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Approche socio-économique

des déchets

par Gérard BERTOLINI


Économiste
Directeur de recherche au CNRS, Laboratoire d’analyse des systèmes de santé (LASS),
Université de Lyon-I

1. Le déchet : définition, fondements économiques et logiques


en œuvre..................................................................................................... G 2 300 – 2
2. Aspects sociologiques............................................................................ — 3
2.1 Le Nimby ...................................................................................................... — 3
2.2 Collectes sélectives...................................................................................... — 4
2.3 Aspects sociaux, à travers l’emploi............................................................ — 5
3. Coûts de collecte et de traitement ..................................................... — 5
3.1 Ordures ménagères..................................................................................... — 5
3.2 Déchets industriels ...................................................................................... — 6
4. Marchés et opérateurs............................................................................ — 6
4.1 Ordures ménagères..................................................................................... — 7
4.2 Grands groupes ........................................................................................... — 7
4.3 Élimination et récupération ........................................................................ — 7
4.4 Déchets industriels spéciaux ...................................................................... — 8
5. Financement et régulation .................................................................... — 8
5.1 Financements relatifs aux ordures ménagères......................................... — 8
5.2 Jusqu’où dépolluer et rendre les normes plus sévères ........................... — 8
5.3 Instruments de régulation........................................................................... — 8
Pour en savoir plus ............................................................................ Doc. G 2 300

n premier lieu, la définition du déchet est elle-même problématique et


E source de controverses ; actuellement, le point de vue réglementaire ne cor-
respond pas à l’acception économique (valeur négative).
Le déchet renvoie en réalité à un ensemble complet (un système complexe) de
valeurs socioculturelles. Son devenir s’accompagne de réactions négatives,
notamment à travers le Nimby (refus des populations d’accueillir dans leur voi-
sinage de nouvelles installations de traitement) ou positives, en particulier à tra-
vers des collectes sélectives à des fins de valorisation.
L’amélioration des modes de traitement est créatrice d’emplois, mais se tra-
duit par un alourdissement sensible des coûts.
Quant au débat sur la privatisation, il se double d’un débat sur la concentration
d’entreprises, avec des groupes devenus multinationaux. Les marchés présen-
tent des caractéristiques oligopolistiques, voire monopolistiques. Une meilleure
gestion appelle le développement d’instruments de régulation ; les conditions
de leur efficacité sont examinées ici.

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APPROCHE SOCIO-ÉCONOMIQUE DES DÉCHETS ______________________________________________________________________________________________

1. Le déchet : définition,
fondements économiques Détenteur Receveur
et logiques en œuvre
a marchandise, non-déchet
Le déchet est une marchandise à part. Au plan juridique, la loi-
cadre française du 15 juillet 1975 et la directive européenne adoptée
le même jour le définissent par référence à l’abandon : « tout résidu
d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation,
toute substance, matériau, produit ou plus généralement tout bien Détenteur Receveur
meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon ».
Les règles applicables sont différentes suivant :
b déchet
— qu’il est considéré comme dangereux ou non ;
— qu’il est destiné à être valorisé ou éliminé. Dans ce second cas,
le principe de proximité et d’autosuffisance prévaut, contrairement
flux physique flux monétaire
au principe de liberté des échanges commerciaux ; le déchet doit
alors être traité autant que possible près de son lieu de production ;
Figure 1 – Flux physique et flux monétaire des échanges
— que les transferts font intervenir ou non des États membres de
la Communauté européenne ou de l’OCDE, (Organisation de coopé-
ration et de développement économiques), suite à la convention de
Bâle sur les mouvements transfrontaliers des déchets du 22 mars des différents déchets présentent des caractéristiques monopolis-
1989 : listes verte, orange et rouge de l’OCDE fixant suivant les caté- tiques, pour des raisons réglementaires ainsi qu’économiques :
gories de déchets les règles applicables aux échanges. libre-entrée limitée, prix du « ticket d’entrée » élevé, effets de seuil,
économies d’échelle, etc.
Les conditions dans lesquelles un déchet peut devenir un non-
déchet, une marchandise, sont encore floues. La jurisprudence, tant L’offre de service peut elle-même n’être qu’une offre intermé-
française qu’européenne (arrêts Moline de 1983, Bouhours de 1986, diaire, dans le cadre d’une chaîne ou cascade d’opérateurs succes-
Lorban de 1991, arrêts de la Cour de justice des communautés euro- sifs de filières d’élimination ou de valorisation. Dans ce dernier cas,
péennes dans les affaires Vessosso et Zanetti en 1990, etc.), a souli- la chaîne de qualité s’accompagne d’une chaîne de valeur.
gné jusqu’alors que les objets ou substances en question, même Au plan microéconomique, la figure 2 illustre le profil théorique
réemployables ou recyclables, même destinés à être valorisés et de trois types d’entreprises :
même s’ils ont une valeur économique, marchande, restent des
— entreprise classique de production ;
déchets [1]. De plus, le concept de recyclage est mal défini, tant au
— entreprise spécialisée d’élimination ;
plan juridique qu’au plan économique.
— entreprise de recyclage.
Il convient de souligner l’ambivalence du résidu : rebut ou
D’une façon générale, les activités de récupération se traduisent
ressource ? Selon la sagesse populaire, « le déchet des uns fait la
en premier lieu par un écrémage des gisements les plus intéres-
fortune des autres ». Le statut de déchet et son devenir dépendent
sants. Lorsqu’on vise une mobilisation plus poussée des gisements,
de nombreux facteurs : circonstances, lieu, état de l’économie et de
les coûts de collecte et de préparation, à la tonne, tendent à croître,
la technologie, contexte social, réglementaire, etc. De même, la
parce qu’il s’agit de fractions plus dispersées et plus hétérogènes ;
notion de déchet ultime introduite par la loi française de juillet 1992
en d’autres termes, le coût marginal de récupération est croissant.
renvoie aux conditions techniques et économiques du moment.
Cependant, ce qui n’est pas récupéré doit être éliminé ; il en résulte
Alors que la réglementation européenne est marquée par la un coût. L’élimination fournit ainsi à la récupération un autre réfé-
volonté d’assurer un contrôle aussi étendu que possible, une alter- rentiel, et la possibilité d’une rémunération sur une double base : la
native raisonnable ne consiste pas, en contrepoint, à prôner le libre- vente des produits récupérés et une rémunération correspondant à
échange des déchets, mais à revoir les conditions pour qu’il perde une prestation de service, ou coût évité par rapport à une solution
ce statut. Le ministère de l’Environnement a publié en mars 1997 un d’élimination. De plus, la tendance à l’accroissement des coûts d’éli-
guide méthodologique proposant des critères de nature à garantir le mination joue en faveur de la récupération. La figure 3 en fournit
non-abandon. Il convient également que la nouvelle utilisation res- une illustration, pour des mâchefers d’incinération (donc des sous-
pecte un haut niveau de protection de l’environnement et de la produits de traitement primaire).
santé. Le recyclage permet en outre d’atteindre simultanément deux
D’un point de vue économique, un bien (ou une substance) n’est objectifs : réduire à la fois les quantités à éliminer et les prélève-
pas un déchet s’il a soit une valeur d’usage (une utilité) pour son ments de ressources naturelles.
détenteur, soit une valeur d’échange reconnue, correspondant à une Aux aspects monétaires s’ajoutent des aspects environnemen-
valeur d’usage pour son destinataire final. taux et sociaux. A l’avenir, ces derniers seront de plus en plus inté-
Pour qu’il ne s’agisse pas d’un déchet, la valeur d’échange doit grés dans les coûts économiques (tendance à l’internalisation des
être positive. En d’autres termes, entre les deux parties, le flux phy- coûts externes, selon le langage des économistes).
sique de marchandise et le flux monétaire en contrepartie vont en Un autre débat concerne la hiérarchie éventuelle entre :
sens inverse, tandis que pour des déchets, ils vont dans le même
sens (figure 1). Dans ce second cas, le paiement par le détenteur — réutilisation pour le même usage ;
correspond à une prestation de service assurée par le receveur. — réemploi (pour un autre usage) ;
L’offreur de déchet devient demandeur de service. S’agissant des — recyclage en boucle (pour le même type d’application) ou en
ordures ménagères, ce service est assuré par les collectivités cascade (pour un autre type d’application) ;
locales ; il correspond à un service public, financé surtout par des — valorisation énergétique.
impôts locaux. Hors service public (ou sous couvert de service Dans une optique de développement durable (voir le système
public, lorsque les opérations sont confiées à des prestataires pri- déchets [G 2 000]) et pour limiter l’entropie du système matière (et
vés), le prix à payer résulte du jeu de l’offre et de la demande. énergie), le réemploi permet de conserver, au moins pour partie, la
Cependant, vis-à-vis de mécanismes concurrentiels, les marchés forme initiale, et il est préférable de valoriser les matériaux sur la

