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La mélancolie
de Kierkegaard
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DU MEME AUTEUR

S. KIERKEGAARD : Lettres des Fiançailles (traduction


de M. Grimault, Falaize, 1956).
L'Univers coloré d'André Gide (« Revue d'Esthé-
tique », janvier-juin 1958).
Kierkegaard par lui-même (Le Seuil, 1962).
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Présence et Pensée
Marguerite GRIMAULT

LA MÉLANCOLIE
DE
KIERKEGAARD

AUBIER-MONTAIGNE
13, Quai de Conti PARIS VI
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© 1965 by Editions Aubier-Montaigne


Droits de reproduction réservés pour tous pays
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AVERTISSEMENT

Dès le début du XVIII siècle, hors des brumes nordi-


ques, commence à surgir avec Swedenborg, une lignée
de génies qui, de Kierkegaard à Strindberg, trouveront
dans leur névrose ou leur psychose la source originale
de leur productivité.
En cette époque inquiète et désenchantée qui fut
celle du romantisme, Kierkegaard souffre, lui aussi,
de mélancolie. Mais, chose singulière, le propre de cette
mélancolie, c'est de n'être pas romantique. Le philo-
sophe a souligné à maintes reprises qu'elle n'avait
aucune parenté avec la tristesse vague qui voilait de
grisaille le cœur de ses contemporains. Elle était une
maladie au sens médical du terme.
Il n'est donc pas surprenant que psychanalystes et
psychiatres se soient interrogés sur la nature de ce
mal. Ce sont les Danois surtout qui lui ont consacré
de substantielles études. La raison en est qu'ils étaient
les mieux placés pour avoir accès aux documents
utiles. Outre les 18 in-octavo de quelque quatre cents
pages et plus que constituent le Journal et les «Pa-
piers », ils avaient à leur disposition la correspondance
de Kierkegaard, divers actes concernant sa vie et en
particulier les ordonnances des médecins et les fiches
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de renseignements établies à l'hôpital Frédérik où il


mourut.
Il y a aussi, çà et là, à travers ses ouvrages, une
atmosphère morbide et certaines particularités d'écri-
ture qui ne sont sensibles que dans la langue mater-
nelle de l'auteur. C'est ainsi qu'on relève l'emploi d'une
prose assonancée avec un curieux abus de rimes im-
motivées qui sont considérées par le D Hjalmar Hel-
weg comme un trait maniaque.
Victime d'une lourde hérédité, Kierkegaard connut
dès ses plus jeunes années les atteintes d'un mal qu'une
éducation paternelle étouffante, une adolescence tra-
versée d'orages, des fiançailles tragiques allaient en-
venimer.
Mais si cette «écharde dans la chair », cette «croix »,
fit de la destinée du penseur danois un calvaire, elle
donna aussi l'essor à une œuvre féconde, aux accents
nouveaux.
Sans doute, certains considéreront-ils que c'est ra-
baisser Kierkegaard que de fouiller les mystères de
sa vie intime et dans les travaux qu'on lui a consacrés,
en général on a fait le silence sur les dégénérescences,
les obsessions, les misères de l'âme et du corps, pour
s'attacher à la seule grandeur du philosophe.
A quoi bon, dira-t-on, soulever l'irritant problème :
génie et folie, qui a déjà suscité tant de savantes con-
troverses sans recevoir de solution satisfaisante ?
Pourtant, ce problème, Kierkegaard lui-même se l'est
posé. Plus d'une fois, il a repris pour les faire siennes
les paroles de Sénèque : «Nullum unquam exstitit ma-
gnum ingenium sine aliqua dementia », et dans Crainte
et Tremblement, il écrit : «Quel est le rapport entre
démence et génialité ? L'une découle-t-elle de l'autre ?
En quel sens et dans quelle limite le génie est-il maître
de sa démence ? Car il est évident qu'il lui commande,
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du moins jusqu'à un certain degré, sinon il est réelle-


