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De l'utilité

des travaux publics


e
Antoine Pkon en France au xix siècle

Des politiques aux ingénieurs, des idéologues en tout genre


c
aux entrepreneurs, le xix siècle français a beaucoup réfléchi et
beaucoup écrit sur les travaux publics. Au carrefour de cet
ensemble de réflexions et de ces écrits très divers, figure la notion
d'utilité. Plus encore que l'industrie ou le commerce d o n t ils
conditionnent le développement, les travaux publics sont utiles.
La notion d'utilité avait émergé au cours du xvnr siècle, sous la
p l u m e des philosophes n o t a m m e n t . « L'utile circonscrit tout. Ce
sera l'utile qui dans quelques siècles donnera des bornes à la
physique expérimentale, c o m m e il est sur le point d'en d o n n e r à
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la géométrie », écrivait par exemple Diderot dans ses Pensées sur
l'interprétation de la nature de 1754. Employée à l'appui d'un
nouveau type de jugement porté sur les productions humaines
intellectuelles ou matérielles, jugement non plus fondé sur les
principes d'autorité et de dignité propres à la société d'ordres,
mais sur l'évaluation de la contribution de ces productions au
bien-être collectif, l'utilité avait aussi fait son apparition sous la
p l u m e des ingénieurs. O n la retrouvait à toutes les lignes des écrits
des élèves et des ingénieurs des Ponts et Chaussées chargés p o u r
le c o m p t e de l'Etat de la conception et de l'exécution des routes,
des ponts et des canaux. « Quelle est l'utilité des Ponts et Chaus-
sées, relativement au commerce et à l'agriculture », demandait-on
aux futurs ingénieurs des Ponts en 1778 en guise d'épreuve de
français, tandis qu'il leur fallait disserter en 1789 sur « l'utilité que
l'on peut retirer p o u r l'Etat et pour la société de l'établissement
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fait depuis 1747 de l'Ecole des ponts et chaussées . » Pour les
h o m m e s d u XVIII siècle, qu'ils soient philosophes ou ingénieurs,
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l'utilité possédait u n e signification avant tout morale, m ê m e si elle


se parait déjà de bien d'autres connotations, économiques n o t a m -
ment. Au cours d u siècle suivant, la n o t i o n va devenir beaucoup
plus complexe, s'enrichir de multiples considérations politiques,
économiques et sociales. Ce sont quelques unes de ces considéra-
L'Ecole royale des Ponts et Chaussées. Extrait d'un dessin de Louis-Jean Desprez tions que nous voudrions passer en revue dans les pages qui vont
(1743-1804) représentant une vue imaginaire de l'Ecole des ponts et chaussées et le suivre. Leur analyse permet de mieux cerner le statut privilégié
couronnement de J. -R. Perronet (1708-1794), premier directeur de cette institution
d o n t jouissent les travaux publics dans la société française post-
fondée par D. Trudaine (1703-1769) en 1747. Musée Carnavalet. Collection et
Cliché ENPC, Paris. révolutionnaire.
LA CONQUÊTE DE L'ESPACE NATIONAL d u Caire incarnent l'esprit de la civilisation égyptienne, les voies
et les aqueducs celui de la romanité, tandis que les canaux d u
ET LA QUESTION DU LIEN SOCIAL grand siècle ou les aménagements hydrauliques d u parc de
Versailles témoignent du degré de civilisation atteint sous le règne
Certes, le xviif siècle était parvenu à la définition d'une de Louis XIV. D e façon similaire, l'évolution des techniques
politique routière cohérente, mais ce n'est q u ' a u cours du siècle constructives reflète les âges successifs de l'humanité, c o m m e le
suivant que s'opère véritablement la conquête de l'espace français soulignent l'ingénieur-architecte Léonce Reynaud ou encore
au moyen des routes, des travaux de navigation et d u chemin de Eugène E m m a n u e l Viollet-le-Duc.
fer. En matière de routes, le premier Empire, la Restauration et la Si les travaux publics et l'architecture évoluent au rythme
monarchie de Juillet achèvent le réseau national, développent e
des sociétés, si le XIX siècle s'annonce c o m m e le siècle des routes,
considérablement celui des départements et se lancent enfin dans des ponts et des canaux de plus en plus nombreux, c o m m e le siècle
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la réalisation d'une voirie vicinale digne de ce n o m . D a n s le des chemins de fer, des gares et de l'architecture métallique, le rôle
domaine de la navigation intérieure et maritime, les progrès sont de l'aménagement et de la construction va bien au-delà de leur
tout aussi remarquables, du plan Becquey d'achèvement des utilité économique immédiate et d u témoignage qu'ils rendent
canaux lancé au début des années 1820 aux travaux de régularisation des progrès successifs de l'humanité. Ils contribuent en effet à
des rivières et d'aménagement portuaire entrepris par la m o n a r - structurer les échanges et à organiser par conséquent la société.
