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Un conflit heureux : le
risible selon Macedonio
Fernández
DANIEL ATTALA
[Tomado, con permiso del autor, de:
Dynamiques du conflit. Actes du colloque du
Centre de recherche en littérature, linguistique
et civilisation CRELLIC (Lorient, 20-22
novembre 2002). Sous la direction de Bernard-
Marie Garreau. Lorient: Université de
Bretagne-Sud, 2003, 299-308.]

Parmi les théories du risible on distingue souvent trois

traditions : celle de l’incongruité, celle de la supériorité

et celle de la décharge ou libération d’énergie1. Les

conceptions insistant sur l’incongruité (dont Kant est un

précurseur) soutiennent que le rire causé par des

phénomènes comme l’humour ou le comique n’est que

la conséquence psychophysiologique de la perception

imprévue, soit d’une sorte de conflit (contradiction,

incohérence, disproportion), soit de la résolution d’un

conflit. La tradition de la supériorité, qu’on peut faire

remonter à Aristote et Platon et que Hobbes et

Bergson ont suivie à leur façon, soutient que cette

sorte de rire exprime un sentiment de supériorité du

rieur, ou tout au moins la désapprobation d’une autre

personne. La tradition de la décharge ou libération


d’énergie, développée parmi les auteurs modernes

surtout par Herbert Spencer et peu après par Freud,

conçoit le rire comme une décharge énergétique par

relâchement soudain d’une tension.

Il est facile d’observer que ces manières traditionnelles

de comprendre le rire ne se contredisent pas

nécessairement, car elles ne parlent pas toujours du

même aspect du phénomène. Ainsi, tandis qu’une

théorie typique de l’incongruité comme celle de

Schopenhauer essaie d’établir l’essence de l’objet qui

cause l’affect du rire, une théorie de la supériorité

comme celle de Bergson s’en tient à la nature

psychique et sociale de cet affect, indépendamment

des caractéristiques de l’objet qui le provoque. Il est

vrai que la théorie de Bergson s’occupe elle aussi de

ces caractéristiques, mais il s’intéresse plus au rieur et

à son groupe social qu’à l’objet qui déclenche le rire.

Enfin, les théories de la libération ou de la décharge ne

s’intéressent qu’à ce qu’on peut appeler la dynamique

intra-psychique du processus dont la conclusion est le

rire, et elles ne s’occupent de l’objet risible que dans la


mesure où celui-ci se laisse expliquer par cette

dynamique.

Or, non seulement les théories inscrites dans chacune

de ces trois traditions n’interfèrent pas nécessairement

les unes avec les autres, mais elles recèlent des

éléments d’une tradition différente. Ainsi, par exemple,

chez Bergson, la théorie de l’incongruité ou conflit

entre le vital et le mécanique comme essence du

risible se combine avec une conception du rire comme

correctif social très proche de la théorie hobbesienne

de la supériorité. Même la théorie de Freud dans Le

mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, où la

dynamique de la libération d’énergie domine tout

autant la création du mot d’esprit que sa réception

(tradition de la décharge), met en évidence un conflit

de tendances (tradition de l’incongruité), dont l’une

d’elles peut être agressive (en quoi alors la théorie se

rapproche de la tradition de la supériorité)2.

C’est pour cette raison qu’il n’est pas contradictoire de

souscrire par un côté à cette tripartition des traditions

théoriques du rire, et d’un autre côté, de soutenir que

toute théorie de l’humour, du comique ou du rire met


en évidence une certaine forme de conflit et, par

conséquent, une dynamique particulière de

préparation, déroulement et résolution de ce conflit.

Qu’il soit décrit en termes logiques (contradiction,

paradoxe, absurde, ambiguïté), gnoséologiques

(erreur, équivoque, incohérence), psychophysiques

(répression, refoulement, pression, tension, heurt,

collision), ou qu’il soit placé dans l’objet risible, dans le

sujet qui rit ou dans le rapport entre les deux, le conflit

et sa dynamique sont des éléments présents dans

presque toutes les théories de l’humour, du comique et

de leur produit, le rire3.

C’est ce qui se passe dans la théorie qui est l’objet de

la présente communication, celle de l’écrivain argentin

Macedonio Fernández. Avant d’analyser sa théorie de

l’humour, précisons que cet auteur est, parmi les

hispanophones qui se sont occupés du problème de

l’humour et du rire, un des seuls à ne pas se limiter à

répéter les théories traditionnelles ni à élaborer un

hybride de toutes ou de quelques unes d’entre elles.

