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« Antagonisme et subjectivation dans la philosophie française

contemporaine : Michel Foucault, Jacques Rancière, Félix Guattari »

Nelson Fernando ROBERTO ALBA1


Projet de thèse sous la direction de Fabienne Brugère
Laboratoire Logiques Contemporaines de la Philosophie (LLCP)
Ecole Doctorale Pratiques et Théories du sens (ED 31)
Université Paris VIII Vincennes

Ce projet de recherche porte sur l’analyse des modes de subjectivation collective mise en
œuvre dans les processus d’antagonisme et de conflit politique, à l’égard de travaux
philosophiques de Michel Foucault, Jacques Rancière et Félix Guattari. Il s’inscrit dans
un prolongement du travail de recherche mené en Master en Philosophie et critiques
contemporaines de la culture, à l’Université Paris VIII, intitulé « Subjectivation éthique
et pouvoir politique chez Michel Foucault : une relation antagonique ? ». Il s’agit d’une
recherche inscrite dans le domaine de la philosophie politique au XXe siècle en France,
qui cherche mettre en relation les lectures de ces auteurs par rapport au caractère
paradoxale de la subjectivation et son rapport avec leur compréhension de la politique ou
du politique comme une dimension conflictuelle permanente, une mésentente ou un
antagonisme.

On cherche établir une cartographie de ces approches critiques qui prennent la


conflictualité et l’hétérogénéité des acteurs sociaux comme point de départ pour repenser
la philosophie politique contemporaine. Loin d’une herméneutique et d’une
phénoménologie de la reconnaissance, d’une théorie de la communication visant
l’établissement rationnel du consensus et d’une théorie néo-pragmatique du contrat
social, ces approches critiques portent sur l’analyse de l’antagonisme comme dynamique
inhérente à l’exercice de la politique et au même temps sur la question de la subjectivation
comme étant une scène riche où des agencements politiques multiples et hétérogènes
peuvent avoir lieu.

Dans un petit ouvrage2Alain Badiou considère « la question du sujet » et « l’engagement


politique » comme étant deux aspects caractéristiques de la philosophie de la seconde

1
Contact :nelsonalba@hotmail.com

2
Voir Badiou, A. « Préface » in L’aventure de la philosophie française depuis les années 1960, La Fabrique,
2012, pp.12-14.

1
moitié du XXe siècle en France. D’après le philosophe, il y une bataille conceptuelle
autour de la notion de sujet et, de plus, un engagement de la philosophie dans la question
politique qui a pris la forme d’une recherche d’un nouveau rapport entre le concept et
l’action collective. D’ailleurs, ajoute Badiou, cet engagement de la philosophie dans les
situations politiques « a été sous-tendu par la quête d’une nouvelle subjectivité, y compris
conceptuelle, qui soit homogène a la puissance émergence des mouvements collectifs »3.

En effet, on peut considérer qu’une part la réflexion philosophique (celle du marxisme,


de la psychanalyse et du dit « nietzschéisme français ») a été marquée par les profondes
ruptures socio-politiques des années soixante et des années quatre-vingt. Dans ce sens, la
mise en question de la politique entraîne aussi une critique sur les processus de production
d’un individu assujetti, discipliné et normalisé par l’exercice du pouvoir politique. Or,
après les analyses structuralistes et leurs lectures négatives du sujet, il y eu aussi des
réflexions sur la possibilité d’un sujet venant après la « mort du sujet », c’est-à-dire d’un
individu qui reste hétérogène à l’égard de l’assujettissement dans lequel il a été produit et
qui, en conséquence, semblerait être capable de contester le pouvoir politique et même de
créer d’autres formes d’agencement politique. C’est ainsi qu’on parle de
« subjectivation » pour assigner une modalité de production du sujet incompatible avec
les formes de production hégémoniques de la théologie chrétienne, de la science moderne
et du capitalisme contemporain.

Afin de restituer la question de l’antagonisme dans la politique et son rapport avec la


subjectivation dans le cadre des analyses historiques et philosophiques en France, on
propose d’aborder deux aspects décisifs dans ce projet de recherche : I Le travail
philosophique en France à partir de 1960 comme une désubjectivation de la philosophie
et une subjectivation de la politique ; II La question de l’antagonisme et la subjectivation
dans les travaux de Foucault, Guattari et Rancière. Dans un troisième moment on énonce
le problème, les objectifs et le plan de travail de ce projet de recherche.

3
Ibid., p. 15.

2
I Philosophie en France au XXe siècle

Que s’est-il passé, pour la pensée en France, pendant les années 60 ? Comment
comprendre aujourd’hui ce qui s’est passé ? Est-il possible (et souhaitable) d’en tirer des
problématiques et des réflexions qui nous concernent encore aujourd’hui ?

Moment fort pour l’ethnologie, la psychanalyse, la linguistique et la critique littéraire


mais aussi pour la philosophie, le mouvement de la pensée aux années 1960 en France est
un point de référence presque obligatoire, dans la philosophie contemporaine, pour
comprendre la mise en question du sujet et sa place dans la société et la culture. Certes,
on ne peut pas réduire le travail intellectuel du moment à la question du sujet mais on
peut concevoir cette question comme étant un aspect qui traverse les diverses disciplines,
méthodes et même les événements sociaux et politiques de l’époque comme Mai 68.

Par rapport à la philosophie, la critique du structuralisme au statut du sujet dans


l’existentialisme et la phénoménologie4 met en évidence l’existence précaire et
contingente du sujet dans l’histoire et ses principales caractéristiques : liberté,
conscience, volonté. Dans ce sens, le sujet apparaît, émerge comme un produit de la
structure, un reste ou résidu des diverses machines sociales ; un sujet assujetti avec une
place et rôle sociale assignés dans un partage du sensible et non pas un sujet souverain,
condition de possibilité de la politique serait par conséquence le type du sujet propre de
la réflexion du dit structuraliste.

D’ailleurs, cette critique du sujet peut être interprétée comme un effet de la lecture des
maîtres du soupçon (Nietzsche, Freud, Marx) utilisés comme des outils pour mettre en
question le cogito cartésien, le sujet transcendantal kantien et la dialectique hégélienne,
parmi d’autres fondements philosophiques du sujet. Le travail des auteurs du dit
poststructuralisme illustre bien « la conversion des questions phénoménologiques en
questions épistémologiques ; changement d’accent dans lequel la subjectivité est réduite
à des processus de subjectivation transitoires et contingents ou à une fonction dérivée ».

4
Voir Descombes, V. Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978).
Editions de Minuit, 1979, p. 93-100.

3
On pourrait donc parler d’une « désubjectivation de la philosophie », comme le fait
Frédéric Rambeau5, pour caractériser un des mouvements de la pensée après 68 en France.

Cependant, au de-là d’une lecture critique sur la production d’un individu assujetti et
produit par des structures, dispositifs et machines sociales, la philosophie des années
soixante en France demeure un vrai theatrum philosophicum où paradoxalement on
assiste à une « désubjectivation du travail philosophique » et corrélativement à une
« subjectivation de la politique ». Mais bien avant de développer cette question qui
semble un peu ambigüe, il faut préciser pour quoi-t-on conçoit des années soixante
comme un « moment philosophique » et en quoi ce moment philosophique est-il
important pour notre recherche sur l’antagonisme et la subjectivation ?

En effet, Frédéric Worms6 opte pour parler de « moment philosophique » afin de


caractériser l’histoire de la philosophie en France au XXe siècle. Cependant, il s’agit
d’une histoire de la philosophie qui ne suit pas un ordre chronologique d’apparition de
chaque philosophie sur scène mais qui s’organise à travers de moments distincts et
cohérents, faits des relations ouverts et tendues entre des œuvres singulières, autour de
problèmes précis.7

Il est bien connue une certaine lecture de la philosophie des années soixante dans les
termes de « pensée 68 », laquelle, succédant mais au même temps contemporaine aux

Voir Rambeau, F. “Subjectivation politique et radicalisation de la position subjective chez Deleuze et


5

Guattari” in Tumultes, 2014/2, (n°43), p. 141-156.

6
Worms, F. La philosophie en France au XXe siècle. Gallimard, 2009, p. 9-19.

7
Patrice Maniglier, en reprenant le concept développé par Worms, propose cinq hypothèses
méthodologiques pour saisir le moment philosophique des années soixante : 1) « qu’il s’est passé
effectivement quelque chose dans les années 1960, qu’elles ne furent pas seulement le théâtre d’une illusion
ou d’une ivresse passagère, mais bien l’irruption d’un réel pour la pensée » ; 2) « que ce quelque chose est
commun, que ces ruptures ne sont pas disséminées ici ou là, qu’il ne suffit pas de reconnaitre
individuellement le mérite de telle ou de telle œuvre, celle de Lévi-Strauss, de Foucault, de Deleuze ou de
Derrida, mais qu’il faut tenter de comprendre ce qui organise leur espace commun de possibilité » ; 3) « que
cette unité ne tient pas à une thèse commune ou une orientation positive partagée, mais plutôt à certains
problèmes bien déterminés, qu’il s’agit de ressaisir » ; 4) « que ces problèmes ne sont pas d’abord
philosophiques, mais au contraire viennent d’ailleurs que la philosophie, quitte à rouvrir du dehors et faire
de nouveau sentir l’exigence de philosopher » ; 5) […] que ce n’est que dans l’après-coup de ce travail que,
à travers les méandres par lesquels il s’est lui-même perdu, que nous pouvons rétrospectivement rouvrir la
question des noms à utiliser pour requalifier lui-même et donc reconstruire les problèmes qui sont encore
aujourd’hui en suspense » Maniglier, P. « Les années 1960 aujourd’hui » in Le moment philosophique des
années 1960 en France. PUF, 2011, p. 7-8.

