Vous êtes sur la page 1sur 6

Felicien Rioufol

Al Nabigha Dubyani

Biographie

Al-Nābiġa al-Dubyānī a vécu près de La Mecque entre 525 et 602.


On l’appelle le génie (nabigha) puisqu’il aurait commencé à déclamer de la poésie après l’âge de 50 ans.
Son prénom Al Nabigha, signifie aussi geyser, or le poète semble en effet s’identifier à cet élément
aqueux puisqu’il est une profonde source de profusion poétique.
Dubyani a d’abord été poète de tribu, avant d'entrer à la cour du roi Lakhmide Al-Nu'man Abu Qabus.
Le prince aurait demandé au poète de décrire son épouse : le poème était tellement précis qu’on a
soupçonné le poète d’avoir eu un moment de grande intimité avec la reine. Dès lors, Dubyani est banni
par le roi Lakhmide et doit quitter le royaume— il n’y reviendra qu’en 600. En cherchant constamment
la grâce de son ancien mécène, Dubyani inventera le genre de la poésie excusatoire, dans laquelle il
développera une réthorique du pardon riche et poétique. Durant son ban, il se réfugie dans la cour des
Ghassanides, adversaires acharnées des Lakhmides, où il mène une vie fastueuse. Al Nabigha Dubyani
est alors considéré comme l’un des premiers représentant de la poétique de la vénalité : il n’hésite pas à
changer de cours pour subsister à ses besoins et s’enrichir. Son itinérance de poète est bien souvent
mue par des intérêts pécuniers (toutefois, cet élément biographique ne saurait non plus remettre en
cause la pureté de sa poétique.)

La poétique d’Al Nabigha Dubyani

Jacques Berque dans Les dix grandes odes arabes de l'Anté-Islam. Les Mu'allaqat analyse une dynamique
propre à la poésie arabe qu’il qualifie de «  développement végétal en corymbe  »1. Cette métaphore
végétale est usité par l’islamologue pour évoquer la constante tension dans la poésie arabe pré-islamique
entre nature et culture (palpable dans le contraste entre la rihla qui incarne la nature en narrant un
voyage dans des terres désertiques et sauvages et le madih qui incarne la culture en se présentant comme
un éloge politique), radical et artificiel ainsi que contrainte et liberté. On retrouve ces tensions dans la
poésie d’Al Nabigha Dubyani.
Enfin, Jacques Berque parle de « théâtralité » au sujet de la poésie d’Al Nabigha Dybyani. Il rappelle à
juste titre au sujet de la poésie pré-islamique « Même transcrite, elle n’est pas faite pour être lue, mais
dite : dite ou plutôt déclamée, scandée, martelée, d’une voix vibrante et qui fait vibrer l’auditoire. »2
Pierre Larcher loue Dubyani pour son « puissant symbolisme »3, puissant symbolisme que l’on retrouve
dans son célèbre « Poème en Dâl » qui ne fait non pas partie des sept mu’allaqat mais des dix selon le
célèbre grammairien Ibn al-Nahhâs. Jacques Berque parle d’un véritable poème pré-islamique dans
laquelle on peut sentir poindre «  une atmosphère magico-religieuse  », «  un syncrétisme musulman et
chrétien », palpables à travers les références bibliques (Salomon etc.)

1 Les dix grandes odes arabes de l'Anté-Islam. Les Mu'allaqat


2 Idem
3 Les Mu'allaqât: les sept poèmes préislamiques, Pierre Larcher
Le Poème en Dâl4

Selon le célèbre grammairien Ibn al-Nahhâs : le poème en Dâl ne fait partie non pas des 7 mu’allaqat
mais des 10. Il y fait référence dans ses Commentaire des neuf célèbres poèmes. Il reconnait implicitement que
ce poème n’est pas un mu’allaqat mais qu’il revêt néanmoins une certaine ta’liq (suspension).
Ce poème se présente comme une pièce d’excuse adressé au roi Lakhmide Al-Nu'man Abu Qabus.
Dans cette qasida le poète congédié tente de prouver son innocence au roi en niant les accusations qu’il
subit—on le soupçonne d’avoir eu une relation charnelle avec l’épouse du roi al-Mutajarrida.
À première vue, ce poème semble bien s’identifier à la traditionnelle qasîda, c’est un poème qui paraît
tripartite et qui est composé de trois mouvements distincts : le nasib, al rihla, el madih. Toutefois, une
analyse approfondie du poème nous laisse penser que le poème se décompose en fait en quatre
différentes parties. C’est en cela que réside toute son originalité : Dubyani à partir du vers 37 donne une
nouvelle saveur au madih en le transformant en un solide plaidoyer.
On peut ainsi découper le poème d’une telle façon :
- vers 1 à 7, nasib : partie sentimentale, le vers 7 sert de transition
- Vers 7 à 20 rihla : voyage dans le désert, durant laquelle le poète décrit sa monture
- Vers 20 à 37, madih : éloge politique
- Vers 37 à la fin : plaidoyer
On peut se demander comment dans un poème aussi contraint par la structure et par une situation de
haute nécessité, le poète parvient à développer une poétique affranchie et libre et se poser la question si
le génie même de Dubyani ne se situe pas en grande partie dans cette capacité à trouver la liberté dans
la servilité poétique.

