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Presses
universitaires
de Rennes
Segalen et Claudel | Bei Huang

Chapitre II. Du
pictural à la
poétique : la
naissance de la
forme
p. 101-151

Texte intégral
1 La peinture extrême-orientale, d’abord objet du regard
pour Segalen et Claudel, conduit peu à peu, chez l’un
comme chez l’autre, à une création poétique proprement
dite. Peintures nous montre des « peintures parlées » –
ce sont des peintures chinoises –, alors que Cent Phrases
s’engage à créer des « poèmes peints » – ce sont de petits
poèmes à la japonaise. Les premiers font appel à l’oreille
et à l’imagination, les seconds s’adressent surtout à l’œil
et à la contemplation. Mais dans les deux cas, du
pictural à la poétique, la naissance de la forme s’inspire
du rapport entre l’image et l’inscription littéraire dans
la tradition picturale en Extrême-Orient. La « peinture
parlée » de Segalen, dans son état d’embryon, est conçue
comme une sorte de « commentaire » sur des peintures
chinoises ; c’est par la suite que le « commentateur » va
se transformer en « bonimenteur » et l’écriture, au lieu
de porter sur des peintures ayant des traces dans le réel,
se charge d’inventer, par le pouvoir du discours du
boniment, des images et des espaces imaginaires. Du
côté de Cent Phrases, Claudel coopère dans un premier
temps avec un peintre japonais pour réaliser des
éventails peints. La peinture et le poème se trouvant sur
un seul et même espace, le poème calligraphié implique
naturellement un souci plastique. Dans l’étape suivante,
le poème va se détacher de la peinture pour devenir
autonome, et sont nés alors des « poèmes peints », où la
dimension plastique s’affirme désormais comme une
aventure poétique.

Peintures : du commentaire sur la peinture


à la « peinture parlée »
2 « Je cherche délibérément en Chine non pas des idées,
non pas des sujets, mais des formes » (S-Corr. II, p. 69),
écrit Segalen à Jules de Gaultier dans sa lettre du 26
janvier 1913, au moment où les premières versions des
poèmes de Peintures viennent de se terminer. Après
Stèles et la forme de stèle, quelle nouvelle forme Segalen
envisage-t-il pour Peintures ? C’est « une attitude
littéraire différente », écrit Segalen dans la même lettre,
en soulignant, « non chinoise ». Il s’agit, précise-t-il, « du
boniment, de la Parade aux tréteaux » (ibid., p. 70).
3 Non chinoise, la forme du « boniment » s’inspire d’abord
d’un type de texte littéraire particulier en Chine : les
inscriptions sur la peinture que Segalen appelle
« commentaire ». Du « commentaire » au « boniment »,
c’est le « je » en tant que « commentateur »,
intermédiaire entre peintures et spectateurs, qui se
transforme en « bonimenteur », celui qui s’impose
devant les spectateurs comme unique présence,
dominant leur regard par des gestes de la montre. Il
n’existe désormais que des « Peintures parlées », mais
« Imaginaires aussi » (PT, p. 12), par leur autonomie par
rapport au réel – la peinture chinoise telle quelle –, et
par ce que ce décalage révèle : l’identité du sujet-artiste,
qui est ici non pas un peintre chinois, mais un poète
français.

La forme première : le « boniment » comme


discours du « commentateur »
4 Le manuscrit de Peintures nous montre que, avant
l’apparition des textes portant le titre de Peintures ou
signalés comme peintures littéraires, il existe dans le
tout premier temps des textes portant le titre de
Commentaires. Quel est le rapport entre Commentaires et
Peintures ? Contrairement à l’opinion générale chez les
critiques qui considèrent qu’il s’agit de deux projets
ayant deux natures distinctes, nous pensons que
Commentaires, étant déjà un projet littéraire, constitue
le tout premier jet de Peintures, ayant en lui déjà le
germe de la forme du « boniment ». Seulement, celui-ci,
avant d’être désigné comme une « forme », existe
pendant cette période en tant qu’« attitude ».
5 Le projet de Commentaires de Segalen s’inspire des
« commentaires » inscrits sur des rouleaux chinois. Mais
cet emprunt cache une intention toute personnelle : « Cet
Essai sur la peinture chinoise ; qu’il soit mon Essai
critique Exotisme ; – conçu peut-être, délicatement à la
chinoise » (S-Ms. I, p. 15). Conçu comme un « Essai
critique Exotisme », Commentaires ambitionne d’avoir à
la fois une forme exotique – le commentaire sur la
peinture tel qu’il existe en Chine –, et une position
fondamentale qui est celle d’un « Exote » : celui qui, face
à l’Autre, sait savourer la saveur de la différence en se
maintenant en tant que Différent.
6 Commentaires est-il un projet autre que celui de
Peintures ?
7 L’écriture de Peintures s’élabore en quatre manuscrits
autographes. Le premier contient les premières versions
des poèmes : les dates que comportent certains textes
nous permettent de situer les moments de l’écriture
entre le 21 décembre 1911 et janvier 1913. Le deuxième
manuscrit, daté de la période entre fin 1915 et début
1916, reprend les poèmes du premier en y apportant des
versions plus mûres. Le troisième est un manuscrit
incomplet. Le quatrième, à quelques exceptions près, se
conforme à la version définitive de l’œuvre qui sera
publiée courant 1916. À savoir que, pendant cette
période allant de la fin 1911 au début 1916, à côté de
Peintures, Segalen compose Stèles qui parut en 1912,
achève Briques et Tuiles, rédige une grande partie du
Fils du Ciel, et commence à travailler sur Odes.
8 Segalen fait relier son premier manuscrit en quatre
cahiers1 cousus à la chinoise2, dont chacun porte une
couverture en soie bleue (illustration 19). Cette
réalisation est identique à celle du manuscrit du Fils du
Ciel (illustration 20). Dans ses Notes bibliophiliques
rédigées en 1912 en vue d’accompagner la première
édition chinoise de Stèles, Segalen évoque la différence
entre deux types de livres chinois. Le premier se
présente comme un ensemble de feuilles de papier
assemblées par collage, plié ensuite en accordéon : c’est
la réalisation qu’adoptent les deux premières éditions
de Stèles, publiées respectivement en 1912 et en 1914.
Mais ceci « n’est point le mode de reliure le plus
commun en Chine3 ». La reliure plus commune consiste
à rassembler les feuilles de papier par la couture. « [L] a
couture à pleine feuille est toujours usitée pour les livres
ordinaires [en Chine]4 », remarque Segalen. C’est cette
forme-là qu’il choisit pour certains de ses manuscrits. En
réalité, c’est la forme même que Segalen envisage pour
la réalisation du livre de Peintures. Dans le manuscrit,
une note donne la précision : « Note bibliophilique et
disposition : non en “stèles”, portefeuille, mais en Pen
[ch. ben, cahier] cousus à marges à trois traits
seulement. Avec, sur la tranche, le moiré du titre et le
numérotage des tsiuan [ch. juan, volume] (idée Jean
Lartigue, 30 juin 1913) » (S-Ms. II, p. 3). Cette idée se
réalise finalement non pas pour la publication de
Peintures en 1916, mais plutôt, en 1914, pour celle de
Connaissance de l’Est de Claudel contenu dans la
« collection coréenne » (illustrations 21, 22).
9 Dans le premier manuscrit autographe de Peintures,
chaque cahier porte sur la couverture un titre chinois, et
dans chaque titre nous trouvons d’abord ces quatre
caractères : « xuan gong di hui » – « xuan » signifie
« magique » ; « gong », « tribut » ; « di », l’« empereur » ;
« hui », « peinture » ou « peindre ». Ces quatre mots
rassemblés, nous avons « Magiques, Tributs, Empereurs,
Peintures » : c’est en effet cette combinaison de quatre
caractères qui donne naissance, dans l’édition définitive
de Peintures, au sceau qui se trouve à la fin de l’œuvre,
placé après le dernier poème Grandeur officielle de
Ts’ing et avant la date signée, « 3e année de la période
siuan-t’ong », autrement dit l’année 1911.
10 Tandis que du cahier II au cahier IV, chaque volume
correspond à une section de Peintures – Peintures
magiques, Cortèges et trophée des tributs des royaumes et
Peintures dynastiques –, le tout premier cahier relève
d’un ordre différent. Le titre chinois sur la couverture se
lit « xuan gong di hui xu » – le quatrième caractère
« xu » signifie « introduction ». Le titre français écrit à
l’intérieur est Commentaires et premiers manuscrits.
C’est à partir des trois textes intitulés Commentaires
situés au début de ce cahier que nous commençons
notre enquête sur la genèse de Peintures.
11 En effet, ayant ouvert le cahier I du manuscrit, nous
avons trois textes intitulés respectivement
« Commentaires sur l’ancienne peinture chinoise »,
« Commentaires sur la peinture chinoise5 », et
« Commentaires sur la haute peinture chinoise6 » ; le
premier des trois date du 21 décembre 1911. Les trois
titres étant presque identiques, nous les évoquerons,
dans le texte suivant, par la forme abrégée
Commentaires.
12 Après les trois Commentaires, nous arrivons à un texte
intitulé Le Monde taoïste. Il s’agit du premier jet du futur
Ronde des immortels. D’après une phrase dans le texte :
« Mais jamais, n’est-ce pas, commentaires ne furent plus
permis » (ibid., p. 22), il est très probable qu’il s’agisse à
ce moment-là d’un essai destiné à être un
« commentaire ».
13 Ce qui suit Le Monde taoïste est une série de six versions
de texte en vue d’une préface. La première d’entre elle
porte une croix, signifiant sans doute que l’auteur n’en
est pas satisfait. La deuxième version reprend la
première en la développant. En tête de la feuille, nous
lisons : « Suivent les premiers manuscrits » (ibid., p. 26).
Cette note nous indique que si le titre Commentaires et
premiers manuscrits nous informe que le cahier I
contient deux parties, cette série de préfaces doit être le
début de la seconde partie. Viennent ensuite, en effet, les
premiers essais des poèmes qui deviendront plus tard
des Peintures magiques. Le premier d’entre eux, qui sera
le futur Portrait fidèle, date du 21 janvier 1912, c’est-à-
dire un mois plus tard, jour pour jour, par rapport au
premier texte des Commentaires. Ajoutons que parmi les
six versions de la préface, nous en avons deux qui sont
datées : la 4e version qui date du 13 mars 1912 et la 5e,
des 14-19 mai 1912. Autrement dit, dans la seconde
partie du cahier I – l’ensemble des versions pour la
préface et pour les Peintures magiques –, la date la plus
ancienne est le 21 janvier 1912. Janvier 1912, serait-ce la
frontière qui sépare la période des Commentaires de la
période des Peintures ?
14 L’hypothèse semble confirmée par le tout début du
cahier II, destiné à rassembler les versions plus mûres
des Peintures magiques au moment où le manuscrit est
relié à la chinoise. Selon l’habitude de Segalen, à la tête
de chacun des trois derniers cahiers correspondant aux
trois sections du futur Peintures se trouvent les toutes
premières idées de la section. Ainsi le cahier II
commence-t-il avec le premier jet des Peintures
magiques : un essai intitulé Place nette (S-Ms. II, p. 4)
(illustration 23). Le fait que celui-ci n’a pas été mis
parmi les premiers essais rassemblés dans le cahier I
montre qu’il est réalisé plus tôt que tous les autres, et lui
vaut ainsi sa place privilégiée à la tête du cahier destiné
à la future section des Peintures magiques. En effet, en
bas de la feuille, une note que Segalen ajoute
ultérieurement nous informe : « Première Peinture » ;
mais une croix signifie que ce texte ne sera pas retenu
par le poète. Place nette sera effectivement écarté au
cours de l’évolution de l’œuvre. Mais le texte joue un
rôle extrêmement important pour plusieurs aspects :
dans la note de la « Première Peinture », nous trouvons
en tête le mot « Peintures » souligné en gros,
vraisemblablement envisagé comme titre pour le futur
ouvrage ; une note que nous citerons plus loin dans
notre étude, donne une précision précieuse sur l’attitude
du « boniment » ; conçu pour faire une peinture – au-
dessous du titre Place nette nous lisons : « Une peinture
sur porcelaine » –, le texte est tiré de Textes historiques7
de Léon Wieger et non pas d’une peinture chinoise
existante, se distinguant par là de l’essai Le Monde
taoïste ; enfin le texte est daté de « janvier 1912 » : cette
date correspond à celle que porte la première version de
Portrait fidèle, nous confirmant ainsi que les premiers
essais de Peintures sont bien réalisés au cours de janvier
1912.
15 Désormais, nous avons deux titres et deux dates :
Commentaires, dont le premier texte date du 21
décembre 1911, et Peintures, dont le premier jet
apparaît courant janvier 1912. Comme nous pouvons le
remarquer, entre les deux dates, la durée est très courte.
Si le changement de titre est réel, s’agit-il pour autant
d’un changement de projet ? À savoir que Segalen lui-
même ne montre aucun signe d’un éventuel
changement, ni dans ses notes en marge sur le
manuscrit, ni dans sa correspondance. Nous constatons
par ailleurs qu’avant juin 1912, dans les lettres de
Segalen adressées à ses amis proches, ce n’est pas
Peintures qui est annoncée comme deuxième œuvre
chinoise, après Stèles, mais Fils du Ciel. Dans sa lettre du
29 mars 1912 à Manceron, nous lisons : « […] je prépare
une édition à très petit nombre de quelques-unes de
Stèles. […] Cela fait, j’espère mettre sur pied, enfin, le Fils
du Ciel, […]. » Mais à ce moment-là, plusieurs essais de
caractère visiblement poétique sont déjà réalisés et
deviendront de futurs poèmes dans Peintures. Dans une
autre lettre destinée à Max Prat, datée du 12 mai 1912,
nous retrouvons les mêmes informations : « Je viens
précisément aujourd’hui de terminer mon édition
Pékinoise de Stèles […]. C’est le premier paragraphe, le
premier effort à bout. Je m’en prends maintenant au Fils
du ciel pour ne plus le lâcher d’un an. » Cependant, dans
sa lettre du 19 juin 1912 à Georges-Daniel de Monfreid,
c’est Peintures qui sera évoqué comme œuvre qui suivra
Stèles : « Stèles seront suivies de Peintures, que j’ai une
furieuse envie de vous dédicacer ; lesquelles seront
complétées par Odes. Sans compter le dénommé Fils du
Ciel qui s’obstine à ne pas vouloir vivre dans ces
abominables temps louches » (S-Corr. I, p. 1274).
Désormais, le projet de Peintures est annoncé à haute
voix avec chaque fois une insistance sur l’attitude du
« boniment », et le Fils du Ciel est reporté dans la liste
des ouvrages que Segalen est en train de préparer8. Le
mois entre le 12 mai et le 19 juin 1912 est donc une
période importante : bien que ses peintures littéraires
aient vu le jour bien antérieurement à cette date, c’est à
ce moment-là seulement que Segalen estime Peintures
comme un projet mûr et prêt à sortir comme l’œuvre
digne de suivre Stèles. Rappelons-nous que, parmi les six
versions de la préface de Peintures, la cinquième porte
la date du « 14-19 mai 1912 ». Cette version témoigne en
effet d’un pas décisif dans l’évolution de l’écriture de
Peintures que nous préciserons plus loin.
16 La question qui se pose pour tous ceux qui s’intéressent
à l’évolution de l’écriture de Peintures est en effet celle-
ci : quelle serait la nature de ce projet Commentaires ?
S’agit-il d’un projet différent de celui de Peintures ou
bien est-ce le même, mais sous forme initiale et avec un
titre différent ?
17 Jusqu’ici, tous les critiques semblent d’accord en
considérant que Commentaires et Peintures sont deux
projets de nature différente. En ce qui concerne la
nature du projet de Commentaires, il existe deux
hypothèses principales. Selon la première9, ceci relève
d’un projet d’essai sur la peinture chinoise, avec une
position initiale qui est celle d’un critique d’art. Mais le
projet n’a pas abouti et se transforme en une création
littéraire de peintures chinoises non-existantes ; entre
les deux étapes, il s’agit d’un glissement naturel, dont la
clef se trouve dans la nature du « commentaire » inscrit
sur la peinture chinoise : de même que le contenu de ce
type d’inscription ne se réfère pas toujours à l’image
peinte, Segalen, en écrivant ses Commentaires, est
amené à s’éloigner des peintures chinoises réellement
existantes et finit par inventer des peintures chinoises
qui n’existent pas. Selon la deuxième hypothèse10, les
Commentaires sont écrits en vue d’une étude sur
l’histoire de la peinture chinoise. Or, lorsque Segalen
veut remonter à l’origine de la peinture chinoise avant
l’invention du pinceau, il se trouve devant le fait que
celle-ci est introuvable. Ce qui amorce un projet
poétique : il décide de « reconstituer » cette peinture
primitive disparue. De l’intention de « reconstituer » une
peinture qui avait existé mais qui est introuvable, à
« inventer » des peintures qui n’ont jamais existé, il n’y a
qu’un pas. Ainsi, de l’étape des Commentaires à celle des
Peintures, de la position d’un historien à celle d’un
poète, il s’agit là d’un renversement total.
18 Ces deux hypothèses se fondent toutes les deux, comme
nous le voyons, sur l’idée que le projet de Commentaires
implique une position objective face à la pein-ture
chinoise, ce qui contraste avec le caractère imaginaire de
l’œuvre de Peintures. Il ne peut s’agir donc que de deux
projets de nature foncièrement différente.
19 Or, si nous admettons que Commentaires est un projet
d’écriture caractérisé par une attitude « objective »,
voire « scientifique », aussitôt des questions surgissent.
20 Le tout premier texte du manuscrit, daté du 21
novembre 1911 et intitulé Commentaires, nous apporte
déjà des doutes. Ce texte porte un sous-titre : Plan ; et la
première phrase nous fait penser que le sens de ce
terme se réfère ici à la « surface plane » de la peinture
chinoise : « Triomphe de la Surface. Du plan – Donc,
importance de la surface » (S-Ms. I, p. 3). Ce texte insiste
en effet sur la « surface » de la peinture chinoise qui
constitue un monde ayant sa réalité en soi, qui s’offre à
la sensation du spectateur et dans lequel celui-ci peut se
mouvoir : ce sont des caractéristiques essentielles de la
« surface peinte » de la peinture chinoise aux yeux de
Segalen comme nous l’avons vu dans le chapitre
précédent. Or, cet éloge de la surface peinte se termine
de façon inattendue, et nous voici amenés dans le
domaine de la littérature :
Certes, ce n’est pas cela que l’on doit trouver à chaque
instant ici. À dire vrai, peinture pictoriale [sic] ;
certes ! mais ne pas oublier qu’en Chine la peinture est

