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L’Internet et le droit international privé :


un mariage boiteux ?
A propos des affaires Yahoo ! et Gutnick

Par

Bertel De Groote
Université de Gand

avec la collaboration de
Jean-François Derroitte
Avocat au barreau de Liège

Date de mise en ligne : 26 décembre 2003


L’Internet et le droit international privé:
un mariage boiteux ?
À propos des affaires Yahoo! et Gutnick

Bertel DE GROOTE1
avec la collaboration de Jean-François DERROITTE2

1. Introduction

1. Le réseau mondial Internet jouera – quelle sera la valeur d’une déci-


sans doute un rôle important dans l’éco- sion relative au contenu d’un site,
nomie globalisée du XXIe siècle. Cha- de l’information publiée sur le
que entreprise se rend compte des web rendue par le juge d’un
atouts des technologies de communica- pays différent de celui dans
tion toujours en évolution. La force en lequel l’exécution du jugement
est surprenante. La multiplication et devra être intervenir.
l’importance des contacts et contrats
transfrontaliers devient de plus en plus Par conséquent les questions de
une évidence. Malheureusement cette compétence internationale (1), de con-
médaille a aussi un revers. Sans en être flits de lois (2) ainsi que de reconnais-
conscient, l’entrepreneur qui veut pro- sance et d’exécution des jugements (3)
fiter des avantages commerciaux méritent un examen attentif.

Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003


d’Internet, risque de s’empêtrer dans
une réalité juridique complexe. Il sera 2. Raisonnons simplement et logi-
ainsi confronté à des questions pré- quement. L’information accessible au
alables de souveraineté. Les utilisateurs public du réseau « Internet », disponi-
de ce réseau mondial sont donc ame- ble de n’importe quel coin du monde,
nés à s’interroger notamment quant à permet d’envisager un grand nombre
savoir: de « points de rattachements » à divers
– quels juges, ou plus précisément ordres juridiques. En théorie, chacun
à quel ordre judiciaire appartien- des ordres juridiques avec lequel une
dront les juges qui pourront pren- connexion est créée lors de la consulta-
dre connaissance des litiges tion d’un site Internet peut revendiquer
concernant le contenu qu’ils l’exercice de sa souveraineté. Afin
hébergent par exemple sur leurs d’éviter un chaos, où règneraient des
sites web; conflits (positifs) de souveraineté, les
– de quel(s) ordre(s) juridique(s) Etats ont fixé dans leur droit internatio-
ces sites doivent-ils respecter les nal privé les contacts qu’ils estiment être
règles de droit matériel qui per- suffisamment déterminants pour justifier
mettront en outre de les juger; l’application de leurs règles juridiques.

1. Université de Gand.
2. Avocat au barreau de Liège.

Extrait de la Revue Ubiquité - Droit des technologies de l'information n°16, septembre 2003, pp. 61-82, reproduit avec l'aimable
autorisation des Éditions Larcier, Bruxelles.
3. Les caractéristiques d’Internet Selon les critiques, le mariage entre
soulignent l’importance des questions l’Internet et le droit international privé
62 précitées. Elles font appel à l’aptitude est boiteux, puisque celui qui envisage
du droit international privé à gérer le l’usage d’Internet verra son comporte-
trafic transfrontalier incité par les ment confronté à toutes les législations
réseaux électroniques. Le citoyen, con- du monde et doit se préparer à se
fronté aux effets « internationaux » de défendre en justice n’importe où. Un
l’usage d’Internet, dont il est souvent entrepreneur qui veut user du web pour
peu conscient, risque de se perdre dans faire connaître son entreprise ou qui a
un labyrinthe juridique. La complexité, l’intention d’installer un réseau de distri-
conséquence de l’extranéité d’Internet, bution sera contraint de procéder à des
ne lui permet guère de prévoir le cadre investissements majeurs en matière de
législatif auquel il doit conformer son conseil juridique. A quoi bon alors
comportement sur le web. l’Internet?

2. Analyse critique des relations


entre l’Internet et le droit international privé

4. Qu’en est-il de ce spectre ? Réflé- bilité, l’Internet aurait par conséquent


chissons-y à la lumière d’une décision besoin d’une approche nouvelle par le
récente de la Cour supérieure d’Austra- droit international privé soucieuse des
lie dans l’affaire Gutnick3 et des ensei- spécificités d’Internet. Raison de plus
gnements de l’affaire Yahoo!, une pour tenter une approche plus nuancée
affaire médiatique qui s’inscrit dans le et constructive, prenant acte des pre-
débat. mières réactions – souvent négatives –
sur cette jurisprudence.
Dans un esprit critique la décision
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Gutnick pourrait être placée dans le Cette contribution propose, humble-


prolongement de l’affaire Yahoo!, ment, quelques idées.
appellation courante d’une série de
décisions françaises déjà vivement
débattues et dont la dernière date du 1. Yahoo!
20 novembre 2000. Il semblerait que
la High Court of Australia ait définitive- a. Le jugement
ment mis un terme à une possible
coexistence entre l’Internet et le droit 5. Tout d’abord, remémorons-nous
international privé. Pour assurer sa via- l’affaire Yahoo!4 Yahoo! Inc. est un

3. Dow Jones & Company Inc. v. Gutnick, [2002] HCA 56 (10 december 2002), http://www.worldlii.org/cgi-worldlii/
disp.pl/au/cases/cth/high%5fct/2002/56.html?query=%7e+gutnick (20 décembre 2002).
Pour un commentaire récent: A. VAN HOEK, « Australia’s High Court upholds local (private law) jurisdiction in case of
defamation over the Internet », International Enforcement Law Reporter, 2003, 167-170. Sur la problématique, voy.
aussi B. DE GROOTE, « Onrechtmatige daad en Internet - Een rechtsvergelijkende analyse van art. 5, sub 3 EEX-
Verordening en de Amerikaanse bevoegdheidsregeling aan de hand van het internet » (tekst van de inleidende uiteen-
zetting op de verdediging van het gelijknamige doctoraal proefschrift aan de Universiteit Gent, Faculteit rechtsgeleerd-
heid), 24 janvier 2003, 15 p., ainsi que B. DE GROOTE, « Onrechtmatige daad en Internet - Een rechtsvergelijkende
analyse van art. 5, sub 3 EEX-Verordening en de Amerikaanse bevoegdheidsregeling aan de hand van het internet »
(doctoraal proefschrift, onder leiding van prof. dr. R., de Corte, verdedigd aan de Universiteit Gent, Faculteit rechts-
geleerdheid), 24 janvier 2003, 441 p. Le lecteur peut se renseigner sur ces documents, ou trouvera de plus amples
références, auprès d’un des auteurs (Bertel.DeGroote@UGent.be).
4. Y., POULLET, « L’affaire Yahoo! Inc. ou la revanche du droit sur la technologie », Revue Ubiquité, 2001/9, pp. 81-86.

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autorisation des Éditions Larcier, Bruxelles.
prestataire de services d’Internet améri- Par conséquent, Yahoo! se trouve-
cain très connu. La Ligue internationale rait dans une impasse. L’Internet rend la
contre le racisme et l’antisémitisme souveraineté française « sur-effective » 63
(L.I.C.R.A.) et l’Union des étudiants juifs ou « sous-effective ». Illustrons-le.
de France (U.E.J.F.), plus tard soutenues
par le Mouvement contre le racisme et Si Yahoo! Inc. a l’intention de se
l’antisémitisme et pour la paix conformer au jugement du tribunal de
(M.R.A.P.), assignent Yahoo! en justice grande instance, l’intermédiaire se voit
devant le tribunal de grande instance obligé de rendre inaccessibles les sites
de Paris. Sur le site de vente aux enchè- contestés et ce d’où que provienne la
res de Yahoo! (« Auction »), accessible contestation et que l’on souhaite consul-
en France par le site Yahoo.com, des ter l’information. Le contenu n’est pour-
memorabilia du nazisme sont mis en tant pas nécessairement illégitime par-
vente. En plus, Geocities, un service de tout. Pensons in casu aux Etats-Unis où
Yahoo!, héberge des sites sur lesquels le contenu d’un site est protégé par le
des extraits de Mein Kampf sont mis à premier amendement à la Constitution,
la disposition du public. garantissant la liberté d’expression. En
fait, l’ordre juridique le plus sévère ser-
6. Par jugement du 22 mai 2000 le virait de norme minimale à respecter
juge français ordonne à Yahoo! Inc. de pour les sites hébergés sous le portail
prendre les mesures requises afin de de Yahoo!. Il s’ensuivrait que le pouvoir
déconseiller au public, et même de ren- technique d’Internet serait tout à fait
dre impossible, la consultation des sites contre-productif. A la suite des enjeux
nazis, absolument inacceptables du juridiques, le médium entraverait la
point de vue de l’ordre juridique fran- communication au lieu de la stimuler.
çais. Cette décision donne lieu à une
discussion relative aux mesures qu’il 8. Il est évident que la décision doit
s’impose dès lors de prendre pour res- toutefois être lue et comprise en fonc-
pecter cette exigence. tion de la place du nazisme dans la
mémoire collective européenne. La sen-

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Plus tard, lors de l’audience du 24 sibilité du contenu n’a pas permis un
juillet 2000, Yahoo! Inc. se défend en réel examen et une analyse totalement
soulignant qu’il est techniquement neutre par le juge Gomez des argu-
impossible d'atteindre aux exigences ments de Yahoo! Inc.
prescrites par le juge Gomez. Bien
qu’un collège d’experts, nommé par le Néanmoins, la décision aura des
tribunal, souscrive à cette thèse ou se conséquences dans des domaines où
montre du moins sceptique concernant l’illégitimité de l’information distillée
l’existence d’un filtrage technique par- par l’Internet est moins frappante et
fait, le tribunal de grande instance de symbolique. On peut par exemple son-
Paris confirme sa décision de mai ger aux pratiques de commerce, aux
2000 par décision du 20 novembre infractions aux droits intellectuels,...
2000.
Le caractère illégitime de l’informa-
7. Précisément, l’inefficacité des tion – du point de vue de l’un ou de
mesures techniques ou plus exactement l’autre ordre juridique – étant souvent
l’inexistence de mesures techniques moins flagrant, l’utilisation d’Internet
totalement efficace, contribue à l’impor- peut s’avérer dangereuse. Ce constat
tance juridique de l’affaire Yahoo!. vaut surtout pour les intermédiaires tel
Yahoo! Inc.

