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Histoire d’une conversion


aux sondages
Sociogenèse de l’usage politique
des sondages en Argentine
Gabriel VOMMARO

Résumé - Cet article porte sur la genèse de l’expertise en sondages d’opinion en Argentine dans les
années 1980 et analyse les conditions sociales et politiques du succès de l’instrument à partir de 1983.
Son institutionnalisation est liée aux transformations des formes de perception et d’action politiques
ainsi qu’au succès des démarches des futurs sondeurs, qui ont proposé les sondages comme outil cogni-
tif et symbolique aux différents acteurs des espaces politique et journalistique lorsque débute le proces-
sus de « transition démocratique ». Il s’agira premièrement de montrer en quoi les changements
politiques qui affectent l’Argentine à partir de 1983 (fin de la dictature militaire, défaite du péronisme)
font partie des conditions de possibilité de l’institutionnalisation des sondages comme outil politique ;
deuxièmement, comment les experts-sondeurs ont contribué à la « modernisation » du champ politique
et, enfin, comment ils ont constitué un espace spécifique à la frontière des mondes politique, médiatique
et universitaire pour imposer la légitimité de leur instrument.

Volume 20 - n° 80/2007, p. 159-179


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L
argement utilisée dans d’autres pays1, la technique des sondages n’est
que tardivement mobilisée en Argentine pour mesurer les opinions poli-
tiques des citoyens et leurs intentions de vote2. En effet, c’est à partir de
1983, à l’occasion des élections présidentielles qui se sont tenues après sept
années de dictature militaire, que son usage en politique s’est généralisé. Pour la
première fois, le parti péroniste perdait des élections auxquelles il pouvait parti-
ciper et débutait la « transition démocratique ». On pourrait ainsi croire que
l’introduction des sondages dans la politique argentine fait partie d’un proces-
sus de modernisation inévitable, qu’elle est liée à l’entrée de ce pays dans une
période démocratique enfin stabilisée après des années de gouvernements
défaillants vite interrompus par des coups d’État. Leur apparition dans le jeu
politique serait alors un indice de la volonté politique de donner voix à une opi-
nion publique étouffée par l’autoritarisme passé.
Rien n’est moins simple pourtant. D’une part, la technique des sondages
était déjà en cours en Argentine dans le domaine du marketing au moins depuis
les années 1960 et elle constituait un outil disponible bien avant 1983 pour ceux
qui voulaient disposer d’une information sur la concurrence politique et sur
l’état de l’opinion publique. D’autre part, les campagnes électorales antérieures
qui ont eu lieu après d’autres épisodes autoritaires auraient également pu cons-
tituer des moments propices à son usage dans les milieux politique et journalis-
tique3. Quelles conditions sociales et politiques expliquent alors son utilisation
récurrente et acceptée à partir de 19834 ?

1. Pour une histoire de l’introduction des sondages d’opinion en France, cf. Blondiaux (L.), La fabrique de
l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998 ; Champagne (P.), Faire l’opinion. Le nouveau
jeu politique, Paris, Minuit, 1990 ; sur le cas anglais, Worcester (R.), British Public Opinion. A Guide to the
History and Methodology of Political Opinion Polling, Oxford, Basil Blackwell, 1991. M. Offerlé analyse les
usages actuels des sondages en France dans son travail sur la politique dans ce pays : Sociologie de la vie poli-
tique française, Paris, La Découverte, 2004.
2. Je voudrais remercier tout spécialement Annie Collovald et Xavier Zunigo pour leurs commentaires qui
m’ont aidé à clarifier les arguments de ce papier.
3. Par exemple, le parti péroniste a chargé une entreprise d’études de marketing de réaliser un sondage lors
des élections présidentielles de 1973 qui a été publié dans le journal La Opinion (6 février 1973) dans une
petite colonne de la huitième page.
4. Cet article repose sur une enquête réalisée entre 2001 et 2003 sur l’introduction des sondages d’opinion
et d’intention de vote en Argentine (Les sondages d’opinion et la dynamique de l’espace de la communication
politique en Argentine, depuis le début de la transition démocratique, Mémoire de DEA de sociologie, EHESS,
Paris, 2004). Plusieurs techniques de recueil de données ont été utilisées. Nous avons interviewé : des lea-
ders de parti qui participent activement à la vie politique nationale et qui ont eu une activité politique pen-
dant les années 1980, des journalistes politiques spécialisés travaillant avec des sondages d’opinion et les
principaux experts argentins en opinion publique. Parmi ces derniers, l’enquête s’est concentrée sur trois
notables de l’expertise (propriétaires ou directeurs d’instituts de sondages) qui ont des liens politico-parti-
sans, des investissements académiques et qui interviennent fréquemment dans les médias en tant
qu’experts de l’opinion publique : Julio Aurelio, Edgardo Catterberg et Manuel Mora y Araujo. Ils peuvent
être considérés, avec trois autres notables que nous n’évoquerons pas dans cet article, comme des « pères
fondateurs » des sondages en Argentine. Des sources journalistiques ont également été mobilisées pour
analyser les campagnes électorales des présidentielles de 1983, 1989, 1995 et 1999, des législatives de 1985 et
1987 ainsi que les interventions médiatiques des sondeurs. Nous avons travaillé sur des articles de presse
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Nous montrerons que l’utilisation des sondages est tout d’abord liée à des
transformations dans les façons d’interpréter et de percevoir l’activité politique
et sa relation aux citoyens qu’a entraînées la défaite du péronisme en 1983. Évé-
nement aussi inattendu qu’inédit tant la victoire du péronisme semblait natu-
relle, celle-ci a créé un climat d’incertitude politique favorable à l’acceptation
d’un instrument dont les mesures apparemment objectives et scientifiques
d’une opinion devenue soudainement versatile paraissaient susceptibles de
redonner des points de repères fiables à l’action politique. Mais pour transfor-
mer cette introduction en institutionnalisation réussie, les promoteurs des son-
dages ont dû également convertir hommes politiques et journalistes à l’instrument
en les convainquant de son intérêt pour leur domaine d’activités respectif : des
sociologues « multipositionnés » cumulant une expérience à la fois dans le
milieu du marketing et dans le monde universitaire ont alors, par des démar-
ches actives à partir de 1983, travaillé à faire admettre à ces différents acteurs les
sondages comme des outils cognitifs et symboliques nécessaires. Ces sociolo-
gues vont devenir progressivement des sondeurs à plein-temps, mais selon des
modalités telles que leur professionnalisation n’ira pas sans remettre en cause
les fondements de leur autorité spécifique. L’Argentine représente ainsi un cas
de figure qui donne à voir comment des techniques d’enquête (en l’occurrence
les sondages) entrent dans le jeu politique, se transforment en armes de la lutte
politique tout en participant à des changements à la fois pratiques et mentaux
qui consolident un régime pluraliste de démocratie libérale.
Comment les sondages apparaissent-ils comme la mesure d’une nouvelle
forme de demos5 dans un contexte de mutation des principes de perception (et
donc d’action) du jeu politique argentin ? Comment s’accomplit le travail de
promotion de l’instrument par ceux-là mêmes qui vont en devenir les experts 6 ?

(Suite de la note 4 page 160)


5.
des deux principaux journaux argentins (Clarín et La Nación) et sur les numéros parus pendant la campa-
gne de 1983 de l’hebdomadaire politique Somos (premier journal généraliste à publier des sondages
d’intention de vote de façon systématique). D’autres journaux, comme l’hebdomadaire spécialisé en mar-
keting Mercado, ont été analysés lorsque les articles présentaient un intérêt pour notre enquête. Par ailleurs,
l’histoire des sondages en Argentine étant inexistante, nous nous appuyons sur des travaux qui contribuent
indirectement à cette histoire : Borrini (A.), ¿Cómo se hace un Presidente?, Buenos Aires, Ediciones El
Cronista Comercial, 1984 ; Muraro (H.), Poder y comunicación. La irrupción del marketing y la publicidad
en la política, Buenos Aires, Ediciones Letra Buena, 1991 ; Waisbord (S.), El gran desfile. Campañas electora-
les y medios de comunicación en la Argentina, Buenos Aires, Sudamericana, 1995 ; Adrogué (G.), « Estudiar
la opinión pública. Teoría y datos sobre la opinión pública argentina », Desarrollo Económico, 149, 1998.
Sur les sondages publiés lors des élections de 1983, on peut également se reporter au travail de Cordeu (M.)
et al, Peronismo. La mayoría perdida, Buenos Aires, Sudamericana-Planeta, 1985.
5. Au sens du sujet de la légitimité dans la tradition démocratique. Dans le cas argentin, la catégorie de
demos permet de distinguer ses différentes formes historiques, et notamment de saisir le processus de pas-
sage de la catégorie de « peuple » à celle de « la gente » (les gens).
6. Les notions d’expert et d’expertise seront utilisées ici afin de rendre compte d’un groupe social et d’une
activité constitués à partir de la mobilisation d’un instrument technique permettant de rendre visible et
lisible une réalité comme celle des désirs et des préférences du demos.