4
publications de La pensée sauvage8 (1962) de Lévi-Strauss, Pour Marx9 et Lire Le
Capita10l (1965) de Louis Althusser et les Ecrits11 (1966) de Jacques Lacan, a accédé à
une maturité spéculative qui s’expliquerait par sa proximité aux événements de Mai 68 ;
Les mots et les choses12 (1966) et L’archéologie du savoir13 (1969) de Michel Foucault,
L’écriture et la différance14 et De la grammatologie15 (1967) de Jacques Derrida et
Différence et répétition16 (1968) et Logique du sens17 (1969) de Gilles Deleuze, parmi
d’autres, feraient partie de ce mouvement porteur de « l’anti-humanisme
contemporain »18.

Au-delà des possibles objections entrainées par cette lecture contestable, il nous attire
l’attention le fait qu’elles pointent la question du sujet à l’égard du structuralisme et
notamment des implications méthodologiques de cette entreprise théorique par rapport au
statut du sujet. Cependant, on ne croit pas à l’existence d’un tel mouvement, école ou
doctrine philosophique intiment liée à un événement historique. Il s’agit pour nous de
voir dans la lecture de Ferry et Renaut un geste nous permettant de ressaisir une
problématique sous-jacente à la critique qu’ils formulent. En effet, ce qu’ils considèrent
un choix du parti de l’anti-humanisme ce n’est qu’un effet dérivé d’un moment de la
pensée, hétérogène et divers, qui prend par objectif la désubjectivation du travail
philosophique toute en contestant une lecture dominant provenant de la phénoménologie
et l’herméneutique.

8
Lévi-Strauss, C. La pensée sauvage. Paris, Plon, 1976.

9
Althusser, L. Pour Marx. Paris, Maspéro, 1972.

10
Althusser, L. Lire Le Capital. Paris, Maspéro, 1965.
11
Lacan, J. Ecrits. Paris, Seuil, 1975.

12
Foucault, M. Les mots et les choses. Paris, Gallimard, 1966.
13
Foucault, M. L’Archéologie du savoir. Paris, Gallimard, 1969.

14
Derrida, J. L’écriture et la différance. Paris, Seuil, 1967.
15
Derrida, J. De la grammatologie. Paris, Editions de Minuit, 1970.
16
Deleuze, G. Différence et répétition. Paris, PUF, 1968.

17
Deleuze, G. Logique du sens. Paris, Editions de Minuit, 1969.

18
Voir Ferry, L. & Renaut, A. La pensé 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain. Gallimard, 1988, p.
21-30.

5
Désubjectivation de la philosophie

Frédéric Worms n’hésite pas en caractériser le moment philosophique des années


soixante autour du « problème de la structure et ses deux tensions constitutives ». D’après
Worms ce problème consiste à « généraliser et tenir pour ultime le nouveau modèle du
sens proposé par la linguistique structurale, et qui consiste à le comprendre comme un
système de différences » 19. La première tension constitutive, dérivée de la valeur du
modèle de la structure pour le travail et la réflexion philosophique, est la tension entre le
local et le global. Cette valeur de la structure ne se restreint pas localement au système
de la langue, comme le conçoit Saussure, mais peut s’appliquer à l’ensemble de sciences
humaines et de l’existence humaine individuelle et collective, lesquelles ne seraient
accessibles qu’à travers des structures entendues comme systèmes de signes. La
deuxième tension constitutive est la tension entre le système et la différence dans l’idée
de structure. Chez Saussure la langue est une totalité systématique qui ne connait que son
ordre propre. Tout dans la langue se fait dans un système de relations par sa place dans
un tout qui donne son rigueur à la science qui l’étudie, c’est-à-dire à la linguistique. Dans
cette perspective, la structure, entendue comme une forme de totalité, est inséparable de
l’étude qui d’en font les « sciences humaines ». Quant à la différence, dans la langue il
n’y a que des différences, lesquelles sont produites par des relations et des oppositions
avec d’autres signes. Ce qui signifie pour le travail philosophique du structuralisme
toujours tenir compte du mouvement de la différence, lequel entre en tension avec la forme
de totalité constituée par la structure : « Plutôt que du fondement des sciences, il va s’agir
de la critique des discours, plutôt que d’analyser, de dissoudre, plutôt de construire peut-
être de déconstruire »20.

C’est à propos de la problématique de la structure et de ses deux tensions constitutives,


celles du local et du global et du mouvement de la différence et de la forme de totalité,
qu’on peut affirmer qu’un des mouvements du moment de la pensée aux années soixante
consiste à désubjectiver la philosophie.

“De nos jours, on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu. Car ce vide
ne creuse pas un manque ; il ne prescrit pas une lacune à combler. Il n’est rien de plus,

19
Worms, F. La philosophie en France au XXe siècle. op. cit., p. 469.

20
Ibid., p. 470.

6
rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser” 21.
Penser dans le vide de l’homme disparu !, telle est l’entreprise de Foucault dans Les mots
et les choses et peut être celle du moment philosophique dont on parle. Affirmer que
l’homme a déjà disparu ne veut pas dire qu’on nie l’existence du sujet particulier mais
qu’on met en évidence l’existence d’un certain ordre du discours anthropologique dont
on n’aura pas pu s’écarter dès la modernité philosophique de Descartes, Kant et Hegel.

Lorsqu’on parle de désubjectivation du travail philosophique on fait référence à un besoin


méthodologique, voire épistémologique d’exclure le sujet de l’analyse du social, de
l’histoire et de la culture. Si l’on conçoit le structuralisme, tel que le faisait Lévi-Strauss,
comme une méthode pour comprendre les réalités humaines socialement constituées,
alors on sait que la primauté donnée aux structures, systèmes et codes dans cette méthode
implique un décentrement de la perspective du sujet, un refus du rôle central représenté
par le sujet dans la philosophie moderne et même contemporaine des années cinquante22.
D’un côté, il s’agit ici d’un présupposé d’ordre méthodologique qui exclue le sujet dans
l’explication de faits sociaux et par là on assisterait moins à un antihumanisme qu’à un
certain antisubjectivisme théorique. D’autre côté, cet antisubjectivisme théorique est une
façon de s’opposer aux méthodes d’explication propres des philosophies dites humanistes
comme la phénoménologie, l’existentialisme et le hegelo-marxisme dans le panorama
intellectuel en France.

D’après Etienne Balibar23 le structuralisme a été le moment vraiment marquant de la


pensée française de la deuxième moitié du XXe siècle, même, à cause de sons caractère
multiple et inachevé, il est un mouvement toujours actuellement en cours. Certes, il ne
s’agit pas d’une école philosophique et moins encore d’un courant de pensée mais d’une
rencontre divergente qui a représenté un moment unique et incontournable dans lequel
toutes les orientations philosophiques se sont trouvées impliquées (néo-kantiens,

21
Foucault, M. Les mots et les choses. Paris : Gallimard, 1966, p.353.

22
C’est dans ce sens que Gilles Deleuze remarque : « le structuralisme n’est pas du tout une pensée qui
supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du
sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais
impersonnelles, ou de singularités, mais pré-individuelles » Deleuze, G. « A quoi reconnaît-on le
structuralisme ? » in Châtelet, F. (Ed.). La philosophie en France au XXe siècle, Marabout, 1979, p. 325.

23
Balibar, E. « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », Revue de métaphysique et de morale, 1/2005
(n° 45), p. 5-22.

7
phénoménologues, hégéliens, marxistes, nietzschéens, bergsoniens, positivistes,
logiciens), soit pour affirmer et configurer son problématique, soit pour le refuser et à
cause de ce refus ont dû se transformer elles-mêmes. Il s’agit en somme de toute une
aventure pour la philosophie contemporaine.
Notamment, par rapport à la question du sujet Balibar considère que le structuralisme a
contribué à une reformulation philosophique de la question du sujet et de la subjectivité.
Le structuralisme a été un des rares mouvements qui a essayé non seulement de nommer
le sujet, de lui assigner une fonction fondatrice et de le situer mais aussi de le penser, de
penser les opérations comme opérations précédentes à la production du sujet :
« le structuralisme se constitue, de façon polémique, ou qu’il est attaqué d’emblée, de
façon non moins polémique, comme remise en cause d’une équation générative,
susceptible de se développer plus ou moins longuement à partir de sa propre abstraction
spéculative, dans laquelle l’humanité de l’homme (entendue de façon essentialiste comme
forme commune ou eidos, ou de façon générique comme Gattungswesen, ou de façon
existentielle comme construction d’expérience) est identifiée au sujet (ou à la
subjectivité), eux-mêmes pensés à partir de l’horizon téléologique d’une coïncidence, ou
d’une réconciliation, entre l’individualité (particulière ou collective) et la conscience (ou
la présence à soi qui actualise effectivement les significations) »24.

Dans cette perspective, d’après le philosophe, le structuralisme aurait deux mouvements :


un premier mouvement de destitution du sujet et un deuxième mouvement d’altération
de la subjectivité : « le mouvement typique du structuralisme réside dans une opération
simultanée de déconstruction et de reconstruction du sujet, ou de déconstruction du sujet
comme archè (cause, principe, origine) et de reconstruction de la subjectivité comme
effet, c’est-à-dire encore de passage de la subjectivité constituante à la subjectivité
constituée »25.

Tenant compte de la « destitution subjective » lacanienne, Balibar conçoit le premier


mouvement du structuralisme (Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Foucault, Barthes)
opérant un travail qui destitue le sujet en abolissant ses présupposés fondamentaux
d’autonomie et d’harmonie préétablie sur lesquels s’installent les identifications
classiques du « moi », du « self », du « own », du « eigentlich », etc. Ce premier moment
est tout à fait subsidiaire de la surdétermination et rectification d’un deuxième (Deleuze,
Derrida). En effet, l’altération de la subjectivité correspond à un deuxième moment du

24
Ibid., p. 13.

25
Ibid., p. 15.

8
travail du structuralisme dans lequel cette altération opère à partir de différentes modalités
de dénaturation grâce auxquelles la subjectivité se forme « comme le voisinage d’une
limite dont l’affranchissement est toujours déjà requis tout en demeurant d’une certaine
façon irreprésentable ». C’est dans ce sens que le philosophe conçoit la « structure »
comme « l’opérateur de production de la subjectivité comme telle, ou de production de
l’effet de subjectivité comme reconnaissance de soi, distanciation par rapport à l’objet,
quels que soient les termes au moyen desquels on le décrit, la forme ou le formalisme
applicables dans un champ d’expérience déterminé, qui permettent d’effectuer le
retournement d’une fonction constituante en fonction constituée » 26.