fille des Caractères, fille du (ch. wen)11 qui veut dire
littérature. Toute peinture, par un procédé remontant
il est donc permis d’en faire la description.
Simplement, elle remonte à ses origines (S-Ms. I, p. 3).
21 Ce que Segalen veut nous faire comprendre, c’est qu’il
ne s’agit pas ici de peintures picturales, mais de
peintures littéraires, car en Chine, « la peinture est fille
des Caractères, fille du wen qui veut dire littérature » ; et
que puisque la peinture se rattache à la littérature, « par
un procédé remontant il est donc permis d’en faire la
description ». Le mot « ici » se réfère sans doute à
l’ouvrage envisagé qui sera intitulé Commentaires
puisque c’est ce titre-là qui se répète en tête des trois
premiers textes du manuscrit.
22 Cette fin du premier texte nous semble étonnante si
nous le confrontons avec le deuxième texte portant à
peu près le même titre : Commentaires sur la haute
peinture chinoise. Mais ce dernier est un exact contredit
du premier. Segalen se consacre précisément à la
question de l’origine de la peinture chinoise telle qu’elle
est soulignée précédemment ; seulement, par une
analyse rigoureuse, il parvient à la conclusion que la
peinture chinoise n’a pas son origine dans la
calligraphie, ni dans le caractère, ni dans la littérature.
Tout l’effort de Segalen dans ce texte consiste, comme
nous l’avons montré dans le premier chapitre, à
dépouiller la peinture chinoise, et la peinture de façon
générale, de sa fonction de dire et de signifier : retrouver
l’origine de la peinture chinoise, c’est retrouver la réalité
originelle de la peinture en tant que « surface peinte ».
N’écrit-il pas par ailleurs que : « Qu’ils regardent mieux.
Ils verront, s’ils peuvent voir, une surface, des lignes et
des couleurs ; et faite avec ces matériaux, quelque chose
que des mots à peine pourront rendre » (ibid., p. 7-8) ?
23 Nous rappelons que, dans la critique sur la peinture
chinoise à l’époque, la question de l’origine de la
peinture chinoise est intimement liée à l’explication de
son caractère littéraire. Jean-Paul Lafitte, auteur de
l’article La Peinture chinoise au Musée Guimet dont nous
avons parlé, souligne précisément « cette ambiguïté
d’origine12 », laquelle donne une conséquence naturelle
qui est celle-ci : « Lettrés et peintres distinguent peu
leurs domaines respectifs. » En présentant la peinture
chinoise comme dérivée directe de la calligraphie,
exercée plus par les lettrés que par les peintres de
métier, Lafitte commence à présenter les textes
littéraires inscrits sur la peinture chinoise : « Nous
voulons parler des ces inscriptions sur les tableaux […].
Elles sont souvent d’une longueur énorme, donnant des
notices, des poèmes descriptifs ou lyriques, des cachets
des divers propriétaires, etc. »
24 Si Segalen refuse fermement, dans le deuxième texte,
l’origine calligraphique de la peinture chinoise, en
voulant redonner à la peinture son autonomie picturale,
la fin du premier texte des Commentaires prétend
exactement l’inverse : la peinture chinoise est « fille du
wen qui veut dire littérature ». Comment comprendre
cette contradiction, si ce n’est que cette fin est un pur
prétexte qui consiste à justifier, de façon exotique, un
ouvrage qui veut montrer des « surfaces de mots » à
partir des « surfaces peintes » ? Le troisième texte des
Commentaires, dont le ton rejoint le premier et avec en
marge une note de précision : « Commentaire sur le
Commentaire », ne nous laisse pas en douter. Nous y
lisons :
Le commentaire est ici amplement justifié. […] la
peinture chinoise est si bien fille des caractères qui
l’entourent. – Fille du pinceau ; de la soie mince et
plate ! Tout texte, toute peinture, horizontale ou
verticale, est prolongée par de longues marges
inverses. […] Et sur cette marge, tout est disposé :
poëme du peintre poëte ; puis enthousiasme des
possesseurs successifs. […] Toute ancienne peinture
appelle donc son commentaire (S-Ms. I, p. 15).

25 Nous comprenons alors que, si Segalen voulait intituler


son ouvrage Commentaires, le mot porte un sens tout
particulier : il ne désigne pas le genre de la critique d’art
tel qu’il est pratiqué en Occident, notamment dans la
France du xixe siècle ; il s’agit des inscriptions littéraires
dans une peinture chinoise, ayant un rapport direct ou
indirect avec l’image peinte. Commentaires est bien plus
qu’un titre : il est avant tout une « forme », et une forme
qui se veut « chinoise », qui serait adoptée pour un
ouvrage de nature littéraire, que Segalen intitule
provisoirement Commentaires sur l’ancienne peinture
chinoise. Les trois premiers textes, chacun traitant d’un
aspect spécifique – la surface plane, l’origine de la
peinture chinoise, le « commentaire » littéraire inscrit
dans une peinture – constituent un dossier
préparatoire ; l’apparent paradoxe dans l’attitude de
Segalen concernant le rapport entre la peinture et
l’écriture s’explique par le fait qu’il écrit tantôt en tant
qu’auteur du futur ouvrage, soucieux de justifier la
forme littéraire, tantôt en tant que celui qui prépare,
soucieux de la vérité historique.
26 Le seul véritable essai destiné à l’œuvre en vue serait Le
Monde taoïste. Cet essai, basé sur la peinture de Ma Lin
au musée Guimet, Les Esprits se réunissant au-dessus de
la mer , s’inspire en effet directement des inscriptions
sur cette peinture. Mais avant d’analyser le rapport
entre le commentaire de Segalen et celui sur la peinture
chinoise, nous tenons à signaler deux points importants
qui empêcheraient, à nos yeux, de considérer
Commentaires comme un projet différent de celui de
Peintures : le premier concerne l’existence de modèles
picturaux pour les peintures « imaginaires » de Segalen,
le second, les charges des deux termes –
« commentaire » et « boniment » – dans l’évolution de
l’œuvre.
27 Pour ceux qui estiment que de Commentaires à Peintures
il y a un changement capital au niveau de la nature du
texte, l’argument le plus courant est l’apparition dans la
période de Peintures des peintures littéraires sans
modèles picturaux dans le réel. Or, ce que nous pouvons
constater, c’est que d’un côté, dans la période de
Commentaires, le projet de faire des peintures sans
modèle visible dans le réel n’est pas absent, et de l’autre,
dans la période de Peintures, il existe bien des images
littéraires ayant des modèles picturaux. La fin du
deuxième texte de Commentaires nous montre en effet
l’intention de l’auteur de « reconstituer » la première
peinture chinoise disparue : « C’est au moment où nous
avons éliminé tout ce qui est visible actuellement qu’il
faut reconstituer l’essentiel, – mais disparu ; mais
absent. […] la grande Peinture, Mère très pure de toutes
les autres, en Chine… (Reconstituer) » (ibid., p. 12-13). Ce
qui est significatif, c’est que, ce projet sera abandonné
pendant la période de Peintures. Dans la cinquième
version de la préface datée des 14-19 mai 1912, le poète
sollicite ainsi ses lecteurs-spectateurs : « Seul le Récit
existe. […] ne cherchons pas délibérément l’Antiquité.
Les plus anciennes ont disparu, les Mères, les Fresques
impériales » (ibid., p. 46). L’auteur qui voulait
« reconstituer » des peintures primitives disparues
conseille maintenant aux lecteurs de ne pas aller
chercher une telle peinture. Ses peintures littéraires
n’excluent pas les images ayant leur modèle dans le
réel : c’est le cas de Ronde des Immortels et de Maîtrise
logique de Song, pour ne citer que deux exemples déjà
évoqués.
28 Ces mouvements nous montrent que, l’absence de
modèles picturaux dans le réel ne suffit pas pour
constituer un critère de séparation dans l’évolution de
l’œuvre en deux périodes. À Gilbert de Voisins, Segalen,
qui entre déjà dans une phase mûre de l’écriture de
Peintures, fait son aveu : « Je crois de moins en moins à
la vertu du “sujet” et je reprends les plus redoutables
lieux-communs, y compris les quatre peintures des
Saisons ! – mais j’entends en faire quelque chose de
mien » (S-Corr. I, p. 1269). Reprendre des « lieux
communs » de la peinture chinoise, c’est ne pas exclure
les images qui ont leurs modèles dans le réel. Car ce qui
garantit l’autonomie des peintures de Segalen face aux
peintures chinoises existantes, ce n’est pas tant
l’invention d’images inédites que l’affirmation de la
réalité littéraire face à la réalité picturale. C’est ainsi que
« Seul le Récit existe », même quand il peint des images
qui existent déjà en lignes et en couleurs. La réalité
littéraire de ses peintures, avoue Segalen toujours à de
Voisins, est assumée par la fonction du « boniment » :
Je voudrais y adopter une nouvelle attitude : le
boniment. J’ai devant moi un grand mur peint à fresque.
Je décris ce que j’y vois, ce que mes auditeurs et
spectateurs voient avec moi, mais plus vivement
quand j’explique les gestes. Je suis fatigué de
l’éternelle attitude narrative du romancier qui
déroule son peloton. Ici, tout est en surface mais en
surface parfois magique (ibid. ; c’est Segalen qui
souligne).
29 Cette lettre non datée mais écrite sans doute vers la
période de mai 191213 signale le « boniment » comme
« une nouvelle attitude » et une forme « non chinoise »
telle qu’il annonce à Gaultier dans sa lettre du 26 janvier
1913. Ainsi, l’affirmation du « boniment » nous semble
plus judicieuse dans la détermination des deux périodes
dans l’écriture de Peintures que l’absence du référent
dans le réel. Mais aussitôt devons-nous préciser l’usage
de ce terme dans l’évolution de l’œuvre.
30 Remarquons que, le « boniment » n’est pas un terme qui
appartient exclusivement à la période de Peintures : il
existe déjà pendant celle de Commentaires. Dans le
troisième texte intitulé Commentaires qui débute avec
cette phrase : « Le commentaire est ici amplement
justifié », nous lisons :
[La peinture chinoise] n’est pas une fenêtre dure
ouverte sans mot dire, béante sur un espace. – Mais
une surface magique dont un boniment prépare et
accentue l’effet prestigieux. Ici le silence n’est pas
sacré ; mais un doux murmure admirant (S-Ms. I, p. 7).

31 Dans ce texte, il ne nous semble pas qu’il y ait une


distinction réelle entre le « commentaire » et le
« boniment ». Dans les premières versions de la préface
de Peintures, les deux termes sont en effet toujours
confondus. Nous avons ce passage, par exemple, dans la
deuxième version écrite sans doute entre janvier et
mars 191214 :
Ma tâche devant ces peintures est autre, – que, d’une
voix pleine d’amour pour elles, les expliquer, et sous
un boniment ivre de mots, en dit leurs contours, leurs
couleurs et leurs significations. – Car […] toute
peinture appelle ici son commentaire. […] Un
enveloppé de paroles. Dès les premières volutes, les
commentaires apparaissent et réclament d’être lus.
Des vers mordent sur la peinture elle-même et
réclament d’être dits. – La littérature encore ceci, et
non pas une baguette de bois doré. […]
Dans cette parade, cette montre, la fidélité sans doute,
est excellente. – C’est, sous un certain débit nécessaire,
une mise en scène […] (S-Ms. I, p. 28).
32 Nous voyons apparaître pêle-mêle dans cet extrait les
termes chargés apparemment d’un sens identique :
boniment, commentaire, littérature, parade, montre…
La forme du « boniment » commence à se préciser, mais
reste encore attachée à la justification chinoise du
« commentaire ».
33 Or, dans la préface définitive telle que nous la lisons
dans l’édition publiée, il n’existe plus de confusion entre
le « boniment » et le « commentaire » :
Mon rôle est autre envers vous et ces Peintures, qui est
de vous les faire voir, seulement. Ce sont des Peintures
parlées.
Ne croyez pas à des mots sans justification. […] avant
de livrer ses couleurs, chacune d’entre elles [les
peintures chinoises] a déjà provoqué sa glose : les
marges se couvrent, sous un style élégant, de
descriptions, de commentaires, d’enthousiasmes
lyriques… Il se fait un enveloppé de paroles. Ces
Peintures sont donc bien « littéraires », comme j’ai
promis dans la dédicace (PT, p. 12).

34 Ici, ce n’est plus le commentaire comme forme


spécifiquement chinoise qui apparaît, mais des
commentaires, mis à côté de « descriptions » et
d’« enthousiasmes lyriques » de façon parallèle. Du
coup, le sens du mot « commentaire » se voit limité dans
sa dimension élémentaire : l’explication de l’image. Si la
justification chinoise est gardée, la forme de l’œuvre est
maintenant nettement définie comme le « boniment »,
sans confusion aucune avec le « commentaire » dans la
peinture. Cette forme, précise Segalen, n’est pas
chinoise. Autrement dit, tandis qu’au départ, le
« boniment » se confond au « commentaire » avec une
justification chinoise fortement soulignée, dans un
second temps, le « boniment » se détache du
« commentaire », atténue la justification exotique pour
affirmer sa nouveauté inclassable, de nature non
chinoise. Le « commentaire », à ce momentlà, se
restreint dans sa fonction d’explication, devenant un des
types de discours générés par la forme du « boniment ».
35 En écartant l’absence de modèles picturaux comme
critère de séparation entre les deux périodes, nous
dirigeons notre attention à la question de la forme. Et,
en suivant l’évolution des charges de deux termes –
« commentaire » et « boniment » –, nous remarquons
que d’un côté il y a entre eux une relation toujours
entremêlée, de l’autre le sens du « boniment » mûrit en
se détachant du « commentaire » au sens chinois. Il nous
semble permis de conclure que, entre Commentaires et
Peintures il n’y a pas de frontière distincte. Si l’œuvre
commence avec un projet intitulé Commentaires, celui-ci
n’est ni l’étude d’un historien de l’art, ni un essai de
critique d’art dans son sens habituel ; sa nature est
profondément littéraire. D’une étape à une autre, il ne
s’agit pas de deux projets différents, mais deux temps
dans l’évolution d’une seule et même œuvre. Il nous
reste maintenant à observer cette évolution, qui n’est
autre que celle de la forme.
36 Le « commentaire » : forme chinoise pour un « Essai
critique Exotisme »
37 Le troisième texte des Commentaires se termine ainsi :
Cet Essai sur la peinture chinoise ; qu’il soit mon Essai
Critique Exotisme ; – conçu peut-être, délicatement à
la chinoise (S-Ms. I, p. 15).
38 Cet aveu, au lieu d’éclaircir la nature du futur ouvrage
Commentaires, le rend plutôt énigmatique. Que veut dire
Segalen par un « Essai Critique Exotisme » ? Quel
rapport peut-il y avoir entre un tel essai et la peinture
chinoise ? Ou plutôt, quel serait l’usage de la peinture
chinoise dans un projet défini par l’« Exotisme » ?
39 Réservant l’analyse détaillée sur la notion
d’« Exotisme » chez Segalen dans le chapitre iii de notre
étude, nous voulons juste signaler, en ce qui nous
concerne ici, un aspect important dans cette notion : face
à l’Autre, le spectateur ou l’« exote » ne se livre pas à
une expérience de la connaissance, mais à celle de la
« sensation », et plus particulièrement la sensation du
« différent ». Dans son Essai sur l’Exotisme, Segalen
écrit : « Voici un fait : je conçois autre et sitôt, le spectacle
est savoureux. Tout l’exotisme est là (S-OC. I, p. 750).
Mais l’ivresse de la différence n’est née que d’une
confrontation entre deux individualités fortes, et non
pas une fusion : « L’exotisme n’est donc pas, écrit
Segalen, cet état kaléidoscopique du touriste et du
médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au
choc d’une individualité forte contre une objectivité dont
elle perçoit et déguste la distance (les sensations
d’Exotisme et d’Individualisme sont complémentaires) »
(ibid., p. 750-751 ; c’est Segalen qui souligne). Pour
capter le sens possible d’un « Essai Critique Exotisme »,
il nous faut donc ne pas perdre de vue cette définition
très personnelle de l’« Exotisme ». Parallèlement, la
forme « délicatement à la chinoise » dont l’auteur
souhaite l’habiller nous invite à jeter un regard sur ce
que pourrait être une forme chinoise dans le rapport
qu’une « surface de mots » entretient avec une « surface
peinte ».
40 « [T] oute ancienne peinture appelle […] son
commentaire » (ibid.), écrit Segalen, nous renvoyant
ainsi à la tradition des inscriptions littéraires dans la
peinture chinoise. Il faut pourtant distinguer au moins
quatre types d’inscriptions dont chacun présente un
rapport différent avec l’image peinte.
41 La première d’entre elles est une inscription se
présentant comme source littéraire de la peinture. Le
début de cette tradition remonte aux Han (avant 206-
220 après). Le rouleau de Gu Kaizhi, (345-406),
Admonitions de la Monitrice aux dames du palais que
Segalen a eu l’occasion d’admirer au le British Museum
est le plus ancien exemple de ce type. Ce célèbre long
rouleau est divisé en séquences successives, dont
chacune comprend une représentation picturale et un
extrait de la source textuelle qui l’a inspiré. Par exemple,
à côté d’une image où l’on voit une dame se peignant les
sourcils devant son miroir, l’inscription se lit : « Tout le
monde sait orner son apparence, ignorant cependant
comment embellir sa vertu » (illustration 2). Ce rapport
entre peinture et littérature tant sur le plan du contenu
que sur le plan de la recherche de la profondeur est sans
doute le plus facile d’accès pour les spectateurs
occidentaux, étant donné que la tradition picturale
occidentale, notamment celle de la Renaissance et de
l’Âge classique, est profondément marquée par une
analogie comparable entre les deux expressions.
42 Or, avec l’accroissement de l’importance de la peinture
de paysage à partir de la dynastie des Tang (618-907),
les inscriptions visent de plus en plus à donner un écho
poétique à la peinture. Le peintre lui-même, ou le
possesseur, compose un poème ou un texte littéraire, la
calligraphie sur la peinture à un endroit bien choisi, non
pas pour donner une description de la peinture, mais
pour donner à la peinture un écho poétique dans un état
d’esprit comparable et dans une spiritualité équivalente.
Lorsque Wang Wei (699-759), le grand lettré des Tang,
inaugurateur de la peinture à l’encre, peint un long
panorama du paysage de sa région, il calligraphie des
poèmes tout le long rouleau, dont celui-ci : « Longeant la
rive nous jouons de la flûte/Dans le soleil couchant je dis
adieu à mes amis./Retournons et regardons le lac/Les
nuages blancs s’enroulent autour des collines bleues. »
Ce poème, si puissant dans la suggestion de l’image,
n’est pourtant pas une description directe de l’image
peinte. Son intimité avec la peinture s’établit non pas
entre ce qui est dit et ce qui est peint, mais sur la même
émotion que les deux arts savent traduire chacun selon
ses propres moyens. C’est précisément à propos de
Wang Wei que Su Dongpo (1037-1101), lui aussi un
grand lettré qui excelle aussi bien dans la poésie que
dans la peinture et la calligraphie, écrivit cette fameuse
phrase : « Lorsqu’on savoure les poèmes de Mojie15, on y
voit des peintures ; lorsqu’on regarde les peintures de
Mojie, on y voit des poèmes16. »
43 Le troisième type d’inscriptions consiste à donner un
récit anecdotique. Souvent, le peintre lui-même nous
raconte dans quelle circonstance il a peint ce rouleau. Ou
bien, c’est celui qui le possède – un ami du peintre ou un
collectionneur d’un autre temps –, qui écrit comment il a
obtenu cette peinture.
44 Enfin, nous avons des inscriptions qui sont des
appréciations des collectionneurs. Ces textes peuvent
ressembler, au premier abord, à une sorte de critique.
Or, son but n’est pas du tout de donner une opinion
objective ou une analyse précise. Nous y trouvons
souvent un résumé de l’image peinte et surtout, des
remarques élogieuses tant sur le plan de la technique de
la peinture que sur le plan moral ou spirituel. Le but de
cette inscription consiste en réalité à confirmer la
grande valeur de la peinture. Lorsque le célèbre peintre
et théoricien Dong Qichang (1555-1636) félicite le
peintre Ting Yunpeng dans un texte qu’il calligraphie
sur un rouleau réalisé par ce dernier, la valeur de cette
œuvre est assurée. Bien plus souvent, les textes inscrits
sur la peinture viennent du pinceau des possesseurs des
époques ultérieures. Cette pratique pourrait être
étonnante aux yeux des Occidentaux mais elle révèle un
aspect de la conception chinoise de l’œuvre, différente
par rapport à celle de l’Occident : la peinture se
représente comme un corps vivant, dont la vie se
prolonge après l’achèvement de l’œuvre, à travers les
participations des générations successives. Ces
participations prennent forme précisément dans les
appréciations enthousiastes et les sceaux ajoutés les uns
après les autres. Autant d’encre tracée est autant de
regards qui se relaient et autant d’admirations qui se
répètent, témoignant ainsi de la valeur infaillible de la
peinture.
45 C’est à ce quatrième type d’inscriptions que Segalen
nous renvoie surtout lorsqu’il utilise le terme de
« commentaires » pour les textes sur la peinture
chinoise. Il possède, comme nous l’avons évoqué dans le
premier chapitre, La Peinture chinoise au Musée Guimet
réalisé par Tchang Yi-Tchou et J. Hackin en 1910. Ce
catalogue donne une traduction française des
inscriptions sur les peintures chinoises cataloguées.
Segalen a noté, entre le troisième texte des
Commentaires et son essai Le Monde taoïste, un extrait
de la traduction française de Tchang Yi-Tchou et J.
Hackin de l’inscription sur une peinture de Tchao Mong-
fou (ch. Zhao Mengfu ; 1271-1368) dans la collection du
musée Guimet (S-Ms. I, p. 17). Sur la même page,
Segalen y inscrit le nom de Ma Lin (début-milieu xiiie
siècle) à qui est attribué Les Génies se réunissant au-
dessus de la mer, ainsi que le numéro de cette peinture
dans le catalogue du musée Guimet. Il n’y a aucun
doute : avant de faire son propre commentaire sur cette
œuvre de Ma Lin, Segalen a d’abord lu la traduction des
deux inscriptions chinoises sur cette peinture. Voici un
fragment de la première inscription, écrite par un
possesseur de la fin du xiiie siècle :
C’est un vrai chef-d’œuvre ; on voit dans la peinture
que le soleil qui vient de se lever est entre la mer et le
ciel. La mer est immense et les vagues y forment des
rides. Sur la terrasse toute de pierres précieuses, des
génies font de la musique. Ils sont très bien
représentés, il n’y a dans tout cela rien de vulgaire. Le
talent de l’auteur est très grand. […] L’auteur a réuni
les qualités de ces grands peintres parmi lesquels il
s’est fait une place 17.
46 La deuxième inscription est du pinceau d’un Empereur
du xve siècle :
La réunion des génies sur la mer œuvre de Ma Lin […],
peinture de l’époque des Song, est un véritable chef-
d’œuvre. Les points forts sont très nombreux dans
cette peinture. Les montagnes sont dessinées de telle
façon qu’on y discerne leurs chaînes comme si on se
trouvait en face de la nature ; la mer est immense ; les
arbres poussent comme des dragons sortant de l’eau
[…]. Quant aux personnages, ils ont un aspect radieux
et indolent. Le secret de l’art consiste à peindre des
scènes ordinaires en y apportant des conceptions
élevées. C’est ce que faisait Ma Lin18.
47 Ces deux inscriptions nous font comprendre facilement
ce à quoi Segalen se réfère dans le troisième texte des
Commentaires en définissant la peinture comme « une
surface magique dont un boniment prépare et accentue
l’effet prestigieux » (S-Ms. I, p. 15). La subjectivité dans
les deux appréciations est si évidente que ces
inscriptions ne sont effectivement pas loin du
« boniment ».
48 Dans le chapitre i de notre travail, nous avons déjà
présenté les deux aspects majeurs du commentaire de
Segalen sur la même peinture de Ma Lin, intitulée Le
monde taoïste. Le texte de Segalen donne d’une part une
description sur la peinture et, d’autre part, une
interprétation sur la signification de l’image à partir de
sa « surface peinte ». Si nous faisons une comparaison
entre Le Monde taoïste et les deux inscriptions chinoises
citées ci-dessus, nous pouvons constater deux aspects
qui séparent le « boniment » de Segalen du boniment
chinois.
49 D’abord, sur le plan de la description, les textes chinois
respectent l’image peinte tout en ajoutant quelques
impressions subjectives : « La mer est immense ; les
arbres poussent comme des dragons sortant de l’eau » ;
« Sur la terrasse toute de pierres précieuses, des génies
font de la musique »… Or, la description de Segalen met
beaucoup plus l’accent sur la subjectivité de
l’impression, si bien que l’impression se détache de la
vue pour constituer un monde en soi :
« Dans les nues. En plein ciel. Des toits cornus
émergent sur le sommet du temple coiffant une pointe
avancée de rochers. […] Tout au centre, en plein ciel,
une terrasse dont les quatre angles font un beau
losange régulier, offre sa grève à l’immensité
environnante. Musique […]. Tout au fond, si bas que le
vertige prend, la mer, entrevue plutôt que vue. La mer
sonore » (S-Ms. I, p. 18).

