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Picon de L'utilité Des Travaux Publics en France Au Xixe Siècle (C&T 1992-26-122) PDF
Picon de L'utilité Des Travaux Publics en France Au Xixe Siècle (C&T 1992-26-122) PDF
Jusqu'au plan Freyssinet d'achèvement d u réseau ferré voté en quasi-monopole en matière de grandes infrastructures de trans-
1878, grands travaux et préoccupations politiques et sociales port, par l'intermédiaire d u corps des Ponts et Chaussées créé sur
seront ainsi indissociables. C'est dans ce contexte qu'il convient le modèle d u corps d u génie militaire, avec des inspecteurs
bien sûr de replacer les ateliers nationaux organisés p e n d a n t généraux à sa tête, des ingénieurs en chef, des ingénieurs ordinai-
quelques mois à la suite de la révolution de 1848. 14
res et des aspirants placés sous leurs ordres . A cette hiérarchie
La portée politique et sociale des travaux publics, l'utilité correspond u n e pyramide des compétences. Tandis que les ins-
qu'ils présentent de ce p o i n t de vue, p r e n n e n t u n relief particulier pecteurs généraux contribuent à orienter la politique des travaux
sous la p l u m e des saint-simoniens. D e tous les courants de pensée publics, les inspecteurs en chef supervisent l'ensemble des projets
d u XIX siècle français, le saint-simonisme est certainement celui
e
cette province, amorcer enfin la transformation de l'armée en une l'administration des Ponts et Chaussées et l'organisation qu'elle
organisation industrielle, « en sorte que tout régiment serait une a d o n n é e aux travaux publics présentent l'inconvénient de n'être
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école d'arts et métiers et que tout soldat en sortirait bon ouvrier ». que des demi-mesures sur la voie conduisant à u n dispositif encore
O n retrouve bien d'autres propositions d u m ê m e type sous la plus autoritaire et plus rationnel. A u lieu d'appointer chèrement
p l u m e de Michel Chevalier et de ses collaborateurs du Globe. D a n s des ingénieurs des Ponts, au lieu de faire travailler à des prix
son fameux « Système de la Méditerranée », paru en 1832 dans le presque toujours surévalués des entrepreneurs privés, pourquoi
Globe, Chevalier imagine u n vaste réseau de communications ne pas avoir recours à l'armée p o u r c o m m e n c e r ? L'armée ne
sillonnant l'Europe et reliant les grandes capitales aux principaux dispose-t-elle pas de cadres qualifiés avec les ingénieurs du génie,
ports maritimes. C e réseau est p o u r l'essentiel ferroviaire, car, en la troupe ne constitue-t-elle pas une source de main-d'œuvre
effet, « dans l'ordre matériel le chemin de fer est le symbole le plus a b o n d a n t e et b o n marché ? La tentation de ce recours à l'armée est
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parfait de l'association universelle ». E n France, la ligne Le particulièrement prononcée sous la Restauration et la monarchie
Havre-Marseille via Paris et Lyon semble la plus urgente à réaliser; de Juillet. U n article paru dans le Journal du génie civils en fait par
il n'est pas é t o n n a n t de voir figurer des saint-simoniens éminents exemple l'écho en 1829. « Q u o i de plus simple et de plus naturel
c o m m e Enfantin et son ami le financier lyonnais Arlès-Dufour que d'employer la force publique à l'accroissement de la prospé-
parmi les p r o m o t e u r s d u t r o n ç o n Paris-Lyon au début des années rité publique, lorsque cette force n'est pas nécessaire à la défense
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1840 . Plus généralement, animés d ' u n e vision véritablement 15
d u trône et de la patrie ! », s'exclame son auteur dans le droit fil
géopolitique des travaux publics, les saint-simoniens vont être à de certaines prises de position saint-simoniennes. C o m m e p o u r
e
l'origine de certaines des entreprises essentielles d u XIX siècle, lui d o n n e r raison, les routes stratégiques de l'Ouest entreprises par
c o m m e le canal de Suez destiné à relier l'Occident à l'Orient et à la monarchie de Juillet dans les années 1830-1840 feront large-
faire de la planète t o u t entière u n e demeure digne de la puissance 16
m e n t appel à la troupe . Celle-ci sera également mise à contri-
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grandissante de l ' h o m m e . b u t i o n p o u r réaliser les fortifications de Paris au d é b u t de la
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décennie suivante .