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Coûts
p (F/t)
Coût de mise en CET 2
400

Input Output à
classique prix positif Différentiel de coût
300 en faveur de la
q valorisation
0

Input gratuit Output à valeur négative


200
Coût de préparation
des mâchefers
pour leur valorisation
a entreprise classique
100

0 Années
1980 1990 2000
Input
classique
CET 2 : centre d'enfouissement technique de classe 2
Input gratuit
q Figure 3 – Économie associée à la valorisation des mâchefers
0
Input traité Output Output sans valeur
moyennant à valeur et ne nécessitant
paiement
(pour le service)
négative pas un paiement
(neutralisé)
2. Aspects sociologiques
Le déchet ne renvoie pas seulement à une valeur économique
b entreprise spécialisée d'élimination nulle ou négative, mais aussi à un ensemble de valeurs sociocultu-
relles et à leur dynamique, dans le cadre d’un système sociétal. Des
p significations, des enjeux se cachent derrière son apparente insigni-
fiance. Il participe en effet à un jeu de signes, que la sémiotique
s’efforce de révéler.
Au plan des représentations sociales et mentales (car il convient
Input Output à
de remonter au mental et même à l’archéologie du mental, à la
classique valeur positive
construction de l’imaginaire), il s’inscrit dans un système d’axes de
Input gratuit référence que constituent le haut et le bas, le propre et le sale, le
q beau et le laid, l’ordre et le désordre, le dessus et le dessous, le
0
devant et le derrière, le dedans et le dehors, le visible et l’invisible,
Input moyennant le diurne et le nocturne, le centre et la périphérie, le public et le
paiement pour Output à valeur négative privé, l’être et le paraître, la vie et la mort, etc. Un lien étymologique
le service (comme (nécessitant un paiement) unit (par l’intermédiaire du latin proprius) propreté et propriété, et
pour l'élimination) au déchet est traditionnellement associé un espace déchet : il s’agit
d’espaces dont la propriété est floue, non revendiquée, mal identi-
c entreprise de recyclage fiée, collective, d’espaces vacants ne faisant pas l’objet d’une appro-
p prix q quantités priation, et autres espaces « faibles », qui subissent les logiques
dominantes. La ville elle-même se définit autour de la triade ordre-
Les intrants physiques (input) sont comptés négativement, les extrants (output)
positivement.
propreté-beauté, ce qui conduit à éloigner promptement le déchet.
Le bilan matière complet, pour chaque entreprise, inclut des intrants ou/et des
extrants à prix nul (cas des biens libres, comme l'air, en l'absence de rareté). Il
doit être équilibré, donc Σqi = 0
i
En termes monétaires, les figures s'appuient, pour des raisons pédagogiques, 2.1 Le Nimby
sur une hypothèse de profit nul. Dès lors, pour chaque entreprise : Σ (pi x qi) = 0
i

Placé sous le signe de l’altérité, le déchet devient phobique et


Figure 2 – Profils théoriques d’entreprises source d’intolérance. « Tout le monde nous réclame pour assurer
l’enlèvement, mais personne ne veut de nous pour décharger le
base de leurs propriétés spécifiques (valorisation de la matière), plu- produit de la collecte », se plaignent les entreprises de ramassage,
tôt que sur la base de propriétés communes telles que la capacité confrontées au Nimby, c’est-à-dire au refus des populations
calorifique ou le pouvoir fermentescible. De plus, réutilisation et d’accueillir de nouvelles installations de traitement.
recyclage en boucle renforcent l’autonomie des sous-systèmes pro- Nota : Nimby est un acronyme venu des États-Unis qui signifie Not In My Back Yard,
ductifs. « Pas dans mon arrière-cour ».

