du tout
l’habitude d’exposer nos fragilités. Alors si nous le faisons au­
jourd’hui, c’est que nous sommes vraiment désespérés. »
La plupart des habitants du pays cherchent surtout des
infor mations médicales. Les kits de test sont en nombre li­
mité et les lits d’hôpitaux viennent vite à manquer, même
pour les plus malades. « Au début, je me sentais tellement
impuissante, tellement inutile que ça me faisait mal, assure
Wu. C’était comme voir une vidéo de quelqu’un se noyer en
direct et pouvoir seulement cliquer sur “j’aime”. » Formée DISTANCE SOCIALE
au journalisme et au documentaire, passionnée d’histoires Dans un restaurant
« humaines » (« parce qu’elles nous révèlent notre façon de de Pékin, le 22 mars.
vivre au quotidien », dit­elle), Wu lance alors avec des amis

46
a eu son premier emploi à l’âge de 12 ans, dans une usine par leur impuissance. Heureusement, lorsqu’on leur donne la
d’État. Elle n’a jamais eu peur de la mort. Mais le gou­ possibilité de raconter ce qui leur arrive, ils reprennent un peu
vernement doit prendre soin d’elle. C’est une question de espoir. » Wu évoque ainsi le père de Weng, auquel elle a appris
santé publique. Le pays doit prendre ses responsabilités. » à réaliser des vidéos avec son téléphone pour rendre compte
En quelques semaines, Wu s’est entretenue avec plus d’une de son quotidien à l’hôpital. Le jour où celui­ci lui a envoyé son
trentaine de personnes. Parmi elles, un photographe est tombé premier petit film, elle a pu entendre la joie et la fierté dans le
malade en même temps que ses parents et s’est fait hospitali­ ton de sa voix. « L’effort en valait la chandelle », sourit­elle.
ser avec eux. Pour beaucoup d’autres, la seule quête de soins Wu précise qu’elle voyait une différence notable entre
a paru si infernale qu’elle les a fait craquer nerveusement. l’épidémie et les problèmes politiques. Elle utilise un réseau
« C’est là que j’ai compris qu’il y a un moment où il faut ces­ privé (VPN) pour contourner la grande muraille numérique
chinoise qui bloque l’accès aux médias occiden­
« C’était comme voir une vidéo taux, ainsi qu’à Facebook et à Twitter. Cela ne
l’empêche pas de nous dire que, selon elle, son
de quelqu’un se noyer pays va mieux depuis l’arrivée de Xi Jinping à la
tête du parti communiste chinois. Si elle ne s’est
en direct et pouvoir seulement jamais intéressée de près à la politique – il vaut
mieux, de toute façon, éviter le sujet, que ce soit
cliquer sur “j’aime”. » en ligne ou dans la vie sous peine d’être consi­
déré comme un traître au moindre mot de tra­
WU MEIFEN vers –, elle estime qu’il existe aujourd’hui une
vraie rupture de confiance entre le pouvoir et
ser de dire aux malades des choses du genre : “Allez, on ne la population. Elle raconte, par exemple, qu’en février, elle
se décourage pas ! On continue à se battre !” Quand les gens a rencontré une jeune femme qui envisageait d’émigrer tant
sont dans un état aussi grave, qu’ils n’ont plus d’énergie pour ses proches ont été négligés par le système de santé chinois.
livrer bataille, ils n’ont rien d’autre à faire que de supporter « Dans sa voix, on entendait la peine et la rage. Je lui ai de­
ce qui leur arrive. Ils sont aussi épuisés par leur maladie que mandé comment je pouvais l’aider et elle m’a dit qu’elle al­
lait réfléchir. Je l’ai rappelée quelques jours plus tard pour
prendre de ses nouvelles, mais, cette fois­ci, elle avait l’air
très méfiante. Elle pensait que je lui tendais un piège, que je
voulais la pousser à dire du mal du gouvernement pour, en­
suite, la dénoncer. »
Le régime en place a aussi affaibli les institutions de la so­
ciété civile. La Croix­Rouge chinoise, un organisme sans lien
direct avec le Comité international de la Croix­Rouge, est es­
sentiellement financée et contrôlée par le gouvernement. Ré­
putée corrompue et incompétente, elle s’est illustrée depuis le
début de l’épidémie en « oubliant » de distribuer du matériel
médical issu de dons privés qui attendait dans ses entrepôts.
Du côté des entreprises ou des associations, les levées de fonds
reste fastidieuses : il faut présenter un dossier au ministère des
affaires intérieures pour obtenir les autorisations ad hoc et
cela prend un temps fou, alors que, pendant ce temps­là, la
crise sanitaire se propage à toute vitesse.

Propagande en temps réel

N
ous avons récemment discuté sur la messagerie chif­
frée Signal avec une documentariste de 30 ans, installé
à Xiamen dans le sud du pays, et qui souhaite rester
anonyme. « Je ne suis jamais allée à Wuhan et je ne connais
personne qui y habite, dit­elle, mais je ne peux pas rester là
sans rien faire ! » Elle a donc pris contact avec quatre per­
sonnes de son âge, un peu partout en Chine, afin d’inciter les
particuliers à donner de l’argent pour acheter des masques, du
gel hydroalcoolique, des combinaisons, des gants stérilisés et
même du riz. La cagnotte s’est élevée à 60 000 euros environ et
les marchandises ont été expédiées à Wuhan. « L’expédition a
été entièrement coordonnée avec des applications chiffrées »,
raconte­t­elle. Tout s’est fait sous le manteau. Chaque interve­
nant a agi incognito, comme dans un réseau de trafic de drogue.

47
La documentariste a aussi décidé de changer l’orientation gouvernement décide d’alléger les obstacles qui empêchent les
de son travail. Elle qui, jusqu’alors, s’était résignée à ne tour­ jeunes de s’engager dans des initiatives citoyennes. »
ner que des films animaliers pour éviter la censure, s’est ré­ Une auteure et journaliste de Wuhan, Fang Fang, a évo­
cemment souvenue d’un entretien mené, lors de ses études, qué cette question dans une série de billets intitulée « Journal
avec un vétéran de la Seconde Guerre mondiale (1937­1945 en d’une ville en confinement ». Le 9 février, elle écrivait ainsi :
Chine). À cet homme de 96 ans, elle avait demandé pourquoi « Chers censeurs d’Internet, il y a des choses que vous devriez
il avait pris tant de risques à son époque. « C’est ce qu’on doit laisser dire publiquement aux natifs de Wuhan. Cela nous met­
faire quand on est jeune, avait­il répondu. Si la jeunesse ne se tra du baume au cœur de pouvoir les exprimer. Nous sommes
bouge pas, qui va faire changer la société ? » Ses ambitions à confinés depuis plus de dix jours. Nous avons assisté à tant de
elle sont certes plus modestes : « Je ne cherche pas à changer tragédies... Si nous ne pouvons même pas nous permettre de
la société ni à obtenir la justice coûte que coûte. Je veux juste prononcer quelques mots parce que nous sommes exaspérés,
envoyer du matériel à celles et ceux qui en ont besoin. Et gar­ endeuillés ou pour réfléchir à la situation, nous allons sans
der l’anonymat afin de ne pas finir en prison. » aucun doute tous devenir fous. » Un instant, on a cru que l’in­
Même son de cloche du côté d’un employé de bureau tren­ ternet chinois allait en effet bel et bien devenir fou. Un nombre
tenaire de Shanghai, du nom de Leo. Selon lui, le parti exerce sans précédent de voix – et pas seulement celles d’intellectuels
une telle pression sur les citoyens pour que rien ne change ou de dissidents – s’est mis à crier en ligne sa colère ou sa dou­
(avec l’aide récente des technologies de surveillance généra­ leur, en apprenant que le Covid­19 avait terrassé, le 7 février, un
lisées) que l’on voit mal comment le peuple pourrait se soule­ médecin de 33 ans, Li Wenliang, qui avait dû publiquement re­
ver ou même réclamer massivement un changement social. connaître le crime d’avoir alerté ses collègues de l’école de mé­
D’après lui, les noms des dissidents chinois sont peu connus decine que le virus arrivait. Deux heures après sa mort, le hash-
des habitants, même celui de feu Liu Xiaobo, pourtant prix tag #WeWantFreedomOfSpeech se retrouvait en tendance sur
Nobel de la paix. L’incroyable croissance économique du Weibo, avant d’être aussitôt effacé. Les comptes d’intellectuels
pays depuis deux décennies a­t­elle détourné sa génération influents et leurs publications ont également été supprimés.
de l’intérêt pour la politique ? « L’espace est très étroit pour La propagande du parti réécrivait l’histoire en temps réel.
quiconque souhaite s’investir dans la vie civile, juge Leo. La Les gens auraient désormais peur de faire le bien, indique
crise du Covid­19 ne changera rien à la situation, sauf si le la documentariste anonyme de Xiamen. « On ne devrait pas

CONFESSIONS
D’UN MASQUE
Dans un bus à Hong
Kong, le 21 mars.

48 VANITY FAIR MAI 2020


craindre d’être condamné pour crime lorsqu’on donne des constamment foulé et imprimé des semelles des uns et des
masques et du gel à un hôpital. Les médecins qui nous aver­ autres. » De même, la faculté pour une nation de se souvenir
tissent de l’existence d’un virus mortel ne devraient pas être collectivement de son passé détermine sa liberté de saisir ce
forcés de faire leur autocritique. » La jeune femme hésite. qu’elle vit au présent. Lors d’une conférence intitulée « Ne de­
« J’en viens à me demander si je vis encore dans un pays civi­ venons pas des rescapés sans mémoire », Yan a sonné l’alarme :
lisé. » Quelques jours plus tard, elle nous informe que la po­ si l’on nous prive des témoignages comme celui du journal de
lice locale l’a invitée à « prendre le thé » – un euphémisme dé­ Fang Fang, comment saurons­nous ce qui est réellement arrivé
signant un interrogatoire. Ses messages WeChat avaient été lors de l’épidémie ? Notre compréhension d’une crise nous aide
interceptés et on l’a sommée de cesser de répondre aux mes­ à nous protéger de la prochaine. Or, si les gens ne peuvent ni
sages d’un réalisateur américain qui, depuis quelque temps, exprimer ni graver leurs souffrances actuelles, comment pour­
dialoguait avec elle. ront­ils se défendre contre un retour de ces tragédies ?
La réaction des Chinois semble en tout cas avoir agacé le
« Rescapés sans mémoire » système. Début mars, les autorités de cybersécurité du pays
ont annoncé la mise en place d’un nouveau programme de ré­

Y
an Lianke, romancier et critique, nous a confié de son gulations sur le contrôle de l’« écosystème de l’information en
côté que l’expérience de la propagation du virus ressem­ ligne ». Ces règles aussi vagues que sévères censurent par prin­
blait à une sombre fable chinoise. Il aurait pu ajouter que cipe tout contenu jugé « négatif ». Une semaine plus tard, on
tout cela rappelait ses propres romans, qui parodient souvent la apprenait que Xu Zhiyong, un militant qui a publié un texte
tendance gouvernementale à fabriquer des récits afin de soute­ exigeant la démission de Xi, était emprisonné dans un centre
nir le projet politique du parti. Quand Xi Jinping est arrivé en de détention secret depuis le 15 février et qu’il encourait une
poste en 2012, il a développé son programme autour de l’idée peine de quinze ans de prison pour « incitation à la subversion
d’une « cure de jouvence » nationale, en exhortant les jeunes du pouvoir d’État ». Le mardi suivant, le ministère chinois des
affaires étrangères annonçait qu’il expulsait les
« Je ne cherche pas à changer correspondants américains du New York Times,
du Wall Street Journal et du Washington Post.
la société. Je veux juste « Nous rejetons leurs préjugés contre la Chine,
les fake news que ces journaux diffusent sous le
envoyer du matériel à celles prétexte de la liberté de la presse et leurs infrac­
tions à la déontologie journalistique, a déclaré
et ceux qui en ont besoin. un porte­parole. Nous appelons l’ensemble des
médias étrangers à jouer un rôle positif dans la
Et garder l’anonymat compréhension mutuelle entre la Chine et le reste
du monde. »

afin de ne pas finir en prison. » Pour les jeunes Chinois, il n’existe peut­être
pas de meilleure occasion que ces temps de crise
UNE DOCUMENTARISTE DE XIAMEN pour « intégrer leur conception d’eux­mêmes »
aux objectifs de la nation, comme les y a encou­
Chinois à « rêver et à travailler dur pour accomplir leurs rêves ragés Xi. Mais comment une société qui n’a pas confiance en
et contribuer à revitaliser la nation ». En 2019, une application ses dirigeants peut­elle accomplir de si hautes ambitions ? In­
appelée Study Xi, Strong Nation, censée enseigner à la géné­ ternet a certes permis à Wu Meifen ou à la documentariste de
ration technophile les grands lignes de la politique du parti et Xiamen de créer leurs propres formes de société civile. Mais
surveiller leur fidélité à celui­ci, a été lancée. En mai, Xi, dont le web est aussi un piège. Le mesures extrêmes prises par les
la fille appartient à cette classe d’âge, a encouragé les jeunes à autorités dans leur gestion du virus correspondent aussi à la
intégrer « leurs étroites conceptions d’eux­mêmes à une vision stratégie du parti pour maîtriser le récit national. La question,
plus large de notre nation ». Yan Lianke a été, voici plusieurs pour cette génération, est de savoir si la crise renforcera ces
décennies, un des principaux auteurs de la propagande de l’ar­ pratiques et de reconsidérer la relation entre la conscience so­
mée chinoise. « La meilleure preuve du contrôle total exercé ciale et la volonté politique.
par le gouvernement sur les individus, c’est la gratitude expri­ Aujourd’hui, Wu a publié plus d’une dizaine d’articles. La
mée par ces derniers à son égard », explique­t­il aujourd’hui. plupart sont effrayants. « Mon rédacteur en chef me dit parfois
Le 5 mars 2020, le gouvernement a annoncé qu’il considérait qu’ils sont trop répétitifs et qu’on ne peut pas tous les mettre
Li Wenliang comme « l’un des modèles, dans le corps médical, en ligne. » Elle comprend ce point de vue, mais estime qu’il
IVAN ABREU/SOPA IMAGES/LIGHTROCKET/GETTY IMAGES

de la lutte contre le coronavirus ». Pour Yan, « cette coopta­ est essentiel pour elle de les écrire. « Je vais tous les conserver
tion posthume est une manière de calmer les esprits et de se précieusement », affirme­t­elle. Elle nous a envoyé un passage
dédouaner de toute responsabilité en cas d’enquête sur les cir­ de la conférence de Yan : « Dans le cours incessant du temps
constances de sa mort ». qui passe, les souvenirs individuels peuvent ressembler à des
Un autre symptôme de ce mal, c’est l’amnésie, qui peut se écumes ou à des embruns. » Elle ajoute, elle­même : « Mais
montrer particulièrement dangereuse en Chine. « Notre ca­ sans eux, il n’y aurait ni vagues, ni eau, ni rien de tout ce qui
pacité à nous rappeler exactement comment les choses se sont nous rend reconnaissables. » �
passées, c’est ce qui fait de nous des êtres humains, dit Yan. © The New Yorker, 2020.
C’est ce qui nous distingue du sol sur lequel nous marchons, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Étienne Menu.

VANITY FAIR MAI 2020 49


EN COUVERTURE

CRÉPUSCULE DU BOULEVARD
Les studios Warner Bros,
fermés le 22 mars. En haut,
un Joker marche sur
Hollywood Boulevard désert,
une heure avant l’ordre
de fermer tous les commerces
non-essentiels, le 19 mars.

50 VANITY FAIR mAI 2020


HOLLY
WOOD
Le 15 mars,
en un décret,
Los Angeles a fermé
ses cinémas.

SHUT
Puis le monde entier,
frappé de virus, a vu
ses salles s’éteindre.

DOWN
Jacky Goldberg
raconte ces quelques
jours de contagion
qui ont fait vaciller
l’usine à rêves.

I
l est minuit passé, le dimanche 15 mars, lorsque, tan- la « première erreur stratégique du virus », on a déjà tous la
dis que je sors d’une séance tardive de L’Homme boule au ventre. Le même jour, l’OMS classifie officiellement
invisible, une notification tombe sur mon téléphone : le Covid-19 comme pandémie, et Donald Trump fait son pre-
le maire de Los Angeles, Eric Garcetti, vient de mier discours de crise. Lequel aura pour seul effet de provo-
décréter la fermeture des bars, restaurants, salles quer une panique sur les marchés financiers et dans tous les
de concert et de cinéma. Avec effet immédiat. Seul supermarchés du pays, assaillis par des hordes d’individus en
sur le parvis kitsch du Grauman’s Chinese Theatre quête de papier toilette, aussi avides que des chercheurs d’or
– il n’y avait déjà plus grand monde pour se risquer en Californie vers 1850. Chacun comprend que la situation est
dans les salles –, je me retourne vers le plus célèbre cinéma de catastrophique, qu’elle est là pour durer, et que tout le monde
la ville et comprends que ce sera sa dernière séance avant long- n’aura pas la chance d’être bien accompagné dans cette galère.
temps. « Et le rideau sur l’écran est tombé », comme chantait À ce titre, Los Angeles n’est pas la ville la plus mal lotie :
l’autre. son maire prend très vite des mesures de confinement, qu’il
La surprise n’est, à vrai dire, pas totale. Depuis quinze jours ne peut toutefois s’empêcher d’enrober de miel discursif et de
déjà, les mauvaises nouvelles se succédaient, avec quelques hashtags rassurants, tels que #LALove – il y a quelque chose
jours de retard sur l’Europe, elle-même à la traîne de quelques de parfaitement ridicule, en même temps qu’émouvant, dans
semaines sur l’Asie. Pour n’évoquer que le cinéma : annulation cette emphase. Contraste frappant avec la France où l’on parle
du festival d’Austin, South by Southwest (rapidement suivie de guerre ; mais contraste aussi, et surtout, avec les discours
AUDE GUERRUCCI/REDUX-REA ; XAVIER COLLIN/IMAGE PRESS AGENCY/NURPHOTO

par celle du festival de Cannes), tournages suspendus à la pelle présidentiels, qui nient l’évidence. Ici, c’est plutôt un défi que
(Mission Impossible 7, The Matrix 4, The Batman...), sorties de l’on évoque avec lyrisme, un défi que nous allons tous surmon-
blockbusters repoussées (d’abord James Bond, puis Mulan, ter, ensemble, en s’aimant les uns les autres, en aimant notre
Black Widow, Fast & Furious 9, Wonder Woman 1984 et bientôt ville... À Hollywood, il fallait que le maire fût hollywoodien.
tout ce qui était programmé avant mai, voire juin)... C’est toute La dernière fois que l’industrie du divertissement s’est arrê-
l’industrie du cinéma qui, en quelques jours, s’est tue. tée, c’était fin 2007, début 2008, à cause de la grève des scé-
Lorsque Gwyneth Paltrow, le 25 février, se prenait en photo naristes. « Cela n’avait strictement rien à voir. La grève eut
sur Instagram, un masque sur le visage, avec pour légende « J’ai surtout un effet sur les tournages de séries télés, mais les gens
déjà été dans ce film. Restez en sécurité » (faisant référence au continuèrent d’aller en salle », se souvient Babacar Diene, pro-
long-métrage prémonitoire de Steven Soderbergh, Contagion), ducteur exécutif à Voltage Pictures : « La situation actuelle est
on en riait encore de bon cœur avec elle. Mais lorsque Tom inédite et cataclysmique. » À Los Angeles, le cinéma et la télé-
Hanks, le 11 mars, est la première star à révéler sa contami- vision emploient entre 220 000 et 250 000 personnes. Dans le
nation sur Twitter, bien qu’on s’amuse sur le réseau social de quotidien local Los Angeles Times, un analyste économique

VANITY FAIR mAI 2020 51


estime que la moitié, dans le meilleur des cas, sera affectée par salle le 3 avril. Ne pouvant plus rien produire dans l’immédiat,
le shutdown (l’arrêt). la firme au logo rouge dépense des fortunes en acquisitions
Les premiers touchés sont les techniciens de plateau et les pe- pour alimenter son flux vorace.
tits acteurs, pour qui le coup est brutal, immédiat – tandis que Alexis de Rendinger, co-fondateur d’Under The Milky Way
la grève, annoncée plusieurs mois à l’avance, avait permis de se qui négocie des films indépendants, souvent européens, au-
préparer. En pleine « pilot season » (ces trois ou quatre mois où près d’Amazon Prime ou iTunes, m’avoue, non sans scrupule,
se tournent des centaines de premiers épisodes de séries télés que cette crise est pour lui une aubaine. « Même la location de
destinés aux décideurs de chaînes), Mitchell Gutman, régisseur film unitaire rebondit alors qu’on la croyait en déclin. Les gens
général qui travaille entre Vancouver et Los Angeles, a vu son épuisent les catalogues des plateformes et se tournent vers des
carnet de commandes se vider en quelques jours. « Je bossais produits plus exotiques. » Plus exotiques ou plus réconfortants :
sur un show Netflix : annulé. En nous annonçant la mauvaise Babacar Diene, qui consacre en ce moment toute son énergie
nouvelle, ils ont tout de même eu l’élégance de nous payer les à valoriser le catalogue de Voltage Pictures, m’explique que
deux prochaines semaines. Toutes les boîtes ne le font pas. » La « ce qui cartonne, ce sont les comédies et les films de genre –
société de Reed Hastings a par ailleurs, dès les premiers jours les drames, personne n’en veut ». Encore plus que d’habitude,
de la crise, versé 100 millions de dollars à un fonds d’aide pour le cinéma est vu comme une échappée.
les employés de l’industrie.
Stéphanie Renault, une Française qui travaille depuis
cinq ans à Los Angeles, principalement comme chef décora- « Quand chaque semaine
trice, m’explique qu’elle compte s’en sortir en faisant des piges
de montage ici ou là. « La post-production est un des seuls sec- il y a aura un ou deux nouveaux
teurs, avec le développement de scénarios, où l’on travaille en-
core un peu. Mais pour combien de temps ? Un mois, deux
blockbusters, est-ce que les gens,
peut-être ? » Matthew Wilder, un scénariste et réalisateur (qui fragilisés par la récession,
a notamment écrit Dog Eat Dog pour Paul Schrader) nous
confirme qu’il n’a, de son côté, pas eu à souffrir de la situation : iront tous les voir ? »
« Je travaille sur trois scripts en ce moment, dont un s’écrivait
de toute façon à distance, entre les États-Unis et l’Allemagne. « MIKE »
Je vois même un avantage dans la situation actuelle : moins de
distractions, plus de temps. »
Dans un geste encore plus radical, Universal a décidé de
Impossible retour en arrière sauver ses films à l’affiche au moment du shutdown (Emma, The
Invisible Man, The Hunt) en les sortant directement en VOD

M
ike (le prénom a été changé), cadre dans un grand stu- (vidéo à la demande), sans attendre le délai généralement
dio, considère lui aussi les choses avec philosophie : admis de trois mois après la diffusion en salle. Pour 20 dollars
« On peut tout à fait gérer un studio à distance, ça ne (18 euros), on peut louer le film pour quarante-huit heures :
pose aucun problème, c’est même mieux : on est plus efficace, c’est le prix d’un ticket à Los Angeles, sauf que toute la famille
les réunions vont à l’essentiel, et on ne perd pas deux heures peut le regarder. Une rupture dans la chronologie des médias
dans les bouchons. » Selon lui, le retour en arrière sera im- (plus souple aux États-Unis qu’en France), que le studio justifie
possible, en termes d’organisation du travail. « Et les studios, par la situation exceptionnelle et qu’il promet de ne pas insti-
comme tant d’autres entreprises, feront des économies sur les tutionnaliser. « Mais personne ne croit qu’on va en rester là »,
petites mains, les bureaux. » Ces derniers ne devraient quoi me confie un producteur exécutif au sein d’une société de pro-
qu’il en soit pas sortir complètement perdants de cette affaire. duction indépendante. « C’est une boîte de Pandore que vient
Juste avant que le monde ne se réveille confiné, l’industrie d’ouvrir Universal : ils ne vont pas forcément gagner beaucoup
du divertissement était en plein essor – d’aucuns évoquaient d’argent avec ces trois ou quatre titres, mais c’est l’occasion de
même un nouvel âge d’or. Les cinq majors, dans une logique de tester une pratique qu’ils essaient d’imposer depuis des années
concentration depuis deux ans (Fox rachetée par Disney, War- aux exploitants. » En 2011, Universal avait ainsi voulu sortir Le
ner fusionnant avec AT&T...), paraissent donc suffisamment Casse de Central Park simultanément en salle et en VOD (pour
solides pour encaisser le choc. « Sony et Paramount un peu 59,99 dollars, soit 54 euros, un prix pourtant prohibitif), mais
moins peut-être, du fait qu’ils ne disposent pas de plateforme avait fait marche arrière suite aux menaces de boycot des ré-
pour écouler leur contenu », me précise Mike. seaux de cinémas. « Aujourd’hui, le rapport de force est en leur
Le streaming, déjà nerf de la guerre avant l’arrêt, le sera en- faveur et ils vont en profiter », parie ma source.
core davantage après. C’est naturellement vers les plateformes
numériques (les Netflix, Amazon Prime, Disney+, etc.) que se « Il va y avoir de la casse »
sont tournés les milliards de terriens en quarantaine et en quête

C
de divertissement – plutôt que vers la télévision, privée de sport e sont les exploitants qui ont le plus à perdre dans cette
et ne fabriquant qu’avec difficulté ses programmes de flux. Et crise sans précédent. Pour eux, la perte est sèche, vertigi-
c’est logiquement auprès de ces plateformes que toute la chaîne neuse : le box-office est passé du jour au lendemain à zéro.
de distribution, privée des salles, essaie aujourd’hui d’écouler Ou presque. Grâce à la poignée de drive-in qui parsèment encore
ses contenus. Les studios Paramount ont ainsi vendu à Netflix le pays (et qui connaîtront peut-être, qui sait, une nouvelle jeu-
leur comédie romantique Lovebirds, qui était censée sortir en nesse), le film Pixar En avant est parvenu à récolter 71 000 dollars

52 VANITY FAIR MAI 2020


À GUICHET FERMÉ
Un cinéma de Los Angeles
clos, le 16 mars.

le week-end du 20 mars, alors que tout était fermé... Les petites être intéressant, c’est de voir la réaction du public face à l’em-
salles, déjà fragilisées par la concurrence du numérique, auront le bouteillage de films cet été et cet automne – si tant est qu’on
plus grand mal à rouvrir leurs portes. Le Los Angeles Times rap- rouvre la boutique, poursuit Mike. Quand chaque semaine il
porte ainsi des tentatives de survie désespérées, comme la vente y a aura un ou deux nouveaux blockbusters à l’affiche, est-ce
de pop-corn à emporter devant un cinéma de Virginie, pour en- que les gens, fragilisés par la récession, iront tous les voir ? » Le
granger quelques deniers malgré tout. Même les chaînes, comme calendrier des sorties est un château de cartes, négocié parfois
AMC ou Regal, vont souffrir le martyre. Largement endettées des années à l’avance, et que le moindre coup de vent menace
afin de se moderniser, fermées ou tournant au ralenti pendant de déséquilibrer en temps normal. En pleine crise, deux ou trois
des mois le temps qu’on soit complètement débarrassé du coro- mois à reprogrammer, cela tient du cauchemar.
navirus, elles auront du mal à survivre sans aide extérieure – ce « Il va y avoir de la casse, c’est certain », conclut Eleonore
que les Américains appellent un « bailout » (sauvetage financier). Dailly, une productrice franco-américaine qui a dû inter-
C’est ce que leur lobby, The National Association of Theatre rompre le tournage de sa série prévue sur Amazon, Voltaire
Owners, essaie de négocier à Washington, mais rien ne garantit Mixte. « Mais je crois aussi au sens de la solidarité, dit-elle. On
que Donald Trump, dont on connaît le mépris pour le monde a la chance de travailler dans un business où l’interdépendance
du cinéma, en fasse une priorité économique. est forte, et personne n’a intérêt à des bouleversements trop
« Je ne pense pas que les studios vont abandonner les salles profonds et rapides. »
pour se tourner entièrement vers le numérique. Ils ont encore La solidarité, Hollywood n’est à coup sûr pas la seule indus-
trop besoin d’elles, tempère Mike, ma source au sein d’une des trie qui va en avoir besoin pour surmonter cette crise inédite
grandes majors. Il me rappelle que le prix de vente d’un gros à l’échelle de l’humanité. Peut-être pense-t-il à cela, le sosie du
long-métrage à Netflix (pour tous les territoires et l’éternité) Joker qui traîne sur Hollywood Boulevard, devant le Chinese
se chiffre en dizaines de millions de dollars, cent tout au plus. Theatre clos depuis plusieurs jours et devant lequel je ne peux
Quand un blockbuster, lui, se doit de dépasser les 500 millions m’empêcher de repasser, en voiture, pour voir ce qui s’y trame.
de dollars, voire le milliard, pour être considéré comme un Il est là, seul au milieu des étoiles incrustées sur le trottoir, sa-
succès. « Ce n’est simplement pas la même échelle », ajoute chant que son nom n’y apparaîtra jamais, attendant des tou-
LUCY NICHOLSON/REUTERS

Mike. Le manque à gagner serait trop important si les salles ristes qui ne viendront plus... À moins qu’il ne rende hommage
venaient à disparaître soudainement du paysage. Particulière- au Joker, le vrai – enfin, celui des comics et des films –, en se
ment pour Disney, qui a perçu en 2019 plus de 11 milliards de disant qu’un tel chaos ne pouvait être que son œuvre. À ce jour,
dollars sur les 42 milliards du box-office mondial. « Ce qui va ce n’est pas la théorie la plus absurde. �

VANITY FAIR mAI 2020 53


EN COUVERTURE

Cahiers de la
quarantaine
Depuis le début de la crise liée au coronavirus, Vanity Fair a voulu tenir
un journal du confinement, mis en ligne chaque après-midi, pour prendre
des nouvelles de tous, anonymes comme célébrités, en France ou ailleurs,
venus d’Italie, de Chine ou de Syrie, qui nous racontent comment les choses
se sont organisées chez eux. Des textes dont nous rassemblons ici
les extraits des premiers numéros (ils sont tous disponibles gratuitement
sur VanityFair.fr). Ils sont le Polaroid au temps T de nos humeurs,
de nos espoirs comme de nos doutes.

Instant classics
Nos premières couvertures.
2, 3 (Jane Fonda) et 5 (Ève Curie) par Horst P. Horst.
4. Audrey Hepburn dans Diamants
MARDI 17 MARS 2020 sur canapé (Blake Edwards, 1961).

JOURNAL DE LA QUARANTAINE #2 MERCREDI 18 MARS JOURNAL DE LA QUARANTAINE #3 JEUDI 19 MARS


Intérieurs Jane Fonda
par Horst P. Horst par Horst P. Horst
(Condé Nast/Getty Images) (Condé Nast/Getty Images)

NOTRE QUOTIDIEN
DE LA QUARANTAINE #1
2 3

JOURNAL DE LA QUARANTAINE #4 VENDREDI 20 MARS JOURNAL DE LA QUARANTAINE #5 LUNDI 23 MARS


Audrey Hepburn Ève Curie en 1938,
dans Diamants sur canapé par Horst P. Horst
(Getty Images) (Condé Nast/Getty Images)
GETTY IMAGES ; CONDÉ NAST / GETTY IMAGES

4 5

54 VANITY FAIR mAI 2020


#1. Mercredi 17 mars
Mon confinement
par Simon Liberati
Longtemps amoureux Misérables de Ladj Ly et de J’accuse de d’ici février 2021. En plus des articles et
Roman Polanski. d’un scénario en cours avec Eva Ionesco.
de Paris, l’écrivain Quelque chose, du dehors, qui vous Un livre, un disque, un film, une série,
lui a préféré sa maison manque plus que tout ? un podcast, une radio, un passe-temps
où il peut lire et écrire. Une soirée ou deux à Paris pour rire un dans lequel vous confiner ?
Premier « journal peu et voir les plus vivants de mes amis. La lecture est le plus grand bonheur que
Les coups de téléphone de Pierre Le Tan je connaisse. J’ai réuni suffisamment de
du confinement » [illustrateur de génie, mort en septembre lectures autour de moi pour pouvoir tenir
envoyé par un reclus 2019] que le confinement aurait sûrement un siècle de confinement. J’écoute aussi
avant l’heure. plus gêné que moi. Il aimait les salles des beaucoup de musique romantique alle-
ventes et les restaurants de son quartier. mande avec Lukas. De vieux enregistre-
Comment découpez-vous vos journées ? ments de Beethoven par le quatuor Busch
Entretien Philippe Azoury
Le matin, j’écris. L’après-midi, je corrige. [un quatuor à cordes autrichien, fondé
Photographie Simon Liberati
Ensuite je me promène dans la forêt et en 1913 par le violoniste et compositeur
le soir, je bois du vin en regardant la télé Adolf Busch et dissous à sa mort en 1952,
(des films uniquement). considéré durant toutes les années 1920
Où êtes-vous ? Que faites-vous pour vous occuper ? comme le meilleur d’Allemagne, sinon
Dans la maison où je vis, à 70 kilomètres Rien de plus. du monde, par les amateurs de musique
au nord-est de Paris. Comment vous informez-vous ? de chambre. Le quatuor quittera Vienne
Que faisiez-vous avant le confinement ? Je regarde mon téléphone. pour New York à la montée du nazisme].
J’étais confiné. Je travaillais sur deux ma- Les réseaux sociaux : plus que jamais ? Comment voyez-vous le monde après
nuscrits de livres. Le premier au stade Plus du tout ? le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
des corrections d’épreuves (dernière Oui, j’aime bien Instagram. changé ? Repoussera-t-il de la même
étape avant le livre), le second en cours Physiquement, un exercice ? façon ?
d’écriture. Il y est question de Rome en Non... Si je suis confiné dans mon jar- Aucune idée... Pas très différent d’avant,
1970 et de la visite à la tombe d’un gigolo din, je referai peut-être du jardinage. sans doute. Je n’ai aucune imagination en
mort dans des toilettes publiques en 1947. J’ai beaucoup négligé ce loisir depuis ce qui concerne le monde réel. Aucune
Qu’est-ce que la quarantaine a inter- quelques années. attente non plus. �
rompu chez vous ? Vous êtes-vous fixé des objectifs, une Auteur notamment d’Anthologie
Rien, j’ai continué à avancer, je suis discipline, des horaires ? des apparitions (Flammarion, 2004)
en train de faire des recherches sur la Je dois sortir un livre en septembre, si la ou d’Eva (Stock, 2015).
musique arabe et les prémices de l’eu- providence le permet, et écrire deux livres Dernier livre : Occident (Grasset, 2019).
ro-pop, un de mes personnages se trou-
vant mêlé au milieu des discothèques
au début des années 1970. Son fournis-
seur d’opium l’initie à la musique des
derviches tourneurs. Je lis l’intéressant
livre de Peter Shapiro, Turn the Beat
Around (éditions Allia, 2008), ainsi
qu’un essai ancien sur la musique arabe.
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé
dans votre vie ?
J’ai la joie d’avoir mes enfants Lukas
[Ionesco] et Clara [Benador] à la mai-
son. Nous buvons du vin en regardant des
films, le soir. Hier, nous avons revu Club-
bed to Death (1996) de Yolande Zauber-
man dont j’ai beaucoup aimé l’excellent
dernier film, M, récompensé d’un césar
[celui du meilleur documentaire] mé-
rité dont on a moins parlé que ceux des

VANITY FAIR mAI 2020 55


#5. Lundi 23 mars #2. Jeudi 18 mars
Voyages
autour de nos chambres « Le ciel
par Joseph Ghosn de Milan, c’est
un peu l’espoir »
I
l y a un ennemi, des champs de bataille, des soldats,
des victimes, des martyres aussi – que nous pleurons.
Dans cette étrange guerre contre l’invisible, chacun
est prisonnier chez soi mais tout le monde se regarde.
Grâce aux réseaux sociaux, aux outils qui facilitent le contact,
il est devenu étrangement facile de se surveiller les uns
les autres. Visioconférence par Zoom, FaceTime, Houseparty,
stories sur Instagram... Du coup, rassurez-vous,
je n’ai pas le temps d’écrire un énième journal
de mon confinement, je passe plutôt mon temps à recevoir
du monde, jusqu’à mon psy qui consulte par Skype.
Mais est-ce une bonne idée ? Je n’ai jamais eu autant
l’impression de vivre dans un film qui s’intitulerait
Surveiller et punir, adaptation du concept de panoptique
cher à Michel Foucault : dans une prison, tout le monde se
regarde, tout le monde se surveille. En ce moment,
c’est exactement cela. Chacun est prisonnier chez soi
et regarde les autres, tout en guettant des nouvelles du conflit
qui se déroule à l’extérieur, dans la ville grise désertée,
dans les hôpitaux qui craquent, jusque dans le corps
des soignants.
Surveiller et punir. C’est aussi le cas en Corée du Sud,
qui a adopté une méthode opposée au confinement,
teste à grande échelle et obtient des résultats impressionnants.
Mais à quel prix ? Celui des libertés individuelles.
« Vous êtes malades, nous avons le droit de vous traquer
au pas », dit la société aux individus.
Surveiller et punir. Les méfaits à venir de cette politique
étaient analysés dans le Financial Times de ce week-end
par Yuval Noah Harari. Son article, titré « The World after
Coronavirus », parlait du monde d’après. La leçon à en tirer ?
Il est temps d’imaginer le futur, de s’organiser
pour le construire, dès maintenant.