Mouvement circulaire, la question du sujet dans le structuralisme ne peut pas être


restreinte à une époque ou à une génération qui serait succédée par une autre dans la
mesure où les textes de tous ces auteurs comportent déjà, malgré leurs différences
d’accent, un mouvement de destitution du sujet à un mouvement d’altération de la
subjectivité, d’un « structuralisme des structures » à un structuralisme « sans structures »,
de la recherche des structures et des invariants à la recherche de leur indétermination ou
de leur négation immanente. C’est pourquoi Balibar pointe : « j’appelle « structure », au
sens du structuralisme, pour les besoins de cette interprétation, un dispositif de
renversement du sujet constituant en subjectivité constituée, s’appuyant sur la
déconstruction de l’équation « humaniste » du sujet. Et j’appelle « post-structuralisme »,
ou structuralisme par-delà sa propre constitution explicative, un moment de réinscription
de la limite à partir de sa propre imprésentabilité »27.

Subjectivation de la politique comme assujettissement

Sujet, subjectivité, sujétion, subjectivation, désubjectivation sont de termes qui ont


émergé dans l’analyse qu’on fait sur la question du rapport entre la subjectivation et
l’antagonisme dans la philosophie française contemporaine. Avant de continuer avec la
possible caractérisation du travail philosophique du structuralisme comme une
subjectivation de la politique en tant qu’assujettissement il faudrait esquisser quelques de
ce concepts afin d’éviter des possibles malentendus.

A propos du « sujet » Alain de Libera remarque :

26
Ibid.

27
Ibid., p. 16.

9
« Le « sujet » n’est une création moderne. Ce n’est pas davantage un concept
psychologique. Moins encore l’invention de Descartes. C’est le produit d’une série de
déplacements, de transformations et de refontes d’un réseau de notions (sujet, agent,
acteur, acte, action ; passion, suppôt, hypostase, individu, conscience, personne, « je »,
moi, self, égoïté) de principes (attribution, imputation, appropriation) et des schèmes
théoriques mis en place dans l’Antiquité tardive (Plotin, Porphyre, Augustin) élaboré au
Moyen Age (Bonaventure, Thomas d’Aquin), puis mise ne crise ) l’âge classique par
l’invention de la « conscience » (Locke) »28

Dans son Archéologie du sujet de Libera se propose l’entreprise de répondre à la question


comment le sujet pensant est-il entré en philosophie ? Certainement, ce qu’il indique à
propos du caractère flou du mot sujet est bien significatif au moment de comprendre
l’enjeu impliqué dans la problématique du sujet. A cet égard, dans le Vocabulaire
européen des philosophies29, Etienne Balibar, Barbara Cassin et Alain de Libera donnent
quelques repères sur la problématique du mot sujet dans la philosophie. En effet, ces
philosophes distinguent trois groupes d’acceptions du mot sujet : la « subjectité »
provenant du Subjektheit heideggérien et qu’indique au sujet logique et sujet physique
(hupokeimenon, chose, causa, res, matière, objet) ; la « subjectivité » qui fait l’antonymie
d’objet et d’objectivité pour délimiter la sphère du psychique ou de mental (conscience,
mens, Moi) ; la sujétion qui partant des deux acceptions de la « supposition » (être placé
dessous, être soumis [subjectum] et être assujetti [subjectus]) renvoie à l’idée d’être sous
la domination ou la dépendance.

Au-delà du « jeu de mots historial » entre les différentes acceptions du sujet, il faut retenir
que la connotation logico-grammaticale et ontologico-transcendantal du subjectum et la
connotation juridico-politique du subjectus constituent un paradigme de l’interprétation
du sujet qui est exploité dans une « investigation systématique des modalités de
l’assujettissement du sujet ». D’ailleurs, toutes ces connotations se surdéterminent autour
de « l’articulation problématique de la subjectivité et l’assujettissement ».

A ce propos, Balibar remarque : « l’antithèse assujettissement-subjectivation insiste chez


Foucault, mais caractérise toute la philosophie française de la deuxième moitié
du XXe siècle, dont l’un des fils conducteurs est ce qu’on pourrait appeler la problématique

28
De Libera, A. Archéologie du sujet. Naissance du sujet. Vrin, 2014, quatrième page de couverture.

29
De Libera, A., Cassin, B. & Balibar, E. « Sujet » in Vocabulaire européen des philosophies, Seuil/Le
Robert, 2004.

10
des « modes de sujétion »30. Mais en quoi consiste cette antithèse de la subjectivation et
l’assujettissement qui se présente comme une problématique dans laquelle convergent les
différentes acceptions du sujet et qui permettrait caractériser un moment de la philosophie
française contemporaine ?

D’abord, on doit revenir au premier mouvement décrit par Balibar à propos du


structuralisme comme étant une destitution du sujet. En effet, comme on a vu, quelques
présupposés théoriques de l’analyse structurale du social impliquent une désubjectivation
du travail philosophique, c’est-à-dire une mise en suspense et voire une suppression du
point de vue du sujet, une objectivation théorique. Ici on pourrait nommer quelques
auteurs qui illustrent bien cette position comme Lévi-Strauss, Lacan et Althusser parmi
d’autres.

Mais cette désubjectivation de la philosophie implique non seulement une destitution du


sujet dés du point de vue méthodologique, car ça serait nier une conséquence presque
évidente du travail structuraliste : si le sujet ne joue pas un rôle central dans la structure,
il n’est pas face à la structure c’est parce qu’il est son produit, le sujet est l’effet des
structures. Aussi, la désubjectivation de la philosophie implique une destitution du sujet
qu’en même temps doit être comprise comme une objectivation du sujet en tant
qu’assujetti/soumis aux structures.

Mais à la critique du moment philosophique des années soixante à la notion substantialiste


du sujet, laquelle est implicite dans les catégories propres de l’humanisme et de
l’anthropologie classique, se suit l’ouverture d’une investigation critique sur les modes
de sujétion sous lesquelles est produit le sujet. Ici acquiert toute sa valeur le travail
analytique du moment philosophique qui, en destituant le sujet et ses dérivées
ontologiques et transcendantales, met en évidence le caractère précaire et contingent du
sujet dans l’histoire, la politique et la société. Cependant, on ne pourrait pas limiter les
effets de cette investigation critique sur les modes d’assujettissement à une destitution du
sujet qui nierait par conséquence la possibilité de penser à une compréhension du sujet
irréductible au schéma subjectum-subjectus31. Ainsi, on considère que l’investigation

30
Balibar, E. « Avant-propos. Après la querelle » in Citoyen sujet et autres essais d'anthropologie
philosophique, Paris, Presses Universitaires de France, « Pratiques théoriques », 2011.
31
C’est ainsi que Thomas Bolmain affirme : « toute tentative de réduire la pensée philosophique française
des années soixante et ses prolongements à une déconstruction de la catégorie du sujet ne pouvant s’achever
qu’en un retour à une forme d’allégeance à son concept classique apparaîtra désormais telle qu’en elle-
même : une opération strictement idéologique et, en deux mots, parfaitement frauduleuse ». Bolmain, T.

11
critique sur les modes de sujétion se poursuit en une interrogation sur les conditions
théoriques et pratiques d’une autre expérience du sujet, à savoir celle de la subjectivation
pensée comme une sorte d’émancipation du sujet assujetti.

Michel Foucault

Peut-être c’est dans le travail philosophique de Michel Foucault où l’on peut voir le plus
concrètement comment la question du sujet est soumise à un examen critique qui se
déploie dans une logique tripartite tout à fait proche au double mouvement qu’on a essayé
de décrire sur le moment philosophique des années soixante en France : 1) la
désubjectivation de la philosophie ; 2) la subjectivation de la politique comme
assujettissement ; 3) l’exploration d’une autre expérience du sujet irréductible à
l’assujettissement.

Une des dernières définitions du parcours philosophique de Foucault par lui-même


consiste à caractériser son propre travail comme une « histoire critique de la pensée ».
Une telle entreprise suppose « une analyse des conditions dans lesquelles sont formées
ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont
constitutives d'un savoir possible »32. D’après le philosophe :

« La question est de déterminer ce que doit être le sujet, à quelle condition il est soumis,
quel statut il doit avoir, quelle position il doit occuper dans le réel ou dans l'imaginaire,
pour devenir sujet légitime de tel ou tel type de connaissance ; bref, il s'agit de déterminer
son mode de « subjectivation » […] Mais la question est aussi et en même temps de
déterminer à quelles conditions quelque chose peut devenir un objet pour une

« Politique, savoir, subjectivation. Recherche sur la question du sujet dans la philosophie politique française
contemporaine » in Dissensus Revue de philosophie politique de l’ULg – N°5 – Mai 2013, pp. 27.

En effet, commentant le texte Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs Bolmain
identifie dans ce texte trois étapes : « 1) refus de se donner au départ de la recherche une notion
substantialiste du sujet, critique implicite des catégories héritées de l’humanisme classique ; 2) ce point de
départ ouvre à une investigation d’abord négative, une enquête critique à propos sous lesquels sont
effectivement produits des « fonctions-sujets » ici dites improductives ; 3) interrogation que se poursuit en
une tâche positive consistant à dégager les conditions théoriques et pratiques d’une autre expérience du
sujet, productive celle-là (désubjectivation ) ». Ces étapes ne sont pour lui que la répétition des « acquis
principaux de la pensée du sujet élaborée, d’Althusser à Foucault, par la philosophie française
contemporaine ». Ibid., p. 13.