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Tableau 1 – Transformer l’image de la décharge ; Tableau 2 – Solution au Nimby par compensation


éléments de sémantique et voies de changement financière (cas du Massachussetts, États-Unis, en 1980)
d’après [2]
Image traditionnelle Changements et prospective
Compensation offerte
— chute, bas, ravin, trou, fosse, — en surface, aérien, pour que Compensation
carrière, dessous, enfoui, visitable, transparent l’implantation ne se nécessaire pour
caché, secret, boîte noire Collectivité locale
fasse pas sur son l’accueillir
— dehors, derrière, périphérie, — intégration, centre de prise territoire (milliers de dollars)
éloignement, externalisation en charge (milliers de dollars)

— espace déchet, espace faible, — intégration, requalification, Aspen 50 200


friche, négatif, passif, mort revalorisation, participation, Baileyville 10 50
intéressement
Camille 60 3 000
— pêle-mêle, bonne-à-tout-faire — classes, spécifique, mono-
spécifique, déchets admis- Donnybrook 30 80
sibles, résidus ultimes, com- Eaglestown 50 150
plexe de traitement, select,
filière à part entière
— bon marché, rustique, — centre technique, technolo- Les valeurs de ceux qui cherchent un lieu doivent être confrontées
solutions du pauvre gies avancées aux valeurs, attentes et projets des collectivités d’accueil potentiel-
— soi-disant contrôlé — contrôle renforcé, contrôle les. Il faut déterminer dans quelle mesure ces deux systèmes de
social, sûr valeurs peuvent s’accorder. Il importe de repérer les valeurs
locales : ce qui est cher aux habitants, l’âme, le sens, le caractère
— jus, pollution du sol, pollu- — étanchéité, étanchéification, symbolique du lieu, les représentations et modes de pensées
tion de l’eau traitement des lixiviats, neu- locaux, les liens entre identité et territoire. D’une façon générale, il
tralisation, stabilisation, iner- apparaît souhaitable de rapprocher déchets industriels et société
tage, hors-sol industrielle, contrairement au rural profond. Même s’il est favo-
— verrue dans le paysage — réaménagement, intégration rable, le maire (car c’est le maître des lieux) risque d’être déstabilisé
paysagère en raison, outre de la vive opposition de riverains, d’un effet de halo
(l’opposition se développe en périphérie, comme une auréole dif-
fuse qui entoure la communauté concernée), assorti du soutien de
groupes organisés venant de l’extérieur, ainsi que de la solidarité
due à la mauvaise conscience de beaucoup d’autres en matière de
Parmi les modes de traitement, la décharge a une image très déchets. Il en résulte la formation d’un front du refus.
négative, et épaisse, robuste ; elle comporte une surcharge de À défaut de proposer une recette miracle, on peut formuler quel-
signes négatifs. La solidification des valeurs négatives lui confère ques recommandations majeures quant aux conditions d’accepta-
même la puissance du symbole. Ce symbole est fort, parce bilité :
qu’archaïque et profond. Dès lors, ce mode de traitement est — éclairer et ouvrir le débat ;
disqualifié ; la loi de 1992 tend à jouer également en ce sens, bien — obtenir une réappropriation psychologique de leurs propres
qu’elle constitue un appel à changer l’image traditionnelle : les cen- déchets et de leur devenir par les habitants concernés (surtout s’il
tres d’enfouissement technique (CET) cherchent aujourd’hui à offrir, s’agit de déchets ménagers) ;
en contrepoint, une image de la modernité, de la haute technologie — donner aux populations directement concernées et à leurs
(tableau 1). Il ne s’agit en fait pas d’un invariant, mais le facteur représentants une possibilité réelle de maîtrise des risques (de tou-
d’inertie est très élevé. La décharge peut aussi représenter un exu- tes natures) ;
toire sociologique, jouant un rôle de bouc émissaire.
— compenser les préjudices (quels qu’ils soient) ;
Nota : Le lecteur pourra se reporter à l’article consacré aux décharges [G 2 100]. — surtout, il faut que l’implantation ait « un sens », au niveau
local, à la fois en termes de responsabilité et en termes d’avenir, de
L’image de l’incinération est elle-même contrastée, suivant les projet de développement.
pays : ainsi, elle est assez négative en Allemagne et aux États-Unis,
alors qu’elle est plutôt positive dans les pays scandinaves ainsi
qu’en France.
2.2 Collectes sélectives
Exemple : aux États-Unis, Greenpeace a dénoncé l’importance des
minorités ethniques dans le voisinage des installations de traitement
de déchets. Cependant, d’autres acteurs ont reconnu le fait, mais se Pour les déchets ménagers, les collectes sélectives, notamment
sont interrogés sur le sens de la relation : moindre pouvoir de refus des d’emballages, fournissent à l’habitant l’occasion de participer posi-
populations, facteur commun que constitue la faiblesse des valeurs tivement, en faisant le bon geste de tri, ou plutôt de non-mélange à
foncières et immobilières ou bien incidence négative de l’implantation la source.
sur ces valeurs, ou encore implantation de l’habitat postérieure à Cependant, la réussite de cette entreprise dépend de plusieurs
l’implantation de l’unité de traitement ? paramètres :
— modalités de la collecte ;
Les oppositions sont plus fortes lorsqu’il s’agit de déchets indus- — nombre de flux sélectifs, de poubelles ;
triels. Le tableau 2 fournit toutefois un exemple de résolution du — niveau d’exigence acceptable vis-à-vis des habitants.
problème par des compensations financières, dans le Massachus- Le « propre et sec » (emballages) se traduit par des réticences
setts. Cependant, cette voie de résolution, qui s’inscrit dans la cul- (y compris psychologiques) moins fortes que l’organique fermen-
ture américaine, n’apparaît guère transposable en Europe. tescibles. Des corrélations marquées ont été mises en évidence