PS : en écrivant ces lignes, j’écoute l’album Panopticon


du groupe de black métal Isis. Mais aussi l’étrange disque
de blues du guitariste Bill Orcutt, A History of Every One,
dont le premier morceau s’intitule Solidarity Forever.
Beau programme.

56
Claudia Farina, 35 ans, Entretien Elvire Emptaz
Photographie Claudia Farina
directrice de collection
dans une grande maison
de joaillerie milanaise,
raconte son confinement Où êtes-vous ? Comment découpez-vous vos journées ?
dans le quartier Dans notre appartement de Milan avec On maintient une routine en commençant
du corso Magenta. mon compagnon, Simone, et notre bébé par prendre une douche, s’habiller, petit-
de 6 mois, Leonardo. Nous avons hésité à déjeuner comme quand nous partions
aller à Rome où Simone travaille une par- travailler. En fonction de nos rendez-vous
tie de la semaine et où nous avons un ap- téléphoniques respectifs, l’un travaille à
partement, ou chez ses parents à la cam- partir de 9 h 30 pendant que l’autre s’oc-
pagne. J’ai aussi pensé à rentrer à Paris cupe du bébé. À 13 heures, pause déjeu-
dans ma famille. Mais on s’est dit qu’on ner et à 18 h 30, je dis basta, c’est le temps
ne serait jamais mieux que chez nous. familial qui commence.
Depuis combien de temps êtes-vous Que faites-vous pour vous occuper ?
confinés ? Entre le rangement, le nettoyage, les ma-
Officiellement, le confinement a débuté chines à laver, le bébé et le travail, on n’a
en Italie le 9 mars. Mais cela fait déjà deux pas le temps de s’ennuyer !
semaines que nous vivons pratiquement Comment vous informez-vous ?
enfermés. Je ne sors pas à part sur ma ter- Simone est responsable des affaires ins-
rasse. Simone va faire les courses tous les titutionnelles dans l’énergie, donc nous
trois jours avec masque et gants, comme sommes informés du moindre décret à la
dans un film d’anticipation. Quand on se seconde près. Sinon, on écoute les infor-
fait livrer, on laisse les courses sur le pa- mations à la radio, la télé et on regarde les
lier deux heures et on désinfecte tout à la réseaux sociaux.
javel... Physiquement, un exercice ?
Qu’est-ce que la quarantaine a inter- Pas du tout ! Chaque jour, je me pro-
rompu chez vous ? mets de m’y mettre sans le faire. Mais
J’ai repris le travail en janvier après un les dix kilos de mon fils que je porte
congé maternité de cinq mois, ce qui est tout le temps me permettent de tra-
très court en Italie, où il dure souvent entre vailler mes triceps quotidiennement !
huit mois et un an. J’ai compris combien Un livre, un disque, un film, une série,
cela m’avait manqué de voir mes collè- un podcast, une radio, un passe-
gues, de travailler sur les collections, de temps dans lequel vous confiner ?
parler d’économie... La quarantaine a Radio Meuh au réveil pour garder la
interrompu mon retour à la socialisation pêche et Radio Pomme d’api l’après-midi
quotidienne. pour les comptines. Quand j’allaite ou
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé que je donne le biberon, j’écoute le pod-
dans votre vie ? cast Transfert : ce sont des histoires de vie.
Les Zoom Aperitivo ! Chaque soir, à Et le soir, j’alterne entre Pour une enfance
18 heures, nous sommes une quinzaine heureuse du docteur Catherine Gueguen,
d’amis à nous connecter sur l’applica- un livre d’éducation et Sapiens de Yuval
tion de visioconférence pour prendre un Noah Harari.
verre de vin ensemble. Maintenant j’en ai Comment voyez-vous le monde après
même un autre à 17 heures avec les gens le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
du travail, dont mon boss. En Italie, le soir, changé ? Repoussera-t-il de la même
les gens chantent aussi sur leur balcon façon ?
pour remercier le personnel médical et Le monde va forcément changer. C’est
se parlent entre voisins. la première fois que notre génération est
Que voyez-vous depuis votre fenêtre ? privée de liberté en Europe. Je pense que
J’ai la chance d’être en hauteur, donc je les gens vont plus faire attention les uns
vois le ciel de Milan. Le ciel, c’est un peu aux autres. Les cagnottes en faveur des
l’espoir. hôpitaux lancées sur les réseaux sociaux
Quelque chose, du dehors, qui vous ont eu énormément de succès. Dans mon
manque plus que tout ? immeuble, on a un système pour prévenir
Les restaurants avec la burrata fondante, les personnes âgées lorsque l’on va faire
les risottos à la milanaise et l’osso bucco, les courses afin de les aider. Je veux croire
bien sûr ! que cette empathie va demeurer. �

57
#4. Vendredi 20 mars
« Voir des visages m’a manqué »

Shi Xiaohan a 31 ans. Elle vit


et travaille à Hangzhou, en Chine.
Aujourd’hui, sa vie reprend
après plus d’un mois d’isolement.
Entretien Bénédicte Burguet
Photographie Shi Xiohan

Où étiez-vous durant le confinement ? Qu’est-ce que la quarantaine a inter- Pendant le confinement, j’ai fini la
Dans mon appartement au 6e étage d’un rompu chez vous ? série This is us.
immeuble de Hangzhou, dans la pro- Elle a arrêté toute interaction sociale. Faisiez-vous de l’exercice physique ?
vince de Zhejiang, à l’est du pays. Au pic de l’épidémie, il nous était inter- Pas vraiment. J’ai l’impression que le
Que faisiez-vous avant ? dit de sortir. Nous avions simplement le confinement a cassé nos rythmes. Je
J’étais à Taiyuan, dans le Shanxi, plus au droit d’aller faire une petite course, un pense d’ailleurs que j’ai perdu du muscle.
nord, pour passer le Nouvel An chinois [le jour sur deux. Comment vous informiez-vous ?
25 janvier] chez mes parents. En Chine, Y a-t-il quelque chose, du dehors, qui J’allais sur des sites assez officiels ve-
on a eu connaissance de l’épidémie à ce vous a manqué plus que tout ? nant de médias sérieux.
moment-là, vers le 21 janvier. Mon vol Le contact humain. J’ai vu qu’en Les réseaux sociaux, plus que jamais
pour Hangzhou a été immédiatement France, vous faites beaucoup d’actions ou plus du tout ?
annulé. Mon mari, qui travaille à l’étran- sur vos balcons et qu’ainsi, le lien n’est Je n’y allais pas trop, enfin pas plus que
ger, avait un vol international à prendre pas perdu. Voir des visages m’a man- d’habitude. Sur les réseaux sociaux,
de Hangzhou. Impossible pour nous de qué. Même sans parler... Voir d’autres chacun y va surtout de son petit com-
rester à Taiyuan. Nous avons dû choisir humains. Aujourd’hui, le confinement mentaire. Cela ne m’apporte rien.
un autre avion, nous battre pour pouvoir est fini chez nous. On peut de nouveau Comment voyez-vous le monde après
rejoindre la ville... Ici, la population a eu sortir, mais en portant un masque. le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
peur tout de suite. On nous a expliqué que Comment découpiez-vous vos jour- changé ? Repoussera-t-il de la même
nous pourrions être porteurs asymptoma- nées ? façon ?
tiques, nous ne voulions pas être contami- Je n’ai pas établi de routine. J’ai eu l’im- Cette pandémie a été un choc. Elle
nés et contaminer les autres. Nous avons pression que les jours se ressemblaient a fait réfléchir les gens sur ce qui est
donc compris et respecté les mesures, pour tellement ! important dans leur existence. Je ne
nous-mêmes et pour protéger nos voisins. Vous êtes-vous fixé des objectifs, des sais pas exactement comment la vie
Que voyiez-vous depuis votre fenêtre ? horaires ? des autres en sera changée, mais j’es-
J’habite à côté de mon entreprise. C’était Pour ma part, j’ai tenté de conserver ma père que le monde en sortira plus uni.
étonnant de regarder mon bureau sans discipline : lever, petit-déjeuner, déjeu- L’épidémie de Covid-19 est un combat
pouvoir y aller. ner et dîner à la même heure. mondial. Le virus nous touche tous,
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé Qu’avez-vous fait pour vous occuper ? quel que soit notre pays, notre reli-
dans votre vie ? Sur mon temps off, j’ai regardé des films gion, notre nationalité. C’est comme le
Nous avons vraiment compris ce qu’était – la télé comme présence. J’ai cuisiné changement climatique, sauf qu’il tue
le travail à domicile. Je suis employée par des raviolis chinois : leur confection est tout de suite. J’espère que les nations
une grosse entreprise et j’ai vite eu énor- très chronophage. seront plus solidaires. Ce virus nous
mément de travail. La journée terminée, Un livre, un disque, un film, une série, a fait prendre davantage conscience
je restaurais des objets anciens qui me ve- un podcast, une radio, un passe-temps que le monde est interconnecté : les
naient de ma grand-mère. dans lequel vous vous êtes confinée ? humains sont tous liés. �

58 VANITY FAIR mAI 2020


#4. Vendredi 20 mars pharmacie, dont les flashs verts animent un peu l’espace. Une
autre catastrophe se profile pour ce pays qui peine à sortir de la
Pendant ce temps-là… crise économique.
Athènes, au temps du coronavirus, est à l’arrêt. Au musée
Choses vues à la volée de l’Acropole, deux employés se glissent derrière les plaques de
verre de la façade. Il faut marcher encore pour croiser des pas-
dans Athènes déserte. sants. Une femme d’un certain âge se promène en téléphonant ;
une de ses mains porte un gant en latex, pas l’autre. Trois per-
sonnes baladent un chien en restant à distance les uns des autres.
Récit Fabien Perrier* Un homme est adossé à une colonne, une cigarette à la main, une
bière dans l’autre ; ses deux mains sont gantées.

L
a voie piétonne Stratigou Makrygianni est d’un vide absolu. La sirène d’une ambulance résonne. En face, l’Acropole sur-
Malgré le printemps qui envahit la ville et le soleil qui fait git. Impossible d’accéder au sommet. Les gardiens sont cloîtrés
briller les marbres de l’Acropole, Athènes a des allures de dans leur guérite, gantés, masqués, barrant l’accès au sanctuaire
cité fantôme. Depuis le 10 mars, le premier ministre a ordonné et à la citadelle. Celle-ci a traversé les époques, mais elle a réguliè-
la fermeture des établissements scolaires. Trois jours plus tard, rement été amochée. Parfois à cause du temps, parfois de la main
tous les commerces, cafés, restaurants, les musées et les sites de l’homme. Au XIXe siècle, un Écossais, lord Elgin a arraché
archéologiques ont suivi pour éviter la propagation du virus. les métopes du Parthénon qui se trouvent aujourd’hui au British
Au kafeneíon qui marque l’entrée de la rue, les retraités pas- Museum. Mais l’Acropole a traversé les siècles et elle a toujours
saient leur temps à débattre en dégustant un ellinikó, le café grec résisté. Le 30 mai 1941, Manólis Glézos, 18 ans, et Apóstolos
dont le marc se dépose progressivement au fond de la tasse. À Sántas, 19 ans, ont escaladé les roches jusqu’au sommet pour
chaque gorgée, ils abordaient un nouveau sujet. Les débats ont détacher le drapeau nazi qui flottait sur la ville depuis l’entrée
cessé. Les cafés sont maintenant déserts pour cause de koro- des troupes allemandes en avril de la même année. Ils se battaient
noïós, devantures fermées, chaises disparues des terrasses. Un alors contre un ennemi identifié. Aujourd’hui, la résistance au
peu plus loin, le garçon de la jolie taverne Arcadia, qui sifflotait virus est de rester confiné. Il y a deux jours, Manólis Glézos, no-
toujours, a disparu lui aussi. Son show habituel pour alpaguer nagénaire aux allures de sage grec, a été hospitalisé pour des pro-
les clients et vanter les mérites de sa table semblait pourtant im- blèmes respiratoires. L’Acropole se dresse toujours, et observe
muable. Comme ses voisins, il n’a plus un touriste à apostropher. de son sommet une page d’histoire se tourner. �
La veille, le gouvernement a même annoncé la fermeture des * Journaliste indépendant installé à Athènes, auteur d’Alexis Tsipras,
hôtels jusqu’à la fin du mois d’avril. Seule boutique ouverte, une une histoire grecque (François Bourin éd).

Insta classiques
Moments confinés et confiés à Instagram.
Photographie Camille Bidault-Waddington
@camillebwaddington JOURNAL DE LA QUARANTAINE #6 MARDI 24 MARS
Lucia Bosè
par Camille Bidault-Waddington
(d'après une image de Keystone/
Getty images)

JOURNAL DE LA QUARANTAINE #7 MERCREDI 25 MARS JOURNAL DE LA QUARANTAINE #8 JEUDI 26 MARS JOURNAL DE LA QUARANTAINE #9 VENDREDI 27 MARS
Intérieurs Ne sortez pas sans votre masque All about that bass
par Camille Bidault-Waddington Photographie Camille Bidault-Waddington Photographie Camille Bidault-Waddington
D’APRÈS KEYSTONE / GETTY IMAGES

VANITY FAIR mAI 2020 59


#5. Lundi 23 mars
« Nous avons besoin d’ échapper
à notre propre bêtise »
L’acteur et metteur en scène Vincent Macaigne, 41 ans,
ne veut pas se résigner. Il préfère imaginer le monde d’après.
Entretien Toma Clarac
Photographie Vincent Macaigne

Que faisiez-vous avant ? services publics. Principalement.


Je travaillais : un projet sur la co- Le service public – mais ça, on le
lère qui monte dans le monde. savait – a été trop maltraité. Ce
J’allais filmer les gens partout service public, c’est la France,
où je pouvais et je les faisais par- c’est sa fierté. J’espère qu’on
ler longuement de leurs rêves et continuera à se construire par la
de leurs peurs. L’idée était de croyance en la recherche dans la
construire une tour de Babel, culture et dans la science. Par le
une cacophonie de témoignages courage de l’échec. Par le respect
sous la forme d’une installation des choix et par la force du sym-
vidéo. La tentative d’un témoi- bolique, et non par la loi du mar-
gnage de notre époque, de notre ché. Il faut parier sur les poètes,
confort et de notre inconfort, de les chercheurs, les hôpitaux, les
notre colère et de notre urgence à professeurs, il faut nous redonner
être vivant. Tentative forcément de la liberté et de l’espace. Nous
vouée à l’échec, mais c’est bien avons besoin d’imaginaire, nous
aussi de tenter des trucs trop avons besoin d’échapper à notre
grands pour soi. Le nom du pro- propre bêtise. Nous avons be-
jet, s’il se faisait : « la tour de la soin de rêve et d’espoir. L’espoir
colère ». de pouvoir être intègre sans pour
Qu’est-ce que la quarantaine a autant condamner notre avenir.
inventé dans votre vie ? Nous sommes grands et la vie est
L’idée d’un nouveau temps. devant nous.
Qu’est-ce que la quarantaine a Repoussera-t-il de la même
interrompu chez vous ? l’Occident, le fascisme qui monte et la façon ?
Rien. révolution industrielle... C’est désar- Tout repousse toujours plus ou moins de
Y a-t-il quelque chose, du dehors, qui mant d’actualité. Peut-être que j’aurai la même manière s’il n’y a pas de tuteur.
vous manque plus que tout ? la force de monter ce spectacle, après. Si C’est beau les tuteurs : un bâton fragile
Les possibilités, les accidents. les théâtres publics survivent à tout ça. qui montre une voie à un arbre immense.
Comment découpez-vous vos jour- Comment vous informez-vous ? Le Covid-19 nous rappelle à quel point
nées ? Je parle avec mon frère qui est médecin il est important de vivre dans un pays
Tout s’est dissous. et qui soigne des malades à l’hôpital. comme dans un collectif. Ne pas regar-
Que faites-vous pour vous occuper ? Comment voyez-vous le monde après der celui qui est à la traîne comme un
Comme avant. le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il raté, mais comme quelqu’un qui a pris
Vous êtes-vous fixé des objectifs, des changé ? le temps de voir un autre paysage. Et
horaires ? Aucune idée, ça fait peur. Sera-t-il pa- prendre le temps d’observer ce paysage
Aucun objectif, aucune discipline, reil ? Je ne crois pas. Sera-t-il changé ? avec lui, d’imaginer l’avenir grâce à ce
aucun horaire. J’espère en mieux. Ce virus nous met nouveau paysage, de le trouver beau. Ne
Un livre, un disque, un film, une série, sur la brèche, celle du repli sur nous- pas être jaloux. Aimer avec profondeur,
un podcast, une radio, un passe-temps même, et en même temps, il fait ap- je veux dire aimer avec foi. Ne pas arrêter
dans lequel vous confiner ? paraître un besoin de collectif. On se d’espérer, d’essayer de transformer son
La Montagne magique de Thomas rend compte qu’un pays et que l’Europe quotidien. L’avenir, c’est la joie, même
Mann. Le confinement, l’ennui, l’amour, se construisent par la solidarité et les quand il semble terrible. �

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#4. Vendredi 20 mars
Mon père, ce héros (masqué)
par Lisa Vignoli

« L’enfer, disait Sartre dans une pièce


à huis clos, c’est les autres. »
Surtout quand l’autre est
hypocondriaque pour deux.

N
ous étions au troisième jour de confinement et, jour passé sans l’attraper, ce virus au nom bizarre qu’un jour
sur Google, je posais la question : « Comment de janvier 2021 des parents donneront comme prénom à leur
dit-on tuer son père ? » Les algorithmes en mou- bébé du confinement « Covid », ce n’était pas un de gagné,
vement, le mot sortait, violent, avec ces deux « r » mais un de repoussé...
qui raclent la gorge – « parricide : personne qui attente à la Au jour 1, il y a pensé tellement fort qu’il a effectivement toussé
vie de très proches parents ». Trois jours que nous étions sous plus que de raison. Au jour 2, la voix a carrément disparu, sans
le même toit. Chambres mitoyennes dans cadre agréable. forcer, pour de vrai. Au lever du jour 3, la nuit avait été mauvaise.
Rien à dire. De l’espace plus que décent et surtout la lumière Un « déchirement musculaire », m’a-t-il dit. Je lui ai répondu en
du Sud qui entre dedans. Pas que nous n’ayons pas cohabité haussant les sourcils : « Sans aucune activité comment, est-ce
depuis longtemps – vacances et week-end nous connaissent possible ? » Il m’expliquait que c’était « en toussant » pointant
–, mais l’on sait tous désormais ce qu’il en est de choisir et sur son T-shirt le lieu du mal, près du cœur, pas loin du plexus.
de subir. À ce stade, plus besoin de faire un dessin. Moi, Je comprenais alors que je ne pouvais pas comprendre.
venue pour un reportage que la contagion venait d’écour- Je ne savais pas pourquoi je n’arrivais pas à en rire, cette
ter subitement et lui, habitué à partir tôt et à rentrer tard, fois. Toute ma vie, je l’avais rassuré en faisant des blagues, en
nous nous retrouvions collés là, par hasard. Avions-nous chantant des statistiques épidémiologiques et en dansant des
encore l’âge de partager nos quotidiens sans échappatoire ? vérités médicales. Dans ce domaine, j’étais depuis longtemps
Nous étions habitués jusque-là à nous croiser. Le premier devenue la mère de mon père et je m’en amusais. Mais là, des
qui quittait la maison laissait même un petit mot griffonné à blagues, je n’en avais pas tellement ou alors elles étaient de
l’autre (un jour, on les compilerait, qui sait ?). Là, pourtant, mauvaise qualité et déjà relayées sur tous les réseaux sociaux.
ensemble depuis trois jours pleins, on ne s’en échangeait pas Il avait raison, pour une fois : on allait peut-être avoir quelque
ou presque, des mots. Au jour 1, nous ne parlions que de ça chose de grave. On n’en mourrait pas tous, mais beaucoup
(« ce qui est bizarre, c’est que j’ai des sensations de fièvre sans seraient frappés. Alors, plutôt que de le tuer – ce qu’à cette
avoir de fièvre », me confiait-il). Au jour 2, je posais trop de heure, il aurait sans doute préféré pour écourter sa peine –,
questions auxquelles il répondait par des onomatopées. Au je décidais de m’inquiéter. J’annulais les paquets prêts à être
jour 3, combinaison d’un arrêt du tabac mal tombé et de son livrés qui risquaient de passer la porte, idée qui l’angoissait
silence, je m’agaçais : « Ça va durer un mois. Si l’on ne se parle avant même la commande. Je mettais un masque et des gants
pas, je ne tiendrai pas. » pour aller, seule, faire un jogging, sans rien dire sur le manque
C’est que mon père – pas moins un héros – est un de ces de souffle et les mains qui transpirent. Je me procurais le nu-
hypocondriaques qui pense que le pire peut toujours lui ar- méro d’un professeur qui, pas loin de chez nous, disait-on,
river. Et pour éviter que le pire n’entre par sa bouche, il pré- était capable de sauver des vies. Au jour 4, il s’est levé en an-
fère la fermer. Avant tout le monde, il est allé se faire tester ; nonçant : « Je vais un peu mieux. Ce soir, n’oublions pas de
avant tout le monde, il a décidé de tirer le rideau de son acti- sortir pour applaudir. »
vité ; avant tout le monde, il a choisi de s’enfermer. Chaque En arrêtant de le rassurer, j’avais tué le père inquiet. �

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#6. Mardi 24 mars
« J’espère
que les mentalités changeront »
Clara Luciani, chanteuse, grenade, était partie début
mars s’isoler en Écosse, pour composer un nouvel
album. La pandémie l’a bouleversée.

Entretien Joseph Ghosn


Photographie Clara Luciani

Où êtes-vous ? la plupart de mon temps : je perfectionne Je suis très active sur Instagram. J’essaye
Je suis en Écosse depuis le 7 mars. mon anglais, je tiens mon journal, je lis, je de rester proche de mon public et de les
Que voyez-vous de votre fenêtre ? dessine et j’essaye de faire de la musique, divertir du mieux que je peux.
Des reliefs verts à perte de vue, des mou- bien que je sois trop angoissée ces jours-ci Physiquement, un exercice ?
tons, et un ciel menaçant la plupart du pour être inspirée. J’ai la chance de pouvoir faire des ba-
temps. Qu’est-ce que la quarantaine a inter- lades, car je suis seule au monde ici. Les
Que faisiez-vous avant le confinement ? rompu chez vous ? paysages sont sublimes, l’air est très pur.
Je suis venue ici pour m’isoler et prendre Le contact physique avec les gens que La marche est ma seule vraie activité phy-
le temps d’écrire de nouvelles chansons... j’aime, désormais hors d’atteinte, mais sique – je ne suis pas une grande sportive
Pour ce qui est du temps et de l’isolement, nous communiquons tous les jours et de dans l’âme, je préfère les gâteaux.
j’ai désormais ce qu’il me faut ! toutes les façons possibles. La peau et les Un livre, un disque, un film, une série,
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé odeurs me manquent surtout. un podcast, une radio, un passe-temps
dans votre vie ? Quelle chose du dehors vous manque le dans lequel vous confiner ?
Ce qui est le plus exclusif pour moi avec plus ? Je ne regarde pas de séries ou de films
la quarantaine, c’est le temps qu’elle Le café-fleuriste en bas de chez moi où avant le soir, sinon je serais tentée de le
crée (en même temps qu’elle le dé- j’aime retrouver mes amis. Mon minus- faire toute la journée au lit. J’adore regar-
forme). Après deux ans et demi de tour- cule appartement aussi, avec mes vête- der la série Curb Your Enthusiasm [Larry
née et d’hyperactivité, je suis forcée ments, mes objets, car en quittant Paris, et son nombril en France] que je trouve ir-
de faire une pause, un pas en arrière. je n’ai pris dans ma valise que de quoi res- résistiblement drôle : exactement ce dont
Comment découpez-vous vos jour- ter dix jours. j’ai besoin ces jours-ci.
nées ? Que faites-vous pour vous occu- Comment vous informez-vous ? Comment voyez-vous le monde après
per ? J’ai des alertes sur mon téléphone, mais je le Covid-19 ?
J’ai installé une mangeoire à oiseaux à la me suis promis de ne pas trop les regarder. J’espère que les mentalités changeront,
fenêtre de la chambre pour être réveillée Je suis très sensible aux informations et je qu’on sera comme je m’imagine les gens
très tôt et de façon poétique. Vers 6 h 30, pense qu’à l’heure actuelle, il faut savoir pendant les Trente Glorieuses, gonflés
ils commencent à venir. Je me lève tôt, ne pas les surconsommer car la plupart d’une espèce d’euphorie générale, qu’on
vers 7 heures. Je prends ma douche, je des chiffres qui nous sont communiqués appréciera de nouveau les joies simples
me maquille et je m’habille parce que ce sont inquiétants. de la vie dans une ambiance de prise de
cycle habituel me rassure. Après le pe- Les réseaux sociaux, plus que jamais ? conscience environnementale collective et
tit-déjeuner, je monte au bureau. J’y passe Plus du tout ? nécessaire. �

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#7. Mercredi 25 mars
« On manque cruellement
de matériel »
À Hassaké, au nord-est de la Syrie, le docteur Dilawer Farhan vit ses premiers
jours de confinement. Un premier cas de Covid-19 a été déclaré hier, laissant
craindre une propagation du coronavirus dans les camps de déplacés.
Entretien Bénédicte Burguet
Photographie Dilawer Farhan

Où êtes-vous ?
J’habite dans la ville de Hassaké, au Ro-
java, dans le nord-est de la Syrie. Je suis
médecin dans un centre hospitalier à
Ras Al-Aïn.
Que faisiez-vous avant le confine-
ment ?
Depuis l’offensive turque, j’ai été obligé
de quitter ma ville avec tout le monde
vers le camp de réfugiés où j’ai travaillé
dans une clinique pour aider les gens
malades avant le Covid-19. Le confine-
ment au Rojava a commencé le 23 mars.
À cette annonce, les gens ont commencé qui arrivaient. Aujourd’hui, le Covid- Que faites-vous pour vous occuper ?
à paniquer. Pour autant, ils sont sortis le 19 est une nouvelle catastrophe pour Je travaille les samedis et jeudis, et les
21 mars, jour de la fête nationale kurde nous, après neuf  ans de guerre civile. autres jours, je suis à mon domicile avec
(Newroz), en raison alors de l’absence de Qu’est-ce que la quarantaine a inventé mes enfants. On regarde la télé (films,
cas « officiellement » déclarés. On voit dans votre vie ? séries) et je discute avec mes amis via
que même si les gens ont peur, ils n’ont On a pu voir petit à petit les gens com- Internet.
pas conscience de toute la gravité de la mencer à avoir peur et à acheter leurs ali- Comment vous informez-vous ?
situation. Le Covid-19 a touché presque ments en grande quantité. Mais, dans la Je m’informe en suivant les réseaux so-
toute la planète. C’est un virus qu’il ne région, le pouvoir ne se préoccupe pas ciaux, mes amis, mes connaissances,
faut pas sous-estimer car il peut être très énormément de la gravité de la situation. mes proches. Et je peux observer l’évo-
dangereux et, en Syrie, nous manquons Il faut dire que nous sommes dans une lution de la situation grâce à mon métier.
gravement d’infrastructures. situation particulièrement complexe : Comment voyez-vous le monde après
Qu’est-ce que la quarantaine a inter- nous ne sommes pas un État et le ré- le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
rompu chez vous ? gime ne fonctionne plus dans cette zone changé ? Repoussera-t-il de la même
Au Rojava, toutes les écoles, les uni- du pays. Les gouvernants ne pensent pas façon ?
versités, les mosquées, les bureaux ad- à l’avenir. Avant, on croyait que le virus ne pouvait
ministratifs ont été fermés. Il n’y a que Que voyez-vous depuis votre fenêtre ? pas nous atteindre mais, en quelques
les centres hospitaliers qui sont encore Quand je regarde par ma fenêtre, je peux jours, il est devenu le centre du monde.
ouverts. Et comme je suis médecin, je voir, au fur et à mesure, qu’il y a de moins Il faut que l’on se protège et que l’on se
suis dans l’obligation de travailler. C’est en moins de gens dans les rues. Les mé- méfie, car si on est contaminé, ce sera
mon devoir. Au Rojava, il y a peu d’hô- dias ont créé beaucoup de peur dans la po- une catastrophe... Nous manquons
pitaux rapportés au nombre d’habitants. pulation, la ville devient comme hantée. cruellement de matériel pour soigner les
La guerre a empiré la situation et rendu Quelque chose, du dehors, qui vous malades. Devant une telle défaillance,
notre travail encore plus difficile, puisque manque plus que tout ? on ne peut que demander aux gens de
nous devions aider les soldats blessés Les sorties, comme avant. rester chez eux. �

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#6. Mardi 24 mars
Un hommage
Lucia Bosè,
qui hantait
les films

Le coronavirus a eu raison de l’actrice


italienne. Depuis sa mort, elle ne quitte
plus les insomnies de Philippe Azoury.

