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AVE CHRIST
1
Xavier Candido Francisco
AVE CHRIST
« Avé, Christ ! Ceux qui vont vivre pour toujours te glorifient et
te salut ! »
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Francisco Candido Xavier
AVE CHRIST
EPISODES DE L'HISTOIRE
DU CHRISTIANISME AU IIIe SIÈCLE
ROMAN D'EMMANUEL
Tome 5
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EDITION ORIGINALE
4
OUVRAGES DEJA TRADUITS EN FRANÇAIS
Divers
26. Argent
27. Choses de ce Monde (Réincarnation Loi des Causes et Effets)
28. Chronique de l’Au-delà
29. Contes Spirituels
30. Directives
31. Idéal Spirite
32. Jésus chez Vous
33. Justice Divine
34. Le Consolateur
35. Lettres de l’autre monde
36. Lumière Céleste
37. Matériel de construction
38. Moment
39. Nous
40. Religions des Esprits
41. Signal vert
42. Vers la lumière
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SOMMAIRE
Ave, Christ 7
PREMIÈRE PARTIE 9
I. Préparant la voie 9
II. Cœurs en lutte 20
III. Promesse de cœur 35
IV. Aventure de femme 56
V. Retrouvailles 70
VI. Sur le chemin rédempteur 90
VII. Martyre et amour 110
Biographie 272
Liste des ouvrages en langue brésilienne 275
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AVE, CHRIST !
Aussi forte que souffle la tempête, le Christ pacifie. Aussi sombre que soit
l'obscurité, le Christ illumine. Aussi déchaînées que soient les forces, le Christ règne.
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Aujourd'hui comme hier, Jésus passe outre nos querelles, nos tempêtes
d'opinion, notre fanatisme sectaire et notre exhibitionnisme dans les œuvres aux
écorces séductrices mais dont la chair est avariée.
— Ave, Christ ! Ceux qui aspirent à la gloire de servir en ton nom te glorifient
et te saluent !
EMMANUEL
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PREMIERE PARTIE
PRÉPARANT LA VOIE
Mais de Néron aux Antonins, les persécutions des chrétiens s'étaient aggravées.
Triomphalement bâtie sur les sept collines, Rome dictait toujours la destinée des peuples à la
force des armes, nourrissant la guerre contre les principes du Nazaréen, mais l'Évangile
avançait sans cesse, parcourant tout l'Empire, construisant l'esprit de la Nouvelle Ère.
Présidées par les apôtres du Divin Maître se trouvant tous dans la vie spirituelle, les
œuvres concernant l'élévation de l'être humain se multipliaient dans divers domaines.
Jésus était remonté sur le trône éclatant de sagesse et d'amour d'où il légifère depuis
pour toutes les créatures terriennes, alors que les continuateurs de sa mission parmi les
incarnés, véritable ruche grandissante d'abeilles œuvrant à la rénovation, restaient actifs,
préparant ainsi les cœurs des hommes au Royaume de Dieu.
Pendant que des armées entières de chrétiens disparaissaient sur les bûchers et sur les
croix dans des supplices interminables ou dévorés par les fauves, des temples d'espoir
s'érigeaient par bonheur au-delà des frontières de l'ombre. Grâce à eux des phalanges énormes
d'Esprits convertis au bien s'offraient à la lutte par la sueur et par le sang utilisant leur habit
physique pour marquer du témoignage de leur foi et de leur bonne volonté, collaborant ainsi à
la diffusion de la Bonne Nouvelle pour la rédemption de la terre.
C'est ainsi que dans une merveilleuse ville spirituelle aux alentours de la croûte
terrestre, une grande assemblée d'âmes attirées par la tâche divine se trouvait réunie pour
écouter l'exhortation d'un guide illuminé qui leur parlait ouvrant son cœur :
Le soleil qui fait jaillir des bénédictions sur le monde se mêle à la nature en la
soutenant et renouvelant ses créations. La feuille de l'arbre, le fruit nutritif, le cantique du nid
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et la richesse de la ruche sont des dons de l'astre sublime, matérialisés par les principes de
l'Éternelle Intelligence.
Néanmoins, nous ne pouvons oublier que l'esprit de l'homme git pétrifié sur terre,
dormant avec de fausses conceptions sur la vie céleste.
Les aigles impériaux se sont basés sur l'idolâtrie aveugle de Jupiter, religion
mensongère de la vanité et du pouvoir...
Et alors que les dieux en pierre s'abreuvent des faveurs de la fortune, la misère et
l'ignorance du peuple augmentent, réclamant le jugement du ciel.
Pour autant, il est indispensable que nous sachions écrire par notre propre exemple les
pages vivantes du christianisme sauveur.
Jusqu'à présent, les conquérants du monde ont réussi à avancer portant le pourpre de la
victoire, tuant ou détruisant, s'utilisant de légions de guerriers et de leaders cruels.
César, prisonnier des vicissitudes humaines, traite de sujets qui relèvent de la chair en
transit vers la rénovation.
Alors que le Christ règne sur l'âme qui ne meurt jamais, la sublimant peu à peu pour la
gloire impérissable...
Le tribun vénérable fit une pause presque intentionnelle alors que le son lointain de
nombreux luths se faisait entendre, en plein ciel, laissant l'impression d'un appel à une
prochaine bataille.
Dans l'admirable enceinte dont la voûte laissait entrevoir le scintillement vacillant des
étoiles lointaines, des centaines d'entités étaient rassemblées à se regarder, haletantes...
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Tous les Esprits réunis là semblaient soucieux de vouloir servir.
Dominant le son des clarinettes qui résonnaient dans la nuit, la voix du prédicateur a
ressurgi :
— Nombreux sont ceux parmi vous, frères aimés, qui avez laissé derrière vous de
vieilles promesses d'amour et désirez retourner à la rude voie de la chair comme pour
affronter les flammes d'un incendie et sauver des affections inoubliables. Néanmoins, dévoués
maintenant à la vérité divine, vous avez appris à placer les desseins du Seigneur au-dessus de
vos propres désirs. Fatigués d'illusion, vous analysez la réalité tout en cherchant à la grandir,
et la réalité accepte votre concours décisif pour s'imposer au monde.
N'oubliez pas néanmoins que vous ne collaborerez à l'œuvre du Christ qu'en aidant
sans exiger et en travaillant sans vous attacher aux résultats. Tout comme la mèche de la
bougie doit se soumettre et se consumer pour vaincre les ténèbres, vous serez contraints à la
souffrance et à l'humiliation pour que de nouveaux horizons s'ouvrent à la compréhension des
créatures.
Pendant longtemps, encore, le programme des Chrétiens ne s'éloignera pas des paroles
de l'apôtre Paul (1) : Nous sommes pressés de toutes parts, mais non réduits à l'extrême ; dans
la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non
perdus ; portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus
soit aussi manifestée dans notre corps. Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à
la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair
mortelle.
Pendant plusieurs minutes encore, le mentor poursuivit ses explications sur les devoirs
qui attendaient les légionnaires de l'Évangile face aux difficultés du monde, puis il descendit
finalement de la tribune dorée pour échanger des propos fraternels.
Nombre d'entre eux lui baisèrent les mains commentant avec enthousiasme les tâches
à venir.
II s'agissait d'un vieux romain au regard pénétrant et triste dont la tunique très blanche
se confondant avec l'habit lumineux de son compagnon, ressemblait à une nappe de brouillard
éteint rencontrant la soudaine clarté de l'aube.
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À l'expression de tendresse qu'ils échangèrent, on pouvait voir qu'il s'agissait de deux
amis qui, le temps d'un instant, firent abstraction de l'autorité et de l'affliction dont ils étaient
porteurs pour s'entrelacer après une longue séparation.
Une fois leurs premières impressions échangées pendant lesquelles des événements du
passé furent rappelés, Varrus Quint, dont la physionomie romaine portait les traits de la
sympathie et de la peine, expliqua à son ami moralement plus évolué qu'il prétendait retourner
au plan physique, très prochainement.
Le représentant de la Sphère supérieure l'écouta avec attention et lui dit avec mesure,
l'air surpris :
— Mais, pourquoi ? Je connais la richesse de tes services voués non seulement à la
cause de l'ordre mais aussi à la cause de l'amour. Dans le monde patricien, tes dernières
expériences furent celles d'un homme correct qui alla jusqu'au sacrifice extrême et tes
premiers essais dans la construction chrétienne ont été des plus dignes. Ne vaudrait-il pas
mieux continuer dans ta démarche au-dessus des paysages inquiétants de la chair ?
— Lui-même...
— Je rêve de le conduire au Christ de mes propres bras. J'ai imploré le Seigneur une
telle grâce avec toute la ferveur de mon affection paternelle. Tatien est pour moi ce que la rosé
représente pour l'arbuste épineux où elle est née. Dans ma pauvreté, c'est mon trésor et, dans
ma laideur, c'est la beauté dont je désire m'enorgueillir. Je donnerais tout pour me consacrer à
lui, à nouveau... Le caresser près de mon cœur pour le guider dans ses étapes en direction de
Jésus, c'est le ciel auquel j'aspire..
Et, comme s'il voulait sonder l'impression qu'il avait causée à son ami, il ajouta :
Le vieux guide le caressa avec une évidente expression de piété, il passa sa main
droite sur son front baigné de lumière et lui dit :
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Comme s'il organisait ses propres réminiscences afin de s'exprimer avec assurance, il
fit une longue pause qu'il interrompit lui-même en faisant remarquer :
— Je ne crois pas que Tatien soit prêt. Je l'ai vu, il y a quelques jours au temple de
Vesta, commandant une importante légion d'ennemis de la lumière. Il ne m'a pas semblé
incliné à quelque service que ce soit en faveur de l'Évangile. Il erre dans les sanctuaires
des divinités olympiennes incitant aux émeutes contre le christianisme naissant et se
complaît toujours aux festivités des cirques trouvant de l'intérêt et de la joie aux effusions de
sang.
— J'ai suivi mon fils dans ce lamentable état — acquiesça Varrus Quint mélancolique
—, néanmoins, ces derniers jours, je le sens amer et angoissé. Qui sait si Tatien n'est pas à la
croisée d'une grande rénovation ? Je sais qu'il a été récalcitrant dans le mal en se consacrant
indéfiniment aux sensations inférieures qui l'empêchent de percevoir les horizons plus élevés
de la vie. Mais je finis par me dire à moi-même que quelque chose doit être fait quand nous
ressentons le besoin de réajustement pour ceux que nous aimons...
Et peut-être parce que Claude se taisait, songeur, l'affectueux Esprit reprit la parole :
Incité par des amis à résoudre d'autres problèmes, Claude lui lança un regard
compatissant et conclut :
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— N'oublie pas que nous serons unis par la prière. Et cela même sous le lourd voile de
l'oubli dans la lutte physique, nous entendrons tes appels et te soutiendrons de toute notre
assistance. Va en paix quand tu le voudras et que Jésus te bénisse.
Varrus lui a alors adressé des paroles émouvantes de reconnaissance et réaffirma les
promesses qu'il avait formulées puis se retira, pensif, sans vraiment savoir quelles étranges
émotions envahissaient son âme, plongé qu'il était encore entre les élans de joie et le dard de
l'amertume.
Rome était décorée pour célébrer les victoires de Septime Sévère sur ses terribles
concurrents où après une triple défaite, Pescennius Niger avait été battu par les forces
impériales et décapité sur les marges de l'Euphrate, alors qu'Albin favori des légions
bretonnes2 avait été vaincu en Gaules se suicidant de désespoir.
Les litières de hauts dignitaires de la cour entourées d'esclaves dispersaient des petits
groupes de chanteurs et de danseurs. Des biges fastueux et des voitures décorées balayaient la
foule, conduisant de jeunes tribuns et des dames patriciennes de familles traditionnelles. Des
marins et des soldats se querellaient avec des vendeurs de boissons et de fruits alors que la
vague populaire grandissait chaque fois davantage.
Des gladiateurs au corps démesuré arrivaient souriants courtisés par les joueurs
invétérés de l'arène.
Et alors que le son des luths et des timbales se mêlait au rugissement distant des
fauves en cage, réservés au magnifique spectacle, la gloire de Sévère et le supplice des
chrétiens étaient les sujets favoris de toutes les conversations.
Le passant spirituel regardait non seulement la multitude avide de plaisirs mais aussi
les phalanges bruyantes d'entités ignorantes ou perverses qui dominaient les sinistres
commémorations.
Varrus voulut s'avancer comme pour chercher quelqu'un mais la lourde atmosphère
régnante l'obligea à battre en retrait. Il contourna alors le célèbre amphithéâtre, parcourut les
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ruelles étroites entre le Celio et le Palatin, traversa la porte Capène et atteint la campagne se
dirigeant vers les tombes de la voie Appienne.
Des milliers de voix entonnaient des cantiques de joie à la clarté argentée du clair de
lune. Les chrétiens désincarnés se préparaient à recevoir leurs compagnons de sacrifice. Les
martyrs prétendument morts venaient saluer les martyrs qui, cette nuit, allaient mourir.
Varrus Quint s'est joint au large groupe et a prié avec ferveur demandant au Seigneur
les forces nécessaires à la difficile mission à laquelle il prétendait se consacrer.
Quelques heures plus tard, l'énorme assemblée spirituelle s'est dirigée vers
l'amphithéâtre.
Introduits dans l'arène pour les derniers sacrifices, les adeptes de Jésus chantaient
également.
Ici et là, des viscères de fauves morts se mélangeant aux corps horriblement mutilés
des gladiateurs et des bêtes vaincues étaient rapidement retirés par des gardes en service.
Quelques disciples de l'Évangile, surtout les plus âgés, attachés à des poteaux de
martyre recevaient des flèches empoisonnées, puis les corps étaient incendiés servant de
torches à l'occasion de ces exhibitions festives, alors que d'autres les mains jointes se livraient,
sans défense, à l'assaut des panthères et des lions de Numidie.
Presque tous les suppliciés se détachaient de la chair en une sublime extase de foi,
recueillis affectueusement par les frères qui les attendaient entonnant des cantiques de
victoire.
Varrus Quint, néanmoins, face à la clarté intense avec laquelle les légions spirituelles
avaient désintégré les ténèbres, n'était pas intéressé par l'exaltation des héros.
Il scrutait du regard les tribunes pleines jusqu'à ce que, finalement, il fut pris de signes
d'angoisse évidents par un groupe d'Esprits turbulents enthousiastes manifestant une
audacieuse débauche.
Soucieux, Varrus s'est approché de l'un des jeunes qui poussait des éclats de rire
intrépides et, l'étreignant avec une profonde tendresse, il lui murmura :
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— Tatien ! Mon fils ! Mon ffls !...
Le jeune homme qui était plongé dans un très profond courant de sensations
inférieures ne put voir le bienfaiteur qui lui étreignait la poitrine, mais pris d'une soudaine
inquiétude, il s'est immédiatement tu, abandonnant l'enceinte, dominé par une invincible
anxiété.
Il n'identifiait pas la présence du vénérable ami à ses côtés, néanmoins, étreint par
celui-ci, il ressentit une immense aversion pour l'odieuse solennité.
Après un long cheminement, il atteint la porte Pinciana en quête de solitude. Dans les
jardins où l'on vénérait la mémoire d'Esculape, il y avait une magnifique statue d'Apollon près
de laquelle il aimait parfois méditer.
Dans un récipient, aux pieds de l'idole, des encens placés là par des mains dévotes et
anonymes brûlaient, parfumant le site d'une odeur délicieuse.
II se savait hors de son corps physique, mais loin de trouver les paysages des
narrations de Virgile dont la lecture avait attiré toute son attention, il se trouvait
incompréhensiblement attiré par les orgies de la société en décadence, lui-même surpris par sa
soif de sensations après son décès. Il délirait lors des banquets et des jeux, buvait à toutes les
tasses et savourait les plaisirs à sa portée, mais se rendait finalement au dégoût et au repentir.
À quoi la vie se résumait-elle ? — se demandait-il dans ses pénibles monologues — où
pouvaient donc se trouver les dieux de son ancienne foi ? Dans la satisfaction temporaire des
sensations humaines toujours suivie d'une douloureuse coupe de fiel, la quête du bonheur en
vaudrait-elle la peine ? Comment localiser les anciennes affections au mystérieux pays de la
mort ? Pourquoi errait-il prisonnier de la vie domestique, sans équilibre et sans boussole ? Ne
serait-il pas plus juste, si possible, d'acquérir un nouveau corps et de respirer parmi le
commun des mortels ? Il aspirait à un contact plus intime avec la chair vivante dont la
pénétration lui permettrait de s'oublier lui-même... Oh ! S'il pouvait effacer les énigmes
torturantes de l'existence, se réfugier dans la matière pour dormir et reprendre des forces ! —
se disait-il.
Il avait des amis qui, après de longues suppliques faites au ciel, avaient disparus en
direction de la renaissance. Il n'ignorait pas que l'esprit immortel peut utiliser plusieurs corps
parmi les hommes ; néanmoins, il ne se sentait pas la force nécessaire pour se dominer et
offrir aux divinités une prière basée sur un véritable équilibre moral.
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À cet instant cependant, il se sentait plus angoissé encore qu'à l'accoutumé.
Après avoir pleuré en silence, il fixa son regard impassible sur la statue et supplia :
— Grand Hélios ! Dieu de mes grands-parents !... Aie pitié de moi ! Restaure mes
sentiments de pureté et d'énergie que tu incarnes pour notre race ! Si possible, fais-moi oublier
ce que j'ai été. Soutiens-moi et accorde-moi la grâce de vivre conformément à l'exemple de
mes ancêtres!...
Comme plié par des forces mystérieuses, il s'est agenouillé devant la visite inattendue.
Il avait identifié son père et écrasé par une indicible émotion, il remarqua que Varrus
marchait vers lui, le regard affectueux portant un triste sourire.
— Tatien, mon fils !... Que le Seigneur suprême bénisse notre sentier de
rédemption. Laisse les larmes laver le tréfonds de ton âme ! Miraculeuse catharsis, les pleurs
purifient nos plaies de vanité et d'illusion.
Alors que nos prières résonnent ardemment devant les idoles sans âme, le cœur
auguste du Seigneur les recueille au sein de son amour infini, nous envoyant l'aide dont nous
avons besoin.
— Garde ton calme et aie confiance, mon fils ! Nous retournerons à l'expérience de la
chair pour nous racheter et réapprendre.
À cet instant, Tatien, magnétisé par le regard paternel, essaya de se relever pour
l'étreindre ou pouvoir se jeter à terre pour lui baiser les pieds mais comme immobilisé par des
liens invisibles, il ne put faire un geste.
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Nous serons à nouveau réunis dans la prison corporelle du monde physique — école bénie de
notre régénération pour la vie éternelle, cependant cette fois, ce ne sera plus dans l'exaltation
de l'orgueil et du pouvoir.
Jupiter dans son char de triomphe est dépassé à jamais. À sa place, est apparu le
Maître de la Croix, le sculpteur divin de la perfection spirituelle impérissable qui nous
accueille comme d'heureux protégés à son cœur.
Autrefois, nous croyions que la pourpre romaine sur le sang des perdants était le
symbole de notre bonheur ethnique et admettions que les génies célestes devaient rester
soumis à nos capricieuses impulsions. Aujourd'hui, cependant, le Christ guide nos pas sur des
routes différentes. L'humanité est notre famille et le monde est notre très grand foyer où nous
sommes tous des frères. Au ciel, il n'y a pas d'esclaves, ni de maîtres, mais des créatures liées
entre elles par la même origine divine.
Les chrétiens que tu ne comprends pas maintenant sont à la base de la gloire à venir.
Humiliés et décharnés, vilipendés et offerts en sacrifice, ils représentent la promesse de la
paix et la sublimation pour le monde.
— Ave, Christ ! Ceux qui vont vivre pour toujours te glorifient et te saluent !...
Le messager fit une longue pause alors que des oiseaux nocturnes gazouillaient
bruyamment dans le bois plongé dans les ténèbres.
Varrus Quint s'inclina et affectueusement serra son fils contre sa poitrine, puis
l'embrassa sur le front.
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À cet instant, cependant, peut-être parce que des sensations contradictoires
tourmentaient son for intérieur, Tatien ferma les yeux pour interrompre le flux des larmes
copieuses qui lui montait aux yeux, mais en les rouvrant, il observa que son père avait
disparu.
Affligé d'angoisses, Tatien a élancé ses bras dans la nuit qui lui semblait alors désolée
et vide, s'écriant désespérément :
Et parce que ses cris restaient sans écho dans l'immensité, fatigué et abattu, il s'est
allongé par terre, en sanglots...
Des années et des années ont ainsi passé après ces événements.
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II
CŒURS EN LUTTE
Dans sa villa décorée de rosés, sur les collines de l'Aventino du côté du Tibre, Varrus
Quint, jeune patricien romain, était plongé dans ses pensées...
Après avoir effectué une longue mission sur la galère de la flotte commerciale
d'Opilius Veturius pour qui il assumait les fonctions de commandement, il était rentré chez lui
pour se reposer un peu. Une fois qu'il eut affectueusement embrassé sa femme et son fils qui
prenait du plaisir à jouer dans le triclinium, il se reposa en lisant quelques écrits d'Aemilius
Papinianus dans le pavillon fleuri du jardin.
En l'an 217, Rome passait par une lourde atmosphère de crimes et de tourments alors
que les dernières heures de l'empereur Marc Aurèle Antonin Bassianus, surnommé
Caracalla (3), avaient sonné.
(3) Bien qu'étant d'une certaine manière tolérant vis-à-vis des chrétiens qui se trouvaient
dans une position sociale privilégiée dans la vie publique, le gouvernement de Caracalla permettait
la persécution méthodique d'esclaves et de plébéiens voués à l'Évangile, considérés comme étant
des ennemis de l'ordre politique et social. (Note de l'auteur spirituel)
Depuis la mort de Papinien cruellement assassiné par ordre de César, l'Empire avait
perdu toutes ses illusions quant au nouveau dominateur.
Enthousiasmé par les sages idées du célèbre jurisconsulte, Varrus les avait comparées
aux enseignements de Jésus qu'il avait en mémoire, réfléchissant aux possibilités de
conversion de la culture romaine aux principes du christianisme dès que la bonne volonté
pourrait pénétrer l'esprit de ses compatriotes.
Descendant d'une famille notable dont les racines remontaient à la République, malgré
la grande pauvreté matérielle où il se débattait, c'était un partisan passionné des idéaux de
liberté qui envahissaient le monde.
Dans son âme, il souffrait de voir l'ignorance et la misère dans lesquelles les classes
privilégiées maintenaient les foules et se perdait dans de vastes cogitations pour mettre un
point final aux millénaires de déséquilibres dans la société de sa patrie.
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Sous l'inspiration de l'esprit rénovateur, des milliers d'hommes et de femmes
changeaient mentalement. L'autocratie de l'Empire combattait désespérément contre la
réforme religieuse mais la pensée du Christ planait sur terre, incitant les âmes à suivre le
nouveau chemin du progrès spirituel, même au prix de la sueur et du sang du sacrifice.
Plongé dans de telles réflexions, il fut ramené à la réalité par sa femme, Cintia Julia,
qui venait le voir portant dans ses bras leur fils Tatien d'à peine un an, souriant, tendre et
aimant comme s'il s'agissait d'un ange ravi au berceau céleste.
Cintia révélait dans son regard obscur la flamme de la vivacité féminine laissant dès le
premier instant entrevoir la trame des passions qui débordaient de son âme inquiète. Une large
tunique de lin beige faisait ressortir ses formes de madone et d'enfant qui évoquaient le profil
espiègle et beau de quelque nymphe qui se serait soudainement transformée en femme,
contrastant par là avec la sévère expression de son mari qui semblait infiniment distant de sa
compagne dans ses affinités psychiques.
Bien que très jeune, Varrus Quint portait les traits d'un philosophe plongé en
permanence dans l'océan de ses pensées.
Affichant la satisfaction d'une péronnelle, Cintia fit référence à la fête d'Ulpia Sabina
où elle était allée la veille en compagnie de Veturius qui fut un partenaire attentionné.
Varrus souriait condescendant, tel un père austère et bon attentif aux infantilités de sa
fille. Il prononçait de temps en temps des mots de compréhension et d'encouragement.
— Tu sais, chérie, ce soir il nous sera possible d'entendre l'une des voix les plus
influentes de notre mouvement en Gaules ?
— Je fais référence à Appius Corvinus, le vieux prêcheur de Lyon (4) qui fera ses
adieux aux chrétiens de
(4) Au temps de la domination romaine, en Gaules, le nom de la ville de Lyon était
Lugdunum. (Note de l'auteur spirituel)
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divagations que nous entendons ont-elles un sens pratique ? Pourquoi braver les dangers d'un
culte illégal pour ne rester que dans les délires de l'imagination ?
Avec ironie et agressivité elle continuait, alors que son mari affichait une expression
attristée :
Après une courte pause pendant laquelle elle a regardé son mari sarcastiquement, elle
allégua :
— D'ailleurs, je dois te dire que j'ai fait pour toi des sacrifices à Esculape. Je crains
pour ta santé. Veturius laisse entendre que les chrétiens sont fous. Tu ne remarques
certainement pas combien de changements transparaissent dans ton comportement à mon
égard depuis le début de tes nouvelles pratiques ? Après de longues absences loin de ta famille
lorsque tu reviens, tu n'es plus le mari affectueux du passé. Au lieu de te reporter à notre
douce intimité, tu gardes ta pensée et tes paroles tournées vers les succès de ce culte
abominable. Par le passé, Sabine affirmait que la dangereuse mystique de Jérusalem affaiblit
les liens de l'amour que les divinités domestiques nous ont légués et dirait que ce Christ te
domine de l'intérieur en t'éloignant de moi...
Cintia, maintenant, qui avait le visage contrarié, séchait ses larmes nerveusement alors
que son fils souriait, ingénu, dans ses bras.
— Grande stupide ! — objecta son mari, inquiet — comment peux-tu penser que je
puisse t'oublier ? Où habite l'amour si ce n'est dans le sanctuaire du cœur ? Je te veux comme
toujours. Tu es tout dans ma vie...
Varrus Quint exprimait une amertume manifeste sur son visage calme. Il caressa la
jolie chevelure de sa femme et objecta, contrarié :
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— Pour quelle raison te tortures-tu ainsi ? N'apprécies-tu pas notre richesse
de caractère ? Serait-il convenable de vivre dans l'opulence sur le malheur des autres ?
Comment retenir des esclaves quand nous essayons de les libérer ? Apprécierais-tu de
me voir réaliser des transactions inavouables perdant ainsi la droiture de ma conscience ?
Le jeune époux laissa alors transparaître dans ses yeux une invincible tristesse et lui
dit :
— De la cruauté pour les Gaulois ? Et nous ? Avec tant de siècles de culture, nous
noyons encore des femmes désarmées dans les eaux polluées du Tibre, nous
assassinons des enfants, nous crucifions la jeunesse et manquons de respect pour la vieillesse
en condamnant des personnes âgées et vénérables livrées à l'appétit des fauves, et cela tout
simplement parce qu'ils se consacrent à des idéaux de fraternité et de travail honorant la vie de
tous. Jésus...
Varrus allait évoquer une citation évangélique faisant appel aux paroles du Divin
Maître quand Cintia levant le ton s'est faite plus sèche et s'est mise à crier :
— Le Christ !... Touj ours le Christ !... Rappelle-toi que notre condition sociale est
misérable... Fuis la punition des dieux en rendant hommage à César pour que la fortune
nous sourie. Je suis malade, accablée... Je n'ai pas la vocation de la croix ! Je déteste les
nazaréens qui attendent le ciel entre les discussions et les poux !...
— Pourquoi tant de références à la pauvreté ? Notre fils n'est-il pas à lui seul un
véritable trésor ?
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Perdu dans de profondes réflexions, il s'est penché contre le mur qui séparait le jardin
de la voie publique et s'est attardé à la contemplation d'un groupe de garçons qui étaient là,
occupés à jouer. Ils lançaient des petites pierres dans l'eau et, la pensée tournée vers son petit
Tatien, ne pouvant définir les sombres pressentiments qui oppressaient sa poitrine, il remarqua
qu'une étrange angoisse envahissait son cœur.
Alors que le crépuscule avançait, n'ayant pas revu sa femme qui s'était réfugiée avec
son fils dans leur chambre, il prit la voiture d'un ami qui le conduisit jusqu'à l'humble maison
du vénérable Lysippe d'Alexandrie, un illustre Grec profondément dévoué à l'Évangile et qui
habitait dans une pauvre hutte délabrée sur la route d'Ostie.
Surpris, il fut informé que les adieux du grand chrétien gaulois ne se feraient pas cette
nuit-là mais le lendemain.
Il n'y avait cependant pour le groupe, de sujet plus fascinant que celui concernant les
réminiscences des persécutions de l'année 177.
Les peines des chrétiens lyonnais étaient racontées dans les moindres détails par le
noble visiteur.
Alors que le cercle des personnes écoutait, statique, l'ancien Gaulois se rappelait avec
une prodigieuse mémoire de chaque événement. Il répétait les interrogatoires effectués et
rapportait aussi les réponses inspirées des martyrs. Il se reportait aux ardentes prières des
compagnons de l'Asie et de la Phrygie qui, miséricordieusement, avaient aidé les
communautés de Lyon et de Vienne (5). Il parlait, enthousiaste, de l'immense charité de
Vettius Epagathus, ce noble dévoué à la cause qui renonça à la position sociale privilégiée
dont il jouissait pour se faire l'avocat des humbles chrétiens. Son regard s'enflammait en
commentant l'étrange courage du saint diacre de Vienne et l'héroïsme de la chétive esclave
Blandine dont la foi avait semé la confusion dans l'esprit des bourreaux. Il peignait la joie de
Pothin, chef de l'Église de Lyon, cruellement offensé et roué de coups dans la rue, sans un mot
de révolte, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.
II relatait tous les détails des supplices auxquels avait été soumis le vénérable ami. Il
se souvint de l'atermoiement du procès dû à la consultation faite par le propréteur à Marc
Aurèle, et s'attarda à la description des dernières souffrances du grand chrétien maltraité,
fouetté, attaché et brûlé sur la chaise en fer rougi pour être finalement décapité en compagnie
d'Alexandre, ce dévoué médecin phrygien qui, à Lyon, avait offert au Seigneur l'admirable
témoignage de sa foi.
24
L'assemblée l'écoutait abreuvée de références. Mais comme l'orateur prévoyait un
travail intense à réaliser le lendemain, Lysippe ordonna de servir des tranches de pain frais et
du lait à chacun et mit fin à la conversation.
L'esprit inspiré par les récits du vieux Gaulois, Varrus est retourné chez lui.
Il rentrait plus tôt que prévu et une seule pensée l'absorbait maintenant : pacifier l'âme
inquiète de sa compagne en lui rendant son calme et sa joie réaffirmant sa tendresse et son
dévouement.
Jamais, il n'aurait imaginé que l'homme pour qui il travaillait serait capable d'attirer sa
femme à une telle attitude.
Opilius était le cousin de Cintia et il avait toujours été reçu chez lui comme un frère. Il
était dix ans plus vieux que lui et il était veuf depuis quelque temps. Héliodore, sa défunte
femme, était pour Cintia une seconde mère. Elle avait laissé des jumeaux, Hélène et Galba,
deux enfants malheureux dont la naissance avait causé la mort de leur mère et qui habitaient
avec leur père, entourés d'esclaves très dévoués dans un magnifique palais portant les blasons
de la famille.
Varrus travaillait sur les bateaux de Veturius et vivait dans une villa qui lui appartenait.
Il se trouvait lamentablement lié à lui depuis son mariage par de lourdes dettes qu'il se
proposait de payer honnêtement par son travail personnel, respectable.
Pourquoi sa femme se livrait-elle ainsi à une aventure aussi indigne ? N'était-il pas un
compagnon loyal, extrêmement voué à son bonheur et à celui de leur fils ? Il s'absentait
souvent de Rome les gardant précieusement dans son cœur. Si des tentations d'ordre inférieur
lui assiégeaient l'esprit pendant ses fréquents voyages, Cintia et Tatien étaient une
inébranlable défense... Comment céder aux suggestions de la méchanceté quand il se croyait
l'unique soutien de sa femme et de ce petit ange qui peuplait son âme d'aspirations
sanctifiées ? Et pourquoi Veturius salissait-il ainsi son foyer ? Ne se considérait-il pas comme
un ami converti en dévoué serviteur ? Combien de fois dans des ports lointains avait-il été
invité au profit facile et avait-il renoncé à tout avantage économique de provenance douteuse,
conscient des responsabilités qui le liaient au cousin de sa femme ! À combien de reprises,
avait-il été contraint par gratitude à oublier toute possibilité assurée d'améliorer sa situation,
par simple égard pour Opilius qui était à ses yeux non seulement le protecteur du pain
25
quotidien de sa famille mais aussi un compagnon, créancier de sa plus profonde
reconnaissance !...
À moitié halluciné, il s'est mis à réfléchir aux arguments contraires. Et s'il préjugeait
de la situation ? Et si Opilius Veturius était là pour l'assister, répondant à la demande de Cintia
? Il était donc nécessaire de calmer ces inquiétudes et d'écouter faisant abstraction de toute
animosité.
Démontrant l'assurance des liens affectifs qui le retenait déjà à l'esprit de son
interlocutrice, Opilius a ajouté, déterminé :
— Ton mari par hasard dispute-t-il l'affection de son épouse ? Il est bien trop intéressé
par le royaume des anges... Sincèrement, je ne peux admettre qu'il soit à la hauteur de tes
attentes. Par Jupiter ! Tous ceux que je connais et qui se sont rendus à la mystification
nazaréenne, se sont éloignés de la vie. Varrus te parlera du paradis des juifs plein de
patriarches immondes, plutôt que de te parler de nos jeux, et je te garantis que si tu désires
une excursion joyeuse, rien de plus naturel pour ton goût féminin, il te conduira sans aucun
doute à quelque cimetière isolé exigeant que tu te réjouisses d'être entourée d'os putréfiés...
26
— De plus, tu ne peux oublier que ton mari n'est que mon client 6. Il a tout et rien à la
fois. Mais, par Sérapis, je ne lui connais pas de qualités qui justifieraient des faveurs. Tu sais
que je t'aime, Cintia ! Tu n'ignores pas que je t'ai désirée en silence dès le premier instant où
je t'ai reconnue, jeune et belle. Jamais, je n'aurais préféré Héliodore si les services de César ne
m'avaient pas retenu si longtemps en Achaïe ! Quand je t'ai retrouvée, fiancée de Varrus, j'ai
senti une tourmente envahir mon cœur. J'ai tout fait pour ton bonheur. Je me suis incliné
devant l'affection que ma femme te consacrait, je t'ai entourée d'attention, je t'ai offert une
résidence digne de tes dons pour que jamais tu ne sois confondue avec les femmes dans le
besoin et que la privation t'amène à une vieillesse précoce et, pour toi, j'ai même supporté ce
mari qui t'accompagne, incapable de comprendre ton cœur ! Que feras-tu de moi, maintenant,
veuf et triste comme je le suis ? Après t'avoir retrouvée, je n'ai plus jamais donné à Héliodore
d'autres sentiments qu'une estime respectueuse dont elle était créancière pour sa vertu
irréprochable. Nos esclaves savent que je t'appartiens. Mécène, mon vieux serviteur, est venu
me rapporter que des employés croyaient que j'avais empoisonné Héliodore pour que tu
prennes sa place ! Et, en vérité, quelle mère plus honorable et affectueuse pourrais-je trouver
pour mes enfants ? Décide-toi, donc. Un mot de toi suffira.
(6) Personne pauvre dans la Rome antique qui dépendait des faveurs d'un ami riche.
(Note de l'auteur spirituel)
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Il s'est agenouillé devant le berceau décoré et écoutant la respiration étouffée de son
garçon, il a donné libre cours à son émotion.
Tel un homme qui se voyait d'un seul coup jeté au fond d'un abîme sans réussir à sentir
la terre ferme où se retenir, il ne put pendant quelques secondes coordonner ses pensées.
Tout en dévisageant le doux visage de son enfant à travers l'épais voile de larmes qui
affluait à ses yeux, il s'est demandé — où irait-il ? Comment résoudre le délicat problème
posé par sa femme ?
L'affliction de cette heure, ne serait-ce pas la main de Dieu qui exigeait de sa part le
témoignage de la foi ? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans l'amphithéâtre et voir Tatien dévoré
par les bêtes féroces que de se vouer tous deux à la honte de la mort morale ?
Il ne se croyait pas en droit d'exiger quoi que ce soit pour lui car il considérait sa
position comme étant celle du plus commun des mortels, tel un pécheur ayant un besoin
évident de devenir vertueux.
Il ne pouvait astreindre sa femme à se vouer à la cause même si la perdre lui serait une
immense douleur.
28
Et pourtant et le petit ? Serait-il juste de le laisser à la merci du crime ?
Il s'est levé machinalement, a pris son garçon endormi dans les couvertures et a
ressenti la tentation de fuir.
Ne serait-ce pas, cependant, une inexcusable témérité que d'exposer cet enfant aux
risques encourus ? Et quelle serait la posture de sa compagne, le lendemain, dans le cercle de
la vie sociale ?
Cintia n'avait-elle pas pensé à lui, ce père affectueux et ami qu'il était, niais pourrait-il,
lui disciple des enseignements de Jésus, la vouer au dédain d'elle-même ou à la
déconsidération publique ?
Comme s'il était soutenu par une étrange force invisible, il remit l'enfant dans son lit,
et après l'avoir embrassé tendrement, il est longuement resté penché sur lui et se mit à pleurer
humblement, versant de copieuses larmes, comme s'il vidait la fierté ardente de son cœur sur
la précieuse fleur de sa vie.
Peu après, s'assurant que la conversation continuait dans l'intimité de sa chambre, il est
retourné sur la voie publique, cherchant une bouffée d'air pur pour son corps languissant...
Il s'est arrêté au bord du Tibre revoyant en mémoire les souffrances de tous les
opprimés de ces eaux mystérieuses et tranquilles qui devaient occulter les gémissements
d'innombrables martyrs victimes d'injustice sur terre. Le mutisme du vieux fleuve n'était-il pas
une source d'inspiration pour son âme agitée ?
Partageant son regard entre le firmament scintillant et les eaux tranquilles, il s'est
plongé dans de profondes réflexions que personne n'aurait pu sonder...
À l'aube, il est retourné chez lui, apathique et désorienté, et s'enferma dans l'une des
pièces où il s'est livré à un sommeil lourd et sans rêves d'où il fut arraché, alors que le soleil
brillait, par les cris des esclaves qui transportaient du matériel sur les constructions toutes
proches.
Varrus Quint a procédé à sa toilette matinale et s'en fut voir Cirila et son enfant, il
caressa son fils gravement et affectueusement alors que la jeune servante lui annonçait que
son épouse s'était absentée en compagnie d'amies pour une cérémonie religieuse au Palatin.
29
Reçu par Lysippe, celui-ci l'informa que le bon vieillard s'était absenté pour s'occuper
de plusieurs patients, soulignant néanmoins qu'il serait de retour dans la soirée à la voie
Ardeatina.
Mais son hôte observa une telle pâleur sur le visage de son visiteur inattendu qu'il
l'invita à s'asseoir et à se servir un bouillon réconfortant.
Devinant que des tourments moraux l'assaillaient, le petit vieux déposa près de lui
quelques pages contenant des paroles consolatrices relatant l'héroïsme des martyrs, essayant
par là de soulager ses ulcères invisibles.
Docile, le jeune homme l'écouta. Il lut de longs extraits et prétextant se sentir très
affaibli, il est resté là près de Lysippe et s'est attardé jusqu'à ce que tous deux se dirigent vers
les sépultures dans la voiture d'un vieil ami.
Ils ont passé la porte qu'un compagnon surveillait avec vigilance et ont parcouru de
longues galeries avec de nombreux autres frères qui suivaient, conduits par des torches,
échangeant des propos couronnés d'espoir.
Les cimetières chrétiens dans Rome étaient des lieux irradiant une grande joie.
Inquiets et découragés dans leurs relations au quotidien étant donné les difficultés infinies
qu'ils avaient à se communiquer entre eux, on pouvait dire que là, au foyer des défunts que les
traditions patriciennes respectaient habituellement, les partisans du Christ trouvaient enfin un
climat favorable à la communion dont ils étaient assoiffés. Là, ils pouvaient s'embrasser avec
une indicible tendresse fraternelle, ils chantaient avec jubilation et priaient avec ferveur...
De-ci, de-là, des sépultures rosés et blanches exhibaient des paroles aimantes qui ne
passaient pas une idée sombre de la mort. La bonté de Dieu et la vie éternelle uniquement
méritaient d'être exaltées.
Cherchant un soutien moral, désireux qu'il était de trouver une plus grande force
intérieure, Varrus relisait avec avidité les paroles qui lui étaient familières.
Juste là, quelqu'un avait inscrit ses compliments révélant une affectueuse amitié : —
«Festus, que Jésus te bénisse ». Plus loin, un père dévoué avait fait graver ces quelques mots :
— «Glaucia, ma chère fille, nous sommes ensemble ». Ailleurs, brillait cette inscription
«Crescenù'us vit », ou encore une autre illuminée, « Popéia est glorifiée ».
30
Jamais Varrus n'avait ressenti une telle paix au milieu des tombes. Se sentant expulsé
de son propre foyer, il avait l'impression maintenant que la foule anonyme de ces compagnons
était sa propre famille. Il s'arrêtait sur ces visages inconnus avec plus d'affection et d'intérêt et
se disait même que dans ce groupe de créatures qui anxieusement venait chercher les
enseignements du Seigneur, il existait peut-être des drames plus pénibles que le sien et des
plaies plus profondes qui saignaient ces cœurs. Il soutenait Usipus d'un bras robuste comme
s'il avait retrouvé la joie d'être utile à quelqu'un et, par les regards heureux qu'ils échangeaient
entre eux, ils semblaient tous deux remercier l'influence de Jésus qui accordait à ce vieillard
affectueux la grâce d'être soutenu par un fils et au jeune homme malchanceux le bonheur de
trouver un père qu'il pouvait servir.
Dans la grande enceinte illuminée, des hymnes de joie ont précédé les paroles du
prédicateur qui, du haut de sa tribune, a parlé avec une indescriptible beauté du Règne de
Dieu, exaltant le besoin de patience et d'espoir.
Quand il eut fini son émouvante allocution, Lysippe et Varrus se sont approchés pour
le reconduire chez lui.
Et c'est dans l'intimité domestique qu'à ces deux vieillards qui l'écoutaient, surpris, que
le jeune homme patricien, avec émotion, a fait le récit de ce dont il souffrait dans le cadre de
sa vie privée suppliant Corvinus un baume à ses douleurs qui opprimaient son cœur.
Le vieux Gaulois le fit asseoir et lui caressant la tête comme s'il s'agissait d'un enfant
tourmenté, il lui a demandé :
— Varrus, as-tu accepté l'Évangile pour que Jésus se transforme en ton serviteur ou
pour te convertir en serviteur de Jésus ?
— Oh ! Sans aucun doute — a soupiré le jeune homme —, s'il est une chose à
laquelle j'aspire au monde, c'est à mon admission parmi les esclaves du Seigneur.
— Alors, mon fils, penche-toi sur les concepts du Christ et oublions nos désirs.
Et, en regardant le ciel par l'humble fenêtre, laissant percevoir qu'il demandait
l'inspiration du Très-Haut, il a ajouté :
— Tu crois alors que nous pouvons le vaincre par la force des idées bien tournées ?
Considérerais-tu par hasard que le Maître est descendu des cieux rien que pour parler ? Jésus
31
a vécu chacune des leçons combattant l'ombre avec la lumière qui rayonnait en lui, et cela
jusqu'au dernier sacrifice. Nous sommes dans un monde entouré de ténèbres et nous ne
possédons pas d'autres torches pour nous éclairer que notre âme que nous devons
enflammer du véritable amour. L'Évangile n'est pas seulement une propagande d'idées
libératrices. Au- dessus de tout, c'est la construction d'un monde nouveau par la construction
morale du nouvel homme. Jusqu'à présent, la civilisation a considéré la femme, notre mère et
notre sœur comme étant une vulgaire marchandise. Pendant des millénaires, nous avons fait
d'elle notre esclave, en la vendant, en l'explorant, en la lapidant ou en la tuant, sans que les
lois nous considèrent passibles de jugement. Mais, n'est-elle pas elle aussi un être humain ?
Vivrait-elle indemne de faiblesses égales aux nôtres ? Pourquoi lui conférer un traitement
inférieur à celui que nous dispensons aux chevaux, si c'est d'elle que nous recevons la
bénédiction de la vie ? Dans toutes les phases de l'apostolat divin, Jésus l'a dignifiée,
sanctifiant sa mission sublime. Et pour rappeler l'enseignement, il est juste de répéter — qui
de nous, en toute conscience, peut lancer la première pierre.
— Mon fils, celui qui attise le feu dans sa vie de tous les jours, marchera certainement
sur les flammes de l'incendie. Compatis des égarés ! Ne sont-ils pas suffisamment
malheureux d'eux-mêmes ?
Et, tout en parcourant d'un regard lucide la petite pièce, Corvinus a semblé dévoiler un
peu de son cœur, en ajoutant :
— Mais qui donc voudra bien t'écouter quand un ordre impérial insignifiant pourrait
étouffer tes cris ? De plus — allégua l'ancien affectueusement —, si l'on souhaite servir
le Christ, comment peut-on imposer à autrui la colère que la lutte nous force à supporter ? Ta
femme peut ne pas avoir été généreuse envers ton cœur mais elle sera probablement une mère
dévouée pour ton enfant. Ne vaudrait-il donc pas mieux attendre les desseins du Très-
Haut, à la grâce du temps ?
32
Le père malheureux portait toujours sur son visage une pénible expression, Corvinus
lui fit alors observer après une longue pause :
— J'ai aussi beaucoup souffert quand, encore jeune, je me suis décidé au travail de la
foi. Répudié de tous, j'ai été obligé de m'éloigner des Gaules où je suis né, en m'attardant
pendant dix longues années en Alexandrie où j'ai approfondi mes connaissances. L'église, là-
bas, reste ouverte à de plus amples considérations quant à la destinée et à l'être. Les idées
de Pythagore sont reconnues par un grand centre d'études, profitant à tous, et après avoir
attentivement écouté des prêtres illustres et des adeptes plus éclairés, je me suis convaincu
que nous renaissons de nombreuses fois sur terre. Le corps est l'habit temporel de notre âme
qui ne meurt jamais. La tombe est résurrection. Nous reviendrons à la chair, autant de
fois que ce sera nécessaire jusqu'à ce que nous ayons purifié toutes les imperfections de notre
âme, tout comme le métal noble supporte le creuset purificateur jusqu'à ce que soient rejetés
les résidus qui le souillent.
Corvinus a alors fait une courte pause comme pour donner un temps de réflexion à ses
auditeurs, puis il a continué :
— Jésus ne parlait pas seulement à l'homme qui passe, mais surtout, à l'esprit
impérissable. À un certain moment de ses sublimes enseignements, il avertit : « il vaut mieux
que tu entres manchot dans la vie, que d'avoir deux mains, et aller dans la géhenne du feu qui
ne s'éteint pas »7. Le Christ se rapporte au monde comme à une école où nous cherchons notre
propre perfectionnement. Chacun de nous vient sur terre avec les problèmes dont il a besoin.
L'épreuve est un remède salutaire, la difficulté, une étape vers l'ascension. Nos ancêtres, les
druides, enseignaient que nous nous trouvons dans un monde de pérégrinations ou sur le
chemin d'expériences réitérées, afin que nous puissions atteindre plus tard, les astres de la
lumière divine pour ne faire qu'un avec Dieu, notre Père. Nous créons la souffrance en
négligeant les lois universelles et la supportons pour retourner à l'harmonieuse communion
avec elles. La justice est parfaite. Nul ne pleure sans raison. La pierre supporte la pression de
l'instrument qui la taille afin de briller souveraine. Le fauve est conduit à la prison pour être
domestiqué. L'homme combat et souffre pour apprendre à réapprendre, en se perfectionnant
de plus en plus. La terre n'est pas le seul théâtre de la vie. Notre Père ne nous a-t-il pas dit lui-
même — à celui qui prétend servir — il « existe de nombreuses demeures dans la Maison de
Notre Père » ? Le travail est un escalier lumineux qui mène à d'autres sphères où nous nous
retrouverons comme des oiseaux qui, après s'être perdus sous les rafales de l'hiver, se
regroupent à nouveau au soleil béni du printemps...
33
En passant sa main dans ses cheveux blancs, le vieil homme a remarqué :
Quand le galop des chevaux se fut confondu avec le grand silence devant la porte de
son foyer, le jeune homme plus tranquille a remarqué que quelques rares étoiles brillaient
encore avec pâleur alors que le firmament se teignait de rouge.
Le matin se levait...
Varrus contemplant le beau ciel romain et demandant à Jésus de garder la foi inspirée
par les propos du vieux Gaulois chrétien sur la route d'Ostie, pensa avoir trouvé en cette aube
d'une surprenante beauté, le symbole du nouveau jour qui marquerait maintenant son destin.
34
III
PROMESSE DE CŒUR
Deux jours s'étaient succédés sans changement pour Varrus Quint qui, apathique et
mélancolique, écoutait chez lui les plaintes interminables de sa femme, flagellant ses
principes du fouet de ses critiques Insidieuses et puissantes.
Malgré les peines qui affligeaient son âme, il ne laissa percevoir aucun signe de
désapprobation quant à la conduite de Cintia qui continuait aux côtés de Veturius ses écarts de
comportement et ses alliances.
C'est alors qu'il reçut la consigne de partir en direction d'un port d'Achaïe, mais il
n'arrivait pas à calmer le désir ardent de rénovation dont il se sentait envahi.
Il s'en fut voir Opilius qui le reçut très cavalièrement en privé. Varrus lui a ainsi
exposé ce qu'il désirait. Il ressentait le besoin d'une vie nouvelle. Il prétendait abandonner le
trafic maritime et se consacrer à des tâches différentes à Rome.
Néanmoins, il admettait avec dépit les obligations qui le retenaient à son service.
Il devait une si forte somme au chef de l'organisation qu'il ignorait comment il pourrait
changer le cours de sa vie.
Veturius, très surpris, voulut masquer les véritables pensées qui lui venaient à l'esprit.
Rieur et chaleureux, il s'est approché du visiteur en affirmant, péremptoire, que jamais il ne
l'avait considéré comme un employé mais comme un compagnon de travail, et qu'il ne lui
devait rien. Il a déclaré comprendre sa lassitude et pensait que son intention de se réintégrer à
la vie romaine était justifiée.
C'est rouge de honte que Varrus reçut la rémission de toutes ses dettes. Non seulement
Opilius lui faisait cette concession mais il se mettait aussi à sa disposition pour l'aider dans sa
nouvelle entreprise.
Avec délicatesse, il a évoqué des projets qu'il avait déjà tracés pour l'avenir, alors que
le mari de Cintia, stupéfait par l'hypocrisie de son interlocuteur, ne savait comment répondre
prononçant des monosyllabes qui dénonçaient son embarras.
Se sentant profondément confus, Varrus Quint pris la direction du forum dans l'espoir
de rencontrer quelqu'un qui pourrait lui permettre de trouver un travail honorable ; cependant,
la société de l'époque semblait partagée entre les puissants et les misérables esclaves. Il n'y
avait pas de place pour celui qui voulait vivre de services respectables. Même les affranchis se
retiraient dans des régions lointaines du Lazio, cherchant à recommencer leur vie et vivre leur
indépendance.
35
Il a alors effectué différentes tentatives en vain.
Personne ne souhaitait employer des bras honnêtes pour une juste rémunération. Ils
alléguaient que les temps étaient difficiles, prétextaient le ralentissement des affaires face à la
chute probable de Bassianus d'un moment à l'autre. Les insanités gouvernementales
touchaient à leur fin et les partisans de Macrin, préfet des prétoriens, promettaient de se
révolter. Rome vivait sous le régime de la terreur. Pendant plus de cinq ans, des milliers de
personnes étaient mortes assassinées par des affranchis qui jouissaient de récompenses
juteuses.
Le jeune patricien, un peu découragé, fixait la foule qui allait et venait sur la place
publique indifférente aux problèmes qui le torturaient quand il aperçut Flave Subrius, un
vieux soldat à la réputation douteuse qui l'accueillit les bras ouverts.
Il s'agissait d'un homme mûr, mais agile et astucieux. Alors qu'il était aux services de
l'État et qu'il maintenait l'ordre en Gaules, Subrius avait été blessé, raison pour laquelle,
maintenant boiteux, il était chargé par des nobles de réaliser des tâches secrètes.
Loin de soupçonner qu'il était attaché aux intérêts du persécuteur de sa famille, Varrus
a répondu, amicalement, au geste bienveillant manifesté.
D'ailleurs, cette expression de plaisir était pour lui une précieuse incitation dans la
position d'incertitude où il se trouvait. La soudaine apparition de l'ancien soldat pouvait être le
début de quelque heureuse entreprise.
Le jeune patricien sourit intrigué et avant qu'il n'ait eu le temps de poser une question,
Subrius balaya d'un regard astucieux les alentours comme s'il voulait sonder l'entourage, et lui
fit baissant la voix :
— Mon cher Varrus, je connais ta sympathie pour nos compatriotes persécutés, les
chrétiens. Pour être franc, en ce qui me concerne, je ne sais comment me séparer des divinités
domestiques et je préférerai toujours une fête d'Apollon à toute réunion dans les cimetières,
cependant, je suis convaincu qu'il y a beaucoup de braves gens dans le labyrinthe des
catacombes. J'ignore si tu fréquentes le culte détesté mais je ne méconnais pas ta sympathie.
Sincèrement, je ne peux accepter l'épidémie de souffrance volontaire dont nous sommes les
témoins depuis tant d'années.
Après toutes ces considérations, il a feint une mine de tristesse sur son masque facial
et a continué :
— Malgré mon indifférence envers le christianisme, j'ai appris de nos ancêtres que
nous devons faire le bien. Je crois que l'instant a sonné de rendre un service décisif à la cause
36
méprisée. Je ne comprends pas la foi nazaréenne responsable de tant de flagellations et de tant
de morts, néanmoins, j'ai pitié de ces victimes. Donc, fils aimé de Jupiter, ne mésestime pas la
mission qui s'offre à toi.
Varrus qui cherchait davantage à trouver un emploi respectable qu'à s'ériger en sauveur
de la communauté, le questionna sur la tâche à accomplir.
Suivant le soldat expérimenté, compte tenu du caractère confidentiel que Subrius avait
donné à leur conversation, il est allé voir Gallus à sa résidence même.
L'habile homme politique mordit ses lèvres grimaçantes révélant inconsciemment ses
véritables intentions, puis poursuivit :
— Je ne sais pas si tu disposes du temps nécessaire car je ne suis pas sans connaître les
obligations qui te retiennent à la flotte de Veturius...
Le jeune homme s'est empressé de lui notifier son éloignement des services qu'il
effectuait habituellement.
À ces paroles pleines de réserve, Varrus Quint voulut savoir en quoi il pouvait être
utile, ce à quoi le magistrat a répondu :
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— Carthage devrait être réduite en cendre conformément au sage conseil du vieux
Caton, mais, après l'épisode marquant d'Émilien qui la rasa, Graco a fait la folie de
reconstruire ce nid de serpents. Je doute qu'il soit une autre province capable de nous apporter
de plus grands ennuis. S'il est possible de combattre ici la peste des Galiléens, par là le
problème est de plus en plus compliqué. De hauts fonctionnaires, des dames patriciennes, des
autorités et des hommes d'intelligence se dévouent au christianisme avec une si grande
négligence pour nos principes, qu'ils en arrivent à promouvoir des réunions publiques pour
fortifier leur prosélytisme effréné. Nous ne pouvons pas, néanmoins, vivre aveuglément. Nous
ne peuvent manquer de prendre des mesures.
Plongeant ses yeux interrogateurs dans ceux du jeune homme comme s'il sondait ses
sentiments les plus intimes, il a demandé :
— J'ai une liste de cinq cents personnes dont nous devons débarrasser la ville. Malgré
le décret de Bassianus qui déclare que tous les habitants du monde provincial sont des
citoyens romains, jouissant pour autant indûment de droits égaux aux nôtres, nous
sommes donc d'accord avec l'élimination sommaire de tous les porteurs de la mystification
nazaréenne. Les principaux meneurs devront répondre à des procès avant d'être condamnés à
mort ou à la prison, les femmes seront épargnées selon la classe à laquelle elles appartiennent
après de justes avertissements, et les plébéiens seront réduits au service sur les galères
impériales.
— Tu peux voyager d'ici à deux jours ? — a tonné la voix de Gallus, irrité par la pause
dont le jeune homme avait marqué la conversation.
Et le saluant avec un geste d'ennui qui lui était caractéristique, le magistrat a conclu :
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sur le même bateau en tant qu'assesseur du capitaine répondant à des tâches d'ordre politique
auprès d'amis du préfet domiciliés en Numidie.
Le jeune homme était satisfait bien que des pressentiments amers concernant son fils
envahissent son cœur. Il avait obtenu, comme il l'avait supposé, le travail désiré. Il ne se
sentait pas inutile. À son retour de Carthage, d'autres occasions ne manqueraient pas de se
présenter. Le voyage lui donnerait les moyens d'assister des frères de foi, marquant également
la première étape vers de plus grandes responsabilités.
Après un rapide passage à son foyer, il s'est dirigé vers la voie Ostie, désireux d'entrer
en communion avec ses vieux amis.
À ces propos, l'ancien Gaulois a commenté les obstacles qu'il rencontrait à vouloir
sortir de Rome et interpellé par Varrus quant au port vers lequel il se dirigeait, il a expliqué
qu'en fait il devait rendre visite à la communauté chrétienne de Carthage avant de retourner à
Lyon définitivement.
Le jeune patricien a exposé en quelques mots son intention d'avertir Flave Subrius de
la présence de son nouveau compagnon de voyage, mais il a gardé pour lui les réels motifs de
la mission qui le menait en Afrique pensant en informer Appius Corvinus postérieurement,
une fois qu'ils seraient seuls en mer.
Le lendemain lorsqu'il en a parlé au vieux soldat boiteux, Subrius a accueilli cette idée
avec un sourire indéfinissable ajoutant avec bonne humeur :
— Mais bien sûr ? Le voyageur peut être considéré comme un parent. Tu as ce droit.
Alors que Cintia l'écoutait avec une très grande attention, il lui a annoncé sa résolution
de changer le cours de sa vie. Et, après une entrevue particulière avec le préteur, il a fait ses
adieux à son épouse et à Tatien l'esprit baigné d'une douloureuse émotion.
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Emportant avec lui une abondante documentation, il a embarqué à Ostie, l'âme
absorbée par d'angoissantes expectatives.
Reconnaissant, Corvinus s'est joint à lui. Avec l'aide du jeune patricien et de Flave
Subrius qui bizarrement était très attentif à l'installation de celui-ci, il se préparait à partager la
chambre étroite réservée à Varrus Quint près de la cabine du capitaine dans la poupe, mais
resta figé sur le pont qui séparait la chambre des bancs des rameurs, semblant admirer la
magnifique trirème dans laquelle ils allaient voyager. Alors qu'il regardait les mâts
magnifiques alerté par Varrus satisfait à l'idée de pouvoir lui offrir ce beau spectacle, le
vieillard répondit :
Corvinus s'installa sur sa couchette avec ses quelques bagages comprenant une tunique
usée, une peau de chèvre et un balluchon avec des documents.
Pour dissiper la désagréable impression laissée par Subrius qui lui avait soudainement
coupé la parole, le jeune homme est longuement resté auprès de l'ancien, choisissant ce
moment pour réfléchir en sa compagnie au véritable motif de son voyage.
Il connaissait les patriarches carthaginois et les adeptes les plus en vue de l'importante
église africaine.
Varrus lui a cité les noms des personnes indiquées dans la relation du préteur que le
valeureux missionnaire identifia immédiatement pour la majorité.
Ils ont échangé leurs impressions quant à l'époque risquée qu'ils traversaient et comme
s'ils étaient de vieux amis, ils se sont mis d'accord sur les précautions à prendre quant aux
jours les plus sombres à venir au cas où les tempêtes politiques ne se calmeraient pas.
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Les prosélytes n'admettaient pas la foi inopérante. À leurs yeux, l'église devait
s'enrichir d'oeuvres pratiques et être une source incessante de services rédempteurs.
Au début, ils entendaient le bruit rythmé des marteaux qui contrôlait l'effort des
rameurs, puis, le vent commença à siffler fortement.
Varrus s'est absenté, promettant de venir chercher son ami pour le présenter au
capitaine ; plus tard, cependant, Corvinus lui a demandé de reporter cette visite au lendemain,
prétextant qu'il prétendait prier et se reposer.
Craignant de devoir absorber des boissons fortes, Varrus se tenait dans son coin.
Il s'est alors rendu à la cabine où il était logé pour proposer quelque chose à manger à
son vieux compagnon mais Corvlnus semblait dormir tranquillement.
Voyant que Helcius Lucius et ses amis ne cessaient de boire et jouaient bruyamment à
quelque distance de là, le jeune patricien est retourné à la proue cherchant un coin solitaire
pour laisser libre cours à ses pensées.
