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LA GRANDE GUERRE COMME

« ÉVÉNEMENT COSMIQUE ».
JAN PATOčKA ET L’EXPÉRIENCE DU FRONT

L’expérience de la guerre est quelque chose dont l’humanité est tellement


pénétrée, dont elle subit à tel point la fascination, que cette expérience seule
permet de comprendre les grandes lignes de l’histoire de notre temps1.

Dans le dernier volet de ses Essais hérétiques sur la philosophie de


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l’histoire, intitulé « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle comme
guerre », Jan Patočka se propose d’élucider la charge de sens conte-
nue dans ce qu’il tient pour « l’événement décisif du XXe siècle »
(EH, p. 159), la première guerre mondiale. La lecture qu’il engage
ne s’attache pas à l’explicitation des circonstances immédiates ou du
déroulement effectif de la guerre, mais est commandée par le projet
de restituer sa portée « symptomatique », sa dimension « époquale »
et de l’inscrire ainsi dans ce qu’il appelle une « histoire des pro-
fondeurs ». À cet effet, il importe de relever le caractère paradigma-
tique des expériences que la guerre a occasionnées, expériences qui
seules – c’est une des thèses maîtresses de l’ouvrage – peuvent nous
guider sur la voie d’une durable « sortie de la guerre2». Confirmation
éclatante du régime de sens qui domine encore notre présent, la
Grande Guerre s’avère également, saisie rétrospectivement, être le
lieu d’une « conversion colossale, d’un metanoein sans précédent »
(EH, p. 102), à même de miner les bases du système qui a conduit
à la guerre. Ressaisie selon ces lignes, elle apporte un témoignage
non seulement pour ce que la modernité a été, mais également pour
ce qu’elle a encore à être ; elle met au jour non seulement les lignes
de force de notre présent mais tout autant le levier à même de les
subvertir.

1. Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (désormais


EH), trad. E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 1981/1999, p. 168. Je tiens à remercier
les deux évaluateurs anonymes de la revue pour leurs commentaires précieux et
leurs riches suggestions.
2. Jan Patočka, « Vers une sortie de la guerre » (désormais VSG), trad.
E. Abrams, Esprit, n° 352, février 2009, pp. 158-164.
Revue philosophique, n° 4/2018, p. 507 à p. 524
508 Ovidiu Stanciu

Qu’est-ce qui amène Patočka à accorder une place si impor-


tante à la Grande Guerre au sein de ses méditations sur la philo-
sophie de l’histoire, au point d’y voir non seulement l’événement
qui donne la clef d’intelligibilité du XXe siècle, mais simultanément
le pendant final d’un cheminement historique inauguré par l’émer-
gence conjointe, en Grèce, de la philosophie et de la politique ?
Ni la proximité de cet événement ni un engagement personnel ne
peuvent en être les raisons, car Patočka déploie ses réflexions
sur une guerre à laquelle il n’a pas pris part, plus d’un demi-
siècle après son achèvement, alors que d’autres phénomènes, tout
aussi massifs, ont bouleversé l’histoire du XXe siècle. Qu’est-ce
qui fait que, située à une telle distance, historique et biogra-
phique, cette conflagration suscite chez lui des réflexions d’une
telle ampleur ?
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Trois ordres de raisons semblent motiver ce privilège. En premier
lieu, la Grande Guerre lui apparaît comme un événement au sens
fort, c’est-à-dire comme un phénomène qui affecte un champ sans
pouvoir être déduit à partir de linéaments préalables de ce champ,
un phénomène qui excède le régime de sens au sein duquel il sur-
git. Comme telle, la Grande Guerre s’avère rétive à toute tentative
de la saisir à partir de ce qui la précède, de ce que Patočka appelle
« les idées du XIXe siècle » (EH, p. 154). Ensuite, la Grande Guerre
possède une signification historiale, dans la mesure où elle porte
au grand jour l’articulation souterraine d’une époque. Enfin, et c’est
sans doute le point le plus énigmatique, la Grande Guerre revêt une
portée cosmique, elle laisse apparaître les germes d’un revirement
à l’échelle du monde, car « portée par les hommes, [sa] portée va
au-delà de l’humanité – événement en quelque sorte cosmique »
(EH, p. 153).
Afin de reconstituer la trame théorique à l’intérieur de laquelle
Patočka insère ses analyses, nous chercherons en premier lieu à
faire apparaître la manière particulière dont il a assumé et infléchi
la perspective historiale de Heidegger et en particulier sa caracté-
risation de la technique comme figure contemporaine dominante de
l’être. Ensuite, nous examinerons la place que Patočka ménage, dans
ses réflexions, aux récits de guerre d’Ernst Jünger et de Teilhard de
Chardin – auteurs dont le témoignage atteste que l’expérience du front
recèle, malgré sa frayeur, une « positivité profonde et mystérieuse »
(EH, p. 161). Enfin, nous interrogerons la signification accordée à
l’épreuve du sacrifice, qui lui apparaît comme ce qui fissure le monde
clos de la technique et qui, grâce à ce potentiel de bouleversement,
recèle une portée « cosmique ».
Revue philosophique, n° 4/2018, p. 507 à p. 524
La Grande Guerre comme « événement cosmique » 509

