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Ethnologie de l’intime
Véronique Dassié
Éditions du CTHS
Préface
Après avoir tout oublié au sortir d’un coma, Yambo, personnage romanes-
que plus econien que Eco lui-même1, s’engage dans l’entreprise ô combien
périlleuse qui consiste à « flairer le passé ». Il exhume alors des « objets loin-
tains » accumulés dans le grenier de la maison familiale, prenant appui sur une
mémoire de papier – livres, photos, bulles de bande dessinée – pour retrouver
des souvenirs de son enfance, intimes ou relatifs à la période fasciste italienne.
Il revit ainsi ou croit revivre les émotions qui leur étaient associées.
C’est la même entreprise risquée dont rend compte l’ouvrage de
Véronique Dassié, fruit d’une étude exemplaire qu’elle a menée sur les « objets
d’affection ». Comme Yambo, les nombreuses personnes qu’elle a rencontrées
dans différentes régions de France ont toutes pour caractéristique une mise
en scène très sélective de leur passé – le leur ou celui de leurs familles – au
moyen d’objets souvenirs qui « densifient les émotions » et qui, à ce titre, sont
conservés et parfois exposés dans l’espace domestique. L’auteur s’est interrogée
sur les raisons de cette pratique qui, la plupart du temps, concerne des objets
– artefactuels, tels qu’un drapeau ou du vieux linge de corps, ou naturels, tels
que des phanères ou des coquillages – qui n’ont pas été acquis et gardés pour
leur fonction pratique, leurs qualités esthétiques ou leur valeur marchande
(bien souvent, ils n’en ont pas), mais pour leur épaisseur affective. Au fil
de l’ouvrage, Véronique Dassié nous fait découvrir le processus par lequel
un objet gagne l’affection d’un individu, transforme celle d’origine en une
autre (l’« épiphanie domestique ») ou, éventuellement, se défait de sa charge
sensible car les objets « souvenirs » peuvent tout aussi bien entrer que sortir
de ce « bric-à-brac de l’intime ». Presque tous évoqués avec passion, ils sont
des objets d’affection mais aussi des « pièces à confession » en ce sens que
l’atmosphère qu’ils font naître induit chez leurs propriétaires la révélation
d’une multitude de détails biographiques souvent très intimes : naissances,
enfance, mariages, divorces, décès, déménagements, changements profession-
nels, voyages, amitiés, bonheurs et malheurs divers. Ces « instrumentistes du
souvenir », comme le dit joliment l’auteur, procèdent ainsi à une objectivation
1. Umberto Eco, La Mystérieuse Flamme de la reine Loanna, Paris, Grasset, 2005, p. 136.
[6]
de soi, en fait « une véritable mise à nu psychique » que les talents d’écriture
et la sensibilité de Véronique Dassié permettent de restituer avec beaucoup
de force, donnant à son livre une tonalité émouvante.
Cette pratique de conservation on ne peut plus banale est adoptée par
des gens ordinaires, c’est-à-dire vous et moi. Presque tous, j’imagine, nous
conservons des objets du quotidien dits « souvenirs », naturalia ou artificialia,
dont nous avons hérités, que nous avons achetés, qui nous ont été donnés ou,
parfois, que nous avons gardés depuis la toute petite enfance sans jamais nous
résoudre à les jeter. Mais ce « consensus conservatoire » est généralement aussi
discret qu’il est commun. Ces « objets triviaux », selon les termes mêmes de
Véronique Dassié, ont la force de l’évidence pour ceux qui les gardent, raison
pour laquelle, sans doute, leurs propriétaires commentent peu leur origine et
leur parcours, sauf quand ils sont sollicités par une anthropologue. Ils sont là,
leurs détenteurs savent pourquoi et cela suffit. Bien plus vécus que représentés,
y compris dans leur apparente inutilité pratique, leur force tient moins à leurs
effets métamémoriels – par exemple, à leur capacité d’être des embrayeurs
d’un discours sur la mémoire familiale –, qu’à « l’affect que cela fait », si l’on
peut se permettre de détourner ainsi Nagel2, de les voir au quotidien sans
vraiment les voir, de ne pouvoir les localiser tout en étant certain de ne pas
les avoir perdus, de les dissimuler pour le plaisir de les retrouver, de les savoir
présents tout en les oubliant un peu, parfois de les écouter alors qu’ils sont
silencieux, bref de les percevoir comme une partie indissociable d’un paysage
domestique qui permet à chacun de se sentir – de s’imaginer – tout à la fois
« chez soi » et « être soi », c’est-à-dire un individu habitant quelque part et
riche d’un passé auquel « ses » objets d’affection donnent consistance.
