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La genèse du couple νόος-νοεῖν demeure encore aujourd’hui plutôt obscure.

Depuis l’étude séminale de Leo Mayer,


parue en 18561, nombreuses ont été les tentatives d’en établir l’origine et le développement. Pourtant, malgré nombre
de suggestions, parfois extrêmement intéressantes, aucune des solutions proposées n’a su faire l’unanimité2. Preuve en
est l’entrée “νόος” du Dictionnaire de Pierre Chantraine3, où l’on peut lire : « nom d’action à vocalisme 0, mais sans
étymologie ; voir des hypothèses chez Frisk »4. Chantraine fait là référence au Wörterbuch de Hjalmar Frisk, où l’on
trouve en effet un large éventail d'hypothèses, aucune d’entre elles ne faisant pour autant autorité5. Et – pour s’en tenir
pour le moment à la seule lecture de dictionnaires étymologiques  – l’on peut également évoquer le très
récent Etymological Dictionary of Greek par Robert Beekes et Lucien van Beek, qui n’ajoute rien à la question : « No
doubt an old inherited verbal noun (cf. λόγος, φόρος, etc.), though there is no certain etymology »6.
Malgré une telle obscurité7, il est néanmoins possible d’identifier deux hypothèses principales qui ont le mérite
d’avoir contribué à éclaircir la question de l’origine du couple νόος-νοεῖν  d’une
manière soit sémantique soit étymologique. Cependant, à l’heure actuelle, il manque toujours une hypothèse unitaire
qui fonctionnerait correctement dans les deux cas. Les deux hypothèses en question partagent néanmoins une idée
centrale : celle d’un lien étroit entre l’activité du νόος et le registre de la vision.
Dans les pages qui suivent, après avoir présenté les grandes lignes de ces deux hypothèses, nous essayerons de les
rapprocher sur le plan sémantique en proposant une nouvelle conjecture  : le νόος comme  schéma d’action. Nous
procéderons de la manière suivante. Dans un premier temps, nous essayerons de dégager notre position par une
confrontation avec trois conceptions du νόος particulièrement stimulantes, à savoir celles de Károli Kerényi8, Bruno
Snell9 et James H. Lesher10. Cela nous permettra de préciser les éléments généraux de la notion de “schéma d’action”
Nous nous tournerons dans un deuxième temps vers les sciences cognitives en discutant notamment la notion d'action-
oriented representation” développée par Andy Clark11 et la position fort originale de Rossana Stefanelli12. Cette étape
devrait nous permettre de montrer dans quelle mesure les avancées récentes dans ce domaine peuvent contribuer à
confirmer notre conjecture.

Les origines du νόος


La première et plus ancienne des deux hypothèses sur l'origine du νόος doit sa popularité aux recherches menées par
Kurt von Fritz dans les années 194013.
L’auteur commence d’abord par identifier deux pistes étymologiques principales : l’une qui mène au νέυειν
(« acquiescer », « faire signe avec la tête »), geste typique de Zeus, par lequel celui-ci « accomplit sa volonté » ; l’autre,
suivie déjà par Eduard Schwyzer14, qui conduit à la racine *snu (« flairer”) et suppose pour νόος une forme originelle
σνόϝος, et, pour νοεῖν, σνέϝεν15.
Après avoir étudié les deux alternatives, von Fritz penche finalement pour la deuxième, en appuyant son choix
notamment sur les arguments suivants :
1) Dans la mesure où le couple νόος-νοεῖν a assurément le sens de « réaliser une intention » ou « comprendre une
situation » (dangereuse avant tout), cela semble renvoyer tout naturellement au sens primitif de « flairer ». Par la suite,
ces deux termes auraient acquis d’abord un sens proche de « percevoir intuitivement », pour signifier plus tard tout ce
qui relève du « voir ». Et c’est bien ce dernier sens qui finalement serait devenu prépondérant, au point de remplacer le
sens originel.
2) Nόος ne signifie jamais, même dans les cas où il correspond à l’aoriste du verbe νοεῖν, une décision momentanée
mais implique toujours une sorte de vision à long terme16.
Selon cette première hypothèse, l’on peut donc rapporter aussi bien νόος que νοεῖν à un usage qui était, en premier
lieu, de type technique, issu sans doute de la langue des chasseurs.
Un tel propos a été soutenu non seulement par von Fritz, mais également par Heidegger et Gadamer. En effet,
dans Qu’appelle-t-on penser ?, Heidegger remarque :

« De là vient que νόος et νοῦς ne signifient pas originellement ce qui se dessinera plus tard comme la Raison. Νόος
signifie le Sentiment, qui se sent porté à quelque chose et le prend à cœur. C’est pourquoi νοεῖν signifie aussi ce que
nous entendons par « flairer » et « flair ». Il est vrai que nous employons ce mot plutôt pour les animaux, les bêtes
sauvages »17.

Il n’en va pas autrement pour Gadamer, avec toutefois des nuances différentes:

« [...] νοεῖν semble correspondre à quelque chose comme, par exemple, l’action du chevreuil qui se met à flairer et qui
« décèle » quelque chose, au sens où nous dirions : « il y a là quelque chose ». Telle est la façon dont les animaux
repèrent le danger, non certes en reconnaissant ce que c’est, mais en sentant qu’il y a là quelque chose de menaçant.
Il s’agit ici d’une perception très sensible, si bien qu’elle demeure individuelle et complètement cachée aux autres
êtres ».18

« Je tiens à le répéter : νοεῖν signifie : on sent qu’il y a là quelque chose. C’est comme le flair de la présence du gibier,
ce vers quoi nous oriente peut-être aussi l’étymologie du terme ».19

Nous nommerons cette première hypothèse “hypothèse *snu”. Elle tire sa force d’analyses issues du champ
sémantique des termes en question, mais qui montre cependant des faiblesses sur le plan strictement étymologique.
La deuxième hypothèse part du rapport entre νόος et νέομαι. Elle est brillamment illustrée par les travaux de
Douglas Frame20, qui prolongent à leur tour les recherches de Peter Frei21 et Hugo Mühlestein22.
À
À travers l'analyse du terme ἄσμενος («  sauvé par la mort  », «  revenu de la mort  »), attesté chez Homère, Frame
montre que la racine indo-européenne *nes  peut être ramenée non seulement au sens «  revenir à la vie et à la
lumière  », mais aussi à «  être heureux  » (valeurs liées ensemble par le fait que, souvent, la lumière, φῶς, apporte
métaphoriquement le sens du bonheur). L’auteur en conclut que le sens du νόος doit ainsi être lié à la lumière et à la
vision, et non seulement à la vision oculaire, mais aussi à celle déjà plus élevée issue du « retour » à la conscience au
sens physique du terme23. Le νόος exprime ainsi un certain type de « vision », différente de celle de l’œil – une vision
qui peut être autant voilée que regagnée :

« The meaning “return to life” suggests more than mere vision. Perhaps “consciousness” would be the closest
equivalent, inasmuch as one “returns” to consciousness, or consciousness “returns” to one. Consciousness is also
closely related to vision, but is at the same time broader and more internal than vision alone. The term includes the
other senses as well, and it suggests the mental quality inherent in nóos ».24

Nous appellerons cette deuxième hypothèse “hypothèse *nes”. Elle tire sa force d’une plus grande cohérence
étymologique que l'“hypothèse *snu”, et c’est notamment pour cette raison qu’elle a connu un franc succès à la fin du
siècle dernier. Elle demeure néanmoins une simple hypothèse parmi d’autres, notamment en raison des difficultés
qu’elle présente d’un point de vue sémantique25.
Bien que très éloignées sur le plan linguistique, l’hypothèse *snu et l’hypothèse *nes, ne nous semblent pas, pour
autant, aussi irréconciliables au niveau sémantique.
Il nous semble pouvoir, en effet, formuler une conjecture à même de les rapprocher de manière avantageuse, bien
qu’il nous ne soit pas possible pour l’instant d’établir avec certitude si une telle superposition26 a effectivement eu lieu
sur le plan historique.
Remarquons tout de suite que l’hypothèse *nes nous semble très convaincante. Et pourvu qu’on la libère du résidu
«  intellectualiste  » qui veut que le νόος soit «  une qualité mentale  » et qu’on lui donne une dimension plus
«  vitaliste  »27, elle nous apparaît tout à fait appropriée pour exprimer le sens originel de νόος d’un point de vue
sémantique. Une telle dés-intellectualisation de l’hypothèse *nes aurait, en outre, l’avantage de ne pas faire appel à un
quelconque « sens figuré » pour justifier l'équivalence entre « retour à la vie » et « bonheur ». Le νόος serait ainsi « une
vision de la lumière arrachée aux ténèbres et à la mort qui me fait sentir vivant avec conscience  » quoique pas
« rationnellement conscient » ; quelque chose comme un sentiment d’être « conscient d'une manière vitale », c’est-à-
dire « prêt et réactif ». Cette réactivité fait ainsi écho au flairer quasi animal de l'hypothèse *snu. La position que nous
allons essayer de défendre est donc que le verbe νοεῖν indique, chez Homère encore, la capacité humaine d’élaborer
des « schémas » (ou plans) pour l’action. Cette élaboration ne peut être qualifiée d'intellectuelle au sens strict, bien
qu’elle relève du champ de la conscience, et se « situe » entre le niveau de la perception (la vision par l’œil) et le niveau
de l’imagination (la production des images, qui est aussi une vision). Elle prend, par ailleurs, place dans le contexte
spécifique d'une culture essentiellement orale, et ne peut être expliquée que par les catégories propres à cette culture.
Essayons de voir plus en détail de quoi il s’agit.

Le νόος, un organe-fonction à la fois cognitif et


émotionnel-opérationnel
Comme nous l’avons déjà rappelé, pour nombre d’auteurs, le νόος entretient une relation étroite avec la vision. Il
n’en va pas autrement de ce que nous appelons le « plan d’action » élaboré par le νόος. Celui-ci relève de la vision au
moins pour deux raisons. Premièrement, tout comme le voir perceptif, ce plan est immédiat, et n’est pas le résultat
d’une réflexion particulière. D'un autre côté, cependant, il ne s’agit pas non plus d’une simple représentation, d’une
présentation simplement reproductive d’une chose ou d’une situation existante. L’élaboration d’un plan d’action
contient en effet quelque chose comme un élan, une « compréhension » intuitive de la situation qui pré-voit également
les gestes efficaces à accomplir afin de sortir l’agent de difficultés pratiques (et donc, le cas échéant, de lui sauver la
vie). S’il est donc en un sens « visuel », le sens du « νόος-plan d’action » déborde largement le domaine de la vision
perceptive. Et cela non pas parce que le νόος «  découvrirait  » des aspects cachés à la vision de l’œil avant d’agir
(comme le fait, par exemple, la réflexion), mais parce qu’il élabore l’action tout en en imaginant les possibles aspects
cachés, utiles pour faire face en situation à un problème d’ordre pratique. Mais, n’anticipons pas trop.
Gardons donc à l’esprit l’idée d’une proximité entre le νόος et la vision, et essayons d’en dégager les aspects intuitifs-
pratiques à travers une confrontation avec les théories de Kerényi,Snell et Lesher.
L’idée d’un rapport étroit entre νοεῖν et vision apparaît sous la plume de Károli Kerényi dans le cadre d’une analyse
de l’expérience religieuse grecque et romane :

« […] le verbe n’est lui-même pas trop éloigné des verbes désignant la simple vision. […] Le sens fondamental de
νοεῖν est « connaître » dans le sens de « saisir, avoir l’intuition, épier, percevoir » – étymologiquement peut-être :
« flairer » ».28

Un peu plus loin, quittant le registre de la philologie, l’auteur soutient cependant que le νόος et le νοεῖν sont le
propre des dieux plutôt que des hommes. En ce sens, Kerényi relève que le verbe «  signifie en lui-même déjà
intelligence qui se réalise immédiatement en un acte »29. Partant de cette considération, il en conclut que tout aspect
pratique ou volitif est ainsi complètement sous-déterminé, car la « vision » des immortels – qui peut être nommée tant
βουλή (c’est à dire «  décision  », «  plan  » ou «  intention  » de Zeus, par exemple) que νόος  –  conserve le caractère
réceptif typique de la perception. Zeus peut ainsi être nommé « le Spectateur » car son regard « noétique » embrasse,
en l’accueillant, l’ensemble de l’ « être ». En revanche, l’esprit humain « titanesque » demeure dans la dimension de
l’inquiétude.

