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Père Jean-Miguel Garrigues o.p.

«  La communion des saints »


Première catéchèse (55 mn)
Introduction générale : regard de sagesse
sur le Dessein de Dieu

Quand nous regardons ce que nous dit l’Église sur la communion des saints, nous
voyons surtout ce qui a trait entre l’Église de la terre et l’Église du ciel, et incidemment,
la relation entre l’Église de la terre, l’Église militante, et les âmes du Purgatoire, l’Église
souffrante, l’Église en état de purification.
Nous n’avons pas toujours une vue d’ensemble du fait que tout cela se tient et pas
seulement entre les morts et les vivants, mais aussi entre les vivants eux-mêmes. C'est
cela qui me frappe dans la conscience que l’on a de la communion des saints, c'est qu’on
la contemple surtout dans son rapport avec l’eschatologie, avec les âmes qui sont
arrivées au terme de leur cheminement. Alors qu’en fait, cela joue tout autant pour ceux
qui sont sur la terre, que c’est un aspect très important au sein de l’Église militante et on
ne pense pas pourquoi il y a une communion des saints, non seulement entre les morts
et les vivants mais entre les vivants eux-mêmes. Qu’est-ce que c’est que la communion
des saints, fondamentalement, sinon ces liens très profonds au plan de la vie spirituelle
qui unissent les hommes quel que soit le moment de leur existence : cheminement
terrestre, purification après la mort, état glorieux. C'est comme s’il manquait une pièce
qui correspond davantage à l’article de Foi du Credo : « Je crois en la communion des
saints »

Quand on parcourt l’Écriture, on se rend compte que ce mystère est présent depuis le
début, depuis la Genèse et qu’il parcourt toute l’Écriture, aussi bien Ancien que
Nouveau Testament. Cette lecture de l’Écriture va nous permettre d’avoir un regard
plus intégral et intégrant sur la communion des saints. C'est souvent le cas de tout
retour aux Sources de la Révélation. C'est ressaisir ce que la Tradition a développé, le
ressaisir dans la Source et donc de le resituer dans quelque chose de plus fondamental
et donc de plus vaste. La Tradition développe la Révélation, mais elle la développe
parfois sur des points un peu particuliers et la nécessité du retour aux Sources, c'est
justement de réinsérer ces points particuliers de la Tradition dans une vision plus ample,
plus vaste, plus intégrante, plus organique, de cette vérité particulière. Et c'est vraiment
le cas pour la communion des saints. On est obligé de remonter un peu en amont. Si
vous prenez ce que dit le Concile dans la Constitution Lumen Gentium aux § 49 à 51 du
chapitre 5, chapitre qui est sur la notion eschatologique de l’Église. La communion des
saints n’est vue que par rapport aux saints du ciel et aux âmes du purgatoire, ce qui est
évidemment très important, mais on a envie d’avoir une vue plus fondamentale de la
communion des saints, y compris entre ceux qui sont sur la terre.

Dans le retour à la source scripturaire qui est la source principale - la Tradition étant
comme une lumière qui fait apparaître ce qui est dans la lettre de l’Écriture – nous

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trouvons la communion des saints, d’une certaine manière, impliquée mystérieusement
et comme en creux, dans le péché originel. Vous allez dire : « On essaie d’y voir plus
clair et on va ad obscurum per obscurius comme on disait en latin ! On va vers de l’obscur
par du plus obscur encore ! Mais les deux réalités vont s’éclairer l’une l’autre. Parce que
si la faute d’Adam et Ève a pu avoir de telles conséquences pour tout le genre humain,
c'est que le genre humain constitue un unique organisme spirituel, une unique
communion de nature et de grâce. La Doctrine catholique nous dit que nos premiers
parents avaient reçu la nature et la grâce non seulement pour eux mais pour tout le
genre humain pré-contenu déjà mystérieusement en eux. C'est pourquoi leur péché a eu
des conséquences pour tous. Plutôt que de voir le péché originel comme quelque chose
de négatif qui se transmet (ce qui est vrai), il faudrait le voir comme la déchirure de
quelque chose qui ne se transmet plus et ce quelque chose, c'est justement la
communion des saints. Elle ne se transmet plus selon l’organisme spirituel que la
Tradition a appelé l’état de justice originelle, l’état d’innocence, la grâce adamique. Ce
sont des mots que la théologie a utilisé pour définir cet état. Dieu a créé l’homme dans la
grâce, comme Il avait créé les anges. Les premiers, dans l’Ancien Testament, qui sont
appelés des saints, ce sont les anges. Puis on donnera ce titre au peuple d’Israël : la
nation sainte. L’élection est déjà une participation à la sainteté. L’autre terme qui va de
pair, c’est celui de fils adoptifs. Les anges sont fils de Dieu et Israël est fils de Dieu.
L’humanité redevient comme était Adam au départ, mais cela a été perdu.

Le péché originel est d’abord la perte de cette communion fondamentale dans la


sainteté, dans l’adoption filiale, avec les anges et cette communion aurait dû s’étendre à
tout le genre humain. Le tissu s’est déchiré et on a l’impression que quelque chose se
transmet, mais c’est plutôt une illusion d’optique. Ce qui se transmet, c’est
essentiellement un manque.

J’en avais eu un peu l’intuition une fois en voyant une femme dont le “bas filait” comme
on disait. Quand un bas file, on a l’impression que quelque chose descend, se
communique parce que quelque chose a lâché dans le maillage. Ce qui s‘est
communiqué, c'est un manque. Pour le péché originel, ce qui se communique, c’est un
manque de la grâce et en conséquence une blessure de la nature parce que cette nature a
été faite pour s’épanouir dans la grâce et sans la grâce, elle ne trouve pas sa finalité
ultime et donc elle se dégrade.

Le péché originel nous met devant un Dessein de Dieu qui porte sur une communion
spirituelle et cette communion spirituelle : c’est l’Église dans son acception la plus
fondamentale et la plus universelle. L’Église dans le Dessein de Dieu, c’est la
communion de grâce dans la même adoption filiale de toutes les créatures spirituelles :
hommes et anges et potentiellement toute autre créature spirituelle que Dieu aurait pu
créer quelque part dans l’univers. C'est cela l’Église comme but du Dessein de Dieu.
Dieu veut conduire les créatures spirituelles à la communion avec lui (c’est cela la
sainteté) par une adoption filiale, c'est-à-dire en leur faisant reproduire quelque chose de
ce que le Fils est éternellement dans la Trinité.

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C’est tout à fait secondaire de se demander si on est sur la terre, au purgatoire ou au ciel.
Ce ne sont que des applications de ce principe fondamental qui associe toutes les
créatures spirituelles que Dieu a voulu, dans la grâce de cette adoption filiale. C'est
sous-jacent à tout le Dessein de Dieu.

Mais alors, qu’est-ce qui se passe avec le péché originel ? Il se passe cette absence de
grâce. Adam et Ève avaient reçus la nature et la grâce. Ils étaient père et mère de
l’humanité à venir. Ils avaient reçu la grâce pour cette humanité. En refusant d’être
partenaires de Dieu, en prêtant l’oreille à Satan, cette grâce ne se communique plus et la
nature immédiatement se dégrade. En eux-mêmes déjà : on le voit dès le chapitre 3 de la
Genèse, comment Adam rejette la faute sur Ève, le couple se déchire dans une perte de
communion et cela se transmet avec Caïn qui tue Abel et la descendance dans laquelle
prolifère le péché. On ne peut pas comprendre le péché originel, si on ne le comprend
pas inséparablement comme rupture avec Dieu et en conséquence, rupture de la
dimension communautaire, ecclésiale de cette grâce.

Je n’ai pu vous faire une bibliographie car je n’ai pas trouvé de livres sur la communion
des saints. Mais je vais vous donner des éléments de bibliographie au fur et à mesure.
Le Père de Lubac a montré dans son livre “Catholicisme. Les dimensions sociales du Dogme”
(sociales au sens de communautaire) qu’il y a quantité de choses que nous ne voyons
pas dans leur dimension de communion interpersonnelle, dans leur dimension sociale,
ecclésiale de la vie chrétienne. Et le péché est l’un des ses aspects. Parce que derrière
cette face négative du péché, il y a une face positive qui est cette communion des saints.
On est appelé à devenir nous-mêmes dans une symphonie. Nous ne sommes pas
appelés à la sainteté d’une manière isolée. L’élément le plus personnel de la sainteté est
inséparablement un élément symphonique ou polyphonique. Saint Irénée utilise
beaucoup ces termes de la musique. Il devait être très musicien, car c’est fou combien il
a recours à des images musicales pour exprimer l’Économie divine, la manière dont
Dieu conduit les êtres vers Lui-même à travers tout son Dessein.

Donc il y a une dimension ecclésiale qui est constitutive, qui n’est pas simplement la
conséquence du péché. Ce n’est pas : “Comme il y eu le péché, alors il a fallu un peu que
les hommes s’aident entre eux”. Pas du tout. Les Pères et saint Thomas d’Aquin tout-à-
fait dans la même ligne, insistent beaucoup sur le fait que la dimension historique n’est
pas non plus la conséquence du péché. Il y a eu tout un courant avec Origène et certains
Pères qui l’ont suivi qui a été dans le sens de voir l’histoire comme liée à la chute, mais
c’est une impasse. Saint Irénée nous donne quelque chose de beaucoup plus sûr :
l’historicité est dans le « Croissez et multipliez vous » de Dieu à Adam et Ève. Il est dans la
nature même de l’être humain utilisé par le Dessein de grâce pour faire une histoire de
Dieu avec l’humanité et cela indépendamment du péché. Il n’y aurait pas eu le péché, il
y aurait eu néanmoins une histoire de l’homme, aussi bien au plan personnel qu’au plan
communautaire. L’histoire n’est pas, comme le pense la vision platonicienne, la
conséquence de la chute. Comme si l’humanité avait commencé dans un domaine extra-
temporel et que la faute l’aurait fait chuter dans la temporalité. Que la temporalité ait
pris une certaine tournure avec ce que nous connaissons bien à cause de notre péché,

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cela ne veut pas dire que sans le péché , il n’y aurait pas eu le temps, l’histoire. De même
la dimension communautaire de la vie de l’homme n’est pas que la conséquence du
péché qui nous obligerait à avoir besoin les uns des autres et donc il faut un peuple
d’Israël, il faut l’Église du Christ, simplement pour réparer. Non. L’ecclésialité de l’être
humain est absolument première et fondamentale. Qu’il y ait une Église sous une
certaine forme qui se serait développée autrement si on était resté dans la grâce
originelle, qu’elle prenne une autre forme en Israël avec l’Élection et une autre forme
dans l’Israël messianique qu’est l’Église du Christ etc… tout cela, ce sont des
“Économies” comme dit Irénée d’un même Dessein. Ce sont des formes différentes de
quelque chose qui est structurellement la même chose. C’est que les hommes ne peuvent
aller vers Dieu qu’à travers une histoire et une communion. C'est structurel, vous ne
pouvez pas l’enlever et c’est une donnée de départ. Et donc la communion des saints,
elle est là, avec cette dimension d’historicité – puisque la communion des saints est liée
à notre cheminement vers Dieu ici-bas.

Ensuite, il restera la communion des saints uniquement dans la vie bienheureuse, mais
cette dimension d’historicité lui est inhérente au départ. Et encore, on peut dire que
même dans la gloire, les Pères et Saint-Thomas insistent beaucoup sur le fait que même
si la vision béatifique est quelque chose de tout-à-fait personnelle et si personnelle
qu’elle est incommunicable, néanmoins, ils font la part de la science infuse c’est-à-dire
d’une autre forme de communication de la vie bienheureuse, qui est faite justement
pour la vie communionnelle des créatures spirituelles.

La vie bienheureuse n’est pas une vie où on serait tous tellement pris dans la vision de
Dieu qu’on n’aurait plus de communication horizontale avec les autres créatures, les
anges, les autres hommes. Dans l’Apocalypse, la Jérusalem céleste est extrêmement
active et vivante, il se passe toujours quelque chose, c'est impressionnant, même si tout
cela est exprimé en symboles, mais les symboles veulent dire quelque chose. Cela
montre qu’il n’y a pas au ciel que la vision de Dieu. Il y a le trône de Dieu et autour une
mer de cristal. C'est la vision de Dieu qui est pure lumière, pure transparence. Mais
après, il y a toutes les pierres précieuses qui se réfractent en chacun et ces réfractions
peuvent être partagées au niveau d’une science infuse : les plus grands partageront aux
plus petits et tout sera en commun. Ce que l’homme ou les anges peuvent recevoir de la
vision de Dieu, de cette communion, par la science infuse, ils peuvent se le transmettre
entre eux dans une sorte d’immense conversation qui n’est pas qu’intellectuelle, car cela
implique des initiatives tant que l’historicité dans ce monde continue. C’est ce que la
petite Thérèse disait : « Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre ». Il y a au ciel
des initiatives d’intercession, d’intervention de grâce etc. Des choses qui nous restent
encore très mystérieuses mais dont nous savons qu’elles existent.

Donc, cette dimension fondamentale de la communion des saints nous est donnée
d’emblée et sans elle, la communication du péché originel devient absolument
incompréhensible. Le péché originel a déchiré, a blessé ce qui devait sous-tendre ce
cheminement des hommes.

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Dans la protologie (discours théologique sur les origines de l’humanité) que
développent les Pères de l’Église et que saint Thomas reprend, il y a cette idée qu’en
justice originelle, les anges et les hommes ce seraient aidés pour pouvoir grandir
ensemble vers Dieu et atteindre le terme de leur histoire. Nous appliquons souvent au
péché la modalité dégradée que prend quelque chose de plus fondamental. Dans
l’Économie de Rédemption, va intervenir bien sûr la souffrance, les chutes, les
relèvements… toute une modalité particulière et nous voyons dans la communion des
saints beaucoup d’offrande de la souffrance. Cela n’aurait pas existé dans une Économie
d’innocence.

C’est vraiment voulu par Dieu que les créatures spirituelles se portent secours les unes
aux autres et même sans le péché, car il y a les différences de nature. Les anges ont une
nature supérieure à nous, mais en même temps, Dieu a mis dans les hommes des choses
qui ne sont pas dans les anges et que les anges contemplent : cette dimension ecclésiale
qu’est la vie humaine.

Saint-Thomas, reprenant les Pères, dit que même si l’ange est plus parfait plus image de
Dieu selon l’aspect de la nature, néanmoins au niveau des personnes, c’est l’homme qui
est le plus image de Dieu. Chaque ange est une espèce. Les anges ne se singularisent pas
comme les individus d’une même nature. Chacun est une espèce et a toute la perfection
de l’espèce. Il y a une hiérarchie dans ces espèces (Cf. Pseudo-Denys : les Hiérarchies
célestes). Chaque ange est supérieur ou inférieur à un autre ange. L’homme lui, vient de
l’homme, comme Dieu vient de Dieu : bien sûr, nous ne sommes pas consubstantiels
comme les Personnes de la Trinité, mais nous sommes connaturels, ce qui n’est déjà pas
si mal.

Nous savons ce que c’est d’être père, fils, frères dans une même nature spécifique : les
anges ne le savent pas. Le lien entre nous et les anges ne se fait pas par la nature, mais
par la grâce car nous avons reçu la même grâce, la grâce d’adoption filiale.
Et c'est cela qui fait l’Église. Mais il y a aussi cet aspect de la connaturalité des
personnes humaines qui est une image lointaine, mais quand même réelle de la
consubstantialité des Personnes Divines et qui se reflète dans l’Église et cela
indépendamment de l’histoire du péché. Les anges auraient contemplé cela dans l’Église
des hommes, qui est la même que la leur, mais dans cette partie de l’Église qui est
humaine. Les anges auraient contemplé quelque chose qui passait par la corporéité. Il a
plu à Dieu que des créatures plus spirituelles aient besoin de créatures plus inférieures
et corporelles, pour que ces dernières puissent refléter quelque chose de ce mystère
trinitaire, mystère qui dépasse l’intelligence angélique tout aussi radicalement que
l’intelligence humaine.

Un autre aspect très important. Il a aussi plu à Dieu, par cette espèce de prédilection
qu’Il a de donner les choses aux petits, que l’homme puisse atteindre des degrés de
béatitude égaux ou supérieurs à ceux des anges. On trouve cela, venant du Pseudo-
Denys, dans la tradition patristique et c’est repris chez saint Thomas. Cela se base aussi
sur certaines paroles de saint Paul : «  Ne savez-vous pas que nous jugeront les anges  ?  »

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Marie est Reine des anges. Et tout cela n’est pas lié au péché et à la Rédemption. C'est
structurel. De toutes façons, dans l’homme, à cause de toute la potentialité qu’implique
en lui son caractère incarné, Dieu imprime en lui une grâce qui n’est pas à la mesure de
sa nature, alors que chez l’ange, la grâce est mesurée par sa nature. Il peut défaillir
comme c’est le cas de Satan. La nature angélique appelle un certain degré de grâce qui
lui est proposé et qu’il peut bien sûr refuser. Les anges sont la structure stable du
cosmos, de la création. Pour les Pères, l’homme est un petit appendice incarné du
monde angélique. Par la grâce, Dieu peut faire parvenir cette petite créature humaine à
des degrés de charité égaux ou voir supérieurs à ceux des anges. Et cela, pas seulement
à cause du péché, de l’Incarnation, de la Rédemption. C'est parce que c’est voulu par
Dieu comme cela : que les petits (les hommes) aient besoin des grands (les anges). Ce
qu’aurait été un univers en justice originelle aurait été inséparable de sa communion
avec les anges. Ils auraient instruits les hommes.

Adam, disent les Pères et saint Thomas, avait une science infuse très supérieure à ce que
nous pouvons avoir nous par la connaissance expérimentale. Cette science infuse, c'est
les anges qui la dispensaient à Adam. Une création adamique aurait été une création
vivant dans la Sagesse. Adam aurait eu une connaissance qu’il nous est très difficile de
nous représenter : comment en lui aurait coïncidé science infuse et connaissance
expérimentale. Dans le Christ, il y a quelque chose de cela, dans un degré très supérieur.
C’est difficile pour nous d’imaginer cela. Mais nous ne pouvons pas ramener Adam à la
modalité de connaissance qui est la nôtre aujourd’hui.

Il y aurait eu une connaissance expérimentale, mais éclairée par en haut par cette science
qui descend de Dieu et dans laquelle la communion avec le monde angélique est
absolument incontournable. Ce sont des choses que la culture a abandonnées dans le
tournant XIVe et XVe siècle et la Réforme n’a fait qu’entériner la perte de ces aspects de
la doctrine chrétienne, mais tout cela était très important pour les Pères et saint Thomas
et les autres les Docteurs jusqu’au XIIIe siècle. Ce sont des points qui sont communs,
avec des accents de chacun, à toute cette tradition patristique et médiévale. Le tournant
se fait au XIVe avec le nominalisme. On va avoir des déconnections très profondes de
cette vision organique d’un Dessein de Dieu qui tient toute la création.

Vous voyez que la communion des saints nous apparaît comme un élément essentiel
du Dessein créateur de Dieu, qui va prendre des modalités nouvelles, à la suite du
péché, mais c’est quelque chose qui est structurellement dans le Dessein de Dieu. Et c’est
sur cela que les bons anges qui n’ont pas péché se penchent, nous dit l’épître de saint
Pierre, avec convoitise (non au sens négatif) sur l’Église. Dieu leur révèle des choses,
Dieu leur donne une science infuse pour l’Église qui les font progresser, non pas dans la
vision béatifique, mais dans la connaissance de science infuse qu’ils ont sur les desseins
de Dieu et là, il y a une historicité, même au ciel. Dieu n’a pas tout révélé aux anges
d’entrée de jeu.

La connaissance de vision béatifique, c'est une connaissance qui est uniquement de Dieu
lui-même. C’est quelque chose d’incommunicable, de non morcelable, c'est la

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communion avec l’Être Divin dans son mystère trinitaire le plus intime. Dès qu’on passe
à une connaissance des desseins de Dieu, de la création, dès qu’on entre dans une
connaissance d’en haut, mais sur le créé, on n’est plus sur le plan de la vision béatifique.

Pour Dieu, il n’y pas du tout de distinction : en Se connaissant lui-même, Il connaît


toutes choses. Il n’y a que Dieu qui connaît comme cela. Même les anges et les
bienheureux ne connaissent pas comme cela. Il y a comme un dédoublement entre cette
connaissance qui est une communion d’amour avec Dieu et puis après, la connaissance
qu’on a sur le Dessein de Dieu, sur la création elle-même. Quand les créatures
spirituelles, anges et hommes, échangent entre elles au ciel, c’est sur cela qu’elles
échangent. La communion avec Dieu dans la vision béatifique est la source de tout cela,
mais en elle-même elle est incommunicable.

Vous voyez comment s’articule déjà dans le Dessein de Dieu (et donc on le retrouvera
forcément dans l’eschatologie) les deux aspects. Et si vous réfléchissez, la dimension
communionnelle passe beaucoup par la corporéité pour les hommes. C’est par
l’engendrement corporel que se fait la communion de nature fondamentale, la
transmission de la nature d’un individu à l’autre par la génération. Ce qui est
impressionnant, c’est qu’on ne retrouvera notre corps individuel qu’avec tous les
autres, dans la résurrection finale.

Il n’y a que le Christ et la Vierge qui ont déjà leur corps au ciel et peut-être quelques
exceptions qui ne nous sont pas connues de manière certaine. La résurrection des corps
correspond avec la résurrection universelle. Nous ne retrouverons notre corps que
quand le Corps total du Christ recevra sa corporéité. C'est donc éminemment, comme le
dirait le Père de Lubac, “social”. Notre intégrité personnelle est inséparable de la
communion avec les autres et d’une certaine manière, nous le verrons, la distance qu’il y
a aujourd’hui pour les âmes séparées est un état de privation et saint Thomas ne le
cachait pas, car elles n’ont pas leur corps. Elles sont bienheureuses car elles voient Dieu,
mais par un bout, ce sont des personnes encore amputées. Leur béatitude dans sa source
est intégrale, mais elle n’envahit pas encore totalement leur être puisqu’elle ne peut
rejaillir sur le corps. Elles ont une “insatisfaction” qui est inséparable de leur
“intercession” pour que s’accomplisse le Dessein de Dieu (Apoc 6, 9-11 les âmes des
martyrs sous l’autel). Ses âmes réclament la vengeance de Dieu, c’est-à-dire le triomphe
sur le mal et ce triomphe, c’est la conversion du pécheur. C'est à garder présent quand
on lit les psaumes qui appellent la vengeance de Dieu ! La punition du pécheur est au
mieux pédagogique sur cette terre et elle est une justice immanente dans le siècle à
venir. La meilleure vengeance de Dieu n’est pas d’envoyer les gens en enfer ! C’est une
vengeance avortée. La vraie vengeance de Dieu, c’est de sauver les hommes du mal. Les
martyrs veulent le triomphe de Dieu : son salut. Ces âmes attendent le triomphe final de
la résurrection des corps. Dimension collective.

On entend dire parfois des sottises : que l’âme séparée c'est platonicien, hellénistique
etc. et pas du tout dans l’Écriture. La Révélation a utilisé dans sa dernière étape la
dimension hellénistique en la purifiant, comme elle avait purifié les autres traditions :

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cananéennes, égyptiennes, mésopotamiennes, iraniennes, persanes etc. La Bible a fait
flèche de tout bois. L’âme séparée de la Révélation, ce n’est pas dans la ligne de Platon
avec le “corps-tombeau”. L’âme séparée existe, ce n’est pas un mythe. Je dis cela, parce
que j’ai entendu des sermons parfois, dans les enterrements, où des prêtres, induits un
peu par le rituel actuel où il faut vraiment chercher une oraison qui parle du repos de
l’âme (c'est toujours la résurrection… c’est très bien, c’est un mystère de foi). L’âme
séparée, c'est quelque chose dont tout le monde a un pressentiment. Il faut vraiment être
un athée endurci pour croire qu’on termine comme une bête dans un trou. Tout le
monde a une intuition de la transcendance de l’esprit humain par rapport à la
corporéité, à la matière. J’ai entendu prêcher uniquement la résurrection, au point même
où j’ai entendu dire que quand on meurt, comme il n’y a plus de temps, la résurrection
est faite. Il n’y aurait aucun temps intermédiaire.

Bien sûr, ce n’est pas un temps comme le nôtre. C’est un temps spirituel. Quand il y a un
devenir spirituel, au Purgatoire par exemple, il y a une temporalité mais qui ne
correspond pas à la nôtre avec des jours, des mois… Le temps est toujours la mesure
d’un mouvement. Si le mouvement est spirituel, c'est une mesure très différente de la
nôtre. Nous faisons tous l’expérience comme Bergson et avant lui saint Augustin de la
perception intérieure du temps (la durée) qui fait que si vous écoutez une conférence
spirituelle qui vous ennuie, vous regarderez trente six fois votre montre en ayant
l’impression que le temps ne passe pas et si vous êtes intéressé, vous aurez l’impression
que la conférence a passé en quelques minutes.

Donc, il ne faut pas éliminer ce qu’on appelle l’eschatologie intermédiaire, en disant


qu’à la mort, c'est la résurrection. Tout ceci est très lié à cette dimension de communion
des saints. Tout le Dessein de Dieu sur toute l’humanité n’est pas arrivé à son terme à la
mort. La séparation de l’âme et du corps est là pour indiquer, même chez les
bienheureux, un état d’incomplétude personnelle qui est le reflet de l’incomplétude
collective. Ce sont autant d’approches sociales, comme dit le Père de Lubac, du dogme
catholique. Le Père de Lubac réagissait contre un courant très individualiste du XIXème
siècle en particulier, où tout se ramenait à « moi et mon Dieu, moi et ma petite âme »,
sans jamais la dimension communautaire et donc ecclésiale.

C'est pour cela que le Catéchisme de l’Église catholique dit que l’ Église dans toute son
ampleur, pas seulement l’Église des hommes, mais l’Église des anges, et éventuellement
d’autres créatures spirituelles appelées par Dieu à la vie bienheureuse, est le but
immanent du Dessein de Dieu. Le but transcendant, c’est Lui-même. C'est Lui la Fin de
notre fin. Nous ne pouvons atteindre Dieu que par cet ordre mystérieux qu’est
l’ecclésialité, l’entraide que se porte les créatures spirituelles, toujours sous la motion
première de Dieu. C'est structurateur. L’Église n’est pas seulement quelque chose de
terminal. C'est pour cela qu’elle apparaît dans un ancien écrit judéo-chrétien de l’Église
de Rome, “le Pasteur d’Hermas”. C'est une révélation particulière d’un ange qui dit que
son nom est “Pasteur”et qui fait apparaître l’Église à Hermas : d’abord comme une
femme très âgée et puis comme une femme très jeune. Et il lui explique. Une femme très
âgée parce qu’elle est antérieure au monde. C'est en vue d’elle que le monde a été créé.

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Très jeune parce que dans son état actuel et donc terminal, elle est apparue depuis le
Christ. Mais c’est toujours le même Dessein. Et ce Dessein, c’est que la communion avec
Dieu soit inséparable des hommes entre eux et avec toutes les autres créatures
spirituelles. Et c'est pour cela que quand nous célébrons la messe, le Sanctus nous met
en communion avec les créatures du ciel.

Mon propos maintenant sera de suivre un peu les émergences de cette communion des
saints dans l’histoire biblique, en la voyant se refléter dans des circonstances
particulières et se révéler de plus en plus. J’ai anticipé par un regard global de sagesse
de la Genèse à l’Apocalypse et avec l’aide de la Tradition, parce que ce sont des choses
tellement profondes que seul un regard d’ensemble de la Tradition nous permet de
regarder l’Écriture. On va faire plus maintenant le cheminement diachronique, de passer
d’éléments en éléments, et chacun va nous permettre de voir un aspect de la
communion des saints. Bien sûr, après le péché originel, la communion des saints va
nous apparaître dans un état blessé donc douloureux, intrinsèquement douloureux. Ce
n’est pas seulement parce que Dieu y a ajouté des peines. J’annonce déjà quelque chose
de très important, que je vous dirai. Point difficile, car sur ce point, incontestablement, la
tradition a mis d’abord les accents sur la justice de Dieu.

Il faut comprendre que tout ce qui touche à la justice de Dieu relève de la vérité
intrinsèque de l’être, de la distance incontournable et que Dieu ne peut pas contourner
sous peine de se contredire, entre la créature et le Créateur. La justice commande la
vertu de religion : ce que nous devons à Dieu en tant qu’il est notre Créateur. La vertu
de religion n’est pas une vertu théologale. Nous vivons la religion en régime de charité.
La charité par contre dépend directement de la relation avec Dieu dans la grâce. La
religion est une vertu humaine qui fait partie de la justice et qui a une mesure humaine.
Nous pouvons considérer les œuvres de Dieu soit du côté de la justice et de la religion,
soit de côté de la charité. Et la charité, c'est la Miséricorde.

Il y a dans Saint-Thomas dans son traité de Dieu, un endroit très important : Il se


demande « Qu’est-ce qui est le plus important dans les œuvres de Dieu : la justice ou
la miséricorde ? » Et la réponse est : la miséricorde, parce que sans miséricorde, Dieu
n’aurait même pas créé. Le fait de ne pas avoir l’être est une pauvreté radicale. Donc
toute initiative divine est une initiative de miséricorde.

On aurait aimé que la tradition ait gardé cela comme un phare permanent quand on
aborde ces questions. Et souvent, c’est la justice qui a prévalu. Alors à ce moment-là, la
justice apparaît comme une justice pénale, alors que la justice de Dieu est toujours une
justice immanente. Et plus on va vers les sentences les plus ultimes de la justice de
Dieu, c'est-à-dire la possibilité de damnation, plus la peine finale ne peut-être que
l’expression du choix même de la créature. La créature ne veut pas les souffrances de
l’enfer bien sûr. La créature veut l’acte qui la damne. Elle est prête à le payer par les
souffrances de l’enfer. Elle tient plus à son acte d’orgueil que de lâcher ce qui va la
damner. C’est donc une justice purement immanente et non pénale.

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Il y a eu toute une tradition venant de saint Augustin, chargée du droit romain : on se
centre sur la satisfaction que justice soit faite. Alors que la vengeance de Dieu, ce n’est
pas de satisfaire sa propre justice. Si on fait de la justice l’élément central, si on pense
que l’important, c’est que justice soit faite selon nos œuvres et que c’est cela la
satisfaction : on est là très très loin du cœur de Dieu. Vous avez transformé la justice
immanente (ou Dieu nous donne selon notre désir) en une justice pénale qui ressemble
étonnamment à la justice des hommes, car chez les hommes on ne peut faire justice
ainsi. On a ce schéma dans notre tête et on le transporte en Dieu. C'est tout ce que nous
transportons en théologie du créé dans l’Incréé. La théologie négative devrait beaucoup
plus nettoyer cette projection du créé dans l’Incréé dans la théologie et même chez les
plus grands (je parle ici d’Augustin et de Thomas d’Aquin).
Certains théologiens, Tertullien repris par Augustin avec encore des traces chez Saint
Thomas disent une chose effarante : les souffrances des damnés contribueraient au
bonheur des Élus car ils voient que justice est faite à Dieu ! C’est l’histoire des familles
des victimes aux USA qui demandent très souvent à assister à la mise à mort du
meurtrier parce que cela les satisfait que justice soit faite. Et c'est comme cela qu’on se
représente la satisfaction que les Élus auront de voir la justice de Dieu s’accomplir sur
les damnés. C'est intéressant de voir par où se font parfois des infléchissements.

C'est très important de comprendre que le jugement de Dieu, surtout quand il touche à
la destinée ultime de l’homme, ne peut-être qu’une justice immanente. Ce que Dieu fait
advenir dans ce jugement particulier ultime, c'est le désir le plus profond de l’homme,
ce que j’ai désiré vraiment et auquel je coïncide et vais coïncider pour toujours.

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Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Deuxième catéchèse (1 heure)
L’intercession d’Abraham et de Moïse

Après le péché, la communion des saints apparaît dans des conditions tout à fait
nouvelles puisque la solidarité entre les hommes est blessée, pas complètement anéantie
mais très très abîmée. Cette aide que les hommes peuvent s’apporter les uns aux autres
est altérée. Le Dessein de Dieu est profondément abîmé. Par ailleurs, l’aide dont ils
auraient le plus besoin, c’est ce qui pourrait les réconcilier avec Dieu, les guérir de la
blessure la plus fondamentale qu’ils portent et cela aucun homme ne peut le faire
radicalement.

Gn 3. Dieu promet un Rédempteur par la descendance de la femme. La descendance de


la Femme triomphera sur la descendance du Serpent. La promesse est réelle et
commande déjà toute une économie de la grâce qui dépend entièrement du Christ, mais
elle reste encore voilée. On ne parle pas d’un descendant, mais d’une descendance et
c'est dans le contexte de la malédiction faite au Serpent. Les Pères ont vu là ce qu’on
appelle le proto-évangile, la première annonce de la Bonne Nouvelle. Le relèvement
d’Adam et d’Ève qui rentrent dans l’amitié de Dieu. Certains Pères de l’Église du
second siècle (dont Tatien) ont prétendu qu’Adam était damné puisqu’il était l’auteur
du premier péché. Saint Irénée a pris position fortement contre cette thèse et c’est cette
position de saint Irénée qui est devenue traditionnelle et est enseignée aujourd’hui par
l’Église dans sa doctrine de la foi. Adam et Ève ont été relevés. Dans le livre de la
Sagesse, on dit que la Sagesse a relevé Adam de son péché. C'est donc déjà la lecture que
faisait la tradition juive postérieure puisque le livre de la Sagesse est presque
contemporain du Christ.

ABRAHAM

Où apparaît pour la première fois le thème encore un peu tâtonnant mais néanmoins
réel de la communion des saints ?
C’est dans l’histoire d’Abraham, son intercession en faveur de Sodome. Gn 18. Nous
avons là pour la première fois dans le récit biblique, un homme qui intercède auprès de
Dieu. Ce texte est très profond. Ce n’est pas par hasard que cette affaire se trouve là
dans l’histoire d’Abraham. On pourrait trouver cela assez latéral. Abraham n’habite pas
à Sodome, mais Lot qui s’était séparé de lui en choisissant les meilleures terres. Lot avait
vu la vallée de la Mer morte, qui n’était pas une mer morte à l’époque, comme une
vallée très fertile, très riche, avec des villes florissantes et il avait été vers ces endroits
beaucoup plus intéressants, laissant à Abraham les plateaux de Judée.

Ce récit est lié à la vocation d’Abraham : même si cela est présenté d’une manière
voilée, c'est réellement cela. Gn 18, 16, « S’étant levés, les hommes (en fait deux des anges

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de Mambré, le troisième étant le Seigneur) partirent de là et arrivèrent en vue de Sodome.
Abraham marchait avec eux pour les reconduire. Le Seigneur s’était dit : vais-je cacher à
Abraham ce que je vais faire ? Alors qu’Abraham deviendra une nation grande et puissante et
que par lui se béniront toutes les nations de la terre  »
Dieu considère qu’Il doit parler à Abraham de ce qu’il veut faire à Sodome, parce qu’Il
va tirer de lui le peuple de Dieu - qui apparaîtra plus tard comme une nation consacrée -
et que par Abraham se béniront toutes les nations de la terre. Or Sodome est une ville
païenne et pervertie par l’homosexualité, signe distinctif pour les juifs des
comportements païens (Cf. Rm 1, 24-26). Sodome est le type de la ville païenne. Elle est
habitée par ces goïms qui vont se bénir en Abraham. Le choix que Dieu fait d’Abraham
comme Père du peuple de Dieu n’est pas sans lien avec le devenir de toutes les nations
de la terre. C'est comme si ce que Dieu se propose de faire avec Abraham avait un lien
avec ce qu’il va faire à Sodome.

Abraham ne peut pas rester étranger à cela. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire
qu’Abraham a une mission par rapport à ces nations pour lesquelles il porte la
bénédiction de Dieu. Dieu ne peut pas lui cacher cela et c’est comme si déjà, Dieu le
mettait dans une situation d’intercesseur car il est en train de l’élever à la dignité de
partenaire de l’alliance et cette alliance n’est pas que pour lui et sa descendance, mais
elle est destinée ultimement à être le salut de ceux qui se béniront tous en lui.
v. 19-23 : « Car je l’ai distingué pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui de garder
la voie du Seigneur en accomplissant la justice et le droit. De la sorte, Dieu réalisera pour
Abraham ce qu’il lui a promis. Donc le Seigneur dit : Le cri contre Sodome et Gomorrhe est bien
grand. Leur péché est bien grave. Je vais descendre et voir s’ils ont fait ou non tout ce qu’indique
le cri qui, contre eux, est monté vers moi, alors je saurai. « Les hommes partirent de là et allèrent
à Sodome. Le Seigneur se tenait encore devant Abraham. (donc Abraham est resté avec le
personnage central) Abraham s’approcha et dit : «Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le
pécheur  ?»

Voilà l’angle d’attaque de l’intercession d’Abraham : c’est la justice. Je disais dans le


premier entretien, qu’on ne pouvait pas raisonner d’abord dans les desseins de Dieu à
partir de la justice. Pour Abraham qui est encore loin de Dieu, ce qui lui apparaît, c’est
que Dieu ne peut pas être injuste, et ceci est vrai que Dieu ne peut contredire son Être.
La justice nous donne les rapports ontologiques entre la créature et le Créateur, entre le
bien et le mal au plan éthique. C’est une mesure à laquelle on ne peut échapper sous
peine de tomber dans la contradiction et Dieu a horreur de la contradiction. Ceux qui
trop facilement s’affranchissent de la justice tombent dans des contradictions. «Vas-tu
vraiment supprimer le juste avec le pécheur ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la
ville  ?  Vas-tu vraiment les supprimer  et ne pardonneras-tu pas à la cité pour les cinquante
justes qui sont dans son sein ?  »

C'est ici qu’apparaît quelque chose de très étonnant. Abraham passe d’un
raisonnement à partir de la justice (Dieu ne peut détruire tout le monde alors que
certains ne sont pas pécheurs) à quelque chose qui ne se déduit pas logiquement de cela,
qui est autre chose. On passe à un autre plan. «Est-ce que tu ne leur pardonneras pas à cause

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de 50 justes  !» Il aurait pu raisonner autrement et dire à Dieu : « Discerne bien et fais en
sorte de n’exterminer que les pécheurs ».

C’était le raisonnement de l’inquisition : au moment de la croisade des Albigeois contre


les Cathares, il y a eu le siège de Béziers, et là, le légat du Pape a dit semble-t-il (d’après
la chronique de l’époque) : « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens » ! C’était la
manière de faire de l’époque. L’Église est devenue mal à l’aise avec cela et on a
commencé avec les procédés inquisitoriaux qui consistaient à faire une enquête pour
pouvoir brûler les hérétiques et pas les autres.

Abraham aurait pu raisonner ainsi : « Fais attention, ne les supprime pas globalement
car il y a quelques justes » Il savait très bien qu’il y avait Lot et sa famille qui étaient
justes et du reste, Dieu les a sauvés. Or, il passe de la justice au pardon, ce qui nous
montre déjà chez lui une connaissance du Cœur de Dieu. Les justes vont, par leur
justice, attirer le pardon sur les pécheurs : pardon qui implique une conversion bien
sûr. « Vas-tu vraiment supprimer les pécheurs et ne pardonneras-tu pas à la cité pour les
cinquante justes qui sont dans son sein ?  »
Regardez la note de la BJ : “Problème de tous les temps : les bons doivent-ils souffrir
avec les méchants et à cause d’eux ? Si fort était dans l’ancien Israël le sens de la
responsabilité collective qu’on ne se demande pas ici si les justes pourraient être
individuellement épargnés. En fait Dieu sauvera Lot et sa famille, mais le principe de la
responsabilité individuelle ne sera dégagé que plus tard, dans le Deutéronome, dans
Jérémie, dans Ézéchiel. Abraham demande seulement, tous devant subir le même sort, si
quelques justes n’obtiendront pas le pardon de beaucoup de coupables. Les réponses du
Seigneur sanctionnent (mettent en evidence) le rôle sauveur des saints dans le monde »
puisque Dieu dit : « Si je trouve 50 justes, je pardonnerai à Sodome » Mais dans son
marchandage de miséricorde, Abraham n’ose pas descendre en-dessous de dix justes.

D’après Jer 5, 1, Ez 22, 30, Dieu pardonnerait à Jérusalem s’il n’y trouvait qu’un juste.
Enfin, Is 53 : c'est la souffrance du seul Serviteur qui doit sauver tout le peuple, mais
cette annonce ne sera comprise que lorsqu’elle sera réalisée par le Christ. Abraham va
descendre son marchandage et il arrive à 10. V. 32 « Que mon Seigneur ne s’irrite pas et je
parlerai une dernière fois : peut-être s’en trouvera-t-il dix et Dieu répondit ; je ne détruirai pas à
cause des dix. Le Seigneur ayant achevé de parler à Abraham s’en alla et Abraham retourna chez
lui  »

La note de la BJ nous renvoyait à Jer 5, 1 où l’on est bien plus tard dans l’histoire
biblique : «  Parcourez les rues de Jérusalem, regardez donc, renseignez-vous, cherchez sur ses
places si vous découvrez un homme, un qui pratique le droit, qui recherche la vérité, alors je
pardonnerai à cette ville dit le Seigneur. »

En Ez 22, 30, c'est plutôt un juste qui intercède. « J’ai cherché parmi eux ; le peuple du pays a
multiplié violences et brigandages, il a opprimé le pauvre et le malheureux, et fait violence à
l’étranger sans aucun droit. J’ai cherché parmi eux quelqu’un qui construise une enceinte et qui
se tienne debout sur la brèche devant moi pour défendre le pays et m’empêcher de la détruire et je

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n’ai trouvé personne. » C'est très intéressant parce que dans ce verset d’Ézéchiel se
dévoile l’intention de Dieu quand Il a dévoilé à Abraham ce qu’il voulait faire avec
Sodome. Dieu a mis Abraham en situation d’intercesseur, car il voulait cette
intercession. Dans Ez, il se plaint qu’il ne trouve pas quelqu’un qui « se tienne debout
sur la brèche devant moi » apparemment pour s’opposer à moi, mais en fait pour
aboutir à ce que je veux faire.
On voit ici cette mystérieuse dialectique dans laquelle nous allons entrer entre la
justice et la miséricorde. Dieu ne peut pas contourner la justice, car ce serait être en
contradiction avec lui même, avec l’ordre même de sa création. Mais l’intention de Dieu,
le but de Dieu n’est pas l’accomplissement de la justice. La justice doit s’accomplir, car
sinon, c'est nier le réel, c'est aller contre le principe du réel. La justice nous donne une
mesure de la réalité et si je l’enjambe, je me mets dans une fiction qui est un désastre.
Les hommes le font beaucoup, mais Dieu ne le fait jamais. Dieu est juste, mais Dieu n’est
pas justice. Dans les attributs divins, la justice ne vient pas du tout en premier. C’est
une conséquence du rapport Créateur/créature et de tout ce que le Créateur représente
pour la créature comme mesure et vérité.

C'est désastreux quand on voit de grands théologiens considérer que d’une certaine
manière le Dessein de Dieu est accompli chez les damnés parce que la justice de Dieu
leur a été appliquée. À ce moment là, on fait de l’accomplissement de la justice le but
divin qu’elle n’est pas. Le but divin ne peut pas s’atteindre en envoyant balader la
justice, car alors on quitte le réel. La justice est, dans un langage freudien, un “principe
de réalité” et on est obligé de tenir compte de cela et Dieu lui-même, car sinon il se
mettrait dans la contradiction et ne serait plus Dieu, Principe suprême de la réalité. Mais
le but du Dessein de Dieu, c’est la miséricorde d’où « cet étrange dédoublement où
Dieu suscite une créature pour se tenir sur la brèche pour l’aider en quelque sorte à ce
qu’Il trouve une manière de réaliser son projet de miséricorde sans fouler au pied la
justice ». Les saints ont compris que Dieu par son attribut de justice est la mesure du réel
du comportement des hommes, de tout ce que leurs péchés et aussi leurs bons actes
méritent, car il rétribue avec justice, mais son but n’est pas la juste rétribution des actes,
mais le Salut. La justice c’est la loi, c’est le rapport entre la créature et le créateur au plan
ontologique, mais en même temps, il y a ce que Dieu veut faire. Et ce que Dieu veut
faire, ce n’est pas simplement de maintenir la justice, car il n’y a pas besoin d’un Dessein
bienveillant pour cela.

Dieu est AGAPÊ. Nul part il n’est dit que Dieu est justice. La justice, c’est un attribut
second, mais ce n’est pas le NOM de Dieu comme « Je Suis Celui qui Suis » ou « Dieu est
Agapè » « Dieu est Charité » : là on touche l’Être divin dans son mystère le plus
personnel. Dans le cas de la justice, nous avons une sorte de mesure ontologique du
monde, de la création par rapport au créateur.

Nous sommes sur deux plans :


- L’intention, le propos de Dieu sur sa création : dessein de miséricorde
- Les suprêmes conditionnements de la réalité des choses : la justice. Plan dans
lequel se révèle beaucoup moins l’intention première de Dieu.

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D’où l’importance de l’article de la Somme dans le De Deo Uno, (Ia Q 21 a. 4) où Saint
Thomas se demande quel est le principe des œuvres divines : la justice ou la
miséricorde ?
Ce qui meut Dieu à agir dans la création, dans la rédemption, dans la divinisation, c’est
la miséricorde et pas la justice. Saint Thomas le dit là, mais ce n’est pas sûr qu’il
applique toujours ce principe dans des choses qu’il reçoit de toute une tradition, de son
respect par rapport à saint Augustin, du sens qu’à toute cette tradition latine : les actes
reçoivent leur salaire. Cf. ce que je vous disais dans le premier entretien et que je
dénonçais sur les familles des victimes qui aux USA, désirent voir l’exécution du
criminel pour être satisfaites que la justice divine a été faite. Comme si là était le but.

Petit développement sur la possibilité de la peine de mort dans le catéchisme numéro 2267. Le catéchisme ne l’a pas
purement et simplement délégitimée et pourtant il y a eu bien des pressions sur Jean-Paul II pour qu’il aille dans ce
sens là. Certains pays ont besoin de ce dernier verrou de protection minimale de sécurité pour les faibles et les
innocents et cela Jean-Paul II l’a compris. L’Église décourage au maximum la peine de mort dans les conditions qui
sont les nôtres, mais on ne peut universaliser cela dans tous les pays quand il règne une insécurité totale. Sortons de
notre “européocentriste”. Quand on est en Somalie par exemple, l’État de droit et la protection individuelle n’existe
pas.

Exercer la justice, c’est un rattrapage, un minimum, mais ce n’est pas ce qu’il faut désirer
comme un but, comme une fin. Cela il faut le comprendre, sinon on va dire que Dieu est
satisfait d’avoir atteint son projet et à la limite, si l’humanité était envoyée globalement
en enfer comme tout le courant augustinien le pensait (l’immense majorité des hommes
allait en enfer) cela ne posait aucun problème pour le Dessein de Dieu. Comment
Augustin pouvait être cet extraordinaire pasteur d’âmes de ses fidèles d’Hippone en
pensant que la majorité d’entre eux, sans compter tous les païens qui ne venaient pas à
la basilique, iraient en enfer ? Sans savoir si c’était tel ou tel, ce discernement, il le laissait
à Dieu, mais il le pensait globalement. Saint Thomas le pensait derrière lui et tous. Saint
François Xavier, dans une lettre qu’il écrit à saint Ignace, dit que par les baptêmes qu’il
donne en Indonésie, il a retiré de l’enfer les âmes de je ne sais combien d’enfants.

Ce qu’ils disent, n’est pas purement et simplement faux, parce que la justice est réelle,
mais ce n’est pas cela le Dessein de Dieu. D’une condition dont Dieu doit devoir tenir
compte, ils en font un but divin du Dessein bienveillant. On a été jusqu’à dire à
l’extrême que c’était une béatitude “accidentelle” 1 au ciel d’être au balcon céleste et de
voir les damnés avec la satisfaction que la justice de Dieu était satisfaite. C'est une dérive
possible, alors que Dieu quand il punit, il punit contre ce qui est son intention
fondamentale. La Bible ne nous décrit que les punitions temporelles, par exemple la
punition de Sodome. Elle ne nous dit pas que les gens de Sodome sont descendus en
enfer. Jésus l’a dit très clairement dans ce passage : « Croyez-vous que les gens que la tour
de Siloé a écrasés étaient de plus grands pécheurs que vous autres ?  ». Les rétributions
temporelles et les punitions temporelles existent mais ne sont pas du tout
proportionnées (nous allons le voir avec Job) au péché personnel ou au péché de tel ou

1
Comme philosophe, Jacques Maritain se moquait beaucoup des théologiens qui créent des
mots, des catégories, quand ils sont embarrassés

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tel groupe. Et pourtant, elles ont partie liée avec l’état de péché de l’humanité. Jésus
ajoute : «  si vous continuez dans votre péché, il peut vous arriver la même chose ». Mais ces
choses peuvent arriver à des gens moins pécheurs. Et ce sera le scandale du livre de Job.

Donc vous voyez que cette intercession d’Abraham pour Sodome pose déjà toutes les
questions de la communion des saints en régime de rédemption, en régime d’humanité
pécheresse à racheter. Car évidemment, la communion des saints en régime de justice
originelle aurait été quelque chose de beaucoup plus paisible, ou chacun aurait été au
service des autres avec des charismes, des grâces, la communication de la science infuse
à partir d’Adam, avec des relais etc. Il y aurait eu toute une dispensation de lumière et
de grâce mais sans du tout le côté rédempteur. Alors qu’ici, tout de suite, on passe du
fait qu’il y a des justes qu’on ne peut pas punir avec les pécheurs, à la miséricorde. Ces
justes, pour éviter que Dieu aille contre sa justice, vont passer vers la miséricorde. Les
théologiens dont on vient de parler pensaient qu’un bon discernement entre justes et
pécheurs réglerait le problème. Mais Dieu ne le veut pas.

Ce qui est effrayant, c’est que Saint Thomas, à un moment, se pose la question à propos
de la parabole de l’ivraie et du bon grain. Il ne faut pas arracher l’ivraie parce qu’on
pourrait arracher le blé en même temps. Exactement le même raisonnement
qu’Abraham. Il faut laisser grandir et ce sont les anges qui feront le tri à la fin du monde
et ce sera le jugement dernier. Saint Thomas connaît le raisonnement de saint Jean
Chrysostome qui est très juste : l’une des raisons pour laquelle il ne faut pas arracher
l’ivraie, c’est qu’elle peut devenir du bon grain. Nous sommes dans quelque chose de
mobile. Si on avait détruit Saul le persécuteur, on n’aurait pas eu Paul l’apôtre. Il ne faut
pas anticiper le temps de la grâce, temps où les libertés sont fluides. C'est la même
raison pour laquelle Jésus nous dit que le Semeur divin (parce qu’aucun semeur humain
ne le ferait) sème sur les ronces, sur les terrains pierreux, sur le bord du chemin… Quel
semeur ferait cela ? Parce que ces terrains-là peuvent changer. Il y a une possibilité de
changement et donc le Semeur divin sème partout. Ce ne sont pas des choses bloquées à
tout jamais. Et la même chose pour l’ivraie et le bon grain. Ce sont des dispositions et les
dispositions peuvent changer tant qu’on est dans ce monde.

Thomas connaît Chrysostome et s’il avait suivit Chrysostome, il aurait délégitimé


l’inquisition. Or saint Thomas est un homme qui respecte beaucoup l’institution, la
tradition et donc il légitime l’inquisition. Alors il dit ceci qui est vraiment le principe
inquisitorial : effectivement, il ne faut pas se tromper en arrachant le bon grain avec
l’ivraie, mais si par une « enquête fine et opportune », on arrive à discerner l’ivraie, alors
il faut l’arracher. Il cite Athanase : « Si on avait écrasé Arius quand il était une étincelle à
Alexandrie, il n’aurait pas mis le feu à la chrétienté ».

Ce raisonnement s’appelle du “conséquentialisme”: faisons quelque chose qui en soi est


une chose mauvaise, parce que les conséquences seront bonnes. Cet aveuglement
conséquentialiste est celui de beaucoup d’hommes d’Église dès que l’on touche au bien
commun du groupe ecclésial. On est prêt à prendre des moyens qui ne sont pas ceux de
l’Évangile. C’est pour cela que Jean-Paul II a demandé pardon en l’an 2000, pour une

16
Église qui avait utilisé souvent de mauvais moyens. Tuer quelqu’un parce qu’il a des
opinions hérétiques, c'est faire quelque chose qui dépasse ce que le Christ veut et la
preuve c'est qu’il donne cette parabole du bon grain et de l’ivraie pour nous éclairer.

