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Ce projet de recherche porte sur l’analyse des modes de subjectivation collective mise en
œuvre dans les processus d’antagonisme et de conflit politique, à l’égard de travaux
philosophiques de Michel Foucault, Jacques Rancière et Félix Guattari. Il s’inscrit dans
un prolongement du travail de recherche mené en Master en Philosophie et critiques
contemporaines de la culture, à l’Université Paris VIII, intitulé « Subjectivation éthique
et pouvoir politique chez Michel Foucault : une relation antagonique ? ». Il s’agit d’une
recherche inscrite dans le domaine de la philosophie politique au XXe siècle en France,
qui cherche mettre en relation les lectures de ces auteurs par rapport au caractère
paradoxale de la subjectivation et son rapport avec leur compréhension de la politique ou
du politique comme une dimension conflictuelle permanente, une mésentente ou un
antagonisme.
1
Contact :nelsonalba@hotmail.com
2
Voir Badiou, A. « Préface » in L’aventure de la philosophie française depuis les années 1960, La Fabrique,
2012, pp.12-14.
1
moitié du XXe siècle en France. D’après le philosophe, il y une bataille conceptuelle
autour de la notion de sujet et, de plus, un engagement de la philosophie dans la question
politique qui a pris la forme d’une recherche d’un nouveau rapport entre le concept et
l’action collective. D’ailleurs, ajoute Badiou, cet engagement de la philosophie dans les
situations politiques « a été sous-tendu par la quête d’une nouvelle subjectivité, y compris
conceptuelle, qui soit homogène a la puissance émergence des mouvements collectifs »3.
3
Ibid., p. 15.
2
I Philosophie en France au XXe siècle
Que s’est-il passé, pour la pensée en France, pendant les années 60 ? Comment
comprendre aujourd’hui ce qui s’est passé ? Est-il possible (et souhaitable) d’en tirer des
problématiques et des réflexions qui nous concernent encore aujourd’hui ?
D’ailleurs, cette critique du sujet peut être interprétée comme un effet de la lecture des
maîtres du soupçon (Nietzsche, Freud, Marx) utilisés comme des outils pour mettre en
question le cogito cartésien, le sujet transcendantal kantien et la dialectique hégélienne,
parmi d’autres fondements philosophiques du sujet. Le travail des auteurs du dit
poststructuralisme illustre bien « la conversion des questions phénoménologiques en
questions épistémologiques ; changement d’accent dans lequel la subjectivité est réduite
à des processus de subjectivation transitoires et contingents ou à une fonction dérivée ».
4
Voir Descombes, V. Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978).
Editions de Minuit, 1979, p. 93-100.
3
On pourrait donc parler d’une « désubjectivation de la philosophie », comme le fait
Frédéric Rambeau5, pour caractériser un des mouvements de la pensée après 68 en France.
Cependant, au de-là d’une lecture critique sur la production d’un individu assujetti et
produit par des structures, dispositifs et machines sociales, la philosophie des années
soixante en France demeure un vrai theatrum philosophicum où paradoxalement on
assiste à une « désubjectivation du travail philosophique » et corrélativement à une
« subjectivation de la politique ». Mais bien avant de développer cette question qui
semble un peu ambigüe, il faut préciser pour quoi-t-on conçoit des années soixante
comme un « moment philosophique » et en quoi ce moment philosophique est-il
important pour notre recherche sur l’antagonisme et la subjectivation ?
Il est bien connue une certaine lecture de la philosophie des années soixante dans les
termes de « pensée 68 », laquelle, succédant mais au même temps contemporaine aux
6
Worms, F. La philosophie en France au XXe siècle. Gallimard, 2009, p. 9-19.
7
Patrice Maniglier, en reprenant le concept développé par Worms, propose cinq hypothèses
méthodologiques pour saisir le moment philosophique des années soixante : 1) « qu’il s’est passé
effectivement quelque chose dans les années 1960, qu’elles ne furent pas seulement le théâtre d’une illusion
ou d’une ivresse passagère, mais bien l’irruption d’un réel pour la pensée » ; 2) « que ce quelque chose est
commun, que ces ruptures ne sont pas disséminées ici ou là, qu’il ne suffit pas de reconnaitre
individuellement le mérite de telle ou de telle œuvre, celle de Lévi-Strauss, de Foucault, de Deleuze ou de
Derrida, mais qu’il faut tenter de comprendre ce qui organise leur espace commun de possibilité » ; 3) « que
cette unité ne tient pas à une thèse commune ou une orientation positive partagée, mais plutôt à certains
problèmes bien déterminés, qu’il s’agit de ressaisir » ; 4) « que ces problèmes ne sont pas d’abord
philosophiques, mais au contraire viennent d’ailleurs que la philosophie, quitte à rouvrir du dehors et faire
de nouveau sentir l’exigence de philosopher » ; 5) […] que ce n’est que dans l’après-coup de ce travail que,
à travers les méandres par lesquels il s’est lui-même perdu, que nous pouvons rétrospectivement rouvrir la
question des noms à utiliser pour requalifier lui-même et donc reconstruire les problèmes qui sont encore
aujourd’hui en suspense » Maniglier, P. « Les années 1960 aujourd’hui » in Le moment philosophique des
années 1960 en France. PUF, 2011, p. 7-8.
4
publications de La pensée sauvage8 (1962) de Lévi-Strauss, Pour Marx9 et Lire Le
Capita10l (1965) de Louis Althusser et les Ecrits11 (1966) de Jacques Lacan, a accédé à
une maturité spéculative qui s’expliquerait par sa proximité aux événements de Mai 68 ;
Les mots et les choses12 (1966) et L’archéologie du savoir13 (1969) de Michel Foucault,
L’écriture et la différance14 et De la grammatologie15 (1967) de Jacques Derrida et
Différence et répétition16 (1968) et Logique du sens17 (1969) de Gilles Deleuze, parmi
d’autres, feraient partie de ce mouvement porteur de « l’anti-humanisme
contemporain »18.