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entre les taux d’apports et la taille de la cuisine et des dépendances. Les dispositifs emplois villes, puis emplois jeunes, bénéficient
L’habitat horizontal groupé et les petits immeubles donnent les d’importantes aides de l’État, pour cinq ans, et d’aides complémen-
meilleurs résultats (ou des résultats plus faciles) que les grands taires d’Éco-Emballages pour les collectes sélectives, conduisent à
ensembles, pour lesquels une prise en charge plus globale apparaît la création de postes d’ambassadeurs du tri, assurant une commu-
nécessaire ; de plus, le gardien joue alors un rôle important. La taille nication de proximité. Cependant, ils font figure d’emplois périphé-
des agglomérations n’est pas non plus indifférente : Jean Gouhier riques, disjoints des emplois centraux ou du noyau dur que
(géographe, fondateur de l’Institut de rudologie) note que l’inertie constitue le corps des agents de salubrité, et leur avenir reste à
est une fonction croissante du poids démographique [3]. consolider.
Le portrait-robot des apporteurs intensifs conduit à mettre en À la greffe en amont que constituent ces ambassadeurs ou anima-
avant la population d’âge moyen (30 à 50 ans et jeunes retraités), teurs s’ajoute la greffe en aval des emplois de trieurs sur chaîne en
mariée avec enfants, à bon niveau d’éducation, exerçant des profes- centre de tri, peu reluisants, peu gratifiants. Il existe un contraste
sions intermédiaires, ayant des revenus moyens à élevés, résidents saisissant entre la fabrication des emballages et le conditionnement
d’assez longue date dans le quartier et propriétaires de leur loge- à des cadences vertigineuses, dans le cadre de chaînes très automa-
ment. La participation est d’autant plus régulière que les ménages tisées, et en aval, le tri de ces mêmes emballages, un à un, à la main.
ont un cadre de vie stabilisé. Pour le futur, cette asymétrie semble peu soutenable.
Le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des En définitive, l’évolution du secteur de collecte et traitement des
conditions de vie) a établi en 1994 une typologie des comporte- déchets urbains, qui s’est faite jusqu’alors par intégration d’élé-
ments face au tri sélectif [4], en distinguant : ments techniques et adjonction de fonctions, aboutit à un émiette-
— les passionnés d’écologie : 25 % ; ment et un cloisonnement des métiers existants ou créés : cela va
— les convaincus, par sens civique : 10 % ; d’emplois du type industriel dans les usines d’incinération à des
— les récalcitrants : 10 % ; emplois de type OS dans les centres de tri, et des emplois de la fonc-
— les suivistes à l’esprit civique : 25 % ; tion publique territoriale à diverses formes de précarité.
— les individus à motivations incertaines et pratique
irrégulière : 25 %.
Cela tend à montrer que la bataille n’est pas gagnée. Il semble bien que la mise en place d’un tri à la source remette
en cause, au-delà des pratiques des habitants, l’ensemble du
La communication, en particulier de proximité, est de nature à système « collecte-traitement », dans sa rationalité et ses objec-
jouer un rôle majeur. En tout cas, la réussite des collectes sélectives tifs, conduisant au besoin d’une révision globale des tâches des
nécessite de conjuguer dimension technique, professionnelle, et personnels intervenants et des métiers correspondants [6].
dimension populaire, par la mise en œuvre d’une véritable ingénie-
rie sociale.
Au-delà, on peut aussi s’intéresser aux répercussions des prati-
ques de collectes sélectives sur les comportements d’achat (sur le tri
à l’achat). La réduction à la source renvoie, outre à la symbolique de
la source, à une rhétorique de l’évitable. 3. Coûts de collecte
et de traitement
2.3 Aspects sociaux, à travers l’emploi

Aux déchets furent associés non seulement des espaces déchets, 3.1 Ordures ménagères
mais des déchets sociaux : aux XVIIIe et XIXe siècles, « les réforma-
teurs caressent le projet d’évacuer tout à la fois l’ordure et le vaga-
bond, les puanteurs de l’immondice et l’infection sociale. Ils
s’accordent à prôner l’utilisation des déchets sociaux dans le procès L’étude 1998 de Sofres-Conseil pour l’Ademe [7] fournit les indica-
de ramassage et de traitement de l’ordure. Ils calculent la rentabilité tions de coûts regroupées dans le tableau 3.
de l’immondice sociale affectée à la valorisation du détritus », écrit
Alain Corbin [5].
Les tâches de nettoiement se sont certes professionnalisées, tech- Tableau 3 – Coûts hors TVA de collecte et de traitement
nicisées, et l’éboueur n’est plus véritablement un manœuvre de des ordures ménagères, d’après [7]
force ; le métier s’est francisé et le recours aux emplois précaires
avait diminué, du moins jusqu’au début des années 1990. Pour une tonne d’ordures
Par habitant et par an
Les collectivités de taille importante sont cependant confrontées à ménagères
(F)
la gestion d’éboueurs relativement âgés, usés par le métier (les pro- (F)
blèmes commencent vers 40 ans). Un facteur explicatif de cette
usure des hommes réside dans le système du fini-parti : l’équipe est Milieu urbain 580 à 820 300 à 420
autorisée à quitter le travail dès que sa tournée de ramassage est Milieu rural 950 à 1 650 300 à 570
finie. L’éboueur se débarrasse donc au plus vite de la tâche qui lui a
été confiée. Il la comprime temporellement, pour se consacrer Moyenne 820 380
davantage à lui-même, ou à sa famille, ou exercer une autre activité
(lucrative ou non). Le temps libre est une forme de compensation
vis-à-vis d’une tâche ingrate. S’y ajoutent les coûts de gestion de déchets dangereux des
Le métier d’éboueur n’est pas (en tout cas, pas tout à fait) un ménages, des encombrants, des déchets verts, soit 50 à 80 F par
métier comme les autres, en premier lieu en raison des matières habitant et par an.
dont il s’occupe. Les déchets font figure de malpropreté de la civili- La collecte représente traditionnellement une part majeure du
sation, de face cachée de la production-distribution-consommation, coût total. Cependant, le passage de la mise en décharge à l’inciné-
de dessous de la croissance. Le mépris de l’ordure conduit à un ration moderne entraîne un accroissement sensible ; un exemple
mépris de l’éboueur. est présenté dans le tableau 4.

