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GROUPEMENT THÉMATIQUE DE POÈMES 3 e

La poésie
engagée
Résistance, déportation
et libération

armi les lectures que préconisent les nouveaux programmes de

P troisième, figure la poésie engagée. Dans cette perspective, il


nous a donc paru intéressant d’étudier des poèmes écrits pen-
dant ou après la Seconde Guerre mondiale. Outre le lien que l’on
peut établir avec le programme d’histoire, cette étude permet de tra-
vailler sur les formes poétiques sans négliger la portée politique de ces
textes. En 1998, le sujet du concours annuel de la Résistance portait
ainsi sur les étrangers dans la Résistance, rappelant que la littérature
nationale est porteuse des idéaux de la République, qui sont autant
de valeurs universelles. Les élèves étant particulièrement sensibles à
ces notions, ils sont aussi très réceptifs à l’égard de la poésie qui les
incarne.

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Le groupement que nous proposons
envisage les divers aspects de la période
objectifs
considérée : la lutte clandestine, les
maquis, la répression et la déportation,
© Revenir et développer le savoir
mais aussi l’épuration. Les poètes étu- des élèves sur les formes poé-
diés – Robert Desnos, Paul Éluard, tiques.
René Char, Louis Aragon, Primo Levi © Établir le lien entre poésie et his-

– ont tous été résistants (Levi a été toire, éventuellement à travers


arrêté dans un maquis piémontais). Il va des activités annexes comme la
de soi que nous ne présentons qu’une recherche documentaire.
sélection et que nous aurions pu © Initier les élèves à une recherche
étudier certains poèmes d’Eugène sur les poètes étudiés et, partant,
Guillevic, Pierre Emmanuel, voire le sur la littérature de ce milieu du
Chant des partisans de Maurice Druon
XXe siècle.
et Joseph Kessel. Dans l’œuvre © Inciter à lire les poètes proposés
d’Éluard, nous avons préféré le poème
de la pitié, de la générosité, à certains – et d’autres – à travers leur
poèmes plus engagés. En guise de com- œuvre de résistants, comme à
plément, nous proposons donc en travers celle qui la précède et la
annexe deux autres poèmes, l’un suit.
d’Éluard, l’autre de Desnos.

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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

L’étude se découpe en six séances,


correspondant à autant de poèmes et à
I. « Demain »,
l’étude de l’Affiche rouge. Nous avons de Robert Desnos
choisi d’étudier les poèmes dans l’ordre
où ils ont été écrits. La durée de (fiche élève 1)
chaque séance est variable, selon que
des documents annexes sont proposés
ou non. Certains poèmes peuvent objectifs
poser des problèmes de compréhen- © Construire un message.
sion, notamment celui de René Char.
Nous l’avons néanmoins maintenu
© Étudier la thématique classique
dans cette présentation car l’étude en comme héritage national et le jeu
classe a démontré que, une fois la grille des allusions.
appliquée, tout devenait plus aisé.
Avant de commencer l’étude des
textes, on proposera aux élèves un
questionnaire commun à tous les 1 Le poète
poèmes.
Desnos est né le 4 juillet 1900 à
1. Faites une fiche biographique et Paris, ville où il a toujours vécu. Après
bibliographique sur les auteurs étu- une scolarité rapidement abandonnée,
diés : Robert Desnos, Paul Éluard, il exerce divers métiers. Dès 1920, il
René Char, Louis Aragon, Primo collabore à Littérature et, sous le nom de
Levi. Rrose Sélavy, participe aux expériences
2. À la fin de l’étude, vous expliquerez d’écriture automatique. En 1925 paraît
en quelques mots quel poème vous
la Liberté ou l’Amour et, en 1930, Corps
et Biens, qui rassemble les poèmes écrits
avez préféré et pourquoi.
jusqu’à cette période. En 1942, il
publie sous pseudonyme l’opuscule
Fortune, qui regroupe les poèmes écrits
entre 1932 et 1937. Résistant de la pre-
mière heure, Desnos meurt en dépor-
tation à Terezim, Tchécoslovaquie, le
3 mai 1945.
Ce qui caractérise son œuvre poé-
tique est sans doute sa diversité for-
melle. Surréaliste, malgré la rupture
avec Breton, Desnos laisse cette
empreinte à des poèmes qui, depuis

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le Fard des Argonautes en 1919, contien- La deuxième strophe qui commence
nent des quatrains en alexandrins par « Mais » nuance : l’attente ne pèse
classiques, procédé que l’on retrouve pas mais la vie se réduit à cet « état de
dans le recueil État de veille en 1943. veille » qu’évoque le titre du recueil du
même nom et à une forme de lassitude
que suggère l’adverbe « trop » (v. 5).
2 Une construction pour Une certaine tristesse semble gagner
ceux qui attendent, marquée par les
convaincre adjectifs « éteint et perdu » (v. 8).
La troisième strophe s’oppose à la
Demain (1942) est un poème de précédente comme la synthèse à l’anti-
guerre, un poème qui exhorte à résis- thèse. Elle s’ouvre sur un « Or » qui
ter. Mais rien, quand on le lit innocem- contredit le « Mais », unit l’attente et la
ment, ne le signale explicitement. veille en une force qui est l’espoir. De
L’intérêt de l’étude est celle d’un l’attente opiniâtre à l’espoir, un mouve-
décryptage, qui commence par le titre ment s’accomplit.
que l’on peut mettre en rapport avec la
date de publication. Ce Demain qui 2. Du « je » au « nous »
résonne comme une promesse est évo- À ces articulations logiques, expri-
qué au beau milieu d’une guerre alors mant la concession pour mieux
gagnée par l’occupant nazi. En 1942, résoudre les contradictions et dire
les troupes hitlériennes occupent l’unité d’un sentiment, fait écho le
l’Europe, conquièrent une partie de choix des pronoms. Demain s’ouvre sur
l’Union soviétique et sont maîtres des un « je » désignant le poète. Ce « je »
pourtours africains de la Méditerranée. semble défier le temps.
La résistance française est embryon- Dès la deuxième strophe et le vers 5
naire, la répression triomphante. C’est à toutefois, le « nous » remplace le « je »,
l’aune de cette actualité qu’il faut lire le et revient par sept fois (v. 6, 7, 9, 11, 12)
poème. Ce terme, qui résonne comme avec des répétitions dans certains vers :
une injonction, est synonyme de vic- ainsi, à l’hémistiche, au vers 7 ou seul,
toire. C’est aussi une adresse du poète à aux vers 5 et 12, pour faire écho au
l’avenir. « j’ » du premier vers. À chaque fois, le
« nous » donne le rythme et met en
1. Un plan clair valeur la dimension collective de l’en-
Les trois quatrains du poème suivent gagement.
une progression que mettent en valeur La structure formelle du poème est
des articulations logiques. La première classique. Il s’agit d’alexandrins, qui
strophe est celle d’une attente sans comportent souvent une coupe régu-
cesse renouvelée. lière à l’hémistiche et un système de

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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

rimes alternées dans chaque quatrain. Le présent est le temps de la descrip-


La virtuosité de Desnos le rend capable tion d’un état et d’une certitude : « le
d’utiliser toute la gamme de l’invention matin est neuf, neuf est le soir » (v. 4). Il
poétique. En outre, une forme aussi décrit surtout les nombreuses actions :
classique est aisément mémorisable. En « nous vivons à la veille » (v. 5) ; « Nous
un temps de clandestinité, la poésie se veillons, nous gardons la lumière et le feu »
transmet également de façon orale, (v. 6) ; « Nous parlons à voix basse
comme les chansons et les airs de et nous tendons l’oreille » (v. 7) ; « Nous
guerre. À l’époque, ce poème pouvait témoignons » (v. 9) ; « nous ne dormons
ainsi « voyager », se communiquer, pas » (v. 11). La plupart de ces verbes
porter un message d’espoir. expriment la même action patiente et
obstinée, liée à l’attente du lendemain.

3 La thématique du temps 2. L’expression du temps :


le moment contre la durée
1. L’emploi des temps Nous l’avons déjà noté à propos
Le poème contient quatorze verbes des adverbes « encor » et « enfin », les
conjugués et trois à l’infinitif. Le pre- compléments de temps jouent un rôle
mier, « j’aurais », est au conditionnel déterminant dans ce poème. Ils don-
(v. 1). Le dernier mot du poème est au nent du relief aux verbes, produisent
présent, qui désigne aussi le temps un effet d’insistance.
dominant dans ces trois quatrains On peut aussi opposer ceux qui
(douze verbes sur quatorze). Le dernier expriment la durée, pesante, doulou-
vers commence par un verbe au futur, reuse, à ceux qui valorisent l’instant,
« prouvera ». synonyme de vitalité et d’espoir dans
Ce petit relevé statistique montre ces lendemains évoqués dont parle le
simplement que le poète décrit le titre.
moment qu’il vit ainsi que ses sem- D’un côté, on trouve donc des
blables, mais qu’il se projette aussi dans expressions ou des images qui disent
un avenir. Le « j’aurais » du vers 1 l’attente, le temps arrêté : « cent mille
résonne comme un défi, après l’expres- ans » (v. 1) ; « Le temps » (v. 3), personni-
sion d’une condition assortie d’une fié en « vieillard souffrant de multiples
concession. Il est suivi de l’adverbe entorses » (v. 3) ; « depuis trop de mois »
« encor » qui redouble son sens. Le der- (v. 5) ; « du fond de la nuit » (v. 9). On
nier vers, qui ressemble à une conclu- pourrait ajouter « la veille » (v. 5) qui
sion, à une synthèse, se présente souligne la dimension nocturne de
comme un pari, une promesse de vie. cette attente, la patience indispensable
Et là aussi, l’adverbe de temps « enfin » pour survivre à la nuit de
renforce l’effet produit par le futur. l’Occupation. Cette veille, qui est à la

