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MAI 2020

Notre nouvelle vie


ou comment nous avons vécu et surmonté
ensemble la crise du confinement

Témoignages, récits, visions d’avenir avec Lou Doillon,


Clara Luciani, Simon Liberati, Pauline Klein, Nora Hamzawi...
+
Les millennials chinois font de la résistance,
Hollywood se calfeutre, la mode et le luxe innovent

LOU DOILLON PAR MAXIME IMBERT


NO 79 – MAI 2020 – VANITYFAIR.FR

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or jaune et diamants.
SOMMAIRE

EN COUVERTURE
44 Bruits de Chine
À Pékin, Zhanjiang ou Xiamen, l’épidémie
a réveillé l’envie de changement des millennials.

50 Hollywood shutdown
Comment Los Angeles a soudain
bouclé l’industrie du cinéma.

54 Cahiers de la quarantaine
Depuis le début de la crise, Vanity Fair
tient un quotidien du confinement.

69 CHRONIQUE L’intrus, par Olivier Séguret

70 Brève histoire de la chloroquine


La molécule a déjà tenté plusieurs fois de sauver
le monde, avant d’être régulièrement oubliée
puis redécouverte.

MAGAZINE
74 RÉCIT L’immoraliste
Roy Cohn, ancien collaborateur de McCarthy,
a non seulement mis le pied à l’étrier
à Donald Trump, mais aussi façonné son style.
82 REPORTAGE Les hautes solitudes
Depuis un quart de siècle, le « Spiderman
français » escalade à mains nues
les plus hautes tours du monde.
88 PORTFOLIO American Beauty
Avant le choc d’Easy Rider, Dennis Hopper
a photographié compulsivement les années 1960.
96 SAGA Les prisonnières du désert
Scandales à Dubaï : l’émir vient de perdre la face
Clara Luciani, suite aux tentatives de fuite de deux de ses filles
photo postée et à la demande de divorce de sa dernière femme.
le 15 mars :
« Puisque
104 ENQUÊTE La chute d’un juge
l’heure est Un tranquille soir d’été, à Mayotte, un magistrat
12 L’ÉDITO de Joseph Ghosn au confinement, prend un verre avec une enseignante.Deux jours
14 LA PEINTURE de Jean-Philippe Delhomme il me semble plus tard, elle l’accuse de l’avoir frappée et violée.
indispensable

VANITÉS d’utiliser
Instagram
112 AFFAIRES La grande évasion
La justice française condamne la banque suisse
UBS à une amende record. À l’origine
16 COVID-19 Et la mode s’est engagée intelligemment
20 MONTRES Le maître des horloges pour se soutenir du scandale, les témoignages de cinq employés.
22 CAPRICE Promettez l’enchaîné et se faire du
23 SÉLECTION Libérée, délivrée bien les uns aux Nous avons demandé
24 JOAILLERIE Les ailes du désir autres. (...) J’ai à Maxime Imbert de concevoir
26 MODE Surfwise plus que jamais une image de couverture
29 BEAUTÉ Retour à l’essentiel envie de sentir à partir des rendez-vous donnés
Deux en un tous les jours à 17 heures
32 FOOD La recette du succès que vous êtes là.
sur Instagram par Lou Doillon
34 VOYAGES La compagnie des bulles Je suis là. Force
(@loudoillon, à retrouver
et patience. »
MANU FAUQUE / LE CRIME

37 CHRONIQUES page 66 ) pour des lectures


« J’écris avec l’inconnu devant moi », (IG@jesuisclara de poésie et des chansons.
par Pauline Klein luciani,
Le temps retrouvé, par Nora Hamzawi à retrouver CE NUMÉRO COMPORTE UN ENCART
ABONNEMENT JETÉ POUR LES VENTES
James débandade, par JD Beauvallet page 62). DANS LES KIOSQUES EN SUISSE.

8 VANITY FAIR MAI 2020


AR8137 suivez @giorgioarmani
RÉDACTION
Les Publications Condé Nast – 3, avenue Hoche, 75008 Paris – téléphone 01 53 43 60 00
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Directeur des rédactions Joseph Ghosn
Rédacteur en chef culture Philippe Azoury
Rédactrice en chef mode Camille Bidault-Waddington
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Gestionnaire de la rédaction Quynh Vo

PHOTOGRAPHIE CRÉATION ARTISTIQUE ÉDITION


Chef de rubrique photo Directeur artistique Secrétaire général de la rédaction
Rémy Pasquier Yorgo Tloupas Vincent Truffy
Rédactrice photo Adjointe au directeur artistique Cheffe d’édition et traductrice
Angèle Châtenet Géraldine Richard Florence Boulin
Directrice artistique adjointe Laëtitia Caillet
Rédacteur graphiste
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MODE / ART DE VIVRE CULTURE


Cheffes de rubrique beauté-joaillerie Chef de service

VANITY FAIR FRANCE EST COMPOSÉ AVEC LES POLICES DE CARACTÈRES TYPOGRAPHIQUES VF TIMES, VF DIDOT ET ENFANTINE DESSINÉE PAR COMMERCIAL TYPE, ET VANITÉ DESSINÉE PAR JEAN-BAPTISTE LEVÉE TYPOGRAPHY EN COLLABORATION AVEC VANITY FAIR FRANCE
Bénédicte Burguet et Elvire Emptaz Toma Clarac

ONT CONTRIBUÉ À CE NUMÉRO


Textes JD Beauvallet, Christophe Boltanski, Arthur Cerf, Marie Brenner, Caroline Broué, Jiayang Fan, Thomas E. Florin, Jacky Goldberg,
Vanessa Grigoriadis, Nora Hamzawi, Pauline Klein, Pierre Léonforte, Marine Mazéas, Julien Mignot, Mark Rozzo et Olivier Séguret
Photographies Camille Bidault-Waddington, Christophe Coenon, Charly Gosp, Maxime Imbert, Olivier Metzger et Géraldine Richard
Traductions Étienne Menu Illustrations Jean-Philippe Delhomme, Seb Jarnot

VANITYFAIR.FR
Responsable éditoriale adjointe Constance Dovergne
Rédaction Margaux Krehl, Pierrick Geais, Gabriel Piozza et Norine Raja

ÉDITEUR
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Opérations spéciales Jerôme Dupin , Jennifer Meyrand-Vighetti et Bastien Saunier
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Directrice financière Isabelle Léger Directrice juridique, directrice des ressources humaines Joëlle Cuvyer
Directrice du marketing client Dominique Dirand Directeur de la production et de la distribution Francis Dufour

10 VANITY FAIR MAI 2020


J o s é p h i n e A m o u r d ’A i g r e t t e

C R O W N YO U R LOV E *

*Couronnez votre amour


L’ÉDITO DE JOSEPH GHOSN

minutes de la rumeur du confinement : la rédaction


de Vanity Fair décidait alors – nous étions au début du mois
de mars – d’inventer un quotidien à mettre en ligne,
quelques pages chaque jour, pour garder le contact,
entre nous, avec vous. Un quotidien pour lire nos humeurs,
nos analyses, nos envies et nos désirs remaniés à l’aune
de la crise de la quarantaine. La parole y a immédiatement
été donnée à ceux qui, comme nous, se retrouvaient
confinés chez eux, pays entiers, stars ou inconnus,
en France et ailleurs, remisés aux mêmes loges.
Dans ce numéro très particulier de notre édition mensuelle,
nous avons pris le parti de bousculer les choses :
les pages des séries mode et des chroniques culturelles sont
remplacées par un dossier qui reprend les paroles recueillies
dans notre quotidien numérique, durant les premières
semaines de la crise. Plusieurs textes et entretiens
qui, formant un puzzle de nos imaginaires bousculés,
racontent ce qui était alors vécu et surtout imaginé, projeté,
fantasmé. Dans ce même numéro, il y a aussi ce que nous
savons faire et qui n’a pas changé : des récits qui disent
le monde, des histoires qui parsèment le quotidien
et éclairent nos façons d’être. Du fait divers

CAMILLE BIDAULT-WADDINGTON D’APRÈS UNE IMAGE DE KEYSTONE / GETTY IMAGES ; EDWARD BERTHELOT/GETTY IMAGES
aux mondanités, des faits de société aux assentiments
et correspondances intimes. Des affinités électives,
toujours, sans aucun doute. Dans ce numéro donc, il y a
l’histoire crasse d’un juge tombé de haut, d’un obsessionnel
qui escalade les tours les plus vertigineuses, mais aussi
Lucia Bosè le récit de la façon dont les millennials chinois sont
(1931-2020). bouleversés par le coronavirus. Il n’y a, surtout,
pas de couverture et d’histoires de stars classiques : elles
reviendront, sans doute changées, comme nous. Mais,

Je vous écris
quoi qu’il en soit, le moment nous imposait, parce que nous
sommes avant tout des journalistes qui racontent
leur monde, d’être au cœur de ce que nous avons, tous
depuis les premières ensemble, vécu, et continuons à vivre – et nous donner
les moyens de le montrer, le narrer, l’esquisser, à notre

journées manière, celle de Vanity Fair, qui s’invente et se réinvente


à chaque fois, avec vous, avec

du confinement,
l’époque qui file et avec celle qui
vient. Merci d’être avec nous, quel
que soit l’endroit.
d’un pays qui n’existe plus, sinon dans nos souvenirs
conjugués et nos espoirs jamais atteints. Ceux qui persistent
à toujours croire en quelque chose de plus vaillant
qui surviendra, d’un mélange à peine voilé de hasard
et d’efforts conjugués, de résilience et de labeur, de patience
et de coïncidences. Au bord d’un gouffre, il faut savoir
danser sans tomber, et aussi regarder vers le fond, savoir
quel chemin prendre, jeter en même temps un œil derrière
soi. Là, du fond de mon confinement, je vois autour de moi
les membres de ma famille et, à travers les écrans,
les visages familiers de mes amis, collègues, camarades
plus ou moins loin de nous. Mais qu’est-ce qu’un
éloignement désormais ? C’est l’impossibilité, non pas tant
de se voir, que de se toucher, de se donner des choses, JOSEPH GHOSN
d’attiser la curiosité l’un de l’autre. Où que l’on soit. Directeur
C’est l’impossibilité, que nous combattons ici, de pouvoir des rédactions
créer le futur que nous souhaitons. Et celui-ci commence de Vanity Fair.
dès maintenant. Il a même commencé dès les premières

12 VANITY FAIR MAI 2020


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14 VANITY FAIR mai 2020


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VANITÉS
Montres p. 20  Caprice p. 22  Sélection p. 23
Joaillerie p. 24 Mode p. 26 Beauté pp. 29 et 30
Food p. 32  Voyages p. 34  Chroniques pp. 37, 38 et 40

Et la mode s’est engagée


Dès le début mars et en quelques semaines, le milieu de la mode a fait preuve
d’un stupéfiant élan de solidarité face à l’épidémie de Covid-19. Retour
sur un engagement jamais vu, qui, de l’Italie aux États-Unis en passant
par la France, a bouleversé la chaîne industrielle des grands acteurs du luxe.
Texte Elvire Emptaz et Pierre Groppo

T
out a commencé dans une nuit mi­ les collants et les tenues d’intérieur, place l’incroyable mobilisation de nos équipes
lanaise, en pleine Fashion Week. aux masques et aux blouses d’hôpital. qui nous a permis de nous lancer rapi­
Un SMS tardif nous informait que Cette urgence inédite, les grands dement dans la fabrication de gels puis
le défilé de Giorgio Armani aurait lieu groupes français l’ont immédiatement de réussir à commander des masques
à huis clos. Pas de public. Se protéger et comprise. Ils savaient que ce qui se passe et des respirateurs. Leur énergie est re­
protéger les autres : le maestro de la mode en Italie n’est pas un « à côté » ; c’est un marquable, elles mettent tout en œuvre,
italienne se montrait, à nouveau, vision­ lieu d’inspiration. Et de production de nuit et jour, pour trouver des solutions
naire, même si nous n’imaginions rien, souliers, maroquinerie, textile... C’est concrètes et elles font notre fierté collec­
parce que c’était inimaginable, de ce qui ainsi qu’Hermès, qui a fait un don de tive. » Le groupe, impliqué dès fin jan­
allait se passer. Il a ensuite a annulé son 20 millions d’euros à l’AP­HP, a égale­ vier dans l’assistance à la Chine, a éga­
défilé croisière à Dubaï. Toutes ses usines ment lancé la production de gel hydro­ lement piloté de là­bas l’acheminement
italiennes se sont mises à produire des alcoolique dans son usine de Vaudreuil de 40 millions de masques en France,
combinaisons médicales à usage unique. qui est distribué gratuitement aux hôpi­ mais aussi en Italie et en Espagne, ainsi
Un changement brutal, impératif, auquel taux, tout comme Dior et Bulgari, toutes que de 261 respirateurs qui devaient
la chaîne industrielle a répondu. Premiers deux au sein du numéro un mondial du être livrés en avril dans l’Hexagone.
touchés en Europe, les Italiens se sont très luxe, LVMH. Dans le groupe de Ber­ Cette logistique quasi militaire a éga­
vite mobilisés. Tandis que Prada fournis­ nard Arnault, cela va de l’approvision­ lement été celle du groupe Kering, pro­
sait le personnel médical de Toscane en nement en matières premières à l’ache­ priétaire, entre autres, des marques
combinaisons et masques de protection minement vers les hôpitaux compris. Saint Laurent, Balenciaga et Gucci.
réalisés dans son usine de Pérouse, Ste­ Une gageure que toutes les marques Cette dernière a réuni 2 millions d’euros
fano Dolce et Domenico Gabbana soute­ du groupe relèvent. « Depuis le début pour la protection civile italienne, mais
naient financièrement l’université Huma­ de cette crise sanitaire, nous essayons en faveur des instances de l’ONU im­
nitas menant une étude scientifique sur d’agir en responsabilité et avec humi­ pliquées dans la gestion mondiale de la
le coronavirus. À Milan, à l’initiative lité, explique Antoine Arnault, directeur crise, tout en se lançant dans la produc­
de son PDG Remo Ruffini, Moncler général de Berluti et président de Loro tion de blouses et de masques. « Cette
signait un chèque de 10 millions d’eu­ Piana. Nous sommes un groupe avec épidémie nous appelle à un devoir iné­
ros pour construire, dans le quartier du une implantation mondiale, mais avant dit. C’est un appel auquel nous répon­
Salon du meuble, un hôpital d’urgence tout française et, dans ces moments dif­ dons avec volonté, au nom du travail dé­
DPA / PICTURE ALLIANCE / GETTY IMAGES

doté de quatre cents unités de soins in­ ficiles, c’est aussi notre rôle de grande sintéressé des professionnels de la santé,
tensifs. La maison Valentino a déboursé entreprise que de contribuer à aider nos médecins, infirmières et infirmiers en
1 million d’euros pour l’unité spéciale hôpitaux et notre personnel soignant. Ils première ligne dans ce combat », affir­
du plus grand hôpital de Rome, le Poli­ sont en première ligne et nous ferons tout maient Alessandro Michele, directeur
clinico Universitario Fondazione Agos­ ce que nous pourrons pour les soutenir. artistique de Gucci, et son PDG Marco
tino Gemelli. Quant à Calzedonia, exit Cette contribution repose également sur Bizzarri. La maison mère, à l’origine,

16 VANITY FAIR mAI 2020


Mars 2020.  
Les ateliers  
du Bühnenservice 
à Berlin produisent 
des masques plutôt 
que des costumes.

VANITY FAIR mAI 2020 17


dès fin janvier, d’un don de 1 million d’eu-
ros à la Croix-Rouge de Chine, a donné
« On s’attend à ce que la mode et le luxe
le ton : acheminement de millions de ne s’impliquent que dans la culture,
masques à partir de la Chine, machines
à coudre ne s’arrêtant pas dans les ate-
mais leur engagement peut être
liers parisiens de Balenciaga et dans la plus sociétal, et presque plus vital. »
manufacture angevine de Saint Laurent.
La maison Bottega Veneta a même ima- SERGE CARREIRA, SPÉCIALISTE DU LUXE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES À SCIENCES PO
giné un projet éditorial visant à accom-
pagner ses salariés, mais pas seulement, recherche et la Fondation Georges-Pom- maison de joaillerie parisienne désireux
en période de confinement. Le week-end, pidou. Dans les ateliers haute couture, de relayer ses initiatives ou de prodiguer
concerts en direct, cuisine et cinéma prêt-à-porter et métiers d’art, cent cin- leurs conseils. On n’oublie pas la myriade
étaient au programme de cette initiative. quante collaborateurs ont laissé tom- de petites maisons et de marques indépen-
Les hôpitaux de Lombardie, de Véné- ber les tailleurs iconiques pour produire dantes parmi les plus secouées, comme
tie, mais aussi de Toscane et du Latium, des masques. Une transformation de la Noyoco, Roseanna, Sézane, Sessùn, Lõu.
n’ont pas été oubliés par le groupe dont chaîne de production sur laquelle ont Yetu... Comme certains travailleurs du
l’activité productive est profondément aussi travaillé les ingénieurs de l’Oréal, secteur. Marie-Béatrice Boyer, couturière
ancrée dans ces régions transalpines. numéro un mondial de la beauté : pro- chez Chanel depuis une dizaine d’années,
Alarmées par la recrudescence des vio- duction de gel hydroalcoolique à desti- a fondé un collectif, Tissuni, qui coud des
lences contre les femmes depuis le début nation du personnel de santé, mais aussi masques en tissu (non homologués) pour
du confinement, les maisons Pomellato des acteurs de la grande distribution, kits les personnels exposés au coronavirus.
et Dodo ont lancé une collecte de fonds d’hygiène à destination des populations Alors que l’épidémie gagnait les États-
en faveur de la principale association ita- défavorisées et de travailleurs sociaux, Unis, Ralph Lauren a été parmi les pre-
lienne, Donne in Rete, et de la Casa di don de 1 million d’euros de la Fondation miers à annoncer, le 26 mars, un don de
10 millions de dollars, ainsi que la pro-
duction de 250 000 masques et de 25 000
tenues pour le personnel hospitalier. Au
Royaume-Uni, Burberry s’est associé à
l’université d’Oxford en finançant la re-
cherche d’un vaccin, tandis que l’usine de
Castelford (Yorkshire), traditionellement
voué aux trench-coats maison, tournait à
plein pour fabriquer des tenues pour les
Production de gel
hydroalcoolique
patients hospitalisés. Quant au Council
dans l’usine LVMH of Fashion Designers of America, l’orga-
de Saint-Jean- nisation professionnelle de la mode amé-
de-Braye (Loiret). ricaine, il annonçait, en partenariat avec
le Vogue Fashion Fund, sous les auspices
Accoglienza delle Donne Maltrattate L’Oréal aux associations travaillant avec d’Anna Wintour, une levée de fonds dou-
auprès desquelles elle se sont déjà enga- elles... Mais aussi gel des créances pour blée d’une initiative visant à retracer la
gées pour un montant de 100 000 euros. les petites entreprises et systématisation façon dont les acteurs de la mode, petits
Quant à Donatella Versace et sa fille du règlement comptant pour les fournis- et grands, ont vécu cette période inédite.
Allegra, elles ont donné 200 000 euros seurs les plus fragiles. Emploi et salaires L’important, c’est de s’engager. Il n’y
au service de soins intensifs de l’hôpital sont, jusqu’au mois de juin, maintenus aura, au mois de juin, pas de semaine des
San Raffaele de Milan. à 100 %, tandis que les infrastructures défilés masculins à Paris et à Milan. La
« On s’attend à ce que la mode et le luxe françaises et chinoises ont été mises à la semaine de la couture est aussi annulée.
ne s’impliquent que dans la culture, mais disposition des autorités pour acheminer Des reports à septembre ont été évoqués.
leur engagement peut être plus sociétal, masques et respirateurs. Pour l’instant, qui sait ? Comme l’écrivait
et presque plus vital. Aujourd’hui, toutes Cette transformation de la chaîne de Brunello Cucinelli, le roi italien du cache-
les actions sont bonnes à prendre », es- production a quelque chose d’inouï dans mire, théoricien du « capitalisme huma-
time Serge Carreira, spécialiste du luxe sa rapidité, son efficacité, mais aussi dans niste » qu’il met en pratique dans son vil-
et maître de conférences à Sciences Po. la très grande discrétion de certaines mai- lage de Solomeo, en Ombrie, dans une
Chanel, dont l’engagement s’était ex- sons à communiquer. Pour Serge Car- missive intitulée « Lettre de printemps »
primé dans la revitalisation du quartier reira, « ce mouvement global reflète la partagée au mois de mars : « Peut-être
de la porte d’Aubervilliers, où s’installe façon dont les entreprises s’inscrivent, que demain, quand le souvenir s’effacera
19M, le futur quartier général de sa di- non comme des organisations emmu- avec la souffrance, en repensant à ces
vision métier d’arts, n’est pas en reste. rées en dehors du monde, mais comme jours, nous réfléchirons, après Aristote,
Maintien de l’activité, donations aux des structures complètement ancrées de- sur le fait que même les catastrophes ont
structures publiques hospitalières – dont dans ». Une mobilisation en cascade, qui une âme et peuvent devenir des ensei-
LVMH

le Samu, la Fondation de l’AP-HP pour la implique aussi les clients d’une grande gnantes de vie empreinte de sagesse. » �

18 VANITY FAIR MAI 2020


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20
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Le maître des horloges


Durant cet isolement étrange, les heures
s’étiraient. Seules les aiguilles de nos cadrans
semblaient avoir conservé leur régularité.
Texte Pierre Groppo

L
e 20 mars, à la veille du printemps, sera. Mais les rouages de l’Oyster Perpe-
un studio parisien devait accueillir tual Datejust de Rolex continuent de tour-
notre séance photo pour un numéro ner avec obstination, comme ceux de la
de mai à empreinte horlogère. Les grands Calatrava de Patek Philippe – ici, sous un
salons professionnels Watches & Wonders cadran qui semble presque écrit à la main,
et Baselworld avaient déjà été annulés, tandis qu’une complication inédite affiche
mais il nous semblait encore possible de le passage des semaines.
photographier (en tout petit comité) les Quand l’aiguille nous dira-t-elle la fin
nouveautés. Ce ne le fut pas. de la quarantaine ? Le fond saphir dévoi-
La période qui suivi a dilaté le temps. lant la complexité du nouveau quantième
Dans ce confinement étrange, les heures perpétuel de Chopard est aussi hyp-
s’étiraient. On s’attaquait à des livres notique qu’un cœur de métal façonné
plus épais que jamais. À travers la vitre à la main par les horloges de la maison
du four, on observait les brioches lever. suisse. La J12 de Chanel, habillée de céra-
Sur le bord de la fenêtre, on se prenait à mique en blanc et noir, colle aux curieuses
regarder pousser un plant de sauge au son humeurs qui sont les nôtres tout en jouant
des concerts plutôt qu’à celui des infos. la carte du classique-disruptif propre à la
Il faisait beau, vous vous souvenez ? rue Cambon, tandis que Ma Première de
Dès le début du confinement, notre Poiray porte haut le chic Art déco sub-
gazette quotidienne conseillait de porter tilement godronné. Elles n’oublient pas
une montre, histoire de lever la tête de son d’être coquettes. Cartier bouscule ses
smartphone et de faire du bien à ses cer- indicateurs en chiffres romains avec Mail-
vicales. Au fil du temps, beaucoup nous lon, un modèle inspiré d’une gourmette
ont fait part de cette satisfaction d’avoir à la géométrie revisitée, tandis que Van
MAILLON CARTIER. au poignet (un porté inventé par Cartier à Cleef  & Arpels a vu venir le printemps
TAG HEUER la fin du XIXe siècle pour l’aviateur Albert avec un bouquet de fleurs d’or – le simple
CONNECTED Dumont Santos confiné dans la carlingue bouquet de tulipes étant, par ailleurs,
TAG HEUER.
de son biplan) ce petit objet pratique et impossible à trouver en ville. Chez Bou-
curieusement sécurisant qui rappelle cheron, le temps est une morsure joail-
qu’au fond du fond, quelles que soient les lière, celle du Serpent bohème qui s’en-
circonstances, il y aura un lendemain. roule dans une caresse d’or perlé. Le motif
Tout était ralenti. Mais dans ce 15 août a été imaginé en 1968, autre temps inquiet
sans fin, les fils WhatsApp, Instagram ou où l’on se demandait comment se réinven-
Twitter étaient, eux, pris d’épilepsie. Seule ter. C’est également le pari de Tag Heuer
la balade des aiguilles, les circonvolutions avec sa troisième génération de montres
d’un tourbillon, la tranquille succession des connectées. Dans un boîtier en acier ou
phases de la Lune semblaient avoir gardé en titane, cinq cadrans mécaniques ou
la raison. Les boutiques étaient fermées ; numériques, plus tout ce qu’il faut pour
les manufactures, pour la plupart, aussi. À parler (un micro), se déplacer, mesurer
l’heure où nous écrivons, 3,5 millions de se- sa fréquence cardiaque et même payer.
condes avant la sortie de ce journal (et au- Jamais les montres, ces vraies maî-
tant de déplacements pour la courageuse tresses des horloges, n’avaient autant re-
trotteuse), nous ne savons pas ce qu’il en gardé du côté du temps réinventé. �

21
VANITÉS CAPRICE

Promettez
l’enchaîné
Découvert au défilé En février 1955, Gabrielle Chanel
avait créé le mythique 2.55, un
automne-hiver, sac matelassé inspiré de l’univers
le Chanel 19 est, équestre. Soixante-quatre  ans
plus tard, la maison de la rue
en vert, le sac Cambon a imaginé, en clin d’œil,
du printemps le Chanel 19 pour 2019, mais a
attendu la Fashion Week 2020
(et de tout le temps). pour dévoiler cette merveille en
Photographie Charly Gosp agneau coloré et métal doré. �

SAC CHANEL.
PRIX SUR DEMANDE.