ment dément. »
Il serait vain, dès lors, d'éluder la question de savoir
si la maladie mentale a agi sur le devenir spirituel.
Les éléments ne manquent point, du reste, chez le pen-
seur danois pour déterminer cette influence puisque
ses écrits, même là où ils semblent les plus imperson-
nels, sont essentiellement autobiographiques. Il l'a
reconnu lui-même : «Mon œuvre, dit-il, est en même
temps mon propre développement. »
Bien qu'on n'assiste pas à un changement radical
de style chez Kierkegaard, on peut cependant obser-
ver qu'après chaque accès de sa mélancolie apparais-
sent de nouveaux thèmes : ceux de l'incompris, du
nihilisme esthétique, de la suspension téléologique de
l'éthique, de l'exception religieuse, de l'Individu ou de
l'Isolé. Certes, la plupart de ces thèmes se trouvent
déjà en germe dès le premier instant où il s'éveille
à la création littéraire. Mais après chaque crise, ce
qui n'avait été jusqu'ici que possibilité devient réalité,
devient vérité passionnée et fanatique.
Sur les manifestations physiques de son mal, Kier-
kegaard s'est montré peu prolixe. Il se plaint de maux
de tête insupportables, d'insomnies, de fatigue, de
«fièvre nerveuse », d'angoisse. Deux fois, il mentionne
qu'il alla consulter son médecin.
Par contre, ce qui est remarquable, c'est le rôle qu'il
attribue à sa mélancolie dans l'évolution de sa per-
sonnalité. «Je me suis hasardé sur l'océan de la vie
avec une voie d'eau dans la cale dès le début — et à
cet effort même pour me maintenir à flot à coup de
pompe, je dois d'avoir développé une existence spiri-
tuelle hors de pair. Ça m'a réussi. J'ai considéré cette
souffrance comme une écharde dans ma chair et j'ai
reconnu le hors de pair au cuisant de l'écharde et le
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cuisant de l'écharde à ce hors de pair. Tel me suis-je


compris moi-même. Autrement j'aurais dû essayer de
réparer l'avarie. »
Il en vint à attribuer à ses souffrances un sens mys-
térieux et exaltant. En de remarquables analyses, il
s'approprie en quelque sorte son état de malade. Il se
donne à sa mélancolie : elle est sa confidente, son
amie, la plus fidèle maîtresse qu'il ait jamais connue.
Dans cette perspective, la maladie ne semble plus
avoir une origine naturelle. Dieu, qui veut parler à
l'intériorité, inflige à Kierkegaard sa cruelle mélan-
colie afin que grâce à elle il puisse agir existentielle-
ment.
Le philosophe était reconnaissant à sa mélancolie
de la coopération décisive qu'elle apportait à son en-
richissement spirituel. Rétrospectivement, il lui sembla
que toute l'unité de sa vie était faite par sa mélancolie.
Elle lui donna la force et le courage d'assumer un
labeur écrasant. C'est ainsi qu'il confie : «Avoir besoin
de travailler pour imposer silence à une mélancolie
tenace qui amenait le médecin à dire : pour l'amour
du ciel, travaillez. » —«Ce n'est qu'en produisant que
je me sens bien portant. Alors j'oublie tous les tracas
quotidiens, toutes mes souffrances. J'habite alors ma
pensée et suis heureux. Il suffit que je m'arrête quel-
ques jours pour qu'aussitôt je sois malade, anéanti,
la tête douloureuse et pesante. » — «Aussi, qu'il est
donc juste le mot que j'ai souvent répété sur moi que
comme Shéhérazade sauve sa vie en racontant des
histoires, ainsi je sauve la mienne ou la maintiens à
force d'écrire. »
Au milieu de ses tourments, il faisait dans le domaine
de l'activité intellectuelle et morale les plus riches
expériences et se portait à des hauteurs spirituelles
rarement atteintes dans une vie d'homme. Finalement,
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sa mélancolie, en le libérant de tout attachement exté-


rieur, l'amena à ne plus se devoir qu'à lui-même et à
Dieu.
Et pourtant, jusqu'à la fin, Kierkegaard espéra que
sa mélancolie serait sinon vaincue, du moins dominée.
Il fut toujours conscient des dangers qu'elle lui faisait
courir et le spectre de la folie se dressa à diverses
reprises devant ses yeux épouvantés. Mais chaque fois,
il s'efforça de spiritualiser son état, de le rendre le
plus propre aux créations de la pensée. Cet art de
transformer sa mélancolie, de la sublimer à travers les
différentes étapes sur le chemin de la vie devint ce
qu'on a appelé la philosophie des stades où il expose
sa conception de l'existence.
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PREMIERE PARTIE

