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Felicien Rioufol

Écrire et peindre la nuit : analyse croisée entre l’estampe de Ma


Lin « En attendant les invités à la lueur des lanternes » et le poème
de Victor Segalen « L’abîme »

Ma Lin (1180-1256), « En attendant les invités à la lueur des lanternes », encre et couleurs sur soie, vers
1250, Taipei, Musée National du Palais de Taipei, domaine public

Trois Hymnes Primitifs, « L’abîme », Victor Segalen

«  Ce sont des Peintures Chinoises  ; de longues et sombres peintures soyeuses, chargées de suie et
couleur du temps des premiers âges. » Cette déclaration de Victor Segalen qui ouvre le recueil Peintures
témoigne de la fascination du poète français pour l’art chinois, de cette obsession qu’il a pour leur
caractère « sombre » et nocturne. Né à Brest en 1878 et mort en 1919, ce poète, médecin de marine,
ethnographe et archéologue français s’est en effet toujours intéressé à la culture chinoise. Il part en
Chine dès 1908 après des études de médecine à l’École du service de santé des armées de Bordeaux.
Là-bas, il soigne les victimes de l’épidémie de peste de Mandchourie. Passionné par cet empire
millénaire, il décide en 1910 de s’y installer avec sa femme et son fils. À trente-deux ans, il n’avait pas
encore écrit un seul poème mais à partir de cette époque, il compose presque chaque jour des poèmes.
Ces derniers sont réunis dans « Stèles » publié en 1912 à Pékin. Sa poésie nourrie de cultures chinoises
et d’une profonde connaissance de la culture Han renouvelle le genre de l’exotisme alors encore très
ethnocentrique. Son poème «  L’abîme  » issue des Trois hymnes primitifs livre une perception de la nuit
enrichie par une grande érudition : à la lecture du poème toute personne qui s’intéresse à la peinture
chinoise de la fin de la dynastie des Song du sud pourra percevoir l’influence des estampes de Ma Lin
sur la poétique de Segalen—estampes dont Segalen était un fervent admirateur1.
Ma Lin est un peintre chinois né en 1180 et mort en 1256. Il travaille à l'Académie de peinture de la
dynastie des Song du sud, et est grandement influencé par le bouddhisme et le taoïsme. La
connaissance de son art s’est faite en France par l’intermédiaire d’Emile Guimet, grand collectionneur
parisien d’arts extra-européens et ami de Victor Segalen.
Le poème de Segalen semble établir un dialogue avec l’estampe de Ma Lin. Établir une analogie entre le
poème « L’abîme » et la peinture « En attendant les invités à la lueur des lanternes » de Ma Lin nous
permet de saisir quels sont les points de convergence et de divergence entre ces deux oeuvres dans leur
perception du monde nocturne, de mesurer à quel point la vision de la nuit dans le poème de Segalen
est nourrie de culture chinoise et dans quelle mesure elle s’en affranchit.

I) Convergences entre les deux oeuvres : mêler écriture et peinture


pour dire la nuit

Le poème comme estampe


La connivence entre les deux oeuvres se situent dans leur conception de la peinture et de l’écriture : Ma
Lin peint comme Segalen écrit, ses dessins sont des signes d’écriture, Segalen écrit comme Ma Lin
peint, ses vers sont des dessins ornant graphiquement la page.
Pour étoffer cette analogie et l’éclaircir, il nous faut faire un point de civilisation sur la conception de
l’écriture en Chine. Rappelons qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les historiens de