22 VANITY FAIR mAI 2020


VANITÉS SÉLECTION
Élégance équestre
Pomellato dévoile Fantina
(jockey en italien),
une collection au design
épuré qui s’inspire

Libérées,
d’une tête de jument,
le premier logo de la maison
milanaise. Son fondateur,

délivrées Pino Rabolini, l’a baptisée


Pomellato en référence
à la somptueuse robe
Du parfum, pommelée des chevaux,
un foulard, après que sa famille d’orfèvres
lui avait conseillé de toujours choisir
un sac, des livres le « cheval gagnant » dans la vie.

et des bijoux..
pomellato.com

Tous les accessoires Le rêve américain


pour entamer Louis Vuitton sort quatre
nouveaux parfums qui nous
un joli mois de mai. emportent en un pschitt
sur la côte Ouest américaine :
Texte Elvire Emptaz Sun Song, Cactus Garden,
Afternoon Swim et California
Dream. Les noms eux-mêmes
fleurent bon l’été, les embruns
et le sable chaud. L’artiste
californien Alex Israel,
qui a déjà collaboré
avec la maison, habille
les écrins de sa célèbre vague.
fr.louisvuitton.com

Le carré au carré
Nouveau chapitre
C’est le dernier né de chez Saint Laurent. dans sa route de la soie,
Le Kaia, en hommage à la top Kaia Gerber, est Hermès lance une collection
de foulards uniques. Grâce
un sac qu’à une autre époque on aurait qualifié à un mode d’impression
de « it-bag », mais cela ne se dit plus. On se contentera inédit, que la maison
a mis plusieurs années
donc d’expliquer qu’Anthony Vaccarello a imaginé à développer, les carrés
cette besace à la taille parfaite et à l’allure sont imprimés des deux
côtés, chaque face
intemporelle qui se décline en deux combinaisons étant l’expression
de matières, cuir et python ou lézard et cuir. d’un même dessin.
Le résultat donne encore
Si on ajoute qu’il est porté dans la campagne plus de force à ce classique.
de publicité par la coolissime actrice Zoë Kravitz, hermes.com
on a bien tous les ingrédients d’un succès annoncé.
ysl.com Soulier soigné
Cette bottine en cuir nappa
tressé fait partie de Terre,
la nouvelle collection
De la mode aux mots printemps-été de Giorgio
Créatrice de la marque de vêtements féminins Armani. Les chaussures,
de luxe La Prestic Ouiston et en charge comme les vêtements,
du parc ostréicole familial en Bretagne, nous emmènent cette saison
Laurence Mahéo vient de créer sa maison d’édition dans un univers onirique,
et de productions artistiques, ElleAime. léger, aérien...
Elle propose déjà, entre autres, son premier armani.com
livre Chabadabada, des illustrations inédites
de Laurence Kiberlain ou des sculptures
de Stéphanie Bonvicini. Intuition, indépendance,
JUERGEN TELLER

enthousiasme sont les mots qui relient toutes ses vies.


lapresticouiston.com et #editionselleaime

VANITY FAIR MAI 2020 23


VANITÉS JOAILLERIE

Le salon des perles


de la maison
Chaumet, ancienne
salle à manger.

24 VANITY FAIR mAI 2020


Les ailes du désir « Imaginez Mrs. Payne Whitney appa-
raissant dans un événement, la tête ceinte
de ces deux ailes... Il fallait une personna-
Visite presque privée de la maison Chaumet. lité assez affirmée pour se le permettre »,
Où l’on croise Chopin, une mécène américaine euphémise Jean-Marc Mansvelt. Il en fal-
lait pour surgir ainsi couronnée dans un
et même Wonder Woman. dîner réunissant le gratin de la jet-set du
Texte Pierre Groppo Photographie Christophe Coenon Gilded Age ou la fine fleur des artistes
de Montmartre et de Montparnasse.

D
Gertrude Vanderbilt n’en manquait pas.
ébut mars, pendant cette étrange cours de sculpture avec Rodin, cette mil- Les ailes s’évanouissent avec elles à sa
Fashion Week parisienne, une liardaire, collectionneuse et pionnière, fut mort en 1942, jusqu’à ce que Chaumet
foule se pressait à la tombée de la à l’origine du Whitney Museum et du mo- les retrouve et les rachète pour sa collec-
nuit devant l’hôtel particulier du 12, place nument en hommage aux victimes du Ti- tion patrimoniale.
Vendôme, adresse du joaillier Chaumet. tanic à Washington. Cliente Chaumet, elle Ce jour-là, dans les salons vides de la
Pendant des semaines, on ne verrait plus préfère aux diadèmes sages en vogue à la place Vendôme, le soleil brillait à travers
une soirée comme celle-là, mais l’heure Belle Époque une paire d’ailes façon Wal- l’émail du bijou. Gertrude Vanderbilt,
était encore à l’insouciance et à la décou- kyrie, à porter sur la tête ou en broche – un femme hors du commun, un bijou extraor-
verte de ce lieu fabuleux, fermé pour tra- trésor en or, platine, diamants et émail dinaire, le fantôme de Chopin, la mémoire
vaux et rouvert à l’occasion des 240 ans pour une mécène globe-trotteuse, un pied des mains agiles des enfileuses de perles
du joaillier préféré de Napoléon (mais pas à Paris, un autre à New York. Ce fut un sous un plafond peint... le bonheur était
seulement). « On n’avait jamais connu un coup de cœur : la pièce – c’est rare – n’est parfait ! Au moment où nous écrivons
chantier de cette ampleur », expliquait pas une commande spéciale, illustrant la ces lignes, impossible de ne pas penser
son PDG, Jean-Marc Mansvelt, évoquant créativité avant-gardiste et le naturalisme qu’ayant vu passer guerres, révolutions
« les tonnes d’archives, les plafonds redé- chers au joaillier parisien. Il en existe d’ail- et hoquets de l’histoire, cette élégance-là
couverts au troisième étage qui accueille leurs deux autres modèles, l’un à Monaco, et sa persistance ne manquent pas d’im-
désormais les ateliers de haute joaillerie ». l’autre aux Émirats arabes unis. pressionner. Et de rassurer. �
Parmi les invités planaient les fantômes
d’habitués des lieux, à commencer par
Frédéric Chopin qui y donna des récitals
ou ce maharajah qui y fit monter deux dia-
mants extraordinaires, les poires d’Indore.
Il fallait revenir, presque seul, pour
prendre la mesure des lieux – un privi-
lège rare. « Notre histoire, c’est celle du
temps long », avait affirmé Jean-Marc
Mansvelt. Ces propos résonnaient dans le
silence ouaté des salons qui se succèdent,
des angelots en stuc qui vous dévisagent,
des dizaines de « maillechorts », ces ma-
quettes de diadèmes peints dont l’un, le
modèle Luxembourg, aurait inspiré la
coiffe de Wonder Woman. Plus loin, le
salon des perles n’avait jamais été ouvert
au public. À l’époque de Joseph Chau-
met, quand les perles (que l’on ne savait
pas encore cultiver) se vendaient au prix
des diamants, des ouvrières spécialisées
y exerçaient leur art. Cette pièce fut aussi
une salle à manger, comme en témoigne
la fresque allégorique du plafond signée
Pierre-Victor Galland et son décor Na-
poléon III. On imagine les dîners somp-
tueux, Chopin à table pendant que le chef
pâtissier Antonin Carême fignole en cui-
sine ses hallucinantes pièces montées...
Un fantasme qui fut peut-être celui de
Gertrude Vanderbilt, alias Mrs. Payne
Whitney. Américaine richissime, toquée BIJOUX DE TÊTE
ET BROCHES CHAUMET.
d’art au point de prendre, à Paris, des

VANITY FAIR mAI 2020 25


VANITÉS MODE

Shawn Stüssy
et Kim Jones
planchant
sur la collection
Dior Homme
automne 2020.

Surfwise
Dans les années 1980 et 1990, la marque Stüssy était le flambeau
de la culture surf, skate et streetwear. Son créateur, Shawn Stüssy,
qui avait débuté en 1980 sur les plages de Californie, est de retour
grâce à une collaboration avec Kim Jones, pour Dior Homme.
Texte Joseph Ghosn

N
ous aurions dû nous rencontrer listen to Black Sabbath ». La beauté de ces
vers chez lui, quelque part entre marques résidait dans leur façon d’inté-
Biarritz et Saint-Jean-de-Luz. grer la plupart des autres cultures qui
L’endroit aurait été idéal pour appro- traversaient l’époque. On pouvait porter
cher cet homme dont on a longtemps du Stüssy, ne pas faire de skate, mais écou-
pensé qu’il était surtout une planche ou ter indifféremment du post-punk ou de la
un T-shirt : Shawn Stüssy, tout au long techno, du dub ou de la house, et tout cela
T-shirt et dessins des années 1980 et 1990, aura été le pa- mélangé aussi, évidemment.
de Shawn Stüssy tron d’une marque de surf et streetwear Ces vêtements, ces T-shirts, sweat-
pour la collection née en Californie vers 1980 et portant shirts, pantalons un peu larges, nous les
Dior Homme
son nom. À travers elle, il a habillé beau- trouvions dans des magasins comme
automne 2020.
coup de monde et inspiré plusieurs voca- Street Machine, rue Vauvilliers, dans le
tions, alors que toutes les autres griffes Ier arrondissement de Paris, qui faisait
demeuraient confidentielles ou nais- face, quelques mois durant, à un maga-
saient à peine. Nous portions des vête- sin de disques tenu par un garçon qui,
ments Stüssy quand Supreme était en- plus tard, fonderait Kitsuné. On trouvait
ALFREDO PIOLA ; SOPHIE CARRE / DIOR ; RON LEIGHTON

core loin d’exister. Les autres marques aussi, dans les magasins des deux côtés de
de l’époque s’en inspiraient, d’une façon la rue, des artefacts comme eDEN, le pre-
ou d’une autre. Par exemple Fuct, qui mier fanzine sur la house gratuit écrit en
avait quelque chose d’un peu plus irré- français et dont la maquette était l’un des
vérencieux ; Duffer, à Londres, qui était premiers travaux du duo de directeurs ar-
un plus preppy, même si nous ignorions tistiques M / M. Tout cela se mélangeait,
alors le sens de ce mot ; Holmes, qui por- inventait quelque chose de la rue et de ce
tait le nom d’un acteur porno ; Silas, dont que l’on y voyait. La place de Stüssy y était
l’un des T-shirts disait « Take drugs and flagrante, prépondérante.

26 VANITY FAIR MAI 2020


À Londres, on trouvait les vêtements rien. Stüssy venait de me quitter. Après
Stüssy chez Slam City Skate, situé à Neal’s tout, je vieillissais et était-il vraiment rai-
Yard, derrière Covent Garden. Là, des sonnable de mettre des T-shirts de skate
T-shirts jusqu’au plafond, des planches après l’âge canonique de 28 ans ? Shawn
de skate, des baskets et un escalier vers Stüssy, lui, avait quitté sa marque depuis
le sous-sol où se trouvait un autre maga- quelques années déjà : en 1996, il avait
sin, mais de disques : le mythique Rough vendu ses parts à ses associés. Son nom
Trade. Là, parmi les vendeurs, il y avait était resté, mais l’époque du cool, qui était
des musiciens des groupes indés de née avec lui quelque part vers Laguna
l’époque : on se souvient du bassiste de Beach en 1980, lorsqu’il signait de son
Loop derrière le comptoir ou encore d’un nom au gros marqueur les planches de
dénommé Darryl, qui dirigeait l’endroit surf qu’il produisait alors, disparaissait
et aussi un label post-rock, Soul Static petit à petit.
Sound, à l’avant-garde des découvertes. Et puis, en 2020, du plus loin de l’ou-
Eux aussi portaient des T-shirts de skate bli, Stüssy est revenu dans ma vie par
malgré la noirceur de leur musique. Que l’intermédiaire d’une autre marque, Dior.
sont devenus tous ces gamins ? Dans quels Grâce, plus précisément, au directeur ar-
vortex du temps ont-ils disparu ? Peu à tistique de la mode masculine de Dior,
peu, ils sont sortis de nos vies, nous avons Kim Jones. Pour une collection montrée
cessé de les croiser. à Miami il y a quelques mois, ce dernier
Je peux dater précisément le jour où a proposé à Shawn Stüssy de collaborer
Stüssy est sorti de ma vie : au tout début et d’intervenir sur les pièces, réinventer le
des années 2000, j’étais à Londres, sans logo de la marque, apposer sa touche très
le sou, et la marque venait d’ouvrir un californienne sur la maison française. Une
magasin. Pas loin de Covent Garden, sorte de remix à l’échelle du vêtement : les
justement. J’y trouvais un T-shirt qui me chemises, les sacs, les blousons, les cha-
plaisait, autre chose aussi sans doute. peaux... Tout ce que Shawn Stüssy a tou-
Mais au moment de payer, ma carte ban- ché de chez Dior revêt tout à coup quelque
caire est rejetée, le vendeur s’en saisit, la chose d’un peu diférent, flirtant avec
casse en deux, menace d’appeler les flics les indices de cultures venues joliment
parce que c’est ce que le terminal bancaire s’entremêler : des motifs venus d’Hawaï 1
lui recommande de faire. J’ai réussi à le croisent des volutes sorties du psychédé-
1. Chemise Dior Homme conçue
convaincre que je n’étais pas un criminel, lisme, l’amoncellement des signes et des par Shawn Stüssy, collection Dior Homme
mais juste un journaliste fauché qui avait imprimés évoque l’impression d’une suite automne 2020. 2 et 3. Affiches publicitaires
sans doute acheté trop de disques la veille de vagues dessinée par des grafeurs dé- de Stüssy par le photographe Ron Leighton,
et je suis parti, bredouille, sans CB, sans rivant le long de Venice Beach, entre les au milieu des années 1980.

2 3

VANITY FAIR MAI 2020 27


skateparks et les parkings sous le soleil, à Pour parler de tout cela, nous aurions le sommet de la pyramide en ce qui
l’ombre d’un labyrinthe de palmiers. Le dû retrouver Shawn Stüssy dans son Pays concerne notre milieu. À ce moment de
logo Dior mute un brin, se déploie, s’as- basque d’adoption et lui demander, déjà, ma vie, je sentais bien que si je devais
souplit, semble se mouvoir en lui-même. ce qu’il aime de cette région. Quelque revenir dans le jeu, ce ne serait qu’avec
Et puis ce T-shirt, blanc, avec la photo de chose dans l’eau ? Dans l’air ? Dans le les meilleurs. Et ce projet a été une vraie
Kim Jones gamin en dessous de laquelle vent ? Dans la lumière ? Mais on n’en a collaboration avec Kim et son équipe.
on peut lire une phrase écrite de la main pas eu l’occasion. Le confinement a em- Aviez-vous des idées particulières
de Shawn, avec ce graphisme si particu- pêché le voyage. Nous lui avons, la mort à l’esprit au moment de commencer ?
lier qui ornait déjà ses T-shirts à leur plus dans l’âme, envoyé quelques questions Pas vraiment. Juste une discussion très
belle époque. Un truc fluide, immédiat, par e-mail, tout en gardant un œil sur un agréable à propos de l’esprit du projet et
drôle, un peu provocateur, toujours direct film des années 1990 qui résonne pleine- puis j’ai juste fait mon truc. Nous avons
et bien asséné. Toute la rencontre entre les ment avec ce que Shawn a inventé et ce travaillé à distance, j’ai réalisé tout le de-
mondes se joue là. Et tout le désir aussi : que Dior a fait renaître : Point Break de sign depuis ma maison à Hawaï. Pour
ce T-shirt, qui surgit à la façon d’une ma- Kathryn Bigelow avec Keanu Reeves, moi, le design en mode revient vraiment
deleine de Proust, est à peu près tout ce dans lequel le surf est une leçon d’évasion à trouver des solutions, résoudre des
que l’on a envie de porter en 2020. Surtout de la société, du monde, de soi. problèmes, à la façon d’un architecte qui
en plein confinement, quand l’idée d’être doit prendre en compte plusieurs para-
entièrement soi et fidèle à nos idéaux de Où êtes-vous et que vous voyez-vous ? mètres au moment de débuter un chan-
gamin n’a jamais été aussi prégnante. J’en suis à mon quinzième jour de qua- tier : le lieu, l’ensoleillement, le vent, etc.
rantaine au Pays basque et je regarde la C’est pareil pour une maison de mode. Il
mer depuis ma fenêtre. y a de nombreux paramètres à prendre
Défilé Dior Homme
automne 2020 Comment votre collaboration avec en considération de façon très sérieuse.
(en décembre 2019 Dior est-elle née ? Ce n’est jamais une toile blanche qu’il
à Miami). Kim Jones m’a appelé lorsque j’étais à faut remplir frénétiquement.
Collaboration Portofino pour le mariage d’un ami. Un Quelles influences ont été prépon-
Kim Jones / de nos amis communs lui avait donné dérantes pour vous récemment ?
Shawn Stüssy. mon numéro. Je ne l’avais jamais ren- J’ai l’impression que lorsque l’on grandit
contré aupa ravant, mais Kim et moi en tant que designer, les influences sont
nous connaissions tout de même et na- telles qu’elles sont impossibles à dire et
viguions déjà au sein d’un même groupe qu’elles se transforment en une grande
d’amis. J’étais en contact toutes ces der- soupe de tout ce que vous avez vu dans
nières années avec plusieurs maisons votre vie... Le bon et le mauvais.
pour divers projets qui n’aboutissaient Qu’écoutez-vous ces temps-ci ?
pas, ne me semblaient pas appropriés... Beaucoup de choses et un peu de tout
Mais quand Kim m’a téléphoné, les mais essentiellement à base de jazz et
étoiles se sont alignées. Dior occupe une de blues. Pour moi, c’est la fondation
place spéciale et rare dans ce monde, de tout et la réponse la plus immédiate
que je puisse donner, si je devais me ré-
soudre à tout simplifier.
À l’époque de votre propre marque,
vous faisiez les T-shirts les plus cool
du monde. Quel regard portez-vous
sur votre héritage ? Vous intéres-
sez-vous aux marques émergentes
comme Labor à New York, Unde-
feated ou Online Cera mics à Los
Angeles, Dreamland Syndicate à
Londres, Fucking Awesome, Ignored
Prayers... ?
Je ne prête pas beaucoup d’attention à
ce segment de ma vie et, du coup, ça ne
laisse pas beaucoup de temps pour dé-
velopper une opinion. Je suis ailleurs, je
crois. L’héritage, ceci dit, est intéressant
parce que, comme en musique, arrivent
toujours de nouveaux musiciens qui vont
construire autre chose à partir des fon-
YANNIS VLAMOS

dations qu’ils trouvent. Ils vont apporter


un nouvel esprit et modifier profondé-
ment les choses. C’est ce que j’aime. �

28 VANITY FAIR MAI 2020


VANITÉS BEAUTÉ

Retour à l’essentiel
Poussée par les marques de niche,
l’industrie du parfum tout entière
propose une nouvelle génération de jus
tournés vers une note principale.
Texte Elvire Emptaz Photographie Géraldine Richard

1
2 4

1. GINGEMBRE, EAU DE PARFUM MOLINARD. 2. VANILLE, EAU DE TOILETTE


FRAGONARD. 3. FOR HER, FLEUR MUSC NARCISO RODRIGUEZ. 4. NÉROLI
ORANGER MATIÈRE PREMIÈRE. 5. LOVE OSMANTHUS ATELIER COLOGNE.

