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13 octobre 2006
Première et unique décision à ce stade en France mettant en cause l’activité d’analyste financier et
tentant d’en définir les contours, l’arrêt très attendu, rendu par la Cour d’Appel de Paris, le 30 juin 2006,
dans l’affaire ayant opposé deux sociétés du groupe Morgan Stanley à la société LVMH, constitue
certainement une décision fondamentale qui s’inscrit d’ailleurs dans le cadre des diverses réflexions en
cours sur l’encadrement des activités d’analyste financier en général.
Tirer des enseignements clairs de cette décision est toutefois un exercice quelque peu hasardeux. En
effet, exception faite de quelques règles intéressantes qui sont posées en relation avec des questions
pures de droit international privé, le constat s’impose qu’il n’est pas possible de tirer des principes clairs
de cette décision. Il n’en reste pas moins qu’elle suscite de nombreuses questions qui, en elles-mêmes,
ne peuvent qu’enrichir le débat actuel sur la problématique des analystes financiers.
I. Observations Générales
1. Très attendu après le jugement du Tribunal de Commerce de Paris qui avait lourdement
sanctionné Morgan Stanley pour des faits relatifs à son activité d’analyste financier, faits qui avaient été
reconnus comme des fautes lourdes commises au détriment de la société LVMH, l’arrêt de la Cour
d’appel de Paris apparaît de premier abord comme un jugement de Salomon. En effet, LVMH peut être
satisfait de voir maintenu le principe d’une condamnation à l’encontre de Morgan Stanley tandis que cette
dernière peut se féliciter de voir le champ de sa responsabilité considérablement réduit – en attendant de
voir probablement réduit de façon significative le montant des indemnités qu’elle devra verser à LVMH en
réparation du préjudice matériel et moral subi par cette dernière du fait des fautes commises par Morgan
Stanley.
2. Au-delà de cette première approche, on peut s’interroger sur les enseignements d’une décision
largement médiatisée, non seulement en raison de la qualité des parties en présence, mais également
parce qu’il s’agit là d’une première et unique affaire à ce stade en France, mettant en cause l’activité
d’analyste financier et tentant d’en définir les contours. A ce titre, il s’agit indéniablement d’une décision
fondamentale dans le domaine du droit des marchés financiers. Elle s’inscrit par ailleurs dans le cadre
des diverses réflexions en cours sur l’encadrement des activités d’analyste financier en général.
3. Les commentateurs1 ont souligné « l’extrême qualité pédagogique de l’arrêt » qui reste
néanmoins un peu fastidieux à lire dans son intégralité. C’est pourquoi, il est apparu tout d’abord utile de
résumer, de façon très synthétique, les dispositions principales de cet arrêt en reprenant notamment les
différents griefs formulés à l’encontre de Morgan Stanley et la réponse apportée par la Cour d’Appel de
Paris (II.). Tirer des enseignements clairs de cette décision est en revanche un exercice plus hasardeux.
En effet, exception faite de quelques règles intéressantes qui sont posées en relation avec des questions
pures de droit international privé, le constat s’impose qu’il n’est pas possible de tirer des principes clairs
de cette décision. Il n’en reste pas moins qu’elle suscite de nombreuses questions qui, en elles-mêmes,
ne peuvent qu’enrichir le débat actuel sur la problématique des analystes financiers (III.).
A. Données procédurales
1. Parties
2. Procédure
a. Assignation
c. AMF
¾ Enquête ouverte le 26 février 2004 sur l’information financière et le marché du titre LVMH
– Rapport en date du 3 mai 2005 adressé à la Cour d’Appel le 28 septembre 2005
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9 Le litige mettait en cause deux sociétés de droit étranger (US et UK) et des analyses
financières élaborées à Londres et diffusées à la clientèle des investisseurs
directement en Europe et indirectement au travers de sociétés locales du groupe
MS dans divers pays.
9 La Cour considère que la juridiction française n’est compétente que pour les faits
ayant donné lieu à des préjudices subis en France.
