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Pendant l'été 1971, je donnais deux cours sous les
auspices conjoints du Linguistic Institute of America et
du département d'anglais de la State University of New
. '. , York à Buffalo. Je donnais ces cours le matin, dans la
i .. . •même salle. À 9 h 30, je rencontrais un groupe d'étu-
t :··' $.'F diants qui s'intéressaient au rapport entre linguistique et
f P ' " critique littéraire. Le sujet initial était la stylistique, mais
r '!!l',h 'iI.:i;:\\nos préoccupations étaient en fait théoriques, et s'éten-
daient aux présupposés et auX préconceptions qui sous-
f,. à la fois la linguistique et la pratique littéraire.
t . • H, AIl h 00, ces étudiants étaient remplacés par un autre
t .r dont les préoccupations étaient exclusivement
li - - littéraires, et se cantonnaient, en fait, à la poésie reli-
gieuse anglaise du XVIIe siècle. Ces étudiants avaient
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appris comment identifier les symboles chrétiens et I mationnelle dans la communauté littéraire. Le nom
reconnaître des schèmes typologiques, et coffiment pas- i d'Ohmann était écrit tel que vous le voyez ici car je ne
ser de l'observation de ces symboles et modèles à la me souvenais plus s'il prenait un ou deux « n » . En
spécification d'une intention poétique qui était générale- d'autres termes, le point d'interrogation entre paren-
ment d'ordre didactique ou sermonnaire. Ce jour-là, le thèses n'indiquait rien d'autre qu'une mauvaise mémoire
seul rapport entre les deux cours était un sujet de devoir et un désir de ma part d'apparaître scrupuleux. Le fait
pour les étudiants du premier qui était encore au tableau que les noms soient apparus dans une liste disposée
au début du second. On pouvait donc lire : verticalement et qu'ils soient plus ou moins centrés par
rapport aux noms jumelés de Jacobs et Rosenbaum
Jacobs-Rosenbaum était tout aussi fortuit et ne révélait rien d'autre, s'il
Levin révélait quelque chose, qu'un caractère vaguement
Thome obsessionnel.
Hayes Entre les deux cours, je n'ai fait qu'un changement.
Ohman (?) J'ai tracé un cadre autour du sujet de devoir et j'ai écrit
au-dessus de ce cadre: « p. 43 » . Quand les étudiants
Je suis sûr que beaucoup d'entre vous auront déjà du second cours sont entrés dans la salle, je leur ai dit
reconnu les noms de la liste, mais permettez-moi, au que ce qu'ils voyaient au tableau était un poème reli-
nom de l'exactitude, de les identifier. Roderick Jacobs et gieux du type de ceux qu'ils avaient étudiés, et je leur
Peter Rosenbaum sont deux linguistes qui ont co-écrit . , ai Immédiatement,_ils..§'extt-
plusieurs manuels et co-édité plusieurs anthologies. d:une q:u, pour des :aison,s
Samuel Levin fut l'un des premiers linguistes à appliquer , . - qw nevlendront blentot clarres, etait plus ou mOlllS pre-
les opérations de la grammaire transformationnelle aux t visible. Le premier étudiant qui prit la parole fit remar-
textes littéraires. J. P. Thome est un linguiste de l'univer- . quer que le poème était certainement un hiéroglyphe,
sité d'Edimbourg qui essaya, comme Levin, d'étendre les
règles de la grammaire transformationnelle aux irrégula-
lr bien qu'il ne pût établir avec certitude si sa forme
était celle d'une croix ou d'un autel. Cette question fut
rités notoires du langage poétique. Curtis Hayes est un f laissée de côté lorsque les autres étudiants, suivant
linguiste qui utilisait la grammaire transformationnelle l'exemple du premier, commencèrent à se concentrer
pour donner une base objective à son impression intui- ti: sur les mots pris individuellement, s'interrompant
tive que le langage de l'Histoire de la décadence et de la "
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mutuellement par des suggestions qui venaient si rapi-
chute de l'EmPire romain de Gibbon était plus complexe i
<, dement qu'elles semblaient spontanées. Le premier
que celui des romans d'Hemingway. Et Richard Ohmann vers du poème O'ordre même des événements sup-
est le critique littéraire qui contribua plus que tout autre rI posait un objet au statut déjà constitué) reçut:lla plus
à introduire le vocabulaire de la grammaire transfor- grande attention. Jacobs fut expliqué comme une réfé-
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QUAND LIRE C'EST FAIRE COMMENT RECONNAÎTRE UN POÈME QUA.!'[[) ON EN VOIT UN

rence à l'échelle de Jacob, représentation allégorique tra- pouvait être simplement « amen »,la juste conclusion
ditionnelle de l'ascension chrétienne vers le Ciel. Dans d'un poème célébrant l'amour et la miséricorde de Dieu,
ce poème cependant, en tout cas c'est ce que m'ont dit qui a donné son Fils unique pour que nous vivions. .
mes étudiants, le moyen d'ascension n'était pas une Après avoir spécifié et mis en rapport les sens à don-
échelle mais un arbuste, un rosier ou Rosenbaum. il ner aux mots du poème, les étudiants commencèrent à
fut considéré comme une référence évidente à la Vier- discerner des schèmes structuraux plus vastes. On remar-
ge Marie, souvent caractérisée comme une « rose sans qua que parmi les six noms que comporte le poème, trois
épines », celle-ci étant par ailleurs un emblème de - Jacobs, Rosenhaum et Levin - sont hébreux, deux
l'Immaculée conception. Arrivé là, le poème leur a sem- - Thome et Hayes - sont chrétiens etle dernier - Ohman -
blé fonctionner à la façon, bien connue, d'une énigme ico- est ambigu, l'ambiguïté étant marquée dans le poème
nographique. Il posait soudain la question: « comment même (selon l'expression consacrée) par le point d'inter-
se fait-il qu'un homme puisse monter au ciel au moyen rogation entre parenthèses. Cette division fut considérée
d'un rosier? », et menait le lecteur à cette réponse inévi- comme un reflet de la distinction fondamentale entre l'an-
tablé: grâce au fruit de cet arbre, le fruit des entrailles de cienne dispensation et la nouvelle, la loi du péché et la loi
Marie, Jésus. Une fois cette interprétation établie, elle fut de l'amour. Cependant, cette distinction est brouillée, puis
étayée par, et donna tout son sens à, un autre élément, le finalement annulée par la perspective typologique qui
mot « thorne », qui ne pouvait être qu'une allusion à la investit les événements et les héros de l'Ancien Testament
couronne d'épines, symbole des épreuves endurées par de significations issues du Nouveau Testament La struc-
Jésus et du prix qu'il paya pour notre salut à tous. il n'y ture du poème, conclurent mes étudiants, est donc duelle,
avait qu'un pas (même pas, en réalité) de cette révélation établissant et détruisant dans le même temps son motif
à la reconnaissance en Levin d'une double référence, pre- fondamental (hébreux vs. chrétien) . Dans ce contexte, il
mièrement, à la tribu de Levi, dont la fonction sacerdotale n'y a donc rien qui oblige à résoudre l'ambiguïté de Ohman
fut accomplie par le Christ, et deuxièmement, au pain puisque les deux lectures possibles -le nom est hébreux,
sans levain (leaven) qu'emportèrent les enfants d'Israël le nom est chrétien - sont autorisées par la présence récon-
lors de l'Exode hors d'Égypte, le lieu du péché, suite à ciliante de Jésus-Christ dans le poème. Enfin, je dois vous
l'appel de Moïse, sans doute le plus connu des modèles dire qu'un des étudiants entreprit de compter les lettres et
du Christ dans l'Ancien Testament Le dernier mot du découvrit, ce qui ne surprit personne, que les lettres les
poème reçut au moins trois lectures complémentaires: plus fréquentes du poème étaient S, 0, N (Son, le Fils).
,,. Certains d'entre vous auront noté que je n'ai encore
cela pouvait être « omen » (présage) , puisqu'une grande
partie du poème avait un rapport avec l'annonce et la pro-
tf rien dit de Hayes. C'est que, de tous les mots poème,
phétie ; cela pouvait être « Oh Man », puisque c'est l'his- r c'est celui qui s'est avéré le plus rétif à l'interprétation,
r· un fait qui n'est pas sans conséquence, mais que je lais-

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toire de l'homme en ses lieux de croisement avec le plan
du divin qui constitue le sujet du poème; et.hien sûr, cela \ serai de côté pour le moment, puisque je suis moins
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intéressé par les détails de l'exercice que par la capacité exemple (parce que leurs professeurs le leur avaient
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de mes étudiants à s'y prêter (Perform it). Quelle est la
source de cette capacité? Comment se fait-il qu'ils aient r dit), que les poèmes présentent (ou sont censés présen-
ter) une organisation plus dense et plus complexe que
pu faire ce qu'ils ont fait .? Ces questions sont impor- les communications ordinaires; et cette connaissance
tantes puisqu'elles se rapportent directement à une
question récurrente de la théorie littéraire: quelles sont ft s'est traduite par une disposition - et même une déter-
mination, pourrait-on dire - à voir des connexions entre
les marques distinctives du langage littéraire? Ou, pour un mot et un autre et entre tous les mots et la perspec-
parler plus familièrement: comment reconnaissez-vous tive d'ensemble du poème, En outre, le présupposé qu'il
un poème quand vous en voyez un ? Le sens commun, ya une perspective d'ensemble est lui-même spécifique
suivi par de nombreux linguistes et critiques littéraires,
t à la poésie, et il présida à la réalisation de celle-ci. Une
répond que l'acte de reconnaissance est provoqué parla
' présence.de,marques.dtstinctives. Autrement,dit,Nous, l fois supposé que la collection de mots qu'ils avaient de-
vant eux était unifiée par une finalité informante (car
f les finalités informantes font partie des choses que les