Mais d’abord, quelle est la posture théorique assumée par Patočka


dans ses analyses ? L’habit qu’il endosse n’est ni celui de l’exégète
scrupuleux des textes classiques de la tradition, ni celui du fin scru-
tateur de l’expérience qu’on en fait en première personne. En effet,
le terrain de la philosophie de l’histoire lui impose une autre attitude
théorique. Il y fait référence dans un passage où il distingue son
approche de la méthode dialectique :
On ne peut pas prendre, sans autre forme de procès, la méthode et les
structures dialectiques pour un fil d’Ariane universel dans la philosophie
de l’histoire. Comment faire, alors ? Pour notre part, nous nous efforcerons
de procéder de manière phénoménologique, de trouver les phénomènes-clefs
qui, dans les différents cas concrets, permettent de comprendre les grandes
décisions aux carrefours où se détermine l’orientation de l’histoire3.

Patočka revendique donc le caractère phénoménologique de son


entreprise, même lorsque celle-ci se situe dans le domaine de la
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philosophie de l’histoire. Pourtant la phénoménologie qu’il a ici en
vue se rapproche davantage de ce qu’on pourrait appeler une « sis-
mographie historiale4 », car les expériences analysées sont promues
au rang de révélateurs des tensions et des mouvements souterrains
et sont choisies en vertu de leur capacité à faire voir ces revers de
l’histoire. Les seuls phénomènes sur lesquels il s’attarde sont ceux
qui sont situés « aux carrefours » de l’histoire, qui marquent des
ruptures ou annoncent des mutations, qui « témoigne[nt] d’un revi-
rement dans le mode d’apparition de l’étant » (SET, p. 314). Une
telle posture théorique n’est pas dépourvue de risques, au premier
rang desquels celui d’une démarche purement spéculative. Pourtant,
l’envergure et l’ambition de ce projet, qui aspire à proposer une
cartographie des possibilités propres à toute une époque, rendent
inévitable l’adoption de cet angle d’attaque, à la fois audacieux et
précaire. Si les exigences strictes d’une discipline descriptive ne sau-
raient ici être entièrement satisfaites, c’est parce que la tâche qu’il
assigne à sa démarche n’est pas tant de décrire ce qui est manifeste
que de figurer ce qui est sur le point d’apparaître, en faisant voir
que certaines expériences sont lourdes d’un avenir, qu’au-delà de
leur sens premier elles recèlent aussi un sens « transitionnel », que
leur surgissement est contemporain de la montée en puissance d’un
nouveau visage du monde.