50 Cette description, par le soulignement de l’effet de


l’irréel et de la sensation du vertige, par la synesthésie
entre les éléments acoustiques – « Musique », « mer
sonore » – et les éléments visuels, donne, au lieu d’une
description sur le monde vu, un monde imaginaire
amorcé par la vue.
51 Mais cette impression19, hautement subjective et
constituant un monde autonome par rapport à celui qui
est peint, est en réalité une préparation pour
l’interprétation de la signification de l’image. Le
commentaire de Segalen, comme nous l’avons souligné
dans le chapitre précédent, met l’accent sur le « point de
vue […] immensément haut » de la peinture, d’où toute
une explication de la pensée taoïste dans son aspiration
à la longévité et à la fusion avec l’univers. Cette exégèse
nous fait penser à cette formule dans la deuxième
inscription chinoise sur la pein-ture de Ma Lin : « Le
secret de l’art consiste à peindre des scènes ordinaires
en y apportant des conceptions élevées. C’est ce que
faisait Ma Lin. » En effet, dans la culture chinoise, la
valeur de la peinture est directement liée à la qualité
morale du peintre. Le commentaire de Segalen consiste
précisément à expliquer cette spiritualité cachée dans
l’image. Or, ce qui différencie le commentaire de Segalen
du commentaire chinois, c’est l’intervention de sa
propre culture, de sa propre identité occidentale. Nous
voyons qu’immédiatement après le paragraphe de
l’impression de la peinture, Segalen donne une
comparaison entre le ciel taoïste et le ciel chrétien : « Pas
de départ humain ; pas de fange ; pas de sandales, pas
d’effort : une arrivée glorieuse. – Des corps glorieux, dit
l’église occidentale qui n’a jamais su peindre son
paradis que de la terre ou de l’enfer. Des esprits
transcendants. Une vie légère pénétrée de soleil ;
allégée ; enrichie, transparente » (ibid., p. 18-19). Deux
cieux, ou deux façons de peindre le Ciel, sont ici
représentés comme deux conceptions du salut, l’une
pour une gloire après la mort, l’autre pour une arrivée
immédiate dans le bonheur, avec légèreté et ivresse. Il
va sans dire que jamais un lettré chinois n’envisagerait
de faire un commentaire pareil.
52 Voici donc la première confrontation : la Chine et
l’Occident. Mais il en existe encore une deuxième : le
spectateur et la Chine. Le Monde taoïste se termine en
effet avec une appréciation ambiguë : « Au point de vue
Taoïste même, cette peinture, par cela même qu’elle est,
est esprit. Par cela même qu’elle est ancienne, est
supraspirituelle. Ceci n’est-il pas, pour moi qui la
contemple, m’en déçoit ou m’en ravit, spirituellement
consolant ? » (ibid., p. 22) La confrontation ne fait
qu’être suggérée, mais elle est bien présente : cette
peinture taoïste « déçoit » le spectateur autant qu’elle le
« ravit ». Pour quelle raison déçoit-elle ? Pour quelle
raison ravit-elle ? Nous laissons ces questions pour le
chapitre iii. Remarquons ici seulement qu’il existe bel et
bien, entre le commentateur et la peinture, une distance,
une différence, un rapport entre « exote » et spectacle.
Le mot « commentaires » apparaît à la fin du texte de
façon explicite : « Mais jamais, n’est-ce pas,
commentaires ne furent plus permis ? Cette peinture est
peu peinture. Elle veut exprimer l’esprit » (ibid.).
Puisque cette peinture est expression d’une spiritualité,
le commentaire, qui est de l’ordre de l’idée, est justifié.
La formule nous indique l’intention de l’auteur : Le
Monde taoïste est bien un essai destiné au projet des
Commentaires, défini comme un « Essai critique
Exotisme ». Une phrase dans le texte nous montre bien
l’intention littéraire de cet essai : « Le Règne de l’Esprit.
La peinture de l’Esprit. Que le décor soit véridique ou
non, que la terrasse soit de rêve ou d’or ou de jade, que
cela soit des mots … l’Esprit règne et pénètre partout »
(ibid., p. 19).
53 Mais utiliser la matière chinoise pour l’entourer d’un
« commentaire » personnel, lieu de la confrontation
entre la personnalité du poète et la Chine, est un
procédé répété dans l’écriture de Segalen. Avant
Commentaires – qui deviendra naturellement Peintures
comme nous le verrons –, nous avons déjà l’emploi du
« commentaire » dans Fils du Ciel et dans Stèles : dans le
premier, nous voyons souvent un commentaire qui suit
le poème composé par l’Empereur ; dans le second, la
structure bipartite la plus souvent utilisée n’est autre
que la combinaison d’une citation chinoise et d’un
commentaire personnel, non chinois. Après Peintures,
Segalen va de nouveau exploiter le procédé du
commentaire dans le prochain projet Odes, de façon plus
sérieuse comme en témoigne sa lettre du 26 janvier 1913
à Jules de Gaultier :
« Le mot “Odes” est classiquement chinois. La forme en
sera un poème court, conçu sur des rythmes chinois
[…]. Mais voici ma tentative : je ne crois pas qu’on
puisse traduire vraiment une poésie chinoise sans
l’entourer de ce qui l’entoure vraiment à la Chine, son
commentaire. Ces poèmes seront donc constitués de
strophes, suivies d’une prose qui les expliquera » (S-
Corr. II, p. 70).

54 Commenter, expliquer, mais en même temps,


transformer : ce procédé propre à l’écriture exotique de
Segalen n’est cependant pas étranger à la tradition
chinoise. Le poète lui-même le souligne. Au début du
troisième texte des Commentaires dans le manuscrit,
dans l’intention de trouver des justifications chinoises à
la forme du « commentaire », Segalen, avant même
d’aborder le « commentaire » dans la peinture, évoque
en premier lieu le « commentaire » dans la tradition
chinoise de l’exégèse des textes classiques :
Autour du maître, les disciples verbeux avec piété. Ce
sont des intermédiaires ; rien de grand ni de petit ne se
fait en Chine sans intermédiaires. – Tout texte ne
donne sa pleine valeur que s’il est retourné, labouré,
commenté, ensemencé à nouveau (S-Ms. I, p. 15).

55 Commenter, c’est donc « ensemenc [er] à nouveau ». En


effet, dans la culture chinoise, les grands classiques
suscitent dans chaque siècle de nouveaux
commentaires, constituant, tout au long de l’histoire
chinoise, une véritable tradition du renouvellement20. Le
commentaire est pour les Chinois le lieu d’une
transmission culturelle, mais aussi le lieu où
apparaissent de nouvelles pensées, bien que celles-ci ne
se réclament qu’au nom de l’exégèse des classiques. La
transmission ne peut se maintenir qu’au travers d’une
transformation continue. C’est Confucius lui-même,
fondateur du culte de la tradition, qui déclare que « [l] e
bon maître est celui qui, tout en répétant l’ancien, est
capable d’y trouver du nouveau21 ». Son enseignement
réuni dans le livre Lunyu [fr. Entretiens de Confucius ]
est précisément l’objet d’innombrables commentaires :
même avant le iiie siècle avant notre ère, il a déjà donné
lieu à huit écoles principales. Le même phénomène se
constate dans les commentaires des textes taoïstes.
Isabelle Robinet, dans une étude sur les commentaires
du Laozi, nous montre à quel point ceux-ci constituent
un lieu de différentes interprétations, parfois tout à fait
personnelles, mais toujours sous l’égide du classique22.
Anne Cheng, à partir d’exemples dans les textes
confucéens, résume à son tour cette tradition chinoise :
« C’est seulement ainsi que les jing (classiques) peuvent
apparaître comme les signes du permanent, de
l’intemporel, et les zhuan (commentaires) comme les
témoins d’une tradition an-historique, transmission qui
n’est au fond qu’un retissage perpétuel du canevas
premier23. »
56 De même que dans une tradition de la vénération des
classiques, de nouvelles pensées ne manquent pas de
surgir, mais seulement sous forme de « commentaire »,
Segalen, dans son rôle de l’« exote », commente des
textes et des peintures chinoises en les transformant.
C’est pour cela que le « commentaire », dans
Commentaires, avant-texte de Peintures comme dans
d’autres œuvres « chinoises » de Segalen, constitue une
modalité d’écriture privilégiée.
57 Le « commentaire » est par essence un discours
« intermédiaire » comme le souligne si bien Segalen lui-
même. Si le commentateur a l’intention d’exprimer ses
propres sensations et ses propres idées sous forme du
« commentaire », il y a toujours derrière lui une image,
même si elle est invisible. L’œil intérieur du lecteur se
projette sur cette image-là au moyen des paroles du
commentateur. Or, rapidement, l’écrivain ne se contente
plus d’un rôle d’intermédiaire. Il veut s’imposer comme
l’unique présence face aux lecteurs. C’est alors que
Commentaire devient Peintures.

La forme aboutie : le « boniment » comme discours


du « montreur »
58 Un mois à peine après le premier texte des
Commentaires, l’écriture de Segalen change déjà. La note
écrite en janvier 1912 en tête de l’essai Place nette en est
le signal :
En somme, prendre une attitude simple, même banale ;
la dominer ; la renouveler. On a tant dit sur l’attitude
« contes ». On a tant raconté. Je voudrais ici prendre
simplement l’attitude parade. Baguette en main. – Une
surface et des mots. – Je fais le boniment. Et s’il n’y a pas
de toiles et pas d’images, tant mieux : les mots restent
seuls et feront images. Janvier 1912 (S-Ms. II, p. 4).

59 Dorénavant, le « boniment » va se détacher de plus en


plus de son usage initial confondu avec le
« commentaire » pour devenir une forme indépendante,
non chinoise. De Commentaires à Peintures, celui qui
« voit » devient celui qui « fait voir ». Le
« commentateur » est remplacé par le « bonimenteur » :
avec ses gestes énergiques et son attitude autoritaire,
celui-ci s’intercale entre le lecteur et l’image en finissant
par abolir cette dernière. L’art de la montre devient
primordial ; mais en même temps, le « commentaire »,
réduit maintenant au rôle élémentaire de
l’interprétation de l’image, reste un lieu de
confrontation entre deux individualités fortes : l’exote et
l’Autre – la Chine dans ses peintures.

Le bonimenteur : le faiseur de l’image


60 Le point de départ, c’est le souci littéraire de donner à
voir l’image. Comment faire voir au lecteur ? Dans la
période de Commentaires, tel que nous pouvons le
constater dans l’écriture du Monde taoïste, il s’agit d’une
impression subjective. Mais très vite, dans l’essai qui
suit celui-ci, le procédé change. Voilà le texte qui
présente un nouveau style, Place nette :
Voici. L’homme majestueux, au centre, qui est costumé
comme un ministre, n’est pas autre que Ts’ao-Ts’ao,
grand chancelier au Palais de Heou-Han. Sur son ordre,
– car il lève le doigt, – des satellites arrachent du
coffre où elle se cachait, la femme Fou, impératrice.
Celle-ci agite ses manches et baisse le front et la nuque
vers ce maigre vieillard qui n’ose pas s’enfuir.
Plus haut, ici, d’autres satellites font boire de force une
coupe verte pleine de jus de mort à deux enfants, les
deux fils du maigre vieillard.
Plus haut et plus loin : d’autres satellites étranglent
des princes, égorgent des femmes bien vêtues, qui sont
les frères et les oncles de père et les oncles de mère, et
les femmes du fils aîné, et les femmes du fils puîné, du
maigre vieillard.
Et à tous, qui se tournent vers lui et le supplient de les
sauver et de les protéger contre le juste et sage
chancelier, – le maigre vieillard veut répondre :
– « Moi, L’Empereur Yun, je suis aussi près de la mort
que vous » (S-Ms. II, p. 4).
61 Tout d’abord, deux aspects séparent ce texte du Monde
Taoïste : le texte est fondé non pas sur une peinture
existante, mais sur un détail historique tiré de Textes
Historiques de Léon Wieger ; puis, d’après la note de
Segalen mise au-dessous du titre : « Une Peinture sur
Porcelaine », l’écrivain conçoit maintenant non
seulement l’image peinte, mais aussi son support
matériel.
62 Mais ce qui est surtout significatif dans Place nette, c’est
la présence exclusive de l’image ; l’interprétation n’a ici
plus de place. Par rapport au premier essai, Le Monde
taoïste, ce texte montre un intérêt exclusif pour
l’écriture de l’image. La note de la précision sur
l’attitude du boniment cité plus haut nous fait
comprendre que le « boniment » commence à se
détacher du « commentaire » au sens chinois pour être
un procédé efficace dans la façon de faire voir l’image. Si
la façon de faire voir reste ici classique – nous y voyons
une description de l’image divisée en plans hiérarchisés
–, il y a pourtant un signe capital, qui sera la base d’une
nouvelle écriture : c’est l’apparition de « voici » au début
du texte, introduisant un geste de montrer. C’est dans
l’usage de ce déictique que se résume la distinction que
Segalen fait entre « raconter » et « bonimenter » : « On a
tant raconté. Je voudrais ici prendre simplement
l’attitude parade. Baguette en main. – Une surface et des
mots. – Je fais le boniment. »
63 Le « boniment » ne consiste pas à représenter, mais à
montrer, « baguette en main ». Avec l’apparition du
déictique « voici » commence alors une écriture de la
montre. Les essais écrits à la même époque que Place
nette – la toute première version de Portrait fidèle datée
du 21 janvier 1912 et les deux premières versions de
Cinq Génies aveugles, dont la deuxième est datée du 6
mars 1912 –, débutent toutes avec « Voici ». Mais ces
deux derniers poèmes, très courts, redonnent une place
à l’interprétation de l’image.
64 C’est avec Le Monde taoïste devenu Ronde du Vieux que
l’attitude du boniment atteint une certaine maturité.
Cette deuxième version du futur poème Ronde des
Immortels commence presque de la même manière que
la première version, mais avec quelques modifications :
Dans les nues : en plein ciel. Des toits griffus
prolongent les temples et surplombent les pointes
avancées des rochers. Des rochers surpassent les
temples. Et tout comme la peinture qui s’accroche très
haut sous la poutre dans la salle, et qu’on laisse dérouler
de haut en bas, – tout se dépend depuis les palais dans
les nues, jusqu’aux flancs des monts terrestres. – Au
centre même, une terrasse dont les angles cardinaux
font un beau losange régulier, offrant sa grève à des
atterrissages d’irréel. Car dans tout le ciel
quadrangulaire, vous ne voyez qu’un seul et
innombrable vol de prodigieux oiseaux blancs (S-Ms. I,
p. 53).