1 Victor Segalen, un « taoïste » nietzschéen en Chine, Huang Bei


l’art extrême-oriental s’accordent à considérer la peinture chinoise comme un art dérivant de l’écriture2.
Ceci pour le simple fait que l’idéogramme se présente déjà comme l’image de l’objet présenté et la
peinture, par sa structure schématique et par sa technique calligraphique, ressemble à un caractère.
L’écriture chinoise est à son origine idéographique : l’image peinte et l’image idéographique partagent
donc la même origine. On peut citer à ce titre les mots du sinologue Jean-Paul Lafitte au sujet des
peintres de la dynastie Song tel que Ma Lin :
«  Cette peinture paraît moins une peinture de peintres qu’une peinture de lettrés, on dirait presque
d’intellectuels. Le peintre semble ne pas avoir existé en Chine, du moins d’une existence indépendante.
Il y est toujours un savant, un poète, un lettré, un maître dans l’art de l’écriture, le mot étant pris dans
son sens le plus strictement matériel. Au début même un calligraphe est un peintre, un peintre est un
calligraphe : le caractère d’écriture représente, non un son, mais un objet ; aussi toute écriture est-elle alors
toujours un peu une peinture, toute peinture toujours un peu une écriture  ; mais par rançon, la peinture ne se
détache jamais complètement, au cours des âges suivants, de la pensée formulable par l’écriture : parce
que les idées ont été trop mêlées aux images quand on a débuté, les fabricants d’image n’ont pas su, plus tard,
se débarrasser des idées. « 
On peut encore citer Victor Segalen lui même qui déclare : « Ces Peintures sont donc bien « littéraires »,
comme j’ai promis dans la dédicace. Imaginaires aussi…Et si même on ne découvrait point d’images
vraiment peintes là-dessus… tant mieux, les mots feraient image, plus librement ! »3
L’on comprend donc que la peinture et l’écriture dans la civilisation extrême-orientale fonctionnent
donc de façon analogique. Ainsi il n’est pas fortuit de confronter cette estampe au poème de Ségalen
qui lui-même s’intéresse profondément au rapport entre peinture et écriture. Son poème est d’ailleurs
doté d’une forte dimension graphique, sa mise en page n’est pas pensée au hasard. On distingue deux
paragraphe séparés par un symbole circulaire composés chacun par deux vers libres : le premier vers est
composé de 17 syllabes, le second de 20 syllabes, le troisième de 19 et le quatrième de 16. Chacun de
ces vers déborde sur la ligne suivante (ce débordement du vers est introduit par un alinéa). On est ainsi
comme avec la peinture très épurée de Ma Lin face à une oeuvre dans laquelle l’espace vide et le blanc
typographique est prégnant. Segalen en amateur de calligraphie chinoise manie le stylo comme un
pinceau, et pense toujours la dimension graphique de ses poèmes.
Graphiquement, le poème de Segalen est constitué d’un espace typographique noir encapsulé par un
large espace typographique blanc, de même le paysage représentée par Ma Lin dans son estampe est
encapsulé dans un ovale cerclé de blanc : on repère entre les deux oeuvres une même façon de faire
jouer le plein et le vide, le noir et le blanc. Les deux oeuvres s’attellent à ne pas remplir totalement
l’espace qui leur est attribué (page comme toile) laissant une large place au blanc. N’y-a-t-il donc pas
chez les deux artistes, une façon renouvelée d’utiliser le clair-obscur en usant du blanc typographique et
calligraphique pour dire la nuit ?

2 Chapitre II. Du pictural à la poétique : la naissance de la forme, Bei Huang

3 Peintures,Segalen Victor 1995, II, p. 158.


La lune, oeuvres de méditation


Cette analogie graphique entre les deux oeuvres va plus loin, elle s’analyse dans leurs infimes détails.
Rappelons qu’en Chine penser la nuit c’est toujours penser la lune. Le caractère de la nuit, (夜) est