F
leur d’oranger, rose, hibiscus, va­ une large cible ont souvent une écriture beauté de la matière soit reconnaissable
nille... On trouve généralement très facettée », analyse Nathalie Lor­ par quelqu’un qui n’est pas expert. Nous
ces senteurs mêlées à une centaine son, maître parfumeur pour de grands travaillons une fausse simplicité volontaire
d’autres dans des parfums aux noms exo­ noms comme Saint Laurent, Margiela, pour mettre en avant un ingrédient princi­
tiques et enchanteurs. Depuis quelque Givenchy et bien d’autres. Les jus plus pal. Il a besoin d’être sublimé. Nous vou­
temps, ils côtoient des bouteilles nom­ concentrés séduisent des gens aux goûts lons rester au plus proche de la nature. »
mées de façon bien plus simple : Love déjà très affirmés, qui ont un tropisme Ce désir de plus de naturel rappelle les
osmanthus, Musc ou Gingembre. Cette pour telle ou telle odeur fraîche, boisée premiers parfums de l’histoire, qui mélan­
envie d’épure ne se cantonne pas aux ou sensuelle. Ils permettent souvent de geaient simplement une fleur avec de
appellations et concerne surtout l’inté­ se différencier car ils sont sans compro­ l’huile. Cet engouement pour les produits
rieur des flacons qui renferment de plus mis, uniques. purs, moins transformés et de meilleure
en plus de jus centrés sur une seule odeur. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’Auré­ qualité permet aussi de s’éloigner des mé­
« Cela vient des marques de niches. lien Guichard vient de créer Matière pre­ langes qui noyaient les effluves pour aller
Elles proposent des choses directes, per­ mière, une maison qui propose des par­ vers une forme de minimalisme et de prag­
tinentes et parlantes qui mettent en avant fums orchestrés autour d’un ingrédient matisme qui colle à notre époque. Un re­
la matière. Les parfums qui plaisent à naturel d’exception. Son envie ? « Que la tour à l’essentiel à saluer. �

VANITY FAIR MAI 2020 29


VANITÉS BEAUTÉ

Deux en un
Les rouges à lèvres
ne se contentent plus
de colorer les lèvres,
ils les hydratent,
repulpent et renforcent.
Texte Elvire Emptaz
Photographie Géraldine Richard

T
erminé le bâton de rouge qui ne faisait
qu’embellir notre bouche. Les nouveaux
sticks et gloss assurent maintenant plu-
sieurs fonctions. Ils hydratent en même temps
qu’ils teintent, voire donnent du volume aux
DE GAUCHE À DROITE : STELLAR GLOSS, DIOR
lèvres. Des innovations bienvenues quand ADDICT. ECSTASY SHINE, GIORGIO ARMANI.
on sait combien le fait de se peindre les ROUGE RICHE ÉCLAT, SUQQU. 01 VELVET LIP
PERFECTOR, CLARINS. DSPM NOIR, LA BOUCHE
lèvres peut les assécher. Le maquillage de- ROUGE. GLOSS ROUGE, GLOSSIER. CAPOT DOUBLE
vient presque, pour la peau, un acte sage. � MIROIR ET ROUGE G SHEER SHINE, GUERLAIN.

30 VANITY FAIR MAI 2020


VANITÉS FOOD

La recette du succès
Onze saisons que l’émission « Top Chef »
régale les téléspectateurs, change
le regard porté sur la cuisine et a fait
de ses chefs des stars. Mais télé ou réalité ?
Par Caroline Broué

Q
u’est-ce qui fait qu’une émis- série et que « Top Chef » a su évoluer en vocations, mais on transforme les chefs
sion de télévision comme « Top suivant les nouvelles exigences des télés- en stars. Certains en jouent. C’est le cas
Chef » en est à sa onzième sai- pectateurs et des cuisiniers tout en restant du Colombien Juan Arbelaez qui, après
son et continue d’attirer quelque 3 mil- un concours à la dramaturgie tendue. « Top Chef », est devenu une figure d’Ins-
lions de téléspectateurs chaque semaine Côté plus, « Top Chef » a contribué à tagram avec sa femme, l’ex-miss France
quand d’autres, comme « Masterchef », l’engouement actuel pour la cuisine tout Laury Thilleman. Entrepreneur à succès
sa concurrente de TF1, ont jeté l’éponge en promouvant un retour aux fourneaux, (sept restaurants désormais), il joue de
faute d’audience ? aux belles assiettes et aux bons produits. cette notoriété pour assurer son « personal
Les passionnés, tels le critique gastro- La médiatisation des chefs a rendu sexy branding », participer à des campagnes
nomique Stéphane Méjanès qui regarde un métier longtemps méprisé. Cyril Li- de promotion... Jean Imbert, vainqueur
MARIE ETCHEGOYEN/M6

l’émission depuis la première en 2010 et gnac raconte que, dans les dîners en ville, du cru 2012, a su faire fructifier la chose
en commente chaque épisode sur son fil il recueille aujourd’hui autant de consi- pour devenir le chef ami des vedettes, de
Twitter, expliquent qu’on s’attache aux dération qu’un médecin ou un avocat. Beyoncé à Marion Cotillard. Quant à
candidats comme aux personnages d’une C’est une petite revanche. On suscite des Philippe Etchebest, on l’a vu arpenter les

32 VANITY FAIR MAI 2020


Hélène Darroze, Guillaume Pape,
Michel Sarran, Damien Laforce
et Philippe Etchebest lors de la dixième
saison de « Top Chef ».

rues au moment du festival culinaire Les chute parce que la production la trouvait manque criant de femmes dans un cas-
Étoiles de Mougins, accompagné d’un télégénique. D’ailleurs, certains jeunes ting toujours très masculin (une jurée sur
garde du corps pour éviter le harcèlement chefs veulent se présenter avant tout quatre, trois femmes sur quinze candidats
des admirateurs. pour le côté paillettes, passer à la télé, ob- dans la saison 11). Après être devenue le
Côté moins, il y a le risque que l’émis- tenir des étoiles et gagner de l’argent. Pas concours culinaire professionnel le plus
sion donne une image fantasmée du mé- exactement le métier de la majorité des regardé, « Top Chef » ne pourrait-il pas
tier, qui ne correspond pas à la réalité du cuisiniers de ce pays, même si l’émission devenir la figure de proue de la féminisa-
travail quotidien, à sa difficulté, au temps a servi de tremplin à beaucoup de parti- tion du métier ? Une suggestion à la pro-
nécessaire à la préparation d’une recette. cipants. Non, décidément, « Top Chef » duction pour la saison 12... �
C’est là que « Top Chef » reste avant tout n’est pas une cuisine. C’est un show.
En partenariat avec l’émission
un spectacle, scénarisé et ultra-élaboré. Même si la prise de conscience a eu « Les Bonnes Choses »
Des candidats racontent qu’on leur de- lieu, il reste encore du chemin à faire de Caroline Broué
mande de refaire des scènes : l’un d’eux en matière de saisonnalité des produits sur France Culture.
qui était tombé en courant a dû rejouer sa et d’écoresponsabilité. Sans oublier le franceculture.fr

VANITY FAIR MAI 2020 33


VANITÉS VOYAGES

Cave Veuve Clicquot

La compagnie
à Reims.

des bulles 1825. Entre les deux, trente­et­un autres souverains, exception
faite de Napoléon Ier, fouleront le sol de la cathédrale où, en 1974,
Nous avons rêvé, aux premiers jours le groupe allemand d’électro­pop planante Tangerine Dream li­
vrera avec la chanteuse Nico un concert devant 5 000 disciples
du confinement, de retrouver qui feront pipi dans les bénitiers et communieront sexuellement
la liberté de nous échapper. Et nous entre les prie­dieu. L’évènement, impie, reste ancré vif dans la mé­
moire champenoise bien après que le Vatican eut purifié les lieux.
l’aurions fait vers la Champagne, Sinon, de Reims à Épernay via la myriade de villages dissémi­
où tout peut s’oublier avec légèreté. nés entre la Montagne de Reims et la côte des Blancs, le paysage,
ondoyant et paisible, n’est que vignobles et vignerons (16 000
Texte Pierre Léonforte au dernier recensement). Les Champenois vivent, respirent et

L
ne parlent que vin et champagne. Et aussi pâté en croûte : le
a Champagne est, depuis 2015, classée par l’Unesco au patri­ meilleur se trouve chez Laval, fournisseur officiel de Veuve Clic­
moine mondial de l’humanité pour ses coteaux, ses caves et quot. Ici, on mange, on boit et on aime ça. Pas un pays pour
ses maisons de champagne, ce vin divin métabolisé par le les mauviettes ni pour les végans. Les soirs où les bulles lassent
moine Pierre Pérignon (dit « dom Pérignon ») en 1668 dans le un brin, on se rabat sur les vins rouges en biodynamie et sur la
secret de l’abbaye Saint­Pierre d’Hautvillers, dans la Marne. Le bière produite localement en micro­brasserie. Passer un vendredi
don du Dom ne fut pas d’inventer le vin de champagne, apparu soir à La Bouquine, aux portes de Reims, où Mathieu Aubert,
à la fin du XVe siècle, mais de le propulser au rang de royal breu­ patron­producteur des bières La Rémoise et de La Bière des
vage par ses assemblages inédits. Ce travail de perfectionnement sacres, festoie en bonne compagnie. Le gaillard est aussi biker,
le fera connaître jusqu’à Paris, où, dès 1687, le marchand de la comme beaucoup d’autres gaillards festonnant dans le cham­
Maison­Bouche de Louis XIV passera commande régulière, bien pagne de grandes marques, à l’instar du directeur de l’hospitalité
que son vin, « le meilleur du monde », coûtât cinq fois plus cher de Laurent­Perrier. Sillonner les routes des environs à moto est
DENIS BOURGES / TENDANCE FLOUE

que celui de la concurrence – oui, il y en avait déjà une. Monté sur d’ailleurs grisant. En side­car aussi. Ou à bord d’une voiture de
le trône en 1722, Louis XV autorisera six ans plus tard la mise­ collection. Certaines maisons de champagne adorent ça, même
en­bouteille du vin de Champagne, le rendant dès lors « trans­ si chez Krug, le break Rolls­Royce Silver­Shadow qui assurait
portable », donc exportable. La suite est connue. certaines livraisons reste plus au garage qu’il ne parade en ville.
Les rois justement : tous sacrés à Reims, depuis Louis Ier, dit Pour les belles anciennes à quatre roues, rentrer dans les grâces
« le Pieux » ou « le Débonnaire », en 806, jusqu’à Charles X, en de Bruno Paillard, collectionneur averti.

34 VANITY FAIR MAI 2020


De passage à Épernay, itinéraire obligé par l’avenue de Cham-
pagne, surnommée « les champ’ élysées du champagne », au
bord de laquelle se dressent châteaux, manoirs et hôtels par-
ticuliers pour la plupart occupés par les maisons comme Boi-
zel, De Venoge, Michel Gosset, Pol Roger, Moët-Hennessy ou
Perrier-Jouët. On peut même y dormir comme au 25 bis by Le-
clerc-Briant, villégiature chic en ville. Et faire main basse sur les
meilleurs chocolats du monde chez Emmanuel Briet.
La Champagne est aussi un fabuleux jeu de l’oie viticole pour
débusquer les petits producteurs dont les initiés s’arrachent les BOIRE SE PARFUMER
cuvées. Ainsi de Sélosse à Avize, de Benoît Marguet à Ambon- La Bouquine 3, rue des Must Institut / Mme Binder
nay, d’Aurélien Suenen à Cramant ou encore de Pierre Gimmo- Compagnons à Cormontreuil. 15, rue du Cadran
Saint-Pierre à Reims.
net & fils à Cuis. Le coffre chargé à bloc, on ira dormir au Royal Royal Champagne Hotel
Champagne, à Champillon, ou, à Reims, à la Caserne Chanzy, & Spa 9, rue de la République
VISITER
nouvel hôtel aménagé dans une ex-caserne de pompiers face à à Champillon.
royalchampagne.com Villa Demoiselle 56, rue
la cathédrale et à deux pas du café du Palais, adresse historique Henry-Vasnier à Reims.
et familiale où le tout-Reims passe et se presse. Café du Palais vranken-pommery.com
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35
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VANITÉS CHRONIQUE

Lettre de ma chambre par Pauline Klein


« J’écris avec l’inconnu
devant moi »
Aux premiers jours du confinement,
l’écrivaine nous a envoyé une missive
d’une maison de famille étrangement retrouvée.

J
eudi 19 mars. J’écris sans savoir où je serai lorsque cette suis brutalement extraite, je rentre dans la chambre « d’invitée »
chronique sera publiée. Je ne sais pas quoi faire de ce jour qui sera désormais la mienne. Le matin, je frappe à la porte avant
de mai 2020 à venir, bientôt, jamais. J’écris de la maison d’entrer dans la maison principale, je salue mes enfants comme
de famille du père de mes enfants dont je suis aujourd’hui une voisine, comme une maîtresse d’école venue faire cours, je
séparée. Je suis assise sur le sol de ma chambre, devant mon or- débarrasse la table puis je retourne à mon tabouret rembourré.
dinateur qui tangue, posé sur un tabouret rembourré devant un Je suis incapable de me figurer le temps qui passe : je suis à la
mur recouvert de fleurs. Je tiens dans ma main une cigarette sur fois la petite fille enfermée qui rêvait de cette vie de famille, la
laquelle je n’ose pas tirer, par peur d’insuffisance respiratoire. femme révoltée quittant le foyer du jour au lendemain et une sorte
J’écris sans savoir ou les autres, ceux qui liront peut-être ces mots, de patiente pas tout à fait assez vieille pour faire partie des per-
seront lorsque le magazine sortira. J’écris avec l’inconnu devant sonnes à risque. On nous dit de lire. De profiter de l’instant, de
moi, comme disait René Char, mais sans que la moindre poésie, ces moments en famille. Jamais je ne me suis sentie aussi étran-
le moindre romantisme contenus dans cette citation n’aient lieu. gère à moi-même. Jamais je n’ai eu aussi peu envie de lire ou de
J’écris pour, peut-être, faire de ce moment autre chose que profiter de quoi que ce soit. Car c’est un isolement, une solitude
ce qu’il est. Un mensonge sur ce qu’on nous promet qu’il pour- sans résonance. Un segment d’espace et de temps qui ne renvoie
rait contenir, de sens, de retour à une prétendue authenticité que à rien. C’est un retour dans le passé qu’on n’avait pas demandé,
tous ne peuvent pas se permettre. Je suis partie m’installer dans une projection dans l’avenir à laquelle je ne suis pas préparée.
la maison de campagne du père de mes enfants, pour que nous C’est une exigence théorique qui ne mène à rien d’autre qu’à une
puissions chacun rester près d’eux si nous devions être confinés attente silencieuse. Je n’arrive pas à jouer aux apéros sur House-
trop longtemps. « Confiné », c’est notre nouveau mot. Mes en- party, je n’y crois pas. Je ne supporte pas d’être incapable d’an-
fants, qui ne sont pourtant pas grands et leurs cousins qui le sont ticiper la suite des événements, de ne pas posséder le remède.
encore moins, répètent qu’ils s’en foutent, du conora, qu’ils ai- Alors je nous imagine tous, comme un peuple silencieux et
ment le confinement. Ce mot étrange, que nous ne disions ja- invisible, sommés de rester figés dans des présents tous plus diffé-
mais, est venu s’inscrire dans le vocabulaire d’apprentissage de rents les uns des autres. Mon passé est disloqué dans ces meubles
base. La dernière fois que j’ai mis les pieds dans cette maison, rustiques et ces rideaux à fleurs. À mon départ, j’ai laissé un
c’était il y a quatre ans. Avec les mêmes personnes, belles-sœurs homme que j’aime, sans qui je ne peux rien écrire. Alors, pour
et beaux-frères, et mari à l’époque. Les arbres ont un peu poussé, m’élever un peu, je lui écris d’ici. Je veux lui dire qu’il ne s’in-
mais pas tant que ça. Tout me paraît étonnamment statique. quiète pas, que je partirai à nouveau de cette vie, un jour. Je ne
Tout comme la situation intérieure de la maison. J’ai le senti- sais pas où nous serons lui et moi lorsque ces mots seront publiés.
ment d’avoir poussé la porte d’une vie d’avant, d’y errer comme Mais je lui promets de nous inventer à tous les deux, depuis ces
dans un rêve, de marcher sur les traces encore fraîches d’un autre segments morcelés de présent, un passé commun.
PASCAL ITO

temps. Le soir, je quitte les scènes de vie quotidienne dont je me La Figurante de Pauline Klein (Flammarion).

VANITY FAIR MAI 2020 37


VANITÉS CHRONIQUE

Lettre de tournée (détournée)


par Nora Hamzawi
Le temps retrouvé
La comédienne raconte son spectacle
arrêté net par l’épidémie. Et la vie
qui reste à réinventer... chez soi.

Prendre conscience des minutes, des considérer autrement qu’en m’affalant


heures, du silence, me rappelle les jour- sur mon lit pour débriefer de la journée,
nées d’été de mon enfance, quand chaque ce n’est plus le lieu où je résume ma vie,
jour se ressemblait, que les amis étaient mais mon propre lieu de vie. Ça se passe

I
tous partis, que je n’avais pas l’indépen- là-bas maintenant. Là-bas et dans ma cui-
l y a eu le rythme effréné de la dance pour faire quoi que ce soit, hormis sine aussi, parce qu’il faut dire que je cui-
tournée, les trains, les correspon- attendre dans ma chambre. sine beaucoup.
dances, les trajets en voiture pen- D’ailleurs, j’ai recommencé à consi- Je me surprends à éplucher des lé-
dant les grèves, les hôtels, les salles dérer ma chambre. Alors que c’était de- gumes frénétiquement, avant même de
dans le Sud, dans le Nord, à l’est, à l’ouest, venu un lieu de transit, où je posais des savoir ce que je compte cuisiner, comme
rentrer chez soi et repartir le lendemain, choses entre deux voyages, deux sorties, pour me faire croire que je suis occupée,
rejouer, le trac, les coulisses, les siestes en deux rendez-vous, elle est redevenue une par peur sûrement d’affronter le vide. Je
loges, les plateaux-repas parce qu’il n’y a pièce à part entière. Je recommence à la passe d’un plat à l’autre, je lave des poêles,
pas de restau ouvert après 22 heures, les
brasseries ouvertes jusqu’à minuit, les in-
somnies devant la télé, les petits déj au lit,
le club sandwich du room service, la lite-
rie pas possible, le torticolis du train, le
croque-monsieur SNCF, Chante France
sur l’autoroute, les chips industrielles en
loges, les magazines du Relay, les rafales
de vent qui font trembler les vitres de l’hô-
tel, la photo du public après le spectacle, le
contrôleur qui demande un selfie, le chauf-
feur de taxi gare de Lyon qui en a marre
des travaux, les embouteillages, retrouver
son lit pour vingt-quatre heures, repartir 2
pour plusieurs jours et puis plus rien.
Comme si le train s’était arrêté en
pleine voie, « pour votre sécurité, ne ten-
tez pas d’ouvrir les portes », sauf que la
voie, c’est chez nous. Pour l’instant les
portes sont fermées, le train n’est pas re-
parti. On ne va pas tenter de les ouvrir.
La temporalité a changé d’un seul
coup. On a vu notre propre film passer 1
d’avance rapide à pause, tout en se deman-
dant bien à quelle époque il se situe.
Parfois on a l’impression d’être dans
un terrifiant film de science-fiction et par-
fois on se dit que c’est peut-être un retour
1. La grande sortie, mettre de belles
à l’essentiel, qu’on avait peut-être oublié chaussures pour chercher le courrier.
NORA HAMZAWI

de respirer, de se poser, de retrouver le 2. Le bol de coquillettes au fromage,


temps long, avec derrière ça un fantasme toujours réconfortant.
de vie radical à la famille Ingalls. 3. Mes cookies de real housewife. 3

38 VANITY FAIR mAI 2020


je range des casseroles, je m’agite sans
arrêt entre l’évier et la planche à décou-
per. À chaque fois que j’ai terminé un plat,
une petite angoisse qui monte, j’ai peur
qu’on n’ait plus de légumes, pas par peur
de manquer de bouffe, mais par peur de
manquer de contraintes.
Avant-hier, ça a fini par se produire, à
force de faire des soupes à tout, j’ai épuisé
le stock de légumes, et avant d’en racheter,
j’ai décidé de me mettre au ménage. Mes
voisins d’en face me regardent laver mes
vitres et je sais qu’ils se disent : « Voilà une
folle qui désinfecte tout ce qui passe »,
alors qu’en réalité la folle cherche juste à
combler le vide.
L’autre soir, mon amoureux qui m’a
vue transpirante en train d’essayer de re-
tirer au Cif une tache sur le sol qui existe
depuis 2011, m’a proposé de me détendre,
de prendre le temps pour qu’au moins on
en profite un peu. J’ai accepté mais j’ai
eu peur. Pourquoi se poser ? Profiter de
quoi ? Et si on n’arrivait pas à se détendre ?
Et si en fait on n’avait rien à se dire ?
J’ai eu peur de moi sans le reste, sans
l’agitation, sans les spectacles, sans la vie
à côté et les bêtises à raconter.
On a dîné avec notre enfant puisque
maintenant on a le temps et que l’école, 4
c’est la maison, que la maîtresse, c’est moi
4. Je pars faire 7. Virus, ça ne fait
et l’Atsem, un doudou. les courses presque pas de points.
Je leur ai servi ma ratatouille, mes len- avec mon attestation. 8. Une recette
tilles, ma soupe, mon tajine, mon chili sin 5. Le chat confiné. de ma mère, la soupe
carne, mes chèvres chauds, ma tarte à la 6. L’école de lentilles aux blettes.
tomate et mes fèves au citron, ce n’était à la maison : je suis
plus un repas mais un banquet. C’était le la maîtresse,
et doudou l’Atsem.
temps qui avait transformé les choses. Et,
petit à petit, il transformait notre couple
en famille et notre appartement en foyer. �

6 5

VANITY FAIR mAI 2020 39


VANITÉS CHRONIQUE

Lettre du Brexit par JD Beauvallet


James débandade
Où notre correspondant
au Royaume-Uni constate
que le coronavirus est sur
le point de venir à bout
du flegme britannique.

C’est aussi le sauve-qui-peut chez celui qui, si souvent,


sauva le royaume de sa plus grande menace : le changement.
L’agent 007, véritable joyau de la couronne, avait jusqu’ici épar-
gné sa nation du terrorisme, du vaudou, du KGB, du Smersh ou
du Spectre. Mais là, son habituel remède de cheval – une vodka
martini shaken not stirred – n’a rien pu faire contre la menace

A
extérieure : pour cause de conoravirus, la sortie de Mourir peut
u Royaume-Désuni du post-Brexit, c’est la débandade attendre est repoussée au mois de novembre. Du coup, privée
dans l’establishment, la grande frousse avant la ré- de ce garde-fou, de ce rempart, la nation est désemparée et ou-
volution. La révolution reste, pour les Anglais, cette blie son légendaire flegme. Dans un supermarché de la City,
étrange maladie exotique, que les Beatles avaient en- on a ainsi vu des financiers en venir aux mains, pour un paquet
rayée, ou au moins repoussée d’un demi-siècle, avec leur chanson de neuf rouleaux de papier toilette et deux boîtes de haricots
Revolution. La noblesse rase les murs, parle peuple, mais l’ac- en sauce sucrée. Les derniers en rayon, exhibés par le mâle do-
cent reste une marque de naissance bien compliquée à gommer. minant comme des trophées de safari. La dernière fois qu’on
Ainsi le premier ministre Boris Johnson joue-t-il au man next avait vu telle sauvage compé­ti­tion dans une échoppe du quartier,
door, celui qui ennuie à mourir ses voisins de comptoir au pub c’était chez le concessionnaire Ferrari le jour de la distribution
du coin avec ses rodomontades et ses demi-vérités scientifiques. des bonus. Pour une société à ce point régie par les rituels, le

GETTY IMAGES
Pour un peu, devisant chaque soir en dérangeante bonhomie du glissement des repères est juste too much. My name is Bond ?
coronavirus à la télé avec ses anciens collègues journalistes, il en My name is débandade plutôt. �
serait presque réduit à crâner qu’« il connaît une personne dont
la cousine travaille pour le gouvernement ». « BoJo », comme Harry de Saxe-Cobourg-Gotha,
l’appellent encore avec affection quelques nostalgiques d’un em- contraint de gagner sa vie ? By Jove !
pire dilué, a été éduqué à la chaîne aristo dans le collège très privé
d’Eton, où il signait le registre de son vrai nom : Alexander Boris
de Pfeffel Johnson. C’est à lui, à ses bons amis encombrants,
à ses indécisions, à ses errements qu’appartiennent les lourdes
décisions concernant la gestion de crise sanitaire. Il tente d’en-
dosser le costume de Churchill, son idole. Mais les chaussures
sont trop grandes pour lui, comme un clown. Un clown aux re-
gards désemparés, qui joue à la roulette russe avec son peuple,
à balles réelles.
Ainsi aussi l’ex-couple princier Meghan-Harry qui a choisi
de s’auto-brexiter hors-royaume, de fuir ses responsabilités et
honneurs courtisans pour rentrer dans le rang que le prince n’a
jamais connu. Harry de Saxe-Cobourg-Gotha devra ainsi se dé-
placer sans le soutien des forces spéciales et sera même contraint
de gagner sa vie – by Jove ! Alors que la Easy Jet-set qui, avant la
fermeture des frontières, ne rêvait que de surclassement – dans
l’avion, à l’hôtel, dans la vie –, la vraie jet-set, elle, fantasme sur
le sous-classement, avec une vision du peuple, du populaire bien
déformée par des années d’œillères, de désintérêt.