« Le νοῦς est immobile et calme, comme un miroir, il découvre tout sans le chercher, plus encore, tout se découvre à
lui ; l’esprit titanesque est inquiet, inventif et cherche toujours avec préméditation et flair. L’objet du νοῦς est l’être,
tel qu’il est réellement ; l’objet de l’esprit titanesque est l’invention, même si c’est un mensonge habile, une
tromperie, que les dieux eux-mêmes admirent et dont il se réjouissent, comme c’est le cas pour le sacrifice ».30

La position de Kerényi est donc double  : d'un côté, il reconnait que le νοεῖν est perceptif-réceptif, comme tous les
autres sens ; d'un autre côté, il maintient que le νόος divin est « pur » et « intouchable »31. Cette interprétation semble
difficile à accepter, et cela pour deux raisons. Tout d'abord, elle opère une projection rétrospective d’un débat autour de
«  l’être tel qu’il est réellement  » qui est bien postérieur à Homère. Un tel débat ne sera d’ailleurs possible qu'au
moment où l'écriture en objectivant la parole (ce qui veut dire, pour une culture orale  : la pensée) permettra de lui
donner une forme stable. Stabilité qui est la véritable condition de possibilité de tout questionnement ontologique à
venir. Par ailleurs, la lecture de Kerényi s’appuie sur l’idée fort problématique d’un «  esprit grec  » intemporel, qui
traverserait toutes les époques. C'est grâce à ce parti-pris anhistorique qu’il peut affirmer que le νόος est «  pur  » et
« intouchable ». Mais il n’en est rien. Pour peu qu’on réintroduise l’histoire, il est aisé de montrer que la représentation
« noétique » archaïque est très différente de celle que l’on pourrait voir à l’œuvre dans des textes plus tardifs. Et qu’une
telle représentation se caractérise justement par un enchevêtrement constant avec le domaine de la volonté et de la
praxis matérielle.
La position de Bruno Snell se montre en revanche plus sensible à l’égard de ce dernier aspect. Et bien que l’on puisse
lui reprocher également un certain manque de contextualisation historique, elle a du moins le mérite de mieux faire
apparaître le caractère non intégralement intellectuel du νόος.
Snell s’intéresse au νόος dans le cadre plus large d’une analyse de l’homme homérique, et il insiste également sur le
rapport du νοεῖν et du « voir », activité qu’il qualifie d’emblée d’ « intellectuelle ». Il définit ainsi le νόος comme « ce
qui suscite les représentations, les idées »32 et le distingue en cela du θυμός qui est plutôt l’organe des émotions. Snell
admet que la frontière entre les deux notions n’est pas si nette, mais qu’elle existe malgré tout. Ainsi, les changements
de rôle, attestés dans les textes homériques, entre θυμός et νόος (dans lesquels le νόος devient le lieu des émotions ou
le moteur de l’action humaine, ce qui serait propre au θυμός) ne sont au fond qu’apparents. À ce sujet, il offre deux
exemples, qu’il nous faut étudier de près :

a) Odyssée, VIII, 78 ; Agamemnon voit la querelle d’Ulysse et d’Achille, et il éprouve de la joie dans le νόος :

Ἀγαμέμνων

χαῖρε νόῳ, ὅ τ' ἄριστοι Ἀχαιῶν δηριόωντο.

« […] Agamemnon, prenait un grand plaisir dans son noos, à voir les rois achéens en querelle »33 ;

b) Iliade, XIV, 61 sqq. ; Nestor dit :

ἡμεῖς δὲ φραζώμεθ' ὅπως ἔσται τάδε ἔργα

εἴ τι νόος ῥέξει

« nous allons réfléchir et voir si le nóos peut faire quelque chose »34.

Dans les deux cas, l’exégèse proposée par Snell s’efforce d’atténuer le sens de proximité entre θυμός et νόος. Dans le
premier texte, le νόῳ ne serait pas un locatif, mais un instrumental (donc Agamemnon éprouverait de la joie au
souvenir du νόος – traduit ici par « pensée » – de la querelle, pas dans le νόος lui-même) ; dans le second, le νόος dont
parle Nestor serait malgré tout de nature intellectuelle, car il aurait valeur de « réflexion », d’une action dont l’action
« découlerait ». Aux yeux de Snell, les deux termes restent certes très proches, sans qu’il y ait pour autant un échange
véritable dans leurs rôles respectifs.
En dépit de tout son intérêt, une telle lecture ne semble pas entièrement convaincante. Il est d'ailleurs déjà possible
de rappeler, par exemple, que la proximité du νόος et du νοεῖν avec les émotions et la joie peut être amplement
documentée à l’aide d’autres textes homériques. En voici un :

le νόος du vers 309 du livre IV de l’Iliade :

ὧδε καὶ οἱ πρότεροι πόλεας καὶ τείχε' ἐπόρθεον

τόνδε νόον καὶ θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ἔχοντες.

« C’est ainsi que nos ancêtres abattaient villes et remparts, ayant une telle volonté et un tel cœur dans leur
poitrine. »

Dans ces vers, le terme νόος est tellement imbriqué avec le terme θυμὸς, auquel il est lié par une conjonction, qu’il
prend immédiatement le sens de « volonté ». L’imbrication des deux termes est par ailleurs renforcée par le fait que
νόος et θυμὸς sont localisés au même endroit, à savoir dans la poitrine.
Et voici un deuxième exemple :
dans l’Iliade, livre III, vers 21 sqq. où le verbe indique un état émotionnel, comme dans le cas d'Agamemnon ci-
dessous, et semble suivre νοεῖν :

Τὸν δ᾽ ὡς οὖν ἐνόησεν ἀρηΐφιλος Μενέλαος

ἐρχόμενον προπάροιθεν ὁμίλου μακρὰ βιβάντα,

ὥς τε λέων ἐχάρη μεγάλῳ ἐπὶ σώματι κύρσας

εὑρὼν ἢ ἔλαφον κεραὸν ἢ ἄγριον αἶγα

πεινάων·μάλα γάρ τε κατεσθίει, εἴ περ ἂν αὐτὸν

σεύωνται ταχέες τε κύνες θαλεροί τ᾽ αἰζηοί·

ὣς ἐχάρη Μενέλαος Ἀλέξανδρον θεοειδέα

ὀφθαλμοῖσιν ἰδών·

« Quand Ménélas, cher à Arès, l’aperçut sortant des lignes, marchant à grandes enjambées ; comme un lion se
réjouit, quand il a faim, de tomber sur le corps imposant d’un cerf cornu ou d’une chèvre sauvage, et, même
poursuivi par des chiens agiles et une ardente jeunesse, dévore sa proie ; de même Ménélas se réjouit quand il vit
devant lui le divin Alexandre. »

Du simple fait que les verbes ἐνόησεν et ἐχάρη se succèdent, on aurait tort de conclure qu’ils entretiennent un lien de
causalité, comme la lecture du texte écrit pourrait sans doute le suggérer. En effet, le texte homérique, du fait de son
oralité, vaut dans son ensemble, et se caractérise par une absence de linéarité. Il n’établit donc pas de rapports effectifs
entre les termes, mais se limite à mettre en jeu une implication réciproque entre des éléments qui s’entremêlent35.
Si l’on revient maintenant à l’interprétation de Snell, il semble désormais possible d’affirmer que, contrairement à ce
qui est soutenu par l’auteur, même si le νόῳ de l’Odyssée VIII, 78, est un «  instrumental  » et non un «  locatif  », la
question est en réalité plus complexe qu'elle n'y parait. En effet, si le νόος est seulement l’occasion ou le moyen pour la
manifestation du plaisir, il faut se demander ce qui en est le moteur. Et il apparait clairement qu’il ne s’agit pas de la
seule prédiction d'Apollon, ni de la seule vision de la querelle entre Ulysse et Achille. De toute évidence, il s’agit plutôt
de la « rencontre » des deux, de la « réalisation » immédiate du rapport entre prédiction et vision opérée par le νόος.
En outre, la notion de « moteur », que Snell utilise lorsqu’il propose la comparaison entre νόος et θυμὸς, suggère un
lien de causalité entre le plaisir et son moteur. Mais la «  causalité  » est inconnue dans la logique du mythe, comme
Snell l’indique d’ailleurs dans sa critique à l’égard de von Fritz au sujet de la notion de « déduction »36. Il faudrait donc
plutôt admettre que le souvenir de la prédiction d'Apollon et la vision de la querelle sont d'une certaine manière situés
« dans » le νόος, et que le plaisir n’est autre que leur « assimilation ». Une telle « assimilation » devrait en outre être
qualifiée de dynamique, dans la mesure où elle contient déjà l’image future de l’issue positive de la guerre de Troie. S'il
y avait un lien de causalité dans la logique de l'homme homérique, l’on serait bien obligé d’admettre l’existence d’une
troisième cause du plaisir, après la vision de la querelle et le souvenir de la prédiction, à savoir l’ « image » de la prise
de la cité. Mais il n’en est rien : la proximité entre le plaisir et les « autres » pensées ou images est tellement « étroite »
que le νόος apparaît plutôt comme le «  lieu  » de leur rencontre –  ce que l’on pourrait appeler également son
« schéma ». Un tel « schéma » est en effet, à la fois, lieu et moyen. Et en ce sens, le νόος semble par ailleurs prendre le
rôle du θυμός, ce qui donne tout à fait raison à Snell. Cependant, un tel échange de rôle apparent tient seulement au
fait que le sens des deux termes (dénotant les deux organes psychiques) se superpose constamment.
Quant au νόος de Nestor, il faut observer que le verbe «  φραζω  » signifie «  indiquer avec les mots, ou avec les
signes » ; et dans le passage en question, issu d’une culture orale où les « pensées » n’existent qu’en tant qu’elles sont
prononcées, dites et écoutées, il signifie tout simplement « dire ». Ainsi, le subjonctif « φραζώμεθα », malgré la voix
moyenne, signifie avant tout « disons ». L’on pourrait aller jusqu’à affirmer que l’expression signifie « pensons » ou
«  réfléchissons  », pourvu que l’on n’oublie pas que, dans le monde héroïque, il n’y a pas de réflexions privées, mais
seulement des expositions orales et des discussions dans l’assemblée. « Penser » ou « réfléchir », ce n'est donc qu'une
autre façon de « dire », « dialoguer », « discuter » etc. Il en découle que la réflexion, qui est indubitablement impliquée
dans l’effort de réaliser l’action, est issue de la rencontre et de la confrontation entre les diverses contributions verbales
au sein du débat. Ainsi, la voix moyenne indique simplement que le processus exprimé par le verbe affecte dans une
certaine mesure les sujets, parce que la «  réflexion  » se développe  entre  les interlocuteurs. En d’autres termes, la
« réflexion » se situe à l’extérieur des « sujets » qui réfléchissent, si bien qu’elle ne saurait d’aucune manière être un
acte intérieur de l’esprit de Nestor, ou de ses compagnons37. En outre, elle est aussi  dirigée  vers l'extérieur.
L'association du νόος avec le verbe ῥέξω, qui signifie « agir », « accomplir l'action », l'indique clairement et renforce
notre lecture.
Le νόος à l’œuvre dans ces exemples que nous avons qualifié de «  schéma d'action  » est à la fois émotionnel et
conatif. Et non seulement il apparaît à l’identique dans de nombreux passages du texte homérique, mais il convient
parfaitement à tous les exemples mentionnés jusqu’ici. Il convient au cas d’Agamemnon, qui prend plaisir à la querelle
pendant que son νόος « flaire » les possibilités ouvertes par celle-ci en vue de la prise de Troie, lui permet de « voir »
déjà les actions futures à accomplir. Il convient également au νόος de Nestor qui, bien que proche d’une certaine forme
de réflexion, conserve toutefois les mêmes caractéristiques que celui d’Agamemnon, dans la mesure où sa « réflexion »
n’est pas issue d’un processus interne, mais est le résultat de la discussion (à la fois émotionnelle et dialectique) de
l’assemblée. Et en ce sens, le νόος de Nestor n’est autre que la «  faculté  » qui élabore le «  plan d’action  » issu de la
discussion et qui comporte, pour ainsi dire, une certaine « compréhension » visuelle de la situation et une « prévision »
des possibilités d’action. Quant au νόος du vers 309 du livre IV de l’Iliade, la volonté des ancêtres de combattre, qui
s’appuie déjà sur un acte d’imagination (la «  vision  » de toutes les actions à accomplir dans le but de conquérir des
villes ou abattre des remparts) se confond également avec le désir de mener l’action guerrière à son but. Ainsi, dans le
νόος, volonté, imagination et désir ne font qu’un. Pour ce qui est du passage de l’Iliade, livre III, vers 21 sqq., la
perception visuelle de Ménélas est déjà l’émotion du lion, le désir de dévorer sa proie.
Les analyses de Bruno Snell débordent largement le cadre limité des exemples que nous avons traités ici et nous ne
pourrons pas les étudier dans leur intégralité. Il en va de même des occurrences du νόος chez Homère, qui devraient
d’ailleurs faire l’objet d’une étude à part entière. Un tel travail va bien au-delà des limites de cet article38. Les exemples
évoqués plus haut sont néanmoins suffisants pour montrer que le νόος épique est clairement mélangé avec le registre
pratico-émotionnel, et cela d’une manière constitutive. Chez Homère, le νόος  est  un organe à la fois cognitif et
émotionnel-opérationnel. Comme l’a bien remarqué Shirley Darcus Sullivan, qui a étudié en profondeur la psychologie
des organes «  cognitifs  » du sujet grec-archaïque, il est tout à fait possible de parler d’une prééminence de certains
aspects du νόος par rapport à d’autres, sans qu’il soit jamais possible d’opérer une véritable séparation :