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chie de Juillet et le second Empire . A partir de 1830, le déve- D a n s la France postrévolutionnaire en proie à u n individualisme
loppement rapide des chemins de fer vient révolutionner enfin les destructeur, c o m m e s'accordent à le souligner de n o m b r e u x
transports en abaissant considérablement leurs délais et leur penseurs, de Louis de Bonald à Saint-Simon, u n e ambitieuse
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c o û t . Le chemin de fer permet de désenclaver durablement politique de travaux publics constitue peut-être le seul contre-
l'ensemble des départements et des c o m m u n e s de France, en p o i n t efficace à une atomisation des relations sociales, la seule voie
m ê m e temps que se constitue u n marché national des biens et des p e r m e t t a n t de sortir des troubles engendrés par les rivalités entre
services produits par l'industrialisation. Si l'utilité de la route et de factions. Tel est bien l'arrière-plan idéologique d ' u n e opération
la voie d'eau fait l'objet d ' u n large consensus, celle de la voie ferrée c o m m e le plan Becquey d'achèvement des canaux, dans lequel se
est encore plus éclatante aux yeux des contemporains de la lance la Restauration. « Dans les gouvernements modernes, c o m m e
première révolution industrielle. dans les anciens, on a senti q u ' u n e des premières conditions de la
C e p e n d a n t , la portée des grands travaux n'est pas q u ' i n d u s - civilisation, et qu'ensuite l'un de ses premiers avantages, consis-
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trielle et commerciale aux yeux des élites d u XIX siècle, qui tentent taient dans l'étendue et la facilité des c o m m u n i c a t i o n s », déclare
d'assigner u n sens aux bouleversements politiques et sociaux d'emblée Louis Becquey, directeur général des Ponts et C h a u s -
consécutifs à la Révolution française. Cette dernière a vu la fin sées, dans son Rapport au roi sur la navigation intérieure de la
d ' u n âge de l'humanité et d ' u n type de société, la fin de réseaux France de 1820, avant d'évoquer l'heureuse « influence des com-
de solidarité séculaires qui o n t été balayés en quelques décennies munications sur les m œ u r s », influence qui leur permet de « lier
à peine. Quel ordre reconstruire sur les ruines de l'Ancien Régime, entre elles et d'assembler les différentes parties d ' u n grand tout, ce
ou, en d'autres termes, c o m m e n t terminer la Révolution ? La 6
qui contribue à les maintenir sous u n e m ê m e loi politique et sous
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question préoccupe de n o m b r e u x esprits, des monarchistes aux u n m ê m e g o u v e r n e m e n t . » A la France pacifiée par les canaux et
républicains, des partisans d u protectionnisme économique aux les routes, succédera bientôt la France pacifiée plus sûrement par
pionniers d u libéralisme. Elle rejoint les interrogations d u siècle le chemin de fer que par u n e b o n n e Constitution. « Les classes
sur la marche générale des sociétés et de la civilisation. Les laborieuses sont plus malheureuses en France que dans les autres
principes p e r m e t t a n t de rendre c o m p t e de cette marche et la
périodisation q u ' o n lui applique font bien sûr l'objet de contro-
verses. C h a c u n s'accorde néanmoins à voir dans l'histoire des
Ci-dessous: « Lestravauxpublics etl'architecture auxix"évoluentau rythme des sociétés
travaux publics l'un de ses indicateurs les plus sûrs. Les pyramides et contribuent à structurer les échanges.» Coll. et Cl. ENPCParis. Photo Charmet.