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Quelles tensions cela fait-il naître au sein de leur groupe professionnel et entre
celui-ci et les milieux politiques et journalistiques ? Ces questions vont organiser
notre démonstration.

L’établissement d’un nouveau temps politique


Depuis 1930, la vie politique argentine a été marquée par des cycles successifs
de coups d’État qui ont modifié les rapports de forces politiques et économi-
ques entre les partis politiques et les différents groupes sociaux. Deux principa-
les forces politiques, toutes deux aux racines national-populaires, sont au centre
de ce processus7. Jusqu’en 1945, les coups d’État ont cherché à mettre en cause
le processus politique initié en 1916 autour du leadership de Hipólito Yrigoyen,
chef de l’Unión Cívica Radical, dont la base électorale et partisane était issue des
classes moyennes urbaines8. L’avènement du péronisme va produire une nou-
velle réalité politique. Parti national-populaire par excellence pendant la
deuxième moitié du XXe siècle9, il s’est appuyé sur les syndicats et les réseaux
locaux de distribution de biens matériels et symboliques, notamment dans les
provinces les plus pauvres du pays, où il était non seulement un parti à base
syndicale, mais aussi la garantie de la survie des fractions les plus basses des
classes populaires grâce aux aides publiques de la Fondation Eva Perón et au
soutien des services publics. Interdit à partir de 1955, il redevient légal en 1973,
date à laquelle il remporte les élections présidentielles. La mort de Perón, les
violents conflits internes ainsi que la crise politique, économique et sociale qui
éclate en 1975 ont mis en difficulté le parti et le gouvernement, qui perdra le
soutien des autres organisations partisanes en 197610. Le 24 mars de la même
année, le coup d’État le plus sanglant de l’histoire de l’Argentine précipite la fin
du « deuxième péronisme » et débouche sur la mise en place de la dictature.

7. Cf. Aboy Carlés (G.), Las dos fronteras de la democracia argentina. La reformulación de las identidades
políticas de Alfonsín a Menem, Rosario, Homo Sapiens, 2001. Nous utilisons la notion de « national-
populaire » car il nous semble qu’elle pose moins de problèmes conceptuels et historiques que celle de
« national-populisme ». Cette dernière renvoie en effet à un vaste débat sur la catégorie de populisme et sur
sa réalité en Amérique latine. Avec la notion de « national-populaire » nous faisons référence aux caracté-
ristiques des mouvements politiques structurés autour de la notion de peuple comme sujet privilégié
– porteur de l’avenir collectif – et à celle de nation comme limite marquant les principaux clivages. La
conception national-populaire est ainsi une manière de construire les groupes et leur représentation qui
diffère des conceptions classistes et des conceptions individualistes. Sur le national-populaire et le popu-
lisme Martucceli (D.) et Svampa (M.), La plaza vacía. Las transformaciones del peronismo, Buenos Aires,
Losada, 1997.
8. Voir Rock (D.), El radicalismo argentino, Buenos Aires, Amorrortu, 1977.
9. Voir les thèses fondatrices de Germani (G.) : « El surgimiento del peronismo : el rol de los obreros y de
los migrantes internos », Desarrollo Económico, 51, 1973 ; ainsi que les travaux de Murmis (M.), Portan-
tiero (J. C.), Estudios sobre los orígenes del peronismo, Buenos Aires, Siglo XXI, 1973-1974 ; Del Campo (H.),
Sindicalismo y peronismo. Los orígenes de un vínculo perdurable, Buenos Aires, CLACSO, 1983.
10. Torre (J. C.), Los sindicatos en el gobierno, Buenos Aires, CEAL, 1989 ; De Riz (L.), Retorno y derrumbe.
El último gobierno peronista, Buenos Aires, Hyspamérica, 1986.
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En 1983, l’Argentine renoue avec des élections libres, sans aucune restric-
tion11. La défaite électorale inédite du péronisme marque, entre autres, le début
des transformations des catégories de perception du jeu politique et des certitu-
des antérieures partagées par les acteurs politiques et par les journalistes chargés
de « couvrir » l’actualité. Depuis sa création en 1945, le péronisme incarne, en
effet, une majorité dotée d’une forte assise populaire construite autour de l’idée
de peuple comme unité organique. Le rassemblement des travailleurs sur la
Plaza de Mayo (la place principale de la ville de Buenos Aires) le 17 octobre
1945, pour exiger la libération de J. D. Perón, emprisonné par le gouvernement
militaire de l’époque, représente le mythe fondateur du péronisme12. Le leader
continuera à utiliser la mobilisation sur la Plaza de Mayo pour reproduire le
dispositif de légitimité du mouvement, montrer le poids politique du péro-
nisme et constituer le peuple péroniste en réalité concrète, à la fois expérience
partagée et fondement de l’autorité du leader. Le « peuple péroniste », invoqué
par le leader, se matérialisait ainsi dans ces rencontres13. Mais le péronisme n’a
pas joué seulement comme mouvement politique. Il a contribué à forger, dans
la tête des observateurs et acteurs politiques, des indicateurs pratiques permet-
tant d’estimer les forces en présence. Nombre de participants aux meetings, his-
toire électorale du pays (concrètement l’histoire du péronisme comme parti
majoritaire et vainqueur systématiquement quand il peut se présenter aux élec-
tions) et composition sociale des meetings - puisque « les travailleurs » incar-
nent la forme sociale du peuple, l’estimation de leur participation aux
manifestations renseigne sur la popularité de chaque meeting – sont les critères
traditionnels servant aux évaluations. Lors de la campagne présidentielle de
1983, ce sont eux qui sont mobilisés par les interprètes politiques pour pronos-
tiquer la victoire du péronisme. La débâcle électorale de celui-ci va signer leur
impuissance nouvelle à prédire l’état du jeu politique et le vainqueur éventuel.
Les experts en sondages ont eux au contraire souligné que l’Unión Cívica Radical
pouvait l’emporter. Leurs prévisions se révéleront les plus justes14.
On comprend combien ainsi la défaite du péronisme a joué un rôle impor-
tant dans le bouleversement des catégories de penser et d’agir politiquement en
affaiblissant considérablement les indicateurs politiques traditionnels, qui
étaient partagés par les hommes politiques et les journalistes. Le résultat des
élections présidentielles a mis en question non seulement la force historique du

11. Sur le processus de « transition démocratique » en Argentine et en Amérique latine en général, voir
l’ouvrage classique de O’Donnell (G.), Schmitter (P.C.), Whitehead (L.), eds., Transitions from Authorita-
rian Rule : Prospects for Democracy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.
12. Torre (J. C.), dir., El 17 de octubre de 1945, Buenos Aires, Ariel, 1995 ; Sigal (S.), Verón (E.), Perón o
muerte : Los fundamentos discursivos del fénomeno peronista, Buenos Aires, Hyspamérica, 1988.
13. E. De Ipola a analysé le dispositif politique péroniste constitué autour des meetings à la Plaza de Mayo
(De Ipola (E.), « Desde estos mismos balcones », in Torre (J. C.), dir., El 17 de octubre de 1945, op. cit.
14. Les radicaux font d’ailleurs discrètement la promotion des chiffres produits par ces sondages.