D a n s le m ê m e ordre d'idées, la première moitié d u dix-
neuvième siècle s'intéresse aussi aux possibilités d'abaissement des
coûts offertes par le travail forcé. Chargé des travaux de l'arsenal
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de T o u l o n , l'ingénieur des Ponts et Chaussées Raucourt emploie raient avoir souvent guidé l'administration », déclare u n député
vers 1820 une main d'œuvre composée de forçats, d o n t il souligne au cours de la séance d u 9 juillet 1828, tandis q u ' u n autre fustige
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à plusieurs reprises le caractère économique . Son collègue Poirel le lendemain les « faiseurs de projets » qui n ' o n t pas su mener
aura également recours à des forçats p o u r aménager le port d'Alger à bien la construction des canaux en respectant l'enveloppe
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à partir de 1830 '. Mais le n o m b r e de prisonniers d o n t on peut financière initiale. P o u r q u o i ne pas confier leur conception et leur
disposer se révèle singulièrement limité au regard des besoins. exécution au privé ? se d e m a n d e n t certains de leurs collègues.
Q u a n t au recours à la troupe, est-il aussi rentable que le préten- « C'est aujourd'hui u n des préceptes les plus accrédités d u formu-
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dent ses partisans ? T o u s calculs faits, l'ingénieur Collignon laire constitutionnel, que l'Etat est le pire des constructeurs »,
affirme par exemple que les soldats employés p o u r construire les peuvent écrire peu après Lamé, Clapeyron et les frères Flachat
routes stratégiques de l'Ouest reviennent plus cher que les ouvriers dans leurs Vues politiques et pratiques sur les travaux publics de
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civils . N e sait-on pas d'ailleurs depuis A d a m Smith que le travail France. C e précepte va être repris par les premiers ingénieurs civils
des esclaves se révèle toujours moins rentable que celui des français, qui se réclament de l'exemple anglais.
h o m m e s libres ? Ces différentes raisons constituent autant de La profession d'ingénieur civil naît en France dans les
freins au développement d u travail embrigadé ou forcé. Reste années 1820-1830. La création de l'Ecole centrale des arts et
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alors l'alternative libérale qui verrait la fin d u m o n o p o l e de manufactures en 1829 constitue à cet égard u n événement clé .
l'administration sur les travaux publics. Pour la première fois, u n e formation d'ingénieur se destinant au
Les libéraux qui souhaitent déréglementer le secteur des secteur privé voit le jour à côté des établissements réservés aux
travaux publics, allant m ê m e jusqu'à réclamer la suppression d u futurs ingénieurs de l'Etat c o m m e l'Ecole polytechnique, l'Ecole
corps des Ponts, o n t p o u r eux u n argument de poids, l'exemple de des mines ou l'Ecole des ponts et chaussées. La suppression d u
l'Angleterre qui ne possède ni administration ni ingénieurs des m o n o p o l e exercé par l'Administration sur les travaux publics fait
Ponts et Chaussées, ce qui ne l'a pas empêchée de se doter d ' u n figure de cheval de bataille p o u r de n o m b r e u x ingénieurs civils,
système de voies de c o m m u n i c a t i o n sans rival en Europe. Les qu'ils soient ou n o n passés par l'Ecole centrale. « Les développe-
lenteurs apportées par l'administration à la réalisation d u plan
Becquey d'achèvement des canaux ainsi que les erreurs commises
dans l'évaluation de l'enveloppe financière nécessaire vont leur
d o n n e r u n e magnifique occasion de s'exprimer publiquement. « En France, l'Etat jouit depuis le xvnf siècle d'un quasi-monopole en matière de
L'action des Ponts et Chaussées fait en effet l'objet d ' u n débat à grandes infrastructures de transport, par l'intermédiaire du corps des Ponts et Chaussées
créé sur le modèle du corps du génie militaire, avec des inspecteurs généraux à sa tête,
la C h a m b r e en 1828, après que Becquey a d e m a n d é le vote de
des ingénieurs en chef, des ingénieurs ordinaires et des aspirants placés sous leurs
crédits supplémentaires. « Beaucoup au faste, au luxe, à l'ostenta- ordres. » Bustes d'ingénieurs dans la cour de l'ENPC, rue des Saints-Pères. Coll. et Cl.
tion, et rarement à l'utilité réelle, voilà les principes qui semble- ENPC, Paris
ments de l'art de l'ingénieur o n t été p r o f o n d é m e n t retardés en corps les plus instruits de France », qui ne saurait fonder « sa juste
France par l'absence de stimulant résultant de l'organisation réputation sur le m o t toujours équivoque d'économie ». 2 7
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m ê m e d u corps des Ponts et Chaussées », peut-on lire par Cette conception de l'économie va se trouver progressive-
exemple dans les Observations présentées au Comité des travaux m e n t remise en cause sous la pression de plusieurs facteurs.