Cette intercession d’Abraham va donc très loin. Les justes ne sont pas là pour qu’on les
discerne, qu’on les mettre à part et qu’on leur fasse un traitement de faveur qu’ils
méritent et que les autres on les brûle. Mais tant que dure le monde, les justes doivent
être des intercesseurs, des paratonnerres, qui préparent le salut des autres. C’est cela
leur rôle et là, on entre dans le mystère de la substitution. Lot est juste, mais enfin il ne
faut pas regarder de trop près sa vie. C'est un “juste” entre guillemets ! Il était plus juste
que les autres de Sodome. C'est la justice selon la loi, qui est justice par rapport à un
certain nombre de choses élémentaires, fondamentales. En fait, il n’y a qu’un seul Juste :
Jésus. Paul le sentait très fort : je peux être juste face à la loi, mais cela ne me justifie pas
devant Dieu. Dieu dit dans Isaïe : « Même vos bonnes œuvres seront du linge sale devant
moi  ». Les bonnes œuvres sans la charité ne me servent de rien. La charité est très
parasitée par beaucoup d’autres choses : la recherche de soi-même, de sa satisfaction,
aimer se faire voir etc. Paul nous dit qu’on peut donner ses biens aux pauvres et même
livrer son corps aux flammes (faire le sacrifice de sa vie) et ne pas avoir la charité. On ne
peut pas rester simplement (malheureusement les confesseurs sont obligés de le faire) à
la matière du péché. La forme, c’est l’intention, et seule Dieu la connaît : donc il y a une
distance énorme entre la justice humaine et la justice divine.

Et le problème chez ces théologiens qui ont beaucoup raisonné sur la base de la justice
divine, c’est que finalement, ils sont amenés à comprendre la justice divine d’une
manière trop humaine. Dieu est juste mais d’une manière parfois très paradoxale. Et si
l’on ramène la justice divine à la justice humaine, on verra dans la justice divine
principalement son caractère vindicatif. Alors que la justice divine est une justice
pédagogique et que si elle n’est pas pédagogique, parce qu’on est au terme de la vie,
elle ne peut-être que totalement immanente à l’acte lui-même de celui qui refuse Dieu.
Elle ne peut pas venir comme une simple peine extérieure, comme une punition. Punir,
pourquoi si le but de Dieu est de sauver ? Punir pour punir n’a strictement aucun sens.
C'est l’acte lui-même de l’homme qui porte sa condamnation et non par une
condamnation qui se surajoute de l’extérieur.

MOÏSE

La situation d’Abraham et celle de Moïse sont très différentes. Abraham est père : il ne
sait pas encore très bien ce qui va sortir de lui. Il n’a pas à conduire ceux qui vont sortir
de lui.
Moïse est berger d’un peuple qui pré-existe à lui, descendance d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob, mais aussi un peuple, comme nous disent l’Exode et les Nombres, avec beaucoup
d’esclaves d’autres populations qui se sont enfilés dans la Pâque quand ils ont vu que
Pharaon était obligé de laisser partir les Israélites. Un “ramassis” a profité de cette sortie.

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C’est donc tout un peuple composite et pas seulement les descendants biologiques
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui va devenir peuple de Dieu au Sinaï par l’acceptation
de l’alliance et du don de la Loi. Moïse est le berger de ce peuple. Le peuple hébreu a
échappé au mal extérieur qu’était la maison de servitude. Dieu voulait l’introduire
directement en Terre Promise par le sud. Ils ont envoyé des expéditions qui ont ramené
des grappes de raisin, qui ont dit que le pays était fabuleux, mais tout de suite, sauf
Josué et Caleb, tous ont dit qu’il ne fallait pas y aller, que les habitants étaient très forts
etc. Le peuple n’a pas voulu et Moïse a été obligé d’obtempérer et cela à plusieurs
reprises le peuple a imposé au pasteur sa mauvaise volonté et Dieu punit et les envoie
quarante ans au désert où ils mourront tous, même Moïse, sauf Josué et Caleb qui
auraient voulu que l’on entre tout de suite en Terre promise comme Dieu le voulait. Eux
deux y entreront car ils n’ont pas maudit la terre promise alors que les autres l’ont
décriée. Toute la génération sortie d’Égypte : leurs corps dit l’Exode sont tombés dans le
désert les uns après les autres pendant les quarante ans. Moïse a été le dernier à mourir,
il a vu la terre promise du Mont Nebo sans y entrer.

Moïse doit se situer entre le peuple et Dieu comme un pasteur et un intercesseur du


peuple même de Dieu. Le peuple de Dieu se révèle pécheur de nombreuses fois et très
particulièrement au moment même de l’alliance : l’épisode du veau d’or. Moïse est
entrain de sceller l’Alliance sur le Sinaï quand le peuple se prostitue et entraîne Aaron
dans cette prostitution spirituelle, Aaron qui dira ensuite à Moïse avec une candeur
digne de certains ecclésiastiques : ils m’ont donné tout ce qu’ils avaient comme or, je l’ai
jeté au feu et il en est sorti un veau ! Comme par hasard. Comme si il n’y avait pas eu un
moule de veau pour faire la statue.

Moïse se trouve devoir remonter au Sinaï pour renouer l’alliance, avec cette fois ci pour
un peuple qui s‘est avéré un partenaire absolument indigne et incapable d’alliance.

Ex 32 ,7 «  Dieu dit alors à Moïse  : allons, descends, car ton peuple que tu as fait monter du pays
d’Égypte s’est perverti… » Cela fait querelle de ménage ! C'est le propre des couples.
Quand un enfant est problématique, le mari dit à sa femme : ton fils, ta fille, etc… et
vice-versa. Et Dieu qui a créé ce peuple, dit à Moïse : « Ton peuple que tu as fait monter du
pays d’Égypte… » Alors que la formule rituelle, c’est que c’est Dieu qui a fait monter
Israël du pays d’Égypte. Alors que là, c’est comme si c’était Moïse tout seul qui avait fait
monter Israël du pays d’Égypte.

«  Allons, descends, car ton peuple que tu as fait monter du pays d’Égypte s’est perverti… Ils
n’ont pas tardé à s’écarter de la voie que je leur avais prescrite. Ils se sont fabriqués un veau en
métal fondu et se sont prosternés devant lui. Ils lui ont offert des sacrifices et ils ont dit : voici
ton Dieu Israël qui t’a fait monter du pays d’Égypte. Le Seigneur dit à Moïse : J’ai vu ce peuple,
c'est un peuple à la nuque raide. Maintenant, laisse-moi, ma colère va s’enflammer contre eux et
je les exterminerai ; mais de toi, je ferai une grande nation »

Cela va très loin. Dieu considère Israël dans son ensemble comme ayant failli totalement
à l’alliance, irrécupérable, et Moïse, comme un nouvel Abraham, va intercéder et se

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retrouver comme Abraham comme point de départ d’une nouvelle nation. C'est
intéressant de voir que Dieu sort cette menace.
Ex 32, 30-33 «  Le lendemain, Moïse dit au peuple : «  Vous avez commis, vous, un grand péché.
Je m’en vais maintenant monter vers le Seigneur. Peut-être pourrais-je expier votre péché ? »  »
Là, c'est très nouveau. Dans l’intercession d’Abraham, il était question que les justes
puissent être l’occasion de la miséricorde de Dieu, du pardon de Dieu pour les pécheurs,
pour que Dieu n’ait pas l’occasion de condamner les pécheurs avec les justes. Abraham
n’avait aucun rôle actif. Ici, il y a expiation : le mot apparaît pour la première fois. «  Je
pourrais expier votre péché  ». Nous sommes en pleine substitution. Moïse avait été séparé
du peuple puisque Dieu avait dit : « Je vais les détruire mais de toi, je ferai une grande
nation. Avec toi, je recommencerai les choses à zéro. » Moïse se sert de cela, activement,
pas seulement comme les justes de Sodome qui n’auraient même pas su qu’ils étaient
l’occasion de la miséricorde de Dieu, pour devenir intercesseur et même plus
qu’intercesseur puisqu’il s’agit d’expier leur péché.

«  Moïse retourna donc vers le Seigneur et dit : Hélas, ce peuple a commis un grand péché. Ils se
sont fabriqués un dieu en or. Pourtant… »
Là c’est très impressionnant…
«  Pourtant s’il te plaisait de pardonner leur péché… Sinon, efface-moi de grâce du livre que tu as
écrit!  »
Moïse offre sa vie. Le livre ici, ce n’est pas encore le livre de la vie éternelle, thème qui
apparaîtra seulement dans les derniers prophètes, mais cela veut dire : « Si tu les tues,
tues moi aussi, si tu ne veux pas les pardonner ». Voir la note BJ : “Le livre qui contient
les destinées et les actions des hommes” et qui finira par signifier le livre de la
prédestination divine.
«Le Seigneur dit à Moïse : celui qui a péché contre moi, c'est lui que j’effacerai de mon livre. Va
maintenant, conduis le peuple où je t’ai dit. Voici que mon ange marchera devant toi, mais au
jour de ma visite, je les punirai de leur péché. Et le Seigneur frappa le peuple parce qu’ils avaient
fabriqué le veau, celui qu’avait fabriqué Aaron »
Moïse s’est tenu sur la brèche et a exprimé au fond le Cœur de Dieu, l’intention de Dieu
qui est le salut puisque Dieu va transformer quelque chose qui aurait été
l’anéantissement du peuple pur et simple et donc l’anéantissement de son élection sur le
peuple. Dieu serait revenu complètement de son dessein de salut à travers le peuple
d’Israël, il l’aurait maintenu quand même, parce que son Dessein demeure mais il
l’aurait fait repartir de zéro à partir de Moïse. Et Moïse transforme cela sur fond de
miséricorde. Il reste seulement une punition temporelle : toutes les épreuves du désert.

Dans Ex 34, 9, on a le renouvellement de l’alliance. Dieu est prêt à renouveler l’alliance.


Moïse taille les tables de la loi, il invoque le Nom du Seigneur, «  Le Seigneur passa devant
lui et cria : Adonaï, Adonaï, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en
fidélité, qui garde sa grâce à des milliers, tolère faute et transgression et péché mais ne laisse rien
d’impuni et châtie les fautes des pères sur les enfants et les petits enfants jusqu’à la troisième et
quatrième génération. Aussitôt, Moïse tomba à genoux sur le sol et se prosterna, puis il dit : Si
vraiment Seigneur, j’ai trouvé grâce à tes yeux, que mon Seigneur veuille bien aller au milieu de

19
nous, bien que ce soit un peuple à la nuque raide, pardonne nos fautes et nos péchés et fais de
nous ton héritage »
Ce passage est extrêmement riche. La première chose très frappante, c'est que Dieu
passe pour sceller l’alliance. Il crie deux fois son Nom, alors qu’Il l’avait crié une seule
fois au Buisson ardent : « Je suis Celui qui suis ». Là, il le crie deux fois comme s’il
voulait dire que désormais, il faut qu’il soit des deux côtés : du côté de Dieu, du côté de
l’homme et c’est déjà le mystère du Rédempteur. Il ne suffit pas pour Dieu de proposer
une alliance, il faut qu’Il vienne du côté de l’homme répondre à l’Alliance que Lui-
même propose.

En Exode 3,14, il y a le don du Nom, l’initiative divine. Ici, ce n’est pas Moïse qui dit
“Adonaï”, il ne peut plus invoquer le Nom de Dieu au nom du peuple parce que ce
peuple s’est disqualifié. C'est Dieu lui-même qui dit son Nom, de son côté mais aussi du
côté de Moïse et du côté du peuple.

C’est donc l’expression de la miséricorde, et le Seigneur lui-même explique le sens de


son Nom : « Adonaï, Adonaï, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en
fidélité  , qui garde sa grâce à des milliers, tolère faute et transgression et péché » Mais, le
versant de la justice est aussi présent : « mais ne laisse rien d’impuni et châtie les fautes des
pères sur les enfants et les petits enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération  ». Il est
question ici de la peine temporelle du péché.

Ici est déjà dévoilé quelque chose qui n’est pas très amusant  mais qui est une réalité.
Comme toujours, la justice ce n’est pas une mauvaise intention divine, c'est une réalité
incontournable, c'est un principe de réalité. La faute elle-même est pardonnée, mais les
conséquences du péché dans l’ordre du créé, c’est détruit et cela aura des conséquences
néfastes, non seulement pour le pécheur, mais pour d’autres et en particulier dans sa
descendance, non pas parce qu’il y aurait une culpabilité qui se transmettrait mais parce
que si vous êtes le fils d’un criminel, vous êtes le fils d’un criminel. Si votre père vous a
ruiné, vous héritez de sa ruine. C’est dans l’ordre du réel et vous n’y échappez pas.
C'est ce qu’on appelle le mal de peine qui se distingue du mal de faute.

Le mal de faute, c'est la faute que nous avons vis-à-vis de Dieu et celle-là, Dieu la
pardonne et ne demande qu’à la pardonner. C’est seulement ce mal de faute qui peut
nous damner, car il est lié directement à la relation avec Dieu, si on refuse sa
miséricorde.
Mais après, dans nos actes mauvais, il y a tout ce que nous saccageons en nous-même,
chez les autres, dans la création. Il ne faut pas croire que “c’est seulement l’intention qui
compte” comme on dit. Ces choses que l’on a fait sont inscrites dans le réel. Si vous
avez ruiné votre santé dans une vie de débauche, votre santé est ruinée. Si vous avez
détruit votre famille, vos enfants en porteront la conséquence. Vous ne pouvez pas y
échapper. Dieu viendra en Jésus porter ce fardeau de la peine avec nous. Mais il ne peut
pas le volatiliser parce qu’on quitterait le réel.

20
Mais il faut tenir le début car le début, c'est l’intention de Dieu par rapport à notre vie
éternelle. Tout ce mal de peine est une peine pédagogique pour le pécheur. Et pour les
autres ? Là, on entre dans un mystère de co-rédemption qui va se dévoiler
progressivement. C'est encore ténu avec Moïse mais cela veut dire qu’il y aura des gens
“innocents” (entre guillemets parce que personne n’est innocent aux yeux de Dieu) qui
ont un degré d’innocence plus grand que les pécheurs et qui vont porter parfois plus
lourdement les conséquences du mal de peine, plus que le pécheur lui-même, que
l’auteur de la faute. On ne pourra jamais établir une correspondance personnelle entre la
faute et le mal de peine. Le mal de peine s’abat parfois terriblement sur des gens qui
n’ont pas cette faute ou qui n’ont pas une faute proportionnée à ce péché. Ce sera au
cœur du livre de Job. Job ne dit pas qu’il n’est pas pécheur, mais il dit que ce qui
retombe sur lui est disproportionné, sans commune mesure avec ses péchés.
Vous voyez que la communion des saints nous conduit vers un mystère de
substitution qui va jusqu’à un mystère d’expiation à la place des autres. Cela s’impose
avec l’implacable réalisme de la justice : la conséquence des actes mauvais, quelqu’un la
paye en ce monde et pas forcément celui qui a péché. C’est le problème très délicat de la
notion de punition. La punition (mal de peine) n’est pas proportionnée au péché et ne
vise pas toujours ici-bas l’auteur du péché mais elle est portée dans une mystérieuse
solidarité dans laquelle les choses ne sont pas réparties selon une rétribution
équitable. Il faut le reconnaître parce que la rétribution ultime n’est pas de ce monde.

Début du cours suivant donnant la conclusion de ce cours-ci :


Mal de peine dans lequel il y a une solidarité collective, car nous le portons, non en
proportion de nos péchés personnels, mais selon une mystérieuse répartition dont le
sens sera évidemment un sens co-rédempteur.

21
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Troisième catéchèse (52 mn)
Fin de l’intercession de Moïse
David
Le livre de la consolation du second Isaïe
Job

Nous avons vu comment le mystère de la communion des saints s’exprime à partir de la


personne du pasteur qu’est Moïse avec un peuple difficile, mais qui est le peuple de
Dieu et comment Moïse se situe à la fois comme intercesseur et même se substitue. Dieu
aurait presque voulu qu’il se substitue pour engendrer un nouveau peuple, en
détruisant le peuple qu’il avait fait sortir du pays d’Égypte. Moïse en a, en quelque
sorte, exprimé le désir secret de Dieu qui est de corriger ce peuple, de le punir, etc. mais
de l’aider à se convertir et de continuer avec lui dans l’esprit d’une alliance éternelle.
Dieu ne reprend pas sa parole selon une très belle expression de saint Paul dans II
Timothée : « Si nous sommes infidèles, Lui reste fidèle parce qu’il ne peut pas se renier lui-
même  ». Il s’engage dans son alliance de telle manière qu’il ne peut pas se renier lui-
même même quand nous, nous sommes infidèles. « Les dons de Dieu, dit saint Paul (Rm
11), sont sans repentance  ». Dieu ne se repent pas de ses appels et de ses dons.

Mais cela ne veut pas dire que ce que nos fautes ont détruit, non pas en Dieu ou dans le
Dessein de Dieu (car il y a une grande obstination de Dieu dans son Dessein que rien ne
peut changer) mais dans des quantités de conséquences humaines, terrestres, là il y a
destruction. Et il y a donc mal de peine. Et un mal de peine dans lequel il y a solidarité
collective puisque nous le portons, non pas à proportion de nos péchés personnels, mais
selon une mystérieuse répartition dont le sens sera évidemment un sens co-
rédempteur. Mais cela va se dévoiler progressivement.

Nous avons deux autres livres du Pentateuque qui parlent des 40 années dans le désert.
Nous avons vu surtout l’Exode. Je voudrais vous citer un passage dans les Nombres et
deux passages dans le Deutéronome.

Nombres 11, 10-15. C'est le moment où les hébreux se plaignent parce qu’ils en ont
assez de manger de la manne. Ils réclament de la viande à Moïse et indirectement à
Dieu. «  Moïse entendit pleurer le peuple, chaque famille à l’entrée de sa tente. La colère du
Seigneur s’enflamma d’une grande ardeur. Moïse en fut très affecté.  »
Moïse se trouve toujours entre “l’arbre et l’écorce”. Le peuple se plaint, pleurniche et
Dieu se met en colère. Et lui, il est entre les deux. « Il dit au Seigneur  : pourquoi fais-tu du
mal à ton serviteur  ? Pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à tes yeux que tu m’aies imposé la charge

22
de tout ce peuple ?  » Dans l’Exode, Dieu lui disait : ton peuple que tu as fait monter du
pays d’Égypte… Et là, Moïse lui rétorque qu’en fait, c'est lui, Dieu, qui l’a chargé de tout
ça. «  Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple ? Est-ce moi qui l’ai enfanté que tu me dises, “porte
le sur ton sein comme la nourrice porte l’enfant à la mamelle, au pays que j’ai promis par
serment à ses Pères… » Nous avons là des images très tendres, maternelles. Dans le
Deutéronome, ces mêmes images sont directement attribuées à Dieu. C'est Dieu qui
portait Israël au désert comme on se penche sur un nourrisson. «  Où trouverai-je de la
viande à donner à tout ce peuple  quand il m’obsède de leur larmes en disant : donne-nous de la
viande à manger. Je ne puis à moi seul porter tout ce peuple, c'est trop lourd pour moi. Si tu
veux me traiter ainsi, tue moi plutôt. Ah si j’avais trouvé grâce à tes yeux que je ne vois plus
mon malheur » Dans l’exode, Moïse offrait sa vie à Dieu pour qu’Il ne punisse par le
peuple. Ici c’est plutôt : « Prends-moi ma vie parce que je n’en peux plus. Je suis épuisé
et donc je ne veux pas continuer à vivre ce malheur d’être entre un peuple rebelle et toi».
La même réalité peut avoir parfois des facettes plus glorieuses ou des facettes plus
humaines comme nous les voyons apparaître ici.

Dans le Deutéronome qui est le dernier livre du Pentateuque, Dt 9, 13 et 14, nous


retrouvons ici le parallèle de ce que nous avions vu dans l’Exode. Le Deutéronome à
cette caractéristique d’être un long récit placé sur la bouche de Moïse et c'est Moïse qui
raconte l’exode. C'est lui le narrateur. « Puis le Seigneur me dit : j’ai vu ce peuple, c'est un
peuple à la nuque raide. Laisse-moi que je les détruise et que j’efface leur nom de dessous les cieux
et que je fasse de toi une nation plus puissante et plus nombreuse que lui ». C'est le parallèle de
ce que nous avions vu en Ex 32, 9

Un peu plus loin aux vv. 18 à 29, nous voyons comment Moïse, raconté par lui-même, a
vécu la réconciliation du Sinaï après le Veau d’or. «  Puis je me jetai à terre devant le
Seigneur. Comme la première fois, je fus quarante jours et quarante nuits sans manger de pain ni
boire d’eau à cause de tous les péchés que vous aviez commis en faisant ce qui est mal aux yeux
du Seigneur au point de l’irriter. Car j’avais peur de cette colère, de cette fureur qui transportait
le Seigneur contre vous au point de vous détruire. Et cette fois encore, le Seigneur m’exauça.
Contre Aaron aussi, le Seigneur était violemment en colère au point de le faire périr. J’intercédai
aussi en faveur d’Aaron  ». Vous voyez que cela ne s’est pas fait comme cela en un instant.
Le pauvre Moïse a payé de sa personne. « Moïse s’est tenu sur la brèche » face à Dieu :
formule que l’on retrouve dans un psaume et aussi dans Ézéchiel, où il est dit que Dieu
n’a trouvé personne pour se tenir sur la brèche. Avec Moïse, il y avait quelqu’un !
«  Cette œuvre de péché que vous aviez fabriquée, ce veau, je le pris, je le brûlais au feu, je le
broyais, je le réduisais en fine poussière et j’en jetais la poussière au torrent qui descend de la
montagne.  » (Cela montre que le climat a changé depuis parce que maintenant, il n’y a
qu’un oued complètement sec) Puis Moïse va évoquer toutes les fois où les hébreux ont
irrité le Seigneur. «  Et à Tabeéra et à Massa et à Qibrot-ha-Taava, vous avez irrité le Seigneur.
Et lorsque le Seigneur voulu  vous faire quitter Cadès-Barné en disant : “Montez prendre
possession du pays que je vous ai donné”, vous vous êtes rebellés contre l’ordre du Seigneur votre
Dieu, vous n’avez pas cru en lui ni écouté sa voix. Vous avez été rebelles au Seigneur depuis le
jour où il vous a connus. Je me jetai donc à terre devant le Seigneur et je restai prosterné ces 40
jours et ces 40 nuits car le Seigneur avait parlé de vous détruire. J’intercédai auprès du Seigneur

23
et je lui dis : “Mon Seigneur Dieu, ne détruis pas ton peuple et ton héritage, lui que tu as délivré
par ta grandeur et que tu as fait sortit d’Égypte à main forte. Souviens-toi…
Là, c'est très intéressant parce que Moïse va évoquer les Pères d’Israël mais qui sont
morts : donc on a déjà une première apparition du rôle que peuvent jouer les morts,
mais qui sont vivants comme le dit Jésus : « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, non pas le
Dieu des morts mais des vivants ». On peut dire à Dieu de se souvenir d’eux. Ce n’est pas
encore une intercession active de leur part, mais ce qu’ils ont été et ce qu’ils sont
toujours peut être évoqué aux yeux de Dieu (mais nous sommes dans un contexte où la
foi en la résurrection finale n’est pas établie. Le shéol, lieu des défunts, est quelque chose
d’assez sombre) « Souviens-toi de tes serviteurs Abraham, Isaac et Jacob et ne fais pas attention
à l’indocilité de ce peuple, à sa perversité et à son péché » Regarde leurs Pères et par amour de
leur Pères, pardonne-leur.

Paul dira la même chose dans Rm 11, 28 à propos de l’incrédulité d’une partie d’Israël
par rapport à Jésus : « Ennemis, il est vrai, selon l’Évangile, à cause de vous, ils sont selon
l’élection, chéris à cause de leurs Pères » Abraham, Isaac et Jacob. On a la même chose dans
le Deutéronome : Moïse demande à Dieu de considérer les Pères pour fermer les yeux
sur les offenses des fils. « Souviens-toi… ne fais pas attention…  »

La raison que Moïse va donner aussi, c'est la mission d’Israël : « … de crainte que l’on ne
dise au pays d’où tu nous a fait sortir  : le Seigneur n’a pas pu les conduire au pays dont il leur
avait parlé et c'est en haine d’eux qu’il les a fait sortir pour les faire mourir dans le désert. Mais
ils sont ton peuple, ton héritage, ceux que tu as fait sortir par ta grande force et ton bras
étendu  ». C'est aussi pour une raison de crédibilité de l’œuvre de Dieu : si Dieu détruit
Israël à cause de son infidélité, Il n’apparaîtra pas comme ce Dieu fidèle qui doit mener
Israël dans sa mission.

Nous voyons un écho de ce rôle d’intercesseur de Moïse au psaume 105 (106) 23, qui est
une grande fresque de la sortie d’Égypte et des années du Sinaï. « Dieu parlait de les
supprimer, si ce n’est que Moïse son élu se tint sur la brèche devant lui pour détourner son
courroux de détruire ».

DAVID

Le prochain grand partenaire et ami de Dieu, c’est David. Le rôle d’intercesseur de


David va très loin et lui aussi va mettre en jeu sa propre vie dans une occasion qui est
la colère de Dieu au moment où il a fait recenser le peuple d’Israël. Dieu a été très en
colère car recenser le peuple d’Israël, c’était en quelque sorte se confier dans sa propre
puissance. David en faisant compter le peuple signifiait que somme toute, il était
devenu un petit roi assez puissant au milieu des empires. Israël commençait à exister,
car avant, du temps des juges, Israël n’était pas grand chose ! Et là, ça commence à
devenir un petit peu plus que pas grand chose ! David a voulu se satisfaire en faisant
compter le peuple et Dieu a été très en colère, car c’était le signe que David ne
s’appuyait plus sur Dieu, mais comptait sur les forces d’une armée. Vous avez toute
cette histoire dans 2 Sam 24, 1-17 (le dénombrement du peuple).

24
«  La colère du Seigneur s’enflamma contre les israélites et il excita David contre eux » : formule
très mystérieuse qu’on trouve dans les livres de Samuel et à d’autres endroits dans la
Bible.
La pensée sémitique n’est pas du tout une pensée philosophique et donc, elle a
beaucoup de mal par exemple, à distinguer entre la cause première et des causes
secondes. Cela ne veut pas dire qu’elle ne les distingue pas, mais elle a beaucoup de mal
à les exprimer. C’est pour cela que très souvent, on a l’impression que des actes mauvais
sont attribués à Dieu. La distinction entre ce que Dieu veut et ce que Dieu permet
n’apparaîtra que progressivement et surtout dans les livres sapientiels en contact avec
l’hellénisme qui a affiné la conceptualité. C'est du reste ce qui conduit les musulmans à
considérer que tout vient de la cause première et à supprimer les causes secondes. C'est
Allah qui veut tout, il n’y a aucune distinction entre ce que Allah veut et ce qu’il permet.
Tout est écrit et déterminé dans le Coran. Dans la Bible, c'est beaucoup plus subtil parce
que Dieu, par exemple, se repent. Si Dieu se repent, cela veut dire qu’Il avait permis
quelque chose qu’Il ne voulait pas vraiment.

Donc ici « La colère du Seigneur s’enflamma contre les israélites (on ne sait pas pourquoi) et
il excita David contre eux : “Va, dit-il, fais le dénombrement d’Israël et de Juda”
Voyez la note de BJ 2: “L’accomplissement de ce qui paraît un ordre divin sera regardé
par David comme un péché (v 10) et puni par Dieu avec un fléau (V 15). La mentalité
religieuse de l’ancien Israël reportait tout à Dieu comme à la cause première (sans
distinguer les cause secondes permises par Dieu) Le chroniste a remplacé “Seigneur”
par “Satan” dans le parallèle cf. I Chroniques 21, 1-5. On considérait alors un
recensement comme un impiété parce qu’il portait atteinte aux prérogatives de Dieu, qui
tient les registres de ceux qui doivent vivre ou mourir” Vouloir tenir un livre des
vivants était considéré comme un péché.

«  La colère du Seigneur s’enflamma contre les israélites et il excita David contre eux  : “Va, dit-
il, fais le dénombrement d’Israël et de Juda. Le roi dit à Joab et aux chefs de l'armée qui étaient
avec lui : " Parcourez donc toutes les tribus d'Israël, de Dan à Bersabée, et faites le recensement
du peuple afin que je sache le chiffre de la population. "
Joab répondit au roi : " Que Yahvé ton Dieu accroisse le peuple de cent fois autant, pendant que
Monseigneur le roi peut le voir de ses yeux, mais pourquoi Monseigneur le roi aurait-il ce désir ?
"
Les lieutenants de David sont un peu étonnés.
Cependant l'ordre du roi s'imposa à Joab et aux chefs de l'armée, et Joab et les chefs de l'armée
quittèrent la présence du roi pour recenser le peuple d'Israël ».
Le recensement se fait. « Israël comptait six cent mille hommes d’armes tirant l’épée et Juda
cinq cent mille hommes  » Ce qui intéresse le recensement, ce sont les hommes tirant l’épée
pour savoir sur quoi on peut compter en cas de guerre.

2
Curieusement, cette note a été sans cesse remaniée selon les éditions de la BJ. Celle que
le Père Garrigues lit est très proche de l’édition de 1956 (qui pourtant ne parle pas du
“registre”), mais n’est plus du tout celle de l’édition de 1975.

25
«  Ils passèrent le Jourdain et commencèrent par Aroèr et la ville qui est au milieu de la vallée,
allèrent chez les Gadites et vers Yazèr.
Puis ils allèrent en Galaad et au pays des Hittites, à Qadesh, ils se rendirent à Dan et de Dan ils
obliquèrent vers Sidon.
Puis ils atteignirent la forteresse de Tyr et toutes les villes des Hivvites et des Cananéens et
aboutirent au Négeb de Juda, à Bersabée.
Ayant parcouru tout le pays, ils rentrèrent à Jérusalem au bout de neuf mois et vingt jours.
Joab donna au roi le chiffre obtenu pour le recensement du peuple : Israël comptait huit cent mille
hommes d'armes tirant l'épée, et Juda cinq cent mille hommes.
Après cela le cœur de David lui battit d'avoir recensé le peuple et David dit à Yahvé : " C'est un
grand péché que j'ai commis! Maintenant, Yahvé, veuille pardonner cette faute à ton serviteur,
car j'ai commis une grande folie. "
Quand David se leva le lendemain matin - cette parole de Yahvé avait été adressée au prophète
Gad, le voyant de David :
" Va dire à David : Ainsi parle Yahvé. Je te propose trois choses, choisis- en une et je l'exécuterai
pour toi. " -
Donc Gad se rendit chez David et lui notifia ceci : " Faut-il que t'adviennent trois années de
famine dans ton pays, ou que tu fuies pendant trois mois devant ton ennemi qui te poursuivra,
ou qu'il y ait pendant trois jours la peste dans ton pays ? Maintenant réfléchis et vois ce que je
dois répondre à celui qui m'envoie! "
David dit à Gad : " Je suis dans une grande anxiété... Ah! tombons entre les mains de Yahvé, car
sa miséricorde est grande, mais que je ne tombe pas entre les mains des hommes! "David choisit
donc la peste.
Ceci est déjà très impressionnant. La peste est considérée comme un fléau qui vient
directement du Dieu. Les autres fléaux étaient la famine, la victoire des ennemis etc. et il
y avait une médiation humaine. La peste vient directement de Dieu. David préfère cela
car il sait que grande est sa miséricorde. Il va subir un mal de peine, mais il sait que
Dieu est miséricorde et donc il se confie plus à lui.

C'était le temps de la moisson des blés. Yahvé envoya la peste en Israël depuis le matin jusqu'au
temps fixé, le fléau frappa le peuple et soixante-dix mille hommes du peuple moururent depuis
Dan jusqu'à Bersabée.
L'ange étendit sa main vers Jérusalem pour l'exterminer, mais Yahvé se repentit de ce mal et il
dit à l'ange qui exterminait le peuple : " Assez! retire à présent ta main. " L'ange de Yahvé se
trouvait près de l'aire d'Arauna le Jébuséen.
Quand David vit l'ange qui frappait le peuple, il dit à Yahvé : " C'est moi qui ai péché, c'est moi
qui ai commis le mal, mais ceux-là, c'est le troupeau, qu'ont-ils fait ? Que ta main s'appesantisse
donc sur moi et sur ma famille! "
Ce dernier verset 17 est très beau. David assume devant Dieu sa responsabilité. Il veut
soustraire autant qu’il peut le mal de peine qui tombe sur l’ensemble du peuple en
voulant prendre sur lui toute la peine. C'est important et nous verrons que c’est ce que
Jésus a fait. Il y eu Moïse et maintenant David, c’est-à-dire quelqu’un qui est prêt à
offrir sa vie en substitution de la vie des autres. Ce thème de la substitution commence
à se profiler. 

26

LA CHUTE DE JÉRUSALEM ET L’EXIL

Mais pour qu’Israël reçoive pleinement la révélation de la substitution, il va falloir qu’il


passe par des épreuves épouvantables. Ces épreuves sont liées à la fin de la monarchie
davidique. David a eu comme fils Salomon. Salomon a été un grand roi mais très enivré
de sa puissance. À cause de ce désir de puissance, Il a pris beaucoup de concubines
étrangères qui étaient des filles des rois du voisinage. Elles ont introduit leurs cultes
païens. Ces cultes se sont introduits à Jérusalem et en Israël et les rois qui ont succédé à
Salomon ont été de plus en plus mauvais avec quelques exceptions. Ils ont descendu les
marches de l’horreur jusqu’à pratiquer les actes les plus abominables qui étaient le
sacrifice des enfants dans la vallée de la géhenne qui reste maudite pour les juifs jusqu’à
aujourd’hui. Ils n’y mettent jamais les pieds. On ne voit seulement que les familles
musulmanes se promener là, dans cette zone qui est très bien entretenue avec des
pelouses.

C’est en ce lieu qu’il y avait le tophet : le lieu du sacrifice des enfants. On les enfournait
dans le four de la gueule du monstre Moloch. Et les rois ont fait même passer leurs
enfants dans ce four. Quand on dit dans la Bible : “Tel roi fit ce qui déplaît au Seigneur,
il fit passer ses enfants par le feu”, c’est cela. Ces sacrifices étaient assez courants dans le
paganisme. On le faisait par exemple pour avoir des vents favorables au cours d’un
voyage. Pensez à Iphigénie et Agamemnon. Les rois ont été abominables et le châtiment
a été terrible, la prise de Jérusalem et l’exil, mais surtout le siège de Jérusalem a été le
pire. Jérusalem était très bien fortifiée car à un sommet et donc facile à défendre. Les
sièges de l’antiquité quand les villes étaient bien défendues étaient abominables parce
que cela consistait à encercler la ville jusqu’à ce que tout le monde meure de faim. On ne
peut plus sortir, il n’y a plus d’eau et donc à Jérusalem, ils ont bu leurs urines, ils ont tué
leurs enfants. Tout cela est décrit par le menu dans les lamentations de Jérémie. Les rois
ont été tués, on a déportés le peuple à Babylone pour 70 ans. Cela a été un traumatisme
effroyable pour Israël.

Et c’est à partir de ce moment là que Dieu va pouvoir révéler à Israël des choses
nouvelles  qu’il ne pouvait pas leur révéler avant parce qu’ils étaient incapables de
l’entendre : la rétribution temporelle ne se fait pas dans ce monde, mais dans le monde
au-delà. La foi en la résurrection va commencer, une rétribution dans l’au-delà. Jusque
là, si vous prenez les psaumes, c’est clair : les riches sont riches car ils sont vertueux et
Dieu les récompense. Les pauvres sont pauvres car ils ont été méchants et Dieu les
punit. On trouve encore ce raisonnement dans un certain pentecôtisme américain. Si je
suis bien, Dieu va me donne de l’argent, va me faire triompher dans la vie etc.

Israël a vécu avec ce schéma jusqu’à l’exil où enfin ils vont comprendre autre chose.
Certes, ils avaient fait des abominations, mais le châtiment qui est tombé sur eux était
disproportionné, était vraiment trop lourd, de l’ordre du simple au double. Donc il se
pose la question : cela veut dire qu’il n’y a pas de rétribution en ce monde. Les pauvres

27
ne sont pas forcément des gens mauvais que Dieu punit. Les riches ne sont pas
forcément des gens bons que Dieu récompense. C’est dans ce contexte du retour de l’exil
que vont apparaître des livres de l’AT inaugurant une étape très nouvelle pour Israël :
- le livre de Job  qui est le scandale de la souffrance “presque” innocente. Le livre
est fait pour choquer.
- le second Isaïe (à partir du chapitre 40) qui s’appelle le livre de la consolation et
qui va culminer dans le Serviteur souffrant. Imaginez ce que cela va entraîner
comme nouvelle vision du Messie etc.
C’est un vrai remodelage de la religion d’Israël qui va sortir de là. Dans tous les
psaumes et les textes sur le juste persécuté dans la littérature sapientielle, le juste
persécuté va apparaître comme portant particulièrement des souffrances qui ne sont
pas les siennes. Le thème de la substitution, déjà présent en filigrane (Moïse, David) va
devenir central.

LE SECOND ISAÏE ÉCRIT AU RETOUR DE L’EXIL :


LA CONSOLATION D’ISRAËL

Is 40 «  Consolez, consolez mon peuple… C'est un texte que l’on entend au début de l’Avent
et vous allez voir en quoi consiste la consolation, c’est assez étonnant.

" Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu,


parlez au cœur de Jérusalem et criez-lui que son service est accompli, que sa faute est
expiée…”

Ce qui est très intéressant, c'est que “sa faute est expiée“ vient en second. Avant de lui dire
que sa faute est expiée, Dieu lui annonce que son service est fini. Qu’est-ce que c’est que
le service : c’est la fonction sacerdotale. Le terme “service” est toujours un terme
sacerdotal. Quand Jésus dit qu’Il est venu pour servir et non pour être servi, c'est le
Serviteur souffrant : sommet de la fonction sacerdotale.

" Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu, parlez au cœur de Jérusalem et criez-lui que
son service est accompli, que sa faute est expiée…”
Que “sa faute est expiée“, cela posait beaucoup de problèmes, parce qu’Israël a
l’impression d’avoir vécu une punition double. Donc Dieu, et c'est cela la consolation,
leur dit : “votre service est fini”: c’était un service, ce n’était pas qu’une expiation de votre
faute. Vous portiez les conséquences de vos péchés, mais pas que les vôtres, parce que
vous êtes un peuple sacerdotal. Et dans tout ce livre de la consolation, on va avoir cet
entrecroisement :
- entre la vocation sacerdotale d’Israël, appelé lui-même serviteur de Dieu.
- et quelqu’un, un personnage mystérieux (probablement messianique, mais c’est
discuté) qui sera le Serviteur par excellence, à travers lequel Israël lui-même pourra
entrer pleinement dans sa vocation. Il sera l’alliance du peuple et la lumière des nations
car il y a aussi une ouverture universelle.

28
“Parlez au cœur de Jérusalem et criez-lui que son service est accompli, que sa faute est expiée,
qu'elle a reçu de la main du Seigneur double punition pour tous ses péchés. " Là est
l’expiation et le service, expiation parce qu’il y a eu péché et quelque chose qui portait
ses fruits, et donc rétribution immanente des actes posés, mais il y a eu aussi service
sacerdotal pour d’autres. Et cela console Israël. Pensons aux malades qui vont à
Lourdes : le miracle permanent, universel dont tous bénéficient, c’est qu’ils repartent en
sachant davantage le sens de leur souffrance, qu’ils vont pouvoir l’offrir et non être
simplement écrasés par elle et en faire un don pour le salut du monde. Cette dimension
co-rédemptrice, c’est cela la consolation d’Israël.

Donc au chapitre 40, on a cette annonce de la consolation et au chapitre 42, on a le


premier chant du Serviteur et sans cesse, on a dans les chants du Serviteur une
dimension personnelle et une dimension collective. Tantôt c’est Israël, tantôt c’est
“quelqu’un” qui incarne parfaitement la vocation Israël et permet à Israël d’entrer
vraiment dans sa vocation de substitution. Le dévoilement de cette substitution est le
quatrième chant du Serviteur que nous verrons dans la prochaine catéchèse.

Le Serviteur souffrant sera la clé à travers laquelle Jésus lui-même interprète sa


personne, son œuvre, en Luc 24, quand il explique aux pèlerins d’Emmaüs qu’il fallait
que le Messie connaisse la souffrance pour entrer dans sa gloire. On voit très bien que
c’est le Serviteur souffrant qui sert de clef et c’est toute la clef du NT. C’est toute
l’économie de la rédemption. Tous les livres du NT ont quelques références au Serviteur
souffrant.

En Israël aujourd’hui, les Juifs messianiques n’ont n’a pas le droit de publier une Bible
hébraïque contenant le NT. Parce qu’Israël considère que c’est un acte de mission auprès
des juifs et la mission auprès de juifs est interdite par la loi. C’est là un blocage du aux
souvenirs des missions et des conversions forcées, etc.… Les juifs messianiques ne
peuvent faire éditer des Bibles complètes (AT + NT) qu’à l’étranger et ensuite ils les font
entrer en Israël. Il font aussi imprimer une Bible avec seulement l’AT et ils impriment en
très très gros Isaïe 53 et en marge, ils mettent simplement une question : “Qui pensez
vous que cela puisse être ?” Il faut aussi savoir que dans le cursus liturgique
synagogale, Isaïe 53 est sauté. Il y a donc quelque chose de répressif dans la conscience
rabbinique par rapport à la possible interprétation chrétienne de l’AT.

JOB

Je voudrais vous dire quelques mots de Job car Job est parallèle de cela. Autant le livre
de la consolation du II Isaïe est le dévoilement de la vocation sacerdotale d’Israël
comme appel à la substitution par rapport aux autres nations, rappelez-vous que c’était
la raison pour laquelle Dieu avait voulu révéler à Abraham ce qu’il allait faire avec
Sodome parce que Abraham allait devenir le Père de beaucoup de nations et que les
nations allaient se bénir en son nom, et donc ce qui concernait Sodome le concernait lui.

29
Il y a quelque chose de cela dans l’ouverture universaliste qui se fait à partir du livre de
la consolation d’Isaïe.

Dans Job, on a un état antérieur. C'est le moment où on réalise que le juste est écrasé de
souffrances sans proportion avec part de péché et on ne sait pas pourquoi. Alors que
dans Isaïe 53, on saura pourquoi : le Serviteur porte le péché des multitudes.

Dans Job, on ne sait pas pourquoi. Le livre de Job parle beaucoup aux Juifs aujourd’hui à
cause de la shoah qui est incompréhensible pour eux et elle l’est effectivement sans le
Rédempteur et la co-rédemption. Le juif séculier interroge Dieu ou ne croit plus en lui,
se révolte, et le juif pieux, comme Job, met sa main sur la bouche et s’incline devant
l’incompréhensible.

Vous allez voir que dans le livre de Job, c'est très finement quand même insinué. Job en
disant qu’il est juste selon les critères de la loi, de l’opinion publique, reconnaît qu’en
fait, personne n’est juste devant Dieu. Il en a fortement conscience. Ce qui est d’autant
plus étonnant – et ce livre est étonnant de part en part - c’est que Job n’est pas un juif.
Le juste par excellence dans l’AT qui est celui du livre de Job, est un personnage fictif,
une sorte de figure connue dans la littérature du fond du bassin méditerranéen de tous
ces pays du Moyen Orient. Il ne parle jamais de la loi, de Jérusalem, de l’alliance,
d’Israël. C’est un sémite, un arabe qui habite du côté d’Edom, aujourd’hui la Jordanie. Il
croit en un Dieu unique, juste et miséricordieux. C’est quasi une foi islamique.

On a dit aussi que ce récit voulait nous transporter à l’époque patriarcale avant l’exode,
avant Moïse, avant la loi, à un moment où chacun adorait avec des religions
traditionnelles. Job a conscience qu’il a péché (le juste pèche 7 fois par jour). C’est aussi
une époque où on commence à prendre conscience de l’universalité du péché originel,
justement pour expliquer cet état de l’humanité. Job dit qu’il est puni hors de
proportion : il a perdu tous ses biens, tous ses fils et ses filles, et ensuite il est tombé
gravement malade avec une sorte de lèpre. Il est sur un tas de fumier. C'est quand
même très chargé comme tableau !

IL se révolte, non pas pour dire “Je suis juste”, mais “Je ne suis pas pécheur” au point où
ses amis le prétendent. Ses amis ont l’ancienne conception qui dominait en Israël  : la
rétribution temporelle. « S’il arrive tout ça, c’est que tu as péché, cherche bien dans ta vie
car il doit y avoir des choses assez graves » Job exprime le fond du problème dans un
passage.3
Job 9, 17 « Lui qui m’écrase pour un cheveu, qui multiplie sans raison mes blessures  ».
Il m’écrase pour un cheveu. Il y a un cheveu quand même, mais c'est disproportionné qu’il
m’écrase ! Pourquoi ? Il remet complètement en question que les riches sont des gens
très bien et les pauvres des gens très mauvais. Au chapitre 21, il apporte le démenti des

3
Mais le problème, c’est la traduction un peu flottante du livre de Job, on a trouvé des
manuscrits à Qûmran où certains versets sont vocalisés autrement…

30
faits. Les psaumes disaient pieusement : “Oui, c’est vrai un impie a été riche, mais
attend, tu verras, à la fin, ça va très mal tourner pour lui”. Job démystifie cela dans le
chapitre 21 qui est le contrepied de quantité de psaumes qui disent que la rétribution de
la justice se fait en ce monde. Ce qui est intéressant du livre de Job, c’est la fin. À la fin,
Dieu intervient lui-même et il donne raison à Job , il dit que c’est Job qui a bien parlé et
pas ses amis qu’il désavoue complètement, mais Il lui dit aussi de se taire, d’accepter de
ne pas comprendre. Isaïe 40, c’est vraiment un pas de plus. Il y a un réel dévoilement.
Job exprime très bien ce que vit aujourd’hui un juif pieux par rapport aux souffrances
d’Israël qui ont été assez impressionnantes quel qu’est pu être leurs péchés.

Cette fin de Job, vous la trouvez au dernier chapitre 42 et aux versets 7 et 8, Dieu
intervient et dit :
«  Après qu'il eut ainsi parlé à Job, Yahvé s'adressa à Eliphaz de Témân : "Ma colère s'est
enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n'avez pas parlé de moi avec droiture comme l'a
fait mon serviteur Job ».
Malgré tout, les cris de Job et les révoltes de Job étaient moins mauvais que ceux de ses
amis.

«  Et maintenant, procurez-vous sept taureaux et sept béliers, puis allez vers mon serviteur Job.
Vous offrirez pour vous un holocauste, tandis que mon serviteur Job priera pour vous. J'aurai
égard à lui et ne vous infligerai pas ma disgrâce pour n'avoir pas, comme mon serviteur Job,
parlé avec droiture de moi. »
On a la substitution. Dans ce sacrifice, Job va prier pour ces trois amis et Dieu aura
égard à Job et n’infligera pas sa disgrâce aux trois amis. On a la figure de la substitution
du Serviteur et dans un contexte sacerdotal puisque c'est au cours d’un sacrifice, mais il
n’y a pas de clergé, pas de temple…
Cf. note BJ (édition 1956) :
Job fait figure d’intercesseur comme Abraham (Gn 18, 22-32 ; 20, 7) Moïse (Ex 32, 11 +)
Samuel (I Sam 7, 5 ; 12, 19) Amos (Am 7, 2-6) Jérémie (11, 14, 37, 3), 2 Mac 15, 14. Cf. Ez
14, 14-20. Son épreuve semble être l’une des raisons de l’efficacité de sa prière. À
l’arrière-plan se profile la figure du Serviteur dont la souffrance cette fois est
expressément une expiation pour autrui.

31
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Quatrième catéchèse (50 mn)
Les chants du Serviteur

Les 2 premières minutes ne sont pas retranscrites. Elles résument le parcours précédent en
quelques phrases.

Peu à peu dans l’Écriture, la dimension de substitution devient de plus en plus


évidente : quelqu’un prend sur lui quelque chose de l’expiation du péché d’autrui.
Nous allons entrer dans cet aspect de la communion des saints qui en est la dimension la
plus profonde et que la théologie classique appellera la réversibilité des mérites. Les
mérites, dans la communion des saints, peuvent être reversés à d’autres.

Je m’inspire d’une étude sur la substitution de Ratzinger, publié dans un livre qui s’appelle l’Encyclopédie
de la Foi, au tome IV (Cerf 1967) page 267 à 277. C’est une étude surtout biblique mais aussi systématique
de la substitution. C’est sur la substitution du Christ et la dimension co-rédemptrice de l’Église. Peu de
choses sont écrites sur le sujet.

Nous avons vu Is 40 qui ouvre le livre de la consolation d’Israël, et le but de ce livre, est
de révéler à Israël que les terribles souffrances du siège de Jérusalem et de l’exil à
Babylone avaient un sens sacerdotal, qu’Israël portait aussi les péchés des autres. Cela
conduit directement aux quatre chants du Serviteur, dont le premier est en Is 42, tout
proche d’Is 40. Il ne faut pas séparer ces quatre chants même si le quatrième est un
sommet et que les chrétiens le lisent avec une prédilection particulière puisque c’est la
grande prophétie du Messie humilié qu’a été le Christ. Ce qui apparaît quand on lit ces
chants dans leur ensemble, c'est que ce Serviteur est à la fois personnel et collectif. Vous
voyez comme c’est si important pour la dimension de la communion des Saints.

Le Serviteur, c'est à la fois Israël lui-même puisque Dieu vient de lui dire en Is 40 que
son service est terminé, donc qu’il a accompli sa fonction sacerdotal de peuple de prêtres
pour l’humanité et en même temps c'est “quelqu’un” en Israël qui accomplit si
parfaitement la vocation d’Israël, que c’est uniquement à travers lui qu’Israël peut
accomplir ce service sacerdotal. Vous voyez pourquoi il n’y a pas d’opposition entre la
dimension collective et la dimension individuelle, parce que le Serviteur-personne (et le
texte oblige à aller jusque là et que la lecture juive qui veut en rester uniquement à la
dimension collective ne rend pas compte de l’intégralité du texte) est Tête d’un peuple
qui lui-même est tout entier appelé à ce mystère sacerdotal. Il est là pour mettre le
peuple dans sa vocation de peuple de prêtres.

32
Cela a été finement marqué dans un livre du Père Didier Remaud qui était professeur au
“Centre Ratisbonne”. C'est sans doute sa thèse : “Israël, Serviteur de Dieu”. C'est un livre
pour faire découvrir aux chrétiens la dimension collective du Serviteur et donc que cela
fait partie de la vocation d’Israël et que ce n’est pas quelque chose que l’on peut
purement et simplement gommer en disant  que c’est le Christ. Oui, c'est le Christ, mais
le Christ modèle et instrument pour que le peuple de Dieu soit lui-même un peuple
sacerdotal, un peuple qui porte la souffrance des autres.

Il suffit de regarder l’histoire d’Israël pour voir comment de manière parfois paradoxale
mais réelle, cela s’est accompli y compris dans la shoah. C'est quelque chose devant
laquelle les juifs, même les juifs croyants, restent beaucoup dans l’attitude de Job. On est
devant la Shoah. C'est quelque chose d’incompréhensible, mais on met la main sur sa
bouche. «  J’ai parlé comme un insensé » dit Job, mais en même temps, Dieu a accepté qu’il
parle comme cela. Ceux qui parlent comme Job, ce sont les juifs séculiers pour qui c’est
un scandale, c'est l’absurde. Ils protestent et vont jusqu’à dire qu’ils ne croient pas en
Dieu. Mais ils le font d’une manière très étrange.
Ils “claquent la porte à Dieu”, comme une querelle, mais il ne faut pas identifier cela à
notre “sécularisation”. Le rapport des juifs avec Dieu est très compliqué. Ils
disent toujours : « Ce n’est pas nous qui avons choisi Dieu, c’est Dieu qui nous a choisis
». Le chrétien choisi Dieu même s’il y a bien sûr un appel, une vocation qui est une
réponse. Mais nous avons fait une démarche vers le baptême ou on nous y a conduit.
Cela vient beaucoup de nous. Pour eux, cette élection “leur tombe dessus” par le seul
fait de la naissance. Les juifs ne peuvent pas se débarrasser de Dieu, mais ils peuvent
lui claquer la porte comme on claque la porte à ses parents, à sa femme, à son mari, dans
des relations de famille.