Il contemplait les eaux que le vent fort et chantant faisait bouillonner, il laissa les
rafales rafraîchissantes caresser ses cheveux, se disant que les fluides balsamiques de la nature
adouciraient les inquiétudes de son esprit tourmenté.
Fasciné par le calme nocturne, il observait la lune grandissante qui s'élevait dans le
ciel et balaya du regard les constellations étincelantes.
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Quel mystérieux pouvoir commandait l'existence des hommes ! — se disait-il
tristement.
Quelques jours auparavant, il était loin de supposer qu'il allait partir pour l'aventure
d'un tel voyage. Il se croyait porté par le courant d'un bonheur domestique assuré, soutenu par
le plus grand respect social. Mais se dit que son destin était en franche transformation !... Où
devaient être Cintia et Tatien à cette heure ? Pour quelle raison la conduite de sa femme avait-
elle ainsi modifié le cours de sa vie ?!... Si le Christ n'avait pas été présent dans son cœur, il
n'aurait pas eu de mal à prendre les décisions nécessaires qui le tourmentaient intérieurement,
mais il avait découvert l'Évangile et n'ignorait pas le témoignage dont il devait donner la
preuve. S'il avait pu l'emporter sur l'influence d'Opilius... Toutefois, il n'était pas légitime de
nourrir des illusions. Il avait des parents aisés à Rome qui se chargeraient de soutenir son fils
jusqu'à ce qu'il soit en âge d'affronter les surprises du hasard avec des moyens financiers plus
solides ; mais dans sa condition d'adepte du christianisme, il ne serait pas juste d'imposer à
Cintia le supplice moral dont il se voyait l'objet.
Des amis prisonniers poursuivis pour leur amour consacré à cette foi sublime lui
revenaient en mémoire, s'appuyant sur les exemples d'humilité dont ils étaient un modèle
vivant, il suppliait le Bienfaiteur Céleste de l'aider à ne pas tomber dans le désespoir bien
inutile.
Varrus n'y pensait pas jusqu'à ce que quelqu'un vienne lui tapoter l'épaule l'arrachant à
la douce mélopée du vent.
C'était Subrius qui semblait retenir sa respiration tout en lui disant, contrarié :
— Élu des dieux, je crois que le moment est venu de nous comprendre à visage
découvert.
Il y avait quelque chose d'étrange dans ces mots dont Varrus chercha la signification
en vain.
Son cœur battait très fort dans sa poitrine. La pâle expression de son compagnon
habituellement si cynique dénonçait quelque pénible événement, mais il ne se sentait pas
suffisamment courageux pour le questionner.
— Il y a plusieurs années de cela — a continué le soldat —, ton père m'a fait une
faveur que jamais je ne pourrai oublier. Il a sauvé ma vie en Illyrie et je n'ai jamais pu lui
revaloir cela. J'ai promis, néanmoins, à mon infâme conscience de payer un jour cette dette et
je dois dire qu'aujourd'hui je peux répondre à cet engagement que le temps n'a pas réussi à
effacer...
Plongeant ses yeux félins dans le regard torturé du jeune homme, il a continué :
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place à deux pas de sa propre cabine parce qu'il te trouve sympathique ? Fils de Jupiter, sois
donc plus avisé. Opilius Veturius a conspiré avec eux ta propre mort. Ta situation sociale ne
lui donnait pas l'occasion de commettre des actes arbitraires à Rome, où d'ailleurs, il
désire conquérir ta femme. Je déplore de te voir si jeune entouré d'aussi puissants ennemis. À
cette heure encore, Helcius attend des ordres pour jeter ton cadavre au fond des eaux.
Quelqu'un a été désigné pour te voler ta vie. Pour la société romaine, tu dois disparaître cette
nuit même et pour toujours...
En vain, il a voulu parler mais il avait la gorge nouée par une intense émotion.
Et comme l'attente se prolongeait, il a rassemblé les quelques forces qui lui restaient et
a demandé :
Et, après s'être certifié de l'absence d'autres oreilles dans l'ombre, il a ajouté :
— Une vie parfois, en demande une autre. Cet homme qui t'accompagne, je le connais.
C'est un vieux Gaulois, fatigué de vivre. Je sais qu'il prêche dans les catacombes et fait
l'aumône aux pauvres... De toute évidence, il t'a ensorcelé avec ses belles paroles afin de
décrocher une place en route vers Carthage. Son pèlerinage cependant sera plus long.
Intentionnellement, je l'ai laissé embarquer en notre compagnie. C'était la seule solution à
mon énigme. Comment défendre ta tête sans compromettre la mienne ? Appius Corvinus...
— Qu'oses-tu insinuer ?
Flave Subrius, néanmoins, était bien trop froid pour exprimer de la compassion. Bien
que déçu par la souffrance morale qu'il imposait à son interlocuteur, il a souri et sur un ton
mordant il a élucidé :
— Non ! Non, pas cela ! — s'écria Varrus, sans forces pour essuyer la sueur qui lui
coulait du front.
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Précipitamment, il a fait semblant d'aller vers la poupe, mais Subrius l'a retenu en
murmurant:
Comme s'il avait été blessé à mort, Varrus s'est senti tomber à la renverse.
Dans un terrible effort pour reprendre des forces, il s'est élancé vers la cabine où il
était installé, mais d'un bond, l'assesseur l'a retenu en l'avertissant :
— Attention ! Helcius peut te voir. Il est possible que l'ancien soit mort, mais si tu
prétends lui faire tes adieux, sois prudent... Je retiendrai le commandant et ses amis pendant
quelques instants encore, puis j'irai te chercher dans ta cabine avant d'y conduire Lucius.
Fou d'angoisse, retenant les sanglots qui serraient sa poitrine, le jeune homme s'est
traîné jusqu'à la cabine où Corvinus, bâillonné, laissait apparaître de grandes tâches de sang
sur la couverture de lin blanc.
Les yeux de l'ancien semblaient plus lucides. Il les a plongés dans ceux de son ami
avec la tendresse d'un père qui quitte un fils qui lui est cher avant de partir pour le long
voyage de la mort.
— Quel est le voyou qui a osé ? — a demandé Varrus Quint en libérant sa bouche
bâillonnée.
Soutenant son thorax de sa main droite rugueuse, le vieillard s'est efforcé de parler :
— Mon fils, pourquoi te mettre en colère quand nous avons besoin de paix ?
Croirais-tu par hasard que quelqu'un pût blesser sans l'autorisation de Dieu ? Calme-
toi. Il nous reste peu de temps.
— Mais, vous êtes tout ce que j'ai maintenant ! Mon bienfaiteur, mon ami, mon
père!...
— s'est exclamé le jeune homme, sanglotant à genoux, comme s'il voulait encore boire
les sages paroles de l'ancien.
— Je sais, Varrus, ce que tu ressens — lui dit Appius d'une voix faible —, moi aussi
j'ai tout de suite reconnu en ton dévouement le fils spirituel que le monde m'a nié... Ne pleure
pas. Qui t'a dit que la mort signifie la fin ? J'ai déjà vu un grand nombre de nos compagnons
portant la couronne de la flagellation glorieuse. Tous sont partis pour le royaume céleste
exaltant le Maître de la Croix et pendant que les années usaient mon corps, je me suis souvent
demandé pourquoi j'étais toujours épargné... Je craignais de ne pas mériter du ciel la grâce de
mourir en servant, mais maintenant je suis en paix. J'ai le bonheur de pouvoir témoigner et au
comble de ma joie, j'ai quelqu'un qui m'écoute au seuil de cette nouvelle vie ...
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Le vieil homme a fait un long intervalle pour récupérer ses forces et Varrus Quint qui
le caressait versant des larmes abondantes, a ajouté :
— Comment peux-tu croire cela, mon fils ? La loi divine est faite d'équilibres
éternels. Ne te révolte pas, ne blasphème pas. Dieu décide. Il nous revient d'obéir...
— J'étais un peu plus vieux que toi quand Attale est parti... Mon cœur s'est brisé
quand je l'ai vu marcher au sacrifice. Néanmoins, avant d'entrer dans l'amphithéâtre, nous
avons parlé dans la prison... Il a promis d'accompagner mes pas après sa mort et il
est revenu pour me guider. Dans les heures les plus affligeantes de ma tâche et les jours gris
de tristesse et d'indécision, je le vois et j'écoute sa voix tout près de moi. Comment peut-on
admettre que la tombe délimite la séparation éternelle ? Nous ne pouvons pas oublier que le
Maître lui-même a ressurgi de sa sépulture pour fortifier ses apprentis...
— Vous êtes doté d'une foi et de vertus dont je suis loin d'être pourvu. Désormais, je
me sentirai seul, très seul..
À cet instant, Corvinus soupira péniblement. Varrus Quint a regardé les yeux calmes
de son ami qui a continué avec plus d'insistance :
— Je sais que tu te vois relégué à la solitude, sans parents, ni foyer... Mais n'oublie
pas l'immense famille humaine. Pendant de nombreux siècles encore, les serviteurs de
Jésus seront des âmes désajustées sur terre. Nos enfants et nos frères sont dispersés de toutes
parts... Tant qu'il y aura un gémissement de douleur au monde ou le soupçon d'une ombre
dans l'esprit du peuple, notre tâche ne sera pas terminée... Pour le moment, nous sommes
méprisés et raillés sur le chemin du Berger Céleste qui nous a légué le sacrifice en guise de
libération bénie et, demain, peut-être, des légions d'hommes et de femmes épouseront les
principes du Maître qui sont si simples dans leurs fondements qu'ils provoquent la fureur et la
réaction des ténèbres qui gouvernent encore les nations... Nous mourrons et nous renaîtrons
dans la chair de nombreuses fois... jusqu'à ce que nous puissions contempler la victoire de la
fraternité et de la vraie paix... Néanmoins, il est indispensable de beaucoup aimer pour nous
vaincre nous-mêmes. Ne hais jamais, mon fils ! Bénis constamment les mains qui te blessent.
Excuse les erreurs des autres avec sincérité et en oubliant complètement tout le mal. Aime et
aide toujours, et même ceux qui te semblent durs et ingrats... Nos affections ne disparaissent
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pas. Qui exerce la compréhension de l'Évangile allume la sagesse dans son propre cœur pour
éclairer le chemin des êtres qui lui sont chers sur terre ou au-delà de la mort... Ta femme et ton
fils ne sont pas perdus... Tu les retrouveras à un nouveau stade de l'amour... D'ici là,
cependant, lutte pour te vaincre toi-même !... Pour le bien, le monde réclame des serviteurs
loyaux... Ne cherche pas les richesses que la déception finit par étioler... Ne t'arrête pas à des
illusions et n'exige pas de la terre plus qu'elle ne peut te donner... Un seul et unique bonheur
ne finit jamais — le bonheur de l'amour qui honore Dieu au service de ses semblables...
Avec beaucoup de mal, il a sorti de sa tunique usée une vieille bourse qui contenait
une poignée de pièces qu'il a donnée au jeune homme en lui demandant :
Peu après, avec difficulté, Corvinus lui a demandé de lire à voix haute un passage
chrétien.
Avant de mourir, il voulait garder en tête une pensée des Saintes Écritures.
Au hasard, il prit l'une des feuilles écornées d'un parchemin sorti d'un rouleau
d'instructions, et à la clarté oscillante de la torche qui brûlait près du lit, il a répété les belles
paroles de Simon-Pierre à l'infirme mendiant à la porte du temple appelée la Belle : — « Je
n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai, je te le donne8 ».
Un large sourire sur ses lèvres pâles, Corvinus a regardé son compagnon comme pour
dire qu'en cette heure, il offrait à Dieu et aux hommes son propre cœur.
Le jeune homme pensa que son vénérable ami devait approcher de sa dernière minute,
mais comme s'il sortait d'une courte prière bien que profonde, l'ancien lui a encore dit :
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Immédiatement, le souffle fort et frais du vent pénétra dans la cabine éteignant la
faible bougie alors que les rayons argentés du clair de lune envahissaient l'enceinte.
Avec une indicible douceur, le jeune homme a pris le vieil homme dans ses bras,
comme s'il voulait satisfaire un enfant malade et l'a conduit à la magnifique vision de la nuit.
Au doux clair de lune, le visage d'Appius Corvinus ressemblait au portrait vivant d'un
ancien prophète qui serait apparu là, d'un seul coup, auréolé de splendeur. Ses yeux calmes et
brillants scrutaient le firmament où des multitudes d'étoiles étincelaient, sublimes...
Mais à cet instant, le corps du patriarche fut agité d'un sursaut de vie. Son regard qui
palissait petit à petit retrouva une étrange luminosité comme ranimé par une force
miraculeuse.
— Oh !... Seigneur ! Quelle bonté !... Je ne mérite pas tant !... Je suis indigne !...
— continuait-il à dire d'une voix traînante.
Inexplicablement revigoré maintenant, des larmes lui coulaient des yeux ; doucement,
Varrus l'a reconduit à son lit, entaché de sang.
À nouveau couché, le vieillard s'est tu. Alors que les rayons du clair de lune
illuminaient la chambre, le jeune patricien a remarqué son regard dans les convulsions de la
mort couronné d'un indéfinissable éclat, semblant fixer des paysages en fête, pris d'un
éblouissement béat.
Tenant ses mains dans les siennes, il sentit que l'agonisant serrait sa main droite
comme pour le quitter.
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Le courant sanguin s'emblait retenu par la force mentale du mourant qui voulait
satisfaire à ses dernières obligations mais quand l'apaisement s'exprima sur son visage noble
et ridé, le sang a jailli abondamment de la plaie ouverte trempant le suaire de lin.
Le jeune homme perçut que le cœur fatigué de l'apôtre s'arrêtait doucement comme
une machine agissant sans violence. Comme celle d'un oiseau qui s'endort dans la mort, sa
respiration a disparu. Son corps s'est raidi.
Se sentant, alors, flagellé par une douleur sans commune mesure, il a étreint le cadavre
en suppliant :
— Corvinus, mon ami, mon père !... Ne m'abandonne pas ! Où que tu sois, protège
mes pas. Ne me laisse pas tomber dans la tentation. Fortifie mon faible esprit ! Donne-moi la
foi, la patience, le courage...
Les sanglots du jeune homme se répétaient étouffés quand la porte fut brusquement
ouverte, Subrius est entré avec une torche illuminant le pénible tableau. Voyant le jeune
homme étreignant le défunt, il l'a violemment secoué en s'exclamant :
— Tu es fou ! Que fais-tu ? Notre temps est précieux. Dans quelques minutes, Helcius
sera là. Il faut à tout prix qu'il ne te trouve pas ici. Je l'ai enivré pour te sauver. Il ne devra pas
voir le visage du défunt.
— À gauche, tu trouveras une échelle qui t'attend et, sous l'escalier, il y a un canot que
j'ai moi-même préparé. Enfuis-toi avec. Le vent t'emportera vers la côte. Mais, écoute bien !
Va vivre sur d'autres terres et change de nom. À partir d'aujourd'hui, pour Rome et pour ta
famille, tu as disparu dans les eaux.
— Prends avec toi les bagages du vieux, mais laisse tes papiers — l'a informé Flave
Subrius déterminé — Opilius Veturius doit se certifier que tu as bien disparu pour toujours.
Mais à cet instant alors que le jeune prenait dans ses mains l'héritage de l'apôtre, le
bâton d'Helcius Lucius a touché brutalement la porte.
Le commandant ivre est entré, il a lancé un éclat de rire glacial en observant le fardeau
sanglant, et a dit :
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— Très bien, Subrius ! Ton efficacité est étonnante. Tout est prêt ?
— Gros malin, notre Opilius. Ce pauvre Varrus aurait pu être éliminé dans n'importe
quelle ruelle de Rome. Pourquoi lui faire l'hommage de le tuer en mer ? Enfin, je comprends.
Un patricien décent ne doit jamais blesser la sensibilité d'une belle femme.
Le commandant s'est retiré et, incité par Subrius, Varrus a lancé un dernier regard aux
restes de son ami.
Emportant avec lui ses souvenirs, il s'est éloigné le pas vacillant, a descendu l'escalier
de service et s'est installé dans le minuscule canot.
Seul dans la nuit froide et claire, il est resté un long moment dans le bateau, à penser,
et repenser...
Le vent, qui sifflait, semblait lécher ses larmes, l'induisant à aller de l'avant, mais le
jeune homme torturé par une amère incertitude au fond aurait désiré se jeter à la mer et mourir
également.
Et pourtant Corvinus avait marqué son cœur pour le reste de sa vie. Son sacrifice lui
imposait d'être courageux. Il fallait lutter. Pour Cintia et pour son cher fils, il n'existait plus,
mais il avait une mission à l'église de Lyon qu'il devait remplir.
Peu importe ce que cela lui coûterait, il atteindrait les Gaules déterminé à servir la
grande cause.
S'en remettant à Dieu, le jeune homme détacha le canot et ramant dé-ci, dé-là, il s'est
laissé aller au gré du vent.
Indifférent aux dangers du voyage, il n'a ressenti aucune crainte de la solitude sur
l'abîme obscur.
Fortement entraîné par le courant, à l'aube, il a accosté sur une large plage.
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Il a changé de vêtement et enfilé la tunique usée de Corvinus. Résolument, il a jeté son
noble habit patricien à la mer, décidé à revenir au monde sous l'apparence d'un autre homme.
Soutenu par des amis anonymes, pris d'une fièvre violente il a déliré pendant trois
jours et trois nuits ; mais sa robuste jeunesse réussit à vaincre la maladie dont il souffrait.
Comme il ne pouvait rien dire le concernant et en raison des missives qu'il portait
venant des chrétiens de Rome aux confrères lyonnais dont le messager était un certain « frère
Corvinus », c'est ainsi qu'il a été désigné par ses nouvelles relations.
Pris d'une inspiration supérieure, plein d'émotion, il s'est mis à prêcher la Bonne
Nouvelle et la communauté de Tarracina touchée dans ses fibres les plus intimes, bien que
voulant le retenir, l'a aidé à organiser son voyage en Gaules où le jeune homme a accosté
après de nombreuses difficultés et d'énormes privations.
C'était à l'occasion de solennités marquantes que les fêtes du premier août en mémoire
au grand empereur Caius Julius Caesar Octavianus y étaient célébrées. De nombreuses
ambassades et des milliers d'étrangers s'y réunissaient pour des cérémonies brillantes où les
serments de fidélité aux dieux et aux autorités se renouvelaient lors de manifestations festives.
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Cette ville, qui en d'autres temps avait été la métropole des Ségusiaves, depuis
l'occupation impériale vivait sous l'influence latine dans le plus grand raffinement. Placée au
confluent de deux fleuves, le Rhône et la Saône, elle offrait aux habitants les meilleures
conditions de confort. Dominée par l'hégémonie patricienne, elle exhibait des rues et des
parcs soignés, des temples et des monuments d'une grande beauté, des théâtres et des stations
balnéaires en plus de villas magnifiques qui contrastaient avec les pâtés de maisons vulgaires,
tels de petits châteaux charmants, entourés de jardins et de vignobles où des magistrats et des
guerriers, des artistes et de riches affranchis de la capitale du monde venaient s'isoler pour
jouir de la vie.
Au temps de Bassianus-Caracalla qui y était né, Lyon avait atteint une immense
splendeur.
À plusieurs reprises, le nouveau César lui avait accordé des grâces spéciales.
Des milliers de partisans du Christ ont ainsi été flagellés et conduits à la mort.
Avec des assassinats en masse, pendant plusieurs jours les persécutions ont duré.
Sans parler des scènes de barbarie envers les femmes et les enfants désarmés, des
poteaux de martyre, es spectacles de fauves, des croix, des haches, des bucht rs, des
lapidations, des fouets et des poignards ont ;té utilisés par des troupes inconscientes.
Pour tout cela, l'église de Lyon se considérait dépositaire des traditions les plus
vivantes de l'Évangile. Elle possédait les reliques du fils de Zebedeo et celles de bien d'autres
représentants du christianisme naissant qui fortifiaient son penchant pour la foi. Dans ce
contexte de profonde illumination spirituelle l'esprit miséricordieux de la communauté de
Jérusalem était resté presque intact.
Alors que Rome s'initiait aux baptêmes de sang au temps de Néron, la communauté
lyonnaise commençait sa tâche d'évangélisation dans un calme relatif.
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Les épîtres envoyées d'Asie éclairaient son chemin.
Irénée, qui s'était consacré aux minutieux commentaires des Écritures, pratiquait le
grec et le latin avec une grande maîtrise. Il avait écrit des travaux remarquables, réfutant les
adversaires de la Bonne Nouvelle et préservant les traditions apostoliques tout en guidant les
différents services de la construction chrétienne.
Éprouvés par la douleur, les frères dans la foi s'aimaient conformément aux exemples
du Seigneur.
De toutes parts, l'organisation évangélique priait pour servir et pour donner, au lieu de
prier pour être servie et pour recevoir.
Les chrétiens étaient connus pour leur capacité à se sacrifier personnellement pour le
bien de tous, pour leur bonne volonté, pour leur sincère humilité, pour leur coopération
fraternelle et pour leur disposition à s'améliorer eux-mêmes.
Ils s'aimaient réciproquement, répandant les rayons de leur abnégation affective à tous
les noyaux de la lutte humaine, ne trahissant jamais leur vocation d'aider sans la moindre
récompense, et cela même face aux bourreaux les plus obstinés.
Plutôt que de fomenter la discorde et la révolte chez les compagnons soustraits au joug
de l'esclavage, ils honoraient le travail dignement accompli comme étant le meilleur moyen
d'arriver à leur libération.
Ils savaient faire taire les tentations de l'égoïsme pour abriter sous leur propre toit,
ceux qui avaient souffert des persécutions.
Enflammés par la foi en l'immortalité de l'âme, ils ne craignaient pas la mort. Comme
des soldats de Jésus dont les familles qu'ils devaient protéger et éduquer restaient en arrière,
les compagnons martyrisés partaient.
C'est ainsi que la communauté de Lyon conservait sous sa bonne garde des centaines
de vieillards, des malades, des mutilés, des femmes, des jeunes et des enfants leur offrant tout
son amour.
L'église Saint-Jean était donc avant tout, une école de foi et de solidarité qui rayonnait
dans différents secteurs de l'assistance.
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Pour répandre les pratiques apostoliques, le culte réunissait les adeptes à la prière en
commun, alors que les foyers de fraternité se multipliaient répondant au besoin de l'œuvre
spirituelle en construction.
De nombreux logis prenaient à leur compte la garde d'orphelins et les soins envers les
malades ; mais même ainsi, le nombre de nécessiteux allait chaque fois grandissant.
La ville avait toujours été un point de convergence pour les étrangers. Persécutés de
partout, ils frappaient aux portes de l'église implorant de l'aide et un asile.
L'autorité de la foi dont les frères étaient les plus vieux et les plus expérimentés,
désignait des diacres dans différents domaines d'activités.
Dans cet effort pour l'institution, tous les frères étaient partagés entre le travail
professionnel qui répondait à leur devoir au côté de leur famille et les activités évangéliques
qui démontraient leur obligation de disciples de la Bonne Nouvelle, auprès de l'humanité.
Il s'agissait d'une humble veuve qui venait de Valence et qui implorait de l'aide. Elle
avait perdu son mari dans le carnage de 202. Depuis, elle vivait avec son père et un oncle dans
la localité mentionnée, mais bien à contrecœur, elle se trouvait impliquée dans un grand
malheur.
Pour s'être refusée aux caprices d'un soldat influent, elle avait vu ses deux parents avec
lesquels elle résidait, assassinés une nuit d'angoissante mise à l'épreuve.
Décidée à résister mais totalement abandonnée, elle s'était enfuie et cherchait un abri.
— Père Horace, ne m'abandonnez pas... Je ne crains pas le sacrifice pour notre Divin
Maître, néanmoins, je ne veux pas me rendre aux vices des légionnaires. Par amour pour
Jésus, gardez-moi aux services de l'église...
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L'interpelé attentif lui fit observer :
— Oui, je ne m'y oppose pas. Cependant, je dois te dire que nous n'avons pas de
services rémunérés...
Varrus, mesuré et confiant, le mit au courant de tous les événements encourus avec
Appius Corvinus depuis sa première rencontre avec l'inoubliable ami poignardé en mer.
Serein et courtois, Horace a écouté son récit sans s'émouvoir face aux nouvelles
contraignantes qui lui étaient transmises.
Il semblait endurci par des douleurs plus grandes. Néanmoins, quand le jeune homme
eut fini sa confession, ému il a parlé de son ami décédé :
— Grand Corvinus !... Qu'il soit heureux parmi les serviteurs glorifiés. Il a été fidèle
jusqu'au bout.
— Il sera avec nous en esprit. La mort ne nous sépare pas les uns des autres dans
l'œuvre du Seigneur.
Ensuite, il s'est rapporté au compagnon disparu avec une immense tendresse. Appius
Corvinus avait pris sur lui la charge de pourvoir aux besoins des enfants soutenus par l'église.
Pour cela, il se dédiait à l'agriculture et au jardinage, en plus de voyager très souvent en quête
de soutien.
Après 177, il était parti pendant un bon temps en Egypte où il avait acquis de
précieuses expériences.
La vieillesse ne lui avait pas fait perdre son enthousiasme pour le travail. Il cultivait le
sol avec une joyeuse bande de jeunes à qui il enseignait de précieuses connaissances.
Soucieux, il lui a confessé combien il leur manquerait, mais avant que Varrus n'ait eu
le temps de s'offrir pour le remplacer dans la mesure du possible, Horace s'est repris se
réjouissant en soulignant :
54
— Excellent rappel. Ici, dans la majorité des cas, les collaborateurs de l'église
travaillent conformément aux désajustements spirituels dont ils sont porteurs. Les
persécutions constamment nourries provoquent en nous divers types de luttes et de
souffrances. Je sais que tu portes en toi un cœur paternel mortifié de nostalgie. Tu travailleras
avec les enfants. Nous avons plus de trente petits orphelins. J'en parlerai aux autorités.
Et d'une voix plus basse, il l'a supplié d'oublier pour toujours la personnalité de Varrus
Quint. Il le présenterait à tout le monde comme étant le frère Corvinus, successeur du
vénérable confrère rappelé au Royaume de Dieu, et lui garantit que tant de nuages de douleur
pesaient sur l'âme chrétienne formant de tristes drames qui se déroulaient dans l'ombre, que
personne ne se sentait suffisamment de curiosité pour poser des questions.
Cet accueil affectueux réchauffa le cœur du voyageur fatigué, quand deux bambins, de
trois et cinq ans respectivement, ont pénétré dans l'enceinte de la pièce.
Le plus grand d'entre eux s'est adressé à l'ancien avec des yeux interrogateurs et a
demandé :
— Père Horace, c'est vrai que grand-père Corvinus est déjà venu ?
— Non, mon fils. Notre vieil ami est parti en voyage au ciel mais il nous a envoyé un
frère qui prendra sa place.
Il s'est levé, a étreint les petits et les asseyant sur les genoux du nouveau-venu, plein
de bonté, il leur a dit :
Ils ont tous enlacé le messager avec cette douceur ingénue qui n'appartient qu'à
l'enfance.
Le jeune patricien les a serrés contre son cœur et les a longuement caressés ; mais seul
le vieux Niger put voir les larmes qui lui coulaient des yeux.
55
IV
AVENTURE DE FEMME
Opilius, d'un âge mûr et fort, semblait assez heureux de lui-même, de sa notoriété et
du bien-être de sa femme et de ses enfants, mais Cintia qui l'avait épousé depuis le décès
imaginaire de Varrus en mer, semblait vraiment différente. Plus réservée, elle s'était éloignée
des activités festives. Volontairement, elle évitait de s'absenter de chez elle si ce n'est pour
satisfaire à ses vœux religieux, louant les dieux protecteurs à qui elle offrait sa dévotion. Elle
s'était prise d'affection pour Hélène et Galba, les enfants d'Héliodore, avec la même tendresse
qu'elle consacrait à Tatien, et recevait de tous trois en retour des témoignages de respect et
d'amour.
Hélène, avec toute la beauté grecque de ses dix-sept ans, se distinguait dans les plaisirs
de la vie sociale, se livrant opiniâtrement aux jeux et aux distractions, sans attachement aucun
pour les vertus domestiques. Alors que Tatien se consacrait aux études, fasciné par les
traditions patriciennes, presque constamment plongé dans la philosophie et dans l'histoire,
Galba, qui détestait son influence spirituelle, ne cachait pas son intimité avec des tribuns mal-
éduqués et proxénètes inconscients. Il ne supportait pas la supériorité intellectuelle de son
frère. Turbulent, querelleur, il s'altérait pour des riens perdant ainsi des nuits de sommeil en
compagnie de créatures moins dignes, malgré les efforts de son père pour l'amener à la
respectabilité.
Tatien, à l'inverse, profitait grandement des occasions que la vie lui offrait.
Encore garçon, puis jeune homme, il avait fait l'expérience de quelques voyages des
plus édifiants. Il connaissait de vastes régions de l'Italie et de l'Afrique, ainsi que différents
endroits en Achaïe. Il parlait grec avec la même facilité avec laquelle il s'exprimait dans sa
langue d'origine et avait pour les livres la soif de lumière qu'ont les hommes inclinés à la
sagesse.
Il s'intéressait de façon particulière aux sujets traitant de la foi religieuse avec une
ardente et une profonde ferveur.
56
Il n'admettait aucune restriction aux dieux de l'Olympe. Pour lui, les divinités
domestiques étaient les seules intelligences capables de garantir le bonheur humain.
Extrêmement attaché au culte de Cybèle, la Magna Mater, il visitait constamment le temple de
la déesse au Palatin, là il se reposait et méditait pendant des heures et des heures, cherchant
l'inspiration. Il croyait que Jupiter Maximum était l'orienteur invisible de toutes les victoires
impériales, et bien qu'encore jeune, il avait ses propres idées sur la question, affirmant
toujours que les Romains devaient lui offrir des sacrifices par obligation, ou mourir.
Lors de ses échanges avec Veturius ou avec des collègues de son âge, il disait que
l'Évangile était confus et ressemblait à un assemblage d'enseignements incompréhensibles
destiné à obscurcir le monde s'il arrivait à vaincre dans le domaine de la philosophie et de la
religion.
Très souvent, alors que Cintia admirait la brillante conversation de son fils, Veturius
réfléchissait à la différence qui séparait les deux garçons, éduqués selon les mêmes principes
et si distants moralement l'un de l'autre ; il déplorait la condition d'infériorité où se trouvait
Galba, le fils de tous ses espoirs.
Par une chaude journée, au crépuscule, nous allons retrouver nos personnages sur une
large terrasse, échangeant cordialement des propos.
Cintia, silencieuse, tissait un délicat ouvrage en laine, non loin d'Hélène qui était
accompagnée d'Anaclette, la gouvernante qu'Opilius lui avait choisie en raison des liens de
parenté qu'elle avait avec sa première femme.
Un peu plus âgée que la fille d'Héliodore, Anaclette était née à Chypre, et très tôt,
conformément à la volonté de sa mère qui avait fait cette demande avant de mourir, elle avait
été envoyée à Rome, aux bons soins de Veturius. Orpheline, l'enfant avait grandi sous la
protection de Cintia et tenait compagnie à Héliodore qui lui vouait une profonde affection.
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Serviable et gentille, elle savait couvrir toutes les fautes d'Hélène, ce qui faisait d'elle
non seulement une servante loyale mais aussi un secours affectif en toutes circonstances.
Alors que les deux jeunes femmes quelque peu inquiètes parlaient aux côtés de Cintia
qui semblait exclusivement intéressée par son ouvrage, dans un coin de la pièce, Veturius et
les jeunes garçons s'entretenaient vivement.
— J'admets que la lutte initiée, il y a plus de cent ans — commentait Opilius —, finira
naturellement par la victoire de l'État. J'ai une grande confiance en Alexandre, reconnu
comme étant l'archétype de la prudence et de la justice.
— Il est probable que tu aies raison — lui dit Opilius avec bonne humeur —,
cependant, tu dois reconnaître que le gouvernement ne dort pas. Nous n'avons pas eu de
spectacles punitifs mais la persécution méthodique dans un cadre légal fait effet. Le décès de
Calliste11 en est un exemple...
— Mais qu'est-ce que nous avons à voir avec la vie des autres ? — interrompit Galba
avec ennui. — Jamais, je n'hésiterais entre un verre de vin et une discussion philosophique.
À quoi cela avance-t-il de savoir si l'Olympe est plein de divinités ou si un fou est mort
sur la croix, il y a deux cents ans ?
— Ne t'exprime pas ainsi, mon fils ! — lui dit Veturius, contrarié — nous ne
pouvons oublier le destin du peuple et de la patrie où nous sommes nés.
Le jeune homme a éclaté de rire, irrévérent, et tout en posant sa main sur l'épaule de
Tatien, il a demandé :
58
— Que ferais-tu, mon frère, si la couronne de l'empereur demandait ta tête ?
Galba rougit alors et chercha le regard paternel comme pour lui demander de
réprouver le fils de Cintia, mais remarquant la fermeté avec laquelle Opilius en silence le
censurait, il prononça quelques interjections impertinentes et s'éloigna.
À ce moment-là, Hélène et Anaclette le visage sombre se sont levées pour aller vers le
jardin.
Remarquant que la jeune fille séchait quelques larmes, Tatien a oublié les problèmes
sociaux qui lui enflammaient l'esprit et a demandé à son père adoptif les raisons d'une telle
transformation chez sa sœur habituellement insouciante. Il fut ainsi informé que le jeune
Émilien Secondin dont la jeune femme s'était éprise dans l'espoir d'une liaison affective, avait
été assassiné en Nicomédie, d'après les nouvelles qui étaient arrivées par messager quelques
heures auparavant.
Voulant profiter de cet instant opportun pour évoquer une question difficile, avec une
visible émotion, Veturius s'est approché de son beau-fils et lui a parlé en ces termes à voix
basse :
— Mon fils, les années nous enseignent peu à peu le besoin de réflexion. J'aimerais
trouver en Galba un solide continuateur à mon travail, néanmoins, tu sais que jusqu'à présent
ton frère n'assume aucune responsabilité. Malgré sa tendre jeunesse, c'est un joueur et un
bagarreur invétéré. J'ai étudié avec ta mère les problèmes de notre famille et j'admets que nous
avons besoin de ta coopération en Gaules où nos propriétés sont importantes et nombreuses.
Nous avions à Vienne, un ami de valeur en la personne de Lampridius Trebonianus, mais
Lampridius est mort depuis un certain temps déjà. Alésius et Pontimiane, nos fidèles
serviteurs à Lyon, sont vieux et fatigués... Ils demandent sans cesse après toi et requièrent ta
présence afin que tu sois là-bas mon représentant légal.
Opilius a observé un léger temps d'arrêt comme pour vérifier l'effet de ses paroles et
lui a demandé :
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Le jeune homme s'est montré satisfait et fit observer :
— À plusieurs reprises ma mère m'a parlé de ce transfert. Je suis prêt à obéir. Vous
êtes mon père.
- De ce fait, les livres ne m'ont pas encore permis d'excursion mentale sur le sujet. Il
est difficile de sortir de l'intimité de Minerve pour écouter les conversations d'Aphrodite...
- Pour nous tous, cependant, il arrive invariablement un moment de maturité qui nous
pousse à l'abri du foyer.
Après une longue pause, laissant comprendre combien la question était délicate, il a
continué :
- Face à la nouvelle du décès prématuré d'Émilien,
Cintia est naturellement angoissée par la peine d'Hélène, et en mère dévouée qu'elle
est, après l'avoir écoutée, elle m'a demandé de lui permettre de faire un voyage jusqu'à
Salamine où Anaclette a plusieurs parents. Apollodore, son oncle, part en Chypre la semaine
prochaine, et j'ai l'intention de lui confier les filles pour une excursion qui, à notre avis, lui
sera extrêmement salutaire. Hélène se reposera pendant quelques mois de l'agitation de Rome,
afin de se remettre et d'être en mesure d'assumer de plus sérieux devoirs. En père intéressé
que je suis par la sécurité de l'avenir, j'ai pensé... pensé...
— En réalité, je confesse que je nourris l'espoir d'un mariage entre vous deux, plus
tard peut-être... Je n'ai pas l'intention de vous imposer mes désirs. Je sais qu'une promesse
de mariage doit obéir à des affinités de sentiment avant tout, et je reconnais
que l'argent n'apporte pas le bonheur de l'amour ; néanmoins, notre tranquillité serait parfaite
si nous pouvions conserver nos possibilités financières et territoriales aussi solides à
l'avenir qu'elles le sont aujourd'hui. Je ne peux espérer que notre Galba comprenne les
préoccupations des temps à venir. Dépensier et indiscipliné, tout nous dit que ce sera pour
nous un compagnon difficile à porter...
Les considérations de Veturius étaient dites sur un ton si tendre que le jeune homme a
ressenti une incontrôlable émotion lui étouffer la poitrine. Il a serré les mains de son beau-
père avec tendresse et a répondu :
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— Mon père, disposez de moi comme vous l'entendez. Je partirai pour Lyon, quand
cela vous plaira ; quant à l'avenir, les dieux décideront.
Étreignant sa gouvernante, Hélène pleurait prise d'une forte irritation et clamait son
désespoir :
La jeune chypriote caressait ses beaux cheveux qu'un fils doré décorait et lui dit sur un
ton maternel :
— Calme-toi ! La valeur est une qualité pour les grands moments. Tout n'est pas
perdu. Nous nous sommes déjà entendues avec ta mère concernant ton besoin de
médication et de repos... L'oncle Apollodore part en voyage pour l'île. Nous aurons
l'autorisation de ton père et nous irons avec lui. Là bas, tout sera plus facile. Nous y
attendrons ce que les dieux nous réservent en nous reposant. J'ai de bons amis sur ma terre
natale. Des esclaves fidèles nous aideront en secret... N'aie pas peur.
— Nous irons voir Orosius... Il doit connaître quelque remède pour me libéra:..
— Le sorcier ?
La jeune fille, pourtant, se récriminait en sanglots et ce n'est que très tard qu'elle est
allée se coucher dans ses appartements ne trouvant pas pour autant la bénédiction du sommeil.
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Ridé, entre des piles de racines et de vases divers où débordaient des tisanes à l'odeur
désagréable, il reçut les visiteuses cherchant à sourire.
Hélène, qui se cachait derrière un faux nom, se mit à expliquer la raison qui les
amenait.
Ce n'était pas la première fois qu'elle venait le voir, a-t-elle expliqué aimablement.
Dans le passé, elle avait déjà sollicité son aide, avec succès, pour une certaine amie
abandonnée. Maintenant, elle venait le voir pour elle-même. Elle était malade, désespérée,
angoissée. Elle désirait consulter les pouvoirs surnaturels.
Le mage a rassemblé soigneusement les pièces de monnaies que la jeune femme lui
offrait en guise de paiement anticipé, et s'est assis devant un vase à trois pieds sur lequel une
coquille symbolique laissait échapper des spirales d'encens embaumé.
Orosius a répété quelques formules dans une langue inconnue d'elles, il a étendu ses
mains décharnées sur le vase et les membres tendus, il a fermé les yeux s'exclamant :
— Oui !... Je vois un homme qui se lève de l'abîme !... Oh, il a été
assassiné !... Il porte une grande blessure sur la poitrine !... Il demande pardon pour le mal
qu'il t'a fait, mais se déclare lié depuis de nombreuses années à ton destin de femme... Il
pleure ! Comme est amère la douleur qui explose de ses sanglots !... Que de lourdes larmes
retiennent cette âme à la boue de la terre !... Il parle de quelqu'un qui naîtra... Il tend les
bras et supplie de l'aide pour un enfant...
— Oh ! Oui, si jeune et elle sera mère ? Par toutes les bénédictions qui descendent des
divinités, il demande à genoux que vous lui épargniez cette douleur de plus ... Ne vous
défaites pas du petit ange qui prendra un nouvel habit dans la chair !...
À cet instant de l'étrange révélation, Orosius s'est couvert d'une grande pâleur.
Après quelques minutes d'une attente torturante, le mage a repris la parole et a prédit :
La voix d'Orosius s'est faite dure et caverneuse comme s'il était plus directement
influencé par l'entité qui l'assistait.
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—... Alors, vous mourrez baignée de sang, vaincue par le pouvoir des ténèbres !...
Elle a compris que l'Esprit d'Émilien intervenait à cette heure pour éveiller sa
conscience à la responsabilité maternelle et se sentant incapable de continuer en contact avec
la manifestation inattendue, elle a crié à sa compagne :
Orosius est à nouveau tombé dans la torpeur, laissant percevoir un intérêt évident pour
cet entretien avec l'invisible, mais les deux jeunes femmes terrifiées se soutenant l'une à
l'autre se sont éloignées rapidement retournant au véhicule qui les attendait à distance.
La mélancolie dont elle était frappée était si grande que chez elle, son père inquiet s'est
décidé à organiser son voyage en mer.
Après lui avoir donné une somme conséquente, Veturius et Cintia lui ont confié les
jeunes filles pour ce long voyage.
Bien que garanties par de larges économies personnelles, les jeunes femmes ont
entrepris ce voyage sans joie. Une profonde tristesse leur voilait le visage.
Prise de constantes hésitations, elle est arrivée à l'île, affectueusement assistée par
Anaclette et par son vieil oncle.
Salamine, l'ancienne capitale belle et prospère dans le passé, fut détruite par une
énorme révolution judaïque sous l'empire de Trajan.
Dans l'un de ses bourgs minuscules, Apollodore avait bâti son nid domestique.
63
Hélène fut reçue avec beaucoup de respect et d'estime. Toujours soutenue par
Anaclette, elle engagea à son service une vielle esclave nubienne, Balbine, à qui elle
promettait la liberté et le retour à sa patrie dès qu'elle ne serait plus soumise à son traitement.
Et, malgré les protestations affectueuses de son hôte, elle loua une villa confortable en pleine
campagne, alléguant son besoin d'air pur et de repos absolu.
Subtilement, elle réussit à faire parler Balbine qui lui donna quelques informations sur
les herbes qu'elle prétendait appliquer.
La servante, sans percevoir ses intentions, mais dotée d'expérience lui a donné les
renseignements dont elle disposait. Et Hélène en personne, sans rien dire à sa gouvernante, a
préparé le breuvage une certaine nuit puis s'est mise au lit pour le boire avant de s'endormir.
Elle déposa le gobelet sur un meuble à portée de main et se mit à réfléchir quelques
instants. Elle s'est alors plongée dans une profonde introspection et quand elle s'est efforcée
mentalement de prendre le verre argenté et d'en boire le contenu, elle s'est sentie prise d'une
étrange torpeur. Bien que consciente, mais comme si elle rêvait éveillée, elle vit Émilien pâle
et abattu auprès d'elle.
Il tenait sa main droite sur son thorax blessé comme dans la vision d'Orosius et lui
adressant la parole, il lui a parlé, attristé :
— Hélène, pardonne-moi et aie pitié !... La violente séparation de mon corps fut une
terrible épreuve. Ne me blâme pas ! Je donnerais tout pour rester et t'épouser, mais que
pouvons-nous faire quand les cieux se prononcent contre nos désirs ? Peux-tu imaginer le
martyre d'un homme mené outre-tombe sans pouvoir soutenir la femme qu'il aime ?
Montrant son intention de la tranquilliser, le jeune défunt s'est approché avec plus
d'affection et lui a dit :
— Ne crains rien. La mort est une illusion. Un jour, toi aussi tu seras ici, comme tous
les mortels... Je sais combien l'horizon te semble orageux. Presque une enfant et tu as été
surprise par de pénibles problèmes de cœur... Néanmoins, il vaut mieux toujours connaître la
vérité le plus tôt possible...
Au fond, la jeune fille désirait savoir pourquoi il revenait du monde des ombres la
faire souffrir.
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N'avait-elle pas déjà suffisamment de sujets d'impatience ?
Et tout en pensant que son amant était exempté de tous devoirs moraux, malgré elle sa
conscience parlait plus fort et elle se demandait : — Pourquoi Émilien insiste-t-il tant à
vouloir m'accompagner alors qu'au fond il est libre ? N'a-t-il pas quitté la terre pour le
royaume de la paix ?
Laissant comprendre qu'il saisissait ses paroles non prononcées, le visiteur inattendu
lui a répondu :
— Ne crois pas que la tombe soit un passage direct vers le domicile des dieux... Nous
vivons loin de la lumière quand nous ne pensons pas à l'allumer dans notre propre cœur. Au-
delà de la chair où notre âme s'agite, nous sommes confrontés à nous-mêmes. Les pensées que
nous nourrissons sont des toiles obscures qui nous retiennent dans l'ombre ou nous poussent
en avant vers les chemins de la sublime splendeur... Ceux que nous laissons en arrière
retardent nos pas ou favorisent notre avancement conformément aux sentiments que notre
mémoire leur inspire. Ne pense pas que l'impunité soit dans les tribunaux de la justice
divine!... Inévitablement, nous recevons selon nos œuvre...
À cet instant de cette singulière entrevue, Hélène s'est souvenue plus clairement de
l'énigme qui la déchirait...
Serait-ce que Secondin aurait quitté la tombe pour lui rappeler les obligations dont elle
prétendait se dégager ?!
Elle se trouvait entre l'Esprit d'Émilien qui lui rappelait un bonheur qui ne lui sourirait
plus sur terre, et un enfant intrus qui menaçait son existence.
Au fond, elle voulait être mère et développer dans son propre cœur le potentiel de
tendresse qui explosait dans sa poitrine, mais pas dans les circonstances dans lesquelles elle se
trouvait.
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Le messager défiguré lui a caressé sa chevelure soyeuse et lui fit observer :
La jeune fille voulut prolonger l'entretien de cette heure inoubliable, néanmoins, peut-
être parce qu'il développait sa sensibilité en état de déséquilibre, la figure d'Émilien fusionna
comme dans une brume blanchâtre, s'éloignant... s'éloignant...
Involontairement, l'un de ses bras agités a renversé le gobelet tout proche, répandant
son contenu.
Hélène a séché ses copieuses larmes et parce qu'elle n'arrivait plus à dormir, elle s'est
levée et elle est allée chercher l'air frais de l'aube sur une terrasse voisine.
Plus réservée et plus abattue, elle a attendu résignée que l'œuvre du temps se fasse.
Anaclette, son amie loyale, avait obtenu lors de discrètes conversations réitérées et
prétendument sans importance avec Balbine, toutes les informations indispensables à
l'assistance qu'elle devait lui prêter et, après de longues semaines pendant lesquelles Hélène
est restée alitée, la jeune femme patricienne a donné la lumière à une minuscule petite fille.
Assistée exclusivement d'Anaclette qui s'est révélée pour sa protégée une véritable
mère, Hélène a regardé sa fille, le cœur pris d'angoisses incontrôlables.
Elle ne savait pas si elle la haïssait violemment ou si elle l'aimait avec tendresse.
La gouvernante lui fit remarquer que par coïncidence sa fille avait hérité d'un certain
signe maternel — une grande tache noire sur l'épaule gauche.
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— Cela la rendra facilement reconnaissable. Bien que fatiguée, Hélène a répondu
résolument :
— Elle doit disparaître. C'est une fille que je n'ai pas demandée et que je ne devais pas
attendre.
Anaclette déçue qui la tenait contre son cœur, l'a enveloppée dans des chiffons en laine
et, ensuite, l'a présentée au regard maternel angoissé, en ajoutant :
— Elle est à toi... Donne-lui un souvenir. Pauvre petit oiseau ! Comment se portera-t-
elle dans la tempête ?
Étrangement dominée par des pensées contradictoires, la jeune femme a étouffé les
larmes de ses yeux humides et, prenant du meuble tout proche un beau camée portant l'image
de Cybèle admirablement sculptée en ivoire, elle en a paré le corps de la petite.
— Anaclette, organise son voyage. Il faut la mettre dans un grand panier et la déposer
sous un arbre dans la campagne. Évite de la confier à une personne en particulier car
je ne prétends pas avoir de lien avec le passé que je considère comme mort, dès cet instant.
— Hélène !... — a soupiré la jeune femme qui de toute évidence avait l'intention de
la conseiller.
Anaclette voulut encore s'interposer mais la fille de Veturius, sans tergiverser, s'est
exclamée :
Éplorée, la nièce d'Apollodore a accompli ses ordres et s'armant d'un châle, elle est
sortie portant le petit fardeau.
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Anaclette fut tentée de laisser l'enfant au seuil d'une exploitation agricole où
indirectement, elle aurait pu accompagner son évolution ; mais bien que n'étant pas d'accord
avec l'attitude d'Hélène, elle n'était cependant qu'une subalterne. Elle dépendait de la maison
d'Opilius et tout particulièrement de la fille de Veturius. Suivre l'enfant, même de loin
reviendrait à s'attirer ses foudres. Elle ne souhaitait pas abandonner le prestige social de la
maison de Cintia. Elle était bien trop heureuse pour perdre facilement les avantages dont elle
était entourée au quotidien. Néanmoins, abandonner complètement la petite à son destin lui
fendait le cœur. Serait-il juste de livrer ainsi un être humain à l'antre des animaux ? À quel
destin pouvait s'attendre la pauvre innocente en pleine campagne ?
Elle a regardé son petit visage mal couvert par la couverture qui l'enveloppait et
constatant que le bébé se laissait conduire sans pleurer, sa compassion s'est intensifiée encore
davantage.
Sous peine de se dénoncer, elle ne pouvait être trop longue. Mais comment laisser
l'enfant aux hasards de la lande ? Elle n'arrivait pas à accepter l'idée de commettre une telle
cruauté. Elle la déposerait au croisement d'un chemin et attendrait jusqu'à ce qu'elle se sente
en confiance. Puis tout en priant, elle suppliait les dieux de sa foi d'envoyer quelqu'un dont la
présence la tranquilliserait.
Et, quand la clarté du jour a commencé à s'étendre à travers les couches de brume, elle
a remarqué apparaître au loin un homme qui semblait apprécier la réflexion matinale en pleine
campagne tout en marchant tranquillement...
Rapidement, la jeune femme s'est cachée, alors que l'enfant, pressentant peut-être
l'apparition de mains bienveillantes, s'est mise à gémir bruyamment.
Le passant a pressé le pas, s'est approché d'elle et tout en s'agenouillant près du panier
s'est écrié :
— Grand Sérapis ! Qu'est-ce que je vois ? Un ange, dieux !... Un ange sans
personne!...
Délicatement, il s'est penché, a caressé la petite tête nue et levant les yeux au ciel, il
s'est exclamé :
— Divin Zeus ! Voilà quinze ans que tu as emporté Livia, ma fille unique, la seule
consolation à mon veuvage, au sein de ta gloire !... Aujourd'hui, toi qui me sais pèlerin sans
réconfort, tu me l'as restituée. Sois loué ! Désormais, je ne serai plus seul...
Avec une extrême tendresse, il a retiré la petite du berceau improvisé, la serrée contre
son cœur et la mise sous le pan de sa veste accueillante puis il a repris le chemin d'où il était
venu.
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Les premiers rayons de soleil d'or du matin ont dévoilé le paysage, le ciel semblait
réaffirmer ainsi sa protection sur la terre et les oiseaux ont commencé à chanter
mélodieusement comme pour remercier la divine providence de la joie d'un enfant perdu qui
avait trouvé la bénédiction d'un foyer.
69
V
RETROUVAILLES
A la fin de l'année 233, dans une simple salle de l'église Saint-Jean, à Lyon, une petite
assemblée de compagnons s'était installée pour examiner des sujets urgents se rapportant à
l'œuvre de l'Évangile.
Trois hommes d'un âge avancé et un autre en pleine maturité, discutaient des besoins
du mouvement chrétien.
L'empire vivait dévasté par une peste qui venait de l'est, faisant d'innombrables
victimes.
Le plus jeune intégrant de tous était le frère Corvinus qui soutenait la cause des
malades abandonnés et malheureux.
70
— Et pourtant, comment réussirons-nous à aider l'humanité rien qu'en priant ? — a
ajouté Corvinus sûr de lui. — Nous avons des compagnons admirables qui campent
dans le désert. Ils organisent des relais solitaires, se défigurent, se tourmentent et croient
soutenir de cette manière l'œuvre de rédemption humaine. Et si nous devions chercher
notre propre tranquillité pour servir le créateur pourquoi Jésus serait-il venu jusqu'à nous,
partager le pain de la vie ? De quelle lutte se glorifiera le soldat qui abandonne le combat ?
Dans quel pays y aura-t-il une précieuse récolte pour l'agriculteur qui ne fait rien si ce n'est
contempler la terre sous prétexte de l'aimer ? Comment semer le blé, sans contact avec le sol ?
Comment planter le bien parmi les créatures, sans supporter l'épreuve de la misère et
de l'ignorance ? Nous ne pouvons admettre le salut possible sans l'intimité de celui qui sauve
avec celui qui est dévié du chemin ou perdu.
— Tes pondérations sont plus que justes, mais nous ne pouvons être d'accord avec le
péché, ni permettre que des âmes malavisées s'en approchent.
— Les païens nous accusent d'être des voleurs de joie — a souligné Paphus, un
diacre auréolé de cheveux blancs —, ils croient que l'Évangile est un manteau de tristesse
qui asphyxie le monde.
— Et ils ne manquent pas ceux qui voient en la peste une vengeance des divinités de
l'Olympe — a informé Ennio Pudens, un excellent compagnon vieilli par le temps — ;
nombreux sont ceux qui clament à nouveau contre nous et supposent que nous sommes la
cause de la colère céleste. Valérien, l'un de nos amis qui travaille au forum, m'a raconté en
privé que parmi les sollicitations formulées par le Concile ( 12), à la fête d'Auguste, il y a un
appel pour que nous soyons à nouveau flagellés. Et il a affirmé que l'exécution d'une telle
demande est retardée parce que l'Empereur Alexandre Sévère n'est pas suffisamment
sûr de lui.
(12) Assemblée gauloise qui avait le droit de donner son opinion face à l'autorité
de César. (Note de l'auteur spirituel)
— Une raison de plus pour choisir l'isolement pour ceux qui prétendent adorer Dieu,
sans la perturbation des hommes...
Cette phrase réticente est restée dans l'air, mais Corvinus, touché d'une profonde
ardeur pour la cause de l'Évangile, a repris la parole, déterminé :
— Vénérables frères, j'admets que nous n'avons pas le droit d'interférer dans la
décision de ceux qui cherchent la solitude, cependant, je crois que nous ne devons pas
stimuler un mouvement que nous pouvons considérer comme une désertion. Nous sommes
face à une guerre d'idées. Le premier légionnaire qui ait été offert en holocauste pour
la libération de l'esprit humain, ce fut le Maitre lui-même notre Commandant divin. Depuis la
croix du Calvaire, nos compagnons, en un vaste mouvement de valeureux témoignages,
souffrent le martyre de la foi vivante. Il y a bientôt deux cents ans que nous sommes jetés en
pâture aux fauves tels des objets méprisables servant d'attraction publique. Des hommes
et des femmes, des vieux et des enfants ont été emprisonnés et jetés aux arènes, attachés et
71
brûlés sur des bûchers, révélant tout l'héroïsme de notre foi en un monde meilleur. Ce ne
serait pas licite de trahir leur mémoire. Les adversaires de notre cause considèrent que
nous sommes indifférents à la vie car ils ignorent la leçon du Bienfaiteur céleste qui nous a
indiqué le service de la fraternité au sein du véritable bien et de la joie parfaite. Oui, il est
urgent que nous ne nous éloignions pas du travail et de la lutte. Il est des constructions au plan
de l'esprit, comme il en existe au plan de la matière. La victoire du christianisme avec la libre
manifestation de la pensée, est l'œuvre qu'il nous appartient de concrétiser.
Il y eut une courte interruption dans la conversation interrompue par la voix d'Ennio :
— Pour ce qui est du travail, notre position n'est pas des meilleures. De nombreuses
familles, pressentant les persécutions, en arrivent à dispenser les employés chrétiens.
Encore hier les ateliers de Poponius ont renvoyé dix de nos compagnons.
— Mais nous avons le droit de mendier pour l'église et l'église doit les soutenir — fit
observer Galien, attentif.
— Oui, nous avons le droit de mendier. Mais c'est aussi le droit du mendiant. Nous ne
pouvons, semble-t-il, oublier la production de bénéfices pour le monde. Nous avons des
terres disponibles sous la responsabilité de nombreux frères. La charrue ne ment pas. Les
grains répondent fidèlement à nos efforts. Nous pouvons travailler. Nous ne devons
pas faire appel au concours des autres, si ce n'est dans des conditions très spéciales. Il ne
serait pas souhaitable de maintenir la communauté improductive. Les têtes vides sont le
refuge des tentations. Je crois en notre capacité d'assister tout le monde à travers des efforts
bien orientés. Le travail quotidien est le recourt dont nous disposons pour témoigner
de l'accomplissement de nos devoirs, devant ceux qui nous accompagnent de près, et le travail
spontané pour le bien est le moyen que le Seigneur a placé à notre portée afin que nous
servions l'humanité, grandissant ainsi avec elle pour la gloire divine.
L'orateur n'avait pas encore fini, quand la porte s'est entrouverte et un compagnon a
annoncé :
Sur la pauvre place qui menait au temple qui commençait à peine à être érigé, une
femme respectable l'attendait.
Bien que contrariant son mari, elle était devenue une amie fidèle de l'église en
écoutant Corvinus qui l'a soutenait, pas à pas, dans son renouvellement spirituel.
Malgré son âge avancé, Pontimiane révélait une extrême acuité dans son regard lucide
qui reflétait toujours la bonté cristalline de son âme.
72
Si souvent assistée par le prêtre, elle était devenue une précieuse sœur pour lui et lui
dévouait une estime sincère.
— Tatien, le garçon, un jeune homme maintenant, que vous avez connu à Rome, est
arrivé aujourd'hui.
S'agissant de quelqu'un dont le destin vous a toujours intéressé, je suis venue vous
apporter des nouvelles.
Enfin, il allait revoir son fils bienaimé. Presque vingt ans s'étaient écoulés.
Constamment, il l'avait cherché dans le visage des orphelins et avait trouvé son
affection dans le cœur des enfants sans foyer qui venaient le voir, tremblant de froid. Dans
toutes ses prières au Seigneur, il se rappelait son nom, au fond de son âme. Selon les leçons de
l'apôtre qui consolidaient sa foi, il s'était consacré au travail de la terre. Loin du monde marin,
il avait renoncé à sa vocation de commandement, sa voix s'était adoucie et il avait appris à
obéir. Prenant le vieux Corvinus comme modèle rénovateur, il partageait son existence entre
le sanctuaire et le service commun. Il n'était pas seulement devenu célèbre à Lyon pour son
abnégation pour les malades à qui il se consacrait, les guérissant et les ranimant par la prière,
mais aussi pour la profonde tendresse avec laquelle il s'engageait dans la protection de
l'enfance.
Il habitait dans une propriété de l'église avec trente garçons à qui il servait de mentor
et de père, suivi de près par la coopération de deux petites vieilles.
Varrus Quint, converti en prêtre, avait trouvé chez ces petits l'aliment spirituel à son
âme nostalgique.
Les pauvres et les malheureux lui rendaient de déchirantes preuves d'amour. Mais il
n'était pas seulement grand dans l'apostolat de la foi. Il était prodigieux d'humilité, il était
devenu le jardinier en chef de cinq résidences patriciennes. Il guidait les esclaves avec
beaucoup de savoir-faire dans la préparation du sol et dans la culture des plantes, réussissant
non seulement à gagner un salaire significatif mais aussi l'admiration et la préférence.
Au fond, Varrus savait que c'était le seul moyen de revoir un jour Tatien et de lui offrir
ses bras paternels.
Il redoublait donc d'ardeur dans les soins apportés à l'entretien du parc, au beau milieu
duquel s'élevait la maison d'Opilius. Aucun jardin dans Lyon ne l'égalait en beauté.
73
Informé par Alésius et Pontimiane, qui s'étaient quelques fois rendus à Rome, que son
fils adorait les rosés rouges, il en avait dessiné de vastes parterres, leur donnant la forme
spéciale d'un cœur entouré de fleurs avec au centre des bancs accueillants en marbre et de
charmants jets d'eau incitant à la méditation et au repos.
Il avait beaucoup travaillé depuis dix-sept ans qu'il était loin de son foyer pour mériter
la satisfaction de cette heure.
II avait plus d'expérience, il était plus éclairé. Il avait été longuement en contact avec
les maîtres de la pensée en plusieurs langues. Il avait survécu au courant des afflictions de son
propre destin et avait cherché à vaincre tous les obstacles pour comparaître, même anonyme et
méconnaissable, devant son fils sans cesse rappelé avec toute la dignité d'un homme de bien.
Comment faire face à la surprise de cette heure ? Aurait-il la force d'étreindre Tatien
sans se compromettre ?
Et comme s'éveillant d'un rêve tourmenté, le prêtre se reprit et lui répondit gentiment :
— C'est que je ne dispose pas de beaucoup de temps — lui a-t-elle dit, inquiète. — Le
jeune Tatien est arrivé malade.
— Malade ?
— C'est non seulement pour vous en informer que je suis venue jusqu'ici mais aussi
pour supplier votre secours.
