Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
:
la science des accords…
et désaccords
Christophe Lavelle*
La complexité du goût
La première question à se poser est : à quoi (voire à qui) le vin doit-il
son goût ? Au sol, au sein duquel la vigne puise ses nutriments ? À l’air,
qui vient déposer sur les baies les microorganismes qui officieront lors de
la fermentation du moût ? À la barrique qui verra le vin doucement mûrir
en son sein ? Au vigneron, qui a le moyen d’agir plus ou moins sur ces
différents éléments ? Évidemment, tous ces facteurs ont leur importance
et participent à l’élaboration du produit final, dont la subtile composition
moléculaire titillera nos récepteurs nerveux. Et c’est bien là que se situe
la clé : le goût du vin est avant tout le produit… de notre cerveau ! Ce
Prenons un des cas les plus explorés dans la littérature : les accords
mets-fromages. Un des experts anglo-saxons reconnus dans ce domaine,
Max McCalman, résume ainsi la situation : « The more I taste cheese
and wine combinations, the less beholden I am to the rules of cheeses
and wine pairings. It’s a little more exciting to experiment with the
combinations than to follow recommended pairings. The probability
of finding a wine/cheese mismatch is less than you might think 19. » Et
pourtant, il propose, non sans une certaine contradiction, une appli-
cation pour smartphone 20, dont la valeur ajoutée pose question si l’on
se réfère aux propos de son auteur… Pourtant, de nombreuses études
montrent que le fromage influence effectivement le goût du vin et
réciproquement 21. Récemment, en testant seize combinaisons (4 vins
(Pacherenc, Sancerre, Bourgogne et madiran) sur quatre fromages
(époisses, comté, roquefort, crottin de Chavignol)) sur un panel de
trente et un dégustateurs, des chercheurs ont pu montrer que chaque
fromage influençait de manière distincte la perception des notes aroma-
tiques des vins 22, confirmant des études plus anciennes sur un nombre
réduit de dégustateurs 23. Le roquefort, par exemple, semble exacerber
les arômes de fruit rouge du Bourgogne en même temps qu’il dimi-
nue son astringence, sans doute à cause de la synergie, déjà évoquée
plus haut, entre gras et tannins 24. Réciproquement, les saveurs salée et
acide du Roquefort semblent moins prononcées après avoir bu un vin
blanc sec 25. Bien souvent cependant, ce type d’analyse montre la grande
variété de perception au sein des dégustateurs 26, ce qui en limite la
portée générale. En outre, il ne faut pas oublier que le fromage a sans
doute plus d’influence sur le goût du vin que l’inverse 27. Enfin, s’il est
possible de marier d’une belle manière vin et fromage, cela n’est pas le
cas avec la vinaigrette (dont l’acidité renforce celle du vin) : l’habitude
de servir une salade assaisonnée avec le fromage serait donc absurde ?…
19. « Plus je goûte de combinaisons de fromage et de vin, moins je me sens soumis aux règles
d’appariement de ces fromages et vins. C’est un peu plus excitant d’expérimenter les combinaisons
que de suivre les accords recommandés. La probabilité de trouver une incompatibilité entre le vin
et le fromage est moindre que vous ne le pensez ». Cheese connoisseur, summer 2010 p. 28‑33.
Document téléchargeable ici https://static1.squarespace.com/static/55f7da79e4b08757c107ea5e/t/5
5fff03ee4b0134b9342e720/1442836542373/summer-10.pdf
20. http://www.max-mccalman.com/app
21. Bastian et al., 2010, Harrington et al., 2005.
22. Galmarini et al., 2016.
23. Nygren et al., 2002 & 2003a, Harrington et Hammond, 2005.
24. des Gachons et al., 2012.
25. Nygren et al., 2003b.
26. King et Cliff, 2005.
27. Madrigal-Galan et Heymann, 2006.
32. http://winefolly.com/review/simple-food-and-wine-pairing
33. https://www.foodpairing.com
34. https://www.foodpairing.com/fr/science-behind
35. Ahn et al., 2011.
36. Jain et al., 2015.
37. Zamora et al., 2006 ; Martin et Pangborn, 1970.
Conclusion
Quel vin pour quel plat ? Quel plat pour quel vin ? Jouer la simi-
larité ? Le contraste ? La cohérence régionale ? Et pour quels motifs ?