« First, in the case of different terms, aspects that we might separate out, such as intellectual, emotional or volitional,
are still fused. Although one of the other of these aspects may appear to be prominent in certain passages, all must be
considered present in any occurrence of a term »39.

Au sujet des rapports entre le νόος et la dimension réflexive, les études de John H. Lesher sont tout à fait éclairantes.
Lesher envisage le νόος et l’activité du νοεῖν dans le cadre plus circonscrit d’une étude de la perception chez Homère et
admet d’emblée que le rapport entre νόος et perception dans les textes homériques est extrêmement complexe. Il est
néanmoins possible de tirer des indications cruciales sur la nature de la perception chez Homère à partir de la manière
dont celle-ci est exprimée par des termes de connaissance. Ainsi, même si la connexion entre νοεῖν et vision ne fait
pour lui aucun doute, Lesher rejette la thèse de von Fritz selon laquelle νοεῖν et γιγνώσκειν désignent deux types
distincts de connaissance perceptive. Pour l’auteur, la vision du νόος couvre plutôt un spectre très vaste qui va de la
simple discrimination d’un élément dans l’environnement à l’acquisition d’une connaissance à son égard au moyen
d’une telle discrimination. Lesher insiste cependant sur la différence cruciale entre « voir/percevoir quelque chose »,
« se rendre compte de quelque chose » et « connaître quelque chose », le νοεῖν étant en général rangé plutôt du côté du
« se rendre compte de… ». Si ces actions sont certes liées entre elles, les deux premières entrainant la dernière, elles ne
sont pas pour autant interchangeables et présentent des particularités importantes.

« ‘Noticing’, ‘recognizing’ and ‘realizing’ like ‘detecting’ and ‘spotting’ but unlike ‘knowing’ designate occurrences or
events, and not capacities or states, therefore although they relate to knowing, they are not identical with it. »40

La différence entre ces deux groupes viendrait donc du fait que « voir/percevoir » et « se rendre compte » sont des
événements que nous-même pouvons, dans un certain sens, qualifier de « ponctuels »41, tandis que « connaître » est
plutôt une «  capacité  » ou un «  état  » qui comporte du temps qui passe. L’idée d’une durée est ainsi tout à fait
essentielle pour bien comprendre une telle différence :

« […] one knows something over or during a period of time while one can only realize, notice or recognize at a
particular time. »42

Dès lors, même lorsque νοεῖν prend la valeur de « se rendre compte » de quelque chose qui n’est pas immédiatement
évident, il n’est pas légitime, pour Lesher, de faire appel en cela au registre de la « connaissance ». Car le νοεῖν n’est
qu’une sorte de « vue d’ensemble » active de et vers la situation, et même si elle est issue d’un acte de réflexion, celle-ci
prend place à un moment donné et ne se développe pas dans la durée. Ainsi la « connaissance homérique » prend un
caractère tout à fait particulier :

« It is primarily a matter of what one makes of his immediate surroundings, rather than a matter of general
information, or knowledge of truth, or well defended propositional belief. »43

Les observations de Lesher semblent ainsi confirmer notre conjecture. Elles montrent en premier lieu que le νόος est
l’organe d’un mécanisme de réponse vis-à-vis de la perception –  consciente et intentionnelle  – d’une situation
particulière. Mais elles indiquent également qu’un tel mécanisme a un statut réflexif particulier. En effet, si le νόος
comporte parfois un élément de réflexion, il ne s’agit pas nécessairement d’une réflexion élaborée de type
«  intellectuel  » (proche d’une forme de connaissance au sens moderne du terme) mais, pour ainsi dire, d’une
« réflexion instantanée », proche (non égale) à la réactivité physique d’un « réflexe ». Ces remarques nous semblent
tellement renforcer notre propos que nous serions même tentés d’affirmer que ce que Lesher appelle « what one makes
of the immediate surroundings » n’est autre que ce que nous avons appelé plus haut le « νόος comme ‘plan’ ou ‘schéma’
d’action » : percevoir une situation, se rendre compte de ses implications et littéralement pré-voir les actions possibles
à accomplir pour y faire face – le tout dans un seul et unique élan. Cette solution a, à nos yeux, l’avantage de condenser
toutes les valeurs possibles du νόος rencontrées dans le texte homérique. «  Réagir à quelque chose du point de vue
émotif  », «  comprendre (dans le sens de ‘flairer’) une situation  », la «  porter à accomplissement  », «  avoir une
intention » (« vouloir ») et ainsi de suite – autant d’expressions qui indiquent, sans exception, des traits spécifiques de
ce processus pratico-cognitif unique du νοεῖν dont elles font émerger les diverses nuances implicites, mais qu'elles
confirment toutes dans son sens général : celui d’un « schéma d'action »44.
En conclusion, si comme l’admet Darcus Sullivan, «  The etimology of  noos  remains obscure  »45, il apparaît
désormais au moins plausible d’admettre l’existence d’une piste sémantique susceptible de nous conduire au sens
originel du couple νόος-νοεῖν (sans qu'il soit toutefois possible, rappelons-le, d'établir un véritable rapport d'antériorité
ou de dérivation entre les deux termes46). L’exemple des passages homériques étudiés par Snell nous l’a montré et les
analyses de Lesher nous l’ont confirmé  : l’activité «  noétique  » relève d’une réactivité instinctive (bien que pas
incontrôlée), qui n’est pas localisée dans un organe corporel précis47 et qui conduit, grâce à une « vision » qui est plutôt
un « schéma d'action » ou une « ligne directrice », à choisir ou préfigurer des modèles d’action efficace possibles.
Afin de mieux cerner les contours de cet organe ou fonction de « schéma d’action » que nous pensons être exprimé
par le couple νόος-νοεῖν, il nous semble particulièrement pertinent, à ce stade de notre étude, d'élargir notre réflexion
au domaine des sciences cognitives. Champ disciplinaire complexe et technique s’il en est, les théories qui en sont
issues ont néanmoins souvent droit de cité dans les discussions philosophiques, au point que l’on soupçonne parfois
l’effet de mode. Mais faire appel au cognitivisme ou aux neurosciences dans le cadre d’une étude sur le νόος grec
archaïque, ce qui a peut-être de quoi étonner, ressemble plus à un risque qu’à une coquetterie à la mode. Un tel risque
peut néanmoins se justifier par des raisons théoriques plutôt raisonnables. En effet, il est aisé d’admettre
qu’aujourd'hui, l’«  objectivation  » des processus mentaux rendue possible par les technologies d’imagerie cérébrale,
permet d’étudier les effets et les interactions entre les techniques humaines (telle l’écriture) et les mécanismes de
développement de la pensée. Effets enfouis dans nos structures cognitives, qui, il y a quelques années encore, étaient
impossibles à évaluer. L’incursion dans le domaine des sciences cognitive que l’on propose ici n’a donc rien d’un usage
extrinsèque de données issues des neurosciences, utiles plus d’un point de vue heuristique que théorique. Il s’agit
plutôt d’une hypothèse de travail que nous avons déjà eu l’occasion de tester à plusieurs reprises et qui porte sur le lien
intime entre la conception archaïque du νόος telle qu’elle apparaît dans les textes homériques, et les structures
cognitives de la culture orale à laquelle ces textes appartiennent48.
Dans cette deuxième partie de notre étude, nous nous concentrerons principalement sur deux questions principales.
D’un côté, nous emprunterons à la théorie d’Andy Clark la notion de « Action-Oriented Representation » en essayant
de voir dans quelle mesure elle nous permet de mieux cerner la nature du νόος comme schéma d’action. D’un autre
côté, nous aborderons la question du statut du sujet dans la Grèce archaïque, à l’aide de la distinction entre
« conscience » et « discours sur la conscience », nous confrontant alors aux travaux de Stefanelli et de Damasio.

Le νόος comme représentation tournée vers l'action


Bien que n'ayant pas comme objet direct la question du νόος, les études du philosophe cognitiviste Andy Clark sont
extrêmement éclairantes pour notre propos, dans la mesure où elles permettent de préciser le sens de la notion de
«  représentation interne  ». Selon Clark, les représentations que nous qualifions d'internes présentent, notamment,
deux caractéristiques :
1) pour la plupart, elles ne sont pas le résultat d'une prise en compte totale et objective d'une situation extérieure. Il
s’agit plutôt du résultat d’une interaction entre l'esprit, le corps et l'environnement extérieur, chacun des trois pôles
opérant dans une approche que l’auteur qualifie de « partenaire à égalité » (« “equal partner” approach »49). L'esprit
n'est donc pas extérieur à la réalité qui l'entoure, mais se trouve à la fois incarné et intégré à son environnement ;
2) le processus d'encodage qu'elles mettent en œuvre est dès l'origine tourné vers l'action, d'où la notion développée
par Clark d'« action-oriented representation ».

« To the extent that the biological brain does trade in anything usefully described as "internal representation," a large
body of those representations will be local and action-oriented rather than objective and action-independent »50 .

« This is again to exploit a kind of action-centered (or "deictic"[...]) internal representation in which the system does
not first create a full, objective world model and then define a costly procedure that (e.g.) takes the model as input
and generates food-seeking actions as output. Instead, the system's early encodings are already geared toward the
production of appropriate action. This type of action-oriented bias may be at least part of what Gibson was getting at
with the rhetorically problematic talk of organisms as "directly perceiving" the world in terms of its affordances for
action. Perception, it seems, should not (or, at least, should not always) be conceptualized independently of thinking
about the class of actions which the creature needs to perform »51.