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autorisation des Éditions Larcier, Bruxelles.
Quiconque fait usage du réseau b. Yahoo! sous l’angle de l’article
mondial pour communiquer des infor- 5, 3, du règlement Bruxelles I
64 mations au public doit, selon l’ensei-
gnement de la jurisprudence Yahoo!, 10. Le point focal des critiques de
les examiner à la lumière de tous les l’affaire Yahoo! est le fait que la déci-
ordres juridiques au sein desquels ces sion prononcée par le juge Gomez rat-
informations sont accessibles. Cela tache la souveraineté française, et en
implique une étude à l’échelle mon- particulier la compétence internatio-
diale et risque de jeter un froid certain nale d’un juge français, à l’accessibilité
même chez les plus enthousiastes des par des internautes français à des
partisans de l’utilisation d’Internet et de enchères portant sur un thème et des
ses atouts socio-économiques. articles « interdits » en France. De cette
considération découlerait l’existence
9. En raison du risque de diver- d’une faute et d’un dommage, en
gence entre les opinions des différents France à tout le moins. Par conséquent
ordres juridiques sur ce qui est admissi- le tribunal de grande instance de Paris
ble ou ne l’est pas, le trafic transfronta- s’estime compétent, sur la base de
lier sur l’Internet comprend bon nombre l’article 46 du nouveau Code de procé-
de pièges. Dans l’affaire Yahoo! ces dure civile, pour juger les demandes de
différences se trouvent illustrées par le l’U.E.J.F., de la L.I.C.R.A. et du
fait qu’un tribunal californien refuse par M.R.A.P.
contre l’exécution forcée du jugement
du tribunal de grande instance de Il s’agit d’une approche assez clas-
Paris. En Amérique, il fut considéré que sique, également appliquée à l’encon-
la réaction française face à la publica- tre de la diffusion d’information par le
tion de contenus nazis sur le web se biais d’autres moyens (plus classiques)
heurte à l’ordre public américain et de communication. Pensons, en ce qui
plus précisément au principe de liberté concerne la compétence internationale
d’expression reconnu dans le premier à l’interprétation que la Cour de justice
amendement à la Constitution améri- des Communautés européennes a don-
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caine. née de l’article 5, 3 de la Convention


de Bruxelles (comp. art. 5, 3, du règle-
Les débats agités autour de l’affaire ment Bruxelles I) dans l’affaire Shevill
Yahoo!, à l’origine desquels on trouve du 7 mars 19955. La Cour a alors inter-
les différences nationales dans l’appré- prété l’article 5, 3 de manière telle que
ciation de l’information publiée on-line, la compétence internationale d’un tri-
doivent surtout nous montrer l’impor- bunal en matière extracontractuelle
tance de la définition des limites déter- dépend du lieu de l’édition de la publi-
minant l’Etat souverain d’un point de cation contestée et du lieu de la diffu-
vue juridique. Quels sont, autrement sion. Ces tribunaux étant respective-
dit, les points de rattachement requis et ment liés à l’acte dommageable et au
surtout, quel est le poids qu’ils représen- dommage qui en est la conséquence
tent? Yahoo! a ouvert un débat loin directe. Le juge du lieu de diffusion
d’être épuisé. n’est dès lors plus compétent pour con-
naître des effets consécutifs à la diffu-
sion dans son propre pays.

5. C.J.C.E, 7 mars 1995, C-68/93, Shevill e.a. c. Presse Alliance, Rec., 1995, p. I-415 ; http://europa.eu.int/cj/fr/
transitpage.htm (20 juin 2003).

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11. Pourquoi alors contester l’appli- des fautes existent mais que la marge
cation d’une logique analogue dans dans laquelle elles se situent peut dimi-
l’affaire Yahoo! ?6 nuer. Il en va de même pour les consé- 65
quences négatives des techniques de
Tout d’abord, l’application de la contrôle géographique sur la vitesse et
logique de l’affaire Shevill est compli- la qualité de la prestation de services
quée par le fait que le contenu contesté électroniques.
dans l’affaire Yahoo! ne vise pas spéci-
fiquement un des requérants avec pour Il faut en plus toujours se rendre
corollaire une localisation du dom- compte du fait que si quelqu’un se sert
mage nullement évidente à effectuer. d’Internet, il le fait en pleine conscience
du caractère global du réseau. Le plus
12. Un fait plus frappant est que la souvent, il s’agira de la raison même
Cour de justice des Communautés euro- de son choix.
péennes accepte la compétence des tri-
bunaux britanniques bien que la diffu- 13. Quoi qu’il en soit, l’affaire
sion dont il s’agit soit plutôt minime. La Yahoo! est la base d’un débat : ne faut-
logique sous-jacente consiste à présu- il finalement pas envisager de nou-
mer l’effectivité du contrôle d’une diffu- veaux points de rattachement de la
sion par les voies de communication compétence d’un ordre juridique dans
classiques. Une telle maîtrise de la dif- le cadre des problèmes liés à l’usage
fusion serait par contre absente dans le d’Internet ? Il serait peu souhaitable
contexte électronique d’Internet... où que, faute d’harmonisation du droit
des diffusions minimes mais néanmoins matériel à la suite de différences socio-
dommageables échapperaient au con- économiques et culturelles de sociétés
trôle du prestataire de services. diverses reflétées dans les ordres juridi-
ques, l’information mondialement
L’argument présente certes des méri- accessible sur Internet puisse être sou-
tes. Néanmoins, il y a lieu d’avoir mise à l’examen des règles de
égard au fait que le contrôle au niveau n’importe quel ordre juridique... aux

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des moyens de communications n’est législations et aux tribunaux d’Albanie
pas sans faille non plus. Pensons par ou du Zimbabwe. Voilà en résumé les
exemple à la télévision par satellite. De critiques de l’affaire Yahoo!.
plus, le manque de contrôle ou l’ineffi-
cacité de celui-ci ne peut conduire à
nier la réalité de l’effet que peut pro- c. Yahoo! ou la négation
duire pour une partie de la population de la signification
mondiale la publication de certaines de la destination du contenu
informations. D’ailleurs, il n’est pas
exclu que des évolutions futures nous 14. Afin de diminuer les risques juri-
montrent que le réseau mondial est géo- diques, et d’éviter les effets secondaires
graphiquement plus délimitable que défavorables de la puissance du
d’aucuns voudraient bien nous le faire réseau, la suggestion pourrait être de
croire. Les rapports d’experts recueillis prendre en considération la destination
par le tribunal de grande instance de du site... si et pour autant qu’elle puisse
Paris font clairement apparaître que être déduite du contenu de l’informa-

6. A. VAN HOEK, « Australia’s High Court upholds local (private law) jurisdiction in case of defamation over the Internet »,
International Enforcement Law Reporter, 2003, mentionne dans sa note 9 une décision similaire, en matière pénale,
de la cour de cassation italienne. Une traduction anglaise de l’arrêt du 27 décembre 2000 (n° 4741) peut être
consultée à l’adresse : http://www.cdt.org/speech/international/001227/italiandecision.pdf (20 juin 2003).