Etats, par suite des obstacles administratifs apportés à l'exécution
L'ORGANISATION DES TRAVAUX
des travaux publics. Q u i n z e millions de Français n ' o n t pas, terme
moyen, plus de 29 centimes par tête et par jour p o u r se procurer PUBLICS, ENTRE MODÈLE
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la nourriture et toutes les nécessités de la vie », constate au d é b u t AUTORITAIRE ET LIBÉRALISME
des années 1830 l'inspecteur général des Ponts et Chaussées Louis
Cordier, p o u r qui les chemins de fer et les emplois qu'induisent En retrait des visions généreuses développées par les saint-
leur construction et leur exploitation constituent la seule réponse simoniens, l'utilité des travaux publics est p o u r partie fonction de
adaptée à la question sociale qui commence à devenir préoccupante. leur organisation. E n France, l'Etat jouit depuis le XVIII siècle d ' u n
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Jusqu'au plan Freyssinet d'achèvement d u réseau ferré voté en quasi-monopole en matière de grandes infrastructures de trans-
1878, grands travaux et préoccupations politiques et sociales port, par l'intermédiaire d u corps des Ponts et Chaussées créé sur
seront ainsi indissociables. C'est dans ce contexte qu'il convient le modèle d u corps d u génie militaire, avec des inspecteurs
bien sûr de replacer les ateliers nationaux organisés p e n d a n t généraux à sa tête, des ingénieurs en chef, des ingénieurs ordinai-
quelques mois à la suite de la révolution de 1848. 14
res et des aspirants placés sous leurs ordres . A cette hiérarchie
La portée politique et sociale des travaux publics, l'utilité correspond u n e pyramide des compétences. Tandis que les ins-
qu'ils présentent de ce p o i n t de vue, p r e n n e n t u n relief particulier pecteurs généraux contribuent à orienter la politique des travaux
sous la p l u m e des saint-simoniens. D e tous les courants de pensée publics, les inspecteurs en chef supervisent l'ensemble des projets
d u XIX siècle français, le saint-simonisme est certainement celui
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et des chantiers d ' u n département, les ingénieurs ordinaires et les


qui a consacré le plus de réflexions au rôle civilisateur des travaux aspirants ayant q u a n t à eux la responsabilité directe d'une opéra-
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publics . Ces derniers participent d ' u n e vision globale de l'his- tion ou d ' u n site.
toire h u m a i n e placée sous le signe de la perfectibilité des individus Cette organisation, qui exclut pratiquement tout recours à
et d u progrès collectif des sociétés. L'individualisme d u temps, les l'initiative privée et dans laquelle le rôle des entreprises se borne à
querelles fratricides et les guerres entre les peuples sont appelées l'exécution, possède des avantages certains. Au premier rang de ces
à céder la place à l'« association universelle » des producteurs avantages figurent l'uniformité des procédures de décision admi-
organisés c o m m e u n e seule et m ê m e armée pacifique. Les grands nistrative et la cohérence qu'elle confère à la politique des travaux
travaux représentent l'un des moyens privilégiés de réalisation de publics française. Recrutés à la sortie de Polytechnique, les ingé-
l'ordre nouveau d o n t ils rêvent. Le lendemain de l'émeute provo- nieurs des Ponts peuvent se targuer en outre d'une culture scienti-
quée par l'enterrement d u général Lamarque au d é b u t du mois de fique approfondie bien différente de celle de leurs homologues
juin 1832, ils proposent par exemple de lutter contre le malaise anglais formés pour la plupart sur le tas. Dernier avantage enfin aux
politique et social ambiant en lançant toute une série de grandes yeux des ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui aiment à souligner
entreprises. Il faut selon eux c o m m e n c e r i m m é d i a t e m e n t la ligne leurs mérites : l'impartialité propre aux fonctionnaires qui leur
de chemin de fer de Paris à Marseille, exécuter les travaux permet selon eux de n'être mus que par l'amour du bien public.
d'adduction d'eau et d'assainissement qui m a n q u e n t si cruellement Si l'utilité des travaux publics se confond avec celle d u corps
à la capitale, percer le grand axe du Louvre à la Bastille qui doit des Ponts p o u r ses membres convaincus du bien-fondé de leurs
désengorger le c œ u r de la ville, envoyer dix mille h o m m e s en prérogatives, le corps n'en fait pas moins l'objet de critiques fort
Bretagne p o u r mettre en valeur les landes incultes qui déparent vives tout au long d u XIX siècle. Pour u n e partie de ses détracteurs,
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cette province, amorcer enfin la transformation de l'armée en une l'administration des Ponts et Chaussées et l'organisation qu'elle
organisation industrielle, « en sorte que tout régiment serait une a d o n n é e aux travaux publics présentent l'inconvénient de n'être
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école d'arts et métiers et que tout soldat en sortirait bon ouvrier ». que des demi-mesures sur la voie conduisant à u n dispositif encore