publics de l'Assemblée nationale par la Société centrale des ingénieurs L'avance technologique anglaise, d o n t les Français p r e n n e n t
civils (octobre 1848), qui plaident en faveur de l'ouverture à la conscience à partir de 1 8 1 5 , d é m o n t r e t o u t d ' a b o r d q u e
nouvelle profession des marchés de conception et d'exécution des m o n u m e n t a l i t é n'est pas forcément synonyme d'efficacité. A
infrastructures de transport. partir de la Restauration, les dépenses de l'administration des
L'organisation des travaux publics qui finit par prévaloir P o n t s et Chaussées sont inscrites d'autre part au budget, u n
avec le chemin de fer ne répond q u ' e n partie aux attentes des budget voté chaque année au terme d ' u n débat parlementaire ; 2 8
ingénieurs civils. L'Etat conserve en effet la maîtrise des études et elles doivent d u m ê m e coup faire l'objet de justifications plus
dans bien des cas celle de l'exécution des infrastructures. Mais il poussées qu'autrefois. La nécessité de se justifier est enfin d'autant
concède t o u t de m ê m e les lignes à des compagnies privées p l u s f o r t e q u e c e r t a i n s l i b é r a u x s o u p ç o n n e n t assez
chargées d'en assurer l'exploitation. C'est u n régime mixte qui systématiquement les ingénieurs d'Etat de gabegie et ne se privent
s'impose ainsi, excluant aussi bien les solutions autoritaires d o n t pas de le faire savoir.
avaient rêvé certains polémistes de la première moitié du XIX siècle e
Notes 15. « "Du mode d'exécution des travaux publics, et plus particu-
lièrement des travaux des Ponts et Chaussées", par un ancien élève de
1. D. Diderot, Penséessur l'interprétation de la nature, 1754, p. 23. l'Ecole polytechnique », in Journal du génie civil, t. 2, 1829, pp. 219-
Sur la notion d'utilité dans la philosophie des Lumières, on pourra 227.
consulter par ailleurs G. Gusdorf, les Principes de la pensée au siècle des 16. Distinctes des voies ordinaires, qu'elles soient royales,
Lumières, Payot, Paris, 1971, pp. 428-443. départementales ou vicinales, les routes stratégiques de l'Ouest ont pour
2. Ces épreuves de français, ou « concours de style », sont desti- but de pacifier des pays où l'attachement à la branche aînée des Bourbons
nées à évaluer les qualités d'expression écrite des élèves des Ponts et demeure très vif après la révolution de 1830. D'une longueur totale de
Chaussées. Leur contenu est révélateur des grandes orientations du 1 500 kilomètres environ, elles sont construites par les Ponts et Chaus-
discours tenu par les ingénieurs. Nous avons déjà eu l'occasion d'en faire sées et l'armée en un peu moins d'une dizaine d'années. Voir H. Cavaillès,
usage dans A. Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Pa- op. cit., pp. 202-203.
renthèses, Marseille, 1988, pp. 103-113 ; A. Picon, l'Invention de l'in-
génieur moderne. L'Ecole des ponts et chaussées 1747-1851, Presses de 17. Archives du génie, Art. 8, Sect. 1, § Paris, travaux de défense,
l'ENPC, Paris, 1992, pp. 127-139 notamment. cartons 7-8.
e
3. Sur les progrès routiers réalisés par le xix siècle, lire H. Cavaillès, 18. A. Raucourt, lettre au directeur général des Ponts et Chaussées
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la Route française, son histoire, sa fonction, A. Colin, Paris, 1946 ; du 10 novembre 1830, Archives nationales F 2308 .
G. Reverdy, Atlas historique des routes de France, Presses de l'Ecole na-
19. L. Poirel, Mémoire sur les travaux à la mer, comprenant l'histo-
tionale des ponts et chaussées, Paris, 1987 ; A. Guillerme, Corps à corps
e
rique des ouvrages exécutés au port d'Alger, et l'exposé complet et détaillé d'un
sur la route. Les routes, les chemins et l'organisation des services au XIX siècle,
système defondation à la mer au moyen de blocs de béton, Carilian-Gœury,
Presses de l'Ecole nationale des ponts et chaussées, Paris, 1984.
Paris.