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tion ou de la façon dont elle est présen- visiteurs. Qui plus est, ces services ne
tée. sont pas expressément destinés à la
66 France et l’usage que l’on y fait ne peut
15. De telles considérations lui être reproché. Yahoo! ne peut pour-
auraient évité au tribunal de grande tant véritablement et raisonnablement
instance de Paris une bonne part des être surpris.
critiques. Selon l’avocat de Yahoo! Inc.
et pour les prestataires de services élec- 16. En plus, il faut examiner si ce ne
troniques en général, le juge a perdu sont pas surtout les effets des sites –
de vue que le site aux enchères était Yahoo! – qui doivent être distingués de
rédigé en anglais et utilisait le dollar l’accessibilité au site pour décider si oui
comme unité monétaire. D’ailleurs, on ou non l’exercice de la souveraineté
n’y vendait que des objets de petite française peut raisonnablement sur-
valeur. Une livraison en France n’était prendre Yahoo!.
par conséquent pas envisageable. En
bref, la défense de Yahoo! Inc. consiste
à affirmer que seul un Français qui se d. Yahoo! et Stanley K. Young
serait égaré sur le web aurait pu se
retrouver sur le site contesté dédié au 17. Cependant, on ne peut nier que
nazisme. la jurisprudence Yahoo! ne s’inscrit pas
dans une logique qui lie la compétence
L’argument, selon lequel il s’agit (juridique) à l’intention claire de focali-
d’un site purement local, est attractif. ser sur un public français les informa-
Mais ne perd-il pas de vue quelques tions mises en ligne. Une autre décision
détails considérables? La question se récente (du 13 décembre 2002), ren-
pose de savoir si les caractéristiques due de l’autre côté de l’Atlantique par
des sites contestés ne pouvaient pas la Court of Appeals for the Fourth Cir-
être qualifiées d’argument en faveur de cuit dans l’affaire Stanley K. Young v.
la portée mondiale de l’information. New Haven Advocate7 illustre notre
Est-ce stupide de croire que des sites propos.
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(aux enchères) dédiés au nazisme pour-


raient intéresser un public européen, Dans cette affaire, deux éditeurs de
c’est-à-dire un public français ? Des journaux (c’est-à-dire le New Haven
Français qui veulent échapper à l’ordre Advocate et le Hartford Courant), dont
juridique français utiliseront Geocities le siège est établi dans l’Etat du Con-
où des sites nazis sont hébergés. necticut avaient publié sur Internet des
Quand bien même le siège social de articles concernant la politique de l’Etat
Yahoo! Inc. serait-il implanté aux Etats- du Connecticut consistant à héberger
Unis, il est clair que l’entreprise vise le ses détenus dans des institutions dans
marché français. Selon le tribunal de l’Etat de Virginie. Un geôlier, Warden
grande instance de Paris des messages Young, de Virginie s’estime insulté par
publicitaires en français sont activés l’article qui aurait suggéré l’existence
dès qu’une machine avec un numéro IP, de comportements racistes envers les
attribué en France, prend contact avec prisonniers afro-américains et hispani-
un serveur de Yahoo!. Yahoo! Inc. feint ques et l’encouragement d’un traite-
d’ignorer, au moins partiellement, ment abusif des prisonniers. Il entame
l’argument en affirmant ne disposer donc une procédure contre lesdits jour-
d’aucun contrôle de l’origine de ses naux et quelques-uns de leurs collabo-

7. A consulter via le site web du Centre for Democracy and Technology (www.cdt.org/speech) à l’URL suivante :
http://pacer.ca4.uscourts.gov/opinion.pdf/012340.P.pdf (20 juin 2003).

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rateurs. La Court of Appeals est d’avis with a place for classified ads. The
qu’il n’existe pas de base en faveur de websites are not designed to attract
la compétence des tribunaux de Virgi- or serve a Virginia audience. 67
nie contre les défendeurs du Connecti- We also examine the specific arti-
cut, puisque « they did not manifest an cles Young complains about to deter-
intent to aim their websited or the pos- mine whether they were posted on
ted articles at a Virginia audience »8. the Internet with the intent to target a
Virginia audience. The articles
18. La Court of Appeals examina included discussions about the alleg-
les journaux contestés “manifest, edly harsh conditions at the Wallens
through the Internet postings, an intent Ridge prison, where Young was war-
to target and focus on Virginia readers” den. One article mentioned Young
ainsi que les sites contestés en général by name and quoted a Connecticut
et le contenu des articles condamnés State senator who reported that
par Young. In casu, la Court of Appeals Young had Confederate Civil War
for the Fouth Circuit est d’opinion que memorabilia in his office. The focus
les conditions requises ne sont pas rem- of the articles, however, was the
plies. Connecticut prisoner transfer policy
and its impact on the transferred pris-
La Cour conclut alors comme suit : oners and their families back home
« We therefore turn to the pages in Connecticut. The articles reported
from the newspapers’ website that on and encouraged a public debate
Warden Young placed in the in Connecticut about whether the
record, and we examine their gen- transfer policy was sound or practi-
eral thrust and content. The overall cal for that State and its citizens.
content of both websites is decid- Connecticut, not Virginia, was the
edly local, and neither website con- focal point of the articles9.
tains advertisements aimed at a Vir- The facts in this case establish
ginia audience. For example, the that the newspapers’ websites, as
website that distributes the Courant, well as the articles in question, were

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ctnow.com , provides access to aimed at a Connecticut audience.
local (Connecticut) weather and traf- The newspapers did not post materi-
fic information and links to websites als on the Internet with the manifest
for the University of Connecticut and intent of targeting Virginia readers.
Connecticut State government. The Accordingly, the newspapers could
Advocate’s website features stories not have “reasonably anticipated[d]
focusing on New Haven, such as being haled into court [in Virginia]
one entitled “The Best of New to answer for the truth of the state-
Have”. In sum, it appears that these ments made in their article[s]”10. In
newspapers maintain their websites sum, the newspapers do not have
to serve local readers in Connecti- sufficient Internet contacts with Vir-
cut, to expand the reach of their ginia to permit the district court to
papers within their local markets, exercise specific jurisdiction over
and to provide their local markets them ».

8. Comparez: ALS Scan, Inc. v. Digital Service Consultants, Inc., 293 F.3d 707 (4th. Cir. 2002).
9. La Court of Appeals fait référence à l’affaire Griffis v. Luban, 646 N.W.2d 527, 536 (Minn. 2002), et en particulier à
la considération suivante : « The mere fact that [the defendant, who posted allegedly defamatory statements about the
plaintiff on the Internet] knew that [the plaintiff] resided and worked in Alabama is not sufficient to extend personal
jurisdiction over [the defendant] in Alabama, because that knowledge does not demonstrate targeting of Alabama as
the focal point of the...statements ».
10. La Court of Appeals rappelle ici à l’arrêt de la Supreme Court dans l’affaire Calder v. Jones, 465 US 783, 790 (1984).

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autorisation des Éditions Larcier, Bruxelles.
19. Alors que nous avons apporté compétence judiciaire qui en découle-
des tempéraments aux critiques relati- rait serait manifestement inacceptable,
68 ves au choix opéré par le juge Gomez tant du point de vue du défendeur que
de ne pas prendre en compte la de point de vue des autres Etats avec
« destination » de l’information diffusée lesquels l’affaire présente des points de
via Internet sur base de laquelle il aurait rattachement. Bien que la destination
en effet pu (dû) refuser de reconnaître de l’information sur Internet ne nous
la compétence du tribunal de grande semble pas être le critère unique et pri-
instance de Paris, la décision améri- mordial dans ce jugement qui doit sur-
caine analysée ci-dessus offre une tout prendre en considération les effets
approche tout à fait différente de celle du comportement contesté, il est clair
retenue en Europe. L’application des qu’il s’agit d’une considération qui
règles d’un ordre juridique européen, pourra sûrement être prise en compte,
par exemple en ce qui concerne la surtout dès le moment ou les autres cri-
détermination de la compétence inter- tères de rattachement à un quelconque
nationale, est, au moins en matière ordre judiciaire sont ténus11.
quasi délictuelle, fondée sur la localisa-
tion (présumée) des effets dommagea-
bles du contenu diffusé via Internet. La 2. Gutnick
destination de l’information déduite des
caractéristiques d’un site et de son con- a. Présentation du litige
tenu n’est pas pour autant, dans l’état
actuel du droit, prise en compte. 20. Bien que la décision Gutnick
analysée ci-dessous n’accorde pas
Cette approche consistant à pren- expressément une valeur déterminante
dre en considération tant les intérêts de à la destination que le content provider
la victime que de l’ordre juridique où a voulu donner au contenu à l’origine
les effets dommageables se sont pro- du litige, le critère de rattachement
duits – sans que ce pays soit pour nous semble plus aisément conciliable
autant visé – n’est pas nécessairement avec la jurisprudence américaine de
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sans intérêt. Néanmoins, Internet nous l’affaire récente Young v. New Haven.
place face à une interrogation : une Comme l’analyse le démontrera, on
telle approche peut-elle garantir que pourrait soutenir que l’article contesté,
l’exercice de la compétence judiciaire publié sur le site de Dow Jones, peut –
ou, en général, l’exercice de la souve- entre autres – implicitement causer des
raineté sera raisonnable et loyal ? Il effets dommageables en Australie
s’agit de deux mots clés provenant du (« targetting »).
droit américain. En droit américain
« reasonableness » et « fairness » sont 21. La décision de la High Court of
deux critères inhérents à la reconnais- Australia du 10 décembre 2002 dans
sance, au fondement de la compétence l’affaire Dow Jones & Company Inc. v
judiciaire. Il faut envisager la nécessité Gutnick, une des premières décisions
de pouvoir conclure à l’inexistence de d’une Cour supérieure relative aux
points de rattachements suffisants si la aspects transfrontaliers de la responsa-

11. Pour les détails, voy. B. DE GROOTE, « Onrechtmatige daad en Internet - Een rechtsvergelijkende analyse van art. 5,
sub 3 EEX-Verordening en de Amerikaanse bevoegdheidsregeling aan de hand van het internet », tekst van de inlei-
dende uiteenzetting op de verdediging van het gelijknamige doctoraal proefschrift aan de Universiteit Gent, Faculteit
rechtsgeleerdheid, 24 janvier 2003, 15 p., ainsi que B. DE GROOTE, « Onrechtmatige daad en Internet - Een rechts-
vergelijkende analyse van art. 5, sub 3 EEX-Verordening en de Amerikaanse bevoegdheidsregeling aan de hand van
het internet », doctoraal proefschrift, onder leiding van prof. dr. R. DE CORTE, verdedigd aan de Universiteit Gent,
Faculteit rechtsgeleerdheid, 24 janvier 2003, pp. 314 et s.

