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Diane Floris

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E41AST5 - Histoires de danse(s) au XXème siècle.

- Sujet D : Mais quelle est cette danse étrange qui émerge dans le Japon de
l’immédiate après-guerre? De quelles révolutions esthétiques est-elle le fruit ?

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« Le corps est à la fois humain, animal, végétal, minéral, en constante transformation ,
naissant, se développant sous nos yeux, grandissant et, bien sûr, mourant après avoir effectué
son voyage intérieur. Le butô est aussi l’expression de la nostalgie de la fusion terminée de
l’homme et de la nature, du féminin et du masculin, de cette nostalgie dont on se souvient et
qui fait souffrir. »

Le Butô ou “la danse des ténèbres”, tient son origine du Japon et naît en 1959 de ses
créateurs Hijikata Tatsumi et Kazauo Öno. Difficile de caractériser cette danse car chaque
artiste a développé une forme lui étant propre, on la nomme de danse avant-gardiste mêlant
danse, théâtre, performance, pantomime et improvisation. Elle provient d’une grande peur
métaphysique qui est à la racine de tout théâtre antique : le passage perpétuel de la Vie à au
Néant et du Néant à la Vie et célèbre les rites spirituels tels que la naissance, la passion
amoureuse, la souffrance, la mort, l’érotisme, le désespoir ou encore la relation entre le
féminin et le masculin. Au Japon, elle est d’abord nommée “buyo”, terme qui désigne la
danse en général, puis le nom se transforme en butô, composé de deux idéogrammes : le bu
de kabuki qui signifie danse et le tō qui signifie fouler aux pieds. Dans une conversation avec
l’invisible, un langage vertueux émane de la présence du danseur de butô, le plus souvent
représenté comme un cadavre exquis recouverts de poudre blanche comme c’est le cas dans
les pièces de la compagnie Sankai Juku. Les danseurs sont perçus avec des visages
impassibles, des crânes rasés, des visages grimaçants et des corps recroquevillés.
Selon les principes de son créateur Hijikata Tatsumi, le geste du danseur de butô part
de l’intention de communiquer avec la nature, la terre, les ténèbres et les forces cachées d’un
univers parallèle et obscure, cela dans des états de corps particuliers. Cette danse qu’on peut
qualifier de “performance révolutionnaire” ou encore “d’art de la détresse” révèle d’abord le
contexte d'après-guerre, dans lequel les corps japonais ont été marqués par l’attaque nucléaire
d’Hiroshima. En effet, la mémoire traumatique ancrée dans les corps reflète très bien cette
vision du corps décomposé que Hijikata fait naître dans sa danse butô. Le 6 août 1945, la
bombe lâchée par l’avion Air Force par les Etats-unis provoque des vibrations, appelés
yukiya en japonais ou les cents bruits de tonnerre. Ce tonnerre résonne sur le peuple et
anéantissent des milliers de corps humains les laissant au sol, la chair à vif. Il Les corps sont
brûlés et recouverts de poudre blanche, quand une pluie nocive créée par l’air atomique
formé par l’immense nuage créé par l’explosion, tombe sur la ville. Dans l’après-guerre, le
Japon tente de se reconstruire mais de nombreuses maladies dues aux radiations apparaissent,
les orphelins volent sur les marchés clandestins et les jeunes enfants sont envoyés à la guerre

