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Penseur religieux et précurseur de l'existentialisme, Søren Kierkegaard a conçu

une philosophie du choix dont l'intransigeance peut...

1 P enseur religieux et précurseur de l'existentialisme, Søren


Kierkegaard a conçu une philosophie du choix dont l'intransigeance
peut intimider. Il est aussi l'un des premiers à considérer la vérité
comme fondamentalement subjective.
2« Je fus élevé sévèrement depuis l'enfance dans la considération que la
vérité doit subir la souffrance, être outragée, insultée. » D'une austérité
ainsi glaciale, la pensée de Søren Kierkegaard est aussi -paradoxalement-
l'une de celles qui a accordé à l'expression des sentiments intérieurs la
considération la plus haute. Philosophe religieux, c'est à une conception du
christianisme comme via dolorosa, comme épreuve d'une vie pieuse
jalonnée de sacrifices et de souffrances qu'il a consacré son existence.
S'opposant fermement au luthéranisme d'État qui régnait alors au
Danemark, Kierkegaard pose une exigence de la foi et de l'authenticité qui
ne souffre aucun compromis avec le monde. Le christianisme
kierkegaardien se veut sans médiation, sans institution, presque sans
Église. Cette posture le conduira à décrire la vie intérieure comme une
conscience tiraillée entre le doute, le péché et la perpétuelle dramaturgie du
choisir. La foi se présente dès lors comme une voie royale pour explorer
l'intériorité. Kierkegaard est ainsi devenu l'un des premiers grands
philosophes de l'introspection individuelle. C'est d'ailleurs à cet aspect de
son œuvre que Kierkegaard devra d'être reconnu par la postérité, faisant de
lui le précurseur, avant l'heure, du courant existentialiste. Toujours en
quête d'une vérité « pour moi », qui n'est pas celle des grands systèmes
universels à l'instar de René Descartes ou Georg Hegel, mais celle pour qui
il y va de « moi-même ». Pourtant, la conscience individuelle ainsi
émancipée se heurte inévitablement au vertige de la liberté c'est-à-dire du
choix. Face à l'angoisse d'exister dans un monde où l'expression d'un choix
individuel est déterminante, l'homme kierkegaardien endure le désespoir
comme un fardeau constitutif à sa condition d'humain. « Être soi » devient
le défi existentiel par excellence, celui qui consiste à se tenir au seuil d'une
infinité de possibilités et, dans un « saut » fondateur, à assumer jusqu'au
bout tous les risques d'une décision.
Maisons closes et ivresse