sémantiquement définis par la lune (⽉). Ainsi l’idée de nuit est toujours intrinsèquement relié à l’idée
de lune.
D’ailleurs, la lune situé en haut à droite, dans l’estampe de Ma Lin, bien qu’elle soit très discrète est
l’unique élément qui indique que la peinture est nocturne, elle est la clé de compréhension de cette
oeuvre nocturne paradoxalement lumineuse, c’est elle qui situe temporellement la scène.
Dans son poème, Victor Segalen ne fait pas de référence explicite à la lune. On peut s’étonner de cette
absence pour un poème nocturne nourri de l’imaginaire pictural chinois. Toutefois, un second regard
plus soucieux peut nous dévoiler la présence de l’astre dans le poème. En effet, s’il n’est pas désigné
nominalement, il est présent graphiquement par le rond qui sépare le poème en deux : ce rond qui trône
au milieu du poème et qui joue un rôle de couillard vient remplacer le traditionnel astérisme et signifier
la présence lunaire.
On peut s’étonner de la proximité graphique entre la représentation de la lune faite par Ma Lin et le
mystérieux signe graphique de Segalen qui vient séparer le poème.

Cette lune introduit le changement de foyer énonciatif : si la première partie du poème évoque de
manière indéterminée et universelle l’homme face à la nuit (« l’homme, front penché, se recueille.»), la
seconde introduit le «  je  » lyrique du poète narrant son expérience face à l’obscurité («  Je me sens
tomber, je m’éveille »). En cela, Segalen réinvestit bien le motif de la lune qui symbolise le changement
et la métamorphose dans la culture chinoise, l’astérisme-lune est bien utilisé pour marquer un
changement dans le feuilleté énonciatif du court poème.
On pense par cette analogie graphique aux mots de Didier Alexandre qui parle de «  matérialité
littérale ». Le critique file l’analogie entre le poème et une estampe chinoise en soutenant qu’ « Il faut
voir, et non pas lire, l’indice matériel le plus manifeste de cette matérialité littérale. Ce n’est pas le sens
littéral, mais la lettre dans son tracé et sa sonorité qui serviront de point de nouveau départ à cette
lecture de la réflexivité. » Les deux oeuvres se ressemblent en ce sens où elles sont toutes les deux à la
lisière entre écriture et peinture.

Nuit et méditation mélancolique


Le critique Yang Xin parle d’une « mélancolie funeste » dans l’art du peintre. En effet, Ma Lin a connu
la destruction finale des Song par les Mongols, il a peint pour un empire en dégénérescence. La peinture
« En attendant les invités à la lueur des lanternes » qui saisit l’expiration de la lumière avec la montée de
la lune dit le crépuscule de la dynastie Song. Une atmosphère funeste imprègne tout le tableau. On
retrouve cette même atmosphère dans le poème de Segalen qui semble dire l’angoisse du poète face à la
mort, métaphorisée ici par « l’abîme ».

Dans les deux oeuvres règne une même atmosphère mélancolique : «  l’homme, front penché  » et
« courbé sur soi-même » que décrit Segalen semble directement inspiré par la posture des personnages
sur le tableau de Ma Lin.
En effet, on distingue dans ce détail du tableau quatre personnages qui penchent leur front vers le sol
de façon révérencieuse. Tout comme le poète lyrique il sont en «  face à face avec la profondeur  » et
regarde « la nuit ». L'atmosphère de cet instant de contemplation est rendue par une lueur jaunâtre, des
collines grises, et des végétaux teintés de marron..
Cette composition aux couleurs ternes et diffuses imprègne la peinture de tensions et d’inquiétudes—
tensions et inquiétudes également palpables dans le poème de Segalen marqué par une angoisse
ontologique face au « trou caverneux ».

***

Ainsi, l’on constate de multiples convergences entre les deux oeuvres : les échos graphiques sont
multiples et l’on décèle une même atmosphère de mélancolie liée à la nuit et au monde nocturne.
Toutefois, de multiples divergences préexistent entre les deux oeuvres : si Segalen est profondément
inspiré dans son acte d’écriture par la peinture chinoise, il est tout de même largement influencé par la
tradition poétique française (romantique ou baudelairienne), une tradition dans laquelle l’expression
radicale du spleen et de l’angoisse tranche avec la pudeur de l’estampe chinoise.