Au-delà des possibles objections entrainées par cette lecture contestable, il nous attire
l’attention le fait qu’elles pointent la question du sujet à l’égard du structuralisme et
notamment des implications méthodologiques de cette entreprise théorique par rapport au
statut du sujet. Cependant, on ne croit pas à l’existence d’un tel mouvement, école ou
doctrine philosophique intiment liée à un événement historique. Il s’agit pour nous de
voir dans la lecture de Ferry et Renaut un geste nous permettant de ressaisir une
problématique sous-jacente à la critique qu’ils formulent. En effet, ce qu’ils considèrent
un choix du parti de l’anti-humanisme ce n’est qu’un effet dérivé d’un moment de la
pensée, hétérogène et divers, qui prend par objectif la désubjectivation du travail
philosophique toute en contestant une lecture dominant provenant de la phénoménologie
et l’herméneutique.
8
Lévi-Strauss, C. La pensée sauvage. Paris, Plon, 1976.
9
Althusser, L. Pour Marx. Paris, Maspéro, 1972.
10
Althusser, L. Lire Le Capital. Paris, Maspéro, 1965.
11
Lacan, J. Ecrits. Paris, Seuil, 1975.
12
Foucault, M. Les mots et les choses. Paris, Gallimard, 1966.
13
Foucault, M. L’Archéologie du savoir. Paris, Gallimard, 1969.
14
Derrida, J. L’écriture et la différance. Paris, Seuil, 1967.
15
Derrida, J. De la grammatologie. Paris, Editions de Minuit, 1970.
16
Deleuze, G. Différence et répétition. Paris, PUF, 1968.
17
Deleuze, G. Logique du sens. Paris, Editions de Minuit, 1969.
18
Voir Ferry, L. & Renaut, A. La pensé 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain. Gallimard, 1988, p.
21-30.
5
Désubjectivation de la philosophie
“De nos jours, on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu. Car ce vide
ne creuse pas un manque ; il ne prescrit pas une lacune à combler. Il n’est rien de plus,
19
Worms, F. La philosophie en France au XXe siècle. op. cit., p. 469.
20
Ibid., p. 470.
6
rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser” 21.
Penser dans le vide de l’homme disparu !, telle est l’entreprise de Foucault dans Les mots
et les choses et peut être celle du moment philosophique dont on parle. Affirmer que
l’homme a déjà disparu ne veut pas dire qu’on nie l’existence du sujet particulier mais
qu’on met en évidence l’existence d’un certain ordre du discours anthropologique dont
on n’aura pas pu s’écarter dès la modernité philosophique de Descartes, Kant et Hegel.
21
Foucault, M. Les mots et les choses. Paris : Gallimard, 1966, p.353.
22
C’est dans ce sens que Gilles Deleuze remarque : « le structuralisme n’est pas du tout une pensée qui
supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du
sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais
impersonnelles, ou de singularités, mais pré-individuelles » Deleuze, G. « A quoi reconnaît-on le
structuralisme ? » in Châtelet, F. (Ed.). La philosophie en France au XXe siècle, Marabout, 1979, p. 325.
23
Balibar, E. « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », Revue de métaphysique et de morale, 1/2005
(n° 45), p. 5-22.
7
phénoménologues, hégéliens, marxistes, nietzschéens, bergsoniens, positivistes,
logiciens), soit pour affirmer et configurer son problématique, soit pour le refuser et à
cause de ce refus ont dû se transformer elles-mêmes. Il s’agit en somme de toute une
aventure pour la philosophie contemporaine.
Notamment, par rapport à la question du sujet Balibar considère que le structuralisme a
contribué à une reformulation philosophique de la question du sujet et de la subjectivité.
Le structuralisme a été un des rares mouvements qui a essayé non seulement de nommer
le sujet, de lui assigner une fonction fondatrice et de le situer mais aussi de le penser, de
penser les opérations comme opérations précédentes à la production du sujet :
« le structuralisme se constitue, de façon polémique, ou qu’il est attaqué d’emblée, de
façon non moins polémique, comme remise en cause d’une équation générative,
susceptible de se développer plus ou moins longuement à partir de sa propre abstraction
spéculative, dans laquelle l’humanité de l’homme (entendue de façon essentialiste comme
forme commune ou eidos, ou de façon générique comme Gattungswesen, ou de façon
existentielle comme construction d’expérience) est identifiée au sujet (ou à la
subjectivité), eux-mêmes pensés à partir de l’horizon téléologique d’une coïncidence, ou
d’une réconciliation, entre l’individualité (particulière ou collective) et la conscience (ou
la présence à soi qui actualise effectivement les significations) »24.
24
Ibid., p. 13.
25
Ibid., p. 15.
8
travail du structuralisme dans lequel cette altération opère à partir de différentes modalités
de dénaturation grâce auxquelles la subjectivité se forme « comme le voisinage d’une
limite dont l’affranchissement est toujours déjà requis tout en demeurant d’une certaine
façon irreprésentable ». C’est dans ce sens que le philosophe conçoit la « structure »
comme « l’opérateur de production de la subjectivité comme telle, ou de production de
l’effet de subjectivité comme reconnaissance de soi, distanciation par rapport à l’objet,
quels que soient les termes au moyen desquels on le décrit, la forme ou le formalisme
applicables dans un champ d’expérience déterminé, qui permettent d’effectuer le
retournement d’une fonction constituante en fonction constituée » 26.
26
Ibid.
27
Ibid., p. 16.
9
« Le « sujet » n’est une création moderne. Ce n’est pas davantage un concept
psychologique. Moins encore l’invention de Descartes. C’est le produit d’une série de
déplacements, de transformations et de refontes d’un réseau de notions (sujet, agent,
acteur, acte, action ; passion, suppôt, hypostase, individu, conscience, personne, « je »,
moi, self, égoïté) de principes (attribution, imputation, appropriation) et des schèmes
théoriques mis en place dans l’Antiquité tardive (Plotin, Porphyre, Augustin) élaboré au
Moyen Age (Bonaventure, Thomas d’Aquin), puis mise ne crise ) l’âge classique par
l’invention de la « conscience » (Locke) »28
Au-delà du « jeu de mots historial » entre les différentes acceptions du sujet, il faut retenir
que la connotation logico-grammaticale et ontologico-transcendantal du subjectum et la
connotation juridico-politique du subjectus constituent un paradigme de l’interprétation
du sujet qui est exploité dans une « investigation systématique des modalités de
l’assujettissement du sujet ». D’ailleurs, toutes ces connotations se surdéterminent autour
de « l’articulation problématique de la subjectivité et l’assujettissement ».