1
poèmes possèdent), mes étudiants ont entrepris d'en
trouver up.e et de la formuler. C'est à la lumière de cette
modèle d6nULèstasse,zéyi.aent au finalité (désormais supposée), que les sens à donner à

sance qu'ils faisaientface à un poème;-aùcCintrait'e, de,st


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chacun des mots commencèrent à leur être suggérés,
des sens qui étoffèrent ensuite le présupposé qui les
avait générés en premier lieu. Ainsi, les significations des
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l'acte de reconnaissancequifti't mots et l'interprétation dans lesquelles ces mots sem-
.. .•.efTès blaient inclus émergèrent ensemble, comme la consé-
'. marques .distinc);iYesqntsuiyi. ." quence des opérations que mes étudiants commencèrent
E.1l. d'autres termes; loind;ètre par .des, à exécuter (perform) dès qu'on leur a dit qu'il s'agissait
. caractéristiques formelles, d'un poème. . ' . ... . .'
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la poésie vous 'ait qiie le làngage de la ppésie est com-
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fiée à un poème de manière à faire ressortir la com- dois dire, cependant, que j'ai
plexité que vous savez être« là». Vous serez, par exemple, répété l'expérience uri certain nombre de fois dans une
à l'affût des ambiguïtés latentes; vous ferez attention à la dizaine d'universités de trois pays différents, et les résul-
présence de séries allitératives et assonancées (il y en tats sont toujours identiques, même lorsque les partici-
aura toujours), et vous essayerez d'en faire quelque chose pants savent depuis le début que ce qu'ils regardent était
(vous y parviendrez toujours) ; vous chercherez des à l'origine un sujet de devoir. Bien sûr, ce fait même
significations qui subvertissent, ou entrent en tension pourrait être transformé en objection: la reproductibilité
avec, les significations qui apparaissent à première vue ; de l'exercice ne prouve-t-elle pas qu'il y a quelque chose
et si ces opérations manquent de produire la complexité dans ces mots qui conduit tout le monde à agir de la
anticipée, vous allez même proposer de donner un sens même manière? N'est-ce pas juste un heureux hasard si
aux mots qui ne sont pas là, car, comme chacun sait, tout, des noms comme Thome et Jacobs ont des équivalents
dans un poème, jusqu'à ses omissions, fait sens. Et en ou presque équivalents dans des noms et des symboles
faisant tout cela, vous n'aurez pas l'impression d'agir bibliques? Et mes étudiants n'auraient-ils pas été inca-
(performing) en forçant le texte, puisque vous ne ferez pables de faire ce qu'ils ont fait si le sujet de devoir que
que ce que vous aurez appris à faire e.o. devenant un lec- j'ai donné au premier cours avait été constitué de noms
différents? La réponse à toutes ces questions est non.
Pourvu qu'on leur ait donné la ferme conviction qu'ils
étaient face à tm poème religieux, mes étudiants
auraient été capables de transformer n'importe quelle
.
.. ,;"- liste de noms en un poème du genre de celui que nous
nnte réfutiQn ", avons maintenant devant les yeux, car ils auraient lu
..
. les noms à l'intérieur du présupposé qu'ils étaient infor-
dent pas les poemes: ils les font a']ieymake "them). més par un sens chrétien. (Ce n'est rien d'autre que '
Pour beaucoûp-;U'S'âgiracI'ÜÎlë'"coilcîusÎon"pênible, et l'analogue littéraire de la règle de la foi de saint Augus-
de nombreux arguments pourraient être enfourchés , tin). Pour vérifier cette assertion, remplacez Jacobs-
pour la prévenir. Qnpourrait faire remarquer Rosenbaum, Levin, Thome, Hayes et Ohman par des
noms de professeurs de la faculté de Kenyon College
- Temple, Jordan, Seymour, Daniels, Star, Church. Je ne
,occupés 'religj.éisepe.QQmJ,tPlu- vais pas perdre mon temps ou votre patience à procéder
à une analyse en bonne et due forme, qui impliquerait,
bien sûr, la relation entre ceux qui ont vu le fleuve
Jourdain (Jordan) et ceux qui ont vu dava.ntaié en voyant
l'Étoile (Star) de Bethléem, accomplissant ainsi la pro-

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phétie selon laquelle le temple de Jérusalem devait être l't vail, et le même type de travail, pour le voir comme un
remplacé par l'église (church) intérieure édifiée dans le sujet de devoir et comme un poème. Si cela semble
cœur de chaque chrétien. Je dirai seulement qu'elle est contre-intuitif, c'est que ce travail exigé pour le voir
très facile à faire (vous pouvez ramener le poème chez comme un sujet de devoir, nous l'avons déjà fait, au cours
vous et la faire vous-mêmes) et que la forme qu'elle pren- f de notre acquisition d'une immense quantité de connais-
i
drait ne serait pas contrainte par les noms mais par les r sances de fond qui nous permet, vous et moi, d'évoluer
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présupposés interprétatifs qui leur ont donné leur sens dans le monde universitaire. Pour savoir ce qu'est un
avant même qu'on les voit. Ce serait tout aussi vrai s'il n'y r
f
sujet de devoir, mieux, pour savoir ce qu'il faut faire
avait pas de noms sur la liste, si le papier ou le tableau 1 d'une chose identifiée comme un sujet de devoir, vous
étaient vierges. Cette absence ne poserait aucun pro- t devez déjà savoir ce qu'est un cours (savoir que ce n'est
, blème à l'interprète, qui y verrait immédiatement le vide à 1 pas un regroupement économique) et savoir que les
partir duquel Dieu créa la terre, ou l'abîme dans lequel cours ont lieu à un horaire défini pendant un certain
tombent les pécheurs non régénérés ou, dans le meilleur
[ nombre de semaines, et que la performance (perfor-
des poèmes possibles, l'un et l'autre. mance) d'une personne pendant un cours dépend en
Certes, pourrait-on me répondre, mais vous n'avez ! grande partie de ses performances (Performing) entre
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fait que démontrer comment une interprétation, si elle les cours,
est poursuivie avec suffisamment de vigueur, peut s'im- t Pensez un instant à la façon dont vous expliqueriez
f.
poser à un matériau qui a sa propre forme. Au fond, au cela à quelqu'un qui ne le saurait pas encore. « Eh bien,
niveau le plus immédiat, en premier lieu, tout bien pesé, diriez-vous, une classe est une situation de groupe dans
«Jacobs-Rosenbaw:n Levin Thome Hayes Ohman (?) » laquelle un certain nombre de personnes reçoivent
est un sujet de devoir ; c'est une ruse qui vous permet l'enseignement d'une autre personne informée sur un
de le transformer en poème et une fois les effets de la thème particulier. (Bien sûr, la notion de « thème ,.
ruse dissipés, il reviendra à sa forme naturelle et sera vu i demandera elle-même des explications.) Un devoir est
comme un sujet de devoir. Largument est puissant puis- f
; une chose qu'on fait lorsqu'on n'est pas en cours. » « Je
qu'il semble tout à la fois rendre justice à l'interprétation vois, répondrait votre interlocuteur, un devoir est une
(comme un acte de la volonté) et maintenir l'indépen- chose qu'on fait pour se distraire de ce qu'on a fait en
dance de l'objet sur lequel l'interprétation travaille. il
nous permet, en bref, de préserver l'intuition commune 1t cours. » « Non, un devoir fait partie du cours. » « Mais
comment cela est-il possible puisqu'on ne le fait que
que l'interprétation doit être interprétation de quelque quand les cours n'ont pas lieu? » Vous pourriez certes
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chose. Malheureusement, l'argument ne tient pas puisque
le sujet de devoir que nous voyons tous n'est pas moins
le produit de l'interprétation que le poème en lequel il a
été transformé. Autrement dit, il faut tout autant de tra-
rl finir par répondre à cette question, mais seulement en
agrandissant les horizons de votre explication jusqu'à
intégrer le concept même d'université, "te qu'on peut
bien y faire, pourquoi on fait cela parmi les milliers de
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choses qu'on pourrait faire, etc. Pour la plupart d'entre
nous, ces questions ne demandent pas d'explications et,
r'. de parties, dont certaines sont plus importantes que
d'autres. C'est d'ailleurs une question qu'on peut se poser
de fait, il nous est difficile d'imaginer quelqu'un pour qui à propos d'un sujet de devoir - certaines de ses parties
elles seraient nécessaires; c'est que nous avons acquis ; peuvent-elles être ignorées ou négligées? - tandis que les
depuis si longtemps et si graduellement cette connais-

!
lecteurs de poésie savent qu'aucune partie d'un poème ne
sance tacite de ce que signifie évoluer dans le monde peut être négligée (la règle dit: «chaque chose compte »)
universitaire qu'elle ne nous apparaît plus du tout et ils ne s'arrêtent pas avant d'avoir donné un sens à cha-
comme une connaissance (et donc, comme quelque "t cune d'elles.
chose que quelqu'un d'autre pourrait ne pas savoir) mais D'une certaine manière, cela revient à dire ce que
comme une partie du monde. Vous pourriez penser que r-
I; chacun sait: les poèmes et les sujets de devoir sont dif-
lorsque vous êtes « sur le campus» (une expression qui férents, mais j'insiste sur le fait que ces différences sont
demanderait elle-même des volumes entiers d'explica-