Nous ne saurions prétendre à une superposition parfaite entre la représentation interne ainsi définie et le νόος tel
que nous l'envisageons52. Les observations de Clark semblent cependant faire écho à notre propos. Tout d'abord, elles
montrent la possibilité d'un processus mental qui, à notre avis, correspond parfaitement à celui du νόος comme
schéma d'action, en ce sens qu'elles lient le voir et l'agir en un seul mouvement. La « représentation interne » de Clark
n’est pas, dans la plupart des cas, un encodage neutre, c'est-à-dire un ordonnancement objectif de la réalité perçue
donnant lieu, parfois mais pas toujours ni nécessairement, à une réponse de type pratique. Il s’agit plutôt d’un
encodage déjà pratiquement engagé. La perception elle-même est, d'une certaine manière, déjà représentation d’un
environnement perçu notamment sous l'angle des possibilités d'action qu'il recèle. Loin d’être neutre, l’encodage est
foncièrement tourné vers ces possibilités. En donnant à la perception un statut actif et non celui de simple
« photographie », les observations de Clark nous renvoient d'une certaine manière à la problématique de la distinction
entre la vision de l'œil –  perception photographique neutre  – et la vision du νόος –  perception en tant que
« représentation tournée vers l'action ».
La distinction entre perception neutre donnant lieu à une action séquentielle et perception immédiatement tournée
vers l'action est par ailleurs extrêmement pertinente dans le contexte d'une société orale. L’on peut monter, en effet,
que c’est l'apparition à un moment historique particulier  non seulement de l'écriture, mais plus précisément d'une
écriture dextroverse avec écriture des voyelles, qui a permis quelque chose comme le développement d'une pensée
intériorisée, objectivante et séquentielle. Dans un tel processus, l'écriture aurait joué le rôle de scaffolding.
La notion de scaffolding (échafaudage), déjà présente chez Vigotsky53, est reprise par Clark qui définit ainsi l'« action
"scaffolded" ».

« We have called an action "scaffolded" to the extent that it relies on some kind of external support. Such support
could come from the use of tools or from exploitation of the knowledge and skills of others; that is to say, scaffolding
(as I shall use the term) denotes a broad class of physical, cognitive, and social augmentations—augmentations that
allow us to achieve some goal that would otherwise be beyond us »54.

L'échafaudage est donc un soutien externe (qu'il s'agisse de la main d'un parent qui aide un enfant à marcher, d'un
compas ou du langage) qui à pour fonction d'aider à réaliser un objectif ou résoudre un problème. Et qui, ce faisant, est
susceptible de modifier les structures cognitives d'un individu. Compte tenu de la généralité de la notion d’
«  échafaudage  », il n’est pas difficile d’admettre que l’écriture a elle aussi joué un rôle d'échafaudage. Et que non
seulement son existence, mais la forme même qu'elle prend, a pu modifier les structures cognitives des individus qui
l’ont employée. Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par les recherches de Derrick de Kerckhove55 pour qui c'est
précisément l'apparition d'une écriture dextroverse et en mesure d’isoler la consonante pure et de garantir l’écriture
des voyelles qui a été à l’origine des dispositions des Grecs pour l'analyse. Et l’on pourrait même aller jusqu’à affirmer
que c’est cette forme particulière d'écriture qui est responsable du développement de représentations intériorisées et
séquentielles. Mais s’il en est ainsi, force est d’admettre qu’une culture orale comme celle d'Homère, où les individus ne
possédaient probablement pas un tel «  échafaudage  », n’était pas en mesure non plus de développer de telles
représentations internes, y compris la représentation de soi-même comme sujet unifié et capable d'un discours réflexif
sur sa propre conscience. C’est sur ce dernier point qu’il faut désormais confronter notre position avec celle défendue
par Rossana Stefanelli.

Νόος et sujet dans le monde homérique


Dans une étude qui joint à la précision de la philologie l’influence des neurosciences, l’auteure propose la conjecture
suivante : le νόος est le mouvement de retour de la conscience à elle-même. Les recherches de Stefanelli se situent à
l’intérieur de l’« hypothèse *nes ». Mais à l’autorité de Frame, elle ajoute aussi les sollicitations du neuroscientifique
Antonio R. Damasio56, ce qui lui permet de donner à la notion de « retour » un sens nouveau. Selon l’auteure, le νόος
doit en effet être identifié au processus cognitif du «  retour en soi  » ou «  retour à la conscience  », pourvu que l’on
comprenne par là le retour à cette forme de conscience-de-soi très générale qui est implicite dans tout acte psychique.
C’est ici que réside ainsi la polyvalence du νόος, dans le fait d’unifier l’expérience et se l’approprier :

« La nostra ipotesi è quindi che i Greci abbiano designato l'attività consapevole della mente come un 'moto di
ritorno' che, riconducendo a 'luoghi' noti, costruisce un 'percorso' mentale in conformità anche alle indicazioni
degli Etymologica antichi – per non scomodare Anassagora – che individuano la mobilità come tratto essenziale di
νόος. Il ritornare della mente è in primo luogo il ricondurre al sé « qualsiasi cosa che, prove­nendo dall'esterno del
cervello, penetri nei suoi meccanismi sensoriali o qualsiasi cosa che, provenendo dalle riserve dei ricordi, eliciti un
richiamo sensoriale, motorio, autonomico » (Damasio 1999, ed. it. : 209 [éd. fr. 1999, p. 176]), è il movimento che
unifica le esperienze e le fa proprie. Potremmo dire, parafrasando Damasio, che νόος aggiunge al processo del
pensiero la rappresenta­zione del conoscere centrato su un sé (ib. : 115 [éd. fr., p. 148]. Dal sé il moto incessante in
prima persona del pensiero torna poi verso i contenuti già propri per ricondurli a sé di nuovo, trascegliendo di volta
in volta ciò che è rilevante; in tal modo determina il loro emergere alla coscienza e il poterli consapevolmente
richiamare; ripercorrendo gli oggetti mentali che si fanno presenti alla coscienza – dei quali implica necessariamente
la salienza percettiva, emozionale o cognitiva - li dispone in un ordine e li collega. Nόος individuerebbe quindi
l'attività, o meglio, una modalità con cui la mente degli uomini procede per strutturare consapevolmente i propri
contenuti. Conseguentemente è possi­bile ipotizzare per νοέω, denominativo di νόος, il significato che naturalmente
scaturisce da queste premesse, cioè 'I perform an action (to do with) νόο-’ [...] »57.

L’hypothèse est certainement fascinante. Elle nous semble malgré tout assez peu plausible, et cela pour au moins
trois raisons.
(1) Si elle arrive à distinguer « activités non conscientes » et « activités conscientes », elle échoue à reconnaître la
différence entre «  conscience  » et «  réflexion sur la conscience  » (ce que l’on appelle également «  conscience de la
conscience du monde  »)58. La possibilité d’utiliser de tels concepts au sujet de l’homme homérique relève de la
question fort débattue du statut du « sujet » dans la Grèce archaïque, question que l’auteure passe sous silence et sur
laquelle il nous faudra revenir.
(2) L’hypothèse n’arrive pas à préciser le saut métacognitif et linguistique impliqué par la conscience de soi. En effet,
il aurait fallu, pour le faire, établir non seulement (i) comment le «  sujet  » archaïque a pu reconnaître (sur un plan
métacognitif)59 que tout acte psychique comporte un « retour » à soi-même ; (ii) que ce « retour » à soi-même est le
même dans tous les actes psychiques ; mais aussi (iii) comment il a pu arriver à attribuer (sur un plan linguistique) à
cette idée devenue désormais claire et consciente un nom, « νόος », susceptible de prendre ainsi le sens de « retour ».
Rien de tout cela n’a été fait.
(3) Finalement, étant donné que le «  retour à la conscience  » est présent dans tout acte psychique, l'hypothèse
n’arrive pas à expliquer pourquoi (i) le mot νόος finit par désigner seulement l’une ces nombreuses activités (celle du
νοεῖν) et (ii) il est utilisé comme clairement distinct du « je », par exemple dans l’Odyssée XIV, 49060.
Les trois points sont tous liés à la question du statut du « sujet » archaïque, vers laquelle nous allons désormais nous
tourner.
Dans sa démarche critique, Stefanelli s’oppose explicitement aux propos d’auteurs tels que Snell ou Dodds, qu'elle
suppose avoir soutenu la thèse suivante  : le «  sujet  » homérique est un sujet «  fractionné  » en plusieurs organes
psychiques et il n’est donc pas unitaire. Cette thèse est à ses yeux trompeuse, car issue d’une perspective
philosophique Geistesgeschichtlich qui semble admettre subrepticement, sur la base de seuls témoignages littéraires,
quelque chose comme l’évolution d’un soi-disant «  esprit grec  ». Force est d’admettre, cependant, qu’aucun de ces
auteurs n’a jamais affirmé que les Grecs archaïques (dont les héros homériques étaient le miroir archétypal) étaient
dépourvus de «  conscience de soi  » ou de «  sens de soi-même  »  ; ni qu’ils étaient persuadés que leurs sensations,
pensées, souvenirs, leur imagination du temps futur, leurs plans ou désirs appartenaient à quelqu’un d’autre ; et encore
moins qu’ils percevaient tout cela comme flottant et sans ancrage au sujet. La thèse est plutôt que le sujet homérique
n’est pas un sujet au sens «  fort  » mais plutôt, comme nous avons eu l’occasion de l'appeler ailleurs, un «  sujet à
polarité faible »61. Le statut d’un tel sujet est parfaitement décrit par Darcus Sullivan :

« In Homer, however, it appears that a person always remains distinct from the psychic entities found within him.
Homeric man seems to have some awareness of a « self » or « whole ». This awareness is one that is vague and rather
ill-defined. But it is something distinct and separate from his awareness of his psychic entities. How it relates to the
awareness that he has of these psychic entities also remains unclear . (...) a person relates in various ways to
his noos but is never identified with it »62.

