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Les projets d'Alger et la dimension de


l'infrastructure

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Antoine Picon
Harvard University
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Les projets d’Alger
et la dimension
de l’infrastructure
Antoine Picon

L’importance des infrastructures routières constitue l’une


des dimensions les plus saillantes des plans successifs élabo-
rés par Le Corbusier pour Alger. Elle atteint son paroxysme
avec le célèbre Viaduc-habitation du plan A, véritable icône
de l’architecture moderne qui a suscité au fil des décennies
enthousiasmes et condamnations. En retrait de ces réac-
tions souvent extrêmes, nous voudrions ici examiner un peu
plus précisément le type de rapport à l’infrastructure que
viennent illustrer les projets algérois, le Viaduc-habitation
en particulier. Chez Le Corbusier, la dimension de l’infras-
tructure est ancienne ; elle est déjà présente dans certains
projets de l’époque puriste. Elle acquiert une portée nou-
velle au début des années 1930, ainsi qu’on essayera de le
montrer. Elle permet d’éclairer la question souvent débat-
tue du statut à accorder à ce que l’on considère souvent
comme des postures théoriques empreintes de provocation
dans l’œuvre urbanistique de Le Corbusier. Bien que l’ar-
chitecte lui attribue un caractère fondamentalement offen-
sif – « on fonce en avant, à la recherche de quelque chose.
Ce qu’on recherche c’est la direction du tir 1 » –, le plan A,
avec son Viaduc-habitation, n’est pas qu’un obus destiné
à pulvériser les projets concurrents à la façon d’un mani-
feste avant-gardiste. En même temps qu’il témoigne d’une
volonté de transformer radicalement l’existant, il s’enra-
cine dans un ensemble complexe d’influences, d’observa- 1. Le Corbusier, lettre
à M. Charles Brunel,
tions et d’emprunts. À l’image des infrastructures d’Alger, maire d’Alger, Noël 1933,
l’urbanisme corbuséen, même sous sa forme apparemment FLC B3-5-129.

Le Corbusier, urbanisme d’Alger, 1930. Raccordements aux grandes routes. Encre de Chine sur calque cuir. FLC 14116B 51
la plus radicale, se trouve en figure notamment le principe d’une sorte de City algéroise
prise sur des déterminations à l’emplacement du quartier de la Marine. Du point de vue
tout à la fois géographiques des infrastructures, on retiendra principalement la création
et historiques beaucoup plus d’une autostrade littorale, autostrade dont la relation au
stratifiées que l’idée que l’on site et au nouveau quartier d’affaires annonce certains traits
a pu s’en faire. essentiels du Viaduc-habitation. Le Corbusier ne fait au fond
que projeter en hauteur, à la cote 100, un dispositif que le site
La prise en compte du local semble réclamer. Rotival imagine également un immeuble-
Ainsi que l’a montré Jean- passerelle qui semble là encore ouvrir la voie aux proposi-
Pierre Giordani, le Plan- tions de Le Corbusier, à la passerelle reliant le quartier de
Obus s’inspire d’un certain Fort-l’Empereur aux immeubles en hauteur du quartier de