1
le résultat des opérations interprétatives différentes que
tions) , vous marchez simplement sur les deux jambes nous réalisons et non de quelque chose qui serait inhé-
que le Bon Dieu vous a données; mais votre marche est rent à un poème ou à un sujet de devoir. Un sujet de
informée par la conscience intériorisée d'objectifs et de devoir n'impose pas davantage sa propre reconnais-
pratiques institutionnelles, de normes de comporte- sance qu'un poème; comme dans le cas d'un poème, la
ment, de listes de choses à faire et à ne pas faire, de forme d'un sujet de devoir émerge lorsque quelqu'un
frontières invisibles et des dangers encourus à les fran-
chir; la conséquence, c'est que tout ce que vous voyez
vous apparaît déjà organisé par rapport à ces buts et f regarde cette chose identifiée à un sujet de devoir avec
des yeux « qui voient du sujet de devoir », c'est-à-dire
avec des yeux qui sont capables de voir les mots comme
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à ces pratiques. Il ne vous viendrait pas à l'esprit, par déjà inclus à l'intérieur de la structure institutionnelle
exemple, de vous demander si tous ces gens qui sortent "!g." qui fait qu'il est possible que les sujets de devoir aient un
de ce bâtiment cherchent à échapper à un incendie; vous ii. sens. La capacité à voir, et donc à faire, un sujet de
savez qu'ils sortent d'un cours (quoi de plus évident ?) et r!: devoir, n'est pas moins acquise que la capacité à voir, et
vous le savez parce que votre perception de leur action ,, donc à faire, un poème. L'un comme l'autre sont des
intervient à l'intérieur d'une connaissance de ce que les r objets construits, produits, et non producteurs, de l'in-
gens sont susceptibles de faire dans une université et des i terprétation, et si les différences entre les deux sont bel
1
raisons qu'ils peuvent avoir de le faire (se rendre au et bien réelles, elles sont interprétatives et n'ont pas leur
cours suivant, rentrer au dortoir, retrouver quelqu'un à source dans quelque premier niveau objectif.
l'association des étudiants). C'est à l'intérieur de cette Bien sûr, on pourrait vouloir soutenir qu'il existe bien
connaissance qu'un sujet de devoir devient intelligible, un premier niveau où ces noms ne constituent ni un sujet
qu'il vous apparaJ."t immédiatement comme une obliga- de devoir ni un poème mais une simple liste. Mais cet
tion, un ensemble de consignes, une chose constituée argument ne tient pas puisque, pas plus qu'un sujet de
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devoir ou un poème, une liste n'est un objet naturel- un en étant habl- .
objet qui porte sa signification à sa surface et peut être et
reconnu par n'importe qui. Pour voir une liste, il faut déjà
être équipé des concepts de sérialité, de hiérarchie, de nous créons la poésie (et les sujets de devoirs et les
subordination, etc., et même si tous ces concepts sont listes), nous la créons au moyen de stratégies interpréta-
loin d'être ésotériques et semblent disponibles à chacun tives qui ne sont finalement pas les nôtres, mais qui ont
ou presque, ils restent des concepts acquis, et s'il y avait leur source dans un système d'intelligibilité de disponibi-
quelqu'un qui ne les avait pas acquis, il ou elle ne serait lité publique. Dans la mesure où le système (un système
pas capable de voir une liste. Le recours suivant est de littéraire, dans ce cas) nous contraint, il nous façonne
descendre encore plus bas (en direction des atomes) et également, en nous munissant des catégories de compré-
.d'invoquer l'objectivité des lettres, du papier, du graphite, hension avec lesquelles nous façonnons à notre.tour les
des traits noirs sur les espaces blancs, etc. ; mais ces enti- entités.qUe alors désigner. En bref, à la
tés ne doivent à chaque fois leur tangibilité et leur forme
qu'au présupposé d'un système d'intelligibilité, et elles se •
prêtent tout à la ' .' 1;8' .produits de
que les poemes, les sUjets dedevolf et les listes, . . '; . .5ehèm'ês de pen::;ye§Oçlaux etculturels;.
::.:.... La coridtisjoù,est=donçqlIe toûs}es o.bjetssdptfaitset. îë-pr6hlèmedè-cètte ffiâllière revient à com-
. prendre er:tre et subjectivité
tative.sql.re nOtIs' rn,ettons est fausse pwsque ru l une ru l'autre n'eXIste dans la forme
pure qui donnerait sa valeur à l'oPPosition. C'est précisé-
.,.; ; n;ent ce ;non anecdote, qui montre que
·conventionnels. 1\utreIgen! dit, le ." n avons pas affarre a des lecteurs autonomes en relation
lRterprefitiriiûi-rll'êlTesÏ)o'è'iii'és,. lessujets de ' ".:;' .';'. /. (-- de p-eITeiluonâèféëjÛatë ùiitextêloül
âêv"ôIrs.'ef.1ës·llstes'dans le rrionde .estunvous cormriu- '1: : , . .' - • aussi autonome. Au contraire, nous avon-s aHaJre--rdes
:., lecteurs dont les consciences sont constituées par un
révëille le matin et, à la françaîse; 'réinvente la poésie ou 1 ,. _ ensemble de notions conventionnelles qui, une fois mises
conçoit un nouveau système éducatif ou décide de reje- " '.c f en marche, constituent àleur tour un objet conventionneL
ter ia sérialité au profit d'une forme d'organisation autre, vu
entièrement originale. Nous ne faisons rien de tout cela . et ils l'ont fait de
parce que nous ne pourrions pas le faire, parce - " ..*,. que membres de la '
()pératio,Il$ (Per- 'f
fQrm,) lesquelles l le àle peuplerdecequ'ils
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COMMENT RECONNAITRE UN POÈME QUAND ON EN VOIT UN
QUAND LIRE C'EST FAIRE

Bien sûr, les poèmes ne sont pas les seuls objets être lu, ni que la construction dont ce geste fit l'objet par
chacune des personnes présentes dans la classe était
constitués de concert par des manières de voir parta-
individuelle et idiosyncrasique. La source de notre unani-
gées. Tout objet ou événement qui devient disponible
rrùté interprétative était plutôt la structure d'intérêts et
dans un cadre institutionnel peut être caractérisé ainsi.
d'objectifs bien compris, une structure dont les catégo-
Je pense, par exemple, à une chose qui s'est passée dans
ries remplissaient tellement nos consciences indivi-
mon cours l'autre jour. Alors que j'étais en train d'expri-
duelles qu'elles s'actualisèrent en chœur, investissant
mer vigoureusement une idée, l'un de mes étudiants,
immédiatement les phénomènes du sens qu'ils devaient
William Newlin pour ne pas le nommer, agitait sa main
avoir, compte tenu des présupposés déjà en place sur l'in-
tout aussi vigoureusement. Quand je demandai aux
tention que quelqu'un est susceptible de manifester (par la
autres membres du cours ce que M. Newlin faisait, ils
parole ou par les gestes) dans une salle de cours. En
répondirent tous qu'il demandait la permission de parler.
voyant la main levée de M. Newlin d'un œil « univocisant » ,
Je demandai alors comment ils savaient cela. La réponse
immédiate fut que c'était évident: que pouvait-on imagi- nous faisions la démonstration de ce que Harvey Sacks a
caractérisé comme « le pouvoir minutieux d'une culture.
ner qu'il fit d'autre? La signification de son geste, en
Elle ne se contente pas, pour ainsi dire, de remplir les
d'autres termes, était inscrite à sa surface, disponible à
,r cerveaux d'une manière à peu près semblable, elle les
la lecture de quiconque avait des yeux pour voir.
Pourtant, cette signification n'aurait pas été disponible à f remplit au point qu'ils soient identiques jusque dans les
détails les plus minutieux2 ». Ce qui donna lieu à l'obser-
quelqu'un qui n'aurait rien su de ce qu'implique le statut U
d'étudiant. Une telle personne aurait pu penser que vation de Sacks, ce fut la capacité de ses auditeurs à com-
prendre une séquence de deux phrases - « Le bébé pleu-
M. Newlin désignait les néons accrochés au plafond, ou
qu'il attirait notre attention sur quelque chose qui mena- rait. La maman l'a pris dans ses bras. » - exactement
l ( comme lui l'avait comprise (en supposant, par exemple,

.
çait de tomber (<< le ciel tombe, le ciel tombe »). Et si
que « la "maman" qui prend le "bébé" dans ses bras est la
la personne en question était un enfant en âge d'aller
maman de ce bébé »), alors même que d'autres manières
à l'école primaire, il se pourrait bien qu'elle croie que
M. Newlin demande la permission, non de parler, mais de comprendre étaient manifestement possibles. Ainsi, la
maman de la deuxième phrase aurait très bien pu être la

,
d'aller aux toilettes, une interprétation ou une lecture
qui ne viendrait jamais à l'esprit d'un étudiant de Johns . .
maman d'un autre bébé, et il n'était même pas nécessaire
que ce fût un bébé que cette maman « flottante » ait pris
Hopkins ou de tout autre institution de « l'enseignement .::0,
supérieur» (et comment expliquerions-nous au non-ini- dans ses bras. On est tenté de dire qu'en l'absence de
contexte spécifique, nous sommes autorisés à prendre
tié la signification de cette dernière expression ?).