O n retrouve bien d'autres propositions d u m ê m e type sous la plus autoritaire et plus rationnel. A u lieu d'appointer chèrement
p l u m e de Michel Chevalier et de ses collaborateurs du Globe. D a n s des ingénieurs des Ponts, au lieu de faire travailler à des prix
son fameux « Système de la Méditerranée », paru en 1832 dans le presque toujours surévalués des entrepreneurs privés, pourquoi
Globe, Chevalier imagine u n vaste réseau de communications ne pas avoir recours à l'armée p o u r c o m m e n c e r ? L'armée ne
sillonnant l'Europe et reliant les grandes capitales aux principaux dispose-t-elle pas de cadres qualifiés avec les ingénieurs du génie,
ports maritimes. C e réseau est p o u r l'essentiel ferroviaire, car, en la troupe ne constitue-t-elle pas une source de main-d'œuvre
effet, « dans l'ordre matériel le chemin de fer est le symbole le plus a b o n d a n t e et b o n marché ? La tentation de ce recours à l'armée est
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parfait de l'association universelle ». E n France, la ligne Le particulièrement prononcée sous la Restauration et la monarchie
Havre-Marseille via Paris et Lyon semble la plus urgente à réaliser; de Juillet. U n article paru dans le Journal du génie civils en fait par
il n'est pas é t o n n a n t de voir figurer des saint-simoniens éminents exemple l'écho en 1829. « Q u o i de plus simple et de plus naturel
c o m m e Enfantin et son ami le financier lyonnais Arlès-Dufour que d'employer la force publique à l'accroissement de la prospé-
parmi les p r o m o t e u r s d u t r o n ç o n Paris-Lyon au début des années rité publique, lorsque cette force n'est pas nécessaire à la défense
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1840 . Plus généralement, animés d ' u n e vision véritablement 15
d u trône et de la patrie ! », s'exclame son auteur dans le droit fil
géopolitique des travaux publics, les saint-simoniens vont être à de certaines prises de position saint-simoniennes. C o m m e p o u r
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l'origine de certaines des entreprises essentielles d u XIX siècle, lui d o n n e r raison, les routes stratégiques de l'Ouest entreprises par
c o m m e le canal de Suez destiné à relier l'Occident à l'Orient et à la monarchie de Juillet dans les années 1830-1840 feront large-
faire de la planète t o u t entière u n e demeure digne de la puissance 16
m e n t appel à la troupe . Celle-ci sera également mise à contri-
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grandissante de l ' h o m m e . b u t i o n p o u r réaliser les fortifications de Paris au d é b u t de la
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décennie suivante .
D a n s le m ê m e ordre d'idées, la première moitié d u dix-
neuvième siècle s'intéresse aussi aux possibilités d'abaissement des
coûts offertes par le travail forcé. Chargé des travaux de l'arsenal
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de T o u l o n , l'ingénieur des Ponts et Chaussées Raucourt emploie raient avoir souvent guidé l'administration », déclare u n député
vers 1820 une main d'œuvre composée de forçats, d o n t il souligne au cours de la séance d u 9 juillet 1828, tandis q u ' u n autre fustige
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à plusieurs reprises le caractère économique . Son collègue Poirel le lendemain les « faiseurs de projets » qui n ' o n t pas su mener
aura également recours à des forçats p o u r aménager le port d'Alger à bien la construction des canaux en respectant l'enveloppe
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à partir de 1830 '. Mais le n o m b r e de prisonniers d o n t on peut financière initiale. P o u r q u o i ne pas confier leur conception et leur
disposer se révèle singulièrement limité au regard des besoins. exécution au privé ? se d e m a n d e n t certains de leurs collègues.
Q u a n t au recours à la troupe, est-il aussi rentable que le préten- « C'est aujourd'hui u n des préceptes les plus accrédités d u formu-
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dent ses partisans ? T o u s calculs faits, l'ingénieur Collignon laire constitutionnel, que l'Etat est le pire des constructeurs »,
affirme par exemple que les soldats employés p o u r construire les peuvent écrire peu après Lamé, Clapeyron et les frères Flachat
routes stratégiques de l'Ouest reviennent plus cher que les ouvriers dans leurs Vues politiques et pratiques sur les travaux publics de
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civils . N e sait-on pas d'ailleurs depuis A d a m Smith que le travail France. C e précepte va être repris par les premiers ingénieurs civils
des esclaves se révèle toujours moins rentable que celui des français, qui se réclament de l'exemple anglais.
h o m m e s libres ? Ces différentes raisons constituent autant de La profession d'ingénieur civil naît en France dans les
freins au développement d u travail embrigadé ou forcé. Reste années 1820-1830. La création de l'Ecole centrale des arts et
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alors l'alternative libérale qui verrait la fin d u m o n o p o l e de manufactures en 1829 constitue à cet égard u n événement clé .