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bilité civile de Internet content providers Court of Australia rappelle l’affaire
a, elle aussi, été placée sous les feux de Renault en soulignant que « in trying an
la rampe. Les critiques à son égard se action for tort in which the parties or the 69
situent dans la lignée de la jurispru- events have some connection with a
dence Yahoo!: elle constitue aussi un jurisdiction outside Australia, the
vrai danger pour le développement choice of law rule to be applied is that
d’Internet comme vecteur de communi- matters of substance are governed by
cation. Est-ce la vérité ou une effroyable the law of the place of commission of
erreur ? De ce point de vue, une assimi- the tort »12.
lation totale entre les affaires Yahoo! et
Gutnick ne se justifie pas. 23. L’affaire Gutnick illustre qu’en
matière d’Internet, l’interprétation de
22. Pour commencer, précisons le cette règle abouti à s’interroger quant à
nœud du problème. Dans l’affaire Gut- la localisation de la publication contes-
nick, la compétence de la Supreme tée.
Court of Victoria est contestée sur la
base du mécanisme du forum non con- Concrétisons la question d’interpré-
veniens. Dow Jones est d’avis que, bien tation à l’aide des faits soumis à la High
que le Rule 7.01 des General Civil Pro- Court of Australia dans l’affaire récente
cedure Rules de 1996 du Supreme – du 10 décembre 2002 – Dow Jones
Court of Victoria fonde la compétence & Company Inc. v. Gutnick. La question
du tribunal de Victoria, celle-ci serait semble un point de départ intéressant
toutefois inacceptable en fonction des pour quelques observations concernant
données concrètes du litige... parce que la détermination du locus deliciti du
non convenient. Selon cette règle de point de vue d’un site web. Bien que
compétence, le rattachement créé par sensu stricto faites à l’occasion de
l’acte dommageable ou le dommage l’interprétation d’une règle de conflit,
qui en est la conséquence peut suffire. les observations seront également vala-
La Rule 7.01 stipule sous (1) que : bles pour la délimitation de la portée
« Originating process may be géographique d’autres formes d’exer-

Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003


served out of Australia without order cice de souveraineté.
of the Court where ...
(i) the proceeding is founded on Un résumé des faits permettra de
a tort committed within Victoria comprendre la décision et de nuancer
(j) the proceeding is brought in les critiques quant à la prise en considé-
respect of damage suffered wholly ration, par exemple, de la situation
or partly in Victoria and caused by géographique de l’individu pour lequel
a tortuous act or omission wherever les actes illégitimes sur Internet consti-
occurring ». tuent une violation des intérêts. Le récit
des faits donne à penser qu’Internet
Selon Dow Jones, il se justifie s’étendant à l’échelle mondiale, bous-
qu’une cour australienne ne puisse con- cule le droit international privé. En
naître du litige dès lors que le magistrat effet, bien que les protocoles qui ser-
australien serait forcé de faire applica- vent de base au réseau global ne tien-
tion du droit américain. Victoria serait nent pas compte des éléments territo-
« a clearly inappropriate forum for the riaux, le gestionnaire d’un site doit se
trial of the proceeding » puisque le rendre compte qu’il est en principe
droit applicable est déterminé par le mondialement accessible. Souvent,
lieu de commission du délit. La High ainsi que nous l’avons relevé ci-dessus,

12. Régie Nationale des Usines Renault s.a. v. Zhang, [2002] 76 A.L.J.R. 551.

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c’est précisément ce qui détermine le b. La décision de la Supreme
choix de ce médium. Il s’ensuit que le Court of Australia
70 comportement auquel l’Internet sert de
base fera naître d’autant plus de points 25. La Supreme Court of Victoria
de rattachements territoriaux. Ne pour- est d’avis que l’information hébergée
rait-on pas craindre que Dow Jones sur le site WSJ.com est publiée à Victo-
perde de vue ces arguments et ria (Australie) au motif que : « when
« mythologise » le fantôme de la com- downloaded by Dow Jones subscribers
pétence mondiale ? Par le biais de who had met Dow Jones’s payment
l’accessibilité globale des informations and performance conditions and by
sur le réseau Internet, elle contraindrait the use of their passwords ». Il est utile
de rendre le contenu concerné con- de souligner ici que les consultations
forme à tous les ordres juridiques du « abusives » ne peuvent, selon Dow
monde. Pour autant que la décision Jones, être qualifiées de publication
mette en balance l’option soit d’une australienne.
base plutôt étroite ou d’une base assez
large en vue de la détermination de L’argument de Dow Jones & Com-
« l’Etat souverain », elle ne constituera pany Inc. selon lequel la publication de
pas alors forcément une menace quant l’article litigieux dans Barron’s Online
à l’usage d’Internet comme moyen de se situe en Amérique et plus spécifique-
communication. ment au New Jersey où se trouvent les
serveurs utilisés par Dow Jones n’est,
24. Entamons l’analyse: Dow Jones pour la Cour, pas décisif.
& Company Inc. est l’éditeur du Wall
Street Journal et du magazine Barron’s. 26. En droit australien il semble
Dow Jones gère aussi un site d’actua- que l’on accentue plutôt le fait que le
lité, WSJ.com. Après inscription, il est message publié y est téléchargé. Car
possible d’accéder à la partie payante c’est ce téléchargement qui a porté
du site. Une autre partie de WSJ.com préjudice à la réputation de Joseph
est accessible gratuitement. L’informa- Gutnick en Australie. Par conséquent,
Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003

tion publiée sur WSJ.com inclut Bar- l’ordre judiciaire australien s’estime
ron’s Online, soit la réplique on line de compétent pour ordonner la répara-
l’édition « papier » Barron’s. L’édition tion de l’atteinte à la réputation de
du 28 octobre 2000 de Barron’s Gutnick.
Online publie l’article « Unholy
Gains » lequel fait mention de Joseph 27. La décision est attaquée devant
Gutnick. Ce dernier considère que la High Court of Australia. Durant
l’article le présente sous un faux jour. cette procédure, les différentes parties
Sur la base de cette diffamation présu- au litige ont développé des arguments
mée, il entame une procédure en vue semblables à ceux élaborés en
de l’obtention de dommages et intérêts première instance. Ils forcent à se
à Victoria (Australie). C’est en effet là pencher sur la nécessité d’une appro-
qu’il réside et que se situe l’établisse- che nouvelle et adéquate – du point de
ment général de ses entreprises. Bien vue des prestataires de services élec-
qu’il fasse aussi commerce hors de troniques (et surtout le content provi-
l’Australie – par exemple aux Etats-Unis der), de la victime et de la détermina-
– et qu’il contribue à des projets carita- tion de l’ordre judiciaire compétent –
tifs en Amérique et Israël, le point focal de l’ampleur éventuelle d’une publica-
d’une partie majeure de sa vie écono- tion sur Internet. La force intrinsèque
mique et sociale se situe à Victoria. de ce nouveau moyen de communica-

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tion peut donner une autre dimension 30. En plus, même si le contenu liti-
aux déclarations sur Joseph Gutnick gieux n’est pas poussé dans un ordre
que de simples commérages entre juridique spécifique, l’ubiquité est un 71
voisins. atout d’Internet. Les effets qui en résul-
tent ne peuvent dès lors pas être niés.
Au-delà des remarques quant au peu
c. La High Court of Australia de contrôle sur la localisation des
et la localisation du serveur effets, il est utile d’être précis sur
l’ubiquité des effets et sur l’impossibi-
28. Dow Jones, attaquant la déci- lité de les localiser. Ces caractéristi-
sion de la Supreme Court of Victoria, ques seraient à l’origine du danger
persiste à souligner le rôle central, au d’une mondialisation de la souverai-
moins en principe, de la localisation neté.
des serveurs. Le magazine contesté,
Barron’s, y est accessible pour téléchar- Le considérant 184 de l’arrêt de la
gement. Ce facteur permettrait le ratta- High Court of Australia est parlant :
chement aux Etats-Unis et en particulier « ...The most important event so
au New South Brunswick. far as defamation is concerned is
the infliction of the damage, and
A l’appui de son argumentation, that occurs at the place (or the
Dow Jones souligne le rôle purement places) where the defamation is
passif du content provider. C’est l’usa- comprehended. Statements made
ger final, à la fin de la chaîne de com- on the Internet are neither more nor
munication, qui cherche et « ramasse » less “localized” than statements
l’information à l’aide de son browser, made in any other media or by
qui lui permet l’exploration du World other processes. Newspapers have
Wide Web. always been circulated in many
places. The reach of radio and tele-
Sur ce point, l’Internet se distingue vision is limited only by the capacity
des médias (de masse) classiques, of the technology to transmit and

Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003


comme les journaux, la radio ou la télé- hear or view them, which already,
vision. Dans ces derniers cas, l’éditeur and for many years, has extended
joue un rôle actif dans la distribution. beyond any one country. In any
En outre, les éditeurs auraient un con- event, a “publisher” , whether on
trôle plus effectif sur la dispersion géo- the Internet or otherwise, will be
graphique du contenu distribué. likely to sustain only nominal, or no
damages at all for publication of
29. Concernant le rôle du provider, defamatory matter in a jurisdiction
il est intéressant de comparer l’argu- in which a person defamed neither
ment de Dow Jones à l’opinion du lives, has any interests, nor in which
Justice Callinan. Le juge refuse d’assi- he or she has no reputation to vindi-
miler Dow Jones à un bibliothécaire cate. Furthermore, it may that an
qui ne fait que placer des livres dans action inadvisably brought in such a
des étagères et n’a pas d’autre enga- jurisdiction might be met by a find-
gement concernant leur contenu. Il ne ing that the jurisdiction is not a con-
s’agit pas, selon les considérants 192- venient or appropriate forum ».
194 de l’arrêt de la High Court of
Australia, d’un innocent « subordinate 31. Bien que l’opinion du Justice
distributor ». Gaudron – il s’agit des considérants
156-167 – soit nettement plus réser-

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vée13, la portée globale d’Internet ne 33. A juste titre la High Court se
bouleverse pas, à son estime, le droit pose la question de savoir s’il ne s’agi-
72 international privé. La puissance iné- rait pas d’un faux argument trop ins-
dite d’Internet ne nécessite pas a priori piré, trop proche, des spécificités tech-
un traitement juridique nouveau et diffé- niques d’Internet. Il ne faut pas perdre
rent. de vue que l’éditeur met le contenu à la
disposition du public sur le réseau mon-
dial pour qu’il soit consulté, c’est son
d. La localisation fortuite seul but. D’ailleurs, la communication
ou opportuniste des serveurs entre le site et le browser est, tout
comme sur le plan technique, interac-
32. La High Court of Australia ne tive. La communication est clairement
suit donc pas les arguments de Dow bidirectionnelle.
Jones pour qui, sauf dans l’hypothèse
où le choix de la localisation des ser- 34. Une autre question surgit
veurs serait purement opportuniste ou immédiatement : quel est le serveur
fortuit (« merely adventitious or dont la situation sera déterminante si le
opportunistic »), la localisation de la contenu est, sous l’autorité du content
machine qui héberge le contenu serait provider, mis à disposition du public à
déterminante. partir de machines installées dans diffé-
rents pays ? Et quid des serveurs qui
Le prestataire (c’est-à-dire le content disposent, à la demande du prestataire
provider) qui joue dans ce cas, selon originaire, d’une « copie cache »?
Dow Jones, un rôle passif ne devrait Sera-t-il déterminant de savoir quel ser-
tenir compte que d’un ordre juridique veur a précisément répondu à la
contrairement à l’internaute qui cher- requête particulière à l’origine du litige
che de manière active de l’information ou s’agira-il dans ce cas d’une localisa-
au moyen de son browser. Cette protec- tion fortuite ? D’ailleurs, si l’on devait
tion de l’éditeur ne serait pas requise décider dans ce cas de prendre en
dans un contexte classique où la disper- compte chaque serveur concerné,
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sion exige un rôle plus actif de l’éditeur. l’avantage de l’unité du traitement juri-
dique serait vain. Et, enfin, quelle serait
dans ce cas la pertinence de la locali-

13. Sous le titre « The outcome: a result contrary to intuition », Justice Gaudron nuance les menaces d’une approche
classique d’Internet, dont il ne dénie pas le caractère révolutionnaire. En plus, il souligne l’importance d’un équilibre
entre le droit à la liberté de parole et le droit à la protection de la réputation. Il qualifie les deux de droit de l’homme.
Cependant il critique l’approche qui garantit l’intervention législative nationale mais prône une discussion globale
relative à la répartition de l’exercice de souveraineté et au contenu des normes à appliquer. Gaudron considère que:
« The dismissal of the appeal does not represent a wholly satisfactory outcome. Intuition suggests that the remarkable
features of the Internet (which is still changing and expanding) make it more than simply another medium of human
communication. It is indeed a revolutionary leap in the distribution of information, including about the reputation of
individuals. It is a medium that overwhelmingly benefits humanity, advancing as it does the human right of access to
information and to free expression. But the human right to protection by law for the reputation and honour of indivi-
duals must also be defended to the extent that the law provides. The notion that those who publish defamatory material
on the Internet are answerable before the courts of any nation where the damage to reputation has occurred, such as
in the jurisdiction where the complaining party resides, presents difficulties: technological, legal and practical. It is true
that the law of Australia provides protection against some of those difficulties, which, in appropriate cases, will obviate
or diminish the inconvenience of distant liability. Moreover, the spectre of “global” liability should not be exaggerated.
Apart form anything else, the costs and practicalities of bringing proceedings against a foreign publisher will usually
be a sufficient impediment to discourage even the most intrepid of litigants. Further, in many cases of this kind, where
the publisher is said to have no presence or assets in the jurisdiction, it may choose simply to ignore the proceedings.
It may save its contest to the courts of its own jurisdiction until an attempt is later made to enforce there the judgement
obtained in the foreign trial. It may do this especially if that judgment was secured by the application of laws, the
enforcement of which would be regard as unconstitutional or otherwise offensive to a different legal culture. However,
such results are still less than wholly satisfactory. They appear to warrant national legislative attention and to require
international discussion in a forum as global as the Internet itself ».

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sation des serveurs pour la détermina- puisse faire relever les concurrents et
tion de l’objet du litige, question qui les consommateurs de la compétence
semble aussi se poser s’il n’y a qu’une des tribunaux d’un pays vis-à-vis duquel 73
machine en cause. l’offre est de facto indifférente? Quand
l’ordre juridique dans lequel est loca-
35. Quid d’un prestataire qui ins- lisé le serveur (lieu d’émission) présente
talle ses serveurs dans un pays où les des idées nettement différentes de celle
coûts d’opération sont inférieurs ou retenues dans l’ordre juridique du pays
dans le pays qui a créé le climat le plus de réception, la constatation semble
stimulant (par exemple un pays qui sub- d’autant plus importante.
ventionne les activités des prestataires
de services électroniques) ? S’agit-il Justice Callinan indique clairement
d’un choix purement opportuniste dont – au considérant 199 – le déséquilibre
il ne sera dès lors pas tenu compte..., entre le risque d’une manipulation du
va-t-on nier le rattachement si la volonté rattachement par les prestataires de ser-
de fuir vers une oasis juridique est vices électroniques et les intérêts des
claire et quels sont les critères pour en personnes touchées par un contenu dif-
décider? Le rattachement est quand fusé sur l’Internet.
même une réalité. On touche peut-être
ici la raison pour laquelle Dow Jones Il l’exprime comme suit:
reste muet lorsqu’il s’agit de préciser les « The appellant’s submission that
conditions permettant de conclure à un publication occurs, or should hence-
rattachement opportuniste ou fortuit. forth held to occur relevantly at one
place, the place where the matter is
provided, or first published, cannot
e. La balance des intérêts withstand any reasonable test of
de la High Court certainty or fairness. If it were
accepted, publishers would be free
36. La proposition de Dow Jones to manipulate the uploading and
semble attirante mais l’alternative du location of data so as to insulate

Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003


rattachement au lieu de réception ris- themselves form liability in Australia
que d’engendrer beaucoup d’insécurité or elsewhere: for example by using
juridique. a web server in a “defamation free
jurisdiction” or, one in which the
Il va de soi que cette solution con- defamation law are tilted deucedly
viendrait à l’éditeur lequel n’aurait toward defendants. Why would
plus, en principe, à prendre en considé- publishers, owning duties to their
ration qu’un ordre juridique. Rien sharholders, to maximise profits, do
n’empêchera plus la croissance d’Inter- otherwise. The place of “uploading”
net comme forum et le prestataire de to a web server may have little or no
services en ligne n’aura qu’à conformer relationship with the place where
ses offres aux conditions d’un seul the matter is investigated, compiled
ordre juridique. or edited. Here, the State where the
matter was uploaded was different
37. Mais c’est oublier un peu vite from the State in which the article
les intérêts de ceux qui sont touché par was edited. Matter may be stored
l’information distribuée, par exemple la on more than one web server, and
victime diffamée, et ce qu’il adviendrait with different web servers in differ-
du « marché » touché par l’offre sur ent jurisdictions. Many publications
Internet. Est-il souhaitable que l’on in this country, whether by televi-

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sion, radio, newspaper or maga- f. La clause « marché intérieur »,
zine originate in New South Wales. un problème analogue
74 The result of the adoption of a rule
of a single point of publication as 39. Une analogie à la discussion
submitted by the appellant is that développée dans l’affaire dont eu à
many publications in Victoria, South connaître la High Court of Australia
Australia, Tasmania, Western Aus- peut être trouvée relativement au droit
tralia and Queensland would be applicable aux questions spécifiques
governed by the Defamation Act du commerce électronique dans le con-
1974 which provides, in its present texte européen et à la difficulté de
form, for a regime by no means s’accorder quant à la signification pré-
commanding general acceptance cise de la clause « marché intérieur ».
throughout this country. Choice of Y a-t-il une vraie règle de conflits ? Il
law in defamation proceedings in faut déterminer si l’obligation faite aux
this country raises a relatively sim- Etats membres de veiller à ce que les
ple question of identifying the place services de la société de l’information
of publication as the place of com- fournis par un prestataire établi sur son
prehension: a readily ascertainable territoire respectent les dispositions
fact ». nationales applicables dans cet Etat
membre relevant du domaine coor-
38. Les arguments de Dow Jones donné est l’équivalent d’une règle de
font clairement paraître son intérêt – et conflit en faveur de la loi du pays d’ori-
en général les intérêts des prestataires gine. Dans cette analyse, il faudra
de services électroniques – de voir les prendre en considération l’article 3, 2
services offerts soumis à l’exercice de qui interdit aux Etats membres de res-
souveraineté d’un seul Etat. Une appro- treindre, pour des raisons relevants du
che nuancée s’impose. Il faut souligner domaine coordonné, la libre circulation
que le soi-disant avantage pour le pres- des services de la société de l’informa-
tataire est surtout un boni pour le pres- tion en provenance d’un autre Etat
tataire qui offre ses services à partir membre.
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d’un pays où la réglementation est