L’immense mérite de Véronique Dassié est, en premier lieu, d’avoir su
identifier dans ces comportements apparemment idiosyncrasiques une prati-
que culturelle au sens plein du terme et, en second lieu, d’être parvenue à en
faire une ethnographie minutieuse qu’elle nous livre dans un ouvrage de bout
en bout passionnant. Compte tenu de la nature de l’objet de recherche, cette
double performance n’allait pas de soi. N’est-il pas pour le moins paradoxal
de prétendre documenter des manières partagées d’être, de faire, de sentir ou
de penser – la définition même d’un phénomène culturel – à partir de com-
portements qui, par essence, sont aussi intimes que singuliers et qui mettent
en branle une mémoire et des affects profondément personnels ? Pourtant,
arrivé au terme de l’ouvrage, je ne doute pas que le lecteur sera convaincu par
2. Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review, 1974, 83, p. 435-50.
[7]
[8]
placés en haut d’une étagère sont davantage investis affectivement que ceux
rangés au niveau du sol) et d’horizontalité (selon une logique caché - mon-
tré). Au sein du couple, cette « topographie de l’affection » qui est le fruit
de rapports de force, d’ajustements et d’accommodements, est révélatrice de
représentations sexuellement différenciées des objets souvenirs, les femmes
étant davantage « actrices de l’intime » que ne le sont les hommes.
Si Véronique Dassié a su mettre aussi bien en évidence la puissance du
social et de la culture là où, a priori, on s’attendait le moins à en observer les
effets, c’est grâce à un certain nombre de partis pris théoriques et méthodologi-
ques, parfaitement assumés, et qui me semblent révélateurs des « glissements »
ou « sauts3 » de programmes qui marquent l’anthropologie aujourd’hui.
Le premier d’entre eux est le refus de dissocier l’étude des comporte-
ments individuels, qui relèverait de la seule compétence des psychologues, de
celle des phénomènes collectifs, qui incomberait aux chercheurs en sciences
sociales et, notamment, aux anthropologues. Cette dissociation est aussi peu
soutenable aujourd’hui que celle qui, pendant longtemps, a consisté à opposer
nature et culture. De la même manière que ces deux dernières notions doivent
être pensées ensemble – parce que les êtres humains sont, « naturellement »,
des êtres culturels –, l’individuel ne peut être dissocié du collectif, parce que
les êtres humains n’accèdent à leur individualité que grâce à des manières
d’être collectives. Cela, Véronique Dassié le montre admirablement à travers
ce qu’elle appelle la « publicisation de l’intime ». Le choix de ces éléments très
ordinaires de la culture matérielle domestique que sont les objets d’affection
et l’expression des sentiments intimes qu’ils inspirent dépendent entièrement
d’un ordre social et culturel profondément intériorisé par les dépositaires.
Dès lors, le parti pris de privilégier l’intime et l’ordinaire n’est pas trivial.
Non seulement il permet à Véronique Dassié d’apporter la preuve que l’in-
timité affective peut être appréhendée dans sa dimension culturelle, mais en
focalisant délibérément la recherche sur les formes les plus intimes et les plus
anodines de l’existence, à contre-courant de la croyance selon laquelle une
recherche dans notre discipline doit privilégier le spectaculaire (les grandes
fêtes, les rituels imposants, les comportements hors du commun, etc.), elle
se situe au cœur du projet anthropologique dont la vocation première est de
saisir la nature humaine dans sa quotidienneté banale ou sa banalité quoti-
dienne, comme on voudra. Car l’intime, et plus encore l’anodin, constituent
[9]
4. Andy Clark, Supersizing the Mind: Embodiment, Action, and Cognitive Extension, Oxford, Oxford
University Press, 2008.
5. Merlin Donald, A Mind So Rare: The Evolution of Human Consciousness, New York, W.W. Norton,
2001.