Répondant aux questions qui lui étaient posées, l'employée de Veturius a expliqué que
le jeune homme était arrivé avec une forte fièvre et qu'il vomissait fréquemment, qu'il
souffrait d'une angine inquiétante qui l'empêchait d'avaler. Les esclaves qui l'accompagnaient,
disaient que le jeune homme semblait très contrarié pendant le voyage, et que ce n'est que la
veille qu'il avait empiré, quelques heures avant d'atteindre la ville. Elle et son mari avaient
pris toutes les mesures nécessaires. Tatien était installé dans une chambre confortable qui
l'attendait depuis longtemps et un médecin de confiance avait été appelé. Elle ne connaissait
pas encore son diagnostique, néanmoins, elle avait décidé de lui demander immédiatement
son aide, en raison de l'expérience que Corvinus avait acquise dans les tâches d'assistance
auxquelles il se consacrait auprès des malades atteints de la peste. D'ores et déjà, il savait que
la maison serait considérée comme zone dangereuse et que son mari et elle, ne pourraient
compter sur des serviteurs ignorants, ni ne pouvaient s'attendre à être soutenus par des
Romains influents. Les compatriotes en question étaient réfugiés pour la plupart dans des
villages champêtres à distance, se méfiant de la contagion.
74
Impatient de se trouver près de son fils quoi qu'il advienne, le prêtre l'a écoutée le
cœur serré. Mais, attaché aux responsabilités qui le retenaient au temple, il promit de rendre
visite au patient dès qu'il se serait dégagé des obligations les plus urgentes.
Et de fait, en fin de journée, il s'est fait remplacer au foyer des garçons et dans la
soirée, il entrait dans la chambre de son fils.
Soutenu par Alésius, le jeune homme s'agitait souffrant de nausées affligeantes. Son
maigre visage dénonçait son état d'abattement.
Bien que l'intendant ait présenté le religieux, Tatien, fiévreux, ne se rendait compte de
rien.
Alors que Corvinus lui caressait la tête en sueur, le gardien lui disait :
De fait, après avoir passé quelques minutes d'une lourde attente, le malade a posé sur
le visiteur ses yeux cernés à l'éclat altéré. Un intérêt évident s'est exprimé sur son visage. Il a
longuement dévisagé le prêtre comme s'il était devenu fou et tentant de repousser la délicate
couverture, il s'est écrié :
— Qui a rapporté l'information du décès de mon père ? Où sont les esclaves qui l'ont
assassiné ? Maudits ! Tous seront tués...
Touché en plein cœur par de tels propos, le bienfaiteur des malades eut recours à la
prière pour ne pas se trahir.
Pâle et à demi-atterré, il priait en silence, alors que Tatien, comme s'il entrevoyait la
réalité dans les délires de la fièvre, ne cessait de crier :
Inquiet peut-être par l'expression d'étrangeté du frère Corvinus, avec réserve le mari de
Pontimiane lui dit :
— Le jeune homme qui est hors de lui, se souvient de son père assassiné par des
esclaves nazaréens, il y a de nombreuses années de cela, sur un bateau qui le
conduisait vers l'Afrique en mission punitive.
75
— Varrus Quint fut le premier mari de Madame. On dit qu'il était parti en voyage à
Carthage, chargé de punir les nombreux chrétiens insoumis, quand il a été poignardé par
des serviteurs irresponsables et Inconscients...
— Pauvre garçon. Bien qu'éduqué par Veturius comme son propre fils, très
tôt, il s'est révélé être tourmenté par la mémoire paternelle.
Que ne ferait-il pas pour s'attarder, là, près du malade qu'il aurait tant voulu blottir
dans ses bras ?
Affectueux, il s'est occupé de lui en lui préparant les remèdes indiqués par le médecin,
s'efforçant, avec tous les recours dont il disposait de le soigner de son mieux.
Tard dans la nuit, Alésius et sa femme sont allés se reposer, ordonnant à trois fidèles
esclaves de se remplacer pour assister le malade pendant la nuit.
Le deuxième jour, l'éruption est apparue sous forme de petites taches rouges
commençant au thorax, et pendant plusieurs semaines, le jeune homme a fait l'objet d'une
attention toute particulière.
76
Mais comment déclarer la guerre contre Cintia ? N'avait-il pas épousé avec l'Évangile
une nouvelle manière d'être ? Quel témoignage de loyauté au Christ pouvait-il donner en
semant la haine et l'amertume dans l'esprit de son fils bien-aimé ? À quoi cela pourrait-il
servir à Tatien s'il adoptait une telle attitude essayant de lui imposer son affection ?
Son amour pour son fils était si grand, mais l'amour sublime du Maître était plus grand
encore et il devait rester digne dans ses suprêmes responsabilités.
Quand le patient eut récupéré sa lucidité, il l'a étreint, identifiant manifestement en lui,
non seulement le jardinier en chef de la maison mais aussi un bienfaiteur inoubliable.
Se sentant infiniment attiré par cet homme humble et persévérant qui lui rendait visite,
Tatien appréciait sa conversation et pendant de longues heures ils échangeaient des idées sur
la science ou l'art, la culture et la philosophie.
Soutenu par son ami, le jeune homme réussissait déjà à faire des promenades dans le
parc riche d'une somptueuse végétation, et là, à l'ombre de vigoureux sapins ou entre les
genêts en fleur, souriants et heureux, ils entamaient des conversations éclairées à la manière
des anciens hellénistes qui appréciaient l'échange des connaissances avancées dans le
sanctuaire de la nature.
Un jour, piqué de curiosité, Tatien l'a questionné sur les raisons de son isolement en
Gaules alors qu'il aurait pu être, à Rome, un enseignant apprécié. D'où venait-il et pourquoi
s'était-il condamné à l'obscurité coloniale ?
Réticent, Corvinus a admis être né dans la métropole des Césars, mais il s'était
passionné pour son travail auprès de la communauté gauloise et s'y trouvait attaché par de
puissa
— Quel travail peut vous retenir à Lyon au point de vous oublier ? — a demandé le
jeune homme dans un mouvement de sympathie spontanée. — J'admets que les héritiers de
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la gloire patricienne ne devraient pas abandonner l'éducation des esclaves. Mais un
Égyptien ou un Juif ne pourrait produire les pensées qui nous sont nécessaires pour garantir la
grandeur impériale.
— Oui, sans aucun doute — a acquiescé son ami avec bonté —, cependant, je crois
que les provinces aussi demandent un certain dévouement. Le monde est plein de nos
légionnaires. Nous possédons des forces invincibles de civilisation de toutes parts. Nos
empereurs peuvent être proclamés dans différentes régions de la terre. Pour cela, nous ne
pouvons oublier le besoin d'instruction dans tous les domaines.
Et s'il lui apportait les enfants pour une visite amicale ? Ne serait-ce pas la manière la
plus juste d'amener son cœur à l'éveil évangélique ? Le jeune homme pourrait ignorer qui il
est pour toujours, mais serait-il juste de ne pas l'inviter au banquet de la lumière divine ? Qui
devinerait les avantages d'une telle réalisation ? Par l'intelligence dont son fils se montrait
porteur, il s'était naturellement imposé dans la famille. On percevait rapidement la
respectabilité de son opinion. Bien que très jeune, il avait ses propres convictions. Une
chorale infantile réussirait, certainement, à le sensibiliser. Tatien accepterait probablement
d'étudier les leçons de Jésus si les enfants arrivaient à toucher les cordes sensibles de son
âme...
Après avoir réfléchi quelques secondes, il s'est adressé au convalescent, les yeux
illuminés par un secret espoir, et lui demanda comment il accueillerait l'idée d'être présenté
aux petits dont il avait la garde.
Des paniers de fruits et des cruches avec une abondante quantité de jus de raisin furent
artistiquement éparpillés entre les bancs en marbre.
De brillants jeunes gens empoignaient des lyres et des luths, des tambours et des
sistres, et improvisaient de joyeuses mélodies.
78
La ferme était partagée entre deux courants partisans : celui des serviteurs chrétiens
enflammés de joie et d'espoir, dirigés par l'optimisme de Ponù'miane, et celui des
coopérateurs, dévots des dieux de l'Olympe, commandés par Alésius qui ne voyait pas cet
événement d'un bon œil. D'un côté, surgissaient des prières et des sourires fraternels, mais de
l'autre apparaissaient des injures et des visages sombres.
Guidés par leur mentor, ils sont arrivés en chantant un hymne léger qui exprimait de
tendres vœux de paix.
Compagnon,
Compagnon !
Compagnon,
Compagnon !
Les humbles voix ressemblaient à un chœur d'anges transporté dans le jardin par les
ailes du vent.
Deux danseurs ont exécuté des numéros comiques alors que les petits riaient, heureux.
Six garçons ont récité des poésies d'une grande délicatesse à travers des monologues et
des dialogues qui ont enchanté l'assemblée composée de plusieurs dizaines d'esclaves en
costumes de fête.
Peu après, une copieuse collation a répandu une grande joie parmi les convives.
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Le dévoué jardinier qui était à l'origine de tant d'attentions manifestées présenta au
jeune patricien le plus petit enfant du groupe. C'était Silvain, un garçon de cinq ans seulement,
fils d'un légionnaire qui était mort en poste. Sa malheureuse veuve souffrante de la peste, lui
avait confié son garçon quelques semaines auparavant.
Avec une sincère tendresse, Tatien l'a étreint en lui adressant quelques mots
d'affection.
Le frère Corvinus a déclaré qu'il devait à présent ramener les enfants, il a donc désigné
Silvain pour dire une prière souhaitant à leur hôte des vœux de bonheur.
Le petit, docile, échangeant un regard joyeux avec son éducateur, s'est tenu sur la
place au milieu des convives.
C'était un moment d'extrême expectative pour tous. Tout le monde s'est regardé,
angoissé...
Le pupille de Veturius accompagnait la scène, souriant, certain qu'il serait rappelé dans
une prière faite aux divinités.
Comme un petit soldat triomphant, la tête tournée vers le ciel, le petit se mit à parler,
pris d'émotion :
— À bas les nazaréens ! À bas les nazaréens !... Maudit Corvinus !... Maudit
Corvinus !... Quelle catastrophe ! Qui a osé introduire des chrétiens chez moi ? Je ferai
justice, justice ! J'en finirai avec cette peste !...
— Pitié! Pitié!...
Mais, Tatien n'a pas vu les larmes qui jaillissaient de ses yeux.
— Sortez d'ici ! Sortez d'ici, génies infernaux!... Vipères des bas-fonds, enfants des
ténèbres, sortez d'ici !...
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L'indignation et la perversité qui perçaient sur son visage était telles que le jeune
homme semblait possédé par les démons du crime.
Entre eux et son fils déchaîné, le cœur de Varrus ne savait plus que faire.
Tatien a fustigé l'assemblée du regard et s'est écrié au chef qu'il savait être le plus
terrible ennemi des chrétiens :
L'esclave n'a pas hésité. Il s'est immédiatement exécuté, et peu après, il approchait
avec un chien énorme qui aboyait et grognait furieusement.
Les enfants se sont dispersés en criant et plusieurs se blessèrent aux épines des rosiers
en fleur.
Le frère Corvinus, ahuri, cherchait à les calmer, néanmoins, l'animal a attrapé le cadet
mordant son corps tendre.
Varrus s'est dépêché d'attraper le petit blessé qui pleurait ensanglanté. Désespéré, il
essayait de le soulager alors que Tatien, halluciné, rentrait chez lui en répétant :
Rufus, un vieil esclave dans la cinquantaine, s'est approché du prêtre pour lui offrir
son aide.
Le petit garçon dont le thorax était ouvert lui torturait l'âme. À un moment donné,
alors que l'hémorragie continuait abondante, il s'est arrêté de crier.
Immédiatement, le frère Corvinus s'est aperçu qu'il perdait ses forces et l'a assis sous
un vieux chêne pour l'écouter.
81
Le garçon a plongé son regard agonisant dans celui du prêtre.
Mais, se révélant bien loin des questions transcendantes à la foi — cette fleur humaine
avide de tendresse —, s'exclama à son bienfaiteur :
— Papa, prends-moi dans tes bras... J'ai froid... Varrus Quint a compris.
Et comme s'il désirait le réchauffer avec la chaleur de son âme, il l'a étreint contre son
cœur.
Son esprit était pétrifié dans un orgueil ethnique et une fausse culture. Par l'explosion
de la colère manifestée à l'audition de la simple énonciation du nom du Christ, il avait
dénoncé l'antagonisme irrémédiable peut-être qui les séparait...
82
En ville, cependant, le sujet brûlant allait grandissant.
— Je crois que la jeunesse romaine ne pouvait nous envoyer en province un plus digne
ambassadeur — ajouta le courtisan avec ce timbre de voix calculé des personnes livrées à la
flatterie. — La doctrine déplorable et proscrite des juifs s'insinue effroyablement, menaçant
nos traditions. Cette ville est pleine d'anachorètes venus d'Asie, de prophètes vagabonds, de
prédicateurs et de fantômes. Je suis domicilié ici depuis la belle époque de notre magnanime
empereur Septime Sévère — que les dieux le gardent dans leur gloire divine — et je peux
affirmer en toute conviction que ce mouvement n'est rien qu'une folie collective capable de
nous mener à la perte.
— Oui, sans aucun doute — fit observer le jeune homme satisfait —, il nous revient
de faire revivre le culte de la patrie. À notre avis, un grand mouvement d'énergie est
indispensable afin d'anéantir ce groupe maléfique. Je ne vois pas sur quoi peut reposer la
grandeur d'une doctrine dont les prosélytes sont honorés avec un couteau à la gorge. À Rome,
j'ai eu vent de nombreux procès allusifs aux répressions et j'ai été surpris par la teneur des
réponses de ces misérables. Ils répudient les dieux avec une impudence terrifiante. Je crois
que les autorités devraient promouvoir une épuration sociale en grand style.
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moins offensée. Nous ne voyons pas d'un bon œil cet étrange personnage dont la provenance
est ignorée de tous. Pour moi, ce n'est qu'un aventurier ou qu'un fou qui nous gêne en chemin.
— Alors, on ne sait pas qui il est ? Par quels mystères garde-t-il pour lui une si grande
culture à stagner aux services du jardinage ?
— Qui sait ? Il s'est insinué dans l'esprit populaire avec une incroyable désinvolture.
Certains le prennent pour un saint, néanmoins, j'ai tendance à croire qu'il ne s'agit que d'un
sorcier entouré d'êtres infernaux. Il avait l'apparence d'un vagabond quand il est apparu ici.
Peu à peu, il a acquis la renommée de guérir par des prières nazaréennes en pratiquant
l'imposition des mains. La première maison importante qui est tombée dans ses griffes fut
celle d'Artémius Cimbrus dont la fillette souffrait, selon la rumeur, de grandes
perturbations mentales. Ils ont essayé le traitement de Corvinus et il semblerait que la
petite ait été favorablement impressionnée, guérissant alors, comme par miracle. Dès
lors, il est devenu le jardinier de la noble famille qui l'a introduit dans d'autres
résidences. De sa vie professionnelle, c'est tout ce que je sais. De ses activités de
sorcier, néanmoins, il y aurait beaucoup à dire. Le peuple se rapporte à mille choses. S'il n'y
avait que les plébéiens pour se montrer émerveillés... Cependant, nous avons quelques
illustres patriciens prisonniers dans ses filets. Certains disent que sa parole est revêtue
de miraculeux pouvoirs, d'autres affirment qu'il soigne les maladies les plus compliquées...
— Il est étrange de voir une ville comme celle-ci prise d'une telle folie ! — a
commenté Tatien avec intérêt.
— L'estimable ami aurait-il observé cela ? Il serait très important d'enregistrer ce fait
de votre propre bouche...
Tatien, le visage enflammé sous le choc des émotions contradictoires, à tout de suite
répondu :
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Quirinus contrarié s'est mordu les lèvres et a ajouté :
— Soyez sûr, cependant, que les choses n'ont pu se passer autrement. Réagissons
conjointement. Nos esclaves ne peuvent continuer à la merci de sorciers inconscients, il ne
serait pas licite non plus de permettre que des personnes de notre condition sociale se laissent
tromper sans défense...
— En cela, nous sommes tout à fait d'accord — a fait remarqué le jeune homme,
résolu — ; pour ma part, je prétends sanctionner et sélectionner le groupe de
serviteurs.
— J'attends l'arrivée de mes parents, dans quelques jours, qui amèneront avec eux
Hélène, ma future femme. Comme nous résiderons ici après notre mariage, je suis venu avant
eux afin d'adapter la vie de la propriété aux habitudes de ma famille et de sorte à me
familiariser avec les coutumes de la province. Toutefois, je ne souhaite pas que ma famille
découvre des aberrations comme je l'ai fait. Je prétends réunir tous les employés et les faire
prêter serment aux dieux que nous vénérons. Je renverrai ceux qui fuient ce juste engagement.
Ensuite, je pense instituer à la maison le culte de Cybèle en commençant par une cérémonie
processionnelle dans notre bosquet. Il est indispensable de purifier les coutumes en
vigueur et l'atmosphère qui nous entoure.
Il estimait Opilius Veturius, de longue date, et il était heureux de voir son organisation
domestique active et bien gardée.
Effectivement, quelques jours plus tard, une fois que les tourments de la peste eurent
disparu du quotidien,
Tatien organisa la grande assemblée pour que chacun témoigne de sa fidélité aux
dieux.
Dans une vaste dépendance de l'exploitation agricole, une magnifique statue de Cybèle
fut installée pour la réception des vœux de tout le monde, tandis qu'à la droite de l'image, sur
une haute palissade couverte de soie écarlate et de fils dorés, se sont installés Tatien, deux
prêtres voués au culte de la déesse et le couple d'intendants, Alésius et Pontimiane.
Dans une longue galerie, considérablement élevée, près des portes d'accès à la grande
enceinte, la noblesse citadine invitée par Eustasius, jubilait de voir ces cérémonies.
Dans le bas, étaient assemblés tous les serviteurs de la famille, parmi eux quelques
artistes répétaient des cantiques consacrés à la divinité.
Sur un petit autel, gracieusement fleuri, l'image que Veturius avait importée de
Pessinunte était un témoin impassible.
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Cybèle, aillée aux côtés de deux lions, était sculptée dans le marbre immaculé, elle
représentait réellement le symbole d'une civilisation vacillante, face au regard interrogateur et
triste de dizaines d'esclaves sous la fière exhibition de leur maître.
Le premier à s'approcher, voulant tout naturellement donner l'exemple, fut Tatien, qui
révérencieux face à l'idole, a déclaré à voix haute :
— En invoquant la Divine Cybèle, Mère des dieux et notre mère, je jure sans
restriction aucune toute ma fidélité aux croyances et aux traditions de nos ancêtres, dans la
parfaite obéissance de nos éternels empereurs.
Ensuite, Alésius est descendu du trône improvisé et laissant comprendre que la scène
avait été préalablement étudiée, il a prononcé respectueusement les mêmes vœux.
Pâle, elle a envoyé à son mari un regard suppliant, mais à l'expression rude avec
laquelle Alésius l'a dévisagée, il était possible d'imaginer les durs conflits par lesquels ils
étaient passés avant la cérémonie...
Tous les esclaves, un à un, certains emphatiques, d'autres humiliés, ont réaffirmé les
phrases prononcées Initialement par le maître.
Épipode, le chef, qui connaissait la fermeté de ses convictions l'avait laissé pour la fin,
craignant des réactions pouvant provoquer l'indiscipline.
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— Je jure respecter les empereurs qui nous gouvernent, mais je suis chrétien
et je renie les dieux en pierre incapables de corriger la cruauté et l'orgueil qui nous oppriment
en ce monde.
À voix basse, Tatien s'est adressé au prêtre le plus âgé et celui-là, assumant la fonction
de juge, s'est écrié à l'employé sur un ton autoritaire :
— J'exige que tu te rétractes devant la statue de Cybèle, la sublime Mère des Dieux.
— Je ne peux pas.
Rufus a lancé un regard sur la foule alentour et a remarqué que des dizaines de
compagnons l'incitaient à la résistance. Pontimiane, quelque peu soulagée, lui envoyait en
silence un message muet d'encouragement.
Après de courts échanges avec le jeune patricien, le juge improvisé a assigné Épipode
au fouet.
Rufus, par ordre du bourreau, a retiré sa tunique de gala qu'il avait enfilée pour la fête
et s'est agenouillé les mains en arrière.
À trois reprises, la corde fine et coupante a déchiré sa peau nue provoquant des
entailles ensanglantées, mais l'esclave n'a pas bronché.
87
— La punition pourra te conduire à la mort !
Le fouet sur son dos a frappé avec violence ouvrant des blessures sanglantes, mais
percevant le malaise que la scène de sauvagerie imposait à l'assemblée, Tatien a ordonné
l'emprisonnement de l'esclave jusqu'à ce qu'il décide de sa punition définitive.
Une foule considérable se serrait dans les patios de la maison attendant le cortège.
La statue de Cybèle avait été placée sur un très riche plateau d'argent, décoré de lis.
Ensuite, toutes les femmes présentes, tenant des palmes aromatiques à la main,
annonçaient l'idole qui était posée sur les épaules de Tatien et de plusieurs autres jeunes gens
voués à la déesse. Ils étaient suivis par les prêtres en prière conformément au rite phrygien et
par les encenseurs.
Après eux, une jeune fille d'une rare beauté portait le couteau sacré.
L'ensemble des musiciens amateurs l'accompagnait utilisant des trompes, des flûtes,
des cymbales, des tambours et des castagnettes pour les cantiques vénérés dont les morceaux
harmonieux se perdaient dans la nature.
Tatien prit la parole après les prières des prêtres, il a remercié la présence des
religieux, des autorités et du peuple, rappelant sa confiance en la protection des divinités de
l'Olympe.
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Seul maintenant sur la grande terrasse d'où il pouvait voir l'horizon lavé et limpide, le
jeune homme, instinctivement, s'est souvenu du frère Corvinus, du décès de Silvain et de la
réaction de Rufus et, sans s'en apercevoir, il s'est mis à combattre l'influence du Christ, non
plus autour de ses idées elles-mêmes mais au plus profond de son cœur.
89
VI
Après le décès de Silvain, l'église de Lyon est passée par une période difficile.
Gratifiée par Eustasius qui haïssait l'Évangile, la veuve Mercia, la mère de l'enfant est
venue en public accuser le frère Corvinus déclarant qu'il était un sorcier et un infanticide.
Devant les autorités, elle a soutenu que le garçon avait été victime de sortilèges maudits. Elle
poussa même la cruauté jusqu'à ajouter que Silvain, orphelin, avait été envoûté par les leurres
du prédicateur.
Extrêmement humilié, l'ami des pauvres a été soumis à des interrogatoires officiels
lors desquels il s'est comporté avec une admirable dignité.
Il a expliqué que ce fut dans la meilleure des intentions qu'il s'était rendu à la résidence
de Veturius et que par inadvertance l'un des enfants avait été attaqué par un chien sauvage,
lâché il ne savait comment.
Les insultes, venant de Romains sarcastiques, n'ont pas manqué mais il les a
supportées avec humilité et héroïsme.
Les enfants furent rapidement répartis chez plusieurs frères qui les ont reçus avec
amour.
Considéré par les autorités comme étant indigne d'éduquer de petits enfants, le
compagnon des souffrants eut l'impression que son cœur se brisait quand le dernier bambin l'a
embrassé en pleurant pour lui faire ses adieux.
Entre la passion pour son fils inaccessible et l'amour pour les enfants dont il était
irrémédiablement dépouillé, il était souvent au bord des larmes.
90
À plusieurs reprises, au milieu de la nuit, il s'imaginait devant la riche exploitation de
Veturius, essayant d'entrevoir le visage de Tatien par l'angle d'une fenêtre illuminée et très
souvent à temps perdu, il cherchait ici ou là dans une maison particulière à apercevoir l'un ou
l'autre de ces enfants chers à son cœur.
Il étudiait intensément, essayant de fuir ses propres pensées lors de longues nuits de
veille qui finissaient par une extrême fatigue. Il se nourrissait à peine, s'investissant dans des
travaux demandant beaucoup de sacrifices pour les malades, craignant peut-être de se
retrouver plongé dans l'amertume d'où il s'enfoncerait fatalement dans le découragement.
Malgré les avertissements de ses supérieurs et de ses amis, il persévéra dans son
excessive activité jusqu'à ce qu'il fut alité sous l'emprise d'une invincible fatigue. Une forte
fièvre le rongeait lentement, le poussant à osciller entre la vie et la mort.
Une nuit, caressé par le vent frais qui soufflait en murmurant doucement, il se souvint
du vieux Corvinus avec une plus grande intensité...
Il regrettait beaucoup l'apôtre dont il avait pris la place à l'heure de la funeste étreinte
de la mort...
Il avait donné à l'église ses plus beaux rêves et renoncé à tous les plaisirs du commun
des mortels pour favoriser en lui l'œuvre de la spiritualisation. Il avait cherché à oublier ce
qu'il était pour se transformer en un frère pour tous. Il avait partagé son temps entre
l'enrichissement de la vie intérieure et le service constant, mais gardait un esprit assoiffé
d'amour.
Serait-ce un crime que de vouloir se rapprocher de son fils pour se consacrer à lui ? Le
désir d'être également chéri serait-il répréhensible ?
En tant qu'homme, il avait voulu comprendre sa femme et avait honoré, en son for
intérieur, le choix qu'elle avait fait. Cinù'a pouvait suivre son chemin comme bon lui semblait.
Elle était libre et pour cela, sa femme n'avait pas de place dans ses pensées, cependant, le
souvenir de Tatien flagellait son cœur. Ce désir ardent de l'aider s'était converti dans son âme
en une idée fixe. Vraiment, elle était devenue agressive et cruelle. Jamais il n'oublierait sa
révolte en entendant le nom de Jésus prononcé sur les tendres lèvres de Silvain. Mais — il se
disait que —, le jeune homme était le fruit d'une fausse éducation chez Opilius. L'homme qui
l'avait condamné à sa mort physique, avait condamné son fils à la mort morale.
Serait-il bien avisé de ne rien faire pour son garçon alors qu'il commençait à peine sa
vie ? Serait-ce un acte coupable pour un père que de se dévouer à son propre fils dans la
meilleure des intentions ?
91
Se souvenant cependant de la grandeur de l'idéal qui le poussait à l'amour de
l'humanité, il se demandait pourquoi il aimait tant le jeune homme...
Si l'église était peuplée de garçons et de jeunes gens qui méritaient toute son attention
et sa tendresse pourquoi restait-il focalisé sur Tatien avec une telle affection alors qu'il ne
méconnaissait pas les infranchissables obstacles qui les séparaient ?
Le courant d'air frais d'une douce brise pénétrait par la fenêtre ouverte comme si elle
cherchait à caresser sa tête douloureuse...
Malgré la multitude d'amis qu'il avait à Lyon, il se sentait abandonné, sans personne...
La présence de son fils serait probablement la seule force capable de lui rendre un sentiment
de plénitude.
Ah ! Comme il avait besoin en cet instant d'une parole qui le ravisse du tourbillon des
angoisses !
Tel un enfant égaré soupire du désir de retrouver la protection maternelle, il s'est mis à
penser à son ami décédé...
Relégué à lui même, dans la solitude de sa chambre, il pleurait la tête penchée sur ses
genoux, quand il a remarqué qu'une main légère s'était posée sur son épaule courbée.
Des irradiations d'une clarté saphirine illuminaient son front et s'étendaient comme des
jets sublimes jusqu'à son cœur.
Tout en se prosternant devant le messager du ciel, le prêtre a voulu crier le bonheur qui
l'envahissait, mais une force insurmontable lui prenait la gorge et le maintenait plombé à son
pauvre lit.
92
— Varrus, mon fils, pourquoi te décourages-tu quand la lutte ne fait que commencer ?
Relève-toi pour le travail. Nous avons été appelés pour servir. Divin est l'amour des âmes, lien
éternel à nous unir les uns aux autres pour l'immortalité triomphante, mais que serait-il de ce
don céleste si nous ne savions pas renoncer ? Le cœur incapable de céder au bénéfice du
bonheur de l'autre est une semence sèche qui ne produit pas.
L'émissaire spirituel a fait une courte pause comme pour mettre de l'ordre dans ses
propres pensées et a continué :
— Tout comme nous, Tatien est le fils du Créateur. Ne lui demande pas ce qu'il ne peut
te donner. Personne ne peut se faire aimer sous le coup de la contrainte. Donne tout ! Ceux
que nous désirons aider ou sauver n'arrivent pas toujours à comprendre, immédiatement, le
sens de nos paroles, mais ils peuvent être inclinés ou amenés à la rénovation par nos actes et
notre exemple. Très souvent sur terre, nous sommes oubliés et humiliés par ceux à qui nous
nous dévouons, mais si nous savons persévérer dans l'abnégation, nous allumons dans leur
esprit le feu béni qui illuminera leur route outre tombe !... Tout passe en ce inonde... Les cris
de la jeunesse moins constructive se transforment en musique de méditation dans la
vieillesse ! Soutiens ton fils qui est aussi notre frère dans l'éternité, mais ne te propose pas de
l'asservir à ta façon d'être ! Monstrueux serait l'arbre qui se mettrait à dévorer son propre
fruit ; condamnable serait la source qui avalerait ses propres eaux ! Ceux qui aiment,
soutiennent la vie et y transitent comme des héros, mais ceux qui désirent être aimés ne sont
très souvent que des tyrans cruels... Lève-toi ! Tu n'as pas encore bu tout le calice. De plus,
l'église, la maison de Jésus et notre maison, t'attend... Les êtres qui frappent à sa porte,
consternés, sans illusions, sont aussi des nôtres... Ces vieux abandonnés qui viennent nous
voir, eux aussi ont eu des parents qui les adoraient et des enfants qui leur lacéraient le cœur...
Ces malades qui font appel à notre capacité d'assister ont connu de près l'enfance et la
grâce, la beauté et la jeunesse !... Nos douleurs, mon ami, ne sont pas les seules. Et la
souffrance est la forge purificatrice où nous perdons le poids des passions inférieures pour que
nous nous élevions à la vie supérieure... Presque toujours c'est dans la chambre obscure de
l'adversité que nous percevons les rayons de l'inspiration divine parce que la satiété terrestre à
l'habitude de nous anesthésier l'esprit...
Le messager fit une courte pause, il l'a regardé avec plus de tendresse, puis il lui a dit :
— Varrus, va voir ton fils avec la lampe de l'amour allumée dans ton cœur par les
enfants d'autrui et le Seigneur te bénira transformant ton amertume en paix...
Lève-toi et attends debout la lutte grâce à laquelle tu rééduqueras ceux que tu aimes le
plus au monde...
93
Le religieux s'est alors dit que quelques informations concernant l'avenir l'aideraient
beaucoup... Il pourrait, peut-être, espérer se rapprocher de Tatien ? Réussirait-il à reconstituer
l'école qu'il avait perdue ?
Il a suffi que de telles questions lui passent par la tête pour que l'entité lui dise avec
bonté :
— Mon fils n'espère rien pour le moment si ce n'est résignation et sacrifice... Jésus
jusqu'à présent n'a pas été compris, même par ceux qui se disent ses disciples. Il aide,
pardonne et espère !... Les victoires suprêmes de l'esprit brillent au-delà de la chair.
Puis, l'apôtre désincarné s'est incliné et l'a étreint dans ses bras affectueux.
Oh ! Il aurait tout donné pour ouvrir son âme et lui parler des événements passés
pendant toutes ces années de nostalgie et de séparation, mais ses cordes vocales étaient
paralysées.
Corvinus a caressé ses cheveux avec l'attitude d'un père qui quitte un fils avant de
s'endormir, et se dirigeant vers la sortie, il lui a adressé un émouvant au revoir.
Dehors, la nuit émaillée d'étoiles était enveloppée d'une brise parfumée et fraîche.
Dans son lit, le malade apaisé ressentait cette sensation de paix que seuls ceux qui
arrivent à vaincre en eux-mêmes les grands combats du cœur peuvent comprendre.
Quelques instants plus tard, comme s'il avait avalé un léger somnifère, il dormait
tranquillement.
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d'hommes politiques oisifs qui commentaient les intrigues de la cour et d'adulateurs souriants
en quête de vin à boire.
Hélène ne contenait pas sa joie entre l'affection de son fiancé et l'admiration de tous
ceux qui courtisaient sa beauté.
Parfaitement habituée à la vie sociale, elle faisait des prodiges pour satisfaire
l'aristocratie gauloise, se montrant pleine d'attention pour tout le monde.
Cintia, cependant, était arrivée transformée. Intentionnellement, elle fuyait toutes les
festivités qui agitaient son foyer. Absente des conversations et des soirées, face aux questions
posées par les visiteurs à son sujet, Veturius et de Tatien répondaient qu'elle était malade.
Mais un vieil homme, associé à Opilius depuis sa jeunesse, affirmait en privé que
Madame était devenue chrétienne.
Cet homme n'était autre que Flave Subrius, le vieux soldat boiteux qui avait aussi
changé sa conception de la vie.
Ce n'était pas un adepte du Christ à proprement parler, cependant, il faisait des lectures
édifiantes, respectait la mémoire de Jésus, donnait des aumônes et évitait le crime qui, en
d'autres temps, n'était pour lui qu'une trivialité sans importance.
Comparaissant parfois aux sermons des catacombes, il était transformé. Il avait réussi
à retenir dans sa conscience la bénédiction du remords et avait remis en question le chemin
parcouru...
Néanmoins, de tous les sombres drames dont son esprit était hanté, l'assassinat de
Corvinus était peut-être celui qui lui lacérait le plus le cœur.
Jamais il n'oublierait l'expression de calme dans les yeux de Corvinus quand il avait
poignardé son thorax vieilli. Il s'était dit que l'apôtre crierait de révolte, néanmoins, se
montrant angoissé, l'ancien avait porté sa main droite à sa poitrine oppressée sans la moindre
réaction. D'ailleurs, en sortant, il avait remarqué qu'il priait... Ce tableau ne s'était plus jamais
effacé de sa mémoire. Il le poursuivait de toute part. Que ce soit en se plongeant dans des
verres grisants ou en changeant d'air ou de compagnies dans l'intention de se fuir lui-même, là
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elle se trouvait au fond de son âme, la figure indélébile du vieux prêcheur à lui rendre le coup
de poignard par la prière.
Dans ces épreuves de démence, il fut aidé par un groupe de chrétiens dont les prières
avaient soulagé son esprit souffrant. Dès lors, il avait modifié sa manière d'être, bien que
gardant pour lui ses inquiétants secrets s'en remettant à la force rénovatrice du temps.
Toujours attaché à la maison de Veturius, il fut informé par une esclave de confiance
que Cintia, malade, avait accepté de recevoir l'assistance chrétienne dans ses appartements
particuliers et une fois rétablie, elle avait modifié spirituellement ses propres concepts.
De fait, cette information était avérée. Cintia fut soudainement prise d'inclination pour
le christianisme.
Peu après la séparation temporaire occasionnée par le départ de son fils, elle avait
également été atteinte de la peste dont elle ne fut soignée que par l'interférence d'un saint
homme qui, conduit à son chevet en cachette par quelques esclaves, avait apposé ses mains en
prière, lui rendant sa paix intérieure.
Une fois sortie du lit, elle se sentait pourtant prise d'une insoutenable mélancolie.
Quand la maison était plongée dans le silence, elle descendait au jardin, préférant la
méditation à tout bruit domestique. À maintes occasions, Opilius l'avait ramenée dans ses
bras, séchant ses larmes abondantes.
Il avait entamé des discussions avec elle qui, graduellement, se sont faites de plus en
plus âpres et rudes pour, finalement, considérer qu'il était plus prudent de s'éloigner de Rome
pour un temps indéterminé, tout en espérant que les paroles de Tatien la dissuaderaient.
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À Lyon, le beau-père s'est entendu avec le jeune homme, qui, fier et inflexible, avait
écouté ses confidences le visage étonné et assombri.
Le jeune homme attendait une occasion opportune pour le type de conversation qu'il
désirait avoir avec elle et, la veille de son mariage, profitant de ce moment approprié, il a
prétexté vouloir présenter à sa mère quelques nouveaux travaux qu'il mettait en œuvre dans un
proche vignoble pour se retirer ensemble.
Face au soleil, véritable brasier perdu au couchant enflammé, le jeune homme s'est
souvenu en chemin que c'était son dernier jour de jeunesse en célibataire. Le lendemain matin,
il marcherait à la rencontre d'un nouveau destin.
Sous un vieux chêne touffu qui semblait protéger la plantation naissante, il prit les
mains de sa mère et a commenté les craintes qui tourmentaient son âme...
Par hasard, aurait-elle oublié les vœux sacrés du cœur ? Il avait appris par son père
adoptif qu'elle vivait maintenant dominée par les sorcelleries des nazaréens... Serait-ce la
vérité ? Il ne pouvait accepter l'idée qu'elle avait modifié l'orientation de sa foi. Il savait
qu'elle était forte, toujours consacrée aux divinités domestiques, sans trahir ses ancêtres et
qu'il aurait confiance en elle jusqu'au bout.
Sa mère a écouté ses paroles les yeux voilés d'un nuage de larmes qui n'arrivaient pas
à couler et comme si elle gardait dans l'âme l'ombre du crépuscule qui commençait à habiller
le paysage, elle lui a répondu avec tristesse :
— Mon fils, demain j'aurai intégralement accompli ma tâche de mère. En ce sens, ton
mariage marque la fin de mes responsabilités. Nous pouvons, donc, parler le cœur ouvert
comme deux vieux amis... Depuis quelques années déjà, je ressens le besoin de
rénovation spirituelle...
— L'abondance des biens matériels n'apporte pas toujours le bonheur au cœur — fit
observer la matrone en souriant tristement — la richesse de Veturius peut ne pas être ma
richesse...
Elle a posé sur son fils des yeux larmoyants et calmes que la souffrance intime
anoblissait et a continué, après une longue pause :
— Tant que nous sommes jeunes, notre personnalité est comme une pierre précieuse
prête à être lapidée. Mais le temps, au quotidien, nous consume et nous transforme jusqu'à ce
qu'une nouvelle compréhension de la vie fasse briller notre cœur. Je me sens dans une
nouvelle phase. Tu es aujourd'hui un homme et tu peux comprendre.. Depuis
longtemps, j'observe la décadence qui nous entoure. La décadence qui nous gouverne se
manifeste par des transgressions de toutes sortes, la décadence chez les gouvernés qui font
de l'existence une chasse au plaisir... En d'autres temps, j'ai eu aussi les yeux voilés. Plus
les paroles avisées de ton père cherchaient à m'éveiller, plus sourde je me faisais...
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Aujourd'hui, cependant, ses paroles résonnent dans ma conscience avec plus de clarté. Nous
nous trouvons enlisés dans une boue de vices et de misères morales. Seule une intervention
spirituelle différente de celle en laquelle nous avons cru jusqu'à présent, peut relever le
monde...
À ce moment-là, sa mère a exprimé les signes d'une peine évidente, le visage serein,
elle lui a expliqué :
Une étrange rougeur lui est montée à la face, les veines de son visage se sont gonflées,
ses lèvres se sont crispées et son expression s'est animalisée.
Tout comme le jour de la mort de Silvain, le jeune patricien s'est mis hors de lui.
— Toujours affronté par ce Christ que je ne cherche pas ! Par la gloire de Jupiter,
jamais je ne céderai, jamais je ne céderai, jamais je ne céderai !...
— Mère, Opilius a raison. Tu es vraiment démente. La peste t'a rendue folle !...
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Peu après, il l'a enlacée nerveusement avec toute la sollicitude de quelqu'un qui
conduit un grave malade et, sans dire un mot, il l'a laissée dans sa chambre, affligée et
désappointée.
Depuis ce crépuscule inoubliable, Cintia Julia a été considérée comme folle au sein de
sa famille.
Le mariage des jeunes gens s'est réalisé lors de solennités exceptionnelles. Pendant
trois jours consécutifs, l'exploitation agricole et l'amphithéâtre régurgitaient d'invités pour les
jeux et les fêtes de congratulations avec de joyeuses cérémonies de louanges et de
reconnaissance aux divinités bienfaitrices. Mais, dans la splendeur de la réjouissance
publique, deux personnages étaient stigmatisés par une angoisse infinie. Opilius et Tatien
contraints de devoir garder la maîtresse de maison à l'écart de la vie domestique, gardaient le
sourire artificiel sur les lèvres de ceux qui reçoivent la joie du peuple comme une tasse
lumineuse pleine de fiel.
Les appartements de Cintia restaient sous bonne garde dirigée par Épipode.
L'année 235 s'est initiée sous de sombres auspices. L'empire grouillait de troubles
incessants.
La peste qui flagellait le monde latin en tous lieux, les récoltes perdues, les
vicissitudes de la guerre et l'instabilité politique étaient considérées comme conséquences du
travail punitif des dieux qui condamnaient les chrétiens de plus en plus nombreux de toute
part.
Des nuages terribles s'accumulaient sur les travailleurs de l'Évangile, qui, en prières,
s'attendaient à ce que s'abattent de nouvelles tempêtes.
Au beau milieu de ces sombres présages, Caius Julius Verus Maximin est monté sur le
trône romain.
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Alexandre Sévère avait été cruellement assassiné emportant avec lui l'influence des
femmes miséricordieuses qui soutenaient le christianisme sur le trône impérial.
Bien que Maximin s'en tienne aux questions belliqueuses dans le monde provincial,
l'élan de mort se mit à rayonner au-delà de Rome, éveillant l'autocratie et la violence.
Diverses proclamations ont pris effet, n'ordonnant au début que l'assassinat des
évêques et des religieux qui suivraient ce courant, offrant l'amnistie à ceux qui abjureraient de
leur foi, mais très vite, la vague destructrice s'est élargie à tous les prêcheurs du credo
martyrisé.
Dans la métropole, les persécutés ne se rendaient au culte que dans les catacombes, et
dans les villes lointaines, la répression dépendait des personnalités en place.
À Lyon, l'église Saint-Jean fut interdite et les objets sacrés passèrent aux mains
irrévérentes des autorités sans scrupules. Le corps ecclésiastique et les religieux en fonction
furent impitoyablement expulsés, mais certains parmi eux, dont le frère Corvinus, voulurent
résister à la situation et restèrent en ville veillant au troupeau tourmenté.
En Gaules cependant, malgré tous les revers de l'immense lutte, invincibles les
disciples de Jésus ont persisté courageusement dans leur foi. Comme les druides, leurs
héroïques ancêtres, ils sont allés se réfugier dans la forêt pour chanter leurs cantiques de
louange à Dieu. Après le travail quotidien, ils marchaient dans la nuit, en route vers les
champs amis et silencieux, là sous des cathédrales en bois érigées par la nature sous le
firmament étoile, ils priaient et commentaient les divines révélations comme s'ils respiraient,
par anticipation, les joies du Royaume céleste.
Quirinus Eustasius, le juge en place, avait noué les fils des plus sombres intrigues et de
la calomnie pour qu'il fût procédé à une grande tuerie, mais Artémius Cimbrus, patricien doté
de vénérables titres, opposait toute sa puissante influence à toutes résolutions les extrêmes qui
étaient prises.
Face aux obstacles qui s'opposaient à ses désirs, Quirinus a lancé l'idée que les grands
propriétaires réalisent dans leur propre résidence, ce qu'il avait désigné de « juste châtiment ».
Les esclaves reconnus chrétiens seraient condamnés à mort et leurs descendants vendus dans
d'autres régions afin que la ville passe par une purge aussi complète que possible.
100
Un ordre d'un sénateur impérial, qu'il obtint sans difficulté, vint sceller ses intentions
et il commença par un massacre dans son propre foyer.
Six hommes captifs ont été assassinés spectaculairement au son des musiques et des
joies populaires, étendant petit à petit ces mesures à plusieurs maisons de l'aristocratie
romaine.
Arrivé le tour du palais rural d'Opilius, le juge lui a rendu visite pour mettre en place
les dispositions nécessaires.
— D'après ce que je sais — a informé Veturius, une fois interpellé —, nous n'avons ici
qu'un récalcitrant.
Le fils de Cintia était accompagné de sa jeune épouse qui tenait dans ses bras Lucile
leur nouveau-née qui dormait.
Les personnes présentes ont approuvé ces paroles avec des signes expressifs de
soutien.
Et peut-être parce que la pause se prolongeait, Hélène a exprimé son opinion avec
fermeté :
— Je suis tout à fait d'accord. Depuis longtemps, j'observe que la peste nazaréenne a
par-dessus tout des effets psychiques délétères. Il semblerait qu'elle défigure le caractère et
efface le brio des personnes. Dans le temps, les condamnés à mort dans les cirques
combattaient, intrépides, avec les fauves ou avec les gladiateurs, réussissant souvent
à recouvrer leur droit de vivre et même la liberté. De nos jours, avec les enseignements de
l'homme crucifié, ils ont perdu leur gaillardise. Partout, c'est une honte. L'affrontement du
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combat a toujours été un beau symbole. Actuellement, cependant, plutôt qu'une lance comme
point de mire, nous voyons des bras croisés et entendons des cantiques jusqu'au bout.
— Bien rappelé ! Bien rappelé ! Si la mode prend, nous vivrons à genoux pour que ces
vagabonds restent debout.
Ils ont marqué une date pour essayer de ramener Rufus à la raison.
La mesure serait un avertissement pour tout le monde et il était probable qu'il arrête
d'autres foyers d'indiscipline.
Ils ont examiné entre eux le type de mort le plus adéquat à la situation au cas où Rufus
serait inflexible.
Veturius a fait remarquer qu'une hache entre les mains d'Épipode ne serait pas utilisée
en vain, mais Quirinus pervers, a rappelé qu'un employé délinquant traîné par la queue d'une
pouliche sauvage, serait toujours un tableau de fête digne d'être vu.
C'est dans une ambiance de lourde expectative que le jour de la purge dans
l'exploitation agricole d'Opilius est arrivé.
Une angoisse évidente perçait sur le visage des nombreux travailleurs rassemblés dans
le grand patio.
Veturius, Tatien et Galba, suivis de Quirinus et de bien d'autres personnalités ainsi que
du marchand d'esclaves, ont pénétré dans l'enceinte, impertinents, dominateurs et libres.
Rufus avait à ses côtés des gardes musclés, il fut amené au centre de la place délimitée
par quantité d'hommes, de femmes et d'enfants.
Ce fut alors que Veturius a ordonné qu'une femme et deux fillettes fussent approchées.
Dioclèsie, la femme du prisonnier et ses deux petites Rufilie et Dionie l'ont étreint
avec joie et empressement.
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Les voix aimantes ont résonné, émouvantes, arrachant des pleurs alors que l'esclave
avait des larmes qui lui coulaient des yeux comme des gouttes de rosée diamantine glissant
sur un masque expressif en bronze.
— Rufus ! Le moment décisif est là ! Tu jureras fidélité aux dieux et tu seras sauvé, ou
tu suivras l'imposteur galiléen en te condamnant à mort et en provoquant le bannissement
définitif des tiens. Choisis ! Il n'y a pas de temps à perdre!...
Le malheureux s'est tu dominé par l'angoisse et sa tête en d'autre temps droite et digne
s'est abaissée jusqu'à la poussière que Veturius foulait.
Il a dévisagé sa femme qui le regardait, affligée, puis il a tendu les bras à Dionie, son
petit ange brun de quatre ans qui s'est à nouveau précipitée vers lui s'exclamant confiante :
L'interpellé a fixé sa fille avec une indicible tendresse mais il n'a pas répondu.
Il a élevé sa pensée au ciel manifestant une attitude profonde de prière, mais Opilius
s'est remis à parler, incisif et s'écriant :
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Il lui a lancé un regard de rancœur et a conclu, après un court intervalle :
L'esclave, semblant pris de vigoureuses forces spirituelles, l'a regardé avec tristesse, et
a expliqué :
— Seigneur, ceux qui vont mourir vont au devant de la vérité... Mon cœur souffre à
l'idée de voir ma femme et mes petites filles humiliées par le destin incertain qui les attend sur
terre, néanmoins, je les remets en cette heure au jugement du ciel. Aujourd'hui, vous pouvez
condamner. La maison, le sol, le bois et l'or restent entre vos mains. Demain, néanmoins, vous
serez amenés à rendre des comptes aux tribunaux divins. Où sont-ils ceux qui, en d'autres
temps, ont persécuté et ont condamné ? Ils rampent tous dans la poussière où se confondent
les esclaves et les maîtres. Les litières de la vanité et de l'orgueil se consument avec le temps...
Je ne crains pas la mort qui pour vous est une énigme et un mystère, mais qui pour moi est la
libération et la vie...
Opilius, retenu peut-être par des fils intangibles, restait immobile comme le bâton
sculpté auquel il se soutenait et qui portait la marque de son autorité domestique.
Le prisonnier a regardé Veturius dans les yeux avec une vaillante sérénité et a affirmé
sans affectation :
— Mais vous, Romains dominateurs, tremblez, alors que vous riez ! Jésus règne au-
dessus de César !...
Surmontant la lassitude qui le dominait, Opilius Veturius a agité les bras et s'est
exclamé :
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— Tais-toi ! Pas un mot de plus ! Épipode, le fouet !...
L'homme de main a fait claquer le fouet sur le visage de l'esclave anobli, tandis que
Veturius, en quelques mots, concluait l'affaire avec le négociant.
Alors que la pouliche sauvage était équipée, la femme du martyr voulut se lancer dans
ses bras, mais quelques compagnes l'ont éloignée avec ses filles dans un coin en retrait.
Rufus allait être attaché à la queue de l'animal qui hennissait, indomptable, quand
Berzelius, l'acheteur d'esclaves, s'est approché de lui et lui a glissé à l'oreille :
— Ta famille trouvera un foyer chez moi en Aquitaine. Meurs en paix, moi aussi, je
suis chrétien.
Pour la première fois, en ce jour de terribles souvenirs, un beau sourire s'est affiché sur
le visage du martyr.
Plus tard, quelques femmes miséricordieuses de l'église ont rassemblé ses restes dans
un terrain proche.
Rufus s'était émancipé pour servir avec plus d'assurance les desseins du Seigneur.
Des esclaves de confiance guidés par Hélène angoissée, allaient et venaient apportant
leur aide. Tatien en avait oublié les visites et était aux côtés de la patiente, contrarié et abattu.
Après de nombreux massages et plusieurs excitants respires par le nez, elle s'est
éveillée, mais à l'étonnement général, elle poussait d'étranges éclats de rire.
Mais bien que le service de surveillance ait été renforcé dans leur demeure, la garde de
la patiente était devenue plus difficile.
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De temps en temps, elle était retrouvée parlant toute seule, à voix haute, démontrant
une évidente aliénation mentale plus accentuée.
Une fois même, après avoir trompé les sentinelles, elle était allée jusqu'à une vieille
chaumière où le frère Corvinus secourait les personnes souffrantes.
Varrus Quint priait la main droite posée sur deux enfants paralytiques, quand il a
remarqué la présence de son épouse bienaimée qu'il a immédiatement identifiée.
Son corps décharné portait de nombreuses rides, sa chevelure presque blanche et ses
lèvres tordues défiguraient son visage impitoyablement.
Elle l'a fixé au début avec indifférence mais dès que les visites se furent retirées,
remarquant qu'il était seul, une expression de foi et de confiance s'est illuminée en elle.
— Père Corvinus, depuis longtemps j'entends parler de votre travail. Vous êtes un
interprète de Jésus ! Ayez pitié de moi ! Je suis malade et fatiguée de tout.
Et, probablement parce qu'elle avait remarqué la perplexité du bienfaiteur, elle a ajouté
précipitamment :
L'infortunée matrone a séché ses larmes devant le missionnaire qui la regardait, atterré
et attendri, puis elle a continué :
— Estimeriez-vous, par hasard, le sacrifice d'un cœur maternel qui aurait nourri au
quotidien un enfant avec les larmes de sa douleur et l'aurait fortifié par les rayons de sa joie,
pour le voir ensuite, consciemment livré à la férocité ? Pourriez-vous imaginer les souffrances
de cette femme qui, victime d'elle-même, reste prostrée entre le désenchantement et le
remords, blessée dans ses moindres aspirations ? Ah ! Père Corvinus, pour qui êtes-vous !
Compatissez-vous de moi !... Je désire trouver le Maître, mais je suis condamnée à respirer
parmi les idoles qui m'ont trompée... Secourez mon âme ensanglantée !...
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Elle s'est agenouillée comme quelqu'un qui ne pouvait plus rien donner d'elle-même si
ce n'est la suprême humilité et, avec surprise, elle s'est rendu compte que sur le visage du frère
des malheureux, coulaient d'abondantes larmes.
Et jetant ses yeux au ciel, elle s'est mise à crier dans un état de déséquilibre manifeste :
— Pardonnez-moi, oh mon Dieu ! Mes péchés sont énormes. J'ai commis des
crimes qui provoquent la douleur de vos élus !... Maudits dieux de pierre qui nous jettent
dans le précipice de l'ignorance ! Maudits génies de l'égoïsme, de l'orgueil, de la perversité et
de l'ambition !...
— Cintia ! Attends et reste confiante !... Dieu ne nous oublie pas, même lorsque
nous sommes induits à l'oublier...
Une étrange lueur s'est exprimée sur le visage de la patiente qui lui a coupé la parole,
s'exclamant :
— Oh ! Cette voix, cette voix !... qui êtes-vous ? Comment avez-vous su mon nom
sans que je vous le dise ? Seriez-vous donc un fantôme qui revient de la tombe ou l'ombre
d'un homme qui est mort sans jamais être décédé ?
Perplexe, la matrone a reculé exhibant dans son regard une profonde lucidité comme si
soudainement cette grande émotion la ramenait à la réalité...
Elle a fixé les yeux de son interlocuteur avec un indicible étonnement et s'est écriée :
— Varrus !...
Dans l'inflexion donnée à ce simple nom, elle y mit tout l'amour et toute la stupeur
qu'elle pouvait ressentir.
L'apôtre a attendu en vain la phrase qui s'est étouffée sur ses lèvres pâles.
Cintia l'a dévisagé pendant un court instant, larmoyante, gardant sur son visage
l'expression du bonheur statique d'avoir retrouvé un trésor si longtemps désiré...
Le tableau inoubliable, néanmoins, a été aussi bref que la foudre dans la nuit.
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Son cœur bouleversé par la joie de l'avoir retrouvé, la pauvre femme a brusquement
pâli, ses yeux sortaient de leur orbite et son corps a oscillé, perdant l'équilibre.
Avec la soumission d'un enfant, l'agonisante s'est calmée dans ses bras.
Cintia Julia s'est éteinte comme un oiseau, sans râle, sans contractions.
En la pressant contre son cœur, Varrus Quint pleurait balbutiant une prière.
— Seigneur ! — s'exclama-t-il — toi qui nous réunis avec bonté, ne nous sépare pas
pour toujours !... Ami divin, qui nous accorde la lumière du jour après l'ombre de la nuit,
donne-nous la sérénité une fois la tempête terminée !... Soutiens notre cœur désorienté sur les
chemins tortueux du monde et ouvre-nous à l'horizon de la paix ! Nous mourons tant de fois
dans l'obscurité de l'ignorance, mais ta compassion nous élève, chaque fois, à la clarté divine !
Je ne peux rien te demander, serviteur que je suis récompensé de tant de bénédictions
imméritées, mais si possible, je supplie ta protection pour celle qui aujourd'hui te cherche
l'esprit assoiffé d'amour. Oh Maître de nos âmes, aide-nous à trouver une solution à nos
besoins ! Nous ne pouvons rien sans ta lumière!...
Sa prière s'étouffait dans sa gorge, mais son esprit fervent a continué en une supplique
silencieuse qui ne fut interrompue qu'à l'arrivée d'un frère venu l'assister à prêter les dernières
manifestations d'affection à la défunte dont les lèvres étaient entrouvertes, immobiles, portant
un sourire indéfinissable.
Le vieux soldat est allé voir le frère Corvinus et surpris par cette voix qui ne lui était
pas étrangère, il fut informé du déplorable événement.
Tout en lançant des regards méfiants à l'apôtre dont le nom était identique à celui de la
victime qu'il n'avait jamais oubliée, il a organisé respectueusement le transport du cadavre que
108
Varrus a aidé avec beaucoup d'affection à installer dans la voiture convertie en carrosse
mortuaire.
Veturius avait ordonné son emprisonnement pour l'enquête qu'il prétendait organiser.
109
VII
MARTYRE ET AMOUR
Jeté en prison, le frère Corvinus ressentit bientôt les effets des persécutions
implacables misent en œuvre par Opilius Veturius.
Artémis Cimbrus et d'autres compatriotes influents ont malgré tout essayé d'opposer
leur résistance à la tuerie criminelle car le mouvement déplorable s'étendait, effréné.
Tous les adversaires de la nouvelle foi semblaient s'être réunis là, par ironie et par
mépris.
Veturius dénonçait à ses traits vieillis les afflictions extrêmes qui le tourmentaient, il
était inquiet et passait de temps à autre sa main droite sur ses yeux, démontrant toute
l'émotivité dont il était possédé, alors que Tatien, se rappelant l'infirmier dévoué, laissait
transparaître sur son visage un mélange de compassion et de dédain. Galba se caractérisait par
sa froideur habituelle, mais Flave Subrius, bien que diminué physiquement, guettait toutes
rumeurs dans la large enceinte avec la vivacité d'un félin, prêt à signaler les moindres
particularités du spectacle.
Frère Corvinus, escorté par plusieurs gardes, est apparu dans le grand salon.
110
Squelettique et pâle, sans prononcer un mot, son corps disait la faim qui sévissait en
prison. À ses poignets, il portait des blessures rouges et au visage les marques des coups de
fouet qui révélaient le martyre supporté dans les cellules où des légionnaires ivres avaient
l'habitude d'exercer leur cruauté, mais les yeux du condamné s'en montraient d'autant plus
brillants. Ils ne rayonnaient pas uniquement de patience dénotant sa grandeur spirituelle, mais
aussi d'une supériorité indéfinissable, mêlée de compréhension et de miséricorde pour ses
bourreaux.
De toutes parts, des injures ont fait écho, excitant les esprits contre l'apôtre sans
défense.
De tels blasphèmes étaient hurlés spontanément par des centaines de lèvres dures et
furieuses.
— Je me crois dispensé de toute considération envers les prisonniers sans titre qui sont
exhortés au respect de l'État. Néanmoins, tant d'efforts se sont interposés en votre faveur,
face à mon autorité, tant de familles aristocratiques s'intéressent à votre sort que je me
sens dans le devoir de juger votre situation avec une bienveillance toute particulière.
— Vous êtes accusé d'avoir provoqué la mort d'un enfant — a continué Novatien
hautain —, d'avoir cultivé la pratique de sorcelleries maléfiques et d'avoir assassiné une
patricienne distincte, malade et irresponsable, après l'avoir probablement attirée avec des
promesses de guérison imaginaire. Cependant, pondérant les sollicitations faites par plusieurs
personnalités, je daigne analyser le procès allusif de culpabilité en question, en vous traitant
comme un citoyen de l'empire. Mais avant tout, je désire m'assurer de votre fidélité à nos
traditions et principes puisque vous êtes considéré par tout le monde comme un membre actif
de la secte reniée et dont nous n'avons d'autres recours si ce n'est l'exil, la punition ou la mort
pour arriver à son extinction.
111
Il a fait une petite interruption, a fixé le prêtre dans les yeux cherchant en vain à
soutenir son regard calme et confiant, puis il a demandé :
— Au nom de l'Empereur Maximin, je vous exhorte à jurer votre loyauté aux dieux
et obéissance aux lois romaines !
— Illustre émissaire, selon les leçons de mon Maître, j'ai toujours donné à César le
respect que César attendait de moi, néanmoins, je ne peux me vouer aux idoles parce que je
suis chrétien et je ne désire pas abandonner ma foi.
— Je vous demande des excuses si mes paroles vous dérangent mais comme vous
m'interrogez, à mon tour, je vous réponds.
Alcius a essuyé une copieuse sueur qui coulait sur son front ridé et lui rétorqua :
L'émissaire de César a passé sa main droite sur sa tête grasse et chauve, puis il a
brandi un bâton d'argent sur l'estrade à laquelle il se soutenait et s'est écrié :
112
Varrus perçut la dureté intellectuelle de l'investigateur et objecta :
— Notre Maître a souffert sur la croix parce qu'il se sentait comme le frère aîné de
l'humanité dans le besoin, non de la force brute ou de la violence, mais de la valeur morale
pour comprendre la grandeur de l'esprit éternel ; le service pour nous n'est pas l'exploration de
l'homme par l'homme mais le libre accès de la créature au travail par le grandissement des
mérites personnels de chacun ; la bonté, dans notre champ d'action, est...
— Nos destins reposent entre les mains de Dieu ! — rétorqua Varrus serein.
Novatien a échangé un regard expressif avec Veturius comme s'ils scellaient en silence
d'un commun accord leur point de vue, puis il s'est exclamé :
Il convoqua l'un de ses assesseurs et ordonna que le prisonnier fût frappé de trois
coups de fouet tressé sur la bouche.
