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Christine Salomon

Service militaire adapté et nostalgie du service militaire obligatoire en Nouvelle-Calédonie

Grâce à vos brillantes attaques,


Vous réduisez Chinois, Canaques,
A vous Madagascar, l'Annam et le Tonkin !
(Hymne des troupes de marine1)

Régulièrement, l’unique quotidien de Nouvelle-Calédonie, Les Nouvelles Calédoniennes, vante


les mérites du service militaire adapté (SMA) : « Le SMA pousse les jeunes vers l’emploi »,
« le SMA est un extraordinaire outil d’intégration », « le SMA encore plus ancré en
Calédonie », « le SMA réconcilie les jeunes avec l’emploi », « Sans emploi hier, embauchés
aujourd‘hui », « Des contrats d’embauche à l’issue de la formation » pour ne citer que quelques
articles publiés en 20182, alors que, dans le cadre d’une recherche plus large sur les mécanismes
de sorties de la délinquance des jeunes kanak, je m’intéressais à ce dispositif de volontariat dans
l’armée. Il est en effet présenté non seulement comme favorisant l’insertion de jeunes kanak
marginalisés par le système scolaire et le marché de l’emploi, souvent décrits comme tiraillés
« entre un monde traditionnel qui s’étiole et une société de consommation qu’ils n’ont pas
intégrée »3, qu’on s’inquiète de voir échapper aux formes anciennes d’encadrement autoritaire
de leur société, mais aussi, bien que ce ne soit pas sa vocation initiale, comme un outil de
réinsertion puisqu’il accepte dans ses rangs des candidats qui ont eu précédemment des ennuis
avec la justice.
L’unanimité des louanges dont le SMA est partout l’objet4, sa longévité puisqu’il existe depuis
1962 aux Antilles et en Guyane et son déploiement progressif dans l’ensemble des outre-mers

1
Hymne chanté dans toutes les unités du SMA puisqu’elles sont rattachées aux troupes de marine de l’armée de
terre.
2
Les Nouvelles Calédoniennes, 30 janvier 2018 ; 14 février 2018 ; 20 février 2018 ; 05 juillet 2018 ; 04 septembre
2018 ; 08 septembre 2018. Ce journal, auparavant membre du groupe Hersant, est depuis 2012 aux mains
d’actionnaires calédoniens proches de la droite loyaliste.
3
« Le spleen de la jeunesse kanak », Le Monde, 5 décembre 2012. Sur les inégalités en matière de diplômes et
d’emploi, voir Catherine Ris, 2013, « Les inégalités ethniques dans l’accès à l’emploi en Nouvelle‐Calédonie »,
Économie et statistique, n° 464-465-466, 2013, p. 59-71 ; Samuel Gorohouna et Catherine Ris. « Vingt-cinq ans
de politiques de réduction des inégalités : quels impacts sur l’accès aux diplômes ? », Mouvements, vol. 91, n° 3,
2017, p. 89-98.
4
Un rapport d’information sur le SMA n° 329 (2018-2019) fait par Nuihau Laurey et Georges Patient au nom de
la commission des finances du Sénat le présente comme étant « incontestablement un investissement judicieux
pour les pouvoirs publics » et la Cour des comptes elle-même a qualifié son efficacité de remarquable dans un
rapport en février 2019 (Le Monde 03.09.2019).

1
– dont la Nouvelle-Calédonie en 1986 – témoignent de la permanence du recours à l’armée
dans des territoires à la situation potentiellement explosive, politiquement et/ou socialement.
Initialement créé dans le but de « faire exécuter un service militaire utile à une partie de la
jeunesse ultramarine » 5, son existence a été maintenue après l’annonce de la suspension de la
conscription (1997) sous la forme d'un type spécifique de volontariat dans l’armée qui s’adresse
aux jeunes les plus en difficulté, en voie de marginalisation. Sa mission a été alors redéfinie
comme un dispositif militaire d‘insertion pour les 18-25 ans sans diplôme, éloignés de l‘emploi,
avec une progressive féminisation à partir de 1994. Le SMA a toutefois gardé son nom
d'origine, bien que les armées et le ministère de l'outre-mer – les autorités de tutelle – aient tenté
de le faire évoluer en « Soutien Militaire à l'insertion par une formation professionnelle
Adaptée »6. Le parcours proposé, huit mois en moyenne, après une initiation au maniement des
armes, assimilée aux classes, consiste en une préformation professionnelle dans un certain
nombre de filières définies en fonction des besoins économiques des différentes collectivités,
que viennent compléter une remise à niveau scolaire, une éducation citoyenne, une formation
aux premiers secours et un apprentissage de la conduite automobile. L’objectif du plan « SMA
6000 », lancé en 2009, qui prévoyait de doubler les effectifs accueillis – à l’époque 3 000 jeunes
par an pour l’ensemble des implantations – a finalement été atteint en 2017.
Le SMA dans les départements et territoires d’Outre-mer a cependant suscité fort peu de
recherches et de publications en sciences sociales ; à ce jour, mis à part l’étude de référence de
Sylvain Mary qui éclaire la genèse de l’institution en réponse aux émeutes de Fort de France
de 1959, et malgré un renouveau d’intérêt pour les relations entre l’armée et les jeunes, seul un
article s’est penché sur les motivations de jeunes martiniquais pour intégrer le SMA7.
La présente contribution, centrée sur la Nouvelle-Calédonie, revient tout d’abord sur les
préoccupations qui ont présidé à la création du dispositif dans un contexte où il s’agissait de
forger un outil pour « aux Antilles, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie, prévenir d’éventuels
mouvements séparatistes »8. Elle rappelle le caractère tardif de la conscription des Kanak, sujets