3. Jan Patočka, « Séminaire sur l’ère technique » (désormais SET), in Jan


Patočka, Liberté et sacrifice, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1990, p. 303.
4. Voir Ovidiu Stanciu, « Pour une délimitation du champ historique. Patočka
et la question d’un régime libre du sens », Alter, 2017, n° 25, pp. 155-171.
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510 Ovidiu Stanciu

Le sens historial de la Grande Guerre

Selon Patočka, la Grande Guerre peut être caractérisée comme


un événement au sens fort, c’est-à-dire comme un phénomène
qui induit non seulement une rupture dans une chaîne causale
en laissant surgir une nouvelle situation, mais qui met également
en question l’armature théorique auparavant disponible. Son sens
demeure inaccessible tant qu’on projette sur lui un type d’intel-
ligibilité constituée au préalable, une conceptualité qui ne s’est
pas laissé instruire par l’événement, tant qu’on essaie d’en rendre
compte en faisant appel aux « idées du XIXe siècle ». Pourtant, en
se dérobant à leur prise, la guerre ne se borne pas à contester leur
force explicative, mais dévoile également leur indigence consti-
tutive : la mise en échec de ces idées équivaut à leur mise en crise.
En montrant l’inanité de toutes les idoles du XIXe siècle – la science,
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la raison, la nation, le progrès –, en réduisant leurs autels en
poussière, en faisant apparaître qu’aucune ne reste indemne lorsque
son étendard est brandi sur le front, la guerre permet également de
porter au grand jour les mécanismes secrets qui les ont forgés. La
rupture ainsi induite prend l’allure d’un approfondissement. Pour
saisir la signification de la Grande Guerre dans toute son ampleur
il est nécessaire de l’inscrire dans une trame historiale plus vaste,
afin d’y reconnaître le lieu où s’accomplit « la victoire définitive
de la conception de l’étant née au XVIIe siècle avec l’émergence
des sciences mécaniques de la nature » (EH, p. 159). Envisagée
sous cet angle, la première conflagration mondiale apparaît comme
l’aboutissement du projet de domination du monde né à l’aube des
temps modernes, la réalisation du rêve de transformer tout savoir en
pouvoir, « la suppression de toutes les “conventions” susceptibles
de s’opposer à cette libération de forces – une transmutation de
toutes les valeurs sous le signe de la force » (EH, pp. 159-160).
Livré sans réserve à l’arbitraire et aux ravages de la force, le monde
perd sa consistance propre et devient un vaste théâtre d’opérations,
le terrain sur lequel s’entrechoquent les projets de sens issus de la
volonté de domination. La transformation du monde en une scène
d’affrontement s’avère être le ressort intime, la tendance qui déter-
mine de manière souterraine le développement de la modernité :
« l’idée générale qui sous-tend la première guerre mondiale, c’est
une conviction en gestation depuis longtemps : l’idée du monde et
des choses comme dépourvus de tout sens positif, objectif, l’idée
de l’homme comme libre de réaliser un tel sens par la force, par
la puissance » (EH, p. 155).
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Dans le 5e Essai hérétique, Jan Patočka emploie la formule de