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ques (barème à partir de 1998) 1 500 à 6 050 F/t, selon la perfor-


Tableau 4 – Exemple d’incidence sur le coût total mance, exprimée en kilogramme trié par habitant et par an.
du passage de la mise en décharge à l’incinération
Éco-emballages est une société agréée par les pouvoirs
Collecte Traitement Total
Variation publics en application du décret du 1er avril 1992 (voir
(F/t) (F/t) (F/t) [Doc. G 2 300]).
Elle perçoit des contributions auprès des conditionneurs qui
Décharge 400 200 600 emballent les produits ménagers et verse aux collectivités locales
+ 50 %
Incinération 400 500 900 des aides pour collecter ces emballages à des fins de valorisation.

S’y ajoutent des économies sur le traitement ; on retiendra par


En termes d’emploi, l’intensité en main-d’œuvre (le nombre exemple le cas de l’incinération :
d’emplois pour un même tonnage) de l’incinération (soit environ — dans le court terme, si le four n’est pas saturé, ces économies
0,3 emploi pour 1 000 t/an) est au moins trois fois plus élevé que ne portent que sur les coûts variables de fonctionnement ;
celui de la mise en décharge ; mais le coût est lui aussi beaucoup — dans le moyen ou long terme, elles portent également sur les
plus élevé. La mise en œuvre de la politique de modernisation de la coûts d’investissement, en particulier en retardant la mise en place
gestion des déchets, et les plans départementaux privilégiant l’inci- d’un nouveau four.
nération ont un effet positif sur l’emploi. Le jeu des économies
En ne considérant que le court terme, il s’agit d’économies sur le
d’échelle atténue l’effet positif, mais le besoin de transport et de
coût total ; par contre, le coût moyen à la tonne risque d’être plus
transfert vers de grosses unités le renforce. Cependant, il en résulte
élevé, en raison d’une sous-utilisation des capacités en place.
un alourdissement des coûts, ainsi que des pollutions et nuisances
liées au transport vers de grosses unités relativement lointaines. De De plus, les économies sont variables suivant les matériaux.
plus, la localisation de l’emploi, l’employeur, les qualifications et le Parmi les coûts variables, on peut notamment s’intéresser aux coûts
savoir-faire ne sont pas les mêmes. de traitement des fumées, aux coûts relatifs aux mâchefers (mis en
décharge ou valorisés, après déferraillage et maturation) et aux
Pour les collectivités locales, l’alternative à la collecte tradition-
variations de la recette associée à la valorisation énergétique.
nelle, unitaire, ne réside pas dans la collecte sélective, mais sépara-
tive (collecte sélective + collecte du reste) Exemple 1 : l’incinération du verre ne génère pratiquement pas
Les éléments à prendre en compte (canevas de calcul) sont : d’émissions polluantes, mais on retrouve à peu près intégralement sa
— pour la collecte séparative : coûts de collecte sélective, y com- masse dans les mâchefers, à refroidir en sortie de four, soit une perte
pris récipients, tri et conditionnement ; d’énergie.
— pour la collecte unitaire (traditionnelle) : économies sur la col- Exemple 2 : parmi les plastiques, le coût d’incinération du PVC
lecte et le traitement traditionnels, recettes associées à la reprise (polychlorure de vinyle) est beaucoup plus élevé que celui du PET (poly-
des matériaux récupérés. éthylène, téréphtalate), d’une part en raison d’un pouvoir calorifique
Cela conduit à un solde (positif ou négatif). plus faible, d’autre part et surtout parce que le PVC se compose de
plus de 50 % en masse de chlore, générant de l’acide chlorhydrique à
La collecte sélective peut être opérée par apports volontaires en
neutraliser ; il en résulte à la fois une consommation de réactifs et la
conteneurs ; tel est notamment le cas du verre. Diverses observa-
formation d’un sel à évacuer, pour partie en CET de classe 1 en raison
tions de terrain conduisent à faire état d’un coût de ramassage
des métaux lourds associés.
moyen de 350F/t (en fait, 250 à 600F/t). Le verre collecté est ache-
miné vers un traiteur, qui le débarrasse de ses impuretés avant
livraison aux usines utilisatrices. 3.2 Déchets industriels
La collecte sélective en porte-à-porte permet généralement
En ce qui concerne les déchets industriels banals (DIB), et en par-
d’obtenir des taux de captage plus élevés des gisements ciblés.
ticulier les emballages industriels et commerciaux, le décret du
Cependant, en premier lieu, elle génère des coûts d’investissement
13 juillet 1994 stipule qu’ils doivent être valorisés (matière ou éner-
importants relatifs aux récipients (double conteneurisation).
gie). La valorisation énergétique est tributaire d’une acceptation par
Ensuite, au stade de la collecte, là où la fréquence de base est relati-
des usines d’incinération d’ordures ménagères, dans la mesure où
vement élevée (au moins fréquence 3, c’est-à-dire trois jours par
d’une part les capacités propres des producteurs de déchets sont
semaine), la collecte sélective est généralement organisée en subs-
limitées, d’autre part les centres collectifs spécifiques d’incinération
titution (à la place d’une collecte ordinaire) ; dès lors, il n’en résulte
de DIB sont très peu nombreux.
guère de coûts supplémentaires. Il convient toutefois de gérer des
volumes plus importants, en raison d’un compactage moins poussé S’agissant de la valorisation matière, les coûts de tri apparaissent
des flux sélectifs, surtout s’ils incluent le verre. De plus, le produit dissuasifs par rapport à des opportunités de mise en décharge à fai-
des collectes sélectives multimatériaux doit être acheminé sur un ble coût. Dès lors, à l’heure actuelle, la réglementation en vigueur
centre de tri. n’est guère appliquée.
Le tri reste largement manuel, sauf pour l’acier (pour l’aluminium, Des données économiques concernant les DIB sont regroupées
un tri par courants de Foucault ne se justifie économiquement que dans le tableau A [Doc. G 2 300].
pour de gros centres), et il s’agit essentiellement d’un tri positif (si En ce qui concerne les déchets industriels spéciaux (DIS), les
ce n’est pour certaines fractions papetières, dans le cadre de collec- tarifs de traitement ont connu de fortes augmentations depuis le
tes sélectives biflux corps plats/corps creux). Dès lors, le coût du tri début des années 1990, et la réglementation en vigueur est davan-
est fonction du nombre d’objets par tonne de mix, à chaque objet tage appliquée, notamment par les gros producteurs. Il reste par
étant associé un geste de trieur. Le calcul de productivité et de coût contre à régler le cas de divers DIS en quantités dispersées, par
est alors fait sur la base du nombre de préhensions par trieur (par exemple les piles.
heure, par jour, etc.). Pour 1 000 tonnes triées, le nombre d’emplois
peut varier très fortement, notamment suivant la composition du
flux entrant ; à titre indicatif : de 1,1 à 21 emplois [6] [7].
Les recettes relatives aux matériaux récupérés (triés et condition-
4. Marchés et opérateurs
nés) sont fonction, outre des prix de reprise versés par les filières,
des soutiens accordés par Éco-Emballages. Ces soutiens sont eux- Le tableau B [Doc. G 2 300] donne le volume des marchés des
mêmes fonction de la performance ; par exemple, pour les plasti- ordures ménagères et déchets industriels banals.