nombre d’éléments extrê- la Marine en particulier. En s’appuyant sur cet ensemble de 5. Le Corbusier, Vers une
mement concrets de la topo- convergences, Le Corbusier pensera pouvoir compter sur architecture, Paris,
graphie algéroise. Même s’il Rotival pour promouvoir ses idées. Sa déception n’en sera Crès & Cie, 1923.
6. Le Corbusier, « Usines Fiat
reprend une formule élabo- que plus vive lorsque Rotival choisira de collaborer avec du “Lingotto” à Turin »,
rée pour Rio de Janeiro, le Henri Prost au plan régional d’Alger au lieu de soutenir les s.d., FLC F3-1-111-114.
Viaduc-habitation s’appuie propositions corbuséennes.
sur le précédent que consti-
tue aux yeux de Le Corbusier Un tour de la terre
le boulevard du front de mer, Par-delà les circonstances
qui abrite toute une série de locales, l’importance prise
locaux à usage commercial et par le thème de l’infrastruc-
même des habitations dans ture renvoie également à
ses substructures à arcades 2. un ensemble de références
Le plan de Rotival montrant l’autostrade prévue en bord de mer, publié Ce boulevard constitue à accumulées au cours d’une
dans la revue Les Chantiers nord-africains, numéro de janvier 1931, p. 31 l’époque une référence urba- série de voyages menant de
nistique qui circule bien au- Paris à la Méditerranée, de la
delà de l’Algérie et de la France. Son caractère exemplaire Méditerranée à l’Amérique
du point de vue de la combinaison entre infrastructure du Sud, avant de faire retour
et architecture se trouve par exemple mentionné par les sur Paris. Ce tour du monde
2. Cf. Jean-Pierre Giordani, auteurs du plan régional de New York de 1931 3. des infrastructures commen­ce
« Le Corbusier et les projets
pour la ville d’Alger, 1931-1942 », Plus complexe que ce que l’on en a souvent retenu, le à Turin avec l’usine du Lin­
thèse de 3  cycle, Institut
e
Viaduc-habitation négocie également avec les détails du gotto, qui figure en bonne
d’urbanisme, université de
Paris VIII - Saint-Denis, 1987,
relief et du bâti existant au moyen de dispositifs qui vont du place dans Vers une archi-
p. 171. pilotis à l’arche parabolique. Sur 28 km de long, il n’abrite tecture 5 et que Le Corbusier
3. Thomas Adams, Harold M. Lewis, des logements que sur la moitié environ de son développe- qualifie d’« œuvre florentine
Lawrence M. Orton,
The Building of the City. ment, ce qui limite son effet d’écran au droit d’équipements ponctuelle, limpide et nette »,
Regional Plan of New York importants. de « document pour l’urba-
and Its Environs, vol. II, New
À côté de ces éléments physiques, certains débats et pro- nisme » dans un autre de ses
York (NY), Regional Plan, 1931,
p. 335-338. jets locaux laissent aussi leur marque. Le Plan-Obus doit textes 6. Outre le thème de
4. Maurice Rotival, « Veut-on faire ainsi beaucoup aux idées présentées par l’ingénieur Maurice la piste automobile en guise
d’Alger une capitale ? »,
Les Chantiers nord-africains,
Rotival lors d’une conférence prononcée le 12 décembre de toiture, le Plan-Obus lui Représentation de l’usine Fiat du Lingotto, Le Corbusier, Vers une
janvier 1931, p. 27-37. 1930 devant l’association Les Amis d’Alger 4. Dans ce projet doit probablement la grande architecture (1923), Paris, Vincent, Fréal & Cie, 1958, p. 242