« plus accueillante ». Pour un concur- Si la clause « marché intérieur »
rent agissant dans le pays au sein semble une règle claire de droit interna-
duquel leurs offres s’affrontent et où la tional privé, il sera intéressant de voir
réglementation est plus stricte, cet argu- comment les travaux européens en vue
ment est moins avantageux. D’ailleurs, de la rédaction d’un règlement concer-
si l’acceptation du rattachement à nant la détermination du droit applica-
l’ordre juridique du lieu de destination ble en matière des obligations extra-
de la communication (de masse) classi- contractuelles (le règlement Bruxelles II)
que est, en matière extracontractuelle, évoluera. Si le principe de la localisa-
abandonnée pour l’Internet... une tion des effets du comportement y
même politique doit être prise en consi- garde une place prépondérante, la
dération pour les médias classiques ; question de l’absence d’harmonie entre
autrement l’on crée une différence de les règles de conflit en matière quasi
traitement dont la justification semble délictuelle au niveau général et au
peu évidente. niveau du commerce électronique est
inévitable.

40. La matière extracontractuelle,


n’est pas exclue de l’article 3 de la

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directive. Songeons par exemple à cipe du « pays d’origine » – peut avoir
l’organisation de la publicité sur Inter- intérêt à sauvegarder sa réputation. Du
net, matière incluse dans le domaine point de vue desdits prestataires, il peut 75
coordonné. Le constat n’est pas sans être intéressant de pouvoir se rattacher
importance. En plus, la marge dans à l’ordre juridique du pays où les effets
laquelle on peut déroger au principe du du comportement contesté sont consta-
pays d’origine est étroite. Il en résulte tés; c’est-à-dire là où l’on relève un
que l’évaluation de la clarté de la qua- dommage à la réputation ou la pertur-
lification de la clause « marché bation des mécanismes du marché
intérieur » comme règle de conflit détruisant les intérêts de consomma-
devra prendre en compte le degré dans teurs et/ou concurrents.
lequel le domaine coordonné, couvert
par l’article 3, est lui aussi harmonisé. Le droit matériel des différents Etats
La question se pose donc de savoir si la n’apprécie pas nécessairement de
clause « marché intérieur » n’a pas manière identique les comportements
voulu adoucir les difficultés analogues sur le réseau. Par conséquent, le choix
à celles signalées par Dow Jones qui du rattachement peut avoir une
sont la conséquence d’un manque influence considérable quant à leur
d’harmonisation matérielle dans le appréciation finale. L’affaire Gutnick
domaine coordonné. Ladite harmonisa- en est une bonne illustration. La néces-
tion semble pourtant une nécessité pour sité d’un équilibre entre les différents
le bon fonctionnement de la clause. intérêts en cause doit alors être reflétée
Une harmonisation réelle pourrait au niveau du droit international privé. Il
remédier aux conséquences négatives ne s’agit pas seulement des intérêts des
de l’approche qui entraîne une distinc- personnes ou des organisations visées,
tion entre l’ordre juridique qui règle un mais aussi des Etats concernés.
comportement et la localisation des
véritables conséquences dudit compor- 42. Justice Callinan de la High
tement. Court of Australia souligne l’impor-
tance pratique de ces considérations. Il

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attire l’attention sur le risque que le rat-
g. L’hégémonie tachement en fonction de la localisation
de la Lex americana du serveur d’où l’information est censée
émaner contribue à une hégémonie cul-
41. Il est à douter que l’approche, turelle et économique américaine. Déjà
fort profitable pour Dow Jones, prenne actuellement l’Amérique est la source
suffisamment en considération les de la majorité des informations qui cir-
autres intérêts concernés notamment culent sur le réseau. La législation amé-
illustrés dans l’argumentation de Gut- ricaine, fort tolérante pour les prestatai-
nick. Comme la directive européenne res de services électroniques serait une
concernant le commerce électronique oasis où nombre de sociétés établi-
est dédiée à l’idée de la libre circula- raient leur siège pour bénéficier de ce
tion, le point de vue de Dow Jones sou- cadre très souple pour leur communica-
ligne l’importance d’une liberté tion « virtuelle ». Une concurrence
d’expression et d’échange d’informa- législative pourrait surgir, une spirale
tion. négative et un nivellement par le bas
menaceraient ensuite l’attention aux
Par contre, l’individu Gutnick – qui intérêts de tous ceux qui sont touchés
comme les concurrents d’un prestataire par les informations mises en ligne et le
de service électronique préfère le prin- comportement préjudiciable qui serait

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protégé sous le parapluie de la loi du l’affaire Gutnick illustrent qu’il n’y a de
pays d’origine. dommage qu’au moment où l’informa-
76 tion diffamatoire est lue et comprise. La
Illustrée dans l’affaire Gutnick, on publication au sens strict, considérée
verrait croître la prédominance de la comme un acte unilatéral de l’éditeur,
liberté illimitée d’expression. D’autres est sans importance. C’est au moment
valeurs, dont les affaires Gutnick et où l’information a trouvé un soi-disant
Yahoo! montrent l’importance respecti- « bouillon de culture » qu’elle est nuisi-
vement dans l’ordre juridique austra- ble et par conséquent illégitime. La
lien et français (c’est-à-dire européen), High Court considère (considérant
risquent d’être minimisées. Callinan 26) :
l’exprime comme suit, dans le considé- « Harm to reputation is done
rant 200: when a defamatory publication is
« I agree with the respondent’s comprehended by the reader, the
submission that what the appellant listener, or the observer. Until then,
seeks to do, is to impose upon Aus- no harm is done by it. This being so
tralian residents for the purposes of it would be wrong to treat publica-
this and many other cases, an Amer- tion as if it were a unilateral act on
ican legal hegemony in relation to the part of the publisher alone. It is
Internet publications. The conse- not. It is a bilateral act – in which the
quence, if the appellant’s submis- publishers make it available and a
sion were to be accepted would be third party has it available for his or
to confer upon one country, and one her comprehension ».
notably more benevolent to the com-
mercial and other media than this 44. La High Court en conclut que
one, an effective domain over the l’opportunité de la détermination de la
law of defamation, to the financial compétence judiciaire ne doit pas être
advantage of publishers in the examinée du point de vue du droit
United States, and the serious disad- applicable. Ainsi l’argument de Dow
vantage of the unfortunate enough Jones tiré de la dissémination étendue
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to be reputation ally damaged out- de l’information sur Internet ne semble


side the United States. A further con- pas convaincant. Dow Jones aurait dû
sequence might be to place com- être conscient des risques de l’usage
mercial publishers in this country at d’Internet sur ce plan. L’importance du
a disadvantage to commercial pub- réseau (au point de vue de sa dimen-
lishers in the United States ». sion) et la difficulté de garder le con-
trôle de la dissémination sont des élé-
Dow Jones & Company Inc. insiste ments que l’on peut et que l’on doit
sur l’importance de pouvoir ramener le prendre en considération choisissant
rattachement (juridique) dans les mains l’Internet pour offrir ses services ou pré-
d’un Etat. L’argument est basé sur senter ses informations. Ces risques ne
l’impossibilité technique de démarquer sont d’ailleurs pas une exclusivité du
l’accès à l’information distribuée par réseau. Les communications de masse
l’Internet. La High Court of Australia ont déjà mis le droit international privé
prend les autres intérêts en compte et à l’épreuve. Pour la High Court il est
développe une alternative. clair (considérant 30) que:
« those who post information on
43. La clé de l’approche de la High the World Wide Web do so know-
Court of Australia semble être l’impact ing that the information they make
du comportement contesté. Les faits de available is available to all and sun-

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dry without any geographical une machine à New York, où se situent
restriction ». les bureaux éditoriaux de Dow Jones. Il
s’agit pourtant d’une société dont le 77
Ce qui veut dire que le progrès tech- siège social se situe au Delaware. Dans
nologique, qui est à la base du choix une phase ultérieure le texte est trans-
pour le médium que constitue Internet, mis aux machines hébergeant l’infor-
le World Wide Web, ne bouleverse mation à South Brunswick.
pas nécessairement les équilibres tra-
duits jusqu’alors dans le droit internatio- Il n'y a alors aucun doute que même
nal privé. si la publication est censée être un acte
singulier, la détermination d’un ratta-
45. Malgré les « risques » liés à chement pertinent ne va pas de soi. La
l’usage d’Internet, la High Court of Aus- High Court le souligne dans le considé-
tralia est convaincue que l’approche du rant 42 comme suit:
droit international privé doit tenir « Many of these territorial con-
compte du fait qu’une publication impli- nections are irrelevant to the inquiry
que au moins deux parties: celui qui which the Australian common law
envoie le contenu et celui qui le reçoit. choice of law requires by its refer-
La publication n’est accomplie qu’au ence to the law of the place of the
moment de la réception. Il s’ensuit tort. In that context, it is defama-
qu’une publication reçue par plusieurs tion’s concern with reputation, and
personnes peut engendrer des rattache- the significance to be given to dam-
ments pluriels, à différents ordres juridi- age (as being the gist of the action)
ques. Bien qu’une complexité juridique that require rejection of Dow Jones’s
puisse en être la conséquence, il s’agit contention that publication is neces-
d’une réalité indéniable. sarily a singular event located by
reference only to the publisher’s con-
La High Court of Australia est d’avis duct. Australian common law choice
que la publication n’est pas un acte sin- of law rules do not require locating
gulier, dont la localisation doit être liée the place of publication of defama-

Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003


à l’acte de l’éditeur... au sens strict. La tory material as being necessarily,
High Court considère que: and only, the place of the pub-
« It is only if one starts from a lisher’s conduct (in this case, being
premise that the publication of par- Dow Jones uploading the allegedly
ticular words is necessarily a singu- defamatory material onto its servers
lar event which is to be located by in New Jersey) ».
reference only to the conduct of the
publisher that it would be right to Face à la tentative d’écartement du
attach no significance to the territo- « lieu de l’acte » au sens strict, la High
rial connections provided by the Court refuse d’appliquer le « Internet
several places in which the publica- specific single publication rule »14, que
tion is available for Dow Jones propose15. La Cour est
comprehension ». d’avis que des tentatives visant à géné-
raliser un rattachement unique au lieu
46. De plus, même cette logique « where the tortfeasor acts, or [...]
n’évite pas nécessairement une plura- where the last event necessary to make
lité de points de rattachement: le rédac- the actor liable has taken place » ont
teur a préparé l’article et l’a envoyé à échoué.

14. Voy. F. KUITENBOURWER, « Uitspraak over forumkeuze en Internet », Computerrecht, 2003, p. 97.
15. Considérant 43.

Extrait de la Revue Ubiquité - Droit des technologies de l'information n°16, septembre 2003, pp. 61-82, reproduit avec l'aimable
autorisation des Éditions Larcier, Bruxelles.
47. La High Court situe par contre h. La High Court
la diffamation là où le dommage à la et le Single publication rule
78 réputation est localisé... il s’agit du lieu
où il pourra effectivement y avoir 49. In concreto, l’approche de la
atteinte à la réputation et où les publi- High Court of Australia ne risque pas
cations offensives sont lues et compri- d’engendrer un conflit entre une multi-
ses. C’est là que se trouve le véritable tude d'ordres juridiques qui voudraient
centre du litige, c’est-à-dire de la s’imposer et exercer leur souveraineté.
demande en réparation. C’est aussi là Au cours de la procédure en première
que les valeurs sur lesquelles repose instance, Joseph Gutnick a limité sa
l’ordre juridique sont mises en danger, réclamation à la réparation du dom-
ce qui justifie l’intervention de l’état mage à Victoria (Australie), à la suite
concerné et donc le rattachement de la de la publication de Barron’s Online
cause à ses tribunaux. On peut envisa- dans cet Etat. Pour la Cour il est par
ger une approche analogue dans une conséquent évident que la procédure
série d’autres hypothèses dans lesquel- est maîtrisée par le droit matériel de
les l’information diffusée (par Internet) l’état de Victoria17. Le considérant 48
est à la base d’un dommage. Le dom- ne laissant pas la place au doute sur ce
mage est déterminant et non pas le point:
comportement16. Dès lors que l’on uti- « The place of commission of the
lise Internet, l’information n’est disponi- tort for which Mr. Gutnick sues is
ble en forme compréhensible qu’au [...] readily located in as Victoria.
moment où elle est téléchargée par That is where the damage to his rep-
l’ordinateur de l’utilisateur, qui en utation of which he complains in this
prend connaissance... ce qui cause le action is alleged to have occurred,
dommage à la réputation. for it is there that the publications of
which he complains were compre-
48. Bien que la High Court consi- hensible by readers. It is his reputa-
dère que des situations dans lesquelles tion in that State, and only that
les caractéristiques du comportement State, which he seeks to vindicate. It
Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003

dommageable ont une importance spé- follows, of course, that substantive


cifique pour conclure à l’illégitimité, issues arising in the action would
n’est-il pas indispensable, en droit inter- fall to be determined according to
national privé, de tenir compte du fait the law of Victoria ».
que précisément les conséquences
induisent le sens qu’il convient de don- 50. La High Court of Australia ne
ner à ces caractéristiques ? partage pas l’idée de Dow Jones selon
laquelle la publication est un événe-
ment unique et singulier. Il est alors

16. La Cour supérieure s’exprime en son considérant 44 comme suit: « In defamation, the same considerations that
require rejection of locating the tort by reference only to the publisher’s conduct, lead to the conclusion that, ordinarily,
defamation is to be located at the place where the damage to reputation occurs. Ordinarily that will be where the
material that is alleged to be defamatory is available in comprehensible form assuming, of course, that the person
defamed has in that place a reputation, which is thereby damaged. It is only when the material is in comprehensible
form that the damage to reputation is done and it is damage to reputation, which is the principal focus of defamation,
not any quality of the defendant’s conduct. In the case of material on the World Wide Web, it is not available in
comprehensible form until downloaded on to the computer of a person who has used a web browser to pull the
material from the web server. It is where that person downloads the material that the damage to reputation may be
done. Ordinarily then, that will be the place where the tort of defamation is committed ».
17. Voy. le considérant 6: « In the course of the proceedings before the primary judge, Mr Gutnick preferred an undertak-
ing to sue in no place other than Victoria in respect of the matters which founded his proceeding. The primary judge
recorded in his reasons that Mr Gutnick seeks to have his Victorian reputation vindicated by the courts of the State in
which he lives [and that he] is indifferent to the other substantial parts of the article and desires only that the attack on
his reputation in Victoria as a money-launderer should be repelled and his reputation re-established ».

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compréhensible que la Cour ne sous- 51. La Cour est peu enthousiaste à
crive pas à l’application du single l’égard de l’application du single publi-
publication rule qui, selon Dow Jones, cation rule proposée par Dow Jones. 79
mènerait à l’application du droit améri- Tout d’abord le mécanisme oblige à
cain puisque les serveurs sont installés concentrer la réparation de la globalité
au South Brunswick. du dommage d’une publication en une
action en justice. La concentration
Dow Jones fait alors référence au requise n’est dans le § 577 pas expres-
droit américain et conclut qu’en ce qui sément liée à la compétence (exclusive
concerne la diffamation, l’usage de ?) de l’Etat de la localisation du serveur
moyens de communication de masse, ou à l’applicabilité du seul droit maté-
oblige à qualifier l’édition ou l’émission riel de cet Etat. Selon Dow Jones, le sin-
comme une publication singulière. gle publication rule inspire la procé-
Pourtant, en principe, chaque commu- dure de la détermination du juge com-
nication à un tiers est censée être une pétent et de la détermination du droit
publication en soi. applicable, dans l’ordre juridique du
lieu de publication au sens strict. Le
Le single publication rule provient texte fait référence au lieu où celui qui
du § 577, a , du Restatement of Torts publie a littéralement agit.
(2d) 1977, qui est adopté par 27 Etats
américains. §577 dispose que : 52. Il est peu probable que cette
« (1) Except as stated in Subsec- localisation procure un rattachement
tions (2) and (3), each of several dont la puissance permette d’y accro-
communications to a third person by cher la souveraineté d’un ordre juridi-
the same defendant is a separate que sur tous les aspects de la publica-
publication. tion.
(2) A single communication
heard at the same time by two or Par analogie, on pourrait douter de
more third persons is a single publi- l’approche de la Cour de justice des
cation. Communautés européennes. Dans son

Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003


(3) Any one edition of a book or interprétation de l’art. 5, 3 du 7 mars
newspaper, or any one radio or tel- 1995 dans l’affaire Shevill18, la Cour
evision broadcast, exhibition of a attribue la compétence de l’intégralité
motion picture or similar aggregate de l’affaire au juge du lieu de l’acte. La
communication is a single publica- pertinence de la garantie offerte par ce
tion. rattachement pose question. En
(4) As to any single publication d’autres termes, ne faudrait-il pas se
a. Only one action for damages demander s’il n’était pas envisageable
can be maintained; de défendre – s’inspirant indirectement
b. All damages suffered in all du single publication rule, l’exercice
jurisdictions can be recovered in the « global » de souveraineté, dans le cas
one action; and où le dommage créerait un rattache-
c. A judgment for or against the ment manifestement très puissant. Ce
plaintiff upon the merits of any rattachement permettrait, par analogie
action for damages bars any other à l’adage accessorium sequitur princi-
action for damages between the pale, à l’ordre juridique correspondant
same parties in all jurisdictions ». de prendre également connaissance
des conséquences « extraterritoriales »
d’un comportement jugé ou présumé