LE SOLITAIRE DE COPENHAGUE
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Sören Kierkegaard a passé son enfance et sa jeunesse


dans l'ombre d'une personnalité singulière : celle de
son père.
Michael Kierkegaard naquit en 1756 à Saeding,
petite paroisse de l'ouest du Jutland, dans une ferme
(gaard) attenante à l'église (kirke). Suivant l'usage, le
grand-père, Peder Christensen, avait pris le nom de la
ferme quand il fut chargé du métayage (1).
Les Kierkegaard, sévèrement tenus en coupe par le
seigneur et maître du pays qui, pour être pasteur, ne
méprisait pas les biens d'ici-bas, n'étaient pas riches.
Michael, quatrième fils d'une nombreuse famille, dut,
très jeune, besogner durement. Sur la lande de sable et
de bruyère, brûlante sous le soleil d'été, balayée l'hiver
par les bourrasques glacées qui soufflaient de la Mer
du Nord, il gardait les moutons. Solitaire, accablé de
détresse, le ventre creux, il grimpa un jour sur une
roche et, montrant le poing au ciel, il maudit Dieu.
Péché ineffaçable dans cette âme déjà marquée d'une

(1) Au XVIII et au commencement du XIX siècle, on


adoptait en général l'orthographe « Kirkegaard ». Il est
vraisemblable que la graphie «Kierkegaard » est venue
de la prononciation jutlandaise de la famille.
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puissante empreinte religieuse. D'où l'avait-il reçue ?


De la Bible, des sermons écoutés dans l'église de
Saeding.
Sans doute aussi entendit-il quelque prédicateur
ambulant des Frères Moraves prêcher le réveil. Sombre
doctrine qui se complaisait dans la peinture de l'Hom-
me des Douleurs, de ses plaies, de sa mort ignomi-
nieuse, et ce «lyrisme du sang », comme dira plus tard
le philosophe, impressionna fortement le petit berger.
C'est aux environs de 1768 que Michael vint à Copen-
hague en apprentissage chez un oncle maternel. Al'âge
de 24 ans, il s'établit à son compte, non sans avoir dû
solliciter du propriétaire de sa ferme natale l'agrément
de résider dans la capitale. Il lui fut accordé par cette
curieuse lettre, vestige d'un temps où l'absolutisme et
même le servage régnaient encore dans les campagnes
danoises :
«Je soussigné Nicolaï Satterup, pasteur des pa-
roisses de Bölling et de Saeding, donne par la présente,
en tant que seigneur de ma ferme annexe de Saeding,
à Michael Pedersen Kierkegaard qui en est originaire
et qui, en raison de la condition difficile et des nom-
breux enfants de ses parents, a séjourné à Copenhague
neuf ans depuis sa douzième année et demeure encore
chez son oncle maternel, seigneur Niels Andersen, bon-
netier, permission, surtout comme il n'a jamais été
soldat, de demeurer où il veut sans que je puisse inter-
venir à l'avenir aussi longtemps qu'il n'entrera pas
dans l'état de paysan, puisque je dois le garantir de
tous risques et dommages à cet égard, ce que j'atteste
par ma signature et mon sceau. »
Paroisse de Bölling
Le 20 décembre 1777
N. Satterup
(Locus sigilli)
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Le 19 septembre 1788, Michael obtint par une lettre