î
L'idée est celle que j'ai déjà développée de nom- les mots littéralement, et que c'est ce que font les audi-
teurs de Sacks ; mais, comme l'observe Sacks, c'est à
f'G breuses fois: on ne peut dire ni que le sens du geste de
M. Newlin était imprimé à sa surface, où il n'avait qu'à l'intérieur du présupposé d'un contexte - un contexte si

00
27

71
70 ..
QUAND LIRE C'EST FAIRE COMMENT RECONNAÎTRE UN POÈME QUAND ON EN VOIT UN

profondément supposé qu'on n'en a même pas cons- bref, la non-relation n'est qu'une forme de relation, et sa
cience - que les mots acquièrent ce qui semble être leur perception est toujours spécifique à une situation.)
signification littérale. TI n'y a rien dans les mots qui dise à Bien sûr, si quelqu'un qui ne fonctionne pas comme
Sacks et à ses auditeurs la parenté entre la maman et le un étudiant devait entrer dans ma salle, il pourrait très
bébé de cette histoire, tout comme il n'y a rien dans la bien voir la main levée (et « main levée » est déjà une
forme du geste de M. Newlin qui dise à ses camarades le description chargée d'interprétation) de M. NewIin
sens qu'il faut lui donner. Dans les deux cas, la détermi- d'une autre manière, comme le signe d'une maladie, le
nation (de la parenté et du sens) est l'CBuvre de catégo- salut d'un membre d'une formation politique, un exer-
ries d'organisation -la famille, le statut d'étudiant - qui, cice de musculation, un effort pour tuer les mouches;
dès le début, donnent forme et valeur à ce qui est mais il le verrait toujours d'une certaine manière, et
entendu et vu. jamais comme une donnée purement physique atten-
De fait, ces catégories sont la forme même du voir, dant son interprétation. De plus, la manière de voir,
dans le sens où nous ne pouvons pas imaginer de terrain quelle qu'elle soit:; ne serait jamais individuelle ou idio-
de perception plus fondamental que celui qu'elles prépa- syncrasique, puisque sa source est la structure institu-
rent. Autrement dit, nous ne pouvons pas imaginer un tionnelle dont le « voyant » est l'agent et l'extension.
moment où mes étudiants « verraient simplement » une C'est ce que Sacks signifie quand il dit qu'une culture
configuration physique d'atomes, puis donneraient un remplit les cerveaux « au point qu'ils soient identiques
sens à cette configuration, en fonction de la situation jusque dans les détails les plus minutieux » ; elle les
dans laquelle ils se trouvent être. Être dans une situation remplit au point que nul ne peut dire que ses actes
(celle-ci ou une autre) , c'est « voir » avec les yeux des interprétatifs lui sont absolument propres mais qu;ils lui
intérêts, des objectifs, des pratiques bien comprises, des échoient en vertu de sa position dans un environne--
valeurs et des normes liés à cette situation, et c'est donc ment socialement organisé et qu'ils sont donc toujours
donner du sens par le fait de voir, et non après avoir vu. publics et partagés. De là le caractère infondé de la
Les catégories de la vision de mes étudiants sont les crainte du solipsisme, de l'imposition par l'ego non-
catégories par lesquelles ils comprennent qu'ils fonction- contraint (the unconstrained self) de ses propres préju-
nent en tant qu'étudiants (ce que Sacks appellerait gés, car l'ego n'existe pas en dehors des catégories de
« faire l'étudiant » - doing studenting), et les objets leur pensée conventionnelles et communautaires qui habili-
apparaissent sous des formes reliées à cette manière de tent ses opérations (penser, voir, lire). Une fois qu'on a
fonctionner plutôt que sous une forme objective ou pré- découvert que les conceptions qui remplissent la
interprétative. (C'est vrai également lorsqu'un objet est conscience, jusqu'à la conception de son propre statut,

!l
vu comme non-relié, puisque la non-relation n'est pas sont issues de la culture, la notion même d'ego non-
une catégorie pure mais différentielle - la spécification contraint, de conscience pleinement et dangereusement
de quelque chose en énumérant ce qu'elle n'est pas; en libre, devient incompréhensible.
28

72 73
QUAND LIRE C' EST FAIRE
T
,
1 COMMENT RECONNAÎTRE UN POÈME QUAND ON EN VOIT UN
t
t
(

Mais privés de la notion d'ego non-contraint, les donc, d'être contesté, la distinction que je n'ai cessé de
arguments de Hirsch, Abrams et des autres partisans de remettre en question, la distinction entre les interprètes
l'interprétation objective perdent leur urgence. ils ont
peur qu'en l'absence des contrôles assurés par un sys-
1r et les objets qu'ils interprètent. Cette distinction, à son
tour, suppose que les interprètes et leurs objets sont
r1
tème de significations normatif, l'ego substitue simple- deux types d'entités a-contextuelles différents, et à l'inté-
ment ses propres significations aux significations (iden- f·
i rieur de ce double présupposé, le problème devient for-
tifiées d'ordinaire aux intentions de l'auteur) que les 1 cément un problème de contrôle: permettra-t-on aux

textes portent en eux, que les textes « ont » ; mais si 1
textes de contraindre leur propre interprétation ou per-
l'ego est conçu, non comme une entité indépendante mettra-t-on aux interprètes irresponsables d'obscurcir et
mais comme une construction sociale dont les opéra- 1,.
d'engloutir les textes? Dans le spectacle qui en procède,
tions sont délimitées par les systèmes d'intelligibilité qui 1 le spectacle de la controverse critique anglo-américaine,
l'informent, alors les significations qu'il confère au texte 1 les textes et les ego se livrent une bataille acharnée par
ne sont pas les siennes mais trouvent leur source dans la t l'intermédiaire de leurs champions respectifs, Abrams,
(ou les) communauté(s) interprétative(s) sur laquelle 1 Hirsch, Reichert, Graff d'un côté, Holland, Bleich, Slatoff,
(ou lesquelles) il repose. En outre, ces significations ne et (sous certains aspects) Barthes de l'autre. Mais si les
seront ni subjectives ni objectives, du moins pas dans les ego sont constitués par les manières de penser et de voir
termes posés par ceux qui en débattent à l'intérieur du inhérentes aux organisations sociales, et si, à leur tour,
cadre traditionnel: elles ne seront pas objectives parce ces ego constitués constituent des textes selon ces
qu'elles seront toujours le produit d'un point de vue plu- mêmes manières, il ne peut donc pas y avoir de rapport
tôt que simplement« lues » ; et elles ne seront pas sub- d'antagonisme entre le texte et l'ego puisqu'ils sont les
jectives parce que ce point de vue sera toujours social ou produits nécessairement liés des mêmes possibilités
institutionnel. Selon le même raisonnement, on pourrait cognitives. Un texte ne peut pas être englouti par un lec-
dire aussi qu'elles sont à la fois subjectives et objectives: teur irresponsable et on n'a pas à se soucier de protéger
elles sont subjectives parce qu'inhérentes à un point de la pureté d'un texte des idiosyncrasies d'un lecteur. C'est
vue particulier et donc non universelles; et elles sont i la distinction entre sujet et objet qui suscite ces urgences,
objectives parce que le point de vue qui les délivre est
public et conventionnel plutôt qu'individuel ou singulier.
, et dès qu'elle est brouillée, elles s'évanouissent d'elles-
mêmes. On peut répondre d'un oui jovial à la question
tf.
En posant le problème de ces deux manières, on voit [ « Les lecteurs font-ils les significations? » sans s'engager
à quel point les termes « subjectif » et « objectif » sont à grand-chose, puisqu'il serait tout aussi vrai de dire que
finalement improductifs. Au lieu de faciliter l'investiga- !, les significations, sous la forme de catégories interpréta-
tion, ils la verrouillent, en décidant par avance laforme 1 tives issues de la culture, font les lecteurs.
()J qu'elle peut prendre. En l'occurrence, ils supposent, sans
avoir conscience qu'il s'agit d'un présupposé, susceptible
t De fait, beaucoup de choses changent d'aspect lors-
que la dichotomie sujet-objet n'est plus posée comme le

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29

74 75
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31
QUAND LIRE C'ESf FAIRE COMMENT RECONNAÎTRE UN POÈME QUAND ON EN VOIT UN

cadre à l'intérieur duquel le débat critique doit avoir lieu. Notes


Des problèmes disparaissent, non parce qu'ils ont été
résolus mais parce qu'on découvre qu'ils n'en ont jamais 1. NdT : « The sky is fa/ling... the sky is falling ... », répète Little Chicken à
été. Ainsi, Abrams se demande comment, en l'absence qui veut l'entendre aprèS qu'un gland lui soit tombé sur la tête. Le conte,
de système normatif de significations stables, deux per- d'origine indienne, esttrès célèbre dans le monde anglophone.
sonnes peuvent tomber d'accord sur l'interprétation 2. « On the Analysability of Staries by Children », in Roy Turner (éd.).
d'une œuvre ou même d'une phrase; mais la difficulté Ethnomethod%gy, Baltimore, Penguin, 1974, p. 218.
n'en est une que si les deux personnes (ou plus) sont 3. (ongoing accomplishment)- I:expression est utilisée par les ethnomé-
thodalogues pour décrire les activités interprétatives qui créent et perpé-
conçues comme des individus isolés dont l'accord doit tuent les caractéristiques de la vie quotidienne. Voir, par exemple, Don H.
être imposé par quelque chose qui leur est extérieur. en y Zimmerman, « Fact as a Practical Accomp/ishment », in Roy Turner (éd.)
a quelque chose de l'état policier dans la vision d'Abrams, Ethnomethodology, op. cit., pp. 128-143.
avec ses règlements et ses frontières, ses chiens de
garde pour les faire respecter, ses procédures pour iden-
tifier les contrevenants comme des criminels.) Mais si la
compréhension de chacune des personnes en question
est informée par les mêmes notions sur ce qui vaut
comme fait, sur ce qui est central, périphérique, et sur ce
qui mérite d'être remarqué - en bref, par les mêmes
principes interprétatifs - alors, l'accord entre eux est
assuré, et sa source n'est pas un texte qui dicte et fait res-
pecter sa propre interprétation, mais une manière de per-
cevoir qui conduit, pour ceux qui la partagent (ou qu'elle
réunit), à l'émergence du même texte. Ce texte peut être
un poème, comme ce fut le cas pour ceux qui furent les
premiers à « voir» « Jacobs-Rosenbaum Levin Hayes
Thome Ohman (?) » , ou une main, comme c'est le cas
tous les jours dans des milliers de salles de cours; mais
quel que soit ce texte, la forme et la signification sous les-
quelles il apparaît immédiatement seront 1'« accomplisse- .
ment continu3 » de ceux qui s'accordent à le produire.