Voir Sibertin-Blanc, G. & Legrand, E. Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs.
Rennes, Le Clou dans le Fer, 2009.

32
Foucault, M. « Foucault » in Dits et écrits II, n345, p. 1451.

12
connaissance possible, comment elle a pu être problématisée comme objet à connaître, à
quelle procédure de découpage elle a pu être soumise, la part d'elle-même qui est
considérée comme pertinente. Il s'agit donc de déterminer son mode d'objectivation, qui
lui non plus n'est pas le même selon le type de savoir dont il s'agit »33.

Subjectivation et objectivation, en tant que processus de relation entre le sujet et le savoir,


sont indissociables des jeux de vérité dans lesquels le sujet est posé comme objet d’un
savoir possible, c’est-à-dire comme un objet de connaissance. Dans ce sens, Foucault
définit son projet général comme l’étude de « la constitution du sujet comme objet pour
lui-même » ; étude sur les modes d’objectivation qui correspondraient aux trois parties de
son travail : 1) « à propos de l'apparition et de l'insertion, dans des domaines et selon la
forme d'une connaissance à statut scientifique, de la question du sujet parlant, travaillant,
vivant »34 (Les mots et les choses) ; 2) « la constitution du sujet tel qu'il peut apparaître
de l'autre côté d'un partage normatif et devenir objet de connaissance -à titre de fou, de
malade ou de délinquant : et cela à travers des pratiques comme celles de la psychiatrie,
de la médecine clinique et de la pénalité »35 (Histoire de la folie à l’âge classique36,
Naissance de la clinique37, Surveiller et Punir38) ; 3) « la formation des procédures par
lesquelles le sujet est amené à s'observer lui-même, à s'analyser, à se déchiffrer, à se
reconnaître comme domaine de savoir possible »39 (L’histoire de la sexualité I, II, II40).

34
Ibid., p. 1452.

35
Ibid.,

36
Foucault, M. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Gallimard, 1972.

37
Foucault, M. Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical. Paris, PUF, 1972.

38
Foucault, M. Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris, Gallimard, 1975.

39
Ibid.,
Dans « Le sujet et le pouvoir » Foucault caractérise semblablement son travail philosophique comme « une
histoire des différents modes de subjectivation de l’être humain dans notre culture », notamment des « trois
modes d’objectivation que transforment les êtres humains en sujets » : 1) « modes d’objectivation qui
cherchent à accéder au statut d’une science » […] 2) « l’objectivation du sujet dans ce que j’appellerai les
pratiques divisantes » […] 3)la manière dont un être humain se transforme en sujet ». Foucault, M. « Le
sujet et le pouvoir » in Dits et écrits II. Op. cit. p. 1042.

40
Foucault, M. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir. Paris, Gallimard, 1976.
Foucault, M. Histoire de la sexualité II : L’usage des plaisirs. Paris, Gallimard, 1984.
Foucault, M. Histoire de la sexualité III : Le souci de soi. Paris, Gallimard, 1984.

13
Evidemment, il est très problématique de concevoir le parcours philosophique de
Foucault comme une continuité susceptible d’être améliorée dans une sorte de
perfectionnement théorique. Cependant, on peut risquer l’existence de trois temps où la
question du sujet est soumise à un examen analytique et critique tel qui le suggère Thomas
Bolmain : un premier temps d’une critique radicale de l’anthropologie philosophique sous
la forme d’une enquête sur la condition empirico-transcendantal d’émergence de la figure
moderne de l’homme. Un second temps de réflexion sur les divers modes de constitution
et de dépendance du sujet (modes de production de l’assujettissement) afin d’établir la
fonction de ce sujet dans une formation historico-discursive précise. Un troisième temps
où le philosophe montre que bien que le suet soit le produit de procès d’objectivation et
de modalités d’assujettissement celui-ci est irréductible à ces procès d’objectivation
subjective. C’est ce qui Foucault a analysé dans les modes de constitution éthique du
rapport à soi dans le cadre de la problématisation moral des plaisirs dans l’Antiquité
gréco-romaine.

Jacques Rancière

D’après Christian Ruby le travail de Jacques Rancière pourrait être caractérisé comme
une « philosophie contemporaine de l’émancipation » conçue à partir d’une logique de
distributions et de révoltes. Il s’agit d’une philosophie qui n’a rien à voir avec les théories
et les activités dites politiques, lesquelles sur le fondement de valeurs gouvernementales
finissent par justifier un certain régime de l’Un distribué en parts et en fonctions. Il y
aurait dans ce sens une sorte d’évolution, qui ne s’est pas construite de façon linéaire,
dans la pensée de Rancière. Ruby propose opérer une division de cette pensée en quatre
moments qui s’articulent les uns aux autres par un « montage dialectique ». Un premier
moment consacré aux rapports du savoir et du pouvoir (La leçon d’Althusser41) où le
philosophe contribue à une critique des discours notamment sur la façon dont Althusser
conçoit une différence de nature entre le savoir scientifique et l’idéologie et sa
compréhension de l’histoire comme un « procès sans sujet ». Un deuxième moment de
la pensée de Rancière porterait sur « la parole ouvrière » (La parole ouvrière42, La nuit
des prolétaires43) dans des textes prolétaires du XIX siècle afin non pas de restituer un
moment d’origine de la parole des ouvriers mais de mettre en évidence « l’entrelacement

41
Rancière, J. La leçon d’Althusser. Paris, La Fabrique, 2012.

42
Faure, A. & Rancière, J. La parole ouvrière : 1830-1851. Paris, La Fabrique, 2007.

43
Rancière, J. La nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier. Paris, Hachette, 2005.

14
des discours et des pratiques dans lequel une classe a commencé à penser son identité et
à revendiquer sa place ». Un troisième moment porterait sur la « réélaboration de la
politique » (Aux bords du politique44, La mésentente45) en partant de la distinction entre
police et politique tout en soulignant leur tension avec le concept de « partage du
sensible ». Cette notion renvoie au quatrième moment où Rancière étudie « la question
du partage du sensible en appuyant son analyse sur une révision complète de la notion
d’esthétique qui la déloge de ses usages habituels »46 (Le Partage du sensible47, Malaise
dans l'esthétique48, Aisthesis49)

Même si l’on est d’accord avec la caractérisation du travail de Rancière suggérée par
Ruby, il est assez problématique parler de moments puis que ça supposerait une certaine
progression de la pensée du philosophe. En plus, si l’on fait attention à ces moments il y
aurait des œuvres qui stricto sensu ne pourraient y appartenir. A ce propos Rancière
affirme : « s’il y a systématicité, c’est aussi une systématicité antisystématique, non pas
au sens d’une recherche systématique du désordre, mais au sens d’une recherche sur les
formes de distribution à partir desquelles quelque chose comme un système est pensable
–donc sur ce qui nécessairement précède et conditionne toute volonté de système »50.

De notre part, on considère plus pertinent parler chez le philosophe des « scènes ». La
scène, entendue comme mise en œuvre d’une méthode : « consiste à choisir une
singularité dont on essaie de reconstituer les conditions de possibilité en explorant tous
les réseaux de significations qui se tissent autour d’elle »51. La scène est anti-hiérarchique,
ses conditions sont inhérentes à leur effectuation ; elle est construite et identifiée. « La
scène est une entité théorique propre à ce que j’appelle une méthode de l’égalité parce

44
Rancière, J. Aux bords du politique. Paris, Gallimard, 2004.

45
Rancière, J. La mésentente. Politique et philosophie. Paris, Galilée, 1995.

46
Ruby, C. L’interruption. Jacques Rancière et la politique. Paris, La Fabrique, 2009, p. 12.

47
Rancière, J. Le partage du sensible : esthétique et politique. Paris, La Fabrique, 2000.

48
Rancière, J. Malaise dans l'esthétique. Paris, Galilée, 2004.

49
Rancière, J. Aisthesis : scènes du régime esthétique de l'art. Paris, Galilée, 2011.

50
Rancière, J. La méthode de l’égalité. Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyam. Paris,
Bayard, 2012, p. 97.

51
Ibid., p. 122.

15
qu’elle détruit en même temps les hiérarchies entre les niveaux de réalité et de discours
et les méthodes habituelles pour juger le caractère significatif des phénomènes »52.

Dans ce sens, nous considérons qu’il y a des scènes diverses et hétérogènes dans la pensée
de Rancière, lesquelles sont traversées par la question du sujet : de la critique fondatrice
de la catégorie de « procès sans sujet » au développement du concept de « subjectivation
politique » passant par les questions de la « parole ouvrière », celle de la réélaboration de
la politique et celle du « partage du sensible », il y aurait tout un travail de mise en
question du sujet préétablie de la politique qui en même temps est subsidiaire d’une
réélaboration conceptuelle de la politique et bien sûr d’un sujet collectif éminemment
politique.

Félix Guattari

Rejeté à l’ombre de celui de Deleuze le nom de Guattari n’a pas jouit de la reconnaissance
qu’il mérite. Certes, s’agissant des œuvres comme L’Anti-Œdipe53, Kafka. Pour une
littérature mineure54, Mille Plateaux55, et Qu’est-ce que la philosophie ?56 Il est difficile
d’établir ce qu’appartient à chaque philosophe dans ces livres-agencements écrits à quatre
mains, même avec beaucoup plus de monde. Dans tous les cas, ni le nom ni la production
de Guattari ne se restreint pas au nom ni moins encore à la pensée de Deleuze. Dans ce
sens, notre présupposé est de lire le travail de Félix Guattari comme étant un
psychanalyste-militante-philosophe qui a composé son œuvre tout au long de la deuxième
moitié du XXe siècle.