3Le 5mai 1813, Søren Kierkegaard, petit dernier d'une famille de sept
enfants, originaire d'un petit village de l'Ouest du Jutland, vient au monde.
Âgé de 53 ans, son père est un homme taciturne et mélancolique. Sorën n'a
que 6 ans quand une série de décès vient emporter tour à tour ses frères et
sœurs. Seuls son frère aîné et lui survivent. Convaincu qu'une malédiction
pèse sur la famille, le père veut assurer le salut éternel de son dernier-né,
au cas où il devrait mourir lui aussi prématurément. L'éducation religieuse
de Sorën sera alors hantée par l'image du Christ agonisant sur la croix.
Profondément atteint et indigné par l'injustice du sort de Jésus, Sorën se
forge alors une conception de l'humanité pécheresse et plus rien désormais
-ni l'idée de la Résurrection ni celle de la Rédemption- ne viendra l'éloigner
de sa fascination pour l'intransigeance sacrificielle de la foi. Toute sa vie, il
cherchera à appréhender la souffrance comme l'épreuve fondamentale du
chrétien, se considérant si ce n'est comme témoin de la vérité, martyre de
son temps. Car Kierkegaard ne tardera pas à s'opposer au christianisme
officiel du Danemark à qui il reproche un manque d'authenticité. Son
christianisme à lui ne peut être l'objet de compromis avec la société. Il
impose l'isolement et la solitude.
4À 18 ans, Kierkegaard connaît ce qu'il a appelé « le tremblement ». Un
soir, son père ivre lui aurait dévoilé un secret, la famille serait
« maudite »  : voilà ce qui serait la cause de tous ces décès... Kierkegaard a
vécu cette « révélation » comme un choc. En proie à de terribles crises
d'angoisse, il fuit le foyer paternel. Commence alors pour lui une vie de
débauché. Il fréquente les maisons closes, dilapide son argent à faire la fête
et rentre ivre quasiment tous les soirs. Il découvre le Don Juan de Mozart
et joue les dandys séducteurs. Ce changement radical de mode d'existence
joue un rôle capital dans la pensée kierkegaardienne où déjà s'annonce sa
théorie du « saut », à l'origine de celle des « stades de
l'existence » (encadré p.56), et en l'occurrence, ici, celui du « stade
esthétique ». Criblé de dettes et repentant, il revient un an plus tard le 8août
1838 chez son père juste avant son décès. « Mon père est mort (...).
J'aurais tellement aimé qu'il eût vécu quelques années de plus, et je
regarde sa mort comme l'ultime sacrifice de sa part à son amour pour
moi. » Kierkegaard reprend alors à ses études  : en juillet1840, il obtient le
certificat de théologie requis pour exercer comme pasteur. Lors d'un
pèlerinage dans le village de son père, il rencontre Regine Olsen, une belle
jeune fille de 17 ans dont il tombe éperdument amoureux. Les voilà bientôt
fiancés. Cette rencontre marquera à jamais sa vie et son œuvre. Mais, après
avoir entretenu une relation épistolaire passionnée, Kierkegaard se rétracte
soudainement, juste avant le mariage. Il renvoie la bague de fiançailles à
Régine accompagnée de ce mot  : « En Orient, l'envoi d'un cordon de soie
signe pour le destinataire son arrêt de mort  ; ici, l'envoi d'un anneau
signe l'arrêt de mort pour celui qui l'envoie. »
5Tout le petit monde de l'aristocratie danoise, dont Kierkegaard fait partie,
condamne son geste. Le jeune homme s'enfuit à Berlin pour éviter de subir
le scandale. Mortifié par la rupture avec Regine qu'il aime pourtant
profondément (« ce que j'ai perdu, c'est la seule chose que j'aimais »), il
s'interroge sur le sens de son choix. Il en conclut qu'un pacte plus
grand, « un pacte de larmes » le lie avec Dieu. Cet amour sacrifié sur
l'autel de sa vocation religieuse a quelque chose d'amèrement ironique
quand on sait que par la suite, Kierkegaard ne cessera de faire l'apologie du
mariage comme l'emblème du « stade éthique » de la vie.