Nous pensons qu’il faut classer sa conception à côté

de celles de grands auteurs de la tradition, et que si on


n’a pas l’habitude de le faire, c’est parce que les

chercheurs argentins s’intéressent encore très peu aux

réflexions philosophiques de cet auteur, ou lui

accordent moins d’importance qu’à la ‘partie littéraire’

de son œuvre, si magnifiée par les écrivains

d’aujourd’hui comme d’hier.

Macedonio (car on le nomme par son prénom) est né

en Argentine en 1875 et y est mort en 1954. Même si

cette division a quelque chose d’artificiel, on peut dire

que son œuvre comporte deux grandes parties : l’une

philosophique et l’autre littéraire. La première

comprend une série d’essais métaphysiques où

Macedonio affronte ce qu’il appelle « le mystère », et

des théories et des réflexions sur des sujets

spécifiques comme la valeur (dans le sens de

courage), la santé, la douleur, l’État, le roman,

l’humour. Dans une large mesure, la partie littéraire de

son œuvre n’est qu’une mise en application de sa

philosophie : elle comporte deux romans, quelques

récits, quelques poèmes et des fragments de nature

humoristique.
L’essai sur l’humour a été publié en 1944 dans la

deuxième édition de Papeles de Recienvenido

(Papiers de Nouveauvenu). Macedonio se fait l’écho

des conceptions de l’humour à la mode à la fin du XIX e

siècle et au début du XXe siècle: Kant, Schopenhauer,

Spencer, Lipps, Kraepelin, Bain, Freud, Bergson.

Néanmoins, plutôt que de débattre avec chacune

d’entre elles, Macedonio leur fait le reproche global

d’oublier un facteur fondamental : le plaisir, le bonheur

ou l’absence de douleur qui caractériserait l’objet

risible même (« thématiquement », dit Macedonio),

aussi graves ou aigus que soient les conflits dans ses

instances (objet, sujet ou le rapport entre les deux).

Cette dimension de plaisir, de bonheur ou d’absence

de douleur dans l’objet du rire serait une condition sine

qua non pour qu’un conflit devienne risible. Si l’on

n’entend pas le terme « dynamique » dans un sens

spencéro-freudien d’échange d’énergie mais dans une

signification plus large de mouvement, et mieux encore

dans la signification de « sens » ou de direction d’un

mouvement, on peut dire que cette dimension de

plaisir, cette « allusion au bonheur » est l’élément

dynamique, c’est-à-dire le sens, dans la double


acception de signification et de direction, de cette sorte

de conflit qu’est le risible4. En effet, le risible n’est pour

Macedonio qu’un conflit avec une fin plus ou moins

heureuse.

Nous avons dit que la plupart des théories classiques

ne font que mettre en évidence une forme de conflit

dans le phénomène humoristique (soit logique,

gnoséologique, psychique ou physique). On peut le

justifier par l’exemple de Schopenhauer. Reprenant les

quelques remarques de Kant dans la Critique de la

faculté de juger, Schopenhauer dit que le rire :

n’est jamais autre chose que le manque de


convenance — soudainement constaté —
entre un concept et les objets réels qu’il a
suggéré, de quelque façon que ce soit ; et le
rire consiste précisément dans l’expression
de ce contraste5.

Dit d’une autre manière,

le rire se produit donc toujours à la suite


d’une subsomption paradoxale, et par
conséquent inattendue, qu’elle s’exprime en
parole ou en action6.
Des deux éléments de cette définition — le conflit et le

caractère inattendu de sa manifestation — le plus

important, pour Schopenhauer, est le conflit. En effet,

le caractère inattendu — trait subjectif nécessaire de la

production du rire selon Schopenhauer — n’est qu’une

conséquence du conflit, parce qu’on a l’habitude

d’attendre la réalisation des règles et non leur violation.