Il y a une histoire juive qui exprime cela très bien : Ce sont deux juifs séculiers,
agnostiques qui parlent et l’un demande à l’autre : « Dis-moi si tu crois en Dieu ». Et
l’autre lui dit : « Je ne peux pas te le dire » Le premier revient à la charge : « Mais dis-
moi, tu es mon ami, tu peux me le dire si tu crois ou non en Dieu… » « Non, je ne peux
pas te le dire. Écoute, je te le dirai demain, je ne peux pas te le dire aujourd’hui ». L’autre
revient le lendemain : « Alors dis-moi maintenant si tu crois en Dieu » « Ben non, je ne
crois pas en Dieu ». « Pourquoi tu ne pouvais pas me le dire hier ? » « Parce qu’hier,
c’était Shabbat ! » Le Shabbat s’imposait plus que l’opinion humaine de croire ou de ne
pas croire qui est assez secondaire. Et ça, c'est dans la conscience juive.

L’attitude des juifs séculiers reprend les vociférations de Job par rapport à la shoah et
l’attitude des juifs religieux reprend la fin du livre de Job où Job met la main sur sa
bouche et s’incline devant un mystère et Dieu lui fait comprendre qu’il faut qu’il
s’incline. Mais dans le livre de Job, ce n’est qu’en filigrane qu’on voit la dimension
sacerdotale tout à fait à la fin du livre quand Dieu dit que c’est par égard pour Job qu’il
ne punira pas ses amis qui ont tenu des propos insensés. Car ce qui est sûr, c’est que ce
que Dieu appelle insensé, ce ne sont pas les vociférations de Job, ce sont les justifications
rationnelles de la rétribution temporelle. « Faites un sacrifice et Job priera pour vous ».
Cette dimension sacerdotale de la fin est quand même la clef du livre de Job. Je pense

33
que c'est plus ou moins obscurément chez les juifs croyants, mais ils en restent plutôt à
celui qui met la main sur sa bouche et qui s’incline devant quelque chose qui le dépasse.
Les chants du Serviteur, surtout le quatrième, sont redoutés par les juifs, car ils ouvrent
trop la porte au mystère de Jésus.

Donc il faut tenir les deux, la dimension communautaire et la dimension personnelle et


monter comment l’une et l’autre s’impliquent dans le texte lui-même. Israël est serviteur
de Dieu parce qu’il y a le Serviteur souffrant. On ne peut les séparer.

Deuxième chant du Serviteur


Is 49

C'est dans ce chant que l’on voit qu’Israël est serviteur de Dieu, au verset 3 :
«  Dieu m'a dit : " Tu es mon serviteur, Israël, toi en qui je me glorifierai. »
Cela ne peut pas être plus explicite. Mais un peu plus bas, on a l’impression de quelque
chose de contradictoire puisqu’il est dit au verset 6
«  Dieu a dit : C'est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob et
ramener les survivants d'Israël. Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne
aux extrémités de la terre. » Ici, il est clair qu’il y a un Serviteur par excellence. C'est un
juif, mais il se distingue des tribus de Jacob et doit ramener les survivants d’Israël. Nous
sommes bien dans le contexte du retour de l’exil. Et ce personnage qui n’est pas
simplement une personnification du peuple sera aussi la lumière des nations « Pour que
mon salut atteigne jusqu’aux extrémités de la terre » C'est l’ouverture universaliste. Un salut
universel.

On dit souvent que le judaïsme n’est pas une religion universelle. Les juifs n’ont pas
pour mission de convertir au judaïsme la terre entière. Oui et non. Oui, en ce sens que
leur vocation n’est pas de faire de tous les hommes des juifs car la distinction juifs et
gentils demeure ; mais néanmoins, ici, il s’agit de salut dont Jésus dira à la samaritaine
qu’il vient des juifs. Je fais de toi la lumière des nations : là cela va encore. Les juifs
acceptent volontiers qu’ayant reçus la Loi du Sinaï, ils doivent en être les témoins dans
le monde pour éclairer les nations, pour que cette loi du Sinaï, elle devienne par eux,
lumière des nations. Cette Loi du Sinaï correspond en fait à la loi inscrite naturellement
dans le cœur de l’homme selon la formule de Paul dans les Romains, mais il y a plus
qu’être la lumière des nations : « Pour que mon salut atteigne jusqu’aux extrémités de la
terre  » C'est probablement l’un des premiers endroits où les nations sont promises au
salut. En général, le terme “salut” ou “rédemption” ou les termes analogues, jusque-là,
concernaient Israël, peuple de Dieu qui devait être sauvé de ses ennemis etc. Ici, nous
voyons pour la première fois qu’à travers ce Serviteur le salut est destiné aux nations,
jusqu’aux extrémités de la terre. Formule métaphorique pour dire : tout le monde. Vous
voyez que la substitution fait qu’Israël va entrer dans une étape de sa vocation
sacerdotale qui l’ouvre à une mission de salut pour toutes les nations.

34
Toute cette vocation va être bloquée à partir du Christ. Quand Paul dit que Dieu les a
mis à l’écart, cela ne veut pas dire rejetés. Ils sont mis à l’écart sur ce point précis de
leur vocation sacerdotale. Normalement, ils auraient dû servir sacerdotalement Dieu. Ils
l’ont servi à travers ceux qui se sont convertis, les apôtres, toute la communauté de
Jérusalem, sinon il n’y aurait pas eu l’Église, mais évidemment, si cela avait été le peuple
dans son entier, l’évangélisation du monde aurait été infiniment plus rapide. Donc il y a
eu une mise à l’écart des juifs incrédules, mais mise à l’écart comme on met de côté un
instrument qui servira en son temps, et Paul laisse entrevoir qu’il servira à la fin des
temps, dans le combat eschatologique. Ce n’est pas purement et simplement du rejet.

Premier chant du Serviteur


Isaïe 42

Vous avez un autre passage dans les chants du serviteur qui dit cette même dimension à
la fois personnelle et communautaire. Is 42 :

«  Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît. J'ai mis sur lui mon
Esprit…  »
Comme dans le premier Isaïe au sujet du Messie : l’Esprit du Seigneur est sur moi…

«  J'ai mis sur lui mon esprit, il présentera aux nations le droit.
Il ne crie pas, il n'élève pas le ton, il ne fait pas entendre sa voix dans la rue;
il ne brise pas le roseau froissé, il n'éteint pas la mèche qui faiblit… »
Le serviteur se présente comme un messie humble et miséricordieux.

«  Il ne brise pas le roseau froissé, il n'éteint pas la mèche qui faiblit, fidèlement, il présente le
droit;
il ne faiblira ni ne cédera jusqu'à ce qu'il établisse le droit sur la terre, et les îles attendent son
enseignement ».
Toujours cette dimension universaliste. La terre c’est Israël mais les îles, c'est ce qui est
au-delà des mers, c'est le vaste monde.

«  Ainsi parle Dieu, Yahvé, qui a créé les cieux et les a déployés, qui a affermi la terre et ce qu'elle
produit, qui a donné le souffle au peuple qui l'habite, et l'esprit à ceux qui la parcourent.
" Moi, Yahvé, je t'ai appelé dans la justice, je t'ai saisi par la main, et je t'ai modelé  »
Même termes que la création d’Adam. Le serviteur a été modelé par Dieu comme un
nouvel Adam.

«  J'ai fait de toi l'alliance du peuple, la lumière des nations… »


Être l’alliance du peuple, cela veut dire que ce n’est pas directement, immédiatement un terme
collectif. Il y a quelqu’un qui est l’alliance du peuple, quelqu’un qui est forcément
membre du peuple, juif lui-même, qui fait partie du peuple, mais il va renouveler en lui
l’alliance pour que le peuple entre dans une fidélité plus grande à l’alliance. Et se
faisant, il deviendra lumière des nations. Et Dieu annonce au verset 9 cette dimension de

35
nouveauté :

«  Les premières choses, voici qu'elles sont arrivées, et je vous en annonce de nouvelles, avant
qu'elles ne paraissent, je vais vous les faire connaître ».
Vous verrez, au début du quatrième chant du Serviteur, l’annonce de quelque chose
d’inouï, de nouveau , dont on n’avait pas entendu parler : c’est la nouvelle alliance. C'est
l’état nouveau de la relation d’alliance entre Dieu et son Peuple.

À nouveau : deuxième chant du Serviteur


Isaïe 49

«  Iles, écoutez-moi, soyez attentifs, peuples lointains! »


Ici, Dieu par la bouche du prophète s’adresse aux hommes qui sont au loin. Formule que
reprendra saint Pierre : « Ceux qui sont au loin (les gentils), ceux qui sont proches (Israël) ».
Ce n’est pas seulement un lointain géographique, c’est un lointain par rapport à la foi.

«  Iles, écoutez-moi, soyez attentifs, peuples lointains! Yahvé m'a appelé dès le sein maternel, dès
les entrailles de ma mère il a prononcé mon nom ».
Ici, le prophète reprend les formules de Jérémie 1, 5, c’est-à-dire la vocation de
quelqu’un dès le sein de sa mère, ce qui indique une personnalité.

«  Il a fait de ma bouche une épée tranchante, il m'a abrité à l'ombre de sa main; il a fait de moi
une flèche acérée, il m'a caché dans son carquois.
Il m'a dit : Tu es mon serviteur, Israël, toi en qui je me glorifierai.  »
Sans cesse l’alternance entre la dimension personnelle et la dimension communautaire.

Et moi, j'ai dit : " C'est en vain que j'ai peiné, pour rien, pour du vent j'ai usé mes forces. "
C'est la grande question du Serviteur : pourquoi avoir tant souffert ? Cela ne sert à rien.
Rappelez-vous Job. L’absurde de la souffrance.

«  Et pourtant mon droit était avec Yahvé et mon salaire avec mon Dieu ».
C'est très beau. Israël ne touche pas le salaire. C’est Dieu qui le touche. C’est Dieu qui
tire profit du service du Serviteur et plus largement d’Israël. Il en tire profit pour ses
desseins : c’est le refus de la rétribution temporelle. Dans la rétribution temporelle, il
fallait que le salaire de nos œuvres nous soit payé bien comptant ici-bas. Ici, non ! C'est
Dieu qui garde le salaire d’Israël.

«  Et pourtant mon droit était avec Yahvé et mon salaire avec mon Dieu.
Et maintenant Yahvé a parlé, lui qui m'a modelé dès le sein de ma mère pour être son serviteur,
pour ramener vers lui Jacob, et qu'Israël lui soit réuni; - je serai glorifié aux yeux de Yahvé, et
mon Dieu a été ma force; -

36
il a dit : " C'est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob et
ramener les survivants d'Israël. Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne
aux extrémités de la terre. "
Ainsi parle Yahvé, le rédempteur, le Saint d'Israël, à celui dont l'âme est méprisée, honnie de la
nation, à l'esclave des tyrans : des rois verront et se lèveront, des princes verront et se
prosterneront, à cause de Yahvé qui est fidèle, du Saint d'Israël qui t'a élu ».
Ce personnage humilié sera plus fort que les princes et les puissants de la terre.

Troisième chant du Serviteur


Isaïe 50

La note de la BJ est intéressante :


« Dans le troisième chant, le serviteur apparaît moins comme un prophète que comme
un sage, disciple fidèle du Seigneur, chargé d’enseigner à son tour les craignants-Dieu,
c’est-à-dire tous les juifs pieux mais aussi les égarés et les infidèles qui marchent dans
les ténèbres. Grâce à son courage et au secours divin, il supportera les persécutions
jusqu’à ce que Dieu lui accorde un triomphe définitif. Jusqu’au verset 9 inclus, c’est le
serviteur qui parle.» C'est du reste à partir du retour de l’exil qu’on voit apparaître le
thème du juste persécuté, du juste outragé et qui a pourtant un rôle de substitution pour
les pécheurs.

«  Le Seigneur Yahvé m'a donné une langue de disciple pour que je sache apporter à l'épuisé une
parole de réconfort. Il éveille chaque matin, il éveille mon oreille pour que j'écoute comme un
disciple. Le Seigneur Yahvé m'a ouvert l'oreille, et moi je n'ai pas résisté, je ne me suis pas
dérobé ».
Je vous rappelle que ce thème de l’ouverture de l’oreille, vous le trouvez dans Hb 10, 5
qui cite le psaume 39 (40) mais avec la formulation de la LXX. La LXX dit : « En entrant
dans le monde, le Christ dit  : Tu n’as voulu ni sacrifice, ni oblation mais Tu m’as façonné un
corps  ». C'est bien sûr l’Incarnation. Or l’hébreu dit : Tu m’as ouvert l’oreille … alors j’ai
dit  : voici je viens, car c'est de moi qu’il est question dans le rouleau du livre pour faire O Dieu
ta volonté  » Ce psaume 40 présente un juste qui par sa justice fait de sa vie un holocauste,
un sacrifice pour les péchés. « Il commence par dire : sacrifices, oblations, holocaustes,
sacrifices pour les péchés, tu ne les as pas voulus ni agréés et cependant, ils étaient offerts d’après
la loi », donc ce n’est pas parce qu’ils avaient un défaut rituel. « Alors il déclare  : voici que
je viens pour faire ta volonté. Il abroge le premier régime pour fonder le second. Et c'est en vertu
de cette volonté que nous sommes sanctifiés par l'oblation du corps de Jésus Christ, une fois pour
toutes  ».
“Ouvrir l’oreille” devient « façonner un corps”, pourquoi ? Parce que l’oreille est
l’expression de l’obéissance. L’obéissance du Christ va être d’offrir son corps, de

37
donner sa vie. L’offrande du corps que Paul reprend dans Rm 12  pour le sacrifice
spirituel : offrez vos corps (on traduit par “personne”, mais c’est “vos corps”) en hosties
vivantes. L’âme offre, mais ce qu’on offre, c'est le corps. Le corps, c'est notre insertion
existentielle dans la vie et c'est à travers lui que l’on se fatigue pour Dieu, que l’on
donne sa vie pour Dieu. Vous voyez le passage de l’oreille du disciple qui s’ouvre pour
faire la volonté de Dieu au corps que prend le Christ en entrant dans le monde.

«  Le Seigneur Yahvé m'a donné une langue de disciple pour que je sache apporter à l'épuisé une
parole de réconfort. Il éveille chaque matin, il éveille mon oreille pour que j'écoute comme un
disciple. Le Seigneur Yahvé m'a ouvert l'oreille, et moi je n'ai pas résisté, je ne me suis pas
dérobé. J'ai tendu le dos à ceux qui me frappaient, et les joues à ceux qui m'arrachaient la barbe »
Ce juste est immédiatement un juste persécuté qui doit tendre le dos et un juste humilié
qui ne lutte pas par la puissance contre les méchants, mais qui endure.

«  J'ai tendu le dos à ceux qui me frappaient, et les joues à ceux qui m'arrachaient la barbe; je n'ai
pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats ».
On peut penser que ce verset est derrière la parole du Christ : tendre l’autre joue à celui
qui nous frappe. «  Je n'ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats ».

Le Seigneur Yahvé va me venir en aide, c'est pourquoi je ne me suis pas laissé abattre, c'est
pourquoi j'ai rendu mon visage dur comme la pierre, et je sais que je ne serai pas confondu.
Il est proche, celui qui me justifie. Qui va plaider contre moi ? Comparaissons ensemble! Qui est
mon adversaire ? Qu'il s'approche de moi!
Voici que le Seigneur Yahvé va me venir en aide, quel est celui qui me condamnerait ? Les voici
tous qui s'effritent comme un vêtement, rongés par la teigne.
Quiconque parmi vous craint Yahvé et écoute la voix de son serviteur, quiconque a marché dans
les ténèbres sans voir aucune lueur, qu'il se confie dans le nom de Yahvé, qu'il s'appuie sur son
Dieu.
Le Seigneur reprend ici la parole :
Mais vous tous qui allumez un feu, qui vous armez de flèches incendiaires, allez aux flammes de
votre feu, aux flèches que vous enflammez. C'est ma main qui vous a fait cela : vous vous
coucherez dans les tourments.4

Mais mon salut sera éternel et ma justice demeurera intacte. Écoutez-moi vous qui connaissez la
justice, peuple qui met ma loi dans son cœur, ne craignez pas les injures des hommes (on
repasse du côté de la dimension collective), ne vous laissez pas effrayer par leurs outrages
car la teigne les rongera comme un vêtement et les mites les dévoreront comme de la laine, mais
ma justice subsistera éternellement et mon salut de génération en génération.

4
Le troisième chant du Serviteur se termine le plus souvent ici dans la plupart des éditions
de la Bible, au verset 11. Les trois versets suivants sont alors mis dans le chapitre suivant :
Isaïe 51, 6-8. Dans d’autres éditions (dont celle qu’utilise ici le Père Garrigues) le chant du
Serviteur se prolonge avec les 3 versets cités ci-dessus.

38
Quatrième chant du Serviteur 
Isaïe 53

Ce chant commence en Is 52, 13 et se poursuit à travers tout le chapitre 53. Je vous lis la
note de la BJ :
Ce quatrième chant du Serviteur reprend le thème de la souffrance qu’on voit par
exemple dans le psaume 21(22). Psaume bien connu de nous qui rapporte les
souffrances du Seigneur. Ce psaume est repris par le Christ et commence du reste
par les paroles prononcées par Jésus avant de mourir : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné ?  ». Les persécutions que le Serviteur endurera avec une grande
patience sont un scandale pour les spectateurs, mais elles sont en réalité une intercession
et une expiation des péchés. Ce chant paraît dialogué. Le Seigneur prononce un oracle
(52, 13-15), les rois ou les peuples prennent ensuite la parole (53, 1-10) pour décrire les
souffrances du Serviteur et peut-être s’excuser de ne pas en avoir compris le sens…
Jésus dira : «  Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font  » est déjà prophétisé dans le
quatrième chant du Serviteur. Ils parlent a-posteriori en disant : mais nous ne
comprenions pas ce que nous faisions. Enfin, Dieu proclame une conclusion en faveur
du Serviteur. (53, 11-12)

Donc d’abord Dieu parle :


«  Voici que mon serviteur prospérera, il grandira, s'élèvera, sera placé très haut.
De même que des multitudes avaient été saisies d'épouvante à sa vue, - car il n'avait plus figure
humaine, et son apparence n'était plus celle d'un homme -
de même des multitudes de nations … »

Il y a le terme de multitude. La multitude, c’est Israël plus les nations. Le terme en


hébreu est plus fort que le terme grec (polloï en grec qui veut dire « beaucoup »), en
hébreu, cela n’est pas que numérique mais dit le sens communautaire. Le terme français
“multitude” est très bon. Ce mot hébreu a une dimension englobante et pas seulement
une somme de personnes. La preuve en est la manière dont Paul utilise ce même terme
dans l’épître aux Romains, chapitre 5, quand il parle du péché originel d’Adam et de la
rédemption du Christ.
Rm 5, 19 (verset le plus explicite) :
«  Comme en effet par la désobéissance d'un seul homme la multitude a été constituée pécheresse,
ainsi par l'obéissance d'un seul la multitude sera-t-elle constituée juste ».
La BJ fait remarquer quelque part que la “multitude” est contre-distinguée du “un seul”.
Là, nous sommes en plein dans ce que nous voyons dans les chants du Serviteur. Il y a
une dialectique entre : la multitude et un seul. 

Pour Adam, c'est un seul qui constitue la multitude pécheresse.

Pour le Christ, un seul qui constitue la multitude juste.

39
L’important n’est pas de se demander si ce beaucoup est ”combien” : beaucoup
beaucoup, pas très beaucoup… Non. Ce qui intéresse, c'est le face à face : un seul/une
multitude.

Déjà en Adam, il y a communion des saints et le péché originel est une communion
avortée. Cela apparaît là puisque justement le péché d’un seul fait que la multitude
devint pécheresse est mis comme l’envers de ce qui dans le Christ est le contraire  :
l’obéissance d’un seul constitue la multitude juste. C'est important car c’est le même
terme que nous avons dans l’Institution de l’Eucharistie. « Ceci est le Sang de la nouvelle
Alliance qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés » Nous avons
beaucoup de chance en français d’avoir ce terme de “multitude” qui est à la fois un
terme numérique mais aussi une entité.

Benoît XVI a eu un scrupule avec la traduction anglaise de ce mot et a fait faire une déclaration par la
Doctrine de la Foi au sujet de cette traduction. L’anglais n’a pas de mot vraiment adéquat. Ils avaient mis
dans leur missel : “for you and for all” (pour vous et pour tous). Ce n’est pas faux car la Rédemption est
pour tous sans exception.
Benoît XVI a craint que ce ne soit pas assez proche du grec. Il a fait mettre : “for many” (pour beaucoup)
mais finalement, ce n’est pas bien bon car c'est très numérique et donne à penser que si c'est pour
beaucoup, ce n’est pas pour tous. Traduction impossible ! Ce que Benoît XVI craignait, c'est que la
dimension collective (pour tous) soit tellement affirmée dans cette traduction, qu’on y voit un
automatisme du salut : idée très répandue aujourd’hui.
Ceci dit, la déclaration de la Doctrine de la Foi est sans équivoque au-delà du problème de traduction : Le
Christ a versé son sang pour tous. C'est le jansénisme qui a été condamné pour sa prédestination
restrictive : les crucifix où le Christ a les bras en V. Le Christ aurait versé son sang seulement pour les
prédestinés.

On va retrouver cette multitude tout au long du chapitre 53 d’Isaïe.

«  Devant lui des rois resteront bouche close… » C'est l’attitude de Job mettant la main sur sa
bouche pour la fermer.
«  …pour avoir vu ce qui ne leur avait pas été raconté, pour avoir appris ce qu'ils n'avaient pas
entendu dire ». C'est-à-dire quelque chose de nouveau qui est l’objet même de la
rédemption dans la Nouvelle Alliance.

À partir de là, pour ceux qui ont la grosse BJ, les renvois sont tout à fait précieux. C'est
frappant, c'est l’un des textes de l’AT où vous avez tout le temps en marge des petites
flèches : une petite flèche dans la BJ, cela veut dire une citation littérale dans le NT. C'est
très intéressant d’aller voir. Par exemple ici, nous avons un renvoi à Rm 15, 21. Paul
parle de ses projets apostoliques, c'est intéressant de voir comment cela vient sous sa
plume. C'est la fin de l’épître, il passe à des choses très personnelles, il veut aller
jusqu’en Espagne, passer à Jérusalem :

«  …depuis Jérusalem en rayonnant jusqu'à l'Illyrie, j'ai procuré l'accomplissement de


l'Évangile du Christ, tenant de la sorte à honneur de limiter cet apostolat aux régions où l'on
n'avait pas invoqué le nom du Christ, pour ne point bâtir sur des fondations posées par autrui et

40
me conformer à ce qui est écrit : Ceux à qui on ne l'avait pas annoncé le verront et ceux qui
n'en avaient pas entendu parler comprendront ».

C'est la version de la LXX, Is 52,15. C'est la révélation de la Bonne Nouvelle


C'est pourquoi les rois, les peuples vont parler comme pour se justifier : “On n’avait pas
compris. C'est tellement nouveau, cela n’avait pas été prophétisé de manière claire, on
n’a pas compris ce qui s’est passé !”

41
Annexe à la quatrième catéchèse en lien avec ce que le Père Garrigues dit sur Job et l’âme
juive. Ce document authentique a été publié pour la première fois par la revue “Bible et Vie
chrétienne” n° 64, juillet-août 1965. (Jossel Rachower « Testament dans la fournaise »). Il s’agit
d’une lettre retrouvée dans le ghetto juif de Varsovie tombé aux mains des nazis, après une
farouche résistance. Ce texte avait beaucoup impressionné le Père Molinié qui nous l’avait lu à
Méry. Puis, il l’avait publié dans son livre  : “Le combat de Jacob”.

  «   Il se passe maintenant quelque chose de très surprenant dans le monde  : c’est le


temps où le Tout Puissant détourne son visage des suppliants. Dieu a caché sa face
au monde. Et c’est pourquoi les hommes sont abandonnés à leurs passions sauvages. Il
est très naturel, aux temps où ces passions règnent sur le monde, que ceux-là soient
les premières victimes en qui le divin et le pur sont demeurés vivants.

Cela peut ne pas être consolant ; mais le sort de notre peuple est fixé non par des
lois terrestres mais par des lois supra-terrestres. Celui qui engage sa foi dans ces
événements doit y voir une part du grand règlement des comptes divins, par rapport
auquel les tragédies humaines sont sans signification. Cela ne signifie cependant pas
davantage qu’un juif pieux accepte simplement le jugement comme il vient et dise :
« Dieu a raison, son jugement est juste.  » Dire simplement que nous méritons les
coups que nous recevons signifie que nous nous méprisons nous-mêmes et que nous
tenons pour peu le Nom de Dieu.

Parce qu’il en est ainsi, je n’attends naturellement pas un miracle et je ne prie pas mon
Dieu qu’il ait pitié de moi. Qu’il me montre la même indifférence qu’il a montrée à des
millions d’autres de son peuple  : je ne suis pas une exception à la règle et je
n’attends pas qu’il m’accorde une attention. Je n’essaierai pas de me sauver moi même ;
je ne tenterai pas d’échapper d’ici. Je vais préparer le travail en humidifiant mes
habits avec de l’essence (il me reste trois bouteilles des douzaines que j’ai versées sur
la tête des criminels). Elles me sont chères comme le vin à qui s’enivre. Dès que
j’aurai versé la dernière bouteille sur mes vêtements, je mettrai cette lettre dans la
bouteille vide et je la cacherai entre les pierres de la fenêtre à demi-maçonnée. Si
quelqu’un la trouve plus tard, il saura peut-être saisir les sentiments d’un juif, d’un de
ces millions de juifs qui sont morts ; un juif abandonné du Dieu auquel il croyait si
intensément.

... Je crois au Dieu d’Israël, même s’il a tout fait pour briser ma foi en lui. Mes
relations à lui ne sont plus celles d’un serviteur vis-à-vis de son maître, mais celles
d’un disciple à son maître. Je crois à ses lois, même si je conteste la justification de ses
actes. Je me courbe devant sa grandeur, mais je ne baiserai pas le bâton qui me
châtie. Je l’aime, mais j’aime encore plus sa loi. Et même si je m’étais trompé à son
sujet, je continuerais à adorer sa loi. Dieu signifie religion, mais sa loi signifie sagesse
de vie. Tu dis que nous avons péché. Évidemment, nous avons péché. Que nous
soyons punis pour cela, cela aussi je l’admets. Je voudrais néanmoins que tu me

42
dises s’il y a un péché sur terre qui mérite un tel châtiment. Je te dis tout cela, mon
Dieu, parce que je crois en toi, parce que je crois plus que jamais en toi, parce que je
sais maintenant que tu es mon Dieu, et non le Dieu de ceux dont les actes sont
l’horrible fruit de leur impiété militante.

Je ne puis te louer pour les actes que tu tolères, mais je te bénis et te loue pour ta
majesté qui inspire la crainte. Ta majesté doit être vraiment immense pour que tout ce
qui se passe maintenant ne t’impressionne pas.
La mort ne peut plus m’attendre maintenant. Je dois achever d’écrire. Le tir des fusils
aux étages au-dessus de moi se fait plus faible de minute en minute. Maintenant
tombent les derniers défenseurs de notre refuge, et avec eux tombe la grande belle
Varsovie juive qui craignait Dieu. Le soleil se couche et je te remercie, Dieu, de ne
plus le voir se lever. Des rayons rouges tombent par la fenêtre, le morceau de ciel qui
m’est visible est flamboyant et coulant comme un flux de sang. Dans une heure tout
au plus, je serai réuni à ma femme, à mes enfants, et à des millions d’enfants de mon
peuple dans un monde meilleur où il n’y a plus de doutes qui dominent et où Dieu
est l’unique souverain.

Je meurs paisiblement, mais non satisfait ; en homme terrassé, mais non en désespéré ;
en croyant, mais non en suppliant  ; en aimant de Dieu, mais non en aveugle diseur
d’Amen. J’ai suivi Dieu, même quand il m’a repoussé loin de lui. J’ai accompli son
commandement même lorsque, pour prix de cette observance, il me frappait. Je l’ai
aimé. J’étais et je suis encore épris de lui, même lorsqu’il m’a abaissé jusqu’à terre,
m’a torturé jusqu’à la mort, m’a réduit en honte et dérision.

Tu peux me torturer jusqu’à la mort, mais je croirai toujours en toi. Je t’aimerai


toujours, même malgré toi. Et ceci sont mes dernières paroles, mon Dieu de colère : t u
n e réussiras pas (à me faire te renier). Tu as tout entrepris pour que je tombe dans le
doute. Mais je meurs comme j’ai vécu, dans une foi inébranlable en toi.

Loué soit de toute éternité le Dieu des morts, le Dieu de la vengeance, le Dieu de la
vérité et de la foi, qui montrera bientôt à nouveau sa face au monde, et en fera
trembler les fondements par sa voix toute puissante ».

«  Écoute Israël  : l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est l’Unique et le Seul ».

43
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Cinquième catéchèse (45 mn)
Quatrième chant du Serviteur (suite)
Le livre des Maccabées

Quatrième chant du Serviteur (suite)


Isaïe 53

Dans Is 53, les rois, les puissants vont parler pour dire leur stupeur.
Qui a cru ce que nous entendions dire, et le bras de Yahvé, à qui s'est-il révélé ?

La note de la BJ dit : c'est la communauté qui parle et qui annonce le destin du Serviteur,
révélation nouvelle et presque incroyable, mais la surprise et l’incompréhension
première feront place à une meilleure intelligence qui se développe dans la seconde
partie à partir du verset 11. Ses souffrances n’ont d’autre but que le salut de la
multitude.

Qui a cru ce que nous entendions dire, et le bras de Yahvé, à qui s'est-il révélé ?

Le bras du Seigneur  : c’est donc que le Serviteur accomplit quelque chose qui vient de
Dieu. Il n’en est pas dit plus. Il n’est pas question d’incarnation, mais le bras du
Seigneur, c'est son opération, son œuvre.

Comme un surgeon il a grandi devant le Seigneur, comme une racine en terre aride

C'est très important ces images de surgeon et de racine : la BJ met ici en note : En Isaïe 11,
1 et 10, les images de surgeon et de racine accompagnaient l’annonce joyeuse du Messie
davidique. Ici, elles n’évoquent que l’aspect humble et misérable du Serviteur. Mais c’est
un des points où de manière subtile est insinuée, en Is 53, la dimension messianique du
Serviteur qui n’apparaît pas à première vue. On dit qu’il a surgi comme une racine,
comme un surgeon et cela nous ramène au texte tout à fait messianique d’Isaïe 11. C'est
le texte où sont énumérés les dons du Saint Esprit.

v.1 Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera
l'Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de
connaissance et de crainte de Yahvé.

v. 10 Ce jour-là, la racine de Jessé, qui se dresse comme un signal pour les peuples, sera
recherchée par les nations, et sa demeure sera glorieuse.

44
Il s’agit vraiment ici, comme le dit la note de la BJ, d’un Messie davidique : c’est la racine
de Jessé. Le rejeton sort de la souche de Jessé. Et en Is 53, ces mêmes termes sont
appliqués au Serviteur. Cette connexion fait que l’on peut dire que ce Serviteur, c'est le
Messie davidique mais venant sous une forme humiliée qui n’est pas celle à laquelle
s’attendait le premier Isaïe.

La racine est en terre aride, c’est-à-dire que la terre dans laquelle surgit le Serviteur
souffrant, elle est aride, non réceptive, non favorable à ce surgeon.

Sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits
Il ne vient pas avec des pouvoirs de séduction quelconque.

Objet de mépris, abandonné des hommes (ou rebut de l’humanité), homme de douleur, familier de
la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun
cas.
C'est la communauté des rois et des puissants qui parle ainsi.

Puis la clef apparaît déjà et nous sommes en pleine thématique de la substitution.


Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé.

Isaïe 53
dans le Nouveau Testament

Arrêtons-nous un instant et revenons en arrière dans le verset 1 : Qui a cru ce que nous
entendions dire, et le bras de Yahvé, à qui s'est-il révélé ?

Dans la BJ, il y a deux renvois, c'est-à-dire deux citations littérales d’Is 53,1 dans le NT :

1° Jean 12, 38. Nous sommes dans un passage où Jésus se heurte à l’incrédulité des juifs.
Et il annonce sa glorification par sa mort. Et au verset 37 :

«  Bien qu’il eut fait tant de signes devant eux, ils ne croyait pas en Lui afin que s’accomplisse la
parole dite par Isaïe le prophète  : Seigneur, qui a cru à notre parole et le bras du Seigneur, à
qui a-t-il été révélé ? »

Vous allez voir que presque tous les versets clefs du quatrième chant du Serviteur vous
allez les trouver comme un fil rouge dans presque tout le NT.

2° l’autre endroit où ce verset 1 d’Is 53 est repris littéralement, c'est en Rom 10, 16. Les
chapitres 9 à 11 portent sur l’incrédulité d’une partie d’Israël et sur la destinée d’Israël
même à travers cette incrédulité: « Mais comment invoquer Dieu sans d’abord croire en lui et
comment croire sans d’abord l’entendre et comment entendre sans prédicateur et comment
prêcher sans être d’abord envoyé selon les mots de l’Écriture : qu’ils sont beaux les pieds des
messagers de Bonne Nouvelle, mais tous n’ont pas obéi à la Bonne Nouvelle car Isaïe l’a dit  :

45
Seigneur qui a cru à notre prédication ? Ainsi la foi naît de la prédication et la prédication se
fait par la parole du Christ» Là aussi, c'est tout-à-fait topique : nous sommes à chaque fois
dans le contexte de l’incrédulité d’Israël face à cette réalisation d’un Messie souffrant.

Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé.

C'est la première fois qu’une référence à Is 53 apparaît, dans saint Matthieu. Cela m’a
toujours beaucoup ému parce que le contexte est très particulier. Matthieu 8, 17.

Le soir venu, on lui présenta beaucoup de démoniaques ; il chassa les esprits d'un mot, et il
guérit tous les malades
Souvent quand on lit ces passages et surtout quand il s’agit de guérisons collectives, au
milieu des foules, on ne peut pas s’empêcher de se représenter Jésus un peu comme un
thaumaturge qui d’un geste de la main guérit, délivre etc, sans que cela lui coûte plus
que cela puisque de toute façon il est Dieu fait homme et fait tout cela à partir de sa
puissance divine. Or que nous dit Mathieu ? Jésus a chassé les esprits d’un mot (cela
semble très facile) et a guéri tous les malades, «  afin que s’accomplisse l’oracle d’Isaïe le
prophète, Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies ».

Toute cette œuvre de guérison, de libération, que Jésus fait au début de sa vie publique
et qui est joyeuse, positive et on est encore très loin de la Passion, en fait, c’est déjà le
début du mystère la substitution. C’est parce qu’Il prend sur lui et qu’il prendra de
plus en plus sur lui au fur et à mesure qu’il ira vers sa Passion, nos infirmités et nos
maladies, que Jésus peut guérir. C’est “l’admirable échange” que chante la liturgie. Lui
prend nos maladies et nous donne la puissance de vie. Cela se fait dans cet échange de
la substitution rédemptrice. Pour éviter l’impression de facilité, immédiatement,
Matthieu nous renvoie au texte du Serviteur souffrant. Je pense que désormais vous
lirez différemment les guérisons et les délivrances de Jésus ayant remarqué ce verset cité
par Matthieu. D’entrée de jeu, on est au début de Matthieu, ce sont les premiers grands
miracles de Jésus, et Matthieu nous dit : Attention, ne vous méprenez pas ! C’est le
Serviteur souffrant.

Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé.
La première chose qui apparaît, c'est le mal de peine, ce n’est pas le péché, ce sont les
conséquences du péché : souffrances, infirmités, maladies. Le péché Jésus va le prendre
et c'est fondamental, mais dans le quatrième chant du Serviteur, c'est d’abord le mal de
peine, les conséquences du péché qui apparaît et ensuite on va jusqu’à la source qu’est le
péché et l’expiation de la faute.

Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le
considérions comme puni (maudit), frappé par Dieu et humilié.
Ce sont les paroles qui sont adressées à Jésus au moment où il est crucifié : Si tu es le
messie, délivre-toi !

Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes


Ici, ce n’est plus le mal de peine.

46
… écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses
blessures nous trouvons la guérison.

Nous avons à nouveau les deux niveaux : le châtiment qui nous rend la paix (la
réconciliation avec Dieu) et les blessures guéries (conséquences du péché)

Citation expresse de ce verset en I Pi 2,24. Nous nous promenons dans toutes les
traditions néo-testamentaires : Matthieu, Jean, Paul, Pierre… C'est très important car
cela veut dire que quelque soit les traditions qui nous rapportent le témoignage de Jésus,
et même comme on dit aujourd’hui (en y donnant une “trop” grande importance) “les
diverses théologies”, il y a quelque chose d’absolument central et commun, c’est que
Jésus est le Serviteur souffrant et saint Luc nous dit que c’est l’exégèse que Jésus lui-
même a donné aux disciples d’Emmaüs. Il a ouvert l’intelligence des apôtres aux
Écritures justement comme cela. C'est vraiment quelque chose qui est central et que l’on
va trouver dans les différentes sources, chez les différents rédacteurs.

I Pi 2,24 : nous avons ici un véritable centon de Pierre, extrêmement émouvant car vous
allez voir qu’en filigrane, on y lit des réminiscences qui le touchent personnellement, lui,
Pierre. C'est dans un contexte d’exhortation. Ce centon vient dans un passage
parénétique, c’est-à-dire un passage d’exhortation morale. Il commence au verset 18.

Vous les esclaves, soyez soumis à vos maîtres, avec une profonde crainte, non seulement aux
bons et aux bienveillants, mais aussi aux difficiles. Car c'est une grâce que de supporter, par
égard pour Dieu, des peines que l'on souffre injustement.
Vous remarquerez que l’invitation à la soumission, à l’obéissance, s’accompagne d’un
jugement sur le fond : des peines que l’on souffre injustement… Autrement dit,
l’esclavage est une injustice. C'est dit très clairement. Ici, l’esclavage est délégitimé mais
les esclaves ne sont pas invités à la révolte, mais invités à donner un exemple de vie
chrétienne exactement à l’image du Serviteur souffrant. Et c'est là que va venir le
centon, c’est-à-dire cette espèce de composition où Pierre va prendre des quantités de
passages d’Is 53 pour composer un texte à lui qui est d’ailleurs devenu un cantique de
notre liturgie.

Quelle gloire, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute ? Mais si, faisant le
bien, vous supportez la souffrance, c'est une grâce auprès de Dieu. Or, c'est à cela que vous avez
été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous,
La substitution devient ici celle de la communauté chrétienne. Le Christ a fait cela pour
vous et donc vous devez faire pareil. C’est quelque chose que nous verrons de plus dans
le NT mais nous en avons déjà une première perception.

Or, c'est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant
un modèle (ou  : vous frayant un chemin) afin que vous suiviez ses traces, Le Christ le premier a
pris ce chemin pour que nous marchions derrière lui.
Lui qui n'a pas commis de faute - et il ne s'est pas trouvé de fourberie dans sa bouche ; lui qui
insulté ne rendait pas l'insulte, souffrant ne menaçait pas, mais s'en remettait à Celui qui juge

47
avec justice ; lui qui, sur le bois, a porté lui-même nos fautes dans son corps, afin que, morts à
nos fautes, nous vivions pour la justice ; lui dont la meurtrissure vous a guéris. Car vous étiez
égarés comme des brebis, mais à présent vous êtes retournés vers le pasteur et le gardien de vos
âmes.
Quelle est la réminiscence Pierre ? Le Christ vous a frayé un chemin que vous suiviez ses
traces . Vous vous souvenez qu’à un moment donné, quand Jésus a annoncé qu’il allait
monter à Jérusalem pour mourir, Pierre s’est mis devant lui et lui a dit : loin de toi cela
Seigneur ! Et Jésus lui a dit : passe derrière-moi Satan ! Satan, c'est celui qui s’interpose,
le dia-bolos, qui se jette en travers. Dia-ballow : c'est se jeter en travers du chemin pour
empêcher quelqu’un d’avancer. « Ne soit pas comme Satan, ne te mets pas en travers,
passe derrière-moi, c'est-à-dire, sois disciple ». Passer derrière Jésus pour aller à la croix,
c'est exactement ce que Pierre ici indique aux esclaves comme chemin. Il a compris la
leçon. C'est assez émouvant de penser que tout cela résonnait dans son propre souvenir.
De même que nous voyons dans la même épître de Pierre, tout un passage sur la pierre,
tout un centon sur la pierre rejetée des bâtisseurs etc. On voit très bien qu’il est marqué
par son propre nom, sa propre vocation de pierre et c'est là qu’il compare les chrétiens à
des pierres vivantes qui doivent s’appuyer sur la pierre d’angle qu’est le Christ. On voit
qu’il a réfléchi à ce que cela voulait dire que d’être appelé Pierre !

Tous, comme des brebis, nous étions errants, chacun suivant son propre chemin…
Égarés… Rappelez-vous ce texte de Miché repris par les synoptiques : je frapperai le
berger et le troupeau se dispersera. C'est ce qui s’est passé au moment où Jésus a été arrêté
au jardin des Oliviers et les apôtres sont partis chacun de son côté.
Jésus est mort, nous dit saint Jean, pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu
dispersés. La diaspora est toujours consécutive du péché, déjà le péché des origines, puis
le péché d’Israël.

Tous, comme des brebis, nous étions errants, chacun suivant son propre chemin, et Yahvé a fait
retomber sur lui nos fautes à tous.
Transpercé à cause de nos fautes, écrasé à cause de nos crimes, nos fautes qui retombent
sur lui… c’est une chose extrêmement forte.

Maltraité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme l'agneau qui se laisse mener à
l'abattoir,
L’agneau qui se laisse conduire à l’abattoir, on le trouve dans Jer 11,19 où Jérémie lui-
même se compare à un agneau muet que l’on conduit à l’abattoir.
Note BJ : c’est probablement à ce verset combiné avec le verset 4 que fait allusion Jean-
Baptiste quand il présente Jésus comme l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.
Talia en araméen signifie à la fois agneau et serviteur. Il est possible que Jean-Baptiste est
employé intentionnellement ce mot, mais l’évangéliste écrivant en grec a dû choisir.

Maltraité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme l'agneau qui se laisse mener à
l'abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, il n'ouvrait pas la bouche. Par
contrainte et jugement il a été saisi. Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété qu'il ait été
retranché de la terre des vivants, qu'il ait été frappé pour le crime de son peuple ?

48
La note de la BJ dit: « Le mot hébreu traduit ici par “contemporains” signifie
“génération” comme période d’une vie et par extension ceux qui vivent pendant cette
période. Il ne signifie jamais la naissance ou l’origine et le sens suggéré par le grec ou le
latin : Qui racontera sa génération ? et appliqué par les Pères à la génération éternelle du
Verbe ou à la conception miraculeuse de Jésus n’est pas une traduction exacte de
l’hébreu. On a proposé de corriger le texte mais celui-ci est soutenu par tous les
témoins ».

Ceci est embêtant et ce serait long d’entrer dans des explications, mais sachez que le
texte hébreu auquel nous nous référons dans nos Bibles, c’est le texte appelé
massorétique, codifié tard, vers le Ve-VIe siècle après J.-C. auquel des rabbins ont mis
des voyelles. Avant, il y avait un texte sans voyelles. Les textes découverts à Qumran
sont sans voyelles. Un texte donc assez ouvert qui peut recevoir des interprétations
assez différentes.
La traduction grecque de la septante (LXX) est de 300 ans avant Jésus-Christ. Cette
traduction est un témoignage important de la manière dont on comprenait le sens de la
Bible hébraïque à Alexandrie. Cette traduction évidemment n’a subi aucune altération
du christianisme !
On peut se demander si parfois ce que nous avons comme texte hébraïque massorétique
ne souffre pas de certaines fermetures des traducteurs. Les rabbins voulaient éviter une
interprétation chrétienne et grâce à un système de vocalisation, ils pouvaient verrouiller
certains versets.
Ici, par exemple, c’est étonnant de voir que contrairement au texte hébreu massorétique
que l’on a et dont parle la note de la BJ, on a dans le texte de la LXX (et peut-être même
dans les targums araméens qui datent à peu près du temps de Jésus) autre chose :
Plutôt que : parmi ses contemporains, qui s’est inquiété ? (Texte massorétique)
on a dans les LXX : sa génération qui la racontera ! Ce qui expliciterait le premier verset du
surgeon qui a grandi devant le Seigneur. Cela voudrait nous dire que ce Serviteur
souffrant a une origine mystérieuse.

Mais continuons à lire ce texte tel que nous le donne l’hébreu voyellisé :
Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété qu'il ait été retranché de la terre des vivants, qu'il ait
été frappé pour le crime de son peuple ?
On lui a donné un sépulcre avec les impies et sa tombe est avec le riche
Le riche : “l’enrichi” : c'est très péjoratif.

Cela nous renvoie à Mt 27,38 sv et v.60 : c'est le moment de la mort de Jésus et de son
ensevelissement.

Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, l'un à droite et l'autre à gauche.
Cela fait écho au sépulcre avec les impies. Jésus est mort entouré de malfaiteurs.

Joseph prit donc le corps, le roula dans un linceul propre et le mit dans le tombeau neuf qu'il
s'était fait tailler dans le roc

49
Le tombeau de Jésus appartenait à un homme riche, Joseph d’Arimathie. Ces sépulcres
étaient assez grands et pouvaient contenir plusieurs corps. On laissait les corps sur une
dalle entourés de parfum destinés à la corruption de la chair puis plus tard, on mettait
ensuite les os dans des ossuaires, dans un autre lieu, dans des coffrets. À Jérusalem
quand on visite l’église du Dominus Flevit, on longe un endroit où l’on voit ces urnes
mortuaires et c'est assez émouvant parce qu’il y a des urnes judéo-chrétiennes. On voit à
la fois l’étoile de David et le “Xp” du Christ.

On lui a donné un sépulcre avec les impies et sa tombe est avec le riche, bien qu'il n'ait pas
commis de violence et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche.
Yahvé a voulu l'écraser par la souffrance; s'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une
postérité, il prolongera ses jours, et par lui la volonté de Yahvé s'accomplira.
Là, nous basculons ici dans la dimension positive de la substitution. S’il fait de son
écrasement un sacrifice expiatoire, s’il l’offre, alors il verra une postérité et prolongera
ses jours, ce sera une source de vie. Offrir sa vie en sacrifice expiatoire, c’est une
terminologie sacerdotale. Le Serviteur-Messie accomplit parfaitement l’expiation des
péchés et nous avons déjà là le contact avec l’épître aux Hébreux. Ce n’est plus comme
un Yom kippour qu’il faut répéter chaque année. C’est un sacrifice expiatoire unique
qui purifie les péchés de toute l’humanité.

S'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et par lui la
volonté de Yahvé s'accomplira. A la suite de l'épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et
sera comblé. Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s'accablant
lui-même de leurs fautes.
On retrouve la multitude. Quand Paul dit que par la mort d’un seul, la multitude sera
constituée juste de même qu’elle avait été constituée pécheresse par la désobéissance
d’un seul, il a cela en tête. Il ne peut pas ne pas avoir ces versets d’Is 53 en tête.

C'est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants il partagera le butin,
parce qu'il s'est livré lui-même à la mort
Engagement libre du Serviteur dans le don de sa vie et pas seulement que la mort lui
tombe dessus de manière objective mais que ce soit un acte qui vient de sa liberté.

et qu'il a été compté parmi les criminels, alors qu'il portait le péché des multitudes et qu'il
intercédait pour les criminels.

Je vous ai donné à chaque fois les citations explicites dans le NT de ce très grand texte,
mais les citations implicites sont beaucoup plus nombreuses et très importantes.
Par exemple dans Mt 20,28, passage clef. Le contexte est assez navrant. Jésus vient
d’annoncer pour la troisième fois sa Passion et surgit alors la mère des fils de Zébédée
qui vient demander que Jésus mette ses deux fils l’un à sa droite et l’autre à sa gauche
dans son royaume. Les dix autres apôtres s’indignèrent contre les deux frères car
évidement, ils étaient jaloux.

50
" Vous savez que les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les grands leur font
sentir leur pouvoir.
Il n'en doit pas être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous,
sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d'entre vous, sera votre esclave.
C'est ainsi que le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa
vie en rançon pour une multitude. "
Ce n’est pas une citation littérale explicite d’un verset d’Is 53, mais tous les éléments
sont là. “Servir” : c'est le Serviteur. “Donner sa vie en rançon” : autre manière de dire un
sacrifice d’expiation du péché. Et enfin le terme de “multitude”

Livre des Maccabées

Avant de quitter l’Ancien Testament, encore deux textes importants.


Les livre des Maccabées : ce sont des livres tardifs écrits à peu près dans le contexte de
la révolte des Maccabées donc proches du NT (deuxième siècle avant le Christ). Ce sont
des textes écrits en grec alors qu’ils sont farouchement anti helléniques. Ce sont des
textes pour exciter la résistance juivM des maccabées contre l’oppression d’Antiochus
Épiphane, général d’Alexandre qui régissait toute cette partie du Moyen-Orient. Peut-
être à cause de cela, ces écrits ne sont pas entrés dans la Bible hébraïque ; mais vous
savez que le canon de la Bible hébraïque était encore ouvert du temps de Jésus. La
première clôture du canon s’est faite après la première guerre juive et la destruction du
temple de Jérusalem, dans les années 70-80, dans une bourgade de Galilée où les
pharisiens ont tenu un fameux concile, une sorte de synode, à Iabné où ont été prises un
certain nombre de décisions entre autres visant à refouler le parti nazaréen (les juifs
croyants en Jésus). Ils ont fait un canon assez restrictif et hébraïsant et les textes grecs
rédigés à une époque plus récente (le livre de la Sagesse par exemple, les livres des
Maccabées) ont été écartés.

Il n’est pas impossible qu’un jour on retrouve l’original hébreu des Maccabées comme
cela a été pour l’ecclésiastique (la Sagesse de Ben Siraq) retrouvé à Qumrân pour de
grands morceaux en hébreu alors qu’on avait toujours pensé que ce livre avait été écrit
en grec. Une chose très curieuse : les juifs n’ont pas gardé les Maccabées. Ensuite, il y a
eu des réformateurs, postérieurs au Christ, reprenant le canon hébraïque et qui l’ont
exclu aussi. Mais néanmoins, la liturgie juive de la fête de Hanouka se réfère à un
épisode qui n’est connu que par le livre des Maccabées. On voit bien quelque chose qui
est flottant. Hanouka est une fête qui se célèbre vers Noël. C’est une fête de la lumière.
Les juifs célèbrent le fait que quand ils ont reconquis le temple (les troupes de Judas
Maccabées) on ne savait pas comment rallumer les lampes du Temple. Ils ont retrouvé
une lampe contenant de l’huile consacrée et ils ont pu alors rallumer le feu. C’est pour
cela que Hanouka fête ce miracle et que c’est une fête de lumière.

51
Le deuxième livre des Maccabées va lever le voile sur un état assez ultime de la foi
d’Israël dans l’au-delà. La révélation et donc la foi d’Israël a procédé par étapes et il
faut attendre après l’exil pour avoir les premières révélations sur la résurrection des
morts. Jusqu’à l’exil, on ne sait pas ce qui se passe après la mort. Un royaume d’ombre ?
Pas de vie éternelle clairement annoncée. Après l’exil, cela commence et cela va devenir
de plus en plus fort. Dans la période hellénistique, la philosophie grecque, en particulier
platonicienne, permettait de penser non seulement à la résurrection des morts, mais à
l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire à une vie après la mort avant la résurrection, vie des
âmes séparées.

Cela va même au-delà puisque dans le livre des Maccabées, il va être question de deux
choses : d’une part de l’intercession que les vivants peuvent faire pour l’ultime
purification des défunts (ce qu’on appellera plus tard le purgatoire) spécialement pour
des gens morts au combat sur qui on avait trouvé des amulettes païennes et d’autre part,
encore plus important, l’intercession que peuvent avoir les âmes des saints dans l’au-
delà. Jérémie apparaît intercédant auprès de Dieu pour Israël.

2 Mc 12,39-45.
Le jour suivant, on vint trouver Judas, au temps où la nécessité s'en imposait pour relever les
corps de ceux qui avaient succombé et les inhumer avec leurs proches dans le tombeau de leurs
pères. Or ils trouvèrent sous la tunique de chacun des morts des objets consacrés aux idoles de
Iamnia et que la Loi interdit aux Juifs.
Les troupes de Judas Maccabée qui luttaient contre l’hellénisation étaient finalement
pénétrées de paganisme puisque les soldats portaient des amulettes.

Le MP3 s’arrête là.

Mais voici la suite du texte des Maccabées

Tous donc, ayant béni la conduite du Seigneur, juge équitable qui rend manifestes les choses
cachées, se mirent en prière pour demander que le péché commis fût entièrement
pardonné, puis le valeureux Judas exhorta la troupe à se garder pure de tout péché, ayant sous
les yeux ce qui était arrivé à cause de la faute de ceux qui étaient tombés.
Puis, ayant fait une collecte d'environ 2.000 drachmes, il l'envoya à Jérusalem afin qu'on offrît
un sacrifice pour le péché, agissant fort bien et noblement d'après le concept de la résurrection.
Car, s'il n'avait pas espéré que les soldats tombés dussent ressusciter, il était superflu et sot de
prier pour les morts,
et s'il envisageait qu'une très belle récompense est réservée à ceux qui s'endorment dans la piété,
c'était là une pensée sainte et pieuse. Voilà pourquoi il fit faire ce sacrifice expiatoire pour
les morts, afin qu'ils fussent délivrés de leur péché.