Chez Guattari on assiste à une pensée singulière et hétérogène qui constamment surpasse
les bordes de la philosophie : l’opposition de gauche, la psychothérapie institutionnelle à
la clinique La Borde proche de Jean Oury, l’enseignement de Lacan qui a été son
analysant pendant dix ans, l’expérience avec les schizos, la rencontre avec Deleuze en
1969, le militantisme au mouvement écologiste à la fin de sa vie nos suggèrent qu’on est

52
Ibid., p. 124.

53
Deleuze, G. & Guattari, F. L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie I. Paris, Editions de Minuit, 1972.
54
Deleuze, G. & Guattari, F. Kafka. Pour une littérature mineure. Paris, Editions de Minuit, 1975.

55
Deleuze, G. & Guattari, F. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie II. Paris, Editions de Minuit,
1980.

56
Deleuze, G. & Guattari, F. Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Editions de Minuit, 1991.

16
face à un bricoleur qui a toujours conçu la pensée comme le produit d’une conjonction de
matériaux multiples et hétéroclites.

Dans la préface de Psychanalyse et transversalité Deleuze attire l’attention sur la


rencontre d’un militant politique et d’un psychanalyste dans la même personne de Félix
Guattari. Mais au-delà de la conjonction de ces « puissances schizophréniques » le
philosophe formule trois problèmes dégagés dans la production de Guattari entre 1955 et
1970 qui mettent en évidence le caractère indissociable de la militance analytique et la
militance politique dès les premiers écrits de Guattari : « 1° Sous quelle forme introduire
la politique dans la pratique et la théorie psychanalytiques (une fois dit que, de toute
façon, la politique est dans l’inconscient lui-même) ? 2° Y a-t-il lieu, et comment,
d’introduire la psychanalyse dans les groupes militants révolutionnaires ? 3° Comment
concevoir et former des groupes thérapeutiques spécifiques, dont l’influence réagirait sur
les groupes politiques, et aussi sur les structures psychiatriques et psychanalytiques ? »57.

S’agissant d’une œuvre si divers et hétérogène on ne peut pas risquer une caractérisation
générale de la pensée de Guattari tel qu’on l’a fait avec Foucault et Rancière. Cependant,
il est évident qu’il y aurait, malgré l’évolution de concepts, une continuité de l’article
« La transversalité » (1964) à l’article « Refondation des pratiques sociales »58 (1992),
laquelle obéit à une « intuition philosophique » qui toujours a accompagné à Guattari,
comme le suggère François Fourquet : « il existe une sub-jectivité sociale mondiale
porteuse de vie et de désir, inaccessible au moi et transversale aux grands ensembles
institutionnels hiérarchisés qui prétendent gouverner le monde »59.

Même si cette « subjectivité mondiale » ne figure pas dans les écrits de Guattari, le
philosophe parle d’un « sujet inconscient de l’institution », d’une « coupure du
signifiant », d’une « machine désirante », d’un « agent collectif d’énonciation », d’une
« subjectivité sociale » ou « collective » pour faire référence à des formes
d’assujettissement et de subjectivation sociale dans lesquelles la subjectivité et produit et
reproduite à une échelle mondiale. Fourquet remarque cinq traits de ce sujet dont Guattari

57
Deleuze, G. « Trois problèmes de groupe » in Guattari, F. Psychanalyse et transversalité. Essais
d’analyse institutionnelle. Paris, La Découverte, 2003, p. I-II.

58
Guattari, F. « Refondation des pratiques sociales » in Le Monde Diplomatique. Oct. 1992.

59
Fourquet, F. « La subjectivité mondiale. », in Le Portique [En ligne], 20 | 2007, mis en ligne le 06
novembre 2009, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://leportique.revues.org/1354.

17
développe sa vision tout au long des années qui suivent à ces premiers écrits : 1) c’est un
sujet humain immanent, immergé dans le monde matériel et institutionnel, actif et
puissant ; 2) ce n’est pas un sujet individuel ni moins encore un « moi » psychologique
qui se confondrait avec le cogito cartésien ou le « moi transcendantal » kantien ou
husserlien ; 3) ce sujet n’est pas conscient, c’est un sujet de l’inconscient et en tant que
tel il n’est pas une entité stable ou représentable, il se manifeste comme une « coupure »,
comme une « subjectivité machinique » ; 4) c’est un sujet collectif, une subjectivité
mondiale qui traverse les institutions sociales et qui se métamorphose dans une
« subjectivité capitalistique » uniformisée ; 5) c’est une subjectivité multiple, disparate et
hétérogène mais à la fois une. Il n’y a pas de sujet mais de la subjectivité unique et
cependant différente en chaque lieu et moment60.

On a essayé de donner quelques repères à propos des parcours philosophiques de


Foucault, Rancière et Guattari, notamment sur la question de la subjectivation de la
politique comme assujettissement. Ce faisant, on a nécessairement remarqué l’aspect
indissociable de l’assujettissement et la subjectivation et même on a fini par mettre
l’accent sur le fait que toutes ces entreprises ne se réduisent pas à une analyse critique
mettant en évidence les différentes formes d’assujettissement politique et social. Si l’on
n’a pas explicité ses ces formes de subjectivation de la politique comme assujettissement
c’est parce qu’elles sont liées à une certaine compréhension de la politique et de la
subjectivation qu’on espère développer par la suite.

Chez Foucault il y a une critique à la politique comme « pouvoir politique » qui sommet
et assujetti aux individus dans un diagramme immanent de relations de pouvoir où ils sont
individualisés et normalisés au profit de la société disciplinaire mais aussi des
technologies assez variées comme celles de la gouvernamentalité ou le contrôle éventuel
des conduites. Ici la subjectivation, entendue comme des formes de singularisation
éthique de la conduite, produit un écart, un pli à l’égard des formations de savoir et des
relations de pouvoir. Dans ce sens, Foucault remarque : « je pense qu’il a à soupçonner
quelque chose qui serait une impossibilité à constituer aujourd’hui une éthique du soi,
alors que ce peut-être une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que

60
Ibid., p. 5-6.

18
de constituer une éthique du soi, s’il est vrai après tout qu’il n’y a pas d’autre point,
premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi »61.

D’après Rancière, ce qu’on nomme habituellement « politique » n’est que l’effectuation


d’une logique dite « policière » consistant à « l’ensemble de processus par lesquels
s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisations des pouvoirs,
la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette
distribution »62. Ainsi, la politique chez le philosophe correspondrait à une rupture
reconfigurant tous les champs de l’expérience : les modes d’être, les modes du dire, les
modes du faire propres de la logique policière. Dans la critique rancérienne de
l’assujettissement social opéré par la « police » la subjectivation émerge comme affaire
de la politique, d’une politique antagonique sensée de produire des sujets collectifs dans
une expérience irréductible à celle de l’opération policière.

Dans la perspective de Guattari le projet central de la politique capitaliste consiste dans


l'articulation des flux économiques, technologiques et sociaux avec la production de
subjectivité de telle manière que l'économie politique est identique à « l'économie
subjective ». Inutile et impossible donc de séparer les processus économiques, politiques
et sociaux des processus de subjectivation se produisant avec eux. La crise économique
entraîne une crise de la subjectivité dans la mesure où l’économie et la constitution éthico-
politique des individus vont de pair. Le capitalisme est un « opérateur sémiotique » et en
tant que tel il mobilise des « sémiotiques signifiantes » et des « sémiotiques
asignifiantes » visant la subjectivation et la désubjectivation du sujet. Il s’agit d’un
dispositif comportant deux logiques hétérogènes et complémentaires dans lequel les
signes agissent comme « signe-opérateurs » qui entrent directement dans le flux de
matières et dans le fonctionnement des machines, à savoir l’« assujettissement social » et
l’« asservissement machinique ».

61
Foucault, M. Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982. Paris : EHES-Gallimard-
Seuil, 2002, p. 241.

62
Rancière, J. La mésentente. Op. cit., p. 51.

19
II La question de l’antagonisme politique et la subjectivation comme contestation
dans la philosophie française contemporaine

Parler de subjectivation relève d’un aspect paradoxal dans la mesure où l’on ne peut pas
établir comment ce qui n’est pas pourrait-il être soi ? Comment pourrait-il y avoir un sujet
constamment produit dans l’assujettissement à une norme et qui, en même temps, serait
capable de contester cet assujettissement et par là se constituer autrement grâce à sa
contestation ? D’ailleurs, ce paradoxe se complexifie si l’on tient compte des approches
critiques de la théorie et de la pratique politique chez les auteurs qui ont problématisé la
question du sujet. Selon que l’on considère que la possibilité de constituer d’autres formes
de sujet est le résultat d’un changement dans les relations de pouvoir politique ; ou selon
que l’on considère que tout changement dans l’exercice du pouvoir politique dérive
forcement de la constitution de nouvelles formes de subjectivité, alors la question du sujet
dans son rapport d’assujettissement et de contestation à la politique demeure un foyer de
problématiques dans la philosophie contemporaine en France.

La subjectivation vient après la mort du sujet ! Tel qui l’a suggéré toute une génération
d’auteurs en France dont on pourrait avoir une référence avec le Colloque, « Après le
sujet qui vient » fait en 1988 avec la participation de Rancière, Lyotard, Descombes,
Derrida, Deleuze, Balibar, Nancy Blanchot et Badiou. La subjectivation ne renvoie plus
à une instance consciente de connaissance, de maîtrise de soi, de volonté et de raison
propre de l’homme décrit par la modernité philosophique, mais à une production
subjective irréductible à tout effort de stabilisation du sujet et, dans ce sens, l’expression
désignerait un processus dynamique dans lequel la subjectivité comporte une éventuelle
charge émancipatrice qui pour autant ne signifie pas une « libération de normes et de
contraintes sociales »63.

Evidemment, cette notion de subjectivation n’a pas un caractère univoque dans la mesure
où son usage est divers dans la philosophie, la sociologie et la psychanalyse. Cependant,
elle semble souligner « les défis et enjeux d’une nouvelle compréhension des luttes
politiques »64.

63
Girola, C., Tassin, E. et al., « Présentation », in Tumultes. Le moment de la subjectivation. 2014/2 (n°
43), p. 5-13.