65 Par rapport à la description de la peinture de Ma Lin


que nous avons lue dans Le Monde taoïste, essai destiné
au projet de Commentaires, cette deuxième version
montre deux nouveautés : l’apparition du « vous » vers
la fin du paragraphe et le processus d’un déroulement
tel que nous le soulignons dans le texte, ayant un sujet
impersonnel.
66 Mais à côté de ce paragraphe, Segalen apporte une note :
« Bien lier à la Parade », avant de donner une réécriture
du premier paragraphe :
Dans les nues : en plein ciel. Des toits griffus, cornent
les temples et surplombent les pointes avancées des
rochers. Des roches surpassent les temples. Et tout
comme la peinture que j’accroche là-haut, sous cette
poutre, et laisse dérouler de haut en bas, tout se dépend
depuis le palais dans les nues jusqu’aux flancs des
monts terrestres (ibid.).
67 Dans cette réécriture, pour la première fois, le
personnage du « bonimenteur », jusqu’ici invisible,
apparaît et s’impose. C’est désormais le « je » qui
s’adresse directement à « vous », en demandant à ces
derniers de ne plus regarder ailleurs que dans les mots.
68 Toujours dans le même texte, nous trouvons une autre
note de modification, à propos de la place du titre :
Placer le titre au bas de la peinture, afin de reculer,
d’atténuer le « sujet » (ibid.).

69 En effet, le titre Ronde du Vieux est barré et le titre est


mis tout à fait à la fin : c’est la forme que nous verrons
dans la version définitive du poème Ronde des
Immortels.
70 Issu tout droit de l’essai Le Monde taoïste, ce texte
intitulé Ronde du Vieux, par l’apparition du couple
formé par le « je » et le « vous », et par les verbes –
accrocher, dérouler – qui soulignent l’acte de montrer,
n’est plus un « commentaire » au sens emprunté aux
inscriptions sur la peinture chinoise, mais un
« boniment ». La décision de Segalen de mettre le titre
tout à fait à la fin pour diminuer l’importance du sujet
pictural est une manière de vouloir accentuer l’efficacité
de l’acte de la « montre », lequel interdit toute tentative
de « pré-voir » : il n’y pas de peinture avant que le
bonimenteur ne la montre ; le bonimenteur est le faiseur
d’image. Les spectateurs ont pour seule tâche d’écouter :
il ne leur est possible de voir qu’en suivant docilement le
discours du bonimenteur. Ainsi avons-nous déjà le
rapport défini dans la préface de Peintures :
Ceci est une œuvre réciproque : de mon côté, une sorte
de parade, une montre, un boniment… Mais très
inutile, déplacé et fort ridicule s’il ne trouvait en vous
son retentissement et sa valeur. Donc, une certaine
attention, une certaine acceptation de vous, et, de moi,
un certain débit, une abondance, une emphase, une
éloquence sont également nécessaire. Convenez de
cette double mise au jeu (PT, p. 13 ; c’est Segalen qui
souligne).

71 Pourtant, Ronde du Vieux évoque, tout comme dans Le


Monde taoïste, la référence dans le réel de cette peinture
littéraire : c’est un rouleau « du pinceau de Ma Lin des
Song » (ibid., p. 58). Dans la version définitive, Ronde des
Immortels, la peinture va être présentée de la façon
suivante : « Cette Peinture [est] tombée du pinceau d’un
vieux Maître du temps de T’ang » (PT, p. 22). Effacement
du nom, changement de dynastie : mais rien de tout cela
ne peut nier le fait que le poème Ronde des Immortels a
bel et bien un modèle dans le réel. Mais en même temps,
cette existence d’un modèle n’enlève en rien sa valeur
littéraire.
72 Ainsi, l’essence de la montre ne se situe pas sur le plan
de la référence, mais sur le plan de l’attitude de montrer.
Cette attitude implique un très grand nombre de verbes
concernant à la fois l’action de dérouler et l’ordre de
regarder : « Regardez donc : je déroule la première de
ces Peintures, la Première Magique » (PT, p. 15). « Et que
voyez-vous donc d’extraordinaire ? » (PT, p. 26). « Voyez
les couleurs, si pleines et si fortes […] Déroulez » (PT, p.
76) par une priorité donnée au mode impératif :
« regardez », « voyez »… Elle emploie abondamment des
déictiques : « voici », « voilà », « ceci », « là »… Elle
recourt surtout au temps linéaire qui fait l’image autant
que l’effet de l’image : au fur et à mesure que les détails
apparaissent successivement, les spectateurs se laissent
surprendre sans cesse…
73 Le « bonimenteur » est donc non seulement celui qui
crée l’image, mais également celui qui a un énorme
pouvoir sur les spectateurs, autant par son autorité que
par son charme. Sans cette attitude particulière incarnée
dans le rôle du « bonimenteur », les « Peintures
parlées » (PT, p. 12) de Segalen ne se différencieraient
pas d’une écriture qui existe déjà traditionnellement
dans la littérature occidentale : l’ekphrasis. Le terme
désigne – prenons la définition de Roland Barthes – un
« morceau brillant, détachable […], qui avait pour objet
de décrire des lieux, des temps, des personnes ou des
œuvres d’art24 ». Si le but de Segalen était seulement de
faire des peintures imaginaires, il n’aurait aucun besoin
de recourir à la forme du boniment : l’ekphrasis lui
suffirait et Philostrate, deux mille ans avant lui, en a
déjà donné des exemples immortels25. Or, précisément,
ce n’est pas la description que Segalen utilise comme
outil principal dans la fabrication de l’image ; c’est la
narration impliquée dans la fiction de montrer.
74 Dans sa lettre du 3 février 1913 à Henry Manceron,
Segalen dévoile le secret du discours d’un
« bonimenteur » :
Peintures n’aura pas de nom défini déjà dans les
Nisard, Lanson, Deschamps et Nordaû26. Si j’avais à en
indiquer un, je ne pourrais trouver plus d’autre que
« Boniments » ou encore « Parade aux tréteaux ». […]
Une assemblée, des spectateurs qu’il faut aguicher, et
de grandes toiles de couleurs vives, parfois criardes
[…] qu’il faut commenter, « faire voir ». Ici, puisqu’il
s’agit de littérature, les toiles sont absentes, et les mots
tout seul doivent, non seulement faire image, mais faire
l’image. D’où, nécessité d’une emprise du parleur, du
Montreur, sur les spectateurs écarquillés… Demi
pouvoir magique. Évocations crues. Fantasmagories
verbales ; et tout d’un coup l’escamotage et le mur gris.
Les sujets ? Toute l’histoire chinoise. La forme : celle,
variée, des peintures chinoises, suspendues, ou des
rouleaux horizontaux ; la matière : parfois laque,
porcelaine… Mais tout doit se soumettre à l’attitude
fondamentale : un Boniment(S-Corr. II, p. 74 ; la formule
« faire l’image » est soulignée par Segalen).

75 Lorsque le poète insiste sur le fait que « les toiles sont


absentes », ce qui est absent en réalité, ce ne sont pas
tant les modèles picturaux dans le réel que les toiles
destinées aux yeux. Seule les peintures parlées existent,
« [s] eul le récit existe » (S-Ms. I, p. 52). Dans cette lettre,
nous voyons également que l’objectif du bonimenteur
est non seulement de « faire image », mais de « faire
l’image ». Il faut donc, par un discours narratif, faire
apparaître l’image dans sa dimension totale avec tous
les aspects : support, format, contenu, sens… L’image
acquiert ainsi son autonomie entière dans les mots,
qu’elle ait une référence dans le réel ou non, que cette
référence se trouve dans la peinture, dans des textes ou
ailleurs.

Le bonimenteur : l’homme de spectacle


76 La lettre de Segalen qui vient d’être citée, si nous
regardons bien, est remplie de vocabulaire théâtral :
parleur, spectateur, fantasmagorie, escamotage… En
effet, de Commentaires à Peintures, au fur et à mesure
que le « boniment » se détache de la forme du
« commentaire », il se détache également du domaine
pictural pour s’approcher de l’art des spectacles. Il ne
s’agit plus seulement de « faire croire », mais de
surprendre, voire de prendre les spectateurs :
Laissez-vous donc surprendre par ceci qui n’est pas un
livre, mais un dit, un appel, une évocation, un spectacle
(PT, p. 14).
77 Le boniment fait apparaître non seulement des
peintures, mais aussi un spectacle. L’insistance du poète
nous invite désormais à jeter un coup d’œil sur l’usage
du boniment dans le registre du théâtre à l’époque.
78 Le dictionnaire de Larousse du xixe siècle définit ainsi le
mot « boniment » : « Annonce pompeuse que font les
charlatans, les saltimbanques ou banquistes, pour
engager le public à acheter leur spécifique ou à entrer
dans leur théâtre ou baraque. » Cette signification est
tout proche de celle de la « parade », lorsque celle-ci est
utilisée dans un cadre de spectacle : « La parade,
vulgairement appelée bagatelle de la porte, est une
bouffonnerie jouée sur des tréteaux devant la porte d’un
théâtre forain, pour faire amasser la foule et décider les
badauds à franchir le seuil de la baraque. » Le
bonimenteur ou celui qui fait la parade est donc un
personnage qui sait séduire le public par le pittoresque
et l’emphase.
79 Peintures est écrit au début du xxe siècle, avant la
Première Guerre mondiale, une époque où les grands
boulevards parisiens fourmillaient de théâtres. La
parade aux tréteaux de peintures chinoises est bien un
spectacle de séduction. Si le boniment est souvent
entendu comme un discours d’apparat qui, dans le but
de séduire, utilise tous les moyens nécessaires, même
trompeurs, pour valoriser les marchandises, il mérite
cependant également d’être considéré comme un
discours ingénieux, voire un art complet comme le
définit Théodore de Banville : « Le boniment a été un art
complet ; il a eu sa poétique, ses règles, son répertoire,
ses rengaines et ses audaces27 », ou comme l’écrit Faral,
« Sa rhétorique spéciale use de tous les moyens pour
retenir, amuser, persuader ; son boniment échevelé met
à sa discrétion le client ébloui, étourdi, fasciné28. »
80 Autrement dit, le « boniment » pourrait être aussi bien
un mauvais discours de charlatan qu’un beau spectacle
de magicien. C’est évidemment dans le second registre
que veut entrer Peintures de Segalen. Ce qu’il compte
obtenir comme effet à travers la forme du « boniment »
est un effet de la magie : « Demi pouvoir magique.
Évocations crues. Fantasmagories verbales ; et tout d’un
coup l’escamotage et le mur gris » (S-Corr. II, p. 74). Cet
aveu que Segalen fait à Manceron n’est pas d’une mince
importance. Il nous fait comprendre non seulement le
choix de la forme qu’est le « boniment », mais également
le choix thématique pour les Peintures magiques : les
premiers essais de Peintures relèvent tous de ce registre.
Ce choix, aux yeux d’un lettré chinois, paraîtrait étrange.
D’une part, il s’agit des types de peinture ou de
littérature considérées comme vulgaires ; d’autre part, le
fantastique est toujours rejeté par l’esprit des lettrés en
tant qu’extravagance et aberration. Si l’imaginaire est
répandu dans la littérature des Han (206 av. – 220 apr.),
il est méprisé ensuite au nom du réel. Banni de la
littérature comme de la peinture lettrée, l’imaginaire n’a
plus sa place légitime que dans la tradition populaire29.
81 Ainsi, les Peintures magiques de Segalen, définies par le
poète comme « littéraires », n’auraient aux yeux d’un
lettré chinois aucune noblesse littéraire. Mais ceci n’est
pas la préoccupation du poète français. En revanche, il
revendique une « Magie constante, ce point inquiétant
d’où l’on ne sait jamais s’il est diabolique ou divin » (S-
Ms. I, p. 21). Voici le pur fantastique : ici des gens dont le
crâne s’ouvre et d’où il en sort une pagode ; là-bas le
bras s’allonge soudain…
82 Mais pourquoi cette fascination pour la magie ?
Pourquoi, pour faire ses peintures littéraires, Segalen
s’intéresse-t-il particulièrement au taoïsme en tant que
religion populaire, ouvrant sur un monde peuplé de
fantômes et de génies, et non pas au taoïsme
philosophique, enseignant à l’homme le goût pour le
monde de la nature ? C’est que, la « magie » est pour
Segalen le domaine propre de l’art. Voilà comment le
poète s’explique :
Qu’il y ait un peu de magie en cela, pourquoi le nier ? –
La magie n’est puérile que dans le jeu des idées ; elle
reste hautaine quand elle transforme les contours et
joue avec les formes, et donne les désirables illusions
(ibid., p. 34).
83 Ce n’est donc pas en tant que jeu d’idée, mais jeu de
« forme », que Segalen s’intéresse à la magie. Car la
magie qui crée des illusions, au lieu d’être une
tromperie à condamner, représente la puissance de l’art
dans son pouvoir de la forme. L’illusion elle-même est
nécessaire, puisque d’un côté, elle donne au magicien le
statut de créateur d’un monde, de l’autre, elle offre la
joie aux spectateurs, lesquels éprouvent la satisfaction
d’être épris, effrayés ou émerveillés. C’est ainsi que,
d’abord, en « commentateur », Segalen s’intéresse à des
peintures aux sujets taoïstes et bouddhiques – les
peintures qui ouvrent un monde irréel –, ensuite, en
« bonimenteur », il fait l’étalage des peintures qu’il fait
naître, se voulant lui-même créateur d’un univers
magique. Or, parfaitement conscient que la surface
peinte, faite de lignes et de couleurs, est « quelque chose
que des mots à peine pourront rendre » (ibid., p. 8),
Segalen, en peignant et en bonimentant uniquement par
des mots, se livre à la magie de la poésie, une magie
différente de celle de la peinture et du spectacle. Les
Peintures magiques comme la parade magique
n’auraient pas leur vie sans la magie de la forme
poétique.
84 Nous songeons alors à Mallarmé dans Déclaration
foraine, mais surtout à Rimbaud dans ce poème cité par
Segalen lui-même en 1906, fasciné par le pouvoir
singulier du jeune voyant dans sa prodigieuse
« parade » (S-OC. I, p. 491) :
[…] Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les
personnes, et usent de la comédie magnétique. Les
yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent, les
larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie
ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.
J’ai seul la clef de cette parade sauvage 30.

Le bonimenteur : le « sujet-peintre »
85 Par le souci de faire voir l’image, de décembre 1911 à
janvier 1912, en l’espace d’un mois, le « commentateur »
se transforme déjà en « bonimenteur », et l’écriture de
Commentaires évolue en celle de Peintures. Tout se passe
si vite et si naturellement que sans doute Segalen lui-
même ne l’estime-t-il pas comme un changement
important : c’est un écrivain qui ne laisse jamais dans le
silence les modifications importantes de ses projets,
alors que ni ses notes dans le manuscrit, ni sa
correspondance ne témoignent d’un tel changement.
86 Mais pourquoi n’est-ce qu’à partir de mai-juin 1912
seulement que Segalen annonce l’existence de Peintures
et le considère comme œuvre à paraître après Stèles ?
Nous avons vu que la forme du « boniment » a pris un
certain temps pour atteindre sa maturité ; mais aussi
parce qu’au mois de mai, le poète a pris une décision
importante pour le choix thématique de son œuvre.
87 Nous avons évoqué dans le premier chapitre la
reclassification de Segalen de la peinture chinoise selon
trois catégories de sujets. Il s’agit en réalité non
seulement d’un regard personnel, mais surtout d’un
plan d’écriture. Dans le troisième texte du manuscrit,
Segalen écarte pour l’œuvre future intitulée alors
Commentaires un premier plan qui est un plan
chronologique : « Prendre l’histoire chinoise et la
découper en tranches : c’est cataloguer. » À celui-ci se
substitue le deuxième plan, un plan thématique : « Je
préfère suivre à la trace, au flair, trois grandes données
de la peinture chinoise. Elles s’enferment en trois mots
Confucéisme, Taoïsme et Bouddhisme. […] Chacun d’eux
cependant a la saveur propre et surtout la valeur
décorative. – je veux en suivre le filon et les
interprétations. » L’écrivain envisage de répartir l’œuvre
Commentaires en trois parties selon trois mondes
philosophiques ou religieux, en mettant en premier les
peintures confucéennes : « Le plus pur, [qui] est
l’expression de la sèche pensée non créatrice, mais
cristallisée, ordonnatrice, mesurée, harmonisée,
balancée, distinguée, la Confucéenne ; la pensée
chinoise. Celle-là, la première en date, sera, pour des
raisons qu’on dira, présentée bien après les autres,
purifiée des autres » (S-Ms. I, p. 15-16).
88 Or, dans la pratique, le tout premier type de peintures
que Segalen commente est celui des peintures taoïstes :
Le Monde taoïste en fait preuve. Avec le glissement du
rôle de commentateur à celui de bonimenteur, le « je »
dans l’écriture s’intéresse toujours d’abord aux
peintures ayant trait à l’irréel et au fantastique. Les
« peintures taoïstes » deviennent Peintures magiques et
voient le jour plus tôt que les deux autres sections.
Bientôt Segalen commence à avoir des soucis pour les
« peintures confucéennes ». Nous avons dit dans le
chapitre i que cette étiquette donnée par Segalen peut
conduire à deux choix : peintures de paysages ou
portraits de personnages vertueux, reflétant la morale
confucéenne. Manifestement, ni l’un ni l’autre
n’inspirent le poète français, et voici que, dans la nuit du
13 au 14 mai 1912, une décision est prise : les
« peintures confucéennes » deviendront des peintures
« anti-confucéennes ». Nous lisons en effet, en tête de la
première feuille dans le cahier IV du manuscrit, réservé
aux premières versions des poèmes des Peintures
dynastiques, une note concernant cette décision :
Un essai qui depuis fort longtemps tentait de prendre
corps, et qui, faute d’une forme possible serait resté
mort-né, s’il n’était venu, une belle nuit, s’intercaler
dans mes Peintures en place des Confucéennes dont il
forme l’antithèse. 14 mai 1912 (S-Ms. IV, p. 2).