5
Ainsi que le formule Michel Debré dans le troisième volume de ses mémoires Trois Républiques pour une
France : Gouverner, Mémoires 1958-1962, Paris, Albin Michel, 1988, où il consacre tout un chapitre à son action
pour « la France lointaine », et notamment la création du SMA.
6
Rapport d'information n° 290 (2007-2008) de François Trucy fait au nom de la commission des finances, déposé
le 16 avril 2008 : La Défense et l'insertion des jeunes : le Service militaire adapté et le dispositif Défense deuxième
chance « Apprendre à réussir », https://www.senat.fr/rap/r07-290/r07-2901.html
7
Sylvain Mary, « La genèse du service militaire adapté à l’Outre-Mer. Un exemple de rémanence du passé
colonial dans la France des années 1960 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 132, no. 4, 2016, p. 97-110 ;
Monique Milia Marie-Luce, « Un contrat singulier avec l’armée. L’exemple des jeunes volontaires du régiment
du service militaire adapté de la Martinique », Agora débats/jeunesses, vol. 82, no. 2, 2019, p. 127-142.
8
Michel Debré, op. cit., p. 350.

2
coloniaux devenus citoyens depuis 1946, exclus du service militaire jusqu’en 1962 et analyse
les raisons avancées par le principal parti politique local, l’Union calédonienne (UC) – une fois
que le service militaire fut rendu obligatoire – pour demander des dérogations pour les Kanak
et une adaptation de ce service. Ce n’est toutefois qu’en 1984, alors que la situation politique
locale avait radicalement changé, qu’un fort mouvement indépendantiste s’était constitué, que
fut prise la décision de créer un SMA en Nouvelle-Calédonie. L’article examine les conditions
de son implantation à un moment où le Front de libération kanak et socialiste (FLNKS) appelait
les jeunes hommes au boycott du service militaire puis, après ces débuts incertains, son
enracinement en Nouvelle-Calédonie où il fait maintenant l’unanimité chez les politiques
locaux, y compris indépendantistes, sans pour autant qu’aient changé les valeurs patriotiques
promues par l’armée et la fidélité affirmée du corps d’infanterie de marine qui encadre les
jeunes à son passé colonial.

Un dispositif contre-insurrectionnel pour la France lointaine


La création du SMA est attachée à la période gaullienne de la V° République et à l’action de
Michel Debré, Premier ministre entre 1958 et 1960 ainsi qu’à celle de Jacques Foccart,
conseiller technique du chef de l’État à partir de 1958, très actif concernant l’outre-mer9. Dans
la période qui suivit le referendum de 1958, marquée par la poursuite de la guerre d’Algérie,
l’accession à l’indépendance de la Guinée et la probabilité d’une décolonisation des autres
possessions d’Afrique, l’État tenait à préserver la souveraineté française tant dans ses « vieilles
colonies », départementalisée en 1946, que dans les territoires français d’Océanie, en particulier
la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie. Ces deux territoires, qui avaient une valeur stratégique,
étaient présentés comme des « fractions isolées de la France, et qui ne peuvent en aucun cas
prétendre vivre seules » 10.
C’est pourquoi l’explosion martiniquaise de décembre 1959 qui faisait redouter une
« algérianisation » des Antilles françaises11, la crise sociale née d’une économie s’apparentant