« métaphysique de la force » pour saisir le type de compréhension
et de réalité que la « civilisation technique » met en scène. En effet,
celle-ci « crée un concept de force omni-dominante et mobilise la
réalité tout entière en vue de la libération des forces enchaînées,
en vue du règne de la Force qui se réalise à travers des conflits à
l’échelle de la planète » (EH, p. 151). Un tel horizon, qui est indisso-
ciablement espace de constitution du sens et lieu effectif dans lequel
celui-ci s’inscrit, détermine également la compréhension de soi de
l’homme qui « a cessé d’être un rapport à l’être pour devenir une
force – force puissante, l’une des plus puissantes. Dans son existence
collective, il est devenu une immense station de libération de forces
cosmiques emmagasinées depuis des éternités » (EH, p. 149). En
soutenant que la compréhension de soi comme force et du monde
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comme réservoir d’énergies peut se substituer au rapport à l’être,
Patočka se situe résolument dans le sillage de Heidegger. En effet,
dans la première partie des années 1970 – au moment même où il
rédigeait ses Essais hérétiques – Patočka s’est penché à de nombreuses
reprises sur la thématisation heideggérienne de la technique, afin de
faire ressortir son pouvoir d’éclaircissement et ses limites5. Pourtant,
cette conception n’est pas assumée de manière immédiate : elle est
reconduite à sa source, c’est-à-dire à la conception jüngerienne de la
« mobilisation totale » et, partant, elle est retranscrite comme « règne
de la Force », terme auquel Patočka attribue, tout au long des Essais
hérétiques, une majuscule. Les considérables déplacements de sens
qui accompagnent l’appropriation par Patočka de la compréhension
heideggérienne de la technique deviennent visibles dès que l’on met
en regard la manière dont les deux philosophes envisagent le dépas-
sement du règne de la technique.
Patočka reprend à son compte l’orientation générale des dévelop-
pements que Heidegger consacre à la technique et adhère à leur
principe organisateur, selon lequel l’essence de la technique trace

5. Voir notamment « Les périls de l’orientation de la science vers la technique


selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger »
(1973) ; « Séminaire sur l’ère technique » (1973) ; « Les héros de notre temps »
(1976) ; « Questions et réponses sur Réponses et questions [de Heidegger] » (1976).
L’ensemble de ces textes a été publié en traduction française dans Jan Patočka,
Liberté et sacrifice, op. cit. Voir aussi Jacques Derrida, Donner la mort, Paris,
Galilée, 1999, p. 59 : « Tout ce que Patočka tend à discréditer – l’inauthenticité,
la technique, l’ennui, l’individualisme, le masque, le rôle – relèverait d’une “méta-
physique de la force”. La force est devenue la figure moderne de l’être. […] Cette
détermination de l’être comme force, Patočka la décrit selon un schéma analogue
à celui de Heidegger dans ses textes sur la technique ».
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les coordonnées au sein desquelles tout étant peut apparaître. Plus


précisément, l’événement central de l’âge technique est la consti-
tution d’un plan unidimensionnel, qui se traduit par le nivellement
de tous les modes d’être. Ce régime de la commutabilité universelle
– où tout étant est converti en une ressource et ne vaut que par la
force qu’il est à même d’emmagasiner ou de transmettre – marque
de son sceau le rapport de l’homme à lui-même. La « réquisition »
et la « commission » que l’homme de la technique exerce à l’égard
de tout ce qui entre dans son champ d’action ont pour corollaire son
activisme et son volontarisme.
Plus encore, Patočka suit Heidegger dans son projet de doubler ce
diagnostic par une démarche d’ordre curatif, ce dépassement ne pou-
vant s’effectuer qu’à la faveur d’un renversement interne à l’essence
de la technique. Ainsi, en suivant Hölderlin selon qui « Là où croît
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le danger/ Croît également ce qui sauve », Heidegger soutient que
« l’essence même de la technique abrite la croissance de ce qui sauve
(das Rettende)6 ». Or, de quelle manière le « salut » peut-il advenir
à partir du « plus haut danger » ? Si ce qui est redoutable dans la
technique, ce n’est nullement, comme le veut une critique naïve, que
« l’homme devient l’esclave des machines », mais qu’un certain type
de compréhension, qui nivelle toutes les différences entre les étants,
tend à s’imposer, il s’ensuit que le « salut » doit à son tour être
envisagé selon ces coordonnées. Heidegger indique deux voies selon
lesquelles ce basculement peut se produire. En premier lieu, il faut
reconnaître que « l’essence de la technique est ambiguë en un sens
élevé » (GA 7, p. 34 ; trad. fr., p. 44) : en démettant l’homme de
la position centrale qu’il occupait au sein de l’étant, en le réduisant
à une simple « ressource », à un « fonds » utilisable, la technique
dénie à l’homme toute prétention d’autoconstitution, met à défaut sa
prétention d’être sa propre source. Cette radicale dépossession de soi
apparaît comme une occasion pour l’homme de reconnaître qu’il n’a
pas d’« essence », qu’il est entièrement livré à l’ouverture de l’être, de
sorte qu’à travers sa captation dans le dispositif technique « devient
visible la plus intime et indestructible appartenance de l’homme à ce
qui lui est accordé » (id.).
Le deuxième chemin, que Heidegger emprunte dans les dernières
pages de sa conférence sur la technique, consiste à faire appel à un
« dévoilement plus initialement accordé » (GA 7, p. 35 ; trad. fr.,