40 VANITY FAIR mai 2020


DAS Galaxy Z Flip = 0,369 W/kg. Le DAS (débit d’absorption spécifique des appareils mobiles) quantifie le niveau d’exposition maximal de
l’utilisateur aux ondes électromagnétiques. La réglementation française impose que le DAS ne dépasse pas 2W/Kg pour une utilisation à
l’oreille. L’utilisation d’un kit mains libres est recommandée. Image d’écran simulée. Visuel non contractuel. Samsung Electronics France
– CS2003 – 1 rue Fructidor – 93484 Saint-Ouen Cedex. RCS Bobigny 334 367 497. SAS au capital de 27 000 000 €.
DAS Galaxy Z Flip = 0,369 W/kg. Le DAS (débit d’absorption spécifique des appareils mobiles) quantifie le niveau d’exposition maximal de
l’utilisateur aux ondes électromagnétiques. La réglementation française impose que le DAS ne dépasse pas 2W/Kg pour une utilisation à
l’oreille. L’utilisation d’un kit mains libres est recommandée. Image d’écran simulée. Visuel non contractuel. Samsung Electronics France
– CS2003 – 1 rue Fructidor – 93484 Saint-Ouen Cedex. RCS Bobigny 334 367 497. SAS au capital de 27 000 000 €.
EN COUVERTURE

IVAN ABREU/SOPA IMAGES/LIGHTROCKET/GETTY IMAGES

NEON BOY
À Causeway Bay,
cœur commerçant
dynamique de Hong
Kong, le 21 mars.

44 VANITY FAIR MAI 2020


BRUITS
DE
CHINE
On croyait que l’insolente croissance
économique du pays avait détourné
sa population de la politique.
Jiayang Fan a pourtant pu constater
que l’épidémie a réveillé le besoin
de changement de la jeune génération.

VANITY FAIR MAI 2020 45


L
une chaîne publique sur WeChat, un réseau social central en
Chine où chacun peut suivre les comptes qu’il souhaite, même
s’il se sait surveillé de près. Le but de Wu et de ses camarades,
c’est de montrer les effets du virus sur les individus et la so­
ciété. Sur l’équivalent local de Twitter, Weibo, ils écrivent à des
concitoyens et leur proposent des interviews par téléphone.
Les articles sont publiés tous les deux jours. Les millennials
chinois ont grandi à une époque prospère mais toujours plus
répressive, dominée par l’autoritarisme de Xi Jinping. Ils ne
se sont jamais beaucoup fait remarquer par leur insoumission
ni par leur sens des responsabilités sociales. Mais le malaise
provoqué par le Covid­19 est si profond qu’ils sont aujourd’hui
nombreux, comme Wu et ses amis, à repenser leur rôle dans
la société et à reconsidérer sa structure même.
L’une des premières personnes interviewées par Wu s’ap­
pelle Weng Wen. Comme elle, il a la trentaine. Originaire
de Wuhan, il travaillait à Pékin lorsque le virus a atteint sa
ville natale, où vit encore son père de 61 ans qui est tombé
malade avant la mise en quarantaine. Lorsque Weng Wen
a appris la nouvelle et qu’il a voulu le rejoindre, le confine­
ment était déjà déclaré. Le père vivait avec sa propre mère
de 83 ans. Livrée à elle­même, celle­ci a commencé à avoir

KEVIN FRAYER/GETTY IMAGES


e 21 jan­ de la fièvre et à tousser. Elle était incapable de se rendre à
vier, Wu Meifen se trouve à son bureau, dans la petite ville de l’hôpital par ses propres moyens et le service d’ambulance
Zhanjiang, au sud de la Chine. Le Nouvel An lunaire approche était déjà saturé. Paniqué, Weng a écrit à un responsable
et elle doit partir le soir même chez ses parents. Elle n’a pas local sur WeChat, mais celui­ci l’a bloqué. « Ma grand­mère
regardé son téléphone de la journée. C’est en sortant du travail
qu’elle apprend qu’une nouvelle forme de coronavirus vient
d’apparaître et que l’épidémie s’annonce dévastatrice malgré
les déclarations du gouvernement qui, quelques semaines plus
tôt, a prétendu en maîtriser la diffusion. La menace est bien
réelle, tout le pays peut être infecté. Wuhan a beau se trouver
à plus de mille kilomètres de là, Wu Meifen constate déjà, en
prenant la route vers la maison de ses parents, que les rues
de sa ville sont inhabituellement calmes et que la plupart des
magasins ont fermé.
Une semaine plus tard, nous prenons contact avec Wu
Meifen par un ami commun en Chine. La jeune femme de
30 ans semble encore sous le choc des vidéos publiées par des
victimes de l’épidémie vite baptisée Covid­19. Mais elle nous
fait aussi remarquer que même si le virus qui le provoque, le
Sras­cov­2, isole les concitoyens, il semble libérer leur parole.
Le relatif anonymat offert par Internet, conjugué à l’extrême
urgence de la situation, encouragerait les Chinois à sortir de
leur traditionnelle réserve. Wu nous dit n’avoir jamais assisté
à un tel déballage : hommes et femmes se mettent soudain à
parler en détail de leurs existences ravagées, expriment leurs
doléances, réclament de l’aide... « Nous n’avons pas du tout
l’habitude d’exposer nos fragilités. Alors si nous le faisons au­
jourd’hui, c’est que nous sommes vraiment désespérés. »
La plupart des habitants du pays cherchent surtout des
infor mations médicales. Les kits de test sont en nombre li­
mité et les lits d’hôpitaux viennent vite à manquer, même
pour les plus malades. « Au début, je me sentais tellement
impuissante, tellement inutile que ça me faisait mal, assure
Wu. C’était comme voir une vidéo de quelqu’un se noyer en
direct et pouvoir seulement cliquer sur “j’aime”. » Formée DISTANCE SOCIALE
au journalisme et au documentaire, passionnée d’histoires Dans un restaurant
« humaines » (« parce qu’elles nous révèlent notre façon de de Pékin, le 22 mars.
vivre au quotidien », dit­elle), Wu lance alors avec des amis

46
a eu son premier emploi à l’âge de 12 ans, dans une usine par leur impuissance. Heureusement, lorsqu’on leur donne la
d’État. Elle n’a jamais eu peur de la mort. Mais le gou­ possibilité de raconter ce qui leur arrive, ils reprennent un peu
vernement doit prendre soin d’elle. C’est une question de espoir. » Wu évoque ainsi le père de Weng, auquel elle a appris
santé publique. Le pays doit prendre ses responsabilités. » à réaliser des vidéos avec son téléphone pour rendre compte
En quelques semaines, Wu s’est entretenue avec plus d’une de son quotidien à l’hôpital. Le jour où celui­ci lui a envoyé son
trentaine de personnes. Parmi elles, un photographe est tombé premier petit film, elle a pu entendre la joie et la fierté dans le
malade en même temps que ses parents et s’est fait hospitali­ ton de sa voix. « L’effort en valait la chandelle », sourit­elle.
ser avec eux. Pour beaucoup d’autres, la seule quête de soins Wu précise qu’elle voyait une différence notable entre
a paru si infernale qu’elle les a fait craquer nerveusement. l’épidémie et les problèmes politiques. Elle utilise un réseau
« C’est là que j’ai compris qu’il y a un moment où il faut ces­ privé (VPN) pour contourner la grande muraille numérique
chinoise qui bloque l’accès aux médias occiden­
« C’était comme voir une vidéo taux, ainsi qu’à Facebook et à Twitter. Cela ne
l’empêche pas de nous dire que, selon elle, son
de quelqu’un se noyer pays va mieux depuis l’arrivée de Xi Jinping à la
tête du parti communiste chinois. Si elle ne s’est
en direct et pouvoir seulement jamais intéressée de près à la politique – il vaut
mieux, de toute façon, éviter le sujet, que ce soit
cliquer sur “j’aime”. » en ligne ou dans la vie sous peine d’être consi­
déré comme un traître au moindre mot de tra­
WU MEIFEN vers –, elle estime qu’il existe aujourd’hui une
vraie rupture de confiance entre le pouvoir et
ser de dire aux malades des choses du genre : “Allez, on ne la population. Elle raconte, par exemple, qu’en février, elle
se décourage pas ! On continue à se battre !” Quand les gens a rencontré une jeune femme qui envisageait d’émigrer tant
sont dans un état aussi grave, qu’ils n’ont plus d’énergie pour ses proches ont été négligés par le système de santé chinois.
livrer bataille, ils n’ont rien d’autre à faire que de supporter « Dans sa voix, on entendait la peine et la rage. Je lui ai de­
ce qui leur arrive. Ils sont aussi épuisés par leur maladie que mandé comment je pouvais l’aider et elle m’a dit qu’elle al­
lait réfléchir. Je l’ai rappelée quelques jours plus tard pour
prendre de ses nouvelles, mais, cette fois­ci, elle avait l’air
très méfiante. Elle pensait que je lui tendais un piège, que je
voulais la pousser à dire du mal du gouvernement pour, en­
suite, la dénoncer. »
Le régime en place a aussi affaibli les institutions de la so­
ciété civile. La Croix­Rouge chinoise, un organisme sans lien
direct avec le Comité international de la Croix­Rouge, est es­
sentiellement financée et contrôlée par le gouvernement. Ré­
putée corrompue et incompétente, elle s’est illustrée depuis le
début de l’épidémie en « oubliant » de distribuer du matériel
médical issu de dons privés qui attendait dans ses entrepôts.
Du côté des entreprises ou des associations, les levées de fonds
reste fastidieuses : il faut présenter un dossier au ministère des
affaires intérieures pour obtenir les autorisations ad hoc et
cela prend un temps fou, alors que, pendant ce temps­là, la
crise sanitaire se propage à toute vitesse.

Propagande en temps réel

N
ous avons récemment discuté sur la messagerie chif­
frée Signal avec une documentariste de 30 ans, installé
à Xiamen dans le sud du pays, et qui souhaite rester
anonyme. « Je ne suis jamais allée à Wuhan et je ne connais
personne qui y habite, dit­elle, mais je ne peux pas rester là
sans rien faire ! » Elle a donc pris contact avec quatre per­
sonnes de son âge, un peu partout en Chine, afin d’inciter les
particuliers à donner de l’argent pour acheter des masques, du
gel hydroalcoolique, des combinaisons, des gants stérilisés et
même du riz. La cagnotte s’est élevée à 60 000 euros environ et
les marchandises ont été expédiées à Wuhan. « L’expédition a
été entièrement coordonnée avec des applications chiffrées »,
raconte­t­elle. Tout s’est fait sous le manteau. Chaque interve­
nant a agi incognito, comme dans un réseau de trafic de drogue.

47
La documentariste a aussi décidé de changer l’orientation gouvernement décide d’alléger les obstacles qui empêchent les
de son travail. Elle qui, jusqu’alors, s’était résignée à ne tour­ jeunes de s’engager dans des initiatives citoyennes. »
ner que des films animaliers pour éviter la censure, s’est ré­ Une auteure et journaliste de Wuhan, Fang Fang, a évo­
cemment souvenue d’un entretien mené, lors de ses études, qué cette question dans une série de billets intitulée « Journal
avec un vétéran de la Seconde Guerre mondiale (1937­1945 en d’une ville en confinement ». Le 9 février, elle écrivait ainsi :
Chine). À cet homme de 96 ans, elle avait demandé pourquoi « Chers censeurs d’Internet, il y a des choses que vous devriez
il avait pris tant de risques à son époque. « C’est ce qu’on doit laisser dire publiquement aux natifs de Wuhan. Cela nous met­
faire quand on est jeune, avait­il répondu. Si la jeunesse ne se tra du baume au cœur de pouvoir les exprimer. Nous sommes
bouge pas, qui va faire changer la société ? » Ses ambitions à confinés depuis plus de dix jours. Nous avons assisté à tant de
elle sont certes plus modestes : « Je ne cherche pas à changer tragédies... Si nous ne pouvons même pas nous permettre de
la société ni à obtenir la justice coûte que coûte. Je veux juste prononcer quelques mots parce que nous sommes exaspérés,
envoyer du matériel à celles et ceux qui en ont besoin. Et gar­ endeuillés ou pour réfléchir à la situation, nous allons sans
der l’anonymat afin de ne pas finir en prison. » aucun doute tous devenir fous. » Un instant, on a cru que l’in­
Même son de cloche du côté d’un employé de bureau tren­ ternet chinois allait en effet bel et bien devenir fou. Un nombre
tenaire de Shanghai, du nom de Leo. Selon lui, le parti exerce sans précédent de voix – et pas seulement celles d’intellectuels
une telle pression sur les citoyens pour que rien ne change ou de dissidents – s’est mis à crier en ligne sa colère ou sa dou­
(avec l’aide récente des technologies de surveillance généra­ leur, en apprenant que le Covid­19 avait terrassé, le 7 février, un
lisées) que l’on voit mal comment le peuple pourrait se soule­ médecin de 33 ans, Li Wenliang, qui avait dû publiquement re­
ver ou même réclamer massivement un changement social. connaître le crime d’avoir alerté ses collègues de l’école de mé­
D’après lui, les noms des dissidents chinois sont peu connus decine que le virus arrivait. Deux heures après sa mort, le hash-
des habitants, même celui de feu Liu Xiaobo, pourtant prix tag #WeWantFreedomOfSpeech se retrouvait en tendance sur
Nobel de la paix. L’incroyable croissance économique du Weibo, avant d’être aussitôt effacé. Les comptes d’intellectuels
pays depuis deux décennies a­t­elle détourné sa génération influents et leurs publications ont également été supprimés.
de l’intérêt pour la politique ? « L’espace est très étroit pour La propagande du parti réécrivait l’histoire en temps réel.
quiconque souhaite s’investir dans la vie civile, juge Leo. La Les gens auraient désormais peur de faire le bien, indique
crise du Covid­19 ne changera rien à la situation, sauf si le la documentariste anonyme de Xiamen. « On ne devrait pas

CONFESSIONS
D’UN MASQUE
Dans un bus à Hong
Kong, le 21 mars.

48 VANITY FAIR MAI 2020


craindre d’être condamné pour crime lorsqu’on donne des constamment foulé et imprimé des semelles des uns et des
masques et du gel à un hôpital. Les médecins qui nous aver­ autres. » De même, la faculté pour une nation de se souvenir
tissent de l’existence d’un virus mortel ne devraient pas être collectivement de son passé détermine sa liberté de saisir ce
forcés de faire leur autocritique. » La jeune femme hésite. qu’elle vit au présent. Lors d’une conférence intitulée « Ne de­
« J’en viens à me demander si je vis encore dans un pays civi­ venons pas des rescapés sans mémoire », Yan a sonné l’alarme :
lisé. » Quelques jours plus tard, elle nous informe que la po­ si l’on nous prive des témoignages comme celui du journal de
lice locale l’a invitée à « prendre le thé » – un euphémisme dé­ Fang Fang, comment saurons­nous ce qui est réellement arrivé
signant un interrogatoire. Ses messages WeChat avaient été lors de l’épidémie ? Notre compréhension d’une crise nous aide
interceptés et on l’a sommée de cesser de répondre aux mes­ à nous protéger de la prochaine. Or, si les gens ne peuvent ni
sages d’un réalisateur américain qui, depuis quelque temps, exprimer ni graver leurs souffrances actuelles, comment pour­
dialoguait avec elle. ront­ils se défendre contre un retour de ces tragédies ?
La réaction des Chinois semble en tout cas avoir agacé le
« Rescapés sans mémoire » système. Début mars, les autorités de cybersécurité du pays
ont annoncé la mise en place d’un nouveau programme de ré­

Y
an Lianke, romancier et critique, nous a confié de son gulations sur le contrôle de l’« écosystème de l’information en
côté que l’expérience de la propagation du virus ressem­ ligne ». Ces règles aussi vagues que sévères censurent par prin­
blait à une sombre fable chinoise. Il aurait pu ajouter que cipe tout contenu jugé « négatif ». Une semaine plus tard, on
tout cela rappelait ses propres romans, qui parodient souvent la apprenait que Xu Zhiyong, un militant qui a publié un texte
tendance gouvernementale à fabriquer des récits afin de soute­ exigeant la démission de Xi, était emprisonné dans un centre
nir le projet politique du parti. Quand Xi Jinping est arrivé en de détention secret depuis le 15 février et qu’il encourait une
poste en 2012, il a développé son programme autour de l’idée peine de quinze ans de prison pour « incitation à la subversion
d’une « cure de jouvence » nationale, en exhortant les jeunes du pouvoir d’État ». Le mardi suivant, le ministère chinois des
affaires étrangères annonçait qu’il expulsait les
« Je ne cherche pas à changer correspondants américains du New York Times,
du Wall Street Journal et du Washington Post.
la société. Je veux juste « Nous rejetons leurs préjugés contre la Chine,
les fake news que ces journaux diffusent sous le
envoyer du matériel à celles prétexte de la liberté de la presse et leurs infrac­
tions à la déontologie journalistique, a déclaré
et ceux qui en ont besoin. un porte­parole. Nous appelons l’ensemble des
médias étrangers à jouer un rôle positif dans la
Et garder l’anonymat compréhension mutuelle entre la Chine et le reste
du monde. »

afin de ne pas finir en prison. » Pour les jeunes Chinois, il n’existe peut­être
pas de meilleure occasion que ces temps de crise
UNE DOCUMENTARISTE DE XIAMEN pour « intégrer leur conception d’eux­mêmes »
aux objectifs de la nation, comme les y a encou­
Chinois à « rêver et à travailler dur pour accomplir leurs rêves ragés Xi. Mais comment une société qui n’a pas confiance en
et contribuer à revitaliser la nation ». En 2019, une application ses dirigeants peut­elle accomplir de si hautes ambitions ? In­
appelée Study Xi, Strong Nation, censée enseigner à la géné­ ternet a certes permis à Wu Meifen ou à la documentariste de
ration technophile les grands lignes de la politique du parti et Xiamen de créer leurs propres formes de société civile. Mais
surveiller leur fidélité à celui­ci, a été lancée. En mai, Xi, dont le web est aussi un piège. Le mesures extrêmes prises par les
la fille appartient à cette classe d’âge, a encouragé les jeunes à autorités dans leur gestion du virus correspondent aussi à la
intégrer « leurs étroites conceptions d’eux­mêmes à une vision stratégie du parti pour maîtriser le récit national. La question,
plus large de notre nation ». Yan Lianke a été, voici plusieurs pour cette génération, est de savoir si la crise renforcera ces
décennies, un des principaux auteurs de la propagande de l’ar­ pratiques et de reconsidérer la relation entre la conscience so­
mée chinoise. « La meilleure preuve du contrôle total exercé ciale et la volonté politique.
par le gouvernement sur les individus, c’est la gratitude expri­ Aujourd’hui, Wu a publié plus d’une dizaine d’articles. La
mée par ces derniers à son égard », explique­t­il aujourd’hui. plupart sont effrayants. « Mon rédacteur en chef me dit parfois
Le 5 mars 2020, le gouvernement a annoncé qu’il considérait qu’ils sont trop répétitifs et qu’on ne peut pas tous les mettre
Li Wenliang comme « l’un des modèles, dans le corps médical, en ligne. » Elle comprend ce point de vue, mais estime qu’il
IVAN ABREU/SOPA IMAGES/LIGHTROCKET/GETTY IMAGES

de la lutte contre le coronavirus ». Pour Yan, « cette coopta­ est essentiel pour elle de les écrire. « Je vais tous les conserver
tion posthume est une manière de calmer les esprits et de se précieusement », affirme­t­elle. Elle nous a envoyé un passage
dédouaner de toute responsabilité en cas d’enquête sur les cir­ de la conférence de Yan : « Dans le cours incessant du temps
constances de sa mort ». qui passe, les souvenirs individuels peuvent ressembler à des
Un autre symptôme de ce mal, c’est l’amnésie, qui peut se écumes ou à des embruns. » Elle ajoute, elle­même : « Mais
montrer particulièrement dangereuse en Chine. « Notre ca­ sans eux, il n’y aurait ni vagues, ni eau, ni rien de tout ce qui
pacité à nous rappeler exactement comment les choses se sont nous rend reconnaissables. » �
passées, c’est ce qui fait de nous des êtres humains, dit Yan. © The New Yorker, 2020.
C’est ce qui nous distingue du sol sur lequel nous marchons, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Étienne Menu.

VANITY FAIR MAI 2020 49


EN COUVERTURE

CRÉPUSCULE DU BOULEVARD
Les studios Warner Bros,
fermés le 22 mars. En haut,
un Joker marche sur
Hollywood Boulevard désert,
une heure avant l’ordre
de fermer tous les commerces
non-essentiels, le 19 mars.

50 VANITY FAIR mAI 2020


HOLLY
WOOD
Le 15 mars,
en un décret,
Los Angeles a fermé
ses cinémas.

SHUT
Puis le monde entier,
frappé de virus, a vu
ses salles s’éteindre.

DOWN
Jacky Goldberg
raconte ces quelques
jours de contagion
qui ont fait vaciller
l’usine à rêves.