9
Jacques Foccart qui avait passé son enfance en Guadeloupe, avait été délégué pour les Antilles du Rassemblement
du peuple français (RPF), parti fondé par de Gaulle, entre 1947 à 1949, puis élu de l’Union française en 1951 et
nommé en 1953 secrétaire général adjoint du RPF plus spécialement chargé des TOM. Voir François Audigier,
« Une figure de l’État dans le Pacifique : Jacques Foccart, un conseiller très influent au service d’une certaine idée
de l’outre-mer (1965-1969) », in Paul De Deckker, Les figures de l’État dans le Pacifique, L’Harmattan, 2006, p.
195-210.
10
Michel Debré, Discours devant le Conseil d’État, 27 août 1958 (https://mjp.univ-perp.fr/textes/debre1958.htm).
11
Terme repris des archives ministérielles et administratives locales par Jean-Pierre Sainton, « Les débuts du
nationalisme aux Antilles Guyane françaises (1956-1963) et l'influence algérienne », 44th General Meeting of
Association of Caribbean Historians, Curacao, May 2012, p. 18. https://hal.univ-antilles.fr/hal-
01614010/document

3
toujours au système de plantation, les critiques de la départementalisation et l’émergence d’une
pensée nationaliste, conduisirent à mettre en place de nouvelles mesures politiques et
économiques pour les DOM12. Prise en décembre 1960, la décision de créer un dispositif
militaire capable d’occuper une jeunesse nombreuse, atteinte de plein fouet par la crise sucrière,
sensible aux « idées séparatistes », répondait à cet impératif.
Le ministre des Armées, chargé de la mise en œuvre du projet, proposa pour le concevoir un
officier qui avait démontré ses capacités dans l’infanterie coloniale13, alors commandant
supérieur interarmées aux Antilles-Guyane, le général Némo, apprécié comme un « penseur
militaire de grande classe et un magistral propagateur d’idées ayant fait par le passé la preuve
de sa valeur comme chef tactique et pacificateur »14. Celui-ci avait notamment servi à plusieurs
reprises en Indochine et avait tiré les leçons de la défaite française au Vietnam. Considéré
comme un spécialiste de la contre guérilla, il insistait sur la nécessité de prendre en compte, dès
le départ de troubles, les facteurs sociaux et politiques et considérait que l’armée, avant d’être
un moyen de coercition et une force militaire, devait être d’abord une école de formation pour
la jeunesse et un véhicule de propagande15. En cela il s’inscrivait dans la postérité directe des
« officiers-éducateurs » partisans de la doctrine de Lyautey16 qui s’étaient intéressés aux
méthodes éducatives nouvelles, au premier rang desquelles le scoutisme17, et dont beaucoup
devinrent les cadres des chantiers de jeunesse instaurés par Vichy en juillet 1940 sous l’égide
du général de la Porte du Theil. Comme eux, Jean Némo fut pétainiste18 et les préceptes qu’il
mobilisa pour concevoir le SMA, avec sa maxime « la réussite par l’effort et le travail », ne

12
Gilles Gauvin, « Michel Debré et La Réunion : la force des convictions jacobines », Revue française d'histoire
d'outre-mer, 324-325, 1999, p. 259-291.
13
La dénomination change avec la fusion en 1967, au sein de l’Armée de Terre, de l’infanterie et de l'artillerie
coloniales, désormais appelées troupes de marine.
14
Service historique de la Défense (SHD), Vincennes, 14 YD 467, dossier personnel du général Jean Némo, fiche
du 10 août 1962 du général chef d’EMFTOM, cité par Sylvain Mary, art. cit., p. 104.
15
Colonel Némo, « La guerre dans le milieu social », Revue Défense Nationale, n° 136, mai 1956, p. 605-623.
16
Louis Hubert Lyautey (1854-1934), alors qu’il était capitaine, à travers un essai « Du rôle social de l’officier
dans le service militaire universel » (La Revue des deux mondes, 15 mars 1891), s’était fait le promoteur de
l’intervention du service militaire dans l’éducation de la jeunesse et du rôle nouveau de l’officier qui devait pour
instruire les hommes, les comprendre et conquérir leur affection. Les cercles d’officiers-éducateurs, catholiques
sociaux de droite, fondés en 1934, avaient au début de la seconde guerre mondiale une forte audience dans le
monde militaire.
17
Jean Némo (1906-1971), comme Joseph de la Porte du Theil (1884-1976), avait été très engagé, avec le rang
de commissaire de province, dans le mouvement des Scouts de France dont Lyautey fut jusqu’à sa mort président
d’honneur. La tenue des recrues du SMA, short, chemisette et chapeau « de brousse », ressemble beaucoup à celle
des scouts du général Baden-Powell également en short et chemisette avec le chapeau « quatre bosses ».
18
Le général Némo (1906-1971) « prisonnier évadé en 1940, avait connu un intermède vichyssois, qui lui valut
certaines inimitiés » note le Général Robert Girard, « Témoignage sur le général Némo et la genèse du service
militaire adapté. Rencontre d’une situation, d’un homme et d’une culture d’arme », in Marie-reine de Jaham,
Antoine Champeau, Robert Monsterleet (dir.) La Caraïbe dans l’histoire militaire de la France. De la flibuste au
service militaire adapté, Lavauzelle, 2010, p. 115-120.