Un tel sujet peut être qualifié de «  sujet à polarité faible  » dans la mesure où lorsqu’il fait l'expérience d'activités
psychiques dont il sait indubitablement qu'elles sont en lien avec lui, il ne les considère pas pour autant comme faisant
partie de lui. Le sujet a bien une perception de lui-même, mais c'est une perception qu’il faut qualifier à juste titre de
«  fractionnée  ». C’est uniquement en ce sens que le sujet homérique «  à polarité faible  » n'est pas unitaire. Le sujet
Ulysse, par exemple, qui prend conseil par son νόος dans l’Odyssée en 490 correspond exactement à cette définition :
l’activité du νόος se réfère à lui, mais elle n’est pas en lui.
Ainsi, Snell, Dodds et, d’une certaine manière Darcus Sullivan, ne refusent aucunement l’idée de conscience de soi en
tant que telle. Ils s’interrogent plutôt  sur les «  degrés de conscience de soi  » d’un tel sujet «  faible  »  ; ou, plus
précisément, ils questionnent l’autoreprésentation de la « conscience », son origine et son statut à l’époque homérique.
Or, Stefanelli préfère aborder la question de la conscience non pas d’un point de vue historico-culturel mais
neuroscientifique, à partir notamment des recherches de Damasio. Cependant, si Damasio lui-même n’a aucun mal à
admettre que la conscience de soi est un fait notamment culturel (ce qui n’exclut pas la présence de conditions
biologiques préalables), il en va autrement pour Stefanelli63. Dans le but d’appuyer sa thèse, l’auteure opère en effet
une franche superposition du plan biologique et du plan culturel. Une telle différence est pourtant fondamentale, car
elle permet justement de ne pas confondre « conscience » et « discours sur la conscience ».
Que la simple « conscience » ait un fondement biologique préalable à toutes ses manifestations, cela ne fait aucun
doute. Et il est tout aussi indubitable que les personnages des poèmes homériques (comme tous les êtres humains
d’ailleurs) en étaient pourvus. Mais outre une telle contrainte biologique, il existe aussi des contraintes culturelles liées
aux processus cognitifs propres à une culture orale comme la culture homérique. Et comme nous avons déjà eu
l’occasion de le rappeler, d’un point de vue strictement cognitif et faute d’« échafaudages” adaptés, une culture orale ne
saurait remplir les conditions nécessaires au développement d’une conscience pleinement réfléchie aboutissant à la
« polarité forte » d’un sujet tel que celui décrit par Stefanelli. Par conséquent, même si l’on peut admettre (1) que le
sujet archaïque était bien conscient de soi, et (2) qu’une telle conscience de soi était de facto quelque chose comme un
mouvement de « retour », il resterait encore à prouver (3) que le sujet homérique était effectivement bien conscient de
tout cela, et (4) qu’il en était conscient au point d’apprêter des moyens linguistiques bien déterminés dans le but de le
désigner d’une manière précise.
Il est d’ailleurs tout à fait possible d’aborder les notions de «  conscience  » et «  discours sur la conscience  » d’une
manière plus radicale, sans tomber dans une approche geistesgeschichtlich. Comme nous l'avons déjà vu avec Clark et
le  scaffolding, les structures cognitives sont modifiées (aussi) par les techniques, lesquelles se situent sur le plan
culturel. Il en découle que la notion même de « sujet » est à la fois biologiquement conditionnée et, dans une certaine
mesure, soumise à développement historique. Cette hypothèse a été confirmée par nombre d’études empiriques, qui
ont montré le lien entre l’émergence culturelle du concept de « conscience » comme objet de réflexion, et la diffusion
de l’écriture.
Nous avons déjà évoqué les travaux de Kerckhove. Mais l’on pourrait également rappeler les positions défendues par
Julien Jaynes à propos de «  L’esprit de l'Iliade  »64. D’une manière tout à fait étonnante, l’auteur maintient que les
héros homériques –  c'est-à-dire les hommes qui en chantaient et écoutaient les gestes, et qui se reconnaissaient en
eux  – auraient vraiment vécu les hallucinations (audition de voix et apparitions de dieux) attestées par les poèmes
épiques. La raison qu’il en donne est la suivante : dans l'Iliade et l'Odyssée, il y aurait des traces des derniers vestiges
de ce que l’on appelle l’« esprit bicaméral ». L'esprit humain aurait été divisé, encore partiellement au temps d'Homère,
en deux parties indépendantes : l'une, localisée dans l'hémisphère gauche du cerveau, qui se serait spécialisée dans les
fonctions linguistiques à l'époque préhistorique, sous la contrainte du langage  ; l'autre, localisée dans l'hémisphère
droit du cerveau, et qui aurait été responsable des hallucinations. Selon Jaynes, il s’agirait de ce que l’on pourrait
appeler une « condition schizophrène » : une partie du « sujet » qui parle (hémisphère droit) avec l'autorité du pouvoir
religieux-politique (l'autorité du son, qui est avant tout la voix de dieux)  ; l'autre qui  écoute et obéit  (hémisphère
gauche), représentée par le monde des hommes (des obéissants). Cette division de l'esprit, à laquelle correspond une
division de la société entre classes dominantes et subordonnés, aurait été typique des cultures orales. Il en découle
ceci :

« L'homme de l'Iliade n'avait pas la subjectivité que nous avons. Il n'avait pas conscience de sa conscience du monde,
pas d'espace mental intérieur pour pratiquer l'introspection [...]. La volition, l'élaboration, l'initiative s'organisent
sans aucune aide de la conscience et sont ensuite « transmises » à la personne dans la langue qu'elle connaît [...] La
personne obéissait à des voix, entendues dans les hallucinations, parce qu'elle ne « voyait » pas ce qu'elle devait faire
toute seule »65.

Les deux hémisphères auraient été ensuite séparés jusqu'à l'effondrement de cet esprit bicaméral, favorisé par la
diffusion de l'écriture qui aurait renforcé l'hémisphère gauche, en le poussant à se soustraire à la domination de
l'hémisphère droit. Un tel changement historique (mental, culturel et socio-politique tout ensemble) aurait commencé
en Mésopotamie. Mais il aurait trouvé son accomplissement dans la Grèce post-mycénienne, avec l'émergence de la
« conscience » individuelle autonome66.
Si l’on revient maintenant à l’approche défendue par Stefanelli, deux remarques nous semblent pertinentes. Si la
méthodologie d’intégration entre philologie et sciences cognitives suivie par l’auteure nous semble tout à fait
pertinente, il n’en va pas de même des conclusions auxquelles elle aboutit. L’apport des sciences cognitives et de la
psychologie historique semble plutôt confirmer la thèse contraire : le sens du νόος ne saurait être identifié au « retour
de la conscience  » qu'au prix d'un anachronisme et d’une sous-détermination illégitime du rôle des techniques
culturelles dans le développement des structures cognitives. En revanche, notre conjecture du νόος comme schéma
d’action s’accorde parfaitement avec de telles données. Celui-ci est situé à un niveau qui relève encore de la réactivité
psycho-physique naturelle, il est lié à des structures cognitives pré-alphabétiques et apparaît comme relatif à une
conscience de soi de type « faible ».
Quant à l’idée de «  retour  » suggérée par l’étymologie du mot (peu importe s’il s’agit d’un événement réel ou
métaphorique), elle se situe plutôt dehors, au niveau de l’action pratique –  et non dans la «  conscience  ». Même le
retour de la mémoire aux images passées, bien attesté par certains usages de νόος, n’est autre que le retour au
« schéma d’action » mis à l’œuvre au moment où la situation a été expérimentée dans le passée.
Quant au reste, presque toutes les caractéristiques que Stefanelli attribue au νόος (notamment la spatialité et la
narrativité67) s’accordent parfaitement avec notre position. En effet, l’espace et le sens « du dedans et du dehors » font
partie de l’imagination mythique (et du temps de la mythopoïèse, qui est par nature « spatialisé »68). Et à cet égard, ils
sont déjà liés à la «  proprioception  »69  (un mécanisme élémentaire de type neurophysiologique qui permet d’être
conscient de la position et des mouvements de son corps). En ce qui concerne la « narrativité » du νόος, elle peut valoir
comme indice de la « conscience » seulement si l’on a déjà décidé que le mot signifie « retour de la conscience à elle-
même », ce qui ne va pas de soi. En effet, si l’on suppose que νόος signifie « plan d'action », l’on peut tout aussi bien en
faire un objet de narration, en parler, s'interroger à son sujet, tout en affirmant, comme Stefanelli le fait, qu’il guide la
parole ou le silence. Cela est d’ailleurs d’autant plus vrai dans le cas des véritables plans d’action, comme les stratégies
militaires par exemple, dans la mesure où ils nécessitent le plus souvent de garder le silence sur leur existence.
Il ne nous reste maintenant qu’à reprendre les extraits homériques dans lesquels le νόος aurait, selon Stefanelli, la
signification de « retour de la conscience à soi-même » dans le sens de « la strada ripercorsa »70 et essayer de voir s’il
est possible de les comprendre en termes de schéma d’action. Rappelons-le, pour Stefanelli, dans tous ces exemples,
νόος indique le chemin de retour emprunté par la conscience à la fin d’un processus d’évaluation, à partir des
premières observations jusqu’aux conclusions.
Dans le cas de Nestor dans Iliade, III, 21, les objections soulevées au sujet de l’interprétation de Snell valent aussi
pour la lecture de Stefanelli, car les auteurs envisagent le νόος comme l’activité qui arrive à la fin d'un processus de
réflexion. Tournons-nous maintenant vers l'Iliade XV, 699 sqq. et 502.
Dans le premier exemple, les Achéens et les Troyens se toisent à proximité des nefs :

τοῖσι δὲ μαρναμένοισιν ὅδ' ἦν νόος· ἤτοι Ἀχαιοὶ

οὐκ ἔφασαν φεύξεσθαι ὑπ' ἐκ κακοῦ, ἀλλ' ὀλέεσθαι,

Τρωσὶν δ' ἔλπετο θυμὸς ἐνὶ στήθεσσιν ἑκάστου

νῆας ἐνιπρήσειν κτενέειν θ' ἥρωας Ἀχαιούς.

οἳ μὲν τὰ φρονέοντες ἐφέστασαν ἀλλήλοισιν·

Stefanelli écrit :

« [...] le aspettative diverse dei due contendenti sono espresse dai verbi e che vengono riassunti alla fine del passo da
τὰ φρονέοντες del verso 703 che ne precisa le basi non completamente emotive »71.

Mais à regarder de près, le texte semble aboutir à des conclusions assez différentes, et cela pour les raisons
suivantes :
(1) le νόος n’apparait pas à la fin du texte mais au début : son sens n’est donc pas celui de « retour » ;
(2) Stefanelli remarque, correctement, que, dans ce passage, il n’est pas tout à fait question d’évaluation, mais de
circularité. Cette circularité serait garantie par l’emploi du participe τὰ φρονέοντες, qui contiendrait une qualité plus
«  intellectuelle  » que le νόος du vers 699, en donnant ainsi à la pensée «  des bases qui ne sont pas entièrement
émotives  ». Mais ce participe semble exprimer plutôt l’émotion, et n’a pas l’air d’ajouter une qualité différente à la
pensée : il garde plutôt le sens originel de φρονεῖν, lié aux φρένες et notamment à l’agitation de la respiration72. Les
« pensées » finales ont la même inquiétude que les « attentes » initiales.
La signification de « schéma d'action » pour νόος nous semble donc pouvoir être maintenue. Certes, l'« attente » des
Achéens n’a pas pour objet le «  salut  », mais, au contraire, la mort. Elle fonctionne néanmoins et sans exception
comme le « schéma » d’événements futurs, bien que négatifs :
« Les combattants étaient dans cette attente : les Achéens disaient qu'ils ne pourraient se soustraire au malheur,
mais mourraient, tandis chacun des Troyens, en son cœur dans sa poitrine, espérait mettre les nefs en feu et
massacrer les héros achéens. Ayant ces pensées (pratiques et émotives) ils se toisaient. »

Dans le deuxième exemple, Ajax incite les compagnons à la lutte :

αἰδὼς Ἀργεῖοι· νῦν ἄρκιον ἢ ἀπολέσθαι

ἠὲ σαωθῆναι καὶ ἀπώσασθαι κακὰ νηῶν.

ἦ ἔλπεσθ' ἢν νῆας ἕλῃ κορυθαίολος Ἕκτωρ

> ἐμβαδὸν ἵξεσθαι ἣν πατρίδα γαῖαν ἕκαστος;

ἦ οὐκ ὀτρύνοντος ἀκούετε λαὸν ἅπαντα

Ἕκτορος, ὃς δὴ νῆας ἐνιπρῆσαι μενεαίνει;

οὐ μὰν ἔς γε χορὸν κέλετ' ἐλθέμεν, ἀλλὰ μάχεσθαι.

ἡμῖν δ' οὔ τις τοῦδε νόος καὶ μῆτις ἀμείνων

ἢ αὐτοσχεδίῃ μῖξαι χεῖράς τε μένος τε.

Stefanelli explique :

« [...] Aiace incita i compagni esponendo in modo completo e articolato le alternative che si offrono. La valutazione è
probabilmente la componente basilare del significato di μῆτις, mentre il νόος è la strada ripercorsa, quella su cui si
ritorna dopo la valutazione »73.