52 53
boucle formée par le Viaduc-habitation et la route du bord Rio, São Paulo et Montevideo. C’est pour Rio de Janeiro
de mer. L’ensemble fait indéniablement penser à un circuit que s’élabore une première version du Viaduc-habitation,
d’essai à très grande échelle, même si la plupart des photo- avec certains de ses dispositifs essentiels comme les rues
graphies de la maquette tendent à occulter cet aspect essen- intérieures piétonnes, les ascenseurs, l’étage des garages
tiel du projet en focalisant l’attention sur le seul Viaduc- immédiatement au-dessous de l’autostrade sur laquelle, une
habitation, sans montrer clairement sa liaison avec la route fois lancé, on fonce à « cent à l’heure, “à l’arrachée”, vers les
qui suit le littoral en contrebas. bureaux, vers la ville, vers l’hinterland des campagnes, des
C’est autour de la Méditerranée, plutôt qu’en Allemagne forêts, des hauts plateaux 10 ». C’est à Rio que s’opère pour
– où il aurait pu pourtant s’inspirer de l’expérience pilote la première fois la monumentalisation de l’infrastructure et
de l’AVUS (Automobil Verkehrs und Übungsstrasse), qui sa mobilisation à l’échelle d’un site de très grande ampleur, 10. Le  Corbusier, Précisions sur un
réalise une voie avec chaussées séparées au lendemain du dans une relation où les registres du naturel et de l’artificiel état présent de l’architecture
et de l’urbanisme (1930), Paris,
premier conflit mondial dans la banlieue de Berlin –, que tendent à se brouiller au profit d’une unité de composition Vincent, Fréal & Cie, 1960,
Le Corbusier découvre véritablement le pouvoir de l’autos- véritablement organique, on y reviendra. p. 244.
trade moderne. Ses amples courbes et ses virages relevés Les projets pour Monte­vi­
constituent l’expression la plus achevée de la civilisation de deo et São Paolo reprennent
la vitesse en même temps qu’ils présentent quelque chose le thème de l’Immeuble-
de voluptueux à ses yeux. Au cours des années 1930, deux viaduc, mais en l’interprétant
références reviennent en particulier avec insistance. La liai- comme un moyen de matéria-
son Modane-Trieste à travers le Piémont, la Lombardie et liser des axes d’urbanisation et
le Trentin le frappe par son caractère de voie dédiée spécia- de circulation en ligne droite
lement au trafic automobile, séparée des routes ordinaires qui viennent entailler le relief
et gardée par des postes-barrières à la façon des voies de au lieu de s’y lover en courbe.
chemin de fer 7. En Espagne, sur les nouvelles routes créées L’orthogonalité des axes en
par le régime de Primo de Rivera, c’est l’esthétique de la fonction desquels s’ordonnent
voie, la relation au paysage et la dimension géopolitique, les plans de Montevideo et de
davantage que les aspects techniques, qui retiennent son São Paolo renvoie à un autre
attention. « Il y a huit ans, nous roulions de Barcelone à motif, celui de la grande croi-
Gibraltar au long des bords de la mer, sur la neuve autos- sée. Ce dernier vient clore ce
trade de Primo de Rivera », écrira-t-il un peu plus tard dans périple en nous ramenant à
Sur les quatre routes. « C’était la première autostrade stric- Paris, au Paris d’Haussmann
tement exacte aux bords nets peints en blanc, aux virages avec ses traversées nord-sud
7. Le Corbusier, « Les besoins relevés, aux vues dégagées ; elle conduisait des Pyrénées à et est-ouest dont Le Corbusier
collectifs et le génie civil » l’Afrique 8. » L’Espagne est également riche de l’héritage de admire l’articulation nette et
(article de l’Encyclopédie
française, fondée par Anatole
Soria y Mata et de sa ville linéaire, qui constitue l’une des vigoureuse. À Alger, le dispo-
de Monzie), 28 mars 1935, sources d’inspiration possibles du Viaduc-habitation aux sitif formé par l’axe menant
FLC A2-20-193, p. 7. côtés de la Roadtown d’Edgar Chambless et des proposi- des hauts de Fort-l’Empereur
8. Le  Corbusier, Sur les quatre
routes, Paris, Gallimard, 1941, tions des constructivistes russes 9. au quartier de la Marine et
p. 42. Dans ce périple placé sous le signe de l’infrastructure, le par le Viaduc-habitation arri-
9. Cf. Kenneth Frampton, « The
voyage en Amérique du Sud marque à coup sûr un tournant vant presque à la perpendi-
other Le Corbusier : primitive
form and the linear city, 1929- qui voit Le Corbusier prendre en quelque sorte l’offensive culaire dans sa partie centrale
52 », in Le Corbusier Architect dans un domaine où il avait eu jusque-là plutôt tendance à peut s’assimiler à une sorte de
of the Century, Londres, Arts
Council of Great Britain, 1987,
observer les réalisations des ingénieurs. Alger doit, on le sait, grande croisée faisant écho au Le Corbusier, urbanisme, Amérique du Sud, 1929. Vue des projets pour
p. 29-34. certaines de ses principales caractéristiques aux projets pour dispositif parisien. Montevideo et Buenos Aires, plan. Fusain sur papier Canson. FLC 30301