28
De Libera, A. Archéologie du sujet. Naissance du sujet. Vrin, 2014, quatrième page de couverture.
29
De Libera, A., Cassin, B. & Balibar, E. « Sujet » in Vocabulaire européen des philosophies, Seuil/Le
Robert, 2004.
10
des « modes de sujétion »30. Mais en quoi consiste cette antithèse de la subjectivation et
l’assujettissement qui se présente comme une problématique dans laquelle convergent les
différentes acceptions du sujet et qui permettrait caractériser un moment de la philosophie
française contemporaine ?
30
Balibar, E. « Avant-propos. Après la querelle » in Citoyen sujet et autres essais d'anthropologie
philosophique, Paris, Presses Universitaires de France, « Pratiques théoriques », 2011.
31
C’est ainsi que Thomas Bolmain affirme : « toute tentative de réduire la pensée philosophique française
des années soixante et ses prolongements à une déconstruction de la catégorie du sujet ne pouvant s’achever
qu’en un retour à une forme d’allégeance à son concept classique apparaîtra désormais telle qu’en elle-
même : une opération strictement idéologique et, en deux mots, parfaitement frauduleuse ». Bolmain, T.
11
critique sur les modes de sujétion se poursuit en une interrogation sur les conditions
théoriques et pratiques d’une autre expérience du sujet, à savoir celle de la subjectivation
pensée comme une sorte d’émancipation du sujet assujetti.
Michel Foucault
Peut-être c’est dans le travail philosophique de Michel Foucault où l’on peut voir le plus
concrètement comment la question du sujet est soumise à un examen critique qui se
déploie dans une logique tripartite tout à fait proche au double mouvement qu’on a essayé
de décrire sur le moment philosophique des années soixante en France : 1) la
désubjectivation de la philosophie ; 2) la subjectivation de la politique comme
assujettissement ; 3) l’exploration d’une autre expérience du sujet irréductible à
l’assujettissement.
« La question est de déterminer ce que doit être le sujet, à quelle condition il est soumis,
quel statut il doit avoir, quelle position il doit occuper dans le réel ou dans l'imaginaire,
pour devenir sujet légitime de tel ou tel type de connaissance ; bref, il s'agit de déterminer
son mode de « subjectivation » […] Mais la question est aussi et en même temps de
déterminer à quelles conditions quelque chose peut devenir un objet pour une
« Politique, savoir, subjectivation. Recherche sur la question du sujet dans la philosophie politique française
contemporaine » in Dissensus Revue de philosophie politique de l’ULg – N°5 – Mai 2013, pp. 27.
En effet, commentant le texte Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs Bolmain
identifie dans ce texte trois étapes : « 1) refus de se donner au départ de la recherche une notion
substantialiste du sujet, critique implicite des catégories héritées de l’humanisme classique ; 2) ce point de
départ ouvre à une investigation d’abord négative, une enquête critique à propos sous lesquels sont
effectivement produits des « fonctions-sujets » ici dites improductives ; 3) interrogation que se poursuit en
une tâche positive consistant à dégager les conditions théoriques et pratiques d’une autre expérience du
sujet, productive celle-là (désubjectivation ) ». Ces étapes ne sont pour lui que la répétition des « acquis
principaux de la pensée du sujet élaborée, d’Althusser à Foucault, par la philosophie française
contemporaine ». Ibid., p. 13.
Voir Sibertin-Blanc, G. & Legrand, E. Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs.
Rennes, Le Clou dans le Fer, 2009.
32
Foucault, M. « Foucault » in Dits et écrits II, n345, p. 1451.
12
connaissance possible, comment elle a pu être problématisée comme objet à connaître, à
quelle procédure de découpage elle a pu être soumise, la part d'elle-même qui est
considérée comme pertinente. Il s'agit donc de déterminer son mode d'objectivation, qui
lui non plus n'est pas le même selon le type de savoir dont il s'agit »33.
34
Ibid., p. 1452.
35
Ibid.,
36
Foucault, M. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Gallimard, 1972.
37
Foucault, M. Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical. Paris, PUF, 1972.
38
Foucault, M. Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris, Gallimard, 1975.
39
Ibid.,
Dans « Le sujet et le pouvoir » Foucault caractérise semblablement son travail philosophique comme « une
histoire des différents modes de subjectivation de l’être humain dans notre culture », notamment des « trois
modes d’objectivation que transforment les êtres humains en sujets » : 1) « modes d’objectivation qui
cherchent à accéder au statut d’une science » […] 2) « l’objectivation du sujet dans ce que j’appellerai les
pratiques divisantes » […] 3)la manière dont un être humain se transforme en sujet ». Foucault, M. « Le
sujet et le pouvoir » in Dits et écrits II. Op. cit. p. 1042.
40
Foucault, M. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir. Paris, Gallimard, 1976.
Foucault, M. Histoire de la sexualité II : L’usage des plaisirs. Paris, Gallimard, 1984.
Foucault, M. Histoire de la sexualité III : Le souci de soi. Paris, Gallimard, 1984.
13
Evidemment, il est très problématique de concevoir le parcours philosophique de
Foucault comme une continuité susceptible d’être améliorée dans une sorte de
perfectionnement théorique. Cependant, on peut risquer l’existence de trois temps où la
question du sujet est soumise à un examen analytique et critique tel qui le suggère Thomas
Bolmain : un premier temps d’une critique radicale de l’anthropologie philosophique sous
la forme d’une enquête sur la condition empirico-transcendantal d’émergence de la figure
moderne de l’homme. Un second temps de réflexion sur les divers modes de constitution
et de dépendance du sujet (modes de production de l’assujettissement) afin d’établir la
fonction de ce sujet dans une formation historico-discursive précise. Un troisième temps
où le philosophe montre que bien que le suet soit le produit de procès d’objectivation et
de modalités d’assujettissement celui-ci est irréductible à ces procès d’objectivation
subjective. C’est ce qui Foucault a analysé dans les modes de constitution éthique du
rapport à soi dans le cadre de la problématisation moral des plaisirs dans l’Antiquité
gréco-romaine.