64
Tassin, E. « Subjectivation versus sujet politique. Réflexions à partir d'Arendt et de Rancière », in
Tumultes 2014/2 (n° 43), p. 158.

20
Naturellement, lorsqu’on parle d’assujettissement, de subjectivation et de politique on ne
le fait pas à partir d’un lieu d’énonciation homogène et univoque qui pourrait être rapporté
à une école, doctrine ou courant de pensée, même pas à partir d’une série d’auteurs qui
partagent les mêmes présupposés théoriques. Comment expliciter une problématique
installée parmi des auteurs si divers avec des positions complètement hétérogènes ? Pour
notre part, on considère qu’il y a une catégorie qui permettrait non seulement de
s’introduire mais aussi de problématiser cette multitude d’approches critiques sur le sujet
et la politique, à savoir la notion d’« antagonisme ».

Face à de considérations du libéralisme classique selon lesquelles le conflit serait une


dimension pathologique de sociétés dites démocratiques, on assiste aujourd’hui à une
récupération du conflit et de l’antagonisme comme étant constitutif de l’ordre social par
le biais des analyses poststructuralistes et postmarxistes. Certes, le mot antagonisme
renvoie à la dialectique hégélienne et marxiste assez contestée par les analyses
structuralistes et poststructuralistes du moment philosophique des années soixante.
Cependant, c’est à partir de cette lecture critique qu’on fait un usage du mot qui n’est pas
courante dans le discours politique actuel.

Evidemment, la notion d’antagonisme65 occupe une place importante dans les œuvres de
Marx et notamment elle a eu une présence significative dans le langage marxiste ultérieur.
Chez Marx l’antagonisme comporte deux sens. Un sens général dans lequel il est
synonyme de contradiction, opposition et confrontation. Un deuxième sens plus
particulier de l’antagonisme renvoie au conflit entre capital et travail et l’affrontement de
la classe.

Massimo Modonessi remarque que le terme d’antagonisme oscille entre deux définitions
chez Marx : l’une structurelle et systématique, l’autre subjective et incertaine. C’est à

65
Dans le grec ancien le terme ἀγών [agôn] désigne une forme de compétition ou de joute oratoire, une
compétition sportive, ainsi qu’une scène de débat ou de combat dans la structure de la tragédie ou la
comédie grecque ; tandis que le terme ἀνταγωνίζομαι [antagonizomai] désigne « en luttant » ou « lutter
contre ».

Dans le Petit Robert (2013) on remarque quelques acceptions dérivées du terme. Antagonisme : 1. (fis)
Opposition fonctionnelle de deux muscles, de deux systèmes (opposé à synergie). 2. Etat d’opposition de
deux forces, de deux principes. Conflit, opposition, rivalité. Un antagonisme entre deux parties, un
antagonisme d’intérêts. Antagoniste : Opposé, rival ; Antagonique : Qui est en antagonisme, en
opposition. Adverse, opposé ; concourant ; Agoniste (1764. Latin ecclésiastique agonista “qui combat dans
les jeux”).

21
partir de cette dernière qu’on peut souligner le caractère subjectif et humain de
l’affrontement qu’indique la notion d’antagonisme :

« au marge d’un usage commun comme synonyme de conflit ou contradiction, le concept


d’antagonisme chez Marx acquière densité dans l’oscillation entre une définition
structurale (conflit capital/travail) plus systématique et une acception subjective (lutte de
classes) plus incertaine ; ce qui est parfaitement cohérent avec les intentions et les portées
dans le séquence établie au programme d’investigation qui est sous-jacent à son œuvre :
dans la basse économique se produisent les rapports matériaux à partir desquels on
configure les superstructures, la combinaison et le passage de l’être social à la conscience
social comme processus de construction subjective. L’aboutissement dans Le capital de
la maturation de la pensée de Marx imprime la définition la plus achevée de l’antagonisme
comme synonyme de conflit et contradiction plus que de lutte. Cependant, en considérant
le caractère inachevé de cette œuvre ainsi que le programme d’investigation de Marx […]
il est évident l’existence d’une ligne théorique conduisant à une définition subjective de
l’antagonisme, laquelle, sans être systématique et précise, est la contrepartie inséparable
de la définition structurelle de l’être social dans le cadre de la contradiction
capital\travail »66.

D’après Modonessi il y a dans Le Manifeste du parti communiste (1848) une ligne


théorique remarquant le caractère subjective de la lutte de classes qui n’a pas été
suffisamment développée par le philosophe allemand mais qui a été revisitée par la
tradition marxiste. Même, suggère l’italien, cette variation sémantique offre une autre
portée analytique que la pensée marxiste a toujours réfléchit, au-delà de la dénomination,
au sujet de l’impact du conflit et de la lutte dans la formation du sujet la conscience de
lui-même ; le marxisme (Lenin, Rosa Luxemburg, Mao Tsé-Toung, Che Guevara) a
toujours cherché des clés interprétatives sur la conformation subjective surgie du conflit
et de la lutte. Même, il y aurait aussi une réception postmarxiste du concept
d’antagonisme chez Ernesto Laclau67 et Chantal Mouffe. Notamment développé par
Mouffe68 après la disparition de Laclau dans un projet de « radicalisation de la tradition
démocratique moderne » en faisant une relecture de Carl Schmitt. Cependant, le seul
marxiste contemporain qui a défini les processus ou les formes de subjectivation
politiques comme antagonistes, même qui a développé une théorie du sujet centrée au

66
Modonessi, M. Subalternidad, antagonismo, autonomía. Marxismo y subjetivación política.
[Subalternité, antagonisme, autonomie. Marxisme et subjectivation politique]. Buenos Aires : CLACSO,
Prometeo Libros, 2010, p. 58-59.
67
Laclau, E. & Mouffe, Ch. Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale.
Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009.

68
Mouffe, Ch. Agonistique : Penser politiquement le monde. Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014.
Voir aussi Le paradoxe démocratique. Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2016. Et L'illusion du
consensus. Paris, Albin Michel, 2016.

22
concept d’antagonisme a été Toni Negri. Selon Modonessi, chez Negri l’antagonisme est
une acception synonyme de conflit et fondamentalement caractéristique de la classe en
lutte visant le processus de subjectivation politique comme intériorisation de l’expérience
du conflit, la lutte et l’insubordination.

Dans tous les cas il est possible de concevoir l’antagonisme en tant que dimension
permettant la caractérisation du processus de conformation des subjectivités dans le
conflit, la lutte et l’insubordination comme expérience de subjectivation éthique et
politique. Ainsi, l’antagonisme devient un aspect caractéristique de la subjectivation,
voire une cartographie analytique pertinente pour repérer des processus de subjectivation
forgés dans les expériences de contestation social et politique. En plus, l’usage de
l’antagonisme ne se restreint pas à une caractérisation des processus de subjectivation
individuelle et collective ; de l’antagonisme se dégage toute une théorie politique qui
permet penser l’ontologie du social et aussi enquêter sur la multiplicité de conflits
hétérogènes qui s’activent dans la société et qui impliquent des conformations
subjectives : « l’antagonisme produit la répolitisation de la société à partir d’un acte de
subjectivation et introduit le conflit dans et par l’ordonnance »69

Que la philosophie française ait pensée la politique en termes d’un antagonisme, d’une
conflictualité irréconciliable, ça n’étonne plus personne aujourd’hui. Cependant,
considérer qu’à partir de formes d’antagonisme politique puisse dériver des formes de
subjectivation collective et considérer que la production de nouveaux sujets sociaux soit
à l’origine des conflits politiques, constitue pour nous une claire exigence d’examiner
attentivement l’entreprise de certains auteurs qui ont abordé ce sujet comme Foucault,
Rancière et Guattari.

Foucault : biopolitique et gouvernamentalité


Quels sont les axes ou foyers d’expérience qu’après Foucault constitueraient les sociétés
disciplinaires ? Une œuvre comme Les mots et les choses pointait la conformation des
nouveaux savoirs à la fin du XVIIIème siècle résultat d’une mutation dans les savoirs de
l’âge classique (la grammaire générale, l’analyse des richesses et l’histoire naturelle),
lesquels deviennent le trièdre des savoirs modernes tout en refusant les lois de la
représentation et des discours : la philologie, la biologie et l’économie politique. Ainsi,

69
Retamozo, M. & Stoessel, S. “El concepto de antagonismo en la teoría política contemporánea” [Le
concept d’antagonisme dans la théorie politique contemporaine] in Estudios Políticos, N 44. 2014, p. 30.

23
ces modes d’investigation finissent par objectiver l’individu (« sujet parlant », « sujet
productif », « être en vie ») dans leur entreprise d’accéder au statut d’une science.

Quant à l’axe des systèmes normatifs, une œuvre comme Surveiller et punir a montré
parfaitement la façon dont la modernité s’est constituée sur la basse des mécanismes
juridiques visant l’individualisation et normalisation des sujets à partir de techniques de
normalisation et de disciplinarisation. Les institutions disciplinaires seraient chargées de
produire, d’induire et de gérer des mécanismes de surveillance et de correction afin de
mouler les corps des individus, mais aussi leurs actions. La nouvelle technologie de
pouvoir, la « discipline », et le développement complexe des « institutions disciplinaires
comme l’école, l’hôpital, l’armée, l’usine, s’est chargée de contrôler, d’évaluer et de
diriger les individus en les rendant des sujets productifs et dociles.

Or, inutile de concevoir la conformation de nouveaux savoirs et l’intensification des


systèmes normatifs séparément, voire d’analyser les modes de subjectivation sans tenir
compte en même temps de la constante interaction qu’entretiennent les institutions
disciplinaires et les savoirs qui les constituent, les justifient et dont elles se réclament. En
plus, on aurait tort d’ignorer que ces différents axes comportent un certain caractère
« événementiel » qui brise toute causalité historique constituant ainsi une unité linéaire et
progressive ; tous les axes d’expérience comportent une chronologie propre qui ne
s’articule pas nécessairement dans une coupure historique majeure.