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La référence parisienne ne s’arrête probablement pas au Ingénieurs et garagistes
seul motif de la grande croisée. La voirie haussmannienne Un désir de technicité routière imprègne l’ensemble des
se caractérise également par une tension permanente entre projets pour Alger. Il se nourrit d’un intérêt toujours renou-
percées rectilignes et tracés polygonaux et courbes, ces velé pour l’œuvre des ingénieurs. Les noms de Gustave
derniers triomphant dans le système des parcs et jardins, Eiffel, Paul Séjourné, ou encore Eugène Freyssinet, présen-
véritable matrice de la ville des ingénieurs où s’élaborent tés comme des « précurseurs de l’esthétique moderne 12 »,
et se testent certaines de leurs idées essentielles, à com- reviennent fréquemment sous la plume de Le Corbusier, et 12. Lcollectifs e Corbusier, « Les besoins
et le génie civil »,
mencer par une conception de la circulation faisant appel les arches paraboliques du Viaduc-habitation, qui atteignent art. cit., p. 3.
à des modèles hydrauliques 11. On serait tenté de déceler près de 43 m de haut par endroits, doivent quelque chose 13. Voir notamment Mary
McLeod, « Alger : l’appel de
une tension du même type à Alger, entre l’orthogonalité aux hangars d’Orly de Freyssinet, que Le Corbusier avait la Méditerranée », in Jacques
générale du dispositif et les courbes des immeubles de Fort- fait figurer dans Vers une architecture. Lucan (dir.), Le Corbusier, une
encyclopédie, Paris, Centre
l’Empereur. Avant d’intégrer la voirie à ces immeubles, À la suite des ingénieurs, Le Corbusier appelle à la consti- Georges-Pompidou/CCI, 1987,
une première version du projet prévoyait une desserte en tution d’une « théorie de la route » fondée sur la science. p. 26-32. On pourra consulter
forme de trèfle, indépendante des bâtiments, qui rendait ce L’existence de formules reliant la vitesse que peuvent également « Plan-Obus,
Algiers/Femmes fantasques »,
contraste entre lignes droites et courbes encore plus frap- atteindre les automobiles au rayon et au relèvement des in Le Corbusier Architect of
11. Cf. Antoine Picon, Les Saint- pant. Avec ses bretelles d’accès qui s’incurvent de part et virages le fascine. Le relèvement des virages, qui caractérise the Century, op. cit., p. 216-217.
simoniens. Raison, imaginaire
et utopie, Paris, Belin, 2002,
d’autre de la voie principale, l’autostrade vient en quelque aussi bien la piste du Lingotto
p. 263-264 en particulier. sorte condenser cette opposition. que l’autostrade de Barcelone
à Gibraltar, se révèle en par-
ticulier porteur d’une beauté
à la fois scientifiquement fon-
dée et sensuelle qui annonce
la réconciliation des registres
de la raison et de l’émotion.
N’évoque-t-il pas le déhan-
chement des femmes ou les
courbes de leurs corps allon-
gés ? Ainsi que l’a noté Mary
McLeod 13, cette dimension
anthropomorphique, voire
érotique, se communique par
l’intermédiaire de la voirie au
plan d’Alger tout entier.
Cet intérêt pour les ques-
tions de tracé de la voirie
ne se démentira pas par la
suite. Dans La Ville radieuse
figurent des schémas d’inter-
sections d’autoroutes amé-
ricaines à propos desquels
Le Corbusier écrit qu’«  ils
Le Corbusier, urbanisme d’Alger, 1930. Vue des arches paraboliques du viaduc, détail. Crayon noir sur calque semblent plutôt extraits d’un Le Corbusier, Nu féminin allongé. Crayon graphite, crayon de couleur
d’étude. FLC 14115 manuel de biologie que de sur papier. Cahier de dessins n° 5, 1933. FLC 5023