Jacques Rancière
D’après Christian Ruby le travail de Jacques Rancière pourrait être caractérisé comme
une « philosophie contemporaine de l’émancipation » conçue à partir d’une logique de
distributions et de révoltes. Il s’agit d’une philosophie qui n’a rien à voir avec les théories
et les activités dites politiques, lesquelles sur le fondement de valeurs gouvernementales
finissent par justifier un certain régime de l’Un distribué en parts et en fonctions. Il y
aurait dans ce sens une sorte d’évolution, qui ne s’est pas construite de façon linéaire,
dans la pensée de Rancière. Ruby propose opérer une division de cette pensée en quatre
moments qui s’articulent les uns aux autres par un « montage dialectique ». Un premier
moment consacré aux rapports du savoir et du pouvoir (La leçon d’Althusser41) où le
philosophe contribue à une critique des discours notamment sur la façon dont Althusser
conçoit une différence de nature entre le savoir scientifique et l’idéologie et sa
compréhension de l’histoire comme un « procès sans sujet ». Un deuxième moment de
la pensée de Rancière porterait sur « la parole ouvrière » (La parole ouvrière42, La nuit
des prolétaires43) dans des textes prolétaires du XIX siècle afin non pas de restituer un
moment d’origine de la parole des ouvriers mais de mettre en évidence « l’entrelacement
41
Rancière, J. La leçon d’Althusser. Paris, La Fabrique, 2012.
42
Faure, A. & Rancière, J. La parole ouvrière : 1830-1851. Paris, La Fabrique, 2007.
43
Rancière, J. La nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier. Paris, Hachette, 2005.
14
des discours et des pratiques dans lequel une classe a commencé à penser son identité et
à revendiquer sa place ». Un troisième moment porterait sur la « réélaboration de la
politique » (Aux bords du politique44, La mésentente45) en partant de la distinction entre
police et politique tout en soulignant leur tension avec le concept de « partage du
sensible ». Cette notion renvoie au quatrième moment où Rancière étudie « la question
du partage du sensible en appuyant son analyse sur une révision complète de la notion
d’esthétique qui la déloge de ses usages habituels »46 (Le Partage du sensible47, Malaise
dans l'esthétique48, Aisthesis49)
Même si l’on est d’accord avec la caractérisation du travail de Rancière suggérée par
Ruby, il est assez problématique parler de moments puis que ça supposerait une certaine
progression de la pensée du philosophe. En plus, si l’on fait attention à ces moments il y
aurait des œuvres qui stricto sensu ne pourraient y appartenir. A ce propos Rancière
affirme : « s’il y a systématicité, c’est aussi une systématicité antisystématique, non pas
au sens d’une recherche systématique du désordre, mais au sens d’une recherche sur les
formes de distribution à partir desquelles quelque chose comme un système est pensable
–donc sur ce qui nécessairement précède et conditionne toute volonté de système »50.
De notre part, on considère plus pertinent parler chez le philosophe des « scènes ». La
scène, entendue comme mise en œuvre d’une méthode : « consiste à choisir une
singularité dont on essaie de reconstituer les conditions de possibilité en explorant tous
les réseaux de significations qui se tissent autour d’elle »51. La scène est anti-hiérarchique,
ses conditions sont inhérentes à leur effectuation ; elle est construite et identifiée. « La
scène est une entité théorique propre à ce que j’appelle une méthode de l’égalité parce
44
Rancière, J. Aux bords du politique. Paris, Gallimard, 2004.
45
Rancière, J. La mésentente. Politique et philosophie. Paris, Galilée, 1995.
46
Ruby, C. L’interruption. Jacques Rancière et la politique. Paris, La Fabrique, 2009, p. 12.
47
Rancière, J. Le partage du sensible : esthétique et politique. Paris, La Fabrique, 2000.
48
Rancière, J. Malaise dans l'esthétique. Paris, Galilée, 2004.
49
Rancière, J. Aisthesis : scènes du régime esthétique de l'art. Paris, Galilée, 2011.
50
Rancière, J. La méthode de l’égalité. Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyam. Paris,
Bayard, 2012, p. 97.
51
Ibid., p. 122.
15
qu’elle détruit en même temps les hiérarchies entre les niveaux de réalité et de discours
et les méthodes habituelles pour juger le caractère significatif des phénomènes »52.
Dans ce sens, nous considérons qu’il y a des scènes diverses et hétérogènes dans la pensée
de Rancière, lesquelles sont traversées par la question du sujet : de la critique fondatrice
de la catégorie de « procès sans sujet » au développement du concept de « subjectivation
politique » passant par les questions de la « parole ouvrière », celle de la réélaboration de
la politique et celle du « partage du sensible », il y aurait tout un travail de mise en
question du sujet préétablie de la politique qui en même temps est subsidiaire d’une
réélaboration conceptuelle de la politique et bien sûr d’un sujet collectif éminemment
politique.
Félix Guattari
Rejeté à l’ombre de celui de Deleuze le nom de Guattari n’a pas jouit de la reconnaissance
qu’il mérite. Certes, s’agissant des œuvres comme L’Anti-Œdipe53, Kafka. Pour une
littérature mineure54, Mille Plateaux55, et Qu’est-ce que la philosophie ?56 Il est difficile
d’établir ce qu’appartient à chaque philosophe dans ces livres-agencements écrits à quatre
mains, même avec beaucoup plus de monde. Dans tous les cas, ni le nom ni la production
de Guattari ne se restreint pas au nom ni moins encore à la pensée de Deleuze. Dans ce
sens, notre présupposé est de lire le travail de Félix Guattari comme étant un
psychanalyste-militante-philosophe qui a composé son œuvre tout au long de la deuxième
moitié du XXe siècle.
Chez Guattari on assiste à une pensée singulière et hétérogène qui constamment surpasse
les bordes de la philosophie : l’opposition de gauche, la psychothérapie institutionnelle à
la clinique La Borde proche de Jean Oury, l’enseignement de Lacan qui a été son
analysant pendant dix ans, l’expérience avec les schizos, la rencontre avec Deleuze en
1969, le militantisme au mouvement écologiste à la fin de sa vie nos suggèrent qu’on est
52
Ibid., p. 124.