L
a vie est faite de coïncidences fatales et, à une semaine près, Mangano pour Riz amer. On comprend pourquoi : Mangano
je ne sais pas comment j’aurais accueilli la nouvelle de la était une bombe atomique ; Bosè portait moins naturellement
mort de Lucia Bosè. Probablement comme celle d’une ac- le mini-short que la pèlerine en vison... J’ai toujours pensé que
trice italienne néo-réaliste exilée en Espagne pour laquelle Lucia aurait été mieux que Mangano dans Violence et Passion de
j’avais toujours éprouvé un faible (je n’aime que les exilés, c’est Visconti, mais c’était en 1974 et, à cette époque, Lucia ne voulait
ainsi). Mais le hasard du confinement, la folie jusqu’au vide que plus entendre parler ni de cinéma ni de rien : en 1954, elle avait
cet enfermement provoque sur celui qui ne dort presque pas, m’a épousé son grand amour, le matador Luis Miguel Dominguín,
fait découvrir vendredi à l’aube un disque rare : Io Pomodoro, lequel avait quitté Ava Gardner pour elle. Ils avaient eu trois en-
seul album que Lucia Bosè a jamais enregistré, en 1981, avec fants (dont Miguel Bosé) et avaient divorcé en 1967.
un grand minimaliste espagnol, Gregorio Paniagua. Une sorte Quand on voit jouer Lucia Bosè, il se passe une chose
de concept-album dont l’un des morceaux, Nana de Una Sola d’étrange : elle hante le film plus qu’elle ne l’incarne. C’est vrai
Nota, m’a arraché des larmes, au point que je l’ai écouté une di- chez Luis Buñuel (Cela s’appelle l’aurore) comme chez Juan An-
zaine de fois d’affilée avant d’attendre 8 heures du matin pour tonio Bardem (Mort d’un cycliste). C’est plus vrai encore dans
appeler Joseph Ghosn – je ne pouvais pas garder ça pour moi. Nathalie Granger de Marguerite Duras, où Lucia Bosè est plon-
Depuis vendredi, Lucia Bosè est partout dans mes recherches. gée dans un mutisme inquiet. À côté d’elle, Jeanne Moreau oc-
Avec ce fétichisme malade de ceux qui rêvent contre une photo- cupe la parole, mais c’est le corps surclassé de Lucia Bosè qui ir-
graphie. Le coronavirus pouvait bien tuer partout et faire s’ef- rigue souterrainement le film. On commence à comprendre qu’a
fondrer l’économie mondiale, il m’avait poussé dans les bras la façon d’une autre incarnation de la classe absolue, Delphine
de Lucia Bosè. J’ai ainsi pu croire que le virus était mon ami. Seyrig, dont elle était le versant brun, elle refusait de « jouer
Illusion pour illusion, j’ai rêvé dimanche de cette scène à Milan, le jeu ». Être juste belle, faire l’actrice, incarner des émotions
en 1945, juste après les bombardements : Luchino Visconti entre manufacturées. Chaque choix de Lucia Bosè pose au contraire
à la pâtisserie Galli, via Victor Hugo, et s’arrête net devant cette l’envie de casser les règles.
petite boulangère de 16 ans, persuadé qu’elle était une Visconti En 2003, j’ai eu le privilège étrange d’interviewer à Rome Mi-
tant ses traits était ceux de l’aristocratie lombarde la plus an- chelangelo Antonioni. Il était aphasique et j’avais décidé de lui
cienne. C’était encore plus beau : Lucia Bosè venait des couches montrer des images auxquelles il réagissait par signes que je de-
les plus pauvres de la ville et elle était stupéfiante de classe. Vis- vais interpréter. Devant une photo de Chronique d’un amour,
conti lui conseilla de faire du cinéma. Au lieu de cela, elle devint celle où Lucia Bosè est allongée dans l’herbe, ses yeux se sont
KEYSTONE / GETTY IMAGES

miss Italie 1947, puis elle fut la maîtresse d’Edoardo, le frère de mouillés, et il a apposé un baiser sur les lèvres de Lucia.
Visconti, mais c’est Michelangelo Antonioni qui la fera tourner Hier, en vingt-quatre heures, le coronavirus a fauché 462 per-
le premier, dans Chronique d’un amour (le leur ? sans doute). sonnes en Espagne. Il a au passage tué la plus belle femme
Un an auparavant, Giuseppe De Santis lui avait préféré Silvana du monde. �

VANITY FAIR mAI 2020 65


#8. Jeudi 26 mars
« Nous semblons avoir oublié
le reste du monde »
Depuis le début du confinement, Lou Doillon nous offre de la poésie,
de la musique et de l’attention (sur Instagram). Preuve que les solitaires
peuvent nous montrer comment vivre ensemble.
Entretien Camille Bidault-Waddington
Photographie Lou Doillon

Où êtes-vous ? de théâtre, une maquette, réplique à la Que faites-vous pour vous occuper ?
Je suis à Paris, dans le XIe, chez moi. française de Fenêtre sur cour. Toutes ces Je lis beaucoup pour mon plaisir, mais
Que faisiez-vous avant le confinement ? mains, souvent sans têtes – de chez moi, aussi pour préparer le live Instagram.
J’étais en pleine tournée pour mon album je ne vois pas le reste du corps –, qui J’apprends les covers que mes followers
Soliloquy. s’agitent ensemble... Des mains de tous me demandent, j’aide mon fils avec ses
Qu’est-ce que la quarantaine a inter- âges, de tous les étages, unis, en vie et devoirs...
rompu chez vous ? puis disparues de nouveau. Comment vous informez-vous ?
À peu près tout ! J’avais un planning qui Quelle chose du dehors vous manque Le journal à 20 heures sur les chaînes
se terminait après les festivals d’été, non- plus que tout ? françaises. Ensuite, je passe sur la BBC
stop jusqu’en août. En deux semaines, J’aime marcher et voir les visages. C’est et CNN. Depuis quelques semaines,
tout s’est annulé. Les métiers de la scène là que j’ai l’impression d’appartenir à chaque pays ne parle que du national.
nécessitent une équipe, un public... Nous l’aventure humaine. J’aime les rapports Nous semblons avoir oublié le reste du
voilà à l’arrêt. – tout mon travail est là-dessus. Alors, monde.
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé oui, ces moments-là me manquent. J’ai Les réseaux sociaux, plus que ja-
dans votre vie ? le sentiment que nous sommes en retrait mais ou plus du tout ?
J’ai la chance d’avoir une chambre à moi du jeu. Dimanche 15 mars, j’ai commencé à
(comme Virginia Woolf) – un bureau – Comment découpez-vous vos jour- proposer une heure de lecture de textes
et d’avoir vécu avec la solitude depuis nées ? et de musique en direct sur Instagram, à
mon enfance. Je ne suis pas très affectée, Je suis, de façon étonnante, quelqu’un 17 heures tous les jours. Je fais ce que je
mis à part la tristesse de ne pas honorer d’organisé. Comme tous les enfants éle- peux pour donner un peu de tendresse et
les dates de concert promises (mais re- vés sans règles, je m’en suis vite imposées de poésie...
portées à la rentrée) et l’inquiétude pour pour faire face. J’ai un planning : réveil Physiquement, un exercice ?
mon équipe, pour les gens autour de moi à 9 heures (nous sommes une famille de Pour moi, une demi-heure de yoga et cinq
qui sont ou qui vont être très touché éco- couche-très-tard), café tous ensemble. minutes d’exercices pour les jambes. J’es-
nomiquement, physiquement et morale- Ensuite, chacun s’enferme dans son es- saye de garder un semblant de muscles.
ment. Chez moi, on apprend à être soli- pace et travaille en silence ou au casque Un livre, un disque, un film, une série,
taire ensemble, on marque les territoires, (mon fils est en terminale, mon ami est un podcast, une radio, un passe-temps
on s’applique à ne pas se laisser gagner compositeur). Avant le déjeuner, chacun dans lequel vous confiner ?
par l’angoisse, la frustration... la rage ! De fait du sport – une demi-heure –, on dé- Les Métamorphoses d’Ovide : on peut les
mon côté, j’apprends à inclure les autres jeune sur le pouce, chacun dans son coin, lire à hautes voix, c’est merveilleux à tous
dans mon isolement, à m’arranger pour on lit, etc. jusqu’à 18 heures, quand j’ai les âges et en groupe ! La mythologie est
qu’on ne se marche pas dessus. fini mon live sur Instagram. Ensuite, on essentielle. L’Iliade et L’Odyssée bien sûr
Que voyez-vous depuis votre fenêtre ? appelle les proches, on prend des nou- aussi... J’ai des proches qui n’arrivent pas
Je vis en fond de cour, au dos d’un im- velles avec l’application Houseparty. à lire longtemps dans ce silence imposé.
mense immeuble. Un mur crépi de blanc Puis ce sont les applaudissements de Pour eux, je conseillerais des nouvelles :
et de gris sur six étages. Donc pas de vue. 20 heures. On discute aux fenêtres avec Raymond Carver, Edgar Poe, Flannery
De jour, ce n’est pas très joyeux, mais de les voisins pour savoir qui à besoin de O’Connor, Albert Camus... Ou de la poé-
nuit, les petites fenêtres s’allument et les quoi, ce qu’on peut faire les uns pour les sie : Jacques Prévert, Robert Desnos avec
mains apparaissent pour applaudir tout autres. Enfin, ce sont les informations. les petits, Paul Verlaine, Charles Baude-
le personnel soignant. D’un coup, c’est On dîne avec les proches qui sont seuls laire... Sur France Culture, notamment
magique. Cela ressemble à un décor sur Skype pour rester soudés. « Les chemins de la philosophie » à

66 VANITY FAIR mAI 2020


10 heures tous les matins. Pour ceux qui
aiment l’histoire, il faut absolument écou-
ter Henri Guillemin.
Comment voyez-vous le monde après
le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
changé ? Repoussera-t-il de la même
façon ?
C’est l’inconnu... Je pense qu’il y restera
certains acquis, notamment sur notre
manière de vivre les maladies. Se laver
les mains, enlever ses chaussures en en-
trant chez soi, chez les autres, mettre un
masque quand on est malade, etc., ce
sont des gestes de civisme dans bien des
pays. J’ai vécu avec des personnes ma-
lades et à risques depuis mon enfance.
Ce sont gestes indispensables, même
hors pandémie. Nous serions beaucoup
moins malades si on prenait conscience
que faire la bise à nos amis, à nos col-
lègues, à nos grands-parents avec une
bonne crève, une gastro, un bouton de
fièvre, etc. ce n’est pas faire preuve d’une
grande amitié ;)
Espérons aussi que ce pas de côté
mettra en perspective nos manières de
consommer, de se déplacer, de vivre
ensemble... On se rend compte – en
tant que personne, en tant que nation
– de nos limites, de notre besoin des
autres, de la chaîne humaine dont nous
faisons partie, de nos responsabilités
individuelles, de notre aptitude au
civisme... C’est étrange comme cet
isolement met en relief nos liens. Ce
qui était tapi dans l’ombre fait surface.
Qui sommes-nous ? Qui sont les gens
qui vivent avec nous ? Qu’avons-nous
choisi ? Ce sont de grandes questions
que nous n’avons pas souvent l’occasion
de nous poser. �

VANITY FAIR mAI 2020 67


#9. Vendredi 27 mars
« Il va me falloir rêver à la suite »
Le cinéaste Arnaud
Desplechin retrouve
dans l’étude, l’écriture
et la rêverie, le monde
dont le confinement
l’a privé.
Entretien Toma Clarac
Photographie Arnaud Desplechin

Où êtes-vous ?
Je suis chez moi à Paris, non loin de la
place de la République.
Que faisiez-vous avant le confinement ?
Je menais une vie bien monacale ! Je tra-
vaillais tous les jours sur un nouveau scé-
nario. L’une de mes collaboratrices ha-
bite Los Angeles, l’autre est enceinte au
huitième mois et ne se déplaçait plus.
Nous travaillions donc par Skype ! Et les
soirées, je les passais à la Comédie-Fran-
çaise, pour y suivre les représentations
d’Angels in America, ébloui chaque soir
par les huit acteurs.
Qu’est-ce que la quarantaine a inter-
rompu chez vous ?
La Comédie-Française a dû fermer ses
portes. Il nous restait presque un mois de
représentations. La troupe me manque, Comment découpez-vous vos journées ? d’une amie, je vais me remettre à Mari-
leur fantaisie, leurs émotions, leur géné- Tôt le matin, footing sans gloire, donc. vaux que je lisais bien trop jeune !
rosité... Leurs rires et leurs larmes m’ha- Puis travail de classe pour notre enfant. Un livre, un disque, un film, une série,
bitent encore. Souvent, je rêve d’eux. Ça, ce sont des moments de plaisir. Et un podcast, une radio, un passe-temps
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé puis sans cesse, les tâches domestiques dans lequel vous confiner ?
dans votre vie ? qui nous épuisent par leur monotonie ! À Les solos de Duke Ellington au piano. Et
Avec mon jeune fils, nous avons com- 16 heures, mon amie de Los Angeles se tout Paul Thomas Anderson en DVD !
mencé à improviser des cours d’analyse lève, et nous partons pour des séances de Comment voyez-vous le monde après
de texte. Et notre premier poème étudié fut Skype. le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
un poème de Verlaine. Moments parfaits ! Que faites-vous pour vous occuper ? changé ? Repoussera-t-il de la même
Que voyez-vous depuis votre fenêtre ? La lecture, bien sûr. Et je continue l’écri- façon ?
« Le ciel est par-dessus le toit, ture. Mais j’approche du terme. Que fe- Je pense, ou je crois, que nous ne pourrons
Si bleu, si calme ! rai-je ensuite ? Que vais-je écrire ? L’an- plus ignorer combien la solidarité, l’atten-
Un arbre, par-dessus le toit, goisse m’étreint. tion, le respect, la confiance, le souci, la
Berce sa palme. » Comment vous informez-vous ? bravoure le dévouement nous font tenir
Quelque chose, du dehors, qui vous En lisant Le Monde, une bonne quinzaine ensemble. Je pense au courage admirable
manque plus que tout ? de fois par jour. La télé ronronne souvent des soignants, des éboueurs, des cais-
Le théâtre, les cinémas, les rétrospectives lors du dîner, je l’écoute à peine. sières, des magasiniers, aux enseignants...
à la Cinémathèque... Le spectacle, quoi ! Vous êtes-vous fixé des objectifs, une Métiers aux salaires souvent dérisoires,
Et puis le jogging ! Que j’aimais traverser discipline, des horaires ? parfois insultants. Pourrons-nous, après la
les ponts de Paris quel que soit le temps, Bientôt, j’aurai fini d’écrire un nouveau crise, dire financièrement notre gratitude,
en courant pour rejoindre le Jardin des film. Le confinement va durer. Il va me notre considération ? Je rêve qu’après
plantes ! Aujourd’hui, je me suis essayé à falloir rêver à la suite. Quelle étrange dis- cette épidémie, les gens se considèrent
mon premier jogging confiné, autour du cipline que celle de la rêverie ! Lecture enfin les uns les autres. Que nous avons
pâté de maison. Quel ennui ! et sieste seront ma règle. Sur les conseils été négligents, si souvent, et sourds ! �

68 VANITY FAIR mAI 2020


CHRONIQUE ÉLÉMENTS DE LANGAGE
par les yogis et les taulards pleuvent. On
comprend mieux, rétrospectivement, ce
que l’engouement bizarre pour les escape
games prophétisait : un entraînement à
s’échapper là où il n’y a pas d’issue de se-
cours ! Oui, c’est d’abord notre cervelle
qu’il faut déconfiner, le corps attendra.
Pour ce faire, un seul allié : l’intelli-
gence collective. À mesure que le virus
nous abrutit individuellement, il fertilise
un nouveau sens de la communauté, dé-
boîte les piliers des conventions écono-
miques et laisse apparaître sous ses dé-
combres des passages vers un nouvel
imaginaire social. Son feu débroussaille
les agendas politiques, démonétise le
royaume de l’argent, relativise l’empire
du travail et nous fait chanter ensemble,
en pleurs, à nos balcons...
Ce n’est qu’un début pour le virus
comme pour notre riposte. Et c’est là sans
doute la cause la plus rationnelle du désar-
roi général : nous ne savons pas combien
de temps l’épidémie va durer. Le mieux
est peut-être de considérer qu’il n’y aura
pas de fin parce qu’elle a déjà eu lieu, à
l’hiver 2020. Qu’il n’y aura pas de retour à
la case départ puisque l’aube d’un monde
nouveau s’est déjà levée. Et construire
pierre à pierre la suite...
C’est au fond ce à quoi nous invitent les
plus grandes plumes des plus grands jour-
naux (souvent devenus gratuits en ligne :
encore un effet secondaire inattendu)
comme les meilleurs tirages ou les plus
fines mouches parmi les penseurs, phi-
losophes, auteurs et moralistes du globe
sollicités de toutes parts pour déchiffrer
un avenir trop fumeux, nous aider à pen-

L’INTRUS
ser l’incertitude et forcer un tant soit peu
notre optimisme. Pas le choix : l’intrus
occupe notre sang et nos esprits. L’opti-
Ceux qui n’ont pas le coronavirus dans le corps l’ont déjà misme est à saisir et à cultiver ensemble.
dans la tête : il a avalé toutes nos pensées. Par Olivier Séguret Cela commence peut-être par redon-
ner leur sens aux mots. « Isolement » ou
« confinement » ne sonnent pas juste

N
e cesser d’y penser n’arrange rien, virus : il est devenu la métaphore totale puisque nous restons reliés et informés.
or nous n’avons pas le choix. Par- et totalitaire de la planète. L’Eurovision Mais nous faisons collectivement une
delà toutes les implications sani- est annulé ? Nous croyons en voir la farce expérience brutale de la solitude, fut-elle
taires, sociales, économiques du Covid-19, cruelle et amplifiée chaque jour sur nos partagée en couple ou en famille. Nous
il y a cette implication humaine et per- écrans, dans la Mondovision des courbes exhorter à la « distance sociale » est trom-
sonnelle : nous ne cessons d’y penser. Du de contamination et des scores de morta- peur puisque c’est une distance physique,
point de vue de notre cerveau, cette pan- lité. Ceux qui ne l’ont pas dans le corps d’ordre sanitaire, qu’il s’agit de maintenir
démie est un vortex qui avale tout, incarne l’ont dans la tête : au front de chacun, le et que les échanges sociaux, fussent-ils
JACOB AUE SOBOL / MAGNUM PHOTOS

chaque idée, se planque sous chaque geste coronavirus a collé le mot « closed ». virtuels, ne sont pas interdits. Autre effet
et sous-tend chaque mot. Elle tapisse les Nous voilà donc confinés dans nos collatéral de cette pandémie : les éléments
parois et les angles de tout raisonnement. appartements, dans notre psyché médu- de langage qui prétendaient façonner un
Elle éclaire chaque question de sa lumière sée et dans nos corps impatients. Les nouveau monde donnent aujourd’hui le
sombre. Nos synapses sont bouchées, la conseils pour se libérer l’esprit et adopter sentiment de courir derrière lui. �
tuyauterie neuronale encalminée par le les techniques d’évasion mentale inventées Cette chronique a été écrite le 24 mars.

VANITY FAIR MAI 2020 69


EN COUVERTURE

REMÈDE OU POISON
Après quinze ans
d’interruption, la fabrication
du phosphate de chloroquine
a repris en février à
Nantong, près de Shanghai.

70 VANITY FAIR mAI 2020


BRÈVE HISTOIRE
DE LA
CHLOROQUINE
D’une hécatombe de cardinaux
au xviie siècle à la course
aux remèdes antipaludiques
en pleine guerre du Vietnam,
la molécule tirée de la quinine
a déjà tenté plusieurs fois
de sauver le monde.
Arthur Cerf a consulté médecins,
historiens et microbiologistes
pour comprendre pourquoi
la substance a été aussi
souvent oubliée qu’encensée.
XU CONGJUN/UTUKU/ROPI-REA

VANITY FAIR mAI 2020 71


Q
uelques jours plus tôt, Donald Trump avait mauvais air. » À peine élu, le pape Urbain VIII encourage ses
marqué une pause. Tête baissée vers ses ouailles à chercher un remède. Huit ans plus tard, un jeune apo-
fiches, il avait l’air de découvrir la molécule : thicaire jésuite, Agostino Salumbrino, assure avoir trouvé : au
« C’est un médicament qui s’appelle la chlo- Pérou, les indigènes utiliseraient l’écorce rouge du quinquina
roquine, et certains ajouteraient même “hy- pour lutter contre la fièvre des marais. Transportée jusqu’en
droxy”... “hydroxychloroquine”... donc la Europe, celle-ci permet quelques guérisons, mais il faudra at-
chloroquine, ou l’hydroxychloroquine, est un tendre 1820 pour que deux chimistes français, Joseph Pelletier
antipaludique classique. » Le 24 mars 2020, et Joseph Caventou, en extraient le principe actif : la quinine.
à la Maison Blanche, face à une poignée de journalistes disposés Le premier médicament contre le paludisme est né. Malgré
à distance respectable les uns des autres, il aborde de nouveau le ses effets parfois dévastateurs sur les systèmes nerveux et car-
sujet : « Il y a de bonnes chances que cela puisse avoir un énorme dio-vasculaires, il va accompagner l’histoire de la colonisation
impact, articule-t-il. Cela serait un don du ciel si ça marchait. au point de devenir un atout militaire pour les puissances euro-
Cela changerait vraiment la donne. Nous verrons. » À moins de péennes. Pendant la Première Guerre mondiale, la voilà ainsi au
trois kilomètres de là, dans un quartier résidentiel de Washington, cœur d’une bataile d’approvisionnement. L’Allemagne, privée
Leo B. Slater, assis devant CNN, ne peut s’empêcher de hausser de la quinine détenue par les Hollandais sur l’île de Java, perd
les sourcils avec un mélange de surprise et de vigilance. « Nous beaucoup d’hommes à cause du paludisme dans les Balkans. En
avons besoin d’espoir, mais il faut quand même faire attention », réponse, les chimistes allemands vont travailler sur un substitut
pense alors l’historien spécialiste du paludisme, auteur de War à la quinine dans l’entre-deux-guerres et développent, à l’aube
and Disease : Biomedical Research on Malaria in the Twentieth de la Seconde Guerre mondiale, un premier antipaludique syn-
Century (Rutgers University Press, 2009). Depuis ce jour, Sla- thétique : la quinacrine. À l’époque, ils planchent aussi sur le di-
ter s’est peu à peu replié dans son appartement, confiné avec sa phosphate de chloroquine, mais jugent la molécule trop toxique.
femme, sur ses travaux pour le laboratoire de la National Science
Foundation, l’équivalent américain du CNRS. La journée, son « Les effets secondaires
épouse travaille dans une pièce aménagée, lui dans la salle à
manger en compagnie du chat. Le soir, ils se retrouvent tous les
peuvent être violents.
trois pour dîner. « C’est normal de parler de cette molécule, me C’est un médicament
confie-t-il par Skype. Quand on a besoin d’espoir, on s’accroche
à quelque chose. » Puis, d’une voix lasse, voire dépitée, il lâche :
qui ne pourra jamais être
« Aujourd’hui, la chloroquine est devenue un totem. » prescrit massivement. »
De fait, cette molécule a quitté le champ médical pour en-
trer dans celui de l’irrationnel. Partout, des discussions fami- KAREN MASTERSON, AUTEURE DE THE MALARIA PROJECT
liales volent en éclats à cause de la chloroquine, des amitiés ex-
plosent autour du potentiel remède au coronavirus, des couples En même temps qu’elle s’embrase, la planète se lance dans
s’écharpent sur la méthodologie de l’infectiologue marseillais une course effrénée à l’antipaludéen qui la mènera à la décou-
Didier Raoult, pendant que d’autres dissertent sur les derniers verte de la chloroquine. En 1942, les Japonais mettent la main
tweets, les vidéos YouTube et le look de gourou New Age du sur la quinine de Java, privant les alliés d’une arme de défense
professeur capable de surgir en chemise rose et blouse blanche sanitaire majeure. « À Guadalcanal et dans le Pacifique, on es-
en couverture de Paris Match. Politiques, éditorialistes et experts time que les Américains ont perdu plus de soldats en raison du
du bavardage sur tout et sur rien entrent dans l’arène. Après paludisme qu’à cause des Japonais », précise Leo B. Slater. Les
avoir travaillé au Puy-du-Fou, le patron des sénateurs LR, Bruno États-Unis lancent alors un programme pour trouver leur propre
Retailleau, s’improvise épidémiologiste : « Je ne suis pas méde- substitut et développent l’Atabrine, aux effets secondaires dé-
cin, mais il semblerait que ça fonctionne. » Christian Estrosi, sastreux. « Ça jaunissait la peau, détaille Fiammetta Rocco. Par
ancien pilote de moto devenu maire de Nice, assure être guéri ailleurs, de nombreux marines ont mis leurs tablettes à la pou-
du Covid-19 grâce à la chloroquine. Jean-Luc Mélenchon ima- belle quand les Japonais ont commencé à passer des messages
gine déjà un complot fomenté par les « belles personnes » contre radio annonçant que l’Atabrine rendait impuissant. »
Didier Raoult. Pas facile, dans la folie du moment, de prendre À 14 000 kilomètres de là, les Allemands poursuivent leurs
un peu de recul. Les ouvrages et les chercheurs, pourtant, ne travaux sur deux substituts, la résochine et la sontochine. Le la-
manquent pas pour comprendre l’histoire de la chloroquine. Et boratoire Rhône-Poulenc - Spécia collabore alors avec Bayer.
des espoirs si souvent placés en elle au fil des siècles. Deux chimistes français, Jean Schneider et Philippe-Jean De-
Journaliste à The Economist, Fiammetta Rocco est née au court, analysent les molécules allemandes. En 1942, le second
Kenya, où elle a contracté le paludisme à l’âge de 18 ans, comme croit tenir quelque chose et décide de mener des essais cliniques
son père et son grand-père. En 2006, elle a publié L’Écorce mira­ à Tunis. Alors que les Alliés débarquent en Afrique du Nord, en
culeuse, le remède qui changea le monde (Les éditions Noir sur 1943, les deux scientifiques font une découverte sans commune
Blanc), récit sur l’épopée de l’extrait d’un arbuste d’Amérique mesure dans l’histoire des antipaludéens : cette molécule-là est
du Sud. Pour elle, tout commence il y a quatre siècles, dans une moins nocive, plus efficace, bien plus que toutes les autres conçues
ville de Rome chaude, humide et étouffée par le mauvais air jusqu’alors. Impressionné, Jean Schneider décide de confier
venu des marais. En 1623, les cardinaux se rassemblent pour ses résultats aux Américains. Tassé avec ses cinq mille compri-
élire un nouveau pape. « Les jours suivants, dix cardinaux et més dans un avion qui l’emmène à la rencontre du colonel LD
leurs serviteurs meurent alors de poussées de fièvre, raconte- Moore, à Alger, il sait que ce pourrait être un tournant dans l’his-
t-elle. C’est d’ailleurs de là que vient le mot malaria, mal aria, toire de la guerre et de la médecine. Karen Masterson, auteure

72 VANITY FAIR MAI 2020


de The Malaria Project (Berkley éd., 2015) a consulté la lettre Le neuroscientifique brésilien Alysson Muotri s’est lui aussi
qu’il a écrite aux Américains : « Il leur a donné ses recherches penché sur l’efficacité de la molécule contre le virus zika, respon-
et ses médicaments, raconte-t-elle. Mais il a précisé qu’il en sables de 3 689 cas recensés de microcéphalies en Amérique en
conservait les droits et que, quand la guerre serait terminée, elle 2015. « La chloroquine semble toucher le talon d’Achille des infec-
devrait appartenir aux Français. » À la fin du conflit, les Amé- tions virales, assure-t-il. On pense qu’elle enraye le mécanisme par
ricains se contentent de rebaptiser la molécule « chloroquine ». lequel le virus s’attache à la cellule hôte. » Ce n’est pas un hasard,
selon lui, si la chloroquine revient régulièrement sur le devant de
Testée contre le sida, la dengue ou le H5N1 la scène : « Faire approuver une nouvelle molécule ou un vaccin
prend du temps. Quand une épidémie survient, vous vous plongez

S
ept décennies avant les travaux du professeur Raoult, la dans la littérature scientifique pour voir si vous pouvez réutiliser
molécule apparaissait donc déjà comme un remède mi- des molécules dont on connaît déjà la toxicité. » En cas d’urgence
racle. En 1955, l’Organisation mondiale de la santé lance un sanitaire, la chloroquine coche toutes les cases : facile à produire,
programme international pour éradiquer le paludisme. Seulement bon marché et utilisée depuis soixante-dix ans.
voilà : dès le début des années 1960, la chloroquine va connaître Pourtant, ceux qui ont travaillé sur la molécule en savent les
son lot de désillusions. « En Amérique du Sud et en Asie du Sud- risques : nausées, maux de tête, troubles cardiovasculaires. « Il
Est, explique Patrick Kachur, professeur de médecine à l’univer- ne faut pas être naïf, dit Karen Masterson. Les effets secondaires
sité Columbia, on a constaté que le para-
site évoluait et développait des formes de
résistance. » Une fois encore, les conflits
armés vont accélérer la recherche scien-
tifique. Pendant la guerre du Vietnam,
les viêt-congs sont privés des antipalu-
diques occidentaux. Pour sauver ses
troupes et le communisme des mous-
tiques qui se reproduisent dans l’eau sta-
gnante, Hô Chi Minh demande de l’aide
à Mao Tsé-toung. Les Chinois creusent
alors dans leur répertoire de médecine
traditionnelle, étudient des milliers de
plantes, d’herbes et de buissons. En
renfort aux viêt-congs, ils envoient des
extraits d’armoise, une vivace utilisée
depuis deux millénaires pour soigner GÉNÉRAL
les fièvres. Le remède ancestral s’avère CHLOROQUINE
plus efficace que les médicaments amé- Didier Raoult,
ricains. Si bien qu’à l’issue de la guerre, directeur de l’Institut
Méditerranée
les laboratoires prendront le relais pour infection à Marseille,
en isoler le principe actif, l’artémisinine. en février 2020.
Dans les années 1980 et 1990, à mesure
que les résistances du parasite vont
s’étendre, le médicament chinois va peu à peu s’imposer comme peuvent être violents. C’est un médicament qui ne pourra jamais
antipaludique et la chloroquine sombrer dans l’oubli. En 2001, être prescrit massivement. » Patrick Kachur acquiesce : « Le
l’OMS déclare même l’artémisinine « plus grand espoir mondial problème, c’est que la frontière entre la dose toxique et celle qui
contre le paludisme ». Un an plus tard, des chercheurs de Liver- soigne est très fine. Je m’inquiète pour les gens désespérés qui
pool publient une étude intitulée « Requiem pour la chloroquine ». vont se ruer sur ce médicament. » Sans parler du risque de sur-
Que s’est-il passé pour que cette molécule renaisse de ses dosage ou d’automédication. Le 24 mars, un homme est mort
cendres ? Didier Raoult n’est, en effet, pas le premier infectio- à Phoenix (Arizona) en ingérant le phosphate de chloroquine
logue à la ressortir de ses éprouvettes pour éliminer une mala- de son produit pour aquariums, un dérivé de la molécule qui
die infectieuse. Dans les années 1990, des chercheurs s’étaient n’a rien à voir avec les recommandations du professeur Raoult.
intéressés à son potentiel contre le virus du sida, sans succès. Sa compagne, elle aussi hospitalisée, a expliqué que l’idée leur
En 2004, des scientifiques belges ont constaté son efficacité in était venue en écoutant Donald Trump.
vitro contre le Sras – une pneumonie virale qui a tué 774 per- À Washington, en cette fin mars 2020, Leo B. Slater attend
sonnes dans le monde en 2002 et 2003, selon l’OMS. Au vrai, à les résultats des premières grandes études in vivo en Europe.
chaque nouvelle épidémie – la dengue, le chikungunya, la grippe Des collègues chercheurs lui ont bien proposé de signer une tri-
H5N1 – la chloroquine rejaillit des tréfonds de la littérature mé- bune sur la chloroquine, mais il a refusé. Ni le temps ni le cœur,
dicale. « C’est une molécule qui revient, encore et encore, dit encore moins l’énergie pour se mêler au débat. Plusieurs fois
Patrick Kachur. L’une des raisons, c’est qu’au fil des décennies, par jour, il se demande s’il assiste à « l’avènement d’un nou-
GÉRARD JULIEN / AFP

on a découvert les vertus anti-inflammatoires de la chloroquine veau monde » ou s’il traverse un « mauvais rêve ». Il a toujours
et de son dérivé l’hydroxychloroquine, au point de la prescrire traité la question des épidémies comme un objet d’études his-
contre le lupus et la polyarthrite rhumatoïde. » toriques. « Je comprends mieux ce que c’est maintenant. »  �

VANITY FAIR mAI 2020 73


RÉCIT

CHASSEUR DE SORCIÈRES
En 1954, Roy Cohn
harcelé par des
admirateurs en quête
d’autographes après
un dîner organisé
en son honneur
par le Comité mixte
contre le communisme.

74 VANITY FAIR MAI 2020


L’IMMORALISTE
C’est un avocat de Manhattan, ancien collaborateur
de McCarthy, grand courtier en influence, qui a mis
le pied à l’étrier au futur président des États-Unis.
Mais plus que cela, comme le montre Marie Brenner,
le style de Donald Trump est en fait le style de Roy Cohn.
GETTY IMAGES

VANITY FAIR MAI 2020 75


L
orsque nous nous sommes rencontrés, Roy Au début des années 1980, tout le monde ou presque connaît
Cohn m’a dit : « Donald m’appelle quinze l’histoire de ce fils unique couvé par une mère envahissante – elle
à vingt fois par jour. Il me demande tout l’accompagne en colonie de vacances et vivra avec lui jusqu’à sa
le temps des choses du genre : “Et ça, ça mort en 1967. Son père, Al Cohn, reçoit chaque soir à dîner, dans
en est où ? Et ça ?” » Nous étions alors en l’appartement familial de Park Avenue, les chefs de la Favor Bank
1980 et on m’avait commandé un article qui l’aideront à devenir juge du Bronx, puis à la cour suprême de
sur Donald Trump, jeune et fougueux pro­ l’État de New York. Peu après la crise de 1929, l’oncle maternel de
moteur immobilier qui tentait de se faire Roy fait de la prison pour fraude bancaire et le petit Roy lui rend
un nom à New York. L’homme auquel je rendais visite était, à régulièrement visite à Sing Sing. On dit aussi qu’au lycée, le jeune
bien des égards, l’alter ego de Trump : un avocat rusé et volontiers homme a fait sauter les contraventions d’un de ses professeurs.
menaçant qui s’était fait connaître – et détester – pour sa démago­ À 20 ans, il sort diplômé de la faculté de droit de l’univer­
gie violemment anti­communiste. Le futur président américain sité Columbia et devient assistant du procureur fédéral, expert
n’avait alors que 34 ans et faisait fructifier les relations de son en « activités subversives ». C’est ce qui lui permet de partici­
père, Fred, lui aussi promoteur immobilier mais dans le Queens per, en 1951, au procès pour espionnage des époux Rosenberg :
et à Brooklyn, pour fréquenter le monde rude et tumultueux il convainc David Greenglass, témoin­vedette et frère d’Ethel
des politiciens. Il venait tout juste d’inaugurer le Grand Hyatt Rosenberg, de revenir sur son témoignage pour accabler sa
Hotel, redonnant ainsi un peu de vie au quartier désolé de la gare sœur et encourage le juge à ne pas seulement envoyer Julius sur
Grand Central dans une métropole new­yorkaise qui se remettait la chaise électrique, mais aussi son épouse – c’est Roy Cohn lui­
à peine de la quasi­banqueroute qu’elle avait connue quelques même qui le raconte dans son autobiographie.
années plus tôt. L’hôtel accueillait déjà des clients, mais les tra­ Puis, en 1953, le petit prodige du droit est nommé conseiller
vaux n’étaient pas terminés. C’est la femme de Trump, Ivana, qui en chef de Joe McCarthy. Dans les journaux, les photos sont
m’avait accompagnée dans sa combinaison Thierry Mugler en éloquentes : on y voit le jeune homme de 26 ans, pommettes de
laine blanche : « Vous aurez fini quand ? Quand ? » hurlait­elle, chérubin et paupières tombantes, murmurer à l’oreille d’un sé­
alors que le claquement sec de ses talons aiguilles martelait le sol, nateur bouffi comme il le ferait à celle d’un ami intime. Au tri­
se mêlant au bruit des ouvriers au travail. bunal, l’une des spécialités de Cohn consiste à détruire psycho­
Les tabloïds faisaient leurs choux gras des frasques de logiquement ses interlocuteurs. Et parfois pire : traumatisé par
Trump. Et à mesure que le Hyatt était sorti de terre, son avo­ son interrogatoire, un ingénieur de la radio Voice of America se
cat, Roy Cohn, avait multiplié les interventions, toujours en suicidera. Roy Cohn n’exprimera jamais le moindre remords.

