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art press 352

brodé / cousu

Broderie et art
contemporain
Frédérique Joseph-Lowery
Ça, c’est l’art contemporain : alors que se multiplient les œuvres sur support informatique, on
assiste à un renouveau de la broderie !
Mais il est vrai que du petit point au pixel, il n’y a pas loin.

De récentes expositions new-yorkaises démontrent l’importance de la broderie sur la scène artistique


contemporaine. Pricked: Extreme Embroidery, au musée d’Art et de Design, en a dressé un panorama exhaustif (1).
Quarante artistes, hommes et femmes, d’horizons culturels et artistiques variés, se sont appliqués à dépoussiérer
le sujet. Depuis les années 1960-70, la broderie n’est plus l’apanage des femmes. Elle était rare dans la grande
exposition à P.S.1 : Wack. Art and The Feminist Revolution, alors qu’elle fut en revanche très présente en 2008 dans
les foires de l’Armory Show et Volta. Ainsi, la galerie Laurent Godin montrait le travail de Corinne Marchetti. Celle-
ci croque une Deneuve peu soignée qui manie le fil noir comme un fusain. La galerie Yvon Lambert (New York)
accueillait une Hillary Clinton hilare, de Francesco Vezzoli, faisant tapisserie dans un canevas où l’ajout de larmes
brodées dans les mêmes reflets que les prunelles du chat contredisait l’expression du modèle (Hillary and Socks
Clinton). Le travail plus abstrait d’Isabelle Nolan, The Unfolding Moment (2007, galerie Kerlin, Dublin), était exposé
à plat, à même le sol. La galerie Rhona Hoffman (Chicago) misait sur Anne Wilson pour dévoiler la dimension
architecturale de Portable City, dans une élévation minimale du fil autour de petites épingles, inventant ainsi des
points répertoriés par aucun manuel de broderie. Je laisse volontairement de côté toutes les créations utilisant
patrons de couture ou chiffons de toute nature pour créer des sculptures molles, préférant ne présenter ici que les
œuvres problématisant la broderie et interrogeant l’histoire de la peinture, de la photographie et de la lithographie.