53
Deleuze, G. & Guattari, F. L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie I. Paris, Editions de Minuit, 1972.
54
Deleuze, G. & Guattari, F. Kafka. Pour une littérature mineure. Paris, Editions de Minuit, 1975.
55
Deleuze, G. & Guattari, F. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie II. Paris, Editions de Minuit,
1980.
56
Deleuze, G. & Guattari, F. Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Editions de Minuit, 1991.
16
face à un bricoleur qui a toujours conçu la pensée comme le produit d’une conjonction de
matériaux multiples et hétéroclites.
S’agissant d’une œuvre si divers et hétérogène on ne peut pas risquer une caractérisation
générale de la pensée de Guattari tel qu’on l’a fait avec Foucault et Rancière. Cependant,
il est évident qu’il y aurait, malgré l’évolution de concepts, une continuité de l’article
« La transversalité » (1964) à l’article « Refondation des pratiques sociales »58 (1992),
laquelle obéit à une « intuition philosophique » qui toujours a accompagné à Guattari,
comme le suggère François Fourquet : « il existe une sub-jectivité sociale mondiale
porteuse de vie et de désir, inaccessible au moi et transversale aux grands ensembles
institutionnels hiérarchisés qui prétendent gouverner le monde »59.
Même si cette « subjectivité mondiale » ne figure pas dans les écrits de Guattari, le
philosophe parle d’un « sujet inconscient de l’institution », d’une « coupure du
signifiant », d’une « machine désirante », d’un « agent collectif d’énonciation », d’une
« subjectivité sociale » ou « collective » pour faire référence à des formes
d’assujettissement et de subjectivation sociale dans lesquelles la subjectivité et produit et
reproduite à une échelle mondiale. Fourquet remarque cinq traits de ce sujet dont Guattari
57
Deleuze, G. « Trois problèmes de groupe » in Guattari, F. Psychanalyse et transversalité. Essais
d’analyse institutionnelle. Paris, La Découverte, 2003, p. I-II.
58
Guattari, F. « Refondation des pratiques sociales » in Le Monde Diplomatique. Oct. 1992.
59
Fourquet, F. « La subjectivité mondiale. », in Le Portique [En ligne], 20 | 2007, mis en ligne le 06
novembre 2009, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://leportique.revues.org/1354.
17
développe sa vision tout au long des années qui suivent à ces premiers écrits : 1) c’est un
sujet humain immanent, immergé dans le monde matériel et institutionnel, actif et
puissant ; 2) ce n’est pas un sujet individuel ni moins encore un « moi » psychologique
qui se confondrait avec le cogito cartésien ou le « moi transcendantal » kantien ou
husserlien ; 3) ce sujet n’est pas conscient, c’est un sujet de l’inconscient et en tant que
tel il n’est pas une entité stable ou représentable, il se manifeste comme une « coupure »,
comme une « subjectivité machinique » ; 4) c’est un sujet collectif, une subjectivité
mondiale qui traverse les institutions sociales et qui se métamorphose dans une
« subjectivité capitalistique » uniformisée ; 5) c’est une subjectivité multiple, disparate et
hétérogène mais à la fois une. Il n’y a pas de sujet mais de la subjectivité unique et
cependant différente en chaque lieu et moment60.
Chez Foucault il y a une critique à la politique comme « pouvoir politique » qui sommet
et assujetti aux individus dans un diagramme immanent de relations de pouvoir où ils sont
individualisés et normalisés au profit de la société disciplinaire mais aussi des
technologies assez variées comme celles de la gouvernamentalité ou le contrôle éventuel
des conduites. Ici la subjectivation, entendue comme des formes de singularisation
éthique de la conduite, produit un écart, un pli à l’égard des formations de savoir et des
relations de pouvoir. Dans ce sens, Foucault remarque : « je pense qu’il a à soupçonner
quelque chose qui serait une impossibilité à constituer aujourd’hui une éthique du soi,
alors que ce peut-être une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que
60
Ibid., p. 5-6.
18
de constituer une éthique du soi, s’il est vrai après tout qu’il n’y a pas d’autre point,
premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi »61.
61
Foucault, M. Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982. Paris : EHES-Gallimard-
Seuil, 2002, p. 241.
62
Rancière, J. La mésentente. Op. cit., p. 51.
19
II La question de l’antagonisme politique et la subjectivation comme contestation
dans la philosophie française contemporaine
Parler de subjectivation relève d’un aspect paradoxal dans la mesure où l’on ne peut pas
établir comment ce qui n’est pas pourrait-il être soi ? Comment pourrait-il y avoir un sujet
constamment produit dans l’assujettissement à une norme et qui, en même temps, serait
capable de contester cet assujettissement et par là se constituer autrement grâce à sa
contestation ? D’ailleurs, ce paradoxe se complexifie si l’on tient compte des approches
critiques de la théorie et de la pratique politique chez les auteurs qui ont problématisé la
question du sujet. Selon que l’on considère que la possibilité de constituer d’autres formes
de sujet est le résultat d’un changement dans les relations de pouvoir politique ; ou selon
que l’on considère que tout changement dans l’exercice du pouvoir politique dérive
forcement de la constitution de nouvelles formes de subjectivité, alors la question du sujet
dans son rapport d’assujettissement et de contestation à la politique demeure un foyer de
problématiques dans la philosophie contemporaine en France.
La subjectivation vient après la mort du sujet ! Tel qui l’a suggéré toute une génération
d’auteurs en France dont on pourrait avoir une référence avec le Colloque, « Après le
sujet qui vient » fait en 1988 avec la participation de Rancière, Lyotard, Descombes,
Derrida, Deleuze, Balibar, Nancy Blanchot et Badiou. La subjectivation ne renvoie plus
à une instance consciente de connaissance, de maîtrise de soi, de volonté et de raison
propre de l’homme décrit par la modernité philosophique, mais à une production
subjective irréductible à tout effort de stabilisation du sujet et, dans ce sens, l’expression
désignerait un processus dynamique dans lequel la subjectivité comporte une éventuelle
charge émancipatrice qui pour autant ne signifie pas une « libération de normes et de
contraintes sociales »63.