Roy Cohn a convaincu le juge d’envoyer les deux époux Ros

coulisses, pour régler une demande pas très claire d’abatte­ McCarthy va ensuite tomber en disgrâce en raison de ses ac­
ment fiscal, repérer un changement dans le cadastre, négocier cusations calomnieuses : l’Amérique entière prend conscience
un contrat entre amis ou intimider les opposants. Il était sur­ qu’il s’agissait ni plus ni moins que d’une chasse aux sorcières.
tout connu du grand public comme procureur impitoyable du Roy Cohn, étonnamment, ne pâtit guère du désaveu de son aco ­
temps du maccarthysme. Dans les années 1950, au cours d’une lyte et poursuit une route qui l’amènera à devenir l’un des plus
virulente croisade nationaliste, lui et le sénateur (et affabula­ influents entremetteurs des sphères de pouvoir new­yorkaises –
teur) du Wisconsin Joseph McCarthy avaient traîné des di­ un « power broker », littéralement un « courtier en pouvoir ». Le
zaines de « sympathisants communistes » présumés devant un cercle de ses clients et amis comprend aussi bien le cardinal Fran­
jury. Auparavant, le comité sénatorial des activités anti­améri­ cis Spellman, archevêque de New York, que le propriétaire des
caines avait passé sur ce gril artistes et saltimbanques dans une Yankees, George Steinbrenner. On le croisera parfois à la Maison
atmosphère de terreur, en mettant certains sous les barreaux, Blanche, époque Reagan. Et plus souvent encore au Studio 54.
détruisant la carrière de centaines d’autres qui n’avaient en Lorsque j’ai rencontré Roy Cohn en 1980, il avait déjà été mis
commun que leur refus du fascisme. Puis, dans les décennies en examen à quatre reprises pour fraude, extorsion, chantage ou
suivantes, Roy Cohn était devenu un maître de la négociation obstruction à la justice. Chaque fois, il avait été acquitté. Si bien
à la dure sur les marchés new­yorkais, un faiseur et défaiseur qu’à force, il avait pris l’habitude de se considérer comme un su­
de contrats, à la fois expert des règles secrètes de la Favor Bank per­patriote au­dessus des lois. Dans Citizen Cohn, la biographie
(une combine locale de marchands d’influence) et dénicheur de que lui a consacrée Nicholas Von Hoffman, l’un de ses anciens
précieux tuyaux pour ses réseaux de filous et de petits barons. amis décrivait une scène caractéristique dans un petit bar : « Il
« Quand il était dans la même pièce que vous, vous aviez l’im­ a entonné trois couplets de God Bless America. Ça lui a fichu la
pression d’être en présence du mal incarné, du mal absolu », se trique. Puis il est rentré se coucher. »
souvient l’avocat Victor A. Kovner, qui l’a bien connu. Le pouvoir Cohn combine goût de la bravade, opportunisme de chaque
de Roy Cohn lui venait principalement de sa capacité à effrayer instant, agressivité judiciaire et passion du mensonge – de quoi
ses adversaires en brandissant des menaces imaginaires ou en évo­ séduire le jeune magnat de l’immobilier qu’est alors en train de
quant d’hypothétiques poursuites. En échange de ses services, ce devenir Donald Trump. Le Grand Hyatt est à peine ouvert que le
génie du mal ne demandait généralement pas d’argent. Il n’exi­ promoteur doit déjà répondre de plusieurs affaires louches. Avec
geait qu’une chose de ses clients : une loyauté à toute épreuve. la municipalité, il guerroie pour obtenir des abattements fiscaux

76 VANITY FAIR MAI 2020


Mais les Trump sont liés à la Favor
Bank qui gère la puissante machine élec­
torale du parti démocrate de Brooklyn.
De mèche avec les parrains de la mafia,
ces politiciens sont encore capables de
peser sur le choix d’un juge ou de tout
autre poste stratégique. La grande
époque décrite par l’écrivain Damon
Runyon (l’auteur du roman dont Joseph
Mankiewicz a tiré la comédie musicale
Blanches colombes et vilains messieurs en
PLUTÔT MORT QUE ROUGE 1955) vit ses dernières années, mais elle
En 1954, en compagnie n’est pas encore finie et ceux que l’on ap­
de Joseph McCarthy lors pellera « les réformateurs » attendront
d’un procès à Washington. un peu avant d’entrer en scène.
Ci-dessous, en 1963,
Trump a raconté sa rencontre avec
devant son bureau
de Madison Avenue. Cohn. Elle a lieu dans un établissement
nocturne de Manhattan, réservé aux
porteurs d’une carte de membre. L’en­
et autres faveurs. Il s’est aussi permis de modifier les termes du droit s’appelle – logiquement – Le Club (en français) et on y
contrat qui le lie à son associé et directeur du Hyatt, Jay Pritzker, croise mannequins, fashionistas et personnalités « eurotrash ».
au moment où celui­ci se trouvait au Népal. En 1980, alors qu’il Le futur président des États­Unis dit très vite à l’avocat : « Le
fait construire ce qui sera bientôt la Trump Tower, il scandalise gouvernement vient de porter plainte contre notre entreprise.
le milieu de l’art et les responsables culturels de la ville en déci­ On nous accuse de discriminer les Noirs. Vous pensez que je de­
dant de détruire la frise Art déco qui ornait la façade du bâti­ vrais faire quoi ? » La réponse de Cohn est sans appel : « Dites­
ment à son inauguration en 1929. Villipendé par les médias et la leur d’aller se faire foutre ! Portez l’affaire devant les tribunaux
bonne société new­yorkaise, Trump se fend d’une réponse très et mettez­les au défi de prouver qu’il y a bien eu discrimina­
roycohnesque : « Mais qui ça intéresse ? Si j’avais donné la façade tion. » Bientôt, la famille Trump choisit Cohn pour la défendre.

enberg à la chaise électrique.

au Met, ils l’auraient foutue à la cave. » Selon l’auteur Sam Ro­


berts, l’influence essentielle de l’ancien bras droit de McCarthy
sur Trump tient en trois principes : « Premièrement, ne transigez
jamais, n’abandonnez jamais ; deuxièmement, contre­attaquez
immédiatement ; troisièmement, peu importe ce qui arrive, peu
importe à quel point vous êtes dans la mouise, revendiquez tou­
jours la victoire. » Ce que la chroniqueuse mondaine Liz Smith
résume ainsi : « Donald a perdu tous ses repères moraux à partir
du moment où il s’est allié à Roy Cohn. »

Accusez votre accusateur

E
n 1973, Trump a 27 ans et vit dans un appartement à
loyer modéré. Il met tout de même des boutons de man­
chette et emmène ses petites amies au bar du Waldorf
Astoria. Mais les portes de la bonne société de Manhattan lui
sont fermées : sa famille a beau vivre dans un hôtel particulier,
celui­ci se situe à Jamaica, un quartier du Queens proche de
l’aéroport JFK, bien loin des élites de la ville. Sa mère, Mary,
roule peut­être en Rolls Royce, mais elle s’en sert surtout pour
ramasser les pièces de 25 cents des lavomatics installés dans
les immeubles qui lui appartiennent. Son père, Fred, est accusé
de surfacturer et de prélever des marges excessives sur des pro­
grammes immobiliers bénéficiant d’aides publiques. Plus grave :
GETTY IMAGES

on lui reproche d’avoir systématiquement écarté des locataires


potentiels parce qu’ils étaient noirs ou issus de minorités.

VANITY FAIR MAI 2020 77


Pourtant, dans ce dossier, les preuves ne manquent pas. ne réclamait de l’argent à son ami que lorsque son compte en
Selon les pièces réunies par l’instruction, les Trump ont mis banque était à sec. Steven Brill voit aussi la marque de Roy Cohn
au point un code : lorsqu’un candidat noir remplit son formu­ derrière l’histoire de l’université Trump, un établissement de for­
laire de demande de location, les employés chargés de le traiter mation aux métiers de l’immobilier (en 2016, des milliers d’étu­
y ajoutent au crayon un « C », pour « colored » – une violation diants ont intenté un procès à Donald Trump, lui reprochant
manifeste de la loi sur l’équité en matière de logement. Mais les de ne pas tenir ses promesses de succès malgré des coûts d’ins­
Trump ne se dégonflent pas et attaquent maintenant le gouver­ cription allant jusqu’à 35 000 dollars). C’était, dit Brill, « une
nement. « C’était ahurissant de voir ça, se souvient le journa­ escroquerie envers ceux­là mêmes qui ont voté pour Trump – la
liste Steven Brill. Ils avaient carrément convoqué la presse pour classe moyenne, moyenne inférieure... La première chose qu’a
annoncer qu’ils venaient de réclamer 100 millions de dollars faite Trump, c’est de poursuivre l’un des plaignants. Du pur
au ministère de la justice pour diffamation. Pas la peine d’être Cohn : “Accusez votre accusateur.” »
juriste pour comprendre que c’était totalement abusif. La re­ Après avoir publié un article sur le sujet, Brill a reçu un appel
quête a d’ailleurs été rejetée. » d’un avocat de Trump. « J’ai cru comprendre que vous alliez pro­
Une affaire de cette ampleur en matière de discrimination bablement poursuivre votre enquête, lui a­t­il dit. Je vous donne
raciale a de quoi couler un promoteur immobilier. Sauf que juste un conseil : soyez très prudent. Et prenez le chèque, parce
Roy Cohn défend bec et ongles ses nouveaux clients, qui, sur que ça n’arrivera pas deux fois. » (Un porte­parole de la Maison
ses conseils, proposent un compromis en s’engageant à mettre Blanche a réfuté ces accusations.)
en place une série de clauses anti­discrimination dans la future
charte de leurs propriétés. Mais, conformément aux principes Homosexuel caché, homophobe affiché
de Cohn, à aucun moment ils n’ont été obligés de reconnaître

C
leurs torts. C’est là pour Trump fils la première occurrence d’un omment expliquer cette symbiose entre Cohn et
schéma qui sera bientôt sa spécialité. Des décennies plus tard, en Trump ? Par leur vision commune, d’abord : tous deux
2016, lors d’un débat électoral télévisé, le candidat républicain contemplent le même horizon et se sentent animés par le
rappellera ainsi qu’il s’agissait d’une « poursuite fédérale réglée même élan. Fils de pères puissants, ils ont chacun vu leur début
à l’amiable », mais « nous n’avons pas été condamnés ». de carrière embrumé par une atmosphère de scandale. L’un
« J’étais un jeune reporter qui commençait à peine à travailler comme l’autre ont fait leur scolarité dans des écoles privées tout
au New York Post, en 1974, se souvient David Rosenthal. J’avais en restant à l’écart de la bonne société de Manhattan, qu’ils ont
21 ans et j’enquêtais sur des financements illégaux de campagnes observée comme à travers une vitrine. Et Trump comme Cohn
électorales. J’examinais des registres et je me suis aperçu qu’une ont l’habitude de s’afficher au bras de jolies femmes un peu par­
série de grosses donations provenait des mêmes adresses, d’un tout en ville. Roy Cohn va même jusqu’à raconter aux gens que
même ensemble d’immeubles à Brooklyn. Elles profitaient au son amie Barbara Walters, qui présente le journal du soir sur
démocrate Hugh Carey, candidat au poste de gouverneur de la chaîne ABC, est sa fiancée. « C’était absurde, commente au­
l’État de New York. En regardant de plus près, je me suis aperçu jourd’hui Liz Smith, mais Barbara faisait avec. »

La devise de l’avocat : « Je ne veux pas savoir ce qu’est la loi ;

que ces immeubles étaient tous enregistrés au nom de Fred


Trump. J’ai donc publié un article à ce sujet. Mes chefs étaient
ravis. Le lendemain, j’ai reçu un appel à mon bureau. C’était
Roy Cohn : “T’es qu’une merde ! On va te défoncer ! T’es ma­
lade d’avoir fait ça.” » Rosenthal raccroche, sonné, et va prévenir
ses chefs, qui tombent de haut. Le jeune journaliste se croit fini.
Mais, alors qu’il s’attend à ce que Dolly Schiff, la propriétaire du
quotidien, l’appelle pour lui annoncer son licenciement, le télé­
phone reste muet. Car les faits qu’il vient de rapporter sont on
ne peut plus vrais. « Ils avaient bel et bien essayé d’esquiver les
lois sur le financement en vigueur à New York. »
Pendant une bonne décennie, les abattements fiscaux
et autres ruses légales dont Donald Trump va bénéficier se­
ront en grande partie montées par
Roy Cohn. Le temps passé sur les
dossiers de son client peut diffici­
CIBLE ÉMOUVANTE
David Schine
lement être converti en « heures et Roy Cohn,
facturables », explique le journa­ collaborateurs
liste Wayne Barrett dans son livre de McCarthy,
GETTY IMAGES

Trump, The Greatest Show on Earth : à Londres en 1953.


très demandé par ailleurs, l’avocat

78
Intellectuellement, Roy Cohn se situe, en revanche, bien « La vie de Roy Cohn a été marquée au fer rouge par ses
au­dessus de son camarade. Quand il plaide, il envoûte les jurés. amours contrariées, par des histoires qui l’ont obsédé, ajoute
Accusé d’avoir versé des pots­de­vin en 1969, il doit se défendre un avocat qui l’a connu dès les années 1960, en évoquant cer­
lui­même le dernier jour de son procès car son avocat vient tains des hommes, tant gays qu’hétéros, qui l’ont côtoyé. Il fai­
d’avoir une crise cardiaque. Il déroule son argumentaire durant sait des vraies fixations sexuelles sur des types qui l’allumaient
sept heures, sans interruption et sans notes : il est acquitté. On plus ou moins, qui devinaient son désir pour eux et qui ne le
lui doit une fameuse phrase : « Je ne veux pas savoir ce qu’est la rejetaient pas. Comme ça restait platonique, il était forcé de
loi ; je veux savoir qui est le juge. » sublimer, d’expulser son énergie sexuelle en devenant pour eux
Quand il s’adresse à quelqu’un, Cohn le fixe de son regard un mentor très possessif. Il les présentait au Tout­New York et
hypnotique. Ses yeux bleu clair sont d’autant plus frappants les sortait un peu partout. »
qu’ils semblent presque jaillir des côtés de leurs orbites. Si Al Quand ils arrivaient ensemble quelque part, le binôme Trump­
Pacino est parvenu à retranscrire son intensité de caractère Cohn tenait presque du vaudeville. Trump entrait généralement le
en l’incarnant dans l’adaptation en série par Mike Nichols du premier, du haut de son mètre quatre­vingt­six, avec sa démarche
roman Angels in America de Tony Kushner, en 2003, il a échoué de mâle alpha exagérée. Un peu plus loin apparaissait Cohn le
à rendre la soif de plaire enfantine qui définit le personnage. chétif, avec ses yeux globuleux et ses traits légèrement creusés par
Comme l’a dit un jour Tom Wolfe, « il a été élevé comme un la chirurgie esthétique. « Donald est mon meilleur ami », dit­il un
adulte miniature ». soir, juste après avoir organisé l’anniversaire des 37 ans de son aco­
Cohn adore donner des fêtes où se bousculent vedettes du lyte. Et ceux qui connaissaient l’avocat depuis longtemps ne tar­
spectacle, politiciens, juges et dignitaires de la pègre. Certains dèrent pas à remarquer que Trump ressemblait beaucoup à la plus
convives viennent tout juste de sortir de prison, d’autres s’ap­ publique de ses obsessions passées : David Schine.
prêtent à y aller. Le comique Joey Adams, un habitué de ces soi­ Pour parler de lui, il faut revenir aux jeunes années de Roy
rées et un proche de l’avocat, aura ce mot d’esprit : « Si vous êtes Cohn, lorsque celui­ci travaillait à Washington au côté de
inculpé, vous êtes invité. » Mais l’entourage immédiat de Cohn, McCarthy. Schine, c’est une attirance compulsive qui aura raison
composé de collaborateurs ou de comparses de fins de soirée, de la carrière de Cohn dans la capitale et de celle de McCarthy
sait aussi s’imposer : « Roy aimait s’entourer de beaux mecs hé­ tout court. Au milieu des années 1950, le cirque pervers de
téros, résume l’avocat Robert S. Cohen (spécialiste des divorces leur chasse aux sorcières faisait les gros titres. Dans les salles
– il a travaillé pour Michael Bloomberg, mais aussi pour les deux d’audience, ils harcelaient les témoins suspects de sympathies
ex­femmes de Trump, Ivana et Marla Maples – et, avant cela, « rouges » : « Êtes­vous membre du parti communiste ou en avez­
collaborateur de Cohn). Il avait sa petite bande et s’il avait pu vous été membre par le passé ? » répétait Cohn, de sa voix à la fois
avoir une liaison avec un membre de cette clique, il l’aurait eue. » nasillarde et sonore. Le soir, ce spectacle était diffusé en boucle
David L. Marcus, un cousin de Cohn, a justement fait partie sur les chaînes de télévision et les stations de radio.
de cette coterie. Diplômé au début des années 1980, il cherche Dans cette atmosphère hautement dramatique, un jeune
à se rapprocher de celui qu’il n’a croisé qu’à quelques réunions homme est apparu dans la vie de l’avocat. Héritier peu bril­
lant d’une chaîne d’hôtels, David Schine s’était tout de même
retrouvé à Harvard, où il aurait collectionné les pires notes au
je veux savoir qui est le juge. » cours de sa première année. Mais, en 1952, il avait signé un pam­
phlet qui s’attaquait au fléau communiste et s’était vite vu pré­
senté à Cohn. Celui­ci eut le coup de foudre et Schine, aussitôt,
se trouva intégré au comité McCarthy en tant qu’« assistant de
de famille et que ses parents méprisent depuis sa jeunesse mac­ recherche » non rémunéré. L’étrange binôme parcouru toute
carthyste. Roy accueille à bras ouverts ce cousin perdu de vue l’Europe pour y enquêter sur la possible subversion des bases
qui commence une carrière de journaliste (et qui remportera militaires et ambassades américaines ; il purgea les bibliothèques
un Pulitzer, des années plus tard). Marcus est très vite intrigué consulaires de toute littérature jugée subversive (qui, selon les cri­
par l’intimité malsaine qui lie Cohn à la plupart de ceux qu’il tères en vigueur, comprenait des romans de Dashiell Hammett
fréquente et notamment à l’un d’entre eux. « Je me rappelle et de Mark Twain). La rumeur commença à dire que les deux
une soirée avec lui, au milieu des années 1980. Il y avait entre hommes étaient amants ; en privé, Cohn niait en bloc. Bientôt
autres Norman Mailer et Andy Warhol. À un moment, Trump on raconta aussi que McCarthy était peut­être lui­même homo­
débarque et, d’un seul coup, pour Roy, plus personne d’autre sexuel. Mais dans le petit – et secret – milieu gay de Washington,
n’existait. Il s’est précipité vers lui, avec cette façon qu’il avait Cohn était à la fois connu pour son orientation sexuelle cachée et
d’être entièrement concentré sur quelqu’un. Et je pense que pour son homophobie. Outre les supposés communistes, il me­
ça allait au­delà d’une attention amicale, d’une affection de nait la charge contre les témoins prétendument gays, perçus par
grand frère. Je sentais qu’il éprouvait une vraie attirance pour lui et quelques autres comme des sujets à risque pour la sécurité
lui. Donald correspondait au profil des types dont s’entourait nationale s’ils travaillaient pour le gouvernement.
Roy, mi­parasites mi­disciples. Il était grand, blond... Et, il faut Lorsque Schine finit par être mobilisé pour partir en Corée, ce
bien le dire, tellement, tellement goy ! Roy, lui, faisait partie fut au titre de simple soldat et non d’officier. Face à cet affront,
de ces Juifs qui se détestent d’être Juifs. Il était donc toujours Cohn menaça de « saccager l’armée » et McCarthy lui­même
attiré par les blonds. Du coup, lors de ses fêtes, on croisait des toucha deux mots de l’affaire au ministre de la défense, Robert T.
tas de blonds, et au milieu de tous ces gars typés du Midwest, il Stevens : « Roy estime que Dave devrait être général et comman­
y avait Donald qui lui montrait beaucoup de déférence. Ce qui der ses hommes installé dans une suite en terrasse du Waldorf
me poussait à me demander si Roy le désirait physiquement. » Astoria. » Mais le président Dwight Eisenhower, lui, goûtait fort

VANITY FAIR MAI 2020 79


peu les excès de McCarthy, qu’il jugeait néfastes à sa politique « Roy peut régler n’importe quel problème ici. C’est un génie !
et à celle du parti républicain. Il décida donc de demander au m’avait affirmé Friedman. Mais vous avez de la chance qu’il ne
conseil des armées de rédiger un rapport sur les pressions exer­ soit pas là aujourd’hui, il serait en train de piquer tout ce que vous
cées par Cohn afin d’obtenir un traitement de faveur à son pro­ avez dans votre assiette. » Cohn avait en effet l’habitude agaçante
tégé. Et ne manqua pas au passage, selon l’historien David A. de ne jamais commander à manger lorsqu’il était au restaurant,
Nichols, de demander discrètement que ledit rapport fût envoyé préférant s’approprier le repas de ses convives. Puis un magnat
aux députés, sénateurs et à la presse. Ces révélations explosives de l’hôtellerie, Bob Tisch, s’approcha de notre table pour nous sa­
eurent pour conséquence l’ouverture du procès « l’armée des luer. Trump me le présenta, en parlant très fort pour être certain
États­Unis contre Joseph McCarthy » dans lequel le sénateur qu’il l’entende : « C’est Bob Tisch, que j’ai battu lors de l’appel
était, cette fois­ci, le possible coupable et plus l’accusateur. d’offres du palais des congrès, mais nous sommes devenus bons
Pendant trente­six jours, 20 millions d’Américains suivirent le amis ensuite, hein Bob ? »
procès. Aucun détail ne fut omis : le tour d’Europe de Schine et Trump cultivait à l’époque une espèce d’énergie renfrognée
Cohn, les ultimatums de Cohn, l’implication de McCarthy dans qui rivalisait avec celle de Cohn. L’avocat Tom Baer, par exemple,
toute l’affaire... L’audience atteignit son apogée lorsque l’habile ne savait pas bien à quoi s’attendre le jour où une assistante de
avocat de l’armée, Joseph Welch, humilia le sénateur qui tentait Trump l’appela pour le convier à un rendez­vous. Baer avait de­
en désespoir de cause de calomnier l’un des assistants de son puis peu été recruté par le maire Ed Koch afin de superviser
interrogateur : « Mais vous n’avez donc aucune décence, mon­ le projet du palais des congrès, et cherchait à mettre en place
sieur ? Jamais ? » Joseph McCarthy se retrouva exclu du Sénat et d’éventuels partenariats. « Donald m’a juste dit qu’il aurait été
Roy Cohn, banni des cercles de pouvoir washingtoniens. ravi de contribuer à la construction de ce terrain, avant d’ajou­

Quand Trump a appris le sida de Cohn, il l’a laissé tomber.


Fin de l’histoire ? Pas du tout. Après cette débâcle, Cohn fit ter : “Et je pense que la moindre des choses serait de le baptiser
comme s’il avait gagné : il retourna à New York et donna une fête Trump Center” », en hommage à son père, alors encore en vie.
en son propre honneur à l’hôtel Astor. Ce fut, dans sa carrière, « J’ai appelé le maire et il m’a répondu : “Mais qu’il aille se faire
la première preuve de sa capacité à transformer une défaite en mettre ! Qu’il aille bien se faire mettre !” Je lui ai rétorqué que je
victoire, comme par magie, et à provoquer une sorte d’amnésie ne pouvais pas aller dire ça à Trump et Koch m’a hurlé en ré­
morale dans une société new­yorkaise subjuguée – une tactique ponse : “Je m’en tape de ce que tu peux lui dire, qu’il aille se faire
qui annonçait d’ailleurs celle qu’utilisera plus tard son disciple mettre !” J’ai donc dû faire preuve de toute la diplomatie dont
Donald Trump. je disposais pour répondre à Trump : “Le maire a beaucoup,
Une autre stratégie éprouvée de Cohn consistait à sympathiser beaucoup apprécié votre offre, mais il n’est pas en mesure de
avec les grands chroniqueurs mondains de la ville, comme Leo­ pouvoir l’accepter.” » Le futur président alla ensuite voir l’ad­
nard Lyons ou George Sokolsky, lequel l’emmenait au prestigieux joint au maire, Peter Solomon. Sur le contrat proposé, Trump
Stork Club. Les journalistes de la presse tabloïd raffolaient des prévoyait de se prélever une commission de 4,4 millions d’euros
sulfureux ragots qu’il leur amenait sur un plateau, prêts à être pu­ – elle ne serait finalement « que » de 500 000 dollars. « Il était
bliés. « Si, le matin, Roy recevait à son cabinet un nouveau client aussi allé parler aux équipes du gouverneur. Il n’allait pas se lais­
pour une affaire de divorce, l’histoire fuitait dès l’après­midi », se ser abattre parce qu’un bleu comme moi lui avait dit non. Koch
rappelle Ken Auletta du New Yorker. La chroniqueuse Liz Smith était consterné par cette histoire. Il trouvait Trump si grotesque ! »
se permet de nuancer le propos en précisant qu’elle se méfiait
de la plupart des informations rapportées par cette « taupe ». Des boutons de manchette en toc
Le jeune Trump, là encore, développera le même genre de rap­

E
ports aux médias à ses débuts. « Il faisait toujours court quand n 1982, Roy Cohn se trouve toujours au sommet. Il s’oc­
il m’appelait », raconte le journaliste politique du New York Post cupe d’aider Trump à accomplir son rêve : ouvrir des ca­
George Arzt. Il disait juste : “George, c’est Roy. Tu sais qu’untel sinos à Atlantic City. Pour cela, il faut la complaisance du
a fait ça ?” espérant que je publierais un papier. » gouverneur du New Jersey. Avec Stone, Cohn travaille à ce que
J’ai été présentée au monde interlope de Roy Cohn en 1980, leur candidat, le républicain Tom Kean, soit élu. Stone devient
alors que je déjeunais avec Donald Trump dans un salon du 21 même son directeur de campagne et, après la victoire serrée de
Club, où je mettais les pieds pour la première fois. « Ici, tous ceux son champion, en demeure le conseiller officieux.
qui sont “quelqu’un” se retrouvent dans les chroniques mon­ Trump, de son côté, se met à acquérir des terrains au bord
daines », m’avait­il dit. Je croyais que nous serions en tête­à­tête, de l’océan. Il fait bâtir un casino, en achète un autre... L’avenir
mais un invité nous avait rejoints. « Je vous présente Stanley Frie­ semble lui sourire, mais Cohn se rapproche lentement du préci­
dman, l’associé de Roy Cohn. » Friedman passa tout le déjeuner pice. On commence à dire qu’il est malade du sida, ce qu’il dé­
à dérouler son argumentaire, en résumant tout ce que Cohn et ment. On raconte qu’il bataille pour éviter d’être radié du barreau
lui avaient déjà fait pour Trump (Friedman travaillait à la fois au pour fraude et pratiques contraires à l’éthique : il aurait arnaqué
cabinet de Cohn et pour la municipalité new­yorkaise ; il finira un client dans une sombre histoire d’emprunt, modifié les termes
derrière les barreaux pour une affaire de commissions illicites du testament d’un autre pour en devenir le co­exécuteur lorsque
prélevées sur des contraventions pour stationnement interdit). son client se trouvait dans le coma.

80 VANITY FAIR MAI 2020


COMPLOT DE FAMILLE
La famille Trump et Roy
Cohn en 1985 à l’hôtel
Waldorf de New York.

Cohn tâche de sauver la face, mais Trump, et bien d’autres n’est physiquement plus en mesure de se défendre ». Le lende­
de ses clients, décident de prendre leurs distances. « Quand main, Trump passe un coup de fil à Roger Stone pour lui dire :
Donald a appris que Roy était malade, il l’a laissé tomber « Tu as vu le papier de Bill Safire ? Ça va être génial pour Roy. »
comme une vieille chaussette », affirme la secrétaire person­ Mais Cohn a aussi un service à demander à Trump. Son
nelle de l’avocat, Susan Bell (la Maison Blanche nous a ré­ amant étant en train de mourir du sida, peut­il l’héberger dans
pondu que cette déclaration était fausse). l’un de ses hôtels ? Le magnat accepte et une chambre est libé­
L’ancien bras droit de McCarthy se sent donc de plus en plus rée au Barbizon Plaza. Plusieurs mois passent, jusqu’au jour
isolé et il décide, si l’on en croit le journaliste Wayne Barrett, où Cohn reçoit une facture. Puis une autre. Il refuse de payer.
d’épauler la sœur de Trump, Maryvonne Barry, dans sa quête Jonathan Mahler et Matt Flegenheimer, enquêteurs au New
d’un siège dans le système fédéral judiciaire. « Maryvonne York Times, racontent une autre mesquinerie de Trump : il
voulait ce boulot, raconte Roger Stone. Et elle ne demandait aurait offert à Roy, pour le remercier de ses bons et loyaux
ni l’aide de son frère ni celle de Roy : elle tenait à obtenir ce services, une paire de boutons de manchette incrustés de dia­
poste par elle­même. » Mais selon les souvenirs de Stone, Cohn mants. Sauf qu’après expertise, les diamants étaient des « fu-
s’aperçoit qu’un autre candidat bénéficie des faveurs du comité gazi » – des faux, du toc...
chargé des nominations : il demande donc un coup de pouce Les tensions entre les deux hommes ne vont faire que s’accen­
au ministre de la justice de Reagan, Ed Meese. Et bientôt Ma­ tuer et à la fin de sa vie, Cohn dit de son ancien ami, si insensible,
ryvonne est choisie. « Roy peut faire l’impossible », aurait dit qu’il « pisse de l’eau glacée ». Trump témoigne tout de même
Trump en apprenant la nouvelle. Le lendemain, selon les notes en sa faveur lors de son passage devant le conseil de l’ordre des
de Wayne Barrett, Maryvonne Barry téléphone à Roy Cohn avocats, aux côtés de William Safire et de Barbara Walters. Sans
pour le remercier. Interrogé sur le sujet lors de sa campagne succès : au terme de quatre ans de lutte acharnée, Cohn est radié
aux primaires républicaines, le futur président a répliqué que pour « malhonnêteté, fraude, dissimulation et tromperie ». Ses
sa sœur n’avait dû sa désignation qu’à son seul mérite. Sauf que pratiques plus que « limite » l’ont finalement rattrapé.
l’intéressée a avoué elle­même, dans un livre retraçant l’his­ Tandis que Trump envisage déjà un troisième casino à At­
toire des Trump, qu’elle avait « évidemment » été aidée pour lantic City, Cohn s’éteint presque sans un sou, criblé de dettes.
obtenir ce poste : « J’étais bonne dans ce que je faisais, mais À son enterrement, Trump ne prend pas la parole, ne porte pas
pas tant que ça non plus. » le cercueil et reste en retrait au cours de toute la cérémonie.
Vers 1985, la maladie de Cohn empire sérieusement. « J’ai Trente ans plus tard, au lendemain de son élection à la prési­
un cancer du foie », dit­il. Il joue ses dernières cartes. Sous la dence des États­Unis, Donald Trump reçoit la visite à la Trump
menace d’une radiation du barreau, il contacte William Safire, Tower de son ex­directeur de campagne et ami de quarante
éditorialiste conservateur du New York Times qu’il connaît de­ ans, Roger Stone. La conversation dure quelques minutes, au
puis les années 1950. Safire publie aussitôt un éditorial virulent terme desquelles le nouveau président des États­Unis passe par
dans lequel il s’en prend aux « vautours du barreau » seule­ un moment de mélancolie. « Ça serait pas génial si Roy était
ment bons à « racler » de sombres histoires de fraude dans le encore avec nous pour voir ça ? Dieu qu’il nous manque ! » �
GETTY IMAGES

seul but de se venger de Cohn, « un homme de droite qui a su Publié dans Vanity Fair États-Unis en 2017 © Marie Brenner
taper fort sur l’establishment juridique, mais qui aujourd’hui Traduit de l’anglais (États-Unis) par Étienne Menu.

VANITY FAIR MAI 2020 81


REPORTAGE

Les hautes

VERTIGO ERGO SUM


Le 28 septembre 2019,
Alain Robert escalade
DANIEL ROLAND / AFP

un gratte-ciel
de 154 mètres
à Francfort.

82 VANITY FAIR MAI 2020


solitudes

Depuis un quart de siècle, Alain Robert


escalade à mains nues des gratte-ciel
partout dans le monde. Un jour pour
faire la publicité d’une marque de rasoir,
début mars encore pour évoquer
le coronavirus. Mais que cherche
vraiment le « Spiderman français » ?
Christophe Boltanski l’a rencontré
et observé en pleine action.