Mais l’on pourrait soulever les objections suivantes :


(1) dans ce cas non plus, il ne semble pas y a avoir exactement d’évaluation : le mot-clé pour entendre le texte est
αἰδὼς, la «  honte  », bien soulignée par la césure penthémimère. Les «  évaluations  » qui suivent ne sont pas des
considérations intellectuelles sur la situation de la bataille, elles ont pour fonction de pousser à l’action de peur de la
honte suscitée par le désarroi des Achéens. En ce qui concerne la μῆτις, sa signification est encore liée aux événements
en question. Et elle peut aisément être expliquée comme la capacité de trouver les meilleurs moyens pour accomplir le
plan d’action (le νόος) à l’intérieur de la lutte physique, non d’évaluer le pour et le contre avant l’activité « noétique ».
(2) Tout comme dans le cas de l’Iliade en III, 21 sqq., le fait de considérer le poème comme un texte écrit amène à
des erreurs d'interprétation. Et il porte surtout à croire que les vers s’enchaînent d’une manière logique et
conséquentielle. Mais leur rapport, dans le cadre d’une culture orale, est plutôt de simple juxtaposition, si bien que le
« schéma d'action » du νόος provient du phrasé de l’exhortation exprimé par la continuité du son :

« Honte à vous, Argiens ! Il s'agit maintenant ou de périr ou de nous sauver et de repousser le malheur des nefs.
Espérez-vous que, si Hector au casque étincelant prend les nefs, vous retournerez à pied dans votre patrie ? Ne
l'entendez-vous pas que toute l'armée excite cet Hector et veut mettre le feu aux nefs ? Nous ne sommes pas conviés à
une danse mais à la bataille ! Il n'existe pas pour nous de plan et de manœuvres meilleurs que de nous jeter avec
fureur et ardeur dans le corps à corps. »

Ces derniers exemples, comme ceux que nous avons examinés dans la première partie de cette étude, nous semblent
confirmer notre conjecture sémantique selon laquelle le νόος n'est rien d’autre que le « schéma d’action » qui se trouve
au croisement entre les hypothèses *snu  et *nes. De l'hypothèse *snu, elle prend la capacité de «  flairer  » et la
développe en un «  voir  », qui n'est pas reproductif mais actif, «  tourné vers l'action  ». De l'hypothèse *nes, notre
conception du νόος prend le caractère de « retour à la vie », dans le sens de « se sauver », « s’en sortir », « se tirer
d’affaire », « sortir d'une situation dangereuse ».
Cognitif, volitif, pratico-émotionnel, faisant partie du champ de la conscience sans être proprement intellectuel, le
νόος-schéma d'action particulier à la culture orale archaïque possède toutes ces nuances, ses valeurs apparemment
multiples et variées, se contentant d’en mettre en avant tantôt l'une, tantôt l'autre. Ce statut hybride est d'ailleurs la
raison de son étonnante ampleur sémantique, ainsi que de sa polyvalence. Mais il est aussi le germe de toutes les
possibilités de développement sémantique qui ont suivi.