56 57
la publication des Grands Prix de Rome 14 ». L’architecte avant de se livrer à une véritable charge visant le caractère
continuera d’exalter les formes organiques des giratoires souvent timoré du technicien : « L’ingénieur, admirable
dans Manière de penser l’urbanisme 15. dans ses tâches méticuleuses, penché sur sa règle à calcul,
Il est toutefois frappant de constater le caractère quelque est, la plupart du temps, un presque révolté par les enfants
peu artisanal, voire bricolé, que conservent les projets de qu’il crée. Il n’y croit que comme à une mécanique fonc-
Le Corbusier au regard de l’ambition de mise en œuvre tionnante. Il n’y croit pas comme organisme de pensée. Il
d’une théorie de la route dont ils se réclament. À la figure ne sait pas son œuvre, il la subit. Il s’excuse, il rectifie l’atti-
de l’ingénieur tend à se superposer du même coup celle du tude qu’on pourrait lui prêter. Seule l’économie, la rareté
garagiste fort de sa connaissance empirique de l’automobile, de l’argent l’obligent à laisser son œuvre à ce stade pur de
à l’instar de ce M. Causan qui inspire certaines des idées de fonctionnement brut et dans cette certaine pureté 17. » On
l’architecte concernant les croisements 16. Le système des retrouvera ces reproches dans les Propos d’urbanisme, de
rampes, des monte-charge et des ascenseurs à voitures des 1946, où l’on peut lire que « les ingénieurs sont, ô miracle !
différentes versions du plan d’Alger relève au moins autant les moins téméraires des hommes 18 ».
de l’univers du garagiste que de celui de l’ingénieur.
Cette double référence rend plus compréhensible la prin- Aux balcons du monde : nature et infrastructure
cipale bizarrerie du projet du point de vue de l’ingénierie : « Savoir son œuvre » : cette exigence implique de prendre 17. Le Corbusier, conférence à
la liaison de l’autostrade à la voie rapide menant du quar- conscience des contradictions propres au déferlement de la Buenos Aires, octobre 1929,
FLC C3-7-1.
tier haut de Fort-l’Empereur au sommet des immeubles civilisation machiniste. La première contradiction concerne 18. Le  Corbusier, Propos
d’affaires du quartier de la Marine au moyen d’un simple l’écart qui s’est creusé entre les deux besoins fondamen- d’urbanisme, Paris,
ascenseur à voitures. En même temps qu’il entérine la sépa- taux de l’humanité : habiter et se déplacer. Au récit unitaire Bourrelier et Cie, 1946.
ration entre les résidences de standing de Fort-l’Empereur,
branchées directement sur la nouvelle Cité des affaires, et les
logements plus modestes du Viaduc-habitation, ce disposi-
tif qui relève davantage de l’architecture que du génie civil
témoigne de la distance que conserve Le Corbusier à l’égard
de l’art de l’ingénieur. Le statut des circulations intérieures
des immeubles à redents de Fort-l’Empereur demeure du
même coup empreint d’ambiguïté. S’agit-il d’un système
autoroutier à part entière, comme tend à le suggérer la
célèbre perspective d’un des immeubles où l’on croit avoir
affaire à une circulation extrêmement dense au niveau de la
rue intérieure, ou se trouve-t-on en face d’une desserte locale
dont la fonction est de conduire les automobiles au parking ?
Passé l’enthousiasme de la découverte par Le Corbusier
des problèmes bien posés par la technologie contempo-
raine, enthousiasme dont Vers une architecture s’était fait
l’écho en donnant aux architectes l’œuvre des ingénieurs
14. Cité par Éric Alonzo, Du rond- en exemple, l’heure est à une certaine forme de désillu-
point au giratoire, Marseille,
sion, ou du moins de prise de distance critique. « J’ai dé­ifié
Parenthèses, 2005, p. 91.
15. Ibid. l’ingénieur, lui ai voué mon premier livre […]. C’était par
16. Le Corbusier s’y réfère enthousiasme, et c’était une anticipation : j’évoquais le
notamment dans son analyse
de la « Mort de la rue » dans le
“constructeur”, le nouvel homme des temps nouveaux », Planche représentant des carrefours américains « Types of special intersections… », Le Corbusier, La Ville radieuse,
n° 5 de Plans (mai 1931). déclare l’architecte au cours de son séjour à Buenos Aires, Boulogne-sur-Seine, L’Architecture d’aujourd’hui, 1935, p. 123

58 59
des origines de l’architecture popularisé par l’abbé Laugier, mobilité 19. » Longtemps inséparables l’un de l’autre, ces deux
avec l’apologue de la cabane primitive, Le Corbusier substi- éléments ont divergé au point d’apparaître comme difficile-
tue une dualité suivant un schéma de pensée fréquent sous ment réconciliables en raison de l’accroissement des vitesses.
sa plume. « Les besoins collectifs se résument en deux élé- Cette divergence a également sonné le glas des relations
ments fondamentaux : le logis et les transports », écrit-il. « Le aisées entre la nature et l’homme. Les vitesses vingtuples
19. Le Corbusier, « Les besoins
logis pour vivre chaque jour de l’existence ; les transports voire centuples ont rompu ce lien ; elles ont mis en péril les collectifs et le génie civil »,
pour satisfaire à une fonction humaine fondamentale : la « rapports fondamentaux de la biologie et de la psychologie art. cit., p. 1.

Le Corbusier, urbanisme d’Alger, 1930. Circulation. Encre de Chine sur calque cuir. FLC 14139A