I
l est minuit passé, le dimanche 15 mars, lorsque, tan- la « première erreur stratégique du virus », on a déjà tous la
dis que je sors d’une séance tardive de L’Homme boule au ventre. Le même jour, l’OMS classifie officiellement
invisible, une notification tombe sur mon téléphone : le Covid-19 comme pandémie, et Donald Trump fait son pre-
le maire de Los Angeles, Eric Garcetti, vient de mier discours de crise. Lequel aura pour seul effet de provo-
décréter la fermeture des bars, restaurants, salles quer une panique sur les marchés financiers et dans tous les
de concert et de cinéma. Avec effet immédiat. Seul supermarchés du pays, assaillis par des hordes d’individus en
sur le parvis kitsch du Grauman’s Chinese Theatre quête de papier toilette, aussi avides que des chercheurs d’or
– il n’y avait déjà plus grand monde pour se risquer en Californie vers 1850. Chacun comprend que la situation est
dans les salles –, je me retourne vers le plus célèbre cinéma de catastrophique, qu’elle est là pour durer, et que tout le monde
la ville et comprends que ce sera sa dernière séance avant long- n’aura pas la chance d’être bien accompagné dans cette galère.
temps. « Et le rideau sur l’écran est tombé », comme chantait À ce titre, Los Angeles n’est pas la ville la plus mal lotie :
l’autre. son maire prend très vite des mesures de confinement, qu’il
La surprise n’est, à vrai dire, pas totale. Depuis quinze jours ne peut toutefois s’empêcher d’enrober de miel discursif et de
déjà, les mauvaises nouvelles se succédaient, avec quelques hashtags rassurants, tels que #LALove – il y a quelque chose
jours de retard sur l’Europe, elle-même à la traîne de quelques de parfaitement ridicule, en même temps qu’émouvant, dans
semaines sur l’Asie. Pour n’évoquer que le cinéma : annulation cette emphase. Contraste frappant avec la France où l’on parle
du festival d’Austin, South by Southwest (rapidement suivie de guerre ; mais contraste aussi, et surtout, avec les discours
AUDE GUERRUCCI/REDUX-REA ; XAVIER COLLIN/IMAGE PRESS AGENCY/NURPHOTO

par celle du festival de Cannes), tournages suspendus à la pelle présidentiels, qui nient l’évidence. Ici, c’est plutôt un défi que
(Mission Impossible 7, The Matrix 4, The Batman...), sorties de l’on évoque avec lyrisme, un défi que nous allons tous surmon-
blockbusters repoussées (d’abord James Bond, puis Mulan, ter, ensemble, en s’aimant les uns les autres, en aimant notre
Black Widow, Fast & Furious 9, Wonder Woman 1984 et bientôt ville... À Hollywood, il fallait que le maire fût hollywoodien.
tout ce qui était programmé avant mai, voire juin)... C’est toute La dernière fois que l’industrie du divertissement s’est arrê-
l’industrie du cinéma qui, en quelques jours, s’est tue. tée, c’était fin 2007, début 2008, à cause de la grève des scé-
Lorsque Gwyneth Paltrow, le 25 février, se prenait en photo naristes. « Cela n’avait strictement rien à voir. La grève eut
sur Instagram, un masque sur le visage, avec pour légende « J’ai surtout un effet sur les tournages de séries télés, mais les gens
déjà été dans ce film. Restez en sécurité » (faisant référence au continuèrent d’aller en salle », se souvient Babacar Diene, pro-
long-métrage prémonitoire de Steven Soderbergh, Contagion), ducteur exécutif à Voltage Pictures : « La situation actuelle est
on en riait encore de bon cœur avec elle. Mais lorsque Tom inédite et cataclysmique. » À Los Angeles, le cinéma et la télé-
Hanks, le 11 mars, est la première star à révéler sa contami- vision emploient entre 220 000 et 250 000 personnes. Dans le
nation sur Twitter, bien qu’on s’amuse sur le réseau social de quotidien local Los Angeles Times, un analyste économique

VANITY FAIR mAI 2020 51


estime que la moitié, dans le meilleur des cas, sera affectée par salle le 3 avril. Ne pouvant plus rien produire dans l’immédiat,
le shutdown (l’arrêt). la firme au logo rouge dépense des fortunes en acquisitions
Les premiers touchés sont les techniciens de plateau et les pe- pour alimenter son flux vorace.
tits acteurs, pour qui le coup est brutal, immédiat – tandis que Alexis de Rendinger, co-fondateur d’Under The Milky Way
la grève, annoncée plusieurs mois à l’avance, avait permis de se qui négocie des films indépendants, souvent européens, au-
préparer. En pleine « pilot season » (ces trois ou quatre mois où près d’Amazon Prime ou iTunes, m’avoue, non sans scrupule,
se tournent des centaines de premiers épisodes de séries télés que cette crise est pour lui une aubaine. « Même la location de
destinés aux décideurs de chaînes), Mitchell Gutman, régisseur film unitaire rebondit alors qu’on la croyait en déclin. Les gens
général qui travaille entre Vancouver et Los Angeles, a vu son épuisent les catalogues des plateformes et se tournent vers des
carnet de commandes se vider en quelques jours. « Je bossais produits plus exotiques. » Plus exotiques ou plus réconfortants :
sur un show Netflix : annulé. En nous annonçant la mauvaise Babacar Diene, qui consacre en ce moment toute son énergie
nouvelle, ils ont tout de même eu l’élégance de nous payer les à valoriser le catalogue de Voltage Pictures, m’explique que
deux prochaines semaines. Toutes les boîtes ne le font pas. » La « ce qui cartonne, ce sont les comédies et les films de genre –
société de Reed Hastings a par ailleurs, dès les premiers jours les drames, personne n’en veut ». Encore plus que d’habitude,
de la crise, versé 100 millions de dollars à un fonds d’aide pour le cinéma est vu comme une échappée.
les employés de l’industrie.
Stéphanie Renault, une Française qui travaille depuis
cinq ans à Los Angeles, principalement comme chef décora- « Quand chaque semaine
trice, m’explique qu’elle compte s’en sortir en faisant des piges
de montage ici ou là. « La post-production est un des seuls sec- il y a aura un ou deux nouveaux
teurs, avec le développement de scénarios, où l’on travaille en-
core un peu. Mais pour combien de temps ? Un mois, deux
blockbusters, est-ce que les gens,
peut-être ? » Matthew Wilder, un scénariste et réalisateur (qui fragilisés par la récession,
a notamment écrit Dog Eat Dog pour Paul Schrader) nous
confirme qu’il n’a, de son côté, pas eu à souffrir de la situation : iront tous les voir ? »
« Je travaille sur trois scripts en ce moment, dont un s’écrivait
de toute façon à distance, entre les États-Unis et l’Allemagne. « MIKE »
Je vois même un avantage dans la situation actuelle : moins de
distractions, plus de temps. »
Dans un geste encore plus radical, Universal a décidé de
Impossible retour en arrière sauver ses films à l’affiche au moment du shutdown (Emma, The
Invisible Man, The Hunt) en les sortant directement en VOD

M
ike (le prénom a été changé), cadre dans un grand stu- (vidéo à la demande), sans attendre le délai généralement
dio, considère lui aussi les choses avec philosophie : admis de trois mois après la diffusion en salle. Pour 20 dollars
« On peut tout à fait gérer un studio à distance, ça ne (18 euros), on peut louer le film pour quarante-huit heures :
pose aucun problème, c’est même mieux : on est plus efficace, c’est le prix d’un ticket à Los Angeles, sauf que toute la famille
les réunions vont à l’essentiel, et on ne perd pas deux heures peut le regarder. Une rupture dans la chronologie des médias
dans les bouchons. » Selon lui, le retour en arrière sera im- (plus souple aux États-Unis qu’en France), que le studio justifie
possible, en termes d’organisation du travail. « Et les studios, par la situation exceptionnelle et qu’il promet de ne pas insti-
comme tant d’autres entreprises, feront des économies sur les tutionnaliser. « Mais personne ne croit qu’on va en rester là »,
petites mains, les bureaux. » Ces derniers ne devraient quoi me confie un producteur exécutif au sein d’une société de pro-
qu’il en soit pas sortir complètement perdants de cette affaire. duction indépendante. « C’est une boîte de Pandore que vient
Juste avant que le monde ne se réveille confiné, l’industrie d’ouvrir Universal : ils ne vont pas forcément gagner beaucoup
du divertissement était en plein essor – d’aucuns évoquaient d’argent avec ces trois ou quatre titres, mais c’est l’occasion de
même un nouvel âge d’or. Les cinq majors, dans une logique de tester une pratique qu’ils essaient d’imposer depuis des années
concentration depuis deux ans (Fox rachetée par Disney, War- aux exploitants. » En 2011, Universal avait ainsi voulu sortir Le
ner fusionnant avec AT&T...), paraissent donc suffisamment Casse de Central Park simultanément en salle et en VOD (pour
solides pour encaisser le choc. « Sony et Paramount un peu 59,99 dollars, soit 54 euros, un prix pourtant prohibitif), mais
moins peut-être, du fait qu’ils ne disposent pas de plateforme avait fait marche arrière suite aux menaces de boycot des ré-
pour écouler leur contenu », me précise Mike. seaux de cinémas. « Aujourd’hui, le rapport de force est en leur
Le streaming, déjà nerf de la guerre avant l’arrêt, le sera en- faveur et ils vont en profiter », parie ma source.
core davantage après. C’est naturellement vers les plateformes
numériques (les Netflix, Amazon Prime, Disney+, etc.) que se « Il va y avoir de la casse »
sont tournés les milliards de terriens en quarantaine et en quête

C
de divertissement – plutôt que vers la télévision, privée de sport e sont les exploitants qui ont le plus à perdre dans cette
et ne fabriquant qu’avec difficulté ses programmes de flux. Et crise sans précédent. Pour eux, la perte est sèche, vertigi-
c’est logiquement auprès de ces plateformes que toute la chaîne neuse : le box-office est passé du jour au lendemain à zéro.
de distribution, privée des salles, essaie aujourd’hui d’écouler Ou presque. Grâce à la poignée de drive-in qui parsèment encore
ses contenus. Les studios Paramount ont ainsi vendu à Netflix le pays (et qui connaîtront peut-être, qui sait, une nouvelle jeu-
leur comédie romantique Lovebirds, qui était censée sortir en nesse), le film Pixar En avant est parvenu à récolter 71 000 dollars

52 VANITY FAIR MAI 2020


À GUICHET FERMÉ
Un cinéma de Los Angeles
clos, le 16 mars.

le week-end du 20 mars, alors que tout était fermé... Les petites être intéressant, c’est de voir la réaction du public face à l’em-
salles, déjà fragilisées par la concurrence du numérique, auront le bouteillage de films cet été et cet automne – si tant est qu’on
plus grand mal à rouvrir leurs portes. Le Los Angeles Times rap- rouvre la boutique, poursuit Mike. Quand chaque semaine il
porte ainsi des tentatives de survie désespérées, comme la vente y a aura un ou deux nouveaux blockbusters à l’affiche, est-ce
de pop-corn à emporter devant un cinéma de Virginie, pour en- que les gens, fragilisés par la récession, iront tous les voir ? » Le
granger quelques deniers malgré tout. Même les chaînes, comme calendrier des sorties est un château de cartes, négocié parfois
AMC ou Regal, vont souffrir le martyre. Largement endettées des années à l’avance, et que le moindre coup de vent menace
afin de se moderniser, fermées ou tournant au ralenti pendant de déséquilibrer en temps normal. En pleine crise, deux ou trois
des mois le temps qu’on soit complètement débarrassé du coro- mois à reprogrammer, cela tient du cauchemar.
navirus, elles auront du mal à survivre sans aide extérieure – ce « Il va y avoir de la casse, c’est certain », conclut Eleonore
que les Américains appellent un « bailout » (sauvetage financier). Dailly, une productrice franco-américaine qui a dû inter-
C’est ce que leur lobby, The National Association of Theatre rompre le tournage de sa série prévue sur Amazon, Voltaire
Owners, essaie de négocier à Washington, mais rien ne garantit Mixte. « Mais je crois aussi au sens de la solidarité, dit-elle. On
que Donald Trump, dont on connaît le mépris pour le monde a la chance de travailler dans un business où l’interdépendance
du cinéma, en fasse une priorité économique. est forte, et personne n’a intérêt à des bouleversements trop
« Je ne pense pas que les studios vont abandonner les salles profonds et rapides. »
pour se tourner entièrement vers le numérique. Ils ont encore La solidarité, Hollywood n’est à coup sûr pas la seule indus-
trop besoin d’elles, tempère Mike, ma source au sein d’une des trie qui va en avoir besoin pour surmonter cette crise inédite
grandes majors. Il me rappelle que le prix de vente d’un gros à l’échelle de l’humanité. Peut-être pense-t-il à cela, le sosie du
long-métrage à Netflix (pour tous les territoires et l’éternité) Joker qui traîne sur Hollywood Boulevard, devant le Chinese
se chiffre en dizaines de millions de dollars, cent tout au plus. Theatre clos depuis plusieurs jours et devant lequel je ne peux
Quand un blockbuster, lui, se doit de dépasser les 500 millions m’empêcher de repasser, en voiture, pour voir ce qui s’y trame.
de dollars, voire le milliard, pour être considéré comme un Il est là, seul au milieu des étoiles incrustées sur le trottoir, sa-
succès. « Ce n’est simplement pas la même échelle », ajoute chant que son nom n’y apparaîtra jamais, attendant des tou-
LUCY NICHOLSON/REUTERS

Mike. Le manque à gagner serait trop important si les salles ristes qui ne viendront plus... À moins qu’il ne rende hommage
venaient à disparaître soudainement du paysage. Particulière- au Joker, le vrai – enfin, celui des comics et des films –, en se
ment pour Disney, qui a perçu en 2019 plus de 11 milliards de disant qu’un tel chaos ne pouvait être que son œuvre. À ce jour,
dollars sur les 42 milliards du box-office mondial. « Ce qui va ce n’est pas la théorie la plus absurde. �

VANITY FAIR mAI 2020 53


EN COUVERTURE

Cahiers de la
quarantaine
Depuis le début de la crise liée au coronavirus, Vanity Fair a voulu tenir
un journal du confinement, mis en ligne chaque après-midi, pour prendre
des nouvelles de tous, anonymes comme célébrités, en France ou ailleurs,
venus d’Italie, de Chine ou de Syrie, qui nous racontent comment les choses
se sont organisées chez eux. Des textes dont nous rassemblons ici
les extraits des premiers numéros (ils sont tous disponibles gratuitement
sur VanityFair.fr). Ils sont le Polaroid au temps T de nos humeurs,
de nos espoirs comme de nos doutes.

Instant classics
Nos premières couvertures.
2, 3 (Jane Fonda) et 5 (Ève Curie) par Horst P. Horst.
4. Audrey Hepburn dans Diamants
MARDI 17 MARS 2020 sur canapé (Blake Edwards, 1961).

JOURNAL DE LA QUARANTAINE #2 MERCREDI 18 MARS JOURNAL DE LA QUARANTAINE #3 JEUDI 19 MARS


Intérieurs Jane Fonda
par Horst P. Horst par Horst P. Horst
(Condé Nast/Getty Images) (Condé Nast/Getty Images)

NOTRE QUOTIDIEN
DE LA QUARANTAINE #1
2 3

JOURNAL DE LA QUARANTAINE #4 VENDREDI 20 MARS JOURNAL DE LA QUARANTAINE #5 LUNDI 23 MARS


Audrey Hepburn Ève Curie en 1938,
dans Diamants sur canapé par Horst P. Horst
(Getty Images) (Condé Nast/Getty Images)
GETTY IMAGES ; CONDÉ NAST / GETTY IMAGES

4 5

54 VANITY FAIR mAI 2020


#1. Mercredi 17 mars
Mon confinement
par Simon Liberati
Longtemps amoureux Misérables de Ladj Ly et de J’accuse de d’ici février 2021. En plus des articles et
Roman Polanski. d’un scénario en cours avec Eva Ionesco.
de Paris, l’écrivain Quelque chose, du dehors, qui vous Un livre, un disque, un film, une série,
lui a préféré sa maison manque plus que tout ? un podcast, une radio, un passe-temps
où il peut lire et écrire. Une soirée ou deux à Paris pour rire un dans lequel vous confiner ?
Premier « journal peu et voir les plus vivants de mes amis. La lecture est le plus grand bonheur que
Les coups de téléphone de Pierre Le Tan je connaisse. J’ai réuni suffisamment de
du confinement » [illustrateur de génie, mort en septembre lectures autour de moi pour pouvoir tenir
envoyé par un reclus 2019] que le confinement aurait sûrement un siècle de confinement. J’écoute aussi
avant l’heure. plus gêné que moi. Il aimait les salles des beaucoup de musique romantique alle-
ventes et les restaurants de son quartier. mande avec Lukas. De vieux enregistre-
Comment découpez-vous vos journées ? ments de Beethoven par le quatuor Busch
Entretien Philippe Azoury
Le matin, j’écris. L’après-midi, je corrige. [un quatuor à cordes autrichien, fondé
Photographie Simon Liberati
Ensuite je me promène dans la forêt et en 1913 par le violoniste et compositeur
le soir, je bois du vin en regardant la télé Adolf Busch et dissous à sa mort en 1952,
(des films uniquement). considéré durant toutes les années 1920
Où êtes-vous ? Que faites-vous pour vous occuper ? comme le meilleur d’Allemagne, sinon
Dans la maison où je vis, à 70 kilomètres Rien de plus. du monde, par les amateurs de musique
au nord-est de Paris. Comment vous informez-vous ? de chambre. Le quatuor quittera Vienne
Que faisiez-vous avant le confinement ? Je regarde mon téléphone. pour New York à la montée du nazisme].
J’étais confiné. Je travaillais sur deux ma- Les réseaux sociaux : plus que jamais ? Comment voyez-vous le monde après
nuscrits de livres. Le premier au stade Plus du tout ? le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
des corrections d’épreuves (dernière Oui, j’aime bien Instagram. changé ? Repoussera-t-il de la même
étape avant le livre), le second en cours Physiquement, un exercice ? façon ?
d’écriture. Il y est question de Rome en Non... Si je suis confiné dans mon jar- Aucune idée... Pas très différent d’avant,
1970 et de la visite à la tombe d’un gigolo din, je referai peut-être du jardinage. sans doute. Je n’ai aucune imagination en
mort dans des toilettes publiques en 1947. J’ai beaucoup négligé ce loisir depuis ce qui concerne le monde réel. Aucune
Qu’est-ce que la quarantaine a inter- quelques années. attente non plus. �
rompu chez vous ? Vous êtes-vous fixé des objectifs, une Auteur notamment d’Anthologie
Rien, j’ai continué à avancer, je suis discipline, des horaires ? des apparitions (Flammarion, 2004)
en train de faire des recherches sur la Je dois sortir un livre en septembre, si la ou d’Eva (Stock, 2015).
musique arabe et les prémices de l’eu- providence le permet, et écrire deux livres Dernier livre : Occident (Grasset, 2019).
ro-pop, un de mes personnages se trou-
vant mêlé au milieu des discothèques
au début des années 1970. Son fournis-
seur d’opium l’initie à la musique des
derviches tourneurs. Je lis l’intéressant
livre de Peter Shapiro, Turn the Beat
Around (éditions Allia, 2008), ainsi
qu’un essai ancien sur la musique arabe.
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé
dans votre vie ?
J’ai la joie d’avoir mes enfants Lukas
[Ionesco] et Clara [Benador] à la mai-
son. Nous buvons du vin en regardant des
films, le soir. Hier, nous avons revu Club-
bed to Death (1996) de Yolande Zauber-
man dont j’ai beaucoup aimé l’excellent
dernier film, M, récompensé d’un césar
[celui du meilleur documentaire] mé-
rité dont on a moins parlé que ceux des

VANITY FAIR mAI 2020 55


#5. Lundi 23 mars #2. Jeudi 18 mars
Voyages
autour de nos chambres « Le ciel
par Joseph Ghosn de Milan, c’est
un peu l’espoir »
I
l y a un ennemi, des champs de bataille, des soldats,
des victimes, des martyres aussi – que nous pleurons.
Dans cette étrange guerre contre l’invisible, chacun
est prisonnier chez soi mais tout le monde se regarde.
Grâce aux réseaux sociaux, aux outils qui facilitent le contact,
il est devenu étrangement facile de se surveiller les uns
les autres. Visioconférence par Zoom, FaceTime, Houseparty,
stories sur Instagram... Du coup, rassurez-vous,
je n’ai pas le temps d’écrire un énième journal
de mon confinement, je passe plutôt mon temps à recevoir
du monde, jusqu’à mon psy qui consulte par Skype.
Mais est-ce une bonne idée ? Je n’ai jamais eu autant
l’impression de vivre dans un film qui s’intitulerait
Surveiller et punir, adaptation du concept de panoptique
cher à Michel Foucault : dans une prison, tout le monde se
regarde, tout le monde se surveille. En ce moment,
c’est exactement cela. Chacun est prisonnier chez soi
et regarde les autres, tout en guettant des nouvelles du conflit
qui se déroule à l’extérieur, dans la ville grise désertée,
dans les hôpitaux qui craquent, jusque dans le corps
des soignants.
Surveiller et punir. C’est aussi le cas en Corée du Sud,
qui a adopté une méthode opposée au confinement,
teste à grande échelle et obtient des résultats impressionnants.
Mais à quel prix ? Celui des libertés individuelles.
« Vous êtes malades, nous avons le droit de vous traquer
au pas », dit la société aux individus.
Surveiller et punir. Les méfaits à venir de cette politique
étaient analysés dans le Financial Times de ce week-end
par Yuval Noah Harari. Son article, titré « The World after
Coronavirus », parlait du monde d’après. La leçon à en tirer ?
Il est temps d’imaginer le futur, de s’organiser
pour le construire, dès maintenant.

PS : en écrivant ces lignes, j’écoute l’album Panopticon


du groupe de black métal Isis. Mais aussi l’étrange disque
de blues du guitariste Bill Orcutt, A History of Every One,
dont le premier morceau s’intitule Solidarity Forever.
Beau programme.