6. Martin Heidegger, « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und


Aufsätze, GA 7, Francfort, Klostermann, 2000, p. 29; trad. fr. par A. Préau in Essais
et conférences, Paris, Gallimard, p. 38.
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p. 46, trad. modifiée). Il évoque ainsi la possibilité de l’émergence


d’une compréhension plus originelle que celle de la techné, dont
le modèle privilégié serait la poiésis. Car « autrefois (einstmals), la
technique n’était pas seule à porter le nom de techné. Autrefois,
techné désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans
l’éclat de ce qui paraît. Autrefois, techné désignait aussi la pro-
duction du vrai dans le beau. La poiesis des beaux-arts s’appelait
aussi techné » (id.). C’est à partir de ce passage que nous pouvons
mettre en évidence les réserves formulées par Patočka à l’égard de
la conception heideggérienne du dépassement du règne de la tech-
nique. En effet, l’insuffisance de cette perspective est cristallisée
dans le terme « autrefois » (einstmals) qui est la marque d’un recul
devant la nouveauté radicale que l’essence de la technique recèle,
devant son caractère inassimilable eu égard aux modes antérieurs
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de dévoilement. Ce geste théorique, qui consiste à mettre en avant
la nécessité d’une résurgence d’un sens poïétique de la technique,
n’est-il pas une manière de contourner le danger, de chercher refuge
dans un « autrefois » où la furie de la « pro-vocation » n’avait pas
encore dévasté la terre ? Dans le commentaire qu’il donne de ce pas-
sage (SET, p. 283), Patočka conteste la radicalité de cette solution
et sa fidélité à l’égard de la logique hölderlinienne de la superpo-
sition du péril extrême et du surgissement de « ce qui sauve ».
La domination de la technique ne saurait être battue en brèche à
travers un mouvement de rétrocession. Pour cerner le champ d’où
peut advenir « ce qui sauve », il faut plutôt se pencher sur le
domaine où la technique est déchaînée, où elle atteint sa manifes-
tation paroxystique, où sa domination n’est pas seulement totale
mais également dévastatrice.
À cet égard, la retranscription, opérée par Patočka, de la déter-
mination heideggérienne de la technique comme régime universel de
la Force s’avère décisive. En caractérisant la Force comme le vec-
teur de toutes les transformations que le monde subit à l’époque de
la technique, il indique également que le seul horizon vers lequel
celle-ci peut se déployer est celui d’une intensification constante de
soi. En effet, si, d’un côté, la Force détermine le cadre au sein duquel
l’étant se montre – pour autant qu’il est réductible au rendement
qu’il peut offrir, à l’énergie qu’il peut déployer ou emmagasiner –
et, d’un autre côté, si la Force ne peut se développer qu’au sein
d’un rapport, Patočka peut affirmer que « le moyen le plus efficace
de l’accroissement de la puissance [est] l’opposition, la scission, le
conflit. Dans le conflit, il devient tout particulièrement évident que
l’homme comme tel ne domine pas ce processus, mais y est impliqué
Revue philosophique, n° 4/2018, p. 507 à p. 524
514 Ovidiu Stanciu