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péronisme, mais aussi les schèmes de perception et d’évaluation issus du passé


qui permettaient aux acteurs et interprètes politiques de s’orienter et d’agir. Un
changement d’époque et un nouveau cycle politique semblent à leurs yeux se
mettre en place. Cet événement électoral amorce ainsi un processus de cons-
truction d’une « nouvelle tradition démocratique », pour reprendre la formule
de Raymond Williams15 : le produit inachevé, façonné et remodelé dans la lutte
politique, des actions et discours d’un ensemble d’acteurs qui réussissent à ren-
dre compréhensible la défaite du péronisme et valide l’idée que s’ouvre une
conjoncture politique et mentale radicalement nouvelle.
C’est sur cette vision d’un nouvel ordre politique que les sondages vont
s’appuyer pour se faire reconnaître comme une technique fiable de mesure de
l’opinion. D’une part, la démocratie représentative va être valorisée comme la
forme de résolution pacifique des conflits, et le vote comme l’expression la plus
achevée de ce système. Les discours du nouveau président, Raúl Alfonsín, appe-
lant à une véritable démocratie électorale, ont été, sous cet angle, détermi-
nants16. Cet appel est, en effet, inédit dans la tradition politique argentine qui
reposait sur d’autres principes transcendants : justice sociale, socialisme, ordre
ou modernisation17. Les péronistes eux-mêmes, à partir de la défaite de 1983,
initieront, non sans d’intenses luttes internes, un processus de réforme dans
lequel la notion de démocratie aura une place importante. D’autre part, deux

15. La notion de tradition est définie par R. Williams comme étant une construction sélective : « À partir
d’une surface totale possible du passé et du présent, à l’intérieur d’une culture particulière, certains sens et
pratiques sont sélectionnés et mis en relief alors que d’autres sens et pratiques sont refusés ou exclus »
(Williams (R.), Marxismo y literatura, Buenos Aires, Península-Biblos, 2000 [1977], p. 138).
16. Des dirigeants « traditionnels » défendront les traditions antérieures et analyseront les résultats des
élections de 1983 comme une anomalie appelée à disparaître rapidement. On peut comprendre de cette
manière le discours de Herminio Iglesias, dirigeant traditionnel du péronisme de la province de Buenos
Aires qui a joué un rôle important lors de la campagne électorale de 1983. Après l’échec, ses propres cama-
rades, dans le cadre des luttes internes au parti, le désigneront comme l’un des principaux responsables de
la défaite. A l’époque candidat au gouvernement de cette province, il a déclaré, après le scrutin : « Le péro-
nisme est majoritaire même en perdant les élections, parce que l’on a obtenu 42 % et tous savent que le
radicalisme, de monsieur Alfonsín, n’a pas 52 %. Ici tous les partis ont disparu. Je ne sais pas si cela a été
leur stratégie, mais ça a été arrangé, parce qu’il est bizarre que le docteur Alende [candidat du parti Intran-
sigente] obtienne 2 % des voix, et la démocratie chrétienne 1 % » (La Nación, 2 novembre 1983). Cepen-
dant, avec la victoire du groupe dit « la Rénovation », des dirigeants de toutes les provinces du pays
excluront progressivement de la direction du parti ces leaders et les leaders syndicaux orthodoxes, ce qui
entraînera un changement dans les pratiques et les discours partisans : l’idée de démocratie se verra alors
valorisée. Voir Levitsky (S.), Transforming Labor-Based Parties in Latin America. Argentine Peronism in
Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. On peut par ailleurs suivre les
analyses de D. Gaxie sur la IVe République afin de comprendre que l’institution des sondages comme outil
politique n’est pas due à sa force intrinsèque entant que technologie mais aux transformations des
« propriétés des champs et des marchés politiques », tant au niveau des formes d’organisation politique
qu’au niveau des perceptions du jeu. C’est en vertu d’un nouvel état des pratiques et des perceptions politi-
ques que les sondages sont apparus comme des outils utiles (Gaxie (D.), « Les structures politiques des ins-
titutions. L’exemple de la Quatrième République », Politix, 20, 1992).
17. Aboy Carlés (G.), Las dos fronteras de la democracia argentina, op. cit. ; Landi (O.), El discurso sobre lo
posible. La democracia y el realismo político, Buenos Aires, CEDES, 1985.
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manières de fonder la réalité politique vont contribuer à l’instauration de cette


nouvelle tradition démocratique et à l’usage des sondages. Ces manières nou-
velles de percevoir et d’apprécier le jeu politique, énoncées pendant la campa-
gne de 1983 par certains acteurs, vont se diffuser lors des élections suivantes
auprès des acteurs principaux du jeu politique et, devenir dominantes dans les
années 1990.
Tout d’abord, la campagne électorale constitue désormais un moment de
conflit essentiel, non seulement pour son importance institutionnelle, mais aussi
parce qu’elle est le moment où se détermine une majorité, contrairement à la
suprématie électorale antérieure du péronisme. Avec l’idée que le péronisme,
force populaire jusqu’alors triomphante, est affaibli, les élections prennent le
statut d’une véritable course à l’issue incertaine. L’importance des sondages qui
mesurent les intentions de vote en périodes électorales est directement corrélée à
cette nouvelle configuration et à la perception de la campagne comme combat à
l’issue ouverte. L’incertitude qui caractérise les situations d’expertise18 partici-
pera ainsi aux nouveaux principes de perception du jeu politique. Les experts en
sondages vont travailler sur cette incertitude pour fournir des avis sur la distri-
bution sociale mouvante des légitimités politiques19. Les sondages fonctionne-
ront comme un révélateur et une mesure permettant de montrer ce qui
autrement demeurerait caché. Si les élections présidentielles de 1973 auraient pu
constituer un moment propice à l’entrée de l’instrument dans les milieux politi-
que et journalistique, cela n’a pas été le cas en raison précisément de l’absence
d’incertitude : les chiffres et pourcentages ne faisaient que confirmer ce que tous
les acteurs du jeu politique et les journalistes connaissent déjà grâce aux indica-
teurs traditionnels, c’est-à-dire que le peuple était majoritairement péroniste.
Ensuite, deux figures du citoyen vont s’imposer dans le jeu électoral pour
décrire les comportements politiques : « l’indépendant » et « l’indécis ». Sans la
généralisation de la croyance parmi les acteurs politiques et journalistiques en
l’existence de ces deux types « d’électeurs », ni le poids des campagnes électora-
les ni celui des sondages d’opinion n’auraient pu s’affirmer. Toutes deux renvoient
à une conception des individus délivrés des « attachements partisans » : plus
« libres », donc imprévisibles, il faut dès lors les convaincre à l’occasion de chaque
campagne. L’idée qui sous-tend la figure de l’indépendant vise une définition
plus totale de la personne : elle se réfère à un état constant, produit de la rupture

18. Sur le sujet, cf. l’introduction aux Actes du colloque du CRESAL, Situations d’expertise et socialisation
des savoirs, Saint-Etienne, 1985 ; cf. également Saurugger (S.), « L’expertise, un mode de participation des
groupes d’intérêt au processus décisionnel communautaire », Revue française de science politique, 52, 2002.
19. B. Campbell a montré, dans le cas des débats experts en sciences de la nature, que l’incertitude n’est pas
seulement la cause mais aussi le résultat du travail des acteurs, qui s’en servent comme ressource argumen-
taire (Campbell (B.), « Uncertainly as Symbolic Action in Disputes among Experts », Social Studies of
Science, 15, 1985).

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des liens avec les partis et les organisations intermédiaires. L’indécis, quant à
lui, renvoie au citoyen en tant que votant : incarnant ceux qui restent toujours à
convaincre, cette figure est la personnification de l’incertitude et la cible privilé-
giée des partis en période électorale. Si l’indépendant est une figure mobilisée
historiquement plutôt par les partis de droite20, toujours en attente de la défaite
du péronisme – mouvement perçu comme irrationnel et manipulateur de la
« foule » –, l’indécis ne peut apparaître, de manière quantifiable, qu’à partir de
l’usage des sondages d’opinion.
L’analyse des archives de presse met en évidence le recours de plus en plus
intensif à ces deux figures par les acteurs et observateurs politiques. Si en 1983 les
forces de droite et de centre-droit les invoquent fréquemment dans leurs dis-
cours, il faut attendre les élections présidentielles de 1989 pour que leur emploi
se généralise (notamment par l’Unión Cívica Radical, afin de lutter contre la
perspective d’échec face au candidat péroniste Carlos Menem). Par l’appel aux
indécis, le candidat radical Eduardo Angeloz essayait aussi de s’éloigner de son
parti, discrédité par une conjoncture de crise inflationniste. Il déclarait par
exemple à l’occasion d’un entretien publié par Clarín : « Vous votez au-dessus
des partis politiques, vous ne votez pas pour ou contre Alfonsín, vous votez pour
Menem ou pour Angeloz […]. Je sais que vous êtes un indécis, je sais que vous
vous exprimez dans les sondages, je sais que ces sondages nous parlent de vos
angoisses, de vos frustrations, de vos peurs, ou de vos songes21 » (25 mars 1989).
Ces deux figures ont trouvé une expression politique puissante dans la
notion de gente. Remplaçant progressivement celle de peuple, elle apparaît dans
les discours politiques et journalistiques à la fin des années 1980 comme une
nouvelle appellation du sujet de la représentation démocratique : la gente est
une manière de nommer le demos qui montre la difficulté à l’incarner dans cer-
taines institutions ou dans certains événements, comme le peuple était incarné
dans le péronisme et lors des meetings de la Plaza de Mayo22. L’extension de
l’usage de ces catégories politiques dans les principaux partis de tradition national-