L’autre texte concernant l’intercession de Jérémie qui est au ciel, pour Israël se trouve
dans Macc 15, 13-14

52
Ensuite avait apparu à Judas, de la même manière, un homme remarquable par ses cheveux
blancs et par sa dignité, revêtu d'une prodigieuse et souveraine majesté.
Prenant la parole, Onias disait : "Celui-ci est l'ami de ses frères, qui prie beaucoup pour le
peuple et pour la ville sainte tout entière, Jérémie, le prophète de Dieu."
Puis Jérémie, avançant la main droite, donnait à Judas une épée d'or et prononçait ces paroles en
la lui remettant : "Prends ce glaive saint, il est un don de Dieu, avec lui tu briseras les ennemis."

Note BJ : double attestation d’une croyance en l’intervention des justes après leur mort
pour les vivants

Père Jean-Miguel Garrigues o.p.


«  La communion des saints »
Sixième catéchèse (1h)
Le mystère de la substitution dans saint Paul

La substitution de Jésus vise tous les hommes sans exception. Elle est résumée dans ce
verset de Matthieu 25, 40 : « En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un
de ces plus petits de mes frères, c’est à Moi que vous avez fait ». C’est la parole qui sert au
jugement dernier dans l’évangile de saint Matthieu, aussi bien pour ceux qui ont porté
secours à ces plus petits et qui sont élus, que pour ceux qui ont refusé ce secours et ne
l’ont pas fait au Christ lui-même et qui s’excluent du bonheur éternel.

La substitution dans la vie de saint Paul

Regardons ce mystère de la substitution à l’œuvre dans la vie de Saint-Paul car cela va


le marquer énormément. L’expérience de sa conversion va commander chez lui la
doctrine du Corps mystique du Christ : la manière dont tous les hommes sauvés
appartiennent au Corps du Christ mystiquement mais réellement et même ceux qui ne
sont pas encore justifiés sont ordonnés à ce Corps mystique le sachant ou non.

La conversion de Paul commence avant sa conversion, comme souvent les conversions,


par quelque chose qui est apparemment le contraire : le meurtre d’Étienne, premier
martyr de la foi du Christ. Ce martyr s’est déroulé après une discussion avec un groupe
de juifs hellénistes comme lui, c’est-à-dire de langue grecque. Ils l’ont poussé et conduit
à la mort.

Ac 7, 55 sv.

53
Tout rempli de l'Esprit Saint, il fixa son regard vers le ciel ; il vit alors la gloire de Dieu et Jésus
debout à la droite de Dieu. " Ah ! dit-il, je vois les cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la
droite de Dieu. "
Jetant alors de grands cris, ils se bouchèrent les oreilles et, comme un seul homme, se
précipitèrent sur lui, le poussèrent hors de la ville et se mirent à le lapider. Les témoins avaient
déposé leurs vêtements aux pieds d'un jeune homme appelé Saul.

Les témoins dont il est question sont les faux témoins mentionnés un peu plus haut : Act
6, 13. Ils revenaient aux témoins d’exécuter la sentence de la lapidation.

Les témoins avaient déposé leurs vêtements pour être plus à l’aise dans la lapidation au
pied d’un jeune homme appelé Saul. C'est la première fois que son nom est prononcé. Et
ce n’est pas par hasard que saint Luc, disciple de Paul, signale la présence de celui qui
va devenir l’apôtre des nations.

Et tandis qu'on le lapidait, Étienne faisait cette invocation : " Seigneur Jésus, reçois mon esprit.
"Puis il fléchit les genoux et dit, dans un grand cri : " Seigneur, ne leur impute pas ce péché. "
Et en disant cela, il s'endormit.
Étienne dit deux paroles du Christ en Croix. Et immédiatement après, en 8, 1, Luc dit
que Saul approuvait ce meurtre. D’une certaine manière, c’est le sang d’Étienne qui va
convertir Paul. Cela n’est pas affirmé explicitement mais c’est suggéré très nettement car
sinon il n’y avait aucune raison que Luc raconte ce détail des vêtements déposés aux
pieds de Saul qui approuvait ce meurtre. C'est pour montrer qu’il y a un lien entre le
martyr d’Étienne et la conversion de Paul qui va suivre.

On a trois récits de la conversion de Paul :


- Act 9 un récit un peu impersonnel de Luc, sans qu’il y ait le “nous” qui apparaîtra bine
plus tard au moment où Paul passe d’Asie en Europe et où Luc se joint à Paul.
- À la fin des Actes, deux récits que fait Paul lui-même de sa conversion et lui-même
établit un lien entre le meurtre d’Étienne et sa propre conversion.

Dans la conversion de Paul, un autre élément est très important et il manifeste la


dimension de substitution du Christ, Act 9, 3 :

Il faisait route et approchait de Damas, quand soudain une lumière venue du ciel l'enveloppa de
sa clarté.
On dit parfois que Paul a vu le Christ glorieux. Ce n’est jamais spécifié dans les textes
mais on dit qu’il a entendu sa voix. Ce qui est important, c’est ce qu’il entend :

Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : " Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ?
" -" Qui es-tu, Seigneur ? " demanda-t-il. Et lui : " Je suis Jésus que tu persécutes.
Ici apparaît dans toute sa force ce que Paul va ensuite développer de la doctrine du
Corps mystique. Jésus dit que Paul le persécute. Or Paul ne persécute pas le Christ. Le
Christ est mort et ressuscité. Il n’appartient plus à ce monde. Paul ne peut pas le
persécuter dans son humanité individuelle. Saul persécute les disciples du Christ et

54
Jésus lui dit : « Pourquoi me persécutes-tu ? » Tout ce qu’on fait aux disciples à cause du
Nom de Jésus, c'est à Jésus qu’on le fait. La BJ nous renvoie ici à Mt 10, 40 : « Qui vous
accueille m’accueille et qui m’accueille accueille, accueille celui qui m’a envoyé ».

Je vous disais que dans l’épître de Pierre on trouvait des réminiscences de ce que Pierre
avait vécu quand il s’est mis devant le Christ pour l’empêcher d’aller à sa Passion. De
même pour Paul, cette expérience est fondatrice et elle va se développer de plus en plus
dans sa doctrine du Corps mystique qui est comme le cœur de la communion des
saints. La communion des saints entre ceux qui sont membres du Corps du Christ et qui
appartiennent au Christ au point qu’ils sont le Christ.

Doctrine de la communion des saints


dans les premières Épîtres de Paul

On va avoir deux développements de cette doctrine d’abord dans I Corinthiens, puis


dans les Romains.

1 Co 12, 12 sv
De même, en effet, que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres
du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu'un seul corps, ainsi en est-il du Christ.
C'est le Christ qui est la tête et nous sommes les membres du Corps du Christ.

1Co 12, 24-27


Dieu a disposé le corps de manière à donner davantage d'honneur à ce qui en manque, pour qu'il
n'y ait point de division dans le corps, mais qu'au contraire les membres se témoignent une
mutuelle sollicitude. Un membre souffre-t-il ? tous les membres souffrent avec lui. Un membre
est-il à l'honneur ? tous les membres se réjouissent avec lui. Or vous êtes, vous, le corps du
Christ, et membres chacun pour sa part.

Il y a une sym-pathie au sens étymologique, un sentir et un pâtir ensemble, qui fait que
tout notre corps ressent ce que ressent un des membres. Le rapport n’est pas seulement
ici entre les membres et la tête qu’est le Christ, mais aussi des membres aux membres
qui se témoignent une même sollicitude, bien sûr, toujours sous l’influence de la tête qui
commande. Mais néanmoins, le Corps du Christ, ce n’est pas seulement des relations
verticales de chaque membre à la tête, c’est inséparablement aussi ces relations de
mutuelle sollicitude entre les membres. C'est très important pour La communion des
saints qui n’est pas seulement la substitution du Christ aux hommes, mais la
substitution aussi, comme nous allons le voir et ce qui va se développer de plus en plus
dans l’expérience de Paul et de l’Église primitive, entre les membres du Corps du Christ
et même entre les membres du Corps du Christ et tout homme, prolongeant quelque
chose de la Rédemption du Christ.

Rm 12, 4 et 5 : reprise de cela :


Car, de même que notre corps en son unité possède plus d'un membre et que ces membres n'ont

55
pas tous la même fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu'un seul corps dans le
Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns des autres.

Ce qui est intéressant ici, c’est la finale : membres les uns des autres, pas seulement
membre de la tête, mais membre les uns des autres. L’unité du corps crée aussi des liens
entre les membres.

Nous allons voir cette doctrine se développer en 2 Co 4, 12, d’une manière très
saisissante quand Paul parle de son expérience du ministère apostolique. Paul a
rencontré beaucoup d’obstacles dans la communauté de Corinthe. La communauté de
Corinthe vient d’une ville extrêmement païenne, une ville portuaire passablement
dissolue comme le sont souvent les villes portuaires. Cette communauté est faite de
“bric et de broc”, avec des mœurs mauvaises et elle est très divisée. Je suis d’Apollos, je
suis de Céphas, je suis de Paul etc. Toute occasion était bonne pour les zizanies. Cela
entravait le ministère de Paul. Il dit :

Quoique vivants en effet, nous sommes continuellement livrés à la mort à cause de Jésus, pour
que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle. Ainsi donc, la mort fait
son œuvre en nous, et la vie en vous.

La première phrase ne pose pas trop de problème, c’est un point tout-à-fait acquis dès le
début que nous sommes livrés à la mort à cause de Jésus, pour mourir au vieil homme et
que la vie du Christ soit manifestée dans notre chair mortelle et que nous soyons des
hommes nouveaux. . Mais c’est le verset 12 qui est très original. « La mort fait son œuvre
en nous (moi Paul) et la vie en vous » c’est-à-dire : « Moi je meurs et vous, vous
ressuscitez”. C'est vraiment un pas de plus. Cela veut dire que Paul reproduit quelque
chose du Christ qui a donné sa vie pour que nous vivions. C'est l’expérience de la
communion des saints, de la substitution, entre l’apôtre et la communauté qu’il est en
train d’engendrer à la vie de la grâce.

Nous allons trouver bientôt le passage si connu des Colossiens : «  Je complète en ma chair
ce qui manque aux souffrances du Christ pour son Corps qui est l’Église  » et souvent on a dit :
« Oui mais l’épître aux Colossiens n’est pas paulinienne, elle n’a pas le vocabulaire de
Paul etc… et en particulier, Paul n’a pas cette conception co-rédemptrice formulée dans
les Colossiens ». Et bien vous voyez qu’elle est là dans la deuxième aux Corinthiens dont
personne ne conteste le caractère paulinien de première main, sortie de la plume et du
vocabulaire de Paul. C'est intéressant de le remarquer.

2 Co 5, 14-17
Car l'amour du Christ nous presse, à la pensée que, si un seul est mort pour tous, alors tous sont
morts. Et il est mort pour tous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux- mêmes, mais pour
celui qui est mort et ressuscité pour eux.

Nous avons la clef, c’est-à-dire que notre vie ne nous appartient pas.

56
Ainsi donc, désormais nous ne connaissons personne selon la chair. Même si nous avons connu
le Christ selon la chair, maintenant ce n'est plus ainsi que nous le connaissons. Si donc
quelqu'un est dans le Christ, c'est une création nouvelle : l'être ancien a disparu, un être
nouveau est là

«  Il est mort pour tous et tous sont morts, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes
mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux. » Vous avez le parallèle dans Rm 14, 7-
9 :
«  En effet, nul d’entre vous ne vit pour soi-même comme nul ne meurt pour soi-même. Si nous
vivons, nous vivons pour le Seigneur, et sin nous mourrons, nous mourrons pour le Seigneur,
donc Dans la vie comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur, car le Christ est mort et
revenu à la vie pour être le Seigneur des morts et des vivants».

C'est un décentrement : nous ne nous appartenons plus. Le Christ nous a rachetés, nous
lui appartenons autant dans la vie que dans la mort, plus que nous nous appartenons à
nous-mêmes. Vous voyez la profondeur que tire saint Paul de cette communion des
chrétiens avec le Christ, expérience qui lui a été donné dans l’événement fondateur de sa
conversion.

Un autre élément qui joue chez saint Paul, c’est le fait que le Christ a triomphé du mal
par le bien et a opposé l’amour à ceux qui lui manifestait de la haine et c’est ainsi qu’il a
vaincu.

Rm 12 17-21
Sans rendre à personne le mal pour le mal, ayant à cœur ce qui est bien devant tous les hommes,
en paix avec tous si possible, autant qu'il dépend de vous,
sans vous faire justice à vous-mêmes, mes bien-aimés, laissez agir la colère ; car il est écrit :
C'est moi qui ferai justice, moi qui rétribuerai, dit le Seigneur.
Bien plutôt, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne- lui à boire ;
ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête.
Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien.

Qu’est-ce que c’est que ces charbons ardents qu’on amasse sur la tête de nos ennemis en
leur faisant le bien ? C’est la colère de Dieu, sa vengeance, c’est-à-dire la conversion du
pécheur. Nous avons à faire comme Dieu qui amasse sur nos têtes ces charbons ardents
et c’est ainsi qu’il triomphe du mal. Alors que si je réponds au mal par le mal, je rentre
plus ou moins dans la logique de ceux qui font le mal. Ne te laisse pas vaincre par le mal,
sois vainqueur du mal par le bien.

Doctrine de la communion des saints


dans Épîtres de la captivité

57
Jusqu’ici nous avons vu les premières épîtres de Paul, celles dont personne ne conteste
le caractère originellement paulinien.

Passons maintenant aux épîtres de la captivité qui sont écrites quand Paul est en
captivité et sans doute à cause de cela, à travers des secrétaires à qui il dicte ou qui
rédigent sur la base de ce qu’il a dit. Effectivement, le vocabulaire n’est pas tout-à-fait le
même, mais il n’y a pas de rupture par rapport aux thèmes mais un approfondissement
extraordinaire de la dimension de la substitution. Pourquoi ? Parce que Paul est en train
de vivre dans les chaînes l’expérience même du Christ persécuté et peut-être même
conduit à la mort. Il ne se fait pas tellement d’illusions sur la manière dont tout cela va
se terminer. Sa vie, comme celle du Christ, est offrande sacrificielle et cela Paul le voit
très clairement. Mais c’était déjà dans sa vision de fond : cf. Rm 12,1

Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos corps en hostie vivante,
sainte, agréable à Dieu : c'est là le culte spirituel que vous avez à rendre.
C'est une conception du sacerdoce commun des fidèles, sacerdoce baptismal. C'est le
sacrifice spirituel, le culte spirituel de chaque baptisé. Donc ce n’est pas très étonnant
que dans le contexte de la captivité Paul s’applique cela à lui-même.

Phil 2, 17
Au fait, si mon sang même doit se répandre en libation sur le sacrifice et l'oblation de votre foi,
j'en suis heureux et m'en réjouis avec vous tous,
Nous trouvons ici, à la fois le thème sacrificiel de Rm 12, mais aussi le thème de 2 Co 4,
12
C'est la même chose que Rm 12, 1 et 1 Co 4,12 : « La mort fait son œuvre en moi et la vie en
vous  ». Son sang va se répandre en libation sur le sacrifice et l’oblation de la foi des
fidèles. La libation : dans les sacrifices païens plus que juifs, on versait une coupe de vin
sur l’animal sacrifié, comme l’achèvement du sacrifice. Par l’offrande de sa vie, Paul
rend parfaite l’offrande de la foi des chrétiens. Tout le vocabulaire est un vocabulaire
sacerdotal et Paul, là, parle en tant qu’apôtre ayant une certaine action sacerdotale sur
l’oblation de tous les fidèles qui la rend parfaite et son sang devient la libation pour ce
sacrifice. Voyez qu’il n’y a rien de très nouveau par rapport à « la mort fait son œuvre en
moi et la vie en vous » En mourant, je vous donne le vie. C'est un peu la même idée : en
versant mon sang, je rends parfaite l’offrande de votre vie. Simplement, tout le
vocabulaire est devenu plus sacerdotal mais dans la ligne de Rm 12, 1. Il n’y a pas de
rupture, contrairement à ce que certains prétendent.

Col 1,24 Voici le texte le plus fameux :


En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma
chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Église.
Toute la tradition s’est demandée ce qui pouvait manquer à la Passion du Christ pour
son Corps qui est l’Église. Le Sacrifice du Christ ne serait pas parfait ? Nos frères
protestants sont très gênés par rapport à ce verset. Alors ils disent avec insistance que
c’est une épître de la captivité est donc une épître qui n’est pas vraiment de Paul. Le

58
vrai Paul des Romains, Corinthiens et Galates n’aurait jamais dit cela.

La réponse est admirablement donnée par saint Thomas d’Aquin. « La seule chose qui
manque à la passion du Christ, c'est qu’elle soit vécue dans la personne de Paul ».
C'est un manque extensif. C'est évident que l’offrande de Paul ne va pas ajouter
quelque chose à l’offrande du Christ, mais l’offrande du Christ cherche à se déployer
dans tout le Corps mystique pour que chacun des membres la reçoivent. C'est toujours
la même Passion du Christ, de même que c'est le même Sacrifice du Christ dans toutes
les Messes. C'est toujours le Christ mais dans des espaces nouveaux, c'est toujours le
même Sacrifice du Christ mais rendu présent pour l’Église d’aujourd’hui et l’assemblée
qui s’y associe. Ici, c’est pareil : c'est la même offrande du Christ mais rendue actuelle
dans chaque membre du Corps du Christ. Ce qui faisait dire à Pascal que le Christ sera
en agonie jusqu’à la fin du monde, non pas que l’humanité individuelle du Christ soit
en agonie, mais parce que le Corps du Christ, ce sont les martyrs d’aujourd’hui, les
saints d’aujourd’hui et chacun de nous à notre toute petite mesure, nous participons à
quelque chose de cette mort rédemptrice du Christ mais nous ne lui ajoutons rien
Pensons à la très bonne expression d’Élisabeth de la Trinité : nous Lui sommes des
“humanités de surcroît” en lesquelles Il peut revivre son mystère rédempteur.
Compléter en notre chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son Corps qui
est l’Église, c’est accueillir le mystère rédempteur du Christ dans notre vie et nous y
associer de telle manière que tout ce que nous vivons soit ce sacrifice spirituel de
Romains 12, 1. C'est quelque chose de très développé dans les épîtres de la captivité,
mais qui se trouve déjà en germe de manière nette dans les passages que je vous ai
signalés dans Romains et Corinthiens I et II.

Col 3,13 établit un lien très profond entre le pardon que nous avons reçu du Seigneur
et le pardon que nous devons donner.

Supportez-vous les uns les autres ( presque au sens anglais du terme : soyez un support les uns pour
les autres) et pardonnez-vous mutuellement, si l'un a contre l'autre quelque sujet de plainte ; le
Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour.

Il y a un lien très profond. Le pardon que nous avons reçu du Seigneur n’est pas une
chose purement passive en nous, mais devient un principe vital et nous devenons nous-
mêmes des ambassadeurs du pardon du Christ. Tous les membres du Christ (et pas
seulement le prêtre dans le ministère de la confession) portent en eux le pardon du
Christ pour leurs frères. Le Père Lebbe, apôtre de la Chine au XXe siècle, disait que
après la révolte des Boxers en Chine, (il y a eu beaucoup de massacres de villages
chrétiens par les Boxers, nationalistes chinois, qui avaient sans doute de bonnes raisons
de se révolter contre les occidentaux), ces villages chrétiens ont pardonné et cela, en
Asie, c'est très important parce que c’est très difficile pour les païens et comme le disait
le Père Lebbe, particulièrement dans la culture chinoise, de comprendre le pardon. À tel
point qu’on a appelé en chinois dans ces régions, les chrétiens : “Ceux qui pardonnent”.

59
Les juifs disent qu’ils ne peuvent pas pardonner aux auteurs de la Shoah et cela
scandalise les chrétiens : mais c’est qu’ils n’ont pas la nouvelle alliance. Ils disent qu’il
faut que ce sont ceux qui ont subi le mal (les morts de la Shoah) qui puissent pardonner,
mais on ne peut pas pardonner en leur nom. Il faut que s’établisse le Corps mystique du
Christ pour que l’Église puisse pardonner au nom des autres. Dans le sacrement de
confession, on ne se réconcilie pas seulement avec Dieu, mais inséparablement avec
l’Église. Cela se passe dans le silence mais il y a une réconciliation dans l’Église au nom
de ceux qui ont été blessés peut-être par ce que le pénitent confesse. Il y a une
sacramentalité globale du pardon qui n’est pas le spécifique du sacrement du pardon,
mais qui est le fait que le chrétien a été pardonné et que s’il a compris ce qu’est le
pardon, il doit pardonner. Si le chrétien ne pardonne pas, il renie la nouvelle alliance.
Les juifs ne sont pas dans la nouvelle alliance. On leur demande d’accomplir la loi de
Moïse. Le pardon est spécifiquement chrétien.

Et cela, nous le portons un peu viscéralement. On le voit très bien : on profane des
tombes chrétiennes, personne ne dit rien. On massacre des chrétiens dans le monde, on
ne déchire pas nos vêtements. Imaginez dans d’autres religions ce que cela fait. Parfois,
cela scandalise des chrétiens : « C’est inadmissible. Nous, on peut nous faire tout, on a
“bon dos” et les autres etc. » Et oui, mais il faut savoir si on porte quelque chose de
spécifique.

Jean Paul II avait parlé à des journalistes dans un vol vers le Brésil, au moment où il y
avait eu les actes de repentance de l’Église. On lui avait posé des questions sur cela et il
avait dit : « C’est vrai que nous sommes un peu les seuls à faire des actes de repentance,
car les autres religions n’en font pas à notre égard… » et puis il se ressaisit et il dit :
« mais au fond, c’est normal si nous sommes ce que nous sommes. C'est normal qu’on
nous demande plus. » On n’a pas à raisonner pour exiger l’absolue réciprocité.

Ou alors, nous sommes dans « œil pour œil et dent pour dent ». Nous sommes dans une
autre alliance qui n’est pas forcément intrinsèquement mauvaise, mais c’est autre chose.
Il faut savoir si nous acceptons d’être cohérent avec ce que le Christ nous a demandé.
Nous ne pouvons pas exiger une absolue réciprocité de justice, sous peine de nous
mettre en contradiction avec nous mêmes parce que ce n’est pas ce qui a été appliqué au
Christ et ce n’est pas ce qui est appliqué aux chrétiens. Le christianisme ne vainc pas le
mal par une réciprocité absolue ou en menaçant des représailles mais par le pardon. Le
Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour.

On a le parallèle en Eph 4, 32
Montrez-vous au contraire bons et compatissants les uns pour les autres, vous pardonnant
mutuellement, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ.

Ce qui est très frappant, c'est ce comme. C'est un peu la formule du Notre Père :
pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
Cela ne veut pas dire que nous demandons à Dieu de nous imiter : mais, pardonne-nous
nos offenses parce que nous acceptons que ton pardon entraîne que nous pardonnions

60
aux autres. Si j’accepte que Dieu me pardonne, le signe de cela, c’est que j’accepte de
pardonner à mon tour. Sinon, c’est que je n’ai pas ouvert mon cœur à ce pardon de Dieu.

2 Tm 2,10
C'est pourquoi j'endure tout pour les élus, afin qu'eux aussi obtiennent le salut qui est dans le
Christ Jésus avec la gloire éternelle.
Formule sacrificielle  C'est très fort. Paul est associé à la communication même du salut
parce qu’il endure, par la communion des saints, par la substitution.

Doctrine de la communion des saints


dans la première Épître de Jean

Les formules les plus fortes, nous les trouvons dans la première épître de Jean.

1 Jn 3,16
A ceci nous avons connu l'Amour : celui-là a donné sa vie pour nous. Et nous devons, nous
aussi, donner notre vie pour nos frères.

La radicalité est totale puisqu’il est question du don de la vie. Et c'est le signe que nous
avons connu l’Amour, sinon, cela veut dire que nous ne l’avons pas connu. Nous ne
l’avons pas vraiment reçu. Si nous avons reçu l’Amour de dieu, la Charité, c’est pour
que comme Jésus a donné sa vie pour nous, nous aussi, nous la donnions pour nos
frères.

Vous voyez que la dimension co-rédemptrice se trouve exprimer très fortement dans le
NT, évidemment dans une totale dépendance du Christ. L’idée que nous sommes
associés au salut du Christ pour nos frères est absolument dans le NT.
La Réforme a bloqué cette réalité scripturaire explicite, ne voulant pas que l’homme
participe à quoi que ce soit de Dieu. Soli Deo Gloria. Il y a une extériorité de l’homme par
rapport à la grâce dans la théologie de la Réforme

1Jn 4,10-11
En ceci consiste l'amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés
et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés. Bien-aimés, si Dieu nous a
ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres.

ll y a une continuité profonde de ce qui vient de Dieu dans le Christ et ensuite de ce que
nous devons être pour nos frères. Et cela ne s’arrête pas à la vie présente. Nous avons un
lien avec l’Église du ciel : j’avais déjà évoqué au début le texte de l’Apocalypse avec les

61
âmes sous l’autel qui sont dans une certaine insatisfaction tant que Dieu n’a pas fait
triompher son salut et son œuvre.

Hb 12 22-24 Je me souviens d’un Pasteur protestant dans les années 1970 dans un
rassemblement charismatique à “La Porte Ouverte” qui avait rappelé ce texte aux
protestants en disant : « Nous avons des textes que nous n’honorons pas ».
Ce texte compare la situation des chrétiens à celle des Hébreux au Sinaï :

Vous ne vous êtes pas approchés d'une réalité palpable : feu ardent, obscurité, ténèbres, ouragan,
bruit de trompette, et clameur de paroles telle que ceux qui l'entendirent supplièrent qu'on ne
leur parlât pas davantage.
Ils ne pouvaient en effet supporter cette prescription : Quiconque touchera la montagne, même si
c'est un animal, sera lapidé. Si terrible était le spectacle que Moïse dit : Je suis effrayé et tout
tremblant.
Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion et de la cité du Dieu vivant, de la
Jérusalem céleste, et de myriades d'anges, réunion de fête, et de l'assemblée des premiers-nés qui
sont inscrits dans les cieux, d'un Dieu Juge universel, et des esprits des justes qui ont été rendus
parfaits, de Jésus médiateur d'une alliance nouvelle, et d'un sang purificateur plus éloquent que
celui d'Abel.
Le Christ rédempteur, triomphant au ciel est avec tous les saints  et c’est inséparable du
mystère de la rédemption.



C’est la fin de cette étude scripturaire. Nous avons vu comment la révélation a


progressé, pas de manière intellectuelle mais par une instruction existentielle de Dieu
faisant vivre des étapes à son Peuple dans l’ancienne alliance et dans le passage à la
nouvelle. Ce qui va nous rester à voir, c’est comment l’Église s’est assimilée toutes ces
richesses car il y là des trésors et comment elle les a comprises, comment la théologie a
essayé d’en rendre compte. Peut-on dire aujourd’hui que la théologie de la communion
des saints a trouvé son plein développement ? On ne peut le dire pour rein. L’Église
continue à vivre et le développement de la doctrine de la foi continue à progresser.

Pour la communion des saints, il y a eu des rétrécissements dans la compréhension dont


j’ai déjà donné quelques linéaments liés à une vision de la justice de Dieu vue comme
étant presque le but du Dessein de Dieu, et du coup, une conception très pénale,
punitive et même vindicative de la justice divine. Des aspects paradoxaux de la
communion des saints, par exemple la souffrance des âmes du purgatoire, le mystère de
l’enfer, sont devenus particulièrement terribles, “raides comme la justice”, perdant de
vue la finalité du Dessein de Dieu qui est toujours le salut, et non pas simplement que
toutes les choses rentrent dans un ordre juste. Parce que pour cela, il y avait beaucoup
d’autres moyens de le faire que de passer par la rédemption du Christ. Il y a
certainement des choses de tout ce donné révélé qui n’ont pas été vraiment ou pas assez

62
exploité. En même temps, ce qui a déjà été exploité dans la Tradition est d’une très
grande richesse.

On verra aussi des témoins du XXe siècle, artistes chrétiens ou gens de lettres comme
Bernanos, qui ont ouvert des pistes pas toujours encore explorées par les théologiens.
L’assimilation de la Révélation ne se fait pas seulement par les théologiens et c’est une
chose très difficile à accepter par les théologiens. L’assimilation de la révélation, c'est
toute l’Église qui la fait à travers des charismes très divers. Il y a aussi l’art chrétien et
surtout la sainteté qui est le grand lieu d’assimilation de la Révélation. C’est quelque
chose qui commence aujourd’hui à entrer chez les théologiens avec ce qu’on appelle la
théologie des saints. Dans le CEC des saints ont été cité, alors que dans le catéchisme de
Trente, on ne cite que des Docteurs. Des paroles de sagesse des saints sont aussi des
lieux théologiques, c’est-à-dire qu’on a là une assimilation de la révélation et c'est aux
théologiens après d’en rendre raison avec la théologie systématique qui ordonne et
synthétise. Mais le premier travail de la réception de la Sagesse se fait par tout le Corps
du Christ, par les saints et aussi par les grands artistes chrétiens.

Cela a été la force de H.V. Balthasar qui a beaucoup écouté ces lieux théologiques. Le
Père François-Marie Léthel de Notre-Dame de Vie a fait sa thèse sur la théologie des
saints. Ce n’est pas une théologie basée sur des arguments théologiques, mais une
théologie de sagesse, d’assimilation de la Révélation au plan existentiel par une réponse
que les saints donnent par toute leur vie : paroles, actes, institutions…
C’est une erreur de croire que la théologie ne se développe que sur le plan notionnel et
surtout pour une réalité comme la communion des saints.

Communion, en grec  : c’est le terme que le NT réserve à l’œuvre de l’Esprit


Saint. C’est l’une des salutations de la Messe tirée de Saint Paul : La grâce de Jésus Christ,
l’Amour de Dieu le Père, la communion du Saint Esprit. La communion, la  est donc
l’œuvre de l’Esprit et l’Esprit n’est pas premièrement du domaine plus conceptuel du
logos. C’est donc difficile d’approcher la  avec des concepts théologiques.

Pendant quelques siècles la communion des saints était devenue un peu “une épicerie
de mérites” : un système d’échanges très chosifiés (le nombre de jours d’indulgences)
“J’acquiers des mérites, je donne des mérites, on me donne des mérites”. Comme quand
on était petits et qu’on échangeait nos “bons points”. Surtout dans la théologie
occidentale toujours propice à l’analytique. C'est pourquoi j’ai voulu commencer par
l’Écriture pour que nous ne rétrécissions pas ce mystère de la substitution.

63
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Septième catéchèse (56 mn)
Éclaircissement du concept de « mérite »
Saint Augustin et le péché originel

La théologie catholique doit prendre en considération les deux moments du rapport à la


Parole de Dieu qui ont été rappelés dans Fides et Ratio de Jean-Paul II.

L’auditus fidei : l’écoute de la Parole, de la Révélation, dans ses Sources


L’intellectus fidei : l’effort de l’intelligence de la foi, l’effort de comprendre ce qu’on a
écouté

Il faut procéder dans cet ordre. Et je suis effaré de voir combien de théologiens, au fond,
mettent l’intellectus fidei, leur propre effort de l’intelligence de la foi, très estimable au
demeurant et bon, avant l’auditus fidei. Ils ne prennent pas le temps et ne se mettent pas
dans les dispositions de réceptivité, d’écoute de la Parole. Or c'est indispensable.
Attention, la Parole de Dieu ne se réduit pas à l’Écriture, ceci serait du fondamentalisme
protestant. La Parole de Dieu dit la Constitution Dei Verbum du Concile Vatican II,
c’est inséparablement l’Écriture, la Tradition, le Magistère. Écouter la Parole de Dieu,
ce n’est pas seulement lire l’Écriture dans son coin, c’est lire l’Écriture en Église, avec les
lumières de la Tradition et sous le discernement ultime du Magistère. Et cela doit
précéder l’effort de l’intellectus fidei,  sinon, on part sur des opinions théologiques et si
souvent actuellement, on fait démarrer les études des séminaristes en abordant un traité
à partir des opinions théologiques. C’est une école de relativisme de faire cela. On part
d’opinions légitimes, mais qui sont à partir de l’effort d’intelligibilité et celui qui vient
étudier la théologie ne voit pas d’abord où est la base et le fondement de tout cela qui est
dans la transmission de la Révélation. telle que l’Église la reçoit.

Et l’Église la reçoit et l’assimile pas seulement par les théologiens. La Tradition n’est pas
que l’effort des théologiens. Les théologiens sont dans la Tradition, sont un élément de
la Tradition, mais la sainteté est aussi le grand organe de l’assimilation de la Parole de
Dieu, la théologie des saints. L’art chrétien, comme Balthasar l’a si bien mis en lumière,
est aussi une forme d’assimilation et même la dévotion du peuple de Dieu, la religion
populaire. Cette dernière a joué un rôle énorme pour le dogme de l’Immaculée
Conception en plus de la réflexion théologique qui a purifié ce qui n’était pas toujours

64
en place dans le courant populaire. Mais le courant populaire a été moteur. Tout cela,
c'est l’Église. Le théologien n’est pas l’organe de la Tradition. Il apporte un élément là-
dedans.

Écouter, c'est ce que nous avons essayé de faire par l’Écriture dans ces premiers cours et
déjà par des éléments de Tradition que je donnais pour l’interprétation des passages de
l’Écriture que nous avons écouté. Vous me direz : « Mais où est-ce qu’on trouve cette
Parole de Dieu, cette Doctrine de l’Église à partir de la Parole de Dieu ? » Le Catéchisme
de l’Église Catholique (CEC) a été fait pour cela, pour nous dire comment aujourd’hui
l’Église donne aux hommes la Parole de Dieu. C'est la doctrine de la foi. Il y a des
choses qui appartiennent à la confession de foi de l’Église : ce que nous appelons les
Dogmes, les Articles de foi du Credo, mais aussi toutes les choses qui ont été définies
comme faisant partie de la confession de foi de l’Église dans son niveau supérieur, les
expressions même qui sont irréformables. Mais il y a ensuite une doctrine plus large
dans laquelle l’Église enseigne infailliblement mais sans garantir qu’on ne pourrait pas
trouver des formulations meilleures, dans le même sens, pas à rebours. Cette doctrine de
la foi qui est dans le CEC, vous la trouvez aussi dans d’autres textes du Magistère qui ne
sont pas tous au niveau dogmatique, mais qui sont néanmoins des doctrines tout à fait
certaines, qui ne sont pas les opinions de Jean-Paul II, de Ratzinger etc.

Je dis cela, car on est aujourd’hui tellement perturbé dans la méthodologie fondamentale
de l’enseignement de la foi, il y a un tel passif de rationalisme. Toutes ces opinions
théologiques, finalement, elles mettent d’abord la mesure de compréhension par rapport
au Mystère alors que le Mystère est toujours en amont par rapport à ce que je peux en
comprendre. Si je renverse les choses, c'est catastrophique parce que je vais mettre la
mesure de ma compréhension comme élément déterminant du Mystère. Donc au moins
un appauvrissement énorme, sinon une falsification de la Révélation.

Nous allons aborder les efforts d’intelligence de la foi dans la Tradition. Ce n’est pas la
Tradition toute entière dont je vais vous parler : ce sont des éléments théologiques de la
Tradition. Pour notre sujet, nous allons surtout regarder la tradition occidentale dans
laquelle saint Augustin joue un rôle de Père et surtout le grand tournant pour tout ce
qui touche à la Rédemption, à la substitution etc. autour de cette grande figure de
Docteur de l’Église qu’est saint Anselme de Cantorbéry qui a écrit à la fin du XI e et du
début du XIIe siècle. Il a écrit un traité qui a marqué toute la théologie de la
Rédemption : Cur Deus Homo. Pourquoi Dieu s’est fait homme ? C'est le premier traité sur
la Rédemption qu’on a en occident. Anselme est aussi le premier scolastique, c’est-à-
dire le premier qui utilise une théologie passée par une exigence conceptuelle forte et
qui veut rendre raison et exploré rationnellement le Mystère. Je vais vous parler de cette
tradition car nous sommes dans cette tradition et même si on est amené à la critiquer et
c'est le droit des théologiens de se critiquer les uns les autres, il y a quand même des
aspects qui sont très riches dans cette tradition et que nous devons, je pense, garder en
explorant le mystère de la communion des saints.

65
Saint-Thomas qui arrive au XIIIe siècle est marqué et par saint Augustin (même s’il
prend du recul sur certains points du courant augustinien qui marque tout l’occident) et
par saint Anselme, car saint Thomas lui aussi devient un grand scolastique dans son
effort de rendre raison du donnée de la foi d’une manière conceptuelle la plus adéquate
possible, comme du reste déjà certains Pères de l’Église avant lui, beaucoup plus que ce
qu’on a voulu le reconnaître, car certains ont écrits des traités très spéculatifs. Saint
Anselme a ouvert la voie aux trois grands théologiens du XIIe et XIIIe siècle : saint
Albert le Grand, saint Bonaventure et saint Thomas.

Cette tradition utilise un concept-clef qu’il est très nécessaire d’élucider au départ.
C’est le concept de mérite. Aujourd’hui ce concept provoque de l’irritation,
spécialement chez les protestants. Le mérite apparaît comme un droit que l’homme a
par rapport à Dieu. “Je mérite la vie éternelle : Dieu me doit la vie éternelle”. Le mérite
crée une dette dans cette vision. Si j’ai mérite quelque chose, celui dont je l’ai mérité, se
doit de me la donner. On rentre là dans une mentalité marquée par le Droit romain.
L’intelligibilité s’oriente là du côté de la justice. Le mérite est vu surtout comme ce droit
en justice à obtenir quelque chose de Dieu.

Qu’il soit bien clair que dans cette théologie elle-même, dont je marquerai les limites, il
est nécessaire néanmoins de ne pas la caricaturer  comme on le fait souvent : le mérite,
c’est la fructification de la charité. Le seul mérite vient de la charité et cela vient de
saint Paul I Co 13. Toutes les œuvres de l’homme, même les plus héroïques, même les
plus généreuses, peuvent être des œuvres mortes. Qu’est ce que des œuvres mortes ? Ce
sont celles dont Dieu disait dans le prophète Isaïe : «  Même vos bonnes œuvres sont comme
du linge sale devant moi » si elles sont mortes, c’est-à-dire si elles ne procèdent pas de la
charité. Saint Paul dit qu’on peut même aller jusqu’à donner sa vie, ses biens et ne pas
avoir la charité. Donc cela peut-être une œuvre morte parce qu’on est en train de
chercher sa propre glorification par exemple. Il y a une manière de faire des actes
héroïques référés à soi-même et pas commandés par l’amour de Dieu et du prochain,
même si on fait des choses pour le prochain. Mais cela peut-être pour notre satisfaction
personnelle comme on le voit chez certains grands bienfaiteurs qui font des grandes
œuvres pour les autres, mais cela ne vient pas forcément de la charité.

Le mérite, c’est la rétribution (et ce terme est biblique), le salaire que Dieu donne, le
salaire qu’appelle l’œuvre, mais qu’est-ce que l’œuvre? Se mesure-t-elle à ce qu’elle
opère ou à quelque chose de plus mystérieux que Dieu seul voit : La charité. Cette
théologie classique dit que le mérite ne vient que du “pondus amoris”: le poids d’amour
de nos œuvres. L’œuvre morte n’a pas de poids d’amour, elle est creuse. Elle peut avoir
beaucoup d’efficacité, de voyance, elle peut se remarquer, être spectaculaire, tout ce que
vous voulez, mais elle peut-être creuse, sans poids d’amour et donc sans mérite.

Est-ce que cela veut dire, dans la perspective de Saint-Augustin, qui veut regarder cet
aspect de la charité, qu’on dévalorise le caractère vertueux de toute œuvre humaine qui
n’est pas faite dans la grâce et donc dans la charité ?
Pour St Augustin, l’homme sans la grâce, ne peut que faire le mal (et donc il ne peut pas

66
mériter bien sûr), il ne peut faire aucun élément vertueux dans sa vie.
Il lui concède de planter des vignes, il peut se faire des amis mais ce n’est pas une vraie
amitié vertueuse mais de pur intérêt ou même de complicité. Il a toute une apologétique
assez terrible dans son œuvre “La cité de Dieu” où il passe en revue les vertus des
païens pour montrer que tout est fictif : la tempérance en fait c’est de l’avarice, et ainsi
de suite ! Il pense que toutes ces vertus païennes sont sans la grâce (ce qui est déjà une
opinion moins sûre) Cf. Act 10, 4 : L’ange apparaît à Corneille encore païen (et donc sans
la grâce selon Saint-Augustin) et lui dit que ses bonnes œuvres, ses prières et ses
aumônes, sont montées jusqu’à Dieu : donc il méritait.

Il y avait à Césarée un homme du nom de Corneille, centurion de la cohorte Italique.


Pieux et craignant Dieu,(c’est-à-dire un prosélyte croyant au Dieu d’Israël et observant les
commandements) ainsi que toute sa maison, il faisait de larges aumônes au peuple juif et priait
Dieu sans cesse. Il eut une vision. Vers la neuvième heure du jour, l'Ange de Dieu - il le voyait
clairement - entrait chez lui et l'appelait : " Corneille ! "Il le regarda et fut pris de frayeur. "
Qu'y a-t-il, Seigneur ? " demanda-t-il. - " Tes prières et tes aumônes, lui répondit l'Ange, sont
montées devant Dieu, et il s'est souvenu de toi. Maintenant donc, envoie des hommes à Joppé et
fais venir Simon surnommé Pierre »

Et ce sera le début de la conversion de Corneille et de ceux de sa maison et donc les


premiers païens.

Donc regard très très pessimiste de saint Augustin, sur le fait que non seulement les
païens ne pouvaient pas mériter puisqu’ils n’avaient pas la grâce, mais aussi que les
païens ne pouvaient pas faire d’actes vertueux. Les actes vertueux qu’ils faisaient étaient
fictifs, des apparences de vertu.

Saint-Thomas corrige Saint-Augustin sur ce point, à juste titre, au sujet des actes des
païens: bien sûr, ils ne peuvent pas mériter s’ils n’ont pas la grâce, mais il accepte la
possibilité d’une grâce implicite chez certains païens et d’autre part, même s’ils ne
peuvent pas mériter, la nature chez eux n’a pas été corrompue par le péché originel au
point qu’ils ne puissent pas faire des actes vertueux. C’est l’orientation d’ensemble de
leur vie qui n’est pas vertueuse et c’est pour cela qu’ils ne peuvent mériter. La charité
seule nous oriente vers Dieu comme fin ultime. Si je n’aime pas Dieu par dessus toutes
choses, si je ne fais pas de ma vie une offrande à Dieu, mes œuvres sont mortes. Et les
œuvres des païens, sauf pour ceux qui avaient la grâce et la charité, pour saint Thomas
étaient œuvres mortes.

Saint-Thomas n’identifie pas comme le fait Saint-Augustin les œuvres mortes et les
œuvres non vertueuses. Il pense qu’il peut y avoir par “segment” des œuvres
humainement vertueuses. Vous en avez la preuve dans l’expérience humaine. Prenez
des criminels de droit commun ou politique comme par exemple des chefs nazis.
Certains ont été des criminels y compris dans leur famille, mais certains ont été de bons
parents. Et heureusement que ces “segments” existent, sinon le monde apparaît comme
une antichambre de l’enfer. On a dit que le luthéranisme, c'est le Christ régnant sur

67
l’enfer. Pour le luthéranisme, le Christ ne change rien, on est sauvé que par l’adhésion
de foi, mais rien ne change et le monde est tellement perverti, toute la nature humaine
est faussée et corrompue, que tout ce qui est de ce monde est infernal.

Alors que Dieu maintient dans ce monde qui l’empêche de devenir infernal :


- La grâce en ceux qui sont dans la charité et qui font des œuvres pleines d’amour.
- Et dans ceux qui n’ont pas la grâce (car ils sont en péchés mortels) leur vie n’est pas
entièrement vicieuse.
- d’une part parce que le péché ne détruit jamais totalement la nature. IL reste des
segments de nature non démolie par le péché originel et le péché personnel.
- d’autre part parce qu’il y a la grâce opérante que Dieu donne à tout homme et
qui nous tire vers la justification, même quand elle n’arrive pas encore à mettre la
personne en état de grâce, à la faire rentrer dans la charité. Elle maintient quand
même la tête hors de l’eau. La personne est dans un péché mortel dont elle
n’arrive pas à sortir, mais cela ne veut pas dire que tout le reste de sa vie part a
volo.
-
- Exemple d’une femme mariée qui vit une liaison. Elle est hors de la charité, mais par exemple, elle
reste une bonne mère de famille. Elle sait qu’elle ne doit pas détruire son foyer à cause d’une
passion, mais elle va peut-être mettre des années à lâcher ce lien passionnel. La grâce opérante la
soutient, même si cette grâce n’est pas encore assez accueillie pour mener à la justification, mais
elle est déjà assez agissante pour que toute la vie de cette personne ne parte pas en quenouille.
Une vision à la Saint-Augustin est terrible dans ces cas là. Le prêtre ne peut pas dire : « Tant que
vous êtes dans cette situation, je ne peux rien pour vous ». Il faut limiter les dégâts entre-temps et
préparer la conversion. On ne peut pas pousser la personne dans deux extrêmes blanc ou noir : ou
la conversion hic et nunc ou la damnation. Ce n’est pas du bon travail pastoral de faire cela.

Cette théologie de st Thomas apporte donc un correctif important par rapport à saint
Augustin, mais partage la même conception du mérite. C’est le poids de charité qui seul
peut nous donner de participer à la Vie de Dieu. La charité c’est la vertu théologale qui
me donne la capacité de Dieu. La foi et l’espérance la préparent mais ne la donnent que
quand il y a la charité. Sans la charité, je ne suis pas divinisé. La foi et l’espérance ne
sont que des éléments qui viennent avant, dans cet ordre : foi, espérance, charité. Ce
n’est pas par hasard que les trois vertus théologales viennent dans cet ordre là. Tout doit
commencer par la foi parce que s’il n’y a pas une certaine ouverture à accueillir, même
implicitement le don de Dieu, on ne peut pas l’accueillir. Mais tout doit se terminer
dans la charité. La foi elle-même quand elle n’a pas la charité, est morte. Saint Jacques
l’appelle : la “foi morte”. Et quand Paul nous dit que la foi sauve – la justification par la
foi - c’est toujours la foi opérant par la charité. C’est la doctrine de Saint-Paul et la
doctrine catholique. Une foi qui n’opère pas par la charité – et saint Jean nous dit la
même chose dans sa première épître et jésus lui-même : nous ne devons pas nous
contenter de dire « Seigneur, Seigneur, mais nous devons faire ce que Dieu nous
demande… » Donc cette foi opérante par la charité, c'est la foi qui va jusqu’à l’amour et
aux conséquences de l’amour qui se déclinent à travers les dix commandements du
Seigneur. Le mérite qui nous donne accès à la vie éternelle, c’est le fait que celui qui
est dans la charité, possède déjà Dieu. Donc Dieu ne peut lui refuser une vie éternelle

68
déjà commencée en lui. C’est là qu’on peut donner une retraduction du mérite moins
juridique, moins en termes de “ticket pour le ciel”. Ce n’est pas : je mérite donc j’ai droit
à entrer au ciel. Non ! C'est que le mérite étant la charité, le ciel est déjà en moi, déjà
commencé. La formulation juridique est une des manières dont on peut dire ce ce que
les Pères grecs appellent la divinisation par la charité. Dieu est présent dans celui qui
aime. Jn 14,23 « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera et nous
viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure  ». C’est le ciel dans l’âme de celui qui
aime de charité.

Dans cette théologie, une question se pose :


Peut-on mériter la première grâce, d’être en grâce ? Comme le pensait le pélagianisme.
Est-ce que le mérite va jusqu’à mériter la grâce ? Réponse de Saint-Augustin qui a été la
réponse de l’Église  : non, c’est Dieu qui nous aime le premier pour reprendre la formule
de saint Jean. «  Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est Dieu qui nous a aimés le
premier.  » La grâce est la source de l’amour. C’est l’Amour de Dieu venant dans nos
cœurs. La grâce, c’est la capacité d’aimer que met le don de l’Esprit Saint dans nos
cœurs. Donc je ne peux pas mériter la première grâce, c’est au contraire la grâce qui me
donne de mériter. La préface des saints dit : Quand tu couronnes leurs mérites, tu
couronnes tes propres dons. Tout vient du don de Dieu et c'est ce don qui passant par la
liberté de l’homme devient mérite pour cet homme. Ce don de Dieu est sien et les actes
de charité qu’il pose sont ses actes à lui, mais complètement rendus capables par Dieu et
donc la vie éternelle lui est “due” mais grâce au don de Dieu.

Une autre question se pose ce qui est celle de la communion des saints : peut-on mériter
pour autrui la première grâce (donc le salut ?) Je ne peux pas mériter pour moi la
première grâce, c'est clair, mais puis-je la mériter pour quelqu’un d’autre ?
Saint Thomas se pose la question dans la Ia IIae Q 114 art. 6
Les objections disent oui mais en sens contraire saint Thomas cite Jérémie 15, 1 :
«  Même si Moïse et Samuel se tenaient devant ma face, je n’aurais pas pitié de ce peuple » et
pourtant dit saint Thomas, c’étaient des hommes de très grand mérite devant Dieu. Il semble
donc que nul ne peut mériter pour un autre la première grâce ». C'est-à-dire la grâce du salut,
celle qui amorce tout, car une fois que je suis en grâce, la grâce va avoir une vitalité en
moi qui va susciter d’autres actes qui vont me faire mériter davantage, de croître dans la
grâce et dans la charité et ainsi de suite jusqu’à la vie éternelle, à moins que
n’intervienne le péché mortel et donc la rupture de la présence de Dieu en moi.

Voici le corps de la réponse de saint Thomas :


«  D’après ce que nous avons dit, on voit que ce que nous faisons a raison de mérites à deux
titres  :
1° En vertu de la motion divine qui fait qu’elles sont méritoires de plein droit.
C'est la motion divine, l’action de l’Esprit Saint, qui fait que nos actes sont mus par la
charité et donc deviennent méritoires de plein droit. En une terminologie moins
juridique, c'est que la vie éternelle est déjà présente dans celui qui est dans la charité et
donc de plein droit, si cet homme meurt, il entre au ciel.

69
2° Parce qu’elles procèdent du libre arbitre pour autant que nous agissions volontairement.
Pour qu’il y ait mérite, il faut qu’il y ait d’abord motion divine mais passant à travers
une liberté. Sinon il n’y a pas de mérite car ce n’est plus une personne humaine qui agit,
ce n’est plus qu’une sorte de marionnette.
De ce côté, il y a mérite de convenance. Il convient en effet que lorsque l’homme fait bon usage de
son pouvoir, Dieu agisse plus excellemment selon la surexcellence de son pouvoir.
Si j’utilise bien, si je réponds bien à la motion de la grâce, il convient que Dieu me fasse
grandir en grâce.

On voit par là que personne en dehors du Christ, ne peut mériter pour autrui la première grâce.
Chacun de nous en effet est mû par Dieu par le don de la grâce afin de parvenir lui-même à la vie
éternelle. Et il s’ensuit que le mérite en justice ne s’étend pas au-delà de cette motion.
“Ma” grâce me meut à obtenir “ma” vie éternelle.
L’âme du Christ au contraire fut mue par Dieu au moyen de la grâce non seulement afin de le
faire parvenir lui-même à la gloire de la vie éternelle, mais afin d’y conduire les autres comme
Tête de l’Église et Auteur de notre salut. C'est ce qu’enseigne l’Épître aux Hébreux (2, 10): Lui
l’Auteur du salut, il devait conduire à la gloire un grand nombre de fils.
Donc de plein droit, il n’y a que le Christ parce que lui-même est dans la grâce et même
dans la gloire, qu’il peut conduire à la gloire un grand nombre de fils.

Donc cela semble exclure la communion des saints, mais saint Thomas à un dernier
paragraphe où il dit ceci :
Mais on peut mériter pour un autre la première grâce d’un mérite de convenance. Puisqu’en
effet, l’homme quand il est dans la grâce de Dieu accomplit la volonté de Dieu, il convient selon
la proportion fondée sur l’amitié, que Dieu accomplisse sa volonté du d salut d’une autre.
Pourtant, il peut arriver qu’il y ait un obstacle de la part de celui dont un saint désire la
justification. À un tel cas s’applique la parole de Jérémie citée plus haut.
Si même Moïse et Samuel ne pouvaient pas intercéder efficacement pour la conversion
d’Israël, c’était parce qu’Israël était particulièrement endurci.
La communion des saints va donc jouer sur ce niveau que saint Thomas appelle de
convenance fondée sur l’amitié.