comme simple objet d’un commettre »7. La détermination du conflit


comme constitutif de l’essence de la technique permet à Patočka de
donner un visage plus précis à la thèse de la domination du tech-
nique, l’inscrivant dans le registre d’une philosophie de l’histoire.
Ainsi, pour reprendre un passage déjà évoqué mais qui ne reçoit que
maintenant tout son sens, « la Grande Guerre est l’événement décisif
du XXe siècle. C’est elle qui décide de son caractère général, qui
montre que la transformation du monde en un laboratoire actualisant
les réserves d’énergies accumulées pendant des milliards d’années
doit se faire par la voie de la guerre » (EH, p. 159). La guerre
moderne, qui transforme tout ce qui est en ressource et toute ressource
en un instrument visant à l’accroissement de la puissance de frappe,
représente le phénomène paroxystique de la domination de l’essence
de la technique. Conduisant jusqu’à ses dernières conséquences la
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« mobilisation totale » constitutive de la technique, la guerre apparaît
également comme le lieu où un metanoein peut advenir. C’est au sein
de la guerre, dans les expériences qu’elle occasionne, qu’il faut saisir
l’irruption du das Rettende : surmonter le rapport au Gestell ne peut
pas s’effectuer « par l’attente d’un Gunst des Seins qui se manifesterait
dans l’art et serait comme une grâce d’en haut, mais en engageant
directement un combat avec le Gestell, en montrant dans cette lutte,
que sa puissance n’est pas absolue » (SET, p. 284). À l’encontre
de l’attentisme heideggérien pour lequel le dépassement du règne
de la technique ne saurait être provoqué, mais seulement préparé,
Patočka envisage une démarche active, une « solution conflictuelle
du conflit » (SET, p. 298). Ébranler le socle sur lequel se tiennent
tous les projets de « mobilisation totale » exige d’engager activement
une confrontation avec ces forces, de ne pas hésiter à « entre[r] en
conflit avec la concentration du pouvoir qui a constitué jusqu’à présent
la substance de la vie humaine » (SET, p. 286) et d’ouvrir ainsi un
« front » contre le nivellement propre à la compréhension technique
de l’être. La thèse radicale avancée par Patočka est que les expé-
riences que la première guerre mondiale a occasionnées possèdent
une signification exemplaire pour ce combat contre les puissances qui
organisent la « mobilisation générale ». L’expérience (réelle) du front
se voit ainsi érigée en modèle pour toute tentative de s’installer sur
le front de contestation contre le régime de sens régnant, pour tout
effort d’occuper cette frontière entre le monde entièrement soumis
aux décrets de la mobilisation et celui, encore retenu, qui est sur le

7. Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 271.


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La Grande Guerre comme « événement cosmique » 515

point de naître. C’est dans l’espace de jeu entre ces deux sens du
front – théâtre du combat et lieu de la contestation – que se situent
les éclaircissements sur la Grande Guerre proposés par Patočka.

L’expérience du front

Le front apparaît comme le lieu paradoxal où le danger extrême


laisse surgir le salut, le sacrifice comme l’expérience dans laquelle
cette advenue est inscrite, et la « solidarité des ébranlés » comme
la figure durable qu’elle peut recevoir. Afin de fournir une assise
à ces thèses audacieuses, Patočka prend pour guide les récits de
guerre d’Ernst Jünger et de Teilhard de Chardin, qui partagent la
conviction que « le traumatisme du front n’est pas momentané, mais
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qu’il [conduit] à un changement fondamental de l’existence humaine »
(EH, p. 161). Le sens de cette métamorphose ne s’épuise pas dans la
découverte de l’horreur, dans un mutisme qui serait la contrepartie
du caractère écrasant de l’épreuve que les combattants traversent. Si
l’absurdité, le non-sens constitue une dimension inéludable de cette
expérience, il demeure que « le sentiment puissant d’une plénitude
de sens, difficile à formuler, finit par s’emparer de l’homme du front »
(id.). Jünger et Teilhard de Chardin décrivent cette situation dans des
termes non équivoques. Ainsi, Jünger note que
Lorsque la guerre éleva sa torche rouge par-dessus les gris murs des villes,
chacun se sentit arraché à la chaîne des jours […]. Le nerf de la vie, jus-
qu’alors isolé et capitonné par toutes les sauvegardes que pouvait offrir le
collectif est soudain exposé à nu8.