Nasib

1 Demeure de Mayya, entre crête et piémont,


Désertée, et sur qui tant de temps a passé !
2 J'y fis halte, au crépuscule, pour la questionner ;
Elle ne sut pas répondre : dans le camp, plus personne !
3 Seulement des entraves, qu'à peine je distingue,
Un fossé, tel bassin, sur le sol dur, impropre !
4 La petite esclave en a rabattu les bords,
L'a tassé, à coups de pelle, sur la terre humide,
5 Ouvert la voie à l'eau prisonnière, l'a haussé
Vers les portières et vers le bagage empilé.
6 Désormais, vide ! Ses gens, désormais, ont chargé !
Sa ruine est due à cela qui ruina Loubad...
7 Passe, sur ce que tu vois : pas de retour possible!
Dresse les arçons sur une chamelle, solide,

On reconnait ici une véritable nasîb dans laquelle on retrouve le topos de la ruine : ce sont les vestiges
d’un campement abandonné qui suscitent chez le poète amant le souvenir de la femme aimée. Le début
de ce poème donne une nette représentation symbolique du dahir, c’est-à-dire du temps destin auquel il
est impossible d’imposer un retour arrière, le temps qui symbolise notre condition d’homme voué à la
mort (cf vers 7).

4 Les Mu'allaqât: les sept poèmes préislamiques, « Le poème en Dâl » traduction de Pierre Larcher
La ruine décrite ici dans le vers 1 signifie l’extrême séparation entre le poète et sa bien aimée qu’on dit
bayn. Or ce mot comme l’indique Heidi Toelle veut dire en même temps liaison5 : le poète nous suggère
qu’il n’est d’amour durable que dans la séparation (paradoxe de l’amour platonique). La séparation est
un espace de fantasme. Enfin, la séparation est ici surtout une dynamique inhérente à la vie de bédouin,
de nomade. Il y a une présence-absence autour de la bayn puisque le mot signifie « entre » ce qui indique
que l’on est toujours dans un entre-deux. On est entre amour et rejet, distance et proximité, amour et
haine. Le poète platonique essaye de toujours vivre dans cet entre-deux.
Toutefois, la nasib est ici très brève et ne focalise que très peu sur la femme Mayya : le portrait de la
dame est très sommaire (simple désignation dans le premier vers).
Le vers 7 quant à lui est tout à fait remarquable. Il est l’un des plus célèbres vers de la poésie pré-
islamique. Il condense à lui seul tout ce que l’on attend d’un vers de transition. Le premier hémistiche
résume le premier mouvement du poème alors que le second conduit à la deuxième partie en
annonçant le voyage.
On connait l’importance des transitions dans la poésie pré-islamique. Ici, Dubyani remplit amplement
son devoir de poète en proposant une transition fluide et harmonieuse vers le rihla.

Rihla

8 A l'air d'onagre, chair éclatante et compacte, coins


Qui grincent, comme grince la poulie sur la corde.
9 - On dirait que je monte, alors qu'à Dhoû Jalíl
Le jour sur nous décline, un guetteur solitaire,
10 D'entre oryx de Wajra, pattes fines, bigarrées,
Ventre creux, sabre d'un fourbisseur incomparable !
11 La nuit, marche sur lui, des Gémeaux, une nuée,
Le vent du nord sur lui poussant la grêle dure !
12 Il s'effraie de la voix d'un valet de chiens qui
Lui fait passer nuit vouée à la peur et au froid !
13 Il les lâche sur lui, mais la bête tient bon,
De ses minces jointures, quí ne fléchissent pas.
14 Domrân a peur de lui, quand donc il le contient
Des coups mêmes du guerrier, retranché, héroique !
15 Il ouvre, de sa corne, l'épaule et la transperce,
Ainsi que fait I'hippiatre, qui soigne un bras malade :
16 On dirait, ressortant sur l'autre flanc, la broche
Que des buveurs ont oubliée dans un rôti !
17 Sans cesse, il en mord l'extrémité, replié
Sur cette corne noire, toute roide, inflexible,
18 Quand Ouâchek vit son compère tué sur place
Sans pouvoir obtenir prix du sang ni vengeance,
19 Il se dit: « Je n'ai plus d'envie !
Car ton ami Ni sa vie n'a sauvée, ni sa proie n'a saisie."
20 Celle-là me fera arriver à Nou'mân
Qui, tout près et au loin, surpasse tous les hommes :