89 L’essai en question ici, lequel « depuis fort longtemps


tentait de prendre corps » sans en avoir l’occasion, est
un essai sur les derniers empereurs de chaque dynastie.
Segalen colle soigneusement, à côté de son écriture du
14 mai 1912 citée ci-dessus, un petit papier qui porte
une écriture antérieure et qui enregistre la première
pensée de cet essai : « M’en prendre aux empereurs “fin
de règne” – série d’Essais. » Segalen cerne cette ancienne
note collée au crayon noir et inscrit la date de cette
écriture : « Première idée, notée à Shanghai du temps
d’Augusto31 – avant le départ au Japon. Février 1910 »
(ibid.).Enfin la note écrite du 14 mai 1912 et celle qui est
collée datant de février 1910 se trouvent toutes deux sur
une feuille qui porte un texte écrit le 15 juillet 1910, sans
doute en tant que premier essai pour ce projet d’écriture
sur les derniers empereurs. Nous y lisons :
15 juillet [19]10
Essai sur les Derniers de chaque dynastie
On nous a rebattu les oreilles des hauts faits des bons
Empereurs, des Rénovateurs, des Régulateurs. – Ceux-
là ont fait la moralité chinoise ce qu’elle est :
ennuyeuse. Et ils n’eurent aucun mérite. Si les autres
n’avaient jamais ébranlé l’Empire, comment l’eussent-
ils jeté à bas. Ce n’est donc pas eux qu’il faut honorer,
mais ceux qui saisis d’une ascèse orgiaque
particulière, fuirent la suite d’une longue série des
médiocres, et, puisqu’il fallait que cela pérît, mirent
bravement le feu aux poudres. En un mot, ne
cherchons plus comment ont commencé les dynasties ;
mais plutôt comment elles ont fini.
Aussi bien chacune de ces vies est-elle passionnée. Peu
différente d’ailleurs. L’imagination de la débauche est,
en Chine, moins fertile qu’ailleurs où déjà, hélas, elle
fut bien surfaite ! (ibid.).
90 Nous analyserons plus en détail ce texte dans le chapitre
iv consacré à la thématique de Peintures. Mais ici, le
premier aperçu de cette petite note suffit pour que nous
nous rendions compte combien le caractère « anti-
confucéen » y est manifeste. La moralité chinoise étant
considérée comme « ennuyeuse », Segalen voulait écrire,
en 1910, un essai consacré aux rebelles de cette moralité
au sein de la culture chinoise. Mais après avoir donné ce
premier jet, le projet reste suspendu. C’est dans la nuit
du 14 mai 1912, au moment où Segalen se préoccupe de
la composition des « peintures confucéennes » mais sans
idée inspiratrice, que cet ancien projet est revenu, en
devenant une « antithèse ».
91 Jusqu’ici, dans son rôle de commentateur comme de
bonimenteur, Segalen respecte toujours les
caractéristiques de la peinture chinoise, même si la
plupart de ses peintures littéraires sont imaginaires,
sans référence picturale au réel. Mais avec la naissance
des peintures « anti-confucéennes », voici apparaître
une nouveauté dans la dimension imaginaire de
l’œuvre : ses Peintures dynastiques, peignant des
portraits des empereurs de « fin-de-règne », vont
profondément à l’encontre de la morale chinoise ainsi
qu’au principe du portrait en Chine. Celui-ci, dans la
culture chinoise, est considéré moins comme une
peinture que comme un mémoire des personnages
défunts vertueux. Ayant pour but de montrer non pas
l’expression de l’individu mais la vertu comme type, le
portrait confucéen a une fonction essentiellement
didactique et moraliste (illustration 9, 10). Il existe en
effet une tradition de peindre le portrait de chaque
empereur ; mais chacun d’eux – même les plus mauvais
– est peint selon les traits de la vertu. Tandis que le
projet de Segalen est de peindre les empereurs qui ont
fini leur dynastie dans la joie et l’ivresse.
92 Autrement dit, avec le changement des « peintures
confucéennes » en « peintures anti-confucéennes », les
Peintures de Segalen s’éloignent définitivement des
peintures chinoises, non seulement sur le plan de la
référence, mais aussi sur le plan de l’éthique. Mais ce
faisant, Peintures veut s’approcher de la peinture
chinoise sur un autre plan : l’imaginaire, dans son écart
avec la réalité référentielle, s’affirme comme miroir du
peintre. En faisant naître des peintures profondément
éloignées des peintures chinoises, le peintre exprime
précisément sa propre identité, non chinoise.
93 C’est au moment où Peintures atteint sa véritable
maturité tant sur le plan de la forme que sur
l’exploitation de l’imaginaire – l’imaginaire, dans son
autonomie par rapport au réel, s’affirme comme un
« miroir magique » reflétant l’univers intérieur du
peintre. C’est alors que Segalen annonce à ses amis,
courant mai-juin 1912, ses Peintures qui existent déjà
depuis un certain temps. Dans sa cinquième version de
la préface, datée précisément du 14-19 mai 1912, c’est-à-
dire juste après la décision des peintures « anti-
confucéennes », Segalen écrit ainsi :
Dans cette humble description, – ni « poème
descriptif » ni anecdote, – la fidélité pure et simple est
excellente, et naturelle. C’est, sous un certain débit
nécessaire, une montre, une parade – parfois la
démonstration devient comparaison, faisant
apparaître le geste intentionnel que le personnage
esquisse seulement. – Parfois, avec plus de liberté, elle
atteint l’allégorie. C’est alors deux profonds créneaux
qui s’ébrasent, et le temps d’un mot, d’un regard,
ouvrent les marches d’arrière-monde (S-Ms. I, p. 40).

94 Ce passage nous signale que dans les peintures


chinoises de Segalen, l’image joue souvent le rôle de
l’allégorie, cachant un « arrière-monde » qui n’est autre
que l’univers intérieur du peintre. La peinture peut se
comparer à un « miroir magique » qui non seulement
reflète l’objet en face, mais laisse entrevoir le motif qu’il
porte sur le dos. Cette comparaison apparaît dans la
quatrième version de la préface à Peintures. La
cinquième version de la préface, datée du 14-19 mai
1912, affirme plus l’attitude du « boniment » – le texte
commence par un « Voici » : « Voici de longues et
sombres surfaces soyeuses […] » (ibid., p. 38) –, sans
oublier de suggérer aux lecteurs la dimension de la
signification de l’image. La sixième version de la préface
sera concentrée sur la mise en fiction de la « montre » –
elle porte la première fois le titre Parade aux tréteaux – ;
mais une note ajoutée ultérieurement en marge nous
fait penser que Segalen n’a pas oublié la comparaison
avec le « miroir magique » : « Il faut aussi parler des
peintres. Comme dans un miroir magique ce n’est pas
plus une réflexion de l’objet mais du sujet peint. Ce n’est
pas le modèle qui se reflète là, mais le fantôme de ce
modèle en lui » (ibid., p. 50). Cependant, depuis, les
versions ultérieures de la préface vont écarter le
« miroir magique » pour se consacrer exclusivement à la
mise en scène de la parade. Le Miroir va en réalité se
détacher de la préface pour devenir un poème
indépendant dans la section des Peintures magiques (S-
Ms. II, p. 42 ; PT, p. 175-176). Or, comme si l’image du
miroir dévoilait trop le secret de ces peintures, elle
disparaîtra totalement de l’œuvre.
95 C’est à une autre image que Segalen va recourir
désormais dans la préface : un maître des Song avait
coutume d’aller sur les pentes des coteaux, muni d’un
flacon de vin, et d’y passer le jour dans un peu d’ivresse,
en regardant et en méditant. Le peintre qui transpose le
spectacle du monde dans l’œuvre n’est autre que
Segalen lui-même, et ses Peintures, bien que prétendues
chinoises, ne peuvent être que des miroirs de leur
véritable auteur, un poète français s’affirmant dans son
identité non chinoise.

Cent Phrases : du poème en union avec la


peinture à la « parole peinte »
96 De même que Peintures s’inspire à la fois de la peinture
chinoise et du commentaire qui s’y attache, de même
Cent Phrases est issu de la double rencontre que fait
Claudel avec la peinture japonaise et la poésie du pays.
Les deux arts, inséparables dans la culture japonaise, se
présentent à ses yeux comme des arts qui savent
« “montrer” l’essentiel » (Cl-Pr, p. 1152). Le projet de
Cent Phrases consiste précisément à peindre des choses
du monde en mots en montrant l’essentiel. Mais
comment montrer ? Tandis que Segalen choisit la forme
de « peinture parlée » – le « boniment » –, Claudel
préfère adresser ses images non seulement à l’oreille
des lecteurs, mais à leur œil directement. Une nouvelle
forme poétique est née : la « parole peinte ».
97 Avant de peindre des poèmes sur des éventails fictifs,
Claudel les a d’abord calligraphiés sur de véritables
éventails. Décorer un éventail par la peinture et la
calligraphie relève de la tradition japonaise. Mais
lorsque l’objet devient livre et que les poèmes
accompagnés de peintures se détachent de celle-ci pour
se condenser en seule « parole peinte », c’est
l’expérience artistique qui se transforme en tentative
poétique.

L’album d’éventails décorés : une pratique


artistique
98 Allier le texte aux images est une entreprise que Claudel
a commencée deux ans avant son arrivée au Japon. En
1919 au Brésil, il achève Sainte Geneviève, un long
poème lyrique célébrant les femmes françaises pendant
la guerre 1914-1918. Au moment de la composition, le
poète non seulement se laisse transporter par des
torrents de vers, mais dessine dans la pensée des figures
féminines correspondant à celles à qui il rend hommage
dans le poème. Grâce au talent d’une amie, Audrey Parr,
ces figures ont pu prendre des formes concrètes sur le
papier. Sainte Geneviève devient une œuvre poétique
magnifiquement illustrée. Mais l’originalité devient une
difficulté dans la publication du livre : face à cette
collaboration précieuse entre poésie et dessin, Claudel se
trouve dans l’embarras de lui donner une forme de livre
qui convienne. Le livre refuse d’exister, jusqu’à ce qu’un
jour, après son arrivée au Japon en 1921, l’idée vienne
au poète de donner à Sainte Geneviève une édition
japonaise.
99 Entre-temps le poète compose un autre long poème,
contenant douze strophes, issu de sa promenade
quotidienne à Tokyo. Lui donnant le titre La Muraille
intérieure de Tokyo, Claudel envisage de le mettre au
verso du poème Sainte Geneviève, lequel serait publié
sur un papier fort allongé plié en accordéon. Et, comme
Sainte Geneviève est accompagné de beaux dessins, il
cherche maintenant un peintre japonais qui pourrait
illustrer son poème écrit au Japon.
100 C’est alors qu’il fait la connaissance, par l’intermédiaire
de son interprète, du peintre japonais Tomita Keisen. À
la demande de Claudel, Keisen32 dessine au pinceau une
Pivoine blanche. D’emblée, le poète-ambassadeur est
conquis par la simplicité, la précision et la poésie de
l’image. Commence alors la première collaboration entre
les deux artistes de deux cultures différentes. En 1923,
année qui suit la rencontre entre Claudel et Keisen, a
paru l’édition japonaise de Sainte Geneviève : le livre est
au format allongé et replié entre des plaquettes de bois.
Au recto se trouve le poème composé au Brésil illustré
de vingt-quatre figures dessinées par Audrey Parr ; au
verso, c’est La Muraille intérieure de Tokyo, accompagné
d’une peinture de Tomita Keisen. De ce fait, La Muraille
intérieure de Tokyo acquiert un autre nom : Poëmes au
verso de Sainte Geneviève (Cl-Po, p. 646).
101 Pour ce livre publiant au recto et au verso deux poèmes
composés et illustrés dans des lieux et des moments
différents, il existe une édition commerciale tirée à mille
exemplaires, mais aussi une édition de grand luxe
(illustration 24) qui ne contient que douze exemplaires.
Concernant ce dernier, ce qui se présente au verso de
Sainte Geneviève n’est pas La Muraille intérieure de
Tokyo dans son entier, mais seulement un extrait.
Chaque exemplaire porte un poème calligraphié par
Claudel accompagné d’une peinture issue tout droit de
la main de Keisen. La peinture occupe la quasi totalité
de l’espace allongé, avec au centre la strophe dix de La
Muraille intérieure de Tokyo :
« Une pensée et sa réflexion./Une branche et son reflet,
cette branche particulière avec ses feuilles au milieu
des autres feuilles./Et tantôt le vent l’agite au-dessus
de l’eau en extase, patiente et toujours recommençant
le même signe, étudiant lentement la réponse./Et
tantôt c’est celle qui reste immobile et c’est l’eau
paresseusement qui s’émeut et désagrège le
reflet./Répondant à ce choc inconnu ailleurs là-bas. »

102 La peinture de Keisen, dans la pure tradition picturale


japonaise, nous livre une image de printemps pleine de
douceur : au-dessous des grappes de glycine réalisées
avec une subtile variation entre vert, bleu et violet, à
côté d’un temple shintō rouge bâti sur pilotis, quelques
daims, messagers des dieux dans la religion du shintō,
jouissent, au repos ou en mouvement, du vent
printanier.
103 L’édition de luxe de La Muraille intérieure de Tokyo nous
montre un rapport entre peinture et poésie qui se
distingue au fond de celui qui se présente dans Sainte
Geneviève. Nous voyons que dans ce dernier, les dessins,
nés du poème, occupent une place tout à fait secondaire
en suivant la logique de l’illustration du livre selon la
tradition occidentale. Dans le premier cas cependant, la
peinture n’est pas subordonnée à la poésie ; entre les
deux arts, il s’agit, plutôt que d’un rapport de
dépendance, de celui d’une interaction. Tout comme
dans un jeu de miroir, le poème et la peinture se
reflètent l’un dans l’autre. Par le contenu, les deux arts,
dont chacun a sa valeur indépendante, se font écho.
L’usage du pinceau unissant la peinture, le poème et la
calligraphie dans un même monde parfumé d’encre, les
trois arts se renvoient les uns aux autres, constituant
une union inséparable tant sur le plan visuel que sur le
plan sémantique.
104 C’est alors que, par un renouvellement du rapport entre
peinture et poésie, Claudel entre pour la première fois
dans une pratique artistique proprement extrême-
orientale. Nous avons déjà vu dans le chapitre précédent
combien la peinture et la littérature sont en étroite
union dans la tradition chinoise. Du côté de la tradition
du yamatoe – peinture japonaise –, dont le caractère
national face à l’influence continentale s’affirme au
cours du ixe siècle, il existe également une symbiose
entre les trois arts du pinceau. Mais ce qui caractérise ce
type de rapport dans la tradition japonaise, c’est le rôle
qu’y joue la poésie du waka, poème japonais en cinq
vers et trente et une syllabes, forme qui engendra, des
siècles plus tard, la poésie du haiku. Le waka, situé au
cœur même de l’expression artistique japonaise, est une
constante inspiration pour les peintres. Beaucoup de
waka sont composés pour se présenter avec un pendant
pictural sur des paravents ou des portes à glissière. Le
rapport entre peinture, poésie et calligraphie, lequel se
développe à la période Heian (794-1185) et se perpétue
jusqu’à nos jours, s’enracine dans la culture
aristocratique caractérisée par l’élégance et le
raffinement33. Avec l’expression artistique de cette
culture de cour se développe une sensibilité purement
japonaise : l’affection de l’homme pour la beauté fugace
d’une nature éternellement rythmée par les quatre
saisons.
105 La collaboration entre le poème de Claudel et la peinture
de Keisen dans l’édition de grand luxe du livre de Sainte
Geneviève relève précisément de cet univers de
résonance d’encre et de sensibilité pour la nature. Il
serait sans doute abusif d’affirmer par là que le poète
catholique et le peintre japonais influencé par les
pensées bouddhiste et taoïste34 partagent la même
vision de la nature. Il existe pourtant un lien entre les
deux sensibilités. Dans son témoignage précieux, le
professeur Yamanouchi, ami et interprète de Claudel,
relate l’histoire d’amitié entre le poète et le peintre ; il
cite, pour donner un exemple de l’écho de l’esprit entre
les deux artistes, un petit texte de Keisen sur le thème de
l’eau : « J’aime les puits. Je les aime parce qu’en jaillit
l’eau vive et que jamais elle ne tarit. Plus on y puise,
plus limpide elle devient. L’eau de puits jaillit de la terre.
Sans fin, elle jaillit. Jamais elle ne diminue, quand même
on s’en sert et s’en sert encore. C’est fascinant, ce
jaillissement inépuisable35. » Cet amour pour l’eau
explique le choix que fait Keisen de peindre, pour
l’édition de luxe de Sainte Geneviève, la strophe dix de La
Muraille intérieure de Tokyo portant sur le thème de
l’eau. Certes, l’eau chez Claudel a une forte dimension de
transcendance dont nous traiterons ultérieurement,
tandis que chez Keisen, elle est l’image de la vie qui
jaillit spontanément et éternellement dans le monde. Et,
lorsque Keisen crée sa peinture autour du poème de
Claudel, il le vit sans doute à travers son propre
sentiment pour la vie et le monde, lequel se traduit
notamment dans le choix des motifs du printemps : le
printemps, comme l’eau, symbolise l’éternel
jaillissement de la vie. Or, sur l’espace uni que
représente le verso de Sainte Geneviève, la peinture issue
du pinceau de Keisen et le poème calligraphié de la main
de Claudel, bien que constituant deux univers mentaux
différents, se croisent, s’irisent et s’unissent
étrangement, et harmonieusement.
106 Cette union entre deux arts, deux cultures et deux
spiritualités va se renouveler, trois ans plus tard. En
1926, année qui précède son départ du Japon, Claudel
propose à Keisen une deuxième collaboration autour de
la réalisation d’un album d’éventails. L’origine de cette
idée vient du fait que, de temps en temps, à la demande
de ses amis, Claudel compose et calligraphie des poèmes
sur des shikishi, support pictural traditionnel de format
carré, destiné à porter une peinture ou une inscription
calligraphique. Le succès qu’il a eu lui donne envie de
réaliser des éventails décorés de poèmes et de peintures,
et de les regrouper en un album36.
107 Il faudrait, avant d’entrer dans le détail de cette
deuxième collaboration entre Claudel et Keisen, ajouter
quelques mots sur l’éventail japonais.
108 Tandis que l’éventail rond à long manche est une
invention chinoise (illustration 25), l’éventail pliant en
forme triangulaire est d’origine japonaise (illustration
26). Le plus ancien éventail pliant que nous connaissons
aujourd’hui date du début de la période Heian. Au Japon
comme en Chine, l’éventail jouait au départ le rôle du
symbole du rang social : certains détails de l’éventail – le
nombre de plaquette ou la matière de la fabrication –
indiquaient la situation du propriétaire dans la
hiérarchie de la cour. Peu à peu, il entre dans l’usage
courant et devient un objet hautement décoratif. Dès le
e
xii siècle, l’éventail pliant est servi comme support de

