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LES COURS DE GILLES DELEUZE

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Conférences
> 00/00/1978
> Le temps musical, IRCAM

Pourquoi nous, non musiciens ?


La méthode employée par Pierre Boulez a sélectionné cinq oeuvres musicales. Les rapports
entre ces oeuvres ne sont pas des rapports de filiation ni de dépendance ; il n'y a pas
progression ou évolution de l'une de ces oeuvres à une autre. C'est plutôt comme si les cinq
oeuvres étaient semi-alétoirement choisies, formant un cycle dans lequel elles entraient en
réaction l'une par rapport à l'autre. Ainsi se tisse un ensemble de rapports cirtuels, dont on
pouvait tirer un profil particulier de temps musical qui ne valait que pour les cinq oeuvres. On
aurait très bien pu concevoir que Boulez choisisse quatre ou cinq autres oeuvres : on aurait
eu un autre cycle, d'autres réactions et rapports, et un autre profil singulier du temps musical,
ou d'une autre variable que celle du temps. Ce n'est pas une méthode de généralisation. Il ne
s'agit pas, à partir d'œuvres prises comme exemples musicaux, de s'élever vers un concept
abstrait de temps dont on pourrait dire : "Voilà ce qu'est le temps musical". Il s'agit à partir de
cycles restreints, déterminés dans certaines conditions, d'extraire des profils particuliers du
temps, quitte ensuite à superposer ces profils, à faire une véritable cartographie des variables;
et cette méthode concerne la musique, mais peut aussi concerner mille autres choses.

Dans le cas précis du cycle choisi par Boulez, le profil particulier de temps ne prétendait pas
du tout épuiser la question du temps musical en général. On voyait que, d'un temps pulsé, se
dégageait une sorte de temps non pulsé, quitte à ce que le temps non pulsé revienne à une
nouvelle forme de pulsation. L'œuvre n°I (Ligeti) montrait comment à travers une certaine
pulsation montait un temps non pulsé; les oeuvres 2, 3 et 4 développaient ou montraient des
aspects différents de ce temps non pulsé; la dernière oeuvre n°5 de Carter montrait comment
à partir d'un temps non pulsé, on retrouvait une nouvelle forme de pulsation originale, très
particulière, très nouvelle.

Temps pulsé, temps non pulsé, c'est complètement musical, mais c'est tout autre chose aussi.
La question serait de savoir en quoi consiste au juste ce temps non pulsé. Cette espèce de
temps flottant, qui correspond un peu à ce que Proust appelait "un peu de temps à l'état pur".
Le caractère le plus évident, le plus immédiat, c'est qu'un tel temps dit non pulsé, c'est une
durée, c'est un temps libéré de la mesure, que la mesure soit régulière ou irrégulière, qu'elle
soit simple ou complexe. Un temps non pulsé nous met d'abord et avant tout en présence
d'une multiplicité de durées hétérochrones, qualitatives, non coïncidentes. Comment vont-elles
s'articuler, puisque de toute évidence, on s'est privé de recours à la solution la plus générale

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et classique qui consiste à confier à l'esprit le soin d'apposer une mesure commune ou une
cadence métrique à toutes les durées vitales ? Dès le départ, cette solution est bouchée.

Quitte à aller dans un tout autre domaine, je pense qu'actuellement, quand les biologistes
parlent de rythmes, ils retrouvent des question analogues. Ils ont renoncé à croire, eux aussi,
que des rythmes hétérogènes puissent s'articuler en entrant sous la domination d'une forme
unifiante. Les articulations entre rythmes vitaux, par exemple des rythmes de 24 heures, ils
n'en cherchent pas l'explication du côté d'une forme supérieure qui les unifierait, ni même du
côté d'une séquence régulière ou irrégulière de processus élémentaires. Ils les cherchent
tout à fait ailleurs, à un niveau sub-vital, infra-vital, dans ce qu'ils appellent une population
d'oscillateurs moléculaires capables de traverser des systèmes hétérogènes, dans des
molécules oscillantes mises en couplage qui, dès lors, traverseront des ensembles et des
durées disparates. La mise en articulation ne dépend pas d'une forme unifiable ou unificative,
ni métrique ni cadence ni mesure quelconque régulière ou irrégulière, mais de l'action de
certains couples moléculaires lâchés à travers des couches différentes et des rythmicités
différentes. Ce n'est pas seulement par métaphore qu'on peut parler d'une découverte
semblable en musique : des molécules sonores, plutôt que des notes ou des tons purs. Des
molécules sonores en couplage capables de traverser des couches de rythmicité, des couches
de durées tout à fait hétérogènes. Voilà la première détermination d'un temps non pulsé.