La définition de Schopenhauer place le conflit qui

cause le rire plus dans l’objet risible que dans le sujet,

en tout cas dans le rapport entre l’objet et le sujet qui

rit et jamais dans le sujet uniquement 7. Schopenhauer

affirme :

En général, le rire est un état plaisant :


l’aperception de l’incompatibilité de l’intuition,
c’est-à-dire de la réalité, et de la pensée
nous fait plaisir et nous nous abandonnons
volontiers à la secousse nerveuse que
produit cette aperception. […] De ce conflit
qui surgit soudain entre l’intuitif et ce qui est
pensé, l’intuition sort toujours victorieuse ;
car elle n’est pas soumise à l’erreur, n’a pas
besoin d’une confirmation extérieure à elle-
même, mais est sa garantie propre. Ce
conflit a en dernier ressort pour cause, que
la pensée avec ses concepts abstraits ne
saurait descendre à la diversité infinie et à la
variété de nuances de l’intuition. C’est ce
triomphe de l’intuition sur la pensée qui nous
réjouit8.

Schopenhauer distingue divers phénomènes qui

provoquent le rire : le mot d’esprit, l’équivoque, le

calembour, la parodie, le comique, le ridicule, l’humour,

l’ironie. Mais il prend soin de démontrer que leur

essence n’est jamais autre chose que le désaccord

qu’ils développent entre un concept et une intuition,

entre l’abstrait et le concret, entre le rationnel et le réel.

Dans ces conditions, le caractère inattendu (de facto)

et même inespérable (de jure) de la manifestation du

conflit tiendrait à la dynamique du conflit, c’est-à-dire à

sa dimension temporelle.

Comme on le verra, la théorie de Macedonio

Fernández maintient en partie ce modèle (lequel,

rappelons-le, ne se retrouve pas seulement chez

Schopenhauer mais chez d’autres auteurs, antérieurs

comme Kant ou postérieurs comme Bergson), et en

partie le corrige :

Dans des profondes études qu’on a faites


depuis Kant, Schopenhauer, Spencer, Bain,
Kraepelin, Bergson, Lipps, Volket, Freud et
d’autres, on est correctement arrivé à mettre
en lumière la structure mentale de la cause
psychologique du rire, mais en l’énonçant
seulement d’une façon intellectuelle : on n’a
pas vu que le signe affectif constant de la
thématique du rire est que l’essence de
l’événement est une allusion au bonheur9.

Selon Macedonio, les auteurs susnommés ont essayé

de mettre au jour la structure du risible, ou pour le dire

à sa manière, « la structure schématique mentale de la

cause psychologique du rire». Cependant, ils ont

seulement proposé un modèle purement intellectuel de

cette structure. Ils ont oublié, dit-il, « le signe affectif »

de l’objet risible. La critique de Macedonio présuppose

l’opposition entre ce qui est seulement intellectuel et ce

qui est intellectuel-affectif, pourrions-nous dire. Que

signifie l’expression « purement intellectuel » ? À notre

avis, il s’agit de ce qui est purement logique ou, en tout

cas, gnoséologique ou épistémique. En effet, la théorie

de Schopenhauer prétend réduire tout phénomène

risible à un conflit entre un concept et une intuition,

c’est-à-dire, deux notions de cette partie de la

philosophie qui traite de la connaissance (la


gnoséologie) et de son instrument (la logique). En fait,

Schopenhauer, à un moment de son explication, porté

par un goût formaliste que lui-même reprochait à Kant

(reproche que Macedonio, de son coté, adressait aux

deux), essaie de réduire le risible à un syllogisme 10. Si,

selon Schopenhauer, le concept comme l’intuition ne

sont que des modes de connaissance11, on comprend

ce que veut dire Macedonio quand il adresse à

l’ensemble de ces théories la critique d’être «

seulement intellectuelle ». La critique de Macedonio

est que ces penseurs assimilent le risible à l’erreur, à

la méprise. De manière plus générale, il faut dire qu’il

considère comme « seulement intellectuelle » même

toute explication qui réduit le risible à un mécanisme, à

une simple technique ou encore à une dynamique

économique/énergétique (Freud), en ôtant son

importance au facteur du « sens » qui est à l’œuvre

dans l’objet risible avant même toute réception de la

part du sujet.

Or, si Macedonio reproche à ces modèles leur

caractère purement intellectuel, c’est parce que dans la

structure du risible interviennent des facteurs « non


intellectuels ». Mais il ne faut pas se contenter

d’affirmer, comme la plupart de penseurs l’ont fait, que

la dimension affective se trouve dans le sujet. Comme

le dit Macedonio :

On a étudié le mouvement des images, on a


même étudié l’aspect affectif (axiologique),
la psychogenèse du plaisir du comique, le
rapport avec le rêve, la conscience ou
l’inconscience du processus comique, la
méthode de fabrication du comique, etc.,
mais on n’a pas recherché la raison
essentielle qui explique non le rire, non le
mécanisme psychique de ce plaisir comique,
mais le signe affectif de la cause de ce
plaisir, la condition hédonique fondamentale
sans laquelle ce plaisir ne se produit pas12.