Le sang écumait de ses lèvres et coulait sur son humble tunique quand un jeune
homme s'est approché, s'agenouillant près de lui, il s'exclama en sanglots :
— Père Corvinus, je suis ton fils ! Tu m'as recueilli quand j'errais dans la rue sans
personne ! Tu m'as donné une profession et une vie digne... Tu ne souffriras pas seul ! Je
suis ici...
— Mon père — pleurait le jeune, presque un garçon —. Moi aussi je veux témoigner!
Je désire prouver ma fidélité au Seigneur !...
113
— Moi aussi je suis chrétien !
— Tu as oublié que le plus grand exemple des partisans de l'Évangile n'est pas
celui de la mort mais celui de la vie ? Tu ne sais pas que Jésus attend de nous la leçon de
l'amour et de la foi où nous respirons ? Mon témoignage au tribunal ou à l'amphithéâtre sera
des plus faciles, mais tu pourras honorer notre Maître d'une façon plus sacrificielle et plus
noble en travaillant pour lui, dans l'intérêt de nos frères dans l'humanité et en souffrant pour
lui au quotidien... Va en paix ! Ne manque pas de respect au messager de l'Empereur!...
Et comme si l'ambiance était magnétisée par des forces intangibles, le jeune homme,
en séchant ses larmes, est sorti sans être molesté par qui que ce soit.
Il s'est éloigné de quelques pas afin d'apprécier la magnifique statue de Thémis qui se
tenait dans l'enceinte, quand quelqu'un a accouru à la rencontre du condamné qui retournait en
prison, résigné.
Cette personne c'était le vieux Flave Subrius qui s'est approché du religieux et lui a dit
à voix basse :
114
— Je te reconnais ! Maintenant, je n'ai plus de doute. Vingt ans ne suffiraient pas pour
que je t'oublie !...
— Mon ami, ta mort n'aurait-elle pas été plus douce en mer ? Comme il me
pèse d'avoir coopéré à ton sacrifice ! Comme je déplore ton malheur en pensant au fardeau
d'angoisses que tu portes sur les épaules !...
— Subrius, l'esclavage pour Jésus est la vraie liberté, tout comme la mort en
compagnie de notre Divin Maître est la résurrection à la vie impérissable ! Nous ne devons
craindre qu'un seul fardeau — celui de la conscience coupable !...
Et remarquant avec surprise que des larmes d'une profonde peine n'arrivaient pas à
couler, il a ajouté :
Et avant que Subrius stupéfait n'ait pu réagir, Varrus fut à nouveau traîné en prison.
Dès lors, le vieux guerrier retraité sembla pris d'une incompréhensible perturbation.
115
En vain, Opilius l'a cherché chez lui, en vain Tatien a voulu le retrouver.
Il est revenu au foyer domestique dès les premières heures du jour, mais il ne réussit
pas à se calmer.
Quand Veturius est allé le réveiller pour l'accompagner vers le lieu d'exécution, il était
déjà parti, Galba et son père le rejoignirent sur place.
Tatien s'est abstenu. Il a prétexté une brusque indisposition organique afin de ne pas se
soumettre au spectacle. Il ne désirait pas affronter la présence de Corvinus dont la sérénité le
dérangeait.
Malgré l'heure matinale, une vaste foule s'était agglutinée sur la place, rares furent les
personnalités éminentes qui ne furent pas présentes, Novatien lui-même était fortement
impressionné par la résistance morale du prisonnier.
Le frère Corvinus, démontrant une indicible anxiété dans son regard percutant et
limpide, observait le groupe d'Opilius à la recherche de celui qui n'apparaissait pas...
La nature, comme indifférente aux crimes et aux malheurs des hommes, était
éblouissante de lumière.
Le soleil couronnait le paysage de rayons d'or alors que le vent chantait, un souffle
frais emportait au loin la fragrance des rameaux en fleur.
Attristé, car il n'arrivait pas à trouver Tatien dans l'assemblée populaire qui l'encerclait,
Varrus Quint s'est mis à prier en silence.
— Moi aussi, je suis chrétien ! À bas les dieux en pierre ! Vive Jésus ! Vive
Jésus ! Arrêtez-moi ! Arrêtez-moi à juste titre ! Je suis un assassin qui se transforme ! J'ai
déjà beaucoup tué ! Tuez-moi aussi maintenant !... Malheureux romains, pourquoi avez-
vous converti l'honneur des ancêtres en un fleuve de sang ! Nous sommes tous des scélérats
sans rémission possible ! Pour cela, je veux la nouvelle loi !...
116
Face à la perplexité générale, Veturius s'est approché du noble visiteur et l'a informé :
Artemius Cimbrus, que personne n'osait déranger en vertu de ses prérogatives, s'est
approché de lui courageusement et lui a couvert le visage avec une petite serviette en lin très
fin afin que la scène brutale ne lui blesse pas la vue.
Varrus Quint, baigné de sang, fut donc transféré dans son cachot où maintenant, il
avait le droit de mourir lentement.
Veturius a accompagné les moindres détails du terrible tableau, sans s'altérer, et quand
il est allé voir Flave Subrius qui s'était éloigné pour ne pas assister à l'horrible scène, il ne l'a
plus trouvé.
Le client d'Opilius avait pris une voiture et était rapidement retourné chez lui.
Le jeune patricien, bouche bée et atterré écoutait ses réminiscences quand Veturius est
arrivé en sueur et angoissé, devinant ce qui se passait, il a essayé de l'interrompre.
— Non, Tatien, non ! — a-t-il protesté d'une voix ferme — mon jugement n'est pas
déséquilibré ! Ma santé n'a jamais été aussi robuste que maintenant ! Ma conscience
se réveille à peine pour se faire justice. J'ai commis des crimes et des crimes ! Je ne
perpétrerai plus celui de t'occulter la réalité. Cours sur les lieux de l'exécution et si ton
père est encore vivant, ne le prive pas de ton affection à la dernière heure ! J'irai avec toi, j'irai
avec toi !...
117
— Chien, recule ! Tu ne briseras pas l'harmonie de ma maison ! Ne méprise pas la
mémoire du père de Tatien qui nous a toujours été extrêmement sacrée !...
Ses veines gonflées dénonçaient toute l'émotion qui opprimait son âme, Subrius a
exprimé une féroce expression sur son visage auparavant flegmatique et impénétrable, et il a
rétorqué :
— Ce n'est pas la vérité, Tatien ! Opilius m'a ordonné de poignarder Varrus Quint
sur les eaux, mais par gratitude au passé, je l'ai épargné en assassinant un apôtre qui
l'accompagnait et qui, certainement, lui a légué son nom. Et même si je meurs maintenant, je
suis plus soulagé, presque heureux. J'ai vidé le fiel qui m'empoisonnait le cœur,
j'ai expulsé quelque chose de ma propre bassesse... Mais, ne perds pas de temps, partons !
Veturius, toutefois, l'a immédiatement attrapé par la taille et a immobilisé ses bras,
appelant des serviteurs, alarmé et livide.
Obéissant à leur maître, des esclaves musclés l'enfermèrent dans une pièce
agréablement meublée, mais sombre et triste.
Légionnaire dans le temps, malgré son âge, il montra à cette heure l'agilité d'un tigre
enchaîné, essayant de réagir à la hauteur de l'agression.
Ses yeux brillaient maintenant et pris d'une étrange lucidité, après quelques instants il
se mit à parler posément :
— Tatien, mon histoire est la version réelle des faits. Quelque chose me dit que l'esprit
de ton père n'est encore pas parti. Veturius m'a incarcéré pensant faire taire la vérité...
Naturellement, il croit qu'il pourra me retenir comme il l'a fait avec ta malheureuse mère,
mais il se trompe encore une fois et puisque je suis dans l'impossibilité de faire une
confession devant l'envoyé d'Auguste afin de recevoir la punition que je mérite, je mourrai
pour que tu crois en moi ! J'échange ma misérable vie inutile pour les moments de consolation
que Varrus mérite...
Opilius a émis un rire nerveux réitérant sa conviction que son compagnon délirait.
— Une fois que je me serai puni moi-même, réfléchis à ma révélation et n'hésite pas...
Dans le triclinium, il voulut dissiper la tristesse de son fils adoptif en lui racontant de
joyeuses histoires anodines, et une fois le repas terminé, ils sont allés passer un moment sur la
Quand le fils de Cintia fut remis de sa surprise, voici qu'est apparu Épipode, très pâle,
annonçant que le vieux Subrius s'était pendu à la plus haute poutre de sa cellule.
118
Le beau-fils et le beau-père se sont regardés, terrifiés. Ils ont accourus instinctivement
dans la sombre pièce et ont trouvé le corps du vieil ami suspendu, inerte, à l'épaisse charpente
en bois.
Comme s'il était poussé par une insurmontable énergie, Tatien n'a plus hésité. Il s'est
éloigné précipitamment en direction de l'écurie et alors qu'il montait dans une voiture légère,
il a été étreint par Opilius qui lui a déclaré :
— Je vais avec toi. Tu seras convaincu que le misérable sorcier est mort et que Subrius
a été simplement victime de folie et d'illusion.
Le soleil des premières heures de l'après-midi scintillait entre les feuilles des
gigantesques chênes qui protégeaient le chemin sur lequel les deux associés du destin
avançaient calmement, ruminant mentalement chacun ses réflexions. Néanmoins, alors que
Tatien, jeune et vigoureux, se perdait dans un abîme d'interrogations, Opilius, amaigri et
inquiet, était plongé dans des souffrances torturantes. Comment échapper aux déboires de
cette heure si le condamné était encore vivant ? Comment regagner la confiance de son beau-
fils si la parole de Subrius se confirmait ?
À la porte du cachot, ils furent reçus par le gardien de la prison avec un respect tout
spécial qui, loquace et gentil, les a informés où se trouvait le frère Corvinus moribond...
À la demande d'Artémis Cimbrus, le geôlier Edulius lui prêtait assistance parce que le
généreux patricien avait obtenu l'autorisation d'enterrer son corps dès qu'il aurait expiré.
Une fois l'infirmier éloigné, tous deux ont pénétré dans la pièce étroite où le condamné
les yeux immensément lucides, attendait l'instant final.
Des draps très fins, offerts par des mains anonymes, étaient tachés de sang.
Les coups d'Hercules lui avaient massacré l'omoplate, envahissant son thorax qui était
ouvert.
Tatien, dominé par une indicible angoisse, a échangé avec lui un inoubliable regard..
Et l'esprit illuminé par la vérité, comme cela se produit avec les grandes âmes proches
de la mort, avec effort, Varrus Quint lui a parlé ouvertement :
— Mon fils, j'ai supplié Jésus de ne pas autoriser mon grand voyage sans t'avoir
retrouvé... Je suis convaincu que Flave Subrius a révélé à ton cœur tout ce qui s'est passé...
Et comme le jeune homme effrayé se tournait vers Veturius, son père a continué :
— je sais... C'est Opilius, qui t'a élevé comme un père. Je comprends son embarras à
nous entendre, cependant, je le supplie d'autoriser cet entretien de dernière heure... Hier,
Cintia s'absentait de la terre, aujourd'hui c'est moi...
119
À cette hauteur, le mourant a souri, résigné.
Le jeune homme manifestant toutefois ses propres conflits intérieurs, laissa l'émotion
déborder de son cœur et demanda :
— Si vous êtes mon père comment comprendre une telle sérénité ? Si Subrius a dit la
vérité, mon beau-père n'est-il pas votre plus grand ennemi ? Si Veturius a ordonné de vous
faire assassiner pour usurper la destinée de ma mère, comment pouvez-vous tolérer une
aussi horrible situation quand une simple parole venant de vous pourrait éclaircir tous les
doutes ? Oh dieux, comment vaincre ce ténébreux labyrinthe ?!...
— Tatien, ne t'afflige pas juste à l'heure où nous nous quittons. Ne considère pas
Veturius comme l'adversaire de notre bonheur... Souviens-toi, mon fils, de l'affection avec
laquelle il a guidé ton développement... Personne n'atteint la dignité personnelle sans de
dévoués éducateurs. Oublierais-tu, par hasard, le dévouement avec lequel il s'est consacré à
ton bien-être ? Le remerciement sincère est une loi pour les cœurs nobles et loyaux. Même s'il
était un criminel commun, il mériterait notre respect pour la tendresse avec laquelle il a suivi
tes premiers pas... Tu supposes devoir identifier en lui un ennemi de notre maison,
néanmoins, nous ne poumons pas oublier qu'il a été l'homme aimé par ta mère... J'ai toujours
honoré les désirs de Cintia dans les moindres détails et je ne cesserai de la comprendre dans le
choix de son cœur...
— Ne me crois pas dépourvu de sentiments... J'ai appris avec Jésus que l'amour, au-
dessus de tout, est le moyen de coopérer pour le bonheur de ceux à qui nous nous dévouons...
Aimer c'est faire don de soi-même... J'admets que le passé pourrait avoir été guidé par d'autres
circonstances, néanmoins, qui de nous pourrait pénétrer avec assurance la conscience d'autrui?
Que ferions-nous si nous étions à leur place ? Opilius, certainement, a été désiré avec une
infinie tendresse par l'âme à qui nous devons tant et, peut-être pour cela même, il n'a pas
hésité à lui manifester les aspirations les plus profondes...
— Si je dois vous reconnaître comme père — sanglotait le jeune homme agenouillé ,
je ne comprends pas le pardon des offenses !
Varrus lui a caressé la tête et comme s'il était soutenu par des forces invisibles, il a
expliqué :
— Tu es encore jeune pour comprendre les tempêtes qui agitent le cœur... Moi aussi
j'ai commencé à percevoir la vie par les traditions de nos ancêtres. Jupiter
représentait pour moi le pouvoir suprême et je croyais que les créatures n'étaient que des êtres
récompensés par les faveurs ou poursuivis par le mécontentement des dieux... Mais j'ai
ensuite trouvé Jésus-Christ sur mon chemin et j'ai perçu la grandeur de la vie à laquelle nous
sommes destinés... Chaque homme est un esprit éternel en évolution pour la gloire
céleste. Nous sommes heureux ou malheureux de nous-mêmes... De ce fait, nous n'irons pas
en avant sans la bénédiction de la grande compréhension... La justice divine nous observe...
Comment, donc, nous élever en vertu sans oublier les mains qui nous blessent ?... Résigne-
120
toi!... Le temps calme toutes les afflictions... Aide ceux qui te tourmentent, soutiens ceux qui
ne te comprennent pas... Combien de fois le criminel est à peine malheureux ?!... Ne te jette
pas dans les précipices de la vanité et de l'orgueil !... Tu es trop jeune... Tu peux accepter
l'Évangile du Seigneur et réaliser des œuvre immortelles !...
— Je ne peux pas, je ne peux pas !... — s'est exclamé le jeune homme proche du
désespoir — je sens que je ne peux fuir la vérité ! Je suis votre fils, oui, mais je suis contre le
Christ... Je n'admets pas une foi qui annihile le brio et la valeur ! Si vous n'étiez pas
chrétien, nous n'aurions probablement pas atteint cet abîme de souffrance morale !
Je mourrai avec nos anciens orienteurs. J'ai consacré toute ma confiance aux divinités, je
ne peux m'éloigner du sanctuaire de notre foi !...
— Ne t'alarme pas ! — fit observer son père serein et bon — ce ne sera pas maintenant
aux derniers instants de ma vie en ce corps que je croiserai les armes avec toi sur des
différences d'opinion religieuse... Tu commences à peine à vivre. Combien de problèmes te
réserve l'avenir ? Combien de leçons te mettront en contact avec les douleurs
humaines ? Alors que nos vieux dieux se traînent dans la poussière d'où ils viennent, Jésus
vivra éternellement. Il t'aidera à quelque croisement de route, comme il m'a aidé !... Demain,
quand le mur de l'ombre se sera levé entre nous, je continuerai à veiller sur toi !... je suivrai ta
lutte de près et je serai à nouveau avec toi peut-être dans un autre corps... Nous renaîtrons
toujours jusqu'à l'amélioration complète de notre âme... Ceux qui s'aiment ne se séparent
jamais... Mourir ce n'est pas s'éloigner de manière irrémédiable... D'une vie plus libre, nous
pouvons accompagner les êtres aimés de notre chemin leur inspirant de nouveaux
itinéraires... Pour l'instant, il n'est rien en moi qui puisse t'aider, néanmoins, j'ai confiance en
l'efficacité de la prière et je continuerai à implorer la bénédiction de Jésus en notre faveur...
Peu importe l'impossibilité transitoire à croire où tu te trouves... À mon tour, je n'ai
rien fait pour mériter la protection divine et malgré tout j'ai sans cesse reçu le soutien céleste...
Spirituellement, mon fils, nous sommes encore des enfants sur le grand chemin béni...
Comme cela arrive pendant l'enfance terrestre au garçon inconscient qui se développe
sans percevoir la grandeur du soleil qui nous soutient, nous continuons sur le sentier humain
en ignorant l'infinie sagesse qui nous entoure et nous oriente... Malgré tout, derrière les dons
qui nous rendent heureux, vit Dieu qui nous a créés pour le bien éternel et qui attend que nous
grandissions avec une attention toute paternelle...
À cet instant, probablement en raison des efforts excessifs qu'il faisait, le mourant est
passé par une dangereuse crise hémorragique.
Son sang coulait par sa bouche et par ses narines, rendant sa respiration difficile.
Tatien s'est alors penché vers l'agonisant avec toute la miséricorde filiale cherchant à
l'aider.
Percevant peut-être l'affection qui renaissait dans l'esprit de son beau-fils, sans dire un
mot, Veturius est sorti les laissant seuls. Mais le prêtre ne pouvait plus s'entretenir avec son
fils. Quand il a rouvert les yeux, ils étaient démesurément grands comme s'il était face à
d'autres horizons de la vie...
121
Varrus Quint ne percevait plus l'étroite enceinte de sa cellule. Devant sa vision, les
murs de la prison avaient disparu. Sa couche précaire était la même et il pouvait voir Tatien à
ses côtés, mais l'espace tout autour était rempli d'entités spirituelles.
Le saint apôtre, qui l'avait précédé vers le grand voyage de la mort, s'est assis à son
chevet et a caressé son front trempé de sueur, agonisant...
Silvain, à son tour, était suivi d'une dizaine d'enfants portant sous le bras de délicats
instruments de musique.
S'adressant à Corvinus avec des mots que le jeune patricien s'est mis à considérer
comme des manifestations hallucinatoires, il a parlé à voix basse étrangement ranimé :
— Cher bienfaiteur, voici le fils de mon âme !... c'est le doux garçon auquel je me
suis rapporté lors de nos conversations passées à Rome... Il a grandi dans d'autres bras et
s'est développé dans un autre environnement !... Oh, mon père, tu connais la longue et
torturante nostalgie qui a lacéré mon cœur !... Tu sais combien j'ai aspiré à cette heure de
compréhension et d'harmonie !... Cependant, pauvre de moi ! Ceux qui s'aiment
profondément sur terre ne se retrouvent souvent qu'au moment de la grande séparation... Oh,
cher père, ne me relègue pas à l'affliction que je porte dans ma poitrine oppressée... Calme
mon esprit ulcéré, soutiens-moi dans ce voyage vers la mort !... Donne-moi des
forces afin que je puisse suivre en paix, allant de l'avant sur le chemin que le Seigneur m'a
tracé ! Ne permets pas que mes pas hésitent sur cette nouvelle route ! Je donnerais tout à cette
heure pour rester et me révéler à mon fils inoubliable, cependant, notre Divin Maître m'a
honoré de son témoignage de confiance !... Je dois partir en laissant en arrière ce corps
fatigué qui m'a servi de tabernacle !... Je me console, cependant, de la certitude que nous
continuerons liés les uns aux autres par le sublime amour qui de toute part est l'héritage
glorieux de Notre Père Céleste !... Pardonne-moi l'insistance avec laquelle je m'attache à
Tatien en ces minutes suprêmes de mes adieux sur terre !... Il est encore bien jeune et
inexpérimenté... Il n'a pas encore suffisamment de grandeur spirituelle pour comprendre
l'Évangile mais l'avenir nous assistera pour l'aider à triompher... Dévoué Corvinus, ne
l'abandonne pas !... Aide-le à réfléchir à la grandeur de la vie et à découvrir la lumière de la
connaissance chrétienne !...
L'agonisant a fait un long intervalle alors que le jeune homme lui caressait les mains,
étouffant ses larmes.
— Je sais que la prière dans la magnanimité de l'Éternel devrait être à présent ma seule
pensée... Je sais que seule l'Infinie Bonté du Seigneur peut remplir le vide de mon
insignifiance, néanmoins... Tatien est mon fils et Jésus nous a promis son suprême pardon
lorsque l'on aime beaucoup !... Tatien...
122
Le martyr semblait vouloir poursuivre et son fils l'écoutait anxieusement, mais la
résistance de Varrus était arrivée à bout...
Seuls ses yeux dans ceux du jeune homme angoissé disaient sans mots toute l'affection
et l'inquiétude qui erraient dans son âme.
C'est alors que Silvain et la multitude de garçons qui l'accompagnaient ont entouré son
pauvre lit et ont commencé à chanter...
Varrus Quint a entendu le vieil hymne simple et tendre qu'il avait lui-même composé
pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs de son école, alors que les enfants répétaient :
Compagnon,
Compagnon !
Compagnon,
Compagnon !
Corvinus l'étreignait avec toute l'affection d'un père pour un enfant qui lui serait cher,
alors que plusieurs amis, au loin, lui adressaient des pensées d'amour.
123
Il s'est penché, impulsivement, sur le jeune homme et l'a embrassé. Ah, la chaleur de
ce corps semblait lui communiquer une nouvelle existence, les rayons des sentiments émis par
ce cœur filial le pacifiaient intérieurement, apaisant son esprit tourmenté !... n l'a étreint contre
sa poitrine avec une infinie tendresse ressentant une joie indicible mêlée d'amertume, mais le
vieux Corvinus l'a enlacé doucement et lui a dit :
— Varrus, il est mille manières bien plus sages de l'aider au-delà des sentiments
infructueux de tristesse ou d'affliction. Relève-toi ! Tatien est le fils de Dieu. Quantité de
compagnons s'incarcèrent, après la mort, dans les toiles obscures de l'affectivité moins
constructive tels des insectes prisonniers à la douceur du miel et se transforment en des
bourreaux affectueux et inconscients de leurs propres parents... Relève la teneur de tes
sentiments et marche. Tu reverras certainement ton fils et tu lui ouvriras tes bras robustes et
généreux, mais pour l'instant, Jésus et l'humanité doivent être nos préoccupations essentielles
de serviteurs de l'Évangile.
Varrus s'est alors souvenu des liens de travail et d'idéal qui le retenaient à la
communauté chrétienne et a trouvé la force de se défaire de son fils.
Pleurant de joie, Varrus Quint s'est souvenu de vieux amis et s'est rappelé de Claude,
son ancien bienfaiteur, qui avait été informé qu'il reverrait l'apôtre ce jour-là, dans la nuit, à
Rome, au cimetière de Calliste.
Tard dans la nuit, la lumineuse assemblée s'est mise en route tel un défilé d'archanges
en direction de la ville impériale.
Peu de temps après, parsemant des bénédictions d'harmonie dans le firmament, ils ont
atteint la grande métropole.
Unis par des pensées d'amour, soutenus par une mystérieuse communion, une
fabuleuse ambiance s'était formée sous le manteau de la nuit brodée de paillettes à étinceler,
sublimes, dans toutes les directions.
124
Se posant à une courte distance, il s'est transformé rapidement en un ancien auréolé de
lumière.
C'était Claude qui, s'approchant, a salué tout en souriant ses compagnons de foi.
Tous les auditeurs écoutaient ses paroles, pris d'une joie émerveillée.
Maintenant que son âme, créancière de notre plus grande reconnaissance, par de
remarquables triomphes est allée à la rencontre des sphères les plus élevées de l'Amour divin,
saluons notre valeureux compagnon en transit vers les cimes resplendissantes de la vie !...
Que le Seigneur le bénisse dans la trajectoire sublime qui lui appartient pour la
glorieuse conquête en direction des temps à venir !...
125
Pour finir, Claude souriant lui a donné l'accolade alors qu'une émouvante mélodie
d'hosanna vibrait sous le ciel plein de scintillantes étoiles...
Pleurant de joie, le défunt s'est approché du sublime messager et lui dit humblement :
— Ami dévoué, tes paroles ont touché le fond de mon âme. Je les reçois comme une
incitation charitable à ma pauvre bonne volonté puisque que je ne les mérite vraiment
pas... Je sais que ta générosité m'ouvre à de nouveaux horizons, que ta bonté peut me
conduire aux sommets, néanmoins, si cela est possible laisse-moi sur terre... Je me
considère, pour l'instant, incapable d'aller de l'avant justement parce que ma tâche n'est
pas terminée. Quelqu'un...
Il a alors fixé ses yeux doux et pénétrants qui extériorisaient la beauté de son âme et
lui demanda :
— J'aimerai renaître dans la chair et servir auprès du fils que le ciel m'a confié
— a répondu Varrus, humblement.
Maintenant, bien que soutenu par ton affection, il sera visité par la piqûre de la
douleur, afin qu'il s'éveille, rénové, aux bénédictions divines.
Le brillant banquet fraternel s'est poursuivi et quand les compagnons se sont dit adieu
pour retourner à leurs obligations quotidiennes, le héros de Lyon, incité par le vieux Corvinus
au repos, a désiré revoir Tatien, avant de partir...
Heureux et unis, ils se sont rendus en Gaule lugdunienne et ont pénétré, tranquilles,
dans l'enceinte du palais où le prêtre avait été un modeste jardinier.
Ils n'ont pas eu besoin de faire des recherches dans l'intérieur domestique.
126
À leur approche, ils ont perçu les appels mentaux du jeune patricien à une courte
distance...
Il semblait encore entendre les références et les commentaires d'antan, récapitulant les
précieuses conversations concernant des écrivains et des philosophes, des éducateurs et des
hommes de sciences.
Une profonde nostalgie mêlée d'une irrémédiable affliction blessait son esprit.
Sous le pallium des constellations matinales qui scintillaient d'une pureté immaculée,
Varrus
— Mon fils ! Mon fils !... — a-t-il dit l'étreignant — Dieu est amour infini ! Ne fléchis
pas !
Ce ne fut pas avec les oreilles de la chair que le jeune homme a entendu ces paroles
qui lui étaient adressées, mais sous forme de vibrations d'encouragement et d'espoir
qu'il les a ressenties.
— Allons !... — a continué son dévoué père — ne gaspille pas inutilement tes
forces!...
Doucement enlacé, sans savoir comment, le jeune homme s'est levé et soutenu par son
bienfaiteur spirituel, il a repris le chemin de la maison pour se livrer au repos.
Tout en gardant ses mains apposées sur lui, le missionnaire invisible a prié à son
chevet.
Enveloppé des vibrations réconfortantes d'un doux magnétisme, Tatien s'est endormi...
Se soutenant à Corvinus, Varrus Quint s'est retiré heureux avec l'intime bonheur de
celui qui a accompli un devoir sacré et beau.
127
Étreints, les deux amis se sont rendus au sanctuaire de paix et de réconfort qui leur
servirait de résidence dans les sphères de la joie immortelle.
Tout autour, l'aube rougissait le lointain horizon... La lueur des étoiles s'évanouissait et
les oiseaux matinaux annonçaient à la terre qu'un nouveau jour commençait à briller.
128
DEUXIEME PARTIE
EPREUVES ET LUTTES
Des décrets sanglants, des dispositions rigoureuses et des missions punitives furent
ordonnés tous azimuts.
Des menaces, des poursuites, des enquêtes et des emprisonnements furent perpétrés de
toutes parts. Comme modes de flagellation furent communément utilisés le bûcher, les fauves,
l'épée, des griffes de fer rougi, les chevaux de bois, les tenailles et les croix. Des récompenses
furent offertes à ceux qui inventaient de nouveaux types de torture.
Face à ces événements déplorables, la villa Veturius, à Lyon, était moins festive que
dans le passé, bien que plus productive et plus fructueuse.
Depuis la mort de Varrus, Opilius s'était retiré en compagnie de Galba et vivait dans la
capitale du monde, il n'avait plus jamais échangé un seul mot avec son beau-fils.
Les terribles surprises survenues depuis le suicide de Flavius Subrius avaient creusé
entre eux deux des abîmes de silence et une froide aversion perdurait au fond d'eux-mêmes où
les amères révélations obtenues comme des secrets inénarrables du cœur gisaient.
Dévoué à sa femme qui méritait toujours toute son affection, il essaya de concentrer
sur elle ses penchants affectifs, mais Hélène était excessivement frivole pour comprendre son
129
dévouement. Prise par des activités sociales nombreuses, elle voyageait fréquemment, rendant
visite parfois à de vielles connaissances dans des localités frontalières ou allant voir son père
et son frère à la métropole impériale. Elle avait trouvé étrange, au début, l'éloignement
paternel dont elle n'avait jamais eu connaissance de la véritable cause, mais elle s'était
finalement habituée à l'absence de Veturius, supposant que son père trouvait plus de joie à
vieillir tranquille dans cette ville qui fut son berceau.
Tous les jours, la jeune femme trouvait mille excuses pour s'absenter, esclave de
l'opinion publique, des conventions, des modes et des frivolités inconvenantes à sa condition.
Veturius s'était réellement détourné de son beau-fils, pour autant il n'avait pas lâché
prise sur les intérêts patrimoniaux et, afin de se protéger, il avait envoyé à l'exploitation
agricole un grec libre qui avait toute sa confiance, du nom de Teodul à qui il avait conféré le
droit de partager avec son beau-fils les services administratifs.
Teodul était un célibataire intelligent et astucieux toujours prêt à courber l'échiné pour
obtenir des avantages en sa faveur. Il était devenu l'ami de Tatien, mais bien plus encore de sa
femme, et creusait subtilement une distance entre eux deux.
Malgré la vigueur juvénile de ses trente quatre ans, Tatien avait profondément changé.
Il ne pouvait se considérer comme étant riche puisqu'il était lié aux intérêts de
Veturius, prisonnier de cette fatalité domestique.
130
De nombreuses fois, il avait pensé acquérir une petite ferme où il aurait pu exercer son
autorité, mais ce projet ne fut jamais mis à exécution. Les dépenses de sa femme étaient bien
trop excessives pour qu'il puisse se lancer dans une telle entreprise.
Hélène dépensait des sommes énormes consacrées au faste de sa vie sociale.
Et comme il avait coupé court à son intimité avec son beau-père depuis la mort de
Varrus, Tatien était torturé par d'incessants problèmes financiers que ses multiples activités
pouvaient difficilement résoudre.
Rien n'y faisait, ni les reproches de la gouvernante, ni les remarques des proches.
Un beau jour, nous les avons trouvés ensemble à bavarder dans un grand vignoble.
— Les dieux, ma fille, les dieux nous ont accordé les arbres et les fleurs pour embellir
notre vie.
La petite, ivre de joie infantile, a pris une grappe de raisin mûr et a demandé, à
nouveau :
— Mais, papa, quel est le dieu qui nous a apporté des raisins aussi sucrés ?
Tatien satisfait de sa curiosité, l'a assise sur ses genoux et lui a expliqué :
— Celle qui nous accorde la bénédiction de la récolte, est Cérès, la généreuse déesse
de la moisson.
— Cérès a fait de longs voyages parmi les hommes, leur enseignant à labourer le sol
et à préparer de bonnes semences... Elle avait une fille, du nom de Proserpine, affectueuse et
belle comme toi, mais Pluton, le roi des enfers qui était cruel l'a enlevée...
131
Son père a continué, patiemment :
— Pluton était si laid, mais si laid, qu'il n'a pas trouvé de femme pour l'aimer. Alors,
un jour, quand Proserpine récoltait des fleurs dans des champs siciliens, l'horrible Pluton l'a
emportée dans son horrible demeure.
Ensuite, ses petits yeux vivants et foncés se sont illuminés. Elle a étreint Tatien,
nerveusement et a demandé :
— Sans aucun doute — répliqua Tatien, en riant —, mais il n'y a pas de danger. Ce
monstre ne nous dérangera jamais.
— Comment le savez-vous ?
— Nous avons notre mère Cybèle, Blandine. Notre divine protectrice ne nous
abandonnera jamais.
Alors que le jeune patricien commandait les travaux de quelques esclaves à l'ouvrage,
l'enfant est partie courir après un grand papillon qui se déplaçait difficilement.
Très doucement, Blandine l'a attrapé entre les plis de sa légère tunique en laine et l'a
présenté à son père, en lui disant :
132
— Mais où serait donc l'aide pour une pauvre créature comme celle-ci ?
Ils ont fait quelques pas et ont atteint un cours d'eau limpide. Tatien, tendrement, lui a
montré le ruisseau chantant et lui a expliqué :
— Les sources, mon enfant, sont des cadeaux du ciel. Pose ton papillon au bord de
l'eau, il a soif.
Et tous deux, ont ainsi passé leur journée à se promener et à jouer ou à observer les
lézards qui rampaient au soleil.
Intérieurement, le fils de Varrus Quint se disait alors que la présence de sa fille était
peut-être le seul bonheur dont il jouissait sur terre.
De retour chez eux, brunis et pleins d'entrain, ils furent reçus par une grande agitation.
Un message était arrivé de Rome et Tatien, déconcerté, savait qu'il s'agissait toujours d'un
événement désagréable pour lui. Sa femme était plus exigeante et plus sèche.
En effet, dès qu'il fut entré, Hélène l'a invité à parler en privé lui présentant une longue
lettre venant de son père. Opilius insistait pour que sa fille et ses petites-filles se rendent à la
métropole. Elles lui manquaient beaucoup et, surtout, il était excessivement inquiet quant à la
situation de Galba totalement livré, comme toujours, à des fréquentations indésirables. Il
n'arrivait pas à se faire à l'idée que le jeune homme était encore célibataire. Et,
confidentiellement, il suppliait Hélène d'étudier avec son beau-fils la possibilité d'un mariage
entre oncle et nièce. Lucile, la petite-fille qu'il avait vue naître, avait atteint ses quinze ans. Ne
serait-il pas opportun de la rapprocher du célibataire tentant par là quelque réaction
régénératrice, malgré la différence d'âge ?
Ne serait-il pas justifié, demandait-il, de vouloir préserver leurs biens avec une
nouvelle union dans leur propre environnement domestique ?
— Le vieil Opilius respire certainement l'or. Il n'a d'autre idée en tête que l'argent,
défendre sa fortune et la décupler. Je crois qu'il pourrait vivre tranquille en enfer dès lors que
le royaume des ombres serait constitué de pièces de monnaie. Quelle sottise ! Quel bonheur
pourrait surgir du mariage d'une jeune fille de quinze ans avec un libertin de la qualité de
Galba ?
133
— Je ne tolère pas que l'on manque de respect à l'égard de mon père. Il a toujours été
aimable et généreux.
De quel droit décidaient-ils, ainsi, du destin de son aînée ? Elle était bien trop jeune
pour faire un tel choix. Pourquoi ne pas confier ce cœur juvénile à la sagesse du temps afin
d'en décider avec calme ? D'expérience, il savait que le bonheur ne serait jamais le fruit de la
contrainte.
Entre lui et Veturius, il existait une mer de boue et de sang. Jamais, il ne l'excuserait du
malheur de son père. L'amitié, qui les liait en d'autres temps, s'était convertie en une haine
silencieuse. Cependant, sa femme était sa fille et par le sang de ses filles, il était obligé de le
reconnaître comme étant de sa famille.
Et plutôt que de lutter verbalement avec Hélène, ne serait-il pas préférable de se taire ?
Face au sombre mutisme de son mari, elle a continué : — Voilà plus d'un an que je ne
vois pas mon père.
Maintenant, je dois y aller. Je n'ai pas d'autre alternative. Le bateau sera probablement
à Massilia la semaine prochaine... Cette fois, je pense pouvoir compter sur toi. Mon père
t'attend depuis plusieurs années...
— C'est ça ! Chaque fois que j'ai besoin de ton concours pour un voyage important,
tu t'illustres par ton absence. Nous avons à notre disposition un monde plein de joies et
d'amusements, mais tu préfères l'odeur des chèvres et des chevaux...
— Hélène, ce n'est pas vraiment cela — lui fit son mari gêné —, le travail...
134
Le maître de maison s'est senti blessé rien qu'à l'idée de sa séparation avec sa plus
jeune fille, et fit observer instinctivement :
Des couturières, des fleuristes, des orfèvres et des artisans se sont mis à travailler avec
ardeur.
Mais au milieu de l'enthousiasme général, Blandine geignait sans cesse. Elle insistait
pour rester. Ne voulait pas laisser son père. La maîtresse de maison, cependant, ne changeait
pas d'avis. Les petites devaient partir, aller voir leur grand-père.
La veille du voyage, la petite pleurait tellement que Tatien, tard dans la nuit, s'est levé
pour la consoler, alors que sa femme, occupée aux derniers préparatifs, ne s'était pas encore
couchée. Allant d'une pièce à l'autre, il a entendu des rumeurs étouffées sur une petite terrasse
toute proche. Sans être découvert, il a distingué Hélène et Teodul qui échangeaient des
rapports affectueux. L'intimité à laquelle ils se livraient ne pouvait laisser aucun doute quant à
la relation amoureuse entre eux deux.
Il eut envie d'étrangler Teodul de ses mains froides et implacables, néanmoins, les
gémissements de Blandine éveillaient en lui ses sentiments de père. Le scandale n'apporterait
pas de compensations. Plutôt que de changer son destin, complètement perturbé maintenant, il
retomberait comme une flèche incendiaire sur la famille que le ciel lui avait confiée.
135
D'autre part, il s'est rappelé Cintia, sa triste mère qui balançait son berceau. Contraint à
reculer dans les souvenirs de son enfance, il se disait maintenant que même dans les grands
moments de tendresse manifestés par son beau-père, jamais il n'avait vu sa mère vraiment
heureuse. La chère matrone avait vécu de longues années l'âme voilée par un indéfinissable
désenchantement.
Hélène ne serait-elle pas en train d'acquérir le même patrimoine de douleur ?
Il a entendu quelques mots affectueux prononcés par le couple d'amants que le souffle
de la nuit portait à ses oreilles, mais cependant, tout comme le fit Varrus Quint, quand lui
Tatien n'était encore qu'un ange tendre, il est retourné à l'intérieur s'occuper de sa fille.
Blandine l'a étreint, consolée, comme si la présence paternelle dissipait tous les
dangers et après l'avoir embrassé, elle s'est endormie, tranquille.
Le jeune homme l'a pressée contre son cœur et profondément angoissé, il est allé se
coucher à son tou sans dire un mot.
Une fois dans son lit, le souvenir de son père lui est revenu avec plus d'insistance. Il a
alors prié demandant l'aide des dieux immortels de sa foi. Il aurait voulu rester éveillé, mais la
prière, tel un doux somnifère l'a pris d'une languissante torpeur qui finit par l'envelopper d'un
lourd sommeil.
À l'aube le lendemain, il fut bruyamment éveillé par sa femme qui venait lui faire ses
adieux.
Hélène et ses compagnons prétendaient effectuer un court arrêt à Vienne pour y revoir
quelques amis.
Tatien, triste le visage sombre, a prononcé quelques mots rapides mais lorsqu'est arrivé
le tour de Blandine qui s'est lancée dans ses bras anxieux, en pleurs, le chef de famille fut ému
et tremblait.
— Ne me laisse pas partir, papa ! Je veux rester ! J'ai peur ! Emporte-moi dans la
vigne ! — sanglotait la petite de désespoir.
— Calme-toi ! Fais selon les désirs de ta maman, grand-père t'attend, plein de bonté !
Tu seras heureuse de faire ce voyage, ma fille !
— Il n'en est rien — s'est écriée l'enfant les yeux gonflés de larmes —, qui priera avec
vous le matin ?
Que ce soit en raison de la torture morale qu'il supportait depuis la veille ou pour
l'angoisse de cet au revoir qui lui fendait le cœur, le patricien éprouvait à cet instant une
grande émotion qui étouffait sa poitrine oppressée. Il a déposé Blandine dans les bras
d'Anaclette qui l'attendait, impatiente, et d'un geste brusque il est rentré se jetant dans la
solitude pour laisser couler ses larmes. Il aurait voulu se défaire de cette amertume qui
136
dominait ses pensées, néanmoins, quand les voitures se sont éloignées au bruit des adieux des
esclaves, il est presque devenu fou en entendant la voix de sa fille qui criait :
Leur arrivée dans Vienne, après beaucoup de soucis, s'est faite sous de lourds nuages.
La petite accusait une forte fièvre et son cœur semblait comme un oiseau effrayé en
cage dans sa petite poitrine.
Les yeux hagards, elle semblait complètement étrangère à la réalité. Elle prononçait le
nom de son père à travers des cris étranges et disait voir Pluton dans une voiture en feu,
cherchant à l'enlever.
Inquiet, Teodul a appelé un médecin qui a diagnostiqué que la fillette était dans un état
grave et leur déconseillait de poursuivre leur voyage.
Pour cela, son père fut immédiatement averti pour les aider.
Tatien, très inquiet est rapidement arrivé et le groupe d'Hélène a rendu l'enfant aux
bras paternels, puis a continué sans elle, qui, satisfaite, est retournée à la maison.
C'est ainsi qu'a commencé pour le patricien et son enfant une douce période de
recouvrement.
Ils s'aimaient si profondément avec cette tendre affection parfaite de ceux qui
donneraient tout sans Jamais rien recevoir, qu'ils se suffisaient vraiment l'un à l'autre.
Totalement livrés à la nature qui les entourait, ils faisaient des promenades charmantes
dans les vignes et dans les bois, dans les pâturages et dans les landes.
Car maintenant, ils ne s'en tenaient plus à de simples randonnées dans la campagne.
Tatien avait acquis un petit bateau et ils faisaient de longues excursions sur le Rhône.
Il lui disait qu'il pensait engager les services d'un bon enseignant. Il n'y avait dans
l'exploitation agricole aucun esclave à la hauteur d'une telle tâche.
137
Le crépuscule descendait lentement, plongeant la terre dans la pénombre et les étoiles
là-haut dans le ciel commençaient à briller...
Aidé par les brises vespérales, remontant le courant depuis le point de confluent avec
la Saône sur le chemin du retour vers le centre-ville, Tatien ramait aisément.
Ils semblaient absorbés par le grand silence à peine troublé de temps à autre par le vol
rapide de quelques oiseaux retardataires, lorsqu'ils entendirent la voix veloutée d'une femme
chantant au bord du fleuve...
Vous nous dites que tout est beau, Vous nous dites que tout est saint,
Dominée de tristesse,
Illuminant l'aube
138
Où le bonheur rayonne
Torturé, souffrant..
Apportez à l'humanité
La gloire de la divinité
139
— Et qu'ils protègent aussi notre belle inconnue — a murmuré Tatien de bonne
humeur.
— C'est facile — a expliqué la jeune femme joyeuse — , nous vivons ici même.
Après quelques pas, le trio a pénétré dans une simple maison dont la pièce la plus
grande était une salle étroite et peu confortable. Là à la clarté de deux torches, un vieux fixait
un précieux luth.
— Papa, ce sont deux voyageurs du fleuve. Ils ont écouté la chanson aux étoiles et se
sont intéressés à son auteur.
L'ancien, qui approchait des soixante-dix ans, portait dans ses yeux une rayonnante
vigueur juvénile qui se manifestait dans les paroles qu'il prononçait.
Il s'appelait Basil, né à Rome, il était fils d'esclaves grecs. Bien qu'endetté vis-à-vis de
son ancien maître, Jubellius Carpus qui l'avait émancipé, il continuait libre et agissait pour son
propre compte.
Carpus était un noble romain qui avait presque son âge. Pendant leur enfance, ils
avaient grandi ensemble et s'étaient tous deux mariés presque en même temps.
140
Cécilia Priscilienne, la femme du maître, était tombée malade de la peste et après la
naissance de son second fils, Junia Glaura, sa femme, une esclave et une amie de la famille de
Carpus, s'était tellement dévouée à la matrone qu'elle avait réussi à sauver la vie de sa
maîtresse, mais elle l'avait payé de la sienne en contractant la dangereuse maladie. Junia
malgré elle le contraignait ainsi au veuvage, lui laissant une petite fille du nom de Livia qui
survécut peu de temps.
Dépité, il s'est retiré sur l'île de Chypre où il a passé plusieurs années plongé dans des
études philosophiques, cherchant à se fuir.
Livia était apparue juste au moment où il se sentait le plus seul et le plus malheureux
des hommes.
Désespéré face aux obstacles constants qu'il rencontrait, sans jamais trouver les
moyens de se débarrasser des engagements économiques qui le rattachaient à la maison de
son maître, il était prêt à attendre la mort quand le ciel lui a envoyé sa nouvelle petite fille sur
une route miraculeuse, faisant renaître ainsi tous ses espoirs.
Il a retrouvé l'énergie de travailler et repris les activités routinières d'un homme avec
des problèmes quotidiens à résoudre.
Il fut surpris par la grande quantité de harpes, de luths et des cithares nécessitant d'être
réparés et satisfait des nouvelles perspectives d'amélioration économique, il était dans cette
ville depuis six mois, réorganisant sa vie. Basil parlait avec assurance et douceur mais on
remarquait dans sa voix quelque chose de douloureux qui n'arrivait pas à s'extérioriser. Des
plaies invisibles de souffrance transparaissaient des mots prononcés avec une aimable
compréhension, mais touché d'une pointe d'amertume.
Le patricien enthousiaste et réjoui l'a encouragé, lui laissant entendre que de nouveaux
horizons allaient s'offrir à lui.
141
Il avait beaucoup d'amis et il lui obtiendrait des services rentables.
Pour égayer l'ambiance qui s'était un peu trop assombrie vu les sujets inquiétants de la
vie quotidienne abordés, Livia a répondu à la demande paternelle en exécutant quelques
morceaux à la harpe que Tatien et Blandine ont écoutés, enchantés.
La petite fascinée était silencieuse et calme et le fils de Varrus Quint, comme
transporté en d'autres temps, errait mentalement dans de multiples réminiscences,
contenant mal le flot d'émotion qui lui montait aux yeux. Il a fouillé dans le passé, essayant de
se souvenir où, quand et comment il avait rencontré le vieil homme et la jeune fille, lui qui le
regardait plein de bonté et elle qui chantait avec cette voix mélangée de joie et de douleur,
mais ce fut en vain... Il gardait l'impression de les connaître et de les aimer, mais sa
mémoire se niait à les identifier dans le temps.
— Papa, vous ne croyez pas que Livia pourrait être mon professeur ?
Un sourire général est apparu sur chacun des visages dans l'humble pièce.
142
II
RÊVES ET AFFLICTIONS
Enveloppés par les douces brises du fleuve, les yeux plongés dans le firmament qui se
peuplait de constellations, nous retrouvons Basil parlant à Tatien admiratif :
— Pour nous, la vie est encore un impénétrable secret céleste. Nous ne sommes que
des animaux pensants. Entre les mains de l'homme, le pouvoir est une fantaisie, tout comme la
beauté est un leurre dans le cœur de la femme. J'ai visité l'Egypte, en compagnie de deux
prêtres d'Amathus, et là, nous avons trouvé différents souvenirs de la sagesse immortelle.
Dans les pyramides de Gizeh, j'ai étudié minutieusement, les problèmes de la vie et de la mort
me plongeant dans des réflexions profondes sur la transmigration des âmes. Ce que nous
apprenons dans nos cultes tangibles n'est que l'ombre de la réalité. De toute part, la truculence
politique de ces derniers siècles a porté préjudice au service de la révélation divine. Je pense
que nous approchons de temps nouveaux. Le monde a soif d'une foi vivante pour être
heureux. Je n'admets pas que nous soyons limités à l'existence physique et l'Olympe doit
s'ouvrir pour répondre à nos aspirations...
— Oui, oui — lui fit l'ancien —, la simplicité est aussi l'un des aspects de l'énigme,
cependant, mon cher, dans le cas présent, en ces temps d'incommensurables
déséquilibres moraux, le problème de l'homme ne cesse de grandir. Nous ne sommes
pas des marionnettes prisonnières des tentacules de la fatalité. Nous sommes des âmes
portant l'habit de la chair en transit vers une vie plus élevée. J'ai parcouru les grandes routes
de la foi et cherché dans les archives de l'Inde védique, de l'Egypte, de Perse et de Grèce
et chez tous les vénérables instructeurs, j'ai observé la même vision de la gloire
éternelle à laquelle nous sommes destinés. Personnellement, je considère
que nous sommes un temple vivant en construction dont les autels à l'infini expriment la
grandeur divine. Lors de nos expériences sur terre, nous ne réussissons à construire que les
fondations du sanctuaire poursuivant au-delà de la mort du corps cette initiation complétant
l'œuvre sublime. Dans les luttes de l'existence animale, nous développons le potentiel de
l'esprit permettant notre élévation aux sommets de la vie.
Et, après une pause pendant laquelle il semblait réfléchir aux concepts qu'il venait
d'énoncer, il a ajouté :
— Donc, le problème est bien plus vaste. Il est fondamental que nous sachions
mettre en valeur la dignité humaine inhérente à toutes les créatures. Les esclaves et les
maîtres sont les fils du même Père.
143
— Égalité ? Cela viendrait contrarier la structure de notre organisation sociale.
Comment niveler les classes, sans bousculer les traditions ?
— Mon fils, je ne me réfère pas à l'égalité par la violence qui classerait dans la même
catégorie les bons et les mauvais, les justes et les injustes. Je me reporte à l'impératif de
fraternité et d'éducation. Je veux dire que la vie est comme une grande machine dont les
pièces vivantes, que nous sommes, doivent fonctionner harmonieusement. Il y a
ceux qui naissent pour une tâche déterminée, distante de la nôtre, comme il y a ceux qui
voient le chemin d'une manière différente avec d'autres yeux que les nôtres. Gardant la
certitude que notre esprit peut vivre d'innombrables fois sur terre, nous modifions le cours de
notre évolution, d'une existence à l'autre, comme l'élève apprend à écrire, petit à petit, pour
arriver aux plus hautes expressions de la culture. En conséquence, nous ne voyons pas
comment niveler les classes, ce serait impraticable. L'effort personnel et le mérite qui en
résulte sont les frontières naturelles entre les âmes, ici et dans l'au-delà. La hiérarchie existera
toujours comme appui inévitable de l'ordre. Chaque arbre produit selon l'espèce à laquelle il
s'apparente et chacun mérite plus ou moins d'estime selon la qualité de sa propre production.
Substituons, ainsi, les mots « maîtres» et « esclaves » par « administrateurs » et «
coopérateurs » et peut-être atteindrons-nous l'équilibre nécessaire à notre entendement.
Cherchant à calmer leur entretien, l'ancien fit un petit intervalle et ajouta en souriant :
— Nous devons de faire preuve de plus d'humanité pour être réellement humain.
Retenir la sensibilité et l'intelligence n'est pas licite et afin que notre monde s'adapte à la
perfection qui l'attend, il est essentiel que nous ayons suffisamment de courage pour raisonner
en termes différents de ceux qui régissent notre marche collective depuis des millénaires. Les
conditions de lutte et d'apprentissage sur terre se modifieront vraiment quand nous
comprendrons que nous sommes tous frères.
Tatien, dans l'essence, n'épousait pas de tels points de vue. Jamais il n'avait pu
entendre le mot « fraternité », sans se rebeller. Cependant, moins impulsif maintenant, il se
souvenait des conversations qu'il avait eu avec le père en d'autres temps.
Il admit que le nouvel ami était également imprégné de la mystique des nazaréens,
mais détestait encore beaucoup trop le christianisme pour poser des questions. Pour lui, les
divinités de l'Olympe devaient obligatoirement faire l'objet d'une adoration exclusive. Dans le
passé, il aurait explosé en des propos rudes et puissants, mais la souffrance morale avait
modifié sa manière d'être et, au fond, il ne désirait pas se défaire d'une aussi belle amitié.
— Vous jugez alors que nous avons déjà vécu d'autres vies ? Que nous avons
déjà respiré ensemble sous d'autres climats ?
144
— Je n'en ai pas le moindre doute. Et il garantit encore bien davantage en disant que
personne ne se trouve là sans raison. La sympathie ou l'antipathie ne se font pas l'espace
d'un instant. Elles sont l'œuvre du temps. La confiance avec laquelle nous nous
comprenons, les liens d'affection qui nous rapprochent depuis hier ne tiennent pas de la simple
éventualité. Le hasard n'existe pas. Des forces supérieures et intangibles nous réunissent à
nouveau, certainement, pour quelque tâche à réaliser. Tout comme aujourd'hui est la
continuation d'hier dans la suite des heures qui passent, nous découlons du passé. Sur terre,
nous testons et sommes testés, en marche constante vers d'autres sphères, nous allons de
monde en monde, pas à pas pour atteindre la glorieuse immortalité.
En cette seconde soirée de rencontre, Tatien se montrait plus jovial, plus expansif.
Basil viendrait habiter dans une maison proche de la villa Veturius où l'accordeur
trouverait les moyens nécessaires pour s'installer dignement avec sa fille.
Un petit site a été loué pour le philosophe et la première matinée de promenade pour
Tatien, Livia et Blandine s'est révélée être une admirable fête de lumière.
Le bois humide de rosée était fortement parcouru par une brise fraîche qui caressait les
fleurs emportant leur parfum au loin.
Des oiseaux délicats piaillaient et gazouillaient dans les grands arbres aux épais
feuillages verts et beaux telles des offrandes vivantes de la terre faites au ciel sans nuages.
Alors que la fillette, rougie par le soleil, poursuivait, curieuse, un groupe de papillons,
Tatien s'est arrêté devant un nid plein d'oisillons sans plumes et le montrant à sa compagne
d'excursion, il s'exclama ému :
145
Le patricien l'a regardée avec une évidente tendresse et laissant transparaître les
sentiments indéfinissables qui affleuraient son âme, il lui a dit :
— Livia, il est des moments où plus nous avons confiance en nos dieux, plus
notre cœur devient un labyrinthe de questions sans réponse... Pour quelle raison un oiseau
peut-il faire son propre nid en harmonie avec lui-même, quand l'homme est contraint de
souffrir de l'influence des autres dans la réalisation de ses moindres désirs ?... Pour quelle
raison le fleuve suit-il son cours en paix pour se jeter dans la mer immense alors que les jours
de l'âme humaine s'écoulent, tourmentés, en direction de la mort ? N'y aurait plus de clémence
chez les divinités immortelles pour les êtres inférieurs ? Serions-nous par hasard des
consciences tombées dans l'oubli intégral d'elles-mêmes, prisonnières sur terre en épreuve de
purgation ?
La jeune fille, qui était gênée par la flamme affective qui brillait dans son regard, a
bredouillé quelques syllabes, voulant changer le cours de la conversation, mais Tatien,
encouragé par la rougeur spontanée qui était apparue sur le visage de son interlocutrice, a
continué, affectueusement :
— Ils ont toujours considéré que les traditions familiales doivent guider nos
sentiments. Je me suis donc marié par obéissance et dans ce contexte j'ai formé la petite
famille qui suit mes pas. J'ai cherché dans la femme que les dieux m'ont apportée une sœur
pour le voyage en ce monde. Je supposais que l'amour, tel que nous le voyons dans la vie en
général gérant tant de crimes et tant de conflits, n'était qu'une simple impulsion plébéienne
des âmes moins désireuses de dignité sociale. Sincèrement, je n'ai pas trouvé en Hélène l'amie
que mon esprit attendait. Dès que nous avons été plus intimes, j'ai perçu la distance morale
qui nous séparait. Mais en elle j'ai trouvé une mère aimante pour mes filles et je me suis
résigné.
— Nous ne commandons pas la vie, de sorte que nous lui sommes subordonnés avec
pour devoir de profiter de ses leçons. J'ai fermé, ainsi, les portes de l'idéal et je me suis mis à
exister, comme tant d'autres existent, effaçant en moi tout éveil du cœur. Mais maintenant que
nous nous sommes rencontrés, je dors mal la nuit... Je me mets à penser que la chance me fera
une surprise qui me facilitera le bonheur de me rapprocher de toi avec suffisamment de liberté
pour t'offrir ce que j'ai... C'est peu, je sais. Mais c'est de tout mon cœur que je désire me
réhabiliter pour te voir heureuse. J'ai imaginé une nouvelle vie qui serait seulement la nôtre,
loin de cet endroit où de si nombreux souvenirs douloureux affligent mon âme... Nous
prendrions avec nous Blandine et ton père, nous éloignant de tout ce qui pourrait changer le
rythme de notre bonheur. Mais serait-il juste d'imaginer un plan aussi audacieux sans
t'entendre ?
Le jeune homme l'a regardée avec tendresse, anxieux de connaître son état d'âme, mais
remarqua de la tendresse dans ses yeux pleins de larmes qui n'arrivaient pas à couler.
146
crois-tu pas que notre bonheur serait possible ailleurs ? Nous abandonnerions les Gaules et
chercherions une terre différente, en Asie ou en Afrique...
— Cette exploitation agricole malgré la beauté dont elle est dotée, est le tombeau de
mes plus beaux espoirs de jeunesse... Un souffle de mort a transformé ici mon destin... Il est
des moments où je désirerais incendier la forêt, détruire les plantations, détruire le palais et
disperser les employés pour arracher un nouveau monde de ma propre solitude, néanmoins,
aussi puissant que l'on puisse être, fait-on réellement ce que l'on veut ?
Livia, que la rougeur du visage rendait singulièrement plus jolie, lui dit avec tristesse
et simplicité :
— Tatien, mon père a pour habitude de dire que les âmes capables de tisser le parfait
bonheur conjugal se rencontrent habituellement trop tard. Quand elles ne sont pas surprises
par la mort qui les sépare en pleine joie, elles sont retenues par d'insolubles engagements
qui inhibent leur rapprochement..
— Mais les chaînes ne pèsent pas seulement sur l'un des plateaux de la balance. Moi
aussi je suis mariée...
L'interlocuteur a senti une vague de froid geler son cœur mais û est resté martre de lui-
même à l'écouter.
— Quand mon père s'est rapporté aux déboires que nous avons dû affronter à
Massilia, il se référait à mon inquiétant problème personnel.
La jeune femme fit une petite pause, laissant l'impression qu'elle éveillait de vieux
souvenirs, puis a continué :
— Il y a presque deux ans, il y eut dans Massilia une fête fastueuse rendue en
hommage au patricien Aulus Serge Tulian, de passage dans la ville. Incité par des amis, mon
père a permis que je me charge de plusieurs numéros musicaux lors de la grande soirée
de réjouissance publique. À cette occasion, j'ai connu Marcel Volusianus, un jeune homme
qui s'est immédiatement intéressé à moi et qui est devenu mon mari quelques mois plus tard.
Mon père a toujours soutenu le besoin de connaître ses antécédents avant de donner
son approbation au mariage, mais se sentant âgé et malade, il a voulu satisfaire mes désirs
ardents de jeune femme puisque je ne nourrissais pas le moindre doute quant à la correction
147
du jeune homme qui m'avait éveillée aux joies de l'amour. Il assurait venir d'une noble
famille avec des ressources suffisantes dans différentes affaires pour garantir sa vie et
apparentait une telle prospérité financière que je n'ai pas hésité à accepter comme une vérité
pure les informations qu'il nous fournissait. Marcel, néanmoins, après le mariage, s'est
révélé irresponsable et cruel et les manières aristocratiques de l'ami d'Aulus Serge ont disparu.
En plus d'être un véritable tyran, c'était un joueur invétéré à l'amphithéâtre, plongé dans des
activités suspectes. Au début, mon père et moi avons tout fait pour le soustraire au vice qui le
subjuguait et, à ces fins, j'ai accepté de travailler comme harpiste dans des fêtes, croyant
l'aider à trouver une solution à ses nombreuses dettes, cependant, j'ai vite remarqué qu'il
utilisait mes dons artistiques pour attirer l'attention de relations importantes auprès desquelles
il obtenait de juteuses aventures financières dont je n'ai jamais pu connaître l'extension.
Tatien l'a regardée avec admiration et regret, puis il lui a dit avec affection :
— Pourquoi penses-tu cela ? Semblable attitude chez une jeune fille qui n'a pas encore
vingt ans, n'est pas commune !... Ne serais-tu pas par hasard aussi femme que les autres ?
— Je n'ai pas eu de mère qui me veuille. Je dois toute ma compréhension des choses à
ce père qui m'a recueillie ! Très tôt, j'ai été habituée à le suivre dans ses digressions
philosophiques et à interpréter la vie selon les réalités que le monde nous offre. À l'heure où
presque toutes les filles sont troublées par l'illusion, j'ai été amenée à assumer des
responsabilités et à travailler. À Massilia, tout ce que nous avions nous l'avions payé cher de
nos propres efforts, j'ai donc appris que nous n'atteindrons pas la paix sans excuser les
erreurs des autres qui, en d'autres circonstances, pourraient être les nôtres.
148
— Pourquoi ? — a demandé son interlocutrice, sereine. — Le manque de l'autre
que je peux éprouver, n'empêche pas le ciel de nie montrer le meilleur chemin. Il serait bon
que je puisse partager le bonheur avec mon mari, mais si cette convivialité me contraint à
commettre un délit en désaccord avec la rectitude de ma conscience, le bénéfice de l'absence
ne serait-il pas plus juste ? Pour ce qui est de disputer les attentions et l'affection d'autrui, je
ne crois pas que l'amour puisse faire l'objet d'enchères. L'affection, la confiance et la
tendresse, à mon avis, doivent être aussi spontanées que les eaux cristallines d'une source.