(J)
"
30

76
Réseaux

Codage/décodage
Stuart Hall, Michèle Albaret, Marie-Christine Gamberini

Résumé
Si la recherche en communications de masse a le plus souvent conceptualisé le processus de communication sous forme de
circuit de circulation ou de boucle, il est néanmoins possible de l'appréhender comme une structure dominante complexe
produite à travers l'articulation de divers moments liés et cependant distincts. A travers les mécanismes de communication
télévisuelle, Stuart Hall analyse ici ces moments déterminés que sont le codage et le décodage des messages. Comment ces
divers moments fonctionnent-ils? Quelles sont leurs valeurs par rapport à d'autres moments? Et, derrière ces multiples
mécanismes, quels sont les enjeux à l'œuvre?

Abstract
Research in mass communication has most often conceptualized the communication process as a loop. This process can
nevertheless be seen as a complex dominant structure produced by the articulation of various related yet distinct moments.
Stuart Hall uses the mechanisms of televisual communication to analyse the specific moments in which messages are encoded
and decoded. How do these moments function? What are their values in relation to other moments? What is at stake behind
these multiple mechanisms?

Citer ce document / Cite this document :

Hall Stuart, CCCS, Albaret Michèle, Gamberini Marie-Christine. Codage/décodage. In: Réseaux, volume 12, n°68, 1994. Les
théories de la réception. pp. 27-39;

doi : https://doi.org/10.3406/reso.1994.2618

https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1994_num_12_68_2618

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31
CODAGE/DECODAGE

Stuart HALL

Réseaux n° 68 CNET - 1994 pour la version française


1

CCCS pour la version originale

3227 —
— 28 33
« transition d'une forme à l'autre » (1)
permet de préserver la continuité du circuit
production-distribution-production. Elle
met également en relief la spécificité des
formes sous lesquelles le produit de ce
processus « apparaît » à chaque instant et,
par conséquent, ce qui distingue, dans
notre société et dans les systèmes
médiatiques modernes, la « production »
discursive des autres types de production.
Ces pratiques ont pour « objet » les
significations et les messages, sous forme de
signes- véhicules d'un type particulier
organisés, comme toute forme de
communication ou de langage, à travers la mise en
œuvre de codes au sein de la chaîne syn-
tagmatique d'un discours. De ce fait, les
appareils, rapports et pratiques de
production émergent à un moment donné (le
moment de « production/circulation ») sous la
Traditionnellement, les recherches en forme de véhicules symboliques constitués
communication de masse ont conçu à l'intérieur des règles du « langage ».
le processus de communication C'est sous cette forme discursive que
comme un circuit de circulation ou une s'effectue la circulation du « produit ». Le
boucle. Ce modèle a été critiqué du fait de processus exige donc à la fois, côté
sa linéarité - émetteur/message/récepteur production, ses instruments matériels - ses
-, parce qu'il se concentre sur le registre « moyens » - et ses propres ensembles de
de l'échange de messages, et parce qu'il rapports sociaux (de production) :
lui manque une conception structurée des l'organisation et la combinaison de pratiques au
différents moments, en termes de structure sein des appareils médiatiques. Mais c'est
complexe de relations. Or il est également bien sous une forme discursive qu'a lieu la
possible (et utile) d'appréhender le circulation du produit, de même que sa
processus communicationnel comme une distribution auprès de différents publics.
structure produite et entretenue par Une fois achevé, le discours doit donc être
l'articulation de moments liés entre eux, mais traduit - transformé, de nouveau - en
distincts - production, circulation, pratiques sociales, si l'on veut que le circuit
distribution/consommation, reproduction. Ceci soit complet et efficace. Si aucun « sens »
reviendrait à l'envisager comme une n'est extrait, il ne peut y avoir de «
« structure complexe en position de consommation ». Si le sens n'est pas
dominance », entretenue par l'articulation de articulé dans la pratique, il ne produit pas
pratiques connexes, dont chacune garderait d'effets. L'intérêt de cette approche vient
néanmoins ses particularités et posséderait de ce que, bien que chacun des moments
sa modalité spécifique, ses propres formes soit nécessaire, en articulation, au circuit
et conditions d'existence. Cette seconde pris comme un tout, aucun moment ne
approche, calquée sur les grandes lignes peut, à lui seul, garantir pleinement le
du modèle de production des marchandises moment suivant avec lequel il s'articule.
proposé par Marx dans les Grundrisse et Chacun possédant sa modalité et ses
Le capital, possède en outre l'avantage de conditions d'existence spécifiques, il peut
faire ressortir plus nettement comment la constituer sa propre rupture ou interruption
* Cet article est un extrait remanié de « Encoding and Decoding in Television Discourse »
(Codage et décodage dans le discours télévisuel), CCCS, polycopié n ° 7.
(1) Pour une explication détaillée des implications méthodologiques de la thèse de Marx, voir HALL, 1974.

3429 —
de ces « transitions d'une forme à l'autre » exige, à un autre stade, d'être intégrée
de la continuité desquelles dépend le flux dans les rapports sociaux du processus de
de la production effective (c'est-à-dire la communication dans son ensemble, dont
« reproduction »). elle ne forme qu'une partie.
Aussi, sans vouloir contraindre la A partir de cette perspective générale,
recherche à « suivre exclusivement ces on peut grossièrement caractériser le
pistes qui ressortent de l'analyse de processus de communication télévisuel
contenu » (2), il n'en faut pas moins comme suit. Les structures
reconnaître que la forme discursive du institutionnelles de la télédiffusion, avec leurs
message occupe (du point de vue de la pratiques et leurs réseaux de production, leurs
circulation) une position privilégiée dans rapports organisés et leurs infrastructures
l'échange communicationnel et que techniques, sont indispensables pour
- même s'ils ne sont que « relativement produire une émission. Pour reprendre
autonomes » vis-à-vis du processus de l'analogie avec Le capital, il s'agit là du «
communication pris dans son ensemble - procès de travail » sous son mode discursif.
les moments de « codage » et de « La production, ici, construit le message.
décodage » sont des moments déterminés. Un Dans un sens, c'est donc là que le circuit
événement historique « brut » ne peut être démarre. Bien entendu, le processus de
transmis sous cette forme par un bulletin production n'est pas dénué d'aspect «
d'informations télévisées, par exemple. discursif » ; il est, lui aussi, façonné de bout
Les événements ne peuvent être signifiés en bout par des significations et des idées :
que dans les formes auditives et visuelles un savoir usuel concernant les procédures
du discours télévisuel. Dès lors qu'un courantes de production, des compétences
événement historique passe sous le signe du techniques historiquement définies, des
discours, il devient soumis à toutes les idéologies professionnelles, une
« règles » formelles complexes au moyen connaissance institutionnelle, des définitions et
desquelles le langage fait sens. des suppositions, des hypothèses sur le
Paradoxalement, l'événement doit devenir une public, et ainsi de suite, déterminent
« histoire », une « nouvelle », avant de l'élaboration de l'émission à travers cette
pouvoir constituer un événement structure de production. De plus, bien que ce
communicationnel. A ce moment-là, les sous-règles soient les structures de production de la
formelles du discours « dominent », sans télévision qui créent le discours télévisuel,
pour autant, bien sûr, asservir jusqu'à faire celles-ci ne constituent pas un système
disparaître l'événement historique ainsi fermé. Elles tirent des sujets et des façons
signifié, les rapports sociaux au sein de les traiter, des ordres du jour, des
desquels les règles sont mises en œuvre, ni les événements, du personnel, des images du
conséquences sociales et politiques du fait public, des « définitions de la situation »,
que l'événement ait été signifié de cette d'autres sources et formations discursives
façon. La « forme message » est la « forme de la structure socio-culturelle et politique
d'apparition » nécessaire de l'événement plus vaste dont elles constituent un
lorsqu'il passe de la source au récepteur. élément différencié. Philip Elliott, dans sa
La transposition en - ou à partir de - la réflexion sur la façon dont le public est à la
« forme message » (soit le mode fois « source » et « récepteur » du message
d'échange symbolique) n'est donc pas un télévisuel, a succinctement exprimé ce
« moment » aléatoire, que nous pouvons point de vue, dans un cadre de référence
retenir ou ignorer à notre convenance. La plus traditionnel. Ainsi, pour employer les
« forme message » est un moment termes de Marx, la circulation et la
déterminé, quoique, à un autre niveau, elle ne réception sont bel et bien des « moments » du
comprenne que les mouvements « procès de production » à la télévision et
superficiels du système de communication et se trouvent - via un certain nombre de

(2) HALLORAN, 1973.