56
Claudia Farina, 35 ans, Entretien Elvire Emptaz
Photographie Claudia Farina
directrice de collection
dans une grande maison
de joaillerie milanaise,
raconte son confinement Où êtes-vous ? Comment découpez-vous vos journées ?
dans le quartier Dans notre appartement de Milan avec On maintient une routine en commençant
du corso Magenta. mon compagnon, Simone, et notre bébé par prendre une douche, s’habiller, petit-
de 6 mois, Leonardo. Nous avons hésité à déjeuner comme quand nous partions
aller à Rome où Simone travaille une par- travailler. En fonction de nos rendez-vous
tie de la semaine et où nous avons un ap- téléphoniques respectifs, l’un travaille à
partement, ou chez ses parents à la cam- partir de 9 h 30 pendant que l’autre s’oc-
pagne. J’ai aussi pensé à rentrer à Paris cupe du bébé. À 13 heures, pause déjeu-
dans ma famille. Mais on s’est dit qu’on ner et à 18 h 30, je dis basta, c’est le temps
ne serait jamais mieux que chez nous. familial qui commence.
Depuis combien de temps êtes-vous Que faites-vous pour vous occuper ?
confinés ? Entre le rangement, le nettoyage, les ma-
Officiellement, le confinement a débuté chines à laver, le bébé et le travail, on n’a
en Italie le 9 mars. Mais cela fait déjà deux pas le temps de s’ennuyer !
semaines que nous vivons pratiquement Comment vous informez-vous ?
enfermés. Je ne sors pas à part sur ma ter- Simone est responsable des affaires ins-
rasse. Simone va faire les courses tous les titutionnelles dans l’énergie, donc nous
trois jours avec masque et gants, comme sommes informés du moindre décret à la
dans un film d’anticipation. Quand on se seconde près. Sinon, on écoute les infor-
fait livrer, on laisse les courses sur le pa- mations à la radio, la télé et on regarde les
lier deux heures et on désinfecte tout à la réseaux sociaux.
javel... Physiquement, un exercice ?
Qu’est-ce que la quarantaine a inter- Pas du tout ! Chaque jour, je me pro-
rompu chez vous ? mets de m’y mettre sans le faire. Mais
J’ai repris le travail en janvier après un les dix kilos de mon fils que je porte
congé maternité de cinq mois, ce qui est tout le temps me permettent de tra-
très court en Italie, où il dure souvent entre vailler mes triceps quotidiennement !
huit mois et un an. J’ai compris combien Un livre, un disque, un film, une série,
cela m’avait manqué de voir mes collè- un podcast, une radio, un passe-
gues, de travailler sur les collections, de temps dans lequel vous confiner ?
parler d’économie... La quarantaine a Radio Meuh au réveil pour garder la
interrompu mon retour à la socialisation pêche et Radio Pomme d’api l’après-midi
quotidienne. pour les comptines. Quand j’allaite ou
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé que je donne le biberon, j’écoute le pod-
dans votre vie ? cast Transfert : ce sont des histoires de vie.
Les Zoom Aperitivo ! Chaque soir, à Et le soir, j’alterne entre Pour une enfance
18 heures, nous sommes une quinzaine heureuse du docteur Catherine Gueguen,
d’amis à nous connecter sur l’applica- un livre d’éducation et Sapiens de Yuval
tion de visioconférence pour prendre un Noah Harari.
verre de vin ensemble. Maintenant j’en ai Comment voyez-vous le monde après
même un autre à 17 heures avec les gens le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
du travail, dont mon boss. En Italie, le soir, changé ? Repoussera-t-il de la même
les gens chantent aussi sur leur balcon façon ?
pour remercier le personnel médical et Le monde va forcément changer. C’est
se parlent entre voisins. la première fois que notre génération est
Que voyez-vous depuis votre fenêtre ? privée de liberté en Europe. Je pense que
J’ai la chance d’être en hauteur, donc je les gens vont plus faire attention les uns
vois le ciel de Milan. Le ciel, c’est un peu aux autres. Les cagnottes en faveur des
l’espoir. hôpitaux lancées sur les réseaux sociaux
Quelque chose, du dehors, qui vous ont eu énormément de succès. Dans mon
manque plus que tout ? immeuble, on a un système pour prévenir
Les restaurants avec la burrata fondante, les personnes âgées lorsque l’on va faire
les risottos à la milanaise et l’osso bucco, les courses afin de les aider. Je veux croire
bien sûr ! que cette empathie va demeurer. �

57
#4. Vendredi 20 mars
« Voir des visages m’a manqué »

Shi Xiaohan a 31 ans. Elle vit


et travaille à Hangzhou, en Chine.
Aujourd’hui, sa vie reprend
après plus d’un mois d’isolement.
Entretien Bénédicte Burguet
Photographie Shi Xiohan

Où étiez-vous durant le confinement ? Qu’est-ce que la quarantaine a inter- Pendant le confinement, j’ai fini la
Dans mon appartement au 6e étage d’un rompu chez vous ? série This is us.
immeuble de Hangzhou, dans la pro- Elle a arrêté toute interaction sociale. Faisiez-vous de l’exercice physique ?
vince de Zhejiang, à l’est du pays. Au pic de l’épidémie, il nous était inter- Pas vraiment. J’ai l’impression que le
Que faisiez-vous avant ? dit de sortir. Nous avions simplement le confinement a cassé nos rythmes. Je
J’étais à Taiyuan, dans le Shanxi, plus au droit d’aller faire une petite course, un pense d’ailleurs que j’ai perdu du muscle.
nord, pour passer le Nouvel An chinois [le jour sur deux. Comment vous informiez-vous ?
25 janvier] chez mes parents. En Chine, Y a-t-il quelque chose, du dehors, qui J’allais sur des sites assez officiels ve-
on a eu connaissance de l’épidémie à ce vous a manqué plus que tout ? nant de médias sérieux.
moment-là, vers le 21 janvier. Mon vol Le contact humain. J’ai vu qu’en Les réseaux sociaux, plus que jamais
pour Hangzhou a été immédiatement France, vous faites beaucoup d’actions ou plus du tout ?
annulé. Mon mari, qui travaille à l’étran- sur vos balcons et qu’ainsi, le lien n’est Je n’y allais pas trop, enfin pas plus que
ger, avait un vol international à prendre pas perdu. Voir des visages m’a man- d’habitude. Sur les réseaux sociaux,
de Hangzhou. Impossible pour nous de qué. Même sans parler... Voir d’autres chacun y va surtout de son petit com-
rester à Taiyuan. Nous avons dû choisir humains. Aujourd’hui, le confinement mentaire. Cela ne m’apporte rien.
un autre avion, nous battre pour pouvoir est fini chez nous. On peut de nouveau Comment voyez-vous le monde après
rejoindre la ville... Ici, la population a eu sortir, mais en portant un masque. le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
peur tout de suite. On nous a expliqué que Comment découpiez-vous vos jour- changé ? Repoussera-t-il de la même
nous pourrions être porteurs asymptoma- nées ? façon ?
tiques, nous ne voulions pas être contami- Je n’ai pas établi de routine. J’ai eu l’im- Cette pandémie a été un choc. Elle
nés et contaminer les autres. Nous avons pression que les jours se ressemblaient a fait réfléchir les gens sur ce qui est
donc compris et respecté les mesures, pour tellement ! important dans leur existence. Je ne
nous-mêmes et pour protéger nos voisins. Vous êtes-vous fixé des objectifs, des sais pas exactement comment la vie
Que voyiez-vous depuis votre fenêtre ? horaires ? des autres en sera changée, mais j’es-
J’habite à côté de mon entreprise. C’était Pour ma part, j’ai tenté de conserver ma père que le monde en sortira plus uni.
étonnant de regarder mon bureau sans discipline : lever, petit-déjeuner, déjeu- L’épidémie de Covid-19 est un combat
pouvoir y aller. ner et dîner à la même heure. mondial. Le virus nous touche tous,
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé Qu’avez-vous fait pour vous occuper ? quel que soit notre pays, notre reli-
dans votre vie ? Sur mon temps off, j’ai regardé des films gion, notre nationalité. C’est comme le
Nous avons vraiment compris ce qu’était – la télé comme présence. J’ai cuisiné changement climatique, sauf qu’il tue
le travail à domicile. Je suis employée par des raviolis chinois : leur confection est tout de suite. J’espère que les nations
une grosse entreprise et j’ai vite eu énor- très chronophage. seront plus solidaires. Ce virus nous
mément de travail. La journée terminée, Un livre, un disque, un film, une série, a fait prendre davantage conscience
je restaurais des objets anciens qui me ve- un podcast, une radio, un passe-temps que le monde est interconnecté : les
naient de ma grand-mère. dans lequel vous vous êtes confinée ? humains sont tous liés. �

58 VANITY FAIR mAI 2020


#4. Vendredi 20 mars pharmacie, dont les flashs verts animent un peu l’espace. Une
autre catastrophe se profile pour ce pays qui peine à sortir de la
Pendant ce temps-là… crise économique.
Athènes, au temps du coronavirus, est à l’arrêt. Au musée
Choses vues à la volée de l’Acropole, deux employés se glissent derrière les plaques de
verre de la façade. Il faut marcher encore pour croiser des pas-
dans Athènes déserte. sants. Une femme d’un certain âge se promène en téléphonant ;
une de ses mains porte un gant en latex, pas l’autre. Trois per-
sonnes baladent un chien en restant à distance les uns des autres.
Récit Fabien Perrier* Un homme est adossé à une colonne, une cigarette à la main, une
bière dans l’autre ; ses deux mains sont gantées.

L
a voie piétonne Stratigou Makrygianni est d’un vide absolu. La sirène d’une ambulance résonne. En face, l’Acropole sur-
Malgré le printemps qui envahit la ville et le soleil qui fait git. Impossible d’accéder au sommet. Les gardiens sont cloîtrés
briller les marbres de l’Acropole, Athènes a des allures de dans leur guérite, gantés, masqués, barrant l’accès au sanctuaire
cité fantôme. Depuis le 10 mars, le premier ministre a ordonné et à la citadelle. Celle-ci a traversé les époques, mais elle a réguliè-
la fermeture des établissements scolaires. Trois jours plus tard, rement été amochée. Parfois à cause du temps, parfois de la main
tous les commerces, cafés, restaurants, les musées et les sites de l’homme. Au XIXe siècle, un Écossais, lord Elgin a arraché
archéologiques ont suivi pour éviter la propagation du virus. les métopes du Parthénon qui se trouvent aujourd’hui au British
Au kafeneíon qui marque l’entrée de la rue, les retraités pas- Museum. Mais l’Acropole a traversé les siècles et elle a toujours
saient leur temps à débattre en dégustant un ellinikó, le café grec résisté. Le 30 mai 1941, Manólis Glézos, 18 ans, et Apóstolos
dont le marc se dépose progressivement au fond de la tasse. À Sántas, 19 ans, ont escaladé les roches jusqu’au sommet pour
chaque gorgée, ils abordaient un nouveau sujet. Les débats ont détacher le drapeau nazi qui flottait sur la ville depuis l’entrée
cessé. Les cafés sont maintenant déserts pour cause de koro- des troupes allemandes en avril de la même année. Ils se battaient
noïós, devantures fermées, chaises disparues des terrasses. Un alors contre un ennemi identifié. Aujourd’hui, la résistance au
peu plus loin, le garçon de la jolie taverne Arcadia, qui sifflotait virus est de rester confiné. Il y a deux jours, Manólis Glézos, no-
toujours, a disparu lui aussi. Son show habituel pour alpaguer nagénaire aux allures de sage grec, a été hospitalisé pour des pro-
les clients et vanter les mérites de sa table semblait pourtant im- blèmes respiratoires. L’Acropole se dresse toujours, et observe
muable. Comme ses voisins, il n’a plus un touriste à apostropher. de son sommet une page d’histoire se tourner. �
La veille, le gouvernement a même annoncé la fermeture des * Journaliste indépendant installé à Athènes, auteur d’Alexis Tsipras,
hôtels jusqu’à la fin du mois d’avril. Seule boutique ouverte, une une histoire grecque (François Bourin éd).

Insta classiques
Moments confinés et confiés à Instagram.
Photographie Camille Bidault-Waddington
@camillebwaddington JOURNAL DE LA QUARANTAINE #6 MARDI 24 MARS
Lucia Bosè
par Camille Bidault-Waddington
(d'après une image de Keystone/
Getty images)

JOURNAL DE LA QUARANTAINE #7 MERCREDI 25 MARS JOURNAL DE LA QUARANTAINE #8 JEUDI 26 MARS JOURNAL DE LA QUARANTAINE #9 VENDREDI 27 MARS
Intérieurs Ne sortez pas sans votre masque All about that bass
par Camille Bidault-Waddington Photographie Camille Bidault-Waddington Photographie Camille Bidault-Waddington
D’APRÈS KEYSTONE / GETTY IMAGES

VANITY FAIR mAI 2020 59


#5. Lundi 23 mars
« Nous avons besoin d’ échapper
à notre propre bêtise »
L’acteur et metteur en scène Vincent Macaigne, 41 ans,
ne veut pas se résigner. Il préfère imaginer le monde d’après.
Entretien Toma Clarac
Photographie Vincent Macaigne

Que faisiez-vous avant ? services publics. Principalement.


Je travaillais : un projet sur la co- Le service public – mais ça, on le
lère qui monte dans le monde. savait – a été trop maltraité. Ce
J’allais filmer les gens partout service public, c’est la France,
où je pouvais et je les faisais par- c’est sa fierté. J’espère qu’on
ler longuement de leurs rêves et continuera à se construire par la
de leurs peurs. L’idée était de croyance en la recherche dans la
construire une tour de Babel, culture et dans la science. Par le
une cacophonie de témoignages courage de l’échec. Par le respect
sous la forme d’une installation des choix et par la force du sym-
vidéo. La tentative d’un témoi- bolique, et non par la loi du mar-
gnage de notre époque, de notre ché. Il faut parier sur les poètes,
confort et de notre inconfort, de les chercheurs, les hôpitaux, les
notre colère et de notre urgence à professeurs, il faut nous redonner
être vivant. Tentative forcément de la liberté et de l’espace. Nous
vouée à l’échec, mais c’est bien avons besoin d’imaginaire, nous
aussi de tenter des trucs trop avons besoin d’échapper à notre
grands pour soi. Le nom du pro- propre bêtise. Nous avons be-
jet, s’il se faisait : « la tour de la soin de rêve et d’espoir. L’espoir
colère ». de pouvoir être intègre sans pour
Qu’est-ce que la quarantaine a autant condamner notre avenir.
inventé dans votre vie ? Nous sommes grands et la vie est
L’idée d’un nouveau temps. devant nous.
Qu’est-ce que la quarantaine a Repoussera-t-il de la même
interrompu chez vous ? l’Occident, le fascisme qui monte et la façon ?
Rien. révolution industrielle... C’est désar- Tout repousse toujours plus ou moins de
Y a-t-il quelque chose, du dehors, qui mant d’actualité. Peut-être que j’aurai la même manière s’il n’y a pas de tuteur.
vous manque plus que tout ? la force de monter ce spectacle, après. Si C’est beau les tuteurs : un bâton fragile
Les possibilités, les accidents. les théâtres publics survivent à tout ça. qui montre une voie à un arbre immense.
Comment découpez-vous vos jour- Comment vous informez-vous ? Le Covid-19 nous rappelle à quel point
nées ? Je parle avec mon frère qui est médecin il est important de vivre dans un pays
Tout s’est dissous. et qui soigne des malades à l’hôpital. comme dans un collectif. Ne pas regar-
Que faites-vous pour vous occuper ? Comment voyez-vous le monde après der celui qui est à la traîne comme un
Comme avant. le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il raté, mais comme quelqu’un qui a pris
Vous êtes-vous fixé des objectifs, des changé ? le temps de voir un autre paysage. Et
horaires ? Aucune idée, ça fait peur. Sera-t-il pa- prendre le temps d’observer ce paysage
Aucun objectif, aucune discipline, reil ? Je ne crois pas. Sera-t-il changé ? avec lui, d’imaginer l’avenir grâce à ce
aucun horaire. J’espère en mieux. Ce virus nous met nouveau paysage, de le trouver beau. Ne
Un livre, un disque, un film, une série, sur la brèche, celle du repli sur nous- pas être jaloux. Aimer avec profondeur,
un podcast, une radio, un passe-temps même, et en même temps, il fait ap- je veux dire aimer avec foi. Ne pas arrêter
dans lequel vous confiner ? paraître un besoin de collectif. On se d’espérer, d’essayer de transformer son
La Montagne magique de Thomas rend compte qu’un pays et que l’Europe quotidien. L’avenir, c’est la joie, même
Mann. Le confinement, l’ennui, l’amour, se construisent par la solidarité et les quand il semble terrible. �

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#4. Vendredi 20 mars
Mon père, ce héros (masqué)
par Lisa Vignoli

« L’enfer, disait Sartre dans une pièce


à huis clos, c’est les autres. »
Surtout quand l’autre est
hypocondriaque pour deux.

N
ous étions au troisième jour de confinement et, jour passé sans l’attraper, ce virus au nom bizarre qu’un jour
sur Google, je posais la question : « Comment de janvier 2021 des parents donneront comme prénom à leur
dit-on tuer son père ? » Les algorithmes en mou- bébé du confinement « Covid », ce n’était pas un de gagné,
vement, le mot sortait, violent, avec ces deux « r » mais un de repoussé...
qui raclent la gorge – « parricide : personne qui attente à la Au jour 1, il y a pensé tellement fort qu’il a effectivement toussé
vie de très proches parents ». Trois jours que nous étions sous plus que de raison. Au jour 2, la voix a carrément disparu, sans
le même toit. Chambres mitoyennes dans cadre agréable. forcer, pour de vrai. Au lever du jour 3, la nuit avait été mauvaise.
Rien à dire. De l’espace plus que décent et surtout la lumière Un « déchirement musculaire », m’a-t-il dit. Je lui ai répondu en
du Sud qui entre dedans. Pas que nous n’ayons pas cohabité haussant les sourcils : « Sans aucune activité comment, est-ce
depuis longtemps – vacances et week-end nous connaissent possible ? » Il m’expliquait que c’était « en toussant » pointant
–, mais l’on sait tous désormais ce qu’il en est de choisir et sur son T-shirt le lieu du mal, près du cœur, pas loin du plexus.
de subir. À ce stade, plus besoin de faire un dessin. Moi, Je comprenais alors que je ne pouvais pas comprendre.
venue pour un reportage que la contagion venait d’écour- Je ne savais pas pourquoi je n’arrivais pas à en rire, cette
ter subitement et lui, habitué à partir tôt et à rentrer tard, fois. Toute ma vie, je l’avais rassuré en faisant des blagues, en
nous nous retrouvions collés là, par hasard. Avions-nous chantant des statistiques épidémiologiques et en dansant des
encore l’âge de partager nos quotidiens sans échappatoire ? vérités médicales. Dans ce domaine, j’étais depuis longtemps
Nous étions habitués jusque-là à nous croiser. Le premier devenue la mère de mon père et je m’en amusais. Mais là, des
qui quittait la maison laissait même un petit mot griffonné à blagues, je n’en avais pas tellement ou alors elles étaient de
l’autre (un jour, on les compilerait, qui sait ?). Là, pourtant, mauvaise qualité et déjà relayées sur tous les réseaux sociaux.
ensemble depuis trois jours pleins, on ne s’en échangeait pas Il avait raison, pour une fois : on allait peut-être avoir quelque
ou presque, des mots. Au jour 1, nous ne parlions que de ça chose de grave. On n’en mourrait pas tous, mais beaucoup
(« ce qui est bizarre, c’est que j’ai des sensations de fièvre sans seraient frappés. Alors, plutôt que de le tuer – ce qu’à cette
avoir de fièvre », me confiait-il). Au jour 2, je posais trop de heure, il aurait sans doute préféré pour écourter sa peine –,
questions auxquelles il répondait par des onomatopées. Au je décidais de m’inquiéter. J’annulais les paquets prêts à être
jour 3, combinaison d’un arrêt du tabac mal tombé et de son livrés qui risquaient de passer la porte, idée qui l’angoissait
silence, je m’agaçais : « Ça va durer un mois. Si l’on ne se parle avant même la commande. Je mettais un masque et des gants
pas, je ne tiendrai pas. » pour aller, seule, faire un jogging, sans rien dire sur le manque
C’est que mon père – pas moins un héros – est un de ces de souffle et les mains qui transpirent. Je me procurais le nu-
hypocondriaques qui pense que le pire peut toujours lui ar- méro d’un professeur qui, pas loin de chez nous, disait-on,
river. Et pour éviter que le pire n’entre par sa bouche, il pré- était capable de sauver des vies. Au jour 4, il s’est levé en an-
fère la fermer. Avant tout le monde, il est allé se faire tester ; nonçant : « Je vais un peu mieux. Ce soir, n’oublions pas de
avant tout le monde, il a décidé de tirer le rideau de son acti- sortir pour applaudir. »
vité ; avant tout le monde, il a choisi de s’enfermer. Chaque En arrêtant de le rassurer, j’avais tué le père inquiet. �

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#6. Mardi 24 mars
« J’espère
que les mentalités changeront »
Clara Luciani, chanteuse, grenade, était partie début
mars s’isoler en Écosse, pour composer un nouvel
album. La pandémie l’a bouleversée.