Broderie et histoire de l’art

C’est qu’à la Renaissance, quand la hiérarchie des arts classa les travaux d’aiguille au rang d’artisanat, que broderie et
peinture se tournèrent le dos. À peu près à cette même période, on interdit aux femmes de travailler dans les ateliers
de peintres, et les tâches se départagèrent de telle sorte que les hommes dessinèrent, tandis que les femmes suivirent
à points comptés les dessins des hommes. L’éducation des femmes d’intérieur se fit en brodant de grands draps ou
les nappes des trousseaux, couvrant jusqu’à l’asphyxie chaque meuble de la maison (lit, table, chaise, rideau, etc.).
Elaine Reichek (2), artiste qui évoque très souvent le rôle politique de la broderie, en démonte tous les mécanismes.
Ses samplers, comme on les appelle en anglais, ne sont plus les petits carrés aptes à démontrer son habileté
manuelle ou sa domesticité bien apprivoisée. Reichek brode à la main des citations de Freud (sur le thème broderie
et masturbation), des citations des sœurs Brontë, lesquelles sont révoltées par l’ennui inhérent à cette activité, à
moins que ce ne soit par l’émoi sexuel que la femme brodant provoque chez son visiteur. Autant de situations et
de citations évoquées dans le livre phare de Rozsika Parker (3), souvent cité par Reichek, et dont l’exergue indique
l’ampleur du sujet : «Ignorer l’histoire de la broderie, c’est ignorer l’histoire des femmes.» Non seulement Reichek
nous rappelle cette histoire, mais elle en rectifie le cours, convoquant l’histoire de l’art, ponctuée d’hommes, ses
prédécesseurs, rassemblés dans un catalogue d’échantillons contenu dans une valise. Comme celle de Duchamp.
Sa collection de printemps et d’hiver, Collection for Collectors, offre des échantillons de la modernité et de la
contemporanéité (Matisse, Mondrian, Magritte, Guston, Gallagher, Warhol, Ed Ruscha, Nancy Spero, Damien
Hirst...) qu’elle uniformise en petits carrés brodés, tous de la même taille et découpés aux ciseaux crantés. Pour
Pricked, elle opère un recul dans le temps plus audacieux en sélectionnant des échantillons de nuages de ciels
connus (McNeill Whistler, Le Gréco, Poussin, Morse, Turner, Richter), glanés sur Google. Le scannage de ces
images, encodées par un programme qui transforme les pixels en points de broderie digitale, renoue avec la
vocation de transmission de savoir inhérente à la broderie. Le titre de l’œuvre est d’ailleurs encyclopédique :
Lexicon of Clouds. Le fil manufacturé de couleur reproduit les tonalités des grands maîtres, ce qui, à un autre
niveau, classe ce travail en tant que ready-made inversé.
La machine à coudre munie d’un ordinateur n’est plus une simple ouvrière, elle peut désormais reproduire des
images. Elle n’a plus seulement un pied et une aiguille, elle seconde l’œil de l’artiste. Angelo Filomeno, qui travaille
d’ordinaire avec une machine à coudre rudimentaire, mais qui n’en réalise pas moins un point de zigzag inimitable,
comparable à une touche de peintre, utilise les nouvelles technologies pour reproduire en négatif deux crânes
brodés, Red Skull, Black skull, présentés en négatifs réciproques. La mort se regarde ainsi de l’un et l’autre côté
du miroir et voit double. Ici, la technologie n’est pas censée chanter le progrès mais, au contraire, peindre à l’aiguille
une vanité. Natures mortes, squelettes exécutant des danses macabres : les principaux thèmes médiévaux sont
présents, mâtinés d’un parfum sadien (Christ au fouet) et rehaussés de fils de soie shantung, de pierres précieuses
noires ou de cristal, donnant naissance à des broderies somptueuses et précieuses qui saisissent la lumière
comme aucune gravure ne le ferait. Ces œuvres furent exposées à la galerie Lelong, en mars dernier (4). Parmi
celles-ci, As the Lilies Among Thorns, So We Fall Like Love est une méditation sur la gravure de Dürer, Coat of
Arms With a Skull (1503).
Parmi les traditions picturales convoquées, il faut également mentionner le pop art : Mark Newport brode des BD,
Mattia Bonetti réalise un divan brodé de coupures de presse. Enfin, Sonya Clark reproduit le dollar vert en affublant
le président Lincoln d’une coiffure afro, au point noué, dit «français» (Afro Abe II). Mais c’est Ghada Amer qui, en
2008, bénéficia de la plus grande visibilité avec une rétrospective au musée de Brooklyn (5). Dans cette exposition,
ses broderies à points minuscules et aux fils volontairement lâches couvraient les images pornographiques de
Hustler Magazine et les belles au bois dormant de Disney. Métisses, ces œuvres sont comme des palimpsestes
dans lesquels le pop art est recouvert de drippings expressionnistes abstraits. Le collage des fils brassés
vigoureusement exige le même dynamisme. La volonté est politique. L’artiste confie avoir volontairement détourné
l’affirmation virile de l’expressionnisme et s’insurge contre ses professeurs hommes qui, à la Villa Arson, à Nice,
lui défendirent de peindre (6). Dans la même intention, sa toile brodée intitulée The New Albers (2002) s’emploie
à détourner, au profit d’un parti-pris féminin doublé de porno, une toile abstraite de Josef Albers. Avec cette
explication : «En pratique et en théorie, l’histoire de l’art a été écrite par des hommes. […] elle est devenue
l’expression majeure de la masculinité, en particulier dans l’abstraction […] J’occupe ce territoire esthétiquement
et politiquement car je crée des toiles abstraites, mais j’introduis dans ce territoire masculin un univers féminin,
celui de la couture et de la broderie (7).»

Broderie et photographie

La photographie peut servir de support à la broderie et en bouleverse alors considérablement l’univers. Elle lui
donne un tour réaliste qu’elle n’a jamais eu et épaissit sa planéité. En mai, à la galerie Tilton, Berendt Strik déployait
ses photographies prises en Afrique et dans lesquelles de grandes plages de fils lumineux rehaussent les pans
d’ombres et de lumière, tandis que d’autres zones de la photographie restent indemnes. Le ciel de Sky House pro-
pose un dégradé de gris que seul le fil peut créer. Tembo et Spotted Horizon exposent une accumulation de chaises
et de tables disposées en une grille sophistiquée et douée, grâce à l’emploi du fil savamment dosé, d’un effet
puissant de tridimensionnalité. À l’atelier Solo Impression, d’où sortent les travaux brodés d’Angelo Filomeno,
d’Elaine Reichek et de Louise Bourgeois (Ode à l’oubli), Jean Shin montre cinq panneaux reproduisant en noir et
blanc, et avec des pixels très apparents, des tissus creusés de plis aux orientations variées (8). Ces rideaux, qui se
terminent par des partitions musicales, semblent mettre en scène les grands zigzags argentés et abstraits qui
témoignent du rythme et de la musique de la machine à coudre. Ces panneaux, dans leur fixité que, seul, remue
le scintillement des fils, sont dynamisés par le procédé de la sérialité, mais invitent à ce qu’on s’arrête sur le simple
acte de broder : And We Move (Pause).
Une percée dans le temps, c’est ce qu’expérimente Paddy Hartley, directeur de Project Façade, qui rassemble les
archives du Dr Gillies, premier chirurgien à avoir employé photographes et artistes pour documenter son travail de
reconstruction des «gueules cassées» ou brûlées lors de la Première Guerre mondiale. Un Charcot de la
défiguration, en quelque sorte.