¾ La loi applicable
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3. Les faits considérés par LVMH comme fautifs : circonstances et portée intrinsèque
(1) La diffusion de mentions fausses sur les relations entre les parties
¾ Mention erronée (95 fois) dans les rapports hebdomadaires de MS constitutive d’erreur
patente
¾ Ni l’intention de nuire ni l’influence produite par ces avis erronés ne sont démontrées.
Mais forte sensibilité des acteurs des marchés du luxe aux conflits d’intérêts + audience
internationale impliquaient des informations exactes
¾ Cette erreur est donc une faute.
¾ Mention erronée (37 fois) dans les rapports hebdomadaires de MS constitutive d’erreur
¾ Volonté de nuire non démontrée. Néanmoins, des informations exactes étaient attendues
¾ L’erreur commise constitue une faute.
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¾ Mention erronée que MS explique par l’application d’une nouvelle disposition législative
anglaise. Ceci exclut de retenir l’intention de nuire.
¾ MS a publié un avertissement rectificatif mais l’information litigieuse n’a pas disparu de
toute publication : cette persistance dans l’erreur dénote un manque de rigueur fautif.
¾ Le ratio mentionné par MS était le seul publié par LVMH. Mais MS aurait dû dater le ratio
utilisé, comme elle l’a fait pour Gucci.
¾ La faute est constituée.
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¾ LVMH reproche à MS d’avoir formulé des avis « sceptiques » sur les prévisions de
croissance et sur la capacité de ses dirigeants alors que corrélativement, elle manifestait
sa confiance dans les dirigeants de Gucci. De ce fait, MS aurait manqué à son devoir de
rigueur, d’objectivité et d’impartialité.
¾ La Cour estime que l’opinion exprimée par MS, « que d’autres analystes partageaient,
fondée sur des faits avérés, exprimée sans excès et sans intention de nuire démontrée
ne révèle pas de faute » ;
¾ LVMH reproche les faits mentionnés au paragraphe B.2. ci-dessus qui étaient « faux et
susceptibles de faire croire à des liens de confiance entre les deux parties, ces liens
induisant une perception déformée des opinions formulées, voir la croyance en des
informations privilégiées »
¾ La Cour estime que « même non intentionnelle, la faute existe en ce que des lecteurs
des informations erronées ont pu croire aux liens de confiance qu’elles suggèrent ».
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¾ Après analyse des faits et formules litigieuses, la Cour estime que les avis émis sont
concordants. Dans la mesure où ils ne divergent pas des opinions ailleurs exprimées, le
dénigrement n’est pas démontré.
¾ Le dénigrement pourrait aussi venir d’une dissymétrie de traitement entre les groupes
LVMH et Gucci par MS dans un contexte de conflit d’intérêts, eu égard aux relations de
la banque et de la société Gucci.
¾ Avant d’examiner ce grief (de dissymétrie de traitement), la Cour estime devoir examiner
deux questions préalables (la bipolarité du secteur et les contentieux entre les trois
sociétés, Morgan Stanley, LVMH et Gucci) avant de se pencher sur les propos du
dénigrement et sur les opinions négatives exprimées par MS sur LVMH.
¾ La Cour rappelle que les contentieux entre les trois sociétés (MS, LVMH et Gucci) ont
commencé dès 1995 et se sont poursuivis en de nombreuses occasions.
¾ Il n’est pas fait état de déclarations dans lesquelles MS dénigrerait directement une
société ou avantagerait l’autre dans le même article.
¾ En revanche, des textes concernant chaque société sont présentés dans une proximité
susceptible de susciter une comparaison des mérites respectifs.
¾ La Cour observe toutefois qu’ « aucune des citations rapportées ne contient tous les
éléments constitutifs du dénigrement en tant que faute civile ».
¾ La Cour estime néanmoins que « dans le contexte financier de prise de contrôle de
Gucci par LVMH connu des investisseurs, l’engagement de la banque aux côtés de la
société Gucci, lui-même connu, devait conduire la banque à la prudence à laquelle
expose une situation objective de partialité ». Ainsi, l’erreur relevé sur le taux
d’endettement (voir § B.3.(1) d. ci-dessus) a eu d’autant plus de portée que la situation
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de la société LVMH était comparée à celle de la société Gucci, considérée par la banque
comme plus favorable.