Le rihla a quelque chose de métaphorique. Dans le vers 10, l’oryx semble être une métaphore du poète
attaqué par la cours lakhmide qui demeure noble et se bat afin d’être gracié par le souverain. L’oryx est
un topos, il est l’image de la difficulté et de la souffrance du poète qui souffre et se bat en l’absence du
prince.

5 Les Suspendues, Sous la direction de Heidi Toelle, GF


Jacques Berque use d’une formule énigmatique au sujet de la rihla, il parle de «  L’être et le néant au
désert ». Cette formule sartrienne est interessante—même s’il faut faire attention aux anachronismes—
puisque dans le poème l’errance dans le désert a évidemment une dimension philosophique voire
existentialiste. On peut affirmer que c’est à travers l’expérience du désert que l’être du poète se révèle,
c’est-à-dire que c’est bien l’expérience du néant, de l’étendue désertique qui révèle l’être.
Cette rihla a bien entendu aussi une forte dimension persuasive. Rappelons qu’à travers ce poème,
Dubyani cherche à être gracié par le souverain Lakhmide. Or, à travers cette rihla, Dubyani démontre sa
vertu au souverain lakhmide, il montre son courage au combat (la première vertu du preux dans le
monde arabe de cette époque est bien sûr le courage au combat.)
Le vingtième vers est un vers de transition. Il nous permet de passer du voyage (rihla) vers le
panégyrique (madîh). Le panégyrique s’ouvre sur l’exceptionnalité du dédicataire avec la formule
encomiastique « Qui, tout près et au loin, surpasse tous les hommes ».

Madîh
21 Je ne vois nul, sur terre, qui comme lui agisse
Sans excepter personne, ce, d'entre tous les peuples
22 Si ce n'est Salomon, lorsque le dieu lui dit :
"Debout, parcours la terre, empêche-les d'errer !
23 Et dompte les génies, à qui j'avais permis
Qu'ils bâtissent Tadmor, de dalles et de colonnes !"
24 Qui obéit, récompense-le d'obéir
A sa mesure et montre-lui le droit chemin ;
25 Qui t'est rebelle, châtie-le donc d'un châtiment
Qui dissuade l'inique... Ne t'installe dans la haine
26 Que contre un pair ou quelqu'un que toi, tu devances
Tel le coursier, qui se rend maître de la ligne !
28 Juge, comme juge la jeune fille de la tribu.
Voyant des pigeons, vite, aller boire â la mare
29 “Ah ! Si je pouvais avoir ces pigeons, dit-elle.
En plus du nôtre, et la moitié, le compte est bon !" -
28 Deux hauts flancs les enserrent mais son oeil les poursuit
Cristal, où nul collyre ne soigne de chassie !
30 On les compta ; on en trouva le compte même :
Nonante-neuf, pas un de plus, pas un de moins
31 Son pigeon avec eux faisait bien cent tout rond :
Que rapide elle fut, à calculer ce nombre !
32 Qui, mieux que lui, donne esclave chanteuse ? Doux sont
Les dons qui suivent, point faits parcimonieusement !
33 C'est lui qui donne cent chamelonnes, qu’ont embellies
Les fourrages de Toûdih, qui en feutrent le poil,
34 Des [femmes] qui traînent leurs robes à queue, languides
A l'abri des chaleurs, gazelles au désert,
35 Et des chevaux agiles, au large dans leurs rênes,
Oiseaux fuyant devant le nimbus gros de grêle !
36 Et des chamelles brunes, dressées, coudes arqués,
Serrées dans des selles de Hîra toutes neuves.

Du vers 20 au vers 23, on trouve un éloge encomiastiques dans lesquels le souverain est affilié au roi
Salomon. Cette analogie est très flatteuse puisque le souverain est connu pour son extrême puissance.
En outre, Salomon est connu pour sa parfaite « équité » (Cf « Le jugement de Salomon), dès lors cette
analogie est une manière de dire implicitement au souverain lakhmide qu’il doit réévaluer son jugement
et faire preuve d’une équité parfaite.