Evidemment, cette notion de subjectivation n’a pas un caractère univoque dans la mesure
où son usage est divers dans la philosophie, la sociologie et la psychanalyse. Cependant,
elle semble souligner « les défis et enjeux d’une nouvelle compréhension des luttes
politiques »64.
63
Girola, C., Tassin, E. et al., « Présentation », in Tumultes. Le moment de la subjectivation. 2014/2 (n°
43), p. 5-13.
64
Tassin, E. « Subjectivation versus sujet politique. Réflexions à partir d'Arendt et de Rancière », in
Tumultes 2014/2 (n° 43), p. 158.
20
Naturellement, lorsqu’on parle d’assujettissement, de subjectivation et de politique on ne
le fait pas à partir d’un lieu d’énonciation homogène et univoque qui pourrait être rapporté
à une école, doctrine ou courant de pensée, même pas à partir d’une série d’auteurs qui
partagent les mêmes présupposés théoriques. Comment expliciter une problématique
installée parmi des auteurs si divers avec des positions complètement hétérogènes ? Pour
notre part, on considère qu’il y a une catégorie qui permettrait non seulement de
s’introduire mais aussi de problématiser cette multitude d’approches critiques sur le sujet
et la politique, à savoir la notion d’« antagonisme ».
Evidemment, la notion d’antagonisme65 occupe une place importante dans les œuvres de
Marx et notamment elle a eu une présence significative dans le langage marxiste ultérieur.
Chez Marx l’antagonisme comporte deux sens. Un sens général dans lequel il est
synonyme de contradiction, opposition et confrontation. Un deuxième sens plus
particulier de l’antagonisme renvoie au conflit entre capital et travail et l’affrontement de
la classe.
Massimo Modonessi remarque que le terme d’antagonisme oscille entre deux définitions
chez Marx : l’une structurelle et systématique, l’autre subjective et incertaine. C’est à
65
Dans le grec ancien le terme ἀγών [agôn] désigne une forme de compétition ou de joute oratoire, une
compétition sportive, ainsi qu’une scène de débat ou de combat dans la structure de la tragédie ou la
comédie grecque ; tandis que le terme ἀνταγωνίζομαι [antagonizomai] désigne « en luttant » ou « lutter
contre ».
Dans le Petit Robert (2013) on remarque quelques acceptions dérivées du terme. Antagonisme : 1. (fis)
Opposition fonctionnelle de deux muscles, de deux systèmes (opposé à synergie). 2. Etat d’opposition de
deux forces, de deux principes. Conflit, opposition, rivalité. Un antagonisme entre deux parties, un
antagonisme d’intérêts. Antagoniste : Opposé, rival ; Antagonique : Qui est en antagonisme, en
opposition. Adverse, opposé ; concourant ; Agoniste (1764. Latin ecclésiastique agonista “qui combat dans
les jeux”).
21
partir de cette dernière qu’on peut souligner le caractère subjectif et humain de
l’affrontement qu’indique la notion d’antagonisme :
66
Modonessi, M. Subalternidad, antagonismo, autonomía. Marxismo y subjetivación política.
[Subalternité, antagonisme, autonomie. Marxisme et subjectivation politique]. Buenos Aires : CLACSO,
Prometeo Libros, 2010, p. 58-59.
67
Laclau, E. & Mouffe, Ch. Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale.
Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009.
68
Mouffe, Ch. Agonistique : Penser politiquement le monde. Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014.
Voir aussi Le paradoxe démocratique. Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2016. Et L'illusion du
consensus. Paris, Albin Michel, 2016.
22
concept d’antagonisme a été Toni Negri. Selon Modonessi, chez Negri l’antagonisme est
une acception synonyme de conflit et fondamentalement caractéristique de la classe en
lutte visant le processus de subjectivation politique comme intériorisation de l’expérience
du conflit, la lutte et l’insubordination.
Dans tous les cas il est possible de concevoir l’antagonisme en tant que dimension
permettant la caractérisation du processus de conformation des subjectivités dans le
conflit, la lutte et l’insubordination comme expérience de subjectivation éthique et
politique. Ainsi, l’antagonisme devient un aspect caractéristique de la subjectivation,
voire une cartographie analytique pertinente pour repérer des processus de subjectivation
forgés dans les expériences de contestation social et politique. En plus, l’usage de
l’antagonisme ne se restreint pas à une caractérisation des processus de subjectivation
individuelle et collective ; de l’antagonisme se dégage toute une théorie politique qui
permet penser l’ontologie du social et aussi enquêter sur la multiplicité de conflits
hétérogènes qui s’activent dans la société et qui impliquent des conformations
subjectives : « l’antagonisme produit la répolitisation de la société à partir d’un acte de
subjectivation et introduit le conflit dans et par l’ordonnance »69
Que la philosophie française ait pensée la politique en termes d’un antagonisme, d’une
conflictualité irréconciliable, ça n’étonne plus personne aujourd’hui. Cependant,
considérer qu’à partir de formes d’antagonisme politique puisse dériver des formes de
subjectivation collective et considérer que la production de nouveaux sujets sociaux soit
à l’origine des conflits politiques, constitue pour nous une claire exigence d’examiner
attentivement l’entreprise de certains auteurs qui ont abordé ce sujet comme Foucault,
Rancière et Guattari.
69
Retamozo, M. & Stoessel, S. “El concepto de antagonismo en la teoría política contemporánea” [Le
concept d’antagonisme dans la théorie politique contemporaine] in Estudios Políticos, N 44. 2014, p. 30.
23
ces modes d’investigation finissent par objectiver l’individu (« sujet parlant », « sujet
productif », « être en vie ») dans leur entreprise d’accéder au statut d’une science.