Il y a un mérite de la charité pour le salut des autres :


- de plein droit : celui du Christ pour le salut
- de convenance : celui de la communion des saints qui lui ne se fonde pas sur une
droit mais se fonde sur une convenance d’amitié
Ceci nous amène à voir – et cela sera important de le garder en tête pour ce qui va
suivre : - cette distinction que saint Thomas fait en parlant de la charité. La charité est un
très grand mystère, un des plus grand mystère. Qu’est-ce que la charité ? On demandait
à sainte Jeanne d’Arc : « Savez-vous si vous êtes en charité ? » Elle a répondu : « Si j’y
suis, que Dieu m’y garde, si je n’y suis, que Dieu m’y mette ». Personne ne peut savoir
de manière certaine s’il est dans la charité et donc dans la grâce. La charité est l’acte
propre de la présence de grâce de Dieu en nous.

70
Pour parler de la charité, saint Thomas utilise deux analogies. Chacune d’elles est
imparfaite, ne peut pas dire le mystère de la charité. C'est toujours le cas pour les
mystères pour lesquels saint Thomas ne peut pas prendre une seule ligne analogique.
Pour les Noms de Dieu, les Attributs divins de l ‘Essence divine, oui, parce qu’ils sont
naturellement connaissables par la raison. Mais quand il parle de la Trinité, de
l’Incarnation, de la grâce, des vertus théologales, des sacrements etc… il est obligé de
prendre plusieurs lignes analogiques dont aucune seule ne peut donner l’intelligibilité
du mystère. En faisant converger plusieurs analogies par une sorte d’extrapolation, on a
une intelligence qui est la moins inadéquate possible de ce mystère. Dans les mystères,
ce que nous connaissions de Dieu est moindre que ce que nous ne connaissons pas.
La dimension d’inconnaissance est toujours plus importante pour le mystère que la
dimension de connaissance. C’est la doctrine de saint Thomas mais c’est la doctrine de
l’Église comme cela a été défini par le IVe Concile de Latran.

Donc pour la charité, saint Thomas utilise deux lignes.

1° La charité est une vertu théologale :


C’est-à-dire une vertu qui me donne Dieu. Une vertu, c’est une capacité (virtus) qui
perfectionne l’homme dans sa nature. Une vertu théologale, c’est donc une capacité
humaine donnée par Dieu et en ce sens surnaturelle, mais néanmoins enracinée dans
une nature humaine, donc qui doit garder quelque chose d’humain de mon côté même
si elle est divine dans son terme, sinon je fais l’ange.

2° La charité est une amitié avec Dieu:


On retrouve les deux aspects : l’aspect du mérite de plein droit est mesuré par le
perfectionnement qu’apporte la charité, vertu théologale. La perfection objective de mes
œuvres se traduit aussi par un perfectionnement objectif de mon humanité. Cela est
mesurable et entre dans le domaine de la justice. Le mérite est un certain droit. Pourquoi
ce droit ? Parce que j’ai accompli des œuvres méritoires et j’ai été perfectionné dans
l’accomplissement de ces œuvres méritoires. Mais on ne peut se contenter de cela quand
on parle de la charité. Saint Thomas donne l’autre dimension qui est l’amitié.
Dans l’amour d’amitié, je ne regarde pas le perfectionnement de moi-même, je rejoins
l’Être aimé, Dieu en Lui-même et pour Lui-même et je trouve ma joie en Lui. On regarde
moins le perfectionnement du sujet qui aime et plus le terme de son amour qui est Dieu
lui-même vers lequel l’amour d’amitié me porte. Et c'est là qu’intervient la communion
des saints. C’est parce que celui qui est dans la charité aime Dieu et aime ce que Dieu
aime et donc il veut et il donne sa vie pour que se réalise le Dessein de salut pour les
autres. Et entrant dans cette amitié avec Dieu, Dieu répond à cette amitié, non par un
droit quelconque, mais au nom de l’amitié. C’est le “miracle des mains vides” dont parle
Bernanos. C’est le miracle de l’intercession de des saints. L’homme en charité peut
demander comme un droit la rétribution de ses actes mais ne peut pas demander
comme un droit que les autres soient sauvés. Ces intercessions demandent, non pas un
droit que les autres soient sauvés, mais par amitié, donc quelque chose de beaucoup
plus gratuit et qui n’est plus mesurable en terme de justice.
Cette théologie du mérite qui semble tellement à l’aise quand elle évolue en terme de

71
justice est beaucoup plus embarrassée quand elle s’exprime au plan de cette convenance
de l’amitié. C’est déjà heureux qu’elle l’exprime, mais comment dire cela ? C’est un
mystère de don gratuit qui fait que le saint aime Dieu pour lui-même et donc aime les
autres par Dieu et pour Dieu et donne sa vie pour cela et Dieu répond par amitié, mais
on n’est plus du tout au niveau d’un droit monnayable.

Si on se reporte à ce que saint Thomas a écrit sur le rédemption du Christ, dans le


compendium de théologie, c’est-à-dire “abrégé” de théologie, ( Ia chapitre 197 et sv) il
se pose la question de la substitution du Christ comme Rédempteur  et voilà ce qu’il dit :
«  Le premier péché des premiers parents enleva la totalité du don surnaturellement accordé à la
nature humaine, en la personne des premiers parents, et on dit ainsi qu’il a corrompu ou infecté
la nature  » Il y avait une telle harmonie entre la grâce et la nature, donné par Dieu à
l’origine, que la perte de la grâce de justice originelle, ne pouvait pas se faire sans que la
nature en soit blessée. La nature non seulement a perdu la grâce, mais elle est restée
viciée, pas si totalement que le pensait Saint Augustin. Ceci est non seulement ma
doctrine de l’Église surtout à la suite de Concile de Trente, mais Déjà saint Irénée le
pensait. On dit souvent que le péché originel est une invention de Saint-Augustin. Les
théologiens le disent couramment et cela m’indigne. C’est faux. C’est vrai que la
doctrine du péché originel véhiculée après lui porte sa marque. C’est vrai que c’est d’un
grand pessimisme sur la destruction totale de la nature par le péché originel qui va
peser sur la tradition latine après saint Augustin. Mais le péché originel comme perte de
la grâce et blessure de la nature, c'est une doctrine qu’on trouve chez tous les Pères de
l’Église, de manière moins pessimiste, moins sombre. Saint Augustin a marqué la
tradition latine dans la conception d’une nature très dégradée, pas aussi dégradée que
ce que Luther lui fera dire, mais cela va quand même dans ce sens.

Il y a un autre aspect de Saint Augustin qui est plus grave et qui va conduite à la b
double prédestination :
Pour lui le péché d’Adam a été un péché personnel collectif de toute l’humanité: tous,
personnellement, nous avons péché en Adam. Nous avons tous refusé la grâce en bloc.
Dieu n’est plus tenu en justice (toujours cette primordialité de la justice alors que la
racine des actes divins est la miséricorde) de redonner sa grâce, sauf à certains. C’est de
là que vient cette terrible “double prédestination” postérieure au péché. (-Calvin ira
même la mettre avant le péché originel. Pour lui, c’est dans le Dessein créateur de Dieu
que certains sont destinés au ciel ou à l’enfer. C’est cette horreur qui a été condamnée au
Concile de Trente. Il faut dire que cette double prédestination après la chute a été très
très présente dans la théologie latine et était tenu pratiquement par tous. Et cela vient
effectivement de Saint-Augustin mais cela n’est pas chez les autres Pères.

Saint Augustin a fait une erreur de traduction de Romains 5, 12. « De même que par un
seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort… et saint Augustin lisait
en latin … et qu’ainsi la mort est passée à tous les hommes puisque tous ont péché en Adam.
Adam nous a transmis une nature viciée marquée par la mort spirituelle et corporelle et
dans cette nature, tous pèchent parce qu’on est tous inclinés vers le péché. C'est ce que
dit Paul.

72
Mais saint Augustin dit que tous ont péché en Adam : d’un péché de nature, le péché
originel, Augustin fait un péché personnel voulu par tous. Et du coup, Dieu va rétrécir
la prédestination à très peu d’hommes. Saint-Augustin s’est embarqué dans cette
mauvaise traduction latine avec sa tendance très pessimiste de penser que l’homme est
très très marqué par le péché et arrive très difficilement à s’en sortir et toute la tradition
latine a suivi. Mais cela, ce n’est pas le péché originel, c'est une interprétation, une
compréhension du péché originel.
Le péché originel c'est de dire qu’il y a eu à l’origine une rupture entre l’homme et Dieu
et que cette rupture a eu pour conséquence la perte de la grâce d’adoption filiale que
Dieu avait donné à l’humanité dans son origine et aussi l’infléchissement de la nature
par les blessures, les vices, qui dégradent l’humanité. Mais Dieu repropose sa grâce à
tous en Jésus. Cette idée d’une proposition restreinte de la grâce aboutira aux thèses
jansénistes et il faudra arriver jusque là pour que l’Église les condamne et condamne la
thèse que le Christ n’est pas mort pour tous les hommes.

Dans la “Cité de Dieu”, Augustin compare l’histoire de l’humanité au naufrage d’un


bateau entrain de couler et l’Incarnation est cette petite barque qui en repêche quelques
uns. L’Église n’est pas tenu de suivre un Docteur, que ce soit Augustin ou Thomas, sur
absolument tout. Tous les Docteurs ont fait des erreurs. C’est une relativité qui n’est pas
relativisme, car ce qui est intéressant, c’est la symphonie, les points de convergence,
l’accord des Pères et non ce que chacun pense sur un point particulier. Et sur ce point
particulier, Augustin diverge mais pas sur la réalité du péché originel. H. Von Balthasar
disait : la vérité est symphonique.

St Augustin ne se trompe pas sur le fait du péché originel et certains théologiens


aujourd’hui, trompent leur monde, en niant le péché originel sous prétexte que c’est une
invention d’Augustin, alors qu’ils savent que ce n’est pas vrai, mais il joue sur les mots
entre péché originel et conception augustinienne du péché originel.

73
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Huitième catéchèse (1 h)
Le péché originel
La place de la souffrance du Christ dans notre Rédemption
Réconciliation et pénitence

Réponse à une question : le péché originel est un péché de nature (cela c'est une expression
de saint Thomas). Il n’est pas personnel. Il s’agit bien sûr du péché “originé”, c'est-à-dire
tel que nous le recevons de nos premiers parents. Il ne s’agit pas du péché originel
“originant” comme première faute qui lui ne peut-être que personnel. Il n’y a pas de
péché premier qui ne soit pas personnel. Donc quand nous parlons d’un péché de
nature, c'est bien pour dire que ce n’est pas un péché personnel, mais c'est néanmoins
un péché qui affecte la personne. Ce n’est pas nous qui avons péché. St Thomas est mal à
l’aise parce qu’il y a derrière l’interprétation de Rm 5,12 « Tous ont péché en Adam ».

St Thomas n’ose pas contredire très ouvertement saint Augustin. Alors il parle de péché
de nature. On sent qu’il veut éviter la notion de péché personnel. Alors que pour saint
Augustin, il n’y a pas de problème, nous sommes tous en Adam et tous nous péchons
personnellement dans le péché originel et nous avons la culpabilité entière du péché des
origines. Quand on dit que le péché originel a été inventé par saint Augustin, c’est en
cela. Augustin était convaincu de lire cela dans l’Écriture. Il lisait l’Écriture en latin et
mal traduite. C'est là où l’on se rend compte que la langue, cela compte !

«  Mais qu’est le péché originel, sa nature, son ontologie, dans le sujet qu’il affecte ? Et quel est
son rapport au sujet ? Il me semble qu’il soit bien plus qu’une simple absence de grâce ou la
simple perte des dons d’impassibilité, d’immortalité et de science »

Dire que le péché originel est une simple absence de grâce, c’est ce que disait Pélage. On
a perdu la grâce mais la nature est demeurée intacte et donc cette nature va mériter de
nouveau la grâce par la droiture de ses actes. De même pour la perte des dons
d’impassibilité, d’immortalité et de science qui sont ce qu’on appelle les dons
préternaturels, c’est-à-dire l’état de l’homme qui accompagnait la justice originelle.
On ne peut pas perdre le don de la grâce des origines sans que la nature humaine ne se
trouve blessée puisqu’elle perd sa finalité surnaturelle, mais les deux finalités sont dans
le prolongement l’une de l’autre. Perdre sa finalité surnaturelle, c'est en même temps
être dévié et faussé par rapport à sa finalité naturelle. Il n’y a pas d’extériorité entre les
deux finalités : c'est toujours Dieu, dans un cas comme dans l’autre, dans l’ordre naturel
ou dans l’ordre surnaturel qui est Fin ultime.
Donc ce n’est pas simplement une simple négation, une simple absence mais c’est une
vraie privation qui va affecter l’ordre naturel. C'est l’un des multiples points de
profondes implications de la grâce et de la nature dans la ligne de ce que le Père de

74
Lubac a fait remarquer à propos du surnaturel. Le péché originel montre qu’on ne peut
pas perdre la grâce des origines sans que la nature elle-même s’en trouve affectée, parce
qu’on est là dans l’ordination la plus profonde de la nature et une rupture volontaire de
la communion avec Dieu ne peut pas ne pas affecter la nature et donc il y a blessure.

Par rapport à l’ontologie de ce péché originel, la réponse de saint Thomas est que c’est
un habitus pour la nature humaine qui se trouve faussée. Elle perd l’habitus réceptif de
la grâce qui la disposait plus immédiatement à la grâce et à l’habitation de Dieu. Elle
perd cet habitus et d’autre part, son habitus d’orientation vers le bien se trouve vicié,
surtout dans la volonté. C'est ce que la doctrine de l’Église appelle la fomes peccati, le
foyer de concupiscence, ce désordre des passions qui fait que vous avez trois
déconnections :
- la fondamentale, c'est celle entre l’homme et Dieu. Elle entraîne :
- la déconnection des passions par rapport à la raison : la raison n’est plus capable
d’ordonner les passions qui sont révoltées et anarchiques en grande partie
- la déconnection de l’homme par rapport au cosmos. Le statut commençant mais
réel en Adam d’une royauté sur le cosmos se trouve détraqué. Il en reste quelque
chose parce que l’homme a une capacité intellectuelle, il développe une
technique, une science etc. mais nous savons que nous abîmons autant que nous
réparons.

Le Concile de Trente nous dit : nature blessée, déchue, mais non complètement
corrompue et là, c'est contre un certain augustinisme qui voyait la nature comme
foncièrement corrompue. Il reste des éléments de moralité, il reste que l’intelligence
n’est pas touchée dans son ordre propre, mais elle est touchée dans son exercice puisque
l’exercice dépend toujours de la volonté. Par le biais des passions, de l’imagination, par
d’autres biais, l’intelligence se trouve dans un exercice altéré, mais elle garde sa capacité
native. Le péché originel est de l’ordre du péché et le siège du péché est toujours la
volonté, parce que c'est par la volonté que se fait le rapport à la fin et donc tout l’ordre
de l’amour. Refuser la réalité de la nature blessée, c’est donner dans le pélagianisme, ne
voir dans le péché originel qu’une perte de la grâce qui aurait laissée la nature intègre et
droite.



à : c'est la peine du dam (ne


plus pouvoir voir Dieu). Cette peine là est une conséquence du péché originel. C'est ce
que dit la tradition d’une manière symbolique : « Le ciel s’est fermé ». C'est ce qu’on
voit dans la genèse où l’ange ferme l’accès au paradis. Et cela est si vrai que dans la
tradition juive vétérotestamentaire et dans les paroles de Jésus dans l’Évangile, par
exemple la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, on voit que les justes, avant
que Jésus ait accompli la Rédemption en sa Pâque, descendent dans le sein d’Abraham.
Ils ne voient pas Dieu. Pourtant, ils ont justifiés et amis de Dieu : Abraham, Moïse,
David, Jean-Baptiste, probablement saint Joseph… tous ont été dans le sein d’Abraham,
dans des limbes où ils n’étaient pas malheureux mais où ils ne voyaient pas Dieu. C'est

75
le mystère de la descente aux Enfers. Le Christ y vient avec son âme glorifiée, leur
communiquer la vision béatifique et introduire leurs âmes dans la gloire. (Cf. la très
belle homélie du Samedi Saint d’Épiphane et l’icône de la Résurrection qui est en fait
l’icône de Jésus descendant aux enfers pour introduire dans la gloire Adam et Ève les
premiers, parce que les plus profondément liés à ce péché des origines).

Cette libération de la peine de dam est l’élément le plus important de la Rédemption


du Christ. Il était le seul à pouvoir la lever. Dieu aurait pu la remettre par un acte de
pure amnistie, mais cela aurait été un moindre amour de sa part. C'est ce que pense
saint Thomas et c'est très profond : parce que l’homme n’aurait pas été associé à son
relèvement. L’Incarnation implique cette possibilité d’association de l’homme à son
propre relèvement. L’amnistie, c'est assez dégradant d’une certaine manière. Le
Président de la République signe un papier, on vous remet une dette mais vous n’êtes
pas régénérés, réhabilités pour autant.

Ce qui est extraordinaire, c'est que Dieu a fait miséricorde en envoyant son Fils dans une
chair de péché comme dit saint Paul, pour que, à partir de cette nature physiquement
déchue (bien sûr Jésus n’a pas eu une nature avec le foyer de concupiscence, avec
l’habitus mauvais au plan moral, mais toutes les conséquences du péché originel
(souffrances, épreuves etc.) ne lui ont pas été épargnées. Et c'est à partir d’une nature
comme la nôtre, non seulement comme la nôtre dans ses éléments naturels, mais comme
la nôtre dans sa condition d’esclave. C’est Phil 2 : Jésus n’a pas pris seulement la nature
humaine mais la condition d’esclave : un abaissement, une humiliation, dans une nature
qui était en violence avec la Personne divine du Verbe qui l’assumait, puisque cette
Personne, normalement, aurait dû diviniser, glorifier cette nature humaine qu’elle
assumait. Les Pères, saint Jean Damascène et saint Thomas à sa suite disent que le Verbe
“se retient”. Saint Irénée utilise déjà cette même idée : le Verbe “reste en repos” pour
éviter que la gloire envahisse toute l’humanité de Jésus. Jésus a toute la force morale,
mais pas toute la puissance de la gloire : elle apparaîtra à certains moments, à la
transfiguration, dans les miracles etc.

Quand on dit que le Christ avait une humanité comme la nôtre, il faut faire très
attention à ce qu’on dit ! Si c’est pour dire que le Christ avait une nature comme la
nôtre : oui, mais si c'est pour dire que cette nature avait un mode d’exister comme la
nôtre, c'est vraiment se fermer les yeux à ce que dit l’Évangile ! Nous ne marchons pas
sur les eaux de la mer, nous ne faisons pas de miracles etc. Il faut préciser le “comme
nous” : identité de nature, oui ; identité de condition, non. C’est tout le paradoxe de la
condition d’esclave de Jésus : la gloire est là, mais elle est dans la kénose, elle est
contenue, comprimée. Pourquoi ? Parce que dans la forme rédemptrice qu’a pris le
Dessein de Dieu, il a plu à Dieu d’associer la souffrance à l’acte suprême d’amour du
Christ. Nous ne sommes pas réconciliés par la souffrance. Le Christ aurait pu nous
mériter la réconciliation avec Dieu par un acte de parfaite charité qui était en lui dès le
début. Cet acte de parfaite charité est resté comme en suspens pour être associé à
l’obéissance jusqu’à la mort et la mort de la Croix, c’est-à-dire le maximum de la
souffrance. C'est très important de retenir que ce n’est pas la souffrance qui est l’élément

76
formel du mérite, c'est la charité. Le Christ pouvait nous réconcilier avec Dieu par un
acte parfait de charité, celui que l’humanité était totalement incapable de poser pour
répondre à l’Amour de Dieu, acte parfait de charité que le Christ aurait pu poser dans la
joie. Pourquoi Dieu n’a pas voulu qu’il ne soit pas posé dans la joie, mais dans l’Agonie
de Gethsémani ? Ce qui était nécessaire et suffisant pour nous réconcilier avec Dieu :
c’est qu’à l’Amour réponde l’Amour. Ce que l’humanité était incapable de faire par
elle-même. C'est ce que le Christ a fait et c'est cela qui nous ouvre le ciel et nous
réconcilie. La justification est une infusion de charité dans notre cœur. La grâce vient
en nous en donnant immédiatement un acte de foi formée, c’est-à-dire un acte de foi et
d’espérance qui va jusqu’à la charité. Le premier acte de foi formée, c'est l’acte de charité
qui nous remet dans l’amitié divine.

Mais pour comprendre le mystère de la souffrance du Christ, nous devons considérer


un autre aspect. Je prends une comparaison. Supposez deux voisins qui ont des
différends et dans une colère particulièrement forte, l’un des voisins brûle la maison de
l’autre. Il se repent et il va chez son voisin pour se réconcilier avec lui. Si le voisin est
bon, il va se réconcilier et la réconciliation sera scellée, il y aura pardon. Ceci dit, il
faudra bien qu’on lui reconstruise sa maison. Il y a une part de justice dans l’affaire. La
justice n’est pas le but. Le but, c’est la réconciliation, mais elle ne peut pas se faire sans la
justice si elle veut être réelle et non pas seulement sentimentale, imaginaire. Elle doit
prendre en compte la justice. On a beaucoup reproché aux chrétiens de se dispenser de
la justice sous prétexte de charité. C'est de la “tartufferie”, de l’hypocrisie. Je dois
reconstruire la maison : on appelle cela “réparer “un désordre.

Si nous transposons cela par rapport à Dieu, ce désordre n’est pas seulement autour de
moi et chez les autres, mais aussi en moi. Le premier que j’ai saccagé par mes actes
mauvais, c'est ma nature personnelle, je me suis abîmé, j’ai contracté des habitus encore
plus mauvais. Tout cela doit être réparé. Et cette réparation n’est plus ici au niveau du
mal du dam, mais au niveau du mal de peine. Le mal de faute s’élimine très facilement.
C'est ce qu’on peut voir avec l’enfant prodigue. Les paraboles ne peuvent pas tout dire
et pour l’enfant prodigue on ne considère que cet aspect de la réconciliation du mal de
faute. Il a dû vivre une part de réparation inévitable. La réparation, c’est tout cet homme
ancien qui doit mourir en nous et qui doit aussi réparer le mal fait aux autres. Cette
réparation se fait par quelque chose qui implique la souffrance parce que le vieil
homme ne meurt pas si facilement que ça. Cela lui coûte beaucoup et il y a toute une
purification. Et cela, ça commence dès cette terre.

Nous avons deux noms pour le Sacrement de réconciliation : réconciliation et


pénitence. Réconciliation : reconstruction de l’amitié avec Dieu. Pénitence : réparation
des fautes. Mais nous ne sommes pas du tout au même niveau. D’une certaine manière,
la réparation du désordre que nous avons causé n’est pas nécessaire pour la
réconciliation. La preuve, c'est qu’on vous donne l’absolution. Et seulement après, on
vous donne la pénitence qui est une petite amorce de réparation. Je dis toujours aux
séminaristes quand je leur fais le cours sur le sacrement de réconciliation « Il vous
arrivera peut-être un jour que quelqu’un vous dise en confession qu’il a tué quelqu’un »

77
Cela peut arriver. Je connais des prêtres à qui c’est arrivé. Que donner comme
pénitence ? Heureusement qu’en fait le meurtre est un péché réservé à l’Évêque. On ne
peut pas obliger le pénitent à se dévoiler. On ne peut pas obliger un pénitent à sortir du
secret de la confession. On doit trouver une pénitence réelle comme l’étaient les
pénitences du Moyen-âge qui concernaient ce genre de péché. Car au Moyen-Âge, on ne
confessait pas les péchés véniels qui étaient considérés comme pardonnés par Dieu par
le repentir. Mais on confessait ces grands péchés d’adultère, de meurtre, de vols etc. On
donnait des pénitences publiques qui duraient des années. Avec le danger – comme la
réconciliation venait après – qu’on avait l’impression d’avoir acheté en quelque sorte le
pardon par les œuvres de réparation pénitentielle et ça, c’était très mauvais. Le pardon
est gratuit. Dieu ne me demande rien pour me pardonner. La réparation ou expiation
de la peine n’est pas de cet ordre là. C'est une dimension de réalisme. « Mon pauvre
ami, d’accord. Tu es à nouveau dans mon amitié, elle est totale, mais maintenant, il faut
un peu te refaire et défaire tout le mal que tu as fait autour de toi… sinon cet amour qui
est rétabli entre toi et moi, il porte à faux, il est purement dans une intention »

C'est ce que nous dit saint Jean : « N’aimons ni de mots ni de langues mais en actes
véritablement  » Il faut que cela passe dans des actes de réparation. Mais c’est la
conséquence de la réconciliation. Ce n’est pas un prix que l’on achète. Et c’est très
important parce que c’est là qu’est la souffrance. Nous verrons pourquoi Dieu a
articulé le deux : la réconciliation et la pénitence, la réconciliation et l’expiation de la
peine. Comment il a voulu que dans le Christ, tout nous soit donné en quelque sorte.
Mais il est très important – et à mon avis c’est un très bon élément de cette théologie
classique – de les distinguer parce qu’on y voit plus clair et en particulier cela nous sort
du dolorisme. Cela ne fait pas de la douleur ou du sang le prix de la réconciliation.
Cette douleur, cette souffrance, ce sang est le prix de la réparation. C'est très différent.
Dieu ne demande pas du sang. L’un de mes prédécesseurs sur la chaire de Notre-Dame
de Paris, le Père Monsabré, faisait comme on aimait le faire au XIXe siècle parler le
Christ en Croix et le Christ disait : « Père ai-je versé assez de sang ? » et du ciel venait
une voix : « Non ! ». Il fallait atteindre le prix du sang.

Quand vous voyez le film de Mel Gibson sur la Passion, on en est un peu là 5. Pour faite
toucher du doigt l’extrême de l’amour du Christ, il faut qu’on voit non seulement la
souffrance, mais la douleur la plus extrême qu’on puisse imaginer. On passe à côté du
mystère : la souffrance du Christ, ce n’est pas l’accumulation au maximum de douleurs
neurologiques, mais c'est le fait que cette douleur affecte une humanité innocente qui
n’est pas anesthésiée par rapport à la souffrance comme nous le sommes, car d’une
certaine manière, nous sommes habitués à la souffrance car nous sommes habitués au
péché et la souffrance est salaire et peine du péché. Mais plus encore, le sujet qui subit

5
Interprétation personnelle du Père Garrigues sur le film de Mel Gibson : on peut ou non
être du même avis. Cf. un excellent livre paru aux É ditions du Carmel en 2004 « Regards sur
la Passion du Christ. Lectures du film de Mel Gibson » « Cet ouvrage unit plusieurs regards –
cinématographiques, théologiques, spirituels et pastoraux- dans le but de mieux dévoiler la
puissance contemplative du film de Mel Gibson ».

78
cela, c'est le Verbe, c’est le Prince de la Vie. Deux raisons pour lesquelles la souffrance
est proportionnée au sujet et n’est pas seulement l’accumulation de douleurs
neurologiques. La souffrance du Christ est un mystère et n’a pas besoin d’une orgie
(parfois même au mépris du texte évangélique) d’abominations. Mais Mel Gibson
n’est pas le premier à avoir été dans ce sens là. Depuis la fin du Moyen-Âge, dans mon
pays en Espagne, on a beaucoup aimé les statuaires polychromes, par exemple dans le
très beau musé de Valladolid… Avec tout le danger de faire de la douleur le ressort du
mérite et le ressort du pardon.

Saint Thomas dit que le mérite n’est pas proportionné à la difficulté de l’œuvre et donc
non plus à la douleur, mais à l’intensité de l’amour. Cela, il n’y a que Dieu qui le voit.
C'est pour cela que pour le Bon Larron, qui devait avoir accumulé une peine assez
considérable (il le dit lui même à son compagnon : pour nous c’est justice, nous expions
nos fautes) il n’a pas été question de purgatoire. Il a filé droit au ciel. L’extrême de la
charité peut éteindre la peine par une souffrance purificatrice dont ceux qui l’ont connue
comme saint Jean de la Croix et d’autres, savent ce que c’est. La plupart d’entre nous
n’en ont pas trop l’expérience. Mais cela peut-être donné par Dieu et cela peut purifier,
même en un instant, la peine. Cela rectifie complètement ce qui est faussé dans la nature
de la personne, comme passé par un creuset, par le feu de l’amour. Cela nous met sur la
piste de ce qu’est le feu du purgatoire. Le feu du purgatoire vient de l’amour. L’état du
purgatoire, c’est l’état où l’on expie la peine temporelle du péché. Ce qui normalement
s’accomplit à travers les purifications de la vie. Le purgatoire, c'est ce qui reste et pour la
plupart, il en reste pas mal.

Ma génération a envoyé balader le purgatoire parce qu’on lui a présenté le purgatoire


comme un enfer à temps limité. Ce serait le même feu, il y a le dam (on ne voit pas Dieu)
mais tout cela serait seulement limité dans le temps au purgatoire. C'est faux. La peine
du feu de l’enfer vient de la distorsion ontologique qui est dans le damné, entre une
nature qui reste bonne car elle est créée par Dieu et ne peut pas être viciée dans son
élément premier, y compris la volonté. Le premier surgissement de la volonté, le
premier appétit rationnel de la volonté, ne peut-être que bon. C'est donc dès que l’objet
devient élicité, objet de choix, qu’il y a contradiction et c'est cette contradiction qui fait
que l’enfer est quelque chose de terrible. Si le démon pouvait devenir tout mauvais dans
son ontologie, il ne serait plus en enfer, il ne souffrirait plus. La souffrance vient du fait
qu’il reste bon dans sa nature. Et donc c’est quelque chose de terrible.

Mais les âmes du purgatoire n’ont pas cette distorsion puisqu’elles sont mortes avec
une volonté aimante, dans l’amitié de Dieu. Mais leurs œuvres sont médiocres et même
certaine sont mauvaises. Je vous recommande le petit traité du purgatoire de sainte
Catherine de Gênes. (Ed. de l’Emmanuel). C'est admirable. Ce sont des révélations
particulières, mais qui permettent de comprendre authentiquement le purgatoire. C'est
l’âme elle-même qui se jette en purgatoire, dans la purification, car mise en présence de
la sainteté de Dieu, elle sent qu’il y a en elle toute une scorie dans ses habitus ; elle a
quitté ce monde avec une volonté fondamentalement rectifiée mais pas dans toutes ses
capacités, ses habitus touchant à la sensibilité, etc… Et donc tout cela doit être purifié.

79
C’est purifié, d’une certaine manière, par la communion avec Dieu. Elle est “damnée” 6
momentanément. C’est là le danger de cette théologie qui est très formelle et donc on
dit : on ne voit pas Dieu au purgatoire et on ne voit pas Dieu en enfer. D’accord. Mais les
âmes du purgatoire vont vers Dieu, elles ne s’en détournent pas. L’enfer est un lieu de
haine de Dieu, de révolte. Cela n’a rien à voir avec le purgatoire. Les souffrances du
purgatoire sont des souffrances saintes. Sainte Catherine de Gênes les compare à celles
que subissent les saints sur la terre, ce qu’ont connu Thérèse de Lisieux, Jean de la Croix
etc. comme purifications terribles, mais c'est l’amour qui les produit. Ce n’est ni la haine,
ni la distorsion. C'est dans l’axe de leur nature et de la grâce qui les habite.

J’ai été un peu suffoqué parce que j’ai lu un article qui est paru sur internet, mais qui
m’a heurté à beaucoup de titres et pourtant j’aime beaucoup son auteur. C'est un article
du Cardinal Journet sur le purgatoire et qui donne cette bonne doctrine classique de
saint Thomas. Mais c’est incroyable comme on voit là les limites d’une théologie
scolastique à cause du formalisme. Ce formalisme en le poussant à l’extrême aboutit à
des choses effarantes. L’âme au purgatoire n’aurait aucune connaissance puisqu’elle ne
voit pas Dieu et n’a plus la connaissance expérimentale par les sens. Elle serait plongée
dans une ténèbre totale et subirait dans une obscurité totale une purification sans
aucune lumière et sans que sa bonne volonté qui est en quelque sorte gardée et que Dieu
connaît, ait quelque chose à voir avec la purification. Ce serait une pure passivité.

Mais la purification passive chez saint Jean de la Croix, c’est quelque chose qui est lié à
l’amour qui habite la volonté de la personne. Bien sûr, au purgatoire, ce n’est plus une
volonté qui mérite et qui progresse, mais c’est inconcevable que les souffrances du
purgatoire n’est pas à voir avec le repentir. Le purgatoire c’est comme une sorte de
retentissement du repentir. La personne s’est réconciliée avec Dieu, s’est repentie de ses
fautes, a été pardonnée par Dieu, a été justifiée, mais ce repentir va descendre en elle.
L’âme séparée à la science infuse déjà au purgatoire. C'est curieux comme saint
Thomas ne met plus en connexion ce que lui-même dit : les âmes séparées connaissent
tout par la science infuse pour toutes les choses qui touchent les créatures. Et pourquoi
au purgatoire, Dieu ne donnerait pas à ces âmes une vision extrêmement profonde de
tout ce que leur péché a détruit dans leur vie, dans la vie des autres dans ce monde et
qui devient à ce moment-là le nerf de la purification dans un niveau qui descend dans
toutes le puissances sensibles de l’âme.

Ce que Saint Thomas dit, repris par le Cardinal Journet, s’explique aussi par le fait que
saint Thomas n’a abordé ces questions eschatologiques que dans le Commentaire des
Sentences, c'est-à-dire tout-à-fait au début. Vous savez que le Somme théologique s’est
arrêtée au milieu du sacrement de la pénitence et donc saint Thomas n’a pas traité dans
la Somme de la mort, des fins dernières, etc. Donc ce qu’on présente comme thomiste,
c'est ce que disait le jeune professeur du début de son enseignement. Cela s’explique,
mais il y a aussi parfois le danger que des thomistes (en l’occurrence du Cardinal
Journet, mais qui pour d’autres choses est excellent, par exemple son travail magnifique

6
C'est-à -dire privée de la vision de Dieu

80
sur les indulgences pour leur donner un sens profond) écrivent des choses qui ne
passent pas. Le danger : déconnecter ce qui touche à l’amour, à l’amitié de ce qui touche
à la justice. Et on donne à la justice une sorte de domaine, un “en-soi”. C'est le même
type de raisonnement qui conduit cette même théologie à laisser entendre que la justice
peut être la fin du dessein de Dieu pour certains. Pour ceux qui sont sauvés c’est la
béatitude, mais pour les autres, c’est la justice, le fait qu’ils soient éternellement punis.
C'est boiteux !

Autre chose est de distinguer et de déconnecter. C’est très riche de distinguer parce que
cela évite le travers des théologies qui ne distinguent pas assez et qui font de la
souffrance le prix de la réconciliation, du salut, de la justification. Il faut distinguer mais
ne pas déconnecter. “Distinguer”, en théologie et en philosophie n’a jamais voulu dire
séparer 7. Or là, on sépare : au purgatoire le fait que l’âme soit justifiée et donc dans la
charité n’aurait rien à voir et rien à faire avec sa purification et on raisonne sa
purification en terme de justice et donc cela ressemble étonnamment à l’enfer, sauf que
c’est plus court ! C'est très très insatisfaisant.

Pour ce qui touche à la communion des saints cela va avoir des conséquences. Je fais de
très longs préparatifs, mais c’est très difficile de parler de la communion des saints sans
parler de la rédemption et sans donner la théologie la plus classique de la rédemption,
avec ses limites et ses lumières.

Dans la Rédemption, dans la communion des saints, l’élément le plus important, nous
l’avons vu avec saint Thomas : c'est que, à cause de l’amitié qu’établit la charité, nous
pouvons obtenir par l’offrande de notre vie et par notre prière la grâce, par
convenance d’amitié sans qu’il y ait aucun élément de justice là-dedans, du salut pour
nos frères.8 C’est immense, absolument immense.

Mais comme ce n’est pas de l’ordre de la justice, une fois qu’on a dit cela, à la fois on a
tout dit et en même temps on passe à autre chose. Et à quoi passe-ton ? On passe à la
réparation, à l’expiation de la peine des sens, qui elle est beaucoup plus monnayable,
parce qu’il faut des œuvres et des œuvres peineuses, il faut les accumuler, on peut les
comptabiliser et on peut se les transmettre etc. Et toute la réversibilité des mérites, elle
tourne autour de la peine des sens, entre le purgatoire et nous, entre les vivants de cette
terre, entre le ciel et la terre etc. C'est toujours cette dimension-là de la peine qu’on
regarde. La dimension de la participation au salut, de la co-rédemption qui est
l’élément le plus fondamental – on l’a vu chez saint Paul – est peu présent.

C'est vrai que dans le Christ, les deux choses sont articulées. Pourquoi ? Dieu voyait
parfaitement que la réparation de la nature humaine même réconciliée avec Dieu ne
pouvait se faire s’il s’était contenté de nous donner à travers un Christ heureux, joyeux,

7
Cf. la fameuse formule de Maritain si importante : distinguer pour unir.
8
En une phrase, le Père Garrigues donne le fil rouge de cette session sur la communion des
saints,

81
glorieux, la réconciliation, de nous remettre en amitié avec lui. Il aurait fallu encore
reconstruire la maison qu’on a brûlée et bien brûlée. Et là, nous aurions été
complètement seuls. Nous saurions que nous sommes en amitié avec Dieu et que cette
amitié exige que nous réparions et nous serions seuls entre nous les hommes. Dieu nous
regarderait avec bienveillance : « Les enfants, allez-y, réparez ! » Dieu savait ce que
l’humanité allait connaître comme souffrances. Du péché originel sort Auschwitz et les
maux totalitaires ! Pardon pour le raccourci. Avant de liquider le péché originel, il faut
quand même réaliser cela parce que sinon ces maux viennent de Dieu. Il n’y a pas
d’entre-deux. Où cela vient de Dieu ou cela bien des hommes. C'est toute la théologie
dialectique de type hégélien qui aboutit toujours à cela : pour cette théologie, il y a un
devenir et la négativité fait partie de l’oeuvre de Dieu. C'est le problème de Jonas
comme c’est le problème du juif agnostique qui peut au mieux dire à Dieu : « Cela vient
de Toi ». La révolte de Job est moins mauvaise. Beaucoup d’écrits après Auschwitz
reviennent à dire cela, mais pas chez les rabbins, pas chez les croyants juifs. Pour les
croyants juifs, c'est un châtiment de Dieu à cause des infidélités d’Israël qui nous
renvoient vers le péché des hommes. Même si les juifs n’ont pas une doctrine du péché
originel, cela revient un peu à cela.

Pourquoi le Dessein trinitaire de la rédemption articule ensemble le Christ comme


celui qui nous réconcilie avec Dieu, le Rédempteur et en même temps celui qui expie
notre peine ? Cette Croix qu’il a prise, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas le prix que Dieu
demandait pour la réconciliation. C’est le danger de toute la théologie doloriste du XIXe
de le penser. Mais c’est ce qu’exigeait la réparation. C'est comme si dans le Christ,
comme dans un entonnoir mystique – image très reprise par les mystiques rhénans en
particulier – dans le pressoir de la Croix, converge toute la réparation du monde. Le
péché originel ne comporte pas pour nous autres de peine temporelle. Mais tous les
péchés que nous commettons ensuite personnellement, à la suite de péché originel à
cause de la mauvaise inclination qu’il nous transmet, là s’accumulent toutes sortes de
“karma”, de dettes effarantes. Et c’est cela que Jésus a pris sur lui, non pas pour nous
réconcilier avec Dieu mais pour porter avec nous notre souffrance. Elle ne nous est pas
complètement enlevée mais il la porte avec nous, nous ne somme plus seuls dans cette
souffrance. Elle est habitée par Dieu, non pas comme condition de la réconciliation, mais
comme surabondance d’amour du Seigneur pour nous. Cette vision théologique me
semble très juste.

Ensuite, il faut voir que cette même articulation qu’il y a dans le Sauveur, on la trouve
dans les chrétiens. On voit que plus les gens se sanctifient, plus ils réparent en même
temps. C'est la charité qui est le poids d’amour qui donne aux mérites de mériter, c’est la
charité qui meut la réparation. Non pas comme condition de la réconciliation mais
comme conséquence de la réconciliation. Dans cette tâche de réparer, nous ne sommes
pas seuls. Le Christ nous a précédés. C'est le cantique de Pierre : le Seigneur nous a
ouvert le chemin afin que nous suivions ses traces. Ce chemin, c'est le chemin de Croix,
le chemin que Pierre n’avait pas voulu prendre à la suite de Jésus et que finalement il a
pris jusqu’à Rome pour mourir crucifié, alors qu’il s’enfuyait et que le Christ lui est
apparu sur la Voie Appienne.

82
En théologie, on va en venir à séparer beaucoup trop l’amitié divine dans la charité et la
réparation quand on parlera du purgatoire et de l’enfer. Comme si les deux choses
n’étaient pas indissociablement imbriquées. Le Cardinal Journet et Maritain avaient déjà
été dans le bon sens pour expliquer l’enfer dans l’articulation des deux. La peine du
dam, c'est le refus profond de la Bonté de Dieu qui plonge les damnés dans cette
contradiction ontologique avec eux-mêmes qui est la peine du dam  et non… chaudrons,
piques et tout cela ! C'est tout-à-fait immanent parce que c'est le refus même de Dieu
dans les dernières conséquences de son mystère d’amour, péché contre l’Esprit Saint,
qui crée l’enfer. Dieu ne peut pas créer l’enfer. Cela ne peut-être qu’une création de la
créature mauvaise angélique et humaine. Que les anges mauvais, qui ont une nature
bien supérieure à la nôtre, régentent l’enfer et tourmentent les hommes qui y sont, cela
je veux bien le croire et c'est dans l’ordre des choses. L’Auteur du péché, ce n’est pas
l’homme mais Satan. « Renoncez-vous à Satan qui est l’Auteur du péché ? » (Rituel du
baptême). L’homme s’est uni au péché de Satan, mais au départ c’est quelque chose
d’angélique. Si on élimine comme aujourd’hui l’angéologie, il y a un aspect du péché
qui nous reste obscur. Le péché dans sa radicalité ultime est un peu au-dessus de nos
forces ! On est un peu trop au ras des pâquerettes pour ce genre de péché. On peut
penser que par une sorte de courbe asymptotique, l’être humain a une possibilité réelle
de s’unir au péché de Satan et de se damner à ce moment-là. C'est comme une espèce
d’ultime possibilité qu’il porte en lui. Ce n’est pas quelque chose sans cesse présent à lui,
alors que pour Satan, c’est son climat … La transparence totale de l’ange à son acte est
totale.9 Il sait ce qu’il veut et il a ce qu’il veut. Il ne veut pas la souffrance de l’enfer, mais
il n’est pas prêt à payer la réconciliation en acceptant l’humilité de se laisser pardonner
par Dieu. C'est ce refus fondamental qui fait son enfer. L’homme peut rejoindre cela de
manière tout à fait extrême, mais ce n’est pas quelque chose qui est premier comme pour
Satan.

Pour le purgatoire, le texte de Journet est très classique mais à tel point qu’il dit
(contrairement à des Docteurs de l’Église postérieurs à saint Thomas comme saint
François de Sales ou saint Robert Bellarmin) que les âmes du purgatoire ne peuvent pas
intercéder. Saint Thomas dit cela car selon lui, elles ne voient rien, elles ne peuvent rien
demander pour nous, elle sont dans une sorte d’obscurité totale, elles sont entrain d’être
purifiées mais de manière absolument passive (vision épouvantable comme des gens
que les communistes mettent dans une geôle obscure et noire pendant des années : c’est
la plus grande torture, on n’a même pas besoin de faire souffrir ces gens là davantage)
… alors en purgatoire, on serait complètement déconnecté de Dieu, des anges, des
autres hommes pour souffrir une purification qu’on ne percevrait même pas ! Certes les
âmes du purgatoire ne peuvent pas mériter parce qu’elle ne peuvent plus grandir en
charité (pour elles-mêmes certainement, pour les autres, c'est déjà plus discutables) mais
elles peuvent prier, intercéder pour les autres. Sur terre, même un pécheur non en état
de grâce peut prier. La prière n’a jamais exigée l’état de grâce comme préalable.

9
Le Père Régamey a décrit d’une manière saisissante le péché de Lucifer dans son petit livre
sur les anges (« Les anges au ciel parmi nous” collection “Je sais. Je crois n° 47)

83
Généralement Journet et Maritain savent admirablement épousseter certains aspects de
saint Thomas mais là, le purgatoire n’a pas été visité par notre cher Cardinal !! Du reste,
je ne sais pas très bien d’où vient ce texte que je n’ai trouvé que sur Internet 10, pas publié
ailleurs. Ce commentaire qui est une reprise tel quel du Commentaire des Sentences est
presque révoltant : nous pouvons prier pour les âmes du purgatoire mais elles ne
peuvent pas prier pour nous. Elles ne savent rien de nous, elles ne s’intéressent pas à
nous. Je crois qu’au contraire, c'est très lié à leur purification de suivre dans un amour
de compassion le devenir de l’Église militante avec toutes les conséquences qu’elles
savent, car elles ont blessé cette Église militante, elles l’ont privé de quantité de grâces
par leurs fautes même pardonnées etc. Cela doit leur laisser une très grande douleur de
le voir et douleur qui vient directement et absolument de la charité.

Cette théologie de la communion des saints aboutit le plus souvent aux indulgences,
aux prières que l’on peut faire pour les défunts, choses qui sont excellentes, et que le
Cardinal Journet a bien expliquées. Le Pape Paul VI lui avait demandé de rédiger le
document de l’Année Sainte de 1975 sur les indulgences, document très important car
fait en fonction des protestants pour expliquer qu’on ne reçoit jamais l’indulgence pour
recevoir le pardon. On n’achète jamais la réconciliation qui est gratuite. C'est la peine
temporelle de réparation qui devient expiation : et là, l’Église peut administrer par le
“pouvoir des clefs” le trésor des mérites du Christ et des saints uniquement dans le
domaine de la peine temporelle. Pour ce qui est du pardon, il reste l’amitié, cette amitié
divine dont parlait saint Thomas et qui est magnifique. C'est pour cela que c’est un peu
lamentable de ne voir la communion des saints que dans le domaine des indulgences.
Les indulgences sont un aspect de la communion des saints, mais la communion des
saints, c'est plus. On a beaucoup dépoussiéré pour les indulgences le côté “épicerie”
parce qu’avant c’était : tant de jours d’indulgences… Il y avait des gens qui avaient des
petits carnets où ils notaient cela. C’était presque un commerce et cela a été payé très
cher, puisque cela a été la cause principale de la révolte de Luther avec la construction
du nouveau Saint Pierre, des palais des Papes (devenus aujourd’hui les musés du
Vatican). Tout cela était trouble, très peu clair.

Nous allons essayer de voir maintenant avec peut-être moins d’éléments, mais en
essayant de maintenir la distinction entre la réconciliation et la peine mais sans les
séparer, en voyant que tout ce qui est de l’ordre de notre souffrance dans ce monde, si
elle est assumée dans l’amitié de Dieu devient puissance sur le Cœur de Dieu non pas
en termes juridiques, mais en termes d’amitié, pour que Dieu puisse donner davantage
ses grâces à quantité de personnes qui ne les auraient pas si nous n’étions pas là.

10
Site Jésus-Marie. com : “Charles Journet purgatoire”

84
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Neuvième catéchèse (57 mn)
Lecture d’un texte du Père M.J. Nicolas o.p.
Le mystère de l’enfer
La littérature catholique du XXe siècle

Question  : vous avez évoqué dans votre enseignement la possibilité qu’aurait pu avoir le Christ
de libérer l’humanité pècheresse par un acte de charité joyeux ou glorieux, donc par une modalité
autre que la kénose. Quelle aurait été la nature de cet acte de charité en comparaison de celui de
la substitution ? Quel aurait été son rapport au péché ?

Il y a une certaine ambiguïté dans la formule que vous employez : “libérer l’humanité
pècheresse”. Libérer de quoi ? S’il s’agit de la réconciliation avec Dieu, oui. S’il s’agit de
la libérer de la dette qu’elle a en justice par rapport à tout ce qu’elle a détruit, non. C’est
uniquement la dimension de réconciliation avec Dieu qui aurait été possible. Je vous lis
ce qu’écrit le père Marie-Joseph Nicolas o.p. dans un article de la Revue Thomiste de 1947.
C'est un grand classique toujours cité en référence à la théologie de saint Thomas sur la
Rédemption. C'est un article sur la co-rédemption de la Vierge, mais pour faire
comprendre la co-rédemption, il est obligé de revenir sur la doctrine de la Rédemption.
Cela s’intitule : « La doctrine de la co-rédemption dans le cadre de la doctrine thomiste de la
Rédemption » (page 20 à 44)

Il est certain que la moindre goutte du Sang du Christ aurait suffit à nous sauver
(C'est une formule de saint Thomas ) et même que le mérite ( c'est-à-dire la charité) et la
valeur morale de ses actes ont atteint leur maximum dès le premier instant de sa
vie humaine. Quand on a compris que la charité du Christ qui fait tout son
mérite était déjà parfaite dans son cœur dès son premier instant et d’une valeur
déjà infinie, on souscrit à cette affirmation du catéchisme romain : « Le mystère
de la Croix est quelque chose de très difficile à comprendre » en particulier le
fait que notre salut ait été suspendu à la Croix elle-même.

Encore peut-on s’expliquer que le mérite accumulé par le Christ pendant toute sa
vie, ait été suspendu de par sa propre volonté jusqu’à la manifestation de sa
charité déjà ancienne, dans l’acte suprême qui la prouvait aux yeux de tous. Mais
pourquoi ce luxe de souffrances accompagnant la mort était-il nécessaire
puisque en Lui nous étions en stricte justice surabondamment lavés de nos
péchés ? Il n’y aurait pas eu satisfaction de la justice de Dieu, la peine n’aurait pas
été accomplie ? Mais il n’y a plus de peine vindicative pour celui qui a été
pardonné, pour celui qui a la charité. Quant à la peine satisfactoire, qui donne
simplement l’occasion à l’amour de s’exercer dans un acte plus pur et plus parfait
et donc de réparer formellement le péché, à quoi sert-elle dans le cas du Christ en

85
qui la charité pouvait atteindre et avait de fait atteint son sommet dans la joie en
dehors de toute souffrance. On le comprend pour nous, mais pour Lui ?
On dit aussi pour résoudre le problème dont dépend tout le sens de la souffrance
chrétienne, qu’il fallait donner aux hommes un exemple et une preuve de cet
amour qui les sauve. Oui, mais c'est voir les souffrances du Christ dans leur
valeur de révélation et non proprement dans leur valeur de Rédemption. Et puis,
la souffrance n’est une preuve d’amour que si elle est nécessaire à celui qu’on
aime. Où donc serait le sens de : « Non pas ma volonté mais la tienne » ? On ne peut
admettre un décret arbitraire de Dieu. Il faut qu’en elle-même la souffrance du
Christ ait la vertu de produire un effet qui ne se serait pas produit sans elle. Il ne
suffit donc pas de dire qu’elle manifeste l’amour du Christ. Il faut, pour qu’elle
puisse en être en effet la manifestation, que d’elle dépende le salut de l’homme.
Faire appel à la valeur d’exemple de la souffrance du Christ soulève aussitôt
d’ailleurs une autre difficulté.

Si le Christ a souffert, s’il est mort pour nous, à notre place, si sans aucun doute
son sacrifice a été pleinement efficace, comment se fait-il que les hommes aient
encore à souffrir et à mourir ? D’où vient que le baptême laisse intact toutes les
pénalités du péché originel (cela est atténué par les sacrements mais non éliminé, on ne le
sait que trop et sans parler de la mortalité et de la caducité de notre corps ) et que l’absolution
du prêtre s’accompagne d’une satisfaction (d’une pénitence), d’où vient que
l’Apôtre ait à accomplir dans sa chair ce qui manque à la Passion du Christ, et
que certaines âmes dans l’Église soient entièrement vouées par une immolation
d’elles-mêmes à la réparation des péchés de leurs frères ? D’où vient que le
Sacrifice de Jésus ait pour ainsi dire besoin d’être accompli de nouveau et revécu
par chacun de nous ? Tout cet ensemble de difficultés n’en fait qu’une et suppose
au fond une conception assez étroite de l’Économie de la Rédemption.