VANITY FAIR MAI 2020 83


S
a silhouette filiforme se dresse dans un plaisir voyeur, donc une légère honte. Car que contemple-
l’encadrement de l’un des derniers hu- t-on ? Ses incroyables prouesses sportives ou les risques non
blots de la tour Ariane à La Défense. moins immenses auxquels il s’expose ? Ce qui est au-dessus de
Le dos appuyé à la vitre, un pied en lui ou en dessous ? Le ciel qu’il vient chatouiller ou le gouffre
équilibre, l’autre dans le vide, il lève béant à ses pieds ? L’ascension ou la possible chute ? Ses dons
la tête comme s’il cherchait quelque arachnéens, sa folie des grandeurs, ses parties de roulette russe
chose, tend un bras, attrape un bout laissent présager un Icare moderne, un ange déchu aux ailes fa-
de métal, hisse ses cinquante kilos tiguées, à tout le moins, une figure christique prête au sacrifice,
le long d’une fente à peine plus large un ascète, un moine-soldat. Alain Robert n’est rien de tout cela.
que son pouce, semble hésiter, puis Lors de notre première rencontre, un mois plus tôt, je l’ai re-
revient en arrière. Il est 11 heures du trouvé à une heure encore matinale en train de siroter du cham-
matin. Alain Robert ne progresse plus. pagne à l’aéroport Roissy - Charles-de-Gaulle. Ce jour-là, il se
En ce 13 novembre 2019, il attaque un gratte-ciel qu’il repose entre deux avions, confortablement installé sur une ban-
connaît bien, longtemps l’un des plus hauts de France, en- quette du bar du Sheraton. Il arrive de Londres et repart à Bali où
touré d’une carapace en inox pleine de trous qui lui donne il réside désormais avec sa nouvelle épouse indonésienne. Aupa-
l’allure d’une râpe à fromage. À 57 ans, il l’affronte pour la qua- ravant, il était à Bristol, Munich, Francfort... Une vie d’homme
trième fois. Comme d’habitude, il monte en solo, sans corde d’affaires saltimbanque. Il revendique une forme d’insouciance :
ni point d’ancrage, juste à la force de ses jambes fines comme « Je suis un bon vivant, je bois beaucoup d’alcool et je me fous
des échasses et de ses doigts noueux entourés de bandelettes. de tout. Je traite davantage mon corps comme un type qui sort
Après avoir grimpé les cent quarante-quatre premiers mètres
avec l’aisance d’un insecte, il est coincé au 33e étage. Plus que
huit mètres à franchir avant d’atteindre le sommet. D’une
traite, cette fois, sans possibilité de reprendre son souffle. « J’ai conscience
Au-dessus de lui, il n’y a plus de fenêtre, plus d’abri où poser que si je tombe, c’est fini.
ses pieds, pas de corniche. Rien d’horizontal, que du vertical.
Un renfoncement, une rainure, une simple ligne droite entre La logique est implacable. »
deux plaques métalliques. Le chemin rectiligne qui s’offre à lui
passe au milieu du nom d’Ariane écrit en lettres géantes sur le ALAIN ROBERT
couronnement de l’édifice, précisément entre le « i » et le « a ».
Tout en bas, l’inquiétude commence à gagner. « Ah la la !
Il me fait flipper ! » s’écrie un jeune homme engoncé dans sa en boîte qu’à la manière d’un athlète de haut niveau. » Il vient de
doudoune. Dans le public massé sur le parvis, on trouve des cour- commander sa cinquième coupe de Laurent-Perrier et un second
siers, des fumeurs qui prolongent leur pause cigarette, des col- steak tartare. « Vous reprendrez des frites ? » lui demande le ser-
lègues venus en bande, tailleurs et costumes de rigueur. Défiant veur. « Allez ! » répond-il après une brève hésitation.
le froid, têtes en arrière, au risque d’un torticolis, ils filment avec Il fait penser à Iggy Pop avec ses longs cheveux couleur paille
leur téléphone chacun des mouvements de celui qu’ils appellent et son visage de chef indien. Il porte comme toujours des bottes
« Spiderman », l’homme-araignée. Des centaines d’autres croco, ainsi qu’un pantalon et une veste en peau de serpent. « C’est
suivent la scène de leurs bureaux paysagés. Les premières images du python de Bornéo. Là-bas, ça coûte que dalle. » Pris d’un sou-
circulent déjà sur les réseaux sociaux Twitter et Instagram. À dain remords envers ces espèces protégées, il s’empresse d’ajou-
force de prendre d’assaut les mégalithes du CAC 40, le Fran- ter : « Bon, c’est pas terrible, mais j’ai mes goûts. » En fait, il dé-
çais est devenu une figure légendaire du quartier d’affaires. Il teste les tenues moulantes couvertes de sigles qu’il doit revêtir lors
compte cent soixante-cinq tours à son palmarès, dont une dizaine de ses virées verticales. Il a beau vivre du mécénat, il n’aime pas
rien qu’à La Défense. Aucun immeuble ne semble lui résister. être transformé en panneau publicitaire. L’homme se considère
Huit ans plus tôt, il a escaladé en près de six heures la plus grande comme un artiste. Pour décrire sa pratique urbaine de l’alpinisme,
structure du monde, la tour Burj Khalifa, à Dubaï, une aiguille il parle d’« événements ». Il organise des spectacles et, à la façon
haute de huit cent vingt-huit mètres. Un record réalisé exception- d’une rock star, il soigne son style. Au dos de son blouson, il arbore
nellement avec un matériel d’assurage et l’accord des autorités. un mot anglais : « Badass. » Champagne aidant, il révèle un autre
Le reste du temps, ses intrusions s’effectuent dans la plus parfaite aspect de sa personnalité, plus sombre, plus désespéré. En bravant
illégalité. Dès qu’une nouvelle Babel surgit de terre, il rêve de le vide, il affronte ses démons. « J’étais un enfant très pétochard.
la défier. Va-t-il, cette fois, échouer à quelques pas de l’arrivée ? Je faisais régulièrement des cauchemars. J’avais la phobie de la
mort. » Depuis lors, il vit avec. « J’ai conscience que si je tombe,
11 h 10. Alors que la pluie recommence à tomber, il paraît rivé c’est fini. La logique est implacable. » Il a fait de sa peur son métier.
à son rebord de fenêtre. Avec son maillot jaune et ses pattes re-
couvertes d’un collant noir, il ressemble à un canari sur son per- Le jour J, il vous prévient au dernier moment comme s’il vou-
choir. Vu du sol, ce n’est qu’un point fluo niché au fond d’une lait déjouer d’éventuels empêcheurs de grimper en rond. « Ren-
alvéole. « Il ne va pas y arriver », prédit une jeune femme. « Il dez-vous au Meliá Hotel de La Défense à 9 h 15 », précise son
est bloqué, renchérit son voisin. Mais je sens qu’il est têtu. » Un e-mail envoyé dans la nuit. À l’heure dite, Alain Robert se pré-
cri : « Oh, putain, il réessaye ! » La foule le regarde s’envoyer pare. Il occupe une chambre spacieuse au quinzième étage
en l’air avec des sentiments contrastés. Un mélange d’effroi, avec vue sur la Seine et, au loin, l’arc de triomphe. Un camp de
d’admiration et de gêne. Ses exploits suscitent inévitablement base de luxe payé par son mécène du moment, le créateur d’une

84 VANITY FAIR mAI 2020


crypto-monnaie africaine. Il s’approche de la baie vitrée et ob-
serve avec anxiété les nuages sombres qui s’amoncellent. « Il
caille et la météo est tordue. J’avais envie de faire la tour Total,
mais si le temps se gâte, c’est moyen. » « On va téléphoner à
Dieu », lui rétorque Claude, le garde du corps professionnel qui
le suit depuis trente ans. Comme Icare, il redoute avant tout l’hu-
midité. « La pluie peut rendre la montée impossible. Là, vous
avez des plaques très lisses, très glissantes. » En prévision du
froid, il enfile un coupe-vent sous son maillot jaune de cycliste,
puis un bonnet de laine. Il emmaillote chacun de ses doigts avec
des bandes Strappal, vérifie le contenu des deux sacs pendus à sa
ceinture, sort de la première pochette une petite bouteille d’eau
mélangée à du Red Bull et de la seconde de la poudre blanche,
de la magnésie destinée à absorber la sueur de ses mains. Son
ami l’aide à entrer dans ses chaussons et à régler la petite caméra
fixée sur son front. Dans l’ascenseur extérieur, il jette un regard
gourmand sur un édifice en voie d’achèvement, la future tour
Alto, une sorte de gros pot de fleurs évasé. Sa prochaine proie ?
« On va l’essayer cette nuit », promet-il. Une fois sur l’esplanade, L’HOMME QUI MONTE
il étire ses muscles, fronce les sourcils et marche d’un pas ra- Le 13 novembre 2019, après l’ascension
de la tour Ariane à La Défense (152 mètres).
pide en regardant devant lui, à la manière d’un boxeur avant de
monter sur le ring. Dans son autobiographie Haute Tension (Le
Cherche-Midi, 2014), il dit se préparer « mentalement plusieurs
semaines avant ». Généralement, il effectue un repérage la veille Les gorges du Verdon, la falaise Buoux dans le Lubéron. J’étais
ou l’avant-veille. Pas cette fois. Son adversaire du jour n’a aucun au plus haut, au niveau mondial. Mais ça restait confidentiel. »
secret pour lui. Il se dirige droit vers un pilier de la tour Ariane et
pose un pied sur un tasseau métallique. Il quitte le sol. 10 h 30. Il vient de dépasser le dixième étage. Un arrondi, un
plié, un relevé. Ses gestes mi-fluides, mi-saccadés s’apparentent
10 h 20. À l’instar d’un avion, c’est au décollage qu’il met les gaz, à un ballet. Il se cambre, jette un bras à l’aveugle, la paume vers le
de peur d’être attrapé comme un voleur. Lorsque les agents de mur, élève une jambe en équerre, puis l’autre. Un pied disparaît
sécurité réagissent, il gambade déjà sur le toit de verre du hall. dans une fissure, les membres se croisent comme des tenailles et
« Arrêtez ça ! Descendez monsieur ! » Indifférent aux cris, il re- le corps s’élève. Tout est question d’équilibre. Alain Robert garde
prend son souffle et fait des moulinets avec ses bras avant de constamment trois points d’appui. Parfois, on se demande s’il
repartir à l’assaut de la façade. Un policier surgit de sa voiture, n’a pas des ventouses à la place des paluches. Il prétend que ses
gyrophare allumé, et court d’un côté à l’autre du bâtiment en « mains ont une perception différente de celles de tout le monde. »
s’égosillant : « Arrêtez ! Vous allez vous tuer. C’est dangereux. Il En bas, les policiers affluent. Un brigadier en civil, crâne
faut descendre. » Trop tard. Le monte-en-l’air est hors d’atteinte. chauve genre Kojak, lève la tête et comprend aussitôt à qui il a af-
Il aime, comme il dit, « taquiner les flics », « jouer à Zorro ». faire. « Ça fait trente ans que je suis à La Défense. Je l’ai souvent
Il demeure ce gamin turbulent qui enjambait les murs et sautait vu. » Soupir de lassitude. « Bon, je vais appeler le procureur. On
dans les arbres. Il avait à peine 11 ans quand il a éprouvé pour la montera tout à l’heure, comme d’hab. » L’un de ses hommes,
première fois ses talents d’acrobate. Il habite alors au huitième moins coutumier du fait, lui demande s’il ne faut pas installer un
étage d’un immeuble moderne à Valence. De retour chez lui, il périmètre de sécurité : « Et s’il tombait au milieu ? » Le gradé se
trouve porte close et n’a pas ses clés. Peu importe, il passe par tourne vers le responsable technique de la tour : « Vous avez une
l’extérieur. Sous les yeux effarés des voisins, il bondit d’un balcon autre issue par-derrière ? Si ça tourne mal, ça serait bien que les
à l’autre. Il sait que sa mère laisse toujours une fenêtre ouverte. gens ne soient pas là. »
Les études l’ennuient. Il s’oppose régulièrement à son père,
un représentant de commerce, qui veut faire de lui un comp- 10 h 39. Le tambour qui commande l’entrée principale se re-
table. À Roissy, il en parle avec encore de la colère dans la voix. ferme. Personne ne l’a remarqué. Mais durant les premiers
Il le décrit comme un homme timoré, vieux avant l’heure : « Je mètres, Alain Robert a failli basculer dans le vide. Sur les images
n’avais pas 20 ans qu’il me disait déjà de penser à ma retraite. enregistrées par sa caméra frontale, on le voit lever le pied droit
Moi, je commençais à vivre et la retraite, c’était la mort. » Il dit et tenter de s’appuyer sur une ligne horizontale. Il ahane et
avoir tout fait pour ne pas lui ressembler. souffle devant lui. « Shit ! » meugle-t-il lorsque son chausson
Il se réfugie dans les cimes à la manière du Baron perché. Rein- glisse sur l’acier mouillé. Il parvient à se rattraper in extremis et
hold Messner, champion de l’Everest, est son idole. Aux mon- à coincer ses orteils entre les deux lamelles verticales.
tagnes, il préfère les falaises et aux cordées, les mains nues. Il À Roissy, rompu par une nuit de voyage, il m’avait dit : « Je
devient grimpeur en solo. Les murailles naturelles qu’il finit par suis cassé ! » Il l’est. De partout. Un nez brisé quatre fois. Des
vaincre portent des noms à faire peur : « L’abominable homme poignets en miettes. Des mains en partie atrophiées. Trois doigts
ERIC FEFERBERG / AFP

des doigts », « La nuit du cauchemar », « Crac, boum, hue »... qui ne répondent plus. C’est un miraculé. Il pourrait bénéficier
Très vite, il rivalise avec les grands de l’escalade, comme Berhault d’une invalidité à 66 %. Son corps tout entier porte les stigmates
ou Edlinger. « Personne ne sait aujourd’hui tout ce que j’ai fait. de ses nombreuses chutes. L’accident le plus grave remonte à

VANITY FAIR mAI 2020 85


septembre 1982. Une dégringolade de quinze mètres à Cornas, vision est la même. » Il adore aussi rabattre le caquet à ces fier-
en Ardèche. La faute à un nœud mal fait. Il voulait aider des tés financières, ces édifices toujours plus grands. À sa façon, il
enfants et descendait en rappel. « J’ai atterri sur un rocher les démontre l’inanité de la course au gigantisme. « Des symboles
mains en avant. » Il tombe dans le coma, se réveille une semaine de merde. C’est à celui qui a la plus longue et pisse le plus loin. »
plus tard. Le chef du service de soins intensifs lui dit d’oublier Il sait aussi qu’une tour capte mieux la lumière qu’une paroi
l’escalade. Depuis cet accident, il souffre d’un vertige chronique rocheuse. Sur la dalle, les caméras de l’Agence France Presse
à cause d’un dérèglement de l’oreille interne. Il compense son et de sa rivale américaine, Associated Press, sont braquées sur
handicap avec ses épaules, ses jambes et, surtout, sa force men- lui. Dans sa chambre d’hôtel, il n’a pas caché sa déception en
tale, une volonté de fer. Avant chacune de ses épreuves, il se ré- apprenant que les deux agences ne retransmettaient pas l’évé-
pète à lui-même comme un mantra : « J’ai confiance en moi et nement en direct. Durant ses montées, il a l’habitude d’effleurer
je réussis tout ce que j’entreprends. » Interrogé par le New Yorker les pales des hélicoptères dépêchés par des chaînes télévisées.
pour un portrait paru en 2009, l’un des chirurgiens qui l’a opéré Aux États-Unis, il est régulièrement invité à des talk-shows. Et il
le qualifie d’« énigme médicale ». vient d’enregistrer un clip : I Climb the World avec le guitariste
anglais John Parr. Alain Robert, superstar.
10 h 45. Adossé à une fenêtre du 18e étage, il profite du pano- C’est en 1994 qu’il a commencé les gratte-ciel. L’idée d’un an-
rama. De Paris étalé à ses pieds. Du reflet des cumulus sur les sur- nonceur, une célèbre marque de montre. Son choix se porte sur
faces vitrées. Du noir étincelant de la tour Framatome. Quand on l’édifice de la City Corp à Chicago. Un damier de cent quatre-
lui demande pourquoi il nourrit un tel attrait pour les gratte-ciel, vingts mètres. Impossible d’obtenir une autorisation mais qu’im-
il répond qu’il s’y sent « plus haut » que dans la nature. Au milieu porte : il se fait déposer par un taxi au pied de sa cible, prend son
d’une cité, on évalue mieux les distances. « On a des points de ré-
férence : des humains, des véhicules de plus en plus petits, le bruit
qui s’atténue. Dans le Verdon, qu’on soit à 100 ou 200 mètres, la
New York, Rio, Séoul :
son téléphone est rempli
de photos de voyage
où il est menotté et encadré
par des policiers.
800 m
SOUS LA TOISE
Petite sélection des quelque
150 gratte-ciel et tours
que le « Spiderman français » a gravis. (1) 2011 Burj Khalifa (4) 1999 Willis (7) 1994 Empire
700 m (Dubaï) 828 m Tower (Chicago) State Building
en 6 heures (avec 442 m. (New York) 381 m.
assurage). (5) 2007 Tour Jin (8) 1997 Sydney
(2) 2004 Taipei 101 Mao (Shanghai) Tower (Sydney)
600 m (Taipei) 508 m. 420 m. 305 m.
(3) 1997, 2007,  (6) 1996 Two (9) 1996-1997
2009 Petronas Twin International Tour Eiffel.
Towers (Kuala Finance Centre 300 m
Lumpur) 452 m. (Hong Kong) 415 m. (hors antenne).
500 m

400 m

300 m
1 2 3 4 5 6 7 8 9

200 m

100 m

86 VANITY FAIR mAI 2020


CATCH ME
IF YOU CAN
1. Alain Robert
en 1999, à Chicago,
sur la tour Willis.
2. En 2007, à Abou
Dabi, sur la tour
Adia. 3. En 2019,
à La Défense,
sur la tour Ariane.
4. Arrêté en 2009
après l’ascension
d’une des tours
jumelles Petronas
1 2 3 de Kuala Lumpur.

élan et s’envole. Sa première sortie en ville s’achève derrière les


barreaux. « Je découvrais la prison, mais j’étais content. Je me sou-
viens que je fredonnais la chanson du groupe Trust, Le Mitard. »
Il termine presque toujours ses escapades au commissa-
riat. Il accumule les interpellations de par le monde – il en re-
vendique plus de cent cinquante et s’en vante comme autant
de faits d’armes : « Je suis la personne qui a été arrêtée dans
le plus grand nombre de pays. » Son téléphone est rempli de
photos de lui, menottes aux poings, encadré par des gens en
uniforme. À New York, à Rio, à Séoul, à Moscou où le chef
de la police, « un fan », l’a relâché « au bout de quarante-cinq
minutes », après lui avoir offert du « chocolat et de la vodka ». 4
Les forces de l’ordre peuvent se montrer moins conciliantes.
En 1997, lors d’une ascension des Petronas, les tours de jumelles En ce mercredi glacial de novembre, les gens se demandent
de Kuala Lumpur, des agents en treillis le capturent à travers quelle cause il vient défendre. La tour Ariane abrite une ving-
une fenêtre du 66e étage, à une centaine de mètres du sommet. taine de sociétés – des assureurs, une banque en ligne, des en-
Jeté dans une geôle minuscule, il en sort cinq jours plus tard treprises du numérique... À part le fait d’être située au cœur du
pour dîner avec le roi et la reine de Malaisie. L’année suivante, quartier d’affaires, elle ne revêt aucun symbole particulier. « Tu
à Tokyo, les policiers qui l’attendent en haut du Shinjuku Center sais que c’est toujours caritatif ce qu’il fait », assure une femme
le rouent de coups. Il croupit neuf jours en cellule avant d’être à sa voisine. « Je ne sais pas quel message il va faire passer ce
expulsé. « L’ambassade m’a raccompagné jusqu’à l’avion et j’ai coup-ci », s’interroge à voix haute l’un des responsables de l’édi-
été surclassé en première », se console-t-il. fice. Mais non. Pas de banderole ni d’étendard cette fois. Aucun
C’est un habitué des tribunaux. Son escalade en 2018 de la bras en « V » dédié aux victimes d’une catastrophe.
Heron Tower, un des fleurons de la City de Londres, lui a valu
une amende de 6 000 livres (6 700 euros). Un fabricant de rhum 11 h 15. Une tête apparaît sur la terrasse. Peut-être celle d’un po -
épicé dont il portait les couleurs a réglé la note. Il doit être jugé licier ? Alain Robert est toujours bloqué, un peu plus bas. Dans
prochainement à Hong Kong pour avoir déployé le 16 août 2019, le passé, il a dû parfois être secouru. En 1999, à la Grande Arche,
en pleine crise politique, une banderole pour la paix en haut les pompiers l’ont récupéré en rappel. Sa dernière virée, à Franc-
d’un gratte-ciel. Une perspective qui ne le préoccupe pas outre fort, le 28 septembre 2019, l’a épuisé. Il commence à accuser son
mesure : « J’ai un pote avocat. Il va se débrouiller. » âge. « Aujourd’hui, je ne progresse pas, je régresse, reconnaît-il.
Il reste discret sur le montant de ses cachets. « Au début, on Ce serait trop beau si des grabataires comme nous faisaient aussi
vous file des cacahouètes et vous êtes content. Après, il vous faut bien que les jeunes de 20 ans. »
de l’argent. J’ai 57 ans, quatre enfants, une pension à payer, on ne À quelques mètres sur sa droite, la partie haute d’une fenêtre
me rétribue pas avec des canettes de Red Bull. » Selon le New Yor- s’ouvre enfin. Il s’en approche, l’enjambe et disparaît à l’intérieur
ker, le prix de ses prestations peut atteindre les 50 000 dollars. du bâtiment. Ses spectateurs se dispersent. L’un d’eux lance à
GETTY IMAGES ; ERIC FEFERBERG / AFP ; BERBAR HALIM / SIPA

Quand il ne crapahute pas pour une marque de lames de ra- ses amis : « Je l’ai dit qu’il n’allait pas réussir ». Il ressort dans
soir ou une enseigne commerciale, il le fait pour de grands prin- la rue, quelques minutes plus tard, sous les applaudissements.
cipes. Un jour, c’est la lutte contre le réchauffement climatique, « Comme il a beaucoup plu hier et encore ce matin, l’ascension
un autre le refus de la guerre en Irak, en mars encore contre la finale devenait dangereuse », explique-t-il avant d’être embarqué
peur du coronavirus. En 2015, il accroche en haut de la tour dans une voiture de police. « Ça ne sera pas long », lui promet
Montparnasse le drapeau du Népal qui vient d’être frappé par l’un des agents. Moins d’une heure après, il est libre. Au commis-
un terrible séisme. Pour l’obélisque de la Concorde, il arbore sariat, le téléphone était sur haut-parleur quand les policiers ont
des portraits de l’abbé Pierre, du dalaï-lama, du Che et de Ge- pu joindre le procureur. Alain Robert a pu connaître son sort en
ronimo. Alain Robert se veut toujours très œcuménique. direct : « Il leur a dit : “Vous classez sans suite.” » �

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PORTFOLIO

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AMERICAN
BEAUTY Avant le choc d’Easy Rider, Dennis Hopper a photographié
compulsivement les années 1960. Dix ans après sa mort,
une nouvelle monographie, In Dreams, évite soigneusement les clichés
iconiques pour révéler un regard éclectique, curieux et insatiable,
saisissant sur le vif des impressions fugaces d’un monde révolu.
Texte Mark Rozzo. Photographie Dennis Hopper.
DENNIS HOPPER / THE HOPPER ART TRUST

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90 VANITY FAIR mAI 2020
DENNIS HOPPER / THE HOPPER ART TRUST

VANITY FAIR
mAI 2020
91
BLUE VELVET BOÎTES À BONHEUR SWEET JANE
Pages 88-89 : Pages 90-91 : Page 92 : Jane
The Factory (Gerard Kissing Booth, Fonda (with garter),
Malanga), 1963. 1961-1967 1965 et Terry
et Brooke Hayward Southern (1712
(in grocery store), Crescent Heights),
1961-1967. 1965.

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SUR LA ROUTE MADAME RÊVE Extraits de Dennis Hopper
Page 93 : Girl Page 95 : Brooke d’ IN DREAMS : et Michael
in Rear-view Hayward (In SCENES Schmelling
Mirror, 1961-1967 Dreams), 1963. FROM THE ARCHIVE (Damiani éd.,
et Waiting for 2019).
Dailies, 1961-1967.
DENNIS HOPPER / THE HOPPER ART TRUST

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L
e Hopper Art Trust, le fonds photogra- Factory de Warhol aux émeutes raciales de Watts en passant par le
phique de Dennis Hopper, occupe un studio où les Rolling Stones enregistraient Paint It Black. Mais, en
bureau au dernier étage d’un immeuble feuilletant les pages d’In Dreams, la célébrité ou l’histoire n’appa-
trapu de Sunset Boulevard. Il ressemble raissent qu’incidemment. Le romancier Terry Southern n’est
à ceux des compagnies d’assurances voi- qu’un mec qui fume une clope. Le gentleman de dos qui regarde
sines : des dossiers ici, un bureau là, un des tableaux, c’est le peintre Jasper Johns. La mariée typiquement
mur d’étagères pleines de classeurs en américaine qui ajuste sa jarretière ? Jane Fonda. Et ces danseurs ?
plastique. Sauf qu’à l’intérieur, on trouve Regardez de plus près et vous découvrirez les Byrds au fond, lors
des planches contact : plus de dix-huit mille photos que Hopper de l’un de leurs concerts les plus importants, en 1965, au Ciro’s.
a prises avec son Nikon F entre 1961 et 1967, à une époque où il Beaucoup de ces images reprennent les obsessions de Hopper.
n’était qu’un acteur parmi d’autres, avec une carrière au point Une boîte en plastique contenant un joint évoque les sculptures en
mort, juste avant Easy Rider. Sorti en 1969, ce film a fait de lui verre de Larry Bell, dont Hopper et Hayward collectionnaient le
bien plus qu’une star hollywoodienne ; un temps, il fut une sorte travail (et que Hopper a photographié). Une enseigne en néon du
de divinité pop. Et cette célébrité a donné une crédibilité à son motel Alaska avec un index lumineux qui illumine un paysage noc-
travail photographique. Pourtant, à part pour un mauvais shoo- turne rappelle Marcel Duchamp et son artiste de l’avenir montrant
ting du magazine de charme Hustler dans les années 1980, Hop- un objet du doigt et décrétant que c’est de l’art. Hopper est resté
per a rarement repris son appareil photo jusqu’à la fin de sa vie. très discret sur ses inspirations, mais il a parfois salué l’œuvre de
Depuis sa mort en 2010, sa fille, Marin Hopper, gère avec éner- Harry Callahan ou d’Aaron Siskind. Il s’est lié d’amitié avec John
gie son legs photographique. Elle a monté des expositions dans Swope, William Claxton, Julian Wasser... Le conservateur Walter
des galeries, des musées, et publié plusieurs monographies – The Hopps voyait en lui une sorte d’Henri Cartier-Bresson autodidacte
Lost Album (Prestel, 2014), Drugstore Camera (Damiani, 2015), américain. Hopper aimait d’ailleurs « l’idée de l’instant décisif » –
Colours : The Polaroids (Damiani, 2016). Soyons clairs : Hopper ce moment où le sujet, l’action et la composition coïncident dans le
ne se contentait pas d’appuyer sur le bouton quand il croisait viseur. Le mannequin et écrivain Leon Bing raconte qu’il lui avait
des vedettes ; il a photographié des pochettes d’albums, des af- expliqué : « Il y a cet instant où un photographe doit prendre la
fiches, et réalisé des séries pour Vogue. En 1963, le magazine d’art photo – et ce n’est pas tout le temps. Il ne doit jamais le manquer. »
contemporain Artforum a même rendu hommage à son travail
sous le titre « Bienvenue dans le meilleur des images ! » Quant à Un courant d’air
son œuvre Double Standard – une rue de Los Angeles vue à tra-

Q
vers un pare-brise –, elle fait désormais partie de la collection per- uand j’ai interrogé Jane Fonda sur le fait d’être photo-
manente du musée d’art moderne de New York. Hopper photo- graphiée par Hopper, elle m’a dit qu’elle adorait l’idée
graphiait à tout moment et à tout propos, comme pour rassasier qu’il sache « comment les juxtapositions racontaient une
son regard insatiable. Un nouveau recueil, In Dreams (Damiani), histoire et comment capter cela ». Hopper se montrait réticent
édité par le photographe Michael Schmelling auquel Marin Hop - à l’idée qu’il y ait quoi que ce soit d’ouvertement cinématogra-
per a accordé un accès illimité aux archives, remet en question phique dans ses images, mais il est difficile de ne pas y voir le côté
l’idée selon laquelle Dennis Hopper aurait collectionné compul- jazz de la Nouvelle Vague. Pourtant, malgré leur convivialité, les
sivement des « expériences visuelles ». Schmelling a sélectionné photographies de Hopper sont le produit d’une période angoissée
quelque quatre-vingt-dix photos du Hopper Trust, pour la plupart de sa vie. « Je me suis assis sur une chaise et, euh, j’ai regardé une
inédites, pleines de fraîcheur et de spontanéité. Dans une brève mouche mourir sur le mur, racontait-il dans une interview de 1970.
présentation, il écrit qu’il a retenu celles qui montrent comment Et je me disais que si je pouvais ne serait-ce qu’aider cette mouche
Hopper vivait « au jour le jour », une sorte de journal d’images à trouver un courant d’air, ça la conduirait à une fenêtre. » Au mi-
qui « articule ses rôles de photographe, de mari et d’acteur ». lieu des années 1960, la mouche, c’était Hopper, un comédien à
C’est l’actrice Brooke Hayward, sa future première femme, Hollywood qui n’allait nulle part. La photographie était son cou-
qui a offert son Nikon à Hopper pour son vingt-cinquième anni- rant d’air, un courant ascendant créatif. Il était désespéré de ne
versaire, en mai 1961. « Dennis avait le meilleur œil de tous ceux pas être l’un de ces acteurs adolescents proprets des années 1950.
que j’ai connus, m’a-t-elle raconté. Il portait son boîtier autour Il était terrifié à l’idée de devenir Rick Dalton (le personnage in-
du cou toute la journée. » Le couple s’est marié cet automne-là. terprété par DiCaprio dans Once Upon a Time... in Hollywood) ;
Au printemps 1963, ils ont acheté une maison sur les collines de il voulait être Robert Frank (le photographe des Américains).
Hollywood, et ils y ont accroché des Warhol, des Lichtenstein, Wim Wenders a dit de lui que, « s’il n’avait été qu’un photo-
des Rauschenberg et tout un tas de trucs kitsch Art nouveau. graphe, il aurait été l’un des grands du XXe siècle ». Au fur et à
C’est devenu un épicentre culturel, une étape pour Andy Warhol, mesure que ses archives se dévoilent, il apparaît avec évidence
Terry Southern, Ike et Tina Turner et les Black Panthers. que Hopper était, au minimum, un chroniqueur irréfutable de
On dit que les bons sujets font le bon photographe. Hopper son temps, important et étrangement omniprésent.
jouissait, de fait, de certaines facilités pour accéder aux bons Après Easy Rider, au beau milieu de son divorce, il a pour-
sujets. Il a saisi dans ses images Martin Luther King, Robert tant mis son Nikon de côté. « J’ai essayé d’oublier, dira-t-il plus
Rauschenberg, les Byrds, Allen Ginsberg, Claes Oldenburg, Timo- tard. Ces photographies représentaient mon échec. » Le sen-
thy Leary, John Wayne, Paul Newman, Phil Spector et le Grateful timent qu’on a, en refermant In Dreams, n’est pas du tout celui
Dead. Lui et son appareil ont assisté à la marche de Washington, de l’échec ; c’est une extase onirique que Hopper trouve en créant
aux émeutes du Sunset Strip et aux be-in hippies. Les planches ses images – l’idée que « l’art est partout, dans tous les coins que
contact du Hopper Art Trust montrent que l’acteur se trouvait, de vous choisissez d’encadrer au lieu de les ignorer ». �
façon tout à fait surnaturelle, partout dans les années 1960, de la © The New Yorker, 2020

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DENNIS HOPPER / THE HOPPER ART TRUST

VANITY FAIR
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SAGA

LES
PRISONNIÈRES
DU DÉSERT
Scandales à Dubaï : l’émir, qui passe pour un prince
moderne, vient de perdre la face suite aux tentatives
de fuite de deux de ses filles et à la demande
de divorce de sa dernière femme, réfugiée à Londres.
Un scénario digne des plus belles saisons de Dallas
ou de Dynasty. Vanessa Grigoriadis a tenté de démêler
les fils de cet imbroglio amoureux et familial.

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AFFAIRES FAMILIALES
La princesse Haya
avec son avocate Fiona
Shackleton en route vers
 GETTY IMAGES

la Haute-Cour à Londres,
le 31 juillet 2019.

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C
Latifa. En juillet, Mohammed lança contre Haya une procédure
devant la Haute-Cour de Londres afin d’obtenir la garde exclusive
de leurs enfants Jalila et Zayed, âgés de 8 et 12 ans, et leur retour
à Dubaï (il a été débouté en mars 2020). Pour les journaux bri-
tanniques, ce divorce royal était le plus important après celui du
prince Charles et Diana. Déjà, sa réputation de cheikh progressiste
commençait à se flétrir, surtout quand il s’agissait des femmes.