Il est vrai, et il ne pouvait pas en être autrement, que

tous les auteurs qui se sont intéressés au rire et au

risible ont noté que le plaisir, la satisfaction ou même le

bonheur, y jouaient un rôle essentiel. Cependant, selon

Macedonio, ces auteurs placent systématiquement ce

plaisir dans le sujet rieur, c’est qui fait que leurs

théories deviennent, selon lui, tautologiques :


exiger des conditions favorables ou joyeuses
de l’esprit pour le mot d’esprit c’est une
limitation superflue, car toute émotion
n’apparaît que quand ne domine pas une
émotion, une sensation, une cénesthésie ou
une appétence plus intense13.

Et plus loin :

les doctrines connues analysent l’élément


comique, soit intellectuel (contraste d’images
ou d’intuitions, etc.), soit affectif (décharge
psychique, valeur ou fausse valeur qui
dévoile sa fausseté, etc.), ou bien se fondent
sur des hypothèses spéciales (« le
mécanique calque du vivant », « épargne de
une dépense psychique de représentation
»), mais ne montrent pas la condition
fondamentale que doit revêtir cet élément
comique, quel que soit son sujet concret,
c’est-à-dire le signe affectif non pas du rire
mais du fait réel ou mental auquel
l’événement comique ou le mot d’esprit se
réfèrent14.

La condition fondamentale sans laquelle le risible et

donc aussi le rire n’existent pas, n’est pas dans le sujet

qui rit (« esprit » dans la citation précédente), mais

dans l’objet risible lui-même. Cette condition est que


l’événement qui développe le conflit soudain — de

quelque nature qu’il soit — ou qui supprime ce conflit

grâce à un dénouement inattendu « soit heureuse ou

fasse allusion », c’est l’expression de Macedonio, « au

bonheur »15. C’est pour cette raison qu’il parle de «

signe » de bonheur, c’est-à-dire d’une entité de nature

objective. Il faut insister : le bonheur ou plaisir exigé

par la théorie de Macedonio ne fait pas référence à

l’affect du rieur mais à l’objet même qui est le risible.

Cette théorie soutient donc que l’essence du risible ne

consiste pas en un quelconque conflit inattendu entre

des instances qui sont normalement en accord, mais

en un conflit « heureux » ou qui, d’une façon ou d’une

autre, fait « allusion au bonheur ». C’est dans cette

dynamique que réside le conflit du risible.

