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Mais c’est l’essor du mouvement féministe ces


dernières années, mené par la colère des plus jeunes,
Féminicides: au Mexique, elles mettent des
qui constatent que, malgré le travail de leurs aînées,
noms sur des chiffres rien n’a changé pour elles, qui a imposé le sujet dans
PAR MARIE HIBON
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 21 DÉCEMBRE 2020 le débat public.
En 2019, près de 3 900 femmes ont été assassinées
au Mexique. Des chiffres répétés à longueur
de mobilisations, mais trop anonymes. Plusieurs
activistes redonnent une identité aux victimes et
luttent contre l’engourdissement des esprits face aux
statistiques.

La carte des féminicides dressée par Maria Salguero. © Capture d'écran/Google

Malgré des cas emblématiques qui ont secoué le


pays au fil des ans – comme celui de l’activiste
Marisela Escobedo, assassinée en 2010 pour avoir
cherché à obtenir justice pour sa propre fille victime
Manifestation à Mexico, le 25 novembre 2020, pour réclamer la fin de féminicide par son compagnon (un documentaire a
des violences envers les femmes. © EYEPIX/NURPHOTO /AFP
été diffusé en octobre 2020 sur Netflix) –, la violence
Mexico (Mexique).–Chaque jour, avec la régularité contre les femmes est longtemps restée cantonnée à
d’un métronome, un mail tombe dans la une multitude de faits divers, certes tragiques, mais
boîte électronique de Maria Salguero. « Alerte soigneusement isolés les uns des autres.
Google : Femme assassinée. » Et, chaque jour, « Je me suis rendu compte que les féminicides
sans faute, ce courriel de l’horreur contient une ne touchaient pas uniquement l’État de Mexico
ou plusieurs occurrences de femme assassinée, [gigantesque ceinture industrielle de la capitale –
poignardée, étranglée, abandonnée dans un fossé, un ndlr]. Qu’à Ciudad Juarez, cela continuait… », se
terrain vague ou jetée d’un pont quelque part dans un rappelle Maria Salguero. En géolocalisant chaque
des 32 États de la République mexicaine. femme assassinée, les épingles de sa carte couvrent
Salguero, géophysicienne et activiste féministe de tout le territoire et font émerger des caractéristiques
42 ans, parcourt quotidiennement depuis cinq ans ce communes.
funeste bulletin et en extrait les informations qui lui Sur la carte interactive, l’activiste documente, à
permettront, entre autres sources, d’alimenter la carte raison de trois à quatre heures de travail par jour,
interactive qu’elle a créée en 2016 pour géolocaliser le lieu où la victime a été retrouvée mais aussi
et nommer les assassinats de femmes au Mexique. d’autres caractéristiques : son nom, son âge, sa
« Je travaillais sur les disparitions, quand j’ai pris relation avec l’agresseur, les circonstances du meurtre,
conscience que les meurtres de femmes concernaient l’état du corps de la victime. Des informations qui
tout le pays. » doivent permettre, en les compilant, de comprendre
La prise de conscience du Mexique face à l’ampleur le phénomène plus finement qu’à travers les chiffres
de la violence contre les femmes est récente. Dans les bruts du nombre de femmes assassinées et de
années 1990, les expertes féministes se battent pour féminicides que les autorités publient chaque mois.
créer des textes de loi exemplaires sur le sujet, qui
culminent en 2007 avec la Loi sur l’accès à une vie
libre de violences pour les femmes.