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fois éveil et surveillance, s’apparente termes clés (« t’attendre », v. 2 ; « la splen-
aussi au travail des vestales, gardiennes deur du jour », v. 10) figurent ainsi en
de la pureté du foyer, de « la lumière et tête de vers, donnant sens au nom ou
du feu » (v. 6) qui agiraient dans au verbe qu’ils complètent. De même,
l’ombre, dans la clandestinité. le groupe verbal « Peut gémir », dont le
Enfin, sans vouloir pousser trop loin sujet est le temps, est rejeté au vers 4
l’interprétation, on pourrait dire que après une mise en apposition, pour
les cent mille ans du poète répondent bien le séparer de son sujet et signifier
au Reich de mille ans promis à son la durée.
peuple par Hitler.
À ces compléments de durée s’oppo-
sent donc des compléments ou groupes 4 Le jeu des allusions
nominaux qui traduisent l’instant, la
brièveté, ou qui projettent dans le futur On peut tout à fait oublier le
le poète et ses compagnons. C’est le cas contexte historique et lire Demain
de « demain », donné dans le titre et comme un poème sur le temps. La per-
personnifié au vers 2 pour répondre à sonnification de ce concept en « vieil-
la personnification du temps en lard » le montrerait assez. Mais un
vieillard. Par ailleurs, à la « nuit » des poème utilisant une facture aussi clas-
deux premières strophes, nommée au sique et des allusions à l’Antiquité n’est
vers 9, s’oppose le « jour », au vers 10. pas innocent. La poésie de la
Mais l’instant, c’est aussi « le matin » Résistance s’inscrit dans une lignée,
et « le soir », présentés en chiasme au elle prolonge un héritage. Les images
vers 4. La répétition de l’adjectif traditionnelles, les symboles connus et
« neuf » s’oppose également à l’image aisément identifiables, l’usage de la rhé-
du vieillard gémissant, au vers 3. torique et de la versification classiques
C’est aussi « la splendeur du jour » rappellent que le « Nous » si souvent
(v. 10) et « l’aurore » (v. 11) qui dési- évoqué est un peuple ancien, un
gnent les moments les plus beaux ou peuple de culture, face à la barbarie et à
les plus intenses du cycle quotidien. l’ignorance nazies.
C’est enfin le « présent » du vers 12 qui D’autre part, on sent bien, à lire ces
rime avec les présents, offrandes de la vers, que Desnos décrit la « nuit » de
nature. l’Occupation, l’attente de jours
meilleurs, de la prochaine libération.
3. La construction du vers et la N’oublions pas les messages de la
thématique de l’attente Résistance diffusés par Radio Londres,
Les choix formels du poète lui per- d’une grande force poétique, à l’instar
mettent de jouer sur le sens en le sus- du fameux incipit verlainien (« les san-
pendant par l’usage du rejet. Certains glots longs des violons de l’automne… »)

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qui servit pour annoncer le débarque-


ment allié du 6 juin 1944. Desnos, tra-
II. « Comprenne qui
vaillant comme journaliste et publici- voudra », de Paul Éluard
taire, a su jouer sur les ressources du
langage devenu slogan (il en aurait créé (fiche élève 2)
3 000 pour la radio).
Ici, la deuxième strophe évoque la
vie clandestine et ses contraintes de objectifs
façon précise (« Nous parlons à voix basse
et nous tendons l’oreille / À maint bruit
© Étudier les outils du portrait.
vite éteint ») et « l’aurore », guettée au
© Étudier la disposition du poème
vers 11, peut être lue comme une allé- comme outil de sens.
gorie de la Libération, qui interviendra © Aborder un thème interdiscipli-
deux ans plus tard. naire : les femmes tondues ou les
excès de l’épuration.

1 Le poète
Paul Éluard naît en 1895 à Saint-
Denis. Ses premiers poèmes paraissent
en 1913, mais c’est sa participation au
mouvement dada et surtout au surréa-
lisme qui marque sa véritable entrée en
littérature. Jusqu’en 1938 environ, sa
poésie incarne les thèmes privilégiés du
courant mené par André Breton :
l’amour, le désir, le rêve, mais aussi la
révolte contre une esthétique classique,
rationaliste, incarnée par les « têtes de
Turc » du mouvement comme Anatole
France. Des recueils comme Capitale de
la douleur, l’Amour la poésie, la Vie immé-
diate ou les Yeux fertiles traduisent cette
dominante lyrique du poète.
La montée du péril fasciste et la
guerre d’Espagne donnent une tonalité
plus grave à l’œuvre d’Éluard. En 1942,

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il entre dans la clandestinité, après avoir n’avaient pas vendu la France et elles
retrouvé le parti communiste où il ne n’avaient souvent rien vendu du tout. Elles
militait plus guère. Il constitue pour la ne firent, en tout cas, de morale à personne.
zone Nord l’influent Comité national Tandis que les bandits à face d’apôtre, les
des écrivains, dont le rôle sera détermi- Pétain, Laval, Darnand, Déat, Doriot,
nant lors de la Libération. Jusqu’à sa Luchaire, etc. sont partis. Certains même,
mort en 1952, il restera un poète connaissant leur puissance, restent tran-
engagé, favorable à la cause commu- quillement chez eux, dans l’espoir de
niste, jusqu’à certains de ses égarements recommencer demain ». Claude Roy note
staliniens. quant à lui l’indignation d’Éluard,
Les recueils les plus importants de lisible dans « l’écriture bouleversée » du
cette période ne portent pas tous la manuscrit2.
trace des aveuglements esthétiques du
parti. Ainsi, Le temps déborde, écrit en
1948 après la mort de Nusch, et le 3 Le portrait d’une victime
Phénix, qui en 1951 célèbre la ren-
contre avec Dominique, permettent 1. À travers les noms
d’oublier bien des poèmes de circons- Une figure féminine traverse le
tance lus lors de congrès dans les pays poème, celle de la « victime », ainsi nom-
du socialisme réel… mée au vers 5. On notera cependant la
progression des termes qui la désignent
depuis l’épigraphe dans laquelle le
2 Les circonstances du poète évoque « des filles ». L’emploi du
déterminant indéfini montre le carac-
poème tère aléatoire de la vengeance. Le mot
« filles » annonce la « fille galante » du
L’édition de la Pléiade apporte vers 14. Cette fille est d’abord la « mal-
des informations précieuses sur heureuse » du vers 3, qui suscite la pitié
« Comprenne qui voudra » publié dans et qui devient, au vers 16, « La plus
le recueil Au rendez-vous allemand aimable bête » et, au vers 19, « Une bête
(1944). Elles reprennent un article prise au piège / Des amateurs de beauté ».
publié dans les Lettres françaises 1 : « réac- De victime, elle devient animal traqué
tion de colère. Je revois, devant la boutique par des prédateurs. Un dernier nom la
d’un coiffeur de la rue de Grenelle, une désigne, au vers 23 : « Cette image
magnifique chevelure féminine gisant sur le idéale / De son malheur sur terre »,
pavé. Je revois des idiotes lamentables trem- expression qui rassemble et synthétise
blant de peur sous les rires de la foule. Elles les diverses dénominations. La jeune

• 1. Lettres françaises, n° 32, 2 décembre • 2. Paul Éluard, Œuvres complètes, 1968,


1944. tome I, page 1646.

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victime incarne la condition de la


femme qui a aimé, et dont la « faute »
4 La disposition des vers
est plus sévèrement punie que les vrais comme outil du sens
crimes des collaborateurs.
On le sait depuis toujours, la disposi-
2. À travers les autres outils tion du poème en vers est le moteur du
de la description sens. Cela se vérifie dans ce poème, et
Le portrait de la victime est enrichi on mettra en relief divers procédés.
par une série de compléments, de par-
ticipes passés pris comme adjectifs et de 1. L’isolement en un vers
comparaisons. Les compléments met- C’est le cas, par exemple, de « Sur le
tent en valeur les détails d’ordre maté- pavé », au vers 4, qui est le rejet du
riel ou psychologique : « À la robe déchi- verbe « rester ». Ce complément de lieu
rée » (v. 6), « Au regard d’enfant perdue » traduit la solitude de la victime dont
(v. 7). Ils disent le désarroi de ces témoignent les documents photogra-
femmes tondues. phiques d’époque. Les femmes tondues
Quelques participes pris comme étaient dans un premier temps pour-
adjectifs décrivent l’état dans lequel se chassées, entourées par la populace,
trouve la jeune victime. Le choix de puis, une fois rasées, laissées sur le trot-
participes n’est pas indifférent : ils toir ou au milieu de la chaussée. Le
décrivent un résultat sous forme parfois vers isolé rend l’image visuelle telle
imagée. Ainsi n’est-elle pas tondue et qu’Éluard l’a perçue. La brièveté géné-
enlaidie, mais « Découronnée », « défigu- rale des vers fait que bien des mots ou
rée » (v. 8), « couverte / Du noir crachat des expressions semblent mis en relief par
ténèbres » (v. 12-13), « souillée » (v. 18). le même procédé. Mais aucun n’a cette
Les comparaisons qui suivent cer- densité.
tains de ces participes servent aussi à Les enjambements produisent des
rendre les contrastes entre sa jeunesse effets de sens multiples, selon qu’on dit
et sa beauté, et son sort. Elle est « Celle à voix haute ou qu’on lit silencieuse-
qui ressemble aux morts / Qui sont morts ment le poème. Ainsi, aux vers 16 et
pour être aimés » (v. 9-10) ; « Une fille faite 17, on lit « La plus aimable bête » en
pour un bouquet / Et couverte / Du noir insistant sur le dernier mot, qui renvoie
crachat des ténèbres » (v. 11 à 13). Elle est aussi aux « idiotes lamentables » dont par-
« Une fille galante / Comme une aurore de lait Éluard dans les Lettres françaises.
premier mai » / « La plus aimable bête » / Mais le mot « Souillée » donne tout son
« Souillée et qui n’a pas compris / Qu’elle sens et toute son horreur au sort de ces
est souillée ». Ici, l’image lumineuse du femmes, d’autant qu’il est répété par
printemps est contrariée par celle de la la proposition relative « qui n’a pas
salissure et de l’humiliation. compris / Qu’elle est souillée », rappelant