Teilhard de Chardin fournit un témoignage tout aussi saisissant


de la même situation :
En ligne, j’ai peur des obus comme les autres. Je compte les jours et je
guette les symptômes de relève, comme les autres. Quand on « descend », je
suis heureux comme personne. Et il me semble, chaque fois que, ce coup-ci
enfin, je suis rassasié, saturé, des tranchées et de la guerre. […] Et me
voilà revenu, comme à chaque fois, instinctivement, face au Front et à la
bataille ! […] Est-ce que ce n’est pas absurde d’être ainsi polarisé par la
guerre, au point de ne pouvoir être huit jours à l’arrière sans chercher à
l’horizon, comme un rivage aimé, la ligne immobile des « saucisses »9 ?

8. Ernst Jünger, Der Kampf als inneres Erlebnis, in Ernst Jünger, Werke, t. V,
Stuttgart, Klett-Cotta, 1960-1965, p. 38 ; trad. fr. par F. Poncet, Paris, Bourgois,
1997, pp. 67-68.
9. Pierre Teilhard de Chardin, Ecrits du temps de la guerre, 1916-1919, Paris,
Seuil, 1965, p. 229.
Revue philosophique, n° 4/2018, p. 507 à p. 524
516 Ovidiu Stanciu

La tâche assumée par Patočka dans le 6e Essai hérétique est de


rendre compte de cette ouverture inouïe, en la dépouillant des conno-
tations « mystiques » qu’elle revêt sous la plume de ces deux auteurs.
La portée de ces expériences ne peut devenir manifeste que si l’on
opère un déplacement par rapport aux manières usuelles d’envisager
la guerre qui, selon Patočka, se caractérisent par le fait qu’elles
regardent la guerre dans l’optique de la paix, du jour et de la vie, à l’exclusion de
son côté ténébreux, nocturne. […] La vie historique apparaît comme un continuum
où les individus sont les porteurs d’un mouvement général qui seul importe ;
la mort est comprise comme une passation de fonctions ; la guerre – mort en
masse, organisée – est une césure pénible, mais nécessaire qu’on est contraint
de prendre sur soi dans l’intérêt de certains objectifs de la continuité vitale, mais
dans laquelle, en tant que telle, il ne peut y avoir rien de « positif »10.

Il s’agit alors, à la faveur d’un renversement d’optique, d’admettre


que « la guerre peut avoir une fonction explicative, qu’elle a en elle-
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même le pouvoir de conférer un sens » (EH, p. 154).
Ces passages peuvent sans doute être rangés parmi ceux que
Ricœur qualifiait d’« étranges et à bien des égards effrayants »11.
Pourtant, les exigences paradoxales qui sont formulées – ressaisir la
guerre selon sa dimension nocturne et admettre qu’elle est source
de sens – deviennent intelligibles dès lors qu’on les resitue dans le
mouvement d’ensemble de la pensée de Patočka. En effet, lorsqu’elle
est envisagée dans l’optique de la paix et du jour, la guerre est entiè-
rement régie par le sens que lui prêtent ceux qui l’engendrent : elle
peut seulement apporter une confirmation ou un démenti aux objectifs
auparavant fixés. Que quelque chose d’entièrement nouveau est à
même d’éclater au sein de la guerre, que l’être de la guerre excède
tout projet de guerre – ceci représente la limite constitutive de
tous ces éclaircissements. Le renversement d’optique proposé par
Patočka exige de se situer au milieu même de la guerre et de l’envi-
sager non pas à partir de ce qui se décide dans les chancelleries ou
de ce qui se proclame dans les communiqués officiels, mais à partir
de ce qui s’éprouve sur le front. Car le front – auquel le passage
cité renvoie à travers les tournures métaphoriques de la nuit et des
ténèbres – est non seulement le lieu où se scelle le sort de la guerre,
mais plus encore le champ où surgit sa vérité propre.
L’épreuve que l’homme du front est contraint de traverser est
celle d’une confrontation imminente avec sa mortalité, avec son
propre pouvoir-mourir. On fait la guerre pour la vie – afin de réaliser