patente royale l'autorisation «dans ladite Copenhague
en plus des marchandises importées des Indes orien-
tales et de la Chine, de vendre également des denrées
en provenance de nos îles des Indes occidentales, telles
que le sucre non raffiné, la mélasse et le café en grain,
et de les vendre en gros et en détail ». Le bonnetier
devenait aussi épicier.
On a retrouvé de lui, à l'époque où il tenait son
commerce, un portrait tracé par un de ses neveux,
M. Andersen Kierkegaard, qui l'aidait dans sa tâche :
«C'était un homme très ponctuel et très autoritaire.
Chaque chose devait être faite exactement à son heure,
de même que chacun de ses domestiques avait ses
occupations bien déterminées qui ne pouvaient être
accomplies par d'autres qu'en cas d'absolue nécessité.
Chose curieuse, le garçon bonnetier était chargé de
brosser les souliers et les bottines du patron et, autant
que je m'en souvienne, de balayer la boutique et la
portion du trottoir qui la bordait. Pour le lustrage des
chaussures, le vieux était extrêmement méticuleux.
Il ne fallait pas y trouver de taches ou de poussière.
Ce n'est pas qu'il grondât bruyamment ou usât d'in-
jures, mais le sérieux avec lequel il adressait ses répri-
mandes en imposait plus que les grands éclats de
voix. C'est à peine si la petite queue de cheveux sur
sa nuque faisait un mouvement bizarre même quand
ses propos étaient les plus mordants. »
Homme d'affaires avisé, Michael acquit rapidement
une immense fortune.
Il se maria en 1794. Deux ans plus tard, sa femme
mourut sans lui avoir donné d'héritiers. En 1797, il
épousa sa jeune servante et maîtresse, enceinte de
quelques mois, Anne Sörendatter Lund, fille d'un cul-
tivateur, personnage singulier lui aussi, qui était égale-
ment maître d'école et chantre à l'église.
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A l'âge de 40 ans, M. Kierkegaard se retira du com-


merce. Très intelligent, d'un esprit ouvert et curieux,
il consacra désormais ses loisirs à la lecture et à
l'étude de l'allemand.
Aux environs de 1803, il quitta Copenhague pour
aller habiter Hilleröd, entre autres raisons parce qu'il
«espérait que le changement de décor et la beauté du
paysage le divertiraient de sa mélancolie », car, dit
sa petite fille, l'écrivain Henriette Lund, «la mélancolie
était sa croix quotidienne ».
En effet un chancre rongeait l'âme de ce bourgeois
riche et respecté. Obsédé par son blasphème d'autre-
fois, il était persuadé que Dieu qui l'avait comblé de
biens matériels le punirait dans ses enfants. Aussi
chaque naissance qui survenait à son foyer accrois-
sait-elle encore son angoisse. Le remords d'avoir suc-
combé aux tentations de la chair, après le décès de sa
première femme, le tenaillait et dans ses jours les plus
sombres, il lui arrivait d'aller trouver l'évêque Mynster,
son directeur de conscience, et de lui dire : «Hélas !
il m'est arrivé aujourd'hui de penser à feu ma femme.
J'ai longtemps songé à elle. Prenez donc ces deux cents
rixdales pour les pauvres. »
En 1805 ou 1806, il revint à Copenhague, d'abord à
Ostergade puis, plus tard, le 10 juillet 1809, il s'installa
à Nytorv. C'est là que le 5 mai 1813, l'année de la ban-
queroute, «cette folle année financière où plus d'un
mauvais billet fut mis en circulation », naquit Sören
Aabye, le dernier des sept enfants. Le père avait 56 ans,
la mère 44. «J'étais le fils de la vieillesse », dira le
philosophe.
D'Anne Kierkegaard, nous ne possédons qu'un seul
portrait —de seconde main d'ailleurs —dû à la plume
d'Henriette Lund : «Je ne me la rappelle pas du tout,
mais j'en ai entendu parler dans la famille comme
d'une brave femme, d'un caractère simple et agréable.
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Le développement intellectuel de ses fils la dépassait


