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Ivan Kireïevski disait que Pouchkine avait montré dans son œuvre les conséquences directes

d'un régicide1.
En écrivant Boris Godounov Pouchkine tâche de rester fidèle à la vérité historique : il
suit le point de vue de l’historien Karamzine et des chroniques russes de la période de
troubles. On peut noter que toutes les chroniques et tous les historiens sont unanimes en
soulignant que le peuple russe donnait une interprétation profondément mystique aux certains
des événements historiques de l'époque.
Une telle interprétation, un tel mysticisme ne pourraient être liés qu’à la sacralité
qu’attribuait la conscience populaire au pouvoir du tsar (qui proviendrait de Dieu) ; par
conséquent, les crimes contre une réalité si sacrée devaient être punis sévèrement par Dieu.
Pour une conscience russe orthodoxe (surtout celle médiévale) parler du régicide c’est avant
tout parler du conflit avec Dieu, parce que ce serait Dieu lui-même qui établît le pouvoir
Royal et le bénît.
La tendance générale du peuple était celle de diaboliser la figure de l’Imposteur. Ainsi,
dans La complainte de la captivité et la destruction ultime de l'État moscovite son auteur
inconnu parle du faux Dimitri de la façon suivante : «Il est apparu un précurseur de
l'Antéchrist, fils des ténèbres, parent de la perdition »2.
Karamzine lui-même dit à propos des gelées brutales qui ont suivi la mort de faux
Dimitri que «la superstition attribuait tout ceci à la sorcellerie du défroqué…; pour arrêter
cette rumeur, le corps du soi-disant sorcier a été exhumé, brûlé, et, les cendres mélangées à de
la poudre à canon, tiré dans la direction d'où l’Imposteur était venu à Moscou ! »3
En parlant des années qui précédent l’arrivée du Faux Dimitri l’historien Sergueï
Soloviov dit : «… dans le peuple on parlait d'étranges phénomènes qui laissaient présager
quelque chose d’incroyable. Dans le ciel on voyait deux lunes, trois soleils ; des tempêtes
inouïes démolissaient des sommets des tours et des croix d'églises ; des monstres naissaient
chez les humains et chez les animaux…; pendant l'été de 1604, une comète brillante est
apparue ; Boris a appelé un vieil astrologue … <pour> lui demander ce que cela signifiait.»4
Cette dernière citation de Soloviov, en plus, confirme que c’est un fait historique ce
qu’on lit dans le drame de Pouchkine : «Так, вот его любимая беседа:
Кудесники, гадатели, колдуньи.»i Plusieurs témoignages constatent que la peur
croissante de Godounov (probablement la peur provoquée par son incertitude par rapport au
vrai destin de l’enfant Dimitri) le poussait à s’adresser aux magiciens. Ceci ne pouvait être

i
« C’est devenu son meilleur passe-temps s'entretenir avec des astrologues, Des mages, des devins et des
sorciers » (ici et plus bas on cite la traduction de Gabriel Arout – T.K.).
que mal vu par le peuple. Pour un chrétien orthodoxe le recours à la magie représente un
péché extrêmement grave, parce que celui qui le commet romprait avec l’obéissance à la
volonté divine et s'adresserait directement aux forces du mal, au diable lui-même. Ceci ne
pouvait être vu par la conscience populaire orthodoxe que comme un des crimes de Boris
contre la sacralité de son pouvoir. Le crime commis par Boris, celui du régicide et infanticide
- l'assassinat du tsarévitch Dimitri (considéré par le peuple comme un saint martyr, dont les
reliques deviennent miraculeuses) est le premier dans cette série des péchés contre la sacralité
de la couronne, et il a des conséquences irréparables.
Par rapport à la sacralité du pouvoir - que tous les deux ne respectent pas - Godounov
et l’Imposteur ne sont pas des antagonistes, mais plutôt des doubles. Chez Pouchkine on ne
trouve pas cette idée de diabolisation de l’Imposteur dont on est témoin dans les ouvrages
historiques. Néanmoins, comme le souligne B. Kourkine dans son article récent sur le
mysticisme dans Boris Godounov5, Le Faux-Dimitri, tout comme Boris, est lié par Pouchkine
sémantiquement (mais d’une manière très subtile) à la magie.
Ainsi, Pouchkine (le personnage) dit à Chouïski que l’Imposteur avait « ensorcelé »
des émigrés moscovites (acte). Une autre phrase qui pourrait se référer à la question est
l’exclamation du Patriarche : «эдака ересь! буду царем на Москве!»ii. Evidemment, parler
d’un projet de s’emparer du trône royal ne constitue pas d’hérésie proprement dit
théologique ; néanmoins, si on prend en considération toute la sacralité supposée de ce trône,
on peut comprendre le sens de l’expression si forte employée par le patriarche. Mais il y a
aussi une autre possible explication de ce choix lexique. Le mot « hérétique », selon Boris
Ouspenski, dans la langue russe de l’époque était polysémique, et pouvait notamment
signifier « magique ». Toujours selon la tradition folklorique russe, le faux Dimitri lirait
constamment un certain « livre hérétique » - un livre magique6.