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la naïveté de la victime. Là encore, puisque les vrais coupables ont souvent
selon qu’on dit ou qu’on lit l’enjambe- su l’éviter 3. Un même passé simple
ment, on met en valeur la complétive immobilise ou immortalise la victime
« Qu’elle est souillée » ou bien on insiste au vers suivant.
sur « qui n’a pas compris », comme si la Le titre du poème paraphrase une
bêtise (au sens étymologique) de ces expression figée, « comprenne qui
femmes restait l’essentiel. pourra », et lui ajoute une dimension
Enfin, et c’est le cas des trois pre- morale. Celui qui « voudra » acceptera
miers vers, le vers se termine sur un d’être responsable de la flétrissure com-
verbe, et donc sur une suspension du mise, il fera le choix de la victime
sens. Le lecteur attend le complément contre ses bourreaux. Mais ce choix est
pour saisir le sens, atteindre l’objet. librement assumé : le subjonctif laisse la
L’infinitif « dorloter » (v. 22) joue un rôle porte ouverte, il s’adresse à tous les lec-
voisin. teurs, contemporains des faits.
Rares sont les verbes dans ce poème,
2. Un autre temps qui développe pour l’immortaliser
Bien qu’écrit en 1944, Comprenne qui l’image de cette femme tondue. Le
voudra semble se situer bien après les présent de vérité générale du vers 10
faits, comme en témoigne le « En ce (« Qui sont morts pour être aimés ») révèle
temps-là », suivi de l’imparfait, placé en le sentiment profond du poète qui, en
épigraphe. Cette mise à distance est ex-surréaliste, voyait dans l’amour une
aussi une manière pour le poète révolte contre l’ordre social, contre la
témoin de se distinguer de ce « on » puissance mortifère de la société.
anonyme qui prétend punir au nom de Enfin, on peut opposer le Comprenne
la Résistance. Il s’en distingue dès le qui voudra du titre et du premier vers,
début du poème par « Moi mon remords au conditionnel « Voudrait » du vers 22
ce fut », dans lequel le redoublement par qui traduit à la fois le vœu et son
le pronom personnel et l’adjectif pos- impossible réalisation. Au pronom qui,
sessif dit ce qui l’oppose aux « amateurs très général, inclut hommes et femmes,
de beauté » (v. 20). Le passé simple s’op- s’oppose, au vers 21, la « mère / femme »,
pose également à l’imparfait de l’épi- seule capable de comprendre la portée
graphe en replaçant l’événement dans symbolique de ce qui s’est passé.
un temps déterminé, celui de la
Libération et des règlements de
compte d’une épuration injuste,

• 3. On ne prendra pour exemple que le


sort de Maurice Papon ou René Bous-
quet….

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III. « Feuillets d’Hypnos », même s’ils en ont entendu parler au


cours d’arts plastiques, et les œuvres des
de René Char écrivains majeurs de ce courant ne figu-
rent pas au programme du collège. C’est
(fiche élève 3) pourquoi nous résumerons brièvement
l’œuvre du poète, en nous attachant à
ses grandes lignes.
objectifs
1. Char et le surréalisme
© Initier les élèves aux différentes L’article « Char » de l’Encyclopædia
formes brèves : maxime, note, universalis rappelle que, de 1930 (Ralentir
réflexion, portrait ou anecdote. travaux) à 1934 (le Marteau sans maître),
© Montrer en quoi ces formes peu- Char collabore au mouvement surréa-
vent être porteuses de poésie, liste. Selon Breton, celui-ci est caracté-
sachant que pour la plupart des risé par le goût du mariage des
collégiens, poésie coïncide avec contraires, de la résolution des contra-
vers, voire avec rime, de façon dictions, définition dont nous aurons
éventuellement à nous servir et qui
exclusive.
figure dans le dictionnaire abrégé du
© Souligner ce qui oppose la
surréalisme4 : « Tout porte à croire qu’il
Résistance à une France pru-
existe un certain point de l’esprit d’où la vie
dente, indifférente ou acquise et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et
aux idées de l’ennemi nazi. On le futur, le communicable et l’incommuni-
étudiera la figure du poète cable, le haut et le bas cessent d’être perçus
combattant, qui utilise les armes contradictoirement. C’est en vain qu’on cher-
autant que le stylo. cherait à l’activité surréaliste un autre mobile
que l’espoir de détermination de ce point. »
La montée des périls en Europe
affecte la poésie de Char. En 1937,
1 Présentation du poète Placard pour un chemin des écoliers
et de son œuvre témoigne de son inquiétude face au
sort de la République espagnole. Mais
La biographie et la bibliographie de c’est la guerre et l’Occupation qui
René Char seront établies par les élèves donnent à la vie et à l’œuvre de Char
qui auront cherché dans les diction- sa pleine dimension.Après la campagne
naires ou les encyclopédies. Cette
recherche peut donner des résultats
• 4. André Breton, Œuvres complètes,
étonnants. En effet, de jeunes élèves ne Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
sont pas censés connaître le surréalisme, tome II, page 846.

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de France vécue sur le front d’Alsace, gète de Char, ce nom d’Hypnos est celui
Char passe à la Résistance et, de 1942 à d’un personnage imaginaire, auteur des
1944, il devient dans le maquis de Feuillets. Pour le poète, ils n’appartien-
Céreste le « capitaine Alexandre ». nent pas à son œuvre poétique ; c’est un
Cette expérience trouve son écho dans texte en prose et une fiction. Dans le
les Feuillets d’Hypnos qui paraissent en bandeau de l’ouvrage, Char écrit notam-
1946, mais figurent ensuite dans le ment : « L’auteur des Feuillets d’Hypnos
recueil Seuls demeurent (1945), suivi par affectionne les mots de Nietzsche :“ J’ai tou-
Fureur et Mystère (1948). D’autres jours mis dans mes écrits toute ma vie et toute
recueils suivront dont les Voisinages de ma personne. J’ignore ce que peuvent être des
Van Gogh en 1985, mais nous nous problèmes purement intellectuels ”. »
contenterons avec la classe d’en indi- Ce lien établi entre l’homme et
quer les titres. l’œuvre 5, les références nombreuses et
explicites à des épisodes de lutte et aux
2. Le titre du recueil compagnons du maquis vont à l’en-
Ce recueil (1943-1944) porte un titre
qui renvoie dans la mythologie grecque
au Sommeil, frère de Thanatos, la Mort.
Hypnos a pour demeure une caverne, • 5. Cf. Marie-Claude Char, Dans l’atelier
du poète, Gallimard, « Quarto », 1996. Elle
éternellement sombre, traversée par les rappelle ce que ce recueil peut avoir de « bio-
eaux du Léthé. Selon Paul Veyne, exé- graphique ».

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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

contre de l’idée de fiction, sauf à consi- les combattants. Les indications de


dérer que toute écriture ou récriture est temps sont rares. Une saison apparaît
fiction. implicitement, l’hiver, puisqu’il neige.
On rappellera que ces carnets ont été
tenus au fil des saisons et que d’autres
2 Étude d’extraits moments sont nommés dans le recueil.

Les extraits que nous proposons sont


une sélection. C’est donc une vision
partielle et partiale d’un recueil conte-
nant deux cent trente-sept fragments.
2. La désignation
1. Mise en place de repères a) Les maquisards
a) Vocabulaire Divers « personnages » apparaissent
Rares sont les problèmes de vocabu- dans ces fragments, que l’on opposera,
laire. On expliquera néanmoins des dans le contexte du combat, entre
mots : compagnons et adversaires. Mais le pre-
• « ornière » : chemin tout tracé, rou- mier protagoniste est le poète qui
tine. Le mot est pris ici comme image ; s’adresse à lui-même au moyen de
• « caréniers » : ce mot n’existe pas. On l’impératif (fragment 2) ou à la pre-
peut supposer qu’il désigne celui qui mière personne (fragment 31, 138). Le
répare les carènes, partie immergée de « Je » de ce dernier fragment est suivi
la coque d’un navire. Le mot file ici la d’un « nous » qui désigne le groupe de
métaphore du pays, perçu comme maquisards dans ce récit d’une exécu-
épave. tion. « B. » est la victime. Ce « B. »
• « alchimiste » : savant versé dans les désigne le poète Roger Bernard, com-
sciences occultes, qui vise à transfor- pagnon de lutte. On pourra également
mer le plomb en or. Il désigne ici relever les déterminants possessifs
un compagnon dont l’existence est comme ce « nos ténèbres » du fragment
transformée en luttant contre l’occu- 237 qui s’oppose au monde adverse.
pant. On notera l’importance du pronom
complément d’objet « me confie » du
b) Les lieux, le moment fragment 30 et le « autour de moi » du
Peu de lieux sont désignés dans ces fragment 138 qui mettent en relief la
fragments. Céreste, village du Lubéron, fonction occupée par René Char : il est
non loin de Manosque en Provence, est le chef que les yeux des compagnons
le seul lieu identifiable. Le maquis implorent, muets.
nommé dans le fragment 22 désigne à Les compagnons de lutte sont dési-
la fois l’espace et l’activité que mènent gnés par des pseudonymes (« Archi-

