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02/03/2023 10:21 Roald Dahl réécrit: «Les idéologues s’attaquent à la langue pour manipuler l’opinion»

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Roald Dahl réécrit: «Les idéologues s’attaquent à
la langue pour manipuler l’opinion»
Par Alice Develey
Publié hier à 15:59 ,
Mis à jour hier à 16:45

Charlie et la Chocolaterie, 2005, de Tim Burton, d’après le roman de Roald Dahl.


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02/03/2023 10:21 Roald Dahl réécrit: «Les idéologues s’attaquent à la langue pour manipuler l’opinion»

ENTRETIEN - Le linguiste Franck Neveu réagit à la révision des œuvres


de l’écrivain britannique. Une «censure» qui inquiète.

Franck Neveu est professeur de linguistique française à la Sorbonne Université,


spécialiste de la syntaxe du français et de l’histoire des idées grammaticales.

LE FIGARO. - En tant que linguiste, que vous inspire la réécriture des œuvres
de Roald Dahl?

Franck NEVEU. - Cette réécriture qui se fait indépendamment du travail de l’écrivain


pose selon moi un problème langagier. Il est évident qu’on ne peut pas dissocier une
œuvre du langage qu’elle porte et qu’elle exprime, par conséquent, l’œuvre, quelle
qu’elle soit, se détermine essentiellement par son langage. Dissocier l’œuvre de son
langage, c’est tout simplement annihiler l’œuvre. Mais ce travail de réécriture chez
Roald Dahl n’est pas tant un problème linguistique qu’un problème éthique, de
création. Manifestement, ces sensitivity readers ne comprennent que le premier
degré, ce qui est abberrant sur le plan littéraire et insultant pour les jeunes lecteurs.
L’ironie disparaît dans la réécriture. Autrement dit, on n’a plus accès qu’à une
approche primaire de la réalité. Il n’y a plus cette langue, avec ses ambiguités, à
laquelle sont pourtant sensibles les enfants et qui est nécessaire pour leur éducation
langagière et intellectuelle. On prend les mots au pied de la lettre, on est au premier
degré en permanence et cela crée une pauvreté de réflexion. Dans l’une des
anciennes versions de Roald Dahl, on avait l’expression «poudre qui fait exploser les
chiens», dans la version édulcorée «poudre qui fait sauter les chiens comme des
puces». On a dû considérer que «faire exploser des chiens», c’était faire l’apologie du
terrorisme à l’égard des chiens… Quand on discute avec des enfants, on comprend
qu’ils ont besoin d’expressions comme celle-ci pour apprivoiser la violence du monde
réel. Ils savent décoder le sens des mots, leur interdire l’accès à cette profondeur du
langage est tout simplement ridicule, ça les prive de la littérature.

» LIRE AUSSI - Rishi Sunak et de nombreux auteurs s’émeuvent de l’épuration


des livres pour enfants de Roald Dahl

D’où vient selon vous cette peur des mots?

C’est une affaire très ancienne. On peut retrouver ces problématiques à des époques
reculées, dans différentes congrégations religieuses de l’Ancien Régime, aux Etats-
Unis durant le maccarthysme, durant l’ère soviétique, avec la Lti nazie… L’objectif, à

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chaque fois, était d’arriver à une pensée unique, et donc, d’interdire certaines options
langagières. On est dans une époque qui ressemble à cela, avec un certain
totalitarisme de la langue, mais aujourd’hui nous sommes surtout dans un «soft
power», qui se fait au nom de la bienpensance. Les porteurs de cette idéologie sont
souvent de petits bourgeois urbains déconnectés de la réalité. Il semble qu’ils aient
renoncé à prendre le pouvoir par la politique, car cela ne fonctionne pas pour eux, ils
ne sont pas suivis par les électeurs, donc ils tentent de contre-attaquer par une autre
approche en satisfaisant leur tropisme idéologique à travers l’expression langagière.
C’est un putsch idéologique mais pas linguistique, car leur langue ne fonctionne pas.
Elle peut s’imposer durant un temps, de même que l’écriture inclusive a pu s’imposer
dans certains milieux mais à bien des égards, elle est en retrait, car elle ne fonctionne
pas et ne fonctionnera pas davantage. Les réécritures chez Roald Dahl sont vouées à
l’échec, mais elles attirent l’attention. Nous vivons à une époque de communication
proliférante, et avec le développement des réseaux sociaux, tout prend une
résonance considérable. Les minorités idéologiques ont bien plus de moyens
qu’avant pour se faire passer pour des majorités. Bien que bruyantes, ces minorités
ne sont pas tant inquiétantes, ce qui l’est en revanche, ce sont les institutions
gouvernementales et culturelles qui vont dans leur sens. Celles-ci sont des instances
durables, il est donc préoccupant qu’elles se fassent l’écho de bruits éphémères, il y
a une sorte de collaborationnisme des politiques à l’égard de ces idéologies.

« On peut faire comprendre à des enfants des mots qui


doivent être contextualisés, non pas faire accepter l’of-
fense ou l’injure mais leur montrer que les mots ont une
histoire et leur usage aussi »

Les mots censurés sont anodins: «gros», «laid»... N’y a-t-il pas ici une certaine
dérive dans le rétrécissement de la liberté d’expression?

C’est de la restriction mentale et langagière. L’objectif est d’arriver à contrôler la


pensée et le langage. Cette stratégie de restriction suit toujours la même grammaire,
que l’on passe du catéchisme révolutionnaire à la Netchaïev à la palabre indigéniste
contemporaine. On essaye de faire passer une idéologie à travers des mots simples,
pas offensants. On sait que dénoncer l’offense est la meilleure manière d’installer une

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forme de dictature morale et langagière. Des censures idéologiques et langagières de


l’Ancien régime à la situation contemporaine, on est confronté au même problème,
même si les méthodes ont changé.