La broderie, pas pour faire joli

Hartley a choisi, comme support à ses broderies, les uniformes de l’époque, qu’il présente sur des mannequins
neutres aux têtes sans traits. Les têtes déformées de l’officier Spreckley disparaissent dans les revers de poches,
et des dessins brodés témoignent des étapes de la recomposition chirurgicale, effectuée sur quatre à cinq années.
Les galons et autres marques vestimentaires indiquant blessures, grades, s’amplifient de l’histoire de l’officier. Sont
brodées digitalement et avec exactitude (la fibre de laine y met son grain) les notes manuscrites du docteur, ou les
lettres des proches soutenant la gueule cassée, l’attendant et se manifestant en lui envoyant… des photos.
Le travail de Hartley s’oppose à la vocation décorative de la broderie et lui donne plus de substance. Nombre de
ses photographies (9), dans lesquelles l’histoire est incarnée, nous plongent dans l’horreur de visages littéralement
décomposés. Ses visages tranchent avec les motifs traditionnels des ouvrages de dames.
Moins violemment, mais dans le même esprit, plusieurs artistes s’appliquent à contrecarrer le «faire joli» du point
de broderie. Annet Couwenberg, par exemple, prend pour modèle de ses napperons les structures de différents
virus. On songe à un précurseur, José Leonilson, atteint du sida, et qui, dès 1989, témoigna de la maladie du sang
à grands points de fils rouge ou noir. Le travail de l’aiguille, que Louise Bourgeois qualifia de réparateur (car sa mère
restaurait des tapisseries anciennes), n’est pas aussi salutaire qu’elle le proclame. Sa mère, en réalité, était une
conceptrice, non une petite main, qui effectuait un travail de coupe et de collage des différents fragments de sa
collection (10). Les livres qu’elle constituait étaient un mélange de sexes d’anges et autres nus prélevés dans des
tapisseries de l’époque de la Réforme. Rien d’étonnant si les sculptures en chiffon de Louise Bourgeois, à dessein
grossièrement cousues, sont surplombées de couteaux ou de guillotines. Certaines têtes montrées lors de sa
dernière rétrospective appellent la comparaison avec Frankenstein. Dans le même esprit, Phrenology de Morwenna
Catt dresse un portrait cru d’une famille de têtes pareillement rafistolées.
La «décoration» militaire subvertie par Hartley l’est également par Christa Maiwald, laquelle brode les têtes de
chefs d’État et de dictateurs (George W. Bush avoisine Saddam Hussein) sur des robes fines de petites filles
éclairées par dessous, tels des abat-jour d’intérieurs.
Dès le 18e siècle, la littérature a représenté la brodeuse comme le parangon de la vertu ou, au contraire, de la
provocation sexuelle : dans son silence, la femme refermée sur son ouvrage s’offre au regard de l’homme. C’est
contre l’affirmation de l’une ou l’autre féminité idéalisée qu’Elaine Reichek a créé The Pounds (11). Cette œuvre
reproduit un dialogue de l’écrivain Ezra Pound reprochant à sa fiancée, Dorothy Shakespear, de broder. Pour lui, ce
genre d’occupation ne valait pas mieux que fumer du haschich, et il pensait qu’il valait mieux peindre. Ce travail,
qui semble enregistrer passivement cet échange, avec photo du couple et petite feuille de haschish gentiment
décorative, est en réalité subversif et anachronique. Les textes de Dorothy sont reproduits dans la police de
caractères appelée «Cézanne», ceux d’Ezra dans celle appelée «Whitechapel» et dérivée de notes manuscrites de
Jacques l’éventreur.
Censurer la broderie, c’est faire preuve de violence sexuelle. Le plaisir qu’éprouve la femme à broder est mis en
cause, de même que le fait qu’elle ne s’attelle pas à un «travail», exigeant «énergie» et «concentration». Il y a dans
l’image de la femme qui brode un épanchement insupportable à l’intellectuel. Mais les artistes s’attachent à faire
ré-émerger cette libido domestiquée depuis si longtemps. Pour Corinne Marchetti, la broderie est le médium idéal
pour raconter les histoires sexuelles glanées lors des vernissages ou sur les plateaux de cinéma, dans un journal
intime dessiné sans maniérisme, façon BD. Orly Cogan peuple de vamps provocatrices des tissus brodés, achetés
au marché aux puces, situant les amusements sexuels au sein de fleurettes brodées par d’autres. Dans Animal
Farm, une silhouette de Bunny de Playboy suce un petit lapin bleu brodé. Birds of Feather pointe un coq sur l’épaule
d’un homme, dont «l’oiseau» s’entoure d’autres bêtes à plumes dans une naïveté feinte. Moins démonstratif, le
sexe, chez David Willburn, s’affiche dans une déclaration d’amour qui plante un décor simple et brodé, comme s’il
venait d’être dessiné : l’esquisse d’un barbecue ou d’un évier. Ainsi, I'm almost ashamed to say that you really are
everything to me (2007) ou I made this small drawing for you because I love you so fucking much. Number Two
(2007). Andrea Dezsö brode les superstitions de sa mère ou les aléas de sa sexualité : My mother claimed my sister
was a rubber (entendez préservatif) accident. Nava Lubelski, quant à elle, balaie tout cela d’un revers de main et se
satisfait en brodant une grande tache de vin qui est un régal de broderie dans le plaisir éprouvé à bafouer les règles
du genre.
L’univers de la broderie contemporaine est vaste et ses enjeux de taille. Comme la broderie est un art du bord, bord
des plaies, bord de la sexualité, effleurée ou déflorée, art du débordement des genres établis par l’histoire de l’art,
je terminerai en restant au bord d’œuvres que je n’ai pas la place d’évoquer et qui tracent des frontières politiques
ou linguistiques. Ainsi, Ana de la Cueva présente près de sa carte brodée une vidéo montrant le pied d’une machine
à coudre en train de piquer au fil rouge la ligne où les États-Unis veulent ériger un mur pour enrayer l’immigration
clandestine mexicaine. Dafna Kafferman rend compte du conflit entre Israël et la Palestine en brodant sur des
mouchoirs : Arabic is not spoken here. À Brooklyn, Ghada Ahmer se réjouit que les mots paix, amour, sécurité et
liberté existent dans la langue de sa mère, l’arabe, et s’applique à les broder un à un (12), tandis qu’en vis-à-vis, il
nous est rappelé que le mot terreur «n’est pas indexé dans les dictionnaires d’arabe» («is not indexed in Arabic
dictionaries» [13]), mais qu’il provient du mouvement révolutionnaire français.
Sortie des intérieurs feutrés, la broderie au musée rend compte, avec provocation, de l’actualité la plus sensible.