« Tu as vécu et tu es morte »

D
ubaï, à défaut d’être une démocratie, est la vitrine du
capitalisme marchand dans le golfe Persique, avec des
frontières relativement ouvertes, une large population
immigrée et de beaux projets immobiliers comme le Burj Kha-
lifa, le plus grand immeuble du monde. Dans la sphère pu-
blique, certains sujets restent néanmoins tabous et les affaires
familiales du cheikh Mohammed en font partie. L’émir a ex-
primé ce qu’il en pensait : « On dit que des hommes-scorpions
prennent la forme de médisants et de conspirateurs, troublent
les âmes, détruisent les liens qui unissent les gens et perver-
tissent l’esprit des communautés » (ni lui ni la princesse n’ont
répondu aux demandes d’interviews de Vanity Fair).
oiffé d’un En privé, pourtant, les experts de la péninsule, les chroni-
haut-de-forme de soie noire, l’homme se tient dans la zone la plus queurs royaux et les journalistes occidentaux n’ont pas manqué
select de l’hippodrome d’Ascot, entre les pur-sang qui vont se de relater chaque rebondissement depuis le départ de Haya. Si sa
disputer la piste, les postillons en livrée rouge de la reine d’An- fuite a un rapport avec celle, ratée, de Latifa, la fille du cheikh Mo-
gleterre et la foule massée dans les tribunes. Si Mohammed Ben hammed, se pourrait-il que l’émir privilégie la raison d’État aux
Rachid Al-Maktoum endosse plus souvent la robe blanche et le dépens de ses héritiers, comme c’est si souvent le cas ? Il doit en
keffieh traditionnels, pour l’événement hippique le plus couru effet gouverner son pays et empêcher sa progéniture de l’embar-
de la saison, l’émir de Dubaï a fait cette fois une exception. À rasser, quitte à se montrer inflexible et brutal. On se demande
la tête d’un des sept États qui forment
les Émirats arabes unis, il se veut pro-
gressiste, aussi respectueux des lois du
capitalisme que de celles de la mosquée.
« Les princesses ont beau porter
« Mohammed s’exprime avec aisance. un titre pompeux et être servies
Il est cultivé, charmant... Typiquement
le genre de dirigeants qu’on rencontre à
au doigt et à l’œil,
Davos », décrit un homme d’affaires qui a fondamentalement, elles sont
dîné en sa compagnie. Il est passionné de
chevaux comme son amie Élisabeth II et surtout des prisonnières. »
son écurie est l’une des plus importantes
du monde. UN DISSIDENT
Ce jour de juin 2019, à Ascot, il man-
quait pourtant quelqu’un : la propre reine
du cheikh Mohammed, son épouse publique, la princesse Haya aussi pour quelles raisons Mohammed aurait laissé Haya s’enfuir
Bint Al-Hussein. La fille de feu le roi Hussein de Jordanie, 45 ans alors qu’il a fait déployer 35 000 caméras dans les rues de Dubaï
(vingt-cinq de moins que son mari), a été la première femme (25 fois plus qu’à Paris) pour surveiller ses sujets. S’il avait soup-
arabe à participer aux Jeux olympiques à Sydney en 2000, la çonné que son mariage battait de l’aile, n’aurait-il pas chargé l’un
première Jordanienne à passer son permis poids lourds (pour de ses ministres d’espionner la princesse et révoqué ses accès à
transporter ses chevaux)... Diplômée d’Oxford, cheveux méchés, leurs (multiples) jets privés ? Les journaux britanniques ont aussi
elle avait tout de la femme parfaite aux yeux de l’émir : modèle de fait leurs choux gras d’une possible liaison de la princesse avec
l’Arabie nouvelle, indépendante et dévouée à son époux. « Haya a un garde du corps. Dans un poème intitulé Tu as vécu et tu es
été pour lui une vraie bouffée d’air frais, parce qu’elle n’est pas le morte adressé à une femme anonyme et publié sur Instagram le
genre de fille arabe qu’on trouve partout », dit l’une de ses amies. jour de la disparition de Haya, l’émir écrit : « Ô, toi qui as trahi la
« Haya est très intelligente », renchérit Sven Holmberg, qui fut, plus précieuse des confiances, ton jeu est révélé. Tes mensonges
comme elle, président de la Fédération équestre internationale. sont finis ; peu importe ce que nous étions, peu importe ce que
Aucune des six épouses du cheikh ne se trouvait d’ailleurs à tu es », ajoutant plus loin : « Tu as lâché la bride de ton cheval. »
Ascot, ni aucun de ses trente descendants officiels. La presse du Haya et Mohammed ont eu le coup de foudre lors d’un
monde entier raconta que Haya s’était enfuie quelques mois plus concours hippique en Espagne et se sont mariés en 2004.
tôt à cause du sort réservé à deux des filles de son mari, Shamsa et « J’étais surprise que Haya épouse un homme aussi arabe : j’ai

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toujours pensé qu’elle finirait avec un
propriétaire terrien anglais, se rappelle
une de ses amies. Mais elle était folle
amoureuse de cheikh Mo’. » Lui aime les
fastes et les honneurs ; elle est à la fois plus
pragmatique et plus excentrique, plaisan-
tant volontiers de ses propres dépenses,
comme ce jour où son père lui a offert un
cheval nommé Scandale. « Papa, toutes les
princesses ont leur petit scandale, mais si
tu veux que le mien ait quatre pattes plutôt
que deux, tu ferais mieux de me l’acheter »,
lui avait-elle lancé. Le mariage n’était pas
arrangé, mais avant leur union, la Jordanie,
qui n’a pas de pétrole, se trouvait dans une
mauvaise passe économique alors que, de
nos jours, les Émirats arabes unis sont l’un
de ses principaux investisseurs.
Les monarchies d’Amman et de Dubaï
reposent sur des principes très différents.
Si la famille royale jordanienne ressemble à
son homologue britannique (mécénat, ac-
tions caritatives, rôle public des princes et
des princesses), la Dubaïote se montre plus fermée. Le cheikh
Mohammed a épousé sa première femme, Hind Bint Maktoum
Ben Juma Al-Maktoum, dans les années 1970, mais en qua-
rante ans de mariage, elle n’est jamais apparue sur une photo
publique. Ils ont eu douze enfants ensemble. Les femmes
peuvent, certes, prétendre aujourd’hui à des carrières pres-
tigieuses à Dubaï, mais la loi qui leur impose la tutelle des
hommes et permet aux maris et aux pères de décider du sort
des épouses et de leurs filles est toujours en vigueur : permis-
sion maritale pour travailler ; excuse légitime pour refuser le
devoir conjugal ; et toute femme célibataire, émiratie ou immi-
grée, qui se présente enceinte dans un hôpital de Dubaï, peut
être arrêtée. Enfin, toute femme divorcée qui souhaite se re-
marier doit abandonner la garde exclusive de ses enfants à leur
père. « Les princesses ont beau porter un titre pompeux et être
servies au doigt et à l’œil, fondamentalement, elles sont surtout
des prisonnières, m’explique un dissident. Elles ne sont pas cen-
sées se faire des amis. Elles ne mènent pas une vie normale. » LES HISTOIRES D’AMOUR FINISSENT MAL, EN GÉNÉRAL
Bien que certaines femmes de la famille royale aient reçu une Haya Bint Al-Hussein à Amman, en Jordanie, le 10 avril
éducation à l’étranger et soient des personnalités publiques, la 2004, jour de son mariage, en compagnie de son époux,
majorité se contentent de porter des enfants et de dépenser leur Mohammed Al-Maktoum, et de son demi-frère, le roi
Abdallah II de Jordanie. Le couple à Dubaï lors
allocation mensuelle sans se faire remarquer. « Si elles veulent d’un concours hippique en 2008.
rester dans les bonnes grâces du souverain, il suffit d’applau-
dir à chacun de ses gestes. Sinon, elles sont mises de côté et
personne ne fait plus vraiment attention à elles », abonde une père a ensuite fait rapatrier 80 chevaux et congédié presque
source proche de la famille royale. À l’époque où Haya s’est tous les employés du domaine. Quand la nouvelle s’est répan-
fiancée à Mohammed, elle savait tout cela, mais, amoureuse, due dans la presse – Shamsa a engagé un avocat londonien
elle n’a peut-être pas mesuré les conséquences de son choix. et même appelé la police britannique de Dubaï –, cela a pro-
Néanmoins, elle pouvait difficilement ignorer, quand elle voqué un tollé. À Londres, le gouvernement a ouvert une en-
s’est mariée, qu’il était arrivé quelque chose de curieux à l’une quête afin de déterminer si Shamsa avait été enlevée « contre
des filles de son mari : en 2001, Shamsa Bint Mohammed Ben sa volonté ». Mais l’investigation a traîné et Shamsa est restée
Rachid Al-Maktoum a abandonné son Range Rover noir près à Dubaï où, depuis dix-huit ans, on n’a pas vu une photo d’elle
des écuries du domaine paternel dans le Surrey. Lorsque le ni sur Internet ni ailleurs.
véhicule a été découvert le lendemain matin, le cheikh Mo- C’était déjà préoccupant, mais pas autant que ce qui est ar-
hammed a pris un hélicoptère pour se joindre aux recherches. rivé à sa petite sœur Latifa. Experte en parachutisme et casse-
GETTY IMAGES

Shamsa a finalement été retrouvée à Cambridge où des gardes cou notoire, celle-ci a même fait la « une » du quotidien local,
du corps se seraient saisis d’elle pour la ramener à Dubaï. Son raconte Jim Krane, l’auteur de City of Gold : Dubaï and the

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1 2

LATIFA PASSION CHEVAL


1. Latifa Bint Al-Maktoum aux Jeux olympiques d’été
de 2008, à Hong Kong. 2. Mohammed Ben Rachid Al-Maktoum,
sa femme Haya Bint Al-Hussein et Élisabeth II à Ascot en 2016.
3 et 5. Haya Bint Al-Hussein et sa fille, Jalila, en 2012,
lors du tournoi de golf Omega Dubaï Ladies Masters.
4. Le couple en 2016, à Ascot.

5
GETTY IMAGES  ; AFP 

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Dream of Capitalism, une fascinante histoire contemporaine agent, en revanche, se montrait plus tendre envers les femmes
de l’émirat. « Latifa était présentée comme une super-prin- du pays : « Elles en ont assez d’être mariées à leurs cousins,
cesse qui, à l’instar de ses frères et de son père, avait embrassé vendues contre des chameaux et traitées comme des objets. »
le monde à bras-le-corps, s’adonnant à des activités risquées Il décrivait sa propre fuite, « recouvert d’une abaya de la tête
comme le parachutisme et profitant de la vie », poursuit-il. aux pieds – voile, queue-de-cheval, parfum et tout et tout ». Il
Dans la famille royale, les sports extrêmes sont non seulement avait choisi de se déguiser en femme parce qu’à Dubaï, « c’est
autorisés, mais très bien vus. En coulisses, cependant, Latifa le meilleur moyen de circuler sans qu’on me pose de question
affirmait entretenir de très mauvaises relations avec sa mère ou qu’on m’adresse la parole. C’est comme être invisible. »
et presque aucune avec son père, d’après Tiina Jauhiainen, sa Latifa a correspondu secrètement avec Jaubert pendant
professeure personnelle de capoeira. Latifa expliquait avec des années. Le 24 février 2018, selon Tiina Jauhiainen, un des
amertume qu’elle n’était que l’une des trois filles que son père chauffeurs de la princesse les a déposées au café où elles avaient
avait appelées ainsi en souvenir de sa mère (ce prénom signi- l’habitude de déjeuner. Dans les toilettes, Latifa a enlevé son
fie en arabe « amicale, gentille, compréhensive »). « Ma mère abaya, s’est maquillée et a enfilé des lunettes de soleil. Puis elle
était unique, tranquille et douce, a écrit le cheikh dans l’un de a jeté son portable dans une poubelle. Ensuite, les deux amies
ses livres. Elle aimait ses enfants profondément, même si j’ai ont roulé jusqu’à la frontière avec Oman, où Jaubert et un
toujours ressenti qu’elle avait un faible pour moi... Elle ne man- autre homme les attendaient avec des jets skis pour rejoindre
geait que lorsque nous avions fini, ne se couchait qu’une fois un yacht qui mouillait au large, à vingt-quatre kilomètres de la
que nous étions endormis et n’était heureuse que lorsque nous côte. « La mer était très agitée. On était au milieu de l’océan. Le
l’étions aussi. » Mais la Latifa parachutiste ne serait pas ainsi. jour le plus fou de ma vie », raconte la Finlandaise. Direction
les États-Unis. Latifa avait d’abord pensé mettre le cap sur le
Assaut en pleine mer Royaume-Uni, mais en raison des relations de son père là-bas,
elle s’est ravisée. Au bout de huit jours de mer et d’angoisse,

D
ans le palais de sa famille, les serviteurs philippins veil- à manger des barres de céréales après avoir trouvé la cuisine
laient à satisfaire le moindre de leurs désirs, raconte infestée de cafards, ils essayèrent d’appeler des journalistes oc-
Jauhiainen. Il y avait une piscine, une salle de yoga, cidentaux pour faire savoir qu’ils avaient besoin de protection.
des salons de coiffure et de manucure. Mais ce style de vie cinq Ils croyaient que leur connexion satellite, du matériel améri-
étoiles, très peu pour Latifa ! Elle passait le plus clair de son cain, ne serait pas repérée. À quelque 50 kilomètres des côtes
temps dans les écuries familiales, à bouchonner les chevaux indiennes, en pleine nuit, pourtant, des coups de feu reten-
tirent. Latifa et son amie s’enfermèrent
sous le pont, mais une grenade lacrymo-
gène les fit sortir toutes suffocantes. Là-
« Se déguiser en femme, c’est haut, dans l’obscurité, on ne voyait que
le meilleur moyen de circuler les petits points rouges de visée laser des
armes pointées sur eux. À plat ventre
sans qu’on me pose de question. sur le pont, Latifa ne cessait de répéter :
C’est comme être invisible. » « Je demande l’asile politique », mais les
garde-côtes indiens ne l’écoutaient pas.
Un navire de guerre émirati ne tarda pas
HERVÉ JAUBERT, ANCIEN ESPION FRANÇAIS ET COmPLICE DE LATIFA
à poindre à l’horizon et ses soldats mon-
tèrent à bord. « “Ces hommes sont ici
pour nous sauver des Indiens”, lança un
et s’occuper de son singe domestique. Elle est devenue végé- membre de l’équipage. En réalité, ils étaient là pour récupérer
tarienne, cuisinait ses propres currys et affirmait préférer la Latifa », explique Tiina Jauhiainen.
compagnie des animaux à celle des hommes. Elle préparait Dubaï avait informé le premier ministre indien, Narendra
surtout quelque chose de plus grave. Racontant que sa sœur Modi, qu’une des filles de l’émir avait été enlevée. « L’Inde dé-
avait été droguée et assignée à résidence après son escapade, pend beaucoup de l’argent que ses ressortissants qui travaillent
qu’elle-même avait été placée à l’isolement et battue après sa à Dubaï envoient – il y a sept Indiens pour un Émirati là-bas,
tentative de fuir à Oman et de défendre Shamsa, Latifa prépa- explique Jim Krane. Aussi l’Inde a-t-elle à cœur d’aider Dubaï,
rait son propre départ. Monter un plan d’évasion lui prit plu- si besoin. » Une fois Latifa évacuée, la professeure et le reste
sieurs années et impliqua des personnages inattendus, dont son de l’équipage durent assister au pillage en règle du navire par
amie professeure de capoeira, ou Hervé Jaubert, un ancien es- les Indiens, puis ils furent convoyés jusqu’à Dubaï, yeux ban-
pion français accusé d’escroquerie par Dubaï (ce qu’il nie). La- dés et menottés pour être emprisonnés. Le soir même, Tiina
tifa avait lu Escape from Dubai (2009, auto-édité en France en Jauhiainen fut interrogée : « Ils demandaient qui était derrière
2013 sous le titre Évadé de Dubaï), dans lequel Jaubert ne cache cette opération, et pourquoi. Ils refusaient de croire que j’avais
rien du mépris que lui inspire l’émir et rappelle l’époque où juste aidé mon amie qui voulait être libre. » Les gardes parlaient
Mohammed s’est fait suspendre de courses hippiques d’endu- de Latifa comme s’il s’agissait d’une enfant incapable de savoir
rance pour avoir dopé ses chevaux. « Quand sa suspension ce qui est bon pour elle ou de comprendre le mot liberté – pour
s’achèvera, il est peu probable que le cheikh Mohammed re- eux, elle était déjà aussi libre qu’une femme peut l’être à Dubaï.
prenne la compétition s’il ne peut compter sur un public nom- Il est possible que les complices de Latifa auraient croupi en
breux pour flatter son ego démesuré », y écrivait-il. L’ancien prison si celle-ci, avant son départ, n’avait pas enregistré une

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vidéo de quarante minutes dans laquelle elle exposait ses griefs Le communiqué de la cour n’a eu pour effet que de relan-
à l’encontre de son pays et de son père. « Si vous regardez ce cer les spéculations. Tout le monde voulait voir Latifa désor-
film, c’est que je suis morte ou alors en très mauvaise posture. » mais, et s’assurer, d’abord, qu’elle était en vie. Alors que, selon
Elle ajoutait : « Ici, nous n’avons pas de libre arbitre. Quand Tiina Jauhiainen, Latifa et Haya se connaissaient à peine, cette
on l’a, on croit que c’est naturel, mais quand on ne l’a pas, c’est dernière, dont la réputation internationale était irréprochable
très très particulier. » Quelques mois après la diffusion de jusque-là, entra dans la danse. En tant que « messagère de la
cette vidéo devenue virale (plus de 4 millions de vues), la BBC paix des Nations unies », elle s’était liée d’amitié avec Mary
a réalisé un documentaire. Les Nations unies ont demandé Robinson, l’ancienne présidente d’Irlande. La cheikha la pria
au cheikh de fournir une preuve de vie de sa fille. Grâce à la de venir à Dubaï pour régler le « conflit familial » concernant
pression internationale, Tiina Jauhiainen et l’équipage ont été Latifa. On ignore si Mary Robinson savait qu’on lui demande-
libérés. Mais les gardes lui ont tout de même glissé : « Ce qui rait de prendre des photos et de faire une déclaration publique,
est arrivé à la princesse Diana, ce n’était pas un accident. » mais, après une journée de promenade dans les jardins royaux
Beaucoup ne croient pas que Latifa a été arrêtée dans l’océan et de discussions, elle déjeuna avec la jeune femme et l’instant
Indien ; à la différence de l’Arabie saoudite, les Émirats arabes fut immortalisé. Sur les clichés, l’Irlandaise sourit cour toi-
unis n’ont pas l’habitude de poursuivre leurs ressortissants en sement tandis que Latifa a l’air confus. À peine coiffée, elle
fuite. « [Dans le Golfe], les gens pensent que plus on est riche, est très pâle, suggérant qu’elle n’a pas vu le soleil depuis long-
plus on a de liberté, mais c’est presque l’inverse – plus la famille temps. Sa silhouette, d’ordinaire si athlétique, s’est épaissie.
est puissante, plus elle peut obliger ses membres à rentrer au Elle porte un jeans et une veste de survêtement violet foncé,
pays », déclare Rothna Begum, spécialiste du droit des femmes une tenue assez inhabituelle pour un déjeuner formel avec des
au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour Human Rights photographes. Dans un réflexe protecteur, elle a remonté la fer-
Watch. D’autres doutent du témoignage de Latifa, ayant grand meture jusqu’au menton. Mary Robinson déclare à la presse
peine à croire que l’émir puisse faire preuve d’une telle cruauté que la jeune femme semble « perturbée » : « Elle a tourné une
vidéo qu’elle regrette désormais et elle a
planifié une fugue, ou ce qui faisait par-
tie d’un plan d’évasion. » Elle estime que
Latifa a besoin de soins psychiatriques,
« Haya pourrait marcher mais se réjouit que sa famille veille à ce
pieds nus sur des charbons qu’ils lui soient prodigués.
Évidemment, ni ces photos ni ces
ardents pour ses enfants. » déclarations n’apaisèrent l’opinion pu-
blique occidentale, ajoutant même à
UNE AmIE DE HAYA BINT AL-HUSSEIN l’étrangeté de la situation. « Ils ont af-
firmé que Latifa avait des problèmes
mentaux, mais que ce soit vrai ou non,
cela n’explique pas pourquoi elle n’aurait
pas le droit de voyager ou de décider par
envers sa propre fille. « Torturer leurs enfants, ce n’est pas vrai- elle-même ce qu’elle veut faire de sa vie, argue Rothna Begum
ment l’usage des monarques arabes, confirme ma source spé- de Human Rights Watch. Sa santé mentale n’est vraiment pas
cialiste de la région. On a tous entendu parler des frasques de la question et cet argument ne devrait pas servir à la priver
princes saoudiens ou émiratis dans les hôtels londoniens, des de liberté. » En Irlande, Mary Robinson fut immédiatement
mauvais traitements infligés à leurs serviteurs philippins et qualifiée de pantin de la famille royale de Dubaï et Haya vola à
d’histoires pas nettes à Los Angeles. Mais les familles étouffent son secours. Dans une émission de radio irlandaise de grande
ces affaires avec leur argent. » Mohammed semble d’ailleurs écoute, Haya fit de son mieux pour défendre son amie. Elle
avoir été confronté à ce genre de déconvenues avec son fils aîné, expliqua qu’elle l’avait appelée parce que, « confrontée à une
un gros fêtard qui aurait, selon Wikileaks, tué un des assistants situation complexe et difficile, mettant en jeu mes valeurs
paternels. Déchu dans l’ordre de la succession au profit de son et ma famille, on m’a toujours appris qu’il fallait demander
jeune frère, il est mort d’une crise cardiaque à 33 ans. conseil », concluant : « Il s’agit d’une affaire familiale privée
et je ne veux pas m’étendre dessus, pour le bien de Latifa et
La caution irlandaise pour éviter qu’elle ne soit instrumentalisée par quiconque. »
Un journaliste eut beau insister, Haya se contenta de répéter

A
près la disparition de Latifa, l’émir de Dubaï a com- qu’elle était « vraiment navrée que ses actes aient jeté le dis-
mencé à ressentir une certaine pression et sa cour a crédit sur une personne que je respecte et admire tellement »,
trouvé plus prudent de publier un communiqué, se c’est-à-dire Mary Robinson. « Si je pensais qu’une seule once
déclarant « très attristée par l’acharnement médiatique dont de cette histoire était vraie, je ne pourrais ni le supporter ni le
Sa Majesté faisait l’objet » alors qu’ils essayaient simplement tolérer. » Quelques mois plus tard, Haya quittait Dubaï.
de bâtir à Latifa un « avenir stable et heureux », en privé et en Elle évita la Jordanie, son pays natal gouverné par son de-
paix. La cour du cheikh a aussi accusé Jaubert d’avoir réclamé mi-frère, le roi Abdallah II, sans doute pour ne pas le mettre
une rançon de 100 millions de dollars pour Latifa ; lequel a ré- dans une situation embarrassante. Elle choisit l’Allemagne,
torqué n’avoir reçu que 390 000 dollars (350 000 euros) pour un pays sans liens étroits avec Dubaï, mais elle n’y resta pas
payer son évasion. et partit pour l’Angleterre où le cheikh Mohammed pouvait

102 VANITY FAIR mAI 2020


jouer de son influence. Selon The Guardian, des Émiratis au- zizanie au Yémen. Il a l’oreille de Trump qui s’est rallié à la plu-
raient d’ailleurs demandé discrètement l’expulsion de Haya part de ses positions. Après le départ de Haya, son demi-frère le
(ce que dément un porte-parole de l’ambassade). roi Abdallah II a senti le besoin de consolider son alliance avec
Haya a-t-elle finalement découvert quelque chose qu’elle ne les Émirats, mais il n’est pas allé jusqu’à Dubaï pour baiser la
pouvait « ni supporter ni tolérer » ? Certains, dont l’amie de bague du cheikh Mohammed. Il a choisi Abou Dhabi et publié
Haya, pensent qu’elle n’aurait jamais invité d’elle-même Mary sur Twitter le message suivant : « Je prie Allah de faire durer
Robinson à Dubaï pour rencontrer Latifa et qu’elle y a été for- l’amitié et l’affection qui unissent nos deux pays et nos peuples
cée. « Toute cette affaire était bizarre et ne lui ressemblait pas, frères, comme cela a été le cas entre nos familles depuis des an-
confie-t-elle. Ça avait plutôt l’air d’une calamiteuse opération nées. » Compte tenu des tensions entre Abou Dabi et Dubaï, on
de communication orchestrée par quelqu’un d’autre et qui a serait tenté de croire que Ben Zayed a aidé Haya à s’enfuir de
complètement raté. » Mais Haya a quitté Dubaï avec tellement son pays, mais, selon un expert, c’est très improbable : « Certes,
Abou Dabi et Dubaï s’entendent comme
chien et chat en ce moment, mais de là à
se mêler de la vie amoureuse du cheikh
Mohammed, non, je ne crois pas. »
Aujourd’hui, Haya vit à Kensington
Palace Gardens, l’avenue la plus chère
de Londres, dans l’ancienne demeure du
magnat indien de la métallurgie Lakshmi
Mittal. Elle est devenue l’émissaire de
l’ambassade de Jordanie, bénéficiant
ainsi de l’immunité diplomatique, de la
protection de la Convention de Genève
et de la possibilité de rester au Royaume-
Uni. On n’en sait pas plus sur ce que Haya
a enduré, même si un faux site web d’in-
formation a fait état de sa vie sexuelle en
termes orduriers – et aussi prétendu que
Latifa avait été tuée et enterrée dans les
jardins du palais de Zabeel à Dubaï. Tiina
Jauhiainen est, elle, convaincue qu’« elle
AND HERE’S TO YOU, MRS. ROBINSON est retenue prisonnière dans un endroit
Le 24 décembre 2018, Latifa est photographiée avec Mary Robinson, l’ancienne secret ». Mary Robinson se refuse à tout
présidente d’Irlande, venue spécialement à Dubaï à la demande de son amie Haya. commentaire supplémentaire au sujet de
Latifa mais elle a rappelé au cours de l’été
son amitié pour Haya, et pour elle seule.
d’argent – près de 40 millions de dollars – que d’autres se de- L’amie de Haya pense qu’elle a quitté Dubaï pour protéger
mandent si elle et son mari n’ont pas réglé leur séparation avant ses enfants, même si sa fille, Jalila, est « évidemment la préférée
son départ. À Dubaï, leur mariage connaissait des tensions : de Mo’ ». « Mais la dernière chose que voudrait Haya pour elle,
Haya voulait monter des fondations et voyager dans le monde c’est qu’elle soit coincée à Dubaï après ses études, puis obligée
– et des fils de l’émir voyaient tout cela d’un mauvais œil. Leur d’épouser un de ses cousins. Haya pourrait marcher pieds nus
père vieillissant, ils devenaient plus influents. Haya pourrait aussi sur des charbons ardents pour ses enfants », relate-t-elle. Elle
n’être qu’une opportuniste qui, voulant quitter son mari, s’est explique que la mort précoce de sa mère a laissé chez Haya une
servie de Latifa pour redorer son blason en faisant croire qu’elle blessure profonde. « Lorsque Jalila est née, Haya a dit : “J’ai
s’était enfuie par solidarité avec la jeune femme. En admettant finalement compris à quel point ma mère m’aimait.” Mais elle
que la séparation ait été négociée, pourquoi Mohammed a-t-il savait que jamais sa fille ne pourrait mener la vie dont elle a bé-
réclamé la garde de leurs deux enfants devant la justice britan- néficié – vivre en Irlande puis en France, pratiquer le saut d’obs-
nique ? Haya a obtenu, en mars 2020, de bénéficier de mesures tacles, conduire son propre van pour ses chevaux, puis partir et
de protection pour elle et ses enfants. Le juge estime que l’émir se marier. Cela n’arriverait jamais. »
« a agi de manière visant à intimider et effrayer » la princesse. Pour David Haigh, avocat et soutien de Latifa, les gens
Même si Dubaï conserve aux États-Unis sa réputation d’allié doivent comprendre que « même si, à Dubaï, il y a des gratte-ciel
important dans le Golfe, son pouvoir a diminué ces dernières immenses et des concerts arrosés au champagne sur la plage,
années. Il n’a pas beaucoup de pétrole et dépend du tourisme. ce n’est pas une démocratie. C’est un État policier dirigé par
Aujourd’hui, c’est Abou Dabi qui domine les Émirats arabes deux hommes qui n’ont de comptes à rendre à personne. En
unis et son prince, Mohammed Ben Zayed Al-Nahyane, en est définitive, le seul qui peut relâcher Latifa, c’est son père. » Il
considéré comme le véritable chef. À la tête de fonds d’investis- conclut : « Ils étaient six sur ce bateau. Cinq d’entre eux ont été
sement souverains de 1 300 milliards de dollars, Mohammed libérés, mais pour Latifa, rien à faire, parce qu’il n’y a personne
Ben Zayed prône une idéologie différente du capitalisme franc au-dessus du cheikh Mohammed. » �
de son voisin Mohammed Ben Rachid. Son programme poli- © Vanity Fair, 2020
tique comprend l’agression de l’Iran, le blocus du Qatar et la Traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Boulin
AFP

VANITY FAIR mAI 2020 103


ENQUÊTE

LA CHUTE
D’UN JUGE
Un soir tranquille de l’été 2014, à Mayotte, un juge d’instruction
prend un verre avec une professeure de philosophie. Deux jours
plus tard, elle l’accuse de l’avoir frappée et violée. Il est aussitôt mis
en examen et crie au complot. Qui dit la vérité ? Marine Mazéas
et Julien Mignot ont enquêté sur une affaire où se mêlent
sexe, pouvoir et faux-semblants. Illustration Seb Jarnot.

104 VANITY FAIR mai 2020


VANITY FAIR mai 2020 105
téléphone portable le 26 novembre 2019, un mois après notre
premier contact avec le juge. Ce jour-là, elle nous appelle en nu-
méro masqué. Elle se présente sous pseudonyme – « Marie »,
annonce-t-elle – et veut s’assurer que nous ne faisons pas par-
tie du « comité de soutien » de Hakim Karki. Elle se méfie
de tout. Il lui a fallu plusieurs semaines de réflexion avant de
se décider à répondre à nos questions. Et encore, « sous cer-
taines conditions » : préserver son anonymat, ne pas dévoi-
ler son lieu de rési­dence, lui parler en passant par l’applica-
tion WhatsApp, réaliser l’interview du cabinet de son avocate
parisienne, Laurence Tartour. « Maître, vous êtes toujours
là ? » demande la jeune femme à plusieurs reprises au cours
de notre entretien. Son angoisse est palpable. Parler, c’est re-
vivre le passé. Et elle n’a rien oublié, dit-elle, de sa nuit de cau-
chemar avec le juge Karki : « J’étouffais, j’avais peur de mou-
rir. » Elle allume une cigarette, retient ses larmes. « Pourquoi

C
a-t-il fait ça ? Je ne comprends pas. » C’était le 1er juillet 2014.

’est l’histoire d’une machination. Si par- « Au bout d’un moment,


faite qu’on la jurerait sortie d’un film. j’ai arrêté de me débattre.
Dans ce scénario diabolique, où se
mêlent sexe et corruption, une femme et Je me suis figée en espérant
un homme s’affrontent pour faire éclater
une vérité qui se dérobe à chaque rebon-
que ça finisse au plus vite. »
dissement. Clés USB, messages chiffrés, « MARIE », ENSEIGNANTE DE PHILOSOPHIE
manipulations en tout genre sur fond de
soirées sous les cocotiers, de trafic de stupéfiants ou de fraudes
qui éclaboussent des gendarmes ou des industriels. Dans la Ce soir-là, raconte-t-elle, une amie l’attend pour boire un
vie réelle, se dit-on, ces choses-là ne peuvent pas arriver. Et verre au Caribou, à Mamoudzou, la capitale de l’île. Océan
pourtant, si. L’histoire du juge et de la professeure de philoso- à perte de vue, piscine à débordement, palmiers, chaises lon-
phie existe « pour de vrai ». Elle commence sur un archipel de gues et cocktails. Vers 20 heures, les deux jeunes femmes aper-
l’océan Indien qui est aussi un département français, Mayotte, çoivent le juge Hakim Karki qui entre à son tour dans l’établis-
et passe par Paris où, à ce jour, le mystère n’est toujours pas sement. Elles le connaissent à peine et n’ont jamais vraiment
élucidé. Qui tire les ficelles de ce roman noir ? Qui en est la vic- eu l’occasion de discuter avec lui. Mais il s’assoit à leur table
time ? L’homme ou la femme ? Il faut entendre les confidences et commande un rhum arrangé. Selon le portrait qu’en dresse
de l’un et de l’autre, les soupeser, les croiser. Et surtout tailler aujour­d’hui la professeure de philosophie, il semble par­fai­
sa route au milieu des faux-semblants. tement à son aise : « Il disait qu’il était considéré comme un
Voilà le juge : les traits tirés, les yeux cernés, il pose un tube dieu à Mayotte. Je l’ai trouvé très prétentieux. » Vers 20 h 30,
de Doliprane sur la table et remplit un verre d’eau. La scène se elle dit au revoir à son amie qui quitte le Caribou et reste avec le
déroule à l’automne. Le 16 octobre 2019, Hakim Karki nous a juge. Le patron du restaurant se joint à eux pour dîner. Conver-
donné rendez-vous dans un bistrot du XVe arrondissement de sation banale jusqu’au moment où le magistrat interroge l’en-
Paris. Pour la première fois, le magistrat accepte de raconter seignante au sujet de l’un des leurs amis communs, un fonction-
en détail son combat. Il y a perdu le sommeil. Ses cheveux ont naire de police prénommé Jean-Christophe : « Il m’a demandé
déserté le sommet de son crâne. Depuis cinq ans et demi, il se si ce policier et moi avions enfin eu des rapports sexuels. J’ai
débat pour s’extirper du piège dans lequel, dit-il, on a voulu le été surprise et j’ai dû bafouiller. Hakim Karki a ajouté que
faire tomber. Il en connaît les moindres rouages et les expose Jean-Christophe était bien con et qu’il suffisait de me forcer ! »
avec précision. Il plaisante parfois pour dissiper son mal­aise. À 23 heures, malgré tout, le dîner s’achève et le restaurateur
Avant cela, c’était lui, l’homme de loi, qui disait la justice et suggère au juge de raccompagner la jeune femme chez elle, les
menait les investigations. Désormais, la police enquête sur taxis se faisant rares en cette période de ramadan. Ce qui se
son intimité. « Une infamie », lâche-t-il en nous montrant des passe ensuite, c’est encore Marie qui le raconte.
photos du temps de sa splendeur. Stature solide, regard déter-
miné... il était si fier de porter la robe noire à l’épitoge blanche « G été violée »

D
et d’être « celui qui défendait toujours le faible contre le fort ».
Aujourd’hui, il a passé un T-shirt sombre et large, et un panta- ans la voiture, un silence pesant s’installe. Soudain,
lon en toile couleur sable. Il a 48 ans et l’accusation qui le vise Hakim Karki se gare sur un parking. Il gifle sa passa-
a brisé net sa carrière. Mais, prévient-il, ce fils de militaire, lui- gère d’un côté du visage puis de l’autre. Elle est son-
même ancien officier, ira jusqu’au bout pour laver son honneur. née, ses oreilles bourdonnent. Elle perçoit tout de même le
Et voici la professeure. Chevelure châtain coupée au carré, bruit d’une fermeture éclair qui s’ouvre. Elle n’a pas le temps
regard azur, la belle trentenaire apparaît sur l’écran de notre de réagir, il la saisit par les cheveux et la force à prendre son