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Selon les statistiques officielles, 3 880 femmes ont été souvent les autorités disent aux familles de revenir
assassinées l’an dernier dans le pays. 1 006 de ces plus tard ou de ne pas s’inquiéter car leur fille est
meurtres ont été classés comme féminicides. Un terme sûrement partie avec un garçon.
forgé au Mexique et reconnu dans sa législation depuis Sa carte des féminicides a valu à Maria Salguero les
2007 mais sciemment sous-utilisé par les autorités du honneurs du magazine Forbes ; l’édition mexicaine
pays, que le terme n’avantage pas. l’a intégrée en 2019 et 2020 dans le haut de sa liste
Au Mexique, le féminicide recouvre la notion des « 100 femmes d’influence au Mexique ». Les
d’assassinats de femmes en raison de leur genre, mais autorités ont également rapidement repéré et reconnu
aussi le caractère de domination systémique de ces son travail, qui a servi de base à l’élaboration de
crimes et, par extension, la responsabilité de l’État. multiples rapports et analyses au sein de plusieurs
Dans la base de données de Maria Salguero, 58 % des institutions.
près de 3 000 crimes qu’elle a documentés sont des « Un membre de la Garde nationale [un corps des
féminicides, affirme la géophysicienne, quand, pour forces de l’ordre créé en 2018 et destiné à remplacer la
les autorités, seuls 26 % sont traités comme tels. police fédérale – ndlr] m’a rapporté que ma carte était
une de leurs sources pour affiner leurs analyses sur
les crimes de genre », relate Salguero depuis l’État de
Sonora (nord-ouest du Mexique), où elle a déménagé
en novembre.
Après plusieurs tentatives décevantes, comme ce
recrutement au sein du sous-secrétariat aux droits
de l’homme pour créer une base de données sur
Manifestation à Mexico, le 25 novembre 2020, pour réclamer la fin
des violences envers les femmes. © EYEPIX/NURPHOTO /AFP
les féminicides, où l’on a demandé à l’activiste
de travailler gratuitement et de payer sa connexion
Enquêter sur un féminicide demande de s’intéresser au
Internet, Maria Salguero a finalement été embauchée,
contexte du crime et de procéder selon des principes
cet été, par la procureure de l’État de Sonora pour
bien définis. Cela exige plus de temps, de formation et
diriger un nouveau service consacré à l’analyse de
de ressources que n’en possède la justice mexicaine,
données sur la violence de genre.
débordée par le nombre de dossiers à traiter dans un
pays aux 35 000 homicides annuels et souvent encline Pour l’activiste, « c’est dans le système judiciaire
à détourner le regard pour protéger l’un ou l’autre qu’on a accès aux données les plus complètes. De
intérêt supérieur. quoi faire de l’analyse extrêmement fine du contexte
de ces crimes pour formuler des politiques publiques
« Au Mexique, les autorités dépensent une énergie
en prise avec la réalité ». Elle milite notamment
folle à éviter cette catégorie et les obligations qui vont
pour catégoriser à part les féminicides liés au crime
avec, cingle l’avocate féministe Andrea Medina, qui
organisé, un phénomène croissant qu’elle a détecté
a participé à forger le terme. À ce stade, on ne peut
en alimentant sa carte, mais qui n’existe pas dans la
plus parler d’omission, mais d’une volonté de faire
nomenclature officielle, ce qui « risque de fausser les
obstacle à l’application de la loi. Les fonctionnaires
conclusions que l’on tire des chiffres ».
se retrouvent à falsifier les rapports d’expertise. » On
ne compte plus les cas de féminicides où la victime est «Tout est déjà contenu dans la loi. Mais elle
classée à tort comme étant de sexe masculin… n’est pas appliquée»
Désormais, les familles des victimes contactent Si Maria Salguero compte continuer à alimenter sa
directement l’activiste pour qu’elle recense leur cas sur propre carte, son travail a fait des émules. Plusieurs
sa carte et lui donne ainsi une existence tangible, quand projets de cartes locales existaient déjà à Ciudad
Juarez et dans l’État de Mexico, et d’autres activistes

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ont décidé de continuer à rendre leur identité aux des vœux par texto avec mes amies, quand, une fois
femmes assassinées au Mexique, chaque jour plus couchée, j’ai été prise de panique. Je me disais que
nombreuses. cette année, c’est moi qui pouvais être assassinée. Ou
C’est le cas de Sofia Valencia. À 19 ans, cette étudiante mes amies proches. Ou d’autres femmes… ce qui m’a
en biologie à la Unam, la plus grande université le plus angoissée, c’était que je ne saurais jamais qui
d’Amérique latine, située à Mexico, a lancé cette sont ces femmes. Certains cas sont médiatisés, mais
année un compte Instagram baptisé « Nos Faltas Tu pas tous. »
2020 »(« Tu manques à l’appel 2020 »). Ces dernières années, une litanie de féminicides
a rythmé de son tempo macabre les mobilisations
féministes. Les femmes sont descendues dans la rue
exiger justice pour Lesvy, assassinée par son petit
ami sur le campus de l’Unam, une affaire initialement
classée comme un suicide par les autorités. Pour
Ingrid, jeune femme dépecée par son compagnon et
dont les photos explicites du corps ont paru dans la
Le compte Instagram de Sofia Valencia, étudiante en presse. Pour Fatima, 7 ans, kidnappée et assassinée
biologie, sur les féminicides. © Capture d'écran/Instagram
dans le sud modeste de la ville. Pour Abril, exécutée
Comme Maria Salguero, la jeune femme fouille les par un motard supposément pour le compte de son
faits divers à la recherche d’informations sur les mari, ancien PDG d’Amazon au Mexique.
dix femmes assassinées chaque jour en moyenne au
Mexique et réalise une publication quotidienne par À chaque fois, les manifestantes exigent la même
laquelle elle tente de rendre sa dignité à la victime, chose : que leur cas soit pris au sérieux par les autorités
souvent bafouée par le traitement racoleur qu’en fait et que justice soit rendue. Elles brandissent des photos
la presse à sensation. En tant qu’utilisateur, le procédé et dessins de ces femmes pour les empêcher de tomber
est radical : les abonnés à ce compte ne peuvent que dans le trou noir de la justice, là où les dossiers sont
prendre la mesure de l’horreur quand chaque jour, le avalés par le silence et l’impunité.
profil d’une nouvelle femme assassinée apparaît sur Un devoir de mémoire et de réparation qui incombe
leur fil Instagram entre deux photos léchées. aux autorités, rappelle l’avocate Andrea Medina. « On
C’est la terreur de l’anonymat engloutissant ces ne devrait pas avoir à parler de justice restaurative au
victimes qui a poussé l’étudiante à ouvrir ce compte. Mexique, car tout est déjà contenu dans la loi. Mais
« Quand [le président mexicain] Lopez Obrador est elle n’est pas appliquée… Alors, comme toujours, la
arrivé au pouvoir, il a promis que tout changerait. société civile se retrouve à chercher des alternatives,
Et puis l’année 2019 s’est terminée avec plus de comme ces projets indépendants, qui sont louables.
mortes que jamais. Le soir du Nouvel An, j’échangeais Mais il est crucial de continuer en parallèle d’exiger
de l’État qu’il remplisse ses obligations. »

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