[10]
vidus, renforçant ainsi les réseaux sociaux dans lesquels les différents acteurs
sont pris. Enfin, la matérialité même de ces objets – ici, comme le suggère
fort bien Véronique Dassié, il faudrait aller plus loin dans l’analyse en consi-
dérant leurs formes et leurs qualités sensorielles – induit des pratiques sociales
et culturelles (conservation, circulation, stockage, exposition, transmission,
destruction, abandon) qui mettent bien en évidence leur fonction de socio-
transmetteurs, c’est-à-dire leur capacité à établir et renforcer des connexions
entre individus. Si, comme le soutient l’auteur, la pratique de conservation
est profondément ancrée dans « l’inconscient cérébral » d’une société, il faut
bien comprendre le sens de cette notion évidemment métaphorique. Ce sens,
il ne faut pas le chercher dans un ciel platonicien mais dans le social déjà-là
qui nous entoure, notamment la culture matérielle avec, au premier chef, les
objets fonctionnels ou d’affection qui orientent et socialisent nos manières de
penser et nos comportements et qui, à ce titre, sont des instruments essentiels
de la cognition sociale.
Je me dois de conclure cette préface, en craignant d’avoir déjà débordé
l’espace qui m’a été accordé. Je le ferai en évoquant un dernier choix de
Véronique Dassié, méthodologique cette fois et tout aussi heureux que les
deux précédents car il lui a permis de nouer des relations étonnamment
fécondes avec ses informateurs. L’ethnographe était bien consciente que, lors
de l’enquête, une « mécanique affective » se déclenchait entre elle et ses inter-
locuteurs. En sa qualité d’étrangère, on pouvait lui adresser les confidences les
plus intimes, mais, en même temps, pour que l’échange ne tourne pas court, il
fallait qu’elle se montre capable d’être réellement touchée par ces confessions.
Par une double rupture avec le regard éloigné qu’autorisait l’ethnologie dite
exotique et les considérations souvent nombrilistes d’une certaine anthro-
pologie postmoderne, Véronique Dassié a donc fait le choix d’une empathie
objectivée et objectivante, alternant à bon escient les moments d’abandon
complet à l’interaction sociale et ceux d’une prise de distance. Les objets
d’affection, dit-elle, « touchent ceux qui y touchent », y compris l’ethnologue
qui, dépositaire de cette intimité dévoilée, ne peut faire autrement que baisser
(momentanément ?) la garde en s’abandonnant aux « éruptions émotives »
que déclenche ce dévoilement. Véronique Dassié a dû alors faire preuve d’une
grande virtuosité méthodologique car, tout en consentant à être affectée, il
lui a fallu conserver la capacité d’objectiver ces affects puisqu’ils constituent
l’objet même de la recherche. Elle y a réussi merveilleusement, conjuguant
avec brio une empathie sans réserve avec ses interlocuteurs, attitude géné-
ralement prometteuse des entretiens les plus riches, et une mise à distance
[11]
Joël Candau
Laboratoire d’anthropologie et de sociologie mémoire,
identité et cognition sociale (LASMIC)
Université de Nice-Sophia Antipolis
[12]
A
vez-vous des objets souvenir ? En posant cette question, on pourrait
s’attendre à recueillir une multitude d’histoires associées à l’histoire
d’objets divers, des fragments de mémoire. J’ai posé cette question
dans des circonstances les plus diverses et à d’innombrables personnes. Mais
force est de constater que cette mémoire, dont on pourrait attendre qu’elle se
déploie aisément, n’a pas la forme qu’on pourrait attendre. Les dix personnes
soumises lors d’une réunion à cette même question en offrent un exemple
parlant. Après des chuchotements, Michelle prend la parole : « Bon, je me
lance, dit-elle, moi, je garde des galets ou des morceaux de verre polis trou-
vés sur les plages, j’en ai un peu partout dans ma maison, je ne peux pas ne
pas les voir… les galets, je trouve, c’est la plénitude. » Laurence enchaîne :
« J’ai chez moi un pot de massalé de la Réunion, c’est une épice forte qui me
rappelle de bons souvenirs de ce pays. » C’est au tour de Karine : « J’ai un
ticket de ciné non utilisé, souvenir d’un contretemps. » Puis de Jacqueline :
« J’avais une petite médaille de Lourdes. Quand j’étais stagiaire infirmière, le
mari d’une femme dont je m’étais occupée et qui est décédée à l’hôpital me
l’avait donnée. C’était terrible, je n’ai jamais pu la jeter. Elle était dans mon
portefeuille. Elle a disparu le jour où on me l’a volé. » Gérard s’excuse : « Non,
j’ai rien… Ah si, j’ai une dent de lait de ma fille. » Nostalgique, Marie-Jo
enchaîne : « Je garde une toute petite paire de chaussures en cuir de mon fils…