***

II) Divergence entre les deux oeuvres : des tonalités différentes


dans la conception du monde nocturne

Clarté et obscurité
On note une profonde divergence entre le texte de Segalen et l’estampe de Ma Lin dans leur conception
de la nuit.
Le poème de Segalen fait sans cesse référence à l’obscurité profonde de la nuit : le premier mouvement
du poème se clôt avec le mot « ombre » tandis que le second mouvement se clôt avec le mot « nuit », le
poète insiste toujours sur le caractère crépusculaire de son texte. Il y a comme une isotopie de
l’obscurité dans ce court poème, on retrouve cet ensemble redondant de catégories sémantiques dans
les termes et formules « abîmes », « profondeur », « caverneux », « nuit » ou « empire d’ombre ».
Au contraire, la peinture nocturne de Ma Lin étonne par sa clarté. Si les couleurs sont ternes, elles ne
sont que très peu obscurs dans le tableau de Ma Lin. Comme dit précédemment, seule la lune et le titre
(évoquant les lanternes) indiquent que c’est une scène nocturne. Cette étrange clarté pour une peinture
crépusculaire s’explique culturellement.
Rappelons tout d’abord que l’expérience phénoménologique de la nuit est caractérisée par l’obscurité.
Par conséquent, elle est problématique pour la représentation picturale puisque les ténèbres empêche
l’exercice naturel de la vision. En Occident comme en Chine, les artistes ont dû trouver des moyens
appropriés pour rendre compte de la nuit. Les solutions mises en œuvre par la Chine et l’Occident
présentent des divergences interpellantes. En effet, alors qu’en Occident, on prône le contraste pictural
du clair-obscur pour dévoiler la nuit, en Chine au contraire, la représentation d’un cadre nocturne
évacue toute obscurité des peintures où les nuits sont étonnamment claires.
Ainsi, l’usage plastique de la nuit diffère entre la peinture chinoise et occidentale. En Occident, il est
d’usage de recourir au clair-obscur pour dire la nuit tandis que la représentation chinoise de la nuit se
manifeste par une étonnante clarté du paysage.
Dans la peinture chinoise, les nuits sont la plupart du temps claires et les peintres n’ont pas pour
habitude de représenter les ténèbres nocturnes. Peindre la noirceur de la nuit est un fait extrêmement
rare dans la peinture extrême-orientale.4
Dans la peinture chinoise, lorsque le peintre veut évoquer un cadre nocturne, il ne recouvre pas le ciel
de la noirceur de l’encre, mais préfère suggérer l’atmosphère nocturne de manière détournée par des
éléments qui y renvoient comme les lanternes ou la lune— c’est bien ce que fait Ma Lin. D’ailleurs ce
traitement du nocturne en Chine qui fascine Victor Segalen a aussi retenu l’attention de Goethe qui
écrit : « Le jour est constamment serein et lumineux, la nuit toujours claire. Il y est souvent question de

4L’usage pictural et esthétique de la nuit dans la peinture chinoise et occidentale, Chang-Ming Peng, Sorbonne
Université

la lune, mais elle n’apporte aucun changement au paysage, son éclat y est imaginé aussi clair que le jour
lui-même »5.
Les deux oeuvres divergent donc grandement dans cette représentation de la nuit. Si le texte de Segalen
est marqué par une intense obscurité (permise par les choix sémantiques et lexicaux), la peinture de Ma
Lin étonne par sa clarté : il y a un véritable contraste chromatique entre les deux oeuvres.