Entretien Joseph Ghosn


Photographie Clara Luciani

Où êtes-vous ? la plupart de mon temps : je perfectionne Je suis très active sur Instagram. J’essaye
Je suis en Écosse depuis le 7 mars. mon anglais, je tiens mon journal, je lis, je de rester proche de mon public et de les
Que voyez-vous de votre fenêtre ? dessine et j’essaye de faire de la musique, divertir du mieux que je peux.
Des reliefs verts à perte de vue, des mou- bien que je sois trop angoissée ces jours-ci Physiquement, un exercice ?
tons, et un ciel menaçant la plupart du pour être inspirée. J’ai la chance de pouvoir faire des ba-
temps. Qu’est-ce que la quarantaine a inter- lades, car je suis seule au monde ici. Les
Que faisiez-vous avant le confinement ? rompu chez vous ? paysages sont sublimes, l’air est très pur.
Je suis venue ici pour m’isoler et prendre Le contact physique avec les gens que La marche est ma seule vraie activité phy-
le temps d’écrire de nouvelles chansons... j’aime, désormais hors d’atteinte, mais sique – je ne suis pas une grande sportive
Pour ce qui est du temps et de l’isolement, nous communiquons tous les jours et de dans l’âme, je préfère les gâteaux.
j’ai désormais ce qu’il me faut ! toutes les façons possibles. La peau et les Un livre, un disque, un film, une série,
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé odeurs me manquent surtout. un podcast, une radio, un passe-temps
dans votre vie ? Quelle chose du dehors vous manque le dans lequel vous confiner ?
Ce qui est le plus exclusif pour moi avec plus ? Je ne regarde pas de séries ou de films
la quarantaine, c’est le temps qu’elle Le café-fleuriste en bas de chez moi où avant le soir, sinon je serais tentée de le
crée (en même temps qu’elle le dé- j’aime retrouver mes amis. Mon minus- faire toute la journée au lit. J’adore regar-
forme). Après deux ans et demi de tour- cule appartement aussi, avec mes vête- der la série Curb Your Enthusiasm [Larry
née et d’hyperactivité, je suis forcée ments, mes objets, car en quittant Paris, et son nombril en France] que je trouve ir-
de faire une pause, un pas en arrière. je n’ai pris dans ma valise que de quoi res- résistiblement drôle : exactement ce dont
Comment découpez-vous vos jour- ter dix jours. j’ai besoin ces jours-ci.
nées ? Que faites-vous pour vous occu- Comment vous informez-vous ? Comment voyez-vous le monde après
per ? J’ai des alertes sur mon téléphone, mais je le Covid-19 ?
J’ai installé une mangeoire à oiseaux à la me suis promis de ne pas trop les regarder. J’espère que les mentalités changeront,
fenêtre de la chambre pour être réveillée Je suis très sensible aux informations et je qu’on sera comme je m’imagine les gens
très tôt et de façon poétique. Vers 6 h 30, pense qu’à l’heure actuelle, il faut savoir pendant les Trente Glorieuses, gonflés
ils commencent à venir. Je me lève tôt, ne pas les surconsommer car la plupart d’une espèce d’euphorie générale, qu’on
vers 7 heures. Je prends ma douche, je des chiffres qui nous sont communiqués appréciera de nouveau les joies simples
me maquille et je m’habille parce que ce sont inquiétants. de la vie dans une ambiance de prise de
cycle habituel me rassure. Après le pe- Les réseaux sociaux, plus que jamais ? conscience environnementale collective et
tit-déjeuner, je monte au bureau. J’y passe Plus du tout ? nécessaire. �

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#7. Mercredi 25 mars
« On manque cruellement
de matériel »
À Hassaké, au nord-est de la Syrie, le docteur Dilawer Farhan vit ses premiers
jours de confinement. Un premier cas de Covid-19 a été déclaré hier, laissant
craindre une propagation du coronavirus dans les camps de déplacés.
Entretien Bénédicte Burguet
Photographie Dilawer Farhan

Où êtes-vous ?
J’habite dans la ville de Hassaké, au Ro-
java, dans le nord-est de la Syrie. Je suis
médecin dans un centre hospitalier à
Ras Al-Aïn.
Que faisiez-vous avant le confine-
ment ?
Depuis l’offensive turque, j’ai été obligé
de quitter ma ville avec tout le monde
vers le camp de réfugiés où j’ai travaillé
dans une clinique pour aider les gens
malades avant le Covid-19. Le confine-
ment au Rojava a commencé le 23 mars.
À cette annonce, les gens ont commencé qui arrivaient. Aujourd’hui, le Covid- Que faites-vous pour vous occuper ?
à paniquer. Pour autant, ils sont sortis le 19 est une nouvelle catastrophe pour Je travaille les samedis et jeudis, et les
21 mars, jour de la fête nationale kurde nous, après neuf  ans de guerre civile. autres jours, je suis à mon domicile avec
(Newroz), en raison alors de l’absence de Qu’est-ce que la quarantaine a inventé mes enfants. On regarde la télé (films,
cas « officiellement » déclarés. On voit dans votre vie ? séries) et je discute avec mes amis via
que même si les gens ont peur, ils n’ont On a pu voir petit à petit les gens com- Internet.
pas conscience de toute la gravité de la mencer à avoir peur et à acheter leurs ali- Comment vous informez-vous ?
situation. Le Covid-19 a touché presque ments en grande quantité. Mais, dans la Je m’informe en suivant les réseaux so-
toute la planète. C’est un virus qu’il ne région, le pouvoir ne se préoccupe pas ciaux, mes amis, mes connaissances,
faut pas sous-estimer car il peut être très énormément de la gravité de la situation. mes proches. Et je peux observer l’évo-
dangereux et, en Syrie, nous manquons Il faut dire que nous sommes dans une lution de la situation grâce à mon métier.
gravement d’infrastructures. situation particulièrement complexe : Comment voyez-vous le monde après
Qu’est-ce que la quarantaine a inter- nous ne sommes pas un État et le ré- le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
rompu chez vous ? gime ne fonctionne plus dans cette zone changé ? Repoussera-t-il de la même
Au Rojava, toutes les écoles, les uni- du pays. Les gouvernants ne pensent pas façon ?
versités, les mosquées, les bureaux ad- à l’avenir. Avant, on croyait que le virus ne pouvait
ministratifs ont été fermés. Il n’y a que Que voyez-vous depuis votre fenêtre ? pas nous atteindre mais, en quelques
les centres hospitaliers qui sont encore Quand je regarde par ma fenêtre, je peux jours, il est devenu le centre du monde.
ouverts. Et comme je suis médecin, je voir, au fur et à mesure, qu’il y a de moins Il faut que l’on se protège et que l’on se
suis dans l’obligation de travailler. C’est en moins de gens dans les rues. Les mé- méfie, car si on est contaminé, ce sera
mon devoir. Au Rojava, il y a peu d’hô- dias ont créé beaucoup de peur dans la po- une catastrophe... Nous manquons
pitaux rapportés au nombre d’habitants. pulation, la ville devient comme hantée. cruellement de matériel pour soigner les
La guerre a empiré la situation et rendu Quelque chose, du dehors, qui vous malades. Devant une telle défaillance,
notre travail encore plus difficile, puisque manque plus que tout ? on ne peut que demander aux gens de
nous devions aider les soldats blessés Les sorties, comme avant. rester chez eux. �

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#6. Mardi 24 mars
Un hommage
Lucia Bosè,
qui hantait
les films

Le coronavirus a eu raison de l’actrice


italienne. Depuis sa mort, elle ne quitte
plus les insomnies de Philippe Azoury.

L
a vie est faite de coïncidences fatales et, à une semaine près, Mangano pour Riz amer. On comprend pourquoi : Mangano
je ne sais pas comment j’aurais accueilli la nouvelle de la était une bombe atomique ; Bosè portait moins naturellement
mort de Lucia Bosè. Probablement comme celle d’une ac- le mini-short que la pèlerine en vison... J’ai toujours pensé que
trice italienne néo-réaliste exilée en Espagne pour laquelle Lucia aurait été mieux que Mangano dans Violence et Passion de
j’avais toujours éprouvé un faible (je n’aime que les exilés, c’est Visconti, mais c’était en 1974 et, à cette époque, Lucia ne voulait
ainsi). Mais le hasard du confinement, la folie jusqu’au vide que plus entendre parler ni de cinéma ni de rien : en 1954, elle avait
cet enfermement provoque sur celui qui ne dort presque pas, m’a épousé son grand amour, le matador Luis Miguel Dominguín,
fait découvrir vendredi à l’aube un disque rare : Io Pomodoro, lequel avait quitté Ava Gardner pour elle. Ils avaient eu trois en-
seul album que Lucia Bosè a jamais enregistré, en 1981, avec fants (dont Miguel Bosé) et avaient divorcé en 1967.
un grand minimaliste espagnol, Gregorio Paniagua. Une sorte Quand on voit jouer Lucia Bosè, il se passe une chose
de concept-album dont l’un des morceaux, Nana de Una Sola d’étrange : elle hante le film plus qu’elle ne l’incarne. C’est vrai
Nota, m’a arraché des larmes, au point que je l’ai écouté une di- chez Luis Buñuel (Cela s’appelle l’aurore) comme chez Juan An-
zaine de fois d’affilée avant d’attendre 8 heures du matin pour tonio Bardem (Mort d’un cycliste). C’est plus vrai encore dans
appeler Joseph Ghosn – je ne pouvais pas garder ça pour moi. Nathalie Granger de Marguerite Duras, où Lucia Bosè est plon-
Depuis vendredi, Lucia Bosè est partout dans mes recherches. gée dans un mutisme inquiet. À côté d’elle, Jeanne Moreau oc-
Avec ce fétichisme malade de ceux qui rêvent contre une photo- cupe la parole, mais c’est le corps surclassé de Lucia Bosè qui ir-
graphie. Le coronavirus pouvait bien tuer partout et faire s’ef- rigue souterrainement le film. On commence à comprendre qu’a
fondrer l’économie mondiale, il m’avait poussé dans les bras la façon d’une autre incarnation de la classe absolue, Delphine
de Lucia Bosè. J’ai ainsi pu croire que le virus était mon ami. Seyrig, dont elle était le versant brun, elle refusait de « jouer
Illusion pour illusion, j’ai rêvé dimanche de cette scène à Milan, le jeu ». Être juste belle, faire l’actrice, incarner des émotions
en 1945, juste après les bombardements : Luchino Visconti entre manufacturées. Chaque choix de Lucia Bosè pose au contraire
à la pâtisserie Galli, via Victor Hugo, et s’arrête net devant cette l’envie de casser les règles.
petite boulangère de 16 ans, persuadé qu’elle était une Visconti En 2003, j’ai eu le privilège étrange d’interviewer à Rome Mi-
tant ses traits était ceux de l’aristocratie lombarde la plus an- chelangelo Antonioni. Il était aphasique et j’avais décidé de lui
cienne. C’était encore plus beau : Lucia Bosè venait des couches montrer des images auxquelles il réagissait par signes que je de-
les plus pauvres de la ville et elle était stupéfiante de classe. Vis- vais interpréter. Devant une photo de Chronique d’un amour,
conti lui conseilla de faire du cinéma. Au lieu de cela, elle devint celle où Lucia Bosè est allongée dans l’herbe, ses yeux se sont
KEYSTONE / GETTY IMAGES

miss Italie 1947, puis elle fut la maîtresse d’Edoardo, le frère de mouillés, et il a apposé un baiser sur les lèvres de Lucia.
Visconti, mais c’est Michelangelo Antonioni qui la fera tourner Hier, en vingt-quatre heures, le coronavirus a fauché 462 per-
le premier, dans Chronique d’un amour (le leur ? sans doute). sonnes en Espagne. Il a au passage tué la plus belle femme
Un an auparavant, Giuseppe De Santis lui avait préféré Silvana du monde. �

VANITY FAIR mAI 2020 65


#8. Jeudi 26 mars
« Nous semblons avoir oublié
le reste du monde »
Depuis le début du confinement, Lou Doillon nous offre de la poésie,
de la musique et de l’attention (sur Instagram). Preuve que les solitaires
peuvent nous montrer comment vivre ensemble.
Entretien Camille Bidault-Waddington
Photographie Lou Doillon

Où êtes-vous ? de théâtre, une maquette, réplique à la Que faites-vous pour vous occuper ?
Je suis à Paris, dans le XIe, chez moi. française de Fenêtre sur cour. Toutes ces Je lis beaucoup pour mon plaisir, mais
Que faisiez-vous avant le confinement ? mains, souvent sans têtes – de chez moi, aussi pour préparer le live Instagram.
J’étais en pleine tournée pour mon album je ne vois pas le reste du corps –, qui J’apprends les covers que mes followers
Soliloquy. s’agitent ensemble... Des mains de tous me demandent, j’aide mon fils avec ses
Qu’est-ce que la quarantaine a inter- âges, de tous les étages, unis, en vie et devoirs...
rompu chez vous ? puis disparues de nouveau. Comment vous informez-vous ?
À peu près tout ! J’avais un planning qui Quelle chose du dehors vous manque Le journal à 20 heures sur les chaînes
se terminait après les festivals d’été, non- plus que tout ? françaises. Ensuite, je passe sur la BBC
stop jusqu’en août. En deux semaines, J’aime marcher et voir les visages. C’est et CNN. Depuis quelques semaines,
tout s’est annulé. Les métiers de la scène là que j’ai l’impression d’appartenir à chaque pays ne parle que du national.
nécessitent une équipe, un public... Nous l’aventure humaine. J’aime les rapports Nous semblons avoir oublié le reste du
voilà à l’arrêt. – tout mon travail est là-dessus. Alors, monde.
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé oui, ces moments-là me manquent. J’ai Les réseaux sociaux, plus que ja-
dans votre vie ? le sentiment que nous sommes en retrait mais ou plus du tout ?
J’ai la chance d’avoir une chambre à moi du jeu. Dimanche 15 mars, j’ai commencé à
(comme Virginia Woolf) – un bureau – Comment découpez-vous vos jour- proposer une heure de lecture de textes
et d’avoir vécu avec la solitude depuis nées ? et de musique en direct sur Instagram, à
mon enfance. Je ne suis pas très affectée, Je suis, de façon étonnante, quelqu’un 17 heures tous les jours. Je fais ce que je
mis à part la tristesse de ne pas honorer d’organisé. Comme tous les enfants éle- peux pour donner un peu de tendresse et
les dates de concert promises (mais re- vés sans règles, je m’en suis vite imposées de poésie...
portées à la rentrée) et l’inquiétude pour pour faire face. J’ai un planning : réveil Physiquement, un exercice ?
mon équipe, pour les gens autour de moi à 9 heures (nous sommes une famille de Pour moi, une demi-heure de yoga et cinq
qui sont ou qui vont être très touché éco- couche-très-tard), café tous ensemble. minutes d’exercices pour les jambes. J’es-
nomiquement, physiquement et morale- Ensuite, chacun s’enferme dans son es- saye de garder un semblant de muscles.
ment. Chez moi, on apprend à être soli- pace et travaille en silence ou au casque Un livre, un disque, un film, une série,
taire ensemble, on marque les territoires, (mon fils est en terminale, mon ami est un podcast, une radio, un passe-temps
on s’applique à ne pas se laisser gagner compositeur). Avant le déjeuner, chacun dans lequel vous confiner ?
par l’angoisse, la frustration... la rage ! De fait du sport – une demi-heure –, on dé- Les Métamorphoses d’Ovide : on peut les
mon côté, j’apprends à inclure les autres jeune sur le pouce, chacun dans son coin, lire à hautes voix, c’est merveilleux à tous
dans mon isolement, à m’arranger pour on lit, etc. jusqu’à 18 heures, quand j’ai les âges et en groupe ! La mythologie est
qu’on ne se marche pas dessus. fini mon live sur Instagram. Ensuite, on essentielle. L’Iliade et L’Odyssée bien sûr
Que voyez-vous depuis votre fenêtre ? appelle les proches, on prend des nou- aussi... J’ai des proches qui n’arrivent pas
Je vis en fond de cour, au dos d’un im- velles avec l’application Houseparty. à lire longtemps dans ce silence imposé.
mense immeuble. Un mur crépi de blanc Puis ce sont les applaudissements de Pour eux, je conseillerais des nouvelles :
et de gris sur six étages. Donc pas de vue. 20 heures. On discute aux fenêtres avec Raymond Carver, Edgar Poe, Flannery
De jour, ce n’est pas très joyeux, mais de les voisins pour savoir qui à besoin de O’Connor, Albert Camus... Ou de la poé-
nuit, les petites fenêtres s’allument et les quoi, ce qu’on peut faire les uns pour les sie : Jacques Prévert, Robert Desnos avec
mains apparaissent pour applaudir tout autres. Enfin, ce sont les informations. les petits, Paul Verlaine, Charles Baude-
le personnel soignant. D’un coup, c’est On dîne avec les proches qui sont seuls laire... Sur France Culture, notamment
magique. Cela ressemble à un décor sur Skype pour rester soudés. « Les chemins de la philosophie » à

66 VANITY FAIR mAI 2020


10 heures tous les matins. Pour ceux qui
aiment l’histoire, il faut absolument écou-
ter Henri Guillemin.
Comment voyez-vous le monde après
le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
changé ? Repoussera-t-il de la même
façon ?
C’est l’inconnu... Je pense qu’il y restera
certains acquis, notamment sur notre
manière de vivre les maladies. Se laver
les mains, enlever ses chaussures en en-
trant chez soi, chez les autres, mettre un
masque quand on est malade, etc., ce
sont des gestes de civisme dans bien des
pays. J’ai vécu avec des personnes ma-
lades et à risques depuis mon enfance.
Ce sont gestes indispensables, même
hors pandémie. Nous serions beaucoup
moins malades si on prenait conscience
que faire la bise à nos amis, à nos col-
lègues, à nos grands-parents avec une
bonne crève, une gastro, un bouton de
fièvre, etc. ce n’est pas faire preuve d’une
grande amitié ;)
Espérons aussi que ce pas de côté
mettra en perspective nos manières de
consommer, de se déplacer, de vivre
ensemble... On se rend compte – en
tant que personne, en tant que nation
– de nos limites, de notre besoin des
autres, de la chaîne humaine dont nous
faisons partie, de nos responsabilités
individuelles, de notre aptitude au
civisme... C’est étrange comme cet
isolement met en relief nos liens. Ce
qui était tapi dans l’ombre fait surface.
Qui sommes-nous ? Qui sont les gens
qui vivent avec nous ? Qu’avons-nous
choisi ? Ce sont de grandes questions
que nous n’avons pas souvent l’occasion
de nous poser. �

VANITY FAIR mAI 2020 67


#9. Vendredi 27 mars
« Il va me falloir rêver à la suite »
Le cinéaste Arnaud
Desplechin retrouve
dans l’étude, l’écriture
et la rêverie, le monde
dont le confinement
l’a privé.
Entretien Toma Clarac
Photographie Arnaud Desplechin

Où êtes-vous ?
Je suis chez moi à Paris, non loin de la
place de la République.
Que faisiez-vous avant le confinement ?
Je menais une vie bien monacale ! Je tra-
vaillais tous les jours sur un nouveau scé-
nario. L’une de mes collaboratrices ha-
bite Los Angeles, l’autre est enceinte au
huitième mois et ne se déplaçait plus.
Nous travaillions donc par Skype ! Et les
soirées, je les passais à la Comédie-Fran-
çaise, pour y suivre les représentations
d’Angels in America, ébloui chaque soir
par les huit acteurs.
Qu’est-ce que la quarantaine a inter-
rompu chez vous ?
La Comédie-Française a dû fermer ses
portes. Il nous restait presque un mois de
représentations. La troupe me manque, Comment découpez-vous vos journées ? d’une amie, je vais me remettre à Mari-
leur fantaisie, leurs émotions, leur géné- Tôt le matin, footing sans gloire, donc. vaux que je lisais bien trop jeune !
rosité... Leurs rires et leurs larmes m’ha- Puis travail de classe pour notre enfant. Un livre, un disque, un film, une série,
bitent encore. Souvent, je rêve d’eux. Ça, ce sont des moments de plaisir. Et un podcast, une radio, un passe-temps
Qu’est-ce que la quarantaine a inventé puis sans cesse, les tâches domestiques dans lequel vous confiner ?
dans votre vie ? qui nous épuisent par leur monotonie ! À Les solos de Duke Ellington au piano. Et
Avec mon jeune fils, nous avons com- 16 heures, mon amie de Los Angeles se tout Paul Thomas Anderson en DVD !
mencé à improviser des cours d’analyse lève, et nous partons pour des séances de Comment voyez-vous le monde après
de texte. Et notre premier poème étudié fut Skype. le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il
un poème de Verlaine. Moments parfaits ! Que faites-vous pour vous occuper ? changé ? Repoussera-t-il de la même
Que voyez-vous depuis votre fenêtre ? La lecture, bien sûr. Et je continue l’écri- façon ?
« Le ciel est par-dessus le toit, ture. Mais j’approche du terme. Que fe- Je pense, ou je crois, que nous ne pourrons
Si bleu, si calme ! rai-je ensuite ? Que vais-je écrire ? L’an- plus ignorer combien la solidarité, l’atten-
Un arbre, par-dessus le toit, goisse m’étreint. tion, le respect, la confiance, le souci, la
Berce sa palme. » Comment vous informez-vous ? bravoure le dévouement nous font tenir
Quelque chose, du dehors, qui vous En lisant Le Monde, une bonne quinzaine ensemble. Je pense au courage admirable
manque plus que tout ? de fois par jour. La télé ronronne souvent des soignants, des éboueurs, des cais-
Le théâtre, les cinémas, les rétrospectives lors du dîner, je l’écoute à peine. sières, des magasiniers, aux enseignants...
à la Cinémathèque... Le spectacle, quoi ! Vous êtes-vous fixé des objectifs, une Métiers aux salaires souvent dérisoires,
Et puis le jogging ! Que j’aimais traverser discipline, des horaires ? parfois insultants. Pourrons-nous, après la
les ponts de Paris quel que soit le temps, Bientôt, j’aurai fini d’écrire un nouveau crise, dire financièrement notre gratitude,
en courant pour rejoindre le Jardin des film. Le confinement va durer. Il va me notre considération ? Je rêve qu’après
plantes ! Aujourd’hui, je me suis essayé à falloir rêver à la suite. Quelle étrange dis- cette épidémie, les gens se considèrent
mon premier jogging confiné, autour du cipline que celle de la rêverie ! Lecture enfin les uns les autres. Que nous avons
pâté de maison. Quel ennui ! et sieste seront ma règle. Sur les conseils été négligents, si souvent, et sourds ! �

68 VANITY FAIR mAI 2020


CHRONIQUE ÉLÉMENTS DE LANGAGE
par les yogis et les taulards pleuvent. On
comprend mieux, rétrospectivement, ce
que l’engouement bizarre pour les escape
games prophétisait : un entraînement à
s’échapper là où il n’y a pas d’issue de se-
cours ! Oui, c’est d’abord notre cervelle
qu’il faut déconfiner, le corps attendra.
Pour ce faire, un seul allié : l’intelli-
gence collective. À mesure que le virus
nous abrutit individuellement, il fertilise
un nouveau sens de la communauté, dé-
boîte les piliers des conventions écono-
miques et laisse apparaître sous ses dé-
combres des passages vers un nouvel
imaginaire social. Son feu débroussaille
les agendas politiques, démonétise le
royaume de l’argent, relativise l’empire
du travail et nous fait chanter ensemble,
en pleurs, à nos balcons...
Ce n’est qu’un début pour le virus
comme pour notre riposte. Et c’est là sans
doute la cause la plus rationnelle du désar-
roi général : nous ne savons pas combien
de temps l’épidémie va durer. Le mieux
est peut-être de considérer qu’il n’y aura
pas de fin parce qu’elle a déjà eu lieu, à
l’hiver 2020. Qu’il n’y aura pas de retour à
la case départ puisque l’aube d’un monde
nouveau s’est déjà levée. Et construire
pierre à pierre la suite...
C’est au fond ce à quoi nous invitent les
plus grandes plumes des plus grands jour-
naux (souvent devenus gratuits en ligne :
encore un effet secondaire inattendu)
comme les meilleurs tirages ou les plus
fines mouches parmi les penseurs, phi-
losophes, auteurs et moralistes du globe
sollicités de toutes parts pour déchiffrer
un avenir trop fumeux, nous aider à pen-

L’INTRUS
ser l’incertitude et forcer un tant soit peu
notre optimisme. Pas le choix : l’intrus
occupe notre sang et nos esprits. L’opti-
Ceux qui n’ont pas le coronavirus dans le corps l’ont déjà misme est à saisir et à cultiver ensemble.
dans la tête : il a avalé toutes nos pensées. Par Olivier Séguret Cela commence peut-être par redon-
ner leur sens aux mots. « Isolement » ou
« confinement » ne sonnent pas juste

N
e cesser d’y penser n’arrange rien, virus : il est devenu la métaphore totale puisque nous restons reliés et informés.
or nous n’avons pas le choix. Par- et totalitaire de la planète. L’Eurovision Mais nous faisons collectivement une
delà toutes les implications sani- est annulé ? Nous croyons en voir la farce expérience brutale de la solitude, fut-elle
taires, sociales, économiques du Covid-19, cruelle et amplifiée chaque jour sur nos partagée en couple ou en famille. Nous
il y a cette implication humaine et per- écrans, dans la Mondovision des courbes exhorter à la « distance sociale » est trom-
sonnelle : nous ne cessons d’y penser. Du de contamination et des scores de morta- peur puisque c’est une distance physique,
point de vue de notre cerveau, cette pan- lité. Ceux qui ne l’ont pas dans le corps d’ordre sanitaire, qu’il s’agit de maintenir
démie est un vortex qui avale tout, incarne l’ont dans la tête : au front de chacun, le et que les échanges sociaux, fussent-ils
JACOB AUE SOBOL / MAGNUM PHOTOS

chaque idée, se planque sous chaque geste coronavirus a collé le mot « closed ». virtuels, ne sont pas interdits. Autre effet
et sous-tend chaque mot. Elle tapisse les Nous voilà donc confinés dans nos collatéral de cette pandémie : les éléments
parois et les angles de tout raisonnement. appartements, dans notre psyché médu- de langage qui prétendaient façonner un
Elle éclaire chaque question de sa lumière sée et dans nos corps impatients. Les nouveau monde donnent aujourd’hui le
sombre. Nos synapses sont bouchées, la conseils pour se libérer l’esprit et adopter sentiment de courir derrière lui. �
tuyauterie neuronale encalminée par le les techniques d’évasion mentale inventées Cette chronique a été écrite le 24 mars.