Ouspenski affirme aussi que les Imposteurs étaient vus par le peuple comme sorciers
parce que c’étaient des rois travestis7. En fait, le cadavre du Faux Dimitri historique sera
travesti – en comédien, en bouffon – ce qui était considéré extrêmement honteux et soulignait
entre autre le mensonge de l’Imposteur, la fausseté de sa prétention d’être un tsar.
Les victoires du faux Dimitri peuvent elles aussi sembler magiques, fantastiques – on
voit, par exemple, qu’après avoir perdu quasiment toute son armée il reste très calme - ce qui
étonne les autres personnages - et au final il réussira quand même à conquérir, ou plutôt à
«séduire» le peuple russe8.

ii
« Quelle hérésie ! Le Tsar de Moscovie ! »
Dans la toute première scène où l’on le rencontre, Grigori reconnaît que son triple rêve
étrange était d’origine diabolique : « А мой покой бесовское мечтанье Тревожило, и
враг меня мутил »iii. Cependant, dans la même scène il fait l’observation sur l’inévitabilité
du jugement Divin et du jugement des hommes sur Boris : « И не уй дешь ты от суда
мирского, Как не уй дешь от Божьего суда »iv. On peut supposer qu’il commence à se
considérer comme « un messie », celui qui effectuera ce jugement ultime sur Boris. Cela
pourrait entre autre expliquer son futur état d’âme étonnant, son calme face à la défaite de son
armée – il est sûr que c’est la Providence qui est en train de le guider pour rendre justice au
crime de Boris.
La peur de Boris ne lui permet pas d’accomplir le seul acte qui, selon
V. Nepomnyashchii, serait capable de changer radicalement toute la situation 9. Il s’agit de
l’acte proposé par le patriarche : d’apporter les reliques miraculeuses du tsarévitch Dimitri de
la ville d’Ouglitch au Kremlin - pour que le peuple puisse les vénérer. Pourquoi est-ce que
selon Nepomnyashchii cet acte serait devenu tellement important ? On peut supposer que ceci
n’aurait pu être que la manifestation d’une conversion (dans le sens religieux) de Boris, de la
reconnaissance de son propre crime et donc le rétablissement de la vérité suprême. En effet,
des reliques peuvent être miraculeuses seulement si l’enfant Dimitri a été assassiné, donc
devenu martyr, et non pas mort suite à un accident (il serait tombé sur un couteau - comme le
prétendait le comité crée par Godounov et présidé par Chouïski). En refusant de suivre le
conseil du patriarche, Godounov refuse de reconnaître ouvertement son crime ainsi que la
sainteté de Dimitri ; son persistance dans ce mensonge devient ainsi le pas suivant de la
désacralisation du pouvoir royal.
On pourrait supposer que le dernier péché de Boris en tant que monarque serait son
ordination monacale qui n’est pas précédée d’une vraie confession (on ne sait pas s’il y a eu
une confession secrète), une reconnaissance ouverte de sa faute ; ceci peut être interprété
comme une profanation du sacrément si important.
« Опасен он, сей чудный самозванец, Он именем ужасным ополчен, »v - dit
Boris avant de mourir en s’adressant à son fils. Boris appelle l’Imposteur чудный, en
utilisant l’adjectif dont le premier significat est merveilleux, tandis que le nom de sa propre
victime, tsarévitch Dimitri, selon Boris, est un nom horrible. Ainsi, on peut supposer que c’est
ce refus crucial de Godounov de regarder le cadavre de sa victime dont seul le nom lui fait
iii
« Et moi, Satan a troublé mon repos. »
iv
« Il te dénonce au jugement des hommes, il te dénonce au jugement de Dieu. »
v
« Cet imposteur est un danger réel sous le couvert d’un nom prestigieux » (la traduction de G. Arout ne rend
malheureusement pas ce choix lexical inhabituel).
tellement peur, le refus de reconnaître son péché, permet à cet autre profanateur du pouvoir
royal, Grigori, de remporter la victoire.
Quel est le rapport du peuple avec la sacralité du pouvoir royal ? Rappelons-nous que
le sacre des tsars, le rite du couronnement, se dit en russe венчание на царство, donc est
homonyme au sacrement orthodoxe de mariage. Bien que ceci soit lié avant tout à l’idée de la
couronne qui est présente dans les deux cérémonies : les couronnes des mariés et la couronne
du tsar, cela évoque également l’idée du mariage mystique du tsar avec son peuple dans la
conscience populaire. Ainsi, le péché du tsar aurait forcément des conséquences sur la vie du
peuple, et vice versa.