Ainsi parler de « modes de subjectivation » doit toujours se rapporter à des dispositifs de


pouvoir et à des formes de savoir qui s’enchevêtrent en produisant des formes d’être sujet,
c'est-à-dire d’assujettissement-objectivation -être un sujet soumis à l’autre par le contrôle
et la dépendance ou être un sujet attaché à sa propre identité par la conscience et la
connaissance de soi– et de subjectivation –création d’un sujet à partir du rapport qu’il
établit avec lui-même et aux autres–.

Une partie importante du travail de Foucault des années soixante-dix mettait en évidence
la diversité de mécanismes d’assujettissement qui opéraient dans les sociétés modernes.
On parle de « modes de subjectivation » puisqu’il s’agit de toute une série hétérogène de
formes de production du sujet et non pas une seule structure homogène et universalisable.
En effet, le philosophe distingue au moins trois modes de subjectivation en ce qui
concerne à l’assujettissement. Des modes d’investigation qui cherchent à accéder au statut
d’une science en objectivant le sujet, comme on avait indiqué précédemment. Ainsi que
d’autres modes d’objectivation opérant à travers des « pratiques divisantes », c'est-à-dire

24
des techniques visant diviser le sujet à l’intérieur de lui-même ou à l’intérieur des autres
comme dans le partage fou-sain, criminel-action droite, etc. Enfin, il y aurait de modes
d’assujettissement qui transforment l’être humain en sujet, par exemple sujet d’une
sexualité ou sujet d’un pêché ou d’un désir.

En ce qui concerne les modes de subjectivation repérés par Foucault dans les sociétés
disciplinaires, ceux-ci ont été toujours liés à une expérience singulière de la culture dont
on ne peut rendre compte de manière générale ou théorique. Par exemple, dans l’Histoire
de la folie le philosophe analyse une expérience au cours du XVIIème et XVIIIème siècles
à propos de la formation d’un savoir spécifique sur la folie comme étant une maladie
mentale, de l’organisation d’un système normatif –y compris tous les dispositifs
techniques, administratifs, juridiques, médicaux- pour interner le fou – et aussi du rapport
à soit et aux autres que l’individu établissait comme sujet de folie.

De même pour l’expérience de la sexualité rapportée dans la Volonté de savoir au cours


du XVIII siècle. Pour que l’individu devienne sujet d’une sexualité il a fallu la mise en
scène d’une scientia sexualis, un savoir du sexe tout à fait justifié par des institutions
disciplinaires chargées de disposer la sexualité des individus dans les appareils juridico-
légaux et en plus de produire dans le sujet un certain rapport à sa propre sexualité comme
s’il s’agissait de son identité profonde.

Ainsi, d’après Foucault une particularité propre à la technologie de pouvoir de cette


époque serait celle de l’individualisation. Rendre individuel ça veut dire classer les
multiplicités sociales dans une catégorie, les attacher à une identité propre et leur imposer
une vérité qu’elles doivent reconnaître comme la sienne. A ce propos, le philosophe parle
de « gouvernement par individualisation » pour marquer la forme de subjectivation
occidentale qui nait avec le christianisme (le pouvoir pastoral) et s’intensifie dans la
modernité avec l’émergence d’une nouvelle matrice d’individualisation qui inclut l’État
mais ne s’y réduit pas.

Assurément, l’État moderne assigne une individualité aux sujets en les soumettant à un
ensemble de mécanismes disciplinaires spécifiques (juridique, politique, économique,
éducatif) visant à former, à corriger et à reformer leurs corps. Il s’agit d’une anatomo-
politique, c'est-à-dire d’une politique qui opère directement sur les corps des individus.
Mais en même temps le philosophe attire l’attention sur la manière dont s’est conformé
un nouveau savoir politique à propos de la notion de population et des mécanismes pour
assurer sa régulation. Il s’agit d’une biopolitique, c'est-à-dire d’une rationalisation de la

25
pratique de gouvernement émergeant à la fin du XVIII siècle, notamment concentré sur
l’ensemble des individus constitués en population et les phénomènes propres de leur
gestion (race, santé, hygiène, etc.,).

Cette combinaison complexe de techniques d’individualisation et de procédures


totalisatrices à travers la « discipline » n’était pas étrangère aux déterminations
historiques comme la dynamique économique propre du XVII siècle. C’est dans cette
époque que Foucault repère la naissance de nouvelles formes des rapports économiques
accompagnées d’une gestion générale des arts de gouverner qui ont donné lieu à une
nouvelle gouvernementalité. Le commerce et la circulation monétaire interétatique ont
été l’instrument commun de deux formes de technologie politique et de savoir (une
politico-militaire, l’autre de police) qui se trouvaient dans le cœur même de cette nouvelle
matrice de rationalité de la gouvernementalité.

Or comme l’analyse sur la naissance de la biopolitique70 l’avait bien montré, cette


nouvelle technologie de pouvoir dépasse la classique dichotomie état/société au profit
d’une économie politique de la vie en générale, celle du libéralisme, dans laquelle la
société se trouve dans un rapport complexe d’extériorité et d’intériorité vis-à-vis de l’État.
Cette technologie serait la mise en œuvre d’un mécanisme de pouvoir différent de la
discipline, à savoir le « dispositif de sécurité ».

On sait que Foucault était tout à fait conscient des limites de ses propres analyses sur les
technologies du pouvoir disciplinaire. C’est dans ce sens qu’il attire l’attention sur un
possible changement de l’économie du pouvoir qui était en train d’apparaître dans les
sociétés contemporaines et pose la question sur l’existence d’une « société de sécurité »
qui opérerait par l’agencement de nouveaux dispositifs de pouvoir71. Cependant pour

70
Foucault, M. Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979. Seuil-Gallimard,
2004.
71
D’après le philosophe : « La discipline concentre, elle centre, elle enferme […] les dispositifs de sécurité,
tels que j’ai essayé de les reconstituer, sont au contraire, ont perpétuelle tendance à élargir, ils sont
centrifuges. On intègre sans cesse des nouveaux éléments, on intègre la production, la psychologie, les
comportements, les manières de faire des producteurs, des acheteurs, des consommateurs, des importateurs,
des exportateurs, on intègre le marché mondial. Il s’agit donc d‘organiser, ou en tout cas de laisser se
développer des circuits en plus en plus larges […] la discipline, par définition, réglemente tout. La discipline
ne laisse rien échapper […] le dispositif de sécurité, au contraire, vous l’avez vu, laisse faire […] dans le
système de la loi, ce qui est indéterminé, c’est ce qui est permis ; dans le système du règlement disciplinaire,
ce qui est déterminé, c’est ce qu’on doit faire, et par conséquent tout le reste, étant indéterminé, se trouve
être interdit » Foucault, « Sécurité, territoire, population ». Cours au Collège de France. Seuil-Gallimard,
2004, Leçon du 18 janvier 1978, pp. 46-48.

26
nous il s’agit non pas d’élargir les analyses du philosophe mais de les problématiser à
l’égard des modes de subjectivation contemporains.

Rancière : mésentente et subjectivation politique


D’après Rancière la politique se présente comme l’affrontement constant de deux
processus, la police et l’émancipation. La police est définie comme « l’activité qui
organise le rassemblement des êtres humains en communauté et qui ordonne la société en
termes de fonctions, de places et de titres à occuper », tandis que l’émancipation consiste
« dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui et
par le souci de le vérifier ». Si la police est chargée de distribuer selon une hiérarchie des
lieux et des fonctions fixes pour les êtres humains réunis dans une communauté,
autrement dit si elle est censée assigner l’inclusion et l’exclusion qui rompt l’égalité sur
laquelle se fonde la politique, alors celle-ci vise à perturber toujours l’ordre configuré par
la police et à revendiquer une redistribution de la configuration du sensible établie par la
police.

La politique est conçue comme irruption et contestation d’un partage déterminé par la
police et, dans ce sens, elle joue un rôle antagonique face à la configuration spatio-
temporelle du partage opéré par la police. Plus qu’un consensus, la politique se constitue
sur la base d’une mésentente, d’un conflit toujours donné entre la logique de la police et
la logique de l’égalité. Il s’agit donc d’une dimension qui émerge comme le produit d’une
dispute entre un régime de partage du sensible et une réalité qui toujours essaie de
transgresser l’organisation de l’espace social et le rôle que les individus y jouent. C’est
dans la transgression, dans le mouvement de sortie de la logique policière qu’une
subjectivation peut se produire :

« La politique est affaire des sujets, ou plutôt de modes de subjectivation. Par subjectivation on
entendra la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui
n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donnée, dont l’identification don va de pair
avec la reconfiguration du champ de l’expérience […] la subjectivation politique produit un
multiple qui n’ était pas donné dans la constitution policière de la communauté, un multiple dont
le compte se pose comme contradictoire avec la logique policière […] toute subjectivation est une
désidentification, l’arrachement à la naturalité d’une place, l’ouverture d’un espace de sujet où
n’importe qui peut se compter parce qu’il l’espace d’un compte des incomptés, d’une mise en
rapport d’une part et d’une absence de part […] une subjectivation politique redécoupe le champ
de l’expérience qui donnait à chacun son identité avec sa part. Elle défait et recompose les rapports

27
entre les espaces entre les modes du faire, les modes de l’être et les modes du dire qui définissent
l’organisation sensible de la communauté, les rapports entre les espaces où l’on fait telle chose et
ceux où l’on fait une autre, les capacités liées à ce faire et celles qui sont requises pour un autre »72

La subjectivation politique73 ne se rapporte pas à la singularisation d’une conduite


individuelle ni à la déterritorialisation des flux de désir dans un agencement d’énonciation
collectif. Au sens strict, la subjectivation chez Rancière est un processus de production
d’une non-subjectivité à partir de la sortie d’un espace déjà configuré où les sujets ne sont
plus individuels et ne sont plus attachés à une identité. C’est dans l’écart entre la police
et la politique que l’esthétique, entendue en termes de αἴσθησις, joue un rôle fondamental.
Etant donné que la politique est conçue comme configuration du mode sensible commun,
comme « partage du sensible », il est possible de remarquer que toute politique a une
esthétique. Rancière parle d’une analyse de la politique en termes esthétiques et en même
temps d’une analyse de la « politique de l’esthétique » à partir de formes de partage du
sensible que cette esthétique induit. D’où il est possible d’imaginer que tout régime
esthétique de l’art implique une certaine politique mais aussi qu’il y aurait des modes
novateurs de l’expérience esthétique qui peuvent induire des formes nouvelles de
subjectivation politique.