18. Voy. note 5.

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illégitime. Il est clair qu’une telle arate questions: one about how to
« union » des différents aspects géo- prevent multiplicity of suits and vex-
80 graphiques du comportement contesté ation of parties, and the other about
ne pourrait être envisagée que si elle what law must be applied to deter-
est indispensable pour opérer un ratta- mine substantive questions arising in
chement raisonnable à un ordre juridi- an action in which there are foreign
que vis-à-vis de toutes les parties con- elements ».
cernées. Les caractéristiques du litige
doivent écarter le moindre doute quant Selon la High Court of Australia, le
à la nécessité ou l’opportunité de recou- common law est plutôt favorable à la
rir à une approche globale. N’oublions concentration des litiges entre parties
pas que contrairement à cette sugges- en une action qu’à des procédures suc-
tion, dans le même arrêt Shevill, la cessives. La Cour supérieure souligne
Cour de justice a limité la compétence en même temps que c’est la base de
du juge du lieu du dommage au dom- concepts tel que res judicata et (issue or
mage « local ». Anshun) estoppel19. Mais la Cour souli-
gne que ces principes n’impliquent pas
53. Quoi qu’il en soit, la High Court qu’un lieu unique de publication doive
of Australia ne fait pas application du être identifié dans chaque litige en dif-
single publication rule. Selon la Cour, famation, peu importe en effet l’impor-
le mécanisme ne doit pas être utilisé en tance de la diffusion des informations
vue de la détermination du droit appli- diffamatoires. Pour la High Court of
cable. Il a plutôt pour but d’éviter une Australia il est clair que les correctifs
multitude de procédures qui engen- mentionnés n’ont pas d’influence
drent le risque de contrariétés et qui directe sur les questions relatives à la
peuvent être vexatoires pour les/une détermination du juge compétent ou à
(des) partie(s). La Cour s’exprime à ce la détermination de la loi applicable20.
sujet dans le considérant 35:
« For present purposes, what it is 54. L’approche de la Cour semble
important to notice is that what saine. Elle peut inspirer l’interprétation
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began as a term describing a rule de l’ article 5, 3 du règlement Bruxelles


that all causes of action for widely I ou du principe du lex loci delicti com-
circulated defamation should be liti- missi en matière de conflit de lois. La
gated in one trial, and that each Cour de justice des Communautés euro-
publication need not to be sepa- péennes restreint par contre la compé-
rately pleaded and proved, came to tence des tribunaux des pays membres
be understood as affecting, even où se situe le dommage au « dommage
determining, the choice of law to be national ». Dans des situations où le
applied in deciding the action. To dommage dans un des pays concernés
reason in that way confuses two sep- est manifestement prépondérant on

19. Pour des éclaircissements, voy. les références dans le considérant 36 de l’arrêt Gutnick et les notes y relatives. Sur
l’argument du single publication rule dans l’arrêt, voy. également : A. VAN HOEK, « Australia’s High Court upholds
local (private law) jurisdiction in case of defamation over the Internet », International Enforcement Law Reporter, 2003,
167-170.
20. La High Court le precise comme suit (considérant 36): « ... Effect can be given to that policy by the application of well-
established principles about preclusion, including principles of Anshun estoppel. Conversely, where a plaintiff brings
one action, account can properly be taken of the fact that there have been publications outside the jurisdiction and it
would be open to the defendant to raise, and rely on, any benefit it may seek to say flows from applicable foreign law.
If some of the publications of which complaint is or could be made are publications that have occurred outside
Australia, or if action has been instituted outside Australia in respect of publications made in this country, or overseas,
there is no evident reason why the questions thus presented are not to be answered according to the established
principles just mentioned. The application of these principles, however, says nothing about questions of jurisdiction or
choice of law ».

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pourrait pourtant envisager de soumet- l’exercice de la souveraineté de l’état
tre le litige, relatif à la globalité du où ce rattachement se concrétise. Bien
dommage, à l’ordre juridique du lieu que la publication soit dans ce cas 81
du dommage qui représente un ratta- traité comme un seul événement, l’ana-
chement majeur. Ce rattachement doit logie n’implique pas l’assimilation avec
être tellement pertinent qu’il entraîne le single publication rule.
des effets « extraterritoriaux » dans

3. En guise de conclusion

55. Les affaires Yahoo! et Dow De ce point de vue les craintes


Jones incitent à prendre conscience des d’une introduction de la lex americana
frictions entre l’Internet et le droit inter- est fort compréhensible. Dès lors
national privé au sens large. Néan- qu’une harmonisation n’est, en raison
moins on peut se demander si les criti- d’une multitude de valeurs différentes,
ques des décisions ne sont pas aveu- ni envisageable ni souhaitable, un
glés par le « potentiel » du médium. La nivellement juridique par le biais d’une
force du réseau ne peut pas nous subor- espèce de «home country rule» n’est,
ner à être pathétique vis-à-vis des mena- malgré le coût des affrontements
ces des technologies de communication d’ordres juridiques, pas la meilleure
pour l’efficacité d’une approche classi- solution.
que en droit international privé.
58. Nuançons d’ailleurs les problè-
56. L’accessibilité ne peut pas être mes du droit international privé. Nous
assimilée à l’accès. En plus, l’accès des avons tout d’abord signalé que l'acces-
donnés contestées n’implique pas sibilité d’Internet n’est pas la même
nécessairement un dommage. Il n’y a chose que la localisation d’effets dom-

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de dommage que là où la prise de con- mageables suite à des informations dis-
naissance d’information a un impact tribuées via le web. En plus, si une exé-
manifeste, dans le cas de Gutnick dans cution forcée s’avère nécessaire dans
l’Etat de Victoria où il est connu et le pays d’où l’information provient, il
réputé. n’est pas du tout exclu que l’exercice de
souveraineté française/australienne
57. N’oublions pas que dans les (de l’Etat récepteur) ne restera pas, à la
deux décisions commentées le juge a suite des différences entre les valeurs
dû faire un exercice d’équilibre très des Etats concernés, sans suite possible
délicat. Dans le premier cas, vu les inté- en Amérique.
rêts des victimes ou les valeurs de l’état
récepteur fortement accentuées. Il sem- 59. Selon les décisions commen-
ble, par contre, manquer d’attention tées, ceux qui feront usage du réseau
pour la valeur d’Internet comme un devront s’attendre à un possible ratta-
forum d’échange d’information. A cet chement à tous les ordres juridiques du
égard n’oublions pas dans le cas de monde. Les diversités qui les caractéri-
l’affaire Yahoo! la sensibilité au sent augmentant les risques liés à
nazisme. Elle a peut-être diminué le l’usage du réseau. La pertinence des
seuil pris en compte par le tribunal de difficultés de s’assurer de la conformité
grande instance pour prendre connais- de l’information distribuée sur Internet
sance du litige. avec les valeurs d’une multitude d’Etats

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est soulignée par l’existence d’un Ceci dit, la localisation de l’effet ne
régime « libéral » de responsabilité des doit pas automatiquement mener à
82 prestataires de services intermédiaires. l’exercice de la souveraineté de l’Etat
où cet effet est localisé. Si le résultat en
Mais n’oublions pas l’éventualité était surprenant pour une des parties
d’une performance croissante des concernées21, le rattachement est trop
moyens permettant de « territorialiser » faible pour garantir une raisonnable
l’usage d’Internet. Qui plus est, l’utilisa- division de compétence entre états.
teur d’Internet connaît l’étendue mon-
diale du web. D’ailleurs il ne peut, peut- Des défauts manifestes doivent être
être, survenir guère de dommages aux- corrigés. Du point de vue de l’article 5,
quels la victime ne devrait s’attendre. 3, du règlement Bruxelles I, cette obser-
Dans les affaires commentées, il n’est vation touche surtout le lien entre le
pas exclu que l’information était implici- dommage, la compétence judiciaire
tement destinée à la France (Yahoo!) ou ainsi que la restriction de l’exercice de
l’Australie (Dow Jones). Le rattachement compétence au dommage local22.
n’est d’ailleurs ni négligeable ni fortuit.
L’éditeur de Barron’s savait par exem- 61. Quoi qu’il en soit, le soin
ple fort bien où Gutnick travaillait et apporté à définir la délimitation de la
vivait. La localisation du dommage n’a souveraineté nationale n’est pas uni-
par conséquent pas pu le surprendre. quement requis en matière d’Internet.
Les problèmes dévoilés touchent cha-
60. En tout cas, les affaires Yahoo! que situation où il y a une pluralité de
et Gutnick ont démontré l’importance points de rattachement. Les affaires
du rattachement engendré par le dom- Gutnick et Yahoo! ne sont ni les premiè-
mage. Il se trouve à l’origine du litige et res ni les dernières à explorer les limites
complète l’acte dommageable. La desti- du fonctionnement du droit internatio-
nation de l’information mise à disposi- nal privé. Au contraire, elles illustrent
tion des internautes ne peut pas être que les remèdes du droit international
décisive. Des effets, même ceux qui privé ne sont pas totalement déséquili-
Revue Ubiquité – Droit des technologies de l’information – n° 16/2003

n’étaient pas envisagés, représentent brés.


une réalité indéniable.

21. Songeons par exemple au content provider qui a fait des efforts sérieux, du point de vue technique ou du point de vue
du contenu de l’information publiée et de sa présentation, dans le but d’éviter des effets dommageables dans l’Etat
dont l’exercice de souveraineté est l’enjeu.
22. D’un point de vue analogue, il est bon de souligner que Gutnick n’a pas compliqué le jugement du comportement
de Dow Jones & Company Inc. Il a limité sa plainte aux conséquences de la publication dans l’Etat de Victoria
(Australie).

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