Quant à l’axe des systèmes normatifs, une œuvre comme Surveiller et punir a montré
parfaitement la façon dont la modernité s’est constituée sur la basse des mécanismes
juridiques visant l’individualisation et normalisation des sujets à partir de techniques de
normalisation et de disciplinarisation. Les institutions disciplinaires seraient chargées de
produire, d’induire et de gérer des mécanismes de surveillance et de correction afin de
mouler les corps des individus, mais aussi leurs actions. La nouvelle technologie de
pouvoir, la « discipline », et le développement complexe des « institutions disciplinaires
comme l’école, l’hôpital, l’armée, l’usine, s’est chargée de contrôler, d’évaluer et de
diriger les individus en les rendant des sujets productifs et dociles.
Une partie importante du travail de Foucault des années soixante-dix mettait en évidence
la diversité de mécanismes d’assujettissement qui opéraient dans les sociétés modernes.
On parle de « modes de subjectivation » puisqu’il s’agit de toute une série hétérogène de
formes de production du sujet et non pas une seule structure homogène et universalisable.
En effet, le philosophe distingue au moins trois modes de subjectivation en ce qui
concerne à l’assujettissement. Des modes d’investigation qui cherchent à accéder au statut
d’une science en objectivant le sujet, comme on avait indiqué précédemment. Ainsi que
d’autres modes d’objectivation opérant à travers des « pratiques divisantes », c'est-à-dire
24
des techniques visant diviser le sujet à l’intérieur de lui-même ou à l’intérieur des autres
comme dans le partage fou-sain, criminel-action droite, etc. Enfin, il y aurait de modes
d’assujettissement qui transforment l’être humain en sujet, par exemple sujet d’une
sexualité ou sujet d’un pêché ou d’un désir.
En ce qui concerne les modes de subjectivation repérés par Foucault dans les sociétés
disciplinaires, ceux-ci ont été toujours liés à une expérience singulière de la culture dont
on ne peut rendre compte de manière générale ou théorique. Par exemple, dans l’Histoire
de la folie le philosophe analyse une expérience au cours du XVIIème et XVIIIème siècles
à propos de la formation d’un savoir spécifique sur la folie comme étant une maladie
mentale, de l’organisation d’un système normatif –y compris tous les dispositifs
techniques, administratifs, juridiques, médicaux- pour interner le fou – et aussi du rapport
à soit et aux autres que l’individu établissait comme sujet de folie.
Assurément, l’État moderne assigne une individualité aux sujets en les soumettant à un
ensemble de mécanismes disciplinaires spécifiques (juridique, politique, économique,
éducatif) visant à former, à corriger et à reformer leurs corps. Il s’agit d’une anatomo-
politique, c'est-à-dire d’une politique qui opère directement sur les corps des individus.
Mais en même temps le philosophe attire l’attention sur la manière dont s’est conformé
un nouveau savoir politique à propos de la notion de population et des mécanismes pour
assurer sa régulation. Il s’agit d’une biopolitique, c'est-à-dire d’une rationalisation de la
25
pratique de gouvernement émergeant à la fin du XVIII siècle, notamment concentré sur
l’ensemble des individus constitués en population et les phénomènes propres de leur
gestion (race, santé, hygiène, etc.,).
On sait que Foucault était tout à fait conscient des limites de ses propres analyses sur les
technologies du pouvoir disciplinaire. C’est dans ce sens qu’il attire l’attention sur un
possible changement de l’économie du pouvoir qui était en train d’apparaître dans les
sociétés contemporaines et pose la question sur l’existence d’une « société de sécurité »
qui opérerait par l’agencement de nouveaux dispositifs de pouvoir71. Cependant pour
70
Foucault, M. Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979. Seuil-Gallimard,
2004.
71
D’après le philosophe : « La discipline concentre, elle centre, elle enferme […] les dispositifs de sécurité,
tels que j’ai essayé de les reconstituer, sont au contraire, ont perpétuelle tendance à élargir, ils sont
centrifuges. On intègre sans cesse des nouveaux éléments, on intègre la production, la psychologie, les
comportements, les manières de faire des producteurs, des acheteurs, des consommateurs, des importateurs,
des exportateurs, on intègre le marché mondial. Il s’agit donc d‘organiser, ou en tout cas de laisser se
développer des circuits en plus en plus larges […] la discipline, par définition, réglemente tout. La discipline
ne laisse rien échapper […] le dispositif de sécurité, au contraire, vous l’avez vu, laisse faire […] dans le
système de la loi, ce qui est indéterminé, c’est ce qui est permis ; dans le système du règlement disciplinaire,
ce qui est déterminé, c’est ce qu’on doit faire, et par conséquent tout le reste, étant indéterminé, se trouve
être interdit » Foucault, « Sécurité, territoire, population ». Cours au Collège de France. Seuil-Gallimard,
2004, Leçon du 18 janvier 1978, pp. 46-48.
26
nous il s’agit non pas d’élargir les analyses du philosophe mais de les problématiser à
l’égard des modes de subjectivation contemporains.
La politique est conçue comme irruption et contestation d’un partage déterminé par la
police et, dans ce sens, elle joue un rôle antagonique face à la configuration spatio-
temporelle du partage opéré par la police. Plus qu’un consensus, la politique se constitue
sur la base d’une mésentente, d’un conflit toujours donné entre la logique de la police et
la logique de l’égalité. Il s’agit donc d’une dimension qui émerge comme le produit d’une
dispute entre un régime de partage du sensible et une réalité qui toujours essaie de
transgresser l’organisation de l’espace social et le rôle que les individus y jouent. C’est
dans la transgression, dans le mouvement de sortie de la logique policière qu’une
subjectivation peut se produire :
« La politique est affaire des sujets, ou plutôt de modes de subjectivation. Par subjectivation on
entendra la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui
n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donnée, dont l’identification don va de pair
avec la reconfiguration du champ de l’expérience […] la subjectivation politique produit un
multiple qui n’ était pas donné dans la constitution policière de la communauté, un multiple dont
le compte se pose comme contradictoire avec la logique policière […] toute subjectivation est une
désidentification, l’arrachement à la naturalité d’une place, l’ouverture d’un espace de sujet où
n’importe qui peut se compter parce qu’il l’espace d’un compte des incomptés, d’une mise en
rapport d’une part et d’une absence de part […] une subjectivation politique redécoupe le champ
de l’expérience qui donnait à chacun son identité avec sa part. Elle défait et recompose les rapports
27
entre les espaces entre les modes du faire, les modes de l’être et les modes du dire qui définissent
l’organisation sensible de la communauté, les rapports entre les espaces où l’on fait telle chose et
ceux où l’on fait une autre, les capacités liées à ce faire et celles qui sont requises pour un autre »72
Partant du présupposé que l’inconscient ne peut pas être isolé dans le langage ou structuré
dans des horizons signifiants et qu’en conséquence il se rapporte à tout un champ social,
politique et économique, Guattari considère que le projet central de la politique capitaliste
consiste dans l'articulation des flux économiques, technologiques et sociaux avec la
production de subjectivités de telle manière que l'économie politique soit identique à «
l'économie subjective ». Inutile et impossible donc de séparer les processus économiques,
politiques et sociaux des processus de subjectivation se produisant avec eux. La crise
72
Rancière, J. La mésentente. Op.cit., p. 59-60, 65.