maintenant il a vingt-cinq ans, il a quitté la maison. » Monique sourit : « Moi,
il y a mon grand-père… je n’ai pas de grand-père alors j’ai acheté aux puces
la photo d’un bon grand-père, elle est chez moi et quand on me demande
qui c’est, je dis que c’est mon grand-père. C’est drôle, ça ne me pose aucun
problème, je n’ai pas l’impression de mentir. Sur la photo, mon grand-père
porte des lunettes. Un jour j’ai trouvé les mêmes, je les ai achetées aussi pour
authentifier la photo. » Georges tergiverse : « Non, je n’ai rien… quoique…
j’ai un grigri, c’est une personne importante qui me l’a offert, je l’ai toujours
[15]
[16]
substance. C’est dans cette voie que s’est engagé le programme lancé dans
les années 1980 par Pierre Nora5. Dans une approche historiographique, les
« lieux de mémoire » dont la prise de conscience est le fruit d’une rupture
avec le passé, trouvent leur raison d’être dans leur pouvoir « d’arrêter le temps,
de bloquer le travail de l’oubli, de fixer un état des choses, d’immortaliser la
mort, de matérialiser l’immatériel pour […] enfermer le maximum de sens
dans le minimum de signes6 ». Sous une forme monumentale, prestigieuse et
publique ou au travers d’œuvres savantes majeures, la mémoire sociale trouve
ainsi une réalité concrète.
À la croisée de deux traditions académiques, la première, initiée par
Maurice Halbwachs, d’une sociologie de la mémoire, la seconde dévelop-
pée dans la continuité des travaux d’André Leroi-Gourhan, il y a donc la
promesse d’une réconciliation possible entre une notion abstraite, qui s’est
particulièrement développée depuis le xviiie siècle avec la naissance des
sciences de la mémoire, et une réalité concrète, sa matérialisation dans des
objets familiers. Le déplacement du regard vers les productions techniques
permet en effet d’envisager les choses matérielles comme des preuves, qui
permettent l’accès à un savoir dissimulé ou effacé par le temps. Ces artefacts
culturels apparaissent à même d’en révéler les secrets car leurs caractéristi-
ques objectives, techniques, économiques ou esthétiques, ouvrent l’accès aux
fondements de la culture qui les a produits : « On cherchera enfin à expli-
quer l’objet dont la valeur n’est pas seulement technique, mais religieuse ou
magique7 », conseille ainsi Marcel Mauss aux apprentis ethnographes. Ce sera
tout l’enjeu des travaux sur la culture matérielle qui se développeront dans
le sillage de ces réflexions. Pourtant, si l’intérêt des ethnologues à l’égard de
la culture matérielle ne s’est jamais démenti depuis les premières missions
ethnographiques sur des terrains exotiques, les objets domestiques et plus
particulièrement ceux désignés comme des « souvenirs » en restent les oubliés.
Au mieux remarque-t-on leur présence dans les travaux les plus récents sur
les transmissions familiales.
Les travaux de Jean Baudrillard ont montré la portée sociale des objets
du quotidien et de nombreux chercheurs ont, depuis les années 1960, pré-
cisé dans quels contextes des productions sérielles peuvent devenir des signes
distinctifs des groupes qui les utilisent. Concernant l’espace domestique, les
[17]
L’histoire des objets, leur parcours devraient être aisés à reconstituer à partir
des témoignages de leurs gardiens. Or, comme dans les cas évoqués ici, les
personnes qui ont des souvenirs en parlent volontiers mais ne s’attardent guère
sur leur histoire propre. En dehors de quelques commentaires laconiques « ça,
c’est mon père, ça, c’est la première année de maternelle de mon fils, ce plat
vient du Maroc, cette bague, c’est un cadeau », leur histoire est le plus souvent
imprécise, vague, voire totalement incertaine. Et autre paradoxe, plus les per-
sonnes sont proches de leurs objets, moins elles donnent de détails du passé
de l’objet. Quand elles sont directement concernées par leur parcours pour
avoir été les témoins directs de leur acquisition et de leur conservation, elles
sont d’autant moins prolixes à leur sujet. Impossible par exemple d’avoir des
précisions à propos d’une robe de communion, que Simone, quatre-vingt-cinq
ans, garde précieusement depuis son enfance alors qu’elle était présente lors
de son achat, qu’il s’agissait d’un événement exceptionnel et que depuis, elle a
pris soin de la conserver toute sa vie malgré plusieurs déménagements et une
inondation : « Elle n’a pas d’histoire cette robe. Je devais faire ma première
8. Voir en particulier Martine Segalen, 1987 ; Martyne Perrot, 1993 ; Joëlle Deniot, 1995 ; Sophie
Chevalier, 1996 ; Nadine Halitim, 1996 et Philippe Bonnin, 2002.