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4.1 Ordures ménagères Les grands groupes sont en mesure de faire des offres globales :
collecte et traitement, études de conception, ingénierie, construc-
tion, y compris financement de l’investissement, exploitation, pour
Une part des opérations est assurée en régie directe par les col- une unité ou un complexe de traitement intégré, multifilières. Il
lectivités locales elles-mêmes. Cette part est très variable suivant les apparaît plus facile pour une collectivité de confier l’ensemble à un
pays : en termes de population desservie, elle est de 40 à 60 % dans même opérateur.
la plupart des pays européens, beaucoup plus forte en Grèce (près
En France, la structure du marché privé des déchets est marquée
de 90 %), tandis que la régie directe n’existe plus au Royaume-Uni ;
(en simplifiant) par une situation à caractère « duopolistique ». Cette
et elle est sensiblement différente suivant qu’il s’agit de la collecte
situation conduit à s’intéresser à leur comportement stratégique.
ou du traitement. En particulier, la part du privé est plus forte pour
Au-delà du souci d’éliminer les concurrents, notamment en les
les traitements faisant appel à une certaine technicité.
absorbant, les protagonistes adoptent entre eux un comportement
De plus, ce qui est appelé privatisation recouvre des réalités correspondant à un duopole intelligent : concurrence limitée (res-
diverses, renvoyant aux pratiques ainsi qu’aux législations des dif- pect des fiefs ou positions fortes), voire coopération (y compris au
férents pays. Dès lors, la comparabilité elle-même est probléma- besoin création de filiales communes) ; ils évitent en tout cas une
tique, et la Communauté européenne ne reconnaît pas véritable- guerre des prix qui réduirait leurs profits, pour privilégier un jeu
ment le service public relatif aux déchets. contre le reste du monde et en faveur d’une amélioration de la qua-
En France, diverses formules sont possibles : régie directe, mar- lité du service proposé (et, en corollaire, de l’environnement),
ché public, délégation de service public, concession, affermage, assorti d’une hausse des prix. L’enjeu commun consiste à accroître
régie intéressée, gérance, bail emphytéotique administratif, marché le volume du marché global, alors que, si sa taille n’augmente pas,
d’entreprise de travaux publics. la seule issue, pour croître, serait une guerre totale entre les duopo-
Nota : pour plus de détails, l’AGHTM a publié en 1998 un guide pour l’élaboration de
listes, qui risquerait de s’avérer ruineuse pour tous deux.
contrats relatifs aux centres de traitement de déchets [9].
S’y ajoutent des sociétés d’économie mixte. En France, ce qui est
appelé privatisation correspond à des opérations assurées par des 4.3 Élimination et récupération
entreprises privées, mais sous couvert de service public local,
financé par l’impôt. Un autre enjeu majeur réside dans les articulations entre élimina-
Au Royaume-Uni, les quatre cents districts représentent l’autorité tion et récupération. À ce sujet, il convient de distinguer le secteur
responsable pour la collecte, et les quarante-cinq comtés pour le de la récupération de la fonction de récupération, qui peut être exer-
traitement. Le Local Government Act de 1988 stipule que les autori- cée par le secteur de la récupération ou par les groupes de l’élimina-
tés locales doivent obligatoirement procéder par appels d’offre à la tion.
concurrence. Elles peuvent elles-mêmes être candidates, sous
Ainsi, le fait que les collectes sélectives d’emballages ménagers
réserve d’avoir créé une société à cet effet. Ces dispositions, héri-
en France, depuis la création d’Éco-Emballages, se développent sur-
tées du gouvernement Thatcher, ont permis une forte pénétration
tout sous la forme de collectes multimatériaux en porte-à-porte,
du marché par des groupes multinationaux (en particulier à base
principalement en substitution (en remplacement d’une collecte
française).
ordinaire), ou bien en simultané, favorise l’intégration de cette acti-
En Allemagne et en Italie, le secteur public s’implique dans des vité par ceux qui ont en charge la collecte ordinaire. De plus, le pro-
montages divers associant le privé. duit des collectes sélectives est acheminé sur un centre de tri, qui
Un enjeu majeur consiste à garder le contrôle, même si les opéra- est souvent mixte (ordures ménagères et DIB), et les refus de tri,
tions physiques sont confiées à un tiers. À ce sujet, la maîtrise du dont le taux est parfois élevé, doivent à leur tour être éliminés.
marché s’exerce principalement à partir de l’aval, c’est-à-dire du Pour les déchetteries, les tâches confiées à des prestataires privés
débouché. « Quand on tient le trou, on tient le marché », affirme un peuvent être globalisées ou bien conduire à des appels d’offres
vieux dicton de la profession, se référant à l’exutoire traditionnel séparés : gardiennage et gestion du site, enlèvement des bennes,
que constitue la décharge. Les modes de traitement tendent à évo- pour l’ensemble des produits ou par type de produits. Les récupéra-
luer, mais les décharges restent une fin de filière inéluctable, pour teurs ne sont en mesure de faire une offre que pour tel ou tel maté-
les déchets ultimes ; de plus, leur rareté est source de rentes de riau destiné à être recyclé, car, pour l’élimination du reste (qui
situation. représente généralement le plus fort tonnage), ils sont tributaires
des exploitants d’installations de traitement, notamment des grou-
pes de l’élimination. Par contre, ces derniers sont en mesure de faire
4.2 Grands groupes une offre globale.
S’agissant des DIB, un handicap majeur pour les récupérateurs
Le débat sur la privatisation se double d’un débat sur la concen- réside là encore dans le fait qu’ils ne disposent pas de solutions pro-
tration d’entreprises [10]. La concurrence s’avère précaire, et l’idée pres pour les fractions non recyclables (en proportion variable sui-
selon laquelle l’entreprise typique du secteur serait une entreprise vant la nature des gisements, ainsi que l’évolution des cours), alors
familiale ou une PME a fait long feu. On observe une concentration que les groupes de l’élimination contrôlent l’enfouissement et sont
croissante, et les oligopoles sont devenus transnationaux des acteurs importants de l’incinération conjointe, avec les ordures
(tableau C). ménagères. En d’autres termes, les récupérateurs restent dépen-
Les leaders américains et mondiaux sont spécialisés dans les dants des groupes de l’élimination, qui « verrouillent » le système.
déchets, alors que les ténors français font partie de groupes aux De plus, les groupes de l’élimination, soucieux de ne pas être
activités diversifiées. On notera de plus le poids des compagnies dépendants des récupérateurs pour les débouchés des matériaux
d’électricité : Tiru (filiale d’EDF) en France, RWE en Allemagne, Trac- triés, ont mis en place des équipements de conditionnement et des
tebel en Belgique, etc. La stratégie de conquête du marché euro- structures de négoce, ont repris des entreprises de récupération en
péen par les groupes américains s’est soldée par un échec. place, ont passé des accords directs avec les usines utilisatrices et
Exemple : Suez-Lyonnaise a repris en 1998 les activités hors Amé- ont même développé des activités de recyclage.
rique du Nord (et hors Hong-Kong) de BFI et WMI s’est désengagé plus Exemple : CGEA-Onyx a pris en 1991 le contrôle de Soulier, leader
progressivement mais à peu près totalement en Europe. Vivendi et français de la récupération des vieux papiers, ainsi que des housses
Suez Lyonnaise occupent des positions très fortes dans un grand nom- polyéthylène de palettisation, qui représentent un gisement convoité ;
bre de pays européens. De plus, en 1999, Vivendi a pris le contrôle de s’y ajoutent de nombreuses autres prises de contrôle d’affaires de
Superior Services, numéro 4 aux États-Unis. récupération, par Vivendi et par Suez-Lyonnaise.