73
« Un mode de subjectivation politique est une forme de redécoupage du sensible commun, des objets
qu’il contient et de la manière dont des sujets peuvent le désigner et l’argumenter à leur sujet. En effet,
l’enjeu du rapport politique/police parte toujours sur la constitution des « donnés » de la communauté. Une
subjectivation politique est un dispositif d’énonciation et de manifestation d’« un » collectif – étant entendu
que ce collectif est lui-même une construction, le rapport d’un sujet d’énonciation a un sujet manifestée par
l’énonciation ». Poirier, N. « Entretien avec Jacques Rancière », Le Philosophoire, 2000, 3 (n° 13),
p. 32.
28
économique entraîne une crise de la subjectivité dans la mesure où l’économie et la
constitution éthico-politique des individus vont de pair.
74
Deleuze, G. & Guattari, F. Capitalisme et schizophrénie II. Mille Plateaux. Op. Cit. p. 570-571.
29
fonction spécifique de la même façon qu’un composant non humain appartenant à une
machine.
75
Guattari, F. Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 138.
30
esthétique et toute la technologie signifiante et a-signifiante capitalistique. Il y a pour
nous un certain « air de famille » entre l’analyse foucaldienne de « l’esthétique de
l’existence » comme pratique de singularisation éthique et l’entreprise guattarienne du
paradigme esthétique comme modalité de subjectivation collective. Or cette ressemblance
doit être examinée attentivement car même si les deux auteurs parlent de subjectivation,
d’éthique et de politique il s’agit d’analyses bien différentes. Par exemple, là ou Foucault
voit dans la révolution iranienne l’émergence d’une modalité de subjectivation éthique
incompatible avec le gouvernement par l’individualisation, Guattari, lui, n’hésite pas
affirmer qu’il s’agit plutôt d’une « reterritorialisation conservatrice de la subjectivité »
exécutée sur la base d’un archaïsme religieux en fonction actuelle.
Problème
Comment les formes d’antagonisme dans les conflits politiques constituent des modes de
subjectivation collectifs, et comment ces subjectivations collectives sont à l’origine des
formes d’antagonisme dans la pratique politique contemporaine ?
Objectifs :
Plan de Travail
31
antagonisme/agonisme, antagonisme/contradiction, guerre, conflits politiques ;
philosophie française contemporaine, philosophie en France au XXe siècle.
Références principales
Deleuze, G. & Guattari, F. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie II. Paris, Editions
de Minuit, 1980.
32
Foucault, M. Les mots et les choses. Paris : Gallimard, 1966.
Foucault, « Sécurité, territoire, population ». Cours au Collège de France. Seuil-
Gallimard, 2004.
Foucault, M. Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982. Paris :
EHES-Gallimard-Seuil, 2002.
Fourquet, F. « La subjectivité mondiale. », in Le Portique [En ligne], 20 | 2007, mis en
ligne le 06 novembre 2009.
Girola, C., Tassin, E. et al., « Présentation », in Tumultes. Le moment de la subjectivation.
2014/2 (n° 43).
Guattari, F. Chaosmose, Paris, Galilée, 1992.
Guattari, F. Psychanalyse et transversalité. Essais d’analyse institutionnelle. Paris, La
Découverte, 2003.
Maniglier, P. « Les années 1960 aujourd’hui » in Le moment philosophique des années
1960 en France. PUF, 2011.
Modonessi, M. Subalternidad, antagonismo, autonomía. Marxismo y subjetivación
política. [Subalternité, antagonisme, autonomie. Marxisme et subjectivation politique].
Buenos Aires : CLACSO, Prometeo Libros, 2010.
Poirier, N. « Entretien avec Jacques Rancière », Le Philosophoire, 2000, 3 (n° 13).
Rancière, J. La mésentente. Politique et philosophie. Paris : Galilée, 1995.
Rancière, J. La méthode de l’égalité. Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork
Zabunyam. Paris, Bayard, 2012.
Retamozo, M. & Stoessel, S. “El concepto de antagonismo en la teoría política
contemporánea” [Le concept d’antagonisme dans la théorie politique contemporaine] in
Estudios Políticos, N 44. 2014, p. 30.
Ruby, C. L’interruption. Jacques Rancière et la politique. Paris, La Fabrique, 2009.
Tassin, E. « Subjectivation versus sujet politique. Réflexions à partir d'Arendt et de
Rancière », in Tumultes 2014/2 (n° 43).
Worms, F. La philosophie en France au XXe siècle. Gallimard, 2009.
Références Secondaires
33
Deleuze, G. Logique du sens. Paris, Editions de Minuit, 1969.
Deleuze, G. & Guattari, F. L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie I. Paris, Editions
de Minuit, 1972.
Deleuze, G. & Guattari, F. Kafka. Pour une littérature mineure. Paris, Editions de Minuit,
1975.
Deleuze, G. & Guattari, F. Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Editions de Minuit, 1991.
Derrida, J. L’écriture et la différance. Paris, Seuil, 1967.
Laclau, E. & Mouffe, Ch. Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique
démocratique radicale. Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009.
34
Rancière, J. Aisthesis : scènes du régime esthétique de l'art. Paris, Galilée, 2011.
Rancière, J. La nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier. Paris, Hachette, 2005.
35