l'administration sur les travaux publics. Pour la première fois, u n e formation d'ingénieur se destinant au
Les libéraux qui souhaitent déréglementer le secteur des secteur privé voit le jour à côté des établissements réservés aux
travaux publics, allant m ê m e jusqu'à réclamer la suppression d u futurs ingénieurs de l'Etat c o m m e l'Ecole polytechnique, l'Ecole
corps des Ponts, o n t p o u r eux u n argument de poids, l'exemple de des mines ou l'Ecole des ponts et chaussées. La suppression d u
l'Angleterre qui ne possède ni administration ni ingénieurs des m o n o p o l e exercé par l'Administration sur les travaux publics fait
Ponts et Chaussées, ce qui ne l'a pas empêchée de se doter d ' u n figure de cheval de bataille p o u r de n o m b r e u x ingénieurs civils,
système de voies de c o m m u n i c a t i o n sans rival en Europe. Les qu'ils soient ou n o n passés par l'Ecole centrale. « Les développe-
lenteurs apportées par l'administration à la réalisation d u plan
Becquey d'achèvement des canaux ainsi que les erreurs commises
dans l'évaluation de l'enveloppe financière nécessaire vont leur
d o n n e r u n e magnifique occasion de s'exprimer publiquement. « En France, l'Etat jouit depuis le xvnf siècle d'un quasi-monopole en matière de
L'action des Ponts et Chaussées fait en effet l'objet d ' u n débat à grandes infrastructures de transport, par l'intermédiaire du corps des Ponts et Chaussées
créé sur le modèle du corps du génie militaire, avec des inspecteurs généraux à sa tête,
la C h a m b r e en 1828, après que Becquey a d e m a n d é le vote de
des ingénieurs en chef, des ingénieurs ordinaires et des aspirants placés sous leurs
crédits supplémentaires. « Beaucoup au faste, au luxe, à l'ostenta- ordres. » Bustes d'ingénieurs dans la cour de l'ENPC, rue des Saints-Pères. Coll. et Cl.
tion, et rarement à l'utilité réelle, voilà les principes qui semble- ENPC, Paris
ments de l'art de l'ingénieur o n t été p r o f o n d é m e n t retardés en corps les plus instruits de France », qui ne saurait fonder « sa juste
France par l'absence de stimulant résultant de l'organisation réputation sur le m o t toujours équivoque d'économie ». 2 7

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m ê m e d u corps des Ponts et Chaussées », peut-on lire par Cette conception de l'économie va se trouver progressive-
exemple dans les Observations présentées au Comité des travaux m e n t remise en cause sous la pression de plusieurs facteurs.
publics de l'Assemblée nationale par la Société centrale des ingénieurs L'avance technologique anglaise, d o n t les Français p r e n n e n t
civils (octobre 1848), qui plaident en faveur de l'ouverture à la conscience à partir de 1 8 1 5 , d é m o n t r e t o u t d ' a b o r d q u e
nouvelle profession des marchés de conception et d'exécution des m o n u m e n t a l i t é n'est pas forcément synonyme d'efficacité. A
infrastructures de transport. partir de la Restauration, les dépenses de l'administration des
L'organisation des travaux publics qui finit par prévaloir P o n t s et Chaussées sont inscrites d'autre part au budget, u n
avec le chemin de fer ne répond q u ' e n partie aux attentes des budget voté chaque année au terme d ' u n débat parlementaire ; 2 8

ingénieurs civils. L'Etat conserve en effet la maîtrise des études et elles doivent d u m ê m e coup faire l'objet de justifications plus
dans bien des cas celle de l'exécution des infrastructures. Mais il poussées qu'autrefois. La nécessité de se justifier est enfin d'autant
concède t o u t de m ê m e les lignes à des compagnies privées p l u s f o r t e q u e c e r t a i n s l i b é r a u x s o u p ç o n n e n t assez
chargées d'en assurer l'exploitation. C'est u n régime mixte qui systématiquement les ingénieurs d'Etat de gabegie et ne se privent
s'impose ainsi, excluant aussi bien les solutions autoritaires d o n t pas de le faire savoir.