peinture et de calligraphie. Au cours du xve siècle,


pendant la période de Muromachi (1333-1568), la
peinture sur éventail est considérée comme un art à part
entière. Au début du xvie siècle, le format d’éventail,
détaché de l’usage quotidien, devient un support
pictural spécifique. Pour rassembler un certain nombre
de feuilles d’éventail, deux montages sont possibles : les
regrouper en album, ou les monter sur un paravent.
109 Il ne manque pas, dans les textes de Claudel consacrés
au Japon, de passages sur l’éventail. Mais c’est dans le
texte intitulé Nô que le poète a laissé sa plus admirable
page sur cet objet. L’éventail se présente à ses yeux
comme une « surface spirituelle », laquelle, « à la fois
triangle et demi-cercle, dans le sens de l’horizon comme
dans celui de la verticale, est l’instrument de tous les
rapports et de toutes les connexions, visible dans le sens
du champ, invisible dans celui de la tranche » (Cl-Pr, p.
1175). À la fois support de texte et objet dans la main,
l’éventail, qui se déploie ou se resserre, a l’allure d’une
pensée qui palpite ou d’une âme qui s’émeut :
Il, rayon à rayon, s’ouvre et se referme comme un plan
et comme une pensée tour à tour se développe, se
laisse voir à demi, se resserre sur soi-même ou
reprend la rigidité d’une injonction. Et le texte fictif
sur l’étroit rectangle s’est aussi déployé, il est devenu
tout un panorama d’écriture ou de couleur. […] Il est la
tâche d’or et de lumière qui transforme l’édifice des
couleurs, qui bat lentement sur le cœur et qui frémit à
la place du visage immobile. Il est à la fois une fleur
épanouie, une flamme dans la main, un trait aigu,
l’horizon de la pensée, la vibration de l’âme (ibid., p.
1175-1176).
110 C’est donc sur le support de l’éventail, cet espace en
demi-cercle ouvrant un horizon tant artistique que
spirituel, que Claudel projette de calligraphier, en
suivant la tradition japonaise, des poèmes de saisons.
L’album qui regroupera les quatre poèmes de saisons
sera nommé Souffle des quatre souffles.
111 C’est pour la réalisation de cet album que Claudel fait de
nouveau appel à Keisen. Et, chose étonnante, pour que
Keisen puisse choisir à sa guise les poèmes de saison
faisant écho à son esprit, Claudel compose, en une
dizaine de jours, une centaine de petits poèmes à la
façon de haïku. « Je fus étonné de compter cent phrases
et plus, et encore davantage de savoir qu’il les avait
composées toutes en une semaine », confie Tomita
Keisen à Yamanouchi Yoshio, en donnant un petit
commentaire : « La première phrase donne l’impression
de lire “La Promenade” par Soshi et la seizième me
suggère une image du poème de Kanzan. Je ne pouvais
m’empêcher de sourire. La vingt-unième est une
intuition de l’essence de la philosophie orientale […]37. »
En associant ces poèmes de Claudel au style de certains
poètes japonais, ou encore à la pensée orientale, Keisen
montre sa reconnaissance d’une certaine parenté entre
l’esthétique de ces poèmes de Claudel et celle de la
tradition orientale. Celle-ci se fonde sur l’amour pour la
nature et la sensibilité pour la beauté passagère : nous
verrons mieux cela dans le chapitre iv.
112 En ce qui concerne la rapidité avec laquelle Claudel
compose ses poèmes, il faut sans doute y voir un signe
de plus de l’adhésion du poète français à la pratique
artistique de l’Extrême-Orient. En effet, dans la tradition
extrême-orientale, les poèmes, qui sont toujours d’une
forme courte, ne résultent pas de longs jours de
façonnement, mais de l’émotion instantanée que
l’homme éprouve dans le monde à un moment donné.
« Au Japon tout le monde est poète, et l’art de rédiger un
joli tanka38 (strophe alternée de vers de 7 et de 5
syllabes) fait partie des talents de tout homme cultivé »
(ibid., p. 1161), remarque Claudel dans sa conférence
Une Promenade à travers la littérature japonaise. Si tout
le monde n’est pas capable de composer de beaux
poèmes, il n’est cependant pas exagéré de dire que
l’instinct poétique, dans la culture extrêmeorientale,
avec l’idée de la poésie telle qu’elle se conçoit, s’inscrit
plus ou moins au cœur de tout homme sensible.
Composer des poèmes avec une vitesse rapide, loin
d’être un signe de négligence, est plutôt signe de la
vivacité de l’esprit.
113 Claudel, réalisant pleinement la différence de
conception de la poésie dans la culture occidentale et
dans la culture extrême-orientale, la résume ainsi dans
son discours prononcé à l’occasion de la publication de
l’édition japonaise de Sainte Geneviève :
Je ne sais si mes confrères, les poètes japonais […], se
donneront la peine d’examiner minutieusement le
document bizarre qui leur parvient aujourd’hui de
l’autre côté du monde […]. Ce qu’ils déchiffrent leur
révèlera sans doute quelque chose de très différent de
la poésie nationale. Autant que je puis m’en rendre
compte, la poésie ancienne du Japon, et cela est vrai
également de sa civilisation et de son art, avait bien
moins pour objet d’emprisonner dans une construction
de paroles les échos entrecroisés de l’âme humaine
que d’illustrer les aspects permanents de la Création
et, par un geste presque insensible, d’en indiquer les
intentions éternelles (Cl-Po, p. 1140).

114 Dans les expressions comme « les aspects permanents


de la Création » ou comme « les intentions éternelles »,
nous retrouvons le regard de Claudel sur l’art japonais
tel que nous l’avons vu dans le chapitre précédent. Ainsi,
après Sainte Geneviève où le poète français sollicite pour
la première fois la collaboration du peintre japonais,
l’album d’éventails, Souffle des quatre souffles, va unir
les deux artistes dans une tradition plus proprement
japonaise tant sur le plan artistique que sur le plan de la
forme poétique.
115 Tiré à deux cents exemplaires à Tokyo, Souffle des quatre
souffles paraît en octobre 1926, portant un titre japonais
Shi fu jo, signifiant « album des quatre souffles ». Selon
l’exemplaire n° 111 (illustration 27) qui nous est
parvenu aujourd’hui, l’album contient six feuilles
d’éventail en précieux papier de lin, dont chacune porte
une reproduction xylographique soit d’un poème
calligraphié de Claudel, soit d’une peinture de Keisen,
soit les deux en même temps39. Le tout est contenu dans
une grande enveloppe en papier (39 cm × 63 cm). Dans
le justificatif du tirage dans la version française40, nous
lisons :
Quatre phrases sur les quatre saisons du Japon par
Paul Claudel, avec quatre dessins de KEISSEN TOMITA
de Kyoto, gravés sur bois selon le procédé japonais par
le graveur BONKOTSU IKAMI, imprimés par le graveur
lui-même sur le papier spécialement fabriqué pour
cette édition par la papeterie IWANO de Etchizen.
Traduction des quatre phrases par NICO D.
HORIGOUTCHI, YASSO SAIJO, SHINTARO SOUZOUKI et
YOSHIO YAMANOUTCHI. Justification du tirage :
signature de l’auteur, accompagnée d’un sceau gravé
par TAIUN YAMAMOTO sur porcelaine. Tirage limité à
200 exemplaires numérotés de 1 à 200, dont trente
numéros 170 à 200 pour la France. Achevé d’imprimer
le 25 octobre 1926, à Tokyo. Il a été tiré de cette édition
deux exemplaires d’auteur marqués de 曰佛 41
), trois
exemplaires de grand luxe marqués de 天地人 42

comportant pour chacun quatre phrases originales et


autographes de PAUL CLAUDEL et quatre dessins
originaux de KEISSEN TOMITA.
La reproduction de tous les dessins et de toutes les
phrases de l’édition de grand luxe sera éditée
prochainement sous le titre de Poëmes du Pont des
Faisans. SANTO SHO – IN
53, rue Shimo-ni-bantcho, Kojimatchi, Tokyo, JAPON
116 Cette justification nous signale l’existence des deux
éditions : une édition courante avec la reproduction
xylographique et une édition de grand luxe portant les
peintures et les poèmes originaux des deux artistes. Le
justificatif en japonais nous informe par ailleurs que
dans l’édition de luxe, chaque exemplaire comporte des
éventails différents43. La distinction entre les deux
éditions est une pratique déjà inaugurée chez Claudel
avec la publication de Sainte Geneviève en 1923. Une telle
décision n’est pas sans signification : elle nous suggère
un démarquage entre ce qui relève purement du
domaine de l’œuvre d’art et ce qui se trouve à la
frontière entre l’œuvre d’art et le livre grâce à la
technique xylographique.
117 Regardons maintenant de près les six éventails
constituant cet album. Le justificatif que nous avons cité
signale déjà le contenu : « Quatre phrases sur les quatre
saisons du Japon par Paul Claudel, avec quatre dessins
de KEISSEN TOMITA. » Mais la série commence non pas
directement par le printemps, mais par une sorte
d’introduction :
Le Japon comme un long koto tout entier
a frémi sous le doigt du Soleil Levant
Paul Claudel

118 Dans ce poème, qui deviendra le numéro 132 dans le


futur Cent Phrases, Claudel compare le Japon à un long
koto, un instrument musical japonais à cordes pincées,
dont la forme est plate et allongée. Le koto est traduit
habituellement en français par « harpe horizontale ».
Cette comparaison s’inspire sans doute de la forme
géographique des îles japonaises qui, étendues sur
l’immense nappe de la mer, ressemblent dans
l’ensemble à un koto allongé. Mais placé à la tête des
quatre saisons, y a-t-il un lien entre ce premier poème et
le reste ? Ce lien, nous le cherchons dans un passage de
Paul Verlaine écrit par Claudel en 1935 où la
comparaison entre le Japon et le koto est reprise :
[…] tandis que ma voiture me faisait passer,
rapidement si j’envisage les premiers plans et de plus
en plus lentement si je m’attache à l’horizon, comme
les doigts sur les cordes parallèles de cette longue
harpe par terre que les Japonais appellent le Kôtô, il
me semblait entendre le chant et le contre-chant de ce
pays peu à peu animé par le vol de mes quatre roues.
Et le caractère principal me paraissait en être la
continuité, la ligne, cette ligne onduleuse où Léonard
de Vinci voit la signature même de la vie, l’ondulation
mélodique indéfiniment soutenue et reprise, une phrase
moins articulée qu’émanante (Cl-Pr, p. 498-499).

119 Le Koto, comme nous le voyons dans ce passage, produit


une mélodie continuelle. Cette mélodie n’est autre que la
vie comme une ligne onduleuse, une phrase musicale
sans cesse reprise. Mais cette image de la vie n’est-elle
pas celle du temps rythmé ? « [L] a longue cuisson de
l’été, la riche cadence de l’automne, tout cela observe la
mesure, garde le temps, reprend et pousse la phrase
ailleurs commencée, expose et nourrit le thème, conduit
l’accord » (Cl-Po, p. 139), écrit Claudel dans l’Art
poétique. L’image musicale que livre le premier poème
du Souffle des quatre souffles est aussi une image du
temps, et plus précisément un temps rythmé par les
quatre saisons qui se répètent en continuant la ligne.
S’ensuivent alors, dans Souffle des quatre souffles, quatre
images saisonnières.
120 Sur le deuxième éventail est dessinée une peinture de
Tomita Keisen représentant le printemps. Nous y
voyons, sous des nuages allongés et sous le soleil levant,
le palais impérial de Tokyo avec sa muraille qui a
inspiré le poème au verso de Sainte Geneviève. L’aurore
printanière est une image familière dans la littérature
japonaise. Claudel cite, dans sa conférence Une
Promenade à travers la littérature japonaise, un passage
concernant les quatre saisons dans le célèbre Notes de
chevet de Sei Shōnagon, dame de cour au xe siècle : « Ce
qui me charme, au printemps, c’est l’aurore. Sur les
monts, tandis que tout s’éclaire peu à peu, de fins
nuages violacés flottent en bandes allongées » (Cl-Pr, p.
1158). Est-ce une coïncidence que, avant de citer à ses
auditeurs occidentaux ces images de saison imprégnées
d’une esthétique toute japonaise, Claudel évoque
d’abord l’objet de l’éventail : « Voici les quatre saisons
dessinées comme sur un éventail » (ibid.) ?
121 Sur le troisième éventail, un poème de Claudel et une
peinture de Tomita Keisen se font écho pour donner une
ambiance d’été. Le poème de Claudel se lit ainsi :
un
fût
énorme et pur
q
ui se dérobe aussitôt au sein d’un noir
p
lumage :
Kwannon
au temple de Hasé
d
ont on ne voit que les pieds
d’o
r

122 En effet, en mai 1926, Claudel se rend au temple de Hase


(jap. Hasedera), l’un des trente-trois lieux sacrés où est
vénéré Kwannon, le bodhisattva miséricordieux. La
statue en bois de Kwannon dans le temple de Hase est
haute de douze mètres et recouverte d’or. Lorsque les
visiteurs s’approchent de la statue, ils voient surtout les
pieds dorés de Kwannon qui arrivent à peu près à la
hauteur de leurs yeux. La peinture de Keisen représente
le même thème.
123 Dans ce troisième éventail, le poème de Claudel montre
une évidente recherche plastique. Nous y voyons non
seulement un poème, mais une « image ». Ce poème, qui
deviendra le poème 106 dans le futur Cent Phrases,
annonce de toute évidence une recherche au niveau de
la forme plastique. Mais cette recherche, dans Souffle des
quatre souffles, est d’abord commandée par le besoin de
l’image poétique de répondre à l’image peinte. C’est à
partir de ce souci plastique que se développe une
conception de la forme plus élaborée qui dépasse le
cadre d’une pratique artistique. Remarquons que la
forme du poème calligraphique telle que nous la voyons
dans cet éventail et celle dans le poème 106 dans Cent
Phrases ne sont pas identiques. Ceci s’explique
précisément du fait que dans le premier cas, il ne s’agit
pas d’une présence d’un poème seul, mais d’une
symbiose entre le poème et la peinture.
124 Le thème du quatrième éventail dans l’album est
l’automne. L’une des images les plus évocatrices de cette
saison dans la littérature et l’art japonais est la lune. Sur
l’espace triangulaire de l’éventail la peinture de Keisen
occupe une large place. Nous y voyons un vieil étang
dans la nuit automnale, avec quelques lotus mourants et
des saules effeuillés. À gauche et à droite de l’image, le
poème de Claudel se divise en deux parties, comme une
inscription faisant partie de la peinture : « Cette nuit
dans mon lit je vois que ma main trace une ombre sur le
mur/La lune s’est levée. »
125 Le thème du cinquième éventail est l’hiver. Seule y
domine une peinture de Keisen. Celle-ci nous montre
deux endroits dans le temple shintō Inari no Yashiro à
Fushimi, où est vénéré Uka no mitama, dieu des cinq
céréales. La composition de la peinture est symétrique.
À gauche, au milieu du pin sous la neige paraît un torii
rouge : il s’agit d’un portique placé à l’endroit considéré
comme siège d’un kami – dieu dans la croyance
japonaise du shintō –, signalant la frontière entre le
monde profane et le monde des dieux. À droite, deux
renards sculptés se trouvent face à face, gardant l’entrée
principale du temple ; le renard est, selon le shintō,
messager de Inari, dieu des récoltes.
126 Arrive enfin le dernier éventail où se lit un poème de
Claudel : « Guéri de la mer j’offre en ex-voto une ancre
tout rouillée et incrustée de coquilles. » L’image
énigmatique invite à faire un lien avec la symbolique de
la mer dans le reste de l’œuvre de Claudel. Réservant ce
travail au chapitre iv, nous signalons ici le rôle de
conclusion de ce poème, faisant écho au premier des six
éventails. S’agit-il de la fin d’un cheminement, celui du
temps des quatre saisons ?
127 Ce rapide regard sur les six éventails nous donne une
certaine idée de la conception poétique de Claudel dans
la réalisation de cet album. Celle-ci pourrait se résumer
en quatre points suivants.
128 D’abord, une thématique des quatre saisons qui relève
de la tradition japonaise. Les motifs saisonniers puisent
dans le répertoire d’images traditionnelles plus ou
moins codifiées – c’est le cas du quatrième éventail
consacré à la lune d’automne ; mais ils s’attachent aussi
parfois à des sites, correspondant à la tradition dite
« meishoe », c’est-à-dire « peinture de sites célèbres ».
C’est le cas, par exemple, de la première peinture qui
représente le palais impérial, de la troisième consacrée
à la statue du bodhisattva Kwannon dans le temple de
Hase, de la quatrième qui peint le temple shintō de
Fushimi. Mais qu’elle appartienne au répertoire des
images traditionnelles ou à la liste des sites célèbres,
l’image provient avant tout d’une expérience
personnelle.
129 Ensuite, une pratique de la forme courte. Le contraste
entre le premier éventail sur le koto et l’extrait tiré de
Paul Verlaine sur le même thème nous montre comment,
en condensant de longues lignes en une seule phrase, le
poème qui s’abstient de tout dire gagne en multiplicité
sémantique et en puissance de résonance.
130 Troisièmement, une étroite relation entre le poème et la
peinture. Rassemblé ou non sur un même espace
d’éventail, l’album, dans son ensemble, constitue un lieu
où les poèmes et les peintures se croisent et se reflètent
les uns dans les autres aussi bien au niveau de la
thématique saisonnière qu’au niveau des jeux d’encre.
131 Enfin, une recherche typographique soucieuse non
seulement de donner une version calligraphique au
poème, mais aussi de faire naître une certaine
composition en harmonie avec l’image peinte. La
calligraphie de Claudel, très déliée, trahit une tradition
de l’imprimé, se distingue par là d’une œuvre
calligraphique issue d’une main d’un maître japonais,
toujours caractérisée par une grande fluidité.
132 Un mois après la sortie de l’album de six éventails,
Souffle des quatre souffles, a paru en novembre 1926,
sous forme de reproduction xylographique, un album de
trente-six éventails44 intitulé Poëmes du Pont des
Faisans. Le « Pont des Faisans » étant l’endroit près
duquel se situe l’ambassade de France à Tokyo. Tirée à
240 exemplaires, l’édition de cet album ne contient pas
de nouvelle réalisation depuis le Souffle des quatre
souffles ; il s’agit en réalité d’un rassemblement de
toutes les œuvres de Claudel et de Keisen dans l’édition
courante de Souffle des quatre souffles, ainsi que celles
dans les cinq exemplaires de l’édition de grand luxe de
celui-ci dont chacune contient des éventails différents.
Le tout est contenu dans un grand emboîtage de toile
bleue (64 cm × 38 cm), fermé par des onglets d’ivoire.
Nous choisissons six pièces dans cet album pour donner
une idée concrète (illustration 28).
133 La Postface de l’album Poëmes du Pont des Faisans fait
l’éloge de la collaboration entre le poète français et le
peintre japonais, de l’amitié entre ces deux artistes issus
de deux cultures différentes, et par là de l’échange
artistique entre la France et le Japon :
[…] On y a recueilli des œuvres d’un poète, Monsieur
Paul Claudel, de récents poèmes où il a chanté le Japon
après en avoir cette année foulé le sol pour la
deuxième fois ; soit au soleil de l’été, pèlerin du temple
de Hasé dans le Yamato, soit en autonome en
villégiature à Nikkô […]. Est-il besoin de rappeler que
Monsieur Claudel, un des grands noms de la poésie
française contemporaine, avait sollicité lui-même
Monsieur Keisen et que celui-ci, y consacrant l’été
dernier dans un recueillement attentif, a enfin réalisé
cet ensemble poétique et pictural hautement
significatif, où à un poème se joint une peinture, l’un
évoquant naturellement l’autre en une
correspondance d’une mystérieuse harmonie de traits,
de couleurs et de langage.
[…] Comment douter, vraiment, qu’il y ait là un album
d’un art raffiné et de haute signification, puisqu’il
commémore le séjour au Japon d’un grand poète de
renommée mondiale et qu’en même temps il reste
pour notre génération le meilleur monument des
échanges artistiques entre le Japon et la France.
Novembre 1926, 15e année de l’ère Taishô
Édition d’art franco-japonais45
134 Dans l’album Poëmes du Pont des Faisans, six éventails
parmi les trente-six comportent à la fois une peinture de
Keisen et un poème de Claudel ; pour le reste, l’éventail
montre soit une peinture seule, soit un poème seul. La
séparation entre les deux formes artistiques dans la
majorité des éventails donne à chacune un statut
indépendant, tout en formant un ensemble harmonieux.
Bientôt naîtra, comme l’aboutissement des deux albums
réalisés en 1926, le recueil poétique Cent Phrases pour
éventails.