— Si, je le crois ! Je sens dans ton dévouement noble et calme un beau rivage
tranquille, capable de protéger le cours de mon destin de toutes les tempêtes. Je t'aime
beaucoup ! J'ai découvert cette vérité dès que nous nous sommes vus pour la première
fois! Je comprends, maintenant, que Marcel m'a fait connaître les enchantements
de la jeune fille, alors qu'en ta compagnie, je discerne en moi les désirs ardents de la femme...
À aucune autre gloire féminine, je pourrais aspirer que celle de partager tes sentiments,
cependant, nous ne nous appartenons plus...
Notant cette dernière phrase marquée de déception et d'amertume, le fils de Varrus l'a
interrompue, considérant, impulsif :
— Si tu me veux et si je te veux tant que cela, pourquoi nous arrêter à ceux qui nous
méprisent ? Nous renouvellerons nos chances, nous serons heureux, ton père nous
comprendra...
Livia a laissé aller le flot d'émotion qui dominait son cœur et lui dit d'une voix hachée:
— Liée à ton nom, tu as une femme qui t'a donné deux petites filles...
Et montrant sa fille qui jouait plus loin, elle a ajouté avec assurance :
— Blandine est aussi un amour qui a confiance en nous. Si nous adoptions une
conduite identique à celle qui nous blesse, peut-être empoisonnerions-nous son cœur de façon
irrémédiable. Que gagnerions-nous à la ravir des bras maternels ? Elle serait prisonnière, en
esprit, aux arbres de son enfance... Avec cette séparation, elle verrait en sa maman une
héroïne inoubliable que nous aurions répudiée avec dédain par notre geste, et la dévotion pure
149
et simple que nous désirerions recevoir d'elle, serait probablement transformée en méfiance et
douleur... Si un jour, elle doit ressentir le fiel de la vérité, que le calice de l'angoisse lui soit
imposé par d'autres mains...
Tatien a regardé la petite, de loin, et s'est tu, la voix saisie de commotion.
Avant même qu'elle eut pu finir sa phrase, la fillette les a rejoints avec un beau sourire
à leur offrir une magnifique branche de géraniums rouges.
Son père s'est réfugié dans le silence et la petite a dominé la conversation racontant ses
aventures pleines de grâce.
Livia est devenue toute pâle et avec délicatesse elle voulut éviter une rencontre entre
les deux hommes ; mais, Tatien, le visage sombre, se décida à entrer pour le voir de près.
Le jeune homme, qui approchait de la trentaine, était grand et élégant, il avait une
belle chevelure et un regard agité sur un visage énigmatique.
Il a étreint sa femme, avec joie, comme si rien de grave ne s'était produit entre eux
deux, puis il a salué Tatien avec ferveur en arrivant même à le déconcerter. Il semblait presque
satisfait de voir sa femme en compagnie d'un nouvel ami comme si cela soulageait sa
conscience d'un lourd fardeau.
Ses compagnons attendaient son retour à Vienne. Une belle fête chez Titus Fulvius, un
riche patricien parmi ses relations, l'obligeait à repartir rapidement.
150
Marcel était turbulent, exhibitionniste, beau parleur.
Il donnait l'impression d'un garçon intelligent qui jouait avec la vie. Il n'exprimait pas
dans son discours de phrases qui puissent dénoter d'une maturité d'esprit dans son
raisonnement.
Il était passionné par les sujets relatifs à l'amphithéâtre qu'il fréquentait assidûment. Il
connaissait le nombre de fauves enfermés dans les cages de Massilia, combien de gladiateurs
pouvaient briller dans l'arène et combien de danseurs vivaient en ville dignes des
applaudissements du public, mais ignorait le nom de celui qui gouvernait la riche Gaule
narbonnaise où il vivait et méconnaissait complètement ses industries et ses traditions.
Tatien, qui l'écoutait au début avec une rancœur déguisée, a rapidement perçu la fatuité
de ses propos, si bien qu'il s'est mis à l'analyser avec plus de calme et moins de sévérité.
Au fond, il était ennuyé. Ce visiteur inattendu était un obstacle sur son chemin. S'il le
pouvait, il l'enverrait au bout du monde.
L'idée de l'éliminer dans quelque embuscade bien montée lui est passée par la tête,
mais il n'était pas né avec la vocation d'un assassin et il a rapidement expulsé la tentation qui
s'était insinuée dans son esprit.
Alors que Marcel s'attardait, loquace, à la description de ses propres bravades, le fils
de Varrus réfléchissait à la meilleure manière d'amener des amis à éloigner l'intrus.
C'est alors que Marcel lui-même lui offrit l'occasion espérée, disant son intention de
retourner à Rome.
Il se sentait asphyxié par les difficultés financières. Seule la grande métropole lui
permettrait de réaliser un profit facile à la hauteur de ses attentes.
Il a montré une rayonnante expression sur son visage et a expliqué qu'il pouvait le
présenter à Claude Licius, le neveu du vieil Eustasius que la mort avait déjà emporté, et qui à
Rome était respecté dans l'organisation et la direction des jeux du cirque. Il avait grandi à
Lyon d'où il était parti répondant à des aventures couronnées de succès, et il était apprécié de
nombreux hommes politiques qui ne lui nieraient pas leur coopération et leurs faveurs. Marcel
trouverait certainement une excellente manière de démontrer ses qualités intellectuelles en
guidant différents artistes.
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Il y avait tant d'assurance dans les paroles prononcées pour ce nouvel ami que le beau-
fils de Basil, enthousiaste, a accepté sa proposition sans hésiter.
Une fois qu'il eut lu la lettre, Marcel s'est confondu en remerciements et sans la
moindre considération pour sa femme et son beau-père, il a décidé de son départ pour Vienne
le jour même. Il promettait de revenir rapidement pour organiser l'avenir avec ses proches. Il
s'est rapporté aux vertus de sa compagne comme s'il devait nourrir son affection à coup de
compliments et réaffirma au vieil homme mille déclarations d'amitié et d'admiration.
Et à la manière d'un oiseau ahuri et heureux de se voir libre, il les a salués, s'éloignant
bruyamment avec d'autres amis vers la ville toute proche.
Pendant des semaines et des semaines, le bonheur volait, célère, lorsque Teodul est
revenu à l'exploitation agricole apportant des nouvelles.
Hélène avait adressé à son mari une longue lettre et l'informait de sa décision de rester
à Rome pour quelques mois encore, non seulement pour satisfaire son père malade, mais aussi
pour résoudre le problème de leur fille. Galba, fatigué des plaisirs, semblait disposé à épouser
Lucile. C'était une simple question de temps.
Tatien n'a pas souhaité donner à la question une plus grande attention et a dispensé le
préposé d'Opilius sut un ton glacial.
Il s'est abstenu de toute visite personnelle au philosophe, mais, informé que le vieil
homme et la jeune fille s'absentaient de chez eux une nuit par semaine se rendant à un endroit
ignoré, un beau jour, il les a furtivement suivis et il a découvert que tous deux étaient
chrétiens et fréquentaient en cachette le méprisable culte. Il a gardé ce secret pour lui et se fit
très réservé cherchant l'isolement. Il a juste informé Tatien qu'il apporterait des ordres de
Veturius tant qu'Hélène resterait au domicile paternel, faisant l'aller et retour entre Lyon et
Rome autant de fois que ce serait nécessaire.
152
La vie a ainsi continué sans surprise et sans rebondissements.
Le fils de Varrus, à nouveau heureux, ne soupçonnait pas que la douleur allait accabler
son destin avec une dureté implacable.
153
III
Non loin de la station thermale de Trajan, en plein cœur de la Rome antique, nous
allons trouver une magnifique villa en fête.
La matrone Julia Cêmbria reçoit des amis chez elle. L'air ambiant est parfumé d'une
odeur envoûtante.
L'hôtesse est la veuve d'un célèbre chef militaire qui, en mourant lors d'une campagne
menée par Maximin, lui a légué une belle fortune, de nombreux esclaves et un véritable palais
où son défunt mari prenait plaisir à cultiver des plantes et des fleurs venues d'Orient. La
propriété obéissait donc au plus grand raffinement. Entre les grands parterres bien dessinés
sous forme de deux « croissants de lune ", des arbustes, des sources et des bancs en marbre
peignaient des tableaux d'une beauté somptueuse.
La veuve, sans enfants, semblait vouloir prendre sa revanche sur la nature qui,
impitoyable, commençait à flétrir son visage bien que luttant pour garder sa jeunesse et
profiter des plaisirs bien payés en s'entourant déjeunes gens jouisseurs de la vie ; peut-être
pour affirmer devant les autres sa victoire permanente de femme insoumise face à la
vieillesse.
Entre les phrases chuchotées et les éclats de rire joyeux avivés par le vin abondant qui
était servi bien évidemment entre les différents numéros artistiques, nous nous trouvons
devant une belle jeune femme qui en compagnie de quelques amis participe à la brillante
soirée.
C'est Lucile qui goûte au plaisir de la liberté à l'éveil de ses premiers rêves juvéniles,
intoxiquée par la soif d'aventures au sein de la société romaine de son temps. Elle sait que sa
mère destine sa main de femme à son oncle dépravé qui ne lui inspire pas d'amour mais se
sent incapable de fuir les desseins de son grand-père qui lui réclame ce sacrifice afin de
préserver sa propre fortune et, en raison de cela, imprudente et futile, elle se livre aux
dérèglements comme si elle pouvait se fuir elle-même.
La veille, elle avait rencontré l'attirant Marcel Volusianus, qui, lorsqu'il avait fait
référence aux Gaules, avait immédiatement éveillé son attention. Dès l'instant où elle fut
présentée à lui par une vieille amie de l'amphithéâtre, elle ne s'est plus du tout souciée de ce
qui se passait dans l'arène. Toute son attention était concentrée sur lui. Et l'affinité fut si
grande entre eux deux que la jeune femme n'a pas hésité à faciliter son entrée à la fête de Julia
en mobilisant pour cela ses propres relations.
154
Marcel, complètement détaché des liens qui le retenaient à sa famille lointaine, se
rendait à la tentation de nouvelles aventures.
Enchanté, il avait réussi à entrer dans la villa de Cêmbria et, aux côtés de la petite-fille
de Veturius sur un banc entouré de grenadiers de Syrie, il chuchotait à ses oreilles ivres :
— J'ai vraiment voyagé à travers les paysages les plus expressifs du Rhône mais j'étais
loin de deviner que je trouverais ici la plus belle fleur de la jeunesse latine. Douce Lucile,
comment me jeter à tes pieds et t'adorer ? Avec quels mots pourrais-je exprimer l'émotion et la
satisfaction qui m'emparent ?
Alors que la jeune femme, ivre de joie, se rendait à ses caresses d'un regard
languissant, l'audacieux conquérant continuait avec une fascinante inflexion de tendresse :
Devant les yeux au supplice du jeune homme, la jeune femme a balbutié, entre la joie
et l'appréhension :
— Je comprends tes désirs ardents qui sont aussi ceux qui envahissent mon âme... Tu
m'apportes quelque chose que j'ai attendu anxieusement ! Cependant, Marcel, ne serait-il pas
mieux de laisser faire le temps ?
— Ne dis pas cela ! Je te reçois comme le héros de mon premier amour, néanmoins, je
t'en prie !... Restons calme ! Ne nous emballons pas ! Faisons appel à l'inspiration
des dieux pour guider notre destin !...
— Les dieux ? — fit l'aventurier, après avoir pris un autre verre de vin — les dieux
sont tout naturellement les bienfaiteurs de notre bonheur... Apollon, le rénovateur de la nature,
bénira nos rêves ! Serait-il une plus grande joie aux yeux de Vénus que de contempler et de
rivaliser en beauté avec une nymphe comme toi ? Aime-moi, divine ! Réponds à ma soif
d'affection ! J'erre depuis longtemps en quête de ton regard qui me parle des étoiles
lointaines... Ne ferme pas la porte de la tendresse qui enrichit le cœur du voyageur qui arrive
de si loin, fatigué !...
Il l'a enlacée d'une caresse envoûtante et Lucile a frémi en sentant le baiser qu'il avait
posé sur sa bouche tremblante et rieuse.
155
Le lendemain et les nuits suivantes, ils ont scellé des accords secrets dans un angle
isolé des jardins de Veturius.
Elle obtint des informations concernant Marcel, et appris qu'il s'agissait d'un joueur de
cirque chanceux, protégé spécial de Claude Licius.
Au nom de sa maîtresse dont elle avait toujours été la gouvernante fidèle de son foyer,
elle a voulu rencontrer l'ami lyonnais pour obtenir des explications, mais Claude se trouvait
absent, parti en voyage avec sa famille en Espagne.
Alarmée, Hélène une nuit a attendu sa fille dans ses appartements privés et notant son
arrivée à une heure avancée, elle l'a interpellée sévèrement, lui reprochant son comportement
incompréhensible.
Alors que la jeune femme, ivre de joie, se rendait à ses caresses d'un regard
languissant, l'audacieux conquérant continuait avec une fascinante inflexion de tendresse :
Devant les yeux au supplice du jeune homme, la jeune femme a balbutié, entre la joie
et l'appréhension :
— Je comprends tes désirs ardents qui sont aussi ceux qui envahissent mon âme... Tu
m'apportes quelque chose que j'ai attendu anxieusement ! Cependant, Marcel, ne serait-il pas
mieux de laisser faire le temps ?
— Ne dis pas cela ! Je te reçois comme le héros de mon premier amour, néanmoins, je
t'en prie !... Restons calme ! Ne nous emballons pas ! Faisons appel à l'inspiration
des dieux pour guider notre destin !...
— Les dieux ? — fit l'aventurier, après avoir pris un autre verre de vin — les dieux
sont tout naturellement les bienfaiteurs de notre bonheur... Apollon, le rénovateur de la nature,
bénira nos rêves ! Serait-il une plus grande joie aux yeux de Vénus que de contempler et de
rivaliser en beauté avec une nymphe comme toi ? Aime-moi, divine ! Réponds à ma soif
d'affection ! J'erre depuis longtemps en quête de ton regard qui me parle des étoiles
lointaines... Ne ferme pas la porte de la tendresse qui enrichit le cœur du voyageur qui arrive
de si loin, fatigué !...
156
Il l'a enlacée d'une caresse envoûtante et Lucile a frémi en sentant le baiser qu'il avait
posé sur sa bouche tremblante et rieuse.
Le lendemain et les nuits suivantes, ils ont scellé des accords secrets dans un angle
isolé des jardins de Veturius.
Elle obtint des informations concernant Marcel, et appris qu'il s'agissait d'un joueur de
cirque chanceux, protégé spécial de Claude Licius.
Au nom de sa maîtresse dont elle avait toujours été la gouvernante fidèle de son foyer,
elle a voulu rencontrer l'ami lyonnais pour obtenir des explications, mais Claude se trouvait
absent, parti en voyage avec sa famille en Espagne.
Alarmée, Hélène une nuit a attendu sa fille dans ses appartements privés et notant son
arrivée à une heure avancée, elle l'a interpellée sévèrement, lui reprochant son comportement
incompréhensible.
Avant même que ses paroles deviennent plus dures, Anaclette l'a suppliée, affectueuse:
— Hélène, contrôle-toi.
Et modifiant le ton de sa voix comme pour lui demander de se rappeler de son propre
passé, elle a conseillé :
— Qui parmi nous n'est pas passé par de dangereux détours dans la vie ? Taisons- nous
pour l'instant. Ne provoque pas la présence de ton père âgé et malade dans cette pièce ! Les
phrases dures ne corrigent pas les erreurs commises. Si tu désires soutenir ta fille, ne manque
pas de patience. Personne ne peut être secouru avec de l'irritation. Si tu ne peux aider
aujourd'hui notre Lucile, remets-en au silence, réfléchis et nous attendrons le temps qu'il
faudra. Il se peut que demain nous apporte l'aide souhaitée...
La femme en pleurs a accepté les conseils et s'est retirée, moralement anéantie, alors
que la vieille servante accommodait la jeune fille abattue dans son lit, restant auprès d'elle
avec dévotion et bonté.
Elle avait trouvé le confident en mesure de lui apporter une aide décisive.
Sans perdre de temps, ils ont eu ensemble et en privé un long entretien dans une pièce
isolée. Mais, après avoir beaucoup pleuré, mettant son ami au courant de la réelle situation
dans la maison, la matrone épouvantée, a entendu ce qu'il avait à dire concernant les
événements en cours dans la province.
157
L'envoyé de Veturius, augmentant tant que possible sa version personnelle des faits,
l'informa qu'il ne nourrissait pas le moindre doute sur l'infidélité conjugale de Tatien, assurant
que lui et Livia s'aimaient éperdument. Il a dépeint la vie dominée par cette nouvelle femme
qui avait conquis, non seulement le cœur de son mari, mais également celui de sa fille puisque
Blandine vivait au foyer comme son élève docile. Il a raconté que le vieux philosophe devait
être quelque conspirateur déguisé à explorer les dons de la jeune femme, car lui, Teodul, était
convaincu que l'intelligent vieillard recevait de larges sommes d'argent de la part de Tatien
afin de se taire et d'être d'accord avec la déplorable situation, ajoutant même que le père et la
fille n'étaient que des imposteurs de la secte des nazaréens.
Son interlocutrice a noté ces informations avec l'expression d'une lionne blessée.
Elle a levé ses bras vers le ciel en invoquant la malédiction des dieux sur tous ceux qui
perturbent sa tranquillité domestique mais se reprenant grâce aux gestes d'affection que son
ami lui prodiguait, elle a supplié l'intendant d'Opilius de la guider dans ses décisions.
— Mais s'il n'est qu'un intrus comme je le crois ? S'il s'agit d'un scélérat portant
l'habit d'un homme respectable ?
À ces paroles, les beaux yeux félins d'Hélène n'ont fait qu'un tour dans leur orbite et
elle a répondu sèchement :
Tous deux se sont mis à passer en revue les moindres détails du sinistre plan né de leur
conversation et c'est avec de tristes intentions en tête que l'ami inconditionnel de la matrone
s'est rendu à l'amphithéâtre sous prétexte d'assister aux exercices de l'école des gladiateurs.
Le jeune homme serait à une soirée, chez Aprigia, une danseuse célèbre qui savait
rassembler beaucoup d'hommes en un même endroit autour de sa grande beauté.
158
Et de fait, dans la soirée, Sabin et Teodul parlaient dans le salon illuminé de la
résidence de la singulière femme qui était installée au pied du Tibre quand Volusianus est
entré le visage contrarié.
Septime, désirant rendre service à son compagnon, n'a pas perdu de temps. L'attirant
avec un sourire accueillant, il lui a offert une place à leur table.
Teodul et l'arrivant se sont lancés dans une conversation animée sur les gladiateurs et
les arènes et vérifiant qu'une certaine intimité s'était spontanément installée entre eux, Sabin
s'est justement retiré lorsque les premiers verres de vin ont commencé à arriver et qui furent
suivis de nombreux autres.
Une fois seul avec le jeune homme, l'envoyé d'Hélène qui devinait sa peine, après
avoir bu pendant quelques minutes, a manifesté une plus grande avidité pour le vin et
s'exclama :
— Que serait le monde si les dieux ne nous donnaient pas à boire ? Changer notre état
d'âme dans un verre, voilà le secret du bonheur ! Buvons du vin pour que le vin nous abreuve!
— C'est la pure réalité. Par une nuit noire comme celle-ci, boire c'est fuir, s'isoler,
oublier...
Il a. plongé ses lèvres dans le verre débordant et voyant son regard grisé, Teodul a osé
faire une remarque subtile :
— Moi aussi, je cherche à me fuir... Il n'existe rien de plus pénible qu'un amour
malheuraK..
— Un amour malheureux ! — a considéré l'interlocuteur pris de surprise — il
ne peut être plus malchanceux que le mien... Je me trouve dans un sombre labyrinthe, à me
débattre seul, complètement seul...
— Je suis romain, néanmoins, j'ai été éloigné de la capitale pendant longtemps. J'ai
croisé la Méditerranée dans plusieurs directions et je suis arrivé de Gaule narbonnaise il y a
quelques mois. Je suis venu dans l'intention de donner un nouveau sens à mon existence,
cependant, les immortels ne m'ont pas permis la transformation à laquelle j'aspirais...
159
— Une beauté irrésistible m'a fasciné le cœur. Je n'ai pas été assez fort et je l'ai aimée
frénétiquement... Mais ma diva vit si haut, si haut qu'aussi longtemps que je l'attendrais,
elle n'arriverait pas à descendre pour réchauffer mes bras froids...
— Oui — a soupiré le jeune homme emporté par l'ivresse —, c'est une beauté qui noie
ma conscience et consomme mon cœur.
— D'ici même ?
— Oh ! Qui pourrait connaître l'origine exacte d'une déesse ? C'est une colombe
timide. Elle parle peu d'elle-même, craignant probablement que l'on détruise notre bonheur.
Je sais seulement qu'elle habite à Lyon et passe actuellement un séjour prolongé auprès de son
grand-père.
— Ah ! — lui fit Teodul sagace —justement de Lyon ? Je vis aussi là-bas, je me trouve
en ville pour affaires...
— Quelle coïncidence ! Je m'y suis attardé quelques heures avant mon retour à Rome.
— Imagine-toi que la malchance est une aile noire posée sur mes jours. J'étais fiancé à
Massilia à une jeune fille qui a remonté le Rhône et qui s'est installée à Lyon avec son vieux
père. Quand mon cœur fut pris de nostalgie, je suis allé à sa rencontre, mais avec
surprise, j'ai découvert qu'elle avait de nouveaux engagements. Un fourbe du nom de Tatien
l'a complètement dominée.
Teodul, qui ignorait l'expérience conjugale de Livia, prit les mensonges de Marcel
pour des vérités et, avec la volupté d'un chasseur devant sa proie, il fit d'un ton admiratif :
— Que notre monde est petit ! De toute part, nous vivons liés les uns aux autres.
— C'est lui-même. Tu connais, alors, l'espèce de femme à qui j'ai voué toute ma
confiance?
160
— Superficiellement. Je n'ai fait qu'observer le couple lors de rencontres et d'ententes
interminables en passant la porte du vieil accordeur.
— Aucune idée ! — a répondu le jeune homme se maintenant sur ses gardes — je sais
à peine que c'est un ancien affranchi de la maison de Jubellius Carpus, vis-à-vis duquel il est
toujours engagé vu ses lourdes dettes. Un beau jour, il m'a ennuyé à l'extrême avec
son autobiographie soporifique et sans intérêt dont je n'ai conservé que ce détail.
— Jeune ami, oublie le passé ! Buvons au présent !... Si nos vies hier se
sont croisées, qui sait si aujourd'hui je ne pourrais t'aider d'une manière ou d'une autre ?
— Oui, oui...
Émerveillé par le hasard, Marcel lui a alors fait une longue confidence, expliquant
qu'il avait l'habitude de retrouver quotidiennement la jeune fille dans un petit pavillon du
jardin, mais brusquement sans raison, ce soir, Lucile n'est pas apparue à leur rencontre de tous
les jours.
Teodul l'a consolé avec des phrases réconfortantes et lui a conseillé d'insister et d'être
au rendez-vous le lendemain.
N'était pas aussi l'ami du vieux Veturius depuis l'enfance ? Et affirmant jouir d'une
certaine intimité auprès d'Hélène, il se dit disposé à l'orienter dans ses démarches susceptibles
de l'aider.
161
Il promit de s'entendre avec la famille de la jeune fille et recommanda à Marcel
d'attendre dans le jardin, à l'heure habituelle, où il viendrait en personne lui apporter de
bonnes nouvelles.
Ému, il a serré les mains de son protecteur avec une débordante satisfaction et l'a
regardé, extasié, comme s'il était devant un demi-dieu.
Tous deux satisfaits se sont approchés de quelques femmes joyeuses, admirant leurs
ballets exotiques.
Puis, ils se sont quittés entre de francs éclats de rire comme de vieux amis.
Tôt le matin, Teodul est allé voir Hélène pour lui donner les informations recueillies.
— Mais alors c'est le fiancé de la femme qui a envahi ma maison !... Triste paire de
criminels nés ! Elle me vole mon mari, il pervertit ma fille. Encore heureux que je suis vivante
et saine d'esprit pour empêcher de nouvelles victimes!...
Elle a esquissé un sourire ironique sur son visage et a demandé à son compagnon :
— Que suggères-tu ?
— Hélène, hier déjà le sujet aurait pu être éliminé. Nous avons traversé ensemble le
Tibre. Désorienté par l'ivresse, il aurait tout aussi bien pu tomber dans les eaux et y dormir
pour toujours. Nul ne l'aurait su. C'est une canaille qui n'apporte rien à personne.
Toutes les informations récoltées dans l'amphithéâtre coïncident et le dépeignent
parfaitement. C'est un vagabond, un paresseux et un voleur des jeux faciles. Personne ne
sait pourquoi il a mérité l'intérêt de Claude Licius. Sans nom, sans argent, sans provenance,
comment pourrait-il concourir avec notre Galba dans un mariage d'un tel niveau ? Néanmoins,
je ne souhaitais pas assumer de responsabilité sans t'avoir entendue. Je l'ai encouragé à venir
aujourd'hui pour l'informer des décisions prises. Naturellement, j'agirai selon ta volonté.
Son interlocutrice a beaucoup réfléchi et, après une longue pause, elle lui fit résolue :
162
— Voyons, voyons — s'exprima la matrone sans affectation —, la voiture ne choisit
pas son passager. Lucile, pour l'instant, n'est qu'une poupée ingénue. Elle oubliera la folie
commise et acceptera la réalité bénissant plus tard notre interférence. Le mariage est avant
tout une affaire. Je n'admets pas qu'elle préfère un vagabond à un homme de la lignée de mon
frère. Je me suis mariée pour obéir à mon père. Maintenant, je pense que c'est à mon tour
d'être obéi.
Il aurait été bien inutile de discuter avec elle face à sa volonté de fer.
Alors qu'Anaclette réconfortait la jeune fille, Hélène et son ami ont passé la journée à
réfléchir aux événements qu'ils programmaient pour la soirée.
À l'heure dite, élégant et fin prêt, il est entré dans le jardin y retrouvant le supposé
bienfaiteur de la veille à l'attendre dans un coin isolé entouré de verdure où lui et Lucile
avaient l'habitude de rêver.
Enlacé par Marcel, qui débordait de joie, très calme, son compagnon acquiesça :
163
— Oui, grâce aux dieux, je te vois à la place qui te revient.
Après quelques minutes, Teodul est réapparu avec un plateau d'argent où deux verres
raffinés se trouvaient placés à côté d'une belle jarre de vin, il s'exclama :
— Célébrons notre triomphe ! La mère et sa fille ne vont pas tarder. Dans quelques
minutes, les torches brilleront.
Le liquide alléchant a moussé et le jeune homme a accepté le verre que Teodul lui
offrait.
Dans la pénombre, il a fixé ses yeux injectés de sang dans ceux de son empoisonneur
le fusillant de haine et d'amertume, cherchant un moyen d'expulser la bave sanglante qui
giclait de sa bouche, il a demandé d'une voix mourante :
Ce furent ses dernières paroles car très rapidement ses membres se sont durcis et
l'expression de son visage devenu cadavérique avait une triste mine.
C'était Hélène qui a souri satisfaite de savoir que l'acte avait été consommé.
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Elle a accompagné son ami jusqu'au minuscule pavillon que les plantes grimpantes
étouffaient, et à la clarté d'une faible torche, elle a dévisagé le cadavre encore chaud.
Elle a échangé un inoubliable regard avec l'exécuteur de ses décisions comme si elle
scellait, sans dire un mot, un sinistre pacte moral supplémentaire, et s'est éloignée.
Quand la nuit fut plus profonde, Teodul lui-même, vêtu des habits des esclaves de la
maison de Veturius, a quitté le jardin transportant un fardeau dans une petite charrette
communément utilisée pour des services d'hygiène.
Avec prudence, il s'est éloigné évitant tous contact avec des passants attardés et
traversa, apparemment tranquille, une grande partie de la voie publique pour enfin atteindre
les bords du fleuve.
La lune voilée ressemblait à une lanterne immobilisée dans le ciel, voulant épier sa
conscience coupable...
Les mystères de la vie et de la mort martelaient son âme. Finirait-il son existence dans
la tombe ? Quelques heures auparavant, il parlait encore à Marcel fasciné par la joie de vivre.
Ses mains, qu'il avait observées nerveuses et chaudes, étaient maintenant glacées et inertes. Sa
bouche loquace était restée raide. Quelques gouttes de poison avaient éliminé un homme pour
toujours ?
Y aurait-il une justice à la destruction de son prochain sans autre forme de procès ?
Les remords cherchaient à lui ronger l'esprit mais il s'y opposa avec résistance.
Voulant se fuir lui-même, il a marché vers le Tibre concentrant son attention sur les
eaux agitées et pendant de longues minutes, il a attendu l'occasion de se défaire de son
chargement.
Quand une immense masse de nuages a couvert la lune affaiblie, augmentant les
ombres alentours, il s'est levé lestement et découvrant le cadavre l'a précipité dans le courant.
165
Le lendemain, la victime a été trouvée. Mais, dans les coulisses de l'amphithéâtre, là
où il avait laissé de nombreux amis, qui ne se souvenait pas que Marcel vivait dominé par le
vin et les aventures ? Sa mort a donc été interprétée comme un accident sans grande
importance, d'ailleurs sa dépouille a été trouvée à une courte distance de la propriété d'Aprigia
dont il était un fervent admirateur de sa jeunesse et de ses attraits.
Hélène, qui avait imaginé les effets causés par cette annonce, l'a isolée dans une pièce
où la jeune femme affligée, désorientée, s'est rendue à une pénible dépression.
Pendant trois jours, soutenue par sa mère et par Anaclette, elle est restée presque
inconsciente, frôlant la mort.
Bien que triste et désenchantée, Lucile s'est remise à s'alimenter récupérant les
couleurs de la santé qui embellissaient son visage.
Il a expliqué qu'il s'agissait d'un ancien propriétaire agricole dont la solide maison se
trouvait depuis de nombreuses années sur la voie Pinciana.
Il avait connu Jubellius dans sa jeunesse, mais il l'avait perdu de vue. Il ignorait ce
qu'il était devenu et croyait que sa fille devait abandonner de telles recherches.
Toutefois, Hélène était bien trop déterminée pour se décourager. Et prenant une voiture
en compagnie de Teodul, elle est allée à sa résidence, conformément aux indications données.
Accueillis poliment, les visiteurs ont été conduits par un jeune homme imberbe dans
un énorme salon où le chef de famille leur fit une agréable réception.
L'hôte, qui exhibait le visage rougi d'un homme mûr habitué à l'abus de consommation
de vin, l'a écouté aimablement et a expliqué :
166
— Je dois dire, avant tout, que mes parents sont décédés voilà plus de dix ans
maintenant. Je suis Saturnin, l'aine et l'actuel responsable des affaires de la famille.
Quant au court commentaire de Teodul soulignant la bonté de ses parents, sur un ton
sarcastique, il leur fit :
— Mes parents ont vraiment été les champions de l'émancipation indue. S'ils
avaient été amenés à gouverner, ils auraient appauvri l'Empire romain. D'ailleurs, à
plusieurs reprises, ils ont été accusés de nazaréens car la bienveillance chez eux frisait la folie.
Les arrivants ont immédiatement compris à quelle espèce de commerçant ils avaient à
faire.
L'employé d'Opilius a osé une question sur le vieil accordeur de Lyon, ce à quoi
Saturnin a souligné empressé :
— Selon les registres en notre pouvoir, je sais que Basil, esclave de notre
maison, a été dispensé des obligations habituelles moyennant certains engagements
comme quelques autres serviteurs dont nous n'avons pas les coordonnés.
— Nos intérêts ont été vilement explorés. Voilà plus de dix ans que je cherche à
corriger de graves erreurs et à arrêter d'aberrantes usurpations.
Exprimant une grande douceur dans sa voix, très calme, Hélène lui dit :
— Je suis sûre que nous n'aurons pas de difficulté à trouver un bon accord. Il se trouve
que Basil, aujourd'hui très vieux, est notre précieux coopérateur en Gaule lugdunienne.
Il nous rend de grands services et notre admirable collaborateur est tellement affligé de ses
dettes du passé que nous proposons d'effectuer le transfert de la somme due.
— Par Jupiter ! L'honnêteté existe encore sur terre ! C'est la première fois que je
rencontre un débiteur soucieux de nous aider. — Nous ne nous opposerons pas à cette
transaction. Basil sera définitivement libéré.
Saturnin a ajouté à la somme légale le juste montant des intérêts et Teodul, avec
l'assentiment de sa compagne, a tout payé sans hésiter.
En possession des éléments prouvant le paiement, tous deux se sont retirés et, en
chemin, Hélène s'est dirigée à son compagnon lui expliquant :
167
— Maintenant, nous tenons la vieille canaille entre nos mains. Lui et sa fille ne nous
échapperont pas. Mon plan progresse régulièrement. Avançons dans de nouvelles
démarches. J'arrangerai avec mon père ton retour immédiat à la colonie. Tu seras l'émissaire
d'une lettre venant de moi pour Tatien, implorant sa venue en urgence à Rome en compagnie
de Blandine. Je prendrai pour excuse la maladie de Lucile que tu dépeindras à son
imagination comme approchant progressivement de la mort. Je suis convaincue que mon
mari répondra à mon appel. Nous calculerons le temps nécessaire pour retourner à
Lyon avant qu'il n'ait pu croiser les eaux. En arrivant ici, il ne nous y trouvera plus, j'instruirai
mon père afin de justifier notre retour précipité suivant les conseils du médecin, dans une
tentative suprême de sauver la malade. Nous nous retrouverons, ainsi à Lyon, suffisamment
libres pour entamer le travail punitif. J'obtiendrai quelques lettres importantes pour
stimuler la persécution des nazaréens et nous pourrons présenter l'accordeur comme étant
un esclave en fuite et un dangereux révolutionnaire. Nous soumettrons le cas aux
autorités gouvernementales. Avec la documentation en notre possession, le philosophe et sa
fille seront tout naturellement éliminés.
— Ainsi, quand Tatien et Blandine seront de retour à la maison, ils seront surpris par le
service déjà achevé.
Teodul l'a dévisagée les yeux perplexes sans savoir s'il était envahi par l'admiration ou
par la peur.
Quelques minutes plus tard, la voiture s'est garée devant les jardins de Veturius.
La nuit tombait...
168
IV
SACRIFICE
L'absence d'Hélène durait déjà depuis plus de douze mois alors que Tatien, à son
propre étonnement, se sentait bien disposé, heureux.
Dèce était mort et le sceptre impérial avait été empoigné par Gallus qui commença par
gouverner le monde romain en ordonnant de déplorables spectacles d'inconscience et de
débauche. Les conseillers et les magistrats, les guerriers et les hommes politiques semblaient
dominés par la décadence morale qui se propageait destructrice.
La peste était apparue lors d'une fête à Neocesaria et de oute part on clamait que la
terrible maladie était le fruit de la sorcellerie chrétienne.
En raison de cela, des prières collectives étaient faites dans les sanctuaires, jour et nuit.
De nombreux temples ouvraient leur porte manifestant leur charité en accueillant les malades
et les agonisants.
Mais avec l'unification des cultes et des croyants autour du dieu de la médecine, la
haine du christianisme s'était aggravée.
À nouveau des lapidations et des incendies touchèrent les abris miséricordieux. Les
partisans de Jésus, avec plus de rigueur, étaient lapidés, emprisonnés, bannis ou exterminés
sans compassion.
169
Bien que silencieux quant à l'Évangile en hommage à la mémoire de son père, Tatien,
qui n'avait jamais changé spirituellement, considérait au fond que le nouveau mouvement de
répression était juste.
Se sentant revivre, il semblait trouver en l'amour pleinement vécu en esprit, une source
bénie d'énergie et de vigueur.
Elle lui indiquait que bien que désireuse de retourner chez elle, elle luttait contre
l'ingrate maladie de leur aînée que les médecins croyaient proche de la tombe. Lucile
empirait, quotidiennement. Elle l'implorait, donc, de venir à leur rencontre et d'amener
Blandine. Elle décrivait avec émotion le caractère critique de sa préoccupation maternelle,
dévouée et seule. Galba, l'oncle et le fiancé, devait rester à Campanie pour traiter d'intérêts
particuliers et Anaclette souffrait d'un inévitable épuisement. Veturius lui-même, éreinté et
abattu, le suppliait d'oublier les déboires du passé, une fois pour toutes et l'attendait, non pas
comme un beau-père mais comme un père, les bras ouverts.
Tatien se sentait bien trop distant d'Hélène et de Veturius pour les plaindre, mais le
risque de perdre sa fille malade lui faisait mal au cœur.
Des larmes lui sont montées aux yeux alors qu'il pensait à la première fleur de ses
idéaux de paternité.
Qu'avait-il fait, lui son père responsable pour la jeune fille sur le point de mourir ?
Lucile avait grandi, absorbée par les caprices maternels. Effectivement, il n'avait jamais été
vraiment enclin à lui vouer une plus grande attention.
170
Le préposé d'Opilius a tourné les talons et s'est éloigné alors que son interlocuteur se
rendait dans son cabinet particulier pour réfléchir longuement sans trouver de solution à
l'énigme qui le tourmentait.
Au crépuscule, en compagnie de sa fille, il est allé chez l'accordeur pour réfléchir
davantage à la question.
Livia est devenue pale, mais elle voulut se dominer luttant contre toute émotivité
moins louable.
Les paroles de l'épouse lointaine lui laissaient la pénible conviction que l'amour de
Tatien ne pourrait pas lui appartenir. En son for intérieur, une amertume inopinée l'a assaillie,
comme si elle était informée d'un malheur proche. Elle ressentit l'envie de pleurer
convulsivement mais la sérénité paternelle et la courtoisie manifeste de l'homme aimé lui
imposaient de garder son équilibre.
Tatien commentait à voix haute, les difficultés qu'il avait à se rapprocher de son beau-
père.
En outre, depuis sa jeunesse, il n'avait pas revu la métropole et n'avait pas envie d'y
retourner.
À quoi bon sa présence auprès de sa fille malade, si Opilius, plein d'argent pouvait
l'entourer de médecins, d'infirmiers et de serviteurs ?
Tout en étreignant son enseignante attristée, Blandine écoutait l'exposition faite avec
une évidente contrariété.
Toutefois, le vieil homme lui adressa la parole avec une tendresse toute paternelle.
— Mon enfant, il est des obligations majeures dans le domaine des devoirs communs
de notre vie. Celles qui se rapportent à la paternité ont un aspect essentiel que l'on ne peut
ajourner. N'hésite pas. Si ton vieux beau-père t'a offensé dans ta fierté d'homme, pardonne et
oublie. Aux plus jeunes, il revient de comprendre les plus vieux et de les soutenir. Je désire
ardemment que le ciel nous accorde la guérison de ton enfant, mais si la mort l'emporte sans
le réconfort de ton affection personnelle et directe, ne pense pas que tu seras exempté de
l'ombre du remords qui t'accompagnera comme un bourreau subtil.
Plongé dans les réflexions qui envahissaient son âme indécise, le patricien n'a pas
répondu.
171
Livia, néanmoins, a voulu l'inciter à désister du voyage en disant :
— Mais, papa, imaginons que Tatien soit inspiré par des forces d'ordre supérieur,
supposons qu'effectivement, il ne doive pas y aller... Ne serait-il pas plus juste de se fier à sa
propre intuition ? S'il était surpris par quelque désastre pendant le voyage ? S'il attrapait
la peste inutilement ?
— Ma fille, en matière de bien-faire, je pense que nous devons aller jusqu'au bout.
Même si le mal nous dilacère, même si l'ignorance nous trahit, je considère que le devoir
réclame notre effort personnel dans les plus petites phases de notre vie. Tatien a une fille
malade dont sa mère elle-même nous affirme être près de la mort. Toutes deux supplient son
aide. De quel droit peut-il s'esquiver ?
Se fiant à l'expérience que les années avaient conférée à son cœur, Basil a avancé,
après une courte pause :
La jeune femme a abandonné tout argument, mais Blandine qui voulut apporter un peu
de bonne humeur à la scène intime, est intervenue, en demandant :
— Papa, pourquoi ne pas emmener grand-père Basil et Livia avec nous ? Nous
pourrions voyager tous les quatre ensemble ?
Le vieil homme a caressé ses doux cheveux bruns et lui fit observer sur un ton joyeux :
— Non, Blandine ! Un voyage aussi long ne peut être réalisé par nous tous. Nous
resterons à attendre. Quand tu reviendras, nous aurons créé de nouvelles musiques. Il est
possible que tu reviennes avec une belle harpe. Bien évidemment, ta maman verra les progrès
artistiques que tu as faits et elle voudra récompenser tes efforts avec un instrument plus
moderne.. Qui sait ?
De douces mélodies berçaient les rêves de ces quatre âmes sœurs qui, si elles
obéissaient à leur propre volonté, jamais ne se sépareraient.
Tatien demanda à Livia de chanter l'hymne aux étoiles qui était à l'origine de leur
première rencontre et la jeune femme a immédiatement répondu à son désir, répétant la
chanson avec émotion et beauté.
Il planait dans l'air une sensation d'enchantement mêlée, néanmoins, d'une infinie
tristesse...
172
Le gendre de Veturius ne s'était jamais montré aussi sensible à faire ses adieux.
Il ne s'attarderait pas.
Qu'elle ne craigne rien. Il prétendait étudier avec sa femme une séparation honorable.
Bien qu'ils ne puissent pas jouir, Livia et lui, du bonheur nuptial, il désirait se consacrer à son
bien-être et à celui de Basil qu'il estimait comme un père.
Il était convaincu que dès qu'elle aurait réalisé le mariage de Lucile, au cas où la
malade réussisse à guérir, Hélène préférerait le monde romain en compagnie de Teodul, de
sorte que lui, Tatien, était décidé à changer sa propre situation familiale.
Il n'avait jamais perdu sa brillante forme physique en raison des exercices auxquels il
se consacrait avec les esclaves de la maison, pour certains d'entre eux d'excellents gladiateurs.
Alors que Livia acquiesçait ses plans, découragée, Blandine suivait la conversation
d'un regard fulgurant, croyant qu'aucune force ne réussirait à contrarier les affirmations
paternelles.
Toutefois quand Livia eut remarqué que la silhouette de Tatien, enlacé à sa fillette, se
perdait dans les ombres du bois voisin, elle a laissé des larmes chaudes et abondantes inonder
ses yeux... Une angoisse insurmontable asphyxiait son cœur comme si elle était condamnée à
s'éloigner d'eux pour toujours pour ne plus les revoir, jamais plus.
Les jours ont passé entre la nostalgie et l'espoir dans la maisonnette fleurie de Lyon,
quand à l'immense surprise de la Villa Veturius, Hélène est arrivée avec sa fille et son frère,
accompagnée d'Anaclette et par une petite suite de serviteurs.
Au foyer de Basil, l'événement inattendu a été accueilli avec une grande étrangeté.
173
La maîtresse de maison avait rejoint la ville avec la suite d'Octave Ignace Valérien
accompagné de sa femme Climène Auguste qui devaient séjourner en Gaules, en mission
officielle.
Valérien était un soldat courageux et astucieux qui s'était distingué en Mésie où il avait
perdu quatre doigts lors d'un combat avec les goths. C'est en tant qu'envoyé spécial qu'il avait
été nommé pour arraisonner la ville et la libérer des éléments subversifs.
Les localités les plus importantes des Gaules devaient supporter leur présence.
Ils arrivaient, entourés de servilités par la majorité qui leur prodiguait des cadeaux
particuliers en échange de faveurs politiques, commençant par des fêtes spectaculaires et
finissant par de déplorables extorsions. Ils faisaient de longues enquêtes sous prétexte
d'assainir l'Empire des infiltrations révolutionnaires, gardant néanmoins pour objectif occulte
de poursuivre les chrétiens et de les dépouiller de leurs petites ou grandes économies.
Les enfants de l'Évangile étaient, alors, durement éprouvés dans leur foi. Nombreux
furent ceux qui, encore attachés à leurs biens matériels, abandonnaient la Bonne Nouvelle,
payant des quotas élevés pour leur salut, changeant de domicile. Mais les moins favorisés par
la chance ou ceux qui réaffirmaient leur confiance en Jésus se rendaient à la mort ou à la
prison, désistant ainsi de tous leurs biens personnels.
Gallus avait choisi ce mode d'action pour aider, sans scrupules, ses camarades de
campagne militaire, considérant qu'à Rome les coffres vides n'offraient plus aucune
perspective de butin facile.
Plusieurs jours de fête commémoraient son arrivée, et Hélène, qui avait su attirer
l'attention de Climène pendant le voyage, fut la première dame de la ville à offrir un riche
banquet à l'illustre couple.
Les salons de l'aristocratique résidence se sont ouverts, lumineux, comme par le passé,
ayant un vif succès.
Pour quelle raison la femme de Tatien avait écrit une lettre qui semblait démentie par
les faits ?
174
En marge de la villa Veturius depuis que Blandine et son père s'étaient absentés, ils ne
se sont pas dérobés aux règles de bienséance et une fois les cérémonies du palais terminées,
ils ont essayé de faire une visite respectueuse et cordiale à la maîtresse de maison qui se
refusa à les recevoir.
Teodul, un peu déconcerté, a présenté des excuses au nom d'Hélène, les informant qu'il
viendrait voir le père et sa fille, le lendemain pour leur parler.
L'accordeur et la jeune femme sont repartis, intrigués, pris d'une inquiétante déception.
Entre eux, la mère de Blandine avait toujours été citée comme une personne digne de
la plus haute considération. Jamais ils n'avaient offensé son nom, ni même dans leurs pensées.
Mais, le matin suivant, le philosophe et sa fille ont été encore plus péniblement surpris.
À quoi avaient donc servi, en cette heure, les luttes d'une existence aussi longue ?
Pourquoi avait-il vécu tant d'années, se croyant libre, allant jusqu'au suprême dévouement
pour la fille que le ciel lui avait confiée, pour finalement retrouver au bord de la tombe le
fantôme de l'esclavage ?
Il avait cherché le meilleur moyen de garder son équilibre face au monde et à la vie en
écoutant sa conscience et était devenu vieux.
C'est alors qu'il a tout compris. Cette femme devait haïr leur présence. À Rome, elle
avait probablement su que Tatien et sa petite fille s'était pris d'affection pour l'humble foyer et
peut-être se considérait-elle flouée dans son affection.
Il a porté sa main droite à son cœur malade alors que des larmes coulaient
inlassablement sur ses grosses rides. Livia qui perçut son affliction est accourue pour le
soutenir.
175
Le vieil homme l'a étreinte, en silence, puis avec humilité, il a demandé à Teodul de
lui donner un peu de temps.
Il désirait attendre le retour de Tatien pour s'entendre avec lui concernant la question.
L'ancien, confus, a insisté pour que la mère de Blandine lui accorde la grâce d'une
audience mais l'administrateur a dissipé ses espoirs.
Hélène ne se rabaisserait pas à s'entretenir avec des plébéiens, des employés ou des
débiteurs.
Sans savoir quoi faire, Basil a finalement déclaré qu'il rendrait visite à quelques amis
prestigieux afin d'étudier l'exigence inattendue, promettant une solution aussi rapide que
possible.
Une fois seul avec sa fille, il a examiné, angoissé, le problème que le destin lui
imposait.
Il se sentait exténué.
Malgré les efforts de la jeune femme pour le consoler par des marques d'affection et
d'encouragement, il n'arrivait pas à se soustraire à l'abattement qui le dominait.
Convaincu que les seuls bienfaiteurs capables de l'assister pour surmonter cet obstacle
seraient ses compagnons d'activité chrétienne, la nuit même il s'est rendu à l'humble résidence
de Lucain Vestinus, un ancien prêtre réfugié dans un abri où se réunissait un groupe de prière.
Basil et la jeune fille n'imaginaient vraiment pas que Teodul les suivait en cachette.
Localisant l'endroit où les chrétiens se rassemblaient, l'intendant s'est rendu à. l'exploitation
agricole, échafaudant des plans pour initier la perquisition.
176
Parmi les prosélytes qui n'avaient pas déserté, commencèrent à apparaître des
manifestations d'apostasie.
En raison de cela, seuls les esprits les plus valeureux dans leur foi s'exaltaient à l'idée
d'affronter la nouvelle persécution qui s'esquissait, infaillible.
Vestinus, prenant la parole, a formulé une prière émouvante et a lu dans les messages
sacrés, la sublime recommandation du Seigneur : — « Que votre cœur ne se trouble. Vous qui
croyez en Dieu, croyez aussi en moi14.
14
Évangile de l'apôtre Paul 14 :1-6 (Note de l'auteur spirituel).
— Mes amis, nous croyons que l'heure est des plus significatives pour notre famille
spirituelle.
Notre foi, si souvent marquée par le sang de nos ancêtres, réclamera probablement le
témoignage de notre sacrifice !
Quand le Maître nous a invités à sa forteresse, il nous a prévenus des embûches qui
nous assailliraient dans le temps.
Les enfants de l'ignorance et les dévots des divinités sanguinaires qui acceptent des
offrandes de chair vivante peuvent disposer du pouvoir terrestre.. Ils jouissent dans des
voitures d'or et de pourpre, ivres de plaisir, comme des fous qui savourent inconscients sur des
cadavres entassés pour s'éveiller plus tard sous le fouet cinglant de la vérité qui les guettent à
l'heure de la mort.
Mais nous, les serviteurs invités à labourer avec le Seigneur le sol embourbé de la
misère humaine, pouvons-nous par hasard nous attendre au repos ?
Depuis le jour où s'est levée la croix du Calvaire pour l'Envoyé céleste, aucun autre
chemin de résurrection ne nous a été montré.
Jusqu'au Christ, les dieux barbares possédaient le monde. Les temples étaient de
véritables maisons de commerce où l'on négociait avec les génies infernaux. Un pigeon
sacrifié, un mouton mort ou les viscères chauds d'un taureau étaient des oblations en échange
de faveurs d'ordre matériel.
Avec Jésus, nous sommes appelés à construire le royaume glorieux de l'esprit. Le ciel
est descendu jusqu'à nous, les entraves qui limitaient notre raisonnement dans le cercle étroit
de l'animalité inférieure ont été rompues et la dignité de l'âme humaine s'est révélée, divine,
nous montrant sa beauté éternelle !
Nous ne pensons pas que le christianisme soit à la veille de terminer son apostolat
parmi les créatures.
177
Le Christ ne fait pas d'exclusivité.
Tant qu'il y aura un gémissement d'enfant malheureux sur terre, l'œuvre du Seigneur
nous poussera au service et au renoncement !...
En conséquence, pendant que nos frères plus faibles fuient le témoignage de la réalité
et alors que les moins convaincus tombent dans la tromperie malheureuse de l'incroyance et
du doute, marchons sans peur avec la certitude que le monde attend notre part de sueur et de
martyre afin de se restaurer dans ses fondements sublimes.
Pendant plus de deux siècles, nous avons pleuré et nous avons souffert.
Nos pionniers ont été arrachés à leur famille par la trahison, les calomnies, les coups et
la mort.
Nous sommes les héritiers de la foi immortelle des vénérables apôtres qui nous l'ont
transmise de leur propre sang, avec leurs propres larmes ! Pourquoi démériter leur confiance
en se disant abandonnés ?
« Que votre cœur ne se trouble — a dit le Seigneur —, vous qui croyez en Dieu,
croyez aussi en moi ! ».
Nous sommes en paix parce que nous croyons ! La peur ne nous inquiète pas, parce
que nous croyons ! La victoire spirituelle sera nôtre, parce que nous croyons !...
Les six femmes et les quatorze hommes présents se sont tous regardés, émerveillés, en
extase. Aimantés par un destin commun, ils ressentaient un bonheur uniquement accessible à
ceux qui réussissent à tout dépasser et oublier par amour pour un idéal sanctifiant.
Basil pressait entre ses mains la main droite de Livia avec ce paternel enchantement
des grandes affections qui méconnaissent la mort.
Près d'eux, la veuve Césidia et ses filles Lucine et Prisca se sont regardées, heureuses.
Hilarion et Marciane, Tiburce et Scribonia, deux vieux couples qui avaient tout cédé
pour la cause du Seigneur, se sont étreints, contents.
Livia, regardant les visages exaltés qui l'entouraient, ne ressentait plus la crainte qui
l'oppressait au début. Manifestant une souveraine tranquillité de cœur, elle s'est souvenue de
Tatien et de Blandine, les seuls amis les plus intimes qui lui restaient.
Tatien avait une femme et un foyer et Blandine grandirait et aurait, tout naturellement,
une belle destinée.
178
Que pouvait-elle faire si ce n'est se résigner face à la volonté de Dieu ? Ne devait-elle
pas se réjouir de pouvoir consoler son dévoué père qui l'avait reçue amoureusement dans cette
vie ? Ne devait-elle pas se sentir infiniment heureuse de se voir parmi les fidèles partisans du
Christ, honorée de l'occasion de prouver sa foi ?
Alors elle a fixé avec attention le visage calme de Basil dont les yeux étincelaient de
joie et d'espoir...
Jamais son père adoptif ne lui avait semblé aussi beau. Ses cheveux blancs
paraissaient renvoyer des rayons de clarté azurée.
Pour la première fois, elle réfléchissait aux afflictions et aux luttes que le vieux
philosophe avait traversées... elle pouvait imaginer les nostalgies qui l'accompagnaient
certainement, depuis sa jeunesse lointaine, médita sur l'amour qu'il lui avait dévoué, à elle qui
avait été abandonnée dans une lande au lever du jour et ressentit pour cet homme courbé par
la vieillesse, une affection filiale plus forte et plus pure, renouvelée et différente..
Instinctivement, elle a retiré sa dextre des mains ridées qui la retenaient et l'a étreint
avec une tendresse qui, jusqu'à présent, lui était inconnue.
Elle a senti battre son cœur dans sa poitrine fatiguée et en lui embrassant la face, avec
une extrême émotion, elle lui dit tout bas :
— Mon père'...
Touché d'une joie mystérieuse, Basil a laissé couler quelques larmes et a balbutié :
— Tu es heureuse, ma fille ?
— Très heureuse..
Il a embrassé ses cheveux bruns ondulés qu'un fil doré retenait et a affirmé en
murmurant :
— Que votre cœur ne se trouble !... ceux qui s'aiment en le Christ, vivent au-delà de
la séparation et de la mort...
À cet instant, Vestinus serein a levé sa tête inondée par l'expression d'un bonheur
ignoré sur terre et poursuivit :
— Notre enceinte est glorieusement visitée par les martyrs qui nous ont précédés...
Et, la voix presque saisie de sanglots nés de la joie que son cœur ressentait, il a
continué :
— Ils éblouissent mes yeux de la lumière bénie dont ils sont vêtus ! Devant eux, est
entré Irénée, notre berger inoubliable, portant dans ses mains un rouleau éclatant...
179
Après lui, d'autres amis spirituels, glorifiés au Royaume de Dieu, ont passé notre porte avec
des sourires d'amour !... Je les vois tous... Je les connais de ma première jeunesse ! Ce
sont de vieux compagnons assassinés du temps des empereurs Septime Sévère et
Caracalla !... 15 Ici, il y a Ferréol et Fermée avec de rayonnantes auréoles qui partent de
leur bouche, rappelant le supplice de la langue qu'on leur a violemment arrachée !...
Andéol, le valeureux sous-diacre, porte sur son front un diadème formé de quatre étoiles,
rappelant la flagellation de sa tête brisée en quatre par les soldats... Félix, dont ils ont arraché
son cœur encore vivant de sa poitrine, porte au thorax un astre rayonnant !
Valentinienne et Dinocrate, les vierges qui ont supporté d'épouvantables insultes de la part des
légionnaires, sont vêtues de tuniques d'une blancheur immaculée !... Laurent, Aurèle et
Sophrone, trois jeunes avec lesquels je jouais dans mon enfance et qui ont été balayés par des
épées en bois, sont porteurs de palmes de lys blancs !... D'autres arrivent et ils nous
saluent, vainqueurs... Irênée s'approche de moi et détache un des fragments du rouleau
lumineux... Il me recommande de le lire à voix haute !... Vestinus fit une brève pause et
s'exclama admiratif : — Ah ! C'est la seconde épître de l'apôtre Paul aux Corinthiens !
R (15) Référence faite par Vestinus à plusieurs martyrs chrétiens de France dont certains
sont inscrits dans l'histoire des saints. - (Note de l'auteur spirituel)
D'une voix entrecoupée par l'émotion, il s'est mis à lire : « 16Nous sommes pressés de
toute part, mais non réduits à l'extrême ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ;
persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; portant toujours avec nous dans
notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps... »
(16) 2eme Epître aux Corinthiens, chapitre 4, versets 8 à 10. - (Note de l'auteur
spirituel)
Après un court intervalle, il a annoncé : — Le cher guide nous informe que l'heure de
notre témoignage est proche. Il nous demande de garder notre calme, notre courage, notre
fidélité et notre amour... Personne ne sera laissé à. l'abandon... Quelques-uns verront leur mort
reportée mais tous connaîtront le calice du sacrifice...
Après une petite pause, il a noté que les visiteurs chantaient un hymne de grâce louant
le Maître bien-aimé.
Le prédicateur est resté un long moment en silence comme s'il écoutait une mélodie
inaccessible à la perception de ses compagnons.
— Mes frères, nous sommes un petit troupeau qui s'en remet au ciel !... Bon nombre
de nos confrères que la fortune protège ont quitté la ville moyennant le paiement de
précieuses contributions à l'envoyé de César. Rares sont ceux qui, manquant de rien, seront
victorieux de la tempête qui approche... Dans les quartiers pauvres, nous sommes partagés en
groupes de foi dans l'attente de la Bonté Divine... Nous n'avons pas de biens qui puissent
susciter en nous des inquiétudes. Le Seigneur nous a délivrés des troublantes angoisses à
posséder de l'or sur terre... Pourquoi ne nous réunissons-nous pas tous les soirs, pendant
quelque temps, dans notre sanctuaire de confiance ? Ce refuge peut être notre havre de prière
et la prière est la seule arme que nous puissions manier face à nos persécuteurs...
180
Une joie générale a applaudi cette idée et la prière émouvante a marqué la fin de la
réunion.
Alors que quelques fruits étaient servis avec un verre de vin léger, chacun parlait de
son expérience personnelle.
Lorsque le tour de Basil fut arrivé, le vieillard a commenté le problème qui l'assaillait.
Il avait été libéré moyennant de lourds engagements et devait rembourser, sans délai, la dette
qui l'affligeait.
Tout ce qui restait était parti la veille pour apporter un soutien à trois veuves en quête
d'assistance.
Mais Vestinus invita le philosophe et sa fille à rester avec lui le temps nécessaire.
Il n'avait pas confiance en Teodul et craignait quelque attaque à la dignité de son foyer.
Auprès de ses amis, même s'ils souffraient, ils auraient l'avantage de partager leur douleur.
Livia ne serait pas seule. Les compagnes du groupe la soutiendraient.
Ils promirent de revenir le lendemain et réconfortés, ils ont passé la nuit éclairés dans
leur foi.
Le matin suivant, Basil est allé voir Teodul afin de donner son propre domicile en
gage.
L'intendant, impassible, a écouté l'accordeur qui lui a parlé avec une grande humilité.
181
Il prétendait s'absenter pour quelques jours et suppliait l'autorisation de laisser intacte
la résidence en guise de garantie partielle de la somme due à Opilius Veturius.
Avec de telles réflexions en tête, il est allé voir Hélène qui a écouté ses remarques,
enchantée. Elle ne semblait pas avoir les mêmes appréhensions. D'ailleurs, elle se dit satisfaite
et tranquille.
Devant la perplexité de son ami, réjouie et malveillante, elle lui fit observer :
— Tout se déroule selon mes plans. Ne t'inquiète pas. Le prétexte de la dette est la
contrainte dont nous avions besoin pour faire partir les intrus. Si nous pouvons les attraper
comme des oiseaux hébétés dans l'illégalité, c'est d'autant mieux. Arrêtés et exécutés comme
chrétiens, ils disparaissent du chemin de Tatien et de Blandine, sans soucis pour nous. Mon
mari hait les nazaréens. Informé que ses amis sont partis, contrarié par l'expurgation, même
s'il en souffre, il saura se raisonner. Teodul souriant a demandé admiratif : — Et la maison ?
Nous la recevrons, alors ?
De bonne humeur, il est retourné voir Basil et l'a informé que la décision avait bien été
reçue, que la maîtresse de maison était d'accord avec la nouvelle et que la résidence serait bien
gardée jusqu'à son retour.
182
Le philosophe et Livia se sont empressés de mettre en ordre de vieilles archives et des
objets d'art pour partir le jour même, au crépuscule...
Pour ne pas aborder la souffrance morale de cet adieu, se tenant l'un contre l'autre, ils
commentaient la beauté du ciel où couraient des nuages solitaires colorés par le coucher du
soleil embrasé ou évoquaient le fort parfum des fleurs alentours.