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Notes
1 Leo Meyer (1856), «  Die einsilbigen nomina im griechischen und lateinischen  »,  Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung
auf dem Gebiete des Deutschen, Griechischen und Lateinischen 5. Bd., 5. H., p. 366-388.
2 Pour un examen complet des positions sur le sujet jusqu’aux années 1940, on peut se référer à la synthèse précise offerte par
Rossana Stefanelli (2009), « Νόος ovvero la ‘via’ del pensiero », Glotta 85, p. 217-263, aux p. 217-220.
3 Pierre Chantraine 1999 (1968), Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck.
4 Ibid., p. 756.
5 Hjalmar Frisk (1960-1972), Griechisches etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, p. 322-323.
6 Robert Beekes & Lucien van Beek (2010), Etymological Dictionary of Greek, vol II, Leiden, Brill, p. 1023.
7  Cette situation d’incertitude étymologique, le couple νόος-νοεῖν la partage, de manière étonnante, avec d’autres termes grecs
indiquant les activités psychiques  : sur μάθησις-μανθάνω, voir  : Fabio Stella (1994), «  Origine e sviluppo di μανθάνω. Orizzonte
pratico e conoscenza mitica », I problemi della pedagogia 1-2 ; sur γνῶσις-γιγνώσκω, Fabio Stella (2009), « Origine e sviluppo di
ΓΙΓΝΩΣΚΩ. Indizi per una revisione storica », en Stefano Gensini, Raffaella Petrilli & Luigi Punzo (éds.), « Il contesto è il filo di
Arianna ». Studi in onore di Nicolao Merker, Pisa, ETS, p. 23-48 ; sur φρένες-φρονέω, voir Fabio Stella (2012), « Saggezza arcaica
ed etica contemporanea. Alcune riflessioni », Blityri 1, 1, p. 29-51.
8 Károli Kerényi (1957), La Religion antique, ses lignes fondamentales, Genève, Librairie de l'Université, en particulier les p. 107-
113 et 148.
9 Bruno Snell 1994 (1946), La découverte de l’esprit. La Genèse de la pensée européenne chez les Grecs, traduit de l'allemand par
Marianne Charrière et Pascale Escaig, Combas, Éditions de l’Éclat, p. 24.
10 James H. Lesher (1981), « Perceiving and Knowing in the “Iliad” and “Odyssey” », Phronesis 26, 1, p. 2-24.
11 Andy Clark (1997), Being There: Putting Brain, Body, and World Together Again, Cambridge (Mass.), MIT Press. Voir aussi
(1998) « Embodied, Situated, and, Distributed Cognition », in William Bechtel & George Graham (eds.), Companion to Cognitive
Science, Oxford, Blackwell ; (2003), Natural-Born Cyborgs. Minds, Technologies, and the Future of Human Intelligence, Oxford,
Oxford University Press.
12 Rossana Stefanelli (2009), « Νόος ovvero la ‘via’ del pensiero »
13 Voir particulièrement, Kurt von Fritz (1943) « NOOS and NOEIN in the Homeric Poems », Classical Philology vol. XXXVIII, 2, p.
92-93  ; voir aussi von Kurt Fritz (1945),  «  Nous, noein, and their Derivatives in Pre-socratic Philosophy (Excluding
Anaxagoras)  »,  Classical Philology  vol. XL, p. 23-85 et Kurt von Fritz (1964), «  Der NOUS des Anaxagoras  »,  Archiv für
Begriffsgeschichte IX, p. 87-102.
14 Eduard Schwyzer (1926), « Beiträge zur griechischen Wortforschung », en Festschrift für Universitäts-Professor Hofrat Dr. Paul
Kretschmer. Beiträge zur griechischen und lateinischen Sprachforschung, Wien-Leipzig-New York, Deutscher Verlag für Jugend
und Volk, p. 247 sqq.
15  D’autres auteurs pensent que ce dernier dériverait plutôt de νέυειν, ce qui suppose des radicaux identiques pour les deux
hypothèses, possibilité que von Fritz qualifie de faible ; moins improbable serait en revanche une superposition des formes et des
sens au cours du temps.
16 « […] the word νόος never means a purely momentary decision but always implies some kind of long range vision » [souligné par
nos soins]) – Kurt von Fritz (1943), « NOOS and NOEIN in the Homeric Poems », p. 83. La nature de cette « long range vision »,
son rapport avec la « ponctualité » aoristique et la « durée » de la “réflexion” est aussi ce que nous essaierons déterminer. Il nous
faut dire dès à présent que cette opération est très délicate, dans la mesure où les catégories de temps (tout comme celles relatives
aux « facultés » de l’âme – « perception », « imagination », « intellect » – et à leur domaines et productions) étaient, à l’époque
homérique, (et en général pendant l’âge archaïque grec) perçues de manière tout à fait différente et beaucoup plus fluide. En
particulier, la détermination de la durée était liée à des aspects qualitatifs et non quantitatifs de l’action verbale.
17 Martin Heidegger (1973), Qu’appelle-t-on penser ?, traduit par Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, Presses Universitaires de
France, p. 258.
18  Hans-Georg Gadamer (2006),  Interroger les Grecs  : Études sur les Présocratiques, Platon et Aristote, traduit par Donald
Ipperciel, Fides, p. 65.
19  Hans-Georg Gadamer (2001),  Au commencement de la philosophie. Pour une lecture des Présocratiques, traduit par Pierre
Fruchon, Paris, Seuil, p. 137.
20 Douglas Frame (1978), The Myth of Return in Early Greek Epic, New Haven & London, Yale University Press. Ses études, qui
croisent les études de Robert Renehan sur la vision du « sujet » par les Grecs (Robert Renehan (1979), « The Meaning of sōma in
Homer. A Study of Methodology », California Studies in Classical Antiquity 12, p. 269-282 ; (1979), « On the Greek Origins of the
Concepts Incorporeality and Immateriality  »,  Greek Roman & Byzantine Studies  21, p. 105-138  ; (1981),  «  The Greek
Anthropocentric View of Man  », Harvard Studies in Classical Philology 85, p. 239-259) ont étés reprises, parmi les autres, par
Gregory Nagy (1983), « Séma and Nóēsis: Some Illustrations », Arethusa 16, p. 35-55.
21  Peter Frei (1968), «  Zur Etymologie von griech.  νοῦς  »,  Lemmata, Donum Natalicium Guilelmo Ehlers Sexagenario,
München. Opérant la comparaison avec le sanscrit, Frei suppose que le sens pre-homérique de νοῦς était « guider la maison avec
succès » ou « revenir sain et sauf ».
22 Hugo Mühlestein (1965), «  Namen von Neleiden auf den Pylostafelchen  », Museum Helveticum 22, p. 155-169.  Mühlestein a
montré la correspondance entre les noms mycéniens ne-ti-ja-no et wi-pi-no-o, écrits dans les tablettes de Pylos, et les noms Νέστορ
et Ὶφίνοος ; ces derniers seraient à mettre en relation avec le verbe actif neo dans le sens de « celui qui guide la maison » ou « celui
qui mène la maison d’un main ferme ».
23 À partir de l’« hypothèse *nes » ainsi que de la parenté entre νόος et νέομαι, David R. Lachterman. (1987, « The Odyssey and the
Origins of Greek Philosophy », in Jean-François Mattéi (dir.), La naissance de la raison en Grèce, Actes du congrès de Nice, p. 33-
39) a, lui, fini par mettre en relation νόος et νόστος, considérant que le « retour » d’Ulysse est contrarié par Ἀντί-νοος qui veut l’en
empêcher (conviction déjà adoptée auparavant par Lesher (1981), « Perceiving and Knowing in the “Iliad” and “Odyssey” », p. 2-24,
à la p. 15). Cette position s’inscrit dans une lecture de l’Odyssée comme étant le lieu de gestation des futures idées philosophiques,
puisque miroir d’une sensibilité différente, plus moderne, en comparaison avec l’Iliade. Le pont entre le sens pré-homérique, encore
présent dans l'épique, et les sens conceptuels postérieurs résiderait dans le caractère de « disposition » et « attention », mais aussi
de « conscience intellectuelle », du νόος-νόστος d’Ulysse. Ce dernier aurait gagné ce niveau de conscience à partir de l'évaluation de
la distance entre ce qui est « étranger » ou « pas humain », dont il fait expérience, et ce qui lui est « familier » ; ce parcours serait
exprimé, mais aussi créé par Ulysse/poète même, au moyen de ses récits. À propos encore du rapport entre νόος et νέομαι, voir aussi
le livre de Françoise Létoublon (1985),  Il allait, pareil à la nuit, Paris, Klinksieck, p. 175-176), qui traduit, de manière très
intéressante, le terme νόος par « plan d’action », « plan de sauvetage ». Dans la même direction, il faut considérer enfin les études
sur la relation entre la racine *nes  et l’adverbe grec νόσφι (sauf), en particulier  : Rossana Stefanelli (2004), «  Greco
νόσφι », Archivio glottologico italiano 89/2, p. 183-199 et Éric Dieu (2012), «  L’étymologie de l’adverbe grec νόσφι  », Revue de
Philologie, de Littérature et d’Histoire Anciennes, LXXXIV, fasc. 1, p. 51-80.
24 Douglas Frame (1978), The Myth of Return in Early Greek Epic, cap. 2 : « The Root *nes- in Prehistoric Greek », par. 3 : « The
Relation Between The Greek Root *nes- and  nóos  »  ; cette partie est accessible sur  :  http://chs.harvard.edu/
CHS/article/display/4041
25 Cf. Robert Beekes & Lucien van Beek (2010), Etymological Dictionary of Greek, p.  1023. Jean-Victor Vernhes (2013), «  Une
étymologie pour νόος > νοῦς [nóos > noûs]  ?  »,  Connaissance hellénique  135, texte intégral disponible en accès
libre : http://ch.hypotheses.org/tag/nous) soutient lui aussi la validité de l’hypothèse *nes même sur le plan sémantique, malgré les
réserves de Beeks et van Beek. Il propose à nouveau la solution suggérée par Cornelius J. Ruigh (1967), Études sur la grammaire et
le vocabulaire du grec mycénien, Amsterdam, Hakkert, p. 371-372) de mettre en rapport νέομαι et le verbe causatif
gothique nasjan, « regarder » (ainsi que le grec τηρέω). Il lui attribue ainsi, comme pour le verbe latin servare, un sens double, celui
de regarder / voir et celui de regarder /conserver-protéger. Suivant cette suggestion de Ruigh ainsi que les études de Frei et
Létoublon, Vernhes propose «  pour le mot νόος < *nosos le sens premier, au contact de sa source étymologique, d’une activité
mentale salvatrice » (§2 « Le retour et le salut »). Cette proposition, bien que correcte (nous avons nous-même utilisé la position de
Ruigh dans une direction similaire dans notre thèse doctorale – cf. Fabio Stella (2007),  Tecniche della scrittura e strutture
cognitive. La prima rivoluzione tecnolinguistica, Università di Roma «  La Sapienza  », p. 303), ne nous semble toutefois pas
pleinement convaincante pour deux raisons  : a) elle n’est pas véritablement capable d’expliquer tous les sens du νόος (malgré la
réponse de l’auteur à cette objection en marge de l’article en question), par exemple dans les cas d’un emploi homérique du terme
pour signifier le caractère d’un peuple ou le tempérament d’une personne – cf., parmi d’autres, Od. I, 3) ; b) elle n’explique pas la
nature cognitive de cette «  activité mentale  », chose qu’il est possible de faire, au contraire, à partir de l’hypothèse *snu, comme
nous entreprenons de le montrer.
26  La superposition sémantique est un phénomène linguistique plutôt commun, qu’on retrouve aussi parmi les radicaux
indoeuropéens. Nous pensons, dans le cas de *snu et *nes, à une superposition au niveau des champs sémantiques, proches et
complémentaires, partant, peut-être, d’une certaine ressemblance formelle  : «  se sauver  » (*nes) – d’un danger, par exemple –
comporte la capacité par le sujet d’accéder à une vision plus ample et efficace de la situation (« faculté » exprimée par *snu), et vice-
versa. Les deux actions s’impliquent l’une l’autre, d’une manière similaire à celle que George Pinault rappelle avec Émile Benveniste
à propos des racines  *(y)ärkă  («  vénération  ») et *(h1)erkw  -o- («  parole adressée en hommage  », dont «  chant  ») en langue
tokharien, du fait que la vénération des dieux comporte chanter en leur hommage (George Pinault (1984), «  Benveniste et le
tokharien  », en Gilbert Lazard, Guy Serbat & Jean Taillardat (eds.),  E. Benveniste aujourd’hui  : Grammaire comparée. Études
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Éditions Peeters, tome II, p. 112.
27 Dans cette direction du «  vitalisme  », la position de Richard Broxton Onians peut représenter une référence valide. Onians,
suivant l'interprétation de φρένες et θυμός comme « poumons » et « souffle », avance l'idée que le νόος est : « [...] une formation
(sur neomai, « je vais », neō, « je me meus dans un liquide, je nage ») analogue à pnoos, un « souffle » ou un « vent », sur pneō,
ou rhoos, un « flux », une « rivière », sur rheō « couler ». Le terme peut exprimer ou bien le mouvement particulier, le dessein, ou
bien, de manière relativement permanente, ce qui se meut, la conscience qui projette. […] » ; « Ce n’est pas de l’intellect pur. Il est
dynamique […] et émotionnel […]  » (Richard Broxton Onians 1999 (1954),  Les origines de la pensée européenne,  sur le corps
l'esprit l'âme le monde le temps et le destin, traduit par Barbara Cassin, Armelle Debru, Michel Narcy et al., Paris, Seuil, p. 107 e
108).
28 Károly Kerényi, (1957), La Religion antique, p. 108.
29 Ibid. p. 109.
30 Ibid., p. 148.
31 Il faut rappeler, par souci d’exhaustivité, qu’une position très similaire à celle de Kerényi, est soutenue par John R. Warden.
Celui-ci explique l’évolution progressive vers l’abstraction de νόος-νοεῖν par l’accroissement de la différence originelle entre le νόος
des hommes et le νόος de Zeus, différence déjà présente chez Homère en termes quantitatif (étendue et puissance), mais aussi
qualitatif (du fait d'une «  matérialité  » supposée moindre de l’«  intelligence  » divine).  (John R. Warden (1971), «The Mind of
Zeus », Journal of the History of Ideas 32, n. 1, University of Pennsylvania Press, p. 3-14).
32 Bruno Snell (1994), La découverte de l’esprit , p. 26.
33  Car il se rappelle la prédiction de Phoebos Apollon  : «  Troie sera conquise lorsque les meilleurs héros en viendront à se
quereller » (Bruno Snell (1994), La découverte de l’esprit, p. 30). Nous donnons ici notre traduction en français du texte grec de
l'Odyssée, le texte originel en allemand étant dépourvu de traduction complète (Bruno Snell 2009 (1975),  Die Entdeckung des
Geistes Studien zur Entstehung des europäischen Denkens bei den Griechen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, p.  22  :
«  Agamemnon χαῖρε νόῳ, als Achill und Odysseus sich um ihre Vorzüge stritten  »  ). L'édition française propose quant à elle une
traduction discutable, le χαῖρε, qui est un imparfait indicatif homérique y étant interprété comme un impératif (« réjouis-toi dans
ton esprit » - Bruno Snell (1994), La découverte de l’esprit,).
34 Bruno Snell (1994), La découverte de l’esprit. Nous présentons ici sans modification l'édition française qui diffère toutefois du
texte originel dans lequel Snell n'offre pas de traduction complète du texte grec  : «  Wir wollen überlegen… ob der Nóos etwas
ausrichten kann  » (Bruno Snell 2009,  Die Entdeckung des Geistes Studien zur Entstehung des europäischen Denkens bei den
Griechen). La version française, sans signaler la partie manquante, offre une traduction de manière fidèle, croyons-nous, à
l'intention de l'auteur. Snell traduit, en effet, φραζώμεθα par «  überlegen  » («  reflechissons  ») et εἴ par «  ob  » (préposition qui
introduit la proposition interrogative), et juste après, il lie directement le νόος même (la «  représentation  ») à la notion de
« réflexion » : « […] Nestor fordert auf zu bedenken, ob „Überlegung“, also eine „Vorstellung“ etwas ausrichten kann ».
35 « La notion de causalité (et avec elle le principe de non-contradiction) n'est pas « respectée » [dans la culture orale caractérisée
par la parole des «  Verbomoteurs  » cf. Marcel Jousse (1925),  Études de Psychologie linguistique  : le Style Oral rythmique et
mnémotechnique chez les Verbomoteurs, Paris, Beauchesne], car le système de la mémoire est homéostatique (c’est-à-dire qu’il
élimine les souvenirs qui n'ont plus d’importance, ou qui posent problème pour le présent) et lié à la situation concrète […]. En outre
le mythe ne respecte pas la loi de causalité  : il se demande «  Qui ?  » et non «  Pourquoi ?  », et une telle tendance à la