Les accords sont avant tout affaire de goût personnel, et il est diffi-
cile de rationaliser les pratiques. D’abord parce que l’on connaît très
peu les mécanismes moléculaires à l’œuvre. Ensuite, parce que les
tests de dégustation « scientifique » se déroulent dans des conditions
de laboratoire a priori très différentes de l’environnement habituel,
et rien ne prouve que les résultats obtenus dans un environnement
s’appliquent à un autre, notamment celui du restaurant ou de la
table domestique.
Rassurons le gastronome anxieux : très peu de vins peuvent « rui-
ner » un repas ; il faut donc rester ouvert au moment de choisir le
flacon, un minimum de connaissance permettant d’éviter certaines
erreurs, souvent expliquées par la science, plus à l’aise pour justifier
les divorces que les mariages.
Et pour finir sur une touche futuriste, plutôt que de chercher la
perle rare, la bouteille qui viendra sublimer le met, pourquoi ne pas…
la formuler ? Avec le vin note à note, une palette infinie, paramétrable
à la molécule prête, s’offre au sommelier 38 qui, s’il veut bien faire, devra
en outre tenir compte du patrimoine génétique de ses convives 39…
et donc formuler autant de vins que nécessaire. Rêve ou cauchemar ?
Bibliographie
Ahn, Y.Y. et al., 2011, Flavor network and the principles of food pairing,
Sci Rep 1, p. 196.
Bartoshuk, L.M., Lee, C.H., Scarpellino, R., 1972, Sweet Taste of Water
Induced by Artichoke (Cynara scolymus), Science 178, p. 988‑990.
Bastian, S.E.P., Collins, C., Johnson, T.E., 2010, Understanding consumer
preferences for Shiraz wine and Cheddar cheese pairings, Food Quality
and Preference 21 (7), p. 668‑678.
Bushdid, C. et al., 2014, Humans Can Discriminate More than 1 Trillion
Olfactory Stimuli, Science 343, p. 1370‑2.
Chartier, F., 2009, Papilles et molécules, Montréal, Éditions La Presse.
38. http://www.avawinery.com
39. https://www.vinome.com/
Morrot, G., Brochet, F., Dubourdieu, D., 2001, The color of odors, Brain
and Language 79, p. 309‑320.
Morrot, G., Brochet, F., 2004, Cognition et vin, Revue des œnologues, 111,
p. 47‑51.
North, A.C., 2012, The effect of background music on the taste of wine,
British Journal of Psychology 103, p. 293‑301.
Nygren, I.T., Gustafsson, I.B., Johansson, L., 2002, Perceived flavour changes in
white wine after tasting blue mould cheese, Food Serv Technol 2, p. 163‑171.
Nygren, I.T., Gustafsson, I.B., Johansson, L., 2003a, Effects of tasting tech-
nique – sequential tasting vs. mixed tasting – on perception of dry white
wine and blue mould cheese, Food Serv Technol 3, p. 61‑69.
Nygren, I.T., Gustafsson, I.B., Johansson, L., 2003b, Perceived flavour
changes in blue mould cheese after tasting white wine, Food Serv Technol
3, p. 143‑150.
Parr et al., 2003, The nose knows : influence of color on perception of
wine aroma, Journal of Wine Research 14, p. 79‑101.
Shepherd, G., 2013, Neurogastronomy – How the Brain Creates Flavor and
Why it Matters, Columbia University Press.
Sherperd, G., 2015, Neuroenology : how the brain creates the taste of
wine, Flavour 4, p. 19.
Seo, H.S., Gudziol, V., Hähner, A., Hummel, T., 2011, Background sound
modulates the performance of odor discrimination task, Exp Brain Res
212, p. 305‑314.
Spence, C., Piqueras-Fiszman, B., 2014, The Perfect Meal : The Multisensory
Science of Food and Dining, Chichester, Wiley-Blackwell.
Spence, C., 2014, Noise and its impact on the perception of food and
drink, Flavour 3:9.
Tamura, T. et al., 2009, Iron is an essential cause of fishy aftertaste forma-
tion in wine and seafood pairing, J. Agric. Food Chem. 57, p. 8550‑8556.
Tsuji, T., Kanai K., Yokoyama, A., Tamura, T., Hanamure, K., Sasaki, K.,
Takata, R., Yoshida, S., 2012, Novel method to reduce fishy aftertaste
in wine and seafood pairing using alcohol-treated yeast cells, J Agric Food
Chem. 60 (24), p. 6197‑6203.
Zamora, M.C., Goldner, M.C., Galmarini, M.V., 2006, Sourness-sweetness
interactions in different media: White wine, ethanol and water, Journal
of sensory food studies 21(6), p. 601‑611.