30 35
« feedbacks » biaises et structurés - miques qui façonnent leur « réalisation » à
réincorporés dans le « procès de production » l'autre bout de la chaîne - celui de la
lui-même. La consommation, ou réception, réception - et permettent aux sens signifiés
du message télévisé constitue donc dans le discours d'être transposés dans la
également un « moment » du processus de pratique ou la conscience (pour acquérir
production dans son sens le plus large, même une valeur d'usage social ou une efficacité
si ce dernier est « prédominant », en tant politique).
que « point de départ de la réalisation » du
message. Production et réception du Emission en tant que
message télévisuel ne sont, par conséquent, discours « significatif »
pas identiques, mais elles n'en sont pas
moins liées : elles constituent des moments codage décodage
différenciés au sein de la totalité que
forment les rapports sociaux du processus structures structures
communicationnel pris dans son ensemble. de sens 1 de sens 2
A un certain stade, cependant, les
structures de télédiffusion doivent produire des cadres de cadres de
messages codés sous la forme d'un connaissance connaissance
discours significatif. Les rapports de
production entre l'institution et la société doivent, rapports de rapports de
pour que le produit se « réalise », se production production
soumettre aux règles discursives du langage.
Cette nécessité engendre un nouveau infrastructure infrastructure
moment différencié, durant lequel les règles technique technique
formelles du discours et du langage se
révèlent dominantes. Avant que ce message Bien évidemment, les « structures de
puisse avoir un « effet » (quelle qu'en soit sens 1 » et « structures de sens 2 » du
la définition), satisfaire un « besoin » ou schéma ne recouvrent pas forcément la
être affecté à un « usage », il doit d'abord même chose. Elles ne constituent pas une
être approprié en tant que discours « identité immédiate ». Il se peut que les
signifiant, et être décodé de façon significative. codes de codage et de décodage ne soient
C'est cet ensemble de sens décodés qui « a pas parfaitement symétriques. Les degrés
un effet », influence, divertit, instruit ou de symétrie - c'est-à-dire les degrés de
persuade, et ce avec des conséquences très « compréhension » et de « méprise » dans
complexes sur le plan de la perception, de l'échange communicationnel - dépendent
la cognition, de l'émotion, de l'idéologie des degrés de symétrie/asymétrie (relations
ou des comportements. Dans un moment d'équivalence) entre les positions des
« déterminé », la structure emploie un « personnifications » des
code et génère un « message » ; à un autre codeur-producteur et décodeur-récepteur. Mais ceux-ci
moment déterminé, le « message », par dépendent à leur tour des degrés
l'intermédiaire de ses décodages, d'identité/non identité entre les codes qui
débouche sur la structure des pratiques transmettent parfaitement ou imparfaitement,
sociales. Aujourd'hui, nous savons interrompent ou déforment
pertinemment que cette rentrée dans les pratiques systématiquement le message en jeu. Le manque de
de la réception par le public et de concordance entre les codes résulte
« l'usage » ne peut être comprise en largement des différences structurelles de
termes purement comportementalistes. Les rapports et de position entre les diffuseurs et
processus classiquement identifiés par la leurs publics, mais il a également à voir
recherche positiviste sur des éléments avec l'asymétrie entre les codes de la
isolés - effets, usages, « gratifications » - « source » et du « récepteur » au moment
sont eux-mêmes façonnés par des de la transformation en, ou à partir de, la
structures de compréhension, tout en étant forme discursive. Ce qu'on appelle des
produits par des rapports sociaux et « distorsions » ou des « méprises » pro-

3631 —
vient précisément du manque Peirce, un signe iconique, parce qu' « il
d'équivalence entre les deux côtés de l'échange possède certaines des propriétés de la
communicationnel. Une fois de plus, ceci chose représentée » (4). Ce point a
définit « l'autonomie relative », mais engendré une grande confusion dans l'étude du
l'aspect néanmoins « déterminé », de l'entrée langage visuel, et a donné matière à une
et la sortie du message dans ses moments vive controverse. Le discours visuel traduit
discursifs. un monde tridimensionnel sur une surface
L'application de ce paradigme rudimen- plane, il ne saurait donc bien évidemment
taire a déjà contribué à transformer notre être le réfèrent ou le concept qu'il illustre.
compréhension du terme plus ancien Le chien du film aboie, mais ne mord pas !
« contenu » de la télévision. Nous La réalité existe en dehors du langage,
commençons tout juste à voir comment elle mais elle passe constamment par et à
pourrait également transformer notre travers la médiation du langage : tout ce que
compréhension de la « réception », de la « nous pouvons savoir et dire doit être
lecture » et des réactions du public. En produit dans et par le discours. La «
matière de recherches sur la communication, connaissance » discursive n'est pas le produit
bien des découvertes annoncées ont déjà d'une représentation transparente du
fait long feu, mieux vaut donc être « réel » dans le langage, mais de
prudent. Mais il semble y avoir des raisons de l'articulation du langage sur des rapports et
croire qu'une phase nouvelle et conditions réels. Il n'y a donc pas de discours
passionnante des études dites « d'audience », d'un intelligible sans l'intervention d'un code.
genre tout nouveau, est en train de Les signes iconiques sont, par conséquent,
s'ouvrir. L'usage du paradigme sémiotique de eux aussi des signes codés - même si leurs
part et d'autre de la chaîne de codes fonctionnent différemment de ceux
communication promet l'élimination de ce comporte- des autres signes. Il n'y a pas de degré
mentalisme ambiant qui a si longtemps zéro dans le langage. Le naturalisme et le
handicapé la recherche sur les mass media, « réalisme » - la fidélité apparente de la
en particulier dans son approche du représentation à la chose ou au concept
contenu. Nous avons beau savoir qu'une représenté - sont l'effet, la conséquence,
émission de télévision n'est pas un d'une certaine articulation spécifique du
stimulus analogue au petit coup de marteau que langage sur le « réel » : le résultat d'une
donne le médecin sur la rotule, il semble pratique discursive.
qu'il ait été quasiment impossible aux Certains codes peuvent, bien sûr, être si
chercheurs traditionnels de conceptualiser répandus dans une communauté ou une
le processus de communication sans culture linguistique spécifique, et être
basculer dans l'une ou l'autre des variantes appris à un âge si tendre, qu'il semblent non
d'un béhaviorisme bon marché. Nous pas construits - le fruit d'une articulation
savons, comme Gerbner l'a souligné, que les entre signe et réfèrent - mais «
représentations de violence sur l'écran de naturellement » donnés. Des signes visuels simples
télévision « ne sont pas de la violence, semblent, dans ce sens, avoir atteint une
mais des messages sur la violence » (3), « quasi-universalité », alors qu'il est
mais nous n'en avons pas moins continué prouvé que même les codes visuels
à étudier la question de la violence, et apparemment « naturels » sont propres à une
d'autres, comme si nous étions incapables culture. Ce n'est pas qu'aucun code soit
de saisir cette distinction épistémologique. intervenu, mais plutôt que ces codes ont
Le signe télévisuel est complexe. Il est été profondément naturalisés. Le
lui-même constitué par la combinaison de fonctionnement de codes naturalisés révèle, non
deux types de discours : visuel et auditif. Il pas la transparence et le côté « naturel » du
est de surcroît, suivant la terminologie de langage, mais la profondeur, la quasi-uni-

(3) GERBNER et ai, 1970.


(4) PEIRCE, 1931-58.

— 32 37
versalité des codes employés, et la force de quelques-unes.
l'habitude qu'ils engendrent. Le fait qu'ils Ce constat peut nous aider à clarifier
soient reconnus de manière apparemment une confusion entretenue par les théories
« naturelle » a pour effet (idéologique) de linguistiques actuelles, et à définir avec
masquer les pratiques de codage à l'œuvre. précision la manière dont nous utilisons,
Mais il ne faut pas se fier aux apparences. dans cet article, certains termes clés. La
En fait, ce que les codes naturalisés théorie linguistique emploie fréquemment
mettent en évidence, c'est le degré la distinction entre « dénotation » et
d'accoutumance qui se produit lorsqu'existent, « connotation ». Le terme « dénotation »
fondamentalement, un alignement et une est largement assimilé au sens littéral d'un
réciprocité - l'obtention d'une équivalence signe. Comme ce sens littéral est reconnu
- entre les phases de codage et de de manière presque universelle, en
décodage d'un échange de sens. Le particulier lorsqu'on a affaire au discours visuel,
fonctionnement des codes prend souvent, côté la « dénotation » a souvent été confondue
décodage, le statut de perceptions naturalisées. avec une transcription littérale de la «
Cela nous conduit à croire que le signe réalité » dans le langage - et, de ce fait, avec
visuel pour « vache » est (plutôt qu'il ne un « signe naturel », produit sans
représente) l'animal vache. Mais si l'on l'intervention d'un code. « Connotation », en
songe à la représentation visuelle d'une revanche, est simplement employé pour faire
vache dans un manuel d'élevage -et, plus référence à des sens associatifs moins
encore, au signe linguistique « vache » - fixés, et donc davantage soumis aux
on constate que les deux sont, à des degrés conventions et plus instables, qui varient
différents, arbitraires, par rapport au nettement d'un exemple à l'autre, et
concept de l'animal qu'ils représentent. doivent par conséquent dépendre de
L'articulation d'un signe arbitraire - qu'il l'intervention de codes.
soit visuel ou verbal - avec le concept Or nous n'utilisons absolument pas la
d'un réfèrent n'est pas le produit de la distinction dénotation/connotation de cette
nature, mais d'une convention, et le conven- manière. De notre point de vue, cette
tionnalisme des discours exige distinction est purement analytique. Il est
l'intervention, le support, de codes. Eco a ainsi pu utile, en analyse, de pouvoir appliquer un
défendre l'idée que les signes iconiques critère empirique grossier pour distinguer,
« ressemblent à des objets du monde réel dans une communauté linguistique
parce qu'ils reproduisent les conditions quelconque, à un instant quelconque, les
(c'est-à-dire les codes) de perception du aspects d'un signe qui semblent être pris
téléspectateur » (5). Ces « conditions de comme son sens « littéral » (dénotation),
perception » résultent, cependant, d'une des sens plus associatifs qu'il est possible
série d'opérations extrêmement codées, de générer à partir de ce signe
quoique virtuellement inconscientes : les (connotation). Mais il ne faut pas confondre ces
décodages. C'est aussi vrai de l'image distinctions d'ordre analytique avec des
photographique ou télévisuelle que de distinctions dans le monde réel. Les
n'importe quel autre signe. Il est toutefois exemples où des signes organisés en
particulièrement tentant de « lire » les discours ont exclusivement un sens «
signes iconiques comme des signes littéral » (c'est-à-dire presque universellement
naturels, car les codes de perception visuels consensualisé) sont très rares. Dans un
sont très largement répandus, et car ce type discours réel, la plupart des signes
de signe est moins arbitraire qu'un signe combineront aspects dénotatifs et connotatifs (tels
linguistique : le signe linguistique que nous les avons redéfinis plus haut). On
« vache » ne possède aucune des peut se demander, dans ce cas, pourquoi
propriétés de la chose représentée, tandis que le nous maintenons quand même cette
signe visuel paraît en posséder au moins distinction. Il s'agit essentiellement d'une

(5) ECO.