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duc », fragment 30), des initiales (« B. » 3. Les valeurs de la Résistance
fragment 138) ou le pronom « il » des a) Les références du poète
fragments 30 et 42. Dans ce dernier De même que nous avons pu oppo-
cas, le combattant désigné est l’homme ser un « eux » à un « nous », on pourra
courageux et désinvolte face à la mort, distinguer les idéaux du résistant à ce
que le poète admire. Le « il » généralise, que l’on trouve chez ses ennemis. Le
désigne une attitude plus qu’une per- poète combattant qu’est Char refuse la
sonne, procédé que l’on retrouve pour littérature : ce serait « S’étaler » (frag-
les ennemis. ment 31). L’écriture fragmentaire cor-
respond à la nécessité du moment, aux
b) Les ennemis exigences que connaît le chef de
Parmi ceux-ci, apparaît « La France » maquis, à ses responsabilités. Écrire,
qu’une métaphore compare à une c’est s’éloigner, s’« absenter ». Une image
« épave dérangée dans sa sieste » (fragment tirée de l’iconographie chrétienne
24). Au cœur de cette entité, qui carac- résume cela : « L’adoration des bergers
térise le pays abattu par la défaite de n’est plus utile à la planète », les temps
1940 et par le renoncement pétainiste, idylliques ne sont plus. C’est le
on trouve « une sorte d’homme » (frag- moment de crise, le moment de vérité.
ment 28) qui, dans la violence de Le fragment 30 présente Archiduc,
l’image « en avance sur ses excréments », personnage emblématique. Il « a décou-
correspond aux collaborateurs et zéla- vert sa vérité ». Le résistant est un
teurs les plus méprisables du régime en homme généreux, qui éprouve des sen-
place. Cette « sorte d’homme » n’appar- timents sincères. Il transforme les senti-
tient plus à l’humanité au sens où Char ments à la façon de l’alchimiste qui
l’entend, celle de l’Homme révolté, pour transforme la matière. Ici, les termes
reprendre un titre de Camus, par s’opposent : avant, « acteur de sa vie »,
ailleurs dédicataire du recueil, l’homme « frondeur », « soupçonneux », empoisonné
qui ferme « souverainement les yeux », par l’« insincérité », d’une « tristesse
pour reprendre l’expression employée stérile ». « Aujourd’hui il aime » : la mise
dans le fragment 59. en avant du verbe met en relief l’essen-
Le poète s’adresse aussi aux prudents tiel ; la série de cinq verbes ou groupes
qui se taisent ou restent indifférents verbaux apporte la confirmation.
(fragment 22), êtres « dont la maison ne Ce goût de l’engagement total ne
pleure pas ». souffre pas de demi-mesure, de limite,
Enfin, il y a l’ennemi, les SS qui exé- comme en témoigne le fragment 2.
cutent « B. ». Un simple « eux » les L’« ornière des résultats », c’est ce à quoi
oppose à « nous ». Mais on devine qu’ils on est habitué, ce qui n’ouvre aucun
sont aussi de la « sorte d’homme » dési- horizon, la médiocrité d’une politique
gnée dans le fragment 28. à courte vue par ailleurs fustigée. Dans

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le fragment 50, le colt symbolise la pleure pas », leur feu n’éclaire pas plus
révolte contre cette médiocrité, cette qu’il ne réchauffe, c’est un « garde-
compromission désignée par le pronom malade ». Leur manque de générosité les
« tout », l’ensemble « TOUT CELA » en détruit de l’intérieur : « Votre cancer a
majuscule. Le démonstratif désigne ce parlé. »
qu’on ne saurait nommer, comme les Au-delà d’eux, cette médiocrité
excréments du fragment 28. L’avenir coupable atteint la France entière
est une « promesse de soleil levant » que décrite comme une « épave dérangée
l’on distinguera justement de « l’ornière dans sa sieste ». La France n’est pas le
des résultats ». « pays natal » du fragment 22, lequel
Le courage n’exclut pas la légèreté, la ressemble à celui que décrit le poème
désinvolture. Ainsi, pour ce combattant « Qu’il vive ! » dans les Matinaux, « vœu
qui, au bord de mourir, abattu par deux de l’esprit, contre-sépulcre ».
balles ennemies, « eut le temps d’appeler
une mouche : “ Madame ” » (fragment
42). L’humour est signe de liberté et de
générosité. Cette liberté prônée en son 3 L’art du fragment
temps par les surréalistes, on la retrouve
dans l’ultime fragment du recueil, liée à Différencier les types d’écriture
« la Beauté », allégorie reconnaissable à employés par Char est une tâche diffi-
sa majuscule. On pourra faire le rap- cile, notamment pour des collégiens.
prochement avec le fragment 81, non On pourra néanmoins s’appuyer sur
proposé (« L’acquiescement éclaire le leurs connaissances en matière de
visage. Le refus lui donne la beauté »), mais valeur des temps et d’emploi des pro-
aussi indiquer que ces Feuillets noms (en somme ce qui est du ressort
d’Hypnos sont placés sous le signe de de l’énonciation) pour nommer cer-
Georges de La Tour, peintre souvent tains genres ou techniques.
évoqué par Char qui avait placé au mur
de sa pièce une reproduction du 1. L’anecdote ou le récit
Prisonnier. La Beauté est aussi dans le Le plus aisé à identifier est l’anecdote
dialogue entre les époques, dans la per- ou le récit, parfois long, comme dans le
manence de certaines valeurs. fragment 138, avec un emploi du passé
composé dont l’usage rappelle celui
b) Un monde rejeté qu’on en fait dans un journal de bord :
L’apostrophe « vous » du fragment 22 les feuillets distinguent les jours, les
a quelque chose, sinon de méprisant, instants. L’anecdote peut être brève,
du moins d’agressif. Les « prudents » confinant à l’illustration, d’un trait,
sont des gens réalistes, incapables de comme dans le fragment 42 avec ses
s’émouvoir, d’aimer. Leur maison « ne deux verbes au passé simple.

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2. La note de journal
Elle se reconnaît à l’emploi du « je », 4 Conclusion
du présent d’énonciation et à celui de
la parataxe (fragment 31). Quelques Les Feuillets d’Hypnos que nous avons
propositions juxtaposées suffisent à dire étudiés rompent avec une certaine idée
l’urgence. que se font les élèves de la poésie. Nous
ne saurions, au terme de cette étude,
3. Le portrait définir le poétique. Le travail de
C’est un autre procédé reconnais- décryptage que nous avons proposé
sable : celui d’Archiduc est un portrait ouvre des pistes. La densité de l’expres-
moral, dressé à l’imparfait et au présent. sion est un indice, le travail de l’image
Il repose sur une série d’oppositions en est un autre, mais on ne saurait, heu-
entre « jusque-là » et « Aujourd’hui ». reusement, expliquer toutes les méta-
phores employées par Char.
4. L’aphorisme On peut néanmoins montrer que le
La plupart des fragments s’apparen- travail du poète n’est pas incompatible
tent à des aphorismes : on y trouve le avec le combat du résistant, qu’au quo-
présent de vérité générale et la densité, tidien les deux se sont trouvés indisso-
le goût de l’image parfois violente qui lublement liés.
caractérise ce genre. C’est le cas du La poésie est un écart, une liberté
fragment 28. L’aphorisme peut aussi se que les hommes s’offrent face au réel et
réduire en une simple note, phrase avec le langage, ce que résume parfaite-
nominale très sèche, comme pour le ment l’expérience de l’homme blessé
fragment 50. Le fragment 237, par la à mort appelant une mouche
reprise des termes « une place […]. Toute « Madame ».
la place », rappelle que l’aphorisme a une
dimension morale non négligeable. Ce
que prouve aussi le fragment 59, phrase
hypothétique qui met en relief un idéal,
d’autant que l’homme est pris ici au
sens générique d’humain. On retrouve
cet idéal dans les phrases injonctives
(fragment 2) et dans les apostrophes aux
« prudents » (fragment 22).

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IV. « Strophes pour formation de la Main-d’Œuvre étran-


gère, organisation du parti communiste
se souvenir », qui regroupe les travailleurs étrangers.
À l’intérieur de la MOI existent des
de Louis Aragon « groupes de langues ». Dans la région
parisienne, les plus nombreux sont les
juifs d’Europe de l’Est et les Italiens.
objectif Nombre de ces militants s’engageront
Il s’agit, dans cette étude, de mon- dans les Brigades internationales où ils
trer comment l’on passe de l’image apprendront le maniement d’armes et
et de la lettre au poème. d’explosifs et acquerront l’essentiel de
la discipline militaire.
En 1939, avec l’interdiction du parti
communiste, la MOI devient clan-
destine. Parallèlement, le parti crée
1 Étude du document des groupes armés comme l’OS
(fiche élève 4) (Organisation spéciale), embryon d’or-
ganisation militaire. En juin, avec l’in-
Avant d’étudier le poème, nous vasion de l’Union soviétique, la
avons envisagé l’observation de l’af- consigne donnée par Moscou est d’agir
fiche elle-même. On peut étudier une contre les forces d’occupation nazies.
photocopie de l’Affiche rouge ou sa En mars 1942, le PCF crée les Francs-
reproduction dans un manuel d’his- tireurs et partisans, et peu après, les
toire-géographie. C’est un document FTP-MOI voient le jour. Ils agissent
authentique, concret. Le voir et l’analy- d’abord en zone occupée, puis, à partir
ser est selon nous la meilleure manière du 11 novembre 1942, dans les autres
de comprendre l’effet qu’il produisit, villes de France désormais occupées.
ainsi que, bien sûr, de lire le poème Toutes les actions menées par les
d’Aragon. FTP visent les nazis et d’abord les res-
ponsables de l’organisation du travail
1. Rappel historique ou de la police. Mais les FTP-MOI
La MOI (Main-d’Œuvre immi- sabotent également des voies ferrées.
grée6), est née en 1934. Elle est la trans- Le principal réseau, celui de la région
parisienne, est arrêté par la Gestapo le
16 novembre 1943 et ses vingt-trois
membres fusillés le 21 février 1944.
• 6. Cf. l’Histoire, n° 174, février 1994,
pp. 90-96, article d’où sont tirés ces rensei-
gnements.