La langue doit-elle être morale?

Nous sommes en train de moraliser la langue or il n’y a pas de morale dans la


langue, ce sont deux entités différentes. Les mots, tant qu’ils ne sont pas engagés
dans des énoncés, n’ont aucune valeur si ce n’est leur simple signifié, leur valeur
sémantique. Un nom dans un dictionnaire n’a pas d’autre valeur que son sens
strictement lexical tant qu’il n’est pas engagé dans un énoncé, il n’est pas question de
considérer qu’il peut être offensant. Considérer qu’on doive faire disparaître certains
mots du dictionnaire ou de certaines règles de jeu comme dans le Scrabble ou des
mots dans les romans de Roald Dahl, relève de l’ignorance la plus crasse du
fonctionnement du langage. Si l’on interdit un mot, on interdit du même coup la
dénonciation de son usage, donc on se trouve face à une contradiction. On peut faire
comprendre à des enfants des mots qui doivent être contextualisés, non pas faire
accepter l’offense ou l’injure mais leur montrer que les mots ont une histoire et leur
usage aussi. Par ces nuances, on leur donne une culture historique, sociale du
langage. Il faut que dès le plus jeune âge les enfants soient capables de jouer avec
les différents registres de langue. Ils les pratiquent déjà dans la cour d’école…

» LIRE AUSSI - «La rhétorique wokiste est dangereuse»

En effet, on censure des mots banals dans des livres pour en laisser d’autres
circuler, et des pires, dans les écoles et sur les réseaux sociaux. Cette
réécriture n’est-elle pas hypocrite?

C’est même bien davantage qu’hypocrite. Cette stratégie des censeurs ne va pas
dans le sens de l’intérêt de l’enfant ; ils se contrefichent du lectorat, de leur éducation,
leur seul objectif est de s’adapter à ce qu’ils croient être la pensée dominante du
moment, ce ne sont que des questions commerciales. Ce n’est pas du wokisme mais
une certaine conséquence d’un capitalisme incontrôlé. La langue évolue. Dans cinq
ans, possiblement, on pourra envisager les choses tout autrement concernant les
œuvres de Roald Dahl. On instrumentalise ici l’éducation des enfants pour mieux
faire passer un discours. Cette tentative de «neutraliser par anticipation» toute
polémique est affligeante mais c’est une stratégie commerciale.

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02/03/2023 10:21 Roald Dahl réécrit: «Les idéologues s’attaquent à la langue pour manipuler l’opinion»

« A défaut de pouvoir réformer les attitudes, par la


connaissance, on s’attaque au lexique, qui semble plus
accessible. Mais cela crée de la pauvreté langagière »

Cette langue edulcorée peut-elle vraiment endiguer les inégalités, les


discriminations?

Cela n’a aucun effet sur les discriminations ou les inégalités. On peut manifester une
discrimination, une idéologie sans même utiliser le langage verbal… Il y a un vrai déni
de réalité, on la déconstruit. Jamais aucun aveugle ne se sentira insulté d’être
nommé «aveugle». L’objectif est de se donner bonne conscience en permanence à
l’égard des minorités. Pour ces idéologues, le lexique est une vitrine. C’est par le
lexique qu’on conçoit la réalité. C’est donc à elle qu’on s’attaque quand on souhaite
manipuler l’opinion, l’éducation. Mais dans les faits, ce n’est pas le vocabulaire qui
interdit des comportements. On veut faire croire à la société qu’un certain vocabulaire
peut encourager des attitudes. La réécriture n’abolit pas la négativité et ce n’est pas
en la recouvrant de bienveillance langagière qu’on va rendre le monde plus doux et
merveilleux. A défaut de pouvoir réformer les attitudes, par la connaissance, on
s’attaque au lexique, qui semble plus accessible. Mais cela crée de la pauvreté
langagière. Cela peut affecter la littérature mais elle sera alors mauvaise. Censure et
littérature ne peuvent pas cohabiter. La littérature n’a pas à être bridée, l’art en
général ne peut et ne doit pas être censuré. Nous n’avons pas besoin de cela pour
dénoncer telle ou telle forme d’expression artistique ou langagière, il faut la combattre
à la limite par une autre forme artistique ou langagière. On atteint un niveau de
censure très problématique de nos jours. Aux Etats-Unis, au Canada, certains livres
ont disparu de bibliothèques, d’établissements scolaires, nous n’en sommes pas
encore là en France, mais cela pourrait arriver.

» LIRE AUSSI - Gallimard ne révisera pas sa traduction des œuvres de Roald


Dahl

Gallimard refuse de traduire les révisions des «sensitivity readers», tout n’est
donc pas perdu?

Il faut l’espérer. Nous ne sommes pas gagnés par la même folie, la même idée de
censure. Pour le moment. Le discours critique est encore présent, mais le
politiquement correct se développe très bien notamment dans le contexte éducatif. La
volonté de réécrire les œuvres du passé au lieu de les analyser et de les mettre en

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02/03/2023 10:21 Roald Dahl réécrit: «Les idéologues s’attaquent à la langue pour manipuler l’opinion»

perspective, c’est réécrire l’histoire en fonction des préoccupations du moment. Il n’y


a plus de travail de rétroaction, de compréhension, voilà le vrai scandale. Si
l’éducation fait son travail, et heureusement les enseignants en France y contribuent
très largement, on échappera à ce problème. Restons optimistes, mais soyons
vigilants.

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