20. Ainsi, en 1983, Francisco Manrique, candidat à la présidence de l’Alliance fédérale et ancien dirigeant
de la droite argentine, oppose comme indicateur pratique de la lutte électorale l’existence d’une « majorité
silencieuse » au poids du nombre de participants aux meetings : « Nous sommes en train de vivre un grand
tournoi politique qui ne tourne pas autour des idées mais qui est centré sur la mobilisation massive de par-
ticipants aux meetings […] Cette bruyante accumulation de possibles votants ne peut pas dissimuler qu’il
existe un grand spectre de volontés, celles qui sont la vraie majorité et qui déterminent les élections. Il s’agit
de la majorité silencieuse, ils sont les indépendants qui ne se laissent pas encadrer par des démonstrations
bruyantes » (La Nación, 11 octobre 1983) [C’est nous qui soulignons].
21. Le sondeur H. Muraro écrit ainsi dans un rapport destiné au comité de campagne péroniste de
l’époque : « Dans la présente campagne préélectorale (1989), les spéculations autour des indécis ont trouvé
une intensité et une magnitude jamais enregistrées auparavant (même pas en 1983) » (Muraro (H.), Poder
y comunicación, op. cit., p. 94).
22. L’affinité de la catégorie de la gente avec d’autres formes du demos comme le peuple, réside par ailleurs
dans le fait qu’en espagnol, à la différence du français, c’est un nom singulier qui réunit un ensemble de
personnes.
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populaire a lieu, en grande partie, à partir du travail des experts avec qui ils
entretenaient des liens. Outre les sondages, ces experts leur offrent toute une
série d’interprétations pour organiser l’action politique.
Les premières interventions des sondeurs dans les journaux nationaux per-
mettent de saisir le répertoire de significations de cette nouvelle période politi-
que où les sondages sont appelés à devenir des boussoles et des miroirs de la
gente et de ses deux figures d’électeurs. Ainsi, lors de la campagne électorale de
1983, l’un des pères fondateurs de l’expertise, le sociologue Manuel Mora y
Araujo23, écrit fréquemment dans le journal de droite La Nación – deuxième
quotidien national – pour expliquer, à partir de certains postulats de la sociolo-
gie fonctionnaliste, l’idée d’une rupture du lien entre les citoyens et les partis et
l’apparition des indépendants et des indécis. Un article intitulé « L’indécision et
la démocratie » est en ce sens éclairant :
« Le système électoral argentin exhibe de nos jours – peut-être plus que jamais –
des attributs d’un système libre et pluraliste, c’est-à-dire d’un vrai “marché élec-
toral”. Il est encore loin de les avoir pleinement atteints, mais il semble qu’il se
déplace dans cette direction. […] Le vote capté de fait par la mobilisation mas-
sive semble être en train de diminuer. De plus en plus d’individus raisonnent et
décident de leur vote. […] Le grand nombre d’indécis que l’on trouve aujourd’hui
révèle, d’une certaine manière, que ce processus qui n’a pas pu encore avoir lieu
dans les faits, historiquement, est en train d’avoir lieu dans les têtes de beaucoup
de citoyens […]. L’indécision n’est pas autre chose que la manifestation d’une
demande électorale insatisfaite. […] Le fait qu’il y ait des citoyens qui raisonnent
et décident autrement que comme les hommes politiques le voulaient n’est plus
un problème du système mais un problème des partis et de leur capacité de sus-
citer des offres plus attractives. » (26 septembre 1983) [c’est nous qui soulignons]

Bien qu’elles soient plus normatives qu’analytiques, ces hypothèses trou-


vent une forme de vérification dans la défaite du péronisme. L’indécis et
l’indécision deviennent à la fois des réalités et des « devoir-être » des
citoyens. Dans un autre article publié dans La Nación, à l’approche de la date
du scrutin, intitulé : « Les tendances électorales et les changements dans la
société argentine » (28 novembre 1983), le sociologue prédit que
« l’Argentine est en train de ne plus être péroniste de manière
prédominante », affirmation soutenue par le fait que la modernisation des
conditions de vie et la diminution du nombre d’ouvriers « amènent beau-
coup de personnes à adopter une attitude plus personnelle et indépendante à

23. M. Mora y Araujo, sociologue de l’Université de Buenos Aires, est peut être la figure la plus prestigieuse
parmi les sondeurs. Faisant partie des premières générations de sociologues argentins, il fait un master en
sociologie à la Faculté latino-américaine de sciences sociales au Chili en 1963. M. Mora y Araujo travaille
ensuite pour l’entreprise Socmerc, dont il sera le directeur et avec laquelle, à partir de mai 1983, il réalise
une série de sondages préélectoraux appelée « baromètre électoral » qui lui permet d’être parmi ceux qui
ont fait de bonnes prédictions du résultat des élections.

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l’égard du système politique ». Les sondages sont apparus, dans ce contexte,


comme l’instrument capable de mesurer les opinions de ces individus changeants.
Quelques journaux, qui investissent de l’argent dans les sondages et leur
consacrent des espaces de publication pendant la campagne de 1983, assurent
également le triomphe des experts et de leur nouvel instrument de mesure. Le
cas de l’hebdomadaire Somos est intéressant parce qu’il est le premier journal à
publier ses propres sondages – c’est-à-dire payés par l’hebdomadaire – presque
une année avant le jour du scrutin. Au total, six sondages paraissent entre le
7 janvier et le 17 octobre 1983. Leur analyse montre que, même dans le cas d’un
hebdomadaire qui se veut innovateur, le poids des indicateurs traditionnels de
la lutte politique reste important. En effet, même si quatre des six sondages
publiés donnent les radicaux vainqueurs, ils sont traités avec une très grande
prudence et relativisés par les éditorialistes cherchant des explications à cette
anomalie des pourcentages qui sera, selon eux, contredite par les résultats
finaux en vertu de ce qu’ils appellent la « structure socio-électorale argentine » :
« Il ne faut pas confondre, par ailleurs, instabilité politique – ce que nous les
Argentins, nous avons fréquemment connu – avec instabilité électorale – ce que
nous croyons toujours avoir avant chaque élection pour découvrir après, sur-
pris, que ce n’est pas comme cela. Les Argentins tendent à maintenir leurs préfé-
rences partisanes parce que, en général, ils ne votent pas comme individus libres,
non compromis et rationnels, qui à chaque fois choisissent une plate-forme
déterminée et un candidat déterminé, mais comme membres de noyaux fami-
liaux et sociaux, de trajectoires traditionnelles, ce qui les fait être de telle ou telle
couleur. En Argentine on est péroniste ou radical comme on est de Boca ou de
Ríver [les deux principales équipes de football dans ce pays]. Ontologiquement.
C’est pour cela que les chiffres se répètent en dépit des bouleversements institu-
tionnels. Il est prévisible ainsi que, de la même façon que dans toutes les occa-
sions dans lesquelles ils n’ont pas été interdits depuis 1946 jusqu’à maintenant,
les péronistes l’emportent escortés par les radicaux. Ceci est inscrit d’une cer-
taine manière dans la structure sociale. » (7 janvier 1983)

Il faut attendre l’édition de Somos qui suit le scrutin de 1983 pour que soient
défendus ouvertement et définitivement les sondages d’opinion comme outil
de lisibilité du monde social et, plus spécifiquement, des préférences des
citoyens. Près de trois pages de l’hebdomadaire sont dédiées au nouveau pro-
duit journalistique, et notamment au scoop obtenu à partir de l’utilisation des
sondages. L’article est intitulé « Nous l’avons pronostiqué » et les éditeurs
affirment : « Depuis les premiers moments, les sondages de SOMOS et A&C
ont montré le phénomène Alfonsín et ont prédit son triomphe ». Cette célébra-
tion du nouvel outil contraste avec la méfiance affichée par le journal pendant
la campagne lorsque ses propres chiffres donnaient vainqueur le candidat radi-
cal. Tous les doutes et les hésitations d’avant scrutin sont oubliés. En fait,
l’enseignement que l’hebdomadaire veut donner aux lecteurs est aussi un ensei-
gnement pour lui-même : « Parmi d’autres choses, qu’est-ce que ces élections
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Gabriel VOMMARO 169

ont démontré ? Que les sondages d’opinion servent […] mais, encore plus :
depuis le tout début ils ont visé juste. Maintenant, à la lumière des résultats des
élections, on voit qu’ils étaient une feuille de route raffinée de la carte politique
nationale. » L’image de la boussole, qui guide et oriente, apparaît déjà dans les
premières publications des sondages. L’idée de changement d’époque, d’un
espace politique bouleversé qui doit être ordonné au moyen des nouveaux ins-
truments, d’une route qui nécessite de nouveaux instruments de navigation
pour s’y engager, formera le noyau des raisons que les acteurs se donneront
pour justifier l’utilité de cette technique d’enquête24. Progressivement, après les
élections de 1983, les sondeurs seront engagés par les administrations publi-
ques, par les élus, par les comités de campagne des candidats ou des partis afin
de fournir des données sur « ce que la gente veut25 ». Ils seront à la fois des pour-
voyeurs de données et des analystes, les deux rôles pouvant être ou non joués
par le même expert.