Le livre de « paroles peintes » : une expérience


littéraire
135 Après l’expérience artistique dans Souffle des quatre
souffles et dans Poëmes du Pont des Faisans, Claudel
continue à composer de petits poèmes autour de la
thématique saisonnière. En 1927, quelques mois après
que le poète-ambassadeur quitte le Japon, est publiée à
Tokyo l’édition japonaise de Cent Phrases pour éventails.
Le recueil contient en réalité cent soixante-douze petits
poèmes ; certains sont extraits du Journal du poète de
l’époque et des trois dialogues écrits en 1926 : Le Poëte et
le Shamisen, Le Poëte et le Vase d’Encens, et Jules ou
l’Homme-aux-deuxcravates. La peinture est totalement
absente dans le livre ; en revanche, à chaque poème
calligraphié est ajouté un titre idéographique.
136 Dans la Préface aux Cent Phrases écrite par Claudel en
1942 pour l’édition française, le poète exprime son
ambition : « Il est impossible pour un poëte d’avoir vécu
quelque temps en Chine et au Japon sans considérer
avec émulation tout cet attirail là-bas qui accompagne
l’expression de la pensée […]. » L’« émulation » : le terme
exprime à la fois l’hommage et la démarcation. Du
Souffle des quatre souffles à Cent Phrases, avec la
disparition des peintures et l’enchaînement des images
dans un ordre choisi, la pratique artistique extrême-
orientale se transforme en une expérience littéraire
occidentale, dont le centre de la quête est la poétique du
signe.

La naissance du livre
137 Cent Phrases se présente à nos yeux d’abord sous forme
d’un étui recouvert de toile bleu foncé avec une
fermeture en ivoire. Au centre de l’emboîtage est collé
un papier sur lequel s’inscrit verticalement le titre
idéographique : 百扇帖 (jap. Hyaku sen chō ) ; vers le bas,
horizontalement et en caractères petits, est écrit le titre
français : Cent Phrases pour éventails. Ayant ouvert
l’emboîtage, nous trouvons trois volumes séparés,
chacun étant au format étroit et allongé (29 cm × 10 cm),
avec une couverture doublée de toile grise mouchetée
d’or. Chaque volume se présente comme un livre plié en
accordéon, non paginé, avec tous les poèmes imprimés
d’un seul côté (illustration 29). Comme la couverture se
trouve à l’extrême droite du livre en accordéon, un sens
de lecture de droite à gauche s’impose. Par sa longueur
et son pliage, ainsi que la répartition régulière des
poèmes sur la surface, chaque volume, lorsqu’il est
ouvert, donne l’image d’un paravent sur lequel sont
montés des éventails décorés (illustration 30).
138 La réalisation du livre dans l’édition de Cent Phrases de
1927, tirée à deux cents exemplaires, a déjà chez Claudel
un précédent : nous avons évoqué Sainte Geneviève paru
en 1923 à Tokyo plié également en accordéon avec le
poème sur un seul côté. Si cette forme de livre est
typiquement extrême-orientale, rappelons cependant
que Claudel, avant de publier ses livres japonais, a déjà
connu ce type de réalisation dans la littérature
française : il s’agit de l’édition chinoise de Stèles de
Segalen sortie en 1912, et sa propre œuvre Connaissance
de l’Est publiée, toujours avec le soin de Segalen, dans la
collection coréenne dirigée par celui-ci.
139 C’est en 1912 à Pékin (ch. Beijing) que la première
édition de Stèles a paru. Au livre traditionnel chinois,
Stèles emprunte le format, le papier, le pliage en
accordéon, la couverture en bois et le sens de la lecture
de droite à gauche. L’édition de Stèles de 1914,
augmentée de seize poèmes, fait partie de la « collection
coréenne », laquelle est un projet commun entre Segalen
et l’éditeur à Paris Georges Crès46. Cette deuxième
édition, au niveau de la réalisation du livre, garde la
même formule établie par la première, en utilisant
cependant des matières moins précieuses. Dans ses
Notes bibliographiques adressées « aux Lettrés
d’Extrême-Occident47 », Segalen commence par
expliquer l’intention de cette réalisation : « On a tenté
d’unir dans une juste mesure, et sans rien sacrifier au
pittoresque, les usages de bibliophilie chinoise et
étrangère48. » L’union n’est pas une copie. Les livres
chinois de Segalen, comme le souligne Gérard Macé, ne
sont pas « des objets prélevés dans les souvenirs ou les
trésors d’une civilisation, mais [des] objets nouveaux,
nés d’une vraie rencontre49 ».
140 Le résultat de cette rencontre est pleinement admiré par
Claudel, à qui l’ouvre de Segalen est dédiée. Ayant reçu
l’exemplaire n° 1 de l’édition de Stèles dans la
« collection coréenne », Claudel écrit à Segalen sous le
coup de l’émotion : « Merci pour les Stèles qui seront un
des soubassements les plus précieux de ma
bibliothèque. L’édition est admirable de goût. J’ai hâte
de voir ainsi élevée en monument la Connaissance de
l’Est50. » Une semaine plus tard, est parvenue dans la
main de Claudel le livre attendu (illustrations 22, 23).
Cette fois-ci, la joie déborde : « La magnifique édition de
Connaissance de l’Est […] m’a fait autant de plaisir qu’à
une jeune mère de voir son enfant dans les dentelles.
Que la lettre noire fait bien sur ce joli papier nacré et
argenté comme un beau matin d’automne sur la rivière
Min ! Merci. Par vous ce vieux livre redevient pour moi
une chose neuve », écrit-il dans sa lettre du 16 juin 1915
à Segalen.
141 Mais ceci n’est pas encore la remarque la plus élogieuse
de la part de Claudel. Des années plus tard, en 1925, lors
d’un séjour en France au milieu de ses années
japonaises, celui-ci va de nouveau évoquer, à Frédéric
Lefèvre qui l’interviewe, l’édition de la Connaissance de
l’Est dans la « collection coréenne ». La satisfaction de
celui qui en fut auteur s’y mêle à l’admiration pour celui
qui dirigea la collection :
En 1914, Victor Segalen, l’auteur de René Leys, l’un des
très beaux livres écrits sur la Chine et de Peintures,
poèmes en prose sur la fin de toutes les dynasties
chinoises, imprima dans sa « collection coréenne »
éditée à Pékin Connaissance de l’Est. L’édition originale
de ce livre date de 1900. Elle fut faite au Mercure sous
une couverture « papier Ingres vert d’eau » mais
comme elle était incomplète et pleine de coquilles, on
peut considérer l’édition chinoise de Victor Segalen
comme l’édition « canonique » (Cl-OC. suppl. II, p. 128-
129).

142 Il est difficile d’imaginer une expression de


reconnaissance qui soit plus élogieuse que celle-ci. Faut-
il rappeler que l’année 1925 est précisément l’année qui
précède la sortie des deux albums : Souffle des quatre
souffles et Poëmes du pont des Faisans ? Et qu’ensuite
paraîtra, en 1927, Cent Phrases pour éventails ?
L’influence de la part de Segalen dans la réalisation
matérielle de ce dernier livre nous semble incontestable.
143 Notons encore un détail non sans signification. Ayant
reçu un exemplaire de Peintures en 1916, Claudel écrit à
Segalen pour le remercier. Mais sans véritablement
toucher au contenu de cette œuvre, son admiration
porte encore une fois sur la réalisation matérielle du
livre :
Excusez-moi de ne pas vous avoir remercié plus tôt de
l’envoi de votre magnifique bouquin Peintures. Quel
papier ! Où l’avez vous trouvé ? Cette espèce de feutre
nacré où l’on voit par transparence des algues, des
cheveux de femme, des nerfs de poissons, des cultures
d’étoiles ou de bacilles, la vapeur de tout un monde en
formation ! Et sur le papier ces visions nostalgiques de
la vieille Chine qui réveille en moi quinze années ou
quinze mille siècles de souvenirs ! J’espère que vous
écrirez encore d’autres livres sur le vieil Empire. Il y a
là tout un monde presque intact à exploiter 51.

144 Telle est la plus longue remarque qu’écrit Claudel à


propos de Peintures. Lorsque Segalen écrit à Jean
Lartigue que « Peintures se dessine vite, […] absorbant
même la méditation nécessaire à la réponse à Claudel »
(S-Corr. II, p. 563), il ne songe sans doute pas à recevoir
une réaction de la part de Claudel qui se concentre
presque exclusivement sur la qualité du papier : le
papier utilisé dans Peintures est bien moins recherché
que celui dans Stèles ! Que pense-t-il de ces peintures
imaginaires ? Des « visions nostalgiques de la vieille
Chine ». Claudel ne projette-t-il pas son propre
sentiment sur l’écran de ces peintures qui ne
contiennent pas une seule note « nostalgique » ?
Décidément, à travers Peintures, les deux poètes se
croisent sur le plan de l’esprit, mais se rencontrent aussi
sur le plan de l’art du livre.

Peindre avec l’encre


145 La disparition des images peintes dans Cent Phrases et
l’ajout d’un titre idéographique pour chaque poème
nous conduit désormais dans un univers exclusivement
réservé aux signes. Des albums au livre, nous constatons
facilement quelques différences dans la réalisation
formelle du poème. Prenant l’exemple du poème 17 sur
la lune. Nous avons déjà vu sa première version dans
l’album Souffle des quatre souffles :

146 Et voici sa forme nouvelle dans le livre Cent Phrases :

147 En confrontant les deux réalisations calligraphiques,


nous pouvons noter au moins deux différences.
148 D’abord, les lettres et les mots, tracés de façon régulière
à la surface du premier éventail, manifestent une
intention mimétique dans le second. Les lettres « o » et
« c », séparées du reste du poème, nous rappellent deux
phases de la lune. La même intention mimétique est
perceptible dans nombre de poèmes de Cent Phrases,
dont le plus explicite est le poème 162 : « M/c’est le
messager qui arrive avec ses deux ailes. »
149 De l’éventail réel à l’éventail imaginaire, le deuxième
changement qui se dévoile à nos yeux est la composition
du poème dans un espace délimité. Dans l’œuvre issue
de la coopération entre Claudel et Keisen, le poème
calligraphié divisé en deux parties entoure l’image
peinte à droite et à gauche, répondant visuellement à la
peinture par un agencement typographique. Or, dans le
poème 17 de Cent Phrases, la peinture de Keisen n’y est
plus ; le texte calligraphié se charge à lui seul d’être
aussi bien un poème qu’une peinture. La séparation
bipartite entre la colonne « Cette/o/c » à gauche et le
reste du poème à droite dresse devant nos yeux une
image : la lune, en deux formes variées, éclaire des
choses dans la nuit en projetant leur ombre sur un mur
blanc. Le titre en idéogrammes, signifiant « ombre et
encre », ajoute à cette composition comme une
inscription littéraire dans une peinture des lettrés
extrême-orientaux.
150 L’intention de la composition du poème met d’emblée
Cent Phrases dans la lignée de la spatialisation du texte
inaugurée par Mallarmé. Le nom du maître avec son
poème typographique Un Coup de dés jamais n’abolira le
hasard figurent en effet dans La Philosophie du livre,
conférence que donne Claudel en mai 1925 avant la
naissance même des deux albums d’éventail. L’emprunt
à l’idéogramme au niveau du mot comme parfois au
niveau du poème rappelle la pratique d’Apollinaire dans
ses Calligrammes parus en 1918.
151 Or, aussi bien Mallarmé qu’Apollinaire, dans leur désir
même de recourir à l’image visible, appartiennent à une
pure tradition de l’imprimé. Claudel, lui, réclame une
autre façon d’être « peintre de l’idée » :
Il est impossible pour un poëte d’avoir vécu quelque
temps en Chine et au Japon sans considérer avec
émulation tout cet attirail là-bas qui accompagne
l’expression de la pensée : le bâton d’encre de Chine
d’abord aussi noir que notre nuit intérieure ; on le
frotte, humecté d’un peu d’eau sur une plaque
d’ardoise et un godet recueille le jus magique. Il n’y a
plus qu’à y tremper, peintre de l’idée ! (CPE, Préface).

152 Être « peintre de l’idée » chez Claudel n’est pas


seulement une affaire de typographie ; le terme est pris
dans un sens très concret : peindre, c’est exécuter avec le
pinceau et l’encre comme un maître extrême-oriental.
C’est ainsi que, même après la réalisation des éventails
artistiques où la calligraphie fait partie intégrante du
jeu, le poète garde cette pratique dans le livre Cent
Phrases.
153 Si l’usage de l’encre favorise l’organisation spatiale du
poème sur la page – les mots et les lettres sont
comparables aux composants d’une peinture –, peindre
les mots, chez Claudel, recèle une multitude de secrètes
intentions, intiment liées à sa pensée du signe.
154 Dans sa conférence de 1925, Claudel cite un poème dans
Connaissance de l’Est composé pendant son séjour en
Chine : Religion du signe. Ce poème, comme nous avons
déjà eu l’occasion d’en voir un extrait, est consacré à
l’idéogramme chinois qui, aux yeux du poète français,
« est » l’objet tout entier qu’il signifie. C’est autour de
cette capacité d’imitation – non pas l’imitation de la
forme extérieure de la chose, mais celle de son essence
pure – que Claudel développe, en 1926, toute une
réflexion sur la possibilité de la même capacité dans le
mot occidental. Ce texte, intitulé Idéogrammes
occidentaux, montre, à partir du raisonnement d’un
poète et non pas celui d’un linguiste, que le mot
occidental pourrait être également la chose qu’il
signifie52.
155 Dès lors, peindre le mot n’est autre que peindre l’être, et
la pratique de la calligraphie ne peut que renforcer cette
dimension comme nous le verrons dans le chapitre v.
Mais ce que nous voulons signaler dans l’immédiat, c’est
une autre vertu de l’encre inventée par Claudel : la
fixation du mouvement.
156 Avec le rapprochement entre l’idéogramme chinois et
l’idéogramme occidental, l’écriture chinoise et l’écriture
alphabétique se différencient plus profondément sur un
autre plan : la stabilité du signe. « Ce n’est pas sur les
papiers de l’Occident que le mot, la macule intelligible
sur du blanc, arrive à sa pleine gloire, à sa signification
rayonnante et stable » (Cl-Pr, p. 72), déclare Claudel
dans sa conférence de 1925. Il souligne, aussi bien dans
cette conférence que dans le texte sur les idéogrammes
occidentaux qui paraîtra l’année suivante, que le mot
chinois est caractérisé par la fixité, alors que le mot
occidental se caractérise par le mouvement.
157 Maintenant, regardons la Préface à l’édition française de
Cent Phrases publiée en 1942. Une nouvelle fois, Claudel
fait une comparaison entre l’idéogramme chinois et
l’idéogramme occidental : l’un et l’autre sont capables
d’imiter. Or, si le caractère chinois « s’imprime d’un seul
coup sur l’idée », le mot occidental, fait de lettres
successives, assume la même fonction d’une autre
façon : « La lettre dans son analyse et report sur la ligne
horizontale du concept imaginaire est à la fois figure et
mouvement, une espèce d’engin sémantique. » Le
premier a l’avantage d’être immobile : l’idée dont le
caractère est l’image est « immobilisée à la
correspondance de la constellation graphique qu’il
évoque autour de lui » ; mais le mouvement qu’implique
le mot occidental n’en est pas moins une qualité : il
exprime le mouvement – donc la vie – de la chose
signifiée dans le monde : « Le mot chez nous (qui
signifie : acquis par le mouvement ) est un ensemble
obtenu par une succession. Il vibre encore, il émane
encore dans cet arrêt du blanc qui le limite l’allure de la
main qui l’a tracé. On assiste à l’élan qui a noué les
anneaux de cette chaîne » (CPE, Préface). Nous avons
déjà vu dans le premier chapitre comment le
mouvement et la vie sont inséparables dans la vision
chrétienne de Claudel : toute vie créée est en
mouvement ; l’image dans la peinture japonaise, en
rendant sensible le mouvement et en le fixant en même
temps sur le papier, soustrait la chose au temps et
l’immortalise dans son essence pure : la chose périssable
se transforme en un signe permanent. C’est dans le
même but que s’annonce, dans la préface de Cent
Phrases, l’intention particulière du poète dans sa
pratique de la calligraphie :
Mais qu’à la plume il ait substitué le pinceau, tout
change ! À l’attelage incliné des trois doigts et du style
se substitue une attention verticale. À la vocalise
continue une analyse lettre à lettre. Le mot, lentement
dessiné et perpendiculairement à l’œil, dégage le sens
total des diverses efficiences qu’il coagule […] (CPE,
Préface).
158 Si la calligraphie de Claudel est exécutée d’une façon
très lente et très déliée, à la différence de la calligraphie
issue de la main d’un maître extrême-oriental où
souvent la fluidité frappe, c’est que l’usage de l’encre est
doté chez Claudel d’un but très personnel : unir le
mouvement à l’immobilité afin de soustraire l’existence
au temps. Le pinceau ralentit le mouvement de
l’idéogramme occidental – la chose créée –, et l’encre
coagule le signe : l’idéogramme occidental, non pas écrit
par la plume mais calligraphié par le pinceau, est
immobilisé sur le papier, tout comme la nature fugitive
est fixée à jamais dans une peinture japonaise. Le signe
est la chose, mais la chose immortelle.
159 « Le livre est fait de pages et la page est faite de mots »
(Cl-Pr, p. 72), déclare Claudel toujours dans la
conférence La Philosophie du livre. À partir du « mot »
calligraphié, nous arriverons à la « page » où
l’esthétique de la fixation du mouvement continue à
exister. Car le poème-image que comporte la page –
l’espace encadré représentant un éventail fictif –, fait du
pinceau et de l’encre, se montre comme une composition
picturale. Ceci fera l’objet de notre étude dans le
chapitre v.
160 Dans un texte intitulé L’Art religieux, Claudel définit
ainsi la différence entre la poésie et la peinture :
Le domaine du poète, du dramaturge, du musicien, est
ce qui passe. Le domaine du peintre est cela qui
demeure, cela qui coexiste, et qui explique, du seul fait
de sa présence, pourquoi.
Tout ce qui échappe au temps par la composition, j’ai
dit que c’était le domaine de la peinture (Cl-Pr, p. 111).