9. Béatrix Le Wita, 1988 ; J. Coenen-Huther, 1994.
10. Françoise Zonabend, 1980, p. 226-227.
[18]
communion, mes parents m’ont amenée à Paris pour acheter la robe de com-
munion et voilà, c’est tout », dit-elle. À partir d’une simple question, « avez-
vous des objets souvenir », chacun peut donc dresser son propre inventaire.
Mais si des objets aussi divers que singuliers sont alors évoqués, seule l’affection
qui leur est accordée s’avère finalement être leur point commun. Les objets dits
« souvenirs » ont la force d’une évidence pour ceux qui les gardent ; difficile
toutefois de comprendre ce qui leur vaut d’être associés à la mémoire. Quels
fragments d’histoire, des galets, un pot de massalé, un grigri ou encore la pho-
tographie d’un grand-père imaginaire commémorent-ils ? Malgré le substantif
accolé à ces objets, leur aptitude mémorielle apparaît incertaine et ne semble
pas justifier à elle seule leur conservation. Ce déficit de mémoire interpelle :
pourquoi alors désigner ces objets ainsi ?
Le registre de la passion, emprunté par ceux qui en parlent, invite par
conséquent à décaler le regard de la mémoire vers les émotions. Ces objets, on
les aime… donc on les garde. De cause en conséquence, l’affection, « manière
d’être de l’âme considérée comme touchée de quelque objet11 », devient la
raison de leur conservation et prend le pas sur la mémoire dont ils sont sup-
posés être dotés. Ce sont donc des « objets d’affection12 » dans la mesure où
les sentiments sont au principe de l’attachement qu’on leur témoigne et qu’il
paraît impossible à leurs détenteurs de s’en séparer. Ces objets d’affection
dont on confie l’existence à autrui font sens alors qu’ils ne sont pas destinés
à être des symboles comme la statuaire ou la bimbeloterie religieuse, ni des
pièces rares et prestigieuses, ni des emblèmes du pouvoir accumulés par un
personnage public, ni même des objets signés de la main d’un artiste. Ce
sont des objets triviaux, tels que chacun peut en avoir chez lui. Comprendre
la cohérence d’un ensemble aussi disparate que celui formé par ces collec-
tions d’objets domestiques revient à résoudre une devinette : trouver le point
commun entre un galet trouvé sur une plage, une médaille reçue en cadeau,
l’armoire héritée d’une grand-mère, une photographie achetée sur un mar-
ché, tous objets singuliers mais pourtant rangés sans hésitation aucune dans
l’unique catégorie du « souvenir ».
11. Définition proposée par Amédée Beaujean, Le Petit Littré, 1990, p. 37.
12. Je dois à Daniel Fabre la « découverte » de l’expression utilisée par Man Ray pour traduire
la relation qu’il entretenait avec certains objets de sa production artistique. Sous le titre « objets
de mon affection », Man Ray avait regroupé tout un ensemble de photographies, rayographies,
collages et sculptures pour la réalisation d’un album publié en 1944, voir Brigitte Hermann, 1983,
p. 8-9.
[19]
13. Henri Bergson, 1997 [1939], p. 76. Pour un plus large panorama de la phénoménologie de la
mémoire, voir la synthèse de Paul Ricœur (2000).
14. Marcel Gauchet, 1992.
15. Alain Ehrenberg, 1995, p. 18.
[20]
aux fondements des liens socioculturels chez ceux que l’on peut appeler des
hyper-individus tels qu’ils se dessinent dans les sociétés modernes. Précisons
d’emblée qu’il ne s’agit pas pour autant dans une telle approche de nier l’exis-
tence d’attributs sociaux ou culturels prédéterminants, liés à la transmission
d’un capital ou de traditions mais de cerner leur redéploiement au profit d’une
individualité, désormais plus assumée et revendiquée que l’appartenance à un
groupe social ou culturel précis16. Pour mettre en évidence ce processus, il est
important d’évacuer tout postulat d’incompatibilité, tel que cela est pourtant
communément admis, entre des travaux qui partent des contraintes extérieu-
res qui s’exercent sur un individu pour en comprendre le comportement, et
ceux où domine l’idée de la mise en place d’un système de valeurs à partir de
la manière dont chacun pense sa propre pratique. À travers la publicisation de
l’intime se joue en effet l’articulation entre l’individuel et le collectif et, comme
l’a déjà par ailleurs souligné avec justesse Pierre Nora, « l’atomisation d’une
mémoire générale en mémoire privée donne à la loi du souvenir une intense
puissance de coercition intérieure17 ».