un peu. Leur essor apparaissait à son cœur affligé tel
une échappée loin du monde à son niveau où elle se
sentait chez elle et où elle les aurait volontiers gardés.
Aussi n'était-elle jamais plus contente que lorsqu'une
indisposition passagère les contraignait à revenir pour
un moment sous son aile. »
Si Kierkegaard n'a point parlé de sa mère, il a évoqué
de l'imposante figure paternelle une image immuable.
Vivant ou mort, le vieillard resta présent aux côtés de
son fils avec sa haute taille qui semblait se courber
sous le poids d'une mystérieuse affliction, sa redingote
grise, ses culottes de velours, ses souliers à boucles
d'argent.
L'arrivée au monde de Sören fut accueillie par
Michael avec crainte et tremblement. Ne sortait-il pas
triomphant de la banqueroute, accroissant encore con-
sidérablement sa fortune alors que tant d'autres étaient
ruinés. Une fois de plus Dieu lui accordait la richesse.
Pourtant, il frapperait un jour. Mais quand ? Or voici
que la venue de ce dernier enfant prenait une signi-
fication symbolique : Dieu exigerait en holocauste ce
fils de la vieillesse comme il avait demandé à Abraham
de lui sacrifier Isaac. Il en vit une confirmation dans
les maladies qui s'abattaient les unes après les autres
sur le garçonnet malingre et souffreteux.
Puisque Sören devait disparaître prématurément,
du moins qu'un monde meilleur lui fût ouvert. Aussi
Michael s'efforçait-il de lui donner le viatique de la
religion. Sollicitude despotique qui écrasait l'enfant
sous le fardeau d'une «éducation chrétienne stricte et
austère, à vues humaines une folie ».
Les affreuses visions que les Frères Moraves avaient
offertes en pâture à l'imagination du petit berger jut-
landais, le vieillard les déroulait à son tour devant les
yeux horrifiés de son fils. Jamais, a dit Kierkegaard,
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on ne lui parla de Jésus qui sourit dans la crèche.


Mais toujours et toujours, son père évoquait le Christ
humilié du calvaire. Le Vendredi Saint, jour d'infamie
et de trahison, allait hanter Kierkegaard sa vie durant.
«Bien avant que je ne l'ai constaté par moi-même,
écrit-il, j'avais appris que le mensonge, le scandale,
l'injustice dominaient le monde. »
En grandissant, Sören fut saisi d'étranges soupçons.
Il ne lui échappait pas combien son père était mélan-
colique. Pourtant il accomplissait scrupuleusement les
devoirs du culte. L'enfant en vint bientôt à penser
que si une tristesse aussi incurable minait cet homme
zélé, c'était donc que le christianisme était impuissant
ou cruel. Dieu n'était pas l'infini amour. Puis Michael
parla de «la force dévorante du péché » auquel nul
ne saurait échapper ; du honteux péché de la chair,
surtout, contre lequel il ne cessait de mettre en garde
le petit garçon épouvanté. La tentation est l'œuvre du
démon, répétait inlassablement le vieil homme. Et l'on
sait avec quelle obsession le démoniaque réapparaîtra
à travers toute l'œuvre du philosophe.
Pour parfaire l'éducation religieuse de l'enfant,
M. Kierkegaard le contraignait à s'intéresser tout par-
ticulièrement aux prédications de Mynster. C'est ainsi
qu'il lui promettait un rixdale pour qu'il lui lise un
sermon de l'évêque et quatre rixdales pour qu'il en
recopie un autre. Ces exigences lui valaient d'ailleurs
les observations ironiques du garçonnet qui lui faisait
remarquer combien il était immoral de le tenter de la
sorte avec de l'argent.
Dans les heures où Michael voyait son fils las et
triste, il lui redisait pour toute consolation : «Efforce-
toi de bien aimer Jésus-Christ ». Et certes, il obtint
que le nom du Christ demeurât gravé à jamais dans
le cœur de l'enfant et qu'il l'aimât, mais ce n'était pas
d'un amour qui apporte paix et joie. «C'est effroyable,
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dit le philosophe dans son Journal, quand il m'arrive