3833 —
question d'intérêt analytique. En effet, les sentation « naturelle ». En publicité,
signes ne semblent acquérir leur pleine chaque signe visuel connote une qualité,
valeur idéologique - être en mesure d'opérer une situation, une valeur ou une inference
une articulation avec des discours et des qui, selon son positionnement connotatif,
sens idéologiques plus larges - qu'au intervient en tant qu'implication ou sens
niveau de leur sens « associatif » (c'est-à- implicite. Dans l'exemple de Barthes, le
dire au niveau connotatif) - car, à ce sweater renvoie toujours à un « vêtement
niveau, les « significations » ne sont pas chaud » (dénotation), et donc à
apparemment fixées dans une perception Г activité/valeur de « tenir chaud ». Mais il
naturelle (autrement dit, elles ne sont pas est également possible, à des niveaux plus
complètement naturalisées), et Ton peut connotatifs, de lui faire signifier « l'arrivée
mieux exploiter et transformer leur fluidité de l'hiver » ou « une journée froide ». Et,
de sens et d'association (6). C'est donc au dans les sous-codes spécialisés de la mode,
niveau connotatif du signe que les le sweater peut encore connoter un style
idéologies situationnelles modifient et élégant de haute couture, ou bien une
transforment la signification. A ce niveau, façon décontractée de s'habiller. Mais
l'intervention active des idéologies dans et sur le associé à un arrière-plan visuel approprié, et
discours est plus facilement repérable : le positionné par le sous-code romantique, il
signe y est ouvert à de nouvelles peut connoter « une longue marche
accentuations et, pour reprendre les termes de Vo- d'automne dans les bois » (9). Des codes de cet
losinov, il entre pleinement dans la lutte ordre mettent, à l'évidence, le signe en
pour le sens - la lutte des classes au sein relation avec l'univers plus large des
du langage (7). Il ne s'ensuit pas que le idéologies au sein d'une société. Ces codes sont
sens dénotatif ou « littéral » soit extérieur les moyens par lesquels on fait signifier le
à l'idéologie. En fait, on pourrait dire que pouvoir et l'idéologie dans des discours
sa valeur idéologique est fortement fixée - spécifiques. Ils rattachent les signes aux
tant elle est devenue universelle et « « cartes de sens » dans lesquelles toute
naturelle ». Les termes « dénotation » et culture se retrouve classifiée; et ces
« connotation » ne sont donc que des outils « cartes de la réalité sociale » portent,
analytiques utiles pour établir, dans des « inscrit en elles », tout l'éventail des sens,
contextes précis, non pas la présence ou pratiques, usages, pouvoirs et intérêts
l'absence d'idéologie dans le langage, sociaux. Barthes a noté que les niveaux
mais une distinction entre les différents connotatifs des signifiants «
niveaux où idéologies et discours se communiquent étroitement avec la culture, le savoir,
rencontrent (8). l'histoire, c'est par eux, si l'on peut dire,
Le niveau de connotation du signe que le monde pénètre le système
visuel, de sa référence et de son linguistique et sémantique. Ce sont, si l'on veut,
positionnement contextuels dans divers champs des fragments d'idéologie » (10).
discursifs de sens et d'associations, constitue Le niveau prétendument dénotatif du
le lieu où des signes déjà codés se signe télévisuel est fixé par certains codes
recoupent avec les codes sémantiques profonds très complexes (mais limités ou «
d'une culture, et prennent des dimensions fermés »). Cependant, son niveau connotatif,
idéologiques supplémentaires, plus bien qu'également circonscrit, est plus
actives. On pourrait en trouver des exemples ouvert, sujet à des transformations plus
dans le discours publicitaire. Là non plus, actives qui exploitent ses valeurs
il n'y a pas de représentation « purement polysémiques. Tout signe déjà constitué de ce
denotative », et certainement pas de type est potentiellement transformable en

(6) Voir la discussion dans HALL, 1972.


(7) VOLOSINOV, 1973.
(8) Pour une clarification analogue, voir HECK.
(9) BARTHES, 1971.
(10) BARTHES, 1967.

— 34 39
plusieurs configurations connotatives. Il ne codes, aux ordres de la vie sociale, du
faut toutefois pas confondre polysémie et pouvoir économique et politique, et de
pluralisme. Les codes connotatifs ne sont l'idéologie. De plus, les cartes étant «
pas égaux entre eux. Toute société/culture structurées de façon dominante », mais non
tend à imposer, avec divers degrés fermées, le processus communicationnel
d'ouverture ou de fermeture, ses classifications ne consiste pas en l'attribution aisée, à
du monde social, culturel et politique. chaque élément visuel, de la position qu'il
Celles-ci constituent un ordre culturel occupe dans un ensemble de codes
dominant, même si ce dernier n'est pas uni- préétablis, mais en des règles performatives -
voque, et reste contesté. Cette question de des règles de compétence et d'usage, de
la « structure des discours en situation de logique pratique - qui cherchent
dominance » est cruciale. Les différents activement à imposer un domaine sémantique,
secteurs de la vie sociale semblent avoir ou à le faire prévaloir sur un autre, et
été cartographies en domaines discursifs, décident de l'intégration ou de l'exclusion de
hiérarchiquement organisés en sens tel ou tel élément dans des ensembles de
dominants ou préférés. Les événements significations appropriés. La sémiologie
nouveaux, problématiques ou perturbants, qui formelle a trop souvent négligé cette
ruinent nos attentes et vont à Г encontre de pratique du travail interprétatif qui constitue
nos « constructions de bon sens » - de ce pourtant, en fait, les véritables rapports des
qui, dans notre connaissance des structures pratiques de diffusion à la télévision.
sociales, semble « aller de soi » - doivent En parlant de sens dominants, nous
être affectés à leurs domaines discursifs n'évoquons donc pas un processus
avant qu'on puisse considérer qu'ils « font unilatéral régissant la manière dont tous les
sens ». événements seront signifiés. Il est plutôt
La façon la plus courante de « cartogra- question du « travail » nécessaire pour mettre
phier » les nouveautés, c'est de les en place un décodage de l'événement,
assigner à l'un ou l'autre des domaines des entre les limites des définitions
« cartes de la réalité sociale dominantes à partir desquelles il a été connota-
problématique » existantes. Nous disons dominants, tivement signifié, et pour rendre ce
et non « déterminés », car il reste toujours décodage plausible et légitime. D'après Terni,
possible de ranger, classer, situer et « par le terme lecture, nous entendons non
décoder un événement au sein de plusieurs seulement la capacité d'identifier et de
« cartes ». Mais nous parlons de « décoder un certain nombre de signes, mais
dominance » parce qu'il existe un modèle de aussi la capacité subjective de les mettre
« lectures préférées » ; or celles-ci portent en relation créative entre eux et avec
l'estampille de l'ordre d'autres signes : une capacité qui est, en
institutionnel/politique/idéologique et ont elles-mêmes été elle-même et pour chacun, la condition
institutionnalisées (11). Les domaines des d'une conscience complète de la totalité de
« sens préférés » renferment tout l'ordre notre environnement (12). »
social, sous la forme d'un ensemble de
significations, de pratiques et de croyances : Ce qui fait ici problème, c'est la notion
la connaissance élémentaire des structures de « capacité subjective », comme si le
sociales, de « la façon dont les choses réfèrent d'un discours télévisé était un fait
fonctionnent, en pratique », dans notre objectif, et le niveau interprétatif une
culture, la hiérarchie des pouvoirs et des affaire personnelle et individualisée. Or il
intérêts, la structure des légitimations, les semble que ce soit tout le contraire. La
limites et les sanctions. Aussi, pour dissiper pratique télévisuelle endosse précisément
une « méprise » au niveau connotatif, il une responsabilité « objective » (c'est-à-
faut se référer, par l'intermédiaire des dire systémique) pour les relations que des

(11) Pour une critique approfondie des « lectures préférées », voir O'SHEA.
(12) TERNI, 1973.

4035
signes disparates établissent les uns avec personnalisée que ce concept le suggère.
les autres dans tout exemple discursif, et Les modèles présentent, au-delà des
elle ne cesse donc de réorganiser, délimiter variantes individuelles, des groupements
et prescrire dans quelle « conscience de la significatifs. Toute nouvelle approche des
totalité de notre environnement » ces études de public devra donc commencer
éléments doivent s'intégrer. par une critique de la théorie de la «
Ceci nous amène à la question des perception sélective ».
malentendus et des méprises. Les producteurs Nous avons précédemment soutenu que,
de télévision qui s'aperçoivent que leur puisqu'il n'existe pas de correspondance
message « n'est pas passé » sont souvent nécessaire entre le codage et le décodage,
soucieux de redresser les maillons de la le premier peut tenter de « faire
chaîne de communication, pour renforcer prévaloir », mais ne peut prescrire ou garantir le
« l'efficacité » de leur communication. second, qui possède ses propres conditions
Une bonne part de la recherche d'existence. Le codage aura pour effet
revendiquant l'objectivité d'une « analyse d'établir quelques-unes des limites, des
politiquement orientée » reproduit cet objectif paramètres au sein desquels les décodages
administratif en s 'efforçant de découvrir la opéreront, à moins qu'ils ne soient
portion du message dont le public se totalement aberrants. S'il n'y avait pas de
souvient, et d'élargir les limites de la limites, le public pourrait simplement lire
compréhension. Il est indéniable que des méprises tout ce qu'il voudrait dans n'importe quel
de type littéral existent : le téléspectateur message. Il existe indubitablement des
ne connaît pas les termes employés, méprises de ce genre mais, dans l'ensemble,
n'arrive pas à suivre la logique complexe de il doit bien y avoir un certain degré de
l'argumentation ou de l'exposé, maîtrise réciprocité entre les moments de codage et
mal la langue, trouve les concepts trop de décodage, ou l'on ne pourrait pas parler
étrangers ou trop difficiles, ou se laisse d'échange communicationnel du tout.
égarer par le commentaire d'introduction. Cependant, cette « correspondance » n'est
Mais, le plus souvent, les producteurs pas donnée, mais construite. Loin d'être
d'émissions déplorent que le public n'ait « naturelle », elle représente le produit
pas saisi le sens qu'eux-mêmes d'une articulation entre deux moments
cherchaient à faire passer. Or ce qu'ils veulent distincts. Et le premier ne peut déterminer ou
dire, en réalité, c'est que les garantir, de façon simple, quels seront les
téléspectateurs ne fonctionnent pas au sein du code codes de décodage employés. Autrement,
« dominant » ou « préféré ». Les la communication constituerait un circuit
diffuseurs ont un idéal de « communication parfaitement équivalent, et chaque
parfaitement transparente » et, à la place, il message fournirait un exemple de
leur faut faire face à une « communication communication parfaitement transparente. Il faut donc
systématiquement déformée » (13). s'interroger sur les diverses articulations
Ces dernières années, ce type d'écarts a en fonction desquelles codage et décodage
généralement été expliqué en faisant peuvent se combiner. Pour approfondir
référence à une « perception sélective ». C'est cette question, nous allons proposer une
la porte par laquelle un pluralisme résiduel analyse hypothétique de quelques
échappe aux compulsions d'un processus positions de décodage possibles, en vue
hautement structuré, asymétrique et non d'étayer la thèse que la « correspondance
équivalent. Evidemment, il y aura toujours n'est pas nécessaire » (14).
des lectures variantes individuelles, Nous repérons trois positions
privées. Mais la « perception sélective » n'est hypothétiques à partir desquelles des décodages
presque jamais aussi sélective, aléatoire ou d'un discours télévisuel peuvent se