Ce redéploiement de l’individualité s’inscrit dans un processus histo-
rique. L’inflation mémorielle et sentimentale que l’on peut aisément repérer
aujourd’hui à tous les niveaux de la vie publique s’inscrit dans un basculement,
qui, depuis le xviiie siècle, voit l’individualité s’affirmer peu à peu. Avec le
développement de l’intériorité, la sentimentalité a pu se glisser dans les corps
et ce n’est sans doute pas un hasard, si cela s’est produit au moment où la bio-
logie a fait passer au cerveau le contrôle des passions et des humeurs ou fluides
circulant dans le corps. Alors que l’homme humoral cède la place à l’homme
neuronal18 », se développent simultanément les sciences de la mémoire dont
Ian Hacking a mis en évidence qu’elles contribuent à « séculariser l’âme19 ».
Ce faisant, les passions peuvent d’autant mieux sortir du corps. L’expression
des sentiments comme production de la psyché et indice d’un fonctionnement
individuel devient ainsi l’apanage de la psychologie. Chassées de ce domaine
réservé, les sciences sociales ne seraient donc pas en mesure de traiter l’individu.
Cet ouvrage renverse ce postulat : en portant le regard sur ce contexte socio-
historique et disciplinaire, il analyse comment des individus nourris de psy-
chologie se définissent néanmoins en tant qu’êtres sociaux. Si la neurobiologie
16. Dans les perspectives développées par Alain Erhenberg, 1995, Bernard Lahire, 2001 et Jean-
Claude Kaufmann, 2004.
17. 1997, p. 34.
18. Jean-Didier Vincent, 1986, p. 31.
19. Ian Hacking, 1998, p. 14.
[21]
Certes, la discrétion des objets souvenir dans les intérieurs ne facilite pas
leur rencontre avec les ethnologues mais elle n’est pas la seule raison de leur
oubli. Leur définition même pose problème. D’après les dictionnaires usuels,
le souvenir, appliqué à un objet concret, est ce qui reste comme un témoignage
de quelque chose qui appartient au passé ; ou encore un cadeau qui rappelle la
mémoire de quelqu’un et fait que l’on pense à lui ; ou enfin un bibelot que l’on
vend aux touristes. Les trois propositions distillent quelques contradictions :
dans le premier cas, le souvenir-témoignage semble indéfectiblement relié au
passé ; dans le second, il bascule dans le présent pour matérialiser les sentiments
qui lient deux personnes ; la troisième acception suggère enfin une vulgaire bim-
beloterie des marchés touristiques, donc peu valorisée. Tour à tour respectables
ou indignes, les objets souvenir apparaissent difficiles à cerner.
Sous sa forme psychique, le souvenir n’est pas mieux loti : impression,
image, vue de l’esprit, il est, littéralement, ce qui arrive par-dessous, surgisse-
ment de la conscience. Son application à un objet matériel au xixe siècle désigne
initialement un support sur lequel on note ce dont on veut se souvenir, ce qu’on
désigne aujourd’hui par agenda ou mémento. Ce n’est qu’à partir de 1836,
que « le » souvenir a acquis le sens d’objet qu’on lui connaît aujourd’hui et qui
pourra s’appliquer aux supports les plus divers. Par une étonnante coïncidence,
les objets acquièrent leur aptitude à faire souvenir au moment où les objets
exotiques commencent à remplir au xixe siècle les réserves des premiers musées
ethnographiques. Marius Kwint note d’ailleurs à propos de l’Angleterre que :
« […] les souvenirs tels que nous les connaissons aujourd’hui remontent certai-
nement au XVIIIe siècle sous l’influence du Grand Tour ; et vers 1775 le mot a été
pour la première fois appliqué à un objet plutôt qu’à une notion, et importé en
anglais par Horace Walpole20. »
[22]
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[24]
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
[365]
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