10. EH, p. 165.


11. Paul Ricœur, « Préface », in EH, p. 9.
Revue philosophique, n° 4/2018, p. 507 à p. 524
La Grande Guerre comme « événement cosmique » 517

« certains objectifs de la continuité vitale » : la vie ou la survie


de la nation, une meilleure vie pour les générations futures – mais,
pour la vie, on pousse des millions à la mort, pour la simple vie, on
enjoint de tuer et de mourir. Or la confrontation imminente avec la
mort fait apparaître le « marchandage avec la mort », comme inte-
nable : au moment même où l’on demande aux hommes de renoncer à
leur vie pour la vie (de la nation, de la patrie, des générations futures)
on leur attribue un pouvoir, celui de « tenir bon face à la mort » (EH,
p. 165), de ne pas s’accrocher à la simple vie, dont on ne peut pas
rendre compte par le seul appel à la vie. « La vie n’est pas tout, si
elle peut renoncer à elle-même » (EH, pp. 165-166).
Ce pouvoir de renoncement à la vie opère une brèche dans le
régime de justifications mis à l’honneur par les forces qui ont orches-
tré la mobilisation guerrière et il permet, partant, de contrecarrer leur
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puissance : « Les motifs diurnes qui ont suscité la volonté de guerre
se consument dans le brasier du front, là où l’expérience du front est
assez profonde pour ne pas succomber derechef aux forces du jour »
(EH, p. 166). Ainsi, dans sa dimension négative, l’expérience du front
conduit à récuser tous les régimes de sens dont s’est alimentée la
volonté de guerre et dont le principe fondamental réside en ceci que
la vie de quelqu’un peut être intégrée dans un processus d’échange,
qu’elle peut être convertie en autre chose. Alors même qu’elle est
investie d’une signification plus vaste – même lorsqu’on en fait un
sacrifice pour la nation –, la mort reste mort de chacun : à ce fait
répugne toute inscription dépersonnalisante.
Afin de restituer sa position avec davantage de netteté, il convient de
s’arrêter sur cette formule au premier abord déconcertante de « forces
du jour », à travers laquelle Patočka cherche à donner une détermi-
nation plus concrète à la manière selon laquelle s’exerce la domination
de la technique. En effet, pour lui, « ce sont les forces du jour qui
pendant quatre ans envoient des millions d’hommes dans la géhenne
du feu, et le front est le lieu qui pendant quatre ans concentre toute
l’activité de l’ère industrielle » (EH, p. 160). Les « forces du jour »
désignent de manière condensée ces figures ou plutôt ces simulacres
de l’appartenance, ces domaines d’inclusion (l’identité ethnique, la
famille, la nation, l’idiome propre, le bien-être des générations futures
ou le progrès) qui font de la vie individuelle une valeur d’échange à
même d’être versée sur le compte d’une supra-entité. L’enrôlement de
l’individu au service de ces puissants impersonnels – qui, au prétexte
de fournir un cadre englobant, une signification plus vaste, lui ôtent
toute signification autonome – conduit à sa transformation en un simple
quanta de force, en un rouage d’un mécanisme qui l’excède. Portées
Revue philosophique, n° 4/2018, p. 507 à p. 524

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