La place de l’homme dans les deux oeuvres


Les deux oeuvres diffèrent également par la place qu’elles accordent à l’homme.
On devine à la lecture du poème que Segalen, bien qu’il soit épris de culture chinoise, s’inscrit plutôt
dans la tradition picturale romantique : l’homme tout puissant face à l’abîme. Ainsi, son poème
«  L’abîme  » peut aisément évoquer l’imaginaire pictural de Casper David Friedrich et ses célèbres
paysages crépusculaires comme Sunset peint entre 1830 et 1835 :

Dans cette imaginaire pictural la figure humaine représente un thème iconographique central, il est au
premier plan du tableau, face à l’abîme. C’est en ce sens que l’on peut dire que Segalen est encore très
imprégné de l’imaginaire lyrico-romantique : ce qui prime dans le poème ce n’est pas la description de la
nuit mais la description d’une angoisse humaine face à la nuit.
Certes, le premier mouvement du poème est composé par des phrases impersonnelles, dans lesquelles le
foyer énonciatif n’est pas individuer (ce premier mouvement est en ce sens très représentatif de la
poésie chinoise où le «  moi  » subjectif s’efface toujours derrière une description de paysage comme
chez Li Bai, il est représentatif de l’imaginaire pictural de Ma Lin dans lequel l’homme est effacé)
Toutefois, le deuxième mouvement du poème vient rompre avec cette impersonnalité et introduit le
« je » lyrique (présent trois fois) ainsi que le pronom personnel « moi » (présent deux fois). Cette forte

5Conversations de Goethe avec Eckermann, traduction de Jean Chuzeville, préface de Claude Roëls, Paris, NRF,
Gallimard, 1949.

présence de la subjectivité humaine face à l’abîme dans le poème de Segalen contraste avec le tableau de
Ma Lin dans lequel la figure humaine tend à radicalement s’effacer face à la nuit.
Alors que la figure humaine représente un thème de prédilection dans la tradition artistique occidentale
—probablement en raison du fait que Dieu se soit incarné dans un corps humain selon la religion
chrétienne—, elle n’est souvent qu’imperceptible dans les peintures chinoises où la place éminente est
accordée au paysage, paysage dans lequel l’homme est souvent minuscule.
La différence entre l’oeuvre de Segalen et celle de Ma Lin est radicale à ce niveau là : chez Segalen le
sentiment humain est premier , il imprègne toute la description nocturne comme en témoigne les
construction verbales « je frisonne », « je me sens tomber » ou « je m’éveille » qui évoquent toutes trois
des actions très sensitives. Au contraire, chez Ma Lin, l’homme n’occupe qu’une infime partie du
tableau en bas à gauche du cadre, le sentiment subjectif tend à disparaître. Les lettrés représentés sont
d’ailleurs si petits qu’il est finalement assez difficile de les percevoir comme des êtres souffrants,
abandonnés à une méditation tragique, comme l’est—pour citer un exemple topique de la peinture
européenne romantique— le Moine au bord de la mer de 1809-1810 de Friedrich, contemplant, minuscule,
l’immensité de la mer et du ciel. Cette dimension tragique est absente du paysage chinois, car l’homme
n’est pas appréhendé en tant qu’individualité éphémère mais comme partie intégrante d’un processus
dynamique auquel il s’accorde selon l’idéal du tian ren he yi 天⼈合⼀ ( précepte que l’on peut traduire
par « le Ciel et l’Homme forment une unité harmonieuse ».)

***
Ainsi, il semblerait que Victor Segalen admirateur et collectionneur d’estampes chinoises n’ait une
poétique que partiellement influencée par Ma Lin le parangon de l’estampe chinoise traditionnelle de la
dynastie Song. Toutefois, il y a bien un élément indirect qui semble fédérer les deux oeuvres et leur
conférer une aura similaire : l’influence taoïste. Les deux compositions sont imprégnées de pensée
taoïste et semble se former sur la philosophie du yin et du yang.
***