161 Lorsque l’auteur de Cent Phrases déclare que « [l] e


poète n’est plus seulement l’auteur, mais […] le peintre »
(CPE, Préface), il ne fait qu’exprimer son intention de se
situer, dans l’espace d’un livre, dans le domaine de la
permanence contre le temps qui passe.
Pour conclure
162 « Ces Peintures, littéraires, sont offertes en retour des
siennes magnifiquement picturales, au Maître-Peintre et
grand Ami GEORGES DANIEL DE MONFREID » (PT,
dédicace) : Segalen choisit de dédier son œuvre poétique
à un ami peintre, car il veut affirmer le caractère
littéraire de ses peintures par rapport à la qualité
picturale des œuvres d’un peintre. Les peintures de
Segalen ne sont pas faites de lignes et de couleurs ; les
surfaces qu’elles montrent sont exclusivement des
surfaces de mots. Le déplacement de la surface picturale
à la surface littéraire s’inspire, au début du projet de
Peintures, de la présence de l’inscription dans l’espace
de la peinture chinoise, saisie par Segalen notamment
dans sa fonction du « commentaire » vis-à-vis de l’image
peinte. Or, au cours de l’écriture, le « commentateur » se
transforme en « bonimenteur » : les mots se chargent
d’in-venter des images et des espaces imaginaires.
Claudel veut être, pour sa part, non seulement un poète
qui écrit, mais également un peintre qui trace avec
l’encre la chose devenue signe. Au départ, le poète
participe à une création commune avec son ami Keisen ;
l’espace visuel sur un support pictural est partagé en
deux images : celle de la peinture et celle de la poésie.
C’est en poète que Claudel partage son expérience
artistique avec un peintre, et c’est toujours en poète qu’il
sépare enfin le poème de la peinture, le détachant de
l’éventail réel pour l’attacher à un éventail fictif – la
page.
163 Les deux cheminements de la forme ont pour point de
départ la caractéristique de la peinture extrême-
orientale : l’inscription calligraphiée et l’image peinte
partagent le même espace de peinture. Dans le cas de
Segalen, le rapport entre les deux arts est envisagé du
point de vue du contenu ; la littérature et la peinture, se
liant seulement sur le plan sémantique, se trouvent
alors d’emblée dans deux domaines séparés. Cette
séparation initiale fait que, lorsque le texte se détache
de l’image peinte, la littérature, en inventant des images,
supplée complètement la peinture, donnant naissance à
la « peinture parlée ». Dans le cas de Claudel, le rapport
entre l’inscription et l’image peinte est envisagé sous
l’angle de l’union intime entre les deux arts ; le poème
entre en résonance avec la peinture non seulement sur
le plan mental, mais également sur le plan visuel. Dans
ce double rapport entre poésie et peinture, le travail sur
la forme plastique des mots et du poème est tout
naturel. Par la suite, lorsque le poème se détache de la
peinture pour devenir la « parole peinte », la dimension
plastique reste, et même plus exploitée que jamais car
porteuse d’une intention littéraire bien définie.
164 Si les deux poètes veulent séparer l’œuvre poétique de
la peinture extrême-orientale, ils observent cependant le
rapport entre image et réel tel qu’ils le conçoivent dans
cette peinture. C’est alors que, pour Segalen qui voit
dans la peinture chinoise un monde autonome par
rapport au monde réel, ses « peintures parlées »
réclament leur indépendance vis-à-vis du réel référé ;
ceci concerne aussi bien la peinture chinoise que le
monde chinois. L’écart entre l’image et le réel fait que
ces peintures, inspirées de la civilisation chinoise, se
transforment en expression propre du peintre, dont
l’esprit se démarque de l’esprit chinois. Pour Claudel qui
voit dans la peinture japonaise une imitation du réel
dans l’essence pure, la « parole peinte », en superposant
le dessin au texte, le mouvement à la fixité, a pour but
de faire naître sur le papier des signes des choses et du
monde ; le terme « signe » étant pris à la fois dans son
sens de « caractère » et dans son sens de symbole
chrétien. Mais un tel esprit provient également d’une
autre terre et d’une autre civilisation que celle du Japon.
165 La conception de l’œuvre dans son rapport avec le réel
chez les deux poètes ne saurait être pleinement saisie
sans prendre en compte la conception du réel de chacun.
Ainsi, avant d’entrer dans les analyses détaillées de ces
deux œuvres littéraires issues des contacts avec la
peinture extrême-orientale, nous allons d’abord nous
interroger sur la façon de voir le monde propre à
chacun de nos deux poètes.

Notes
.
1 Peintures, premier manuscrit, cahiers I à IV, BNF, Manuscrits, n.
a. f. 25823-25826.
.
2 Il arrive que, pendant ses relectures ultérieures de ces cahiers
déjà cousus, Segalen découd le cahier pour relire ou ajouter des
notes, et recoud après, comme en témoigne cet ajout en marge d’un
texte dans le cahier I : « J’ai décousu le manuscrit pour lire cette
note mais la page avait été rognée par la personne chargée de
coudre le premier cahier » (S-Ms. I, p. 29). Dans le cahier IV du
manuscrit, le poème Étape à la chute de Souei, daté du 18 mars
1915, est visiblement inséré ultérieurement, interrompant deux
numéros de pages continus.
.
3 Segalen , « Notes bibliophiliques », Stèles, Paris, Le Livre de poche,
présentation et note de Christian Doumet, 1999, p. 326.
.
4 Ibid.
5. Ce titre porte trois variantes : Notes sur ( l’ancienne ) la peinture
chinoise, Commentaires sur la peinture chinoise, La Peinture
chinoise.
.
6 Ce titre porte une variante : Commentaires sur la Grande Peinture
Chinoise.
.
7 Léon Wieger , Textes historiques, Chine, Hien-hien, Imprimerie de
la mission catholique, 1903.
.
8 Outre les lettres citées, nous avons également une lettre que
Segalen adresse à Gilbert de Voisins dans laquelle l’attitude du
boniment est nettement soulignée. D’après la phrase de Segalen :
« Ci-joint les premières esquisses du recueil Peintures », et d’après
d’autres indices, elle est placée dans la Correspondance de Segalen
pendant la période de mai 1912 (S-Corr. I, p. 1269). Il est possible
qu’elle soit écrite après la lettre du 12 mai 1912 à Max Prat où
Peintures n’est pas encore signalé comme une œuvre poétique
sérieusement envisagée.
.
9 Voir Paule Plouvier , « Peintures et la Chine », Victor Segalen, acte
du colloque international du 13 au 16 mai 1985, p. 203-204.
.
10 Voir Muriel Détrie, Étude de Peintures de Victor Segalen, thèse de
Doctorat, Paris IV, 1986, p. 17-25.
.
11 À propos du champ sémantique qu’englobe le terme « wen »,
voir chapitre i, supra, p. 77-78.
.
12 Jean-Paul Lafitte, op. cit., p. 7.
13. Voir Segalen , Correspondance, op. cit., vol. I, p. 1269, note 1.
14. Puisque d’une part, Place nette, la première peinture avec
l’insistance sur le « boniment » date de janvier 1912, et d’autre
part, la quatrième version de la préface est datée du 13 mars 1912.
.
15 Mojie » est le surnom de Wang Wei.
16. On est souvent tenté de rapprocher cette relation entre
peinture et poésie de celle qui existe en Occident, illustrée par « Ut
pictura poesis » d’Horace ou par la formule attribuée au poète grec
Simonide de Céos : « La peinture est un poème muet, la poésie est
une peinture parlante. » Mais évitons un universalisme facile :
tandis que l’analogie entre la peinture et la littérature s’appuie
dans la culture occidentale sur le principe de l’imitation, celle dans
la culture chinoise, du moins dans la peinture lettrée, a pour
fondement le dynamisme universel animant aussi bien la peinture
que le réel : nous avons déjà souligné ce point dans le chapitre
précédent. François Jullien, dans son ouvrage La Grande image n’a
pas de forme, Le Seuil, 2003, donne des remarques justes sur la
différence entre ces deux traditions de rapport entre peinture et
poésie (chapitre xiv, « Qu’écrit la peinture ? »).
.
17 Tchang Yi-Tchou et J. Hackin , op. cit., p. 62.
18. Ibid.
19. Mettre l’accent sur l’« impression » dans un projet ayant un trait
avec l’« Exotisme » semble avoir un lien avec le théâtre chinois
Chagrin dans le palais des Han traduit et réadapté par le
musicologue et sinologue Louis Laloy. Dans le troisième texte des
Commentaires, juste après avoir écrit « Cet Essai sur la peinture
chinoise ; qu’il soit mon Essai Critique Exotisme ; – conçu peut-être,
délicatement à la chinoise », Segalen évoque Laloy : « Telle la
préface de Laloy au “Chagrin…” » (S-Ms. I, p. 15). La pièce est sortie
en 1911 et l’édition écrite est publiée en 1921. Mais Segalen a reçu
le texte de la part de Laloy peu après la représentation (cf. lettre
de Segalen à Laloy, 25 juillet 1911, S-Corr. I, p. 1231-1231.) Il pense
ici sans doute à ce passage dans la préface du Chagrin dans le palais
des Han : « Ma Tcheu-yuen (ch. Ma Zhiyuan) sait enfermer en
quelques mots une émotion profonde ; et sa poésie, suave comme le
chant de la flûte ou du luth, ouvre à celui qui l’écoute un monde
chimérique où la raison perd tous ses droits. On s’est efforcé non de
le traduire, mais de l’imiter, estimant que le meilleur hommage à sa
mémoire serait de rendre aux spectateurs français d’aujourd’hui
les impressions que par de tout autres procédés il donnait à ses
contemporains » (Louis Laloy, Le Chagrin dans le palais des Han,
Paris, Société littéraire de France, 1921, p. 10).
.
20 Les raisons pour lesquelles les commentaires constituent une
« tradition du renouvellement » sont diverses : le laconisme et la
polysémie de la langue chinoise classique ; l’hétérogénéité du texte
original que les commentaires s’efforcent d’effacer par leur
interprétation ; une démarche de « commentaire » qui est moins
scientifique que philosophique ou idéologique ; le poids de la
tradition qui entraîne la nécessité d’un support acceptable pour un
discours nouveau…
.
21 Entretiens de Confucius, traduction d’Anne Cheng, Le Seuil, 1981,
p. 35.
.
22 Isabelle Robinet, « Polysémisme du texte canonique et
syncrétisme des interprétations : étude taxinomique des
commentaires du Daodejing au sein de la tradition chinoise »,
Extrême-Orient, Extrême-Occident, n° 5, 1984, p. 27-47.
.
23 Anne Cheng, « La trame et la chaîne : aux origines de la
constitution d’un corpus canonique au sein de la tradition
confucéenne », ibid., p. 26.
.
24 Roland B arthes , « L’effet du réel » (1968), Littérature et réalité,
ouvrage collectif de R. B arthes , L. B ersani, Ph. Hamon , M. Riffaterre, I.
Watt, Le Seuil, 1982, p. 84.
.
25 Philostrate, La Galerie de tableaux, traduit par Auguste Bougot
(1881), révisé et annoté par François Lissarrague, Paris, Les Belles-
Lettres, 1991.
.
26 Les trois premiers sont des historiens de la littérature française
de l’époque ; le dernier, Max Nordau, est un critique allemand.
.
27 Citation dans Larousse, 1867, article « boniment ».
28. Citation dans Trésor de la langue française, Dictionnaire de la
langue du 19e et du 20e siècles, article « boniment » ; source de la
citation : Faral, La Vie quotidienne au temps de St Louis, 1942, p. 88.
.
29 En ce qui concerne le statut de l’imaginaire dans la littérature
chinoise, voir François Jullien, « Naissance de l’“imagination” : essai
de problématique au travers de la réflexion littéraire de la Chine et
de l’Occident », Extrême-Orient, Extrême-Occident, n° 7, 1985,
notamment p. 42-49. Voir également Rémi Mathieu, Anthologie des
mythes et légendes de la Chine ancienne, Gallimard, 1989,
notamment p. 22-23.
.
30 Rimbaud , Parade, poème des Illuminations. Œuvres, édition de
Suzanne Bernard et André Guyaux, Classiques Garnier, 2000, p.
255.
.
31 « Augusto » est Auguste Gilbert de Voisins.
32. Dans le nom japonais « Tomita Keisen », « Tomita » est le nom de
famille et « Keisen », le surnom d’artiste. Selon la tradition
artistique extrême-orientale, nous utilisons « Keisen » pour
désigner l’artiste. Concernant le style pictural de Keisen, voir la
présentation de François Lachaud dans le catalogue Destination
Japon. Sur les pas de Guimet et Claudel. Exposition au Muséum à
Lyon, du 19 avril au 25 septembre 2005, p. 52-53.
.
33 Voir Hélène B ayou, « Poèmes peints, images fugitives », Miyabi.
Art courtois du Japon ancien. Exposition au Musée Guimet, 18 mai-16
août 1993, Paris, éditions de la Réunion des musées nationaux,
1993, p. 15-22.
.
34 Voir le compte-rendu rédigé par Yoko Tajima de l’étude de
Monika Kopplin, « Shi fu jo-ein Fächerzyklus von Keisen und
Claudel », L’Oiseau noir. Revue d’études claudéliennes, n° 4, 1983,
Cercle d’études claudéliennes au Japon, Tokyo, université de
Sophia, p. 36.
.
35 Yamanouchi Yoshio, « Claudel et Keisen : une amitié », L’Oiseau
noir, ibid., p. 47.
.
36 Voir le récit de Yamanouchi Yoshio dans « Claudel et Keisen :
une amitié », L’Oiseau noir, op. cit., p. 50.
.
37 Ibid. Yamanouchi précise que l’ordre des poèmes selon lequel
évoque Tomita Keisen n’est pas gardé depuis.
.
38 Le tanka – poème court – est un autre nom pour le waka –
poème japonais.
.
39 La description que nous donnons ici s’appuie sur l’exemplaire
n° 111 du Souffle des quatre souffles, exposé à Morestel en 2001. Voir
le catalogue de cette exposition, L’Oiseau noir dans le soleil levant.
Exposition à la Maison Ravier à Morestel, septembre au novembre
2001, p. 22-26. L’étude de Monika Kopplin selon l’exemplaire gardé
par Madame Yamanouchi correspond à cette présentation. Nous
signalons cependant que l’exemplaire n° 172 qui se trouve dans la
Bibliothèque nationale de France présente une différence : l’album
ne contient que quatre éventails au lieu de six, dont chacun porte à
la fois un poème de Claudel et une peinture de Keisen. Cet
exemplaire correspond à la description que donne Michel Truffet
dans son édition critique (Cent phrases pour éventails, édition
critique et commentée de Michel Truffet. Paris, Les Belles Lettres,
1985, p. 17). S’agit-il d’une différence entre les numéros réservés
pour le Japon (n° 1-169) et ceux pour la France (n° 170-200) ? Nous
laissons aux futurs chercheurs le soin de résoudre l’énigme.
.
40 Pour les exemplaires numérotés de 170-200, le justificatif est en
français ; pour le reste, en japonais.
.
41 Les deux caractères « 日佛 » renvoient respectivement au Japon
et à la France.
.
42 Les trois caractères « 天地人 » signifient respectivement ciel,
terre et homme.
.
43 L’Oiseau Noir. Revue d’études claudeliennes, n° 4, op. cit., p. 8.
44. Les côtés de chaque éventail mesurent 21 cm ; l’angle de
l’éventail est de 120 degrés ; du centre fictif jusqu’aux extrémités
latérales de l’éventail, la longueur est de 32,3 cm.
.
45 Ibid., p. 29.
46. Dans sa lettre du 8 août 1913 à Jean Lartigue, Segalen écrit :
« [J’] ai découvert, par R [emy] de G [ourmont], l’éditeur
incomparable, Georges Crès, qui m’offre, me propose, me jette à la
tête ceci : fonder à Péking une série d’“Éditions coréennes” (le mot
est de moi) dont il fait tous les frais et la publicité. Ce sera une série
d’ouvrages, laissés la plupart à mon choix, et qui seront tirés sur
papier de Corée à mille exemplaires, selon la formule Stèles.
Chaque ouvrage portera mon nom de “Maître imprimeur” et le
sien de “Maître Vendeur chez les Barbares d’Occident” » (S-Corr. II,
p. 181). L’année 1914 voit paraître trois ouvrages dans cette
collection : Stèles de Segalen, Connaissance de l’Est de Claudel et
Histoire d’Aladdin et de la lampe magique dans la version alors
récente de Mardrus. La réalisation du projet s’arrête là.
.
47 Segalen , Stèles, Paris, Le Livre de poche, 1999, p. 325.
48. Ibid., p. 326.
49. Gérard M acé,
« Une morale esthétique », Victor Segalen.
Voyageur et visionnaire. Exposition à la Bibliothèque nationale de
France, galerie Mansart, du 5 octobre au 31 septembre 1999, Éditions
Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 102.
.
50 Victor Segalen, Cahier de l’Herne, n° 71, op. cit., p. 213.
51. Lettre de Claudel à Segalen, datée du 23 novembre 1916. Victor
Segalen, Cahier de l’Herne, n° 71, op. cit., p. 217.
.
52 Nous reviendrons sur les « idéogrammes occidentaux » de
Claudel dans le chapitre v. Voir infra, p. 326 et suiv.

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contraire.

Référence électronique du chapitre


HUANG, Bei. Chapitre II. Du pictural à la poétique : la naissance de la
forme In : Segalen et Claudel : Dialogue à travers la peinture extrême-
orientale [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007
(généré le 08 avril 2024). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/29269>. ISBN : 978-2-7535-4667-
7. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.29269.

Référence électronique du livre


HUANG, Bei. Segalen et Claudel : Dialogue à travers la peinture
extrême-orientale. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 2007 (généré le 08 avril 2024). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/29259>. ISBN : 978-
2-7535-4667-7. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.29259.
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Segalen et Claudel
Dialogue à travers la peinture extrême-orientale
Bei Huang

Ce livre est cité par


(2019) Victor Segalen. DOI: 10.3917/herm.camel.2019.01.0427

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