(13) La formule est d'Habermas, dans « Systematically distorted communications » in DRETZEL, 1970. Elle est
toutefois utilisée ici dans un sens différent.
(14) Pour une formulation sociologique proche, par certains côtés, des positions exposées ici, mais qui ne suit pas
les développements sur la théorie du discours, voir PARKIN, 1971.

36 41
construire. Celles-ci ont besoin d'être litique de l'Irlande du Nord, du coup
testées empiriquement et affinées. Mais d'Etat au Chili ou de la loi sur des
montrer que les décodages ne suivent pas relations industrielles en Grande-Bretagne, par
automatiquement les codages, que ces deux exemple, sont principalement produites
opérations ne sont pas identiques, c'est par des élites politiques et militaires : le
contribuer à défendre l'idée que « les choix spécifique des circonstances et
correspondances ne sont pas nécessaires », et formats de présentation, la sélection du
aussi aider à déconstruire le sens personnel, le choix des images, la mise en
couramment attaché à la « méprise » dans le cadre scène des débats, sont sélectionnés et
d'une théorie de la « communication combinés via le recours au code professionnel.
systématiquement déformée ». Comment les professionnels de la
La première position serait la position télédiffusion arrivent à opérer à partir des codes
dominante-hégémonique. Lorsqu'un « relativement autonomes » qui leur sont
spectateur intègre directement et sans propres, tout en se débrouillant pour
restrictions le sens connoté d'informations reproduire (non sans contradictions) la
télévisées ou d'une émission d'actualités, par signification hégémonique des événements, est
exemple, et décode le message en fonction une question complexe, sur laquelle nous
du code de référence qui a servi à le coder, ne pouvons nous attarder ici. Qu'il suffise
on pourrait dire que ce téléspectateur opère de dire que les professionnels sont liés aux
au sein du code dominant. C'est le cas élites qui formulent les définitions, non
type idéal de la « communication seulement du fait de la position
parfaitement transparente » - ou, du moins, aussi institutionnelle de la télévision en tant qu'« appareil
transparente qu'on puisse l'obtenir « en idéologique » (15), mais aussi de par la
pratique ». Dans ce cadre, on peut structure d'accès (c'est-à-dire l'accès
distinguer la position produite par le code systématiquement « excessif » à la télévision
professionnel. C'est la position (engendrée d'un personnel de l'élite sélective et de sa
par ce que nous devrions peut-être « définition de la situation »). On peut
identifier comme l'intervention d'un même dire que les codes professionnels
« métacode ») que les professionnels de la servent à reproduire les définitions
télévision prennent quand ils codent un hégémoniques justement en n'orientant pas
message qui a déjà été signifié de manière ouvertement leurs opérations dans une
hégémonique. Le code professionnel est direction dominante : la reproduction
« relativement indépendant » du code idéologique s'installe donc par
dominant, en ce qu'il met en oeuvre des inadvertance, inconsciemment, « derrière le dos
critères et des opérations de transformation des uns et des autres » (16). Bien entendu,
qui lui sont propres, de nature technico- des conflits, des contradictions, et même
pratique notamment. Cependant, le code des méprises, surgissent régulièrement
professionnel opère dans le cadre de entre les significations dominantes et
« l'hégémonie » du code dominant. Il sert, professionnelles, et leurs agents signifiants.
en effet, à reproduire les définitions La seconde position qu'on pourrait
dominantes, en plaçant précisément leur qualité isoler est celle du code - ou de la position -
hégémonique entre parenthèses, et en négocié. La majorité du public comprend
recourant, à la place, à des codages sans doute très bien ce qui a été défini de
professionnels décalés, qui mettent au premier manière dominante, et professionnellement
plan des questions aussi neutres et signifié. Cependant, les définitions
techniques en apparence que la qualité dominantes sont hégémoniques précisément
visuelle, la valeur des informations et de leur parce qu'elles représentent des définitions
présentation, la qualité télévisuelle, etc. de situations et d'événements qui sont « en
Les interprétations hégémoniques de la position de dominance » (globaux). Les

(15) Voir ALTHUSSER, 1971.


(16) Pour un développement de ce raisonnement, voir HALL, 1976.

4237 —
définitions dominantes associent, le décodeur peut adopter la définition
implicitement ou explicitement, les événements à hégémonique et convenir que « tout le
de grandes totalisations, aux grandes monde doit accepter de gagner moins pour
visions syntagmatiques du monde : elles lutter contre l'inflation ». Cet accord de
examinent les problèmes avec « recul », principe peut cependant n'avoir que peu
elles rattachent les événements à « l'intérêt ou pas de rapport avec son intention de se
national » ou à la géopolitique, même si mettre en grève pour obtenir un meilleur
elles établissent ces connexions de façon salaire et de meilleures conditions de
tronquée, faussée ou mystificatrice. La travail, ou de s'opposer à la loi sur les
définition d'un point de vue hégémonique est relations industrielles au niveau de son
(a) qu'il définit selon ses propres termes entreprise ou de sa vie syndicale. A notre avis,
l'horizon mental, l'univers, des sens la grande majorité des prétendues «
possibles, d'un secteur complet des rapports méprises » naît des contradictions et
dans une société ou une culture, et (b) disjonctions entre les codages
qu'il porte le sceau de la légitimité - il hégémoniques-dominants et les décodages négociés
paraît aller de pair avec ce qui est « naturel », corporatistes. Ce sont avant tout ces
« inévitable », ce qui « va de soi », dans défauts d'ajustement entre niveaux qui
l'ordre social. Le décodage au sein de la incitent les élites qui définissent les
version négociée renferme un mélange significations et les professionnels à diagnostiquer
d'éléments adaptatifs et oppositionnels : il un « échec dans la communication ».
reconnaît la légitimité des définitions Enfin, il est possible qu'un
hégémoniques pour établir (dans l'abstrait) téléspectateur comprenne parfaitement toutes les
les grandes significations, tandis qu'à un inflexions littérales et connotatives fournies
niveau plus limité, situationnel (situé), il par un discours, mais décode le message
pose ses propres règles de base - il opère de manière globalement contraire. Il
avec des exceptions à la règle. Il accorde détotalise le message dans le code préféré pour
la position privilégiée aux définitions le retotaliser dans un autre cadre de
dominantes des événements, tout en référence. C'est le cas du téléspectateur qui
réservant aux « conditions locales », à ses écoute un débat sur la nécessité de
propres positions plus corporatistes, le plafonner les salaires, mais qui « lit » toute
droit d'effectuer une application plus mention de « l'intérêt national » en termes
négociée. « d'intérêt de classe ». Il opère avec ce que
Cette version négociée de l'idéologie nous appellerons un code oppositionnel.
dominante est donc traversée de Un des moments politiques les plus
contradictions, bien que ces dernières ne soient significatifs (ce genre de moments coïncide
pleinement perceptibles qu'en de rares aussi, pour des raisons évidentes, avec des
occasions. Les codes négociés fonctionnent à périodes de crise au sein des organismes
travers ce que l'on pourrait appeler des émetteurs), est celui où des événements
logiques situées, ou particulières. Et ces qui sont normalement signifiés et décodés
logiques sont entretenues par leurs relations de façon négociée commencent à faire
inégales et différentielles avec les discours l'objet d'une lecture oppositionnelle. C'est
et logiques du pouvoir. L'exemple le plus là que l'on rejoint la « politique de la
simple de code négocié est celui qui régit signification » : la lutte au sein du discours.
la réaction d'un ouvrier face à l'idée d'une
loi sur les relations industrielles limitant le
droit de grève, ou à des arguments en Traduit de l'anglais
faveur d'un gel des salaires. Au niveau du par Michèle ALBARET
débat économique « d'intérêt national », et Marie-Christine GAMBERINI.

38 43
REFERENCES
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appareils idéologiques d'Etat » in Positions television », article pour le Colloque du
(1964-1975), Editions sociales, 1976. Conseil de l'Europe Understanding
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broadcasting, University of Manchester, 1972. VOLOSINOV, Marxism and the
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Introduction to the grundrisse » in WPCS 6 (1974). 1973.
« Broadcasting and the state : the inde-
pendance/impartiality couplet », AMCR
Symposium, University of Leicester, 1976
(article non publié du CCCS).

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