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humaine avec la nature elle-même 20 ». Dans cette perspec- et des immeubles de Fort-l’Empereur rappellent également
tive, l’une des fonctions de l’infrastructure consiste précisé- les sinuosités des fleuves d’Amérique du Sud qui avaient
ment à réconcilier l’habiter et le déplacement, les rythmes tant fasciné Le Corbusier.
naturels et ceux qu’imprime la machine. Tirant les leçons de ses expériences sud-américaines
Avec sa panoplie d’outils susceptibles de s’appliquer et algériennes, l’architecte se montrera particulièrement
aussi bien au problème du logement qu’à celui du trans- disert sur la relation entre infrastructure et nature et sur
port, le génie civil pourrait apparaître comme le moyen de la poétique qu’elle est susceptible d’engendrer dans Sur les
cette réconciliation. Les ingénieurs ne sont-ils pas, après quatre routes : « Une route n’est pas qu’une entité kilomé-
tout, les principaux concepteurs d’infrastructures ? Mais trique ; elle est un événement plastique au sein de la nature.
il leur manque précisément cette conscience aiguë des Géométrie et nature ont été souvent le support de choses
contradictions de l’époque que réclame Le Corbusier. Par- émouvantes : pont du Gard ou simple chemin droit à tra-
dessus tout, ils traitent séparément les problèmes au lieu de vers le verger normand, avec la porte du logis au bout. » Si
rechercher la solution s’appliquant aux uns et aux autres. le pont du Gard est œuvre d’ingénieur, l’association entre le
Une telle séparation fait figure de conséquence de ce carac- chemin, le verger et le logis constitue la meilleure introduc-
tère timoré qui leur fait préférer les certitudes rassurantes tion possible au travail de l’architecte, qui cherche à articu-
de la pure technicité aux risques de la synthèse. ler mobilité et habitation.
L’association intime entre le logement et la circulation Dans Sur les quatre routes, Le Corbusier généralise enfin
qui caractérise le Viaduc-habitation d’Alger prend du même les propositions de Viaduc-habitation élaborées pour Rio de
coup sa pleine portée. Il convient de noter que cette asso- Janeiro et Alger. Quoiqu’un peu long, le passage mérite d’être
ciation se retrouve dans les immeubles de Fort-l’Empereur, cité dans son intégralité, tant il résume le désir de réconci-
où l’autostrade se fait rue intérieure. Comme l’a noté Tim liation entre civilisation machiniste et nature dont procède
Benton, une telle association préoccupait depuis longtemps l’importance accordée à la question de l’infrastructure.
Le Corbusier, et un projet comme la Villa Savoye témoi- « Il est des lieux qui sont comme les balcons du monde.
gnait déjà d’un désir d’arraisonnement de l’infrastructure Ainsi les collines harmonieuses de la Côte d’Azur, au-des-
automobile à l’architecture 21. Alger marque toutefois une sus des calanques ; le Valais, au débouché du Rhône, et le
nouvelle étape qui voit le logement et la route confondre versant de Lavaux, devant le Léman et les montagnes ;
en grande partie leurs destins. Rio de Janeiro, entre ses éperons échevelés ; des milliers
Cette confusion permet d’amorcer aussi un mouvement de d’autres encore, et les plus beaux inhabités. Sur ces balcons
déconcentration, seul capable de sauver une ville menacée de du monde qui forment des corbeilles au giron plus ou moins
congestion aux yeux de Le Corbusier. Le contraste s’accuse incliné, la prise de possession pourrait se faire par deux
selon lui entre l’âge du chemin de fer et celui de l’automo- opérations conjuguées : atteindre, habiter.
bile : « La civilisation de la route rétablira les rapports har- » Tracer les autostrades à des niveaux différents, deux,
monieux et réguliers entre la ville et la campagne, rapports trois autostrades, l’une à la cote 20 m, l’autre à la cote 75,
brisés par le chemin de fer qui, opérant en sens contraire, la troisième à la cote 150. Aller chercher dans le giron du
avait vidé les campagnes au profit de la ville et avait arraché site l’appui de ces courbes à niveau : immédiatement, elles
les hommes à leur milieu fondamental : la nature 22. » se séparent, s’installent à flanc de montagne, expriment
0. Ibid., p. 13.
2 Au lieu de favoriser l’étalement urbain, la fonction dévo- le mouvement du paysage. En certains endroits propices,
2 1. Voir notamment Tim Benton, lue à la route dans un tel contexte consiste bien plutôt à quitter le terrain naturel et, en plein cirque de vignes, de
Les Villas parisiennes
contenir et à canaliser l’urbanisation. Il s’agit de ménager rochers, de vergers, quitter l’appui de la terre, tendre une
de Le Corbusier et Pierre
Jeanneret, 1920-1930, Paris, ce faisant les conditions d’un face-à-face entre infrastruc- corde devant soi, lancer l’autostrade en viaduc ; exploiter les
Éditions de la Villette, 2007. ture et nature qui voit les deux protagonistes partager cer- substructures du viaduc par l’aménagement de logis super-
22. Le Corbusier, « Les besoins
collectifs et le génie civil »,
taines caractéristiques. À Alger, l’infrastructure s’incurve à posés comme les cellules d’un rayon de miel. Chaque logis,
art. cit., p. 6. la façon d’un être vivant. Les courbes du Viaduc-habitation comme une villa, peut avoir son jardin, un jardin suspendu.