L'existence comme possibilité

6À Berlin, Kierkegaard va suivre les cours de Friedrich von Schelling et


l'enthousiasme un temps avant de s'en détourner. Les Lumières allemandes
(l'Aufklarüuml ;ng) affirmaient le pouvoir de la raison comme principe
autonome et opposé à l'obscurantisme religieux. Mais le nouveau courant
romantique, opposé aux Lumières, a vu le jour. Pour les romantiques, dont
Johann Fichte est le principal représentant, la raison est infinie comme le
sont la suite des nombres qui s'ajoutent les uns aux autres dans une suite
logique. Considérer la raison comme infinie revient à faire du monde un
mouvement rationnel qui avance d'une étape à une autre sous le joug de la
nécessité de sorte qu'il devient possible de déduire l'étape qui va suivre de
manière a priori, c'est-à-dire sans avoir recours à l'expérience. Pour
Kierkegaard, cette façon d'envisager le monde comme un grand système
qui engloberait tout dans une dynamique homogène nie l'individu et sa
liberté. Un système ne pourra, dès lors, jamais rendre compte de
l'expérience individuelle car elle exclut toute idée de contingence. Or, pour
Kierkegaard, l'être humain est pure contingence. Contre l'effort des milieux
intellectuels danois pour réconcilier le christianisme avec la spéculation
hégélienne, qui prétendait fonder la foi en raison, Kierkegaard oppose
l'impuissance fondamentale de la raison à élucider le mystère qui lie un
individu à la révélation divine. Aucune explication objective ne peut
s'aventurer, sans se compromettre, dans l'intimité d'une conscience.
7Pierre angulaire de la pensée de Kierkegaard, le « possible » est à la base
de l'existence humaine. Pour lui, l'homme ne se contente pas de vivre,
c'est-à-dire de naître et de mourir, il existe c'est-à-dire que sa présence
l'engage dans le monde. Dès lors, il n'est pas soumis à des contraintes
naturelles qui le poussent à agir de telle ou telle façon. L'homme est pour
lui une contingence pure qui a pour seule nécessité celle de devoir choisir
constamment sa vie. Car exister, c'est choisir et cette liberté est la condition
métaphysique de l'homme. Condamné à faire des choix, l'homme se
singularise, presque malgré lui, et devient individu. Ce champ infini de
possibles qui s'offre alors à lui n'a pourtant rien de bienheureux. Au
contraire, il prend la forme d'un abîme sans fond  : un vertige
métaphysique. Si rien ne m'oblige ni ne m'incite à choisir ceci plutôt que
cela, comment choisir  ? Comment être sûr de ne pas se tromper  ? Derrière
chaque choix, se cachent toujours la potentialité d'un bonheur et celle d'un
malheur. Voilà comment l'expérience de la liberté devient paralysante
plutôt qu'émancipatrice. Elle devient malaise, doute et tourment. Elle
devient angoisse.
8Dans Traité du désespoir (1849), Kierkegaard s'interroge sur le rapport
qu'entretient l'individu avec lui-même lorsqu'il éprouve la difficulté de
l'injonction à « être soi ». Être totalement libre  ? Se sentant incapable d'un
tel engagement, l'homme se met à désespérer de lui-même, trop conscient
du piège existentiel dans lequel il se trouve irrémédiablement. Pour
Kierkegaard, s'extirper du désespoir ne peut jamais venir de nous-mêmes
mais forcément d'une force extérieure. Ainsi en est-il de la foi en Dieu.
Cependant, l'acte de foi n'a lui-même rien de serein. Il ne satisfait jamais
les exigences intellectuelles, ne délivre aucune certitude. Il est précisément
« choix » au sens le plus noble du terme. Celui qui implique de prendre et
d'assumer les risques de l'existence à son compte. Au fond, il ne s'agit pas
pour l'homme existentiel de choisir telle ou telle chose mais d'avoir le
courage de « vouloir choisir », c'est-à-dire d'accepter une responsabilité.
Pour le penseur, on décide quelque chose comme on saute dans le vide.
Cette radicalité de la décision tranche dans les choix à la manière d'un
couperet.