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Les parts de marché de la récupération indépendante ont forte- On peut noter à ce sujet que les fonds spécifiques à caractère
ment diminué. redistributif ont généralement un effet incitatif fort à travers les
aides accordées, même si les prélèvements opérés n’ont pas un
caractère dissuasif vis-à-vis de la production de déchets. Pour avoir
un effet dissuasif, il faudrait que les prélèvements soient très élevés.
4.4 Déchets industriels spéciaux
Exemple : alors que la contribution au profit d’Éco-Emballages,
relative à une bouteille en plastique courante, est de 1 centime en
Pour les DIS, le nombre des installations de traitement externes France (elle devrait toutefois passer à 2,7 centimes en 2000), elle équi-
est limité, et elles font appel à une forte technicité. vaut à près de 50 centimes en Allemagne, ce qui entraîne à peu près
Exemple : Vivendi s’appuie notamment sur SARP, Suez-Lyonnaise un doublement du coût de l’emballage.
sur France-Déchets, qui dispose en France de la majorité des centres Les contributions perçues sur les sacs de magasin sont de
d’enfouissement technique de classe 1, et sur Sitadis, qui a conduit à 0,25 centime en France, contre 17 centimes en Allemagne, soit près
créer Teris, en partenariat (50/50) avec Rhône-Poulenc. Suez-Lyonnaise de trois fois le coût du sac lui-même.
contrôle également Scori, pour préparer des DIS et des DIB destinés On remarquera de plus qu’en Allemagne, près des trois quarts du
aux cimenteries. Pour le traitement des DIS, il convient d’ajouter le rôle volume total des liquides alimentaires sont conditionnés en emballa-
important de Tredi. ges réutilisables (consignés), alors qu’en France, cette part est faible
et en régression.
La Communauté européenne veille au contrôle de la concurrence
et aux risques d’abus de position dominante.
Exemple : suite à la fusion Suez-Lyonnaise, elle a estimé qu’un tel
risque existait sur le marché belge pour la collecte des ordures ména- 5.2 Jusqu’où dépolluer et rendre
gères, le nettoyage industriel et la détoxication des DIS ; dès lors, fin les normes plus sévères
1998, Suez-Lyonnaise a cédé certaines de ses activités au groupe bri-
tannique Shanks-McEwan.