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pour soi-disant nourrir le divin et sauver le peuple asiatique. L’apprentissage des enfants est
limité et un désir accru de ressembler aux grands soldats se forge, relation élève-maître qu'on
retrouvera dans l'enseignement du butô. C’est donc après une grande désillusion nationale et
les mensonges de la part des autorités que les japonais refusent de continuer la guerre. En
effet, il semble intéressant de rappeler ce contexte afin de comprendre l’apparition de la danse
butô et son l’évolution à travers les époques.
C’est dans une dramaturgie de l’épuisement que Hijikata joue sur un registre narratif
basé sur l’histoire du Japon et l’engendrement que la guerre a provoqué au sein des foyers et
dans la société, et particulièrement sur sa propre personne. Personnage hors du commun, il
est tout d’abord perçu comme excentrique et physiquement raide d’aspect. Hijikata détient
une pensée marginale quant au développement de la danse et questionne très vite les limites
du corps en conversant avec les forces fondamentales du corps nu et sauvage. Pour cela, il
s’en remet aux rites anciens du shintoïsme, religion de la voix des Dieux. Outre le dilemme
psychologique qu'il s'impose, celui de refléter dans sa danse la possession de l’âme par les
ancêtres qui ont marqué les esprits et hanté les corps, nous allons voir que cette danse pose
également d’autres questions identitaires et socio-politiques. Originaire d’une région de
riziculture importante, Hijikata fut marqué par la sensation d’avoir les jambes enfouies dans
la boue de la rizière, sensation qu’il reproduira dans une recherche de transformation du corps
par une technique qu’il a développée et nommée “Ganimata” ou “frapper, griffer le sol du
pied”. D’autre part, c’est en voyant son père battre sa mère dès son plus jeune âge qu’il
transforme une réalité vécue et douloureuse en représentation imaginaire. C’est à partir de ses
sensations que danser devient pour lui une nécessité au départ d’un mouvement vibratoire qui
guide ses sensations corporelles. Son désir de retranscrire ses souvenirs d’enfance
s’entremêle aux courants esthétiques de son époque qui amplifie sa quête de questionnement
de soi et amènera plus tard sa danse vers les extrêmes, au-delà du transcendant qui questionne
les principes de vie et de mort. C’est en partant d’un centre de gravité en vue de parcourir
l’être, que Hijikata part à la découverte des techniques chorégraphiques des danses modernes
et contemporaines, comme la danse expressionniste Ausdruckstanz, initiée par la Laban
Wigman (en dire+). Il étudie également plusieurs styles de danse comme le ballet, le jazz, la
danse espagnole et prend goût aux arts et à la littérature. D’ailleurs, sa première chorégraphie
jugée comme pornographique et dans laquelle il attribue à ses danseurs des rôles
homosexuels, fut inspirée de l'écrivain Jean Genet. En conséquence, un rapport de
revendication face à la société japonaise et un désir de retranscrire les traumatismes sur scène
vient donner forme à l'art du butô. Ainsi, entre le refus des codes traditionnels, Hijikata

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s’inspire de nouvelles idéologies quant au rapport au corps et à l’humanité, le butô prend sa
place en laissant surgir la négativité à la croisée de mouvements qui dépassent le champ
thérapeutique pour investir la face obscure du soi profond. Dans les années 1980, c’est la
mode des avant-gardes notamment avec la danse de Pina Bausch qui plus tard prendra part à
de nouvelles créations artistiques au Japon (détailler). C’est particulièrement la France qui
reçoit le butô et tend à lui donner une nationalité hors de son contexte en s’intéressant à
l’usage du corps et de ses sens. Associé au théâtre et au clown, cet art renvoie à un
renversement du soi et fascine pour son style macabre, de sorte qu’apparaît un intérêt pour
l’aspect du travail parti du bas du corps et du poids qui vient troubler l’image du corps
linéaire du XXème siècle. Plusieurs auteurs comme Roland Barthes ou encore Antonin
Artaud s’intéressent à cette esthétique (détailler).
Ainsi, pendant que la modernité se veut faire un retour sur soi-même, le butô lui, s’en
inspire et se réapproprie un sentiment identitaire entrant en corrélation avec le monde
extérieur. Dans l’évolution de sa gestuelle, passée du désir violent d'expropriation du corps à
celui d'introversion, cette étrange danse se traduit par une tendance antiformaliste1qui était
autrefois poussé à l’expérimentation et qui désormais a pour objectif de révéler et laisser
vivre ces mémoires silencieuses longtemps laissées pour cause, dans le but qu'elle établisse
une appropriation culturelle propre à ses valeurs. C’est donc après avoir trouver sa propre
vision alternative que le butô se définit comme une manière d’être en soi et avec
l’environnement extérieur et s’établit dans un genre international favorisant de nouvelles
expressions culturelles. En outre, le butô naît d’une révolution esthétique post-coloniale et
forme un nouveau rapport au corps entraîné à fonctionner selon des schémas spécifiques dès
la naissance2 qui le pousse à remettre en question ces mêmes schémas ancrés. L’essence du
butô s’anime alors d’un défi, celui de faire revenir le corps à un état précédent
l’apprentissage3. Il met en place un langage singulier à travers lequel le corps conscient est
guidé par un mouvement qui sort de l’intérieur vers l’extérieur, à la différence des danses
modernes comme par exemple celle de Nijinski qui lui aussi s’intéresse à la renaissance des
ancêtres et prône une danse primitive à travers laquelle le corps s’inscrit face à des
contraintes sociétales se voulant redresser le corps. Le butô trouve donc sa place et s’inscrit
dans un langage universel qui fait naître de nouvelles approches du corps dansé dans un
monde en pleine évolution scientifique et qui se veut dépasser l’image du corps moderne. En