106 VANITY FAIR mai 2020


sexe dans la bouche. Elle tente de le mordre pour se défaire effondré, dit-elle aux policiers. Il m’a annoncé qu’il m’avait
de son emprise, mais il la frappe dans le cou. « À plusieurs trompée et m’a tout de suite demandé de ne pas le quitter. »
reprises, je lui dis : “Arrête ! Arrête !” Il me répond que c’est Une infidélité, oui. Mais un viol, non ! Hakim Karki veut
comme ça qu’il faut faire avec moi. » Alors, elle attend que bien reconnaître sa liaison d’un soir, mais jamais, dit-il, il n’a
sa fureur s’apaise puis lui demande de la raccompagner chez forcé l’enseignante. Écoutons sa version des faits : le 1er juil-
elle. « Non, on va chez moi », rétorque le juge. Hagarde et let 2014, en fin de journée, après une audition très technique
tremblante, elle le suit, à pied, jusqu’à son appartement situé à et difficile, il lui prend l’envie de sortir en ville pour dîner
quelques dizaines de mètres. Tout est flou devant elle. ­Privée avec le patron du Caribou. Sur place, il est apostrophé par
de ses lunettes, elle concentre son regard sur les chaussures deux jeunes femmes qui l’invitent à boire un verre. Il ne les
du juge qui marche dans la nuit. Pourquoi reste-elle à ses a jamais fréquentées, mais elles ne lui sont pas totalement
côtés ? Elle aurait pu courir, tenter de s’enfuir... « Je n’étais inconnues­. L’une d’elles, l’amie de Marie, lui fait d’ailleurs
plus là, se souvient-elle. Mon corps ne m’appartenait plus. » remarquer qu’il n’est pas venu au cours de danse, dispensé
À peine entrée dans le salon, elle se blottit dans un coin du par la professeure de philosophie, auquel il était pourtant
canapé et lance à son agresseur : « Tu te rends compte que convié. Elles plaisantent, l’ambiance est détendue. Elles le
tu m’as forcée ? Je pourrais porter plainte contre toi. » Le félicitent aussi. Car, depuis son arrivée à Mayotte en 2010,
magistrat rétorque qu’il n’a laissé aucune trace donc aucune après avoir exercé à Chalon-sur-Saône, Hakim Karki est ré-
preuve. Il s’approche à nouveau d’elle et tente de lui ôter son puté n’avoir qu’un seul but : rendre justice de la même façon
short. Elle le gifle pour l’en dissuader. Il rit et continue à à tous, Blancs ou Noirs, riches comme indigents, ce qui, à
s’acharner sur le vêtement. Elle se débat, arrache un bouton Mayotte sans doute encore plus qu’ailleurs, revient à s’at-
de sa chemise qu’il finit par ôter. Elle le griffe sur le torse et taquer aux petits et grands arrangements, à dénoncer les
le mord. Il réplique par de violentes claques puis la retourne ­combines, les privilèges, les discriminations...
brutalement, lui tire les cheveux en arrière, l’immo­bi­l ise et la Au Caribou, le même soir, Marie et son amie n’ont pas
viole sur le canapé. « Au bout d’un moment, j’ai arrêté de me de mots assez forts pour louer le courage de Hakim Karki
débattre. Je me suis figée en espérant que ça finisse au plus et sa volonté de « faire le ménage » dans « les instances cor­
vite. » Mais, comme si de rien n’était, son agresseur l’invite rompues ». Alors qu’arrive l’heure du dîner, la seconde dé-
à dormir chez lui, dans sa chambre d’ami. Il se fait tard et il cline l’invitation à passer à table. Le patron s’étant absenté en
est tellement épuisé. La professeure ruse : elle lui promet de cuisine, le juge reste en compagnie de Marie qui se montre de
revenir un autre soir. Le juge consent à la reconduire chez plus en plus curieuse. Elle l’interroge même sur son couple.
elle. Il est 1 h 20 quand Marie parvient à s’échapper de ses Elle veut connaître le nom de sa compagne, son métier et la
griffes. Une fois en sécurité, ce 2 juillet avant l’aube, elle en- solidité de ses sentiments envers lui. Les confidences ne sont
voie trois SMS à l’un de ses ex-petits amis : « G été violée », pas à sens unique. Marie raconte elle aussi son passé, son ma-
« par un juge », « suis morte »... Le lendemain, elle se rend riage puis son divorce avec un militaire, lequel, glisse-t-elle,
au commissariat de Mamoudzou. avait les mêmes qualités que lui : « Fort, droit, honnête... »
« Bonjour, monsieur le juge, qu’avez-vous à répondre de Le tête-à-tête commence à ressembler à un flirt. Le juge ne
la plainte pour viol déposée contre vous aujourd’hui ? » Ce veut pas s’engager sur ce terrain glissant. C’est la raison pour
3 juillet, le magistrat travaille sur un dossier dans son bureau laquelle il tente de changer de sujet et évoque les liens de la
du palais de justice, un bâtiment récent aux murs de crépis jeune femme avec le fameux policier et ami commun. À la
blanc, situé en retrait du centre-ville, lorsqu’un journaliste du fin du repas, leur discussion se poursuit autour d’un digestif.
quotidien local l’appelle sur son portable, dans l’après-midi. Un Jet 27 pour lui, un rhum pour elle. Le restaurant s’est vidé
Il a suffi de quelques heures pour que les lourdes accu­sa­tions et le juge commence à sentir la fatigue. Il est temps d’aller se
portées contre lui par l’enseignante fuitent dans la presse. coucher. Chacun chez soi.
Une plainte ? Pour viol ? Hakim Karki tombe des nues. Auparavant, bien sûr, il fait un détour pour raccompagner
« Pour moi, dit-il encore aujourd’hui, cette incrimination, Marie à bon port. Mais dans la voiture, il sent la main de la
c’est du délire. » D’abord, explique-t-il, il croit à un malen- passagère qui s’aventure sur son sexe. Elle lui demande de
tendu et s’inquiète avant tout pour sa compagne, enceinte de s’arrêter dans un coin sombre. Elle déboutonne son panta-
leur premier enfant. Que va-t-elle penser si elle apprend son lon et lui fait une fellation. Ensuite, c’est elle qui veut aller
incartade ? Tout se sait à Mayotte. Déjà, dans les couloirs du dans son appartement et non lui qui l’y oblige. Sur le canapé,
tribunal, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. elle allume une cigarette et boit encore un verre de rhum.
Nombreux sont les témoins de la consternation du magistrat Puis elle baisse une bretelle de son débardeur. Elle se lèche
ce jour-là. « Il n’était pas bien du tout, atteste aux enquê­teurs la poitrine. « Elle avait une attitude digne d’un film porno-
l’un de ses col­lègues en poste à Mayotte. Il m’a tout de suite graphique », affirme Hakim Karki. Elle lui arrache un bou-
dit : “Je me suis fait avoir comme un bleu” puis il s’est mis ton de chemise puis tandis qu’il la pénètre, elle le griffe sur le
à pleurer. J’ai été surpris parce que je le considère comme torse. Lui essaie de repousser sa main. Mais elle continue et
quelqu’un de très solide. Le plus dur pour lui, c’était sa si- lui susurre qu’elle « adore marquer les hommes avec qui elle
tuation par rapport à sa femme et le fait qu’elle sache qu’il couche », à entendre Karki, qui précise : « À ce moment-là, je
l’avait trahie car il l’aimait pro­fon­dément. » Le soir même, me suis dit qu’elle voulait me faire des marques pour que ma
Hakim Karki décide de tout avouer à sa compagne. Cette femme s’en rende compte. » Aux alentours d’une heure du
dernière est avocate sur l’île de la Réunion, à deux heures matin, il ramène Marie à son domicile. Mais elle, dit le juge,
de vol de Mayotte. Le couple se voit un week-end sur deux ne rentre pas immédiatement chez elle. Elle n’est ni hagarde
et s’appelle tous les jours. « Hakim m’a téléphoné en pleurs, ni tremblante. Encore moins traumatisée. Elle s’attarde dans

VANITY FAIR mai 2020 107


la voiture pour bavarder avec lui et propose qu’ils se revoient. « Ce qu’on reproche à Hakim est impossible, a-t-elle répété
Il refuse, lui répétant qu’il est très amoureux de sa compagne. aux journalistes, tout simplement impossible. J’ai l’impression
Ils se quittent ainsi, sans heurt ni reproche. de vivre dans mauvais roman policier. » Souvent, elle ajoutait
L’enseignante séductrice et plus que consentante ? Ou le au sujet de son compagnon : « Je lui pardonne la faute morale,
magistrat prédateur et sans pitié ? Deux visions inconciliables l’infidélité, parce qu’il était épuisé moralement. » Longtemps,
pour les mêmes faits. Mais lorsque Hakim Karki est convo- elle a tenu bon dans l’adversité. En mars 2015, elle a donné
qué au commissariat le 5 juillet, quatre jours après la soirée naissance à un petit garçon. Hakim Karki était fou de joie.
du Cari­bou, il ne connaît pas la version de Marie consignée Six mois plus tard, le couple a explosé : impossible de refermer
dans la plainte déposée quarante-huit heures plus tôt. Ce qu’il les blessures de la trahison et de résister à la tempête judiciaire.
comprend, en revanche, c’est que son audition ressemble de À partir de 2016, le juge erre entre la région parisienne où
plus en plus à une garde à vue. Comme dans les polars, l’un il s’est retiré et la province où vit sa famille. Il refait sans cesse
des policiers joue les mauvais flics et tente de l’impression- le film de la soirée où sa vie a basculé. Il est bien placé pour ne
ner. « Ils espéraient que je me dénonce tout seul pour avoir pas ignorer que l’instruction judiciaire risque d’être longue et
au moins des aveux car ils n’avaient aucun élément de preuve fastidieuse. Comment accélérer le processus et prouver son
contre moi », décrypte aujourd’hui Hakim Karki en connais- innocence au plus vite sinon en faisant ce qu’il sait le mieux
seur. Ce n’est qu’à la 36e heure d’interrogatoire que les enquê- faire ? C’est ainsi qu’il se met en tête de mener ses propres
teurs entrent dans le détail des accusations. Douze heures inves­ti­ga­tions. Sa quête est fructueuse. Dès février 2017, il
s’écoulent encore avant la fin de la durée légale de garde à vue. remet aux enquêteurs parisiens de la police judiciaire une clé
Puis à l’instar des délinquants et criminels présumés qu’il a
déjà croisés tant de fois dans son cabinet, Karki se retrouve
menotté. Lorsqu’on le conduit devant le juge des libertés et L’enseignante séductrice
de la détention qui doit statuer sur son sort, les journalistes et plus que consentante ?
se massent sur son passage. Avec ses mains entravées, il tente
désespérément de cacher son visage sous un blouson. Mais Ou le magistrat prédateur
les flashs des photographes crépitent. Des caméras de télévi-
sion le filment. Dans le bureau du juge des libertés, il espère
et sans pitié ? Deux visions
un peu de compréhension. « Détention provisoire », décide le inconciliables des mêmes faits.
magistrat. Un confrère qu’il croisait encore la veille dans l’en-
ceinte du tribunal et qui l’expédie sans état d’âme au centre
pénitentiaire de Saint-Denis, sur l’île de la Réunion. Hakim USB. C’est un journaliste, explique-t-il, qui l’a déposée dans
Karki y a lui-même envoyé en détention provisoire nombre sa boîte aux lettres. Il ne connaît pas son identité, mais c’est un
de ses « clients ». La roue tourne et elle est cruelle. cadeau tombé du ciel. Elle contient un fichier intitulé « chan-
Même s’il est placé à l’isolement, dans un quartier de la tage » avec des documents rédigés en anglais, qui ont tout l’air
prison à l’écart du tout-venant, même s’il bénéficie d’une cel- de vade-mecum pour espions ou professionnels du meurtre :
lule individuelle, dès que la porte se referme sur sa première ­comment ouvrir la porte magnétique d’une chambre d’hô-
nuit carcérale, il s’effondre, dévasté, effrayé par ce qui s’an- tel ; comment « tuer un homme »... Pour ce faire, vingt et une
nonce. Il connaît par cœur la mécanique judiciaire et sait « techniques » sont proposées. « Toutes utilisées par les ser-
qu’une fois enclenchée, la machine peut broyer n’importe qui. vices de renseignement », s’exclame Hakim Karki. Et ce n’est
La peur l’enva­h it à l’idée de croupir des semaines, voire des pas tout. La carte mémoire transmise par le mystérieux jour-
mois en prison. Pour les autres détenus, il serait une proie et naliste renferme aussi des adresses de comptes en bitcoins
une cible. Non seulement magistrat mais un mis en examen (une devise monétaire électronique) approvisionnés de l’équi-
pour viol. La totale. Le pire, pourtant, n’est pas toujours sûr. valent de près de 10 millions d’euros dont un qui enregistre
Malgré ses sombres pronostics, Hakim Karki ne moisit pas un versement d’un million et qui est au nom de Marie ! Son
longtemps derrière les barreaux. Il est libéré au bout de deux accusatrice apparaît d’ailleurs, sur des clichés contenus eux
jours. Aussitôt, l’affaire est délocalisée à Paris afin de garantir aussi dans le disque informatique, dans les poses les plus sug-
la neutralité des magistrats chargés de l’instruction. gestives, cette série de photos étant assortie d’une grille de ta-
rifs d’escort girls. Mieux, ou pis, encore : la clé a gardé la trace
Manuel d’espionnage sur clé USB de conversations par l’intermédiaire d’une boîte e-mail chif-

P
frée entre la professeure de philosophie et un certain Brice H,
our Hakim Karki commence alors une longue période ­directeur général, à Mayotte, de la filiale d’une célèbre en-
de vide et d’incertitude. À Mayotte, il était un homme treprise de matériaux de construction, et que le juge Karki
en vue et ne comptait pas ses heures. Il consacrait tout a poursuivie dans l’île. Nul besoin d’être paranoïaque pour
son temps à son travail. Suspendu de ses fonctions, il doit faire tirer les fils de la pelote. « Prépare bien le RDV », écrit Brice
face au désœu­vrement et à la suspicion. L’incorruptible magis- dans l’un de ces courriels, daté du 25 décembre 2013. « OK,
trat, le justicier de l’archipel, est devenu « le juge violeur ». Il se je prépare le marié :-) », répond Marie. La discussion qui pro-
console en pensant à son futur rôle de père et à sa compagne. Il longe cette entrée en matière valide en tout point l’hypo­thèse
l’a rencontrée, deux ans plus tôt, en février 2012, alors qu’elle d’un « chantier » monté contre le juge. Dans le complot en
venait plaider un dossier à Mayotte. Un coup de foudre. Très gestation, il semble évident que le sexe sera de la partie.
vite, ils se sont pacsés et ont voulu un enfant. Elle ne lui a pas Brice : « Oui, et que tu lui prennes bien tout le jus. »
ménagé son soutien lorsqu’il a été arrêté et accusé de viol. Marie : « Oui, ça, je sais faire, il n’y verra que du feu. »

108 VANITY FAIR mai 2020


Brice : « Tant mieux, on compte sur toi. » nationale. Depuis son divorce et son installation à Mayotte
Marie : « Je vous décevrai pas sur ça. » en 2013, elle mène une existence ordinaire. Un réseau d’amis
Six mois plus tard, en juillet 2014, autrement dit le jour qu’elle a patiemment reconstruit, son métier et, hormis la
même de la soirée au Caribou, les choses se précisent. philosophie, une passion pour la danse, la zumba et ses déri­
Brice : « Oublie pas le RDV. » vés, qu’elle enseigne aussi au Caribou pendant son temps
Marie : « Comment je peux oublier :-) » « Par contre alcool libre. Côté cœur, quelques petits amis et un homme mal­heu­
ou pas ?? » reu­sement marié dont elle s’est éprise. Est-ce une raison pour
Brice : « C’est toi qui décides. » « Tu dis juste quand c’est fait que la juge la transforme en manipulatrice ? « Il est complè-
et après, tu prends plus contact jusqu’à ce que je te contacte. tement malade ! » s’écrie-t-elle.
Très important. »
Pour le juge, cela ne fait plus un pli : on a ourdi une conspi-
ration pour l’abattre.
Une Mata Hari au service
de puissances obscures ?
Messes basses au palais de justice
« Hakim Karki est complètement

M malade ! » s’écrie la professeure


arie, une Mata Hari au service de puissances
obscures ? Lorsque l’enseignante apprend, en fé-
vrier 2017, par son conseil l’existence de la clé USB, de philosophie.
elle est abasourdie. Qui peut croire à ces balivernes ? Un jour-
naliste anonyme déguisé en petit facteur qui, par miracle,
déterre des documents compromettants ! Personne ne peut Tout au long de l’année 2017 pourtant, la clé USB conforte les
prendre ça au sérieux. Jamais, jure-t-elle, elle n’a été escort arguments du juge. Et pour ses proches, la machination ne fait
girl, encore moins à la solde d’une entreprise du CAC 40. aucun doute. Ces derniers se rappellent ses débuts à Mayotte en
Les photos où elle prend la pose étaient destinées à son petit 2010. Après s’être émerveillé devant l’atoll à la nature sauvage et
ami. Reste à savoir comment la prétendue « gorge profonde » aux plages de sable blanc préservées du béton, il arpente l’envers
de son agresseur a réussi à se les procurer. Quant au verse- du décor. Pauvreté, criminalité galopante... La délinquance se
SEB JARNOT

ment en bitcoins, elle n’en a jamais vu la couleur. Le seul cache aussi sous les cols blancs. Méticuleux et intransigeant,
argent qu’elle perçoit vient de son traitement de l’éducation Hakim Karki se donne pour mission de l’enrayer. Son bureau

VANITY FAIR mai 2020 109


croule sous les dossiers et il s’accorde peu de pauses. Sa hié- Les partisans du juge citent en particulier deux dossiers sen-
rarchie et les autorités locales apprécient son abnégation, sibles. Dès janvier 2011, un an après sa prise de fonction dans
puis il finit par les agacer et, surtout, par les déranger. Bientôt l’archi­pel, Karki s’illustre dans l’affaire Roukia, du nom d’une
viennent les brimades. Sous couvert d’anonymat, un enquê- jeune fille de 18 ans, d’origine franco-comorienne, retrouvée
teur de gendarmerie raconte ce que le magistrat a dû endurer : morte d’une overdose d’héroïne. Le juge remonte la filière et met
« On comptait ses recommandés parce qu’il en envoyait plus en lumière un trafic de stupéfiants impliquant... des gendarmes
que son collègue ou alors on lui reprochait de faire venir des du groupement d’intervention régional (GIR) de Mayotte. L’ins-
experts de métropole et d’utiliser des interprètes pour traduire truction est sur le point d’être bouclée, début juillet 2014, au mo-
les auditions en mahorais. Tout était bon pour lui chercher des ment où il s’apprête à prendre une soirée de détente au Caribou.
poux. Dans une procédure, ses fadettes [relevés téléphoniques] Coïncidence ? Les partisans de Hakim Karki ne croient pas au
ont même été analysées à la demande d’un collègue. » Pour le hasard. À ses éventuels ennemis au sein du GIR, disent-ils, il faut
gendarme, cet acharnement n’a qu’une explication : « Hakim en ajouter d’autres, plus retors, appartenant aux milieux écono-
Karki travaillait bien. Il se moquait de la couleur de peau, de la miques et gravitant, en particulier, autour d’une puissante société
religion ou du pouvoir. Si on lui est tombé dessus, c’est à cause qui, dans l’île, fait la pluie et le beau temps. C’est ainsi que, la
de cela, car on déteste les têtes qui dépassent. Elles prouvent boucle étant bouclée, du moins en apparence, on retombe sur
que les autres ne font pas leur boulot et ne sont pas à la hauteur l’entreprise de matériaux de construction. En 2012, l’entreprise
de leurs principes. » a été poursuivie pour avoir commercialisé des produits surdo-
sés en chrome VI, une substance extrê­mement dangereuse pour
l’homme. Qui a été désigné pour instruire ce dossier ? Hakim
« Hakim Karki se moquait Karki qui, le 29 octobre 2013, met en examen le directeur régio-
de la couleur de peau, de la religion nal et le directeur d’exploitation de l’entreprise. Une décision
exceptionnelle dans les annales judiciaires de Mayotte. Est-ce
ou du pouvoir. Si on lui est tombé cela que l’on a voulu lui faire payer ? Un enquêteur de la section
de recherche de la gendarmerie, installé dans l’île à l’époque, en
dessus, c’est à cause de cela. » est persuadé : « Quel est le meilleur moyen pour écarter un juge
qui gêne ? Lui mettre une nana dans les pattes qui l’accusera de
UN GENDARME viol après et basta cosi ! » Le gendarme précise qu’il ne parle pas
en l’air. « Dès que j’ai su ce qui arrivait à Karki, nous confie-t-il,
j’ai tout de suite pensé à un complot. Sa hiérarchie tiquait et les

110 VANITY FAIR mai 2020


politiques locaux désapprouvaient. Mais lui ne l’entendait pas coincé. Le piratage informatique est un délit puni d’une peine
de cette oreille. Il n’a pas vu le ciel s’obscurcir et les couteaux de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende,
sortir, ni entendu les messes basses au palais. » avec la circonstance aggravante qu’il est magistrat. « Les
Ainsi toutes les pièces du puzzle semblent-elles par­fai­tement docu­ments fournis ne peuvent pas avoir été inventés. C’est im-
s’emboîter. La professeure de philosophie, en cheville sur messa- possible, se contente-t-il de répéter. Par exemple, les ­bitcoins
gerie chiffrée avec « Brice » qui planifie pour elle le rendez-vous existent bel et bien. Aujourd’hui, il y en a pour 10 millions
au Caribou, fait tomber dans sa nasse le juge puis touche sa ré- d’euros. Ils appartiennent bien à quelqu’un. » Il crie dans le
compense en bitcoins. « Il fallait discréditer Hakim Karki pour désert. Et à la fin de l’année 2017, c’est à nouveau lui qui est
l’empêcher de poursuivre son travail », tonne l’un de ses avocats, sur la sellette. Il reste fiché au Fichier national des empreintes
Olivier Morice. Le deuxième défenseur du magistrat, Me Léon génétiques. Marie a recommencé à enseigner dans un lycée et
Forster, partage la même conviction, s’appuyant sur maintes s’épanouit en couple. Elle respire. Pas pour longtemps.
contradictions relevées dans les accusations de Marie : « Elle dit
avoir été violentée dans la voiture. Alors pourquoi a-t-elle suivi le
juge spontanément jusqu’à son appartement ? » « Tu as voulu jouer,
C’est ainsi que Marie perd son statut de victime et devient sus- tu commençais à gagner,
pecte. Le 30 mars 2017, un mois après le versement au dossier de
la clé USB, son matériel informatique ainsi que celui de son petit mais nous sommes
ami sont saisis pour analyse. La clé, elle, est toujours entre les plus forts que toi.
mains des experts qui veulent en trouver l’origine. L’ensei­gnante,
qui avait retrouvé un certain équilibre, replonge trois années en Résultat : le petit juge a perdu ! »
arrière, dans la nuit du Caribou. Ses rêves, dit-elle, sont atroces.
Un en particulier : « Hakim Karki s’y transforme en loup-garou SMS REÇU PAR HAKIM KARKI
et essaie de me déchiqueter. » Tout remonte à la surface. Elle
n’en revient pas d’être perquisitionnée, interrogée de nouveau.
­Disparu, le viol ! À croire que c’est elle la coupable. Trois ans C’est un SMS émanant d’un numéro inconnu qui s’affiche
après son dépôt de plainte, l’enquête est train de se retourner sur le téléphone portable de Hakim Karki le 21 avril 2018 :
contre elle. Le juge, lui, accumule les témoignages de moralité. « Alors petit bédouin, toi qui disais qu’on ne ferait pas ce
qu’on veut tant que tu seras là ? » « Tu disais que c’est toi qui
« Alors, petit bédouin... » comman­dais là-bas. Eh bien la triste vérité c’est qu’on a gagné

E
et tu as perdu et tu vas finir ta vie en prison. » Le corbeau
n cette année 2017, chaque audition de ses proches ou poursuit en ricanant de plus belle : « On voulait négocier, mais
de ses relations de travail résonne comme un chœur tu ne voulais pas. Alors c’était facile de te tendre un piège à
de louanges. « M. Hakim Karki est, pour moi, une un sadique comme toi, elle n’a pas eu à insister. » L’auteur du
personne soucieuse des autres. Je n’ai jamais vu chez lui un message ajoute : « On a vraiment eu chaud avec le travail de
compor­tement déplacé avec les femmes », dit une éducatrice ton groupe de hackers. » La piste d’un piratage informatique,
de la protection judiciaire de la jeunesse. « Je l’estime beau- fomenté par le magistrat cherchant à démontrer son inno-
coup, il m’a montré des choses de lui belles et bonnes », ajoute cence, ressurgit. « Tu as voulu jouer, dit un nouveau SMS reçu
une collègue magistrate. Elle précise qu’ils ont habité en- le même jour. Tu commençais à gagner, mais nous sommes
semble pendant deux mois et demi et « que tout s’est très bien plus forts que toi. Résultat : le petit juge a perdu ! » La police
passé ». D’autres soulignent la haute idée que Hakim Karki judiciaire, chargée de l’affaire, cherche aussitôt la source de ces
se fait de sa fonction. « Avec lui, la justice est la même pour messages. La borne qui a été déclenchée au moment de leur
tous », résume un ancien bâtonnier sur l’île. L’accusé voit le envoi se trouve au pied de l’immeuble qui abrite les bureaux
bout du tunnel. Aucune preuve tangible contre lui et une profu- du groupe de matériaux de construction à Paris. Qui se cache
sion d’éléments à décharge. Bientôt, il sera blanchi. Comment vraiment au bout du fil ? Carte prépayée, ligne difficilement
pourrait-il en être autrement ? traçable. L’enquête est toujours en cours.
Quelques mois plus tard, en juin 2017, les experts qui ont « Si cette affaire n’incriminait pas un magistrat qui dé-
analysé la clé USB rendent leurs conclusions : « Concernant range, elle serait déjà terminée », s’insurge Me Forster. Ce à
la provenance des données, il semble s’agir d’un assemblage quoi Me Tartour, l’avocate de Marie, rétorque : « Je m’étonne
provenant d’Internet ». Un assemblage ? Réalisé à partir d’élé- du crédit accordé tout au long de l’enquête aux déclarations
ments piochés sur le Web ? « Aucun fichier de quelque nature du mis-en-cause qui ne reposent sur aucun élément sérieux.
que ce soit, complot, mouvement bancaire important ou tout Cette histoire de complot n’a aucun sens. » Le juge et la pro-
autre élément susceptible de servir à la manifestation de la fesseure, eux, semblent au moins d’accord sur point. Tous
vérité n’a été découvert », assènent encore les experts avant deux souhaitent que l’instruction s’achève au plus vite.
de porter le coup de grâce : « Nous n’avons pas noté l’emploi Elle pour faire reconnaître son statut de victime, lui pour
de logiciel permettant de détruire irrémédiablement les don- reprendre une vie en suspens. Depuis sa rupture avec sa
nées. » Que signifie ce coup de théâtre ? Le juge a-t-il fabriqué ­compagne, il n’a vu son fils qu’en photo. Quant à sa situation
de toutes pièces la providentielle clé USB ? Et s’il avait fait professionnelle, elle est au point mort. « Quel gâchis ! Tout
appel à des « hackers » pour siphonner les ordinateurs de la ça pour un unique moment d’égarement. Je n’avais jamais
SEB JARNOT

professeure de philosophie ? L’hypothèse est tentante, mais trompé ma compagne. C’était la première fois... » Et il re-
Hakim Karki se garde de l’avancer car, si tel est le cas, il est prend un Doli­prane. �

VANITY FAIR mai 2020 111


AFFAIRES

LA
GRANDE
ÉVASION
En février 2019, la justice française condamne la banque
suisse UBS à une amende record de 4,5 milliards d’euros.
À l’origine du scandale, les témoignages de cinq employés.
Qui sont-ils ? Pourquoi ont-ils parlé ? Avant l’ouverture
du procès en appel, Olivier Bouchara et Thomas E. Florin
les ont retrouvés. GETTY IMAGES

112 VANITY FAIR mAI 2020


TOURISME FISCAL
Le Cervin
à Zermatt.

VANITY FAIR mAI 2020 113


U ne date dit-
elle un homme ? Olivier Forgues n’a pas oublié le mercredi
20 février 2019. Ce jour-là, un huissier frappe à sa porte
pour saisir ses biens. Il inspecte le canapé, estime la télévi-
sion du salon, épargne le mobilier des enfants, sans valeur...
Forgues, 46 ans, a déjà perdu sa femme et son emploi dans
la finance. Un ami est venu l’épauler dans cette nouvelle
épreuve. De temps à autre, celui-ci dissimule son embarras
en pianotant sur son téléphone comme pour signifier que, de-
hors, la vie continue. Mais la vie ne continue pas, elle le rat-
trape. C’est là, en direct, sur tous les sites d’informations : la
banque suisse UBS vient d’être condamnée à verser 4,5 mil-
liards d’euros à l’État français, la plus forte amende jamais
prononcée par un tribunal dans l’Hexagone. Cinq anciens
cadres et dirigeants du groupe écopent de peines allant de six
à dix-huit mois de prison avec sursis. « Et moi, je n’avais plus
rien, se souvient Olivier Forgues, retenant un rire nerveux.
J’avais été l’un des premiers à dénoncer les agissements de
la banque et, depuis ce moment, ma vie s’était effondrée. »
Strasbourg. Cinq parmi des centaines de salariés, dont deux
nous ont demandé de ne pas écrire leurs noms, parce qu’ils as-
pirent à tourner la page. C’est peu, disent les avocats d’UBS.
C’est assez pour mettre au jour un système, a tranché la justice
en première instance. Car, sans ces cinq témoignages-là, il n’y
aurait jamais eu de scandale.
Qui sont-ils ? Pourquoi ont-ils parlé ? Qu’est-ce qui les a
poussés à partir en guerre contre la multinationale qui les em-
ployait ? Lors du procès qui s’est tenu il y a deux ans, aucun n’a
été convoqué à la barre pour s’expliquer. Mais les défenseurs
d’UBS n’ont pas ménagé leurs attaques contre ces « pseu-
do-lanceurs d’alertes », présentés comme des « affabulateurs
paranoïaques » (au mieux) ou des « extorqueurs de fonds ».
On les a conspués, on a fouillé leur passé pour exhumer leurs
fragilités et les discréditer. Certains se sont battus : ils ont
pris la parole dans les médias, publié des livres, participé à
des colloques sur la criminalité financière et les techniques
de blanchiment. D’autres ont choisi la discrétion. Mais tous
ont vu leur existence disparaître dans un tourbillon qui ne di-
Il y a plusieurs manières de raconter l’affaire UBS. Par le sait pas son nom et dont ils n’avaient pas anticipé la violence.
prisme du droit, en invoquant les notions de démarchage illi- Comme nous l’a glissé Stéphanie Gibaud, un matin, d’une voix
cite et de blanchiment de fraude fiscale, les deux accusations blanche : « UBS, ça a tout emporté. »
portées contre le géant suisse. Sous l’angle diplomatique, Avant l’ouverture du procès en appel, prévue initialement
comme une attaque du fisc français contre le secret bancaire le 2 juin, il faut prendre le temps de remonter le fil de l’histoire
helvétique. Ou à hauteur d’hommes et de femme, en écou- avec eux. Tous nos entretiens ont été menés avant l’apparition
tant ceux et celle qui ont dénoncé la banque, leur banque, au de l’épidémie en Europe, au début de l’hiver. Plus d’une décen-
risque d’en subir les conséquences. Cinq ex-employés sont nie après les faits, les souvenirs manquent parfois de précision,
ARND WIEGMANN / REUTERS

cités dans le jugement de février 2019 : le directeur de l’au- les plaies n’ont pas toujours cicatrisé mais ces récits dessinent
dit interne, Nicolas Forissier ; la responsable marketing, Sté- une manière d’équipée sauvage dans le monde feutré et silen-
phanie Gibaud ; un chargé d’affaires, Olivier Forgues ; son an- cieux de la banque privée. Pour préparer sa défense, UBS a
cien stagiaire puis collaborateur ; et le patron de l’agence de recruté un ténor du barreau, Hervé Temime (lire son portrait

114 VANITY FAIR mAI 2020


marketing d’une banque suisse, c’est pour avancer dans la vie,
s’installer à Paris, gagner un peu plus (3 500 euros brut par
mois). À présent, elle découvre un univers austère où la mo-
quette triple épaisseur étouffe les plus légers soupirs. Le midi,
certains reviennent de leur pause déjeuner avec une nouvelle
cravate Hermès. Ce sont les « CA », lui dit-on. Des « chargés
d’affaires », qui chassent les « prospects » (les clients) pour rap-
porter des millions de « net new money » (de l’argent frais), s’ils
veulent toucher leur bonus. Bien sûr, ça ne tombe pas tout seul
et l’équipe de Stéphanie les aide en organisant des « events »
dit-on encore en anglais : des « occasions » de courtiser ces
grandes fortunes. « Nous sommes comme Rolls-
COULEURS SUR LA VILLE Royce, l’avait prévenue le président d’UBS France
Jets de peinture lors de son embauche. Personne n’entend jamais par-
sur la façade
ler de nous, mais tout le monde nous connaît. »
d’une agence UBS
à Zurich à l’occasion Il faut donc faire chic et discret, sans lésiner sur
des manifestations les moyens. Pas de campagnes publicitaires dans le
du 1er mai 2018. métro mais des dîners préparés par des chefs étoilés,
des premières à l’opéra, des vernissages... Il y a tou-
jours du beau monde dans les events de la banque :
on y croise des entrepreneurs à succès, Luc Ferry ou encore
Carla Bruni un soir de concert donné par Mstislav Rostropo-
vitch en 2002. On y voit aussi des chargés d’affaires suisses,
avec leurs clients et peut-être en quête de nouveaux – ce sera
toute la question des juges. La jeune chargée de marketing,
elle, n’y voit aucun mal. N’est-il pas normal de rencontrer des
collègues venus d’autres pays quand on travaille dans une
banque internationale ? La loi est pourtant claire : faute de

« Nous sommes comme Rolls-Royce. Personne n’entend jamais parler


de nous, mais tout le monde nous connaît. »
UN ANCIEN DIRIGEANT D’UBS FRANCE

dans Vanity Fair d’avril 2020), spécialiste du droit pénal des disposer d’une licence bancaire européenne, le groupe n’a
affaires, réputé pour avoir obtenu la relaxe de Bernard Tapie pas le droit d’envoyer ses commerciaux démarcher au-delà
ou du marchand d’art Guy Wildenstein. Il appuiera le presti- de leurs frontières. Si un Français veut ouvrir un compte à
gieux cabinet anglo-saxon Allen & Overy, qui a mobilisé sur Genève ou à Zurich, aucun problème, à condition de le dé-
le dossier le patron de son département contentieux et arbi- clarer au fisc. Mais c’est à lui, et à lui seul, de se déplacer.
trage, Me Denis Chemla. Leur méthode : chercher la moindre Au début de ces années 2000, Olivier Forgues est un homme
faille, s’y engouffrer et pilonner. « Je suis prêt, nous a prévenus heureux. Certes, ses chaussures pointues le font horriblement
Nicolas Forissier un matin de novembre 2019 en ajustant ses souffrir. Il trouve qu’il ressemble à un clown avec ses bretelles
petites lunettes rondes. La banque peut dire ce qu’elle veut à de trader, mais enfin, n’a-t-il pas déniché un poste dans l’éta-
mon sujet, mais si on m’appelle à témoigner, je viendrai avec blissement de ses rêves ? « Si on m’avait demandé de porter
ma présentation PowerPoint et, excusez du peu, je reprendrai des slips UBS, je l’aurais fait », sourit-il en enchaînant les ciga-
toute l’histoire de A à Z. » rettes, tout de jean vêtu. Adolescent, il adorait la bourse et pas-
sait des ordres de la cabine téléphonique du lycée. Chez UBS,
La « chasse aux grosses patates » le voilà chargé d’affaires au sein du « core affluent », un service
taillé sur mesure pour les fortunes de 250 000 euros à 5 mil-

À
quoi ressemble le quotidien au sein de la première lions. Il y en a de plus en plus en cette période d’ébullition Inter-
banque privée du monde ? À son arrivée chez UBS en net et la banque veut en faire « un levier de croissance ». En in-
septembre 1999, à peine trois mois après l’ouverture terne, on dit plus simplement : « Chasser les grosses patates ».
de la filiale française, Stéphanie Gibaud, 34 ans, s’ennuie. Un Forgues est déniaisé lors d’un séminaire de formation à
an plus tôt, elle s’occupait de la communication du Racing Lausanne. Le jour, on participe à des jeux de rôles lénifiants.
Club de Lens, dans le Pas-de-Calais où elle a grandi. Elle y a Le soir, on se raconte la vraie vie autour d’une bonne fondue au
fêté le titre de champion de France de football, avec 30 000 restaurant. À l’en croire, c’est là qu’un chargé d’affaires local
supporteurs au stade jusqu’à 3 heures du matin et douches lui aurait expliqué la technique pour obtenir son bonus à coup
au champagne dans les vestiaires. Si elle a rejoint le service sûr : si l’un de ses clients à Paris dispose déjà d’un compte en

VANITY FAIR mAI 2020 115


Suisse, par exemple chez Pictet ou Lombard Odier, il suffit de suivre lors des déplacements à l’étranger : « Ne descendez pas
le convaincre de choisir UBS. La moitié de la somme récupérée dans les hôtels régulièrement utilisés par les autres employés
sera inscrite dans ses objectifs propres, l’autre chez le corres- de la banque. Essayez d’être aussi imprévisible que possible
pondant. Bon, évidemment, si la personne n’a jamais déclaré dans vos choix de restaurants, compagnies de taxi, points
ce compte aux impôts, l’opération peut relever du blanchiment de rendez-vous client. » De son côté, UBS a répondu que ce
de fraude fiscale, mais on n’en est pas encore là. Pour la comp- vade-mecum visait avant tout à protéger l’identité des clients,
tabilité, la maison a tout prévu : « Chaque transaction est ins- en particulier dans les pays d’Amérique latine où les autorités
crite dans les carnets du lait. » Les quoi ? Des documents tenus font la chasse aux riches, et non à faciliter l’évasion fiscale.
par la direction commerciale, d’abord sur des cahiers d’éco-
liers puis sur un fichier informatique, afin de garder une trace Une baby-sitter des services secrets
de ces deals entre commerciaux et calculer ainsi les primes.