Le critère majeur retenu par les économistes est l’efficience éco-


En conclusion, force est de reconnaître le caractère oligopolis- nomique (allocation optimale des dépenses). De ce point de vue,
tique du marché des déchets, voire monopolistique sur divers l’optimum est représenté par le point d’égalisation du dommage ou
segments de marché, ainsi qu’un caractère de plus en plus risque marginal et du coût marginal de dépollution ou de préven-
transnational. tion, représenté par le point d’intersection des deux courbes, ω, sur
la figure 4. Cela n’exclut pas, en réponse à des considérations
d’équité, l’application du principe pollueur-payeur, pour le dom-
mage résiduel (aire hachurée).
5. Financement
et régulation 5.3 Instruments de régulation

5.1 Financements relatifs Parmi les instruments de régulation, l’OCDE distingue :


aux ordures ménagères — les instruments législatifs ou réglementaires (command-and-
control) ;
— les instruments économiques (incitants et désincitants) ;
Le service d’enlèvement des ordures ménagères reste essentielle-
ment financé par des impôts locaux, qu’il s’agisse du budget géné- — les autres instruments : information, formation, concentration,
ral des collectivités locales ou de la taxe d’enlèvement, ou d’une négociation, persuasion, etc. (suasive instruments).
conjugaison des deux ; ce dernier cas de figure est le plus fréquent,
et il entretient l’opacité sur la réalité des coûts. Très rares sont les
collectivités appliquant aux ménages le système de la redevance.
Même pour des déchets d’activités enlevés par les collectivités loca-
les, la redevance spéciale, pourtant rendue obligatoire par la loi de Dommages,
juillet 1992, n’est encore appliquée que très partiellement. risques,
coûts Dommage
Pour les emballages ménagers, les contributions à Éco-Emballa-
ou risque
ges et Adelphe, perçues auprès des conditionneurs, sont répercu-
Coût marginal
tées sur le consommateur, et non plus le contribuable. Elles
marginal
permettent d’apporter des soutiens aux collectes sélectives, mais il
reste à démontrer que ces soutiens couvrent l’ensemble des coûts
ω
occasionnés.
S’y ajoutent des aides de l’Ademe, qui en 1998 pouvaient repré-
senter jusqu’à 50 % de l’investissement, mais dont le taux d’aide
sera réduit pour 1999, sauf pour les études et l’information. Le Dommage Quantité de déchet
Fonds de modernisation de la gestion des déchets (FMGD), alimenté résiduel ou de polluant
par des prélèvements financiers sur le traitement des déchets, en Application du
particulier l’enfouissement, disparaît au profit de l’instauration de la principe pollueur payeur
taxe générale sur les activités polluantes (TGAP), dont l’assise est
plus large et qui correspond davantage à une logique fiscale. Figure 4 – Optimum ω suivant le critère d’efficience économique

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L’efficacité d’une politique passe en fait par l’utilisation d’une — une culture politique consensuelle, se traduisant en particulier
combinaison appropriée d’instruments, et une grande attention doit par de bonnes relations entre le gouvernement et l’industrie, con-
être portée aux modalités pratiques d’application. L’expérience tend duit à privilégier les instruments de concertation et de persuasion ;
à montrer que la régulation du problème des déchets nécessite en le Japon en fournit un exemple type ;
priorité des actions relatives à l’élimination, et en particulier la mise — une culture politique libérale, incluant là encore de bonnes rela-
en décharge, en la rendant plus difficile et plus coûteuse, soit un tions entre le gouvernement et l’industrie, conduit à privilégier, outre
mode de régulation par l’aval ; mais cela n’exclut pas l’intérêt les instruments de concertation et les accords volontaires, l’utilisa-
d’autres mesures complémentaires d’accompagnement [11]. tion d’instruments économiques ; c’est le cas du Royaume-Uni ;
D’autre part, l’existence d’une chaîne d’acteurs, dans le cadre de — une culture marquée par l’expression d’intérêts et de positions
filières, conduit à une responsabilité partagée ; mais, pour des rai- opposés (adversarial political culture, selon B. Wynne [12] appelle
sons d’efficacité, il apparaît utile de canaliser la responsabilité sur des arbitrages politiques et conduit à privilégier les instruments
un maillon de la chaîne. Il convient de rechercher un point d’appui législatifs et réglementaires ; les États-Unis en fournissent un exem-
efficace, pour maximiser les effets induits, dans le cadre d’une ana- ple. Toutefois, cela n’exclut pas un fond de culture libérale, et dès
lyse dynamique et stratégique. Tel est le sens du concept de product lors l’utilisation de certains instruments économiques ;
chain pressure point or leverage point analysis, visant à rechercher — une culture de planification programmation (après l’expres-
un point d’appui pour exercer un effet de levier. La figure 5 fournit, sion des points de vue et rapports de forces, y compris dans le
pour les DIB, un exemple de séquences d’ajustement possibles. contexte d’une culture corporatiste) conduit à privilégier les instru-
De plus, la définition des axes de politiques et le choix des instru- ments législatifs et réglementaires ; l’Allemagne et les Pays-Bas en
ments de régulation doivent être connectés, outre au contexte éco- sont des exemples.
nomique, au contexte socioculturel. On peut ainsi s’efforcer de La France conjugue centralisation et dirigisme, tradition libérale
définir des types de culture politique qui ont des implications quant et planification souple, conduisant à privilégier les instruments
au choix des instruments : réglementaires, sans pour autant écarter les incitants économiques.

• Première séquence : une offre supérieure à la demande

Demande relativement faible Marché très convoité, croissance


(disposition à payer, informa- rapide de l'offre des prestataires
tion, sensibilisation : faibles) (éliminateurs, récupérateurs, etc. ;
le « ticket d'entrée » peut être
modeste)

Intensité concurrentielle : forte


Prix pratiqués : faibles
Sous-utilisation des capacités
Rentabilité non assurée

• Séquences d'ajustement

Élimination dans Accroissement Réduction


des conditions des tarifs quantitative
douteuses ou de mise en des besoins
illicites décharge

Scénario noir Tarifs de tri Externalisation Auto- Réduction


incitatifs du problème organisation à la source
(fournisseurs, des producteurs
Développement clients)
de la demande

Stratégie Scénario de
privilégiée moindre
par les dépendance
prestataires Figure 5 – Séquences possibles d’ajustement
du marché pour les déchets industriels banals

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