Celle-ci réside certes dans une satisfaction que Dieu doit recevoir pour nos péchés
et que Dieu Incarné seul peut rendre, mais on croit volontiers que la justice de
Dieu seule est intéressée dans cette restauration de l’homme. On situe
simplement sa miséricorde dans le fait de venir lui-même prendre la place de
l’homme pour satisfaire pour lui. On comprend mal dès lors que la miséricorde
ne soit pas assez forte pour faire entièrement taire la justice. À supposer qu’on le
comprenne, on ne comprend plus du tout que la justice étant rigoureusement
accomplie dans la souffrance et dans la mort de Jésus, et même bien avant que
cette souffrance et cette mort ait été consommées (la justice au niveau de la
réconciliation) qu’il reste encore tant à faire pour les hommes pour gagner leur
salut. On ne comprend surtout pas que tant d’hommes, pour qui Jésus a
suffisamment satisfait, manquent cependant leur salut. La difficulté serait
moindre si nous savions voir dans le fait de demander à l’homme satisfaction
pour ses fautes au lieu de le gracier par pure miséricorde, une plus grande
miséricorde encore ou du moins un plus grand amour. Oui, il faut le dire, c'est
par un plus grand amour et pas seulement par une plus grande et stricte justice
que Dieu veut que l’homme satisfasse pleinement. C'est pour la gloire de Dieu,

86
mais c’est aussi pour la grandeur de l’homme dans laquelle Dieu trouve sa plus
grande gloire, que toute justice doit être accomplie. Il est plus grand à l’homme
de se racheter lui-même, de réparer lui-même le mal qu’il a fait, de se
réhabiliter que d’être sauvé sans rien faire lui-même.

Il en résulte que l’Économie de la Rédemption est toute entière, jusque dans ses
derniers détails, dominée par l’idée que l’homme doit se sauver lui-même. C'est
parce que l’homme en est incapable que Dieu se fait homme, mais il ne faudra
pas qu’en se faisant homme, il détruise la part que l’homme doit prendre dans la
Rédemption. Il l’accomplira au contraire et la rendra pleinement possible.

La raison que donne de cela saint Thomas vaut la peine d’être soulignée :
« Posséder ce qu’on a mérité, c'est le posséder mieux et plus glorieusement
comme venant de soi-même, comme passée en nature ». C'est pour cela, c'est
pour la donner mieux à l’homme, en la faisant plus sienne, que Dieu fait mériter à
l’homme sa béatitude au risque, il est vrai, de la lui laisser perdre.  L’homme
devait par lui-même regagner sa béatitude comme il devait dans le plan primitif
la gagner par lui-même, mais non pas sans Dieu car c’est par un premier don de
Dieu qu’il peut la mériter.
(Mais pas s seulement un premier don de Dieu mais tout au long de la croissance de la vie de la
grâce. C'est toujours Dieu qui nous aime le premier, qui a l’initiative du don de l’amour.)

Et de même aucun homme ne pouvait recevoir de pouvoir satisfaire


parfaitement. Voilà pourquoi Dieu se fait homme, donnait à tous les actes de cet
homme qu’il devient et qui représente tous les autres, une valeur infinie. Mais du
motif général qui préside à la Rédemption, il résulte ceci : l’acte rédempteur
satisfactoire du Christ voudra être comme tel un acte d’homme, c'est-à-dire qu’il
voudra même en cela qu’il a d’humain, être le plus satisfactoire que possible.
Dieu ne s’est pas fait homme pour dispenser l’homme de satisfaire et de
réparer, mais au contraire pour lui permettre de le faire. De là vient, autant que
nous puissions comprendre, le profond mystère de la Croix, que la volonté
divine a attaché notre salut a un acte qui par sa nature comportait tout ce que
l’humanité aurait à souffrir en vue de se purifier elle-même de ses fautes.

Il en résulte aussi, et c'est là que nous arrivons au point essentiel, que le Christ,
loin de nous dispenser de souffrir et de mourir par son sacrifice, nous invite à le
suivre et à reproduire en nous-mêmes, pour nous et pour nos frères cette Passion
pourtant capable de nous mériter surabondamment toutes grâces et toute
béatitude. Le Verbe en s’incarnant se fait homme si profondément qu’il assume
mystiquement chacun des hommes et continue à vivre en eux, à souffrir et à
mourir en eux.

Saint Thomas commente la parole de Paul dans les Colossiens : « Ce qui manque
aux souffrance du Christ je le complète en ma chair pour son Corps qui est l’Église ».
Que peut-il manquer aux souffrances du Christ ? Il manquait aux souffrances du

87
Christ d’avoir été souffertes par nous dans le corps de Paul et des autres
chrétiens. N’oublions jamais que Dieu ne cherche jamais une satisfaction parfaite
en elle-même. Il attend qu’elle vienne de l’homme. Et de même que toute la
source de la valeur des souffrance du Christ est la charité de son âme et la
divinité de sa personne, de même que toute la source de la valeur des souffrances
chrétiennes est leur union au Christ, la continuité de la grâce et de la charité qui
les animent avec la grâce et la charité du Christ.

En un mot, selon l’Économie de la Rédemption, c'est Dieu qui devenu homme,


fait œuvre d’homme. Tout ce qui est humain doit y participer mais ne devient
rédempteur qu’en tant qu’assumé par Dieu dans le Christ. Aucun acte chrétien
considéré isolement, coupé de l’acte rédempteur du Christ auquel il participe, n’a
de valeur suffisante pour mériter quoi que ce soit et sauver qui que ce soit. Au
fond, chacun de nos bonnes œuvres est une reproduction en nous et par nous de
l’œuvre du Christ, unique, et ne lui ajoute d’autre valeur qu’un peu plus
d'humanité (c’est la formule d’Élisabeth de la Trinité : nous sommes pour Dieu des humanité
de surcroît)

Donc dans cet article le Père Nicolas est amené à rappeler les grands axes avec saint
Thomas, de la Rédemption et ensuite, il l’applique au cas tout-à-fait particulier de la
Vierge. Ces grands axes sont incontestables, sont très solides. Ce qui est gênant, c’est
quand on déconnecte. Que l’on distingue le plan de la réconciliation, de la satisfaction et
de la réparation, c'est clarifiant parce que cela nous montre que ce n’est pas Dieu qui a
exigé la souffrance. C'est très important de comprendre cela. La souffrance est impliquée
dans la réalité de nos actes mauvais. C'est eux qui génèrent la souffrance. Ce n’est pas
Dieu. Oui, mais vous allez dire que c’est une punition de Dieu. D’accord, mais c’est une
punition totalement immanente. La punition, c'est de laisser à nos actes leur fécondité
de souffrance. Par nos actes mauvais, on s’enfonce dans une impasse, on détruit etc. On
se cogne à la réalité par tous les bouts.

La miséricorde de Dieu, c’est de venir porter cela avec nous, de nous donner la force
de la résurrection, la force de la Victoire du Christ pour nous aider à porter ce poids
de souffrance. Attention, ce n’est pas le salaire de nos actes personnels mais le salaire
des actes de l’humanité et là on touche aussi la communion des saints. On porte
ensemble le fardeau. « Portez les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez la Loi
du Christ  » Quand on ne le fait pas de bon cœur, on est obligé de le faire de force parce
que c’est comme cela, il y a une solidarité de toute l’humanité. Comprenons bien. Ce
n’est pas une solidarité du péché. C'est une solidarité de la peine du péché. C'est très
important de distinguer cela. Nous verrons que probablement Balthasar ne le fait pas et
il confond sans cesse le péché et la peine du péché et il met à ce moment-là une
solidarité des pécheurs, une communion des pécheurs qui serait comme l’envers
dialectique de la communion des saints. C'est très séduisant pour l’esprit moderne mais
c’est faux. La solidarité et la communion qui existe, c'est la communion dans la peine,
c'est-à-dire que ce qui sort du péché de tous, les pécheurs et les moins pécheurs… et le

88
Christ en premier qui a tout pris. Mais il a tout pris, non pour que nous n’ayons rien,
mais il a tout pris pour que quand nous aurions à porter ce poids de la peine, nous les
portions avec ses forces. C'est très bien dit par saint Paul dans une formule qui m’a
toujours frappée parce qu’elle est un peu paradoxale. Et quand Dieu dit une parole
paradoxale, il faut l’écouter attentivement parce que justement il y a quelque chose
d’important. Phil 3, 10 : «  Le connaître, Lui, avec la puissance de sa résurrection et la
communion à ses souffrances  » La formule est curieuse. La puissance de la résurrection est
nommée avant la communion aux souffrances. C’est parce que le Christ nous rend
participant par la Vie de son Esprit Saint en nous, de sa résurrection, que nous pouvons
porter ses souffrances. Nous ne les porterons jamais comme le Christ. Bernanos s’est
beaucoup penché sur ce mystère : quand il dit que certains sont appelés à vivre le
mystère de Gethsémani, cela reste métaphorique, je veux dire que cela n’est pas
purement et simplement ce que le Christ a vécu. D’ailleurs, on peut se demander si un
pur homme pourrait vivre l’heure des ténèbres de Gethsémani. Moment où le mal de
peine mais aussi de faute est tombé sur le Christ jusqu’à la sueur de sang et on appelle
cela “l’agonie” de Jésus : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » Il n’y a que le Christ qui a
vécu cela et il l’a vécu seul, les apôtres n’ont même été capables de veiller à côté de lui.
C’est un mystère du Crist extrêmement solitaire à la différence de l’agonie sur la Croix
qui est un agonie physique, mais qui n’est pas l’agonie morale. Et c'est dans l’agonie
morale que Jésus a donné l’acte d’obéissance suprême. Cet acte d’amour rédempteur, il
est là, à Gethsémani, dans le « non pas ma volonté mais la tienne » à propos de la coupe. Le
Golgotha est la conséquence. Jésus a dit oui à Gethsémani dans une ténèbre à nulle autre
pareille. La substitution la plus profonde, elle est là.

Cette théologie qui distingue la réconciliation et la pénitence ou réparation (et c’est


passé dans les deux noms de la confession, sacramentelle) est importante. Réconciliation
gratuite, justification par la foi.
S’il fallait acheter par des œuvres la justification, Luther aurait raison de s’insurger. Les
oeuvres, la réparation, elle est au niveau de la peine temporelle du péché. Cela, le
Cardinal Journet l’a admirablement expliqué au niveau des indulgences. Les protestants
sont convaincus que par les indulgences, on achète le pardon des péchés. Une
indulgence, c'est une aumône, une œuvre bonne de réparation, de même que vous
pouvez faire un pèlerinage, des sacrifices, donner de l’argent aux pauvres etc… vous
pouvez aussi donner de l’argent pour aider l’Église et c'est une œuvre bonne comme
tout ce que vous pouvez faire pour réparer le mal que vous avez fait. Mais c’est
uniquement au niveau de cette réparation et non pas du tout de la réconciliation.

La réconciliation est un acte gratuit et un acte qui n’est pas du tout acheté par la
souffrance du Christ, parce que cela c’est tout l’envers du XIXe siècle qui a vu le salut
du Christ, la réconciliation, comme achetés par la souffrance. Et du coup, cela a donné
l’image d’un Père sadique, d’un Dieu qui a besoin d’être satisfait par du sang. C'est une
monstruosité !

La vraie vision, c'est prendre en compte une souffrance qui est intrinsèque, qui est
immanente à nos propres fautes, qui est la conséquence inéluctable dans le monde qui

89
est le nôtre, d’une création soumis à la vanité, d’une corporéité qui s’est condamnée à
mort. Dieu pourrait changer tout cela par une toute puissance magique, mais il
fausserait la vérité de l’œuvre créatrice. Il nous ferait passer dans quelque chose d’irréel.
C’est vraiment le prix de la réalité la justice.

Mais le danger, en distinguant réconciliation et pénitence, c’est de les déconnecter et cela


se voit beaucoup dans le cadre de l’enfer et du purgatoire : l’enfer parce que justice est
faite et donc “on ne va pas en faire une maladie”, les choses sont rentrées dans l’ordre,
ceux qui n’ont pas voulu atteindre la fin qu’est Dieu, ils ont rencontré sa justice
vindicative. C'est immanent mais c'est comme si Dieu avait prévu deux fins possibles
pour l’homme. Du reste l’expression “les fins dernières” au pluriel est une expression
contre laquelle je m’insurge. Il n’y a qu’une fin dernière : c'est Dieu. C'est le ciel. Le
purgatoire est une purification transitoire vers cette fin dernière. Quant à l’enfer, c’est la
fin dernière avortée. On ne peut pas imaginer que pour Dieu, il y ait un autre finalité :
« C'est très bien ainsi : pour les Élus, c'est le ciel et pour les autres, c’est la justice qui
s’applique et ainsi le dessein de Dieu est accompli car c’est ce que Dieu voulait en
quelque sorte. » Il faut laisser à l’enfer son côté de scandale et de violence. Saint Paul dit
que nous contristons l’Esprit par nos péchées, que dire par la damnation ? C'est
contrister l’Esprit au plus haut point que de se damner. C'est le péché contre le Saint
esprit, le refus de tout pardon, la fermeture totale etc. C'est quelque chose qui est contre
la volonté divine. Que Dieu le permette, mais ce n’est pas ce qu’il veut. Pourquoi le
permettre ? Parce que ne pas le permettre serait supprimer la volonté de l’homme et
celle des anges. C'est impliqué dans la nécessité de la réalité des créatures spirituelles
libres.

Et de même pour le purgatoire. Ils sont morts dans la charité et donc il n’y a pas de
problème du côté de la réconciliation. Mais, selon le Cardinal Journet, cela ne jouerait
aucun rôle dans l’attente de la vision béatifique. Donc entre-temps rien, standby, ils sont
dans la charité mais cela ne change absolument rien pour eux. Et entre temps, on leur
applique la peine. Journet dit même, après saint Thomas, que la peine peut-être plus
grande que certains degrés de l’enfer mais elle a une durée plus courte ! Je veux bien
croire qu’une peine vécue dans l’amour puisse être d’une certaine manière plus aigüe
car c’est ce qu’on entrevoit dans la souffrance des saints, quelque chose d’assez
effrayant. Mais ce n’est pas de la même nature. Quand vous prenez les « Derniers
Entretiens  » de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, vous voyez qu’à la fois elle est dans une
obscurité effrayante, elle vit une passion physique avec les remèdes de l’époque et en
même temps elle dit à l’une de ses sœurs : « Savez-vous que vous soignez un sainte ».
Elle ne le dit pas avec orgueil mais elle le dit.

Jean-Paul II a utilisé Catherine de Sienne et de Thérèse de l’Enfant Jésus, pour faire


comprendre comment dans l’âme du Christ pouvaient coexister la vision béatifique et
les ténèbres de Gethsémani. Il dit que d’une certaine manière, c'est un peu ce qu’on
voit chez les saints où il y a un partie haute d’eux-mêmes qui est dans une très grande
union avec Dieu et en même temps, en-dessous, là où l’âme est tournée davantage vers
elle-même, il y a quelque chose de terrible, les ultimes purifications. Pour le purgatoire,

90
je ne vois rien, même dans les principes de saint Thomas, qui obligerait à cette
disjonction comme si le fait que les âmes du purgatoire soient en charité n’avait rien à
voir avec leur souffrance, ne leur permettait pas d’intercéder pour nous, les maintenait
déconnectées dans une espèce d’obscurité absolument déshumanisante au possible,
comme dans un espèce de frigo où elles seraient comme congelées jusqu’à la fin de leur
purification. C'est totalement insatisfaisant et les Docteur postérieurs à saint Thomas
disent tout autre chose. Cela fait partie d’un thomisme dont du reste Journet et Maritain
ne sont pas du tout coutumier. C'est ce que j’appelle le thomisme matériel, c’est-à-dire
qu’on tient tout ce que saint Thomas à dit même parfois contre des principes plus
profonds de saint Thomas lui-même. Saint Thomas a traité parfois de certains domaines
un peu à la va-vite étant très jeune, n’est pas revenu dessus etc. François de Sales et
Robert Bellarmin disent que les âmes du purgatoire prient pour nous, donc elles savent
nos besoins. Il y a vraiment communion des saints, sinon il n’y aurait pas communion
des saints. Que serait une communion des saints sans partage : de nous vers elles, d’elles
vers nous, de saints du ciel vers elles etc.

En enfer, les damnés sont cernés par la communion des saints. J’aime beaucoup la
représentation que donnent les orthodoxes de l’enfer. Dans l’iconographie orthodoxe, on
voit le Christ en gloire avec ces espèces de cercles concentriques bleus foncés de la
Divinité et autour de lui, il y a la Vierge Marie et saint Jean-Baptiste et les apôtres, les
saints, les anges et toute la cour céleste etc. On voit les élus qui ressuscitent et qui
contemplent et au milieu des élus, en bas, il y a une poche où la lumière de gloire
centrale, celle qui sort du Christ, devient comme un poche de feu. Mais c’est la même
lumière, la même gloire qui devient une poche de feu. C'est la même gloire que Dieu
donne aux élus que les damnés transforment en feu et ils sont environnés par la
communion des saints. Ils ne sont pas comme dans notre iconographie occidentale dans
des cavernes latérales avec les chaudrons et les fourches. Ils sont entourés d’amour, cet
amour qui leur est insupportable et qui les tourmente affreusement. La Jérusalem
céleste ne peut s’empêcher de les aimer. C'est eux qui font l’enfer, ce n’est pas Dieu qui
le fait. Ils sont dans une communion des saints refusée. Ce ne sont pas des gens qu’on
aurait largué comme le lest d’une montgolfière pour qu’elle puisse s’élever ! Saint
Maxime le Confesseur a un très belle formule et dit : « Saint Paul dit qu’à la fin, Dieu
sera tout en tous. Il sera tout en tous, mais selon la disposition de la liberté de chacun.
Pour les uns sa présence sera béatitude, pour les autres, cette même présence et cette
même gloire sera souffrance » parce qu’ils ne seront pas connaturalité avec l’amour, le
triomphe de l’amour les mettra dans un sorte de révolte et de rage. Cela fait partie de la
réalité de la liberté. Cela ne peut être que comme cela. Maritain va tout-à-fait dans ce
sens et dit : « Nous aurons ce que nous aurons voulu ». On veut ce qui fait les
souffrances de l’enfer, la damnation, le refus de Dieu. Le damné donnerait tout pour
sortir des souffrances de l’enfer sauf renoncer au péché d’orgueil par lequel il se damne,
car Dieu ne damne pas.

Bernanos cite le biographe de saint Dominique et dit qu’il étendait sa charité aux
damnés de l’enfer. C'est cela la communion des saints. Comment imaginer que les saints
du ciel puissent ne pas aimer les créatures de Dieu destinées comme eux à la vie

91
éternelle ? Il n’y a pas de finalité seconde, de “plan B”, de finalité de remplacement.
C'est une finalité éternellement non atteinte qui se fait contre la volonté divine. Ce n’est
pas une volonté absolue et c’est en ce sens là qu’on parle de permission, parce que par
respect pour la liberté de l’homme, des créatures spirituelles, Dieu veut cette fin à la
condition que la créature ne la refuse pas jusqu’au bout. Il y a donc une volonté
conditionnelle qu’il ne faut pas transformer en une double prédestination avec “un plan
B” qui est très satisfaisant pour la justice car les choses sont mises en ordre autant au ciel
que dans l’enfer. Chacun a reçu le salaire de ses actes. Mais cela, c'est en justice. Et la
finalité du dessein divin n’est pas la justice. La justice est une condition incontournable,
mais si on renverse les choses, on a quelque chose de satisfaisant pour l’esprit, mais au
fond, de profondément blasphématoire.

Je voudrais vous lire quelques textes de Bernanos et vous les commenter 11. Bernanos a
été un grand chantre de la communion des saints. Elle est omniprésente dans toute son
œuvre depuis ses premières œuvres : « Jeanne relapse et sainte » et « Saint Dominique » et
« Sous le soleil de Satan » qui sont à peu près des mêmes années, jusqu’à sa dernière
oeuvre qui est le « Dialogue des carmélites » écrit pour un scénario de film. Je terminerai
aussi par un très beau texte de Maritain sur notre relation avec l’Église du ciel.

Un grand critique catholique, professeur de théologie morale à Louvain, Charles


Moehler, dans son livre « Littérature du XXe siècle et christianisme  » dit que toute la
littérature du XXe siècle tourne autour de la grâce, qu’elle soit accueillie ou refusée. Il
prend cela comme clef de lecture et c'est très parlant, même pour les auteurs les plus
hostiles au christianisme. Ce n’est pas étonnant puisque la grâce est la condition
existentielle de l’homme. Cela fait partie de sa nature. C'est ce que Rahner, dont je ne
suis pas toute la théologie, loin de là, appelle un existential. Ce n’est pas entièrement
faux. Il a créé ce terme pour dire que c’est une modalité de l’existence qui fait que
l’homme n’a jamais existé en pure nature, ni au jardin d’Éden où il avait la grâce de
justice originelle, ni après la chute puisqu’il y a eu tout de suite le relèvement avec
l’annonce du rédempteur, donc l’entrée dans le régime d’une grâce christique du Christ
attendu. Il y a différents régimes : avant la loi, avec la loi etc. après il y a la grâce du
Christ et chez les incroyants et les incrédules, c'est toujours de la grâce refusée et cela
conditionne l’existence concrète de l’être humain, non pas au niveau de sa nature parce
que la grâce opérante, c'est une réalité et elle opère en tout homme et en permanence.
C'est ce que veut dire Jésus quand il dit : «  Mon Père travaille toujours et moi je travaille».
C'est la grâce opérante. Ce ne sont pas des œuvres de création, celles qui ont été faites en
six jours, mais le repos du septième jour est une attraction de la grâce. C'est pourquoi

11
Georges Bernanos, écrivain français catholique (1888-1948). C'est en 1948 qu’il écrivit
« Dialogues de Carmélites » quelques semaines avant de mourir. Il prit position
publiquement contre les répressions franquistes d’Espagne en écrivant deux pamphlets :
« La grande peur des bien-pensants » (1931) et « Les grands cimetières sous la lune » (1937)
À la même époque, il écrivit son roman le plus célèbre : « Journal d’un Curé de Campagne ».
Il résida au Brésil de 1938 à 1945 et mit son talent de polémiste au service de la France
libre.

92
c’est un repos, parce que Dieu nous attire par sa grâce, mais c’est en même temps une
œuvre. Ce n’est plus de la création, c'est de la Providence.

Les gens de lettres, les romanciers, les dramaturges, prennent les êtres dans des
situations existentielles concrètes. Ils ne prennent pas, comme els philosophes, l’être
humain en considérant sa nature humaine, les principes de son être etc. Il le prenne dans
l’état concret où il est et évidemment, il n’y a que le regard de la foi qui le voit, mais cet
état concret, il doit beaucoup à la nature humaine, certes, mais aussi beaucoup au mode
d’exister de cette nature quand elle existe en grâce accueillie ou en grâce refusée. C'est
un clef très très importante à tel point que Maritain en était venu à dire que la “morale
adéquatement prise” comme il dit, devait comporter le regard sur la dimension
surnaturelle, car sinon, je reste dans une morale d’abstraction, dans le principes de la
moralité. Bine sûr, je peux analyser comme le fait saint Thomas, les vertus humaines,
mais je sais très bien que ce vertus humaines, elles ne peuvent exister vraiment, de
manière vitale, que sous la motion de la charité sinon, elle sont plus ou moins en train
d’avorter. Si je veux prend la moralité de l’homme dans son état concret, je ne peux pas
complètement déconnecter l’éthique de la dimension théologique. Cela fait beaucoup de
remue-ménage car évidemment ce n’est pas ce qu’on disait habituellement dans l’École
thomiste, mais il y a incontestablement du vrai dans cela. Et au fond, c'est ce qu’a
soulevé le Père de Lubac dans son livre « Le surnaturel”. C'est l’un des multiples points
où de Lubac et Maritain s sont croisée avec des vocabulaires et des méthodologies très
différentes, mais ils disent souvent des choses très très proches.

Donc l’intérêt de lire par exemple Bernanos, c'est qu’il nous donne accès à l’homme
concret, l’homme dans son exister. Pour moi, c’est une expérience très forte. Dans me
dernières années de lycée, j’étais environné de jeunes incroyants qui s nourrissaient de
Sartre et de Camus, et moi, je lisais Bernanos, je lisais Péguy, je lisais le sauteurs
catholique set je voyais une différence incroyable de profondeur dans le regard sur
l’homme. Sartre, c’est effrayant, c'est sans épaisseur, il n’y a rien au point de vue
existentiel. C'est désespérant parce que l’être humain est réduit à trois fois rien. Et les
autres auteurs donnaient une profondeur de champ parce que l’homme est dans un
mouvement de dépassement de lui-même, dépassement le plus souvent avorté, mais
dans lequel on est sans cesse sollicité à faire ce dépassement. C'est le fameux
« L »homme passe l’homme » de Pascal. Ce dépassement, c'est la grâce. On n’est jamais
en pure nature, donc un regard sur l’homme concret, existentiel, un regard sur la
moralité, ne peut pas être complètement abstrait. C'est une morale qui n’est pas fausse
mais elle est inadéquate. Elle reste d’infraction en quelque sorte. On le voit très bien
chez saint Thomas. Quand on regarde les vertus humaines dans la IIa IIae, il n’est pas
sûr du tout que ces vertus morales, il les pense comme pouvait le penser Aristote sur un
plan purement naturel. Il a mis en tête de toute la vie morale, du Traité de la IIa IIae, les
vertus théologales. Et il dit que c’est la charité qui tire toute les autres vertus et qu’elle
est la forme-fin de toutes les autres vertus. Donc il nous donne les vertus morales
humaines parce qu’elles sont spécifiquement humaines mais dans un mode de
réalisation, dans un mode d’exercice qui est surnaturel pour la plupart du temps et le
philosophe de l’éthique qui veut faire quelque chose de purement rationnel voit

93
apparaître souvent dans le traité des vertus humaines, des vertus qui sont plus
qu’humaine. Et la preuve, c’est que pour chacune, il y a un don du Saint Esprit qui
l’accompagne. Et cela montre que de fait, elles ne peuvent être vraiment réalisées que
sous la motion de la charité parce que les dons du Saint Esprit sont les inspirations de la
charité dans les différents domaines de la vie morale.

Donc vous voyez que les écrivains catholiques du XXe siècle ont souvent fait une œuvre
théologique plus profonde que les théologiens à tel point qu’il est impossible de parler
de l’espérance sans se référer à Péguy ou à Bernanos. Et pour la communion des saints,
c'est incontournable.

Dans le texte de « Jeanne relapse et sainte » de Bernanos. C'est un texte assez polémique
écrit au moment de toute l’affaire de la condamnation de Charles Maurras. Et sa
polémique, elle est au fond assez anticléricale au bon sens du terme. Maritain a parlé
d’un anticléricalisme de bon aloi qu’il partageait lui aussi avec Bernanos et d’autres.
C'est-à-dire une volonté – ce qu’a fait le Concile – de laisser une liberté aux laïcs, de ne
pas trop enrégimenter trop les laïcs dans des “Actions Catholiques” et autre chose. Ils
avaient conscience que les laïcs avaient des grâces d’état de par le Baptême et la
Confirmation et qu’ils n’avaient pas besoin, dans les domaines qui étaient les leurs, le
temporel entre autre, d’être enrégimenter par les clercs, ce qui à l’époque étaient très
pesant. C'est la fin de « Jeanne relapse et sainte ».

Car l’heure des saints vient toujours. Notre Église est l’Église des saints.

Unam, sanctam, catholicam, apostolicam… La sainteté vient en tête avec l’unité de


l’Église. C'est vraiment constitutif. Vous me direz, la catholicité, l’apostolicité aussi.. Au
ciel, ces conditions d’effectuation resteront comme un souvenir. Tout ce grand
échafaudage de médiations sacramentelles, hiérarchiques, magistérielles etc… qui est
tout-à-fait indispensable cessera. Bien sûr, celui qui a été prêtre restera toujours prêtre
mais il ne célèbrera plus les sacrements. Duns Scot imaginait qu’il y aurait au ciel une
hostie ! Non, il y aura le Christ sans médiation. La sainteté est de l’ordre de la finalité de
l’Église. L’Église ne sera jamais plus elle-même qu’au ciel parce qu’elle sera pleinement
sainte. C'est ce que nous dit saint Paul quand il dit que tout passera sauf la charité. La
charité c’est l’être ecclésial dans sa finalité. Et c’est cela que veut dire Bernanos quand il
dit que notre Église est l’Église des saints. Cela ne veut pas dire qu’il refuse les
médiations. Mais toutes ces médiations sont faites pour nous conduire à cela.

Le Catéchisme (CEC) a inséré quelque chose qui n’était pas dans le Concile et qui vient
directement du Magistère de Jean-Paul II et qui est la dimension de finalité de l’Église.
Quand Lumen Gentium parle du mystère de l’Église, elle parle tout de suite de la
sacramentalité de l’Église. Le mystère de l’Église, c'est qu’elle est instrument de l’union
des hommes avec Dieu et des hommes entre eux. Le CEC a senti le besoin de mettre
deux paragraphes sur le mystère de l’Église dans sa finalité et pas seulement dans son
instrumentalité. N° 772 et 773 : l’Église, mystère de l’union des hommes avec Dieu. N°

94
774 – 776 : l’Église est Sacrement universel de salut. Sacrement indique instrumentalité.
On est dans l’ordre instrumental. Mystère indique finalité.

Voilà ce que dit le CEC qui reprend toute une doctrine que Jean-Paul II a développé par
le biais de la mariologie et par le biais du mystère de la femme , mystère nuptial, dans la
foulée de Urs Von Balthasar. Dans ce domaine là, Balthasar est incontestablement un
maître.

N° 772 « C'est dans l’Église que le Christ accompli et révèle son propre mystère comme
le but du Dessein de Dieu : « récapituler tout en Lui ». Saint Paul appelle “Grand
Mystère” l’union sponsale du Christ et de ‘Église. Parce qu’elle est unie au Christ
comme à son Époux, l’Église devient à son tour mystère. Contemplant en elle le mystère,
saint Paul s’écrit : « Le Christ en vous, l’espérance de la Gloire ».

N° 773 « Dans l’Église, cette communion des hommes avec Dieu par « la charité qui ne
passe jamais » est la fin qui commande tout ce qui en elle est moyen sacramentel lié à ce
monde qui passe. Sa structure est complètement ordonnée “ à la sainteté des membres
du Christ. Et la sainteté s’apprécie en fonction du grand mystère dans lequel l’Église
répond par le don de l’amour au don de l’Époux ». Marie nous précède tous dans la
sainteté qui est le mystère de l’Église comme l’Épouse sans tache ni ride. C'est pourquoi
la dimension mariale de l’Église précède sa dimension pétrinienne.

“Précède” : à la fois chronologiquement parce que Marie est première Église à


l’Annonciation comme le dit magnifiquement le petit livre de Ratzinger et de Balthasar,
« Marie première Église  », et surtout dans l’ordre de la perfection comme le montre le
plan même de Lumen Gentium dont le chapitre VIII est consacré à la Vierge Marie parce
qu’elle attire tout l’être ecclésial vers sa fin et sa perfection. Marie est la perfection de
l’Église. Elle en est la Mère en l’attirant par le fait qu’elle est elle-même l’Église en l’état
absolument achevé. Et cela n’était pas vu avant parce qu’on voyait l’Église beaucoup par
l’aspect instrumental. Effectivement, la catholicité, l’apostolicité, la sacramentalité, tout
cela c'est instrumental. C'est ordonné à cette fin qu’est la sainteté et la sainteté, c'est la
charité.

Donc quand Bernanos dit « notre Église est l’Église des saints », c'est exactement cela
qu’il veut dire. Il ne rejette pas l’instrumentalité de l’Église. Il la vénère, à condition
qu’elle reste ordonnée à la sainteté et pas qu’elle se prenne elle-même comme fin, ce qui
est du cléricalisme : prendre ce qui est d’ordre instrumental et en faire une fin en soi. Et
le cléricalisme, il est celui des clercs mais aussi celui des laïcs. Chacun dans l’Église
développe son petit cléricalisme, dès que l’on prend l’instrumentalité de l’Église comme
une fin alors que sa fin est dans la sainteté. Et cela a été encore redit comme ce qu’on
peut considérer comme le Testament spirituel de Jean-Paul II, sa lettre apostolique
« Nuovo millenium eunte », écrite au terme de l’année jubilaire 2000 : quel est le
programme pour le nouveau millénaire : la sainteté. Ne cherchez pas autre chose.

95
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Dixième catéchèse (53 mn)
Commentaire de deux textes de Bernanos :
Notre Église est l’Église des saints.

Cela va revenir sans cesse comme un leitmotiv : Notre Église est l’Église des saints, dans
cette fin de « Jeanne relapse et sainte » et à chaque fois, c’est en italique dans le texte donc
c'est vraiment Bernanos qui a voulu que ce soit souligné. Et je vous ai dit à quel point
c’était théologiquement profond et pas toujours très présent dans les grands livres
d’ecclésiologie. C'est l’un des reproches que l’on a fait à « l’Église du Verbe Incarné  » du
Cardinal Journet. Son ecclésiologie a été traitée avec le schéma des quatre causes 12 et il a
commencé par la cause formelle et donc l’apostolicité, la hiérarchie, tout ce que le Christ
a donné comme structure à l’Église. Le reproche lui a été fait à l’époque par le Père
Congar, d’avoir écrit un traité trop “hiérarchologique”, partant trop de la hiérarchie de
l’Église. En fait, le problème c'est qu’il n’a pas terminé cette œuvre et la quatrième partie
de la cause finale n’a pas été faite et c’est celle qui commande tout. C'est toujours très
dangereux si on n’annonce pas dès le début que la cause finale commande tout. On a
l’impression alors que c’est un simple aboutissement comme “une cerise sur le gâteau”
et on ne comprend pas que tout le reste est ordonné à cela.

Le dernier volume qui est très beau et que je vous recommande s’intitule : « L’Église
sainte mais non sans pécheurs ». C’est un volume jamais achevé. C'est le Père Cottier, son
disciple, qui l’a publié chez “Parole et silence”. Ce sont plus que des notes mais des
choses déjà assez rédigées. Le Cardinal Journet, comme Jacques Maritain aussi,
publiaient leurs livres souvent par morceaux au fur et à mesure qu’ils écrivaient, car ils
étaient sollicités pour donner des conférences, écrire des articles etc. Donc ils avaient en
tête le plan d’un livre (personnellement je fais cela aussi car quand on a une vie
apostolique intense, c'est très difficile de faire autrement) et le Cardinal Journet dans sa
petite revue « Nova et Vetera » publiait par petits bouts toute « L’ Église du Verbe
Incarné » Et donc ce cinquième volume qu’il n’a jamais terminé comme volume sur
l’Église sainte, donc la cause finale, se trouve néanmoins rédigé pour beaucoup de
parties en différents article rassemblés par le Père Cottier avec un plan trouvé dans les
papiers du Cardinal Journet.

On voit différemment « L’Église du Verbe Incarné » quand on voit que tout devait aboutir
à cela. Mais je pense qu’il y a quand même une erreur pédagogique de ne pas avoir
annoncé de manière beaucoup plus forte d’entrée de jeu que la sainteté n’est pas
seulement un aboutissement, n’est pas une simple conséquence. On ne fabrique pas la
sainteté comme on fabrique des savonnettes, comme un produit. Autant les Sacrements

12
Cause matérielle, cause formelle, cause efficiente et cause finale

96
agissent ex opere operato pour ce qui touche à la res sacramentum du sacrement, l’effet
immédiat du sacrement, par exemple la Présence réelle dans la consécration de la Messe
ou l’union indissoluble dans la mariage, mais la finalité du sacrement est dans la
communication de la grâce sanctifiante sous différents aspects. Et cela, c’est la
fécondité du sacrement. Et c'est vrai que dans notre théologie latine, on a beaucoup
considéré cette dimension comme « bien sûr les sacrements sont faits pour la
sanctification du peuple de Dieu », mais on est tellement rivé sur l’efficacité, sur la
validité et toutes les précautions qu’on prend pour la validité, que la sainteté, la charité
que doit communiquer le sacrement sous différentes fromes : charité pastorale pour
l’Ordre, charité conjugale pour le mariage etc., cela arrive souvent dans le traité de
sacramentaires comme « les effets du sacrement », comme si c’était simplement un effet.
Oui bien sûr, mais ce n’est pas automatique.

Le sacrement est un mystère et un mystère que la tradition orientale a rattaché très fort à
l’Épiclèse qui demande la fécondité du sacrement. C'est quelque chose de plus
mystérieux que l’efficacité. Cela ne se fait pas ex opere operato. La Présence réelle elle est
ex opere operato par l’acte même posé par le prêtre qui redit les paroles du Christ, mais
ensuite, la fécondité de chaque communion varie beaucoup selon les dispositions de
l’assemblée, du prêtre qui célèbre, du fidèle qui communie etc. Et c’est quelque chose
que nous considérons un peu comme extérieur dans les sacrements. On voit très bien
dans les anciens traités sur l’Eucharistie que tout était centré sur la Présence réelle, sur
les hosties du tabernacle et le reste, c’était la messe. C'est tout le mouvement liturgique
qui a fait qu’on a commencé à parler d’Eucharistie pour la célébration de la messe. Dans
mon enfance, on ne parlait pas d’Eucharistie pour la messe. L’Eucharistie, c’était ce qui
s’était réalisé dans la messe et qui se mettait au tabernacle.

On a donc tout un glissement et la dimension de la sainteté apparaît comme « la cerise


sur la gâteau » par rapport à l’effectuation de la forme ecclésiale mais qui est
instrumentale. La forme ecclésiale dans son être achevé c'est la charité et c'est la seule
hiérarchie définitive de la communion des saints. Et au sommet de cette hiérarchie, il y
a la Vierge Marie et non saint Pierre ! Pour ce genre de choses, Balthasar a beaucoup
apporté pour entrer dans cette conception nuptiale et mariale de l’Église, moins
centrée sur l’efficacité et plus sur la fécondité, ce que le sacrement vient nourrir en
nous. Ne pas prendre le moyen pour une fin. L e moyen est un moyen sacré pour
produire la sainteté. Et la sainteté se mesure à la charité. Les moyens sacrés se mesurent
à la validité de l’effectuation sacramentelle.

Donc quand Bernanos dit que Notre Église est l’Église des saints, c’est une très
profonde vérité théologique qu’il rappelle. Au moment où il écrit cela dans les années
1920, ce n’était pas quelque chose de suffisamment honoré. Bine sûr, c’était connu. Cela
aurait été le comble que ce soit nié ! Comment peut-on concevoir un Église qui ne soit
pas sainte ? C'est une contradiction dans les termes.

Notre Église est l’Église des saints. Qui s’approche d’elle avec méfiance ne croit voir
que des portes closes, des barrières et des guichets, une espèce de gendarmerie spirituelle.

97
Nous avons là déjà une parole qui peut choquer certains, car derrière cela, il y a un
certain anticléricalisme de Bernanos. Expliquons nous tout de suite. Le mot
anticléricalisme peut avoir deux sens :
- dans le sens le plus ordinaire, ce sont les gens qui sont contre le clergé.
- mais il y a un autre sens, celui de Bernanos et de Maritain et aujourd’hui du Pape
François, des gens qui ne sont pas contre le clergé, ils sont catholiques fervents, mais ils
sont contre le cléricalisme. Le cléricalisme est une maladie qui affecte le clergé, tout
clergé, car le mot “clergé” est un mot qui indique toute personne qui est au service de
l’Église et aujourd’hui, on a beaucoup cléricalisé les laïcs donc il y a tout un monde de
clergé laïc dans nos paroisses, dans les diocèses, tenté par le cléricalisme et je dirai même
plus que le prêtre, car le prêtre sait qu’il a reçu un sacrement, quelque chose qui le
dépasse complètement et que ce n’est pas du tout à la mesure de sa sainteté, de sa
dignité… à aucune mesure ! Alors que le laïc qui a sa “lettre de mission” comme on dit
aujourd’hui, a beaucoup plus l’impression que c'est en fonction de sa personne puisqu’il
n’a pas de sacrement. On l’a choisi parce qu’il a une compétence. Et du coup, le
cléricalisme est pire chez les laïcs que chez les clercs.

Donc ce qui est dénoncé par Bernanos comme « gendarmerie spirituelle » ce n’est pas le
prêtre en tant que prêtre. Vous savez bien la place que Bernanos a donné au prêtre dans
ses romans et des saints prêtres, que ce soit dans « La joie », « L’imposture », « Le journal
d’un curé de campagne ». Il était semble-t-il très hanté par la figure du Curé d’Ars.

Mais notre Église est l’Église des saints. Pour être un saint, quel Évêque donnerait
son anneau, sa mitre, sa crosse, quel Cardinal sa pourpre, quel Pontife sa robe blanche,
ses camériers, ses suisses et tout son temporel ? Qui ne voudrait avoir la force de courir
cette admirable aventure ? Car la sainteté est une aventure. Elle est même la seule
aventure. Qui l’a une fois compris est entré au cœur de la foi catholique, a senti
tressaillir dans sa chair mortelle une autre terreur que celle de la mort, une espérance
surhumaine.

« L’homme passe l’homme ». C'est un appel à être plus que simplement homme. Être un
saint, c'est la divinisation, c'est entrer dans la Vie de Dieu.

Notre Église est l’Église des saints. Mais qui se met en peine des saints  ? On
voudrait qu’ils soient des vieillards pleins d’expérience et de politique, mais la plupart
sont des enfants, or l’enfance est seule contre tous et le malin hausse les épaules, sourit.
Quel saint eut beaucoup à se louer des gens d’Église ?Et que font ici les gens d’Église  ?
Pourquoi veut-on qu’ait accès au plus héroïque des hommes tel ou tel qui s’assure que le
royaume du ciel s’emporte comme un siège à l’Académie en ménageant tout le monde.

Je pense à la réaction du Cardinal Ratzinger : à un moment dans le premier projet du


catéchisme, il y avait un passage qui du reste a été gardé, sur le fait que l’Église doit
suivre le Christ dans sa Pâque et passer elle-même par une Pâque ultime à travers un
mystère de mort et de résurrection. Le Christ n’a pas promis à l’Église un triomphe

98
historique en quelque sorte, définitif en ce monde. Ce premier projet a été envoyé à tous
les évêques, à toutes les facultés et universités catholiques du monde et quand les modi
sont revenus, on a vu que beaucoup n’étaient pas du tout prêts à cette vision des choses
et en étaient choqués. Les rédacteurs se sont réunis avec le Cardinal Ratzinger, car c’était
lui qui tranchait. Typique de Benoît XVI : il a fait un fin sourire légèrement ironique et il
a dit « Que voulez-vous ! Ils sont convaincus que le royaume de Dieu est au bout du
couloir de leur bureau diocésain ! » Il suffit de continuer et le bout du couloir
communique avec le royaume de Dieu ! Toujours cette question de l’efficacité d’un
appareil ecclésiastique. Alors évidemment, quand le CEC dit que l’Église doit mourir
d’une mort qui est un Pâque, qui est un don de sa vie et qui est donc l’accomplissement
le plus plénier, ultime, eschatologique d’elle-même, cela sème l’effroi.

Pourquoi veut-on qu’ait accès au plus héroïque des hommes, tel ou tel qui s’assure que le
royaume du ciel s’emporte comme un siège à l’Académie en ménageant tout le monde.

Et là, c’est souvent un critère de promotion dans la vie cléricale que de ne pas avoir fait
de vagues. On ne cherche pas à savoir si les vagues étaient bonnes ou mauvaises, si elles
étaient opportunes ou inopportunes. Un parcours sans faute, c'est quelqu’un qui n’a pas
fait de vagues. Cela tend à ce que ce « personnel de l’Église » comme dirait Maritain est
souvent très fonctionnaire, parce que c’est vraiment les critères qu’on a pour les
fonctionnaires. Ce ne sont pas les critères de l’entreprise parce que l’entreprise si elle
fonctionnait comme cela, elle ne pourrait pas tourner. Mais dans la fonction publique,
oui.

Dieu n’a pas fait l’Église pour la prospérité des saints mais pour qu’elle transmis leur
mémoire pour que ne fut pas perdu avec le divin miracle un torrent de bonheur et de
poésie. Qu’une autre Église montre ses saints, la nôtre est l’Église des saints.

C’est vrai que c'est vraiment une note de l’Église. Vous avez des saints dans l’Église
catholique et vous avez des saints dans les Églises orthodoxes. Dans l’Église protestante,
je ne crois pas qu’ils considèrent Luther et Calvin comme des saints. Il n’y a qu’un
réformateur où tout catholique qui lit sa vie sent quelque chose de la sainteté, c'est
Wesley, le fondateur des méthodistes, un homme assez remarquable. On sent vraiment
un homme de Dieu. J’avais eu la même impression avec un autre que j’ai connu et qui
était le leader du mouvement pentecôtiste, un africain du sud. Il donnait l’impression
d’un homme profondément habité par le Seigneur et qui vivait dans une communion
profonde et constante avec lui.

Il y a certainement des saints parmi les protestants, c'est sûr, mais il n’y a pas ce regard
sur la sainteté de l’Église. Les Églises protestantes ne considèrent pas que l’Église est
sainte. Ils disent qu’elle est à la fois sainte et pécheresse. Nous le disons aussi, mais nous
disons “sainte” en elle-même et pécheresse en ses membres. C'est beaucoup plus flou
pour les protestants parce que pour eux, l’Église est un chose humaine finalement. La
communion des saints pour eux, c'est uniquement l’Église invisible. L’Église dans sa
visibilité est quelque chose d‘humain, c’est une organisation souvent très liée avec l’État,

99
un organisation que la communauté ecclésiale se donne à elle-même, mais que d’une
certaine manière elle n’a pas reçue. L’idée d’une constitution divine de l’Église pour
laquelle des gens comme Thomas More ont donné leur vie ou les prêtres martyrs de la
révolution française qui ont refusé d’accepter la constitution civile du clergé à cause de
la constitution divine de l’Église, cela n’existe pas dans le protestantisme.

Quand Bernanos dit : «  Qu’une autre Église montre ses saints » c’est cela qu’il veut dire.

La nôtre est l’Église des saints. À qui donneriez-vous à garder ce troupeau d’anges  ?
La seule histoire avec sa méthode sommaire, son réalisme étroit et dur, les eut brisés.
Notre tradition catholique les emporte sans les blesser dans son rythme universel. Saint
Benoît avec son corbeau, saint François avec sa mandoline et ses vers provençaux,
Jeanne avec son épée, saint Vincent avec sa pauvre soutane et la dernière venue, si
étrange, si secrète, suppliciée par les entrepreneurs des simoniaques, avec son
incompréhensible sourire, Thérèse de l’Enfant Jésus. Souhaiterait-on qu’ils aient été de
leur vivant mis en châsse, assaillis d’épithètes ampoulées, salués à genoux, encensés  ?
De telles gentillesses sont bonnes pour les chanoines. Ils vécurent, ils souffrirent comme
nous. Ils furent tentés comme nous. Ils eurent leur pleine charge et plus d’un, sans la
lâcher, se coucha dessous pour mourir. Quiconque n’ose encore retenir de leur exemple
la part sacrée, la part divine, y trouvera du moins la leçon de l’héroïsme et de l’honneur.
Mais qui ne rougirait de s’arrêter si tôt ? De les laisser poursuive seul leur route
immense. Qui voudrait perdre sa vie à ruminer le problème du mal plutôt que de se jeter
en avant  ? Qui refusera de libérer la terre ? Notre Église est l’Église des saints.

Tout ce grand appareil de sagesse, de force, de souple discipline, de magnificence, de


majesté, n’est rien de lui-même si la charité ne l’anime. Mais la médiocrité n’y cherche
qu’une assurance solide contre les risques du divin. Qu’importe ! Le moindre petit
garçon de nos catéchismes sait que la bénédiction de tous les hommes d’Église ensemble
n’apportera jamais la paix aux âmes prêtes à la recevoir, aux âmes de bonne volonté.
Aucun rite ne dispense d’aimer. Notre Église est l’Église des saints.

Nul part ailleurs on ne voudrait imaginer seulement telle aventure et si humaine d’une
petite héroïne qui passe un jour tranquillement du bûcher de l’inquisiteur en paradis, au
nez de cent cinquante théologiens. « Si nous sommes arrivés à ce point, écrivaient au
Pape les juges de Jeanne, que les devineresses vaticinant faussement au nom de Dieu
comme certaines femelles prises dans les limites du Diocèse de Beauvais, soient mieux
accueillies par la légèreté populaire que les pasteurs et les docteurs, s’en est fait, la
religion va périr, la foi s’écroule, l’Église est foulée aux pieds, l’iniquité de Satan
dominera le monde». Et voilà qu’un peu moins de cinq cent ans plus tard, l’effigie de la
devineresse est exposée à saint Pierre de Rome, il est vrai, peinte en guerrière et à cent
pieds au-dessous d’elle, Jeanne aurait pu voir un minuscule homme blanc prosterné, qui
était le Pape lui-même. Notre Église est l’Église des saints.

Du Pontife au gentil clergeon qui boit le vin des burettes, chacun sait qu’on ne trouve
au calendrier qu’un très petits nombre d’abbés oratoires et de prélats diplomates. Seul

100
peut en douter tel ou tel bonhomme bien pensant à gros ventre et à chaîne d’or qui
trouve que les saints courent trop vite et souhaiterait d’entrer au Paradis à petits pas
comme au Mont d’œuvre avec le Curé son compère. Notre Église est l’Église des
saints.

Nous respectons les services d’intendance, les privautés, les majors et les cartographes
mais notre cœur est avec les gens de l’avant. Notre cœur est avec ceux qui se font tuer.
Nul d’entre nous portant sa charge, patrie, métier, famille, avec nos pauvres visages
creusés par l’angoisse, nos mains dures, l’énorme ennui de la vie quotidienne, du pain
de chaque jour à défendre et l’honneur de nos maisons, nul d’entre nous n’aura jamais
assez de théologie pour devenir seulement chanoine, mais nous en avons assez pour
deviner les saints. Que d’autres administrent en paix le royaume de Dieu. Nous avons
déjà trop à faire d’arracher chaque heure du jour, un par une, à grand peine, chaque
heure de l’interminable jour jusqu’à l’heure attendue, l’heure unique où Dieu daignera
souffler sur sa créature exténuée. O mort si fraîche ! O seul matin ! Que d’autres
prennent soin du spirituel, argumentent, légifèrent, nous tenons le temporel à pleines
mains, nous tenons à pleines mains le royaume temporel de Dieu, nous tenons l’héritage
des saints, car depuis que furent bénis avec nous la vigne et le blé, la pierre de nos seuils,
le toit où nichent les colombes, nos pauvres lits pleins de songes et d’oubli, la route où
grincent les chars, nos garçons au rire dur et nos filles qui pleurent au bord de la
fontaine, depuis que Dieu lui-même nous visita est-il rien en ce monde que nos saints
n’ait dû reprendre, n’est-il rien qu’ils ne puissent donner ?

Bernanos dit sous une autre forme ce que peut-être la théologie n’arrive pas tout-à-fait à
dire : à quel point la sainteté est l’âme de l’Église. Sans elle, tout, tout, tout perd sens.
Et vous allez voir que Bernanos est très lucide sur le fait que c'est la charité qui porte
tout. Quand elle vient à manquer, c’est l’hérésie qui prospère. C’est redoutable quand
les moyens sacrés dont dispose l’Église, tout ce que le Christ lui a transmis : la Parole de
Dieu, la Révélation, les sacrements, la hiérarchie, le sacerdoce, le magistère etc … On dit
souvent “l’institution”. Attention parce que dans l’institution, il y a ce qui est institué
par le Christ et qui est divin et il y a ce que les hommes ont ajouté dans lequel l’Esprit
Saint a sûrement sa part importante mais dans lequel il y a aussi les pesanteurs de
l’histoire. Tout ce qui est institutionnel n’a pas exactement la même valeur. Cette
dimension institutionnelle elle est très importante, ce sont les moyens de salut, amis s’il
semble se faire comme un divorce, comme une distanciation entre cette sacralité de
l’Église et sa sainteté qui est le but de cette sacralité – la sacralité n’est pas le but
immédiatement, c’est le don de Dieu qui demande à être reçu dans les personnes pour
passer en actes humains, en actes de vie théologale et c'est là que cela devint de la
sainteté. Avant, c’est de la sacralité. Et l’Église selon le très beau titre de la Constitution
du Concile sur la liturgie, est sacrosainte (sacrosanctum). Il y a un mot latin qui a été fait
en collant les deux termes. IL faut qu’elle soit sacrée dans tout ce qui est moyen de salut,
mais pour conduire à la sainteté. À un certain moment, c’est devenu très obscur dans la
vie de l’Église. Et si cela n’apparaît pas et qu’on a plutôt l’impression du contraire, alors
on peut être sûr qu’à ce moment là naissent les schismes, les hérésies et peut-être le plus

101
grave de tout, ce que nous voyons sous nos yeux actuellement , c’est que naît l’apostasie.
Elle a souvent sa cause là.