III) Un même taoïsme à l’oeuvre dans la façon que Victor Segalen


et Ma Lin ont de saisir la nuit

Yin et Yang
On voit et on lit la dualité dialectique dans les deux oeuvres, la complémentarité du Yin (principe
féminin, passif, obscur) et du Yang (principe masculin, actif, lumineux), du vide et du plein, qui
s’harmonisent dans un mouvement dynamique. Cette alternance yin et yang intéresse Ma Lin, alternance
de foncé et de clair, de haut et de bas, d’horizontal et de vertical. C’est cette alternance qui créée un
sentiment de vie dans la peinture. Chez Segalen comme chez Ma Lin cette alternance est prégnante :

d’un point de vue pictural la nuit yin est incarnée par le noir de l’encre alors que le jour yang est incarné
par le support blanc. Pour dire la nuit, l’obscurité n’est pas évacuée, mais intégrée à une esthétique de la
complémentarité entre le vide et le plein. Dans son acte d’écriture, Segalen se fait véritable peintre
taoïste, à ce titre il déclare explicitement : « le vrai poète n’est autre que le zhen-ren de Zhuangzi, un
homme rempli du Tao Quand le Tao-poète se trouve parmi les gens du monde »6
Rappelant encore que le Taoïsme prône le retour à l’authenticité primordiale et naturelle, en imitant la
passivité féconde de la nature afin de libérer l’homme des contraintes7. La pensée ancestrale loue le
quiétisme naturaliste, l’insouciance, la spontanéité et la liberté individuelle. Or, cette spontanéité, cette
liberté semble se retrouver dans l’oeuvre de Segalen comme dans celle de Ma Lin : Ma Lin propose une
peinture au trait allusif, fluide et spontané tout comme Segalen propose un poème en vers libre
affranchie des règles métriques traditionnelles. C’est cette poétique en prose allusive et évanescente qui
permet à Segalen de dire la nuit sans toutefois la fixer. Les deux artistes dans leur approche de la nuit
sont imprégnés de pensée taoïste, ils ont une même façon indéterminé et évanescente de dire le monde
nocturne.

Mouvement et évanescence dans les deux oeuvres


Victor Segalen et Ma Lin sont tous les deux très influencés par le taoïsme dans la manière qu’ils ont de
construire leur oeuvre. Ce qu’admire d’ailleurs Segalen dans la peinture chinoise d’un Ma Lin ou d’un
Hui Zhong, c’est cette pleine présence de la philosophie taoïste, dans le « Prière d’insérer », Segalen
présente les « Peintures magiques » chinoises en ces termes :
« Les « Peintures magiques » se déroulent, comme toute peinture chinoise classique, […] de haut en bas,
ou « vers le profond de l’âme ». Elles apparaissent en effet d’une étrange inspiration Taoïste, — cette
philosophie à peine soupçonnée dans son essence véritable, et pour laquelle tout est mouvement, tout
est spectacle impalpable dans le monde… C’est dire la fluidité volontaire, l’insaisissable vie mystérieuse,
dont sont animées la plupart des Peintures de cette première série : « Cinq Génies aveugles », « Flamme
amante », « Peinture vivante… — ou bien, à l’extrême opposé, la fixité froide des femmes « Peintes sur
porcelaine  »… Enfin, tout ce qui a daigné se laisser voir s’évanouit. Ainsi crève «  comme une bulle
éternuant ses couleurs » le monde extrême-oriental du seul rêve. »8

6Lettre de Victor Segalen à Jean Lartigue, du 10 février 1917, Victor Segalen. Correspondance II, 1912-1919, Paris,
Fayard, 2004, 787.