parfois de penser à l'arrière-fond sombre de ma vie
depuis ma prime jeunesse : cette angoisse dont mon
père m'imprégnait l'âme, sa propre mélancolie, terri-
ble, tout ce que je ne puis même pas divulguer à ce
sujet. Je ressentais une autre angoisse en face du chris-
tianisme et cependant j'étais violemment attiré vers
lui. » Sentiment ambivalent de l'enfant à l'égard de la
religion chrétienne qui, tout à la fois, le repousse et
le captive. Mais la vie affective de Kierkegaard était
ainsi ambivalente, et elle l'était surtout dans ses rela-
tions avec son père pour lequel il éprouvait, incons-
ciemment sans doute, un mélange de haine et d'amour.
Car il redoutait autant qu'il vénérait cet homme dur
qui faisait face aux épreuves avec une glaciale séré-
nité. Quand l'une de ses filles fut sur le point de
mourir et qu'on voulut adoucir ses derniers instants
par des mensonges charitables, il s'écria : «Non ! mes
enfants n'ont pas été élevés de cette manière ! » Après
quoi, il alla jusqu'au lit de l'agonisante et lui dit la
vérité sans détour.
Pourtant la force d'âme du père était plus apparente
que réelle. Il se laissait parfois abattre par de petites
contrariétés et sa véritable nature transparaissait
alors. Il était anxieux, tourmenté, en proie à des scru-
pules qui n'en finissaient plus, si bien qu'il en arrivait
à se déprécier à ses propres yeux.
Or, comme il est fréquent, cette inquiétude inté-
rieure, cette excessive susceptibilité de la conscience
avait pour contrepartie un sens moral scrupuleux.
M. Kierkegaard était ponctuel dans les affaires d'ar-
gent. Il était ami de l'ordre, des principes et se mon-
trait souvent tâtillon jusqu'à la mesquinerie dans les
menus faits de la vie courante.
Aussi avec la religion, la morale était-elle son souci
dominant. Obéir d'une obéissance aveugle, incondition-
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née, tel était l'impératif catégorique qu'enseignait ce


vieillard rigoriste. Sören en était si bien imprégné
qu'il en vint même à considérer l'étude de la gram-
maire latine sous un jour nouveau. C'est ainsi qu'il
écrit dans Ou Bien... Ou Bien : «Cet enseignement
causa sur mon âme une impression dont l'effet se fit
sentir encore d'une autre manière. Si j'ose m'attribuer
une aptitude à envisager une question sous l'angle
philosophique, je le dois à cette impression de mon
enfance. Le respect absolu avec lequel je considérais
la règle, ma déférence pour elle, le mépris avec lequel
je toisais la vie misérable de l'exception, la façon à mes
yeux justifiée dont celle-ci était pourchassée dans mon
cahier et toujours soulignée de rouge, qu'est-ce donc
sinon la distinction sur laquelle repose tout examen
philosophique. Quand, ainsi influencé, je regardais
mon père, il m'apparaissait comme une incarnation de
la règle. Et tout ce qui pouvait par ailleurs se produire
qui ne concordât pas avec ses commandements me
semblait l'exception. »
Il n'est pas étonnant qu'une telle éducation, éduca-
tion d'autant plus sévère que l'ancien bonnetier,
tenaillé par les remords, s'attachait à faire respecter
très strictement les normes éthiques, ait développé
chez le fils une conscience morale tyrannique. Même
après la mort de son père, Kierkegaard continua à agir
comme si ce dernier était toujours présent à ses côtés,
et toute sa vie il se sentit coupable et pénitent. Le
moindre égarement prenait à ses yeux une importance
démesurée.
Michael étendait aussi sa lourde autorité sur sa
femme, l'humble servante d'autrefois, et sur ses filles
qu'il élevait avec une telle dureté que son ami, le
conseiller d'Etat Bœsen, intervenait parfois en leur
faveur. La famille Kierkegaard représentait le type
même de la famille patriarcale.
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PRÉSENCE ET PENSÉE
VLADIMIR JANKÉLÉVITCH
L'aventure, l'ennui, le sérieux.
CHARLES LE CHEVALIER
L'enthousiasme et la ferveur.

GABRIEL MARCEL
La dignité humaine
et ses assises existentielles.

IMP. GROU-RADENEZ, PARIS


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