Plaidoyer
37. Non ! Par celui dont souvent je fus pèlerin,
Par le sang répandu sur les pierres levées,
38 Par qui protège les oiseaux réfugiés, que touchent
Voyageurs de La Mecque, entre Ghayl et Sanad,
39 Non, je n'ai rien produit, qui te fasse, à toi, horreur !
Qu'alors ma main vers moi ne lève plus mon fouet,
40 Qu'alors mon maître me punisse, d’une punition
Qui l'œil rafraîchisse, de qui vint à toi, envieux !
41 Ce, pour être pur d’un propos sur moi lancé,
Dont les flèches, cuisantes, vers mon cœur ont volé !
42 De grâce, un instant ! Rançon te soient tous les peuples,
Tous les fruits que je produirai, biens et enfants !
43 Sur moi ne jette pas un arrêt sans égal,
Si même ennemis t'assiègent, conjurés !
44 Non, l'Euphrate, quand en montent les eaux bouillonnantes,
Ses vagues projetant, sur les deux rives, l'écume,
45 Grossi d'oueds en crue, écumant et grondant,
Charriant des débris d'arbres et de branches cassées,
46 Le marin, apeuré, demeurant agrippé
A la poupe, après avoir sué et peiné,
47 [L'Euphrate], jamais, n'est aussi profus que lui :
Donner aujourd'hui ne l’empêche pas demain !
48 On m’a mandé qu'Abou Qabous me menaçait :
Rugissement de lion ne laisse aucun repos !
49 Cet éloge, si tu prêtes l'oreille à qui le dit,
N'est pas – ne sois jamais maudit ! – une requête :
50 C'est une plaidoirie. Si elle n'a pas servi,
C’est que l'auteur s'est égaré dans la contrée !

À partir du vers 37, le poète se lance dans un solide plaidoyer poétique. Il se défend ardemment à
travers des phrases exclamatives qui permettent d’exprimer son désarroi tel que dans le premier
hémistiche du vers 39 « Non, je n'ai rien produit, qui te fasse, à toi, horreur ! ». Il dénonce la calomnie,
qui rappelons est dans le monde arabe de cette époque la seule limite à l’humour et le pire des affronts.
Il affirme explicitement dans des vers 37 à 39 n’avoir rien dit d’infamant à l’égard du souverain et de
son épouse.
Enfin dans le vers 47, il élabore un dithyrambique parallélisme entre le souverain et l’Euphrate, tout
deux caractérisé par leur profusion et leur générosité. Plus encore, le prince est dit plus généreux encore
que l’Euphrate dans le vers 47 «  [L'Euphrate], jamais, n'est aussi profus que lui  ». Dans le second
hémistiche du vers 49, la déclaration exclamative « ne sois jamais maudit ! » est une manière de saluer le
prince. Cela permet également d’insister sur la gratuité de l’éloge ; il y aurait une gratuité du dire
poétique.
Ainsi, dans cette dernière partie la qasida devient un véritable qasida-plaidoyer. Al-Nabigha Dubyani
introduit une nuance à la traditionnelle qasida : il ne s’agit pas de viser l’éloge politique, il s’agit de se
défendre, d’obtenir le pardon. Nous ne sommes pas dans une logique de contrat ou de pacte oratoire6.

6Cf l’ouvrage Le poète et le Prince : couleurs de l’éloge et du blâme à l’époque abbasside de Mohamed Ben Mansour où de
nombreuses précisions sont données sur les modalité du pacte oratoire dans la poésie arabe
Ici, il s’agit surtout de louer pour être gracié. C’est dans cette spécificité que se trouve le génie de
Nabigha, dans cette capacité à donner une nouvelle saveur et une nouvelle tonalité à la qasida en y
injectant une dimension juridique.

Conclusion

Dans « Le poème en Dâl » qui est un poème contraint par la structure de la qasida et par une situation
de haute nécessité—le poète cherche à être gracié, sa survie en dépend— Al-Nabigha Dubyani
témoigne de son génie en parvenant à développer une poétique qui parvient à demeurer affranchie et
libre. Le poète trouve de la liberté dans la servilité poétique. Il réussit à donner une nouvelle saveur et
une nouvelle tonalité à la forme contrainte de la traditionnelle qasida : il investit cette forme poétique
pour déployer un solide plaidoyer et pour revendiquer son innocence au roi Lakhmide.

Vous aimerez peut-être aussi