N
Forgues est surpris et intrigué. Très vite, les deux hommes icolas Forissier repose son verre de côte-du-rhône,
se revoient, le courant passe. Le Français devient un « point songeur. « Le secteur de la finance est un monde par-
de contact » pour différents CA suisses. Ses chiffres grimpent, ticulier, expose-t-il. Dans le troupeau de moutons que
son carnet du lait aussi. Il est si à l’aise avec les clients... Il a vous formez avec vos concurrents, il faut que vous soyez aussi
l’impression d’être un « signe extérieur de richesse », comme gris que les autres, pas plus noir, pas plus blanc, pour vous
une voiture de sport ou une montre de collection, et cette pe- fondre au mieux dans la masse. » Forissier, ex-directeur de
tite comédie des apparences ne lui déplaît guère. Il écoute ses l’audit d’UBS France, est l’un des principaux accusateurs de la
clients, flatte leurs egos, devine leurs désirs entre les lignes. banque aujourd’hui. On le rencontre au début de l’hiver dans
« En fait, résume-t-il, les gens riches adorent décrocher leur une brasserie parisienne proche de la gare Saint-Lazare, à
téléphone à table en disant : “Je déjeune avec mon banquier deux pas de ses anciens bureaux. Il réserve toujours la même
d’UBS, mais tu ne me déranges pas.” » Il découvre peu à table, au fond à gauche, regarde autour de lui pour vérifier
peu l’envers du décor. À Genève, les bureaux internationaux que personne ne l’espionne. Il s’exprime avec précision, de
d’UBS sont organisés en open-space par pays : ici, les clients manière posée, même s’il lui arrive de s’exalter pour un détail.
français ; là, les américains ; plus loin, les italiens. À Bâle, du- Souvent, il conclut sa démonstration par cette phrase : « Tout
rant la foire d’art contemporain, on lui explique la dernière mé- ce que je vous dis, je peux le prouver avec les documents que
thode à la mode pour faire passer tranquillement des capitaux j’ai dans mon disque dur. »
de ce côté de la frontière : il suffit de s’entendre avec un gale- Il a 32 ans quand il arrive chez UBS en 2001, après un troi-
riste pour acquérir une œuvre à un prix bien supérieur à celui sième cycle en finance et une première expérience à la Banque
du marché, puis de récupérer la différence grâce à un compte de Luxembourg. Il prend son travail à cœur, examine chaque
sur place – et tant pis si la cote de l’artiste s’envole sans raison. facture, vérifie le nombre de jours de congé posés par les uns et
À Zurich, où se trouve le siège d’UBS, ses collègues veulent les autres. En 2003, après le rachat de l’activité gestion de pa-
l’emmener un soir dans une maison close très spéciale, à deux trimoine de la banque Lloyds en France par UBS, la direction
pas de l’église de Fraumünster et de ses vitraux signés Chagall : l’envoie à Cannes remettre d’équerre l’agence locale. La mis-
on commence par visionner un film, on termine avec l’actrice. sion le passionne. Il découvre une faune interlope où se croisent
Il jure avoir refusé. « J’étais jeune marié avec une femme de des propriétaires de yachts, un baron de la drogue et même un
la banque, raconte-t-il, les yeux au plafond. Vous imaginez, proche de la famille royale britannique. Il y a tant de fraudes
vous, si on vous prend en photo là-dedans et qu’on vous fait à débusquer. Il cherche les comptes à risque, dessine ses pre-
ensuite chanter. » miers circuits de blanchiment. Le PDG l’adore. Ses bonus aug-
À Paris, ses soucis sont plus terre à terre : il trouve que les mentent. À Paris, quand il patiente devant la machine à café,
cadeaux clients, des agendas en croûte de porc, font un peu les autres le surnomment « Huggy », parce qu’il a toujours des
bas de gamme. Il s’en ouvre à Stéphanie Gibaud, qui lui sug- bons tuyaux. Il travaille sur des dossiers sensibles aux ramifi-
gère de consulter le catalogue mis en ligne sur l’intranet de la cations complexes. Va-t-il parfois trop loin ? Un soir, il en parle
maison. Là, parmi les parapluies chinois et autres chargeurs à son père, un ancien de l’armée de l’air. Qui s’inquiète et re-
de portables, il craque pour une mini-calculatrice capable commande le fiston auprès d’un capitaine de police, alors en
de copier en un clin d’œil tous les contacts d’un téléphone. Il poste à la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI,
en commande des dizaines, au grand amusement de ses col- devenue DGSI). « Je le voyais régulièrement, raconte Foris-
lègues de Genève : « Ce gadget, rigolent-ils, on s’en sert pour sier. C’était ma “baby-sitter”, comme on dit dans le jargon des
vider nos portables avant de passer la frontière, au cas où l’on agents. » On s’étonne. Il a l’air désolé pour nous : « Tout ce que
croiserait des douaniers un peu trop curieux. » À preuve, ils je vous dis, vous pourrez le vérifier », souffle-t-il en donnant le
disposent aussi d’ordinateurs chiffrés, de cartes de visite sans numéro du policier. (L’homme n’a pas souhaité nous répondre.)
logo et de cartes bancaires anonymes. Un document interne, À l’entendre, sa vie a basculé quand il a commencé à mettre
qui sera retrouvé par les enquêteurs, indique les consignes à son nez dans les résultats des CA en 2005. Il se rend compte

« Les gens riches adorent décrocher leur téléphone à table en disant :


“Je déjeune avec mon banquier d’UBS, mais tu ne me déranges pas.” »
OLIVIER FORGUES, ANCIEN CHARGÉ D’AFFAIRES D’UBS FRANCE

116 VANITY FAIR mAI 2020


que le service chargé des sportifs et du show-biz ne déclare ni l’audit interne débarque de Zurich pour le convaincre. Foris-
actifs ni clients, malgré d’importantes primes. Il en parle avec sier fait mine d’accepter, mais il prend soin de laisser, dans
la responsable, une quadra élégante sans réelle expérience de la version finale, une expression vague et ambiguë rappelant
la finance, mais dotée d’un solide carnet d’adresses. Elle le que « l’ensemble des mouvements doit être justifié » et dont
prend mal et refuse de répondre à ses questions sans en référer les juges se saisiront par la suite. En attendant, il est paisible.
à son supérieur. Ah bon, mais où est-il ? En Suisse. Qui est-ce ? Quelques mois plus tard, il reçoit le plus gros bonus de sa car-
Dieter Kiefer, réplique-t-elle. Kiefer : le patron de la division rière : 80 000 euros.
Europe de l’Ouest mais aussi le président du conseil de sur- Au bureau parisien, la tension monte. Le 19 septembre
veillance d’UBS France. « À cet instant, se souvient Forissier, 2007, on convoque les patrons d’agence pour une réunion
je me suis dit que ça ne sentait pas bon du tout. Légalement, de crise. Ils sont sommés de passer l’ensemble de leurs opé-
Kiefer ne devait pas avoir d’activité opérationnelle en France rations dans les carnets du lait. Si tout y est consigné, c’est
puisqu’il était rattaché à la Suisse. » Il s’empresse de signaler bien qu’il n’y a rien à cacher. L’un d’eux s’insurge : l’un de
l’anomalie à la direction. On lui répond que tout va être remis ses clients vient de vendre un hôtel 40 millions d’euros et il
en ordre, merci. ne voit pas pourquoi il devrait partager ce montant avec un
Quelques mois plus tard, alors qu’il fait la tournée des CA suisse. Le patron de l’agence de Strasbourg participe à
agences de province, le patron de celle de Strasbourg le prend la fronde. Lors d’un séminaire à Chamonix, il demande à la
à part : « Tu perds trop de temps sur des broutilles, Nicolas, et direction des explications sur les carnets du lait. Pas de ré-
tu passes à côté de l’essentiel. » Forissier est surpris. Ce ban- ponse, mais il reçoit peu après un bonus de 175 000 euros.
quier alsacien n’est pas du genre à parler pour rien. Il a plus Est-ce pour calmer ses ardeurs ? Qu’importe, il s’entête. Cette
de 50 ans, une belle carrière derrière lui, en particulier au sein histoire commence à l’inquiéter. D’ailleurs, le 7 mai 2008,
du groupe Neuflize où il est resté dix-huit ans. Mais certaines Tarentule est arrêté au États-Unis. L’animal s’appelle en réa-
pratiques d’UBS le tourmentent. Il voit bien que ses CA colla- lité Bradley Birkenfeld. C’est un colosse roux originaire de
borent avec leurs homologues suisses. Il devrait faire un signa- Boston, qui a passé cinq ans au bureau d’UBS à Genève où il
lement à la Banque de France, mais il n’arrive pas à obtenir s’occupait d’une clientèle internationale, surtout composée
de réponse claire de sa hiérarchie, et peut-être aussi qu’il n’ose d’Américains. Avec eux, il partageait sa passion des courses
pas. Alors, puisque ce Forissier semble avoir du courage à re- de Formule 1, des gros cigares et des strip-teaseuses. À pré-
vendre, il lui balance tout. À commencer par les fameux car- sent, il est accusé de « complot contre l’Amérique » pour
nets du lait. « Mais c’est grave ce que tu me dis là », conclut avoir aidé des dizaines de compatriotes à cacher de l’argent.
l’auditeur, halluciné. Un jour du printemps 2008, alors que l’Al-
sacien est de passage au siège parisien, il re-
SYMPATHY FOR THE DEVIL
L’attaque de la Tarentule Bradley Birkenfeld,
çoit un SMS : « Préparez vos carnets du lait. »

Q
à Paris pour la sortie
ue fait un salarié modèle quand il a une de son livre Le Banquier
bombe entre les mains ? À l’époque, de Lucifer, en 2018.
le statut de lanceur d’alerte n’existe
pas en France (il faudra attendre la
loi Sapin II de 2016) et celui qui dénonce un délit au sein de
son entreprise devient forcément suspect. De plus, le groupe
UBS traverse alors une crise profonde. La finance mondiale
est en train d’imploser à cause des subprimes et la banque
suisse est la plus exposée sur ces produits toxiques en Europe.
En mai 2007, pour éviter la faillite, elle a dû fermer son fonds
spéculatif, Dillon, Read & Co, jadis considéré comme sa tête
de pont à Wall Street. Les pertes sont vertigineuses, près de
17 milliards d’euros en moins d’un an. Le cours de l’action est
divisé par huit. Plus de 11 000 salariés (sur 80 000) sont licen-
ciés. Le légendaire PDG, Marcel Ospel, deuxième patron le
mieux payé de Suisse, est remercié. Et comme si cela ne suf-
fisait pas, le Financial Times révèle les dessous peu reluisants
de l’activité de gestion de fortune de la banque. Un mystérieux
employé, qui se fait appeler « Tarentule », y dénonce un gigan-
tesque système de fraude fiscale organisé à partir de la Suisse.
Après un an de travail, Nicolas Forissier a compris. À
travers les carnets du lait, UBS a mis en place un système
de reconnaissance d’affaires destiné à échapper aux régula-
teurs. Il décide de l’écrire en toutes lettres dans le rapport qu’il
NICOLAS TAVERNIER/REA

remet à la direction le 27 juin 2007, la veille de son départ en


vacances : « L’ensemble des mouvements comptables relatif
au net new money doit être justifié. » La petite phrase fait ti-
quer. On lui demande de reformuler. Il regimbe. Le big boss de

VANITY FAIR mAI 2020 117


Cette fois, c’en est trop.
D’après son récit, il entre
dans le bureau du déon-
tologue de la banque, qui
doit intervenir en cas de
souci légal, et lui montre le
contenu du texto : « Et ça,
c’est quoi ? » Là non plus,
pas de réponse. Quelques
semaines plus tard, l’Alsa-
cien est convoqué pour un
entretien préalable à son
licenciement.
Au même moment, Sté-
phanie Gibaud souffre.
Après neuf ans au service
marketing, elle pensait
avoir gagné la confiance
de la direction, et peut-être TÉMOINS À CHARGE
même mérité une promo- Stéphanie Gibaud
tion. Et voilà qu’on lui im- le 2 février 2017 à Paris.
pose une nouvelle cheffe, Ci-dessous, Nicolas
Forissier devant la Bourse
débauchée de BNP Paribas. Les deux femmes son village natal en Savoie, voit soudain
de Paris en 2013.
ne s’entendent pas. Vexations, brimades... ses demandes de promotion ignorées.
Stéphanie Gibaud se sent mise à l’écart. Le Certains responsables interdisent aux
25 juin 2008, elle n’est même pas au courant membres de leur équipe de lui adresser
que des enquêteurs sont venus perquisitionner la parole. Comment le sait-il ? « Ils sont
le bureau du directeur commercial, à deux pas venus eux-mêmes me le raconter », ré-
du sien. Alors quand, le jour même, sa supé- pond-il. Un temps, Huggy songe à partir
rieure lui demande soudain de supprimer tous sans faire d’histoires. Il doit faire partie du
les fichiers de son ordinateur, elle panique. plan de départs volontaires de 2009, mais
Que se passe-t-il ? Que lui veut-on à elle ? Pour- il n’entre pas dans les critères et, rigoureux
quoi devrait-elle effacer des années de travail, comme il est, c’est lui qui le fait remar-
les photos de chaque soirée organisée par son quer au service des ressources humaines.
service, la liste des invités, celle de tous les CA « Ma plus grande erreur, selon ses propres
présents ? Elle fait comme si elle n’avait rien mots. Je n’aurais rien signalé, ce serait
entendu. La cheffe insiste. Stéphanie Gibaud passé. » La direction lui propose une rup-
demande un ordre écrit pour « se couvrir » – ture à l’amiable, assortie d’un chèque de
on ne sait jamais. Nouveau refus. Elle finit par consulter un 260 000 euros. Mais il lui faut signer une clause de non-déni-
avocat. Celui-ci ne la rassure pas du tout, au contraire. « Il m’a grement. Or il s’apprête à témoigner en faveur du patron de
écouté longuement, se souvient-elle. Puis il m’a dit : “À partir l’agence de Strasbourg aux prud’hommes. Pas question de le
de maintenant, faites très attention à vous, y compris quand lâcher. Le voilà à son tour licencié pour faute grave. Comme
vous traversez la rue.” » les autres, il conteste et assigne UBS en justice. De toute façon,
Les mois suivants, Olivier Forgues et Nicolas Forissier vont il le pressent, le monde est en train de changer.
être, à leur tour, poussés vers la sortie. Est-ce parce qu’ils ne De plus en plus de pays de l’OCDE veulent en finir avec le
sont plus à la hauteur, comme le dira la banque ? Ou parce secret bancaire. En Allemagne, le fisc s’attaque avec fracas
qu’ils en savent trop, comme eux le penseront ? Forgues est à la banque LGT au Liechtenstein. En France, Éric Woerth,
accusé d’avoir voulu accompagner un client à Singapour pour le ministre du budget de l’époque, s’est mis en tête de rapa-
ouvrir un compte numéroté. Il manque de s’étouffer. « Cette trier les évadés fiscaux par la méthode douce. C’est la fameuse
histoire, ça vient de nulle part, out of the blue. » Il en profite « cellule de dégrisement fiscale » : les détenteurs des comptes
pour renvoyer la direction dans ses cordes : que cautionne-t- occultes à l’étranger se voient offrir la possibilité de régulari-
BERTRAND GUAY / AFP ; PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP

elle au juste en encourageant les chargés d’affaires français à ser leur situation en s’acquittant de l’impôt dû, mais sans ris-
collaborer avec les Suisses ? La bravade ne passe pas. Celui qui quer de poursuites pénales, voire en bénéficiant d’atténuations
a été élu meilleur CA de son service un an plus tôt est convo- des intérêts de retard. Près de 4 000 personnes en profitent.
qué pour une sanction disciplinaire. Il se fait assister de son Aux États-Unis, la traque se judiciarise. Le 21 août 2009, un
ex-stagiaire, devenu un fidèle collaborateur. Tous deux seront tribunal de Floride condamne Bradley Birkenfeld à 40 mois
licenciés sans ménagement. de prison. Mais Tarentule continue de plastronner : grâce au
Pour Forissier, la désillusion se pare de cruauté. Lui qui système américain de rétribution des lanceurs d’alertes, il
rêvait de grimper les échelons jusqu’au sommet de l’audit, et empoche un chèque de 104 millions de dollars (81 millions
même de travailler un jour en Suisse pour se rapprocher de d’euros) du fisc pour ses informations. De son côté, UBS

118 VANITY FAIR mAI 2020


négocie avec la justice pour éviter un procès long, coûteux prudentiel, l’instance indépendante qui surveille alors les ac-
et incertain. Un accord est conclu pour 780 millions de dol- tivités des banques (son statut a changé en 2017). Le courrier
lars (627 millions d’euros). Dans cette procédure, la banque n’est pas signé, mais il assume en avoir eu l’idée, même s’il
paie sans être reconnue coupable, ce qui lui permet de garder n’est pas le seul auteur : « Il y a les cinq cités dans le jugement
sa licence dans les pays où elle opère. Elle accepte aussi de et bien d’autres encore car nous l’avons fait relire par des char-
transmettre à l’administration fiscale les noms de 4 450 de ses gés d’affaires en Suisse », assure-t-il. Dans le détail, la missive
52 000 clients américains, par l’entremise de Hillary Clinton, commence par une synthèse du « système d’évasion fiscale mis
alors secrétaire d’État. en place par UBS de la France vers la Suisse ». Vient ensuite la
liste des sept dirigeants présentés comme les responsables du
Une taupe à Roland-Garros schéma frauduleux. Puis une nouvelle de dix-huit CA suisses
accusés de braconner sur le territoire français. Puis le détail

Q
uand ils repensent à cette période, les cinq d’UBS d’« opérations illégales » effectuées par une vingtaine d’em-
France racontent la même histoire : leur vie a bas- ployés des deux côtés de la frontière. Cerise sur le gâteau :
culé dans l’angoisse à partir de 2010. Au moins trois l’identité de plusieurs clients détenteurs de comptes non décla-
d’entre eux ont l’impression d’être surveillés, suivis rés. En divulguant ces noms, les auteurs poursuivent un ob-
dans la rue. Par qui ? Ils ne sauraient le dire précisément, mais jectif : déclencher une affaire judiciaire.
le quotidien se peuple de faits étranges. Le correspondant de Il faudra cinq mois aux agents des douanes pour convo-
Forissier à la DCRI est démis de ses fonctions. Est-ce parce quer Nicolas Forissier. Enfin, les autorités bougent un peu et le
que le dossier UBS devient trop sensible ? Quand l’auditeur prennent au sérieux ! Il attend ce moment depuis si longtemps.
met bout à bout les fragments de réalité avec ses intuitions, Lors de son audition, on ne peut plus l’arrêter : il commence
ses conclusions l’inquiètent. D’ailleurs, il en est sûr : ces deux par décrire son parcours, avant de détailler le fonctionnement
types postés devant sa maison, l’autre jour, étaient en train de la banque. Il raconte tout, même les secrets les plus intimes,
de prendre des photos, comme s’ils faisaient un repérage. Il a les rivalités entre salariés, les histoires de coucheries, le nom
tenté de leur courir après, mais ils ont détalé. Forgues aussi, des Club Med « chauds » où certains partent en vacances avec

« Mon avocat m’a écouté. Puis il m’a dit : “À partir de maintenant,


faites très attention à vous, y compris quand vous traversez la rue.” »
STÉPHANIE GIBAUD, ANCIENNE CHARGÉE DE mARKETING D’UBS FRANCE

observe des choses bizarres : un soir, alors qu’il regarde la leurs collaboratrices. Une digue a lâché. Huggy a apporté son
télévision, une main a glissé plusieurs Post-it sous sa porte, disque dur avec lui. À la fin de l’après-midi, après huit heures
avec des phrases incompréhensibles, allant des menaces de de révélations tous azimuts, les agents lui demandent s’il veut
mort aux propositions d’argent. On écarquille des yeux. Il s’of- continuer à déposer. « Oui, absolument, j’y tiens. » Ses en-
fusque et reprend de plus belle. Et son téléphone qui grésillait, fants, dit-il, ont trop souffert de le voir ainsi détruit, il n’a pas
n’était-il pas placé sur écoute ? Et ces e-mails qui arrivaient supporté qu’on le traite de délateur, alors que son grand-père
déjà lus dans sa boîte ? Stéphanie Gibaud, elle, de retour d’un fut un Juste pendant la guerre. Entre les dirigeants d’UBS et
dîner avec son fils, retrouve son appartement toutes lumières lui, l’affaire est devenue personnelle. Il parle aux enquêteurs
allumées, du salon à la salle de bains. On a visité son domi- des carnets du lait, précise les circuits en Suisse, donne des
cile et on a voulu le lui faire savoir. Pire, raconte-t-elle : au mi- contacts, des noms. Il les lance même sur une piste : « Il y a
lieu du couloir, le chien de son fils, Izzy, gît étendu sur le sol, l’event de Roland-Garros en ce moment, prévient-il. Et sûre-
dans un état second, comme s’il avait été empoisonné. Elle ment des chargés d’affaires suisses. La loge UBS est située
appelle la police, paniquée. Deux agents débarquent, mais ils au-dessus du tunnel d’arrivée des joueurs sur le court central. »
ne constatent aucun signe d’effraction et, au bout de quelque Roland-Garros. Stéphanie Gibaud se trouve justement
mois, l’affaire sera classée sans suite. Pas de tentative de cam- dans le temple du tennis français le 30 mai 2011, quand un
briolage, et Izzy remarche sur ses quatre pattes – « même s’il numéro masqué s’affiche sur son portable. Elle mène alors
est devenu un peu craintif », dit-elle. une double vie intenable. UBS aurait bien voulu la licencier,
Sont-ils tous en train de devenir fous, gagnés par une forme mais elle est protégée par son statut d’élue au comité d’hy-
aiguë de paranoïa, ainsi que le soutiendront les avocats d’UBS ? giène et de sécurité. D’un côté, elle dénonce donc les pratiques
Ou cherche-t-on à les rendre dingues, comme ils l’affirmeront de la banque ; de l’autre, elle continue d’accueillir les clients
sans cesse ? Seule certitude : l’état de santé de chacun se dé- en s’efforçant de faire bonne figure. « Bonjour madame, lui
grade. L’un est victime d’un accident cardiaque, un autre voit dit la voix au bout du fil, ici le service des douanes, nous ai-
une maladie génétique se réveiller, un troisième vit dans l’ar- merions vous rencontrer devant la boutique Louis Vuitton
rière-monde cotonneux des anti-dépresseurs. des Champs-Élysées. » Elle s’étonne à peine du coup de fil,
Le 23 décembre 2010, Nicolas Forissier décide de s’of- mais elle ne sait pas comment reconnaître son interlocutrice.
frir un cadeau de Noël avec deux jours d’avance : il adresse « Ne vous inquiétez pas, lui répond-elle, nous avons des pho-
une lettre typographiée de six pages à l’Autorité de contrôle tos de vous. » Vingt minutes plus tard, une femme d’une

VANITY FAIR mAI 2020 119


quarantaine d’années la récupère devant l’enseigne et l’em- magistrats réputés pugnaces et intransigeants avec les puis-
mène jusqu’au sous-sol de la Fnac, à cinq cents mètres de là. sants : Serge Tournaire, qui mettra en examen François Fillon
Soudain, Stéphanie Gibaud a vraiment peur. Et si on la fai- dans le Penelope Gate, et Guillaume Daieff, qui fera de même
sait disparaître, comme dans un mauvais polar ? « Ma situa- avec Nicolas Sarkozy dans l’affaire du supposé financement li-
tion est tellement chaotique... Plus j’avance, plus elle se dété- byen de sa campagne électorale de 2007. Lorsque Daieff reçoit
riore », écrit-elle dans La Femme qui en savait vraiment trop Forissier dans son bureau, il n’y va pas par quatre chemins :
(Le Cherche midi éd., 2014). Mais non. Ce sont deux vrais « Je vous laisse cinq minutes pour me dissuader de vous mettre
agents qui l’attendent entre les iPod et les machines à café en examen. » L’auditeur ne se démonte pas. En plus d’affiner
Nespresso. L’un d’eux lui montre sa carte, pour la rassurer. les accusations qu’il a formulées devant les douaniers, il ap-
Ils veulent savoir si des CA suisses ont fait le déplacement à porte dans sa corbeille un chargé d’affaires de Lausanne qui,

À écouter les avocats d’UBS, on se dit que la fraude fiscale ressemble


aux trous noirs : tous les phénomènes convergent pour prouver
leur existence, mais personne n’en verra jamais.

Roland-Garros. Stéphanie Gibaud ne le croit pas : depuis la disant craindre pour sa sécurité, exige l’anonymat avant de
perquisition chez UBS, la direction redouble de prudence. parler. Ce sera le « témoin 119 ».
Quelques jours plus tard, après une première audition aux Son audition est accablante. 119 estime que « seuls 1 à 2 %
douanes qui s’est terminée dans la nuit, elle reprend son ser- des clients français » du core affluent (le service de Forgues)
vice dans les loges du court central. Surprise : elle tombe nez déclarent leurs revenus. Il raconte comment ces fraudeurs uti-
à nez avec l’ancienne responsable du service qui s’occupe des lisent des pseudonymes au téléphone de crainte d’être écoutés.
sportifs, celle qui ne voulait pas répondre aux questions de Il reconnaît avoir, comme les autres CA, signé un « code de
Forissier, en compagnie d’un CA venu de Lausanne. À peine déontologie ». « Mais, dans le même temps, on nous donnait
les a-t-elle salués que son téléphone sonne : « Mme Gibaud, ici – et on donnait au client – tout ce qu’il fallait pour faire de
les douanes. Il se passe quelque chose ? Vous avez des nou- l’évasion fiscale, poursuit-il. Pour nous, un arsenal informa-
velles ? » Mais comment le savent-ils ? Elle n’a pas le temps tique afin de rester discret (...) ; pour lui, des comptes numé-
de leur poser la question que des agents sont dépêchés pour riques, et aussi des trusts, des fondations, des assurances-vie,
prendre des photos. Même scénario la semaine suivante, avec des sociétés offshore... »
un CA de Genève qui a réservé des places pour deux clients Daieff déroule la pelote. Il convoque plusieurs collègues
français. Cette fois, on lui en demande un peu plus : il faut suisses de « 119 », n’hésitant pas à en placer certains en garde
qu’elle fournisse les copies des billets et les noms des invités. à vue. Mais peu d’entre eux répondent aux questions. Dans
Et puis encore davantage le coup suivant, quand elle revient la Confédération helvétique, on ne plaisante pas avec le se-
au bureau. Durant des mois, Stéphanie Gibaud devient ainsi cret bancaire : le briser, même devant un juge français, est
la taupe des enquêteurs au sein d’UBS : elle copie des docu- un délit passible de six mois de prison et d’une amende de
ments, transmet des photos, donne les noms des CA et de leurs 50 000 francs suisses (47 500 euros). « Je voudrais vous dire
clients, jusqu’à l’épuisement. « Tout ça sans la moindre contre- que depuis que j’ai reçu votre convocation, je ne dors plus,
partie », se plaint-elle aujourd’hui. lui confie une ancienne CA d’UBS à Bâle, après avoir fondu
en larmes. Même si je ressors de chez vous sans être mise en
Le mystérieux témoin suisse examen, qu’est-ce qui m’attend en Suisse ? » Elle promet de
lui communiquer la lettre de licenciement de la banque selon

A
u printemps 2012, le journaliste d’investigation An- laquelle elle « risque la prison » si elle « viole le secret ».
toine Peillon, frère de Vincent, pas encore ministre de Les deux magistrats ne s’en laissent pas conter. Ils multi-
l’Éducation nationale, publie une enquête décapante plient les interrogatoires et les demandes d’entraide interna-
sur l’évasion fiscale, Ces 600 milliards qui manquent à la France tionale. La chance leur sourit. En 2016, les services allemands
(Le Seuil). Le nom de la banque ne figure pas dans le titre mais leur transmettent un précieux document récupéré lors d’une
c’est bien le système UBS qui est brossé au long des 183 pages perquisition dans les bureaux d’UBS à Francfort : une liste de
qui se lisent comment un roman. L’auteur indique avoir eu 38 000 comptes numérotés finissant par 111, le code attribué
accès à « une somme impressionnante de données ultra-confi- aux clients français. Les noms, bien sûr, n’apparaissent pas,
dentielles ». Il décrit au scalpel les méthodes « sophistiquées et mais les montants si, et il y en aurait, selon d’addition des juges,
parfaitement illégales » pour approcher les fortunes privées, pour quelque 12 milliards d’euros. L’information fuite dans la
celles du show-biz, du sport et des affaires. La direction de presse et la banque doit publier un communiqué pour se dé-
THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES

la banque fulmine : l’ouvrage serait un tissu de mensonges fendre : « Nous connaissons évidemment cette liste depuis de
soufflés par d’anciens employés licenciés, à l’instar de Nico- nombreux mois puisqu’elle a été versée au dossier d’instruction,
las Forissier. Elle annonce qu’elle va poursuivre le journaliste fait-elle savoir. Nous rappelons que le détenteur d’un compte
en diffamation. La plainte ne sera finalement jamais déposée. en Suisse n’est un fraudeur que si ce compte n’est pas déclaré. »
Il faut dire que deux juges d’instruction enquêtent désormais En coulisses, UBS commence néanmoins à négocier avec le
sur les pratiques d’UBS, avec le concours des douanes. Deux parquet national financier pour éviter un procès, grâce à une

120 VANITY FAIR mAI 2020


nouvelle procédure judiciaire inspirée du modèle américain paranoïaques, revanchards, frustrés ? » fait-il dire à la prési-
pour les entreprises accusées de corruption ou de blanchiment dente du tribunal dans une bulle. Et un homme chauve en cos-
de fraude fiscale. Mais les deux parties ne parviennent pas à tume cravate de lui répondre, main gauche levée : « On a eu
s’entendre sur le montant de la transaction financière. Trop des petits soucis de DRH... »
faible pour les juges, qui avaient, en guise de préalable, fixé L’épilogue est connu : UBS déclarée coupable, condamnée
une caution record de 1,1 milliard d’euros. Trop élevé, pour la à 4,5 milliards d’euros d’amende, plus que son bénéfice total
banque, qui préfère prendre le risque d’aller devant un tribunal. en 2019. Quelques mois plus tard, l’assemblée générale des
Le procès s’ouvre le 8 octobre 2018, devant la 32e chambre actionnaires votera la défiance contre la direction pour la ma-
d’un palais de justice de Paris flambant neuf, dans une étrange nière dont elle a géré « l’affaire française ».
ambiance. Même si personne ne le lui a demandé, Bradley De leur côté, Forissier et les autres tentent de refaire leur vie.
Birkenfeld a fait le déplacement : il donne des interviews sur Plusieurs d’entre eux sont toujours en conflit avec la banque.
le parvis du tribunal, joue les bateleurs devant les caméras « Le problème quand on fait un procès à une grande entre-
de télévision, en profite pour promouvoir la traduction fran- prise, c’est qu’avec ses bataillons d’avocats, elle peut tirer la
çaise de son livre, sobrement intitulé Le Banquier de Lucifer. À procédure en longueur sur une éternité », avait prévenu Brad-
l’intérieur, les débats se déroulent de manière surréaliste. Les ley Birkenfeld. L’ancien auditeur a retrouvé un poste dans la
deux procureurs restent étonnamment réservés, tandis que les finance, mais il attend encore l’audience d’appel de son litige
avocats de la banque reprennent en canon la même critique aux prud’hommes. Olivier Forgues, lui, a d’abord monté une
de l’accusation : il n’y aurait aucune preuve dans le dossier, société de gestion de fortune avec son ancien collaborateur,
rien, nada. Pas un exemple de client ayant triché avec l’aide avant de changer de métier, et de devenir mandataire judi-
de la banque, pas la trace d’un contrat signé par un chargé ciaire pour des personnes en difficulté. Quant à Stéphanie Gi-
d’affaires suisse en France. Plusieurs CA ont été pris en photo baud, elle a quitté la banque à l’occasion d’un plan de départs
lors d’events organisés à Paris ou Marseille, et alors ? Ils ne fai- volontaires en 2012 mais elle n’a jamais retrouvé d’emploi. Elle
saient que de la représentation. Et rien ne permet de conclure a écrit un second livre, La Traque des lanceurs d’alertes, pré-
qu’ils aient démarché des clients français à cette occasion, facé par Julian Assange (Max Milo éd., 2017), et même tenté
martèlent les défenseurs d’UBS. À les écouter, on se dit que de s’engager en politique au côté de Nicolas Dupont-Aignan
la fraude fiscale ressemble aux trous noirs : tous les phéno- sur la liste de Debout la France lors des élections européennes
mènes convergent pour prouver leur existence, mais personne de 2019, mais elle n’a pas été élue. Elle dit vivre aujourd’hui
n’en verra jamais. Chacun en prend pour son grade. La partie du RSA. En 2016, la loi Sapin II a créé le statut du « lanceur
civile – ici, l’État français – est qualifiée de « xénophobe » et d’alerte » en droit français. Hélas, ses conditions d’application
de « démagogue », pendant que les cinq anciens d’UBS sont rendent son recours difficile et délicat : celui qui dénonce son
tournés en dérision. Un dessinateur du Monde trouve la ficelle entreprise doit commencer par alerter sa hiérarchie – ce qui
un peu épaisse et il s’en amuse dans le quotidien : « Donc tous l’expose aussitôt – et il n’est pas question de le dédommager
ces ex-employés qui témoignent sont menteurs, aigris, fous, comme dans le système américain. �

SOCIÉTÉS ÉCRANS 1 2
La banque et l’évasion fiscale
ont inspiré de nombreux personnages
de films et de séries. 1. Donal Donnelly
(Gilday, le banquier du Vatican)
dans Le Parrain III. 2.James Faulkner
(le banquier suisse) dans X-Men :
Le Commencement. 3. Orson Welles
(Le Chiffre) dans Casino Royale.
4. Jean Dujardin (le banquier Saurel)
dans Le Loup de Wall Street. 5. Vincent
Kucholl (le banquier Grangier)
dans la série Quartier des banques.

3 4 5

VANITY FAIR mAI 2020 121


DERNIÈRES NOTES

QUAI SUD
Arles, samedi 28 mars.
Les berges du Rhône
et le pont de Trinquetaille.
Photographie Olivier Metzger
pour Vanity Fair.

122 VANITY FAIR mAI 2020


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