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2. L’image arsenal, comme en possèdent les bandes
a) Les couleurs et la disposition de truands et groupes terroristes.
Trois couleurs dominent : le blanc, le
noir et le rouge. Le blanc est rare : c’est 3. Le texte
celui de la question posée en majuscule a) Le message
et celui du fond des photos, apparem- L’essentiel du message figure en haut
ment le mur crépi de la prison contre et en bas de l’affiche : à une question
lequel on a photographié les membres répond une exclamation. Au doute
du réseau Manouchian. Le noir est répond une certitude. Les mots « libéra-
celui des photos, il suggère le crime, la tion » et « libérateurs » apparaissent dans
mort. Mais c’est, bien sûr, le rouge qui les mêmes caractères, mais au blanc,
domine : rouge du sang et du crime, symbole de pureté, succède le rouge,
rouge comme la couleur du commu- associé au meurtre, avec l’expression
nisme, identifié par les nazis au crime. « l’armée du crime », qui déforme l’idée
Ce rouge donne son nom à l’affiche. de troupe militaire organisée et hiérar-
L’affiche est de forme verticale. Les chisée.
dix portraits figurent en médaillon dans Un tract fut également diffusé à cette
un triangle et six photos d’attentats de époque, dont le texte de commentaire
forme rectangulaire sont disposées sous précisait ce que disait l’affiche : « Si des
ce triangle, dans un désordre apparent, français pillent, volent, sabotent et tuent, ce
certaines photos se chevauchant. Le tri- sont toujours des étrangers qui les comman-
angle a pour sommet la photo de dent : ce sont toujours des chômeurs et des
Manouchian désigné par une flèche criminels professionnels qui exécutent ; ce
comme le « chef de bande ». Ce triangle sont toujours des juifs qui les inspirent.
pointé vers les photos d’attentats peut C’est l’armée du crime contre la France 7. »
être lu comme une flèche d’implica-
tion. b) Le commentaire des photos
La cible visée par les propagandistes
b) Les photos nazis est claire : ce sont les « étrangers ».
Sous les médaillons qui présentent Rien n’assure que tous les membres de
en gros plan les « criminels », apparais- l’Affiche rouge le soient, mais le mes-
sent les faits dont on les accuse : trois sage passe. Le tract est explicite. Les res-
images de déraillement (on ignore bien ponsables sont désignés à la fin du mes-
sûr la nature des transports et on laisse sage, la victime n’est pas l’Allemagne
croire qu’il s’agit de voyageurs civils), mais la France. En somme « libérer la
un torse nu criblé de balles et un
cadavre de civil impossibles à identifier.
Enfin, la photo placée au centre, sous le
portrait de Manouchian, est celle d’un • 7. Op. cit., p. 91.

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France » est un message qui n’a pas de


sens puisque la France est la victime
2 Étude du poème
des criminels étrangers. (fiche élève 5)
Le groupe figurant sur l’affiche est
composé de sept juifs, un Espagnol, un 1. L’auteur
Italien et un Arménien.Tous sont dési- Né en 1897 à Paris, Louis Aragon est
gnés par leur nom seul. L’appartenance l’auteur d’une œuvre vaste et diverse. Si
politique n’est précisée que pour l’on envisage simplement le poète, on
Fontanot, désigné comme « communiste trouve d’abord en lui le dandy dadaïste,
italien », et Alfonso, « espagnol rouge ». La auteur de Feu de joie en 1920, le surréa-
xénophobie ancienne est réveillée par liste qui écrit le Mouvement perpétuel en
cette présence. La guerre d’Espagne a 1926, ou Hourra l’Oural en 1934. Puis
provoqué un afflux de réfugiés, et l’ita- Aragon devient François-la-Colère qui
lianophobie est un sentiment ancien. publie dans la clandestinité les Yeux
Quant à Manouchian, simplement d’Elsa en 1942 ou le Musée Grévin en
désigné comme chef de bande, il est 1943. Le « poète national » est l’auteur
présenté par des chiffres en ordre crois- en 1945 de la Diane française.Aragon est
sant : 56 attentats, 150 morts, 600 bles- alors l’incarnation du communisme
sés. On le désigne comme Arménien français, qui se veut à la fois internatio-
pour confirmer qu’aucun français ne naliste et patriote. Mais, en 1956, il
participe à la Résistance. publie le Roman inachevé, recueil dans
Les autres accusés sont désignés par lequel il prend quelque peu ses dis-
leur religion (race pour les nazis) et
leur origine selon un jeu d’alternance
entre Polonais et Hongrois. La plupart
de ces noms sont « difficiles à prononcer »
pour reprendre l’expression d’Aragon.
Leurs « méfaits » suivent : attentats,
déraillements.Tous apparaissent comme
des criminels parce qu’ils sont pris en
gros plan. On notera cependant que les
visages ne traduisent pas la réalité
vécue par ces accusés. On se doute en
effet qu’ils ont été torturés pour
avouer, et livrer leurs éventuels compa-
gnons de lutte.

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tances par rapport à sa foi communiste térisation justifie en partie le message :
et revient sur son passé. il s’agit de rendre leur place aux résis-
Ce long et imposant parcours est tants étrangers, ceux de la Main-
également synonyme de formes d’Œuvre immigrée que l’on avait for-
variées, puisque Aragon est passé de tement tendance à oublier dans la geste
l’avant-gardisme des années 20 à la résistancialiste8 « qui préférait évoquer la
défense et illustration de la tradition Résistance française sans envisager l’origine
poétique classique, notamment pen- de ses combattants ».
dant la guerre et la clandestinité. La désignation met en relief le
Le poème est écrit en alexandrins, patriotisme de ces partisans anonymes.
avec des rimes croisées régulières, sans Ils aiment charnellement le pays pour
ponctuation indiquée et sans enjambe- lequel ils luttent, ils lui dédient leurs
ment rompant la régularité du vers. dernières paroles. L’antithèse « étran-
gers » et « nos frères » évoque lointaine-
2. Les partisans et le peuple ment la parole évangélique, elle traduit
a) Des combattants anonymes surtout le sentiment du poète qui
Le poème ressemble à un discours marque ainsi combien les deux termes
adressé à des absents, ou à une épitaphe sont solidaires, quoique apparemment
désignant ceux qui ne sont plus. Un différents.
« vous » six fois répété (v. 1, 4, 6, 11, 12, Dès la première strophe, ces oubliés
18) désigne ces anonymes qui figu- de l’Histoire sont unis par une qualité :
raient sur l’Affiche rouge, et se trouve la discrétion. Un jeu de négations sou-
repris par le possessif « vos » (v. 6) qui ligne leur modestie : « Vous n’avez
s’oppose à « nos » au même vers. Ce réclamé la gloire ni les larmes / ni l’orgue
« vous » se transforme en « ils » au vers ni la prière aux agonisants » (v. 1-2) et
31, repris par son attribut « vingt et leur désir d’efficacité au combat, mis en
trois », mais c’est seulement dans les vers valeur par « simplement » au vers 4.
suivants que ces « vingt et trois », Deux temps s’opposent : le passé com-
répétés quatre fois, deviennent identi- posé, temps d’un passé plus proche que
fiables grâce à : le plus-que-parfait (« Vous vous étiez
• des relatives : « qui donnaient leur servi », v. 4), temps de l’Occupation et
cœur avant le temps » (vers 32) ; « qui de la lutte. La mort de ces résistants
criaient la France en s’abattant » (v. 35) ; s’apparente à une renaissance que tra-
• des noms : « étrangers et nos frères duit le verbe « fleurirent », employé
pourtant » (v. 33) ; comme image, au vers 31.
• un adjectif suivi de son complé-
ment : « amoureux de vivre à en mourir »
• 8. Cet adjectif est employé par Henry
(v. 34). Rousso dans son Syndrome de Vichy, Le Seuil,
Ce passage de l’anonymat à la carac- « Points histoire », 1987.

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b) Le peuple de France procès et l’exécution des vingt-trois


En rapport avec l’anonymat dans membres du groupe Manouchian. Ces
lequel restent les partisans, il y a celui lieux et cette date apparaissent dans le
qui définit les habitants des villes dési- poème aux vers 6 et 17, mais quelques
gnés par les noms, groupes nominaux images ou compléments de temps les
ou pronoms suivants : « les passants » disent aussi : « Tout avait la couleur uni-
(v. 10), « Nul » (v. 11), « Les gens » forme du givre » (v. 16), qui traduit à la
(v. 12), « des doigts errants » (vers 13). fois la saison et l’Occupation, par la
L’indifférence semble l’emporter couleur et l’atmosphère suggérées et
puisque « Les gens allaient sans yeux […] « les mornes matins » (v. 15) éclairés par
le jour durant » (v. 12). Mais cette atti- les inscriptions anonymes sur les
tude est démentie la nuit par les doigts affiches. Un détail, « les murs de nos
errants. villes » (v. 6), définit l’atmosphère, ces
La synecdoque et l’adjectif employé métropoles grises étouffant dans la
comme hypallage traduisent le combat nuit.
collectif clandestin et anonyme qui L’emploi de l’imparfait d’habitude
contredit la « peur » des passants, voire (« cherchait un effet », v. 10 ; « semblait »,
l’hostilité à ces étrangers attendue par v. 11 ; « allaient », v. 12) renforce cette
les occupants. L’inscription « Morts pour impression de monotonie et de lassi-
la France » (v. 14), qui figurera après la tude propre à l’époque.
guerre sur de nombreuses plaques dans
les rues des villes insurgées, confirme 2. L’affiche
cette opposition entre les résistants de Au gris des murs s’opposent les cou-
la nuit et les indifférents du jour, égale- leurs violentes de l’affiche, une « tache
ment signifiée par la conjonction de sang » (v. 8). L’affiche, décrite dans la
« Mais », placée au début du troisième deuxième strophe, donne l’autre image
vers, en milieu de strophe, pour mar- des partisans présentés à travers leurs
quer le basculement entre le jour et la qualités dans la première. Et ce, en trois
nuit, une attitude et son contraire. adjectifs : « Noirs », « hirsutes » et « mena-
çants » (v. 7). Ces adjectifs mêlent la des-
cription du visage et le trait dont il
3 La nuit serait révélateur : l’hostilité, le danger.
Les deux compléments de l’adjectif « de
de l’Occupation barbe et de nuit » (v. 7) accentuent cette
dimension terrifiante. Le portrait est
1. Le lieu et le moment complété par les noms : une inversion
L’Affiche rouge fut apposée sur les du verbe à l’infinitif montre comment
murs des villes et des villages de France la rhétorique nazie associe dangerosité
à la fin de février 1944, peu après le et identité étrangère.