De l'esthétique à l'éthique

9Revenu à Copenhague, Kierkegaard publie Ou bien... ou bien (1843) sous


un pseudonyme (comme toutes les œuvres philosophiques qu'il écrira
ensuite) dont le succès ne se fera pas attendre. Dans cet ouvrage, il décrit
l'alternative qui se pose entre un mode de vie esthétique et un mode de vie
éthique  : « ou bien » celui de l'esthète « ou bien » celui de l'éthicien. La
première partie de l'œuvre, consacrée à la vie esthétique est un composé de
plusieurs écrits compactés en un seul. On y trouve notamment Le Journal
d'un séducteur (1843), célèbre roman épistolaire où Johannes, sorte de Don
Juan moderne, cherche à séduire la belle Cordélia avant de l'abandonner
lorsque celle-ci tombe amoureuse... Ce scénario n'est pas sans rappeler la
relation qui liait Kierkegaard à Regine, séduite et abandonnée à la veille du
mariage. La seconde partie décrit le choix de « l'éthicien » qui a accepté
une responsabilité envers lui-même.
10Après ce livre, commence alors une période extrêmement prolixe où
Kierkegaard, profitant d'une aisance matérielle, se consacre entièrement à
son œuvre. Il révèle alors tous ses talents d'écrivain, dans une œuvre où se
mêlent réflexions philosophiques, récits, poèmes et théologie. En six ans, il
publie Crainte et tremblement (1843), La Répétition (1843), Miettes
philosophiques (1844), Du concept d'angoisse (1844), Étapes sur le
chemin de la vie (1845)... tout en continuant à tenir scrupuleusement son
journal. Ayant accédé à la célébrité, (il est reconnu par les badauds dans les
rues de la capitale), il sera aussi la risée de Copenhague, suite à la
publication d'un numéro du Corsaire, journal satirique très en vogue qui le
tourne en ridicule. Un jour, il apprend le mariage de Regine avec Fritz
Schlegel, ruinant son espoir caché qu'elle lui reste fidèle en pensée  ! Ses
multiples tentatives de la revoir, avant qu'elle suive son époux aux Antilles,
se soldent par de froids adieux échangés sur une place publique, où il ne
parviendra finalement pas à prononcer le moindre mot. Quelque mois plus
tard, Kierkegaard tombe gravement malade  : replié sur lui-même, il refuse
alors toute visite, même celle de l'évêque venu lui proposer une ultime
réconciliation avec l'Église. À 42 ans, Kierkegaard s'éteint, seul et ruiné.
Sur son lit de mort, Regine, « écharde dans la chair », le hante
toujours  : « Elle a été l'aimée. Mon existence sera l'exaltation absolue de
la sienne, mon activité littéraire pourra aussi être considérée comme un
monument à sa gloire et à sa louange. Je l'emporte avec moi dans
l'histoire. »

L'angoisse, un concept clé


Concept clé dans la pensée existentialiste, l’angoisse a été introduite en
philosophie par Søren Kierkegaard pour désigner ce que ressent l’homme
lorsqu’il prend conscience de sa situation dans le monde. Pour
Kierkegaard, jamais l’homme n’aura accès à la vérité absolue, à la
transcendance pure. Il ne peut ainsi jamais être assuré de quoi que ce soit.
Il est condamné à choisir sans jamais obtenir la certitude que son choix est
le bon. La foi est alors le seul recours. Elle est une certitude subjective de
la vérité. Il s’agit de savoir ce qui est vrai non pas en soi mais pour soi.
Dans Le Concept de l’angoisse, publié en 1844, sous le pseudonyme
Vigilius Haufniensis, le penseur présente l’angoisse comme un sentiment
qui, contrairement à la peur, n’a pas d’objet déterminé. L’angoisse réside
en réalité dans le rapport qu’entretien l’homme avec la nécessité de choisir
entre une multitude de possibilités, propres à sa condition. L’angoisse est
l’expérience de la liberté vécue comme un vertige. C’est pourquoi il est
bien plus pertinent d’étudier ce sentiment, non pas philosophiquement,
c’est-à-dire comme un concept, mais psychologiquement, comme un
sentiment.
Louisa Yousfi