Dans la vie quotidienne se produisent fréquemment

des conflits plus ou moins importants entre les

concepts et les intuitions, entre les prévisions et les

événements, entre les hypothèses et les faits, sans

que pour autant ils deviennent comiques et provoquent

le rire. Bien souvent, en effet, il se produit tout autre

chose. On s’aperçoit soudainement qu’on a commis


une erreur, et ce n’est pas drôle. Nous sommes en

Bretagne au moins de janvier, et, malgré cela, nous

décidons de sortir sans parapluie parce que la météo a

prévu qu’il ne pleuvra pas. À peine avons nous fait

quelques pas dans la rue qu’il se met à tomber des

hallebardes. Est-ce drôle ? Non, pas forcément : cela

dépend des circonstances. Or, c’est bien dans ces

circonstances que réside le trait qui produit le risible. Si

la personne qui sort sans parapluie est une femme

âgée très faible à qui le médecin a recommandé de se

promener, mais pas quand le temps est mauvais, et

qu’en raison de son erreur la femme tombe malade et

meurt peu après, l’événement n’est pas comique ; il

éveille plutôt la compassion. En revanche, si la

personne est un garçon en très bonne santé, têtu, et

faisant plus confiance à la télévision qu’à l’expérience

de sa grand-mère, l’averse soudain peut faire rire

(surtout la grand-mère). Quelle est la différence entre

ces deux dernières histoires ? La deuxième fait

allusion au bonheur : l’événement heureux d’un

adolescent qui a reçu une leçon sans trop de

dommage.
« N’est comique — dit Macedonio — qu’une perception

inattendue du bonheur d’un autre »16. Il subsiste donc

dans cette théorie le caractère inattendu signalé par

d’autres auteurs, qu’il prenne la forme de la relation

conflictuelle entre deux instances qu’on avait

supposées harmoniques (ces instances pouvant être

un concept et un objet comme pour Schopenhauer, un

effort et sa réalisation comme pour Spencer, la vie et le

mécanique comme pour Bergson), ou celle d’un conflit

qui disparaît soudainement. Dans la théorie de

Macedonio subsiste bien le conflit, mais avec une

condition nécessaire à sa dynamique : un signe de

bonheur ; le conflit ne doit pas nuire gravement aux

intérêts des personnes. La chute dont on rit ne doit pas

être mortelle ou occasionner de blessures trop graves,

la cigarette que quelqu’un allume à l’envers ne doit pas

provoquer une brûlure au troisième degré. Ce signe de

bonheur est l’élément non intellectuel du risible et sa

dynamique particulière. Mais pourquoi non

intellectuel ? Parce que ce n’est ni un élément de

l’ordre du vrai ou du faux, c’est-à-dire du logique, ni de

l’ordre du simplement mécanique, mais du registre de

l’heureux ou du malheureux, du succès ou de l’échec,


du nuisible ou du bénéfique. Il s’agit donc de quelque

chose d’ordre pragmatique ou si l’on veut pratique,

c’est-à-dire, dans le fond, éthique, ou ce que

Macedonio appelle « altruistique » (il ne faut pas

oublier que le bonheur dont on parle dans l’humour et

le comique est celui des autres et non pas le nôtre)17.

Nous voudrions conclure cet exposé en parlant d’une

théorie moderne du risible qui néglige également la

condition signalée par Macedonio. Il s’agit de

l’application au risible de la théorie de la Gestalt. Cette

théorie a été exposée par Gregory Bateson en 1952.

Voilà un mot d’esprit raconté par Bateson :

Un homme travaillait dans une usine


atomique et connaissait de vue le gardien de
la porte d’entrée. Un jour cet homme se
présente au moment de la sortie avec une
carriole pleine de sciure. Le gardien lui dit : «
Eh, Bill, tu ne peux pas emporter ça ».
L’autre lui répond : « C’est seulement de la
sciure, de toute façon on la jettera ». Le
gardien demande : « Et ça sert à quoi ? »
L’autre dit qu’il la veut simplement pour
l’enterrer dans le jardin, parce que le terrain
est trop dur. Le gardien lui permet donc d’en
sortir. Le lendemain l’homme se présente à
nouveau à la sortie avec une carriole pleine
de sciure. Et l’histoire se répète de la même
façon pendant quelques jours, le gardien
étant de plus en plus préoccupé. À la fin il
explose : « Attention Bill, il me semble qu’il
faudra t’inscrire sur la liste des soupçonnés.
Si tu me dis ce que de l’usine tu es en train
de voler on pourrait peut être garder la
chose entre nous ; mais quant à moi, je suis
sûr que tu voles quelque chose ». Bill lui
répond : « Mais non, c’est seulement de la
sciure. Tu as regardé chaque jour jusqu’au
fond de la carriole. Il n’y a rien du tout ».
Mais le gardien insiste : « Bill, je ne suis pas
tranquille. Si tu ne dis pas ce qu’il y a
dessous, je devrai te mettre sur cette liste
pour me protéger moi-même ». Finalement
Bill cède : « Bon, on pourra peut être se
mettre d’accord. J’ai déjà chez moi une
douzaine de carrioles »18.

Il n’y a pas de doute que le modèle employé par la

Gestalt pour expliquer les expériences d’inversion du

rapport entre le fond et la forme peut également être

employé pour décrire l’expérience du récepteur de ce

mot d’esprit. En effet, à la fin, on assiste à une

restructuration du champ très semblable à celle qui a


lieu dans le dessin utilisé par les théoriciens de la

Gestalt ou à celle qui se produit dans certains

paradoxes mis en évidence par Russell dans la théorie

des conjoints. Mais, je ne suis pas sûr que ce modèle

de la Gestalt soit suffisant pour expliquer le caractère

risible de cette histoire. À la lumière de la théorie de

Macedonio Fernández il faut aussi prendre en compte

les éléments suivants :

— en premier lieu, l’établissement où l’histoire se

déroule n’est rien de moins qu’une usine atomique. Il

ne faut pas oublier que Bateson la raconte en 1952, en

pleine guerre froide, au moment de la guerre de Corée

et au sommet de la peur d’une hécatombe atomique

mondiale ;