¾ La Cour estime que l’intention n’est pas établie en ce qui concerne les opinions
litigieuses exprimées par MS qui étaient par ailleurs mélangées avec de nombreuses
appréciations positives sur LVMH.
En conclusion, la Cour estime que les affirmations de LVMH quant à la volonté de MS de la dénigrer ne
sont pas suffisamment démontrées.
¾ LVMH a droit à la réparation des préjudices matériel et moral subis, par la société LVMH
elle-même (et non ses filiales), sur le territoire national, du fait des fautes retenues contre
MS. L’indemnisation concerne les mentions erronées visées ci-dessus (§ B.3. (1) a. à d.).
¾ L’expert devra déterminer le montant des préjudices matériels subis du fait des fautes
retenues.
¾ En ce qui concerne le préjudice moral (qui a pour objet de réparer les conséquences du
faux conflit d’intérêts et des erreurs factuelles constitutives d’une atteinte à l’image et à la
réputation de LVMH, la Cour infirme le jugement (condamnation à 30M€ ) et surseoit à
statuer sur son appréciation.
Ö Un constat s’impose : cet arrêt, qui procède à une analyse très détaillée des faits de l’espèce, en
dehors des questions de droit international privé mentionnées ci-dessus (§ II. B. 1), ne pose pas
clairement de principes qui puissent être désormais énoncés de façon incontestable, s’agissant de
l’activité d’analyste financier.
Ö Un principe semble toutefois pouvoir être dégagé de façon certaine de cette décision : celui de la
responsabilité possible de l’analyste financier vis-à-vis de l’émetteur concerné, au titre des
analyses financières qu’il a produites et diffusées.
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¾ Si l’analyste financier peut être tenu pour responsable et condamné au titre des analyses qu’il a
produites et diffusées, cet arrêt ne consacre t-il pas également et inversement un principe de
liberté d’expression des analystes financiers ?
9 Oui, dans la limite des devoirs de prudence et d’objectivité, corollaire de la liberté
d’expression ?
9 Que penser des références nombreuses aux avis concordants exprimés par d’autres
analystes financiers ? La liberté d’expression ne serait-elle que la liberté de dire la même
chose ? quelles sont les limites à ce raisonnement quand le « consensus » se révèle erroné a
posteriori (ex. de la bulle Internet, Enron) ? dans quelles limites les opinions divergentes sont-
elles acceptables ? (faut-il qu’elles soient « raisonnables » et « non excessives » et qu’est-ce
que cela signifie ?)
9 Le rôle de l’intention de nuire : ne se heurte t-il pas à une preuve impossible ?
9 La définition du dénigrement retenue par la Cour (voir § II. B. 4 (2) ci-dessus) est-elle
compatible avec la nécessaire liberté d’expression de l’analyste ?
9 Au vu de cette définition, comment déterminer si les formules reprochées à l’analyste
financier sont constitutives ou non d’un tel dénigrement ? quelle liberté d’opinion si le critère de
l’existence ou non d’un dénigrement repose exclusivement sur une comparaison – menée en
l’espèce par la Cour – avec les opinions ailleurs exprimées ? (« dès lors que les déclarations
critiquées de la société Morgan Stanley ne divergent pas des opinions ailleurs exprimées, le
dénigrement à travers les formules litigieuses n’est pas démontré »). La Cour n’aurait-elle pas
dû mener plus loin son analyse ?
¾ S’agissant des vrais et faux conflits d’intérêts qui sont au cœur de cette décision, on peut
s’interroger sur le rôle qu’ils ont joué et au-delà, sur la problématique des banques
« multicapacitaires ». Quelle autonomie pour le département d’analyse financière au sein d’une
banque d’affaires par rapport aux autres activités de banque d’investissement ?
¾ En présence d’un conflit d’intérêt, quelle est l’attitude à observer ? Tous s’accordent à dire qu’il
faut le déclarer. Mais est-ce suffisant ? y aurait-il dans ce cas, une obligation d’abstention ?
Jusqu’où peut-on/doit-on aller pour assurer la sécurité et la transparence des marchés ?
¾ Le rôle du régulateur dans ce dossier : appartient-il au régulateur de porter un jugement sur les
opinions émises par un analyste financier ?
Y{Z
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