1
danse et modernités, claire rousier, recherches centre national de la danse, pantin, 2009, p 80
2
p.99 analyse critique du butô
3
pareil

4
ce sens, Hijikata élabore des techniques basées sur la concentration et l’équilibre qui l’amène
à développer l’aspect métamorphosant de l’être, dans le simple but de dé-domestiquer le
corps et le laisser pénétrer dans un univers cosmique. En cherchant à modifier la perception
interne du corps humain, il oscille dans une perception entre la frontière de l’enstase et de
l’extase. C’est dans cette recherche de transformation que le butô évolue dans le registre de
l’obscurité et de l'étrangeté du corps humain, se tordant dans tous les sens pour revenir à sa
propre genèse, à la relation de l'homme avec son environnement et du corps en relation avec
la terre. S’inspirant également du théâtre expérimental, le philosophe Jean Baudrillard décrit
le butô comme « théâtre de la révulsion, de la convulsion, de la répulsion », que tourmentent
« des corps recroquevillés, larvaires, tordus, électriques, immobiles » . En revenant à cette
notion de maître élève à laquelle nous avons fait référence dans le contexte de la guerre, il est
en de même avec les disciples de Hijikata qui aborderont plus tard un style favorisant la
présence des corps. C’est le cas du chorégraphie Ko Murobushi (1947-2015), qui est devenue
une grande figure du butô et qui développa une esthétique dans laquelle c’est le corps
mémoire qui prime, celui qui contient des sacrifices et repousse en permanence ses limites.
De plus, le butô a aussi su emprunter au théâtre la sensualité et le grotesque, qu’on peut
retrouver dans les pièces contemporaines de l'artiste Carlotta Ikeda, qui s’est formée au
techniques de Martha Graham et a su porter un nouveau regard sur la danse en travaillant le
contact, la respiration et la détente dans un rapport au mouvement tout particulier. En effet, le
but de cette chorégraphe n’est autre que celui qu’à proposer Hijikata : le dépassement de soi
et cela passe par des états de corps dépersonnalisés. Enfin, pour le chorégraphe Ushio
Amagatsu, il est question d'interroger l’humanité dans nos modes de vie contemporains. Dans
ce libre arbitre où une version est propre à chaque artiste, les dimensions de la nature, du
corps et de la gravité s’inscrivent dans une esthétique universelle. Si le butô naît en regardant
l’autre sous une forme d’admiration, son but reste le même, celui de libérer cette danse de son
passé colonial et de l’en libérer. Malgré une difficulté à s'inscrire dans la danse, le butô se
veut d’ être perçue comme un état d’esprit qui partage des valeurs authentiques. grâce à des
formes artistiques souvent indéchiffrables qui fascinent quant à sa démarche paradoxale qui
est d’aller briser le cercle de la négativité pour dire oui à la vie, cheminement propre au butô.
Considéré comme autochtone, le butô fut inspiré en partie par les techniques de l’occident et
des USA et a révélé sa grâce surprenante à travers l’Orient qui s’est inspirée des techniques
fondées sur la pensée du corps et du geste. Aujourd’hui, sans le soutien des institutions
culturelles, le Butô reste une critique de la société et de sa hiérarchisation ; c’est pourquoi il a
eu des difficultés à se faire connaître comme danse non révolutionnaire. Il existe et continuera