« personnification » ne sert pas à retrouver un antécédent causal du phénomène, mais à montrer dans une sorte de [...] « relation de
fait  » (une parataxe des expériences à laquelle correspond la parataxe du langage) avec une valeur performative  ». (Fabio Stella
(2012), « Saggeza arcaica ed etica contemporanea. Alcune riflessioni », Blityri 1, 1, p. 41-42) [traduit par nous].
36 Snell lui-même reconnait dans le même chapitre, à propos de la déduction d'une vérité cachée (des mauvaises intentions cachées
par un comportement aimable, par exemple), que la liaison causale entre les indices reçus et la conclusion « déduite » par le sujet
n'est pas, chez Homère, une inférence complexe mais une «  intuition soudaine  » (Bruno Snell (1994), La découverte de l’esprit,
p. 32).
37 Nous envisageons la possibilité que le « εἴ τι νόος ῥέξει » ne soit pas l'objet de la demande « ἡμεῖς δὲ φραζώμεθα » mais qu'il soit
une protase (qui exprime la condition de cette demande), le « ὅπως ἔσται τάδε ἔργα » étant son seul objet. Relisons le texte :
ἡμεῖς δὲ φραζώμεθ' ὅπως ἔσται τάδε ἔργα
εἴ τι νόος ῥέξει «  Discutons ensemble la manière dont ces choses vont tourner, si il est vrai que le  noos  peut mener à quelque
action. »
Dans ce cas aussi, comme dans les traductions déjà présentées, le νόος ne suivrait ni ne précéderait la discussion publique  : le
rapport qu'entretiendraient protase et apodose ne serait pas de nature chronologique, mais nous le qualifierions de « logique ».
38  Nous renvoyons à Fabio Stella (parution prévue en 2016), Νοός  e  Νοεῖν  dalle origini a Platone, Collection ISTA, UFC,
notamment au chapitre I “L’enciclopedia tribale. Il νόος come 'schema d'azione'”, p. 29-74.
39 Shirley Darcus Sullivan (1989), « The Psychic Term Noos in Homer and the Homeric Hymns », SIFC NS 7, p. 152-195, à la p.
153).
40 James H. Lesher (1981), « Perceiving and Knowing in the “Iliad” and “Odyssey” », p. 10.
41 Cette « ponctualité » n’est pas en contradiction avec le νόος « long range vision », que, malgré sa nature « aoristique », von Fritz
déterminait. En effet, la «  ponctualité  » du νοεῖν, même quand elle est renforcée (ou spécifiée) par l’aoriste, n’indique pas, de
manière quantitative, que l’activité en question n’a pas d’extension (qui serait, pour le νόος, plus spatiale que temporelle), mais
indique, de manière qualitative, que l’action (qui reste toujours une action) est perçue comme un ensemble non composé et, dans ce
sens, contenu dans un seul moment, comme dans le cas d’un “coup d’œil”.
42 James H. Lesher (1981), « Perceiving and Knowing in the “Iliad” and “Odyssey” ».
43 Ibid., p. 12.
44 Chez Homère, le νόος-«  schéma d'action  » prend aussi, comme nous avons observé dans la note 25 à propos de la thèse de
Vernhes, la valeur de « nature » ou « caractère » (de personne ou de peuple, c'est-à-dire leur manière habituelle d'agir).
45 Shirley Darcus Sullivan (1989), « The Psychic Term Noos in Homer and the Homeric Hymns », p. 156.
46  Aussi controversé est le problème de l'antériorité ou non du νόος par rapport au verbe. Chantraine, qui qualifie νοέω de
« dénominatif de nom d'action » (Chantraine (1999), Dictionnaire étymologique de la langue grecque) penche, avec von Fritz, pour
l'idée qu'il est dérivé de νόος. Giacomo Bona (1959), « Il “NOOS” e i “NOOI” nell’Odissea », Pubblicazioni della Facoltà di Lettere e
Filosofia dell’Università di Torino, vol. 11, fasc. 1, Torino), au contraire, défend la thèse opposée  : νόος serait dérivé de νοεῖν.
Suivant, cette fois-ci, la position de Snell (1994), La découverte de l’esprit, p. 31-32 et d’Eric Robertson Dodds (1977 (1959), Les
Grecs et l'irrationel, Paris, Flammarion, p. 26), nous préférons, en définitive, parler du νόος « organe-fonction », « organe » n' étant
pas un organe du corps mais une certain type de « capacité » (quasi immédiate et non « réflexive ») ; c'est-à-dire que, en accord avec
Darcus Sullivan (1989), « The Psychic Term Noos in Homer and the Homeric Hymns  », nous préférons, nommer le νόος avec le
terme de « faculté » : « "Faculty" seems an appropriate term for noos because it implies both the agent that acts and the activity that
takes place. It covers, therefore, the ambiguity that exists in psychic terms between agent and function. As we will see, "faculty" is
also an appropriate term because  noos, unlike other psychic entities, has no discernible physical connotation in Homer or
the Homeric Hymns » (op. cit., p. 155). Le terme « faculté » a en outre l’avantage, ajouterions-nous, d’être neutre par rapport à la
durée ou à l’immédiateté temporelle de ses opérations (même l’« intuition » peut être classiquement classifiée comme faculté, en
effet, malgré les avis divergents).
47 À propos de la localisation possible du νόος dans une zone spécifique du corps humain et du rapport avec les autres « facultés »
psychiques, les mots d'Onians restent d'actualité : « Il est situé dans la poitrine. Deux passages suggèrent qu’il s’identifie au coeur
[note 127, p.  107: Odyssée et non Iliade comme il est écrit de façon erronée - III, 60-64; IX, 553 sg., 646]. Mais Poséidon dit à
Apollon qu’il a un anoon kradiēn un « coeur sans noos » [note 128 : Il., XXI, 441] ; de plus, que le noos puisse exprimer un dessein,
un acte ou le résultat d’un acte de conscience [...] [note 129 : Od., V, 23 etc.] [...] semble prouver qu’à l’origine, il ne désigne pas un
organe permanent du corps. [...] Il n’a pas exactement le sens de thumos : c’est plutôt quelque chose dans le thumos et qui sert à le
définir [note 135 : Voir Od., X, 492 sqq. ; Od., I, 322 ; XIV, 490 ; XVIII, 228 etc.], comme, par exemple, un courant consiste en, mais
aussi définit, contrôle, l’air ou l’eau. Il fait la différence entre ce qui est incontrôlé et ce qui est intelligent, intentionnel, conscient
[…], tout comme, mais d’une autre manière, le cadre des  phrenes. Ainsi, à la façon des  phrenes, il est valorisé comme
« intelligence », et « intellect », mais, à la différence des phrenes, il n’est pas manifestement matériel, tangible, percé par les flèches,
etc. » (Richard Broxton Onians 1999 (1954), Les origines de la pensée européenne, sur le corps l'esprit l'âme le monde le temps et le
destin,  p. 107-108). Bien qu’il présente une position très éloignée de la nôtre, il faut aussi rappeler, parmi d’autres, l’étude de
Tadeusz Zielinski (2002 (1922), «  Homeric Psychology  », traduit en anglais par Natalia Kotsyba,  Organon  XXXI, p. 15-46),
précurseur de beaucoup de positions postérieures sur la question. Selon le philologue polonais, il y aurait chez Homère deux
catégories d’âmes  : les âmes corporelles (καρδία, ἦτορ et φρὴν) et les âmes non-corporelles, c’est-à-dire θυμός et νόος. En
particulier le νόος, effectivement situé, comme le θυμός, dans la poitrine ou dans le diaphragme mais qui serait un organe presque
totalement « intellectuel » (pour l’auteur le mot νόος aurait, en effet, une seule fois un signifié émotionnel, dans Od. VIII, 78). Si le
θυμός, âme liée, à la lumière de la plupart des occurrences du mot, aux fonctions vitales, quitte le cadavre au moment de la mort
(comme il est attesté), a fortiori le νόος serait destiné, dans la même perspective eschatologique, à survivre au corps.
48 Nous avons travaillé dans cette direction depuis notre thèse doctorale : Fabio Stella (2007), Tecniche della scrittura e strutture
cognitive, p. 301-377 et p. 459-476.
49 Andy Clark (1997), Being There: Putting Brain, Body, and World Together Again, p. 43.
50 Ibid., p. 149.
51 Ibid., p. 152.
52 Par exemple, le fait que Clark, dans le texte que nous venons de citer, dit (non sans prudence et avec des doutes) que « Perception
[…] should not (or, at least, should not always) be conceptualized independently of thinking about the class of actions which the
creature needs to perform » semble, dans une certaine mesure, s’opposer à notre position. Mais il faut se souvenir que Clark utilise
le mot «  thinking  » dans un sens plus général, approprié dans son contexte mais insuffisant dans le notre. Il faudrait, dans le
contexte de la phrase citée, éviter d’utiliser le verbe «  penser  », car il reste ambigu du fait de sa relation à sa composante de
réflexion. Une superposition irréprochable de notre position avec celle de Clark n’est pas ailleurs pas le but recherché.
53 Cf. Lev Vigotsky 1997 (1933), Pensée et langage, Paris, La Dispute.
54 Andy Clark (1997), Being There: Putting Brain, Body, and World Together Again, p. 194-195.
55 Cf. Derrick de Kerckhove (1991), Braiframes. Technology, mind and business, Baarn, Bosch & Keuning ; voir aussi : Derrick de
Kerckhove (1984), «  Effets cognitifs de l’alphabet  » in Derrick de Kerckhove & David Jutras (éds.),  Pour comprendre, Unesco,
Occasional pages n° 49, Ottawa, p. 112-129 ; Derrick de Kerckhove & Charles J. Lumsden (eds.) (1988), The Alphabet and the Brain,
Berlin, Springer Verlag. Une écriture sans dessin des voyelles, comme l’écriture phénicienne, sollicite principalement l’hémisphère
droit (hémisphère holistique), puisque l’évaluation du contexte est primordiale pour déterminer quelles voyelles vont avec les
consonnes. Cette sollicitation est en outre renforcée par le sens de l’écriture, de droite à gauche qui met à contribution les deux
demi-yeux de gauche et donc de nouveau l’hémisphère droit. À l’inverse, dans le cas d’une écriture où il y a nécessité de tracer les
voyelles, quelle qu’en soit la raison, il semblerait naturel que le geste chirographique aille de gauche à droite. Cette écriture sollicite
d’abord les deux demi-yeux de droite et donc l’hémisphère gauche (hémisphère analytique), puisque c’est la séquence des éléments
qui est décisive. C’est ainsi que se sont développées les dispositions des Grecs pour l’analyse, dispositions liées aux activités de
l’hémisphère gauche encore dominant dans la culture occidentale (le brainframe alphabétique). Nous n’accueillons pas sans critique
cette perspective de de Kerckhove, par laquelle l’écriture grecque devient presque le «  moteur  » de développements cognitifs à la
base de notre vision du monde. D’une part, nous n’oublions pas le rôle joué par d’autres ordres de causalité (économique, sociale,
etc.) dans la genèse de la pensée abstraite  même si nous revendiquons la nature «  constitutive  » (qui ne signifie pas
«  omnipotente  ») du «  brainframe alphabétique  » dans cette genèse. Autrement dit, sans l’écriture grecque, il n’y aurait pas la
création des concepts abstraits que nous sommes en train de considérer. D’autre part, nous n’ignorons pas que le passage entre la
culture grecque de l’oralité et celle de l’écriture (dont les temps, les effets – et même la possibilité d’opposer nettement l’une à l’autre
– sont controversés) doit être évoqué avec prudence. Cependant, nous revendiquons la possibilité de distinguer clairement au
niveau cognitif les caractéristiques de l’une et de l’autre. Ces traits distinctifs sont ici indéniablement au premier plan de notre
réflexion.
56 Antonio R., Damasio (1995), L'erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, O. Jacob ; (1999), Le Sentiment même de soi.
Corps, émotions, conscience, Paris, Odile Jacob.
57 Rossana Stefanelli (2009), « Νόος ovvero la ‘via’ del pensiero », p. 237-238. Les mots soulignés et en gras sont ainsi écrits dans le
texte originel.
58 Nous utilisons la terminologie de Julian Jaynes, que Stefanelli connait et cite (op. cit., p. 238 nota 32, à p. 253), mais dont elle ne
tient pas entièrement compte, les théories de Jaynes étant incompatibles avec sa propre position, bien qu'elle utilise amplement sa
description des caractéristiques de la «  conscience  » pour dessiner les caractères du νόος (op. cit. p. 253-258  ; cf. Julian Jaynes
(1994), La naissance de la conscience dans l'effondrement de l'esprit bicaméral, Paris, PUF, p. 76-83).
59 Il serait étonnant de supposer une « réalisation » immédiate d'une notion aussi élevée que le « retour de la conscience à elle-
même », accompagnée d'une création linguistique-esthétique aussi précise, celle du mot νόος.
60 ὣς ἐφάμην, ὁ δ' ἔπειτα νόον σχέθε τόνδ' ἐνὶ θυμῷ, / οἷος κεῖνος ἔην βουλευέμεν ἠδὲ μάχεσθαι. Cette référence, où il est dit qu'
« Ulysse prend conseil » du νόος dans son propre θυμός est, paradoxalement, utilisée par Stefanelli comme preuve de l'existence de
la conscience unitaire, afin de justifier la possibilité du νόος comme mouvement de « retour » à la conscience-même.
61 Fabio Stella (2011), « Il ‘soggetto’ greco arcaico. Dalla polarità debole, all’unità diffratta », en Caterina Marrone et al. (éds.), Atti
del II Convegno internazionale di filosofia Persona/Persone: coscienza, individuo, società (Rieti - 16-18 Ottobre 2009), Roma,
Kappa, p. 317-330.
62 Shirley Darcus Sullivan (1989), « The Psychic Term Noos in Homer and the Homeric Hymns », p. 43.
63 En vérité, Damasio dit aussi que le Soi « conscience-noyau » est presque entièrement déterminé par les gènes, mais que le « Soi-
autobiographique » est, au contraire « [...] l'état cérébral pour lequel l'histoire culturelle de l'humanité compte le plus » (Antonio R.
Damasio (1999),  Le Sentiment même de soi, p. 231). Il fait aussi référence au monde des Grecs et à leur perception de la
« conscience », chose bien distincte de la « conscience » même : « Dix siècles av. J.-C., les épopées d'Homère supposent bien sûr
l'existence d'une conscience-noyau mais sans y faire explicitement référence. Elles décrivent indirectement une
conscience  (consciousness)  fragmentaire et empreinte de religion, mais se penchent essentiellement sur la conscience
morale (conscience). Sept siècles av. J.-C., le grec Solon, recommandant à son lecteur de se connaître lui-même, fait sans doute
référence aussi bien aux processus conscients qu'à la conscience morale (conscience) » (ibid., p. 232 ; pour l'importance de Solon
pour le développement de la conscience grecque, voir Bruno Snell (1978), Der Weg zum Denken und zur Wahrheit: Studien zur
frühgriechischen Sprache, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, chap. 2 « Wie die Griechen lernten, was geistige Tätigkeit ist »,
p. 21-43, et Fabio Stella (2011), « Il ‘soggetto’ greco arcaico », p. 324-325). Damasio offre aussi une articulation du « soi-même » en
trois degrés : « proto-soi », « conscience-noyau », « conscience étendue » (qui contient le « Soi autobiographique ») ; R. Stefanelli
(2009), «  Νόος ovvero la ‘via’ del pensiero  », p. 240-241, l'utilise pour expliquer le sens du νόος, sans pour autant envisager
d'expliciter la possibilité d'un développement historique-culturel (qui serait peut être considéré par elle comme une forme
de Geistesgeschichte) de la conscience ; cf. Antonio R. Damasio (1999), Le Sentiment même de soi, p. 159-231.
64 Julien Jaynes (1994), La naissance de la conscience dans l'effondrement de l'esprit bicaméral, p. 85-102.
65 Ibid., p. 94.
66 Ibid., notamment les chapitres V « Le cerveau dédoublé » et VI « L'origine de la civilisation », p. 121-171.
67 Rossana Stefanelli (2009), « Νόος ovvero la ‘via’ del pensiero », p. 250-258.
68 La pensée mythique, dans un milieu d’oralité, reliait le temps plutôt à un espace, où les événements étaient disposés « comme
des objets sur un plan ».
69 Pour la notion de « proprioception », voir Antonio R. Damasio (1999), Le Sentiment même de soi, p. 158-159.
70 Rossana Stefanelli (2009), « Νόος ovvero la ‘via’ del pensiero », p. 244.
71 Ibid, p. 243.
72 Cf. Richard Broxton Onians (1999), Les origines de la pensée européenne, sur le corps l'esprit l'âme le monde le temps et le
destin, p. 34-36.
73 Rossana Stefanelli (2009), « Νόος ovvero la ‘via’ del pensiero », p. 244.

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