Attendris, ils regardaient le paysage, chacun plongé dans ses pensées portant les
souvenirs les plus doux dans leur cœur. Ne voulant pas se tourmenter mutuellement avec des
plaintes, ils feignaient la distraction et la sérénité devant la nature, ignorant que Teodul
guettait leurs pas, inlassablement...
Les familles les plus haut placées de cette ville — dit-elle sur un ton d'orgueil blessé
dans la voix — font face à des difficultés insurmontables pour maintenir l'ordre domestique.
Le christianisme, en prêchant une fraternité impraticable, perturbe les esprits les plus sains,
pervertissant les esclaves et les serviteurs. L'indiscipline se généralise. La discorde gronde.
Des hommes valides et des femmes fortes fuient le travail après avoir été en contact avec les
enseignements du prophète crucifié qui, au fond, est devenu un terrible adversaire de
l'Empire. Les traditions ne sont plus respectées et le foyer romain perd ses plus légitimes
fondements.
183
patriciens et contre les maîtres des terres. Il ne serait pas étonnant qu'une rébellion de sang et
de mort éclate d'un moment à l'autre...
Avant que son interlocuteur ait eu le temps de poser d'autres questions, elle a ajouté de
manière significative :
— J'ai avec moi la documentation probatoire. Intrigué, Valérien se grata la tête et lui
dit :
— Parfaitement.
Effectivement, au crépuscule, l'intendant d'Opilius s'est rendu à la caserne. Une fois là-
bas, il fut présenté à Libérât Numicius, le chef de cohorte désigné par le propréteur à la
demande de Valérien pour initier les modalités punitives.
Les sentiments qui les animaient l'un et l'autre étaient si proches que dès qu'ils se sont
vus, ils ont sympathisé.
Teodul a informé son nouvel ami qu'il lui indiquerait sans se compromettre la maison
de Vestinus. Il a prétexté que la rébellion des nazaréens avait lieu dans différents groupes
d'action conjuguée et connaissant d'autres centres de conspiration, il pourrait être un précieux
collaborateur dans la répression s'il gardait l'anonymat pour ce service d'intelligence rendu.
Loquace, Libérât fut d'accord et après avoir joyeusement bu plusieurs verres de vin, ils
se sont mis en route.
— ... ne nous laisse pas succomber à la tentation, mais délivre-nous du mal, car c'est
à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles, ainsi soit-
il!
Lucain a ouvert les yeux et la sérénité qui les envahissait était si grande qu'ils
semblaient s'éveiller d'une vision céleste. À cet instant, l'émissaire de la persécution, presque
ivre, s'est posté devant l'assemblée chrétienne en criant aux sbires effrontés :
184
Les agents armés ont pénétré bruyamment dans l'enceinte.
— J'ai déjà visité des rassemblements comme celui-ci. Je n'ai jamais vu une
race aussi lâche que celle des disciples du Juif crucifié. Ils reçoivent des gifles, livrent leurs
femmes, souffrent de la prison et meurent sous les insultes, sans réaction aucune !
Véritables chauves-souris repoussantes !
— Qui est le maître de la maison ici ? Dignement, Lucain s'est levé et s'est présenté :
— Jésus ? Ben voyons... — s'est écrié Numicius en riant — toujours les mêmes
fous!...
— Je ne peux pas ! — lui dit l'apôtre, serein —je suis chrétien. Je n'ai d'autre Dieu que
Notre Père Céleste dont la grandeur et l'amour se sont manifestés sur terre par Notre Seigneur
Jésus-Christ.
Vestinus a chancelé, mais soutenu par deux frères qui se sont dépêchés de l'aider, il
s'est immédiatement repris séchant un filet de sang que le coup avait provoqué au coin de sa
bouche.
Livia, Lucine et Prisca, les femmes les plus jeunes de l'enceinte, ont éclaté en sanglots,
mais le vieil homme reprenant la parole les a consolées en s'exclamant :
— Mes filles, ne pleurez pas pour nous ! Pleurez pour nos persécuteurs en priant pour
eux. Serait-il un plus grand malheur que de se voir confier à l'égarement du pouvoir pour se
réveiller dans les bras terribles de la mort ?
185
Il a dévisagé d'un regard compatissant le bourreau et expliqua :
— L'homme qui nous frappe est Libérât Numicius, chef d'une cohorte romaine. Par
deux fois, j'ai déjà vu ses mains flageller les protégés de l'Évangile... Pauvre frère ! Il croit
être le seigneur de la vie quand les plaisirs criminels dominent son cœur ! En vain, il cherche
à se débattre contre les coups de la maladie et les maux de la vieillesse qui actuellement
guettent son corps... Demain, précipité dans la profonde vallée de la méditation par la disgrâce
politique, peut-être se tournera-t-il vers Jésus, cherchant la justice et un soutien moral !
— Il est possible que les persécuteurs nous imposent la mort. Peut-être, serons-nous
immédiatement conduits aux plus affligeants témoignages !
Il fit une courte pause, puis a continué se tournant vers ses amis :
— Toutefois, ne craignons pas la visite du martyre ! Nous avons tous été appelés à
suivre Notre Seigneur portant une lourde croix sur nos épaules endolories. Le calvaire est
en place, la poutre se tient droite debout, la flagellation continue... Réjouissons-nous de
notre condition de Cyrène de l'Éternel Ami ! C'est un honneur de mourir pour le bien dans un
monde où le mal règne encore victorieux... Nous aurions honte de notre bonheur aux côtés
de tant de cœurs plongés dans la misère, dans l'esclavage et la souffrance !... Tout passe ! Les
empereurs qui nous ont humiliés, se glorifiant des pompes du triomphe, n'ont jamais
pensé aux cauchemars qui les attendaient dans la tombe !... Aujourd'hui, nos adversaires
réduisent notre chair à de la boue sanglante, mais l'Esprit du Seigneur, rénovant le monde
pour le bonheur éternel, répandra nos cendres sur les champs où, hagards et malheureux, ils se
combattent inutilement !... Maintenant, ce sont des dominateurs assis sur le trône de l'illusion
qui les dirigent, mais plus tard ils imploreront la paix portant les ulcères de la mendicité dans
la grande maison de Dieu !... Malheureux ! Pour eux, la lutte sur terre signifie encore se
plonger dans la boue dorée... Ils se bousculent les uns, les autres, se disputant la tombe où
leurs rêves de grandeur se réduisent à une poignée de poussière ; ils s'entretuent sous l'empire
de la haine qu'ils propagent et où ils s'annihilent ; ils se dépècent dans des concours de sang et
incarnent la ruine de leurs sombres jours !... Pleurons, donc, pour eux ! Déplorons leur
malheur ! Combien de temps passeront-ils avant de réchauffer leur âme au soleil de la foi ?...
Voyant que Lucain lui tendait valeureusement ses mains ridées, Libérât s'est avancé
prononçant quelques mots d'usage au nom de l'État et lui a attaché les poignes.
186
Les collaborateurs ont suivi le mouvement menottant tous les autres. Certains
membres de la servile expédition ont posé leur regard lascif sur les jeunes femmes
tremblantes mais la présence de Vestinus dont les paroles leur avaient jeté tant de vérités à la
figure, leur imposait le respect.
Comme des animaux dociles, les chrétiens n'ont pas réagi, se soutenant en prononçant
de ferventes prières, mais alors qu'ils pénétraient dans le patio de la prison, ils se sont regardés
angoissés.
Il existait une ancienne loi qui interdisait le sacrifice des vierges dans les spectacles et,
sous ce prétexte, il était de coutume de séparer les arrivants des femmes les plus jeunes pour
que la cruauté des bourreaux vole leur pureté corporelle avant tout interrogatoire plus sévère.
Le vieil accordeur a étreint Livia dont les yeux étaient voilés de larmes qui n'arrivaient
pas à couler et lui dit ému :
— Adieux, ma fille ! Je crois que nous ne nous verrons plus dans cette vie mortelle.
Mais, sache que je t'attendrai dans l'éternité... Si tu t'attardes sur terre, ne te sens pas loin de
mes pas. Nous resterons ensemble en esprit... Seule la chair demeure à l'ombre de la tombe...
Si tu es offensée, pardonne... Le progrès du monde se fait avec la sueur de ceux qui souffrent,
et la justice parmi les hommes est un sanctuaire qui s'élève par la douleur des perdants... Ne
te consterne pas, ne te crois pas abandonnée !...
Il a levé les yeux en l'air comme pour lui montrer que le ciel est la dernière patrie qu'il
leur restait, et il a conclu :
— Un jour, nous serons à nouveau réunis dans un foyer sans larmes et sans mort !...
La jeune femme l'a tendrement embrassé cachant son visage pâle sans prononcer un
seul mot. Une insurmontable émotion lui comprimait la poitrine.
Libérât s'est écrié qu'ils prenaient du retard alors que deux légionnaires insistaient
auprès des jeunes filles qui finalement se sont laissées emporter sans résistance.
En partant, elles marchaient toutes trois, angoissées et hésitantes, mais Césidia, veuve
et mère, s'est exclamée vers elles sur un ton émouvant :
187
Leur visage en pleurs sans désespoir, Prisca et Lucine se sont dirigées vers le sentier
immonde qui leur était indiqué, lançant des baisers à leurs amis qui restaient en arrière.
Un peu plus loin, les matrones furent également jetées dans des cellules différentes
alors que les quatorze hommes angoissés mais fermes dans leur foi furent conduits dans une
grande salle obscure et humide.
N'y pense pas ! Nous sommes sûrs qu'elles sont toutes vierges et le légat a droit au
premier choix. Valérien les verra demain. Après lui, alors...
Puis insouciant et sans le moindre respect, il a ajouté : — Nous les jouerons au jeu.
Des rires étouffés se sont éparpillés parmi les serviteurs de la justice impériale.
Les familles aisées lui demandaient de prendre des mesures drastiques préventives et
les dénonciations de Teodul étaient les premiers emprisonnements du grand mouvement de
coercition qu'il prétendait décupler.
Suivi par plusieurs assesseurs, il s'est adressé aux humbles prisonniers d'un ton hautain
et arrogant :
— Plébéiens ! — dit-il sèchement —j'ai pratiqué avec largesse dans cette ville la
droiture et la tolérance obéissant aux traditions de nos ancêtres, néanmoins, d'honnêtes et
respectables patriciens se plaignent de votre attitude ces derniers temps, ce qui constitue une
grave menace à la tranquillité des citoyens. Vous êtes accusés, non seulement de cultiver la
magie infâme des nazaréens, mais aussi de conspirer contre l'État, avec l'objectif
d'usurper la position et le patrimoine des élus d'Auguste qui vous dirigent. Je ne peux
donc pas reporter la punition exigée par notre communauté. L'expurgation est
indispensable.
188
— Qui parmi vous coopérera avec nous, nous indiquant les centres
d'indiscipline ? Notre magnanimité répondra par la libération de tous ceux qui collaboreront à
l'action méritoire dans laquelle nous sommes engagés.
Exaspéré par le silence régnant qu'il prit pour de la déconsidération à son autorité,
Valérien s'est dirigé vers Vestinus et Basil, les plus âgés, et s'est exclamé :
— À Rome, nous pensons trouver chez les anciens les paroles pleines d'expérience
que nous devons entendre en premier lieu.
— Aux chevalets !
Avec la passivité qui leur était caractéristique, les partisans du Crucifié ont pénétré
dans la lugubre pièce.
Obéissant aux ordres reçus, des assistants de Numicius ont attaché les deux vieux à
deux grands chevaux de bois liant leurs membres avec de dures cordes en cuir capables de
tendre leur corps jusqu'au démembrement.
189
Affrontant la dureté du milieu, Vestinus a supplié ses compagnons avec humilité :
— Frères, ne vous inquiétiez pas pour nous ! L'affliction et le désespoir ne sont pas
dans le programme de travail que le Maître nous a tracé. À notre âge, la mort pour Jésus, nous
sera une honorable faveur. De plus, il nous a recommandé de ne pas craindre ceux qui tuent le
corps car ils ne peuvent tuer l'âme. Aidez-nous en priant ! Les oreilles du Seigneur sont
partout vigilantes.
Et, alors que les deux vieux étaient liés par les bras, la tête et les pieds sur les grandes
pouliches de flagellation, il recommanda que les soldats restent prêts à tourner les roues afin
d'intensifier graduellement le supplice, si nécessaire.
Ils se disaient que leur corps exténué ne résisterait pas au terrible supplice.
Ils se sont réfugiés dans la prière suppliant l'aide divine quand Valérien s'est écrié
ahurissant :
Les deux apôtres tourmentés ont senti que leur thorax et leur tête se détachaient, que
leurs bras se séparaient de leur tronc.
Tous deux avaient leur regard cloué au plafond comme s'ils cherchaient, en vain, la
contemplation du ciel.
190
Une sueur pâteuse leur coulait du corps qui se brisait.
— Jésus !
Cette supplique s'est échappée du fond de son âme dans un mélange indicible de
douleur, d'amertume, d'affliction et de foi.
Les yeux du vieil accordeur n'ont fait qu'un tour dans leur orbite alors que Vestinus
présentait les mêmes symptômes d'angoisse.
Une fois la base du crâne rompue ainsi que plusieurs veines entre les os cassés et la
chair dilacérée, le sang en jets successifs ruisselait de sa bouche entrouverte.
Une étrange pâleur s'est imprimée sur les deux visages auparavant torturés.
La perplexité des impies et le muet héroïsme des fils de l'Évangile laissaient tout le
monde choqué dans la salle.
Le plus jeune des chrétiens présents, Lucius Aurèle, le visage imberbe, presque un
garçon s'est avancé vers les chevalets plein de sang et affrontant la stupéfaction des
bourreaux, a prié à voix haute :
— Seigneur aie la bonté de recevoir avec amour tes serviteurs et nos inoubliables
amis ! Soutiens-les dans la gloire de ton Règne ! Ils nous ont orientés dans la difficulté,
nous ont encouragés dans la tristesse, ils furent notre lumière dans l'ombre ! Oh Maître,
permettez que nous puissions imiter leur exemple de vertu et de courage avec la même
bravoure dans la foi ! Vestinus ! Basil !
La prière s'était étouffée dans sa gorge noyée par de brûlantes larmes, meurtri dans son
cœur.
Mettant fin au silence qui se faisait pesant, Valérien s'est écrié, enragé :
— En prison ! Conduisez ces hommes en prison ! Je ne veux pas de sorcelleries
nazaréennes. Continuons notre chasse ! Il est indispensable que nous détenions tous les
impliqués... Mobilisons les moyens dont nous pouvons disposer ! Ma patience est épuisée, j'ai
attendu inutilement !...
Les partisans de la Bonne Nouvelle ont lancé un dernier regard aux restes sanglants et
ont été emmenés dans les cellules immondes qui leur étaient destinées.
191
La persécution a continué, implacable.
Une garde turbulente était constituée en grande partie d'éléments inférieurs dominés
par la cruauté et la sauvagerie.
Il a émis de nombreux ordres, fait des plans, imaginé des rapports qu'il devait envoyer
à la ville impériale de sorte à s'affirmer dans sa condition légitime de défenseur de l'État et de
compagnon fidèle de l'empereur. Pour cela, Egnas a visité des dizaines d'incarcérés préparant
d'habiles interrogatoires.
Valérien les a regardées avec la méchanceté d'un loup maître du troupeau et s'arrêtant à
Livia, il a demandé à l'assesseur :
— D'où vient cette beauté singulière ? Libérât lui répondit à voix basse :
Il a concentré toute son attention sur la jeune femme qui s'est sentie gênée par un tel
privilège, et a demandé qu'elle soit transférée dans une cellule plus confortable, non loin de
son cabinet particulier d'audiences.
La jeune femme a levé sur lui des yeux suppliants dont les larmes étaient prêtes à
couler.
192
Où pouvait-il l'avoir déjà croisée ? Il se sentait touché par des réminiscences qu'il
n'arrivait pas à préciser.
— Ton nom ? — a-t-il demandé avec une inflexion de voix proche de la tendresse.
— Livia — a-t-il continué d'un ton presque familier —, m'as-tu déjà rencontré
quelque part ?
193
— Mon Seigneur, je crois que nous devons accepter ces spectacles comme des
sacrifices que l'ignorance du monde nous impose...
— Mon Seigneur — dit Livia méfiante avec modération mais calme —, ne serait-il
pas plus digne que la femme s'expose devant les animaux qui dévorent son corps que de
s'offrir aux banquets déshonorables de la criminalité des hommes ? À Massilia, j'ai vu des
matrones et des jeunes filles de la ville impériale s'offrant à des exhibitions déprimantes et,
même de loin je n'ai pas pressenti en elle d'idéal de grandeur... Je demande donc-la permission
d'être en désaccord avec votre point de vue.
Valérien comprit toute la force de l'argument qui contestait ses dires mais ne s'avoua
pas vaincu pour autant.
Anxieuse de savoir ce qu'il était arrivé à son père, la jeune femme a ajouté avec
intérêt:
Valérien s'est senti gêné par l'expression de confiance avec laquelle ces mots avaient
été prononcés et craignant de devoir s'expliquer, il jugea plus prudent de s'en aller pour
revenir le lendemain.
Nuit après nuit, Egnas revenait à la chambre que Sinésia, une servante digne de
confiance, gardait avec soin.
194
Les commentaires concernant la femme retenue depuis plus de deux semaines par le
messager de l'empereur, finir par atteindre le foyer domestique.
Une nuit, Climène, qui était jalouse, s'est rendue au cabinet de son mari en quête
d'impressions et avec l'aide de l'employée, elle s'est mise à écouter derrière les rideaux fermés.
Les pleurs convulsifs de la jeune femme pouvaient être entendus à une petite distance.
— Jamais ! — a tonné la voix d'Egnas irrité — tu ne partiras pas d'ici sans avoir
abjuré la croyance ignominieuse ! Je ne renoncerai pas tant que je n'aurai pas pu plonger
mes yeux dans les tiens, tel un assoiffé qui se noie dans une source d'eau pure ! J'aime tes
yeux mystérieux qui en moi éveillent quelque chose de secret, d'étrange et de profonds
sentiments que je n'arrive pas à expliquer. Tu seras mienne, bien mienne !... Je changerai tes
convictions, je ferai plier ton incompréhensible orgueil !...
Les oreilles de Climène ne purent en supporter davantage.
Une fois chez elle, bien qu'ayant remarqué le retour de son mari au lit conjugal, elle ne
réussit pas à dormir.
195
Irritée et bouleversée, elle s'est souvenue d'Hélène, pensant trouver en elle l'amie à qui
elle pourrait se confier.
C'est ainsi que dès que le jour se fut levé, elle est allée à la villa Veturius où en pleurs,
elle a fait des confidences détaillées à sa compagne.
Pleine d'attention, la femme de Tatien l'a entendu et finalement lui fit observer :
— Cette femme est une intruse. Je la connais de nom. Elle nous a donné d'énormes
inquiétudes, il y a quelques temps. Elle a la manie de choisir les maris les plus appréciables.
Je suppose qu'il est de notre devoir de l'éloigner définitivement. Ne pourrions-nous pas
l'inclure dans quelque convoi d'esclaves destinés à l'arène ?
— Oui, oui, il lui a assuré qu'elle est le seul amour de sa vie, ça ne l'a pas gêné de me
réduire à une simple subalterne!...
La fille de Veturius dont les yeux félins brillaient cruellement, a commenté souriante :
— Nous avons à Rome une amie sincère Sabinienne Porcia, dévouée à notre famille
depuis l'enfance de mon père. Sabinienne s'est mariée à Bélisaire Dorian qui ne s'est jamais
résigné à n'avoir qu'une seule femme. Un jour, à la maison, le turbulent mari exalta à sa
femme la beauté des dents d'Eulice, une esclave grecque dont il s'était éperdument épris.
Notre amie a écouté, avec calme, les références enflammées et au repas du lendemain, est
apparu sur la table un plateau argenté avec la belle denture. Si les dents étaient le motif de sa
passion, dit Sabinienne avec sagesse, elle pouvait les servir à son compagnon, sans plus ni
moins.
Elle fit résonner un bruyant éclat de rire pour conclure son récit.
Devant son amie atterrée, elle a passé sa main dans sa chevelure décorée de fins fils
dorés et a déclaré :
— Appelons Teodul pour nous conseiller. C'est la seule personne capable de nous
aider le plus efficacement.
196
— Je suis prêt à collaborer. Il est des femmes d'une influence fatale pour les hommes
dignes. Cette jeune femme est l'une d'elles. Elle a le don de faire le malheur des autres.
Hélène, qui gardait le contrôle de la conversation, s'est expliquée à voix basse. Elle
possédait à la maison une substance caustique capable de provoquer la cécité irrémédiable.
Egnas Valérien s'est passionné pour les yeux de la fille de Basil. Il serait judicieux, donc,
d'annihiler les organes de la vue. À ces fins, Climène achèterait la complicité de Sinésia qui, à
son insu, lui ferait avaler un narcotique puissant qui ferait dormir la jeune femme en quelques
minutes. Peu après, la domestique appliquerait une compresse corrosive sur la partie des yeux
de Livia. La jeune femme se réveillerait aveugle, angoissée... Sinésia assumerait le rôle de
bienfaitrice la consolant avec des remèdes appropriés. Dans la soirée, Climène elle-même se
rendrait à la prison apportant des vêtements à elle afin de déguiser la jeune fille. Climène
s'attarderait dans le cabinet de son mari pendant que Sinésia aiderait la prisonnière à changer
de vêtements et la conduirait discrètement à l'extérieur. Les gardes, naturellement, la
prendront pour Climène soutenue par la gouvernante de la prison et Teodul attendrait Livia, à
une courte distance, l'enlevant pour l'emporter très loin de Lyon... fl descendrait avec elle à
Massilia lui faisant la promesse de retrouver son vieux père et Tatien, l'exilant finalement sur
la côte gauloise.
Hélène fit un signe à son compagnon qui les écoutait, énigmatique, et a souligné :
— En Afrique par exemple toute femme aveugle aurait beaucoup de mal à revenir.
— Nous n'avons pas de temps à perdre. Si cette femme domine les hommes par les
yeux, il est juste qu'elle les perde.
L'épouse d'Egnas donna son accord et obéit aux ordres qui lui étaient dictés.
197
Elle administra à Livia le sédatif dans de l'eau pure et la vit s'endormir facilement.
Alors qu'elle dormait, la jeune femme reçut la compresse fatale.
— Livia, reste calme, aie du courage, sois patiente !... Ton père est
mort sur le chevalet du supplice !...
— Les exécutions lors de spectacles ont été fréquentes. Je crois que tes amis
chrétiens n'auront pas eu l'occasion de fuir. Il y a, néanmoins, une bonne nouvelle. Le
patricien Tatien s'intéresse à toi. Je ne sais pas où il se trouve mais j'ai été informée qu'il avait
envoyé un message à Mon Seigneur Teodul lui recommandant de t'accompagner lors du
voyage que tu dois faire pour vous retrouver... Il a dit que la petite Blandine est malade
demandant des soins...
Une indicible expression s'est fixée sur le visage de la jeune fille dont les yeux étaient
plongés maintenant dans une nuit épaisse.
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Remarquant que le silence pesait entre elles deux, Sinésia a demandé :
— Alors, tu n'es pas heureuse ? Les promesses d'une vie nouvelle ne te réjouissent-
elles pas ?
Mais Livia, qui était plongée dans d'amères réflexions, a répondu, triste :
— Mais, Mon Seigneur Teodul a laissé entendre que l'ancien employeur de la villa
Veturius et sa miette Blandine, sont tes amis.
— Oui, je sais, mais la femme de Tatien semble nous détester, Mon Seigneur Teodul
sait cela.
Elle a tendu ses mains en avant comme si elle errait parmi les ombres et a ajouté :
La malade s'est calmée mais passant sa main droite sur ses yeux enflés, elle s'est
exclamée dans un douloureux aveu :
La jeune fille a entendu ses plaintes et s'est consolée. Elle a supposé que la
gouvernante souffrait pour elle et cette idée a adouci sa torture intérieure. Elle ne se sentait
plus aussi seule. Quelqu'un comprenait ses souffrances morales et partageait sa douleur.
199
Elle a remis à Sinésia les vêtements de son usage personnel.
Quelques instants plus tard, toutes deux sont sorties sans le moindre souci.
Portant l'une des tuniques habituelles de Climène et étant aussi grande, Livia fut prise
par les gardes de service pour la femme de Valérien en promenade.
Sinésia, émue, a pris congé prétextant devoir retourner à son poste. Et avant que la
jeune femme ne fasse des commentaires amers devant les adieux de sa compagne, l'intendant
d'Opilius, très courtois, fit en sorte de dissiper les doutes qui pourraient troubler son esprit.
— J'ai le plaisir de vous apporter les bonnes nouvelles dont j'ai été informé — a-t-il
commenté avec délicatesse — ; notre ami Tatien dans l'impossibilité de se rendre à Lyon aussi
rapidement qu'il l'aurait désiré, en raison d'une insidieuse maladie attrapée par sa fillette,
demande votre présence réconfortante.
Et, loquace, il a suivi toutes les instructions d'Hélène expliquant qu'ils feraient un
voyage en mer.
Livia a écouté ces informations pressant son cœur de sa main droite tremblante.
Elle a réfléchi quelques instants, a tâté ses yeux maintenant terriblement enflammés et
lui dit tristement :
200
— Absolument pas ! — a ajouté l'interlocuteur avec une hypocrisie évidente —je ne
peux vous abandonner en aucune façon. Pour les maladies, nous avons toujours de bons
médecins. Votre santé recevra les soins nécessaires. La maladie, loin d'être un obstacle, est
une bonne raison de plus pour ceux qui sont nos vrais amis de montrer leur dévouement. En
outre.
— Le légat est insensé. D'après ce que je sais, la ville entière n'ignore pas qu'il t'a
séparée des jeunes nazaréennes, te faisant bénéficier d'un régime de privilèges.
Sinésia m'a informé des dures épreuves que tu as supportées dans ta chambre de détention.
Maintenant que ton père n'est plus, je considère qu'il est de mon devoir de t'apporter mon
aide. Si ton sacrifice représentait une compensation à ton idéal, je comprendrais ce geste
téméraire à vouloir rester, mais continuer dans Lyon pour satisfaire à la bestialité d'un homme,
serait à mon avis pure foie...
Elle a accepté son bras et ils se sont réfugiés dans une simple auberge de faubourg d'où
ils sont partis vers un nouveau destin, à l'aube.
À Vienne, Teodul demanda la collaboration d'un médecin qui prescrit des remèdes
compliqués aux blessures oculaires.
À son tour, Teodul, remarquant son abattement physique, se rappelait les suggestions
d'Hélène qui lui avait demandé de faciliter la mort de la jeune femme en lui donnant un plat
commodément préparé ou en la plongeant dans les eaux... La miséricorde, néanmoins, a
pénétré son esprit.
Dans le port de Massilia, ils ont trouvé le seul bateau susceptible de les conduire à
l'étranger, une belle galère romaine qui partait pour Syracuse profitant des vents favorables.
Après avoir analysé le temps dont il disposait, il a informé la jeune fille que d'après les
nouvelles reçues, Tatien était en Sicile à les attendre de sorte que tous deux partir en mer.
Patiente avec sa cécité qui la martyrisait mais sans perdre l'espoir de guérir, la malade
ne trouva pas d'attrait à ce voyage. Renfermée sur elle-même, se limitant à parler à Teodul
quand l'administrateur de Veturius la questionnait, elle n'avait qu'une seule pensée — se
rapprocher de ses amis et se reposer.
201
Donc par un magnifique matin, en pleine lumière, quand son compagnon d'excursion
lui annonça leur arrivée à Drepanon 19, où il avait établi le supposé lieu de permanence du fils
de Varrus, son cœur s'est transporté, pris de joie.
Teodul, qui semblait connaître la localité, l'a enflammée d'espoir. Certainement, disait-
il en feignant, que dans quelques instants elle étreindrait la petite Blandine se rappelant les
jours heureux à la villa. Sans aucun doute Tatien lui fournirait le traitement adéquat afin de lui
rendre la vue et, dans peu de temps, elle serait complètement guérie, satisfaite et heureuse.
Le bourg, plein de vignobles et caressé par la douce brise qui soufflait de la mer,
respirait la paix festive et embaumée de la nature.
Des vendeurs de fruits et de légumes annonçaient des produits sur la place. Des rires
déjeunes gens et des cris d'enfants atteignaient les oreilles de l'aveugle qui aurait tout donné
pour plonger ses yeux dans le paysage ambiant qu'elle imaginait charmant.
Dans l'un des coins les plus agités de la ville sous le porche d'un petit temple consacré
à Minerve, avec une voix tranquillisante, Teodul l'a aidée à s'asseoir sur un petit banc en
pierre et lui a demandé de l'attendre pendant quelques minutes.
Il devait aller à la rencontre d'un ami pour se certifier avec précision de l'adresse de
Tatien.
Livia satisfaite lui dit de faire ce qu'il avait à faire, mais dès qu'il fut libre de ses
mouvements, l'employé de Veturius a disparu...
Elle ne pouvait admettre que Teodul fusse capable de la reléguer à un abandon aussi
complet. Son compagnon de voyage pouvait être tombé gravement malade. Quelques
obstacles auraient surgi...
Midi passé, elle sentait que la faim et la soif la dérangeaient mais elle craignait de se
déplacer.
202
Réussissant à vaincre de grandes hésitations, elle interpella plusieurs passants,
suppliant des informations concernant Tatien mais personne ne put lui offrir de l'aide. De
Teodul, également, elle ne réussit à obtenir les moindres nouvelles.
Pendant des heures et des heures, elle est restée exposée sur la voie publique en plein
soleil et au vent.
Dans la soirée quand elle eut perdu l'espoir de retrouver l'administrateur de la villa
Veturius, elle est tombée dans un profond découragement.
Elle perçut que le soleil se couchait, que les brises de l'après-midi étaient plus fraiches
et s'est rappelée que le destin la répudiait pour la seconde fois...
Elle entendait, de temps en temps, des indécences venant d'hommes impitoyables qui
lui adressaient de vils propos, et angoissée elle se demandait comment procéder.
Elle se trouvait aussi seule en Sicile qu'elle l'avait été à sa naissance dans la lande en
Chypre.
Où irait-elle ?
Elle rendit grâce à Dieu de pouvoir pleurer librement . . Depuis sa séparation de Basil,
jamais elle ne s'était souvenue de la tendresse paternelle avec tant d'intensité qu'en cette heure.
Le vieux philosophe lui avait enseigné que la mort n'existe pas, que les âmes vivent
au-delà de la terre dans des sphères compatibles avec l'amélioration morale dont ils sont
porteurs. Jamais, elle n'avait mis en doute ses moindres leçons. L'affectueux protecteur
continuait certainement à vivre quelque part... Mais pourrait-il par hasard l'accompagner dans
sa douleur ?
Elle s'est rappelée des réunions évangéliques chez Vestinus et chercha à s'accrocher à
sa foi.
Elle était sûre que ses amis partis avant elle dans la mort ne l'oublieraient pas, alors
qu'elle était reléguée à la solitude.
Des larmes coulaient sur son visage que le vent fort du crépuscule soufflait,
impitoyable, et mentalement elle a supplié :
203
— Père aimé, ne m'abandonne pas !... Où que tu sois, pose ton généreux regard sur
moi. . . Souviens-toi du jour où tu m'as accueillie dans la lande déserte et protège-moi, à
nouveau, de ton affection ! Je suis répudiée une fois de plus... Je ne sais quel destin contraire
pèse sur mon âme, même si je crois comme tu me l'as enseigné que Jésus au ciel veille sur
nous ! Maintenant que je me sens abattue et aveugle, ne me laisse pas perdre la lumière
intérieure de l'espoir et aide-moi à retrouver mon enthousiasme!... Combien de fois m'as-tu dit
que la souffrance nous purifie et nous élève à Dieu ! Laisse-moi comprendre cette réalité avec
plus de force pour que la douleur ne me jette pas dans le précipice de la révolte !... Tu me
disais toujours que notre vie ne s'arrête pas avec la mort, que l'âme s'élève aux cimes de
l'éternité où règne la paix ! Tu croyais que les défunts sont plus vivants que les hommes vêtus
du linceul de la chair et admettais avec assurance que nos êtres aimés au-delà de la tombe,
peuvent nous assister et nous protéger !... Comment t'oublier alors, toi qui fus tous les jours un
ami et un bienfaiteur constant ! Comme je serais heureuse de pouvoir suivre tes pas ! Mais je
n'ai pas pu jouir du privilège de mourir pour Jésus dans les tourments de l'arène. Mon père,
pourquoi ne m'a-t-on pas accordé la grâce de partir avec les nôtres ? Pourquoi m'a-t-on
séparée du destin de mes compagnes qui ont trouvé le salut par le martyre ? Compatis de
moi ! Explique-moi la vie comme dans le passé !... Guide mes pas dans ce labyrinthe !
Rappelle-toi que je ne suis qu'une enfant dans l'obscurité de la jungle humaine et sois mon
protecteur à nouveau ! On m'a amenée jusqu'ici avec la promesse de retrouver nos amis qui
sont je ne sais où ! Je ne serrerai certainement plus leurs mains en ce monde. Sur terre, la
séparation est toujours plus froide vu les obstacles qui éloignent notre vision des personnes
aimées mais dans la vie spirituelle, le cœur doit avoir d'autres recours pour fortifier l'amour et
le secourir !
Livia aurait voulu crier, clamer au ciel, les paroles qui lui venaient à l'esprit supposant
peut-être que le vent les emporterait, mais l'agitation des piétons lui imposait la prudence...
Elle continuait, donc, de pleurer en priant, mais soudain comme dans un rêve
miraculeux, elle vit se dessiner un chemin lumineux dans les ténèbres dans lesquels étaient
plongés ses yeux et sur cette voie fulgurante, elle reconnut Basil qui avançait à sa rencontre.
En extase, elle a essayé de prononcer son nom à haute voix, ivre de joie, mais
l'inattendue allégresse semblait lui avoir paralysé les cordes vocales.
Le vieil ami enveloppé d'une clarté indicible qui le rajeunissait, s'est approché, a mis
sa main droite sur son épaule comme dans le passé et lui suggéra :
— Ma fille, les disciples de Jésus, tout comme lui, connaissent la solitude mais jamais
l'abandon ! Ne déplore pas le brouillard où le ciel te met à l'épreuve !... Dans les nuits les
plus sombres, il y a plus de lueur dans les étoiles... Nos espoirs brillent d'une plus grande
intensité à l'hiver des grandes souffrances. Reprends courage et crois au pouvoir sublime de
Notre Père.
L'esprit de Basil marqua une légère pause, lui caressa sa chevelure décoiffée par le
souffle du vent et continua :
— De fait, nous t'avons précédée dans l'inévitable voyage dans la tombe !... Pour
nous, la lutte dans la chair a été provisoirement interrompue et comme tu l'as dit nous avons
été investis de la prérogative de souffrir pour la propagation de l'Évangile dans le monde...
Mais ne te crois pas exemptée du témoignage et de la flagellation. Cet incident aux yeux est
204
le signe que tu n'as pas été oubliée... Bien sûr, ceux qui nous guident au plan
supérieur ont confié à ta fidélité quelques tâches en ce monde, au-dessus des nôtres !... Le
Seigneur ne donne pas de responsabilités d'une certaine nature à des cœurs encore fragiles,
tout comme il n'accroche pas le fruit mûr à la branche tendre de l'arbre naissant... Aie du
courage ! Parfois, il est nécessaire que nous nous plongions dans l'ombre pour
assister ceux qui gisent dans les ténèbres !... Tu te joindras à nous, très bientôt !
Accroche-toi au bourdon de ta foi et ne fléchis pas !... Nous suivrons ton travail, pas à pas...
Quand le sacrifice te semblera plus pénible et plus dur, remercie Jésus de l'occasion de ce
précieux combat ! Si quelque chose existe en ce monde qui puisse exprimer notre service
envers Dieu, c'est la complète réalisation de la noble tâche que la vie nous assigne. Et, parce
que l'effort de la résignation n'est pas accessible à tous en même temps, reçois ton sacrifice
progressif comme une bénédiction du ciel. Ne me demande pas les raisons qui t'ont
imposé la cécité physique ! Ne te sens pas victime d'une injustice !... La vie est toujours le
miraculeux tissu de la Divine Sagesse. Parfois, l'affliction est la veille du bonheur, tout
comme le plaisir est souvent la production d'angoisses... N'oublie jamais l'Envoyé qui
nous a recommandé le pardon soixante-dix fois sept pour chaque offense, qui nous
incline à l'amour pour les ennemis et à la prière pour les persécuteurs... Le passage de notre
esprit est court dans le bourbier de la vie terrestre... La douleur est l'envers de la joie, tout
comme l'ombre est l'envers de la lumière.
Mais, dans l'économie des vérités éternelles, seules la joie et la lumière ne meurent
jamais. Ténèbres et souffrance sont des états dans notre situation imparfaite devant le Très
Haut... Rends-toi, donc, à la juste lutte avec sérénité et sans peur. Nous resterons près de toi,
guidant ton chemin ardul..
Livia a répondu à son geste d'affection comme si elle voulait le retenir dans son propre
cœur. Néanmoins, bien qu'encouragée et heureuse, elle réfléchissait aux problèmes immédiats
du monde.
— N'aie pas peur ! Le Père qui nourrit les oiseaux chaque matin, jamais ne nous
oubliera. L'aide ne tardera pas... Ne ferme pas ton cœur à la bonté et à la confiance pour que
le Seigneur n'ait pas de difficultés à t'aider. La cécité des yeux n'est pas inutile à l'âme...
Rappelle-toi notre pauvreté laborieuse. N'avons-nous pas trouvé tous les deux dans la
musique notre raison de vivre ?
À cet instant, Livia a écouté, non loin, une voix d'enfant qui chantait émouvante,
accompagnée d'un luth mal accordé :
205
Nous vivons de dons en dons
Mais nous sommes heureux
Un petit de sept ans, robuste mais pauvrement vêtu, s'est arrêté près d'elle suivi par
une tuberculeuse squelettique.
Le petit artiste qui jouait et chantait en même temps, avait l'habitude du public parce
que plusieurs personnes l'appelaient de son prénom tout en s'exclamant :
Livia n'a plus vu la figure paternelle, peut-être diluée par les nouvelles émotions qui
pénétraient son esprit, mais elle entendit encore les. paroles de Basil qui lui parlait avec
douceur :
— Ouvre ton cœur, ma fille !... Regarde ! Un enfant pauvre fait appel à la
bonté des gens dans les rues... Aide-les pour qu'ils t'aident, révèle-toi aux autres pour que les
autres se révèlent à toi...
Le bambin avait fini l'une de ses chansons régionales qu'il avait apprise et
instinctivement, elle aussi s'est jointe au public, en appelant :
— Celse ! Celse, laisse-moi jouer de ton instrument. Le petit a tout de suite acquiescé.
En possession du luth, l'aveugle s'est rendue, en pensée, dans son ancien foyer.
Elle a oublié qu'elle était étrangère sur une terre inconnue et a chanté de toute son âme
comme si elle vivait l'une des heures les plus heureuses de sa vie devant son vieux père.
206
Les passants s'entassaient maintenant sur le petit patio du temple consacré à Minerve,
et l'enfant, à la fin de chaque morceau, recevait les contributions des dames et des messieurs
émus, remplissant la vieille bourse.
Après un long répertoire qu'elle prit soin de choisir avec des mélodies qui ne
blesseraient pas les susceptibilités du public car l'époque était partagée entre le culte de Jésus
et celui des anciennes divinités, Livia s'est tue.
— Celse Quint.
— Tu es seul ?
Elle était veuve de Terce Avelin, un milicien qui était mort sans honneur lui laissant un
fils unique tout petit. Son mari était décédé à Syracuse où ils habitaient depuis leur départ de
Rome ; mais aussi angoissante qu'était devenue la vie dans la grande ville, affaiblie et
exténuée, elle avait décidé d'essayer de rester à Drepanon où il réussissait à se maintenir avec
moins de difficultés. Elle avait beaucoup lutté fabriquant des sucreries à vendre, mais elle
avait attrapé cette persistante maladie qui la minait petit à petit... Assiégée par la misère, elle
avait enseigné à son fils à jouer imparfaitement du luth pour faire appel à la charité publique.
Mais, elle se sentait épuisée. Elle craignait de mourir d'un moment à l'autre. Deux fois,
elle avait souffert d'hémoptysies inquiétantes et vivait alarmas..
Livia chercha à la consoler avec des paroles fraternelles, caressant la tête du garçon
qui l'étreignait tendrement. Et, quand elle fut interpellée sur sa propre histoire, elle a rapporté
la difficile expérience qu'elle traversait. Elle avait perdu son père en Gaule lugdunienne et,
aveugle, avait été amenée à Trinacrie21 par un conducteur à la recherche de vieux amis qu'elle
n'avait pas réussi à retrouver. Étrangère à tout, elle ne savait ce qu'elle deviendrait et, sans
personne, elle ne savait comment se déplacer...
Le petit, qui semblait très intéressé par la conversation, est intervenu en demandant :
207
— Mère, Livia ne pourrait-elle pas être des nôtres ?
Et peut-être parce qu'il était enthousiasmé par les chansons qu'il avait entendues, il
ajouta avec spontanéité :
— L'idée de Celse est aussi la mienne. Néanmoins, ma fille, sache que nous vivons
dans un endroit minuscule. Si tu es d'accord, viens avec nous
Dans un élan de reconnaissance radieuse, la jeune femme lui a donné sa main droite et
la embrassée en larmes.
Elle ne perdait pas l'espoir de revoir Tatien et Blandine et bien qu'étant à leur
recherche, elle acceptait ce soutien.
Celse serait son guide sur la voie publique mais elle l'aiderait en lui donnant des
rudiments d'éducation et d'art pour la préparation de son avenir.
L'abri d'Hortense était un minuscule toit qui lui avait été cédé par la charité d'une
noble famille. Là, la malheureuse veuve cuisinait et dormait dans la même pièce.
De l'argent reçu, la malade en avait retiré une grande partie et avait envoyé son fils
acheter des aliments.
Des pains et des gâteaux de viande, en plus d'une bonne réserve de lait de chèvre
furent apportés par les petits bras, désireux de servir...
Et tous trois remerciant en silence le ciel de la joie qui vibrait dans leur âme, ils ont
partagé le simple repas se sentant plus heureux que les courtisans joyeux de la demeure des
rois terrestres.
Hortense, désirant préserver la santé du garçon, l'a isolé dans un coin de la chambre
sur un lit de paille et s'est auprès du petit que Livia s'est couchée.
Avant de dormir, avec la sincérité cristalline de l'enfance, Celse tout content s'est
adressé à sa mère en lui demandant :
208
— Maman et notre prière ? Nous ne demandons pas aujourd'hui la bénédiction de
Jésus ?
Livia comprit la gêne de sa bienfaitrice qui se taisait peut-être par respect pour les
convictions différentes de celles qu'elle avait épousées et s'est immédiatement offerte :
— Seigneur Jésus, bénissez la foi avec laquelle nous t'attendons !... Nous te
remercions du bonheur de notre rencontre et du trésor d'amitié qui tisse notre union. Nous te
louons pour l'aide apportée par nos compagnons et pour les leçons de nos ennemis !
Enseigne-nous à découvrir ta volonté sur le chemin obscur de nos épreuves... Aide-
nous à nous résigner face à la douleur et à la certitude que les ténèbres nous conduiront à la
vraie lumière ! Seigneur, accorde-nous l'humilité de ton exemple et la résurrection de
ta croix ! Ainsi soit-il !...
Hortense et son fils pris d'un indicible espoir par la présence de cette jeune femme qui,
seule et aveugle, trouvait la force en elle-même pour les encourager, répétèrent « ainsi soit-il »
et se sont endormis paisiblement.
Moins inquiète pour son fils, la malheureuse veuve semblait davantage concentrée
maintenant sur sa maladie qui passait par d'inquiétantes altérations. Elle remarquait
mécontente les variations de température et accusait des souffrances de plus en plus fortes. La
nuit, elle devait supporter des dyspnées suffocantes et pendant la journée de longues et
exténuantes quintes de toux épuisaient ses forces.
Avec une admirable intuition infantile, Celse Quint perçut que l'état de sa maman
s'était aggravé et redoublait d'affection pour la voir ranimée et contente.
S'associant à Livia comme s'il trouvait en elle une nouvelle mère, il entourait la
malade d'une inépuisable tendresse.
Le revenu quotidien ayant augmenté, la fille de Basil rendit visite aux propriétaires de
la cabane en compagnie de Celse, suppliant de l'aide pour changer de résidence.
La veuve avait besoin d'espace et d'air pur et ils pouvaient maintenant payer le loyer
d'une modeste maisonnette.
209
Le propriétaire fut d'accord et apporta son soutien. Il disposait lui-même d'une humble
chaumière qu'il leur céderait pour une somme dérisoire.
Très rapidement, ils se sont installés tous les trois dans la simple résidence de quatre
pièces, non loin d'arbres bienfaiteurs auprès desquels la malade réussit à prolonger un peu son
séjour dans son corps.
Là, ils ont commencé à recevoir la visite d'Exupéry Grato, un vieil évangélisateur
chrétien qui, à la demande de la patiente, venait aussi souvent que possible lire les textes
sacrés et prononcer des prières.
L'intimité entre Livia et l'enfant se fit plus intense et plus douce. Jour après jour, nuit
après nuit, ils parlaient, étudiaient, travaillaient et prévoyaient l'avenir.
Un beau matin, cependant, Hortense s'est réveillée les yeux sortis de leur orbite
comme si elle fixait des visions lointaines de la terre.
Une fois la bougie allumée, elle supplia sa compagne d'ouvrir la fenêtre pour que l'air
pur et parfumé des orangers pénètre et embaume la pièce.
La pauvre femme lui caressa sa petite tête et lui dit avec beaucoup d'efforts :
Mon fils, celle-ci est la dernière nuit que nous passons ensemble sur terre !...
Toutefois, je ne te laisse pas seul... Jésus a conduit Livia jusqu'à nous... Reçois-la comme ta
nouvelle mère !... Elle a été pour moi une précieuse sœur en ces jours et je dois m'en aller
maintenant...
La jeune femme a compris au ton de sa voix qu'elle faisait ses adieux et s'est
agenouillée en larmes.
Des larmes qu'elle ne put retenir ont glissé des yeux de l'agonisante. Hortense a
caressé les cheveux décoiffés du petit garçon et a ajouté :
210
— Je garde la foi, mère ! J'ai gardé la foi quand le chien du voisin a rodé près de notre
porte, ou quand dans la nuit l'orage nous a surpris dans la rue, mais aujourd'hui j'ai peur...
tu ne peux pas me laisser comme ça...
Et posant ses yeux immensément lucides sur la compagne aveugle, elle a demandé
avec humilité :
— Livia, Celse Quint sera mon propre cœur battant à tes côtés !... Si tu retrouves les
amis que tu cherches, aie de la compassion pour mon fils et ne l'abandonne pas...
Pendant quelques heures, haletante, elle resta livrée à. un épuisement extrême par le
flux de sang qui lui sortait de la bouche, jusqu'à ce que réchauffée par les premiers rayons de
soleil du matin, elle récupère des énergies pour s'endormir dans le grand sommeil...
Alors, Livia et Celse se sont trouvés seuls. Les mains miséricordieuses de frères de foi
les ont assistés à prêter les derniers hommages à la souffrante décédée.
Quand Exupéry eut fini de prier près de l'humble sépulture au crépuscule qui
s'éteignait en des rouges sublimes, Celse a étreint Livia et a pleuré copieusement.
211
Celse devrait grandir avec de solides notions de responsabilité. Il devait recevoir une
instruction et être préparé à la vie. Bien qu'aveugle, elle se proposait de travailler pour
coopérer à la formation de son caractère pour l'avenir.
Elle est allée voir Exupéry, le seul ami qui pouvait la conseiller et lui a exposé le plan
qui lui était venu à l'esprit.
Ne serait-il pas possible de trouver une activité rémunérée à Drepanon pour garantir
l'éducation du garçon ?
L'ancien plein d'expérience l'a écoutée, satisfait, et lui a demandé un peu de temps. Le
projet était raisonnable, mais la localité était trop pauvre pour qu'elle réussisse rapidement.
Il était convaincu que le projet trouverait une excellente issue dans une autre région.
Livia s'est retirée, pleine d'espoir, le cœur rempli d'une foi solide.
Quelques semaines passèrent sans nouveauté quand le vénérable lecteur des Évangiles
est venu lui apporter une importante nouvelle.
Guidée par Exupéry, LMa a comparu devant le bienfaiteur dont le visage exprimait la
beauté morale des grands chrétiens de l'Antiquité. Sur sa figure ridée, des yeux calmes l'ont
scrutée alors que ses cheveux blancs dessinaient un contour argenté et après l'avoir écoutée,
Agrippa lui a dit sans affectation :
212
— Mais tu seras avec nous dans l'intimité d'un foyer domestique. Nous avons nos
propres prières dans la paix et dans la joie. Néapolis, grâce à Dieu, ne connaît pas la
persécution.
Et après quelques jours, LMa et Celse sont partis en mer en direction de la nouvelle
cité.
Dornice, la femme du bienfaiteur, la reçut les bras ouverts et après une semaine passée
à récupérer des forces, elle était en pleine forme pour travailler.
La propriété s'érigeait dans une rue mouvementée et boisée et avait de grands attraits
aux yeux du public.
Comme cela arrivait dans presque toutes les villes anciennes, le blé entrait à l'état brut
dans l'établissement, là il était dûment transformé en farine pour la fabrication du pain.
La première nuit, elle s'est couchée, fatiguée, dans la petite chambre que Domice leur
avait réservée à elle et au petit, et Celse qui se sentait vraiment comme son fils, contrarié de la
voir abattue, commenta le nouveau type de lutte en demandant :
— Maman, pourquoi tant de travail ? Ne serait-il pas mieux de prendre notre luth et de
gagner l'argent des passants dans les rues ?
— Non, mon enfant. Le service est le seul moyen qui peut nous permettre d'arriver
aux richesses du cœur en grandissant dans la vie. Tu aimes Jésus et tu désires le servir ?
— Oui, oui.
213
— Alors, il est indispensable de savoir coopérer avec lui, en aspirant à la satisfaction
de faire le plus difficile. Si nous cherchons tous la joie de cueillir qui se chargera du sacrifice
de planter ?
— Il nous suit, pas à pas, mon fils. Il sait quand nous nous efforçons de l'imiter et il
connaît nos fautes et nos faiblesses. Tout comme le soleil nous envoie du ciel sa lumière en
étant présent de manière constante sur notre route, le Seigneur est aussi le divin soleil de nos
âmes, à nous illuminer de l'intérieur nous éveillant au bien et nous guidant vers la vie
immortelle.
— Ma maman Hortense disait qu'il était le plus grand ami des enfants.
Celse Quint a étreint sa mère spirituelle avec plus de tendresse, s'est assis et a récité
une petite prière de louanges et de reconnaissance au Divin Maître puis tenant la main droite
de Livia, s'est endormi avec l'insouciance d'un oiseau heureux.
Par quels desseins insondables était-elle arrivée dans cette maison avec un enfant qui
ne lui appartenait pas par les liens consanguins ? Pour quelle intention mystérieuse du
Seigneur avait-elle été amenée en Sicile et de Sicile à Neapolis où la vie lui semblait si
nouvelle ? Où Tatien et Blandine pouvaient-ils bien être, eux qu'elle pensait ne jamais plus
revoir ?
Livia s'est souvenue de chacun des jours difficiles qu'elle avait traversés depuis qu'elle
avait été séparée de son vieux père, et rendit grâce à Jésus d'avoir trouvé ce havre de paix et
de réconfort.
Caressant le petit qui dormait sereinement, elle a supplié les bénédictions du ciel pour
eux deux et se sentit presque heureuse mais elle ignorait que cette relation avec Hortense lui
avait transmis les germes d'une nouvelle douleur avec laquelle elle irait doucement vers la
mort.
214
V
EXPIATION
Informé par son beau-père, dont il supporta assez mal la présence, que les médecins
avaient recommandé à Hélène de remmener Lucile au climat provincial de toute urgence, il
avait décidé de reprendre le chemin du foyer sans attendre.
Mais en raison des vents contraires qui soufflaient en Méditerranée, le retour fut plus
long que prévu.
De ce fait, il se laissait porter par un seul désir : revoir le vieux philosophe et sa fille
dont leur affection était une stimulation bénie qui lui donnait la force de vivre.
Mais, une pénible déception les attendait. De fait, ils ont trouvé Lucile en forme et
bien remise, enthousiaste à l'idée de son prochain mariage avec son oncle, mais c'est atterrés
que le père et la fille ont reçu les sinistres nouvelles de la ville.
Quelques heures après leur arrivée à la villa, Hélène a provoqué une rencontre plus
intime avec son mari, le criblant de questions concernant la santé de son père tout en
expliquant les raisons qui l'avaient obligée à s'absenter, précipitamment, de Rome.
Elle l'attendait inquiète quand leur médecin de confiance lui avait conseillé le retour
immédiat au climat gaulois. Lucile était si fragile qu'elle ressemblait à une fleur prête à faner.
Elle n'avait donc pas hésité à revenir sans plus tarder.
215
Son mari l'écoutait, absorbé, il avait de toute évidence l'esprit ailleurs.
La fille de Veturius connaissait les raisons d'une telle distraction. Elle avait laissé
Blandine dans sa chambre, choquée et en pleurs, et à l'attitude de sa fille, elle ne pouvait
ignorer que son mari en son for intérieur à cet instant, était un homme spirituellement confus.
Elle l'a fixé des yeux avec plus d'attention et sur un ton mêlé d'outrage et d'audace, elle
lui dit :
— Ça n'en a pas l'air — lui fit sa femme ironiquement — ; ta réaction parle pour tes
sentiments. À mon retour, j'ai bien été informée que la fille du libéré de Carpus avait
l'intention de me remplacer. Dominé par une telle femme, tout homme imprudent, ne voit rien
naturellement..
Le patricien aurait souhaité lui lancer au visage tout ce qu'il savait de sa propre
expérience, de sa façon de faire en étroite liaison avec Teodul, mais il a jugé plus prudent de
se taire.
— Encore, à Rome, lors d'un court entretien avec Claude Licius à qui par amitié je lui
avais recommandé son mari, j'ai appris son veuvage... Le malheur d'une pauvre femme
désarmée ne te fait pas mal au cœur ?
— Oui, j'ai eu l'occasion de connaître son mari, Marcel Volusianus qui désirait
recommencer sa vie à Rome où il est apparu mort dans les eaux du Tibre. J'attendais de revoir
notre amie pour lui transmettre la nouvelle, mais...
216
Hélène a pâli de surprise comprenant que le séducteur de Lucile avait menti jusqu'au
bout.
Elle s'est mise à réfléchir à la trame obscure des destins de son groupe familial, mais
désireuse de retrouver sa propre tranquillité, elle décida de tout oublier et pris l'expression
d'un joli masque sur son visage, feignant la dignité blessée, elle s'exclama :
— Chéri, parlons sans irritation. De toute évidence, je ne pouvais accepter que notre
maison soit envahie par des influences étrangères sans réagir et d'une certaine manière,
néanmoins, j'ai tout fait pour ne pas démériter de ta confiance concernant les amis de
ton cercle personnel. Le vieil accordeur et sa fille ont été arrêtés lors d'une réunion secrète
du culte interdit chez un vieux misérable manifestement fou qui répondait au nom de Lucain
Vestinus. Egnas Valérien et sa femme, maintenant absents, sont des romains d'une excellente
famille. Ils ont voyagé jusqu'ici en ma compagnie. Nous avons donc tissé des liens affectifs
forts. Comprenant la dangereuse situation des détenus, sans oublier que la jeune femme avait
exercé la fonction d'enseignante de notre fille, et conformément aux recommandations de
Teodul, j'ai supplié le pardon des autorités pour eux deux... Le légat d'Auguste, néanmoins,
nous a expliqué que Basil avait été si singulièrement audacieux en insultant nos traditions et
nos lois que, bien qu'à contrecœuer, il s'est vu contraint de lui faire subir le supplice du
chevalet, sur lequel, comme nous le supposons, il est mort de panique, de sorte qu'il n'a pas
été exécuté. Je n'ai cessé d'œuvrer pour la libération de la jeune femme mais toutes mes
tentatives furent vaines car d'après la rumeur publique, le représentant de César est tombé
amoureux d'elle, la séparant des autres femmes incarcérées. LMa, d'après les informations que
j'ai pu obtenir, vivait dans un cabinet isolé où Valérien allait la voir quotidiennement. D'après
ce que l'on sait, la femme d'Egnas, Climène, prise de jalousie a ordonné de lui faire appliquer
du vitriol sur les yeux par l'intermédiaire d'une domestique, du nom de Sinésia ; mais la
prisonnière, on ne se sait comment, assistée par on ne sait qui, a réussi à s'échapper peu après
profitant de l'obscurité de la nuit. Je n'ai pas pu savoir si la pauvre fille s'en était tirée indemne
ou si ses yeux avaient été victimes de la perversité de Climène. Je suis allée voir la seule
personne capable de nous donner des explications sûres, la servante Sinésia ; mais quand
Egnas Valérien eut pris connaissance de l'évasion, il fut pris d'une étrange démence. Il appelait
la femme aimée d'une voix de stentor, et après avoir barbarement roué de coups la domestique
essayant de lui arracher quelque confession, il a fait ordonné qu'elle soit menottée pour un
interrogatoire le lendemain, mais à l'aube le cadavre de la malheureuse a été trouvé dans la
prison, rigide et froid. Sinésia a été assassinée par quelqu'un qui a su se cacher dans la toile
d'un impénétrable mystère.
Hélène a perçu la différence qui s'était opérée en lui et a continué avec une plus grande
inflexion de tendresse :
— Imaginant bien que ces déplorables événements t'affligeraient, j'ai pris des
mesures pour que la maisonnette de Basil soit bien gardée de toute dégradation de la part
des autorités. J'espère que tu pourras trouver l'humble résidence dans les mêmes conditions
que le vieil homme l'a laissée. Sans aucun changement...
217
— Toutefois, je ne me suis pas seulement inquiétée de cet aspect de la situation.
Convaincue que tu arriverais d'un moment à l'autre, j'ai chargé Teodul de visiter le port de
Massilia dans l'espoir de recueillir quelques informations sur un possible
embarquement de la jeune femme pour quelque destination.
À seul dans l'étroite pièce, il a laissé exploser l'émotion qui affligeait son âme...
Il a regardé la harpe, maintenant muette, s'est assis dans le fauteuil qui lui était
familier et loin des yeux étrangers, il a cédé à des sanglots violents.
Ce n'est qu'à Massilia, plusieurs mois avant leur transfert à Lyon qu'il avait connu
l'Évangile se prenant d'affection pour Jésus.
Des ordonnances et des instructions aux malades du temps où il vénérait l'ancien dieu
égyptien, alors transformé en compagnon d'Esculape, se mêlaient à de précieuses annotations
faisant allusion au Nouveau Testament. Des poésies de louanges aux anciennes divinités et
des notes apostoliques du christianisme naissant étaient collectionnées révélant son chemin
spirituel.
Il s'est souvenu de son premier contact avec son père ébranlé par le martyre en un
suprême témoignage de foi.
218
Il s'est rappelé la lointaine fête à la Villa Veturius où le petit Sylvain avait perdu la
vie...
Le sacrifice de Rufus lui est revenu en mémoire, l'esclave déterminé et fidèle à son
propre idéal, et en larmes il a réfléchi aux derniers jours de sa mère isolée dans le foyer
domestique.
Il ne pouvait concevoir une terre où les maîtres seraient au même niveau que les
esclaves, il refusait la théorie du pardon sans restriction, jamais il ne serait d'accord avec la
solidarité entre patriciens et plébéiens...
Les dieux anciens, les épopées romaines, les conquêtes des empereurs et les paroles
des philosophes qui avaient construit le droit de la République et de l'Empire dominaient son
cœur avec une excessive vigueur pour qu'il puisse se défaire facilement du monde moral sur
lequel il fondait sa propre raison d'être depuis sa lointaine enfance...
Il s'était consacré à Cybèle et portait en lui le sceau ardent de la foi qui avait guidé ses
ancêtres et avec ces convictions, il prétendait mourir.
Chez ce vieux libéré, il avait trouvé la vie émotionnelle d'une âme paternelle et chez la
jeune fille il avait découvert un cœur semblable au sien capable de le rendre heureux en tant
que compagne ou comme une sœur.
Caressé par le vent froid du crépuscule, le patricien s'est attardé à l'une des fenêtres, à
méditer... à méditer...
Il faisait presque nuit noire quand il s'est décidé à rentrer, et voilà que Blandine est
apparue à sa recherche.
219
Tatien se proposait de la conserver pour le culte de ses propres souvenirs.
Retrouverait-il LMa ?
Il avait pensé s'entretenir avec le légat d'Auguste mais Egnas Valérien après un court
séjour en Aquitaine était retourné au siège de l'Empire.