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d'exister car il aura toujours diverses sources d'inspirations en se rapprochant d'une esthétique
particulière mais toujours en rapport avec l'essence même de l’être l'humain qui est celle de
la nature et de la force divine reliant le corps à l'âme et à l'esprit. Enfin, le butô demeure une
danse qui, pour subsister, n’a besoin que de la spiritualité qui connecte l’âme et l’inconscient
corporel, qui perdure dans l’histoire du Japon et de ses ancêtres.

SOURCES

Du corps vers la vie - Persee.fr - Article - Christine Greiner Augustin Berque

Britta Boutry-Stadelmann Nathalie Frogneux Suzuki Sadami


Ebisu - Études Japonaises Année 2008 40-41 pp. 143-152

Il fait partie d'un numéro thématique : Actes du colloque de Cerisy. "Être vers la vie.
Ontologie, biologie, éthique de l'existence humaine"

Hosotan - Paris.art.com Communiqué de presse par Keiya Ouchida

Tatsumi Hijakata - leconsortium.fr Article - 21 décembre 2011 - 22 janvier 2012 -


Consortium Museum - Curated by Astrid Gagnard & Masahiro Handa

Le butô blême de Tatsumi - next.liberation.fr - Article - Libération - Par Marie-Christine


Vernay, le 3 novembre 2008 à 06:51

Butô - La danse des ténèbres - japon.canalblog.com - Article - le 10 février 2007- Blog

Butô - Transcendance des émotions - vivrelejapon.com Article - Interview d’IKKO Tamura,


Maison de la culture du Japon à Paris, interview, 19 août 2011

Formes et flux - ac-clermont.fr Dossier rédigé par Carole ZACHARIE Correspondante


DAAC thématique Danse/ Arts du Cirque Preac danse séminaire 25 et 26 janvier 2017 -
Clermont-Ferrand.

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L'ethnographie - Critique sur le Butô - revues.mshparisnord.fr - Revue - Pierre
Philippe-Meden, « Kurihara Nanako, La chose la plus étrangère au monde. Analyse critique
du butō de Hijikata Tatsumi, Bruno Fernandes (trad.), Dijon, les Presses du réel, « Délashiné
! », 2017, 260p. », L'ethnographie, 1 | 2019, mis en ligne le 02 septembre 2019, consulté le
11 décembre 2019.

Que reste-t-il du but ? - Article - Par Aïnhoa Jean-Calmettes - Mouvement Magazine culturel
indisciplinaire

https://actu.fr/normandie/reveillon_61348/le-buto-inspire-gestuelle-paysanne_11533951.html

https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/la-minute-du-spectateur-2013-carlotta-ikeda?
s

https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/la-minute-du-spectateur-2016-ushio-amagats
u?s

https://www.ac-clermont.fr/disciplines/fileadmin/user_upload/Histoire_des_arts/2-DANSE_et
_ARTS_DU_CIRQUE/3-Situations_et_dossiers_peda/Preac_Danse__2017_COMPTE_REN
DU.pdf

http://www.mouvement.net/analyses/reportages/au-japon-que-reste-t-il-du-but_1

https://www.youtube.com/watch?v=uLKiuK0cTxk

Bibliographie :

Expression de l’intériorité en danse moderne et contemporaine, Véronique Pressard- Berthier,


Edition l’Harmattan, 2016, 255p.

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Danses et identités, de Bombay à Tokyo, Claire Rousier, recherches Centre national de la
danse, Pantin, 2009,

La chose la plus étrangère au monde, Analyse critique du Butô de Hijikata Tatsumi, Kurihara
Nanako, thèse de dissertation New York University 1996. Livre traduit de l'anglais par Bruno
Fernandes, 2017 Editions : Les presses du réel, 231p.

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