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combat lucide des partisans, leur
4 Le poème dans acceptation d’un destin inscrit dans le
le poème combat.

2. La lettre de Manouchian
1. Une œuvre de mémoire On peut également lire la lettre de
L’emploi des temps, et en particulier Missak (ou Michel) Manouchian
celui du passé composé, temps de l’ac- comme une façon de raviver le souve-
tion achevée, est un indice qui nir de cet homme et du groupe qu’il
confirme ce que dit le titre. Il s’agit là dirigeait. Manouchian était poète et,
de strophes « pour se souvenir » écrites en reprenant ses mots, Aragon rend hom-
1955, en une période où le souvenir de mage au combattant et à l’artiste.
la guerre et de la Résistance s’estompe. Les phrases de Manouchian repré-
En outre, comme nous l’avons dit, les sentent douze vers écrits en italique.
membres de l’Affiche rouge sont les Ces mots adressés à Mélinée, sa femme,
oubliés de l’Histoire. Le poème reprennent la dernière lettre écrite par
d’Aragon, mis en musique et interprété le poète, au jour de sa mort : en
par Léo Ferré, leur rend justice. complément, le professeur pourra dis-
Mais il faudra attendre les années tribuer aux élèves la lettre de
quatre-vingt et le téléfilm de Mosco, Manouchian à sa femme (cf. annexe).
Des terroristes à la retraite, pour que D’autres destinataires sont nommés à
l’épopée de ces hommes sorte complè- travers le vœu de « Bonheur » adressé :
tement de l’oubli et suscite une polé- « à ceux qui vont survivre » (v. 19), ce qui
mique. Peu avant, en 1976, un film de révèle la grande humanité de celui qui
Frank Cassenti intitulé l’Affiche rouge va mourir.
évoquait leur histoire. Les mots de Manouchian confirme
Cet oubli est signifié dans le poème, ce que l’adverbe « calmement » (v. 18)
dès le troisième vers, avec la répétition révèle de l’homme : il est serein, meurt
de la durée (« Onze ans ») et l’emploi « sans haine » (v. 20). Le champ lexical
des adverbes « déjà » et « vite » que l’ab- du bonheur domine : « Bonheur »
sence de ponctuation rend plus fluide revient deux fois (v. 19) ; « heureuse »
encore. À qui ce vers est-il destiné ? (v. 23) ; « plaisir » (v. 21). D’autres
Peut-être au poète lui-même. champs confirment cette impression,
À cette fluidité du temps qui efface en particulier celui de la nature dans
le souvenir s’oppose la dernière sa beauté : « les roses » (v. 21) ; « lumière »,
strophe, bâtie comme une épitaphe sur « vent » (v. 22) ; « beauté des choses »
une plaque ou pierre tombale, mais (v. 24) ; « Un grand soleil d’hiver éclaire la
aussi le présent de vérité générale qui, colline » (v. 26) ; « Que la nature est belle »
dans le cinquième vers, évoque le (v. 27).

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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

L’avenir est rempli de promesses que


traduisent :
V. « Si c’est un homme »,
• les verbes à l’impératif ou les pro- de Primo Levi
positions complétives exprimant l’in-
jonction : « Marie-toi sois heureuse et (fiche élève 6)
pense à moi souvent » (v. 23) ; « Et je te dis
de vivre et d’avoir un enfant » (v. 30) ;
• les futurs (futur proche et futur 1 L’auteur
antérieur inclus) : « à ceux qui vont sur-
vivre » (v. 19) ; « Toi qui vas demeurer dans Primo Levi est surtout connu
la beauté des choses / Quand tout sera fini comme l’auteur du récit Si c’est un
plus tard en Erivan » (v. 24-25) ; « La jus- homme, qui raconte son expérience de
tice viendra » (v. 28). la déportation. L’ouvrage, désormais
S’y oppose, au présent ou dans cer- célèbre dans le monde entier, a paru en
tains mots, le regret de quitter ce 1947 sans connaître le moindre succès.
monde : « Adieu » est répété trois fois Réédité onze ans plus tard chez
aux vers 21-22 ; « que le cœur me fend » Einaudi, il est devenu l’un des témoi-
(v. 27) ; « mon orpheline » (v. 29). gnages essentiels sur Auschwitz. Primo
Le vocabulaire et les phrases choisis Levi a publié d’autres récits ou essais,
reprennent très largement le contenu dont la Trêve (1963), Maintenant ou
de la lettre de Manouchian. Ils contras- jamais (1983) et les Naufragés et les
tent avec la violence du lexique Rescapés (1986). Tous ses poèmes, ras-
employé par Aragon pour décrire l’af- semblés sous le titre À une heure incer-
fiche, l’atmosphère régnant dans les taine, ont paru en France en 1997.
villes, le climat de l’Occupation. Son « Si c’est un homme » est le poème
insertion vers la fin du poème est une qui ouvre le récit du même titre. Il est
sorte de réponse. À la haine nazie cor- daté du 10 janvier 1946 et rappelle ce
respondent l’amour de la France des que Levi a souvent dit de cette
combattants, ces « vingt et trois » célébrés période : l’envie du déporté survivant
dans l’ultime strophe. d’être écouté, entendu, la peur de ne
pas l’être et de rester un détenu qui
devra bientôt rentrer au Lager 9.

• 9. Le mot allemand Lager désigne pour


les déportés le camp de concentration.

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quotidien sans histoire : « Vous qui
2 Les sources du poème vivez » (v. 1) ; « Vous qui trouvez » (v. 3).
C’est aussi le quotidien du détenu,
Deux textes ont inspiré ce poème du
celui « qui peine » (v. 6) ; « Qui ne connaît
10 janvier 1946. L’un est la Divine
pas de repos » (v. 7) ; « Qui se bat » (v. 8) ;
Comédie de Dante, souvent cité par
« Qui meurt » (v 9) ; « Qui a perdu »
Levi. On se rappelle peut-être le cha-
(v. 11) ; « que cela fut » (v. 15). Ce verbe
pitre « Le chant d’Ulysse », dans Si c’est
« être » au passé simple semble inscrire
un homme 10, dans lequel le narrateur
dans l’histoire les faits, souligne leur
racontait à son ami Jean dit « le Pikolo »
caractère irrémédiable.
un épisode du poème de Dante. Les
Par opposition à l’indicatif factuel,
« Considérez si c’est un homme […] si
concret, l’impératif est le mode de la
c’est une femme » qui rythment le
prière, de la demande, voire de l’in-
poème sont inspirés du poète du début
jonction : « Considérez » (v. 5 et 10) ;
de la Renaissance italienne.
« N’oubliez pas », au vers 15, répété au
L’autre source est propre à la liturgie
vers 16 ; « Gravez ces mots » (v. 17) ;
juive, à sa principale prière, le Shema,
« Pensez-y » (v. 18) ; « Répétez-les »
qui donne son sous-titre au poème. Les
(v. 20). Ce dernier verbe marque l’in-
premiers vers en sont : « Écoute Israël
sistance, ce que l’on appelle, parfois
l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est
à tort aujourd’hui, le « devoir de
Un. » Cette prière, que le juif doit
mémoire », mais qui dans ce contexte
connaître et pouvoir dire au moment
prend tout son sens.
de sa mort, est la plus importante. Faite
Le subjonctif par lequel se clôt le
de recommandations répétées avec
poème est le mode de l’imprécation, de
insistance, elle donne son cadre au
la malédiction propre aux prophètes :
poème de Primo Levi. Bien qu’in-
« que votre maison s’écroule » (v. 21) ;
croyant, il connaissait cette prière et
« Que la maladie vous accable » (v. 22) ;
retrouve, dans les conseils et injonc-
« Que vos enfants se détournent de vous »
tions dont elle est porteuse, l’écho de
(v. 23). L’emploi des noms et pronoms
son désir de survivant.
est à mettre en relation avec ce qui pré-
cède.
3 La construction du poème Une apostrophe domine, adressée à
« vous ». Le pronom est repris de façon
1. L’emploi des modes anaphorique au début, revient à travers
et des pronoms l’emploi des verbes à l’impératif, puis
Trois modes organisent le poème. dans les trois derniers vers, à travers les
L’indicatif est le mode des faits, du menaces qui sont autant de malédic-
tion. L’emploi de déterminants posses-
• 10. Robert Laffont, 1996, pp. 146 à 156. sifs (« votre maison », « vos enfants ») pro-

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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

duit un effet d’insistance. Le « vous » n’est pas seulement se salir, c’est aussi
employé comme complément d’objet perdre sa dignité et risquer de rester au
second ou complément d’objet indi- sol, de vivre l’humiliation11. L’homme
rect (« vous accable », « se détourne de du Lager est celui qui n’est plus maître
vous ») donne l’impression que le fait de son sort, voué à l’absurdité d’un
de ne pas écouter ni transmettre ne monde dans lequel il n’y a pas de pour-
laisse aucune échappatoire. quoi et qui « meurt pour un oui pour un
À ce « vous » s’opposent « un homme » non » (v. 9).
(v. 5) et « une femme » (v. 10). Le premier Quant à la femme, elle est sans visage
nom est repris à quatre reprises par les humain, puisqu’elle « a perdu son nom et
relatifs « qui » ou « celui qui » (v. 6 à 9). ses cheveux » (v. 11) et qu’elle a « Les
Le second par un « celle qui » (v. 11). La yeux vides » (v. 13). Son apparence, les
répétition en tête de vers résonne attributs constitutifs de sa beauté ont
comme quelque chose de lancinant qui disparu : elle a « le sein froid / Comme
suggère la condition pénible du déporté une grenouille en hiver » (v. 13-14). Ayant
qui n’est plus tout à fait un homme. perdu « jusqu’à la force de se souvenir »
(v. 12), elle n’est plus de ce monde dans
2. Les mots et leur sens : lequel on se reconnaît entre « visages
l’homme, la déportation amis ».
Le mot « homme » prend des sens dif- La condition du déporté tient en un
férents dans le titre et dans le poème. pronom démonstratif neutre, comme si
Dans le premier cas, il désigne l’humain le mot même était imprononçable :
de façon générique, par opposition à c’est « cela » (v. 15), au milieu du poème.
l’animal ou au végétal. Dans le poème,
c’est par opposition à la femme qu’il
est situé. La condition des deux êtres VI. Textes complémentaires
est, comme on le verra, différente pour
le poète. (fiches élève 7 et 8)
L’homme du titre est l’homme libre,
celui qui connaît la paix (« la quié- En guise de prolongement, on
tude »), la chaleur d’un foyer, qui mange pourra étudier avec les élèves le poème
à sa faim et n’est pas seul. C’est de Robert Desnos, la Voix et celui de
l’homme debout, droit, au contraire de Paul Éluard, Courage, que nous présen-
celui qui perd son humanité : celui qui tons accompagnés d’un questionnaire.
« peine dans la boue », qui ne « connaît pas
N O R B E RT C Z A R N Y,
de repos » (v. 6 et 7). Les expressions sont
académie de Versailles
à prendre à la lettre, surtout lorsque
l’on sait l’importance de ce thème de la • 11. Voir, par exemple, dans Lilith, le récit
boue chez Levi : tomber dans la boue « Capaneo », Liana Levi, 1987, p. 8.