Frédérique Joseph-Lowery est l'auteur de deux livres sur Salvador Dalí et sera la commissaire de Ray Johnson, Andy Warhol et Salvador
Dalí (Richard Feigen Gallery, New York, avril 2009) et Dalí Dance (Godwin-Ternbach Museum, Queens College, printemps 2010).

(1) Commissaire d’exposition : David Revere McFadden (novembre 2007 - avril 2008).
(2) Voir en particulier Elaine Reichek: At Home And in The World, avec un essai de Lynne Cooke, Société des expositions du Palais des
beaux-arts de Bruxelles, 2001.
(3) The Subversive Stitch. The Making of The Feminine, Women’s Press, London, 1984.
(4) Angelo Filomeno, Betrayed Witches, mars-avril 2008, Lelong, New York.
(5) Ghada Amer, Love Has No End, février - octobre 2008, organisé par Maura Reilly.
(6) Cf. sa conférence au Brooklyn Museum, au printemps 2008.
(7) Déclaration publiée sur le site de l’exposition sous le titre : Feminist Artist Statement.
(8) La reproduction de tissu est l’élargissement de quelques centimètres de la veste du chef d’orchestre ayant dirigé en répétition le
morceau de partition musicale au bas de l’image. Le titre de l’œuvre est une de ses directives. Le tracé de broderie est la photographie
des ondes sonores de ce morceau.
(9) Site des archives : http://www.projectfacade.com
(10) Sur ce sujet, voir la trilogie de Brigitte Cornand consacrée à Louise Bourgeois. Sur l’emploi spécifique de l’aiguille dans ses
sculptures, voir mon article Louise Bourgeois: her need for needles, à paraître sur Artnet magazine.
(11) Cette pièce vient d’être achetée par le MoMA.
(12) Chaque toile porte le titre du mot brodé (2008).
(13) The Reign of Terror, 2005.

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