Le père de l'existentialisme ?
Longtemps tenu à l’écart de la philosophie, l’œuvre de Søren Kierkegaard
a connu une véritable renaissance avec l’essor du courant existentialiste
après la Seconde Guerre mondiale. En opposition farouche aux grandes
spéculations métaphysiques, Kierkegaard cherche à penser l’être humain
dans son existence concrète, c’est-à-dire dans son expérience personnelle.
Qu’est-ce donc qu’exister pour un être humain ? Telle est la question
kierkegaardienne par excellence que reprendra à son compte Jean-Paul
Sartre pour qui la question clé de la philosophie est celle de l’engagement
et de la responsabilité face à la liberté. ?
Martin Heidegger avait mentionné Kierkegaard plusieurs fois dans Être et
Temps (1927) mais il le fait uniquement pour l’opposer à Georg Hegel et
lui reprocher son absence de rigueur. Cependant, de nombreux concepts
semblent témoigner de la parenté de pensée qui lie les deux penseurs :
l’angoisse, idée largement développée dans Être et Temps ou « le saut »
que Heidegger évoque dans son cours « Le principe de raison de Leibniz ».
Emmanuel Levinas écrira même qu’« il est possible que derrière chaque
phrase de Heidegger, il y ait du Kierkegaard ». ?
Kierkegaard a influencé aussi Karl Jaspers à travers sa conception de
l’existence individuelle, conçue comme unique, face au dilemme de la vie
en commun : si chaque individu est singulier, comment les individus
peuvent communiquer entre eux ? Si la vérité est intimement liée à ma
seule personne, puis-je la mettre en parole sans l’altérer ? ?
Gabriel Marcel, représentant de « l’existentialisme chrétien », reprendra du
philosophe danois le concept « d’alternative ». Quand à Emmanuel
Mounier, figure du catholicisme social, il ira jusqu’à émettre l’espoir de «
réconcilier Kierkegaard et Marx ».
Louisa Yousfi

L'esthète, le chic type et le croyant


Dans Étapes sur le chemin de la vie (1845), Søren Kierkegaard présente
trois profils d’existence. Aucune n’est compatible avec les autres de telle
sorte qu’aucune synthèse n’est possible .

Le stade esthétique?
?Incarné par Johannes, personnage masculin du Journal d’un séducteur
(1843), le stade esthétique est dominé par la figure du séducteur. Celui-ci,
obsédé par la recherche du plaisir, ne veut vivre que dans l’instant. Il
correspond au mode de vie du Don Juan qui après avoir séduit une femme
en désire immédiatement une autre. Pour Søren Kierkegaard, « l’esthète »
est un Narcisse qui veut à tout prix se différencier, car il veut tout et
maintenant. Il reste suspendu au-dessus d'une multitude de possibilités et
renonce à choisir. Renonçant à s’engager durablement, il revendique sa
subjectivité, son indécision, qui est aussi une forme de liberté absolue.?
Ce portrait de l’esthète en libertaire hédoniste, on pourrait le retrouver à
d’autres époques de l’histoire. À Athènes par exemple avec Calliclès, qui
prône la jouissance immédiate des plaisirs. À l’époque contemporaine, on
pourrait retrouver le portrait de l’esthète au cinéma, James Dean dans La
Fureur de vivre (1955), ou dans le roman (par exemple American Psycho,
1991). Le stade esthétique fait songer à toutes ces formes contemporaines
de plaisir débridé dont, par exemple, Ibiza ou le credo du « jouir sans
entraves ». Selon Kierkegaard, la désinvolture de l'esthète s’accompagne
d’une attitude ironique face à l’existence.?
L’ironie – sujet auquel Kierkegaard consacre sa thèse de doctorat –
consiste à refuser le sérieux de l'existence. Mais cette attitude a quelque
chose de tragique et désabusé. L’esthète est un désabusé et son ironie est
une façon d’exprimer le décalage entre nos idéaux et la réalité, toujours
décevante. La recherche de la jouissance a quelque chose de désespéré.
Voilà pourquoi le mode de vie « esthétique » ne peut finalement satisfaire.
Il n’est au fond qu’une fuite en avant ne débouchant sur rien. Les plaisirs
se succèdent et se ressemblent. Un sentiment de répétition inutile s’empare
alors de l’esthète et le conduit à la « mélancolie » (que l’on appellerait
aujourd’hui la dépression). Pour Kierkegaard, il faudra bien un jour mettre
un terme à cette forme de vie qui ne mène a rien. Et pour lui, cet abandon
ne se fera ni par changement progressif, ni par un simple dépassement à la
manière d'une dialectique. Il s’agit de réaliser un véritable « saut », c’est-à-
dire prendre une décision ferme et radicale.?