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annexe

Lettre de Michel Manouchian


à sa femme Mélinée

Le 21 février 1944 voulais toujours. Je te prie donc de te


marier après la guerre sans faute et
Ma chère Mélinée, ma petite orphe-
d’avoir un enfant pour accomplir ma
line bien aimée,
dernière volonté. Marie-toi avec quel-
Dans quelques heures je ne serai plus qu’un qui puisse te rendre heureuse.
de ce monde. Nous serons fusillés cet
après-midi à quinze heures. Cela m’ar- Tous mes biens et toutes mes affaires,
rive comme un accident dans ma vie. Je je te les lègue à toi, à ta sœur et à mes
n’y crois pas mais je sais pourtant que je neveux. Après la guerre, tu pourras faire
ne te verrai plus jamais. Que puis-je valoir ton droit à la pension de guerre
t’écrire ? Tout est confus en moi et bien en tant que ma femme car je meurs en
clair en même temps. soldat régulier de l’armée française de la
Libération. Avec l’aide des amis qui
Je m’étais engagé dans l’armée de la voudront bien m’honorer, tu feras éditer
Libération en soldat volontaire et je mes poèmes et mes écrits.Tu apporteras
meurs à deux doigts de la victoire et du mes souvenirs, si possible, à mes parents
but. Bonheur à ceux qui vont nous sur- en Arménie.
vivre. Écoutez la douceur de la liberté,
de la paix de demain. Je mourrai tout à l’heure avec mes
vingt-trois camarades avec le courage et
Je suis sûr que le peuple français et la sérénité d’un homme qui a la
tous les combattants de la liberté sauront conscience bien tranquille.
honorer notre mémoire dignement.
Aujourd’hui il y a du soleil. C’est en
Au moment de mourir, je proclame regardant le soleil et la belle nature que
que je n’ai aucune haine contre le j’ai tant aimée que je dirai Adieu à la vie
peuple allemand. Chacun aura ce qu’il et à vous tous, ma bien chère femme, et
mérite comme châtiment et comme mes bien chers amis.
récompense. Le peuple allemand et tous
les autres peuples vivront en paix et en Je t’embrasse bien fort ainsi que ta
fraternité après la guerre qui ne durera sœur et tous les amis qui me connaissent
plus longtemps. Bonheur à tous. de loin ou de près. Je vous serre tous sur
mon cœur. Adieu.
J’ai un regret profond de ne t’avoir
pas rendue heureuse. J’aurais bien voulu Ton mari, ton ami, ton camarade.
avoir un enfant de toi, comme tu le Michel MANOUCHIAN.

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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

DEMAIN

Âgé de cent mille ans, j’aurais encor la force


De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir : le matin est neuf, neuf est le soir.

05 Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,


Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille
À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.

Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore


10 De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore
Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.
Robert DESNOS, État de veille, in Destinée arbitraire,
Gallimard, « Poésie », 1975.

QUESTIONNAIRE

1. Expliquez le titre du recueil. En quoi 5. Le temps est doublement personnifié :


l’année d’écriture est-elle importante ? quelles sont ses deux images ?
2. Indiquez la composition du poème en Opposez-les en un tableau dans lequel
vous appuyant sur les articulations vous relèverez les compléments cir-
logiques. En quoi peut-on dire que le constanciels de temps qui expriment la
poème porte un message ? durée et ceux qui traduisent le
3. Quels sont les temps employés ? moment.
Expliquez notamment la valeur qu’ils 6. Qu’est-ce que l’état de veille évoqué
prennent dans le premier et le dernier dans le titre du recueil ? On peut lire
vers. certains vers ou certains mots, notam-
4. Quels sont les pronoms sujets dans le ment à la rime, comme des allusions à
premier et le dernier vers ? En quoi l’époque de l’occupation nazie. Expli-
marquent-ils une progression ? quez ce qui vous paraît « codé », allusif.

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COMPRENNE QUI VOUDRA

En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables,


on maltraitait des filles.
On allait même jusqu’à les tondre.

Comprenne qui voudra Une fille galante


Moi mon remords ce fut 15 Comme une aurore de premier mai
La malheureuse qui resta La plus aimable bête
Sur le pavé
05 La victime raisonnable Souillée et qui n’a pas compris
À la robe déchirée Qu’elle est souillée
Au regard d’enfant perdue Une bête prise au piège
Découronnée défigurée 20 Des amateurs de beauté
Celle qui ressemble aux morts
10 Qui sont morts pour être aimés Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Une fille faite pour un bouquet Cette image idéale
Et couverte De son malheur sur terre.
Du noir crachat des ténèbres

Paul ÉLUARD, Au rendez-vous allemand, Minuit, 1976.

QUESTIONNAIRE

1. Faites une recherche dans votre livre 4. Comment cette victime est-elle décri-
d’histoire ou dans des encyclopédies te ? Relevez les jeux d’opposition.
sur l’épuration en 1944 et sur les 5. En quoi l’épigraphe donne-t-elle une
femmes tondues. Retrouvez si possible indication sur l’époque ? Appuyez-vous
un document photographique sur ces sur l’expression « en ce temps-là »
faits. pour répondre et sur l’emploi des
2. Commentez la disposition de ce temps dans l’épigraphe et le poème.
poème en mettant en valeur le rôle 6. Quel regard le poète porte-t-il sur la
des enjambements et rejets. En quoi le scène ? Commentez le titre : quelle
sens est-il parfois modifié ? différence voyez-vous, par exemple,
3. Quels termes désignent la victime ? avec l’expression « comprenne qui
Quelle progression notez-vous ? pourra » ?

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1
GE
PA

FEUILLETS D’HYPNOS

2 m’absenter longtemps. S’étaler conduirait


Ne t’attarde pas à l’ornière des résul- à l’obsession. L’adoration des bergers
tats. n’est plus utile à la planète.
22 42
AUX PRUDENTS : Il neige sur le Entre les deux coups de feu qui déci-
maquis et c’est contre nous chasse per- dèrent de son destin, il eut le temps
pétuelle.Vous dont la maison ne pleure d’appeler une mouche : « Madame ».
pas, chez qui l’avarice écrase l’amour,
dans la succession des journées chaudes, 50
votre feu n’est qu’un garde-malade.Trop Face à tout, À TOUT CELA, un colt,
tard. Votre cancer a parlé. Le pays natal promesse de soleil levant !
n’a plus de pouvoirs. 59
24 Si l’homme parfois ne fermait pas sou-
La France a des réactions d’épave verainement les yeux, il finirait par ne plus
dérangée dans sa sieste. Pourvu que les voir ce qui vaut d’être regardé.
caréniers et les charpentiers qui s’affai-
138
rent dans le camp allié ne soient pas de
Horrible journée ! J’ai assisté, distant
nouveaux naufrageurs !
de quelque cent mètres, à l’exécution de
28 B. Je n’avais qu’à presser la détente du
Il existe une sorte d’homme toujours fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé !
en avance sur ses excréments. Nous étions sur les hauteurs dominant
Céreste, des armes à faire craquer les
30
buissons et au moins égaux en nombre
Archiduc me confie qu’il a découvert
aux SS. Eux ignorant que nous étions là.
sa vérité quand il a épousé la Résistance.
Aux yeux qui imploraient partout
jusque-là il était un acteur de sa vie
autour de moi le signal d’ouvrir le feu,
frondeur et soupçonneux. L’insincérité
j’ai répondu non de la tête… Le soleil de
l’empoisonnait. Une tristesse stérile peu
juin glissait un froid polaire dans mes os.
à peu le recouvrait. Aujourd’hui il aime,
Il est tombé comme s’il ne distinguait
il se dépense, il est engagé, il va nu, il
pas ses bourreaux et si léger, il m’a sem-
provoque. J’apprécie beaucoup cet
blé, que le moindre souffle de vent eût
alchimiste.
dû le soulever de terre.
31 Je n’ai pas donné le signal parce que
J’écris brièvement. Je ne puis guère ce village devait être épargné à tout

Ú©

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2
GE
PA

prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un vil- place pour la Beauté. Toute la place est
lage pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il pour la Beauté.
su, lui, à cet ultime instant ?
René CHAR, Fureur et Mystère,
237
Gallimard , « Poésie », 1996.
Dans nos ténèbres, il n’y a pas une

QUESTIONNAIRE

1. Recherchez le sens des mots suivants : valeur des temps, le choix des noms et
« ornière », « caréniers » (cf. « carène » pronoms, essayez de classer les frag-
ou « carénage »), « alchimiste ». ments dans le tableau qui suit.
2. Quels sont les lieux évoqués dans ces Attention : certains fragments sont
fragments 1 ? inclassables ou peuvent appartenir à
3. Relevez dans chaque fragment les per- plusieurs catégories.
sonnages (noms, pronoms, allégorie 2) 8. René Char classait ses Feuillets
et les sujets grammaticaux nommés. d’Hypnos parmi les textes en prose et
Classez-les selon qu’ils incarnent des fictions. Il les a revus, corrigés après la
valeurs positives ou négatives. guerre. En quoi diriez-vous toutefois
4. Certains mots sont en italique ou en qu’ils ont une dimension poétique ?
petites capitales. Relevez-les et, en
vous appuyant sur le contexte, dites • 1. Céreste est un village du Lubéron, en
pourquoi. Provence.
5. En vous appuyant sur les fragments 2, • 2. Allégorie : expression d’une idée par
30, 42, 50, 59, 237, dites quelles valeurs une métaphore animée. L’allégorie se signale
positives la Résistance incarne aux souvent par une majuscule. Aphorisme :
phrase sentencieuse qui énonce une pensée
yeux du poète ?
ou une règle en quelques mots. La maxime
6. Faites le même travail sur les frag- s’apparente à l’aphorisme par sa densité et sa
ments 22, 24 et 28, pour montrer ce complexité formelle (cf. Évelyne Amon et Yves
qu’ils rejettent. Bomati, Vocabulaire du commentaire de texte,
7. En vous appuyant sur l’emploi et la Larousse, 1990).