4. Voir par exemple Un canal... des canaux..., catalogue d'expo-
20. C.-A. Collignon, « Emploi des troupes aux travaux des routes
sition, Caisse nationale des monuments historiques et des sites, Picard, er
stratégiques », in Annales des Ponts et Chaussées, 1 semestre 1840, pp. 1-
Paris, 1986.
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5. Cf. A. Picard, les Chemins de fer français. Etude historique sur la e
21. Archives parlementaires, 2 série, éd. J. Mavidal, E. Laurent,
constitution et le régime du réseau, Paris, J. Rothschild, 1884-1885 ;
Paris, P. Dupont, 1862-1895, t. LV, p. 718.
F. Caron, Histoire de l'exploitation d'un grand réseau. La compagnie du
chemin de fer du Nord 1846-1937, Mouton, Paris, 1973 ; G. Ribeill, 22. Ibid., p. 744.
Management et organisation du travail dans les compagnies de chemins de
23. B.-P.-E. Clapeyron, E. Flachat, S. Flachat, G. Lamé, Vues
fer des origines à 1860, CERTES, ENPC, Paris, 1985.
politiques et pratiques sur les travaux publics de France, impr. d'Everat, Paris,
6. Voir sur ce thème P. Rosanvallon, le Moment Guizot, Gallimard, 1832, p. 14.
Paris, 1985 ; F. Furet, la Révolution de Turgot à Jules Ferry, 1770-1880,
24. Voir J.-H. Weiss, The Making of Technological Man. The
Hachette, Paris, 1988.
Social Origins ofFrench Engineering Education, Cambridge Massachussetts,
7. L. Becquey, Rapport au roi sur la navigation intérieure de la MIT Press, 1982.
France, Imprimerie royale, Paris, 1820, pp. 5-6, 18. On trouvera une
25. Observations présentées au Comité des travaux publics de l'As-
bonne analyse du plan Becquey dans A. Fortier, P. Pinon, « "L'achève-
semblée nationale par la Société centrale des ingénieurs civils, impr. centrale
ment des canaux" sous la Restauration et la monarchie de Juillet », in
des chemins de fer de Napoléon Chaix, Paris, 1848, p. 9. Sur la Société
Annales des Ponts et Chaussées, n° 19, 1981, pp. 72-83.
centrale des ingénieurs civils de France, lire par ailleurs B. Jacomy, « A la
8. J. Cordier, Considérations sur les chemins de fer (1830), citation recherche de sa mission. La Société des ingénieurs civils », in Culture
en couverture. technique, n° 12, 1984, pp. 209-219.
9. Sur le mouvement Saint-Simonien et la question des grands 26. J. Lapeyre, Réflexions sur les grands ouvrages en général, et
travaux, lire notamment H.-R. d'Allemagne, Prosper Enfantin et les particulièrement sur les travaux maritimes qui sont confiés aux ingénieurs des
e
grandes entreprises duXIX siècle, Griind, Paris, 1935 ; R.-B. Carlisle, « Les Ponts et Chaussées, Le Havre, p. 11.
chemins de fer, les Rothschild et les saint-simoniens », in Economies et
27. Ibid., pp. 12-13.
sociétés, « Saint-Simonisme et pari pour l'industrie», tomeV, 1971,
pp. 1185-1214 ; J. Walch, « Les saint-simoniens et les voies de commu- 28. Voir M. Bruguière, la Première Restauration etsonbudget,Droz,
nication », in Culture technique?? 19, 1989, pp. 285-294 ; P. Régnier, Genève, Paris, 1969.
lesSaint-Simoniens en Egypte (1833-1857J, Amin F. Abdelnour, Le Caire,
29. Sur le développement du calcul économique, lire F. Etner,
1989.
Histoire du calcul économique en France, Economica, Paris, 1987.
10. J. Terson, Mémoires, Arsenal, FE 7787.
30. J. Dupuit, « De la mesure de l'utilité des travaux publics », in
d
11. M. Chevalier, Religion saint-simonienne, Politique économi- AnnalesdesPonts et Chaussées, 2 semestre 1844, pp. 332-375. Sur Dupuit,
que. Système de la Méditerranée, Bureaux du Globe, Paris, 1832, p. 36. lire F. Etner, op. cit., pp. 150-156 ; sur les conceptions de Cournot, on
Sur les conceptions de Chevalier, voir J. Walch, Michel Chevalier, éco- pourra consulter C. Ménard, la Formation d'une rationalité économique :
nomiste saint-simonien 1806-1879, Vrin, Paris, 1975. A A. Cournot, Flammarion, Paris, 1978.