62 63
restaurer un ordre organique sur un ensemble de spécifici-
tés géographiques et historiques ainsi que sur les exigences
d’une modernité d’essence circulatoire. Profondément
politique, au sens d’une action publique qui transcenderait
les clivages entre partis, l’infrastructure se pare également
d’une dimension géopolitique évidente dans un cas comme
celui de l’autostrade de Barcelone à Gibraltar, qui repré-
sente pour Le Corbusier un trait d’union entre l’Europe et
l’Afrique. À Alger, cette portée géopolitique s’avère tout
aussi évidente, s’agissant d’aménager une ville destinée à
devenir la capitale de l’Afrique du Nord. La croisée formée
par l’autoroute qui s’amorce depuis la Cité des affaires en
direction du sud et le Viaduc-habitation semble qui plus est
faire écho à cette autre croisée formée par les axes Paris-
Alger et Barcelone-Rome, à travers laquelle les membres
du groupe réuni autour de la revue Prélude imaginent une
Méditerranée étendue et régénérée.
Ce glissement de l’infrastructure à la politique et de la
politique à une géopolitique accordant une place privilé-
giée à la question méditerranéenne s’inscrit dans une tra-
dition de pensée et d’action que l’on peut faire remonter
aux saint-simoniens et à leurs projets d’aménagement total
Paris et Alger sur le même méridien, Le Corbusier. Poésie sur Alger, Paris, Falaize, 1950, p. 12-13 et organique de la planète, projets dont le célèbre Système
de la Méditerranée, de Michel Chevalier, publié en 1832,
constituait l’une des expressions privilégiées. Par l’inter-
Le viaduc plonge dans les fonds, fournissant du cube bâti. médiaire de Prosper Enfantin, membre de la commission
Tout est possible, tout serait possible ! Ces balcons du scientifique de l’Algérie, de Paulin Talabot et de ses mul-
monde seraient accessibles encore du sol, en bas, en divers tiples entreprises algériennes, ou encore d’Ismayl Urbain,
points de leur parcours et reliés aux chemins existants ; les qui tente de se faire l’interprète de la culture arabe auprès
logis feraient corps avec eux et la nature autour serait lais- des militaires français, les saint-simoniens sont extrême-
sée libre, sauvage ou cultivée, indépendante, totale et non ment présents dans l’Algérie des débuts de la colonisa-
pas anéantie par les lotissements ; et ces spectacles sublimes tion 24. Alger serait-il encore hanté par leurs fantômes aux
seraient portés dans les chambres des hommes 23. » débuts des années 1930 ? Il semble plus raisonnable d’attri-
buer cette résonance à une constellation de préoccupations
Politique et géopolitique qui n’ont jamais cessé de ressurgir à l’articulation entre
L’infrastructure n’a pas pour seule fonction de réconcilier la infrastructure, ville et territoire, dans un contexte fran-
nature et l’homme. Dans les villes, où elle vient souvent maté- çais où les élites techniques, les ingénieurs en particulier,
rialiser des cheminements immémoriaux, elle vient aussi demeuraient marquées par l’héritage du socialisme uto-
sceller la réunion de la géographie et de l’histoire. Tel est le pique 25. Plus encore que dans les détails de son autostrade,
24. Voir à ce sujet Marcel Émerit,
sens que revêt le motif de la grande croisée sous la plume c’est dans cette capacité à articuler infrastructure et vision Les Saint-simoniens en
de Le Corbusier. Au début des années 1930, ce motif pos- géopolitique que Le Corbusier démontre qu’il a bien assi- Algérie, Paris, Les Belles
Lettres, 1941.
23. Le  Corbusier, Sur les quatre
sède une connotation politique évidente aux yeux de l’archi- milé la leçon de l’ingénieur au point de prétendre la dépas- 25. Cf. Antoine Picon, Les Saint-
routes, op. cit., p. 38-40. tecte tenté par les thèses du syndicalisme régional, qui veut ser définitivement. simoniens, op. cit.

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