7 Dao de Jing, Laozi, Folio

8 Peintures, « Prière d’insérer », Victor Segalen

Cette «  fluidité volontaire  », cette «  insaisissable vie mystérieuse  » dont parle Segalen à propos de la
peinture de Ma Lin découle assurément du trait évasif du peintre. Si l’on observe les montagnes à
l’arrière-plan on s’aperçoit qu’elles sont tracées de façon très suggestive, tous les traits sont nébuleux :

Sur ce point, les deux artistes ont tous les deux une même obsession pour l’insaisissable et le nébuleux,
ils ont tous les deux un même style évasif et indéterminé et s’attachent tous les deux à saisir ce qui
« s’évanouit ». Victor Segalen, comme Ma Lin qui trace de façon élusive les monts de l’arrière plan, use
d’un langage poétique suggestif et « impalpable ». Dans une phrase comme « Que voit-il au fond du
trou caverneux ? La nuit sous la terre, l’Empire d’ombre.  », tout est indéterminé : le «  il  » réfère au
mystérieux « l’homme », les formules « la nuit sous la terre » et « l’Empire d’ombre » sont cryptées et
c’est d’ailleurs une phrase au mode interrogatif qui ouvre ce vers.
Être suggestif, user d’un trait évanescent, c’est un principe esthétique pour Ma Lin comme pour
Segalen, principe esthétique dicté par la pensée taoïste dont Segalen dit « Je ne puis la formuler d’une
seule phrase, mais je sens bien ce qu’elle est. — Une foi tout entière esthétique, une recherche exclusive
de beauté, un désir permanent de tendre partout à la beauté, d’en réaliser un reflet dans ses pensées,
dans ses actes, surtout dans ses œuvres ; — et cela, sans jamais prétendre embrasser, ni fixer surtout, la
beauté. »9 En effet, il est toujours question chez les deux artistes de tendre vers la beauté, de tendre vers
l’expression sans jamais l’embrasser et la fixer, d’où la nécessité de demeurer évanescent. Segalen
poursuit dans sa lettre « J’espère seulement ne pas mourir à tout sans avoir dit aux autres comment je
concevais le monde, illusoire et beau  :  —  et ceci me ramène au point de vue taoïste, à cette vision
« ivre » de l’univers ; d’une part, la pénétration à travers les choses lourdes, et la faculté d’en voir à la fois
l’avers et le revers, d’autre part, la dégustation ineffable de la beauté dans ces apparences fuyantes. »10
Voir l’avers er le revers, c’est bien ce que fait Victor Segalen qui semble cultiver une émotion très

9 Lettre à Paul Claudel, (15 mars 1915), Segalen Victor 2004, II, p. 564.

10 Idem

paradoxal et ambiguë face à la nuit : si tout d’abord « il frisonne », se « sen(t) tomber » et semble épris
par une angoisse métaphysique, il conclut de façon surprenante en estimant qu’il « ne veu(t) plus voir
que la nuit  ». Le poète comme le père du taoïsme Laozi cultive l’art du paradoxe et expose toute
l’ambivalence de son ressenti nocturne11. Son texte est nébuleux, le trait est imprécis comme chez Ma
Lin.

***

Ainsi, le poème « L’Abîme » de Segalen et la peinture « En attendant les invités à la lueur des lanternes »
de Ma Lin dans la façon qu’ils ont de dire la nuit ont de nombreuses divergences. Toutefois, on repère
une réelle parenté et une réelle influence qui s’établit entre les deux oeuvres : Segalen semble dialoguer
avec Ma Lin en réinvestissant la tradition taoïste et en conférant une « matérialité littérale » à son poème
qui devient lui même peinture par son agencement graphique. Les deux artistes privilégient une
approche intérieure et contemplative de la nuit traversée par des sentiments paradoxaux entre angoisse
et sérénité. On pourrait avancer que la matrice de ces deux oeuvres empreintes de mélancolie est le
célèbre poème « Pensée de Nuit » du VIIIe siècle écrit par Li Bai :
床前明⽉光

Le clair de lune lumineux tombe près de mon lit


疑是地上霜

comme le gel sur le sol


举头望明⽉

je lève les yeux vers la lune


低头思故乡

abaissant la tête, je pense à mon pays natal.

11 Équipée de Segalen et la voie taoïste, Isabelle Combes

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