Le stade éthique?
?Alors que l’esthète ne veut renoncer à rien et veut jouir de tout, l’éthicien
lui, veut « fixer » sa vie. Au stade éthique, l’individu devient adulte. Il a
fait le choix de l’engagement et de la fidélité. Il a compris que le jouisseur,
qui se croit libre en cherchant à satisfaire ses seuls désirs immédiats, se
soumet en fait passivement à eux : il devient un esclave. Le « stade éthique
», correspond à une renonciation à une vie d’exception pour choisir une vie
plus humble et ordinaire. L’« éthicien » de Kierkegaard correspond à la vie
rangée des « gens biens », du bon père de famille, du bon mari, de la bonne
épouse, du bon citoyen… Autant le séducteur du stade esthétique se révèle
égoïste et narcissique, autant la personne au stade éthique privilégie le sens
du devoir. Cette morale du « chic type » vénère la fidélité (à son
compagnon ou sa compagne), la loyauté (envers son pays, son entreprise,
son clan). Son rapport au temps, à l’argent diffère fondamentalement du «
flambeur » qu’est l’esthète. L’un est cigale, l’autre fourmi. L’un dépense
sans compter, l’autre l’épargne. L’un vit au jour le jour, l’autre songe à
l’avenir et construit patiemment ses projets et plans de carrière. ?
En s’engageant dans l’existence concrète, l’éthicien se plie aux règles
sociales et accepte de composer avec elles. Le mariage incarne pour
Kierkegaard le symbole de cette vie éthique. En se mariant, l’éthicien
officialise sa promesse de fidélité à l’autre en lui donnant une dimension
civile. Ce n’est pas pour autant une renonciation à tout romantisme et à
toute notion de plaisir. Mais le celui-ci doit rester dans les normes et la
maîtrise de soi. Kierkegaard insiste sur le fait que ce choix de vie n’est
nullement une forme de soumission : car respecter des règles de vie est
aussi un choix de vie qui échappe à l’automatisme du devoir. L’esthète
croyait trouver sa liberté dans le désir, et tombait vite dans l’esclavage.
L’éthicien, lui, semble se soumettre aux conventions : en fait il fait
triompher sa liberté en s’engageant de lui-même dans une vie quotidienne
moins glorieuse mais dirigée par les règles qu’il s’est définies lui-même.
Celui qui a renoncé à son statut d’homme exceptionnel – en se mariant, en
assumant peut-être une famille, des responsabilités sociales – se révèle
finalement le plus extraordinaire des deux. ?
Le stade religieux?
?Après avoir épuisé lui-même les illusions du stade esthétique, comme Le
Journal du séducteur en témoigne, Kierkegaard aurait voulu réaliser le «
stade éthique ». Il n’y est pas parvenu. Il ne s’est pas marié, n’a jamais su
avoir un rapport aux autres serein, ni même assumer une position sociale
stable et assurée. Il est mort seul et ruiné. C’est que Kierkegaard est
convaincu de porter en lui un rapport à Dieu qui l’empêche d’appartenir
tout à fait à la société. Le « stade religieux » est pour Kierkegaard, le
troisième mode d’engagement de l’existence humain. Il ne s’agit plus de se
vouer à soi (stade esthétique), aux autres (stade éthique), mais se consacrer
tout entier à une transcendance. Cette relation au divin condamne tout
compromis avec la société. Rompre ses fiançailles avec Régine n’a pas eu
d’autre sens. Ce sacrifice au nom de la foi est « l’expression de l’abandon
le plus absolu ». Entrer en relation avec l’absolu implique forcément une
rupture avec les autres. Aujourd’hui, le mysticisme ou le fondamentalisme
religieux qui impose le sacrifice de soi représenteraient cette forme
d’engagement absolu. Par extension, cette ascèse mystique peut se
transposer à tous ceux qui décident de s’engager de façon absolue, dans
n’importe quel type de transcendance : idéal scientifique, philosophique,
artistique, sportif au détriment de son plaisir immédiat ou des contraintes
de son milieu.
Louisa Yousfi

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