Conclusions tirées par Manuel Mora y Araujo


des résultats des élections de 1983
« Les urnes ont donné au pays une telle surprise qu’il est difficile, en essayant d’ana-
lyser l’avenir probable, de se soustraire à l’impact du résultat électoral. La surprise a
été moindre, cependant, pour les enquêteurs d’opinion publique, puisque la
majeure partie des sondages sérieux a anticipé, avec différents degrés de précision, le
résultat du scrutin. […] Bref, il n’y a aucun doute que l’analyse basée sur l’informa-
tion systématique sur des tendances de l’opinion publique a été un instrument effi-
cace pour la réduction de l’incertitude sur le processus électoral. […] La conclusion
c’est que l’enquête, dans ses variantes plus quantitatives et plus qualitatives, a un
apport spécifique à faire afin de comprendre le contexte. […] Peut-être est-ce déjà le
moment pour que ces instruments soient réellement incorporés à l’ensemble des
outils qui aident les decision-makers de l’Argentine.
Ceci vaut autant pour le monde des entrepreneurs que pour d’autres milieux,
comme celui de la politique. Beaucoup de partis et de candidats doivent être mainte-
nant déçus comme le pays est surpris avec ce qui vient de se passer. Beaucoup

24. À la même époque que Somos, l’hebdomadaire Mercado – adressé aux entrepreneurs et aux profession-
nels du marketing – publie des sondages et surtout des analyses de M. Mora y Araujo. Au fur et à mesure
que la date du scrutin s’approche d’autres journaux généralistes publient également des sondages, comme
La Nación, Ambito Financiero, La Prensa, Tiempo Argentino et les hebdomadaires Gente, Argumento Político
et La Semana. Cf. Cordeu (M.) et al., Peronismo. La mayoría perdida, op. cit., p. 96-97. Dans les journaux
étudiés, Clarín et La Nación, l’apparition des sondages n’est pas en 1983 au centre des formes de lecture de
la compétition électorale. Le cas de Clarín est en ce sens éclairant puisqu’il sera l’un des journaux qui utili-
sera le plus l’instrument dans les années suivantes, tout en créant sa propre entreprise de production de
sondages à la fin des années 1980. En 1983, il ne publie pas de sondages. Au contraire, La Nación donne
une importance un peu plus grande aux enquêtes d’opinion, qui demeurent cependant toujours des indi-
cateurs secondaires.
25. Par ailleurs, toute une série de nouvelles techniques de communication en vigueur dans d’autres pays
seront utilisées par les comités électoraux des partis pour améliorer la présentation de soi des candidats.

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d’entre eux, certainement, ont eu une attitude négative vis-à-vis de l’information


provenant des sondages d’opinion et de l’enquête systématique, tout en soutenant
des théories sur des caractéristiques supposées de l’homme argentin qui le rendent
incompréhensible pour les méthodes d’enquête, et tout en faisant confiance à leur
capacité intuitive de connaître la réalité […] Il est prévisible que dans cette étape
importante de la vie du pays qui s’ouvre maintenant, et dans la mesure où nous vou-
lons contribuer à la connaissance et aux besoins de réduire l’incertitude, nous
sachons nous servir mieux d’une combinaison optimale entre information systéma-
tique et intelligence » (Mercado, 3 novembre 1983).

Les sondeurs et les sondages depuis 1983 :


les démarches des « pères fondateurs »
Si les élections de 1983 constituent un premier point d’appui pour persuader
de la fiabilité de l’instrument, ce moment n’a pas été une « épreuve grandeur
nature », comme en 1936 aux États-Unis selon Loïc Blondiaux26. Les sondeurs
ne disposaient pas des forces suffisantes pour établir un « théâtre de l’épreuve »
à l’instar de celui construit par George Gallup. Au contraire, les experts argen-
tins ont travaillé aux marges du jeu politique et électoral, sans pouvoir attirer
l’attention ni des hommes politiques ni des principaux journalistes. Même le
candidat qu’ils donnaient vainqueur l’utilisait peu comme ressource symbo-
lique ou moyen de connaissance. Après 1983, l’institutionnalisation des son-
dages s’est opérée progressivement, sans qu’il y ait un ultime moment de
consécration. Si leur usage s’est imposé, c’est que leurs promoteurs ont su lier
les sondages à l’incertitude politique qu’ouvrait la défaite du péronisme : ils
devenaient des outils dont la fiabilité reposait sur leur aptitude à mesurer l’opi-
nion de l’individu « indécis » et « indépendant ».
Le travail des experts a été nécessaire pour les rendre acceptables et les faire
accepter. Les trajectoires des pères fondateurs de l’expertise en opinion révèlent
la pluralité de leurs démarches et les ressources qu’ils mobilisent pour convain-
cre les hommes politiques et les journalistes de la capacité des sondages à
connaître la gente. Sociologues, principalement influencés par la sociologie empiri-
que et fonctionnaliste américaine, leur conversion à la pratique des sondages
s’inscrit dans un itinéraire à la fois scientifique, professionnel et d’intervention
publique. Le marketing27, les expériences professionnelles et les études de troisième

26. Cf. Blondiaux (L.), La fabrique de l’opinion…, op. cit., p. 254 et s.


27. L’utilisation plus intensive des sondages dans les entreprises d’étude marketing, au moins jusqu’au
début de la « transition démocratique », rapproche le cas argentin du cas français. Voir Blondiaux (L.), La
fabrique de l’opinion, op. cit. Ces entreprises ont constitué un espace d’accumulation de savoir-faire mais
aussi un « refuge » professionnel pendant les années d’instabilité et de répression politique, comme le sou-
ligne un sondeur interviewé : « J’ai fait des sondages à l’époque de Illia [président entre 1963 et 1966], et
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Gabriel VOMMARO 171

cycle à l’étranger leur permettent d’avoir une activité continue, de se former à la


maîtrise des sondages tout en ayant les ressources nécessaires pour proposer en
1983 cette nouvelle modalité de mesure de l’opinion et des intentions de vote.
Trois types de stratégies ont été adoptés. En premier lieu, les experts s’emploient
à démontrer aux hommes politiques l’utilité de l’instrument. La proximité de
certains d’entre eux avec les partis majoritaires favorise la réussite de l’entre-
prise. Mais la démarche n’est pas facile. En 1983, à l’exception de certains grou-
pes radicaux, les partis politiques ne voient pas l’intérêt politique de cet
instrument de mesure. Les sondeurs doivent alors investir du temps, et dans
certains cas de l’argent, pour réaliser les premières enquêtes. Ils doivent aussi
trouver l’argumentaire approprié pour démontrer que l’incertitude, liée à la
recomposition du champ politique, ne peut pas être réduite par les moyens tra-
ditionnels. La socialisation des hommes politiques à l’usage de l’outil se produit
dans les comités de campagne et dans les séminaires et conférences organisés
par les sondeurs.
Le cas de Julio Aurelio est en ce sens éclairant. Sociologue à l’Université
catholique d’Argentine, il travaille de 1965 à 1977 dans une équipe de recher-
che (Equipo de Investigaciones Sociales Aplicadas) à l’Université de El Salvador
qui est dans ces années-là, notamment pendant les gouvernements militaires
(1966-1973), un espace de recherche relativement protégé de la répression
frappant les universités publiques. En 1973, lors du triomphe du péronisme
aux élections présidentielles, les autorités universitaires, compromises avec
les derniers gouvernements militaires, sont remplacées par des responsables
académiques proches du Parti justicialista, notamment des groupes de gauche
liés à la Jeunesse péroniste. Julio Aurelio est alors désigné recteur de l’Univer-
sité de Mar del Plata, une ville de la province de Buenos Aires. En 1975, il
quitte l’Argentine pour aller en Espagne. Son voyage, dont les raisons ne sont
pas claires, coïncide à peu près avec le moment où la droite péroniste prend le
contrôle du gouvernement, dont le ministère de l’Education, et licencie tous
les recteurs des universités publiques désignés en 1973. Déjà initié à la socio-
logie empirique, Julio Aurelio commence en Espagne à s’intéresser aux son-
dages politiques. C’est ainsi qu’en 1977, il crée la Compagnie argentine
espagnole de consulting (ARESCO), dont il est le président à partir de 1981.
En tant que sondeur et conseiller, il travaille pour le Parti populaire et pour la
Casa Real. Le retour de la démocratie en 1983 constitue un moment propice

(Suite de la note 27 page 170)


bien sûr après on s’est retrouvé sans boulot parce que le coup d’État est arrivé, ou les coups d’État, et alors
on est retourné faire des enquêtes commerciales, mais lorsqu’une période démocratique commençait, nous
faisions des sondages et après nous nous mettions à la retraite, ils nous mettaient à la retraite » (entretien
avec Heriberto Muraro).