avaient rêvé certains polémistes de la première moitié du XIX siècle e

D a n s ce contexte, o n assiste à u n développement rapide d u


que le libéralisme intégral p r ô n é par leurs adversaires. A u n o m de calcul économique, avec les contributions d'ingénieurs c o m m e
l'utilité des travaux publics s'élaborent d u m ê m e coup de nouvel- 29
Barnabe Brisson ou Claude Navier . Il s'agit de démontrer
les relations de coopération entre l'action de la puissance publique l'utilité des projets en cernant leur coût de manière plus fine
et l'initiative privée, relations qui vont orienter durablement le qu'autrefois et en la rapportant aux bienfaits que le commerce
développement é c o n o m i q u e « à la française ». p e u t en attendre. Sous la p l u m e des ingénieurs pionniers d u calcul
économique, l'utilité se détermine ainsi en comparant deux
DU MONUMENT À L'ÉQUIPEMENT, grandeurs q u ' o n suppose a priori quantifiables. Jusqu'à Jules
D u p u i t , la démarche adoptée afin d'évaluer les gains du com-
LA QUANTIFICATION DE L'UTILITÉ merce consiste généralement à évaluer l'abaissement des coûts de
La question de l'organisation des travaux publics recouvre transport unitaire résultant de la réalisation d ' u n e nouvelle in-
en réalité toute u n e série d'interrogations concernant l'économie frastructure et à multiplier le résultat o b t e n u par le volume de
qui doit régner dans ce secteur clef. Qu'est-ce que l'économie ? marchandises qui transitent d'ores et déjà entre les deux points
c o m m e n t se mesure-t-elle ? c o m m e n t mettre en relation le coût d o n t la liaison va se trouver améliorée. D a n s son célèbre article
d ' u n e infrastructure et les bénéfices que l'on peut en escompter ? publié en 1844 dans les Annales des Ponts et Chaussées, « D e la mesure
Le XIX siècle m a r q u e de ce point de vue la fin des conceptions
e
de l'utilité des travaux publics », D u p u i t reformule le problème en
rudimentaires de l'économie d o n t s'étaient longtemps contentés faisant observer que l'ouverture d ' u n e nouvelle voie de c o m m u -
décideurs et techniciens. nication s'accompagne généralement d ' u n e modification de la
Pour les ingénieurs de l'âge classique, l'économie apportée d e m a n d e de transport. Il redécouvre d u m ê m e coup la fonction
à la réalisation d ' u n projet et sa rentabilité ultérieure ne se de d e m a n d e déjà mise en évidence par C o u r n o t dans ses Recherches
mesuraient pas vraiment. Sa conception demeurait tributaire 30
sur la théorie des richesses de 1838 . Modélisables au moyen d u
d ' u n idéal de magnificence qui conduisait à voir dans u n ouvrage calcul différentiel et intégral, ses analyses constituent un jalon
d'art ou u n canal u n m o n u m e n t a n n o n ç a n t la grandeur du essentiel sur le chemin qui m è n e à l'approche marginaliste. Celle-
pouvoir qui l'avait o r d o n n é , de m ê m e que Versailles constituait ci ne verra néanmoins le jour que dans les dernières décennies d u
u n e sorte de vitrine de la monarchie française. Cet état d'esprit e
xix siècle.
avait c o m m e n c é à évoluer au cours de la seconde moitié du Plus que leurs détails, c'est le changement de mentalité
XVIII siècle, en m ê m e t e m p s que s'étaient fait jour les premières
e
qu'ils a n n o n c e n t qui nous fait en définitive retenir les écrits des
tentatives d'évaluation de la rentabilité des infrastructures. U n e premiers adeptes, parmi les ingénieurs, du calcul économique. Ils
telle évolution demeurait toutefois limitée, c o m m e en témoi- participent d ' u n nouveau rapport au temps. Le temps des grands
gnent de manière presque caricaturale les Réflexions sur les grands travaux n'est plus pris en étau entre l'immédiateté de l'instant et
ouvrages en général publiées par l'ingénieur en chef d u Havre l'éternité du m o n u m e n t . C e qui s'invente, c'est le moyen terme,
Lapeyre autour de 1810. Défendant u n e conception encore très le temps de l'investissement, de l'amortissement d u capital, d u
m o n u m e n t a l e de l'aménagement et de la construction, Lapeyre cycle de vie des infrastructures, le temps de la spéculation et de
distingue la véritable économie d ' u n ouvrage, qui est « en raison l'usage économique. Les grands travaux d'infrastructure chan-
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inverse d u prix divisé par le temps de sa durée », de la m o i n d r e gent du m ê m e coup de registre. Ils ne font plus figure de
dépense d o n t l'évaluation est toujours sujette à caution. « Si m o n u m e n t s destinés à glorifier u n pouvoir d'essence intemporelle ;
R o m e et Athènes n'eussent considéré q u e la m o i n d r e dépense o n ne saurait plus exiger d'eux u n e durée éternelle. L'utilité se
dans leurs ouvrages, il ne nous resterait pas aujourd'hui des confond de plus en plus avec ce caractère fonctionnel qui rappro-
preuves de leur puissance », déclare-t-il, avant d'ajouter : « T â - che l'équipement de la machine. Mais elle p r e n d d u m ê m e coup
chons de faire u n p o n t , u n e écluse, etc., d ' u n seul bloc de granit, u n e dimension quelque peu paradoxale, puisqu'elle continue à
qui durerait autant que le m o n d e : et d'après le principe que nous renvoyer au registre d u m o n u m e n t sous couvert d'exprimer les
avons établi, telle q u e fût la dépense, étant divisée par l'éternité, progrès successifs de la civilisation. U n autre paradoxe tient à la
la fraction serait infiniment petite ; par conséquent l'économie la coexistence, sous u n e m ê m e rubrique, d'idéaux sociaux extrême-
plus grande possible. » A l'appui de son opinion, l'ingénieur m e n t g é n é r a u x et d e c o n s i d é r a t i o n s p l u s d i r e c t e m e n t
invoque enfin le désir d'éternité des Ponts et Chaussées, « u n des instrumentales. C e qui s'esquisse peut-être derrière les multiples
acceptions d u terme utilité, c'est le statut m o d e r n e des grands 12. R.-B. Carlisle, op. cit.