Il y a un certain type d'individuation qui ne se ramène pas à un sujet (Moi), ni même à la


combinaison d'une forme et d'une matière. Un paysage, un événement, une heure de la journée,
une vie ou un fragment de vie ... procèdent autrement. J'ai le sentiment que le problème
de l'individuation en musique, qui est très compliqué sûrement, est plutôt du type de ces
secondes individuations paradoxales. Qu'est-ce qu'on appelle l'individuation d'une phrase, d'une
petite phrase en musique ? Je voudrais partir du niveau le plus rudimentaire, le plus facile en
apparence. Il arrive qu'une musique nous rappelle un paysage. Ainsi le cas célèbre de Swann,
chez Proust : le Bois de Boulogne et la petite phrase de Vinteuil. Il arrive aussi que des sons
évoquent des couleurs, soit par association, soit par des phénomènes dits de synesthésie. Il
arrive enfin que des motifs dans des opéras soient liés à des personnes, par exemple un motif
wagnérien est censé désigner un personnage. Un tel mode d'écoute n'est pas nul ou sans
intérêt, peut-être même qu'à un certain niveau de détente, il faut en passer par là, mais chacun
sait que ce n'est pas suffisant. C'est que, à un niveau plus tendu, ce n'est pas le son qui renvoie
à un paysage, mais la musique elle-même qui enveloppe un paysage proprement sonore qui
lui est intérieur (ainsi chez Liszt). On pourrait en dire autant pour la notion de couleur, et
considérer que les durées, les rythmes, les timbres à plus forte raison, sont en eux-mêmes des
couleurs, des couleurs proprement sonores qui viennent se superposer aux couleurs visibles,
et qui n'ont pas les mêmes vitesses ni les mêmes passages que les couleurs visibles. De
même pour la troisième notion, celle de personnage. On peut considérer dans l'opéra certains
moments en association avec un personnage : mais les motifs chez Wagner ne s'associent
pas seulement à un personnage extérieur, ils se transforment, ont une vie autonome dans un
temps flottant non pulsé où ils deviennent eux-mêmes et par eux-mêmes des personnages
intérieurs à la musique.

Ces trois notions différentes de paysages sonores, de couleurs audibles, de personnage


rythmique apparaissent alors comme des aspects sous lesquels un temps non pulsé produit
ses individuations d'un type très particulier.

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Nous sommes amenés, je crois, de toutes parts à ne plus penser en terme de matière-forme.
Au point que la hiérarchie qui irait du simple au complexe, matière-vie-esprit, nous avons
cessé d'y croire dans tous les domaines. Nous avons même pensé que la vie serait plutôt
une simplification de la matière; on peut croire que les rythmes vitaux ne trouvent pas leur
unification dans une force spirituelle, mais au contraire dans des couplages moléculaires.
Toute cette hiérarchie matière-forme, une matière plus ou moins rudimentaire et une forme
sonore plus ou moins sonore plus ou moins savante, n'est-ce pas ce que nous avons cessé
d'entendre, et ce que les compositeurs ont cessé de produire ? Ce qui s'est constitué, c'est un
matériau sonore très élaboré, non plus une matière rudimentaire qui recevait une forme. Et
le couplage se fait entre ce matériau sonore très élaboré, et des formes qui par elles-mêmes
ne sont pas sonores, mais qui deviennent sonores ou audibles par le matériau qui les rend
appréciables. Ainsi Debussy, Dialogue du Vent et de la Mer. Le matériau est là pour rendre
audible une force qui ne serait pas audible par elle-même, à savoir le temps, la durée et même
l'intensité. Au couple matière-forme, se substitue matériau-forces.

Boulez : Eclat. Tout le matériau sonore très élaboré, avec l'extinction des sons, était fait pour
rendre sensible et audible deux temps eux-mêmes non sonores, définis l'un comme le temps
de la production en général et l'autre comme le temps de la méditation en général. Donc, au
couple matière simple-forme sonore qui informerait cette matière, on a substitué un couplage
entre un matériau élaboré, et des forces imperceptibles qui ne deviennent perceptibles que
par ce matériau. La musique alors n'est pas seulement l'affaire des musiciens dans la mesure
où elle n'a pas pour élément exclusif et fondamental le son. Elle a pour élément l'ensemble des
forces non sonores que le matériau sonore élaboré par le compositeur va rendre perceptibles,
de telle manière que l'on pourra même percevoir les différences entre ces forces, tout le jeu
différentiel de ces forces. On est tous devant des tâches assez semblables. En philosophie :
la philosophie classique se donne une espèce de matière rudimentaire de pensée, une sorte
de flux, qu'on essaie de soumettre à des concepts ou à des catégories. Mais de plus en plus,
les philosophes ont cherché à élaborer un matériau de pensée très complexe pour rendre
sensibles des forces qui ne sont pas pensables par elles-mêmes.

Il n'y a pas d'oreille absolue, le problème c'est d'avoir une oreille impossible - rendre audibles
des forces qui ne sont pas audibles en elles-mêmes. En philosophie, il s'agit d'une pensée
impossible, c'est à dire rendre pensable par un matériau de pensée très complexe des forces
qui ne sont pas pensables.

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