B. Kourkine suppose que dans la scène de Boris Godounov où on entend la langue
française – la scène avec Margeret et Rosen – dans une réplique de Margeret qui semble
insignifiante, on voit le vrai drame du peuple russe dans tout son ampleur. Un soldat russe dit
à Margeret : « …а мы ведь православныеvi.» Margeret répond : « Qu’est-ce à dire
pravoslavni? » Le drame des russes serait alors dans cette ignorance : les soldats orthodoxes
ne savent pas quelle soit la chose juste à faire face à ce lien sacré avec le tsar. On ne devrait ni
trahir ses serments à Boris, ni combattre contre l’héritier qu’on croit légitime (l’Imposteur),
parce que dans les deux cas on combattrait contre Dieu, Celui qui donne le pouvoir. Et
probablement c’est bien le fait que Godounov n’avait pas de droit divin qui décide que le
peuple choisit de s’enfuir du champ de bataille, donc d’arrêter toute résistance militaire : ce
qui est la seule chose qui permet à l’Imposteur de venir au pouvoir.
Selon Nepomnyashchii les trois personnages qui transmettent la vérité divine dans
Boris Godounov sont Pimène, le Patriarche et le Fol-en-Christ. Le Patriarche prononce sa
vérité ultime quand il propose de ramener les reliques de Dimitri à Moscou. Pimène dit à
Grigori : « Nous avons péché en élisant un régicide au trône », ainsi soulignant la
responsabilité du peuple pour la situation politique de son temps. En outre, à la fin du drame
le peuple qui crie : « Traquez le rejeton de Godounov » devient à son tour coupable d’un
nouveau régicide.
Le Fol-en-Christ, à son tour, prononce une interdiction : « On ne peut pas prier pour le
roi Hérode. La Sainte Vierge l’interdit». Cette phrase peut paraître très forte : la Sainte Vierge
selon la tradition chrétienne prie même pour les pécheurs les plus désespérés. Ainsi, il existe
un texte apocryphe La Passion de la Sainte Vierge, traduit en russe au XIIe siècle d’un texte
grec, qui parle de la descente de la Vierge aux enfers. Ce texte sera entre autre cité par Ivan
Karamazov dans Le Grand Inquisiteur : le personnage de Dostoïevski souligne l’étonnante
vi
« Nous, on est des orthodoxes. »
persistance de la Vierge en prière pour le salut des pécheurs (selon ce texte les tueurs
d’enfants se trouvent dans un fleuve de feu).
Cette sévérité inhabituelle de la Vierge dans la phrase du Fol-en-Christ pourrait
souligner la particularité du péché de régicide – ceci n’étant pas seulement un meurtre, mais
(tout comme le péché d’Hérode) à la fois le péché contre des enfants innocents et contre le
Dieu même et Son pouvoir. Boris et Hérode ont voulu tuer ceux qui représentaient un menace
à leur propre pouvoir ; mais en fait ils ont essayé de tuer des élus par Dieu (Le Messie dans le
cas d’Hérode, un saint tsarévitch dans le cas de Boris).
1
Киреевский И. В. Обозрение русской литературы за 1831 год. Борис Годунов // Пушкин А. С. Борис Годунов.
— СПб.: Гуманитарное агентство «Академический Проект», 1996. — С. 531—536.
2
URL : http://lib.pushkinskijdom.ru/Default.aspx?tabid=10867
3
Карамзин Н.М. История Государства Российского: XII томов в 3-х книгах. Книга 3. - ОЛМА Медиа Групп,
2003. - С. 449.
4
Соловьёв С. М. История России с древнейших времён. // Сочинения в 18 кн. М., “Голос”; “Колокол-Пресс”,
1993-1998. Т. 8. -
5
Куркин Б. Месяц светит, мертвец едет. Мистика Бориса Годунова // Наш Современник, No 6, 2016. – С. 244-
272.
6
Успенский Б. А. Царь и самозванец: самозванчество в России как культурно-исторический феномен //
Избранные труды. Т. 1. Семиотика истории. Семиотика культуры. М., 1994. - С. 91.
7
Ibid, С. 109.
8
Cette conquête de la Russie sans combat par l’Imposteur peut rappeler les Cent-jours de Napoléon. Pour que l’on ne perde
pas cette allusion, Pouchkine fait prononcer à Basmanov la phrase suivante : « Nous le ramènerons ici en cage ».
9
В. Непомнящий . ПУШКИН. Избранные работы 1960-х — 1990-х гг. Т. I. Поэзия и судьба. М. “Жизнь и мысль”,
2001. - С. 204—206.

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