travaux, soumis à des règles de p r o g r a m m a t i o n et de gestion de 13. La métaphore est de Jean Reynaud. J. Reynaud, Prédication
plus en plus rigoureuses, en m ê m e temps qu'ils sont toujours sur la constitution de la propriété, impr. Everat, Paris, 1831, p. 23.
porteurs d ' u n e part de rêve et d'exaltation. e e
14. Sur le corps des Ponts et Chaussées aux xvin et xix siècles, voir
J. Petot, Histoire de l'administration des Ponts et Chaussées, 1599-1815,
M. Rivière, Paris, 1958 ; A. Brunot, R. Coquand, le Corps des Ponts et
Chaussées, CNRS, Paris, 1982 ;A. Picon, l'Invention de l'ingénieur moderne.

Notes 15. « "Du mode d'exécution des travaux publics, et plus particu-
lièrement des travaux des Ponts et Chaussées", par un ancien élève de
1. D. Diderot, Penséessur l'interprétation de la nature, 1754, p. 23. l'Ecole polytechnique », in Journal du génie civil, t. 2, 1829, pp. 219-
Sur la notion d'utilité dans la philosophie des Lumières, on pourra 227.
consulter par ailleurs G. Gusdorf, les Principes de la pensée au siècle des 16. Distinctes des voies ordinaires, qu'elles soient royales,
Lumières, Payot, Paris, 1971, pp. 428-443. départementales ou vicinales, les routes stratégiques de l'Ouest ont pour
2. Ces épreuves de français, ou « concours de style », sont desti- but de pacifier des pays où l'attachement à la branche aînée des Bourbons
nées à évaluer les qualités d'expression écrite des élèves des Ponts et demeure très vif après la révolution de 1830. D'une longueur totale de
Chaussées. Leur contenu est révélateur des grandes orientations du 1 500 kilomètres environ, elles sont construites par les Ponts et Chaus-
discours tenu par les ingénieurs. Nous avons déjà eu l'occasion d'en faire sées et l'armée en un peu moins d'une dizaine d'années. Voir H. Cavaillès,
usage dans A. Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Pa- op. cit., pp. 202-203.
renthèses, Marseille, 1988, pp. 103-113 ; A. Picon, l'Invention de l'in-
génieur moderne. L'Ecole des ponts et chaussées 1747-1851, Presses de 17. Archives du génie, Art. 8, Sect. 1, § Paris, travaux de défense,
l'ENPC, Paris, 1992, pp. 127-139 notamment. cartons 7-8.
e
3. Sur les progrès routiers réalisés par le xix siècle, lire H. Cavaillès, 18. A. Raucourt, lettre au directeur général des Ponts et Chaussées
14 2
la Route française, son histoire, sa fonction, A. Colin, Paris, 1946 ; du 10 novembre 1830, Archives nationales F 2308 .
G. Reverdy, Atlas historique des routes de France, Presses de l'Ecole na-
19. L. Poirel, Mémoire sur les travaux à la mer, comprenant l'histo-
tionale des ponts et chaussées, Paris, 1987 ; A. Guillerme, Corps à corps
e
rique des ouvrages exécutés au port d'Alger, et l'exposé complet et détaillé d'un
sur la route. Les routes, les chemins et l'organisation des services au XIX siècle,
système defondation à la mer au moyen de blocs de béton, Carilian-Gœury,
Presses de l'Ecole nationale des ponts et chaussées, Paris, 1984.
Paris.