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pour appliquer son expérience à la politique argentine. Il fait ainsi l’un des
sondages qui pronostique la victoire radicale.
Les difficultés pour obtenir des ressources économiques afin de réaliser un
sondage préélectoral, pour trouver des interlocuteurs intéressés par l’instru-
ment et la faible répercussion de l’enquête dans le milieu journalistique mon-
trent que l’importation de l’expertise n’est pas une entreprise aisée28. Julio
Aurelio sera d’ailleurs contraint de financer une partie du travail :
« La campagne électorale de 1983 a été la première dans laquelle nous avons fait
un travail très important parce qu’en fait ça a été l’un des rares travaux sur l’opi-
nion publique […]. [Question : Ce travail a été publié ?] Il a eu une publication
restreinte, c’est-à-dire qu’il n’a pas été édité. Il y avait des présentations publi-
ques des conclusions du travail peu avant les élections. Il était connu plutôt par
les protagonistes politiques de l’époque, les candidats présidentiels, autant
Alfonsín [radical] que Lúder [péroniste] et quelques personnes liées à d’autres
forces politiques […]. [Question : Qui avait commandé l’étude : les forces politi-
ques ou d’autres groupes ?] Cette étude a été faite en vérité avec un ensemble de
soutiens de dernière minute parce qu’on a décidé de la faire, en fait, lors de mon
séjour ici pendant les vacances, les vacances d’été d’Espagne à la fin d’août. À ce
moment-là, en raison du climat électoral, […] avant de partir, m’ont proposé de
faire cette étude, d’une part des groupes liés à la campagne du péronisme,
d’autre part des entrepreneurs, une fondation aussi, qui était lié à l’Association
des banques de l’Argentine. De toute façon, j’ai fait pour mon propre compte
une partie importante, parce que j’étais très intéressé, il s’agissait de la première
opportunité d’étudier la campagne électorale. [Question : Et les péronistes s’enga-
geaient dans des études de ce type ? Parce que l’on dit qu’ils étaient assez rétifs, les
candidats disaient : “Les sondages ne mesurent rien”…] À l’époque les sondages
n’avaient pas la considération qu’ils ont aujourd’hui. Effectivement, il y avait
beaucoup de gens qui ne se sont pas aperçu des urgences… tant le péronisme
que d’autres forces politiques, ils accordaient beaucoup plus d’importance au
feeling qu’ils avaient directement avec la situation, comme conséquence des
meetings et de… le péronisme avait fait des meetings importants mais le radica-
lisme aussi […]. [Question : Et dans le milieu journalistique, ils connaissaient ce
sondage ?] Pas beaucoup, pas beaucoup. [Question : À l’époque ce n’était pas…]
Non, non, il n’y avait pas de publication. » (entretien avec Julio Aurelio).

Sa filiale étant installée à Buenos Aires depuis 1985, ce ne sera pourtant


qu’après les élections de 1987 que le sondeur reviendra d’Espagne pour s’établir
définitivement en Argentine.

28. En raison de ses relations, J. Aurelio a cherché des alliés dans le parti péroniste, son travail étant de plus,
selon lui, une contribution à la campagne du parti. Selon les témoins de l’époque, les hommes politiques
péronistes n’étaient prêts à investir ni leur temps ni leur argent dans les sondages, comme en témoigne le
récit de la rencontre entre l’un des principaux dirigeants du péronisme, Antonio Cafiero, et J. Aurelio : ce
dernier s’est présenté dans le bureau de Cafiero pour demander un rendez-vous ; Cafiero, « par politesse »,
lui a concédé « cinq minutes » (Cordeu (C.) et al., Peronismo. La mayoría perdida, op. cit., p. 164).
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Gabriel VOMMARO 173

C’est alors que les soutiens financiers permettent d’entreprendre une activité
professionnelle économiquement viable. Comme le montre Silvio Waisbord 29,
les conseillers qui commencent à entourer les candidats sont des hommes pro-
ches des partis. Julio Aurelio ne fait pas exception à la règle. Après avoir parti-
cipé à la campagne du péroniste Antonio Cafiero, il devient son conseiller
lorsqu’en 1987 ce dernier remporte les élections au poste de gouverneur de la
province de Buenos Aires30. Le sondeur devient ainsi l’un des experts officiels
de ce parti : l’année suivante, lors des élections internes pour élire le candidat à
la présidentielle de 1989, Julio Aurelio déclare dans un entretien au journal La
Nación : « Quel que soit celui qui gagne “l’interne” du 26 juin, le 27 au matin je
travaillerai encore pour le parti » (La Nación, 26 août 1988). Cependant,
contrairement aux affirmations de Silvio Waisbord, le rôle des experts ne se
confond pas avec celui des militants. Certes, Julio Aurelio travaille pour le parti
avec lequel il est identifié politiquement, mais il le fait depuis une position qui
se veut technique, comme l’atteste cette auto-définition :
« Mon boulot spécifique dans la campagne de Cafiero est de travailler pour har-
moniser les propositions du candidat avec les attentes de la gente, ce qui souvent
est assez difficile. Des fois, je recueille des données de la société qui contredisent
la logique interne du parti et alors ma mission est un peu plus compliquée.
Néanmoins, précisément, l’un des apports qu’un expert peut faire dans ce
domaine est d’aider à rendre moins sectaire le parti dans lequel il est investi. Je
n’utilise jamais des chiffres idéologisés, mais j’essaie d’offrir une vision objective
des attentes des adhérents et de la société en général. » (La Nación, 26 août 1988)
Si à l’époque Julio Aurelio doit, à l’instar d’autres sondeurs, être considéré
comme un expert péroniste plutôt que comme un militant, la tension entre
l’expertise et l’engagement partisan se manifeste de plus en plus dans les années
suivantes. En effet, les sondeurs se présenteront moins comme des hommes
proches des partis que comme des experts capables d’avoir un regard objectif
sur la politique et sur le monde social : la prétention à l’objectivité et à une
représentation technique de la gente paraît d’autant plus légitime qu’elle est
soutenue par la justesse des pronostics.
Le cas d’Edgardo Catterberg est assez différent de celui de Julio Aurelio. Il
partage avec lui le passage par une formation en sociologie, cette fois à l’Université

29. Waisbord (S.), El gran desfile..., op. cit.


30. Le premier débat télévisé lors d’une campagne électorale a lieu en 1987 : les deux principaux candidats
au poste de gouverneur de la province de Buenos Aires, A. Cafiero et le radical Juan Carlos Casella se ren-
contrent sur un plateau. Avant et après le débat, des sondages sont parus dans les principaux journaux,
Clarín et La Nación, pour mesurer les effets d’une concurrence serrée. Il s’agit de la première campagne où
les sondages sont de vrais produits journalistiques. Par ailleurs, en raison de l’incertitude liée à des citoyens
« non prévisibles » par les moyens partisans traditionnels, le leader péroniste qui n’avait consacré que cinq
minutes à J. Aurelio en 1983 accepte finalement de lui commander des sondages : l’instrument commence
à s’intégrer à une nouvelle démarche politique de conquête de la gente.