Après avoir acquis l'humble nid où Basil était resté si peu de temps, tous les jours, il y
passait quelques heures après avoir accompli les tâches habituelles, presque toujours en
compagnie de Blandine qui n'oubliait pas les chers absents.
Applaudie par son père qui se distrayait de voir son habileté, les mains infantiles
minuscules et fragiles faisaient vibrer l'instrument cherchant à imiter l'amie qui était partie
vers un destin incertain. Plus sa mère lui interdisait de telles promenades, plus elle s'efforçait
de tromper la surveillance des employés afin de retrouver son père dans leurs réflexions
isolées.
L'amitié pour le philosophe et pour l'enseignante exilée était chaque fois plus intense
et plus vive dans son imagination d'enfant.
Très souvent, elle demandait à son père si Livia avait été enlevée par Pluton et parfois,
elle affirmait fermant les yeux que le grand père Basil se trouvait souriant à ses côtés à
l'embrasser.
Une certaine nuit où Tatien s'était attardé dans la hutte plus longtemps qu'à l'ordinaire,
Blandine à la porte contemplait le firmament constellé, quand d'un seul coup, elle a poussé
une exclamation de joie, s'écriant étonnée :
Elle a fait un geste comme si elle étreignait quelqu'un de très cher et a ajouté,
enthousiaste :
Tatien ne voyait rien, mais l'expression de bonheur de sa fille résonnait au fond de son
cœur.
Il s'est souvenu des anciennes histoires où les morts revenaient vivre avec les vivants,
pris d'émotion pour les paroles de sa fillette, il admit que l'ombre de leur ami planait
réellement dans l'air.
Et comme s'il pouvait sentir son haleine chaude sur son visage, il eut l'impression que
le cher compagnon était là invisible.
Les yeux brillants animés par la flamme de sentiments latents, il a demandé à sa petite
interlocutrice :
— Blandine, si tu vois vraiment grand père pourquoi ne nous dit-il pas quand nous
retrouverons Livia ?
220
La petite a obéi et avec le plus grand naturel, elle s'est adressée à l'ancien ressuscité et
le questionna :
Blandine a posé son regard tendre et confiant dans celui de son père et lui a dit :
— Grand père a répondu que nous serons tous ensemble quand nous écouterons
l'Hymne aux Étoiles une nouvelle fois...
Tatien a ressenti une angoisse indéfinissable envahir sa voix et son cœur. Muet, il prit
la main droite de la petite pour retourner à la maison où seul dans son cabinet particulier il
s'est plongé dans des pensées obsédantes et affligeantes...
Son retour après tant d'années avait suscité un grand intérêt dans la capitale de la
Gaule lugdunienne. Le somptueux palais rural s'était à nouveau converti en un centre
important d'intrigues politiques pendant des nuits fulgurantes et joyeuses.
Alors que son vieux beau-père redoublait de gentillesses pour se rendre aimable aux
yeux de son gendre, à l'inverse d'Hélène imperturbable et heureuse de la réalisation du rêve
qui tourmentait son ambition maternelle, Tatien ne savait comment cacher l'inquiétude et la
tristesse qui lui torturait l'esprit.
Prise d'une incompréhensible mélancolie, la fillette passait parfois des heures et des
heures dans sa chambre à penser et penser...
221
Rien n'y faisait, ni les conseils, ni les avis médicaux. Pâle, apathique, elle donnait
l'impression de vivre mentalement à une distance très lointaine.
Elle comparut aux solennités des fiançailles au bras de son père malgré la
désapprobation d'Hélène qui, devant son petit visage osseux et pâle, n'avait pas le courage de
la forcer à se soumettre à ses décisions.
Percevant sa faiblesse et peut-être pour être agréable à ses enfants, dès que les fiancés
se furent absentés se rendant directement à la capitale de l'Empire, le grand-père Veturius
proposa un changement temporaire de la famille pour Baies 22 dans le golfe merveilleux de
Néapolis où il avait une confortable résidence estivale.
Le sud de l'Italie faisait des miracles et l'agrément du climat restaurerait les forces de
la petite malade. Les excursions sur les plages toutes proches et les visites périodiques qu'ils
pourraient faire sur l'île de Capri, lui rendraient certainement ses couleurs.
Ils laisseraient la villa sous la responsabilité de Teodul, puisqu'il partirait aussi avec
son gendre et sa fille. Il se sentait las du tumulte citadin. Il avait soif de nature.
Rapidement, une belle galère conduisit la famille sur le site indiqué, à l'époque, l'une
des stations thermales les plus appréciées d'Italie.
Anaclette qui avait maintenant des cheveux blancs et était visiblement fatiguée,
cherchait à l'induire au repos, mais en vain. La matrone qui avait toujours conservé ses
enchantements juvéniles grâce aux élixirs et aux crèmes, s'esclaffait et se moquait. Elle
croyait que les dieux maintenaient la santé et la joie inaltérables de ceux qui étaient disposés à
cultiver l'optimisme et la domination.
La vie — répétait-elle fréquemment — est la propriété des plus forts. Le bonheur était
réservé à ceux qui avançaient opprimant les faibles et les ignorants.
Les voyageurs et l'entourage parvinrent au golfe splendide sans fait majeur digne de
mention.
222
La résidence de Veturius à Baies, admirablement soignée par des mains bienveillantes,
était un petit palais que des plantes grimpantes fleuries cachaient face à la mer. Là, l'âme et le
corps trouvaient de surprenantes ressources de recouvrement. Le spectacle des eaux bleues
abritant d'innombrables bateaux de pêcheurs murmurant de mélodieuses cantilènes que le vent
soufflait doucement et éparpillait aux alentours, était d'une miraculeuse fraîcheur.
Pour être en contact plus direct avec la nature lors de promenade, Tatien se chargeait
de la réparation de deux petits bateaux confortables, pendant qu'Hélène donnait des ordres
pour que les véhicules de la résidence fussent dûment rénovés et puissent répondre aux
vieilles habitudes d'une vie sociale intensive.
Pour le gendre d'Opilius et pour Blandine, leurs excusions étaient devenues une source
d'enchantements. Sur l'île de Capri, ils passèrent plusieurs heures dans le Palais de Tibère
(Villa Jovis) tout aussi superbe qu'impressionnant sur les cimes d'Anacapri ou dans d'autres
villas construites du temps de célèbres empereurs.
D'autres fois, contournant le cap Misène tout en errant sur la côte, ils admiraient les
reflets du soleil couchant sur les eaux d'une clarté saphirine ou les scintillations argentées du
clair de lune sur les plages balayées par les vagues dentelées de mousse.
Un beau jour, repoussés par le vent fort, ils ont accosté sur une nouvelle plage.
Bien que le firmament fût calme et sans nuages, Tatien jugea plus prudent de
débarquer. Le crépuscule ne tarderait pas.
Le plaisir de chaque instant retardait leur pas. Ils ont donc décidé de prendre une
voiture pour le retour.
S'arrêtant dé-ci, dé-là, tandis que le soleil s'était déjà couché dans un déluge de rayons
d'or, ils se sont trouvés devant la boulangerie d'Agrippa.
L'odeur agréable qui montait des fours les interpela au passage et à la demande de
Blandine, Tatien a accepté d'entrer dans l'établissement.
223
Et pendant qu'Agrippa s'occupait courtoisement des deux excursionnistes, ceux-ci
entendirent la douce voix d'un enfant qui, non loin, rompait le silence vespéral en chantant au
son d'une harpe harmonieuse:
Née de l'éternité,
Dominée de tristesse,
Illuminant l'aube
Où le bonheur rayonne
224
Éternelle résurrection.
Torturé, souffrant..
Apportez à l'humanité
La bénédiction divine
Née de l'éternité,
Tatien et sa fille ont échangé un regard muet empreint d'un indicible étonnement.
Extatiques, ils se sont rappelés ce crépuscule inoubliable sur le Rhône quand ils ont
pénétré pour la première fois dans la maison de Basil.
Quand la chanson fut terminée, le patricien très pâle s'est adressé à Lucius Agrippa, en
l'interrogeant :
225
— Illustre Seigneur, la voix est celle d'un garçon qui chante pour une pauvre mère qui
agonise.
— C'est une servante aveugle qui habite chez nous depuis trois ans et qui depuis
plusieurs mois est alitée malade d'une peste chronique. Elle arrive maintenant au bout de ses
peines...
Prenant les devants, il a guidé les visiteurs entre de courtes allées d'arbres jusqu'à une
minuscule pièce bien éclairée qui se trouvait dans le fond.
Jamais il n'oublierait le tableau qu'il avait devant les yeux, Livia presque cadavérique
écoutait, haletante, un garçon humble et sympathique qui chantait avec une immense
tendresse.
La malade eut un indicible sourire sur son visage calme et a tendu ses mains
murmurant entre les larmes :
— Enfin!... enfin!...
Le patricien a fixé consterné les restes encore vivants de la femme qu'il avait aimée, à
qui il avait consacré toute son affection avec une fraternelle tendresse. Ses yeux éteints
exprimaient une amère vacuité et son visage triste ressemblait davantage, maintenant, à un
masque d'ivoire délicat garni d'une épaisse chevelure noire qui n'avait pas changé.
Alors que Blandine s'inclinait affectueusement sur le lit, il voulut clamer la révolte qui
assaillait son cœur mais un lourd nuage de douleur étranglait sa gorge.
Livia devina son angoisse et ayant remarqué la présence d'Agrippa, elle fit de courtes
présentations afin d'alléger la tension du moment.
226
Le propriétaire de la maison a salué Tatien et Blandine et, percevant que le groupe
désirait un peu plus d'intimité, il s'est retiré, courtois, promettant de revenir bientôt avec
Domicia.
C'est alors que le fils de Varrus s'est mis à gémir étrangement comme s'il portait un
fauve occulte dans son thorax qui laissait échapper d'effrayants rugissements... Et parce que
Livia l'incitait au renoncement et à la sérénité, il a explosé d'une voix stridente et émouvante :
— Pourquoi te retrouver, ainsi, en cet instant terrible d'adieu ? Pauvre de moi !... Je
suis damné prisonnier des griffes impitoyables des génies infernaux ! Je suis comme la
tempête qui passe et siffle entre les ruines... J'ai tout raté. Pourquoi me suis-je attaché de
cette façon aux sinistres dieux ? Du bonheur, je n'ai trouvé que des restes fumants... J'ai
essayé d'avancer dans le monde avec l'intrépidité de mes ancêtres et j'ai toujours agi selon ce
que les traditions m'ont enseigné de plus pur, mais toutes les épreuves m'attendaient
trompant mes désirs ardents... Je suis le fantôme de moi-même ! Je me méconnais !... La
mort a suivi mes pas... Je suis un perdant que la vie contraint à marcher parmi ses propres
idoles brisées !...
Le gendre de Veturius étouffé par les larmes abondantes qui coulaient sur son visage
s'est interrompu.
Profitant de cet intervalle, la malade est intervenue avec une inflexion émouvante dans
la voix:
— Tatien, pourquoi nourrir la tourmente en ton cœur, face à la sérénité de la vie ?...
Tu te plains du monde... Ne serait-il pas plus juste de nous en prendre à nous-
mêmes ?... Comment peux-tu te laisser aller à blasphémer alors que tu possèdes un
corps aussi robuste ? Pourquoi te révolter quand les activités de chaque jour peuvent
compter sur tes bras libres ?... Jai appris avec Jésus que la lutte est aussi importante pour
notre âme, que le sculpteur est précieux à la création de la statue !... Dans le passé, nos
scrupules nous obligeaient à garder la foi loin de nos conversations les plus intimes... Mon
père me recommandait de ne pas offenser tes convictions... Mais aujourd'hui, je ne
suis plus la femme que le monde pourrait rendre heureuse... Je suis à peine une sœur qui
prend congé... Quelques mois avant notre rencontre sur les marges du Rhône, nous avons
rencontré Jésus à Massilia... Notre esprit s'est modifié... Avec lui, nous avons appris que le
divin amour préside à la vie humaine... Nous sommes de simples étrangers sur terre !... Notre
vrai foyer brille dans l'au-delà... Il faut dépasser valeureusement les épreuves de
l'existence... En vérité, je suis aveugle et je n'ignore pas que la mort approche, néanmoins, il
y a une lumière qui s'éclaire dans mon cœur... LeChrist..
— Toujours l'ombre de ce Christ à traverser mon chemin... Encore jeune, quand j'ai
découvert l'amour de mon père, ce fut pour vérifier sa complète reddition au prophète juif !
Quand j'ai cherché à ramener ma mère à l'équilibre de l'intelligence, elle ne se reportait à
personne d'autre et elle est morte en aspirant à l'influence de cet intrus... Quand je suis allé
voir Basil, à mon retour de Rome pour lui rappeler mon affection qui me poussait au culte de
la mémoire paternelle, le compagnon que j'ai tant aimé s'était immolé pour lui... Je me jette à
ta poursuite, je dépense mes meilleures forces pour revendiquer ton affection, mais en te
227
retrouvant je te vois aussi entre les mains invisibles de cet inconnu Sauveur que je n'arrive pas
à comprendre... Oh, Dieux infernaux, qu'avez-vous fait de moi?...
Blandine a pris ses mains et allait lui adresser quelques mots, mais la malade avec la
sérénité de ceux qui ont trouvé la paix au fond d'eux-mêmes a levé la voix et dit tristement :
— Ton injustifiable réaction est inutile ! Dans ce lit qui me sert de croix libératrice, je
vis auprès de nombreuses affections qui m'ont précédée dans la mort !... Mes yeux de chair
ont été brûlés pour toujours, mais une vision nouvelle enrichit ma vie intime... Je vois mon
père à mes côtés... Il m'étreint avec son amour de toujours... Et il demande ton silence devant
les vérités que tu ne peux encore percevoir... n affirme affectueusement que tu as perfectionné
ton esprit à travers le voyage des Siècles... mais ton cœur, bien que généreux, est une perle
emprisonnée dans une boîte en bronze... L'excès d'Intelligence a éclipsé ta vision... Tu
souffres comme un homme qui a perdu la raison, refusant le remède libérateur... Tes larmes de
rébellion spirituelle accumulent de denses nuages d'affliction sur ta propre tête !... Tu t'es
arrêté volontairement à des illusions qui te blessent l'âme... Mon père te supplie de te
calmer et t'incite à la réflexion... Il assure que nous nous trouvons tous enchaînés à
travers des existences successives... Nous sommes les bourreaux et les bienfaiteurs des uns
des autres... Seules les leçons du Christ bien vécues réussiront à nous sauver en éliminant les
sinistres liens de la haine et de la vanité, de l'égoïsme et du désespoir qui nous enchaînent...
Aie pitié de tous... des êtres supérieurs et des êtres inférieurs, de ceux qui t'aident et de ceux
qui te bafouent, des vivants et des morts... Ne rends pas le mal par le mal... Pardonne
toujours... Seulement ainsi tu feras la lumière en toi pour que tu puisses discerner la
vérité... Mon père m'annonce que le départ approche... Cet instant a été retardé rien que pour
toi, nous t'attendions afin de remettre entre tes mains les derniers devoirs que la terre m'a
réservés... Aujourd'hui, cette mission sera accomplie... Je suis heureuse de la grâce qui
m'est faite de t'avoir avec Blandine à mes côtés... Maintenant, c'est la fin de ma tâche...
Devant la pause qui s'imposa naturellement, Celse Quint, les yeux ravagés par les
larmes, a abandonné sa harpe, a oublié les visites et a embrassé l'agonisante.
Ces phrases d'adieu lui faisaient revivre le souvenir des derniers instants de sa maman
qui était partie.
Effrayé, il s'est mis à sangloter pris de douleur. Alors que la patiente le caressait avec
des mots de tendresse, Tatien en a conclu que Livia était peut-être devenue folle de
souffrance.
En cet instant, il ne pouvait entamer une discussion religieuse qui ferait du tort à tout
le monde.
Il lui a caressé le front inondé d'une pâteuse sueur et a supplié son pardon.
228
Livia, souriante, a demandé si Blandine avait progressé artistiquement parlant, et lui
suggéra d'interpréter quelques vieilles musiques jouées dans la maisonnette de Lyon.
L'étroite pièce fut envahie par un baume béni irradié par la mélodie.
Des larmes sereines roulaient sur les joues amaigries de la malade qui après la
musique évocatrice, tâtonna le visage en pleurs de Celse le remettant à ses amis avec humilité
et confiance :
— Tatien, voici le fils de mon cœur, je te le confie ! Il s'appelle Celse Quint... Il a été
mon sauveur en Thrinacrie. Là bas, nous avons chanté ensemble sur la voie publique... Il est
courageux... Si la vie m'avait donné un fils, j'aurais souhaité qu'il fût comme Celse, amical,
dévoué, travailleur... Je suis sûre que ce sera un enfant précieux sur ton chemin, tout comme il
sera pour Blandine un frère dévoué.
Le garçon a regardé Tatien d'une étrange manière et le patricien magnétisé s'est efforcé
de se rappeler où il avait bien pu voir ces yeux dans le caléidoscope de ses souvenirs.
N'était-ce pas le regard paternel qui l'observait en d'autre temps ? D'où venait cet
enfant qui, en plus, portait le nom de l'apôtre qui l'avait engendré ?
Et comme s'il était mû intérieurement par une pulsion automatique, le garçon s'est
détaché de Livia et s'est jeté dans ses bras.
Celse ressemblait à un oiseau qui effleurait son être. Il pouvait même entendre son
cœur battant effarouché.
Mais l'enfant ne se contenta pas d'une étreinte d'amour. Il lui baisa la tête où des fils
grisonnants commençaient à apparaître et caressa son front, passant la main sur ses cheveux.
Le fils de Varrus Quint a ressenti une indicible émotion troublant ses sentiments les
plus intimes. Il essaya de parler au garçon mais n'arrivait qu'à le caresser sans prononcer un
mot.
C'est alors que LMa, par des phrases entrecoupées, a décrit à Tatien et Blandine la
lutte qui avait ébranlé leur paix domestique à Lyon. Hélène n'avait jamais pu les recevoir à la
résidence malgré toute l'insistance de Basil et la demande de recouvrement de la dette du
Carpus, à travers la famille Veturius, qui avait déconcerté son père adoptif. Impérativement
astreints, ils se sont installés à la résidence de Lucain Vestinus et après leur avoir relaté les
dures persécutions vécues, elle s'est reportée aux difficultés de la prison, à sa soudaine cécité,
et finalement à son évasion suivie du voyage en Sicile en compagnie de Teodul dont les
promesses ne se réalisèrent jamais.
229
Les pénibles souffrances de la jeune femme à Lyon et en Thrinacrie le lacéraient au
plus profond de son âme.
Il n'avait jamais été sur cette île. Il avait fait un voyage normal à Rome, conformément
au programme préétabli et était retourné chez lui sans altération.
Mais Hélène devait savoir ce qui s'était passé. Il ordonnerait de la faire venir.
Extrêmement bouleversé, il est allé dans la rue et malgré la nuit, il a envoyé un porteur
à la villa distante suppliant son épouse et sa gouvernante de venir les rejoindre lui et Blandine
à la maison d'Agrippa prétextant un motif urgent de santé.
Il exigerait le point de vue de sa femme devant la pauvre créature qui gisait à moitié
morte.
Après quelques minutes, Hélène et Anaclette arrivaient dans une voiture rapide et
élégante.
Reçues par Tatien, il leur dit nerveusement après les questions qui lui furent posées :
Tatien a indiqué l'agonisante dont les yeux morts erraient sans expression dans ses
orbites et l'a interpellée, ému :
La femme a frémi et comme elle esquissait un geste silencieux pour nier, son mari a
ajouté :
À cet instant, Lucius Agrippa et sa femme qui étaient restés attentifs en silence dans la
chambre, se sont dirigés vers leurs appartements emmenant les enfants pour qu'ils aillent se
reposer.
Seules les quatre âmes, en proie à l'écrasant destin qui leur était commun, sont restées
face à face comme si elles étaient convoquées par des forces invisibles à de suprêmes
décisions.
230
Hélène et Anaclette semblaient galvanisées à la contemplation de ce visage animé par
une intense vie intérieure.
— Je remercie Dieu pour cette heure... — s'exclama-t-elle à voix basse avec humilité
— j'ai toujours désiré vous demander des excuses pour la mauvaise impression que je vous
avais causée... Plusieurs fois, j'ai désiré vous approcher pour vous dire tout mon respect et
toute mon amitié... néanmoins... les circonstances ne l'ont pas permis...
Cette voix résonnait dans l'esprit d'Hélène avec une étrange résonance... Pourquoi ne
s'était-elle pas intéressée davantage à cette femme ?
— Où êtes-vous née ?
— À Chypre, Madame.
— Qui fut votre mère en ce monde ? L'agonisante a souri avec effort et a expliqué :
— Je n'ai pas eu le bonheur de connaître ma mère. J'ai été trouvée par mon vieux père
adoptif dans la lande...
— Comment non ?... J'ai toujours vénéré ce cœur maternel... dans mes prières
quotidiennes...
La matrone, pâle, tremblante de terreur devant la face nue de la vérité, a poursuivi son
interrogatoire :
231
Devant le mutisme consterné d'Hélène, Anaclette s'est avancée vers l'agonisante
avec un fervent intérêt.
Livia s'est tue un instant comme si elle cherchait des forces pour parler et lui répondit
affirmativement :
— Je pense que ma mère... avait l'intention de me retrouver... parce qu'elle m'a laissé
dans les broderies du,berceau un camée que mon père m'a enseigné à porter sur mon cœur...
Anaclette, devant Tatien stupéfait, a regardé son thorax et lui a retiré le bijou d'ivoire
où brillait l'image de Cybèle magnifiquement sculptée dont Hélène ne se séparait jamais
pendant ses promenades avec Émilien.
Elle avait découvert sa propre fille sur qui elle avait fait peser tout le poids de sa
frénétique persécution.
Cette femme était la fleur séchée de ses premiers rêves... Elle entendait à nouveau
dans la miraculeuse résonnance de sa mémoire, les paroles que l'homme inoubliable de ses
idéaux féminins lui avait dites pour la première fois... Ils avaient, lui et elle, projeté pour le
rejeton de leurs espoirs le plus beau des destins.
Immobilisée par la terreur, les yeux écarquillés, elle a remarqué que les souvenirs
matérialisaient le passé au fond de son âme.
Elle se voyait encore jeune prise dans le tourbillon des banalités où l'amour d'Émilien
avait éveillé son cœur...
Elle a remarqué qu'au beau milieu des ombres qui l'entouraient, un homme marchait à
sa rencontre... C'était lui, Secondin, comme dans l'ancienne vision d'Orosius et comme lors du
rêve qu'elle avait fait sur l'île de Chypre, il portait toujours ses vêtements de cérémonie
militaires, la main droite sur sa poitrine sanglante et l'appelait en criant :
Ces paroles torturaient son âme infiniment répétées par les monstres du remords dans
l'abîme profond qui s'ouvrait sous ses pieds...
232
Elle s'est souvenu que sa fille abandonnée se trouvait là à portée de mains, et pourtant,
bien que tendant les bras, elle ne réussissait pas à la trouver pour l'arracher des ténèbres qui
s'intensifiaient tout autour...
Devant Tatien et Anaclette pétrifiés d'étonnements, avec une expression de folie dans
le regard, la matrone a poussé un horrible éclat de rire puis a tourné les talons et s'est élancée
sur la voie publique. Elle prit les rênes du véhicule qui l'avait amenée et partit en trombe en
direction de la villa lointaine ...
Quand Anaclette eut fini ses arriéres révélations, informé de la cruelle vérité,
l'interlocuteur serra ses poings et s'est écrié d'une voix de stentor :
— Hélène est indigne de respirer parmi les mortels. Elle sera étranglée par mes
propres mains... Elle descendra, aujourd'hui même, dans les horribles régions infernales où
elle supportera des peines bien méritées !...
Une sérénité angélique s'exprimait sur son visage. Un sourire mystérieux que personne
n'aurait pu définir comme étant de la joie ou de la résignation, était figé sur ses lèvres comme
un dernier message de sa courte vie à ceux qui restaient.
Son compagnon qui l'avait tant aimée s'est incliné sur son cadavre, en pleurs, pendant
quelques instants ; mais comme si une force étrange subitement le levait, il se mit à hurler
d'une douleur sauvage et a imploré.
Fermement soutenu par Lucius, il lui supplia de l'aide. Il devait se rendre d'urgence à
la villa Veturius.
233
En quelques minutes, une charrette de service le transportait de retour à la demeure en
compagnie d'Anaclette.
Après quelques instants d'anxieuses recherches, elle fut trouvée dans une flaque de
sang dans la salle de bain de la maison.
Tous les serviteurs ont accouru pressés d'offrir leur secours qui n'avait plus de raison
d'être.
C'est alors que le vieil Opilius, tremblant et angoissé, s'est approché et trouvant le
cadavre de sa fille qui avait toujours dominé son cœur, il voulut crier mais ne le put.
Sa poitrine s'est comprimée et son cerveau a éclaté comme une harpe dont les cordes
se seraient cassées, le vieil homme est tombé à la renverse sur les marches en marbre,
gémissant d'angoisses.
Opilius Veturius, le dirigeant que Rome avait admiré pendant tant d'années, en raison
du choc, était alité abattu et hémiplégique.
Malgré d'immenses efforts mis en œuvre pour le soigner, il n'arrivait plus qu'à émettre
des sons gutturaux avec des expressions grimaçantes.
Puis un beau matin, une magnifique trirème le conduisait assisté d'Anaclette en route
vers Ostie, alors que Tatien et Blandine accompagnés de Celse Quint, retournaient en Gaule
lugdunienne, remplis de nostalgie et de douleur...
234
multipliaient rapidement, il ne savait plus qu'interroger en silence l'horizon lointain s'attardant
muet à réfléchir et à pleurer...
235
VI
SOLITUDE ET RÉAJUSTEMENT
Dans l'Empire gouverné à cette époque par Publius Aurélien Licinius Valérien élevé à
la pourpre du pouvoir pour ses brillants faits militaires, la décadence continuait...
Malgré les victoires sur les goths, l'Empereur n'arrivait pas à arrêter la dégradation
morale qui se développait de toute part.
Tatien, néanmoins, avait bien trop avancé dans son renouvellement intérieur pour s'en
tenir au monde extérieur.
Loin des questions politiques et philosophiques qui l'ennuyaient, il se sentait invité par
la vie au réajustement de toutes valeurs et conquêtes d'ordre personnel.
Le suicide d'Hélène et la maladie de son beau-père sans qu'il puisse donner à leurs
amis de justes explications, avait provoqué une atmosphère d'antipathie et de méfiance.
Il était arrivé à la villa avec une idée en tête qui l'obsédait et le dominait : — l'affront
de Teodul. Il verserait sur lui tout le fiel d'indignation et de dédain qui débordait de son âme.
Il l'interpellerait avec fermeté et se vengerait sans miséricorde. Mais à son retour, il vint à
apprendre que le représentant d'Opilius avait été appelé par Galba, en toute hâte, et était parti
pour la métropole deux jours auparavant.
Emprunt de l'orgueil des vieilles traditions sur lesquelles sa vie était basée, il se sentait
étranger à la famille de Veturius qui depuis sa naissance empoisonnait sa vie. Il préférait
attendre le mépris et l'hostilité dans le contexte des occupations qui étaient les siennes depuis
sa jeunesse.
236
est installé en compagnie de Blandine, de Celse et d'un vieux couple d'esclaves, Servule et
Valérie, qui lui étaient extrêmement dévoués.
La vieille servante était un soutien efficace dans le cadre des activités domestiques et
son mari s'était converti en un professeur compétent pour les enfants.
Celse Quint, qui avait déjà appris à lire avec Livia depuis son enfance, avait à onze ans
une mémoire phénoménale et était doté d'une grande capacité de discernement. Franchement
chrétien, il passait de longues heures avec Blandine à lui raconter les histoires des martyrs de
l'Évangile et lui communiquait son ardente foi en Jésus.
La fille de Tatien l'écoutait émerveillée, trouvant à ses paroles une grande consolation.
Les souffrances de Livia, la disparition de Basil, la mort d'Hélène avec les pompeuses
obsèques qui avaient suivi, la maladie de son grand-père et les graves inquiétudes paternelles
la jetaient dans une profonde agitation psychique. Elle pleurait sans raison, souffrait
d'inexplicables insomnies et lors de fortes crises, elle restait alitée pendant des jours et des
jours souffrant de troubles cardiaques.
Elle avait perdu tous les bienfaits que l'excursion de Néapolis avait pu lui apporter.
Quotidiennement, le matin, elle faisait avec son père la prière habituelle à Cybèle,
mais, au fond, elle sentait que sa pensée se mettait à graviter autour de ce Christ aimant et
sage qui était le centre de tous les commentaires de son frère adoptif.
N'ignorant pas l'aversion de son père pour les chrétiens, elle prenait soin de s'abstenir
en sa présence de tout commentaire tendant à blesser ses principes.
Peu à peu, les idées et les remarques de Celse avaient converti son âme simple et
sensible à la nouvelle foi.
Une fois ses études et ses tâches quotidiennes terminées, le garçon trouvait encore le
temps de lire de courts passages trouvés dans les archives de Basil que Tatien conservait
respectueusement.
Dès lors le bienfaiteur paternel durant leurs entretiens ordinaires que ce soit à
l'occasion de promenades dans la campagne ou pendant les repas dans le triclinium, était
surpris par les commentaires judicieux et sensés du garçon, même si Celse Quint évitait lui
aussi toutes références faites au christianisme de manière directe.
Servule n'oubliait jamais de demander aux enfants le juste respect des convictions de
leur père et, ainsi, les deux enfants spirituellement proches partageaient le même idéalisme et
les mêmes espoirs en leur for intérieur consolidant la foi qui aimantait leurs cœurs.
Nuit après nuit, les habitants de la maisonnette dans la forêt vivaient des heures douces
et bénies de musique et de joie.
Comme s'il connaissait les traits psychologiques de Tatien, de longue date, Celse avait
une manière toute spéciale de guider la conversation.
237
Un beau jour alors que le patricien désenchanté se plaignait des tragédies
passionnelles de son temps avec affliction et découragement, le garçon fit remarquer
subtilement :
— Mais, mon père, ne pensez-vous pas que le monde a besoin d'un nouveau
mouvement d'idées qui pénétrerait les sentiments des créatures en rénovant leur façon de
penser ?
— Je n'en crois rien, mon fils. Nos traditions et nos lois sont suffisantes. Il nous suffit
de nous y adapter puisque les grandes lignes sont là. Ne penses-tu pas que les divinités savent
conduire nos vies ?
— Si mon père — lui dit le petit pensif —, vous avez raison... Et pourtant les dieux
semblent bien loin ! On nous dit que Jupiter guide le monde de toute part, que
Cérès est la protectrice des récoltes, que Minerve oriente les sages, niais ne pensez-
vous pas que nous avons besoin que quelqu'un vienne au monde, au nom des dieux,
partager sa vie avec les hommes dans leurs difficultés et leurs douleurs ?... Les
divinités aident les êtres conformément aux sacrifices qu'ils reçoivent dans les temples.
Ainsi, la protection du ciel varie en fonction de la position des hommes. Il y a ceux qui
peuvent apporter aux sanctuaires des taureaux et des oiseaux, des encens et de l'argent,
cependant la majorité des habitants d'une ville est composée de gens pauvres qui ne
connaissent que le sacrifice et la servitude... Vous croyez père que les esclaves sont déshérités
du ciel ? Que ceux qui travaillent le plus doivent être les moins favorisés ?
Lui-même était bien nanti, il avait grandi protégé par le prestige de l'or, mais les
surprises du destin petit à petit l'avaient dépouillé de tous les avantages et privilèges.
À un tel tournant de la vie sur terre, il ressentait le souffle de l'adversité qui gelait son
cœur.
Aurait-il une foi suffisamment robuste dans les jours incertains qui approchaient ?
238
Les commentaires de son fils adoptif éveillaient en son âme cette pensée crucifiante.
— Oui, oui, tes remarques sont appréciables mais nous ne pouvons oublier que
notre existence reste structurée sur le fondement des classes.
— La société est un corps dont nous sommes une partie intégrante. La tête hissée sur
les épaules a pour mission de raisonner et de décider. Les mains et les pieds sont faits pour
servir.
Dans l'organisme de notre vie politique, l'aristocratie représente les sens tels que la
vision, l'audition et le touché qui assiste le cerveau à examiner et à discerner, alors que les
plébéiens sont les membres chargés du travail et de la soumission. Nous ne pourrions pas
inverser l'ordre. La naissance et la position, le nom et les conquêtes sont les piliers de notre
équilibre.
Le jeune a souri avec intelligence et fortement inspiré tout en acquiesçant, il lui dit :
— Mais une douleur aux pieds n'est-elle pas aussi désagréable qu'une douleur à la
tête? Une blessure à la main n'est-elle pas aussi douloureuse qu'une gifle ? Je suis sûr, mon
père, que chaque personne respire à la place que la nature lui a conférée mais tous les hommes
méritent le respect, le bonheur et la considération... En acceptant cette vérité, je crois que si la
foi pouvait se manifester en nous, en notre for intérieur, nous rendant plus amicaux et plus
fraternels les uns envers les autres afin que nous-mêmes commencions le service de la bonté,
sans aucune contrainte, l'harmonie du monde serait plus parfaite parce que la fortune des
nantis ne serait pas troublée par le malheur des pauvres, le rire de quelques-uns ne serait pas
compromis par les gémissements de tant d'autre..
Tatien, qui avait compris l'allusion voilée faite à Jésus-Christ, a esquissé un geste
d'ennui et a changé le cours de la conversation, mais dans sa solitude, il réfléchissait aux
arguments de cet enfant que la dévotion de Livia lui avait légué et qui progressivement
commençait à prendre la place dans son cœur d'un guide, petit mais assuré.
Plusieurs semaines étaient passées quand un message venant de Galba a apporté des
nouvelles inquiétantes de Rome.
239
Lucile avait juste daigné écrire à sa sœur afin de torturer son père du fiel de l'aversion
qui débordait de son âme. Elle exigeait que Blandine vienne vivre à la capitale de l'Empire,
chez elle, assurant qu'elle avait perdu confiance en son père qui n'avait pas voulu éviter le
déplorable suicide d'Hélène. Elle était convaincue qu'elle avait voulu en finir, forcée par
l'attitude de Tatien qui, pendant des années consécutives, semblait lui refuser toute affection.
Elle disait que leur grand-père alité entre la maladie et la tombe, avait décidé de vendre toutes
leurs propriétés en Gaules pour que la famille se défasse des souvenirs amers, informant de
plus que dans quelques jours, le patricien Alcius Comunius prendrait possession de la villa,
que Teodul n'y retournerait plus et qu'elle lui conseillait de la rejoindre à Rome sans plus
tarder. Elle attendrait, néanmoins, une réponse claire afin de charger Anaclette et d'autres
servantes de la suite nécessaire à son voyage. Elle la suppliait d'apporter les bijoux et les
souvenirs maternels pour son trésor affectif personnel et, finalement, faisait un rapport
complet des avantages et des intérêts à ce transfert, énonçant par là l'espoir que Blandine
découvrirait une existence différente susceptible de guérir toutes ses tristesses et son
incompréhensible faiblesse.
Tatien lut la lettre dissimulant mal ses larmes. Jamais il n'aurait pu s'attendre à un tel
mépris. La décision de son beau-père en se défaisant de ses terres signifiait pour lui la plus
forte dégradation au niveau social mais la misère ne le blessait pas autant que l'ingrat
comportement de sa fille.
Lucile n'avait pas la moindre raison de le blesser. Il s'est rappelé, néanmoins, de Varrus
Quint, son dévoué père qui lui avait tout donné sans rien recevoir et une fois de plus, il s'est
dit que son chemin en ce monde était bien amer.
Blandine n'a pas caché la révolte que ces observations suscitaient en elle et a
immédiatement répondu à sa sœur qu'elle ne prétendait pas abandonner son père tant qu'il
vivrait.
L'émissaire de Galba est retourné à la métropole rapportant son court message avec
tous les objets d'Hélène et dès lors un inébranlable silence a pesé dans les relations familiales
entre Lucile et son père.
Les arbres gelés aux branches nues dirigées vers les cimes ressemblaient à des spectres
implorant la chaleur de la vie.
240
Si Blandine et Celse n'avaient pas été là, ces fragiles rejetons de la vie à solliciter son
affection, peut-être se rendrait-il à la souffrance morale jusqu'à ce que la mort lui apporte son
message de paix et de libération. Mais la tendresse et la confiance avec laquelle ils suivaient
ses pas lui redonnaient des forces. Il lutterait contre les monstres invisibles de sa propre
forteresse pour avoir la chance de donner aux deux enfants une vie meilleure que la sienne. Il
renoncerait à tous les plaisirs pour qu'ils vivent toujours libres et heureux.
Quand le printemps est arrivé sur les plaines du Rhône, il a envisagé le besoin de
s'absenter de chez lui pour partir à la conquête d'un plus grand confort domestique. Et pour la
première fois comme cela s'était produit avec son propre père en d'autres temps, il comprit
que l'existence était bien dure pour un homme qui se proposait de gagner avec dignité le pain
de chaque jour.
La classe moyenne n'était qu'un couloir dangereux et obscur entre les hordes
misérables d'esclaves et la montagne dorée des seigneurs.
Agité par des émotions affligeantes, il réfléchissait aux obstacles qui s'élevaient entre
lui et la vie à son époque.
Il a consulté différents amis mais trouver une situation intéressante sans la protection
des hauts dignitaires de la cour était difficile et un tel soutien lui était maintenant inaccessible.
La santé de sa fille demandait des soins urgents et exigeait des moyens croissants.
Le premier jour, il fut profondément touché par les regards ironiques de bon nombre
qui dans la prospérité fréquentaient son foyer... Fièrement, plusieurs compagnons de la veille
se refusaient à le saluer comme à l'habitude remarquant sa participation dans des activités
plébéiennes, mais il démontra tant de dextérité aux courses que rapidement il devint le favori
d'innombrables parieurs.
Admiré par certains et ironisé par d'autres, le fils de Varrus trouva quelque chose qui
retienne son attention.
Il haïssait la foule en fête qui acclamait son nom dans les compétitions victorieuses, il
ressentait une indicible répugnance aux rassemblements d'hommes et de femmes jouisseurs de
la vie, mais au fond, il se sentait satisfait de l'occasion qui lui était donnée de conquérir au
prix de ses propres efforts l'argent indispensable aux dépenses du foyer qui recommençait à
jouir d'un plus grand confort.
241
Il avait engagé un professeur compétent et la vie passait dans une atmosphère bénie de
paix, bien que perturbée de temps à autres par la santé précaire de Blandine qui n'était
toujours pas complètement guérie. Malade et abattue, sa fille voyait le temps passer entre
l'affection inaltérable de Tatien et de Celse, prête à faire son envol pour le paradis.
Bien que conduite par les mains protectrices de son père en promenade sur le fleuve
ou en forêt, jamais plus les couleurs rosés et saines de l'enfance n'étaient apparues sur son
visage. Combien de fois avait-elle été surprise en profonds sanglots et, quand son père ou
Celse l'interpellaient, elle leur disait attristée qu'elle avait vu l'ombre d'Hélène qui suppliait
ses prières.
Celse, robuste et bien disposé, était maintenant un précieux compagnon pour son père
adoptif, il participait aux travaux de la petite écurie, quant à Blandine, elle empirait
sensiblement.
Son père à l'agonie ne dispensait aucun sacrifice pour lui rendre la santé mais la nature
semblait condamner la malade à d'interminables souffrances.
N'ayant pas comment payer ces dépenses qui dépassaient leur budget habituel, il a fait
un prêt important et est parti avec ses enfants pendant l'été de l'année 259.
Et malgré les énormes dettes contractées et tous les sacrifices encourus dans le
processus de cure à laquelle elle avait été soumise, la malade est revenue sans améliorations.
Des jours difficiles se multipliaient quand une visite inattendue vint les surprendre.
242
Anaclette, leur loyale amie, venait leur faire ses adieux.
Ayant déjà vécu la moitié d'un siècle, elle avait décidé qu'elle ne pouvait plus
supporter les agitations de la ville impériale.
Blandine et son père écoutèrent, terrifiés, les nouvelles dont elle était porteuse.
Le vieil Opilius était mort deux hivers auparavant tourmenté par de terribles
cauchemars et Galba, peut-être las des excès passés voulut aller vivre à Campanie, mais sa
femme de plus en plus avide d'aventures et d'émotions l'en empêcha...
Depuis le décès d'Hélène, une fois définitivement éloignée de l'influence de son ancien
foyer, la jeune épouse fut prise d'une incompréhensible soif de plaisirs. Et alors que son mari
se retirait à la campagne, elle s'offrait à la pernicieuse influence de Teodul qui s'était installé
au palais de Veturius comme s'il était un proche parent. L'intendant l'accompagnait à toutes les
fêtes et favorisait des affections illicites, jusqu'à ce qu'un jour, surpris par Galba dans une
position compromettante dans le lit conjugal, celui-ci le poignarda sans la moindre
commisération.
Une fois le crime commis qui comme tant d'autres était passé inaperçu aux yeux des
autorités bien soumises, le frère d'Hélène est resté alité, pris de délire.
Pendant quelques jours, Anaclette racontait qu'elle avait veillé sur lui, niais fatiguée,
elle avait fini par obéir aux instructions de la maîtresse de maison qui lui recommandait de se
reposer. ET dès la première nuit où elle s'était livrée au repos dans sa chambre, Galba était
mystérieusement décédé, alors que quelques esclaves de confiance assuraient en sourdine que
le propriétaire des lieux avait été empoisonné par sa propre femme avec une tisane préparée
par elle-même.
Ils ont insisté pour que leur veille amie reste avec eux mais la dévouée servante a
admis qu'elle était devenue chrétienne et qu'elle désirait se retrouver seule pour reconsidérer
le chemin parcouru. Elle avait donc décidé de retourner sur l'île de Chypre répondant à la
demande affectueuse des derniers parents qui lui restaient.
Accompagnée de deux neveux qui s'occupaient d'elle, elle ne s'est pas attardée plus
d'une semaine prenant ainsi congé de ses chers amis pour toujours.
243
Petit à petit, la malade renonçait à toute espèce de nourriture et ressemblait chaque fois
davantage allongée dans son lit blanc à un ange sculpté dans l'ivoire uniquement animé par
ses yeux sombres encore vivants et brillants.
Une nuit, juste à la veille d'un grand spectacle organisé en hommage à d'illustres
patriciens où Tatien serait investi de grandes responsabilités, la patiente l'a appelé et lui a serré
affectueusement les mains.
Ils ont échangé un inoubliable regard où s'exprimait toute l'immense douleur qui
étranglait leur âme devinant des adieux tous proches.
— Père — lui dit-elle mélancolique —, je sais que je ne tarderai pas à retrouver les
nôtres...
Tatien a cherché, en vain, à retenir les larmes qui inondaient ses yeux.
Il aurait voulu lui parler pour la tranquilliser mais n'y parvint pas.
— Nous avons toujours été unis, papa ! — a continué la jeune fille triste — à ce jour,
je n'ai rien fait sans votre approbation... Mais aujourd'hui, je voudrais demander votre
accord pour réaliser un désir avant de partir...
Et sans que son père ait eu le temps de poser des questions, elle a ajouté :
Le patricien a reçu cette demande comme s'il était poignardé dans les fibres les plus
profondes de son âme.
— Toi aussi, ma fille ? — a-t-il demandé en pleurs. — Mon père lui appartenait, ma
mère l'a étreint, Basil s'est immolé pour lui, Livia est morte louant son nom,
Anaclette nous a quittés pour le chercher, Celse Quint, ce fils que la destinée m'a
légué, est né en lui appartenant... Toujours le Christ !... Toujours le Christ à me
chercher, à me tourmenter et à me poursuivre !... Tu étais le seul espoir de mes jours ! J'ai
pensé que le menuisier galiléen t'épargnait !... Mais... toi aussi... Blandine, pourquoi
n'aimes-tu pas ton père comme ton père t'aime ? Tous m'ont abandonné... pourquoi me
quitterais-tu aussi ? Je suis affligé, vaincu, seul...
Difficilement, la jeune fille a bougé ses mains amaigries et pâles et lui a caressé sa tête
prématurément vieillie qui se penchait sur elle en sanglots.
— Je veux Jésus, mais vous êtes tout ce que j'ai !... Je n'ai rien trouvé dans la vie
égale à votre affection... Votre amour est ma richesse !... Je désire avant tout suivre vos
pas... Ne voyez-vous pas que nous prions toujours ensemble au petit matin la prière de
Cybèle? Je ferai tout selon votre volonté....
244
La jeune fille s'est interrompue pendant quelques instants, a montré les signes d'une
indéfinissable allégresse sur son maigre visage amaigri et a continué :
— Aujourd'hui, cet après-midi, Livia est venue ici... Elle avait apporté une
énorme harpe ornée de rosés de lumière... Elle m'a chanté l'hymne aux étoiles avec la même
voix que lors de notre rencontre au bord du Rhône... Elle m'a dit que nous serons tous
ensemble très bientôt et que je ne devrais pas vous contrarier si vous n'approuviez
pas que je devienne chrétienne maintenant... Elle a assuré que la vie est divine et
éternelle et que nous n'avons pas de raison de nous tourmenter les uns, les autres... Elle m'a
affirmé que l'amour de Jésus glorifie notre chemin et qu'avec le temps il brillera
partout... D'ailleurs cher père, jamais je n'entrerai dans un ciel où vous ne soyez...
— Jésus est aussi l'amour qui espère toujours... Le pardon sera pour tous...
Aurait-il raison de contrarier sa chère fille en cette heure extrême ? Pourrait-il en toute
conscience, lui empêcher l'accès à la foi qu'il avait détestée jusqu'à présent ? Pourquoi nier à
Blandine le réconfort de son accord sur une question purement spirituelle ? Pour s'être
soulagé, il a ressenti un grand remords et étreignant la malade, il lui a dit sincèrement :
Il y avait tant de loyauté, tant de tendresse dans ces phrases que la patiente a souri
avec une expression de béatitude et de satisfaction et elle a prié humblement :
Tatien voulut la dissuader de ces idées. Pourquoi s'inquiéter tant de la mort quand
l'espoir leur ouvrait un magnifique avenir devant eux ?
Il s'est rapporté à la fête que la ville attendait impatiemment et insista sur le fait qu'il
avait l'intention de conquérir un beau prix.
245
Il était convaincu que, très brièvement, sa fille assisterait fière et jolie aux courses,
illuminant ses victoires.
L'esprit lacéré, Tatien vit arriver le petit matin et conformément à sa promesse, il s'est
dirigé discrètement à l'église Saint-Jean où il n'a pas eu de mal à trouver le vieillard indiqué.
À l'âge de quatre-vingts ans, courbé et tremblant, Ennio Pudens, celui qui avait été le
compagnon de Varrus Quint quand il s'était présenté comme le successeur d'Apius Corvinus,
travaillait toujours là. Bien que Jouissant du respect de tout le monde dans sa position de
collaborateur le plus âgé de la communauté, c'était un exemple vivant de foi, de service,
d'application et d'abnégation.
Interpellé par le patricien sur le passé, Ennio l'informa avoir connu les deux Corvinus,
le vieux et le jeune homme lui montrant avec plaisir les souvenirs de celui que jamais il
n'aurait pu imaginer être le malheureux père de son interlocuteur.
Il n'aurait jamais pu supposer que lui, Tatien, viendrait frapper à cette porte implorant
de l'aide pour sa fille malade.
Plongé dans une profonde rêverie, il fut ramené à la réalité par la voix de Pudens qui
déclarait être prêt à le suivre.
Ils sont ainsi partis en direction du nid emmitouflé entre les arbres où Blandine a reçu
l'apôtre avec joie et révérence.
246
Un peu gêné au début, peu à peu, il est devenu plus communicatif. Les questions de la
petite malade, la conversation judicieuse de Celse et le regard respectueux de son hôte le
laissaient plus à l'aise.
Au bout d'une heure d'un sain entretien après avoir répondu aux demandes de la petite
malade, le vieil homme a prononcé à voix haute l'oraison dominicale :
— Notre Père qui êtes aux deux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive,
que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, donnez-nous aujourd'hui le pain de
chaque jour, pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés, mais ne nous laissez pas succomber à la tentation et délivrez-nous du mal, car c'est à
toi qu'appartienne la puissance et la gloire pour des siècles et des siècles. Ainsi soit-il.
Ce fut là son premier contact avec l'inspiration du Christ qu'il n'avait jamais pu
comprendre.
Devant ce tableau composé d'un vieil homme qui n'attendait plus rien du monde si ce
n'est la paix du tombeau et de ses deux enfants qui se sentaient en droit de tout attendre de la
vie sur terre, plongé dans la même vibration de joie et de foi, il n'a pu s'empêcher de verser
quelques larmes.
Il a écouté avec un indicible respect chacune des remarques du visiteur et quand Ennio
s'apprêtait à partir, respectueusement, il l'a supplié de ne pas oublier ses enfants. Blandine et
Celse étaient de fervents chrétiens et lui en tant que père, il ne pouvait contrarier leurs
sentiments.
Une indicible sérénité a enveloppé la maison en cette nuit inoubliable. Comme si elle
avait absorbé un délicieux calmant, la jeune fille s'est endormie tranquillement. Tatien, à son
tour, s'est livré à un sommeil lourd et sans rêves...
Le lendemain cependant, il s'est réveillé avec une indéfinissable tristesse qui l'agitait
intérieurement.
Il s'est souvenu de sa fille qui la veille avait assumé un engagement morale avec la
nouvelle foi et pour cela, seul maintenant, il est allé chercher l'image de Cybèle qui se trouvait
sur un petit oratoire juste à côté de la chambre de Blandine.
247
Jamais, il n'avait ressenti un tel froid spirituel. Jamais, il ne s'était senti aussi seul pris
d'angoisse. Il avait l'impression qu'il était l'unique fidèle vivant dans un temple de dieux
morts...
Il ne pouvait changer.
En larmes, il a prié et après avoir embrassé ses enfants, il s'est dirigé vers le cirque où
il a préparé son char pour les courses de l'après-midi.
Plus tard, il est retourné au foyer pour prendre un léger repas et bien que remarquant
que les souffrances de Blandine s'étaient singulièrement aggravées, il est retourné en ville
pour le grand combat.
Des litières alignées en file donnaient une idée du caractère aristocratique de la fête.
Des biges et des quadriges paradaient de ci, de là rapidement... Des musiciens déguisés en
faunes jouaient de la cithare, de la trompette, du luth et du tambourin, animant la foule qui ne
se fatiguait pas d'entendre les rugissements sauvages. Des courtisans admirablement habillés
et des bacantes exhalant des odeurs perturbantes, des matrones et des vierges de Rome et des
Gaules, exaltées et semi-nues, criaient les noms des favoris.
Dès que la ligne de départ de la course fut formée, il fut acclamé par des centaines de
voix qui partaient non seulement du peuple mais aussi des galeries d'honneur où était installé
le propréteur avec son importante suite excentrique et tapageuse.
Les pensées tournées vers sa fille bienaimée à se débattre avec la mort, il n'a pas
esquissé le moindre geste de reconnaissance en direction de la masse qui le saluait, délirante...
Au signal du départ, il a lâché les rênes dorées et les chevaux fougueux sont partis. Le
candidat à la victoire, néanmoins, ne s'est pas senti sûr de lui comme les autres fois...
Après quelques instants à un galop effréné, il a remarqué que sa tête sur ses épaules
perdait l'équilibre. Il s'est efforcé de reprendre rapidement les commandes de la bige à la
renverse mais soudainement sa vue s'est troublée. Il a cessé d'entendre les cris de la foule
frénétique ayant l'impression que le vide se faisait dans son crâne et, incapable de se contrôler,
il s'est penché en avant, se retenant aux bords de la voiture déroutée.
Les animaux complètement déchaînés ont lancé le véhicule contre l'énorme colonne
d'un arc ornemental en bord de piste, réduisant son char en morceaux.
248
Tombé à l'improviste, Tatien a souffert d'une énorme chute et alla se loger dans les
morceaux de fer tordus qui heurtèrent son front, blessant sérieusement ses yeux.
Face aux cris de la foule, quelques serviteurs des jeux publics se sont jetés à son
secours, le retirant des décombres, ensanglanté.
Encore incapable de raisonner, bien que pouvant gémir, le patricien fut déposé sur un
lit sous le regard angoissé de Celse Quint.
Le garçon fit son possible pour cacher à Blandine les pénibles événements encourus et
donna à son père adoptif toute l'assistance à sa portée. Mais se reconnaissant infiniment seul
pour prendre une décision quant à ce qui devait être fait, il attrapa son cheval s'empressant de
courir au refuge des chrétiens.
Il renvoya Celse à son foyer et prit une voiture pour porter secours au blessé. En un
rien de temps, en vertu des circonstances, il assuma la direction de la maisonnette dans la
forêt.
Il avait apporté avec lui les remèdes dont il disposait et muni d'un morceau de tissu, il
se mit à nettoyer les blessures qui saignaient encore, mais pris d'une soudaine appréhension, il
constata que Tatien était aveugle. Le fier patricien que la vie semblait punir lentement le
flouant de tous les privilèges qui faisaient qu'il était craint et respecté, était maintenant
dilacéré dans son propre corps. Jamais plus, il ne retournerait aux compétitions de l'arène et il
lui serait difficile de trouver un travail s'efforçant de répondre aux besoins de ses propres
mains.
Le manteau de la nuit était réellement tombé sur ce malheureux jour, mais dans la
pièce deux torches brûlaient ardemment.
— Mon Seigneur — lui dit l'ancien profondément désolé —, la chambre est illuminée,
mais, vos yeux...
249
La phrase est restée suspendue en l'air.
Le fils de Varrus a alors porté ses mains à sa tête et a compris toute l'extension du
désastre.
Ennio et Celse, qui étaient présents, ont cru que le pauvre romain exploserait
d'exaspération et de douleur, mais bizarrement le veuf d'Hélène s'est tu... Des orbites éteintes
et sanglantes de grosses larmes ont surgi abondantes. Et comme s'il devait dire quelque chose
à son fils et à leur ami, il s'est exclamé d'une voix émouvante :
— Je suis aveugle ! Mais les dieux m'accordent, encore, la grâce de pleurer !...
Il s'est approché de sa fille, lui a caressé les cheveux. La malade lui a parlé des
douleurs qui la tourmentaient et, dans un suprême effort, son père l'a consolée s'excusant
d'avoir autant tardé...
Veillé par les ténèbres, il lui a décrit la fête de l'après-midi. Il lui a raconté que des
centaines de femmes étaient apparues avec des costumes originaux d'une grande beauté. Le
spectacle avait été magnifique. Il a imaginé de surprenantes nouveautés pour enchanter la
patiente qui était habituée à ses récits retraçant les réjouissances publiques.
Blandine lui a baisé les mains et lui a déclaré se réjouir de la présence de Pudens, puis
s'est reposée calmement.
Et nuit après nuit, comme s'il revenait de ses activités au cirque, son père étreignait sa
fille dans l'obscurité tout en lui parlant longuement, lui laissant l'impression que tout se
passait dans un climat de paix et de sécurité.
Aucun admirateur de l'arène ne s'est souvenu de lui faire la gentillesse d'une visite.
Seul le vieux Pudens cultivait, imperturbable, l'amitié qu'il leur vouait. Se joignant au
jeune Celse Quint, comme s'il était un vieil ami, ils se chargeaient ensemble de trouver des
solutions à tous les besoins domestiques, soulageant ainsi Tatien autant qu'ils le pouvaient.
250
Le jeune garçon était dévoué à son père adoptif avec une admirable affection. Il le
remplaçait dans toutes les activités de la maison, lui lisait ses livres favoris, lui décrivait le
paysage, l'entourait de tendresse...
L'ancien a compris que la fin était proche et a supplié Tatien de venir rapidement
étreindre sa fille pour que le réconfort de la présence paternelle en cette heure extrême ne lui
fasse pas défaut.
Depuis qu'il était aveugle, Tatien pensait qu'il ne souffrirait pas autant de la perte de
Blandine dont son affection était pour lui un inestimable trésor. Et il se disait : ne serait-il pas
plus juste de se réjouir de la voir épargnée du poids de supporter de si rudes épreuves ?
Pourquoi la garder prisonnière à un invalide ? Comment se réjouir dans l'attente de la voir
asservie à la pauvreté et à la misère ?
Et pourtant, cet appel dans la nuit profonde eut sur lui l'effet d'un coup de poignard
mortel.
Assis sur le bord du pauvre lit et assisté d'Ennio, il a caressé l'agonisante qui
n'entendait plus ses paroles d'amour et d'exhortation... Il l'a pressée contre son cœur comme
s'il désirait la retenir à son propre corps, et comme si elle n'attendait que sa chaleur
réconfortante, Blandine s'est enfin détendue avec la placidité béate d'un ange qui s'endort.
Désespéré, inconsolable, le fils de Varrus a crié toute la douleur qui se perdait au fond
de la nuit...
Le lendemain avec le soutien de Pudens, les funérailles ont été organisées selon les
désirs de la jeune fille.
Le malheureux père, se soutenant maintenant à son fils adoptif, bien qu'en désaccord
profond avec les chrétiens, a accompagné la dépouille de son enfant et est resté dans une pièce
adjointe à l'église, sans avoir le courage de retourner chez lui.
Soutenu par Celse, il voulut lui-même aider à placer ce souvenir sur l'humble tombe
puis à la fin du service, il a tâtonné les paroles expressives et comme s'il étreignait la tombe, il
a supplié agenouillé :
— Blandine, ma fille chérie ! Où que tu sois, reste ma lumière ! Étoile, allume tes
rayons pour que je puisse marcher ! Je suis seul sur terre ! Si une autre vie existe, au-delà de
251
la froide sépulture qui te garde, implacable, aie pitié de moi ! Ne permets pas que les ténèbres
m'emportent ! Nombreux sont ceux que j'ai vu partir pour l'étrange labyrinthe de la mort !...
Mais, jamais, je n'ai ressenti une telle sensation d'abandon !... Ma fille bénie, ne me laisse pas,
jamais ! Libère-moi du mal ! Apprends-moi à résister contre les monstres du renoncement et
du découragement !... Montre-moi la clarté bénie de la foi ! Si j'ai commis des erreurs sous la
sombre inspiration de la vanité et de l'orgueil, aide-moi à trouver la vérité ! Tu as adopté une
croyance pour laquelle je ne suis pas préparé ... Tu as choisi un chemin différent de celui qui
était le nôtre, néanmoins, ma fille inoubliable, se peut-il que tu te sois trompée !... Si tu as
trouvé le Maître que tu attendais, ranime mon cœur pour que j'aille aussi à sa rencontre !... Je
ne connais pas les dieux en qui tu crois, mais j'ai eu le bonheur de te connaître et en toi je
confie infiniment !... Soutiens-moi ! Élève mon âme abattue ! Reviens Blandine ! Ne vois-tu
pas maintenant que ton père est aveugle ? Tant que tu étais de ce monde, j'étais fier de te
guider !... Aujourd'hui, cependant, c'est moi qui mendie ton aide ! Ma fille bienaimée, vis avec
moi pour toujours !...
Sa voix s'est tue dans la petite nécropole, étouffée par un flot de larmes..
C'est alors que Celse l'entoura de ses bras aimants, l'embrassa avec une indicible
affection et lui dit confiant :
Non loin, une petite assemblée entonnait des hymnes chrétiens en des prières
vespérales...
252
VII
FIN DE LA LUTTE
Après quelques jours de réflexion passés dans l'annexe de l'église, Tatien partagea
avec le vieil Ennio ses décisions, celui-ci l'écouta avec beaucoup d'attention et de pondération.
Bien qu'aveugle, il ne voulait pas être un poids pour l'institution. Il ne savait comment
remercier le dévouement de Pudens qui était digne de toute son affection. S'il l'avait pu, il
serait resté là à ses côtés à le servir avec dévouement et respect jusqu'à la fin de ses jours sur
terre. Toutefois, il n'était pas seul. Il devait s'occuper de l'avenir de Celse Quint et pour cela, il
ne devait s'attarder.
La plus âgée de ses filles y vivait. Lucile n'avait jamais été très proche mais ceci ne
pouvait la pousser à trahir la voix du sang. Elle était riche et compatirait certainement de la
situation dans laquelle il se trouvait. Bien évidemment, elle ne lui nierait pas sa protection
quand elle verrait sa pénurie.
Il prétendait ainsi se placer sous son patronage en compagnie de son fils adoptif dont
l'âge réclamait toute son attention.
À Rome, avec les relations dont il pensait pouvoir encore disposer, il placerait le
garçon dans des conditions honorables pour attendre dignement l'avenir...
Néanmoins, il lui a réitéré son amitié et toute son affection lui offrant son aide.
Pourquoi se lancer dans l'aventure d'un si long voyage pour recommencer sa vie ? L'église
pourrait se charger discrètement de l'éducation de Celse et lui-même, Tatien, ne serait pas sans
travail. Il y avait des malades à consoler, tant de tâches à réaliser...
Le veuf d'Hélène, cependant, n'avait pas tout à fait renoncé à l'orgueil de sa classe. Il
avait acquis une certaine tolérance mais il se trouvait encore loin du vrai détachement de lui-
même.