Felix Guattari : transversalité et lignes de fuite

Partant du présupposé que l’inconscient ne peut pas être isolé dans le langage ou structuré
dans des horizons signifiants et qu’en conséquence il se rapporte à tout un champ social,
politique et économique, Guattari considère que le projet central de la politique capitaliste
consiste dans l'articulation des flux économiques, technologiques et sociaux avec la
production de subjectivités de telle manière que l'économie politique soit identique à «
l'économie subjective ». Inutile et impossible donc de séparer les processus économiques,
politiques et sociaux des processus de subjectivation se produisant avec eux. La crise

72
Rancière, J. La mésentente. Op.cit., p. 59-60, 65.

73
« Un mode de subjectivation politique est une forme de redécoupage du sensible commun, des objets
qu’il contient et de la manière dont des sujets peuvent le désigner et l’argumenter à leur sujet. En effet,
l’enjeu du rapport politique/police parte toujours sur la constitution des « donnés » de la communauté. Une
subjectivation politique est un dispositif d’énonciation et de manifestation d’« un » collectif – étant entendu
que ce collectif est lui-même une construction, le rapport d’un sujet d’énonciation a un sujet manifestée par
l’énonciation ». Poirier, N. « Entretien avec Jacques Rancière », Le Philosophoire, 2000, 3 (n° 13),
p. 32.

28
économique entraîne une crise de la subjectivité dans la mesure où l’économie et la
constitution éthico-politique des individus vont de pair.

Le capitalisme est un « opérateur sémiotique » et en tant que tel il mobilise des


« sémiotiques signifiantes » et des « sémiotiques asignifiantes » visant la subjectivation
et la désubjectivation du sujet. Il s’agit d’un dispositif comportant deux logiques
hétérogènes mais complémentaires dans lequel les signes agissent comme « signe-
opérateurs » entrant directement dans le flux de matières et dans le fonctionnement des
machines, à savoir l’« assujettissement social » et l’« asservissement machinique » :

« Nous distinguons comme deux concepts l’asservissement machinique et


l’assujettissement social. Il y a asservissement lorsque les hommes sont eux-mêmes
pièces constituantes d’une machine, qu’ils composent entre eux et avec d’autres choses
(bêtes, outils), sous le contrôle et la direction d’une unité supérieure. Mais il y a
assujettissement lorsque l’unité supérieure constitue l’homme comme un sujet qui se
rapporte à un objet devenu extérieur, que cet objet soi lui-même une bête, un outil ou
même une machine : l’homme alors n’est plus composante de la machine, mais ouvrier,
usager…, il est assujetti à la machine, et non plus asservi par la machine. Ce n’est pas
dire que le second régime est plus humain. Mais le premier régime semble renvoyer par
excellence à la formation impériale archaïque : les hommes n’y sont pas sujets, mais bien
pièces d’une machine qui surcode l’ensemble (ce qu’on a appelé « esclavage généralisé »,
par opposition à l’esclavage privé de l’antiquité ou au servage féodal) »74.

L’assujettissement social fait référence à l’attribution d’une subjectivité individuelle,


d’une identité comportant un sexe, une nationalité, et d’une profession toujours attachée
à une place et à un rôle assigné en fonction de la division social du travail. Dans ce sens,
l’assujettissement social produit un « sujet individué », c’est à dire un individu avec sa
propre conduite, représentations et conscience. L’asservissement machinique opère dans
une dynamique disparate. Visant la désubjectivation de l’individu, cette technologie le
conçoit comme étant un « engrenage », une partie composante des assemblages du secteur
financier, des médias, de l’État et de ses institutions collectives comme l’école, le musée,
la télévision, l’Internet, etc. Ainsi, l’asservissement peut être compris comme le mode de
contrôle et de régulation des machines techniques et sociales. Si l’assujettissement produit
un « individu », l’asservissement est censé en faire un « dividuel » qui accomplit une

74
Deleuze, G. & Guattari, F. Capitalisme et schizophrénie II. Mille Plateaux. Op. Cit. p. 570-571.

29
fonction spécifique de la même façon qu’un composant non humain appartenant à une
machine.

Face à cette technologie de subjectivation, Guattari formule un « paradigme esthétique »


avec de nettes implications éthiques et politiques. Ici l’esthétique ne se rapporte pas à une
réflexion sur le beau, pas plus qu’à la constitution d’un dandysme contemporain. Cette
notion en appelle plutôt à l’aspect créatif et singularisant des arts et des artistes confrontés
à la rigidité et à l’automatisme propre au paradigme scientifique et capitalistique. Si tous
les foyers de singularisation de l’existence telles la politique, l’économie, la clinique
psychanalytique, les arts, sont remodelées par la sémiotique du capitalisme dans une
codification permanente des flux de désir aboutissant à la production d’une subjectivité
individuelle, alors le travail à faire d’après Guattari est de refonder toutes les pratiques
sociales à partir d’une conception transversale et collective de la subjectivité qui prend
l’esthétique comme modèle éthopoiéthique, c’est-à-dire comme un travail de
modification de l’ethos du sujet :

« la refondation du politique devra passer par les dimensions esthétiques et analytiques


qui sont impliquées dans les trois écologies de l’environnement, du socius et de la psyché.
On ne peut concevoir de réponse à l’empoissonnement de l’atmosphère et au
réchauffement de la planète, dus à l’effet de serre, une simple stabilisation
démographique, sans une mutation des mentalités, sans la promotion d’un nouvel art de
vivre en société. On ne peut concevoir de discipline internationale dans ce domaine sans
solution apportée aux problèmes de la faim dans le monde, à l’hyper-inflation dans le
tiers monde. On ne peut concevoir une recomposition collective du socius, corrélative
d’une singularisation de la subjectivité, sans une nouvelle façon de concevoir la
démocratie politique et économique dans le respect des différentes cultures et sans des
multiples révolutions moléculaires. On ne peut espérer une amélioration des conditions
de vie de l’espèce humaine sans un effort considérable de promotion de la condition
féminine. L’ensemble de la division du travail, ses modes de valorisation et ses finalités
sont également à repenser »75

L’antagonisme chez Guattari prend la forme d’une mise en question de la politique, de


l’économie et de l’éthique dans la mesure où elles sont investies par les productions
sémiotiques du capital. Il ne s’agit non pas d’une opposition frontale vis-à-vis de ces
structurations du champ social mais d’une conflictualité irréductible entre les
« agencements collectifs d’énonciation » qui dérivent de la mise en œuvre du paradigme

75
Guattari, F. Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 138.

30
esthétique et toute la technologie signifiante et a-signifiante capitalistique. Il y a pour
nous un certain « air de famille » entre l’analyse foucaldienne de « l’esthétique de
l’existence » comme pratique de singularisation éthique et l’entreprise guattarienne du
paradigme esthétique comme modalité de subjectivation collective. Or cette ressemblance
doit être examinée attentivement car même si les deux auteurs parlent de subjectivation,
d’éthique et de politique il s’agit d’analyses bien différentes. Par exemple, là ou Foucault
voit dans la révolution iranienne l’émergence d’une modalité de subjectivation éthique
incompatible avec le gouvernement par l’individualisation, Guattari, lui, n’hésite pas
affirmer qu’il s’agit plutôt d’une « reterritorialisation conservatrice de la subjectivité »
exécutée sur la base d’un archaïsme religieux en fonction actuelle.

III. Aspects méthodologiques du projet de recherche

Problème

Comment les formes d’antagonisme dans les conflits politiques constituent des modes de
subjectivation collectifs, et comment ces subjectivations collectives sont à l’origine des
formes d’antagonisme dans la pratique politique contemporaine ?

Objectifs :

• Etablir une analyse comparative des catégories d’antagonisme et de subjectivation


dans le travail philosophique de Foucault, Guattari et Rancière.
• Caractériser et déterminer les lectures de ces philosophes sur la pratique politique
dans la philosophie contemporaine.
• Caractériser la question du sujet (désubjectivation de la philosophie) et la
subjectivation de la politique comme assujettissement comme étant un des aspects
déterminants de la philosophie en France à partir de 1960.
• Articuler l’analyse de la subjectivation avec la réflexion sur la politique comme
une dimension de conflictualité dans la philosophie en France à partir de 1960,
notamment dans les travaux de Foucault, Guattari et Rancière.

Plan de Travail

• D’octobre 2015 à octobre 2016 : Recherche bibliographique des catégories


principales du projet (en français, anglais, espagnol et portugais) :
subjectivation/assujettissement, modes de subjectivation, subjectivation
collective, subjectivation politique-subjectivation éthique ;

31
antagonisme/agonisme, antagonisme/contradiction, guerre, conflits politiques ;
philosophie française contemporaine, philosophie en France au XXe siècle.

• D’octobre 2016 à octobre 2017 : Rédaction détaillée du projet de recherche.


Révision de la bibliographie principale de la recherche : élaboration de comptes-
rendus des œuvres de Foucault, Guattari et Rancière concernant aux catégories
principales du projet.

• D’octobre 2017 à octobre 2018 : Construction de l’appareil critique de lecture


sur les catégories principales du projet. Elaboration de comptes-rendus des œuvres
de Foucault, Guattari et Rancière concernant aux catégories principales du projet.

• D’octobre 2018 à octobre 2019 : Ecriture de la thèse.

Références principales

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