Bernanos dit dans « Saint Dominique » :

L’éclosion d’une hérésie est toujours un phénomène assez mystérieux. Lorsqu’un vice
dans l’Église atteint comme une certaine maturation…

Ce vice naturellement n’est pas le vice de l’Église, c'est le vice des ministres de l’Église
qui parlent en son nom et donc peuvent la compromettre par abus.

Lorsqu’un vice dans l’Église atteint comme une certaine maturation, l’hérésie germe
d’elle-même, pousse aussi ses monstrueux rameaux et s’enracine dans le Corps
mystique. Elle est une déviation, une perversion de sa vie même. L’hérésie cathare au
XIIIe siècle a poussé sur l’ignorance et la paresse des clercs (ils ne prêchaient plus la
Parole de Dieu) comme la vaudoise au même moment poussait sur leur avarice et leur
luxure

L’hérésie vaudoise était un premier évangélisme annonçant la Réforme : puisque les


clercs sont indignes, que ce soient ceux qui sont capables de prêcher qui aillent dans les
chemins et qui prêchent comme des pauvres

Les évêques, dira solennellement le Concile de Latran, à cause de leurs infirmités pour
ne pas parler de leurs défauts de science, lequel est absolument blâmable et intolérable,
ne suffisent plus à prêcher la Parole de Dieu. Si Dominique n’en avait pas eu le
pressentiment, l’expérience le lui eut appris au cours des controverses si rudes qu’il va
soutenir pendant des mois à Béziers, à Carcassonne, à Toulouse, à Verfeil, à Montréal.

Bernanos voit l’Ordre qui va sortir de Dominique comme étant l’expression même de sa
charité.

Sans doute, il paraît plus facile de transcrire, selon le vocabulaire commun, l’histoire de
la fondation des prêcheurs plutôt qu’une illumination d’Angèle de Foligno et pourtant,
s’il était en notre pouvoir de lever sur les œuvres de Dieu un regard unique et pur,
l’Ordre des prêcheurs nous apparaîtrait comme la charité même de saint Dominique
réalisée dans l’espace et dans le temps comme sa visible oraison.

Si on prend le cas de saint Dominique ou de saint François, mais d’une certaine manière,
on peut le dire pour les autres saints, ce qui va devenir leur Ordre, leur charisme, ils
l’ont découvert dans une première rencontre avec quelqu’un avant de le généraliser
pour en faire une institution, c’est partie d’une rencontre. Pour saint Dominique, c’est
très clair. Il était envoyé de Castille avec son Évêque au Danemark pour ramener une
princesse pour le fils du Roi. Ils se sont arrêtés à Toulouse, ignorants que tout ce pays
était infesté d’hérésie cathare et là, l’hôtelier qui les recevait s’est avéré être un cathare.

102
Dominique a commencé à parler avec lui et il a parlé toute la nuit avec lui. Cet homme a
déclenché la charité de Dominique. Dominique a continué jusqu’au Danemark et
reviendra en Espagne. C'est plus tard qu’il va entreprendre la prédication en Albigeois,
mais on peut dire qu’il a toujours poursuivi ce cathare, essayé de le rejoindre pendant
tout le reste de sa vie. Et c'est son Ordre. Ceux qui désespéraient par l’Église tombent
dans l’hérésie.

Et à la même époque, la rencontre de François, c'est le lépreux qu’il a croisé. Le lépreux


vers lequel le Chris l’a poussé à l’embrasser. C'est le pauvre dont personne ne veut. Il a
suivi ce pauvre, d’une certaine manière, toute sa vie. On pourrait prendre les grands
fondateurs d’Ordres. Mère Teresa, c'est une femme qu’elle a trouvée quand elle était
dans une congrégation très huppée de Calcutta et une fois en rentrant, elle a vue une
femme qui agonisait sur un tas d’ordures. Spectacle assez fréquent, hélas, et qu’elle
connaissait, mais qui ne l’avait pas frappée jusque là. Mais cette fois là, elle a prise cette
femme et elle l’a emmenée dans son couvent et cela a fait des histoires parce que son
couvent n’était pas fait pour cela mais pour des filles de la bonne société. Il a fallu
qu’elle trouve une solution et c'est ainsi que cela a démarré. Souvent, il y a une personne
parce que la charité est toujours personnelle et même si de là, sort une institution, le
point de départ, la source, a été souvent une rencontre.

Dans une conférence sur « Nos amis les saints », Bernanos revient sur des thèmes qu’il
avait abordé dans « Jeanne relapse et sainte » et avec plus d’expérience. C'est alors un
homme qui est à la fin de sa vie.

Permettez-moi de m’en tenir un moment à cette comparaison du chemin de fer. Je ne la


trouve pas si bête après tout. On peut parfaitement imaginer l’Église ainsi qu’une vaste
entreprise de transport, de transport au Paradis, pourquoi pas ! Et bien je me le
demande, que deviendrions-nous sans les saints qui organisent le trafic. (Là, on est en
pleine communion des saints). Certes depuis 2000 ans, la Compagnie a dû compter
pas mal de catastrophes  : l’arianisme, le nestorianisme, le pélagianisme, le grand
schisme d’Orient, Luther… pour ne parler que des déraillements et des télescopages les
plus célèbres. Mais sans les saints, moi je vous le dis, la chrétienté ne serait qu’un
gigantesque amas de locomotives renversées, de wagons incendiés, de rails tordus et de
ferraille achevant de se rouiller sous la pluie. Aucun train ne circulerait plus depuis
longtemps sur les voies envahies par l’herbe.

Oh je sais bien que certains d’entre vous se disent en ce moment que je fais la part trop
belle aux saints, que je donne trop d’importance à des gens quand même un peu en
marge et que j’ai tort de les comparer à de paisibles fonctionnaires, d’autant plus qu’en
dépit de toute tradition administrative, ils bénéficient de l’avancement aux mérites et
non pas à l’ancienneté. On les voit soudain passer d’un modeste emploi à celui
d’inspecteur général ou de directeur de la Compagnie, alors même qu’ils en ont été
fichus brutalement à la porte comme Jeanne d’Arc par exemple. Mais je crois qu’il vaut
mieux arrêté là mes comparaisons ferroviaires, ne serait-ce que pour épargner l’amour
propre toujours un peu scrupuleux de messieurs les ecclésiastiques, particulièrement et

103
c'est trop naturel, de ceux qui m’ont fait l’honneur de venir m’entendre et qui doivent se
demander avec inquiétude de quoi ils sont au juste chargés dans cette imaginaire
Compagnie de transport, la distribution des billets ou la police des gares.

S’engager tout entier : vous le savez, la plupart d’entre nous n’engage dans la vie
qu’une faible part, qu’une petite part, une part ridiculement petite de leur être, comme
ses avares opulents qui passaient jadis pour ne dépenser que le revenu de leur revenu.
Un saint ne vit pas du revenu de ses revenus, ni même seulement de ses revenus. Il vit
sur son capital, il engage totalement son âme. C'est d’ailleurs en quoi il diffère du
sage qui secrète sa sagesse à la manière d’un escargot sa coquille pour y trouver un abri.
Engager son âme  : non ce n’est pas là simple image littéraire. Il ne faudrait même pas la
pousser très loin pour lui donner une signification sinistre. Dans son récent livre «  Les
problèmes de la vie  », l’illustre professeur de l’université de Genève, Monsieur
Guilleylau, reprend la distinction entre le corps, l’esprit et l’âme. Si on admet cette
hypothèse que saint Thomas ne repousse pas, on se dit avec épouvante que des êtres
sans nombre naissent, vivent et meurent sans s’être une seule fois servi de leur âme,
réellement servi de leur âme, fusse pour offenser le Bon Dieu. Qui permet de distinguer
ces malheureux  ? En quelle mesure n’appartenons-nous pas à cette espèce  ? La
damnation ne serait–elle pas de se découvrir trop tard, beaucoup trop tard après la mort
une âme absolument inutilisée, encore soigneusement pliée en quatre et gâtée comme
certaines soies précieuses faute d’usage. Quiconque se sert de son âme, si
maladroitement qu’on le suppose participe aussitôt à la vie universelle, s’accorde à son
rythme immense, entre de plein pied du même coup dans cette communion des saints
qui est celle de tous les hommes de bonne volonté auxquels fut promise la paix, cette
sainte Église invisible dont nous savons qu’elle compte des païens, des hérétiques, des
schismatiques ou des incroyants dont Dieu seul sait les noms.

La communion des saints  : lequel d’entre nous est sûr de lui appartenir ? Et s’il a ce
bonheur, quel rôle y joue-t-il ? Quels sont les riches et les pauvres de cette étonnante
communauté ? Ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. Que de surprises  ! Tel
vénérable chanoine pieusement décédé dont le bulletin diocésain aura fait l’éloge
pompeux dans le style particulier à ce genre de publications, ne risque-t-il pas
d’apprendre par exemple qu’il a dû sa vocation et son salut à quelqu’un, incrédule
notoire, secrètement harcelé par l’angoisse religieuse et auquel Dieu avait
incompréhensiblement refusé les consolations mais non pas les mérites de la foi. « Tu ne
me chercherai pas si tu ne m’avis déjà trouvé ».

Oh rien ne paraît mieux réglé, plus strictement ordonné, hiérarchisé, équilibré, que la
vie extérieure de l’Église. Mais sa vie intérieure déborde de prodigieuses libertés. On
voudrait presque dire les divines extravagances de l’Esprit, l’Esprit qui souffle où il
veut. Lorsqu’on songe à la stricte discipline qui maintient presque implacablement à sa
place assignée chaque membre de ce grand corps ecclésiastique depuis le plus simple
vicaire jusqu’au Saint Père avec ses privilèges, ses titres, on voudrait presque dire avec
son vocabulaire particulier, n’est-ce pas en effet comme une extravagance que ces
promotions soudaines, parfois très soudaines de religieux obscurs, de simples laïcs ou

104
même de mendiants (Saint Benoît-Joseph Labre que Bernanos et Maritain aimaient
beaucoup) deviennent brusquement patrons, protecteurs et parfois docteurs de l’Église
universelle.

Il ne s’agit pas d’opposer l’Église visible à l’Église invisible. L’Église visible, que voulez-
vous, ce n’est pas seulement la hiérarchie ecclésiastique. C'est vous, c’est moi. Elle n’est
pas toujours agréable et elle a même été parfois très désagréable à regarder de près, au
XVe siècle par exemple, au temps du Concile de Bâle, et dans ces cas-là bien sûr, on est
tenté de regretter que ce ne soit pas elle l’invisible. Oui, on regrette qu’un cardinal soit
reconnaissable de si loin à sa belle cape écarlate tandis qu’un saint, de son vivant, ne se
distingue par aucun détail vestimentaire. Oh je sais bien que ce qui paraît ici une
plaisanterie est pour beaucoup d’âmes une idée parfois torturante. On a tort de
raisonner comme si l’Église visible et l’Église invisible étaient en réalité deux Églises,
alors que l’Église visible est ce que nous pouvons voir de l’Église invisible et cette part
visible de l’Église invisible varie avec chacun de nous. Car nous connaissons d’autant
mieux ce qu’il y a en elle d’humain que nous somme moins dignes de connaître ce
qu’elle a de divin. Sinon, comment expliqueriez-vous cette bizarrerie que les plus
qualifiés pour se scandaliser des défauts, des déformations et même des difformités de
l’Église visible, je veux dire les saints, soient précisément ceux qui ne s’en plaignent
jamais. Et l’Église visible est ce que chacun de nous peut voir de l’Église invisible selon
ses mérites et la grâce de Dieu. C'est bien joli de dire que j’aimerai mieux voir autre
chose que ce que je vois. Oh bien sûr, si le monde était le chef d’œuvre d’un architecte
soucieux de symétrie ou d’un professeur de logique, d’un Dieu déiste en un mot, l’Église
offrirait le spectacle de la perfection, de l’ordre, de la sainteté, la sainteté qui serait le
premier privilège du commandement, chaque grade dans la hiérarchie correspondant à
un grade supérieur de sainteté jusqu’au plus saint de tous, notre Saint Père le Pape bien
entendu.

C’est le propre de la hiérarchie des anges, mais ce n’est pas le propre de la hiérarchie des
humains. Les anges reçoivent la grâce et donc la sainteté à proportion de leur degré
d’être, alors que les êtres humains reçoivent la grâce sans que Dieu tienne compte de
notre degré.

Allons, vous voudriez une Église telle que celle-ci  ? Vous vous y sentiriez à l’aise  ?
Laissez moi rire  ! Loin de vous y sentir à l’aise, vous resteriez au seuil de cette
congrégation de surhommes, tournant votre casquette entre les mains comme un pauvre
clochard à la porte du riche. L’Église est une maison de famille, une maison paternelle et
il y a toujours du désordre dans ces maisons là. Les chaises ont parfois un pied de moins,
les tables sont tachées d’encre et les pots de confiture se vident tout seuls dans les
armoires. Je connais ça, j’ai l’expérience  ! La maison de Dieu est une maison d’hommes
et non de surhommes. Les chrétiens ne sont pas des surhommes, les saints pas davantage
puisqu’ils sont les plus humains des humains. Les saints ne sont pas sublimes, ils
n’ont pas besoin de sublime. C'est le sublime qui aurait plutôt besoin d’eux. Les
saints ne sont pas des héros à la manière des héros de Plutarque. Un héros nous donne
l’illusion de dépasser l’humanité. Le saint ne la dépasse pas. Il l’assume, il s’efforce

105
de la réaliser le mieux possible. Comprenez-vous la différence ? Il s’efforce
d’approcher le plus près possible de son modèle Jésus-Christ, c’est-à-dire de celui qui a
été parfaitement homme avec une simplicité parfaite au point précisément de déconcerter
les héros en rassurant les autres, car le Christ n’est pas mort seulement pour les héros, il
est mort aussi pour les lâches. Lorsque ses amis l’oublient, ses ennemis eux ne l’oublient
pas.

Vous savez que les nazis n’ont cessé d’opposer à la très Sainte Agonie du Christ au
jardin des Oliviers, la mort joyeuse de tant de héros pro-hitlériens. C'est que le Christ
veut bien ouvrir à ces martyrs la voie d’un trépas sans peur, mais il veut aussi précéder
chacun de nous dans les ténèbres de l’angoisse mortelle. La main ferme, impavide, peut
au dernier pas chercher appui sur son épaule, mais la main qui tremble est sûre de
rencontrer la sienne.

Oh, je voudrais que nous finissions sur une pensée qui n’a cessé de m’accompagner tout
au long de cette causerie, ainsi que le fil du tisserand qui court sous la trame. Ceux qui
ont tant de mal à comprendre notre foi, sont ceux qui se font une idée trop imparfaite de
l’éminente dignité de l’homme dans la création, qui ne le mette pas à sa place dans la
création, à la place où Dieu l’a élevé, afin de pouvoir y descendre. Nous sommes créés
à l’image et à la ressemblance de Dieu parce que nous sommes capables d’aimer.
Les saints ont le génie de l’amour. Oh remarquez le, il n’est pas de ce génie là comme
de celui de l’artiste par exemple qui est le privilège d’un très petit nombre. Il serait plus
exact de dire que le saint est l’homme qui s’est trouvé en lui, qui fait jaillir des
profondeurs de son être l’eau dont le Christ parlait à la Samaritaine. Ceux qui en
boivent n’ont jamais soif. Elle est là en chacun de nous la citerne profonde ouverte
sous le ciel. Sans doute la surface en est encombre de débris, de branches brisées, de
feuilles mortes d’où monte une odeur de mort. Sur elle brille une sorte de lumière froide
et dure qui est celle de l’intelligence raisonneuse, mais au-dessous de cette couche
malsaine, l’eau est tout de suite si limpide et si pure. Encore un peu plus profond et
l’âme se retrouve dans son élément natal, infiniment plus pure que l’eau la plus
pure. Cette lumière incréée qui baigne la création tout entière : en Lui était la Vie et la
Vie était la lumière des hommes. La foi que certains d’entre vous se plaignent de ne pas
connaître, elle est en eux, elle remplit leur vie intérieure, elle est cette vie intérieure
même par qui tout homme, riche ou pauvre, ignorant ou savant, peut prendre contact
avec le divin, c’est-à-dire avec l’Amour universel dont la création tout entière n’en est
que le jaillissement inépuisable. Cette vie intérieure contre laquelle conspire notre
civilisation inhumaine avec son activité délirante, son furieux besoin de distraction et
cette abominable dissipation d’énergie spirituelle dégradée par quoi s’écoule la substance
même de l’humanité. Je vous disais au début que le scandale de la création n’était pas la
souffrance mais la liberté. J’aurais pu aussi bien dire l’amour. Si les mots avaient gardé
leur sens, je dirai que la création est un drame de l’amour.

Balthasar dans sa Theodramatique a d’une certaine manière illustré cette phrase de


Bernanos : la création est un drame de l’amour.

106
Les moralistes considèrent volontiers la sainteté comme un luxe. Elle est une nécessité.
Aussi longtemps que la charité ne s’est pas trop refroidie dans le monde, aussi
longtemps que le monde a eu son compte de saints, certaines vérités ont pu être oubliées.
Elles reparaissent aujourd’hui comme le roc à marée basse. C'est la sainteté, ce sont les
saints qui maintiennent cette vie intérieure sans laquelle l’humanité se dégradera
jusqu’à périr. C'est dans sa propre vie intérieure en effet que l’homme trouve les
ressources nécessaires pour échapper à la barbarie ou à un danger pire que la barbarie, la
servitude bestiale de la fourmilière totalitaire. Oh sans doute, on pourrait croire que ce
n’est plus l’heure des saints, que l’heure des saints est passée, mais comme je l’écrivais
jadis, l’heure des saints vient toujours.

107
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Onzième catéchèse (47 mn)
Textes de Bernanos commentés par Balthasar
“Dialogue de carmélites”

Je voudrais vous donner un florilège de textes de Bernanos que j’ai glané dans le livre de
Urs Von Balthasar intitulé « Le chrétien Bernanos ». Il était inévitable que Balthasar
consacre une partie importante à la communion des saints, vu la place importante
qu’elle a dans l’ouvre de Bernanos. Je vous avais lu quelques textes de passages qui sont
des conférences, qui ne sont pas des romans. Mais c’est dans toute l’œuvre romanesque
de Bernanos que la communion des saints apparaît un peu tout le temps et de plus en
plus, puisque le « dialogue des carmélites » qui est son dernier livre, est le sujet central,
même si le mot n’est pas prononcé je crois. La réalité est sans cesse présente dans toutes
les interactions entre les personnages. « Dialogues des carmélites » : pas seulement les
propos qu’elles échangent, mais une sorte de dialectique existentielle entre elles, qui fait
la communion des saints.

Balthasar a rattaché la partie sur la communion des saints, de manière un peu artificielle
à mon avis, aux sacrements d’Extrême onction et Communion. En fait, c'est parce que
Bernanos rattache beaucoup la communion des saints à l’expérience de Gethsémani. Il
tire la communion des saints dans ce sens le plus extrême parce que la substitution du
Christ se fait de manière privilégiée à Gethsémani et donc, c'est vrai que les personnages
de Bernanos sont pris dans le mystère de Gethsémani et portent énormément les autres
dans la communion des saints.

Bernanos fait remarquer que la personne humaine ne peut pas être isolée parce qu’elle st
une image de la Trinité. Balthasar fait cette réflexion très profonde :

Une personne pleinement isolée serait une contradiction interne. En définitive, c'est
l’image de la Trinité dans l’homme qui exclut ce total isolement. Mais la communauté
n’est jamais neutre. Elle ne se réduit pas au seul fait que tous les hommes sont tous fils
du même Adam (la communauté de nature). Pour Bernanos, elle est plutôt l’osmose
de leurs destinées réelles qui sont toujours des destins de grâce ou des destins sans Dieu
(refus de la grâce) en sorte qu’il existe d’entrée de jeu (c’est là où je ne suis pas
Balthasar) que deux communautés  : celle des saints et celle des pécheurs.

Je ne suis pas d’accord théologiquement et je pense en plus, que ce n’est pas dans
Bernanos, qui lui insiste sur une unique communion des saints. C'est la théologie très
dialectique de Balthasar, qui dédouble la communion des saints en une communauté
des saints et une communauté de pécheurs. C'est très artificiel et je ne pense pas qu’on
puisse le montrer chez Bernanos. C'est du Balthasar que je ne partage pas
théologiquement, parce que je crois que d’abord les saints ne sont jamais saints

108
totalement tant qu’ils sont sur la terre, sauf la Vierge, et les pécheurs sont travaillés par
la grâce et ne sont pas que péché tant qu’ils sont sur cette terre. La damnation ne se fait,
si elle se fait, qu’avec le dernier acte libre et avant, il y a un combat. Cette dialectique
entre saint et pécheur, c'est plutôt en chacun de nous et entre les uns et les autres mais
sans qu’on puisse les couper au couteau comme cela.

… en sorte qu’il existe d’entrée de jeu que deux communautés : celle des saints et celle
des pécheurs. Mais tout aussi originairement une communauté des saints avec les
pécheurs et par conséquent une communauté des pécheurs avec les saints.

Vous voyez l’aspect dialectique : on part en mettant deux communautés distinctes, mais
ensuite on dit qu’elles sont en inter-relation. Mais il faudrait que la prémisse soit sûre : y
a-t-il vraiment une communauté des pécheurs ?

La participation des saints au destin des pécheurs à part elle-même à la participation du Christ à
la perdition de tous les hommes et c'est parce que le Christ a ouvert un brèche dans cette
perdition que la communauté toute entière des saints et des pécheurs, tirant son nom de
l’événement qui lui sert de base, mérite d’être appelée communion des saints (communio
sanctorum)

On ne peut pas mettre non plus totalement comme il le fait, la participation du Christ au
péché du monde (qui est totale) avec ce que prend la communion des saints, avec ce que
prennent les saints du péché du monde et ils ne le font que dans le Christ. On ne peut
pas mettre une identité aussi forte.

Pour illustrer cette manière dont les saints participent au péché du monde, Balthasar
montre que chez Bernanos - et là c'est profondément juste – cela passe par une
compassion avec la souffrance qu’entraîne le péché et donc vous voyez que si on dit
cela, on dit que la communion entre les saints et les pécheurs se fait parce que les saints
prennent, non pas le péché lui-même (il n’y a que le Christ qui peut le prendre) mais la
peine du péché. La compassion, c'est pâtir à la souffrance consécutive au péché et par là,
indirectement au péché, mais il n’y a que le Christ qui peut prendre le péché. C'est un
acte rédempteur qui est divin.

Balthasar cite un passage de l’un des romans de Bernanos « Monsieur Ouine  » où il fait
parler un petit infirme, Guillaume, qui s’adresse à un jeune homme, Philippe. Il lui parle
de sa souffrance et comment cette souffrance l’a introduit dans la charité. Alors que
Monsieur Ouine, qui est le personnage central du livre et qui est un homme très
démoniaque, une figure de damné, se moque du thème de la sympathie, de la
compassion, en disant : «  Oh Oh, la sympathie, la compassion, sun-pathein en grec, souffrir
avec ! Pourrir avec plutôt, dit Monsieur Ouine » Guillaume le petit infirme en sait plus, dit
Balthasar, la souffrance est pour lui un organe de connaissance parce qu’elle est un
contact concret.

109
«  J’en sais plus que vous maintenant, plus qu’aucun d’eux. J’ai trop souffert. Souffrir,
voyez-vous, cela s’apprend. C'est d’abord comme un petit murmure au fond de soi, jour
et nuit. Des semaines et des semaines passeront encore et tout d’un coup, brusquement,
voilà que vous commencez à comprendre. Oh sans doute, il y a comprendre et
comprendre. Naturellement, ce ne sont pas des mots, des phrases qu’on puisse répéter
tels quels. Et cependant la conversation est établie. Vous n’êtes plus seul, vous ne serez
jamais plus seul. Même lorsque vous vous sentez bien creux, bien vide, la souffrance fait
la demande et la réponse, pense pour vous. Il n’y a qu’à la laisser travailler. Quand je
songe ce que j’étais l’année dernière, tenez Philippe, j’ai honte. J’étais si maladroit, si
grossier, je n’aurais pu vous servir à rien, maintenant, je ne cherche plus à vous
comprendre, je n’ai plus besoin. Il me semble que toutes vos peines passent par
moi  ».

Dans l’un de ses « écrits de combat », Bernanos a un passage que cite Balthasar pour
montrer l’importance de la communion des saints et il fait parler un incroyant

On dirait que ce grand dogme de la communion des saints dont la majesté nous étonne,
ne vous apporte, à vous chrétiens, qu’une prérogative de plus parmi tant d’autres, celui
de la réversibilité des mérites n’en est-il pas le complément ? Nous, les incroyants, nous
ne répondons que de nos actes et de leurs conséquences matérielles. La solidarité qui
vous lie aux autres hommes est d’une espèce bien supérieure. Il me semble que ce don de
la foi qui vous est départi, loin de vous émanciper, vous lie à eux par des liens plus
étroits que les liens du sang et de la race. Vous êtes le sel de la terre. Quand le monde
s’affadit, à qui voulez-vous que je m’en prenne ? Il est vain de vous prévaloir des
mérites de vos saints puisque vous n’êtes d’abord que les intendants de ces biens. Nous
entendons souvent les meilleurs d’entre vous proclamer avec fierté qu’ils ne doivent rien
à personne. De telles paroles n’ont absolument aucun sens dans votre bouche, car vous
devez littéralement à tout le monde, à chacun de nous, à moi-même.

C'est un rappel que dans la communion des saints, les chrétiens sont pour le monde.
C'est l’envoi, la mission et donc la communion des saints, c’est déjà l’état d’envoyé qu’a
le chrétien. Il ne peut pas considérer que l’épreuve de souffrance, de mal, que vit le
monde est quelque chose qui lui est étrangère et que lui a seulement à rendre compte de
ses actes.

À la fin de son texte sur la substitution, Joseph Ratzinger a des réflexions très profondes
sur cela et qui anticipe déjà ce que, comme Cardinal-Préfet de la Congrégation pour la
Doctrine de la Foi, il écrira dans le document Dominus Iesus qui rappelle que tous les
hommes sont sauvés, non seulement par le Christ mais aussi dans l’Église avec le
concours de l’Église et donc la communion des saints.

Dans « le dialogue des carmélites » il va apparaître que cette participation à la


communion des saints est la raison d’être des monastères, des contemplatifs et
contemplatives.

110
La justification des cloîtres est qu’on ni cherche point son salut personnel, mais qu’ils
sont des maisons de prière, une prière universelle, car Dieu a permis, dit la prieure des
carmélites, que nous puissions prier les uns à la place des autres.

Ce n’est pas seulement pour les autres mais à la place des autres : substitution.

Ainsi chaque prière fusse celle d’un petit pâtre qui garde ses bêtes, c'est la prière du
genre humain.
La dimension sacerdotale de la substitution que nous avons vue depuis Isaïe 40 et avant
chez Moïse etc. est déjà dans le sacerdoce commun des fidèles.

Le curé de campagne du roman de Bernanos dit :


J’imagine le silence de certaines âmes comme d’immenses lieux d’asile. Les pauvres
pécheurs à bout de forces y entrent à tâtons, s’y endorment et repartent consolés sans
garder aucun souvenir du grand temple invisible où ils ont déposé un moment leur
fardeau.

Ce qui suppose une intériorité de silence. Beaucoup d’hommes ne sont pas capable de
savoir ce qu’est la vie de la foi, mais il y a des êtres qui, parce qu’ils vivent cette
communion des saints, sont pour des incroyants ou des pécheurs ou des gens très
éloignée de Dieu, comme un temple qui les accueille et ils en repartent un peu soulagés.

Bernanos écrit dans une lettre de 1940 :

Où prenez-vous que la solitude éloigne des hommes et empêche de les comprendre  ?


Chrétiennement et même humainement, j’aurais plutôt cru le contraire. C'est dans le
silence et la solitude qu’on se retrouve soi-même, qu’on retrouve la vérité de soi-même et
c'est par cette vérité là qu’on accède à celle des autres.

Aujourd'hui, on voit cette incapacité de solitude chez ces jeunes qui ne peuvent exister
que branchés à leur baladeur ou à leur portable, qui ne peuvent se déconnecter, qui ont
besoin d’être sans cesse tirés par l’audio-visuel. Ils ne peuvent demeurer avec eux-
mêmes et donc les relations interpersonnelles de communion s’en trouvent terribles
appauvries. Il suffit d’écouter ce qui se dit dans les portables quand on est dans le train,
pour voir à quel degré zéro de communication on est arrivé. « Je suis entrain d’arriver…
je suis entrain de partir… » C'est parfois nécessaire de le dire à un plan pratique, mais
souvent c'est communiquer pour communiquer, sans aucun contenu.

Les épreuves inouïes auxquelles Bernanos soumet ses saints n’ont de sens que comme
des souffrances subies ensemble et en commun, comme une participation des saints à la
misère de leurs frères, de ceux qui sont peut-être entièrement perdus et promis à la
damnation.

Balthasar cite ici un passage très beau où l’un des personnages de Bernanos, Chantal de
Clergerie, porte à un certain moment sa grand-mère et lui dit :

111
«  Où allons-nous toutes deux ? » et lorsqu’elle ramène sur ses épaules la vieille dame
évanouie, elle murmure : « Mama, j’ai l’air de te porter, c'est toi qui me portes, ne me
lâche plus ».

Et parlant de la comtesse du « Journal d’un curé de campagne » qui vient de se


confesser, le curé de campagne écrit :
«  Peut-être que Dieu a voulu mettre sur mes épaules le fardeau dont il venait de délivrer
sa créature épuisée.  »

Pour cela, il faut que chacun de nous engage son âme et ne donne pas seulement un
petit bout de soi-même.

Il est donc, dit Balthasar, de salut individuel, que pour qui met son âme en circulation,
qui en fait un moyen d’échange et de commerce (au niveau de l’admirable commerce
du salut). Extrait de «  Écrits de combat  » : Quiconque se sert de son âme, si
maladroitement qu’on le suppose, participe aussitôt à la vie universelle, s’accorde à son
rythme immense, entre de plain pied dans cette communion des saints qui est celle de
tous les homme de bonne volonté ». Mettre en jeu son âme pour ses frères comme l’a fait
le Seigneur lui-même, commente Balthasar, ce n’est pas pratiquer une forme héroïque
d’amour qui trancherait sur la vie chrétienne de chaque jour, c'est l’alpha et l’oméga de
cette vie chrétienne. On ne peut pas être chrétien sans engager son âme pour ses frères.

Évidemment, cet engagement de son âme fait qu’on prend de plein fouet le mal qui est
aussi chez les autres. Et il y aurait une tendance à vouloir se révolter devant le mal.
Bernanos dit  de l’un de ses personnages : Il ne se révolte pas contre le mal car Dieu ne s’est
pas révolté contre lui, il l’assume.

Dans le livre sur « Les prédestinés », dans la partie sur Luther Martin, Bernanos insiste
beaucoup sur le fait que le drame de frère Martin, du jeune Luther, a été, non pas
tellement de se révolter, mais de se révolter en ne voulant pas souffrir, pâtir, mais en
faisant passer toute sa révolte dans la Réforme. Alors que ce qu’on fait les grands saints
qui ont réformés l’Église, c’est qu’ils ont commencé par prendre cette souffrance et après
les réformes ont découlé de cela et non pas le contraire. Luther a mis d’abord la réforme
comme expression d’une révolte venant d’une non acceptation de souffrir. Quand vous
vous révoltez complètement, vous neutralisez en vous la souffrance. Vous êtes tout
entier dans la réaction.

Bernanos - comme je vous l’ai dit plus haut en critiquent un peu Balthasar – ne croit pas
que le péché établisse une communauté entre les pécheurs. Il fait dire à un prêtre dans
« Monsieur Ouine » :

«  Le diable qui peut tant de choses n’arrivera pas à fonder son Église, une Église qui
mette en commun les mérites de l’enfer, qui mette en commun le péché. D’ici la fin du

112
monde, il faudra que le pécheur pèche seul, toujours seul. Nous pécherons seuls comme
on meurt ».

C'est donc extrêmement clair. S’il y a une communion avec le pécheur, c’est en prenant
la peine du péché et donc la souffrance.

Balthasar consacre évidemment plusieurs pages à la dernière œuvre de Bernanos qui


s’intitule « Dialogues des Carmélites » et dont le thème de la communion des saints est
central. Bernanos a été attiré, à la demande du Père Bruckberger, par le roman de
Gertrude Von Le Fort qui existait déjà : « La dernière à l’échafaud ». Gertrude Von Le Fort
est une femme écrivain, allemande convertie. Dans ce roman, déjà la communion des
saints est au centre. Chez Bernanos elle prend une autre dimension, l’accent est
différent.

Ce qui frappe Gertrude Von Le Fort, ce qui la frappe, c’est la substitution du Carmel de
Compiègne. C'est une histoire réelle. Les carmélites de Compiègne se sont offertes à
Dieu en lui demandant de mettre fin à la “Terreur” et c'est ce qui est arrivée. Elles ont
été guillotinées quelques jours avant Thermidor, avant que Robespierre soit déboulonné
et que la Terreur s’arrête.13 Ce n’est pas le premier roman où Gertrude Von Le Fort
touche au sujet de la substitution, car elle est toujours très intéressée par le fait que
souvent, dans une situation critique, une sorte d’apocalypse historique qui préfigure ce
que sera la fin des temps, l’Église dans ses structures officielles, hiérarchiques, est très
incapable de donner la réponse surnaturelle, spirituelle qu’il faudrait, à ce qu’exige le
drame du moment : au moment de la réforme, au moment du sacerdoce et de l’empire,
etc. Gertrude Von Le fort est très historienne et voit beaucoup la communion des saints
liée à l’histoire de l’Église et à la réponse que doit donner l’Église et elle montre qu’en
général, la réponse est donné par des figures féminines. Ce sont elles, parce qu’elles sont
l’Église d’une manière plus explicite que les hommes, ce sont elles qui donnent cette
réponse à un niveau surnaturel, que l’ensemble de l’Église dans ses autorités masculines
est souvent incapable de donner.

13
L’histoire réelle des 16 carmélites martyres de Compiègne ne comporte pas les éléments
romanesques du texte de Gertrude Von Le fort ou de celui de Bernanos. Il y a pourtant dans les
deux œuvres des points d’ancrage avec l’histoire réelle.
La prieure s’appelait bien Madame Lidoine (Mère Marie de Saint Augustin) et la sous-prieure
Mère Marie de l’Incarnation. Cette dernière ne sera pas parmi les 16 martyrs, car elle était en
démarche à Paris quand ses sœurs ont été arrêtées. Le personnage de Blanche de la Force n’a pas
existé. Par contre, la jeune novice, Sœur Constance a existé et elle sera la première à monter à
l’échafaud en chantant « Laudate Dominum omnes gentes  ». La prieure a demandé que les plus
jeunes montent les premières à l’échafaud pour échapper à une attente trop dure pour elles. Elle
a voulu monter la dernière après avoir béni chacun et lui avoir fait baiser une toute petite statue
de la Vierge cachée dans le creux de sa main et qu’elle a pu glisser à une femme qui la remettra
ensuite au Carmel. Elles sont mortes le 17 juillet 1794. Dix jours après, le 9 thermidor, c’était la
fin de Robespierre et de la Terreur. (Claude Saint-Yves «  Le vrai dialogue des Carmélites » ed. Le
Centurion 1955)

113
Il y a un certain nombre de grandes saintes qui apparaissent et donc là, c’est au moment
de la révolution française, avec une Église qui est entrain de donner des martyrs, mais
qui n’a pas l’air d’entrer dans le mystère de la substitution ou qui y entre à reculons. On
martyrise beaucoup de prêtres, de chrétiens, mais dans un méli-mélo politique et les
gens n’arrivent pas à réaliser que le problème n’est pas l’ancien régime et que ce n’est
pas pour le Roi que l’on meurt. C'est très emmêlé et Gertrude Von Le Fort veut montrer
que c’est dans ce carmel que la réponse proprement spirituelle a été donnée au drame
de la révolution d’une manière très purifiée.

La sous-Prieure est une aristocrate et elle a une grandeur d’âme réelle qui la pousse à
faire faire le vœu de martyre à sa communauté, mais toujours dans une perspective
d’héroïcité personnelle et d’héroïcité de milieu chrétien aristocrate qui doit être à la
hauteur et donner cette réponse. Et en fait, dans le Carmel, la réponse est donnée par la
plus faible d’entre elles qui est Blanche de la Force. Blanche de la Force est une jeune
fille qui est entrée au Carmel, elle est très marquée par la peur, par l’angoisse et elle
s’enfuira après avoir prononcée le vœu de martyre, mais finalement rejoindra ses sœurs
au moment où elles seront guillotinées sur la place Louis XV devenue la Place de la
Concorde à Paris14. C'est la trame fondamentale.

Sur cette trame et sans effacer cet aspect là qui se trouve aussi chez Bernanos, ce dernier
a donné une puissance à tout ce jeu de la communion des saints entre les sœurs. Il n’y a
pas que Blanche de la Force et Mère Marie de l’Incarnation qui est la sous-prieure, mais
il y a une première prieure, qui du reste apparaît dans le roman de Gertrude Von Le
Fort, mais n’a pas le même rôle que chez Bernanos. Chez lui, une première prieure
meurt peu de temps après l’arrivée de Blanche de la Force et prend déjà sur elle, dans
une agonie terrible, ce qu’aurait dû être la mort de Blanche de la Force, ce qui fait
qu’ensuite, Blanche montera à l’échafaud d’elle-même en fendant la foule et en
rejoignant ses sœurs sans difficulté, alors que la première prieure avait pris sa mort. Et
cette prieure a une formule que cite Balthasar : « Nous mourrons les uns pour les autres et
sans doute à la place des autres ». Donc il y a substitution et pas seulement intention de
donner sa vie. Il y a quelque chose de très fort : c’est comme si la mort de Blanche avait
été donné à la première prieure et la mort de la première prieure avait été donné à
Blanche. On a là un cas extrême de la réversibilité des mérites. C'est même plus. C'est la
réversibilité des destinées en quelque sorte, la mort qui était destinée à Blanche est
donnée à la prieure qui la prend sans trop le savoir, car elle aime beaucoup Blanche et se
fait un grand souci pour elle, mais elle n’a pas une conscience claire qu’elle vit sa mort.
Elle vit cela dans une terrible obscurité. Et inversement, Blanche va recevoir une mort
d’une personne très forte comme l’était la première prieure.

Quant à la Mère Marie de l’Incarnation – et cela était déjà chez Gertrude Von Le Fort –
son sacrifice à elle sera d’être la seule à ne pas monter à l’échafaud. Comme lui dit

14
En fait, l’échafaud était dressé Place du Trô ne qui était à l’époque située en dehors des
faubourgs parisiens en une sorte de cirque herbeux. Les gens se pressaient là les jours de
guillotine, bien avant l’heure pour « avoir de bonnes places » !

114
l’aumônier : « Cela vous aurait fait trop plaisir ». « C’était trop dans votre nature et en fait
pour vous le sacrifice, c'est de ne pas monter à l’échafaud ». Quand ses sœurs ont été arrêtées,
elle se trouvait en dehors du Carmel et l’aumônier clandestin qui assiste avec elle à
l’exécution, l’empêche de se joindre à ses sœurs et surtout à Blanche.

Avec ces éléments, vous pouvez comprendre le commentaire qu’en fait Balthasar :

Victime de son angoisse, Blanche court des périls infinis. Trois religieuses se font ses
répondants : l’ancienne prieure, la sous-prieure Mère Marie de l’Incarnation et sa jeune
amie sœur Constance. À l’instant décisif, lorsque toutes les sœurs votent sur le vœu de
martyre qui doit être accepté à l’unanimité, Constance se substitue à Blanche d’abord
pour refuser le martyre…

Car elle pense que Blanche va mettre une boule noire et elle en met une aussi pour que
Blanche ne soit pas seule et que ce ne soit pas pour elle une humiliation, parce que tout
le monde se serait douté que la boule noire venait d’elle. Et quand Constance voit qu’il
n’y a qu’une boule, la sienne, elle dit : « C'est moi qui l’ait mise » et elle se rétracte et
alors la communauté fait le vœu de martyre. Mais on voit très bien que son intention
était de protéger la faiblesse de Blanche, de ne pas la laisser à l’humiliation de sa
faiblesse. Car derrière tout ça, il y a le fait que la partie des carmélites qui est d’origine
aristocratique, considère la peur comme une honte et Blanche est une aristocrate et sa
peur est considérée comme une honte. Constance était aussi une aristocrate et elle veut
cacher la honte de sa sœur, ce qui est déjà un début de communion des saints comme
comportement.

… ensuite pour demander l’autorisation de se joindre à la promesse commune. Elles


s’agenouillent alors côte à côte, mais toute la force vient de Constance et dès qu’elle aura
offert sa vie pour le salut du Carmel et de la France, Blanche s’enfuira du Carmel.
Personnellement, Constance ignore ce que peut signifier la peur, mais elle sent
confusément en elle l’écho des émotions qui habitent le cœur de sa compagne.

Elle a l’empathie de la souffrance de Blanche.

Dès leur première conversation, tout s’est passé comme si elle commençait à
comprendre, sans savoir du reste très bien quoi.

C’est un peu comme le petit infirme Guillaume par rapport à Philippe. Ce sont des
personnes qui absorbent la souffrance des autres.

Ce pressentiment lui permet d’affirmer qu’au dernier instant, sœur Blanche reviendra.
Dès la mort de la prieure qui meurt d’avance de la mort de Blanche, Constance sait déjà
que la petite novice entrera facilement dans la mort et « s’étonnera de s’y sentir si
confortable, car on ne meurt pas chacun pour soi mais les uns pour les autres ou même
les uns à la place des autres, qui sait ?  ». La prieure en effet a offert sa très pauvre mort
pour la plus chère, la plus menacée de ses filles…

115
Elle est morte pour elle, mais Dieu la prend au mot au point qu’elle meurt à sa place, ce
qui n’est pas la même chose. Elle est morte de la mort de Blanche et pas de sa propre
mort qui aurait été facile, car c’était une femme très forte.

… et lorsqu’elle était exaucée, il semble qu’elle reçoive une fausse mort, une mort trop
petite pour elle, pleine d’angoisses et d’obscurités. Mais à cette mort, il faut que Blanche
assiste, qu’elle participe du dedans à cette mort accomplie pour elle.

Un nouveau personnage de substitution, c'est la nouvelle prieure qui est une roturière
pleine de bon sens, qui avait retenu Mère Marie de l’Incarnation pour qu’elle ne
demande pas le vœu à la communauté parce qu’elle pressentait que Blanche ne pourrait
pas le faire et que cela la mettrait dans une situation de conscience épouvantable. Mais
au moment où elle se trouve arrêtée par les révolutionnaires et condamnée à mort, elle
dit à ses filles dans la prison - et Blanche n’est pas là ni Mère Marie de l’Incarnation -:
«  Mes enfants, l’heure est venue de vous rappeler le vœu que vous avez prononcé. Jusqu’à ce
moment, j’ai voulu en répondre seule (elle a dit aux révolutionnaires : c'est moi qui suis
responsable du Carmel donc c'est moi que vous devez tuer). Je ne peux désormais que
prendre la partie qui me revient (elle n’était pas là quand la communauté à fait le vœu, la
sous-prieure avait profité de son absence pour faire faire le vœu) et encore devrais-je la
revendiquer humblement au nom de notre admirable Mère Marie de l’Incarnation, car c'est de
sa part que je dispose, quoique indigne. » Voyez le paradoxe : cette mort que Mère Marie de
l’Incarnation avait appelé de ses vœux et qu’elle ne pourra pas accomplir, c'est la prieure
qui n’avait pas voulu que le Carmel fasse ce vœu qui le fera à la place de Marie de
l’Incarnation. Il y a un chassé-croisé de substitution un peu dans tous le sens : c'est
vraiment un dialogue de carmélites.

Ainsi s’accomplit le renversement surprenant que la première prieure, Madame Lidoine


avait déjà pressenti. Marie de l’Incarnation désirait mourir héroïquement pour la plus
faible et peut-être la plus misérable, mais la nouvelle prieure lui avait répondu  : «  C'est
vous ma fille qui serez sacrifiée à cette faiblesse et peut-être substituer à ce mépris ».

Marie de l’Incarnation était tenté de mépriser Blanche et va vivre le mépris à ses propres
yeux, celui de ne pas être monté à l’échafaud.

Et déjà Marie de l’Incarnation avait dit : « J’y consentirai de bon cœur  ».

C'est une réponse forte et le Seigneur l’a menée par des chemins proportionnés à sa
force.

Elle seule, Marie de l’Incarnation, ne pourra remplir le vœu dont elle fut l’instigatrice,
amis c’est elle d’abord qui par son attitude exaltée a mérité cette punition.

Et là aussi, c’était le centre du roman de Gertrude Von Le Fort, c'est en elle qu’on voyait
le plus d’ambiguïté entre la dimension humaine de l’héroïcité humaine, d’un certain

116
orgueil de l’aristocratie et la dimension divine. Et elle est purifiée là où elle avait besoin
de l’être. C'est assez extraordinaire parce qu’on a l’impression que Bernanos a mis dans
la bouche de Mère Marie de l’Incarnation exactement tout ce que lui-même pensait et a
pensé très longtemps en matière politique, en matière d’héroïcité etc. C'est un ultime
renversement par rapport à lui, parce que d’une certaine manière, il se trouve dans la
même situation que Mère Marie de l’Incarnation, devant reconnaître que l’héroïcité de la
charité n’est pas simplement dans le prolongement de l’héroïsme de la force humaine
maisqu’il passe par la faiblesse. Il l’a toujours pressenti et c'est toujours présent dans ses
romans mais là, cela atteint une sorte de point d’orgue.

C'est de la sorte qu’elle souffre Marie de l’Incarnation sur le plan spirituel. Mais elle se
déclare déshonorée. Le prêtre lui répond alors : « Voici le mot que j’attendais. Oh je ne
le condamne pas. Il est bien chez vous le cri de la nature à l’agonie. Voici ce sang, oui,
voici ce sang que Dieu vous demande et qu’il vous faut verser ».

Ce n’est pas le sang physique. C'est le sang du renoncement à sa volonté propre et c’est
évidemment que Dieu cherche le plus.

C'est ainsi que Balthasar a été jusqu’à montrer le lien qu’il y a, au sommet de la
communion des saints, avec la substitution de Jésus au pécheur à Gethsémani, avec me
semble-t-il une sorte de frontière infranchissable, dont Bernanos avait très conscience :
c'est que nul ne peut rejoindre complètement le Christ à Gethsémani. C'est quelque
chose qui n’est vraiment pas à mesure humaine. C'est le Fils de Dieu fait homme. Lui
seul peut prendre le péché à ce niveau.

Pour qu’il y ait communion des saints, il faut que chaque membre du Corps mystique
offre son être total et totalement dénudé, pour qu’il devienne la partie d’un tout. Il faut
qu’il se laisse affecter par ces blessures qui seules permettent la circulation du sang à
travers le corps entier. Mais depuis le jardin des Oliviers, cette blessure a pris la forme
de l’agonie, de l’être qui défaille d’angoisse. Le caractère gratuit de l’amour se manifeste
dans la souffrance sous la forme de l’inutilité.

C'est vrai que c’est à ce moment là que Jésus semble le plus faible

Il me semble, dit le curé de campagne, que ma vie, toutes les forces de ma vie vont se
perdre dans le sable. Bernanos a donné le conseil d’utiliser son âme, de la mettre en
circulation, comment l’utiliser sans l’user, sans en sentir l’inutilité, le gaspillage de son
effort. Cette expérience est commune à tous les saints bernanosiens : l’Abbé Chavance
dont le sacrifice s’épuise dans l’impuissance d’un don impossible, Chantal de Clergerie
et plus encore le curé de campagne.

La communion des saints, et c'est peut-être cela que Balthasar fait ressortir le plus et qui
me semble très juste, c'est un don qu’on reçoit. Le cas de Mère Marie de l’Incarnation
est là pour le montrer. On ne peut pas entrer dans la communion des saints à hauteur

117
de ses forces humaines. Il faut toucher cette inutilité, cette faiblesse, pour que ce soit
le Christ qui en nous, sauve.

Une certitude s'installe désormais définitivement chez Bernanos : c'est une grâce que de
bien donner et de bien recevoir, un présence en nous de Dieu car Dieu est
communication de Personnes. Une grâce qui ne se contente pas de passer en jouant au-
dessus de nous, mais à laquelle nous sommes admis à participer du dedans à titre de
récepteur et de donneur. Bernanos dit dans « Écrits de combat » : « La vie m’enseigne
que nul n’est consolé en ce monde qui n’est d’abord consolé, que nous ne recevons rien
que nous n’ayons d’abord donné. Entre nous, il n’est qu’échange. Dieu seul donne. Lui
seul.

D’une main d’homme à l’autre, il y a, je le crois, plus que l’épaisseur du monde. Peut-
être ne faisons-nous que de si loin le geste de donner. C'est Dieu qui donne. Le privilège
du chrétien est de pouvoir donner plus, infiniment plus que tout ce qu’il possède.
Ô merveille qu’on puisse ainsi faire présent de ce que l’on ne possède pas soi-même. Ô
doux miracle de nos mains vides15 ! L’espérance qui se mourrait dans mon cœur a
refleuri dans le sien (il s’agit de la comtesse que le curé de campagne a confessé),
l’esprit de prière que j’avais cru perdu sans retour, Dieu le lui a rendu, et qui sait, en
mon nom peut-être. » (Journal d’un curé de campagne)

Dieu nous envoie les uns chez les autres, porter des messages que nous ne savons pas
lire et des présents dont nous ignorons absolument le prix. Puisque j’arrive ainsi à vous
les mains vides, il se peut que Dieu y mette ce que vous désirez y trouver. Il se peut
aussi que je trouve dans la vôtre ce que je n’y cherche pas et que vous y avez mis. Vous
avez beaucoup de choses à me dire, beaucoup de choses que vous ne vous êtes jamais
dites à vous-même et qui pourtant parfois rayonnent de vous. Ce que vous voulez
donner brûle instantanément votre main et passe au travers. Qui ne peut donner plus
qu’il ne reçoit commence à tomber en pourriture. La loi d’un pauvre chrétien, c’est
précisément de donner ce qu’il n’a pas. Sans cela, où serait la charité ? Où serait le doux
miracle de la charité ? On est toujours indigne de ce qu’on reçoit, mon enfant, car on ne
reçoit jamais rien que de Dieu. Mais là est justement la preuve que si pauvres soyons-
nous, nous pouvons encore donner à Dieu. Ce que les autres attendent de nous, c'est
Dieu qui l’attend. Je crois vraiment que cela seul importe et le reste n’est que pieuse
littérature. (Dialogues des carmélites)

15
On sait que Bernanos aimait beaucoup sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et a pris chez elle
cette expression : « J’arriverai devant Dieu les mains vides ». De même, il termine « Le
journal d’un curé de campagne » par ces mots de Thérèse : « Tout est grâ ce ».

118
Père Jean-Miguel Garrigues o.p.
«  La communion des saints »
Douzième et dernière catéchèse (1h 05 mn)

Dans « Les prédestinés », Bernanos fait parler Dieu, Dieu qui s’adresse à son fils Martin, le
jeune Luther et Dieu lui dévoile ce qu’avait été sa vocation et le met en garde contre ce
qui pourrait l’égarer.

«  Mon fils Martin, murmurait la voix sans doute dans le silence de l’âme, j’ai mis en toi
cette amertume. Prends garde ! C'est avec moi, par moi, en moi, que tu souffres du
misérable état de mon Église. Ne pas te prévaloir de cette souffrance devant moi.
D’autres, qui m’aiment mille fois plus que ce que tu es capable de m’aimer, ne
l’éprouvent pas au même degré ou l’éprouvent à peine. Ce qui révolte ta conscience leur
apparaît seulement comme un rêve, un mauvais rêve dont ils se détournent quand ils
veulent, parce qu’ils vivent dans un autre monde. Mais toi, j’ai marqué fortement ta
place dans celui-ci. Je t’ai fait d’une matière solide et pesante, un homme charnel. Je te
jetterai contre d’autres hommes aussi charnels que toi, faits de la même matière, afin
qu’ils sentent la force de tes coups, car c'est par toi, que si tu m’es fidèle, j’ai résolu de
briser leur orgueil et de venger mon peuple dont ils mettent les âmes à l’encan. Ne t’y
trompe seulement pas Frère Martin, cette tâche n’est ni la plus grande, ni la plus haute.
Elle est à ta mesure. Voilà tout. Je t’ai donné la santé, la force, une éloquence populaire
et un génie de la controverse presque égal à celui de mon fils Augustin. Ce ne sont pas
là, sache le bien, les armes préférées de mes saints. Elles te serviront seulement à
déblayer, à arracher, à déraciner les souches pourries.