Récit Maxime
Portrait Note Réflexion
ou anecdote ou aphorisme

N° du fragment

Justification

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L’ A F F I C H E
ROUGE

Affiche allemande, 1944

Faites l’étude de la véritable Affiche rouge.

1. Quel est le slogan de l’affiche ? 5. Que dit-on des hommes rassemblés


2. Quelles couleurs dominent* ? sur l’affiche ?
3. Qui sont les personnes réunies ?
4. Quelles photos illustrent l’affiche, en * Les photos sont en noir et blanc et le fond
dehors des portraits ? de l’affiche est rouge.

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STROPHES POUR SE SOUVENIR

Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes


Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
05 La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes


Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
10 Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence


Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
15 Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre


À la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
20 Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses


Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
25 Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d’hiver éclaire la colline


Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
30 Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant

Ú©

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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent


GE
PA

Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps


Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
35 Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.
Louis ARAGON, le Roman inachevé, Gallimard, 1956.

QUESTIONNAIRE
1. Cherchez dans un dictionnaire des
Le poème dans le poème
noms propres : Erivan ou Erevan.
2. Cherchez dans un dictionnaire ou un 89. Expliquez le titre du poème.
manuel d’histoire ce qu’est l’Affiche Pourquoi, selon vous, Aragon a-t-il
rouge. voulu célébrer les membres de
l’Affiche rouge ?
Les procédés de dénomination 10. Montrez que la lettre poème de
Manouchian introduit une rupture :
3. Quels sont les noms ou pronoms
• par la façon dont Aragon
sujets ? Comment comprenez-vous le
l’introduit ;
passage du « vous » au « ils » entre la
• par son contenu : quels champs lexi-
première et la septième strophe ?
caux s’opposent ?
4. Quels termes (noms ou adjectifs) dési-
11. À qui s’adresse-t-elle ?
gnent les membres de l’Affiche rouge ?
12. Quelle vision du monde Manouchian
5. Comment le peuple français est-il
a-t-il ?
désigné dans les deuxième et troi-
13. Quelle vision de la poésie s’en
sième strophes ? Quelle est son atti-
dégage ? Appuyez-vous notamment
tude ? Relevez les liaisons logiques et
sur le dernier fragment pour
montrez qu’ainsi le poète oppose l’ap-
répondre.
parence et la réalité.
6. Quelles qualités le poète met-il en
valeur dans les première et septième
strophes ?

L’atmosphère de l’Occupation
et la Résistance
7. En quelle saison les faits se déroulent-
ils ? Quelles images traduisent le cli-
mat ?
88. Quelle image l’affiche donne-t-elle
des résistants ?

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SI C’EST UN HOMME
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(SHEMÀ)

Vous qui vivez en toute quiétude


Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
05 Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
10 Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
15 N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
20 Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
10 janvier 1946.
Primo LEVI, À une heure incertaine,
trad. Martine Schruoffeneger,
Gallimard, « Arcades », 1997.

QUESTIONNAIRE
1. Trois modes structurent le poème : dans le titre ? Quel sens prend-il dans
quelle est ici la valeur de l’indicatif, de le poème ?
l’impératif, du subjonctif ? 4. Quel type de proposition Levi
2. Qui sont les sujets, ou les personnes emploie-t-il pour désigner l’homme ?
apostrophées dans le poème ? Quel effet est produit par la
3. Quel sens prend le mot « homme » répétition ?
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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

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5. Qu’est-ce qui caractérise l’homme 8. Le Shemà « écoute Israël » est la prin-


libre ? Quelle mission le poète lui cipale prière juive, l’équivalent du
assigne-t-il ? Credo des chrétiens.
6. Comment décrit-il les tourments de la Comparez le texte de la Bible donné
déportation pour l’homme, pour la ci-dessous et certains vers de Levi :
femme ? quelle vision donne-t-il de la prière ?
7. Par quel mot Levi désigne-t-il la dépor-
tation ?

« Écoute Israël : Iahvé notre Dieu est le seul Iahvé.


Tu aimeras Iahvé, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton
pouvoir.
Ces paroles que je te mande aujourd’hui, elles seront sur ton cœur, tu les inculque-
ras à tes fils et tu en parleras, quand tu seras assis dans ta maison et quand tu iras par
le chemin, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras, tu les attacheras comme
signe sur ta main et elles serviront de phylactères entre tes yeux, tu les écriras sur les
jambages de ta maison et sur tes portes. »
Ancien Testament, trad. Dhorme, Michaéli et Guillaumont,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956.

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LA VOIX

Une voix, une voix qui vient de si loin


Qu’elle ne fait plus tinter les oreilles,
Une voix, comme un tambour, voilée
Parvient pourtant, distinctement jusqu’à nous.

05 Bien qu’elle semble sortir d’un tombeau


Elle ne parle que d’été et de printemps,
Elle emplit le corps de joie,
Elle allume aux lèvres le sourire.

Je l’écoute. Ce n’est qu’une voix humaine


10 Qui traverse le fracas de la vie et des batailles,
L’écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.

Et vous ? ne l’entendez-vous pas ?


Elle dit « La peine sera de peu de durée »
Elle dit « La belle saison est proche ».

15 Ne l’entendez-vous pas ?

Robert DESNOS, Contrée, 1942-1943.

QUESTIONNAIRE

1. Relevez les pronoms personnels adjectifs, comparaisons et propositions


employés : qui désignent-ils ? En quoi qui la définissent.
certains de ces pronoms se répon- 4. Quelles « difficultés » connaît-elle ?
dent-ils ? 5. Quels sont ses pouvoirs ?
2. Combien de fois cette voix est-elle 6. Le poète joue sur des oppositions et
nommée par le mot lui-même ? par un antithèses : lesquelles ? Que met-il
pronom ? ainsi en relief ?
3. Qu’est-ce qui caractérise cette voix ? 7. Dans le contexte de l’époque, à qui ou
Relevez, dans l’ordre d’apparition, les à quoi cette voix fait-elle allusion ?

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POÉSIE ENGAGÉE 3 e

COURAGE (1942)
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Paris a froid Paris a faim


Paris ne mange plus de marrons dans la rue
Paris a mis de vieux vêtements de vieille
Paris dort tout debout sans air dans le métro
05 Plus de malheur encore est imposé aux pauvres
Et la sagesse et la folie
De Paris malheureux
C’est l’air pur c’est le feu
C’est la beauté c’est la bonté
10 De ses travailleurs affamés
Ne crie pas au secours Paris
Tu es vivant d’une vie sans égale
Et derrière la nudité
De ta pâleur de ta maigreur
15 Tout ce qui est humain se révèle en tes yeux
Paris ma belle ville
Fine comme une aiguille forte comme une épée
Ingénue et savante
Tu ne supportes pas l’injustice
20 Pour toi c’est le seul désordre
Tu vas te libérer Paris
Paris tremblant comme une étoile
Notre espoir survivant
Tu vas te libérer Paris de la fatigue et de la boue
25 Frères ayons du courage
Nous qui ne sommes pas casqués
Ni bottés ni gantés ni bien élevés
Un rayon s’allume en nos veines
Notre lumière nous revient
30 Les meilleurs d’entre nous sont morts pour nous
Et voici que leur sang retrouve notre cœur
Et c’est de nouveau le matin un matin de Paris
La pointe de la délivrance
L’espace du printemps naissant

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35 La force idiote a le dessous


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Ces esclaves notre ennemi


S’ils ont compris
S’ils sont capables de comprendre
Vont se lever.
Paul ÉLUARD, les Armes de la douleur, Gallimard, 1944.

QUESTIONNAIRE
1. Quand le titre est-il8 repris dans le
poème ? Qu’en déduisez-vous quant
à la valeur de ce titre ? Quel autre
vers contient un verbe à l’impératif ?
2. Au présent de description
8 s’oppose
un autre présent. Quelle est sa valeur ?
3. Quelles sont les 8deux apostrophes
(ou sujets) qui structurent le poème ?
Faites un relevé des pronoms et
adjectifs possessifs employés.
4. Quelle image le poète8 donne-t-il de
Paris ?
5. Relevez les verbes8 décrivant un état
ou qualifiant la ville.
6. Relevez les adjectifs8 et comparaisons.
7. En quoi l’apparence 8 et la réalité de
Paris s’opposent-elles ?
8. En quoi Paris est-elle
8 faite d’anti-
thèses ?
9. Comment le poète 8 désigne-t-il le
peuple de Paris ? Relevez les termes.
10. Relevez tous les termes suggérant la
vie ou la régénérescence.
11. En quoi le poète oppose-t-il ce
peuple à l’ennemi ?
12. Éluard emploie le vers libre et ne
ponctue pas, contrairement à Desnos
dans « Demain », par exemple.
Qu’apporte ce type de vers au
poème ?

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