253
Il avait à Rome non seulement sa fille qui leur garantirait certainement de quoi vivre,
mais il avait aussi de puissants amis dotés d'une forte influence à la cour.
Il comptait sur les liens du passé pour entraîner son fils adoptif dans la vie publique.
Celse Quint était doté d'une grande intelligence. Il éprouvait pour lui les sentiments les
plus profonds d'affection et de confiance. Il l'estimait avec beaucoup de zèle et de tendresse...
Dès l'instant où il l'avait reçu des mains de Livia à son départ pour les régions des ténèbres, il
avait découvert en lui une pierre précieuse pour l'écrin vivant de son âme. Très souvent, il
réfléchissait longuement au mystère de la communion sublime et parfaite qui les unissait. Il
avait dans l'idée qu'il avait retrouvé un amour céleste que le temps n'avait pas réussi à effacer.
À l'entendre, enthousiaste, il jugeait parfois qu'il avait retrouvé la compagnie de son père. Ce
bon sens dans l'appréciation de la vie, cette culture polymorphe et cette facilité d'expression
propre à la conversation de son fils adoptif, lui rappelaient les inoubliables entretiens qu'il
avait eus avec Varrus Quint dans les jardins de la résidence de son beau-père. La grâce et la
logique, la compréhension et la sagesse innée étaient si semblables, qu'inexplicablement, il
s'est mis à raisonner à la façon du jeune garçon à propos des grands moments de lutte.
Instinctivement, il attendait de lui le mot final sur les sujets les plus graves et l'orientation
appropriée sur le chemin épineux de la vie. Il l'aimait de toute son âme têtue et sauvage, mais
loyale et sincère. Rien que pour lui il voulait vivre et se débattre maintenant dans les luttes
amères du monde.
Ennio s'est dit qu'il ne devait pas le contredire. Le christianisme était encore considéré
comme illégal. Les représailles d'ordre politique tombaient invariablement par surprise sur les
adeptes. Pour autant, il ne serait pas légitime d'appuyer une solution qui viendrait soutenir son
point de vue.
Invité à donner son avis, Celse assura qu'il ne souhaitait qu'une chose : satisfaire son
père. Il suivrait Tatien avec la fidélité de toujours.
De sorte que le malheureux patricien passa à la mise en place de son plan d'action.
Il vendit la maison, les biges et les animaux qui lui appartenaient au nouveau
propriétaire de l'ancienne Villa Veturius. Mais l'argent reçu d'Alcius l'acquitta juste des dettes
contractées. Il lui restait à peine de quoi payer le voyage.
Blandine lui manquait et sa soudaine cécité martyrisait son cœur. Il désirait s'en aller,
avoir de l'espace, se changer les idées et tout oublier.
Pudens, cependant, généreux et prévenant, à l'insu de Tatien, donna à Celse une lettre
pour un ami humble mais sincère qui vivait sur la voie Ostie. Le père adoptif prenait trop peu
de précautions. Ils auraient peut-être besoin de l'aide de quelqu'un, avant d'entrer en contact
avec la veuve de Galba. Ainsi, dans l'éventualité d'une possible complication, ils pourraient
faire appel à Marcelin, un vieux chrétien abandonné par sa famille qui s'était réfugié dans la
foi vivant entre la résignation et la charité.
254
Le jeune garçon prit les instructions avec plaisir. Ainsi, il ne serait pas seul pour
surmonter les difficultés. Pour ne pas effrayer son père, il a soigneusement gardé la lettre et
leurs adieux furent émouvants.
Après avoir quitté Massilia, une légère galère les a laissés à Ostie qui exhibait encore
les beaux monuments du port de Trajan.
L'aveugle, se soutenant au garçon, respirait l'air de sa patrie avec une joie évidente.
Les moyens manquaient. Mais écoutant les références que Celse faisait avec
enthousiasme sur la belle baie hexagonale que ledit empereur avait fait construire, il demanda
à son fils adoptif de trouver la résidence de
Son ami leur ferait certainement l'honneur de les héberger et mettrait à leur disposition
un véhicule approprié qui les conduirait confortablement jusqu'à Lucile...
Alors qu'il réfléchissait, se parlant à lui même, Celse, guidé par les indications de
plusieurs passants, frappa à la porte d'une gracieuse villa, juste au centre d'un paisible verger.
Plein d'espoir, Tatien a pris la parole et a demandé si son maitre était là tout en
annonçant sa position de compagnon du passé qui ne l'avait pas vu depuis de longues années.
Quelques instants plus tard, un patricien aux traits moins sympathiques, au bout de la
décadence, est apparu boitant et négligé.
Il a longuement dévisagé les visiteurs et après avoir pris une froide expression de
dédain qui a gelé Celse Quint, il a demandé irrité :
— Que désirent-ils ?
— Oh ! C'est la même voix !... — s'est écrié le fils de Varrus tendant instinctivement
les bras. — Fulvius, mon ami, me reconnais-tu ? Je suis Tatien, ton vieil allié des concours...
— Quelle insolence ! Par Jupiter, jamais je ne t'ai vu !... Je ne m'allie pas avec la
peste...
255
Trompé par sa confiance, l'arrivant reprenant appui sur l'épaule de son fils, lui dit un
peu désappointé :
— Tu n'es qu'un vil imposteur ! — lui fit Spendius irrité. — Tatien est un homme de
ma condition. Il vit de façon honorable en Gaules. C'est un patricien. Jamais, il ne se
présenterait à moi dans cette exécrable misère. Gaulois imbécile ! De toute évidence, tu as
abusé de mon ancien compagnon pour lui extorquer des informations, envahir ma résidence et
me voler !...Infâme ! Vagabond ! Tu dois être un nazaréen dissimulé amenant jusqu'ici ce
jeune voleur !... À la rue ! À la rue !... Filez, dehors !... dehors !...
Fulvius, furieux, leur indiquait la place publique alors que son ami ruiné séchait de
copieuses larmes qui coulaient de ses yeux éteints.
Quand la barrière métallique fut fermée par le propriétaire de la maison avec une
grande violence, le voyageur désenchanté est retourné sur ses pas d'où il venait...
Devinant sa douleur, le jeune homme l'a étreint avec plus de tendresse comme pour lui
assurer qu'il n'était pas seul.
— En vérité, maintenant, je n'ai pas d'autre ami que toi mon fils, l'or et la position
sociale ont pour habitude de montrer l'amitié, là où l'amitié n'existe pas. Il était impossible que
Fulvius ne me reconnaisse pas... Cependant, je ne suis aujourd'hui qu'une ombre au niveau
social. J'ai tout perdu... l'argent, la jeunesse, la santé et ma réputation familiale... Sans de tels
attributs, je crains que ma propre fille ne me repousse...
Face à cette douloureuse inflexion de voix, le jeune garçon essaya de lui montrer le
chemin de l'optimisme et de l'espoir.
Que son père ne s'inquiète pas. Lui, Celse, était jeune et fort. Il travaillerait pour eux
deux. Ils ne manqueraient de rien. Quant à trouver un logement pendant quelque temps, il
avait sur lui les recommandations de Pudens auprès de l'un de ses vieux amis. Ératus, d'après
les informations du bienfaiteur de Lyon, devait vivre dans un endroit tout proche. Si Tatien
était d'accord, ils n'auraient pas besoin de faire appel à la protection de la veuve de Galba. Ils
vivraient tous deux très simplement. Ils réussiraient à trouver une humble maisonnette où ils
pourraient recommencer leur vie. Les relations d'Ennio à Rome pourraient les aider en toute
sécurité...
Le père adoptif a approuvé, consolé, expliquant qu'il le suivrait avec le plus grand
plaisir, mais il ne pouvait rien dire de définitif, tant qu'il ne se serait pas entretenu avec Lucile
pour décider des nouvelles dispositions à prendre.
256
Si toutefois il trouvait en elle l'accueil qu'il espérait, ils limiteraient ainsi les caprices
de la chance et Celse aurait les maîtres qu'il avait idéalisés dans ses espoirs paternels.
Néanmoins, dans l'hypothèse où sa fille se montrerait endurcie et ingrate, ils se rendraient tous
deux aux circonstances et recommenceraient leur lutte conformément aux afflictions que le
destin leur dictait.
Alors qu'ils parlaient, le jeune homme le guidait tout le long de la route comme s'il fut
un vieux coutumier de la voie Ostie.
Tatien souriait.
Après un long bout de chemin, ils se sont approchés d'un misérable édifice restauré.
D'après les informations d'Ennio, le jeune garçon fut convaincu qu'ils avaient atteint le
domicile d'Éraste.
Mais il avait l'impression qu'il était déjà venu là dans le passé. Les murs humbles, le
toit penché vers le sol, la porte rustique, tout lui semblait familier.
C'était la même chaumière que celle de Lysippe d'Alexandrie où Varrus Quint avait
rencontré Corvinus pour la première fois. Le vieux Lysippe avait lui aussi connu la palme du
martyre et était parti comme tant d'autres à la rencontre du Maître de la Croix, mais la petite
construction, bien que passant de chrétien en chrétien, était restée un atelier béni de service à
la foi.
Dans le passé, Varrus n'avait pas pu conduire son cher fils aux réunions évangéliques
comme il l'aurait souhaité car Cintia exerçait sur lui sa vigilance maternelle... n avait souffert
pendant de longues années de la nostalgie et de la flagellation morale, avait traversé le
sacrifice et sa propre mort, mais il avait su se résigner et attendre.
Presque quarante quatre ans étaient passés depuis que Tatien était venu au monde... et
le travail de l'amour continuait, diligent et sublime.
257
Extasié, Celse se mit à décrire à l'aveugle la beauté pure de ce nid d'humilité et il le fit
avec tant d'émotion que le père adoptif touché supposa avoir trouvé dans cet abri un
minuscule palais caché sous les feuillages d'un bois fleuri...
Le garçon lui fit un signe en silence lui laissant comprendre sa condition d'adepte de
l'Évangile et le visage de l'ancien s'est éclairé faisant place à un lumineux sourire.
Il a étreint les arrivants avec des paroles aimables et leur fit un accueil chaleureux.
Et pendant que Celse lui donnait des nouvelles d'Ennio Pudens, Tatien s'est assis sur
un vieux banc, se sentant enveloppé d'une tranquillité qu'il n'avait pas ressenù'e depuis bien
longtemps.
La brise fraîche, qui pénétrait par les fenêtres, semblait être un message caressant de la
nature.
Deux neveux d'Éraste, Berzelius et Maximin, tous deux sculpteurs, étaient présents
dans l'humble pièce et participaient à la conversation.
Il se mit à la disposition de Celse et de Tatien en tout ce qui pouvait leur être utile.
Le garçon a alors expliqué que son père et lui avaient besoin d'un abri jusqu'au
lendemain quand ils iraient voir une parente qui pourrait peut-être les aider. Ils prétendaient se
fixer dans la grande métropole mais ils se sentaient tout naturellement un peu dépaysés.
L'hôte leur a fait servir un léger repas composé de pain, d'huile et de légumes et
poursuivit la conversation fraternellement.
Le gendre de Veturius, qui au fond n'avait pas adhéré au christianisme, pour faire
plaisir à son fils adoptif écoutait les commentaires en souriant. Il remarqua que Celse
manifestait un enthousiaste si inexplicable qu'il n'aurait osé en aucune manière le contrarier.
Le vieil homme, les neveux et le garçon se comprenaient avec une telle perfection qu'ils
donnaient l'impression d'être de vieilles connaissances se retrouvant en toute intimité.
258
décrets de 257 et de l'an 258 qui avaient produit des répressions terribles et cruelles au
mouvement de l'Évangile, réapparurent avec une grande vigueur. Comme d'habitude, des
dirigeants et des autorités attribuaient les désastres politiques de l'Empire à la colère des
dieux, révoltés par l'intense prosélytisme chrétien.
La furie des persécuteurs, néanmoins, diminuait à l'égard des familles chrétiennes les
plus importantes alors qu'elle s'aggravait vis-à-vis des pauvres et des moins nantis.
Les anciens et les mentors de l'Église recommandaient surtout aux esclaves et aux
plébéiens pauvres d'éviter les rassemblements sur la voie publique.
En plus des prières publiques devant l'image de Jupiter, des sacrifices d'animaux dans
le Capitule, des généreuses distributions d'huile et de blé, des courses électrisantes et des
luttes féroces entre gladiateurs renommés, la tuerie de chrétiens les moins nantis au niveau
social continuait lors de sinistres spectacles nocturnes.
Les deux voyageurs venant de Gaule ne feraient-ils pas mieux de rester discrets
jusqu'à ce que la tempête cesse ?
Face à cette question posée par son hôte et qui planait dans l'air, Tatien a rappelé leur
besoin de regagner le centre urbain sans tarder. Il devait se rendre au mont Aventin dans la
matinée du lendemain.
Et comme Maximin demandait à Celse Quint son avis, le jeune homme a répondu avec
bonne humeur :
— Je ne crains rien. J'ai deux grands amours : Jésus et mon père. Comme je ne
prétends pas perdre mon père, j'accepterai volontiers les desseins de Notre Seigneur qui nous
a unis. Si nous réalisons nos désirs, nous serons ensemble et, si des souffrances surgissent en
chemin, nous ne nous séparerons pas.
259
Ce commentaire fut accueilli avec le sourire par tout le monde et Tatien, heureux
d'avoir trouvé au monde quelqu'un qui l'aime tant, portait sur le visage des signes évidents de
réconfort et de satisfaction.
La nuit était tombée et le ciel s'était couvert d'un nombre infini d'étoiles scintillantes.
Tatien, silencieux, entendait tout avec discrétion et respect jusqu'à ce que Marcelin
offre à ses invités une couche propre et modeste où ils pourraient se reposer.
Pleins d'espoir, ils ont parcouru la voie Ostie et étaient prêts à entrer dans la ville,
quand, à proximité de la pyramide de Cestius, Celse a remarqué un petit tas compact. Deux
pauvres femmes avaient été arrêtées sous un énorme tumulte populaire. Des cris : « aux
fauves », « aux fauves » partaient de la foule menaçante.
Le jeune garçon a étreint son père comme s'il voulait défendre un trésor et ils ont
balayé la foule.
Au portail d'entrée, ils furent reçus par l'un des esclaves qui était chargé du jardinage
et qui les a conduits dans l'atrium.
Le veuf d'Hélène s'est renseigné concernant les serviteurs qu'il avait connus dans le
temps, mais ses attaches affectives du passé avaient disparu.
260
L'employé est retourné à l'intérieur de la maison et, après quelques minutes, Lucile est
apparue en compagnie du tribun Caius Percilianus, un peu pâle, mais avec une expression
évidente d'ironie et d'indifférence sur son visage fardé de cosmétiques.
Celse a remarqué les sarcasmes qui irradiaient de son expression et il eut peur.
Comprimant les muscles de sa face, elle a fixé l'aveugle, enlaça son amant d'un geste
félin et dit sur un ton moqueur :
Rien qu'à l'entendre, son père put apprécier combien elle avait dû changer pour lui
adresser la parole avec tant de malice dans la voix.
— Ma fille !... ma fille !... je suis ton père !... je suis aveugle ! Je fais appel à
ta protection comme un naufragé !...
Elle, pourtant, n'a pas noté la douleur qu'exprimaient ces paroles suppliantes. Elle a
émis un éclat de rire glacial et dit à son compagnon :
— Caius, si je ne savais pas que mon père est mort, alors je me tromperais.
— Ce vieillard doit être un fou venant de la terre où je suis née. Blandine était
vraiment ma sœur, elle repose parmi les immortels d'après les nouvelles que nous avons
reçues il y a quelque temps.
— Mon père est mort à Baies, à l'heure où j'ai eu le malheur de perdre ma mère.
261
Exaspérée, Lucile lui a coupé la parole en appelant un esclave tout proche :
Il s'est précipité sur Celse Quint qui étreignait Tatien cherchant à le protéger, mais
quand de petites blessures apparurent ensanglantant le bras du jeune garçon, gêné, Percilianus
est intervenu renvoyant la bête.
Regardant les visiteurs qui se retiraient la tête basse, le jeune homme a murmuré aux
oreilles de son amante :
— Ils seront arrêtés. L'amphithéâtre, lors des grandes fêtes, est notre machine
d'épuration.
Lucile a souri avec l'expression d'une chatte reconnaissante et Caius se mit à les
raccompagner.
Tatien, surpris et indigné, n'avait pas de larmes pour pleurer. Un désir vain de
vengeance aveuglait sa pensée. L'amour qu'il consacrait encore à son aînée s'était
soudainement transformé en une haine vorace. S'il l'avait pu — pensait-il —, il aurait tué sa
propre fille, croyant que c'était bien là le seul recours pour quelqu'un qui, comme lui, avait
aidé à produire un tel monstre.
Mais pendant qu'ils marchaient, Celse lui caressait la tête et l'induisait au calme et au
pardon. Ils retourneraient chez Marcelin. Ils recommenceraient la lutte d'une autre manière.
L'écoutant, peu à peu, le malheureux patricien s'est calmé et s'est souvenu du jour où
lui-même avait ordonné de lâcher un chien sauvage sur son propre père qui lui rendait
gentiment visite.
Dans l'écho de sa mémoire, il entendait encore les cris de Silvain demandant de l'aide
et dans une vision profonde comme si sa rétine fonctionnait maintenant de l'intérieur, il
revoyait la physionomie angoissée de Varrus Quint qui implorait sa compréhension et sa pitié,
en vain.
Contrarié, il enregistrait les paroles de Celse qui l'incitait à la bonté et à l'oubli du mal,
admettant être sous le joug de la justice céleste et finalement soulagea l'oppression de son âme
en éclatant en sanglots.
262
Cependant, les souvenirs du passé le modifiaient en son for intérieur. Quelque chose se
rénovait dans son monde mental.
Il reconnut que Lucile, tout comme lui dans sa jeunesse, portait des sentiments
intoxiqués par de sinistres illusions.
Surveillés par l'astucieux Percilianus, se soutenant l'un à l'autre, ils avançaient tous les
deux attristés. Mais quand ils furent suffisamment éloignés du voisinage de la résidence,
demandant le secours de prétoriens sur la voie publique, le tribun les dénonça comme
chrétiens récidivistes et comme voleurs invétérés, assurant qu'ils avaient attaqué son domicile.
Pris par surprise, Tatien et le garçon furent interpellés sans la moindre considération.
Malgré les protestations énergiques du gendre de Veturius méconnaissable, rien n'y fit.
Quelques instants plus tard, une foule grossière et paresseuse les entourait. Des paroles
ironiques et impropres étaient vociférées à tout vent.
Pour Tatien, qui avait les yeux plongés dans la nuit noire, le décor n'avait pas vraiment
changé, mais Celse, qui s'accrochait fermement à sa foi, pouvait vérifier, consterné, toute
l'angoisse de ces cœurs relégués au labyrinthe des prisons, évaluant toute l'extension de leurs
propres souffrances.
Ici et là, des vieillards allongés gémissaient péniblement, des hommes dans un état
sordide s'appuyaient à des murs noirâtres couvrant leur visage de leurs mains, des femmes en
lambeaux étreignalent des enfants à demi-morts...
Mais par-dessus tous les gémissements se confondant à l'odeur abjecte, des cantiques
en sourdine s'élevaient, harmonieux.
263
Celse trouva un doux enchantement dans ces hymnes, et Tatien, entre la révolte et le
tourment moral, se demandait quel miraculeux pouvoir détenait le prophète galiléen pour
maintenir, au-delà du temps qui passe, la fidélité de milliers de créatures qui le louaient en
plein malheur oubliant toute leur misère, leurs afflictions, allant même jusqu'à la mort...
— Soldats — a-t-il clamé dignement —, n'y a-t-il pas de juges à Rome ? Est-il
possible d'arrêter des citoyens sans juste motif et de les condamner sans examiner leur cas ?
Celse Quint aidé par les faibles rayons de lumière qui venaient de galeries lointaines, a
ramassé quelques chiffons qui se trouvaient par terre et, en guise de lit, a supplié son père
adoptif de se reposer un peu.
Quelques instants après, un geôlier aux traits sauvages apportait la ration du jour,
quelques morceaux de pain noir et de l'eau polluée que le garçon assoiffé a bu à grandes
gorgées.
Ils ont longuement parlé tous les deux, alors que Celse se reportait aux impératifs de la
résignation et de la patience et que l'aveugle l'écoutait, affecté, comme s'il devait boire le fiel
de la plus vive injustice, sans droit à la moindre réaction.
Beaucoup plus tard, quand ils ont jugé que la nuit était là, ils se sont endormis enlacés
l'un contre l'autre, marqués par d'inquiétantes perspectives...
Il avait des douleurs dans tout le corps, il avait soif et il était fatigué.
264
Tatien, angoissé, a fait appel au geôlier, lui demandant un remède adéquat, mais il n'a
obtenu que de l'eau boueuse que le garçon a avalée avec empressement.
Il ressentit d'immenses remords face aux jours qu'il avait perdus, passés à sublimer
l'autel mensonger de la vanité...
Il réfléchit alors au martyre de tous ceux qui comme lui étaient retenus dans ces
souterrains infects, étranglés par la persécution qu'ils ne méritaient pas...
Pourquoi la fièvre épargnait-elle son corps, préférant son fils cher à son cœur ?
Pourquoi n'était-il pas né, lui Tatien, parmi les esclaves miséreux ? La servitude lui aurait été
un baume.
Quelques heures ont passé, marquées par l'attente et la torture mentale quand tous les
prisonniers ont reçu l'ordre de bouger.
Les grilles ouvertes, ils sont sortis en petit groupe sous les cris des gardes qui
crachaient des menaces et des insultes. Les plus forts étaient menottes portant de larges
blessures aux poignets, mais pour la plupart il s'agissait de malades fatigués, de femmes sous-
alimentées, d'enfants squelettiques et de vieux tremblants.
Même ainsi, tous les prisonniers souriaient, contents... C'est qu'ils retournaient au
soleil et à l'air pur de la nature. Le vent frais de la voie publique les ranima...
Celse sentit alors une fabuleuse sensation d'énergies le raviver. Il retrouva sa bonne
humeur et guidait son père avec sa tendresse de toujours. Influencé par le sublime espoir qui
transparaissait du visage de tous les compagnons, il révéla à l'aveugle la joie rayonnante et
générale qui régnait.
265
Personne n'ignorait ce qui les attendait.
Ils savaient que tel un troupeau acheminé à l'abattoir, ils ne devaient s'attendre à rien
d'autre qu'à l'extrême sacrifice. Mais révélant leur certitude en une vie plus élevée, les
chrétiens avançaient calmement la tête haute, l'humilité et le pardon s'exprimaient sur leur
visage ; vision si étrange face aux paroles narquoises des soldats, véritables bouchers endurcis
dans l'antre de la mort.
Ébloui, Celse a balayé l'Amphithéâtre Flavien24 du regard qui s'érigeait imposant après
la précieuse restauration réalisée à la demande d'Alexandre Sévère.
La façade sur quatre niveaux présentait sur les trois premiers niveaux des demi-
colonnes doriques, ioniques et corinthiennes entre lesquelles s'ouvraient des arcades qui
abritaient sur les deux étages intermédiaires des statues de toute beauté. Ce monument
architectural était emprunt d'une austère grandeur.
Des voitures somptueuses, des litières, des quadriges et des biges encerclaient le
bâtiment.
Ils n'avaient pas pu chanter sur le parcours qui allait du cachot à l'amphithéâtre, mais
dès qu'ils se sont retrouvés tous ensemble dans une énorme cellule d'où ils devaient marcher
vers la mort, ils ont entonné des hosannas au Christ avec la joie des créatures élues pour la
splendeur du triomphe suprême où ils recevraient la couronne de l'immortalité.
L'ami d'Ennio avait été fait prisonnier dans la nuit de la veille alors qu'il écoutait
l'Évangile au cimetière de Calliste.
266
Ces retrouvailles furent une véritable bénédiction.
L'ancien de la voie Ostie disait, plein d'un bonheur qui s'exprimait dans ses yeux, qu'il
avait été retenu dans un cachot et réaffirmait sa reconnaissance au ciel pour la grâce de lui
avoir permis de recevoir la victoire spirituelle par le martyre.
Face à la curiosité joyeuse de tous ceux qui l'entouraient, il exhiba un petit fragment
d'un rouleau usé et lut les belles paroles de la première lettre de l'apôtre Paul aux
Thessaloniciens :
— « Réjouissez-vous toujours » !
Et il a ajouté :
— Réjouissons-nous !... Celui qui vit dans l'Évangile, trouve la divine joie... Parmi
les millions d'appelés de ce siècle, nous avons été choisis ! Louons la gloire de mourir comme
l'huile de la mèche qui brûle pour que la lumière brille ! Les arbres les plus nobles sont
réservés à la formation du verger, le marbre le plus pur est destiné par l'artiste au chef-
d'œuvre!...
— Les grains les plus sains de la foi vivante se transforment dans les crocs des
fauves en une blanche farine pour que le pain de la grâce ne manque pas sur la table des
créatures !... Que l'espoir grandisse en nous car il est écrit : « Soit fidèle jusqu'à la mort et je te
donnerai la couronne de la vie. »25
Ces remarques provoquèrent une radieuse éclosion de bonheur sur tous les visages.
Éraste, suscitant la ferveur de Celse avec ses paroles d'encouragement, leva la voix,
s'associant aux cantiques d'allégresse.
Quel irrésistible destin l'entrainait-il, ainsi, vers ce Christ qu'il avait toujours fui
délibérément ? Pourquoi était-il lié aux « galiléens » d'une telle manière qu'il ne lui restait pas
267
d'autre alternative que de communier avec eux dans leur sacrifice ? Par quelle décision des
immortels s'était-il pris d'une telle affection pour Celse Quint qui au fond n'était qu'un jeune à
l'origine anonyme, et dont il s'était épris au point de l'aimer comme son propre fils ?
Les prisonniers, qui ne devaient apparaître dans l'arène qu'à la fin du spectacle,
priaient et chantaient, alors que certains parmi eux plus éclairés, attiraient l'attention des
auditeurs avec des exhortations impressionnantes et encourageantes rappelant la gloire de
Jésus crucifié et l'exemple des martyrs dans la foi.
Après différents jeux pendant lesquels plusieurs combattants perdirent la vie, vint
ensuite le spectacle de danses exotiques, puis le décor fut modifié.
Des poteaux et des croix enduites de substances résineuses furent élevés devant
presque cent mille spectateurs en délire.
Les chrétiens malades furent séparés de ceux qui pouvaient prendre part aux
exhibitions libres de leurs mouvements et, parmi eux, Celse Quint à l'aspect souffrant fut
violemment arraché aux mains paternelles.
D'un regard confiant, le jeune homme a demandé à Éraste de guider Tatien jusqu'au
poteau où il serait attaché, et alors qu'un flot des larmes glissaient sur le visage du fils de
Varrus, le garçon intrépide lui a recommandé :
— Courage, mon père ! Nous serons ensemble... La mort n'existe pas et Jésus règne
pour toujours !...
Après de lourdes minutes d'attente, les prisonniers furent acheminés vers l'arène en
fête, mais comme si un étrange pouvoir céleste vibrait dans les cordes de leur âme, ils louaient
le Seigneur qui les attendait au ciel.
Des hommes au visage hirsute et des vieux chancelants, blessés et mendiants, des
anciens auréolés de cheveux blancs et des femmes dont la maternité se révélait exubérante,
268
des jeunes et des enfants au visage souriant chantaient, heureux, fermement convaincus du
sermon prometteur des bienheureux.
Se soutenant à l'épaule fragile d'Éraste, Tatien remarquait en lui même une rénovation
inattendue et sublime.
Ces âmes lacérées par l'injustice du monde n'adoraient réellement pas des dieux en
pierre.
Pour inspirer une telle épopée d'amour et de résignation, d'espoir et de bonheur face à
la mort, Jésus devait être l'Envoyé Céleste qui régnait souverainement dans les cœurs.
Oui, finalement il reconnut dans ces instants suprêmes que, tel un orage long et fort, le
temps était passé sur sa vie, détruisant les idoles mensongères de l'orgueil et de la vanité, de
l'ignorance et de l'illusion...
Mais dans ces courts instants, il avait trouvé la seule réalité digne d'être vécue — le
Christ, comme un idéal d'humanité supérieure vers qui il devait aller et devait atteindre...
Il n'avait jamais ressenti une telle nostalgie de son père et le temps d'un court instant...
il aurait tout donné pour le revoir et pour lui affirmer avec toute sa tendresse qu'à cet instant
de la mort, sa vie n'avait vraiment pas été vaine !...
Il s'est souvenu de ceux qui avaient blessé son cœur pendant sa vie, et comme s'il se
réconciliait avec lui-même, à tous il envoya des pensées d'une paix jubilante ...
Les quelques pas sur le chemin rédempteur, parcourus sur quelques mètres étaient,
cependant, accomplis...
Se soutenant à Marcelin, il a entendu les cris sauvages des spectateurs qui se serraient
sur les sièges des podiums et des ménianes, dans les galeries, sur les plates-formes, dans les
vomitoires et sur les marches des escaliers.
269
— Les fauves ! Les fauves !...
Après avoir rapidement balayé du regard l'enceinte, Éraste trouva le poteau où Celse
avait été attaché pour le sacrifice, il accomplit sa promesse rapprochant le père et le fils pour
l'instant suprême.
— Mon fils ! Mon fils !... — sanglotait Tatien, heureux, tâtonnant le corps de Celse
dont les mains de chair ne pouvaient plus le caresser —j'ai senti le pouvoir du Christ en
moi!... maintenant, moi aussi je suis chrétien !...
— Que des louanges soient entonnées à Dieu, mon père ! Vive Jésus !...
À ce même instant, des soldats ivres ont mis le feu aux rondins de bois qui se sont
facilement enflammés.
Des gémissements, des appels discrets, des demandes d'aide et des prières étouffées
montant de toutes parts se firent entendre parmi les flammes grandissantes qui, aux
crépitements du bois se multipliaient dans l'air comme des serpents inquiets proclamant la
victoire de l'iniquité, alors que des lions, des panthères et des taureaux sauvages pénétraient
dans la grande arène, stimulant la fureur de la foule assoiffée de sensation et de sang.
Agenouillé devant Celse Quint qui le regardait en extase, l'aveugle a compris que la
fin était proche et a supplié :
— Mon père, faisons la prière de Jésus que Blandine aimait à prononcer !...
Notre Père qui êtes aux deux... prions à voix haute...
Les fauves affamés engloutissaient les corps et déchiraient les viscères humains, ici et
là, mais comme s'il vivait maintenant rien que pour la foi qui l'illuminait à cette dernière
heure, Tatien agenouillé répétait cette émouvante prière :
— Notre Père qui es aux deux, que ton Nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que
ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et
ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre nous du mal, car ceci est ton Règne, ta
Puissance et ta Gloire pour des siècles et des siècles. Ainsi soit-il.
270
La tête de Celse se renversa en avant désarticulée...
Tatien allait lever la voix quand des pattes le tirèrent irrésistiblement sur le sable
argenté de l'arène.
Son cerveau s'est troublé, puis après un choc soudain, comme si le Christ envoyait une
clarté miraculeuse à ses pupilles éteintes, il a récupéré la vision et s'est vu à côté de son propre
corps qui gisait immobile dans une flaque de sable ensanglanté.
Il a cherché Celse Quint, mais, oh ! Divin bonheur !... Il vit que du poteau de martyre
émergeait non pas son fils adoptif mais son propre père, Varrus Quint qui lui tendait les bras
en murmurant :
— Tatien, mon fils, maintenant nous pourrons travailler en louant Jésus pour
toujours!...
Éblouit, il remarqua que les âmes des héros abandonnaient leurs restes enveloppés par
des tuniques de lumière portées par des entités qui ressemblaient davantage à de beaux
archanges aériens.
Il a embrassé les mains paternelles comme s'il assouvissait un désir profond dont il
avait terriblement souffert et voulut dire quelque chose, quand Blandine, Basil, Livia et Rufus
sont apparus, chantant des hymnes de joie au groupe d'Esprits bienheureux que formaient
Corvinus, Lucain, Hortense, Silvain et bien d'autres braves de la foi, qui lui adressaient tous
des sourires de confiance et d'amour !
Par-dessus la masse noire de l'amphithéâtre, perçant les ténèbres, des centaines d'âmes
rayonnantes tenaient des étendards liliaux où brillait ce salut émouvant et sublime :
Ave, Christ ! Ceux qui vont vivre pour l'éternité te glorifient et te saluent !
*****
Ivre de joie, Varrus Quint retenait son fils contre sa poitrine et entouré par la grande
assemblée d'amis, il s'est avancé vers les cieux comme un combattant victorieux qui réussit à
soustraire du bourbier de l'ombre un diamant épuré par les douleurs de la vie, pour le faire
briller en pleine lumière.
*****
271
Francisco Cándido Xavier
(2 avril 1910 - 30 juin 2002),
Francisco Cándido Xavier (2 avril 1910 - 30 juin 2002), alias Chico Xavier, est
le médium brésilien le plus célèbre2 et le plus prolifique du XXesiècle. Sous l'influence des
« Esprits », il produisit plus de quatre cent livres de sagesse et de spiritualité, dont une
centaine édités dans plusieurs langues. Il popularisa grandement la doctrine spirite au Brésil.
Chico Xavier reçu d'innombrables hommages tant du peuple que des organismes publics 3. En
1981, le Brésil proposa officiellement Chico Xavier comme candidat au Prix Nobel de la paix.
En 2000, il fut élu le « Minéro du XXe siècle », à la suite d'un sondage auprès de la population
de l'état fédéré brésilien où il résidait4. Après sa mort, les députés de l'assemblée nationale
brésilienne ont officiellement reconnu son rôle dans le développement spirituel du pays5.
Enfance
Francisco Cándido Xavier est né le 2 avril 1910 dans la municipalité de Pedro
Leopoldo, dans l'État du Minas Gerais (Brésil). La famille compte neuf enfants, ses parents,
tous deux analphabètes, sont vendeurs de billets de loterie pour son père et blanchisseuse pour
sa mère. Il raconte que c'est après avoir perdu sa mère, à l'âge de cinq ans, qu'il commence à
entendre des voix. Il travaille dès neuf ans, comme tisserand, tout en continuant l'école
primaire. À douze ans, il rédige en classe une rédaction remarquable et explique à sa
maîtresse que ce texte lui a été dicté par un Esprit qui se tenait près de lui. À la suite de la
guérison de l'une de ses sœurs qui souffrait d'obsession, Chico ainsi que toute sa famille
adhère aux théories du spiritisme.
272
Centre spirite 'Luis Gonzala', à pedro leopoldo, en 2008
Chico Xavier étudie la doctrine spirite et fonde le centre spirite « Luiz Gonzaga », le
21 juin 1927. Il s'investit dans son activité de médium et développe ses capacités en
psychographie. Il affirme voir, en 1931. son « mentor » spirituel sous la forme d'un Esprit
prénommé Emmanuel. Guidé par cet être invisible, Chico publie son premier livre en juillet
1932 : Le Parnasse d'oulre-tombë1, recueil de 60 poèmes attribués à neuf poètes brésiliens,
quatre portugais et un anonyme, tous disparus. Cet ouvrage de haute poésie, produit par un
modeste caissier, qui le signe du nom d'auteurs décédés provoque l'étonnement général. Le
journal O Globo, de Rio dépêche l'un de ses rédacteurs, non spirite, assister pendant plusieurs
semaines aux réunions du groupe spirite du centre Luiz Gonzaga. Il s'ensuit une série de
reportages qui popularisent le spiritisme au Brésil.
De son vivant, Chico Xavier fut le citoyen d'honneur de plus d'une centaine de villes,
dont Sâo Paulo. En 1980, un gigantesque mouvement national se constitua afin qu'il obtienne
le Prix Nobel de la paix, l'année suivante. Dans tous les États du Brésil des comités de soutien
se formèrent, des centaines de municipalités, des Assemblées législatives de la plupart des
États, des parlementaires de Brasilia, dont Tancredo Neves alors Président du Parti Populaire
au Sénat, appuyèrent sa candidature .En 1981, plus de 10 millions de Brésiliens signèrent une
pétition en faveur de l'attribution de la prestigieuse distinction à Chico Xavier. La même
année, le député José Freitas Nobre transmit lui-même au comité de Stockholm un dossier
constitué de plus de 100 kg de documents, afin d'appuyer la candidature du médium . Chico
273
Xavier ne reçut pas le prix Nobel, mais devint une figure emblématique du Brésil.
Aujourd'hui, des dizaines de villes au Brésil possèdent une rue Chico-Xavier . La vie de ce
médium a servi de base au film "Chico Xavier" produit par Columbia Pictures en 2010.
274
Xavier Candido Franscisco
437 Livres
275
43. Ante O Futuro Ideal Esp. Diversos 1990
44. Antenas De Luz Ide Laurinho 1983
45. Antologia Da Amizade Ceu Emmanuel 1995
46. Antologia Da Caridade Ideal Esp. Diversos 1995
47. Antologia Da Criança Ideal Esp. Diversos 1979
48. Antologia Da Esperança Ceu Esp. Diversos 1995
49. Antologia Da Espiritualidade Feb Maria Dolores 1971
50. Antologia Da Juventude Geem Esp. Diversos 1995
51. Antologia Da Paz Geem Esp. Diversos 1994
52. Antologia Do Caminho Ideal Esp. Diversos 1996
53. Antologia Dos Imortais Feb Esp. Diversos 1963
54. Antologia Mediúnica Do Natal Feb Esp. Diversos 1967
Aos Probl. Do Mundo Feesp Esp. Diversos 1972
55. Apelos Cristãos Uem Bezerra De Menezes 1986
56. Apostilas Da Vida Ide André Luiz 1986
57. As Palavras Cantam Ceu Carlos Augusto 1993
58. Assembléia De Luz Geem Esp. Diversos 1988
59. Assim Vencerás Ideal Emmanuel 1978
60. Assuntos Da Vida E Da Morte Geem Esp. Diversos 1991
61. Astronautas No Além Geem Esp. Diversos 1974
62. Atenção Ide Emmanuel 1981
63. Através Do Tempo Lake Esp. Diversos 1972
64. Augusto Vive Geem Augusto Cezar Netto 1981
65. Aulas Da Vida Ideal Esp. Diversos 1981
66. Auta De Souza Ide Auta De Souza 1976
67. Ave, Cristo! Feb Emmanuel 1953
68. Bastão De Arrimo Uem Willian 1984
69. Baú De Casos Ideal Cornélio Pires 1977
70. Bazar Da Vida Geem Jair Presente 1985
71. Bênção De Paz Geem Emmanuel 1971
72. Bênçãos De Amor Ceu Esp. Diversos 1993
73. Bezerra, Chico E Você Geem Bezerra De Menezes 1973
74. Boa Nova Feb Humberto De Campos 1941
75. Brasil, Coração Do Mundo,
76. Brilhe Vossa Luz Ide Esp. Diversos 1987
77. Busca E Acharás Ideal Emmanuel/André Luiz 1976
78. Calendário Espírita Feesp Esp. Diversos 1974
79. Calma Geem Emmanuel 1979
80. Caminho Espírita Cec Esp. Diversos 1967
81. Caminho Iluminado Ceu Emmanuel 1998
82. Caminho, Verdade E Vida Feb Emmanuel 1949
83. Caminhos Da Fé Ideal Cornélio Pires 1997
84. Caminhos Da Vida Ceu Cornélio Pires 1997
85. Caminhos De Volta Geem Esp. Diversos 1975
86. Caminhos Do Amor Ceu Maria Dolores 1983
87. Caminhos Ceu Emmanuel 1981
88. Canais Da Vida Ceu Emmanuel 1986
89. Canteiro De Idéias Ideal Esp. Diversos 1999
90. Caravana De Amor Ide Esp. Diversos 1985
91. Caridade Ide Esp. Diversos 1978
92. Carmelo Grisi, Ele Mesmo Geem Carmelo Grisi 1991
93. Cartas De Uma Morta Lake Maria João De Deus 1935
94. Cartas Do Coração Lake Esp. Diversos 1952
95. Cartas Do Evangelho Lake Casimiro Cunha 1941
276
96. Cartas E Crônicas Feb Irmão X 1966
97. Cartilha Da Natureza Feb Casimiro Cunha 1944
98. Cartilha Do Bem Feb Meimei 1962
99. Ceifa De Luz Feb Emmanuel 1979
100. Centelhas Ide Emmanuel 1992
101. Chão De Flores Ideal Esp. Diversos 1975
102. Chico Xavier - Dos Hippies
103. Chico Xavier – Mandato
104. Chico Xavier Em Goiânia Geem Emmanuel 1977
105. Chico Xavier Inédito:
106. Chico Xavier Pede Licença Geem Esp. Diversos 1972
107. Chico Xavier, Uma Vida
108. Cidade No Além Ide André Luiz/Lucius 1983
109. Cinquenta Anos Depois Feb Emmanuel 1940
110. Claramente Vivos Ide Esp. Diversos 1979
111. Coisas Deste Mundo Clarim Cornélio Pires 1977
112. Coletânea Do Além Feesp Esp. Diversos 1945
113. Comandos Do Amor Ide Esp. Diversos 1988
114. Compaixão Ide Emmanuel 1993
115. Companheiro Ide Emmanuel 1977
116. Confia E Segue Geem Emmanuel 1984
117. Confia E Serve Ide Esp. Diversos 1989
118. Construção Do Amor Ceu Emmanuel 1988
119. Continuidade Ideal Esp. Diversos 1990
120. Contos Desta E Doutra Vida Feb Irmão X 1964
121. Contos E Apólogos Feb Irmão X 1958
122. Conversa Firme Cec Cornélio Pires 1975
123. Convivência Ceu Emmanuel 1984
124. Coração E Vida Ideal Maria Dolores 1978
125. Corações Renovados Ideal Esp. Diversos 1988
126. Coragem Cec Esp. Diversos 1971
127. Correio Do Além Ceu Esp. Diversos 1983
128. Correio Fraterno Feb Esp. Diversos 1970
129. Crer E Agir Ideal Emmanuel/Irmão José 1986
130. Crianças No Além Geem Marcos 1977
131. Crônicas De Além-Túmulo Feb Humberto De Campos 1936
132. Cura Geem Esp. Diversos 1988
Da Vida Geem Roberto Muszkat 1984
133. Dádivas De Amor Ideal Maria Dolores 1990
134. Dádivas Espirituais Ide Esp. Diversos 1994
De Amor Ide Emmanuel 1992
De Amor Uem Esp. Diversos 1993
135. Degraus Da Vida Ceu Cornélio Pires 1996
136. Desobsessão Feb André Luiz 1964
137. Deus Aguarda Geem Meimei 1980
138. Deus Sempre Ideal Emmanuel 1976
139. Diálogo Dos Vivos Geem Esp. Diversos 1974
140. Diário De Bênçãos Ideal Cristiane 1983
141. Dicionário Da Alma Feb Esp. Diversos 1964
142. Dinheiro Ide Emmanuel 1986
143. Do Outro Lado Da Vida Inovação Paulo Henrique Bresciane 2006
144. Doações De Amor Geem Esp. Diversos 1992
Dos Benefícios Ger Bezerra De Menezes 1991
145. Doutrina De Luz Geem Emmanuel 1990
146. Doutrina E Aplicação Ceu Esp. Diversos 1989
277
147. Doutrina E Vida Ceu Esp. Diversos 1987
148. Doutrina Escola Ide Esp. Diversos 1996
149. E A Vida Continua... Feb André Luiz 1968
E Trabalho Ideal Esp. Diversos 1988
150. Educandário De Luz Ideal Esp. Diversos 1985
151. Elenco De Familiares Ideal Esp. Diversos 1995
152. Eles Voltaram Ide Esp. Diversos 1981
153. Emmanuel Feb Emmanuel 1938
154. Encontro De Paz Cec Esp. Diversos 1973
155. Encontro Marcado Feb Emmanuel 1967
156. Encontros No Tempo Ide Esp. Diversos 1979
157. Endereços Da Paz Ceu André Luiz 1982
158. Entender Conversando Ide Emmanuel 1984
159. Entes Queridos Geem Esp. Diversos 1982
160. Entre A Terra E O Céu Feb André Luiz 1954
161. Entre Duas Vidas Cec Esp. Diversos 1974
162. Entre Irmãos De Outras Terras Feb Esp. Diversos 1966
163. Entrevistas Ide Emmanuel 1971
164. Enxugando Lágrimas Ide Esp. Diversos 1978
165. Escada De Luz Ceu Esp. Diversos 1999
166. Escola No Além Ideal Cláudia P. Galasse 1988
167. Escrínio De Luz Clarim Emmanuel 1973
168. Escultores De Almas Ceu Esp. Diversos 1987
169. Espera Servindo Geem Emmanuel 1985
170. Esperança E Alegria Ceu Esp. Diversos 1987
171. Esperança E Luz Ceu Esp. Diversos 1993
172. Esperança E Vida Ideal Esp. Diversos 1985
173. Estamos No Além Ide Esp. Diversos 1983
174. Estamos Vivos Ide Esp. Diversos 1993
175. Estante Da Vida Feb Irmão X 1969
176. Estradas E Destinos Ceu Esp. Diversos 1987
177. Estrelas No Chão Geem Esp. Diversos 1987
178. Estude E Viva Feb Emmanuel/André Luiz 1965
179. Evangelho Em Casa Feb Meimei 1960
180. Evolução Em Dois Mundos Feb André Luiz 1959
181. Excursão De Paz Ceu Esp. Diversos 1990
182. Falando À Terra Feb Esp. Diversos 1951
183. Falou E Disse Geem Augusto Cezar Netto 1978
184. Família Ceu Esp. Diversos 1981
185. Fé Ideal Esp. Diversos 1984
186. Fé, Paz E Amor Geem Emmanuel 1989
187. Feliz Regresso Ideal Esp. Diversos 1981
188. Festa De Paz Geem Esp. Diversos 1986
189. Filhos Voltando Geem Esp. Diversos 1982
190. Flores De Outono Lake Jésus Gonçalves 1984
191. Fonte De Paz Ide Esp. Diversos 1987
192. Fonte Viva Feb Emmanuel 1956
193. Fotos Da Vida Geem Augusto Cezar Netto 1989
194. Fulgor No Entardecer Uem Esp. Diversos 1991
195. Gabriel Ide Gabriel 1982
196. Gaveta De Esperança Ide Laurinho 1980
197. Gotas De Luz Feb Casimiro Cunha 1953
198. Gotas De Paz Ceu Emmanuel 1993
199. Gratidão E Paz Ide Esp. Diversos 1988
278
200. Há Dois Mil Anos Feb Emmanuel 1939
201. Harmonização Geem Emmanuel 1990
202. História De Maricota Feb Casimiro Cunha 1947
203. Histórias E Anotações Ceu Irmão X 1989
204. Hoje Ceu Emmanuel 1984
205. Hora Certa Geem Emmanuel 1987
206. Horas De Luz Ide Esp. Diversos 1984
207. Humorismo No Além Ideal Esp. Diversos 1984
208. Ideal Espírita Cec Esp. Diversos 1963
209. Idéias E Ilustrações Feb Esp. Diversos 1970
210. Indicações Do Caminho Geem Carlos Augusto 1995
211. Indulgência Ide Emmanuel 1989
212. Inspiração Geem Emmanuel 1979
213. Instruções Psicofônicas Feb Esp. Diversos 1956
214. Instrumentos Do Tempo Geem Emmanuel 1974
215. Intercâmbio Do Bem Geem Esp. Diversos 1987
216. Intervalos Clarim Emmanuel 1981
217. Irmã Vera Cruz Ide Vera Cruz 1980
218. Irmão Ideal Emmanuel 1980
219. Irmãos Unidos Geem Esp. Diversos 1988
220. Janela Para A Vida Fergs Esp. Diversos 1979
221. Jardim Da Infância Feb João De Deus 1947
222. Jesus Em Nós Geem Emmanuel 1987
223. Jesus No Lar Feb Neio Lucio 1950
224. Jóia Ceu Emmanuel 1985
225. Jovens No Além Geem Esp. Diversos 1975
226. Juca Lambisca Feb Casimiro Cunha 1961
227. Juntos Venceremos Ideal Esp. Diversos 1985
228. Justiça Divina Feb Emmanuel 1962
229. Lar - Oficina, Esperança
230. Lázaro Redivivo Feb Irmão X 1945
231. Lealdade Ide Maurício G. Henrique 1982
232. Leis De Amor Feesp Emmanuel 1963
233. Levantar E Seguir Geem Emmanuel 1992
234. Libertação Feb André Luiz 1949
235. Linha Duzentos Ceu Emmanuel 1981
236. Lira Imortal Lake Esp. Diversos 1938
237. Livro Da Esperança Cec Emmanuel 1964
238. Livro De Respostas Ceu Emmanuel 1980
239. Loja De Alegria Geem Jair Presente 1985
240. Luz Acima Feb Irmão X 1948
241. Luz Bendita Ideal Emmanuel/Esp. Diversos 1977
242. Luz E Vida Geem Emmanuel 1986
243. Luz No Caminho Ceu Emmanuel 1992
244. Luz No Lar Feb Esp. Diversos 1968
245. Mãe Clarim Esp. Diversos 1971
246. Mais Luz Geem Batuíra 1970
247. Mais Perto Geem Emmanuel 1983
248. Mais Vida Ceu Esp. Diversos 1982
249. Mãos Marcadas Ide Esp. Diversos 1972
250. Mãos Unidas Ide Emmanuel 1972
251. Marcas Do Caminho Ideal Esp. Diversos 1979
252. Maria Dolores Ideal Maria Dolores 1977
253. Material De Construção Ideal Emmanuel 1983
279
254. Mecanismos Da Mediunidade Feb André Luiz 1960
255. Mediunidade E Sintonia Ceu Emmanuel 1986
256. Mensagem Do Pequeno Morto Feb Neio Lucio 1947
257. Mensagens De Inês De Castro Geem Inês De Castro 2006
258. Mensagens Que Confortam Tt Ricardo Tadeu 1983
259. Mentores E Seareiros Ideal Esp. Diversos 1993
260. Migalha Uem Emmanuel 1993
261. Missão Cumprida Pinti Esp. Diversos 2004
262. Missionários Da Luz Feb André Luiz 1945
263. Momento Ceu Emmanuel 1994
264. Momentos De Encontro Ceu Rosângela 1984
265. Momentos De Ouro Geem Esp. Diversos 1977
266. Momentos De Paz Ideal Emmanuel 1980
267. Monte Acima Geem Emmanuel 1985
268. Moradias De Luz Ceu Esp. Diversos 1990
269. Na Era Do Espírito Geem Esp. Diversos 1973
270. Na Hora Do Testemunho Paidéia Esp. Diversos 1978
271. Não Publicadas 1933-1954 Madras Esp. Diversos 2004
272. Nascer E Renascer Geem Emmanuel 1982
273. Natal De Sabina Geem Francisca Clotilde 1972
274. Neste Instante Geem Emmanuel 1985
275. Ninguém Morre Ide Esp. Diversos 1983
276. No Mundo Maior Feb André Luiz 1947
277. No Portal Da Luz Cec Emmanuel 1967
278. Nos Domínios Da Mediunidade Feb André Luiz 1955
279. Nós Ceu Emmanuel 1985
280. Nosso Lar Feb André Luiz 1944
281. Nosso Livro Lake Esp. Diversos 1950
282. Notas Do Mais Além Ide Esp. Diversos 1995
283. Notícias Do Além Ide Esp. Diversos 1980
284. Novamente Em Casa Geem Esp. Diversos 1984
285. Novas Mensagens Feb Humberto De Campos 1940
286. Novo Mundo Ideal Emmanuel 1992
287. Novos Horizontes Ideal Esp. Diversos 1996
288. O Caminho Oculto Feb Veneranda 1947
289. O Consolador Feb Emmanuel 1941
290. O Esperanto Como Revelação Ide Francisco V. Lorenz 1976
291. O Espírito Da Verdade Feb Esp. Diversos 1962
292. O Espírito De Cornélio Pires Feb Cornélio Pires 1965
293. O Essencial Ceu Emmanuel 1986
294. O Evangelho De Chico Xavier Didier Emmanuel 2000
295. O Ligeirinho Geem Emmanuel 1993
296. Obreiros Da Vida Eterna Feb André Luiz 1946
297. Oferta De Amigo Ide Cornélio Pires 1996
298. Opinião Espírita Cec Emmanuel/André Luiz 1963
299. Orvalho De Luz Cec Esp. Diversos 1969
300. Os Dois Maiores Amores Geem Esp. Diversos 1983
301. Os Filhos Do Grande Rei Feb Veneranda 1947
302. Os Mensageiros Feb André Luiz 1944
303. Paciência Ceu Emmanuel 1983
304. Páginas De Fé Ideal Esp. Diversos 1988
305. Páginas Do Coração Lake Irmã Candoca 1951
306. Pai Nosso Feb Meimei 1952
307. Palavras De Chico Xavier Ide Emmanuel 1995
280
308. Palavras De Coragem Ideal Esp. Diversos 1987
309. Palavras De Emmanuel Feb Emmanuel 1954
310. Palavras De Vida Eterna Cec Emmanuel 1964
311. Palavras Do Coração Ceu Meimei 1982
312. Palavras Do Infinito Lake Esp. Diversos 1936
313. Palco Iluminado Geem Jair Presente 1988
314. Pão Nosso Feb Emmanuel 1950
315. Parnaso De Além Túmulo Feb Esp. Diversos 1932
316. Pássaros Humanos Geem Esp. Diversos 1994
317. Passos Da Vida Cec Esp. Diversos 1969
Pátria Do Evangelho Feb Humberto De Campos 1938
318. Paulo E Estevão Feb Emmanuel 1942
319. Paz E Alegria Geem Esp. Diversos 1981
320. Paz E Amor Ceu Cornélio Pires 1996
321. Paz E Libertação Ceu Esp. Diversos 1996
322. Paz E Renovação Cec Esp. Diversos 1970
323. Paz Ceu Emmanuel 1983
324. Pedaços Da Vida Ideal Cornélio Pires 1997
325. Pensamento E Vida Feb Emmanuel 1958
326. Perante Jesus Ideal Emmanuel 1990
327. Perdão E Vida Ceu Esp. Diversos 1999
328. Pérolas De Luz Ceu Emmanuel 1992
329. Pérolas Do Além Feb Emmanuel 1952
330. Pétalas Da Primavera Uem Esp. Diversos 1990
331. Pétalas Da Vida Ceu Cornélio Pires 1997
332. Pinga Fogo (1ª Entrevista) Edicel Esp. Diversos 1971
333. Pingo De Luz Ideal Carlos Augusto 1995
334. Plantão Da Paz Geem Emmanuel 1988
335. Plantão De Respostas Ceu Pinga Fogo Ii 1995
336. Poetas Redivivos Feb Esp. Diversos 1969
337. Ponto De Encontro Geem Jair Presente 1986
338. Pontos E Contos Feb Irmão X 1951
339. Porto De Alegria Ide Esp. Diversos 1990
340. Praça Da Amizade Ceu Esp. Diversos 1982
341. Preito De Amor Geem Esp. Diversos 1993
342. Presença De Laurinho Ide Laurinho 1983
343. Presença De Luz Geem Augusto Cezar Netto 1984
344. Pronto Socorro Ceu Emmanuel 1980
Psicografias Ainda
345. Quando Se Pretende Falar
346. Queda E Ascensão Da Casa
347. Quem São Ide Esp. Diversos 1982
348. Rapidinho Geem Jair Presente 1989
349. Realmente Pinti Esp. Diversos 2004
350. Recados Da Vida Maior Geem Esp. Diversos 1995
351. Recados Da Vida Geem Esp. Diversos 1983
352. Recados Do Além Ideal Emmanuel 1978
353. Recanto De Paz Fmg Esp. Diversos 1976
354. Reconforto Geem Emmanuel 1986
355. Reencontros Ide Esp. Diversos 1982
356. Refúgio Ideal Emmanuel 1989
357. Relatos Da Vida Ceu Irmão X 1988
358. Relicário De Luz Feb Esp. Diversos 1962
359. Religião Dos Espíritos Feb Emmanuel 1960
360. Renascimento Espiritual Ideal Esp. Diversos 1995
281
361. Renúncia Feb Emmanuel 1942
362. Reportagens De Além-Túmulo Feb Humberto De Campos 1943
363. Resgate E Amor Geem Tiaminho 1987
364. Respostas Da Vida Ideal André Luiz 1975
365. Retornaram Contando Ide Esp. Diversos 1984
366. Retratos Da Vida Cec Cornélio Pires 1974
367. Revelação Geem Jair Presente 1993
368. Rosas Com Amor Ide Esp. Diversos 1973
369. Roseiral De Luz Uem Esp. Diversos 1988
370. Roteiro Feb Emmanuel 1952
371. Rumo Certo Feb Emmanuel 1971
372. Rumos Da Vida Ceu Esp. Diversos 1981
373. Saudação Do Natal Ceu Esp. Diversos 1996
374. Seara De Fé Ide Esp. Diversos 1982
375. Seara Dos Médiuns Feb Emmanuel 1961
376. Segue-Me Clarim Emmanuel 1973
377. Seguindo Juntos Geem Esp. Diversos 1982
378. Semeador Em Tempos Novos Geem Emmanuel 1989
379. Semente Ide Emmanuel 1993
380. Sementeira De Luz Vinha De Luz Neio Lucio 2006
381. Sementes De Luz Ideal Esp. Diversos 1987
382. Senda Para Deus Ceu Esp. Diversos 1997
383. Sentinelas Da Alma Ideal Meimei 1982
384. Sentinelas Da Luz Ceu Esp. Diversos 1990
385. Servidores No Além Ide Esp. Diversos 1989
386. Sexo E Destino Feb André Luiz 1963
387. Sinais De Rumo Geem Esp. Diversos 1980
388. Sinal Verde Cec André Luiz 1971
389. Sínteses Doutrinárias Ceu Esp. Diversos 1995
390. Somente Amor Ideal Maria Dolores/Meimei 1978
391. Somos Seis Geem Esp. Diversos 1976
392. Sorrir E Pensar Ide Esp. Diversos 1984
393. Taça De Luz Feesp Esp. Diversos 1972
394. Tão Fácil Ceu Esp. Diversos 1985
395. Temas Da Vida Ceu Esp. Diversos 1987
396. Tempo De Luz Fmg Esp. Diversos 1979
397. Tempo E Amor Ide Esp. Diversos 1984
398. Tempo E Nós Ideal Emmanuel/André Luiz 1993
399. Tende Bom Ânimo Ideal Esp. Diversos 1987
400. Tesouro De Alegria Ide Esp. Diversos 1993
401. Timbolão Feb Casimiro Cunha 1962
402. Tintino... O Espetácilo Continua Geem Francisca Clotilde 1976
403. Tocando O Barco Ideal Emmanuel 1984
404. Toques Da Vida Ideal Cornélio Pires 1997
405. Traços De Chico Xavier Ceu Esp. Diversos 1997
406. Trevo De Idéias Geem Emmanuel 1987
407. Trilha De Luz Ide Emmanuel 1990
408. Trovadores Do Além Feb Esp. Diversos 1965
409. Trovas Da Vida Ceu Cornélio Pires 1999
410. Trovas Do Coração Ide Cornélio Pires 1997
411. Trovas Do Mais Além Cec Esp. Diversos 1971
412. Trovas Do Outro Mundo Feb Esp. Diversos 1968
413. Tudo Virá A Seu Tempo Madras Elcio Tumenas 2003
414. Uma Vida De Amor E Caridade Fv Esp. Diversos 1992
282
415. União Em Jesus Ceu Esp. Diversos 1994
416. Urgência Geem Emmanuel 1980
417. Venceram Geem Esp. Diversos 1983
418. Vereda De Luz Geem Esp. Diversos 1990
419. Viagens Sem Adeus Ideal Claudio R.A . Nascimento 1999
420. Viajaram Mais Cedo Geem Esp. Diversos 1985
421. Viajor Ide Emmanuel 1985
422. Viajores Da Luz Geem Esp. Diversos 1981
423. Vida Além Da Vida Ceu Lineu De Paula Leão Jr. 1988
424. Vida E Caminho Geem Esp. Diversos 1994
425. Vida E Sexo Feb Emmanuel 1970
426. Vida Em Vida Ideal Esp. Diversos 1980
427. Vida No Além Geem Esp. Diversos 1980
428. Vida Nossa Vida Geem Esp. Diversos 1983
429. Vinha De Luz Feb Emmanuel 1952
430. Visão Nova Ide Esp. Diversos 1987
431. Vitória Ide Esp. Diversos 1987
432. Vivendo Sempre Ideal Esp. Diversos 1981
433. Viveremos Sempre Ideal Esp. Diversos 1994
434. Volta Bocage Feb Manuel M.B.Du Bocage 1947
435. Voltei Feb Irmão Jacob 1949
436. Vozes Da Outra Margem Ide Esp. Diversos 1987
437. Vozes Do Grande Além Feb Esp. Diversos 1957
Compilação Geem (Março De 2007) Com Utilização A Partir Do Livro 413 Da Relação Fecfas (Fraternidade Espírita
Cristã Francisco De Assis, De Belo Horizonte-Mg)
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