Ô mon fils Martin, ce que je t'ai donné n’est rien auprès de ce que je te réserve si tu ne
t’échappes pas de mes mains. Pense à mon apôtre Paul que tu aimes tant. C’était lui
aussi un homme charnel, violent, téméraire et raisonneur. Comme il m’a fallu déraidir et
assouplir son âme ! Souviens-toi de ce que j’ai dit de lui dans un songe à cet Ananie de
Damas. Le pauvre Ananie ne se trouvait pas très pressé d’aller trouver Saul, c’était un
peu pour lui comme de se jeter dans la gueule du loup. « Seigneur, je sais quels maux il
a fait souffrir à vos saints et maintenant, il a reçu des mains du prince des prêtres le
pouvoir d’enchaîner tous ceux qui invoquent votre Nom. » J’ai répondu alors : «  Va,
car il est un instrument que je me suis choisi. Je lui montrerai combien il lui faudra
souffrir pour moi ». Lorsque vous lisez cela aujourd’hui, vous ne pensez naturellement
qu’au bienheureux martyre de Paul offrant sa tête au bourreau. Frère Martin, crois bien
qu’il l’a donnée de bon cœur, non seulement pour accomplir ma volonté, mais parce qu’il
avait beaucoup souffert, qu’il était bien las de vivre et de souffrir. Il y a des hommes,
Frère Martin, auxquels j’ai accordé de souffrir bien sagement, bien tranquillement, sans
se débattre, comme entre les mains du barbier. Mais celui-là, il était fait pour regimber
sous l’aiguillon. « Il t’est dur de regimber contre l’aiguillon, Saul ! » Il n’y a pas
d’aiguillon dont il n’est éprouvé la pointe, sans excepter celui de la chair, et lorsque je
lui ai enfin permis de mourir, il n’avait même plus la force de regimber. Il était pareil à
l’un de ces vieux loups solitaires, percés de coups, baignés dans leur sang, qui à chaque

119
nouvelle insulte de l’épieu ne peuvent plus que tourner lentement vers le fer un regard
déjà vitreux mais inflexible.

Ô après tant de siècles, vous vous faites vous autres de cette époque lointaine une idée
bien singulière. Dès le commencement, mon Église a été ce qu’elle est encore, ce qu’elle
sera jusqu’au dernier jour, le scandale des esprits forts, la déception des esprits faibles,
l’épreuve et la consolation des âmes intérieures qui ne cherchent que Moi. Oui Frère
Martin, qui m’y cherche, m’y trouve. Mais il faut m’y trouver et j’y suis mieux caché
qu’on ne pense ou que certains de mes prêtres prétendent vous le faire croire. Plus
difficile encore à découvrir que dans la petite étable de Bethléem pour ceux qui ne vont
pas humblement vers moi derrière les mages et les bergers.

On m’a construit des palais avec des galeries et des péristyles sans nombre,
magnifiquement éclairés jour et nuit, peuplés de gardes et de sentinelles, mais pour me
trouver là, comme sur la vieille route de Judée ensevelie sous la neige, le plus malin n’a
qu’à me demander ce qui lui est seulement nécessaire : un étoile et un cœur pur. Au
temps de saint Paul, Frère Martin, plus ni moins qu’aujourd’hui, Dieu aurait vu dans
ma jeune Église des choses à te faire baisser ta grosse tête et rouler tes épaules, ainsi
qu’un taureau tourmenté par les mouches. Pense donc, après quinze siècles, on voit
partout des gens qui se flattent de valoir mieux que les autres parce qu’ils
m’appartiennent. On dirait que je les ai choisis pour leurs belles figures ou leurs belles
âmes ! Pauvres enfants  ! Il portent fièrement leur foi parmi les incrédules en bombant le
torse. Ils ont l’air de croire qu’elle se donne aux mérites, à l’ancienneté ou pour quelque
action d’éclat, comme la légion d’honneur.

Et bien si ce gens là sont très fiers d’occuper une place de choix à l’église, il n’est pas
difficile d’imaginer l’orgueil de certains juifs baptisés. Ils m’avaient vu de leurs yeux ou
cru me voir sur les routes de Galilée. Ils pouvaient se dire de mon peuple, de ma parenté.
Ne crois pas qu’ils aient fait bon accueil à saint Paul lorsqu’il a commencé de prêcher
qu’un Gentil baptisé, un goï, n’eut-il jamais mis les pieds à Jérusalem, n’eut-il jamais
quitté son pays d’idolâtrie, m’appartenait ni plus ni moins étroitement qu’un circoncis.

Le texte s’arrête là, Bernanos avait seulement écrit ces quelques pages. Il y a aussi un
autre passage très célèbre où Bernanos dit : l’Église n’a pas besoin de réformateurs mais de
saints.

Il y a un moment où j’écrivais que les scandales de la Renaissance romaine ont jeté


Luther dans le désespoir. Ce n’est sans doute vrai qu’en partie. Pour un moine de son
temps, cette sorte de danse macabre n’avait rien qui puisse déconcerter la raison ni la
conscience et la fin attendue, inévitable se trouvait inscrite en pierre sous le porche des
cathédrales. Les gens d’Église auraient volontiers toléré qu’il joignit sa voix à tant
d’autres voix plus illustres ou plus simples qui ne cessaient de dénoncer ces désordres.
Le malheur de Martin Luther fut de prétendre réformer. Que l’on veuille bien saisir la
nuance. Je voudrais ne rien écrire dans ces pages qui ne soient directement accessible à
n’importe quel homme de bonne foi, croyant ou incroyant, qu’importe.

120
Lorsque je parle du mystère de l’Église, je dis qu’il y a certaines particularités dans la
vie intérieure de ce grand Corps, que croyants ou incroyants peuvent interpréter de
manière différente, mais qui sont des faits d’expérience. C'est par exemple un fait
d’expérience qu’on ne réforme rien dans l’Église par les moyens ordinaires. Qui prétend
réformer l’Église par ces moyens, par les mêmes moyens qu’on réforme une société
temporelle, non seulement échoue dans son entreprise, mais fini infailliblement par se
trouver hors de l’Église. Je dis qu’il se trouve hors de l’Église avant que personne n’ait
pris la peine de l’en exclure. Je dis qu’il s’en exclut lui-même par un sorte de fatalité
tragique, il en renonce l’esprit, il en renonce les dogmes, il en devient l’ennemi presque à
son insu. Et s’il tente de revenir en arrière, chaque pas l’en éloigne davantage. Il semble
que sa bonne volonté elle-même soit maudite.
C’est là, je le répète, un fait d’expérience que chacun peut vérifier s’il prend seulement la
peine d’étudier la vie des hérésiarques, grands ou petits. On ne réforme l’Église qu’en
souffrant pour elle. On ne réforme l’Église visible qu’en souffrant pour l’Église invisible.
On ne réforme les vices de l’Église qu’en prodiguant l’exemple de ses vertus les plus
héroïques. Il est possible que saint François d’Assise n’est pas été moins révolté que
Luther par la débauche et la simonie des prélats. Il est même certain qu’il en a plus
cruellement souffert, car sa nature était bien différente de celle du moine de Wittenberg,
mais il n’a pas défié l’iniquité, il n’a pas tenté de lui faire front, il s’est jeté dans la
pauvreté, il s’y est enfoncé le plus avant qu’il a pu avec les siens comme dans la source
de toute rémission et de toute pureté.
Au lieu d’essayer d’arracher à l’Église les biens mal acquis, il l’a comblée de trésors
invisibles et sous la douce main de ce mendiant, le tas d’or et de luxure s’est mis à
fleurir comme une haie d’avril.
Oh je sais qu’en de tels sujets des comparaisons ne veulent pas grand chose surtout
lorsqu’elles ne sont pas exemptes d’une pointe d’humour. Me serait-il permis de dire
pourtant, afin d’être mieux compris par certains lecteurs, que l’Église n’a pas besoin de
critiques mais d’artistes. En pleine crise de la poésie, ce qui importe n’est pas de
dénoncer les mauvais poètes ou même de les pendre, c'est d’écrire de beaux vers, de
rouvrir les sources sacrées.

Je voudrais vous lire la fin de ce texte que je vous ai cité et que j’ai bien utilisé dans la
partie biblique de ces conférences, ce texte de Joseph Ratzinger sur la substitution. Vous
allez voir qu’il parle beaucoup de la substitution de l’Église, des croyants aux
incroyants. Il voit là la manière dont le salut de ceux qui sont loin s’effectue par le Christ
et dans l’Église. Ce sont les mêmes points qu’il réaffirmera dans ce document Dominus
Iesus qui avait beaucoup remué l’opinion théologique. Il avait été donné en l’an 2000.
C’est très intéressant : ce premier texte a été publié en français et donc postérieur
certainement au texte allemand, en 1967. C'est le jeune Ratzinger et vous allez voir qu’il
y a une grande continuité de pensée théologique entre ce jeune théologien de l’époque
du Concile et le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et le Pape Benoît
XVI.

Paul a vu dans l’Église le Corps du Christ et selon lui, la hiérarchie des services
découlait de cette idée. Pour les fidèles, l’appartenance à l’Église se déterminait

121
essentiellement par le fait d’être les uns pour les autres. Méthode d’Olympe (IIIe s.) a
décrit cet aspect de l’Église en des lignes devenues classiques. « Les âmes les plus
élevées, qui embrassent déjà plus intimement la vérité rejettent dans leur parfaite pureté
et leur parfaite foi, les folies de la chair et deviennent ainsi l’Église, compagnes de vie du
Christ. Elles lui sont, telle une vierge, selon le mot de l’Apôtre, fiancées et mariées, afin
qu’ayant reçues en elles la pure et féconde semence de la doctrine, devenues des aides de
la prédication, elles coopèrent à la rédemption des autres. Mais celles qui sont encore
imparfaites et qui ne font que commencer à s’instruire, sont pendant leur gestation
portées par les parfaites au-devant de la rédemption et pour ainsi dire formées dans le
sein maternel, jusqu’à ce qu’elles soient nées et enfantées à l’existence. Et à leur tour
celles-ci sont devenues elles aussi Église, grâce à leurs progrès et coopèrent ainsi à la
naissance et à l’éducation d’autres enfants, en réalisant dans le sein de leur âme comme
dans le sein maternel, la volonté immaculée du Verbe ». (« Le symposium des vierges  »)
Cette image de l’Église portante et portée dans laquelle les faibles vivent du service des
forts, de la fécondité de l’amour chrétien, a trouvé une réalisation particulière, liturgique
et effective dans la pratique de la pénitence et ses multiples possibilités d’intercession.
Elle sert d’arrière-plan, à l’idée que Saint Augustin, par exemple, se fait du culte. Pour
lui, la communio sanctorum, la communauté de l’Église priante, souffrante et aimante,
est la véritable dispensatrice des sacrements.

Le Concile de Trente garde encore cette vision, quand il dit  que c'est l’Église qui offre
l’Eucharistie par la main des prêtres. C'est d’ailleurs toute l’assemblée qui offre avec le
prêtre. Le prêtre ne fait pas qu’offrir pour elle. Il est là pour lui permettre d’entrer elle-
même dans l’acte d’offrande.

Et le service de médiation du Christ est réalisé par le Christ total, Tête et membres.
Jusque là, semble-t-il, les croyants connaissent bien avec le Seigneur une souffrance par
substitution, mais pour ainsi dire, elle ne déborde pas les limites de l’Église, c’est-à-dire
la communauté des croyants.
Dans la théologie alexandrine, un thème bien connu nous achemine plus loin. Il faut
citer notamment la parabole du Pasteur et de la brebis perdue. Quand on l’applique
allégoriquement au Verbe qui ramène l’humanité au Père, il apparaît clairement que
l’Église dépasse ses propres frontières et qu'à travers elle, c'est l’humanité tout entière
qui est visée.

Vous connaissez l’interprétation patristique de la parabole du bon samaritain en


particulier, qui est le Christ et qui prend l’homme blessé, l’humanité, et le conduit à une
auberge qui est l’Église, à un aubergiste qui doit le soigner avec de l’huile et du vin qui
sont les Sacrements et il reviendra après un certain temps pour voir où il en est et c'est le
retour du Christ. Les Pères ont filé complètement la métaphore de la parabole en
trouvant une explication point par point, mais avec une interprétation christologique et
ecclésiale. Le Christ ne porte l’humanité tout entière et ne la guérit qu’en la confiant à
l’Église.

122
L’Église ne se borne pas à exister pour elle-même, mais dans l’humilité de son élection, il
lui est permis de savoir que devant Dieu, elle prend la place de l’humanité dans la foi, la
prière et le sacrifice, « dans l’espoir pour tous et plus encore, dans l’amour de tous  ».
(Cette fin de phrase est de Urs Von Balthasar)
Par la suite, l’aspect christologique de l’idée de substitution a été en grande partie
évincée par la théorie de la satisfaction.

La théorie de la satisfaction a un certain nombre d’avantages qu’on a vu hier, mais elle


peut nous faire oublier que la principale œuvre de la communion des saints, ce n’est pas
seulement aider nos frères à s’acquitter de la dette du mal de peine, la dette du désordre
qu’a entraîner le péché, mais de leur donner cette première grâce dont saint Thomas
nous dit que par amitié, Dieu la donne parfois à la prière des saints. Et cette dimension
de l’aspect de la peine a un peu obnubilé la théologie, parce que la peine, c'est la justice,
on est dans du monnayable, alors que la substitution est un mystère d’amitié divin et
c’est là que se joue l’essentiel qui est la conversion des cœurs.

À vrai dire, la satisfaction recèle bien l’idée de substitution, mais elle l’a transposée sur
un plan juridique au point de masquer le rayonnement que cette idée avait à l’origine.
On constate la même déviation de pensée dans le domaine ecclésiologique où la doctrine
du trésor des grâce de l’Église supplante l’idée qu’elle a dans le rôle de l’Église de porter
tous les hommes.

On a l’impression que ce trésor de grâces de mérites que le Christ a accumulé pour


l’Église et auquel participent aussi les mérites des saints, est devenu comme une sorte de
capital de l’Église et elle n’a plus qu’à tirer des chèques qui sont les sacrements, les
indulgences, et nous les donner. On oublie que tout ce trésor de grâces, ce sont des
grâces faites pour que nous devenions nous-même rédempteurs avec le Christ. Ce
n’est pas seulement pour que nous vivions des rentes que nous a mérité le Christ par sa
Passion. C'est pour que nous y entrions nous-mêmes, c'est ce que nous avons vu avec
saint Paul. Et là-dessus, il y a eu des glissements.

L’Église au service de l’humanité, telle que la voit la théologie historique, disparaît


presque entièrement à l’horizon. Dans les temps modernes, l’idée de substitution
apparaît d’abord dans la dévotion au Cœur de Jésus, puis dans la dévotion mariale de
Lourdes et de Fatima. Coupée du grand courant de la pensée théologique qui s’est perdue
dans les méandres de ses propres concepts juridiques, elle était parfois condamnée à se
voir étrangement diminuée et rétrécie par les dévotions.
De nos jours, il est vrai, surtout sous l’influence de la pensée de Karl Barth sur la
prédestination et du commentaire significatif qu’il fait de Romains 9 à 11, la doctrine de
la substituions connaît une vigueur nouvelle. Elle pourrait en effet avoir une
importance décisive pour faire comprendre l’existence chrétienne dans le monde
d’aujourd’hui, car elle aiderait à donner un sens nouveau à ce qu’on appelle le caractère
absolu du christianisme et à la doctrine qui lui est étroitement liée de l’Église, exclusive
dispensatrice du salut. À ce donné de la foi menacé (Ratzinger écrit dans les années 60)
et qui à première vue ne semble plus apte à s’inscrire dans la réalité, elle rendrait une

123
nouvelle vitalité, permettant en définitive au chrétien de se comprendre pleinement lui-
même et la possibilité qu’il a lui-même de vivre en chrétien.
Aujourd’hui, le chrétien ne sera plus obstinément attaché à l’idée que lui seul peut
accéder au salut, mais il ne s’imaginera pas non plus que les non-chrétiens sont des
chrétiens d’intention et même des catholique d’intention, ni ne videra de son sérieux sa
propre situation de chrétien, en se figurant qu’il existe un christianisme de désir, de
conception souvent simpliste et sujette à caution, dont l’intéressé n’a absolument pas
besoin d’être conscient. En revanche, il reconnaîtra que dans le corps de l’humanité, il
existe des services qu’on ne peut demander à tous, mais qui n’en sont pas moins
nécessaires pour tous, parce que tous en vivent. Il reconnaîtra aussi que le service
unique, le service central dont dépend le corps tout entier, est celui dont s’est acquitté
Jésus Christ. Ce service se continue dans la communauté des fidèles et sans lui,
l’humanité ne saurait vivre. (C'est le service du Serviteur) Il comprendra d’une
manière nouvelle en quoi consiste pour l’Église son caractère absolu et incontournable et
sa rigoureuse nécessité pour le salut de tous.
Qui aura saisi de la sorte le contenu de la réalité chrétienne, cessera aussi d’établir une
comparaison erronée entre son existence de chrétien et celle des autres, de la mesurer
d’après celles-ci et de se demander ce qu’il a gagné à être chrétien, par exemple une aide
pour sa vie morale ou un sentiment plus élevé du bonheur et un meilleur équilibre de
son existence.

Des choses utilitaires… Alors finalement on se dit : « Qu’est-ce que ça m’apporte


d’être chrétien ? Il y a des incroyants qui sont aussi moraux que moi et qui sont
aussi accomplis que moi dans leur humanité ».

Il reconnaîtra que sa vocation à l’Église n’a peut-être pas rendu sa vie plus facile, en
tout cas au seul point de vue humain, mais plus difficile, simplement parce qu’il est
devenu serviteur pour le bien de tous. Il se rendra compte qu'être chrétien, c’est être
pour les autres. Il ne pourra nier qu’à maints points de vue, c'est un fardeau, mais à
coup sûr un fardeau sacré, un service qui vaut pour l’ensemble de l’humanité. Être
chrétien, c'est être appelé à la générosité, à la magnanimité, et comme Simon de Cyrène,
supporter la Croix de Jésus Christ qui domine l’histoire du monde. C'est être prêt à
prendre sur soi le fardeau de toute l’histoire et servir ainsi la vie véritable. Le poids de
cette exigence, le chrétien ne va pas, dans un regard d’envie, la comparer aux fardeaux
moins lourds peut-être des autres hommes qui sont eux aussi, il le croit, en route vers le
ciel, mais il assumera sa mission avec allégresse. Jusque dans les plus sombres heures de
tribulations, son humble fierté et sa joie viendront de ce que Dieu précisément a voulu
l’appeler à un service aussi sacré. Et ce qui fait la grandeur de ce service, ce n’est pas
d’être sauvé soit même alors que les autres sont réprouvés, ce serait l’attitude du frère
jaloux et celle des ouvriers de la première heure, mais c’est que le salut des autres aussi
leur advient par lui.
Comprendre ainsi l’existence chrétienne, c'est du reste rendre possible une
nouvelle  théologie de l’histoire. Les fidèles n’ont plus à s’inquiéter de que l’ère
chrétienne, comparée à la durée totale de l’histoire de l’homme, n’est qu’un point
imperceptible. De même, ce n’est plus une question insoluble que même dans l’ère

124
chrétienne, le message du Christ ne touche qu’une parcelle du monde. Pour pouvoir être
la rédemption de tous, l’Église n’a pas besoin non plus de s’étendre à tous. C'est bien au
contraire par son essence qu’elle représente dans l’imitation du Christ, de l’Unique, le
petit troupeau par lequel Dieu veut sauver la multitude. Son service n’est pas
fait par tous mais il est fait pour tous. En particulier, il me semble bien utile de
noter qu’une telle conception de la tâche de substitution qui revient à l’Église, n’a rien à
voir avec une doctrine de l’apocatastase (le grand coup de torchon final qui fait qu’il
y aurait une conversion de tous les damnés et des démons…) qui enlèverait à
l’individu sa responsabilité et la possibilité de pécher comme d’être réprouvé. C'est au
contraire dans ce contexte seul, que la responsabilité authentique de l’individu devient
une réalité et qu’elle retrouve cette vraie gravité que ne peuvent lui donner les
interprétations teintées de semi-pélagianisme de la foi implicite et du vœu implicite,
dans le sens dont on ne sait quelle attitude de disponibilité envers la foi ou de bonne
volonté. Car s’il est évident que les services à rendre sont divers, ils ne sont pas
indifférents. Au contraire, la mission à laquelle est appelée chaque chrétien n’est pas
interchangeable. La refuser, c'est pécher envers la volonté salvifique de Dieu qui a
précisément voulu la faire servir au plus grand bien d’autrui. Pour autant, l’application
du salut, c’est clair, ne se fait pas automatiquement en vertu de la substitution. Elle
exige au contraire, par exemple à la manière de la solidarité vetero-testamentaire, et
selon l’idée paulinienne, une certaine forme d’ouverture et de disponibilité qu’il ne peut
revenir à l’homme de déterminer dans le détail. Cette attitude d’ouverture est alors ce
que l’on peut appeler un désir secret d’Église, mais on ne doit pas oublier qu’elle se
réduit à être la composante subjective d’un tout qui prend sa valeur et son sens
seulement grâce à la donnée objective qu’est la substitution réalisée par le Christ total.

Il ne suffit pas qu’il y ait une bonne volonté. Il faut encore qu’il y ait cet acte
rédempteur en face : soit celui du Christ total, du Christ Tête avec les membres
de l’Église.

Négliger cette réalité, c'est pratiquement admettre comme principe suffisant de salut,
pour la plus grande partie de l’humanité, la seule bonne volonté de l’homme. Du même
coup, c’est tomber dans le pélagianisme, c'est faire bon marché de la doctrine de la grâce.
En résumé, disons que l’idée de substitution est l’une des données primitives du
témoignage biblique dont la redécouverte dans le monde actuel peut aider la chrétienté à
renouveler et à approfondir de façon décisive la conception qu’elle se fait d’elle-même.

C'est très impressionnant de lire cela, car on retrouve vraiment la doctrine de


Dominus Iesus. Et même, cela aide à la comprendre, car évidemment il y a là
beaucoup plus de considérations théologiques que dans Dominus Iesus qui est
un document du magistère qui dit simplement que tout homme est sauvé par le
Christ et dans l’Église. Même si ce n’est pas dans l’Église par les sacrements, par
l’Église visible, c'est toujours par la co-rédemption de l’Église. C'est l’extension
maximale de la rédemption. Là où l’Église n’arrive pas dans sa mission, car la
mission ne sera jamais complètement universelle, la co-redémption est toujours
universelle et c'est la raison pour laquelle l’Église a fini par donner au patron

125
des missions qui est Saint François Xavier une co-patronne qui est sainte
Thérèse de l’Enfant Jésus. C'est très impressionnant, comme si les deux choses
devaient absolument aller de paire.

Je voudrais terminer maintenant en vous lisant quelques extraits d’un texte de la


fin de la vie de Jacques Maritain qu’il a écrit trois ans après le décès de sa femme
Raïssa et qui s’intitule : « À propos de l’Église du ciel ». Ce texte se trouve dans
le dernier livre de Maritain qui est un recueil d’articles posthumes, mais qu’il
avait lui-même préparé et qui est paru quelque mois après sa mort et dont le
titre est : « Approches sans entrave »16. C'est le chapitre 16. Il commence par dire :

Il me semble qu’une extrême négligence règne chez les chrétiens au sujet de l’Église du
ciel. Et donc il y a là un progrès à faire, non pas naturellement dans le dogme et la
doctrine, mais dans la prise de conscience. L’ Église triomphante et l’Église militante ne
sont qu’une seule Église, un seule et unique Corps mystique sous deux états
essentiellement différents. Le lien vivant et la relation vivante entre les deux sont
manifestés dans la vie publique de l’Église ici-bas, par la liturgie.

Maritain évoque là par exemple le Sanctus de la Messe, toutes les fêtes et en


particulier la Toussaint qui évoque l’Église du ciel.

Mais dans notre prière privée, notre vie spirituelle personnelle, le ciel me semble-t-il est
bien loin, abstrait, impersonnel. Naturellement, je ne parle pas de la Sainte Trinité, ni
de Jésus, ni de la Sainte Vierge. Oui, nous pensons à eux de manière habituelle,
profonde. Mais le Corps mystique, les saints et les anges innombrables, toute l’humanité
qui peuple le ciel et qui constitue le Corps mystique dont Jésus est la tête, tout cela reste
caché en général comme derrière un rideau d’azur. Cela est dû sans doute en partie que
le ciel est inimaginable et que la révélation nous apprend seulement un minimum de
choses sur l’autre monde. Pourquoi ? Parce que nous ne les comprendrions pas. Nous
n’avons aucun points de repère. Nous sommes comme des primitifs qu’on balade dans
une exposition universelle ou devant une machine électronique. N’ayant aucun points
de repère, aucune commune mesure, cela ne les étonne pas du tout, ils ne comprennent
pas. Je crois que c'est un peu comme cela vis-à-vis du ciel et de l’autre monde.
Mais cela est dû aussi à notre bêtise et à notre répugnance à nous accrocher à l’invisible,
à y chercher notre pain quotidien. Ici, je vais faire un parenthèse. Je viens de dire que la
révélation ne nous apprend qu’un minimum de choses sur l'autre monde. C'est vrai.
Quoique toujours sans rien d’accessible à notre imagination, nous en savons un peu
plus, je crois, que ce que nous pensons, mais on n’attire pas assez notre attention là-
dessus.

16
Ce texte a aussi paru dans le Carnet de notes de Jacques Maritain. Ce fut à l’origine une
conférence aux Petits Frères de Jésus chez qui il était entré et avait fait profession. De
grands passages avaient été lus à la messe d’enciellement de Jacques Maritain célébrée à
Toulouse le 1er mai 1973 en l’église des Dominicains.

126
Nous pensons naturellement que ce qui fait la béatitude des bienheureux, c'est la vison
de l’Essence divine  ; çà c'est évidemment l’essentiel, mais ce n’est pas le tout de leur vie.
Comme le Verbe Incarné avait sur terre une vie divine et humaine à la fois, de même, les
bienheureux au ciel sont entrés dans la vie divine elle-même et dans la joie divine elle-
même par la vision, mais ils y mènent aussi, en dehors de la vision quoique pénétrée par
son rayonnement, une vie humine glorieuse et transfigurée.
Dieu, ils l’aiment, du moment qu’ils le voient, par nécessité de nature, sans que leur
libre-arbitre ait à s’exercer en cela. Mais vis-à-vis de tout le reste, de tout l’univers des
créatures, ils continuent d’exercer leur libre arbitre ; ils agissent librement sans pouvoir
pécher.
D’autre part, il y a entre eux et avec les anges au milieu desquels ils sont comme des
égaux, il y a communication intellectuelle (sans paroles bien sûr) dépendant du libre
arbitre de chacun. Chaque bienheureux est maître des pensées de son cœur et les ouvre
librement à qui il veut. Et tous, ils sont concitoyens de la Jérusalem céleste, sur laquelle
règne l’Agneau.
Donc, il y a une vie humaine de gloire et des interactions humaines de gloire pour les
âmes séparées, comme il y en aura après la résurrection pour les personnes humaines
ressuscitées qui ne se contenteront pas de se promener avec des palmes dans les avenues
du Paradis. Ils seront les maîtres d’une nature désormais sans gémissements, pour
l’entraîner dans la grande vie humaine de la Cité des saints et dans l’adoration de Dieu.
Dès avant la résurrection, il y a au ciel une immense et perpétuelle conversation. Et je
crois que dans cette conversation, les anges nous raconteront les histoires de cette
pauvre terre, car comment penser que tout ce qui a passé dans le flux du temps, chargé
de tant de beauté, d’amour et de détresse, soit perdu pour toujours ? Il y a la mémoire
des anges.
Et au ciel, à chaque instant du temps discontinu qui est le temps des purs esprits, il y a
des évènements qui se passent : de nouveaux bienheureux arrivent constamment de la
terre pour naître à la vie éternelle, ils sont accueillis par les autres, des amitiés
s’établissent ; et du purgatoire aussi arrivent sans cesse des âmes nouvellement
délivrées et chaque fois qu’un pécheur se convertit sur la terre, il y a joie et action de
grâces chez tous les saints du ciel. Tout ça fait une fameuse histoire dans une durée
différente de celle de notre histoire à nous.
Et ce monde qu’ils ont quitté, les bienheureux le connaissent maintenant sans défaut, et
sa relation à Dieu et aux desseins éternels, et tous les modes de participation de la
créature à son Principe incréé. Et les esprits supérieurs, dont la connaissance est plus
simple et plus parfaite, illuminent les autres esprits. Et ils s’instruisent les uns les
autres de ce que Dieu attend d’eux et de leur prière dans le grand combat pour le salut
des âmes.
Et dans ce monde qu’ils ont quitté pour habiter là où sont les corps glorieux de Jésus et
de Marie (au dehors et au delà de tout l’univers et de son espace) les bienheureux
interviennent. Ils y sont encore présents par leur amour et leur action et par les
inspirations qu’ils nous donnent et par les effets de leurs prières. Et l’amour qu’ils
avaient sur la terre pour ceux qu’ils aimaient, ils l’ont gardé au ciel, transfiguré, non
aboli par la gloire…

127
C’est une question que l’on nous pose souvent : « Est-ce que je vais reconnaître
mon mari, mes parents, mes amis etc. ou est-ce que tout cela est gommé ? La
vision béatifique serait un tel éblouissement que l’on ne verrait plus rien, on
serait dans une sidération ! C'est ne rien comprendre au fait que Dieu ne détruit
jamais, n’est pas jaloux des ses œuvres. Cette vision béatifique est à la fois
quelque chose d’absolument incommunicable et en même temps n’enlève pas
toute cette dimension de communion des saints qui existe au ciel.

… et si c’était un amour de charité, cet amour était déjà sur la terre ce qu’il est
maintenant au ciel. Vous vous rappelez le mot de sainte Thérèse de Lisieux : « Je veux
passer mon ciel à faire du bien sur la terre ». Ce mot va singulièrement loin. Dans le
sens de ce qu’on pourrait appeler l’humanisme des saints même au ciel. Tout cela revient
à dire que la créature et les reflets créées de la Bonté incréée ont aussi leur rôle dans la
béatitude des bienheureux. Ils s‘y ajoutent sans rien y ajouter…

C'est ce que les théologiens, avec un terme dont Maritain s’est moqué ailleurs,
appelle la béatitude accidentelle parce qu’évidemment, à la béatitude essentielle
qui est la vision de Dieu, s’ajoute quelque chose sans rien y ajouter, parce qu’on
ne peut rien ajouter à Dieu.

… ils n’ajoutent absolument rien, pas l’épaisseur d’un cheveu et cette béatitude qui
vient aux saints du ciel de la vision de Dieu et qui les déifie, les transfère dans l’ordre
même de la Transcendance divine, mais les richesses spirituelles qui viennent du créé
sont quelque chose en plus qui est intégré à la joie 17 et à la suprême actuation du
bienheureux sans les rendre plus grandes. Un peu comme, du fait de la création, il y a
des êtres en plus numériquement de l’Être incréé sans que l’Être lui-même soit
intensivement augmenté de l’épaisseur d’un cheveu.
Ma parenthèse est terminée. Vous me pardonnerez cette digression. J’espère qu’elle
«  n’était pas inutile  » comme Bergson aimait à dire.
Avant cette longue parenthèse, j’avais remarqué qu’en général dans notre vie spirituelle
le ciel, l’autre monde, l’Église triomphante, sont bien loin, bien ignorés et que cela est dû
en grande parie à notre négligence à porter notre attention de ce côté là, à notre
répugnance à nous accrocher à l’invisible.
Et cependant, l’autre monde est présent dans notre monde, il s’y enfonce comme la
foudre, invisiblement. Dans chaque tabernacle, il y a Jésus en gloire dans son humanité
et sa divinité.

La présence réelle de l’Eucharistie n’est pas du tout un retour du Christ dans


l’espace-temps qui est le nôtre, mais une sorte d’effraction de cet espace-temps,
puisque sa Présence est la présence du Ressuscité et donc qui n’appartient plus à
notre espace-temps. D’où cette présence sacramentelle très mystérieuse qui n’est
pas de type local mais qui est localisée seulement par les Espèces eucharistiques.

17
Le Père Garrigues lit « gloire » mais Maritain dit « joie »

128
Et il y a aussi le ciel, selon que dans l’Eucharistie, le Corps du Seigneur est lui-même le
signe de son Corps mystique. Ils ont tous là, ceux du ciel, à se presser derrière lui, non
pas sacramentellement présents…

… quoique dans l’Eucharistie, le Christ est présent dans son Corps et c'est le
Christ total. Saint Augustin le dit toujours à tel point qu’il dit : « Reçois ce que tu
es et deviens ce que tu es » Tout ce qui de nous appartient au Christ, et les
bienheureux appartiennent totalement au Christ, est dans l’Eucharistie. Quand
nous recevons le Christ, nous ne recevons pas seulement le Christ individuel,
mais nous recevons le Christ avec le Corps mystique. La doctrine de saint
Augustin est très forte et absolument traditionnelle et repris par tout le monde,
mais très très peu enseignée aux fidèles. Plutôt que d’aller sur les tombes le 2
novembre, on ferait mieux de chercher nos défunts là où on peut les trouver,
dans l’Eucharistie. Cela a été toute l’évolution de sainte Monique qui au début
aimait beaucoup aller faire des fêtes semi-païennes sur les tombeaux des
martyrs et des défunts, des refrigerium. On allait, on priait pour eux, on mangeait
et on leur donnait aussi à manger en leur envoyant un peu de nourriture par un
petit trou. On était entre le paganisme et le christianisme, à tel point que saint
Ambroise, quand elle a voulu faire cela à Milan, lui a formellement interdit. Et
ce qui est très beau, c'est qu’au moment de sa mort, saint Augustin voyant
qu’elle allait mourir à Ostie lui demande si elle veut qu’on ramène son corps
pour être enterré à Hippone et elle dit que cela lui est totalement égal ce qu’on
fera de son corps. « Ce que je vous demande, c'est de ne jamais m’oublier quand
vous serez à l’autel ». Voyez le chemin qu’elle avait fait !

«  Là où est le corps, là sont les aigles ». Virtuellement, tous les saints du ciel sont dans
votre chapelle, autour du tabernacle. Et actuellement, d’une manière plus spéciale, ceux
qui vous aiment et que vous aimez en propre et qui adorent Jésus avec vous. Et si nous
ne pouvons pas les imaginer, nous pouvons les aimer. Et s’il y a un terrible rideau entre
le monde visible et le monde invisible, l’amour nous fait passer derrière. C'est le même
amour de charité qui est en eux et en nous. Par notre amour nous les atteignons comme
ils nous atteignent et par notre prière aussi.
Autrefois, il y avait une grande familiarité entre les saints et le peuple chrétien. Chaque
saint, comme vous le savez, avait sa spécialité, généralement une spécialité de guérisseur
de telle ou telle maladie ou infirmité des hommes ou des animaux. On avait tout le
temps recours à eux dans des circonstances déterminées de la vie. Aujourd’hui, il ne
reste plus guère de cela que la dévotion à Saint Antoine de Padoue pour retrouver les
objets perdus.
Cette familiarité avec les saints était, du reste, terriblement égoïste. On leur cassait la
tête avec nos misères et nos besoins. On ne se tournait vers eux que pour les supplier de
faire arriver ce que nous souhaitons ici-bas, de nous aider à faire notre volonté. Les
saints s’en accommodaient quand même. Au moins, il y avait là un contact permanent
qui subsistait avec eux.

129
Cette mentalité plus ou moins primitive a été drastiquement purifiée 18. Et il ne faut
certes pas le regretter. Mais elle a été remplacée par une mentalité soi-disant rationnelle,
en réalité anémique et aseptique, où pratiquement il n’y a plus ce contact vécu avec les
saints. Et cela me paraît désastreux. Car à un rang inférieur certes et au-dessous de la
liturgie, la piété populaire joue un rôle essentiel dans la vie de l’Église parce qu’elle
exprime le mouvement direct et spontané des âmes, par rapport à leur vie quotidienne et
à leur destiné particulière dans le monde.
Tandis que la piété populaire, la piété du peuple chrétien, du petit peuple de Dieu, a à
faire aux demandes et aux initiatives qui sortent spontanément de cœur même des gens,
dans les circonstances particulières et les aventures particulières et tout le contexte
temporel de leur existence et aux motions du Saint Esprit qui passent à travers tout
cela. Et comme je le disais tout à l’heure, elle est de plus en plus négligée. Il y a bien
Lourdes et les grands pèlerinages et quelques saints particulièrement fameux comme le
Curé d’Ars ou sainte Thérèse de Lisieux et aussi et surtout cette sorte de paraliturgie de
la piété populaire qu’est l’adoration du Saint Sacrement. Mais à l’égard de tout cet
immense peuple qui est le Corps mystique dans l’état de gloire, la prière populaire est
tombée en poussière. On dirait que nous croyons stupidement que ce peuple dort dans la
vision béatifique et ne veut plus nous voir et nous a oubliés.
L’idée que je voudrais vous proposer est la suivante : puisque l’Église triomphante ne
fait qu’une seule Église avec l’Église militante et puisque les saints continuent à
s’occuper des choses de la terre et à s’y intéresser (ils voient tout cela dans la vision
béatifique elle-même et par la science infuse), eh bien, ils ont sûrement leurs idées à eux
et leurs intentions à eux au sujet de ces choses, au sujet de la vie et du comportement de
l’Église militante et de la vie et du comportement de chacun de nous et des évènements
du monde et du progrès et de l’extension du royaume de Dieu.

Et sans doute chacun d’eux a aussi ses idées sur ce qui concerne plus spécialement la
mission qu’il avait ici-bas, et ceux qu’il aimait et était chargé de protéger ici-bas. Les
saints fondateurs, certainement, ont leurs idées sur leurs ordres religieux, les saints
patrons ont leurs idées à eux sur le pays ou les villes qui sont sous leur égide. Saint
Thomas d’Aquin sur le progrès de la vérité théologique et des vérités qu’il a lui-même
établies et défendues sur terre ; saint Jean de la Croix sur le progrès de la vie
contemplative  ; le Père de Foucauld sur la vocation de ceux qui témoignent pour Jésus
sans prêcher ni enseigner mais par l’amour fraternel et qui doivent être comme Foucauld
des Petits Frères universels.
Alors, la vraie manière dont nous avons à exister avec eux et à maintenir une
communion vivante avec eux, n’est-ce pas, plus encore que de les prier pour nos
intentions et de leur exposer nos besoins et nos désirs (ce qui est nécessaire bien sûr et
qui continuera toujours) n’est-ce pas de les prier pour leurs intentions à eux, pour
l’accomplissement de leurs desseins à eux et de leurs désirs à eux touchant les choses
d’ici-bas, pour qu’ainsi la volonté du ciel s’accomplisse davantage sur la terre ? Nous

18
Jacques Maritain écrit cela en pleine période post-conciliaire où l’on retirait les statues
des saints des églises et où l’on réduisait au minimum le sanctoral liturgique pour redonner
au temporal toute son ampleur.

130
disons dans le Pater  : «  Que ta volonté soit faite » et en ce sens-là, nous prions Dieu
pour Dieu. Eh bien, ce que je dis, c'est qu’il faudrait prier les saints de Dieu pour eux
aussi, pour que leur volonté soit réalisée par les idiots que nous sommes. Si les
dominicains dans le monde entier disaient des milliers de messes pour les intentions de
saint Thomas d’Aquin, les choses de l’intelligence iraient peut-être un peu mieux ici-
bas. Si tous les prêtres disaient des messes pour les intentions de saint Paul, l’Action
catholique irait mieux…

Je viens de parler des saints canonisés. Mais il y a au ciel quantité d’autres saints, et pas
seulement des saints canonisables, qui ne sont pas encore ou ne seront jamais canonisés,
Les saints canonisables, sont des saints exemplaires qui sont des phares pour l’humanité
et qui ont vécu sous le régime habituel des dons du Saint Esprit, de sorte qu’on peut dire
qu’ils n’ont pas vécu comme tout le monde, en ce sens que, même parfois dans leur
comportement extérieur, la mesure de leur agir étant celle des dons du Saint Esprit, est
plus élevée que celle des vertus morales acquise ou infuses. C'est pourquoi, il nous
surprennent, nous déroutent toujours en quelque façon, leur héroïsme, si secret qu’en
soient les sources, ne peut pas ne pas se manifester au grand jour d’une manière ou
d’une autre.
Eh bien, et c'est là-dessus que je voudrais insister, outre ces saints exemplaires
canonisés ou canonisables, il y a au ciel, non seulement tous les élus qui ont passé par
les douleurs du purgatoire et en ont été délivrées, mais aussi tous ces élus, que je crois
en nombre immense, qui ont été sur terre des saints inapparents, je veux dire que, sauf
en ce qui regarde le secret des cœurs, ils ont mené parmi nous la vie de tout le monde.
S’il y a eu de l’héroïsme dans leur vie, et il y en a eu sans nul doute, cela a été un
héroïsme parfaitement caché. Et ils sont passés droit au ciel parce qu’il sont morts dans
un acte de parfaite charité. C'est pour eux aussi, pour eux surtout, je crois, que l’Église
célèbre chaque année la Toussaint. C'est à l’immense masse des pauvres et du petit
peuple de Dieu qu’il faut d’abord penser ici, je dis à tous ceux qui ont pratiqué jusqu’au
bout l’abnégation de soi, le dévouement aux autres et la fermeté des vertus.

Et ces saints là touchent chacun de nous de plus près, en ce sens qu’il y en a parmi ceux
qui ont été nos proches sur la terre, parmi les membres défunts de notre propre famille et
dans la lignée nos ancêtres et parmi nos amis et parmi les gens que nous avons
rencontrés. Sûrement il y en a parmi eux comme parmi vos Petits Frères défunts. Dieu
n’est pas si avare de sa grâce. C'est nous qui n’avons pas assez de foi pratique et ne
sommes pas assez attentifs à la gloire de ceux que nous ne voyons plus. Je me rappelle le
Curé de la Courneuve, l’Abbé Lamy, quand il nous racontait l’histoire de Notre-Dame
des Bois et comment il avait porté à travers le bois une statue de la Sainte Vierge jusqu’à
la vieille petite maison dont il allait faire une chapelle. Il nous disait que les saints
l’accompagnaient en procession à travers les arbres, les saints, c'est-à-dire non pas saint
Pierre et saint Paul, mais les saintes âmes dans leur gloire de certains défunts qu’il avait
connu, paysans et paysannes qui avaient appartenu à sa famille et à son village. Et ces
saints là qui nous touchent et que nous avons connus, croyons-nous qu’ils nous ont
oubliés  ? Qu’ils ne désirent pas nous aider et qu’ils n’ont pas mieux que nous l’idée de

131
ce qui est le meilleur pour nous et qu’ils n’ont pas leurs intentions à eux concernant les
choses de la terre et leurs amis de cette terre ?

La deuxième partie de mon exposé qui n’est qu’une suite naturelle de la première,
concerne les défunts et ce que nous pensons à leur sujet.

Maritain va faire une critique assez dévastatrice de ce qu’était à l’époque, et


encore vrai au début des années 60, tout l’attirail du deuil, les catafalques, le
tentures noires avec les ossements brodés en argent, les larmes d’argent…
Maritain dit que c'est très inadéquat par rapport à ce qu’est la foi chrétienne
dans la vie éternelle que d’honorer le défunts de cette manière là, dans la
noirceur en quelque sorte. Maritain dit que Villiers de l’Isle-Adam disait que la
mort était une invention des entrepreneurs des pompes funèbres !

Je pense que le mot “mort “a son juste emploi quand il sert à désigner le moment terrible
où l’âme se sépare du corps – alors oui, on est en face de la mort, de cette mort qui fait
horreur à notre nature, à tel point qu’elle est impensable et on peut dire qu’un homme
«  est en train de mourir  » et après cela, on peut mentionner cet homme comme “mort”
sur les registres d’état civil ou de la police dont le vocabulaire n’est pas celui de la vérité
mais des apparences sordides.
Mais ceux qui ont quitté cette terre pour entrer dans l’autre monde ne sont pas des
morts. S’ils sont au ciel et voient Dieu, ils sont les vivants par excellence. S’il sont au
purgatoire, il souffrent mais avec la certitude qu’ils sont élus et qu’ils verront Dieu, ils
sont, par cette certitude même et par l’amour très pur et très ardent avec lequel ils
acceptent et bénissent leurs souffrances, ils sont beaucoup plus vivants que nous. Et
même s’ils sont en enfer, dans le gouffre de la seconde mort, du moins, ils en ont fini
avec les mutabilités et le tergiversations de la vie terrestre et avec les replis ténébreux de
l’inconscient, ils ont fait un choix définitif librement, ce ne sont pas des morts.

À propos du chant du Dies Irae, là où l’ambiguïté se glisse, c'est que cette terreur
devant la majesté de Dieu descend maintenant dans l’univers de l ‘humain, terreur
devant la manifestation de tous les secrets de nos misérables cœurs le jour du jugement
dernier, terreur du jugement, terreur de la destinée humaine, du châtiment et de l’enfer.
Alors il est bien vrai que décrire de second Avènement du Christ et le Jugement dernier
comme un jour de colère, de calamité et de misère, un jour de larmes et d’insondable
amertume – dies magna et amara valde, lacrymosa dies illa – c'est quand même une
drôle de manière de chanter l’espérance chrétienne. La miséricorde de Dieu n’est pas
oubliée mais elle consiste à tirer ceux qui en sont l’objet d’un lac de perdition auquel
tous les homme semblent destinés.

Et maintenant, est-ce qu’il y a une idée théologique à l’arrière-fond de cette terreur du


jugement et de la destinée humaine dont je viens de parler ? Oui, à mon avis : l’idée
augustinienne de la masse d’iniquité, de colère, de mort, et surtout l’idée qui lui semble
liée du petit nombre des élus, qui, dans les siècles ultérieurs, devait s’aggraver encore

132
avec le jansénisme.

Ici, je rencontre tout de suite une difficulté qui vient de saint Thomas lui-même. saint
Thomas ( Ia Pars 23 a.7. ad.3) semble accepter l’interprétation, à mon avis très
contestable, des paroles de Jésus sur la porte étroite et la voie resserrée ( Mt 7, 13-14)
comme se rapportant au salut éternel. À mon avis, il s’agit là de la terre : d’une part de
ceux qui s’engagent sur la terre dans la voie large et spacieuses du péché et de la
perdition (cela ne veut pas dire qu’ils seront perdus), d’autre part de ceux qui
s’engagent sur la terre dans la voie étroite de la vie éternelle participée dès ici-bas.
Autrement dit, saint Thomas, semble suivre les vues pessimistes de saint Augustin et il
cherche à les justifier par une argumentation philosophique tirée de ce qui se passe dans
la nature. Le bien proportionné à l’état commun de la nature humaine se trouve, nous
dit-il, dans le plus grand nombre. Par exemple, une connaissance suffisante pour se tirer
d’affaire dans la vie, seuls les imbéciles en sont privés. Mais au contraire, s’il s’agit d’un
bien qui dépasse l’état commun de la nature, par exemple d’une science profonde des
réalités intelligibles, cela est réservé à un nombre comparativement tout petit. Et de
même, parce que la vision de Dieu excède l’état commun de la nature humaine, laquelle
de plus et surtout, porte les blessures du péché originel, les élus sont en plus petit
nombre que les réprouvés.

Et bien, et laissez-moi dire que cette argumentation semble extraordinairement peu


probante et en vérité elle se retourne contre elle même. Car le salut n’est pas, comme la
science profonde des réalités intelligibles, un sommet de perfection naturelle qui dépasse
l’état commun de la nature. C’est quelque chose d’entièrement surnaturel et qui
appartient à un ordre entièrement différent de celui de la nature. Et la loi de la nature
n’est pas abolie par la grâce, mais il y a une autre loi, propre à l’ordre surnaturel, ici
c’est la loi de la miséricorde rédemptrice et de la volonté salvifique de Dieu, qui
surmonte et entraîne dans son sillage la loi du plus petit nombre des réussites dépassant
l’état commun de la nature, et qui doit accorder, selon un rapport de convenance, le
nombre des élus à la victoire du Sang rédempteur sur le mal et à la large mesure
demandée par la miséricorde sans bornes de Dieu. Et au surplus, les décisions du péché
originel ont moins de force pour détériorer notre nature que les blessures du Christ pour
nous élever par la grâce à l’amitié avec le Dieu qui pardonne.

Je suis persuadé que l’idée du plus grand nombre des élus s’impose et s’imposera de plus
en plus à la conscience chrétienne. D’abord pour une raison doctrinale. D’un côté, il y a
Dieu qui “veut que tous les hommes soient sauvés” et qui envoie son Fils pour les
racheter par la mort de la Croix. De l’autre côté, il y a l’homme qui par les
“néantements” dont il est la cause première se dérobe à l’Amour de Dieu. À qui ferait-
on croire que l’homme par ses dérobades est plus fort que Dieu par son Amour  ? Ça
n’exclut pas qu’il y ait peut-être une grande foule aux enfers, mais ça veut dire qu’il y a
sûrement une bien plus grande foule en paradis.

En second lieu, quelque chose qui est en contradiction pratique avec les exigences de la
vie chrétienne, j’entends quant à l’unité de l’Église militante avec l’Église triomphante

133
telle qu’elle doit être vécue par nous, ne saurait être vrai. L’idée du plus petit nombre
des élus se traduit pratiquement, non pas chez les théologiens sans doute, mais dans le
peuple fidèle, par une prévalence de la crainte sur l’espérance et par le sentiment plus
ou moins confus mais irrésistible, que l’enfer est de fait, le lieu de destination qui
conduit qui convient à l’état commun de l’humanité, au plus grand nombre et auquel on
n’échappe que par la bonne fortune d’une miséricorde exceptionnelle. Voilà une terreur
du Dies Irae.

Mais alors, s’il y a sans doute les saints canonisés vers lesquels le peuple chrétien
continue de se tourner, mais comme vers des sortes de surhommes étrangers à la
commune destinée humaine, qu’est-ce qu’il en est de tous les autres élus, en bien plus
petit nombre, croit-on que les damnés, qu’est-ce qu’il en est de ce petit nombre d’élus qui
avec les saints canonisés constituent l’Église triomphante, le Corps mystique au ciel  ?
Le peuple chrétien va les tenir pour des rescapés qui ont été, eux aussi, séparés du sort
commun et qui n’ont rien de plus pressé que de se détourner de nous et de nous oublier
pour fuir dans la béatitude éternelle. Le sens de l’unité et de la communication vivante
entre l’Église de la terre et l’Église du ciel va être irrémédiablement brisé, perdu.

Et dans la fin de cette causerie, Maritain va défendre l’idée que beaucoup


d'âmes terminent leur vie sanctifiés, purifiés et vont directement au ciel, que ce
n’est pas quelque chose d’anormal. Nous devrions considéré que somme toute,
c'est la condition habituelle d’un croyant.

Au paradis avec Jésus, non seulement il est normal de ne pas hésiter à croire que tel est
le sort de ceux dont la sainteté de vie nous est connue et dans la mesure où nous avons
pu la connaître, mais encore, nous devons hardiment espérer qu’il en est ainsi de tous
ceux en lesquels à un moment quelconque un signe quelconque de réponse aux
prévenances de la grâce a paru. Et même pour ceux en lesquels aucun signe de cette
sorte n’a été discernable, nous devons l’espérer aussi, en sorte que notre espérance pour
eux, plus ou moins forte selon les cas et si anxieuse qu’elle puisse être, reste malgré tout
plus forte que notre crainte.

En ce qui concerne en particulier les laïcs chrétiens dont le rôle et l’activité dans l’Église
militante sont maintenant à l’ordre du jour (on était pendant le Concile) et très
justement certes, non sans parfois quelques malentendus, est-ce que pour bien
comprendre pratiquement et théoriquement ce rôle et cette activité, une condition
préalable n’est pas requise, je veux dire de comprendre que les laïcs en question, s’ils
meurent en état de grâce, sont bien exposés de fait comme tout le mode et peut-être en
très grand nombre, à devoir faire un détour plus ou moins long par les purifications du
purgatoire. Mais cependant, que tout en menant franchement et carrément la vie laïque
et même s’il ne sont pas encadrer dans l’Action Catholique 19, ils sont appelés
normalement, comme ceux qui ont tout laissé pour les Conseils évangéliques, à passer,

19
Petite pointe polémique de Maritain qui trouvait que l’Action Catholique était un
enrégimentement clérical des laïcs. Il n’était pas le seul à le penser.

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en quittant cette vie, directement dans l’Église triomphante. Autrement dit que la vie
laïque chrétienne et par là même que chrétienne, est normalement ordonnée, en vertu
des mérites et du Sang du Christ, à déboucher droit sur le Paradis.

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