— en second lieu, la menace du gardien d’inscrire

l’employé sur liste noire des soupçonnés. On est en

effet à l’époque du sénateur McCarthy. À ceci s’ajoute

le fait que les deux personnages sont unis par une

amitié en herbe (« ils se connaissent de vue », dit

Bateson) ; la délation du gardien devient donc une

trahison.
Il est évident que cette batterie de périls invite à penser

que sous la sciure (c’est-à-dire au fond de l’histoire) il y

a quelque chose de dangereux et donc que l’employé

est en définitive sinon un subversif masqué, ou même

un anti-américain, du moins un voleur d’une certaine

envergure. Il est vrai que ces éléments — que Bateson

n’a pas jugé digne de commentaire — n’ont pas un rôle

essentiel dans cette blague. Mais quoique

périphériques, leur présence indique le sens qu’il faut

donner à l’inversion de l’ordre d’importance entre la

sciure et la carriole. En effet, le sens ne réside pas

seulement dans le changement formel d’une chose par

une autre pour le récepteur de l’histoire.

Nous ne voulions pas faire ici une analyse exhaustive.

Pourtant, on peut observer que selon la théorie de

Macedonio, une grande partie du sens de l’inversion

forme/fond dépend en premier lieu, du crescendo du

péril, et en second lieu, du contraste entre le péril

suggéré et la détente finale. Le subversif, l’anti-

américain ou le délinquant présumé n’été qu’un

modeste voleur… de carrioles. Le caractère inoffensif

qu’acquiert ce dernier objet, la carriole, en conflit avec


le fond de l’usine atomique (qui est le véritable fond de

l’histoire), est ce signe du bonheur qu’exige selon

Macedonio toute histoire pour devenir risible.

Nous avons ici exposé les fondements de la théorie

macédonienne de l’humour. Ceux-ci servent de base à

une distinction entre un humour réaliste et un humour

conceptuel, ainsi qu’à une sorte de programme

artistique fondé sur ce dernier.

NOTAS

1 On n’appellera pas « risible » le ridicule, ni le « propre à

exciter la moquerie », mais le « propre à faire rire » (cf.

Le Robert), c’est-à-dire tout phénomène objectif qui

peut provoquer le rire. Restent au dehors de cette

définition des phénomènes comme les chatouilles ou le

gaz hilarant. Néanmoins on reconnaît l’importance

qu’ils peuvent avoir pour l’étude du rire ; cf. par

exemple d’Octave MANNONI, Un si vif étonnement,

Paris, Le Seuil, 1988, p. 154-166. En ce qui concerne

cette tripartition, elle est proposée par John LIPPIT

(John) « Humour », in David COOPER (ed.), A

Companion to Aesthetics, London, Blackwell, 1995, p.

199-203.
2 Dans son article « L’humour », publié en 1928, Freud

ajoute, à la dynamique économique-énergétique

développée dans Le mot d’esprit et ses rapports avec

l’inconscient, une dynamique du surinvestissement

articulé dans les termes de sa deuxième topique.

Freud emploie des éléments des trois traditions, mais

la plus important reste encore celle de la libération.

3 Dans son œuvre L’humour (Paris, Hachette, 1996), F.

EVRARD dit : « Les différents modes du comique se

fondent sur la coprésence d’éléments incongrus ou

incompatibles. La mise en œuvre du risible n’est

possible que si s’établisse une “double nature

contradictoire” selon Baudelaire, “l’interférence de deux

séries d’idées dans la même phrase” pour Bergson,

une discordance entre sens manifeste et sens latent

selon Freud, une “dissociation” pour A. Koestler, une

“duplicité contradictoire” pour Dominique Noguez. De

même, les théories intellectualistes du rire et du

comique, soutenues par des philosophes comme Kant

ou Schopenhauer, sont fondées […] sur le contraste et

l’incongruité, sur le désaccord entre un concept et la

réalité », op. cit., p. 28 ; cf. aussi Peter L. BERGER, La


risa redentora. La dimensión cómica de la experiencia

humana, Barcelona, Kairós, 1999, p. 11.