4. Voir par exemple Un canal... des canaux..., catalogue d'expo-
20. C.-A. Collignon, « Emploi des troupes aux travaux des routes
sition, Caisse nationale des monuments historiques et des sites, Picard, er
stratégiques », in Annales des Ponts et Chaussées, 1 semestre 1840, pp. 1-
Paris, 1986.
35.
5. Cf. A. Picard, les Chemins de fer français. Etude historique sur la e
21. Archives parlementaires, 2 série, éd. J. Mavidal, E. Laurent,
constitution et le régime du réseau, Paris, J. Rothschild, 1884-1885 ;
Paris, P. Dupont, 1862-1895, t. LV, p. 718.
F. Caron, Histoire de l'exploitation d'un grand réseau. La compagnie du
chemin de fer du Nord 1846-1937, Mouton, Paris, 1973 ; G. Ribeill, 22. Ibid., p. 744.
Management et organisation du travail dans les compagnies de chemins de
23. B.-P.-E. Clapeyron, E. Flachat, S. Flachat, G. Lamé, Vues
fer des origines à 1860, CERTES, ENPC, Paris, 1985.
politiques et pratiques sur les travaux publics de France, impr. d'Everat, Paris,
6. Voir sur ce thème P. Rosanvallon, le Moment Guizot, Gallimard, 1832, p. 14.
Paris, 1985 ; F. Furet, la Révolution de Turgot à Jules Ferry, 1770-1880,
24. Voir J.-H. Weiss, The Making of Technological Man. The
Hachette, Paris, 1988.
Social Origins ofFrench Engineering Education, Cambridge Massachussetts,
7. L. Becquey, Rapport au roi sur la navigation intérieure de la MIT Press, 1982.
France, Imprimerie royale, Paris, 1820, pp. 5-6, 18. On trouvera une
25. Observations présentées au Comité des travaux publics de l'As-
bonne analyse du plan Becquey dans A. Fortier, P. Pinon, « "L'achève-
semblée nationale par la Société centrale des ingénieurs civils, impr. centrale
ment des canaux" sous la Restauration et la monarchie de Juillet », in
des chemins de fer de Napoléon Chaix, Paris, 1848, p. 9. Sur la Société
Annales des Ponts et Chaussées, n° 19, 1981, pp. 72-83.
centrale des ingénieurs civils de France, lire par ailleurs B. Jacomy, « A la
8. J. Cordier, Considérations sur les chemins de fer (1830), citation recherche de sa mission. La Société des ingénieurs civils », in Culture
en couverture. technique, n° 12, 1984, pp. 209-219.

9. Sur le mouvement Saint-Simonien et la question des grands 26. J. Lapeyre, Réflexions sur les grands ouvrages en général, et
travaux, lire notamment H.-R. d'Allemagne, Prosper Enfantin et les particulièrement sur les travaux maritimes qui sont confiés aux ingénieurs des
e
grandes entreprises duXIX siècle, Griind, Paris, 1935 ; R.-B. Carlisle, « Les Ponts et Chaussées, Le Havre, p. 11.
chemins de fer, les Rothschild et les saint-simoniens », in Economies et
27. Ibid., pp. 12-13.
sociétés, « Saint-Simonisme et pari pour l'industrie», tomeV, 1971,
pp. 1185-1214 ; J. Walch, « Les saint-simoniens et les voies de commu- 28. Voir M. Bruguière, la Première Restauration etsonbudget,Droz,
nication », in Culture technique?? 19, 1989, pp. 285-294 ; P. Régnier, Genève, Paris, 1969.
lesSaint-Simoniens en Egypte (1833-1857J, Amin F. Abdelnour, Le Caire,
29. Sur le développement du calcul économique, lire F. Etner,
1989.
Histoire du calcul économique en France, Economica, Paris, 1987.
10. J. Terson, Mémoires, Arsenal, FE 7787.
30. J. Dupuit, « De la mesure de l'utilité des travaux publics », in
d
11. M. Chevalier, Religion saint-simonienne, Politique économi- AnnalesdesPonts et Chaussées, 2 semestre 1844, pp. 332-375. Sur Dupuit,
que. Système de la Méditerranée, Bureaux du Globe, Paris, 1832, p. 36. lire F. Etner, op. cit., pp. 150-156 ; sur les conceptions de Cournot, on
Sur les conceptions de Chevalier, voir J. Walch, Michel Chevalier, éco- pourra consulter C. Ménard, la Formation d'une rationalité économique :
nomiste saint-simonien 1806-1879, Vrin, Paris, 1975. A A. Cournot, Flammarion, Paris, 1978.

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