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174 Histoire d’une conversion aux sondages

de Buenos Aires. Faisant partie des sociologues influencés par les sciences socia-
les américaines, il part aux États-Unis pour faire un doctorat en science politi-
que à l’Université de Caroline du Nord où il approfondit ses connaissances en
matière d’enquête empirique. À partir de 1980, il travaille pour l’Institut de psy-
chologie sociale appliquée (IPSA), une entreprise d’études de marché et d’opi-
nion publique créée en Argentine en 1959. Ce travail lui permet d’arriver en
1983 avec une certaine expérience dans le domaine des études d’opinion. En
effet, comme professionnel de l’entreprise, il mène au moins quatre enquêtes
quantitatives et une qualitative sur le sujet. En 1983, Edgardo Catterberg fait
partie d’une équipe de publicitaires et de sondeurs en travaillant comme conseiller
(gratuitement à l’époque) pour la candidature de Raúl Alfonsín (Unión cívica
radical). Il s’agit là de la première expérience de participation systématique des
experts dans la campagne de l’un des partis majoritaires31. Même si certains
courants du radicalisme sont intéressés par la possibilité de mesurer les opi-
nions par les sondages, les clients continuent cependant à être plutôt des entre-
prises privées. Toujours comme sondeur d’IPSA, Edgardo Catterberg fait ainsi
l’un des sondages pronostiquant le triomphe radical.
Après les élections de 1983, il crée sa propre entreprise de sondages tout en
combinant cette activité avec la direction du Secrétariat d’information publi-
que, dépendant de la présidence de la nation. Bien qu’ayant pour fonction de
fournir des informations sur l’opinion publique au gouvernement, le budget du
bureau est limité32. Dans les années 1980, il travaille ainsi à la fois dans la fonc-
tion publique et dans l’entreprise privée, avec María Braun, autre sociologue de
l’Université de Buenos Aires, également experte d’IPSA, qui sera à partir de
1995 la directrice de la filiale argentine de la société anglaise de sondages Mori.
Comme Julio Aurelio, Edgardo Catterberg devient un homme de confiance de
son parti, et c’est à partir de ces liens qu’il peut faire progressivement entrer
l’utilisation des sondages dans le gouvernement et dans les comités de campagne
radicaux.
La deuxième stratégie des sondeurs consiste à convaincre et à « éduquer » les
journalistes politiques en leur montrant en quoi les sondages – parce qu’ils produi-
sent des informations exclusives – peuvent devenir des produits journalistiques.

31. Lors de la campagne électorale de 1973, le parti de droite Nueva fuerza avait aussi fait une campagne
« moderne » en utilisant des technologies de publicité politique.
32. La nomination du personnel du nouveau gouvernement radical est l’occasion de l’entrée de certains
sociologues dans l’administration publique. Ils sont chargés d’étudier la nouvelle société de la transition
démocratique ainsi que les effets des politiques publiques que le gouvernement envisage d’entreprendre.
Cette nouvelle position des experts favorisera une commande plus fréquente de sondages à des entreprises
privées. Les postes obtenus par certains sondeurs dans le gouvernement radical de R. Alfonsín n’indiquent
pourtant pas une « consécration » des sondages. Les experts travaillent plus comme des auxiliaires techni-
ques de l’administration que comme de vrais experts c’est-à-dire, dans le sens que nous donnons au terme,
comme des intervenants dans la lutte symbolique de la communication politique pour la définition du
monde social ayant une certaine autonomie à partir de la mobilisation de formes techniques de connaissance.
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Gabriel VOMMARO 175

Un sondage dévoilerait un fait auparavant inconnu grâce à la mesure des désirs


et des besoins de la gente. Comme celle-ci change en permanence, les sondages
sont rapidement obsolètes et ils peuvent, de cette manière, être une source iné-
puisable de scoops33. L’incertitude et le changement apparaissent encore comme
des arguments justifiant la nécessité de mesurer. Mais les sondeurs doivent en
même temps initier les journalistes à l’usage de l’instrument, sans pour autant
leur en donner la maîtrise. D’où une présentation des sondages mettant l’accent
sur les aspects les plus techniques, – taille de l’échantillon, date de réalisation et
marges d’erreur – qui deviennent ainsi des indices du caractère objectif des
données. Une telle mise en scène de la scientificité vise à empêcher les mauvais
usages de l’instrument, susceptibles de nuire à leur prétention à l’objectivité,
mais aussi à contrôler son usage, à la manière d’une stratégie de protection de
juridiction professionnelle34.
Sous cet angle, le rôle joué par Manuel Mora y Araujo est très important.
Associé au mathématicien Felipe Noguera avec qui il crée une entreprise de
sondages (Mora y Araujo, Noguera & Asoc.), il entreprend un travail d’initia-
tion des médias aux potentialités journalistiques des sondages, aux manières de
les publier et à leurs caractéristiques techniques.
« Pendant de nombreuses années avec Manolo [Manuel Mora y Araujo], on a
fait une chose appelée Micromemo, qui était un rapport mensuel que nous
envoyons avec quelques données aux médias, ce que nous voulions, n’est-ce
pas ? Sur le divorce, sur l’avortement, et nous mettions toujours la fiche techni-
que. Cela a produit deux choses : d’abord, une inflation de l’usage des sondages
dans les médias ; ensuite, une certaine perception des échantillons, s’ils étaient
nationaux, le nombre de cas, la marge d’erreur, la date, etc. » (entretien avec
Felipe Noguera)

À partir de 1987, Manuel Mora y Araujo et Felipe Noguera organisent – au


début avec la revue américaine Campaigns and Elections35, puis seuls – des sémi-
naires annuels sur les campagnes électorales, l’usage des sondages d’opinion et
sur toutes les techniques de communication politique. Ces séminaires
d’apprentissage des nouvelles façons de faire de la politique trouvent un public

33. L’analyse de la publication de sondages dans la presse pendant les campagnes électorales permet de voir
comment progressivement, à partir des années 1980, ils sont placés au centre de l’information sur la com-
pétition. Dans les journaux analysés, il y a un déplacement progressif de la présentation des chiffres des
pages périphériques aux pages principales, jusqu’à la une dans les années 1990. Une pratique commune se
constitue, qui consiste à publier périodiquement, les mois précédents le scrutin, des « sondages exclusifs »
révélant les préférences changeantes de la gente. Ces sondages sont parfois comparés aux « exclusivités »
antérieures publiées par le journal, représentant ainsi des principes journalistiques de lecture de la compé-
tition.
34. Cf. Abbot (A.), The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, The Uni-
versity of Chicago Press, 1988.
35. Cette revue est « la bible nord-américaine de l’industrie électorale » selon S. Waisbord (El gran des-
file…, op. cit., p. 71).

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176 Histoire d’une conversion aux sondages

d’hommes politiques, de journalistes et de jeunes sondeurs. En invitant des


experts étrangers, notamment nord-américains, Manuel Mora y Araujo et ses
partenaires veulent indiquer l’avenir des pratiques politiques argentines, en
même temps qu’influer sur cet avenir. Ces séminaires seront également des
lieux de conversion de l’élite politico-médiatique argentine au nouvel art de la
politique qui s’impose alors au niveau international.
Enfin, une troisième stratégie cherche à construire une position spécifique
d’« expert-sondeur » en dehors des espaces politique et médiatique. Pour ce
faire, les sondeurs conservent leur appartenance au champ des sciences sociales
tout en essayant de la rendre compatible avec leurs « prestations médiatiques ».
Les articles dans les journaux et les interventions télévisées étaient aussi bien des
moyens de montrer la capacité de l’instrument à mesurer le monde social et les
désirs de la gente que d’imposer leur présence personnelle à chaque fois qu’il
était utilisé dans les médias. Mais la force des liens noués avec l’univers des
médias rend conflictuelle leur relation avec la sociologie académique. Bien que
sociologues pour la plupart, les experts ne réussiront jamais à imposer la prati-
que des sondages comme une branche légitime de la discipline. Ici réside la par-
ticularité du cas argentin : d’une part, à la différence du cas américain36, les
sondeurs ne pourront pas établir de liens forts avec le milieu universitaire, du
moins avec les universités publiques où la sociologie s’est implantée ; d’autre
part, à l’inverse du cas français, les sondeurs ne réussiront pas non plus à se lier
étroitement à la science politique qui se développe dans les universités publi-
ques en Argentine dans les années 198037. Seuls ceux qui bénéficient déjà d’une
reconnaissance scientifique pourront garder leur place dans le milieu académi-
que. Individuellement, ils participeront à la sociologie et à la science politique
argentines qui se sont données pour tâche principale de penser les conditions
du développement de la transition démocratique. Comme groupe social, parce
qu’ils ont des difficultés à imposer la légitimité de leur objet, les sondeurs
rejoindront progressivement les universités privées naissantes dans les années 1990
où ils mettent sur pied des formations de troisième cycle38.