4 O. Mannoni affirme : « C’est à cette vicariance, angoisse,

colère, peur, larmes, et rire — c’est-à-dire un certain

métabolisme de ce que Spencer appelait énergie —

que nous aboutissons : à cinq états émotionnels qui

forment un groupe. C’est cela que proposait Spencer

en psychologue, et Freud le répétait en analyste. Mais

peut-être ne pouvait-on pas se contenter de cette

explication, où la substance métabolisée est supposée

être une sorte d’énergie, ce qui nous conduit vers une

sorte de dynamique. Le rire n’est pas certainement pas

une pure réaction […]. En tout cas, le rire ne peut être

traité de cette façon. On a à lui trouver, plutôt qu’une

cause, quelque chose que soit un sens », op. cit., p.

165-166.

5 SCHOPENHAUER (Arthur), Le monde comme volonté et

comme représentation, Paris, P.U.F., 1998, § 13, p. 93.

6 Ibid., p. 94.

7 Les théories sur le rire et le risible peuvent aussi être

classées selon leur insistance sur l’aspect objectif ou


subjectif du phénomène. À part le fait qu’on peut

appliquer cette distinction à presque toute théorie

philosophique (philosophies idéalistes et réalistes), en

ce qui concerne l’humour elle a sa racine aussi dans

l’histoire du mot. En effet, étymologiquement « humour

» se réfère aussi bien autant à un facteur du sujet

(l’humeur de la tradition médicale ancienne), qu’à

l’habileté de l’intelligence ou, actuellement, à des

phénomènes qui provoquent le rire, c’est-à-dire le

risible ; cf. F. EVRARD, op. cit., p. 3. À l’époque d’or de

la théorisation du comique et de l’humour, au temps de

Kant et de Goethe, on distingue comique et humour ;

vers la moitié du XIXe, la langue commune commence

à confondre leurs sens. Cf. la protestation de

Schopenhauer sur cette confusion à la fin du chapitre

VIII de « Suppléments » de Le monde comme volonté

et comme représentation, op. cit., p. 783. Dans cette

communication on parle du risible en général, soit du

comique, soit de l’humour.

8 Ibid., p. 779.

9 FERNÁNDEZ (Macedonio), Obras completas, vol. III,

Teorías, « Para una teoría de la humorística », p. 261.


10 « …si l’on veut avoir une explication complète, on peut

ramener tout cas de rire a un syllogisme de la première

figure, où la majeure est incontestable, où la mineure a

un caractère inattendu et n’est parvenue à se glisser

que par une sorte de chicane ; et c’est en raison de la

relation établie entre ces deux propositions que la

conclusion est affectée d’un caractère ridicule »,

SCHOPENHAUER (A.), op. cit., p. 772.

11 SCHOPENHAUER (A.), op. cit., p. 97.

12 FERNÁNDEZ (A.), op. cit., p. 261.

13 Ibid., p. 272.

14 Ibid., p. 273.

15 Ibid., p. 262.

16 Ibid., p. 263.

17 On peut indiquer ici que William James est un des

penseurs les plus admiré par Macedonio Fernández.

La théorie macédonienne de l’humour se propose de

corriger le formalisme des théories traditionnelles du

risible ; or, de ce point de vue, cette théorie est


préfigurée par la théorie aristotélicienne du comique, et

par conséquent par celle de Hegel. En effet, dans la

Poétique, Aristote dit que l’objet de la comédie n’est

pas « le vice dans sa totalité », mais uniquement ce

défaut et cette laideur « qui n’entraînent ni douleur ni

dommage » ; cf. ARISTOTE, Poétique, Librairie

Général Française, 1990, 1449ª, 34. Hegel parle du

phénomène du rire à l’Encyclopédie des sciences

philosophiques, § 401, remarque. Le rire — comme les

pleurs ou la voix — est une extériorisation corporelle

de l’intériorité spirituelle. Cette extériorisation n’est pas

un phénomène animal ; elle met en cause une

idéalisation à travers la libération, l’élimination des

sensations ; G. W. F. HEGEL, Werke, Suhrkamp, vol.

10, p. 113. Pour Hegel, le rire est provoqué par une

contradiction révélée soudainement à l’âme.

Cependant, pour ne pas provoquer des larmes, la

contradiction ne doit pas inclure le rieur ; pour Hegel

comme pour Macedonio, la contradiction ne suffit pas à

expliquer le risible et doit exclure d’elle tout signe de

douleur ou de dommage ; G. W. F. HEGEL, ibid., p.

114.
18 BATESON (Gregory), « Il ruolo dell’umorismo nella

comunicazione umana », Aut aut, nº 282, Umorismo e

paradosso, novembre-décembre 1997, p. 4-5.

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