VANITY FAIR MAI 2020 69


EN COUVERTURE

REMÈDE OU POISON
Après quinze ans
d’interruption, la fabrication
du phosphate de chloroquine
a repris en février à
Nantong, près de Shanghai.

70 VANITY FAIR mAI 2020


BRÈVE HISTOIRE
DE LA
CHLOROQUINE
D’une hécatombe de cardinaux
au xviie siècle à la course
aux remèdes antipaludiques
en pleine guerre du Vietnam,
la molécule tirée de la quinine
a déjà tenté plusieurs fois
de sauver le monde.
Arthur Cerf a consulté médecins,
historiens et microbiologistes
pour comprendre pourquoi
la substance a été aussi
souvent oubliée qu’encensée.
XU CONGJUN/UTUKU/ROPI-REA

VANITY FAIR mAI 2020 71


Q
uelques jours plus tôt, Donald Trump avait mauvais air. » À peine élu, le pape Urbain VIII encourage ses
marqué une pause. Tête baissée vers ses ouailles à chercher un remède. Huit ans plus tard, un jeune apo-
fiches, il avait l’air de découvrir la molécule : thicaire jésuite, Agostino Salumbrino, assure avoir trouvé : au
« C’est un médicament qui s’appelle la chlo- Pérou, les indigènes utiliseraient l’écorce rouge du quinquina
roquine, et certains ajouteraient même “hy- pour lutter contre la fièvre des marais. Transportée jusqu’en
droxy”... “hydroxychloroquine”... donc la Europe, celle-ci permet quelques guérisons, mais il faudra at-
chloroquine, ou l’hydroxychloroquine, est un tendre 1820 pour que deux chimistes français, Joseph Pelletier
antipaludique classique. » Le 24 mars 2020, et Joseph Caventou, en extraient le principe actif : la quinine.
à la Maison Blanche, face à une poignée de journalistes disposés Le premier médicament contre le paludisme est né. Malgré
à distance respectable les uns des autres, il aborde de nouveau le ses effets parfois dévastateurs sur les systèmes nerveux et car-
sujet : « Il y a de bonnes chances que cela puisse avoir un énorme dio-vasculaires, il va accompagner l’histoire de la colonisation
impact, articule-t-il. Cela serait un don du ciel si ça marchait. au point de devenir un atout militaire pour les puissances euro-
Cela changerait vraiment la donne. Nous verrons. » À moins de péennes. Pendant la Première Guerre mondiale, la voilà ainsi au
trois kilomètres de là, dans un quartier résidentiel de Washington, cœur d’une bataile d’approvisionnement. L’Allemagne, privée
Leo B. Slater, assis devant CNN, ne peut s’empêcher de hausser de la quinine détenue par les Hollandais sur l’île de Java, perd
les sourcils avec un mélange de surprise et de vigilance. « Nous beaucoup d’hommes à cause du paludisme dans les Balkans. En
avons besoin d’espoir, mais il faut quand même faire attention », réponse, les chimistes allemands vont travailler sur un substitut
pense alors l’historien spécialiste du paludisme, auteur de War à la quinine dans l’entre-deux-guerres et développent, à l’aube
and Disease : Biomedical Research on Malaria in the Twentieth de la Seconde Guerre mondiale, un premier antipaludique syn-
Century (Rutgers University Press, 2009). Depuis ce jour, Sla- thétique : la quinacrine. À l’époque, ils planchent aussi sur le di-
ter s’est peu à peu replié dans son appartement, confiné avec sa phosphate de chloroquine, mais jugent la molécule trop toxique.
femme, sur ses travaux pour le laboratoire de la National Science
Foundation, l’équivalent américain du CNRS. La journée, son « Les effets secondaires
épouse travaille dans une pièce aménagée, lui dans la salle à
manger en compagnie du chat. Le soir, ils se retrouvent tous les
peuvent être violents.
trois pour dîner. « C’est normal de parler de cette molécule, me C’est un médicament
confie-t-il par Skype. Quand on a besoin d’espoir, on s’accroche
à quelque chose. » Puis, d’une voix lasse, voire dépitée, il lâche :
qui ne pourra jamais être
« Aujourd’hui, la chloroquine est devenue un totem. » prescrit massivement. »
De fait, cette molécule a quitté le champ médical pour en-
trer dans celui de l’irrationnel. Partout, des discussions fami- KAREN MASTERSON, AUTEURE DE THE MALARIA PROJECT
liales volent en éclats à cause de la chloroquine, des amitiés ex-
plosent autour du potentiel remède au coronavirus, des couples En même temps qu’elle s’embrase, la planète se lance dans
s’écharpent sur la méthodologie de l’infectiologue marseillais une course effrénée à l’antipaludéen qui la mènera à la décou-
Didier Raoult, pendant que d’autres dissertent sur les derniers verte de la chloroquine. En 1942, les Japonais mettent la main
tweets, les vidéos YouTube et le look de gourou New Age du sur la quinine de Java, privant les alliés d’une arme de défense
professeur capable de surgir en chemise rose et blouse blanche sanitaire majeure. « À Guadalcanal et dans le Pacifique, on es-
en couverture de Paris Match. Politiques, éditorialistes et experts time que les Américains ont perdu plus de soldats en raison du
du bavardage sur tout et sur rien entrent dans l’arène. Après paludisme qu’à cause des Japonais », précise Leo B. Slater. Les
avoir travaillé au Puy-du-Fou, le patron des sénateurs LR, Bruno États-Unis lancent alors un programme pour trouver leur propre
Retailleau, s’improvise épidémiologiste : « Je ne suis pas méde- substitut et développent l’Atabrine, aux effets secondaires dé-
cin, mais il semblerait que ça fonctionne. » Christian Estrosi, sastreux. « Ça jaunissait la peau, détaille Fiammetta Rocco. Par
ancien pilote de moto devenu maire de Nice, assure être guéri ailleurs, de nombreux marines ont mis leurs tablettes à la pou-
du Covid-19 grâce à la chloroquine. Jean-Luc Mélenchon ima- belle quand les Japonais ont commencé à passer des messages
gine déjà un complot fomenté par les « belles personnes » contre radio annonçant que l’Atabrine rendait impuissant. »
Didier Raoult. Pas facile, dans la folie du moment, de prendre À 14 000 kilomètres de là, les Allemands poursuivent leurs
un peu de recul. Les ouvrages et les chercheurs, pourtant, ne travaux sur deux substituts, la résochine et la sontochine. Le la-
manquent pas pour comprendre l’histoire de la chloroquine. Et boratoire Rhône-Poulenc - Spécia collabore alors avec Bayer.
des espoirs si souvent placés en elle au fil des siècles. Deux chimistes français, Jean Schneider et Philippe-Jean De-
Journaliste à The Economist, Fiammetta Rocco est née au court, analysent les molécules allemandes. En 1942, le second
Kenya, où elle a contracté le paludisme à l’âge de 18 ans, comme croit tenir quelque chose et décide de mener des essais cliniques
son père et son grand-père. En 2006, elle a publié L’Écorce mira­ à Tunis. Alors que les Alliés débarquent en Afrique du Nord, en
culeuse, le remède qui changea le monde (Les éditions Noir sur 1943, les deux scientifiques font une découverte sans commune
Blanc), récit sur l’épopée de l’extrait d’un arbuste d’Amérique mesure dans l’histoire des antipaludéens : cette molécule-là est
du Sud. Pour elle, tout commence il y a quatre siècles, dans une moins nocive, plus efficace, bien plus que toutes les autres conçues
ville de Rome chaude, humide et étouffée par le mauvais air jusqu’alors. Impressionné, Jean Schneider décide de confier
venu des marais. En 1623, les cardinaux se rassemblent pour ses résultats aux Américains. Tassé avec ses cinq mille compri-
élire un nouveau pape. « Les jours suivants, dix cardinaux et més dans un avion qui l’emmène à la rencontre du colonel LD
leurs serviteurs meurent alors de poussées de fièvre, raconte- Moore, à Alger, il sait que ce pourrait être un tournant dans l’his-
t-elle. C’est d’ailleurs de là que vient le mot malaria, mal aria, toire de la guerre et de la médecine. Karen Masterson, auteure

72 VANITY FAIR MAI 2020


de The Malaria Project (Berkley éd., 2015) a consulté la lettre Le neuroscientifique brésilien Alysson Muotri s’est lui aussi
qu’il a écrite aux Américains : « Il leur a donné ses recherches penché sur l’efficacité de la molécule contre le virus zika, respon-
et ses médicaments, raconte-t-elle. Mais il a précisé qu’il en sables de 3 689 cas recensés de microcéphalies en Amérique en
conservait les droits et que, quand la guerre serait terminée, elle 2015. « La chloroquine semble toucher le talon d’Achille des infec-
devrait appartenir aux Français. » À la fin du conflit, les Amé- tions virales, assure-t-il. On pense qu’elle enraye le mécanisme par
ricains se contentent de rebaptiser la molécule « chloroquine ». lequel le virus s’attache à la cellule hôte. » Ce n’est pas un hasard,
selon lui, si la chloroquine revient régulièrement sur le devant de
Testée contre le sida, la dengue ou le H5N1 la scène : « Faire approuver une nouvelle molécule ou un vaccin
prend du temps. Quand une épidémie survient, vous vous plongez

S
ept décennies avant les travaux du professeur Raoult, la dans la littérature scientifique pour voir si vous pouvez réutiliser
molécule apparaissait donc déjà comme un remède mi- des molécules dont on connaît déjà la toxicité. » En cas d’urgence
racle. En 1955, l’Organisation mondiale de la santé lance un sanitaire, la chloroquine coche toutes les cases : facile à produire,
programme international pour éradiquer le paludisme. Seulement bon marché et utilisée depuis soixante-dix ans.
voilà : dès le début des années 1960, la chloroquine va connaître Pourtant, ceux qui ont travaillé sur la molécule en savent les
son lot de désillusions. « En Amérique du Sud et en Asie du Sud- risques : nausées, maux de tête, troubles cardiovasculaires. « Il
Est, explique Patrick Kachur, professeur de médecine à l’univer- ne faut pas être naïf, dit Karen Masterson. Les effets secondaires
sité Columbia, on a constaté que le para-
site évoluait et développait des formes de
résistance. » Une fois encore, les conflits
armés vont accélérer la recherche scien-
tifique. Pendant la guerre du Vietnam,
les viêt-congs sont privés des antipalu-
diques occidentaux. Pour sauver ses
troupes et le communisme des mous-
tiques qui se reproduisent dans l’eau sta-
gnante, Hô Chi Minh demande de l’aide
à Mao Tsé-toung. Les Chinois creusent
alors dans leur répertoire de médecine
traditionnelle, étudient des milliers de
plantes, d’herbes et de buissons. En
renfort aux viêt-congs, ils envoient des
extraits d’armoise, une vivace utilisée
depuis deux millénaires pour soigner GÉNÉRAL
les fièvres. Le remède ancestral s’avère CHLOROQUINE
plus efficace que les médicaments amé- Didier Raoult,
ricains. Si bien qu’à l’issue de la guerre, directeur de l’Institut
Méditerranée
les laboratoires prendront le relais pour infection à Marseille,
en isoler le principe actif, l’artémisinine. en février 2020.
Dans les années 1980 et 1990, à mesure
que les résistances du parasite vont
s’étendre, le médicament chinois va peu à peu s’imposer comme peuvent être violents. C’est un médicament qui ne pourra jamais
antipaludique et la chloroquine sombrer dans l’oubli. En 2001, être prescrit massivement. » Patrick Kachur acquiesce : « Le
l’OMS déclare même l’artémisinine « plus grand espoir mondial problème, c’est que la frontière entre la dose toxique et celle qui
contre le paludisme ». Un an plus tard, des chercheurs de Liver- soigne est très fine. Je m’inquiète pour les gens désespérés qui
pool publient une étude intitulée « Requiem pour la chloroquine ». vont se ruer sur ce médicament. » Sans parler du risque de sur-
Que s’est-il passé pour que cette molécule renaisse de ses dosage ou d’automédication. Le 24 mars, un homme est mort
cendres ? Didier Raoult n’est, en effet, pas le premier infectio- à Phoenix (Arizona) en ingérant le phosphate de chloroquine
logue à la ressortir de ses éprouvettes pour éliminer une mala- de son produit pour aquariums, un dérivé de la molécule qui
die infectieuse. Dans les années 1990, des chercheurs s’étaient n’a rien à voir avec les recommandations du professeur Raoult.
intéressés à son potentiel contre le virus du sida, sans succès. Sa compagne, elle aussi hospitalisée, a expliqué que l’idée leur
En 2004, des scientifiques belges ont constaté son efficacité in était venue en écoutant Donald Trump.
vitro contre le Sras – une pneumonie virale qui a tué 774 per- À Washington, en cette fin mars 2020, Leo B. Slater attend
sonnes dans le monde en 2002 et 2003, selon l’OMS. Au vrai, à les résultats des premières grandes études in vivo en Europe.
chaque nouvelle épidémie – la dengue, le chikungunya, la grippe Des collègues chercheurs lui ont bien proposé de signer une tri-
H5N1 – la chloroquine rejaillit des tréfonds de la littérature mé- bune sur la chloroquine, mais il a refusé. Ni le temps ni le cœur,
dicale. « C’est une molécule qui revient, encore et encore, dit encore moins l’énergie pour se mêler au débat. Plusieurs fois
Patrick Kachur. L’une des raisons, c’est qu’au fil des décennies, par jour, il se demande s’il assiste à « l’avènement d’un nou-
GÉRARD JULIEN / AFP

on a découvert les vertus anti-inflammatoires de la chloroquine veau monde » ou s’il traverse un « mauvais rêve ». Il a toujours
et de son dérivé l’hydroxychloroquine, au point de la prescrire traité la question des épidémies comme un objet d’études his-
contre le lupus et la polyarthrite rhumatoïde. » toriques. « Je comprends mieux ce que c’est maintenant. »  �

VANITY FAIR mAI 2020 73


RÉCIT

CHASSEUR DE SORCIÈRES
En 1954, Roy Cohn
harcelé par des
admirateurs en quête
d’autographes après
un dîner organisé
en son honneur
par le Comité mixte
contre le communisme.

74 VANITY FAIR MAI 2020


L’IMMORALISTE
C’est un avocat de Manhattan, ancien collaborateur
de McCarthy, grand courtier en influence, qui a mis
le pied à l’étrier au futur président des États-Unis.
Mais plus que cela, comme le montre Marie Brenner,
le style de Donald Trump est en fait le style de Roy Cohn.
GETTY IMAGES

VANITY FAIR MAI 2020 75


L
orsque nous nous sommes rencontrés, Roy Au début des années 1980, tout le monde ou presque connaît
Cohn m’a dit : « Donald m’appelle quinze l’histoire de ce fils unique couvé par une mère envahissante – elle
à vingt fois par jour. Il me demande tout l’accompagne en colonie de vacances et vivra avec lui jusqu’à sa
le temps des choses du genre : “Et ça, ça mort en 1967. Son père, Al Cohn, reçoit chaque soir à dîner, dans
en est où ? Et ça ?” » Nous étions alors en l’appartement familial de Park Avenue, les chefs de la Favor Bank
1980 et on m’avait commandé un article qui l’aideront à devenir juge du Bronx, puis à la cour suprême de
sur Donald Trump, jeune et fougueux pro­ l’État de New York. Peu après la crise de 1929, l’oncle maternel de
moteur immobilier qui tentait de se faire Roy fait de la prison pour fraude bancaire et le petit Roy lui rend
un nom à New York. L’homme auquel je rendais visite était, à régulièrement visite à Sing Sing. On dit aussi qu’au lycée, le jeune
bien des égards, l’alter ego de Trump : un avocat rusé et volontiers homme a fait sauter les contraventions d’un de ses professeurs.
menaçant qui s’était fait connaître – et détester – pour sa démago­ À 20 ans, il sort diplômé de la faculté de droit de l’univer­
gie violemment anti­communiste. Le futur président américain sité Columbia et devient assistant du procureur fédéral, expert
n’avait alors que 34 ans et faisait fructifier les relations de son en « activités subversives ». C’est ce qui lui permet de partici­
père, Fred, lui aussi promoteur immobilier mais dans le Queens per, en 1951, au procès pour espionnage des époux Rosenberg :
et à Brooklyn, pour fréquenter le monde rude et tumultueux il convainc David Greenglass, témoin­vedette et frère d’Ethel
des politiciens. Il venait tout juste d’inaugurer le Grand Hyatt Rosenberg, de revenir sur son témoignage pour accabler sa
Hotel, redonnant ainsi un peu de vie au quartier désolé de la gare sœur et encourage le juge à ne pas seulement envoyer Julius sur
Grand Central dans une métropole new­yorkaise qui se remettait la chaise électrique, mais aussi son épouse – c’est Roy Cohn lui­
à peine de la quasi­banqueroute qu’elle avait connue quelques même qui le raconte dans son autobiographie.
années plus tôt. L’hôtel accueillait déjà des clients, mais les tra­ Puis, en 1953, le petit prodige du droit est nommé conseiller
vaux n’étaient pas terminés. C’est la femme de Trump, Ivana, qui en chef de Joe McCarthy. Dans les journaux, les photos sont
m’avait accompagnée dans sa combinaison Thierry Mugler en éloquentes : on y voit le jeune homme de 26 ans, pommettes de
laine blanche : « Vous aurez fini quand ? Quand ? » hurlait­elle, chérubin et paupières tombantes, murmurer à l’oreille d’un sé­
alors que le claquement sec de ses talons aiguilles martelait le sol, nateur bouffi comme il le ferait à celle d’un ami intime. Au tri­
se mêlant au bruit des ouvriers au travail. bunal, l’une des spécialités de Cohn consiste à détruire psycho­
Les tabloïds faisaient leurs choux gras des frasques de logiquement ses interlocuteurs. Et parfois pire : traumatisé par
Trump. Et à mesure que le Hyatt était sorti de terre, son avo­ son interrogatoire, un ingénieur de la radio Voice of America se
cat, Roy Cohn, avait multiplié les interventions, toujours en suicidera. Roy Cohn n’exprimera jamais le moindre remords.

Roy Cohn a convaincu le juge d’envoyer les deux époux Ros

coulisses, pour régler une demande pas très claire d’abatte­ McCarthy va ensuite tomber en disgrâce en raison de ses ac­
ment fiscal, repérer un changement dans le cadastre, négocier cusations calomnieuses : l’Amérique entière prend conscience
un contrat entre amis ou intimider les opposants. Il était sur­ qu’il s’agissait ni plus ni moins que d’une chasse aux sorcières.
tout connu du grand public comme procureur impitoyable du Roy Cohn, étonnamment, ne pâtit guère du désaveu de son aco ­
temps du maccarthysme. Dans les années 1950, au cours d’une lyte et poursuit une route qui l’amènera à devenir l’un des plus
virulente croisade nationaliste, lui et le sénateur (et affabula­ influents entremetteurs des sphères de pouvoir new­yorkaises –
teur) du Wisconsin Joseph McCarthy avaient traîné des di­ un « power broker », littéralement un « courtier en pouvoir ». Le
zaines de « sympathisants communistes » présumés devant un cercle de ses clients et amis comprend aussi bien le cardinal Fran­
jury. Auparavant, le comité sénatorial des activités anti­améri­ cis Spellman, archevêque de New York, que le propriétaire des
caines avait passé sur ce gril artistes et saltimbanques dans une Yankees, George Steinbrenner. On le croisera parfois à la Maison
atmosphère de terreur, en mettant certains sous les barreaux, Blanche, époque Reagan. Et plus souvent encore au Studio 54.
détruisant la carrière de centaines d’autres qui n’avaient en Lorsque j’ai rencontré Roy Cohn en 1980, il avait déjà été mis
commun que leur refus du fascisme. Puis, dans les décennies en examen à quatre reprises pour fraude, extorsion, chantage ou
suivantes, Roy Cohn était devenu un maître de la négociation obstruction à la justice. Chaque fois, il avait été acquitté. Si bien
à la dure sur les marchés new­yorkais, un faiseur et défaiseur qu’à force, il avait pris l’habitude de se considérer comme un su­
de contrats, à la fois expert des règles secrètes de la Favor Bank per­patriote au­dessus des lois. Dans Citizen Cohn, la biographie
(une combine locale de marchands d’influence) et dénicheur de que lui a consacrée Nicholas Von Hoffman, l’un de ses anciens
précieux tuyaux pour ses réseaux de filous et de petits barons. amis décrivait une scène caractéristique dans un petit bar : « Il
« Quand il était dans la même pièce que vous, vous aviez l’im­ a entonné trois couplets de God Bless America. Ça lui a fichu la
pression d’être en présence du mal incarné, du mal absolu », se trique. Puis il est rentré se coucher. »
souvient l’avocat Victor A. Kovner, qui l’a bien connu. Le pouvoir Cohn combine goût de la bravade, opportunisme de chaque
de Roy Cohn lui venait principalement de sa capacité à effrayer instant, agressivité judiciaire et passion du mensonge – de quoi
ses adversaires en brandissant des menaces imaginaires ou en évo­ séduire le jeune magnat de l’immobilier qu’est alors en train de
quant d’hypothétiques poursuites. En échange de ses services, ce devenir Donald Trump. Le Grand Hyatt est à peine ouvert que le
génie du mal ne demandait généralement pas d’argent. Il n’exi­ promoteur doit déjà répondre de plusieurs affaires louches. Avec
geait qu’une chose de ses clients : une loyauté à toute épreuve. la municipalité, il guerroie pour obtenir des abattements fiscaux

76 VANITY FAIR MAI 2020


Mais les Trump sont liés à la Favor
Bank qui gère la puissante machine élec­
torale du parti démocrate de Brooklyn.
De mèche avec les parrains de la mafia,
ces politiciens sont encore capables de
peser sur le choix d’un juge ou de tout
autre poste stratégique. La grande
époque décrite par l’écrivain Damon
Runyon (l’auteur du roman dont Joseph
Mankiewicz a tiré la comédie musicale
Blanches colombes et vilains messieurs en
PLUTÔT MORT QUE ROUGE 1955) vit ses dernières années, mais elle
En 1954, en compagnie n’est pas encore finie et ceux que l’on ap­
de Joseph McCarthy lors pellera « les réformateurs » attendront
d’un procès à Washington. un peu avant d’entrer en scène.
Ci-dessous, en 1963,
Trump a raconté sa rencontre avec
devant son bureau
de Madison Avenue. Cohn. Elle a lieu dans un établissement
nocturne de Manhattan, réservé aux
porteurs d’une carte de membre. L’en­
et autres faveurs. Il s’est aussi permis de modifier les termes du droit s’appelle – logiquement – Le Club (en français) et on y
contrat qui le lie à son associé et directeur du Hyatt, Jay Pritzker, croise mannequins, fashionistas et personnalités « eurotrash ».
au moment où celui­ci se trouvait au Népal. En 1980, alors qu’il Le futur président des États­Unis dit très vite à l’avocat : « Le
fait construire ce qui sera bientô