36. Blondiaux (L.), La fabrique de l’opinion…, op. cit.


37. Champagne (P.), Faire l’opinion…, op. cit. Le cas du département de science politique de l’Université de
Buenos Aires est en ce sens intéressant. Cette formation s’intègre au projet du gouvernement radical de
créer une école de cadres politiques. L’un de ses fondateurs et son premier directeur est E. Catterberg.
D’autres sondeurs célèbres comme J. Aurelio y sont professeurs. Il y a aussi une spécialisation en opinion
publique d’un niveau équivalent à la maîtrise française. Pourtant cette formation représente dans la prati-
que plutôt un espace de reconversion de certains sociologues à la science politique étasunienne ou à la phi-
losophie politique française (C. Lefort, etc.) qu’une institutionnalisation académique de l’expertise en
sondages.
38. E. Catterberg est peut-être celui qui a le plus contribué à établir des liens entre l’université et la pratique
des sondages et pour l’institutionnalisation de la science politique en Argentine. Membre fondateur et pré-
sident pendant quelques années de la Société Argentine d’Analyse Politique (SAAP), il trouve au sein des
universités privées un espace plus propice qu’à l’université publique pour établir le lien entre universitaires
et experts. Il est ainsi, jusqu’à sa mort, professeur de l’Université de San Andrés, où se forment une partie
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Gabriel VOMMARO 177

L’indifférence des milieux universitaires publics, lieux centraux de socialisa-


tion des nouvelles générations de sociologues et de politistes, à l’égard des son-
dages peut s’expliquer par leur tradition d’autonomie vis-à-vis d’autres secteurs
sociaux39 : la pratique des sondages entraîne un rapport étroit avec le champ
politique et une forte dépendance à la demande externe40. Par ailleurs, cette
technique d’enquête provenant de la tradition quantitative nord-américaine
s’oppose au tournant qualitatif de la sociologie argentine initié dans les années
1980 au moment même où s’institutionnalisent les sondages41. De fait, en dépit
de la constitution de ces nouvelles formations, il n’existe en Argentine ni
d’équivalent de l’Institut d’études politiques de Paris ni de catégorie profession-
nelle semblable aux « politologues » décrits par Patrick Champagne42. La
majeure partie des sondeurs n’acquiert sa formation qu’au terme des études
universitaires « classiques », en entrant dans des entreprises de sondages ou
parfois après un passage par les universités étasuniennes. Comme auparavant
les entreprises d’études de marché, les instituts privés d’opinion publique sont
aussi, depuis les années 1980, des espaces de socialisation et d’apprentissage
professionnel43. Ainsi, les formations créées dans des universités privées repré-
sentent-elles plutôt des lieux où les sondeurs peuvent maintenir une insertion
universitaire qui est à la base, on l’a vu, de l’une des formes de capital symboli-
que fondamentale pour eux.
La consolidation de l’espace des sondeurs dans les années 1990 a aussi été
favorisée par les alliances commerciales entre les experts argentins et des insti-
tuts de sondage étrangers. Les liens internationaux se sont constitués en res-
sources professionnelles autant pour développer les affaires que pour échanger

(Suite de la note 38 page 176)


39.
des élites économiques argentines. Le cas de M. Mora y Araujo est assez similaire, à la différence près qu’il
ne quitte pas la sociologie pour s’investir dans une autre discipline comme la science politique. Dans les
années 1960, M. Mora y Araujo est enseignant de méthodologie à l’Université de Buenos Aires. Ses travaux
deviennent une référence dans ce domaine et dans la spécialité des études électorales. Comme le sondeur
du parti radical, M. Mora y Araujo trouve un espace d’intervention académique non pas dans les universi-
tés publiques mais dans les universités privées, notamment au sein de l’Université Torcuato Di Tella dont il
devient le vice-directeur et où il crée un institut d’opinion publique.
39. Sur la tradition universitaire argentine et ses liens problématiques avec la « demande sociale », cf.
Sigal (S.), Le rôle politique des intellectuels en Amérique latine : la dérive des intellectuels en Argentine, Paris,
L’Harmattan, 1996.
40. Ce qui a été souligné dans le célèbre article de P. Bourdieu sur l’opinion publique (Bourdieu (P.),
« L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, 29 (318), 1973.
41. Pour un panorama de la sociologie argentine dans les années 1980 et 1990, Cantón (D.), Jorrat (J.), La
investigación social, hoy, Buenos Aires, CBC-UBA, 1997.
42. Cf. Champagne (P.), Faire l’opinion…, op. cit.
43. Les instituts d’opinion publique, entreprises privées, permettent de rendre plus stable la prétention de
créer un espace d’activité spécifique, éloigné autant des pures études de marché que des laboratoires des
universités. Dans les années 1980, les premiers sondeurs créent leurs propres entreprises de sondages tout
en quittant, au moins partiellement, les entreprises d’études de marché où ils travaillaient auparavant.
Dans la plupart des cas, l’entreprise a pour nom celui du consultant, ce qui illustre l’importance du prestige
de l’expert pour la démarche d’institutionnalisation de l’instrument.

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178 Histoire d’une conversion aux sondages

des expériences. Les sondeurs argentins vont ainsi participer aux associations
internationales liées à l’activité, comme la World Association For Public Opi-
nion Research (WAPOR) et l’Association latino-américaine de conseillers poli-
tiques (ALACOP), à la création de laquelle ils ont beaucoup contribué.

Les valeurs professionnelles,


entre légitimité technique
et prétention représentative
Au fur et à mesure que le champ de l’expertise en sondages se consolide, les
sondeurs acquièrent des formes de légitimité propres, constituant l’indépen-
dance vis-à-vis des partis en valeur principale. Indépendance qui prend sens
dans une « déontologie de l’expertise » prescrivant l’objectivité et la distance
par rapport aux approches partisanes de la réalité sociale44. Si l’analyse des
entretiens montre qu’une certaine division persiste entre sondeurs « partisans »
et « indépendants », elle ne renvoie pas pour autant à une opposition entre sub-
jectif et objectif, mais traduit des choix d’investissements différents. Ceux qui
ont des liens plus forts avec les partis majoritaires ne veulent pas abandonner
leurs attachements militants – de moins en moins partisans, de plus en plus liés
aux relations personnelles avec certains hommes politiques –, ce qui implique-
rait l’abandon d’une source permanente de commandes, notamment dans le
cas du parti péroniste, qui détient la plupart des gouvernements provinciaux et
locaux en Argentine et qui est donc le client le plus important des instituts de
sondage. Mais ces liens persistants ne sont pas un facteur de dérogation à la
règle de l’objectivité dans la mesure où la justesse des pronostics est une source
de légitimité des sondeurs sur les scènes médiatiques45. Par ailleurs, si les son-
deurs ont dû mobiliser leurs rapports avec les partis pour convaincre les hom-
mes politiques de la fiabilité des sondages, certains vont progressivement
marquer leur distance à l’égard des politiques afin de mieux s’inscrire dans un
contexte de transformations politiques où les partis se fragmentent : de nou-
veaux partis apparaissent et les fidélités politico-partisanes perdent du sens
pour l’activité d’expertise.

44. La dimension « artistique » de la discipline, selon les mots d’un sondeur interviewé, est par ailleurs une
manière de manifester la clôture de l’espace de l’expertise à un groupe réduit de sondeurs qui ont à la fois
de l’expérience, des savoirs et des capacités « extraordinaires ».
45. Le contrat de propriété des sondages entre sondeurs et hommes politiques ne garantit pas seulement la
confidentialité des chiffres. Il garantit aussi que les sondeurs, même les plus indépendants et les moins liés
aux partis, respecteront les intérêts de leurs commanditaires.
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Gabriel VOMMARO est doctorant à l’EHESS Ses recherches portent sur la culture et les
(CSE), où il a obtenu un DEA. Il a par ailleurs pratiques politiques en Argentine depuis le
obtenu un Master de recherche en sciences début de la transition démocratique, le rap-
sociales à l’Université de Buenos Aires où il port entre les médias et le politique, les
a enseigné la théorie sociale et la théorie configurations, les réseaux et les espaces
politique. Il est actuellement enseignant- de sociabilité politique et le rapport entre
chercheur à l’Université de Général Sar- sciences sociales et expertise.
miento (Institut du développement humain,
Département d’études politiques).
gvommaro@yahoo.com.ar

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