4
sont pas sans parenté avec les chantiers de jeunesse : encadrés par des officiers et des sous-
officiers, ils avaient été conçus comme un service civil obligatoire de huit mois pour les jeunes
hommes de 20 ans, palliant l’interdiction du service militaire, et visaient à leur inculquer le goût
du travail et de l’effort, le sens de la discipline et l’amour de la patrie19.
Le projet de départ du « service militaire adapté aux besoins économiques et sociaux des
départements d’Amérique », précisé en 1961, consistait, tout en assurant le droit à la
conscription pour les jeunes hommes de ces départements, à résorber un retard de
développement et à rééquilibrer la démographie entre les Antilles et la Guyane en mettant sur
pied, après une brève formation professionnelle, des unités militaires de travailleurs dont le
principal objectif, fustigé par Aimé Césaire, était la mise en valeur de la Guyane :
Nous connaissons maintenant la grande pensée du règne : c'est de résoudre le problème
démographique antillais par la colonisation militaire de la Guyane. Nos jeunes gens, machette
en main, coloniseront la brousse guyanaise et y joueront les légionnaires romains.20
L’État, redoutant que le rajeunissement et la densité de la population aux Antilles conduisent à
de nouvelles explosions sociales, voulait en effet préparer un courant migratoire, dans un
premier temps vers la Guyane, puis après l’abandon de cette destination, vers la métropole,
qu’organisa dès 1963 le Bureau pour le développement des migrations dans les départements
d'outre-mer (Bumidom)21.
Le nouveau corps de troupe, le « Régiment Mixte des Antilles-Guyane », devait à terme arriver
à incorporer environ la moitié des effectifs de chaque contingent annuel, encadrés par des
officiers et sous-officiers parmi lesquels prédominaient ceux issus de la « Coloniale », l’autre
moitié étant destinée à être servir en métropole22. Rattaché au secrétariat général des
départements d’outre-mer, ce SMA, aux prétentions d’encadrement moral et de redressement
social de la jeunesse ultramarine, comptait sur les vertus de la pédagogie militaire pour
transformer les comportements des recrues. Il fut étendu dès 1965 sous l’appellation « Centre
Militaire de Préformation de la Réunion » – CMPR – au département de la Réunion dans lequel
Michel Debré avait été élu en 1963 député, avec pour mission de contrer le puissant parti

19
Christophe Pécout, « Les chantiers de la jeunesse (1940-1944) : une expérimentation pédagogique sous le
gouvernement de Vichy », Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 234, no. 2, 2009, p. 53-62 ; Olivier
Faron, Les chantiers de jeunesse. Avoir 20 ans sous Pétain, Grasset, 2011.
20
Compte-rendu de la séance du mercredi 25 octobre 1961 à l’Assemblée Nationale, J.O. Débats parlementaires,
n° 73, année 1961-1962, p. 2991.
21
Jean-Pierre Sainton, art. cit. ; Sylvain Mary, art. cit..
22
Lieutenant-colonel Thierry de Bentzmann, « Le service militaire adapté », in Marie-Reine de Jaham, Antoine
Champeau, Robert Monsterleet (dir.) op. cit. p. 109-114.

5
communiste réunionnais, autonomiste23. Le CMPR allait devenir en 1969 le 4ème bataillon du
SMA. Deux décennies après sa première expérimentation, en 1982, le gouvernement socialiste
valida la formule et décida non seulement l'augmentation des effectifs dans les DOM, mais
aussi son extension, à commencer par la Nouvelle-Calédonie où la revendication nationaliste
kanak prenait de l’ampleur. Sa création fut décidée en 1984, mais, étant donné la situation sur
place, devenue insurrectionnelle, la première pierre du SMA ne put être posée qu’en 198624.

Les Kanak et la conscription


Au tournant des années 1960, lors de la conception du SMA, la question de la conscription se
posait très différemment dans les vieilles colonies départementalisées et en Nouvelle-
Calédonie. Dans les premières, le principe d'universalité du service militaire s’appliquait25.
Cependant, en dépit de la départementalisation censée supprimer toutes différences politiques
et administratives avec la métropole, une majorité du contingent de la Martinique, de la
Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion, astreint au service militaire obligatoire, en était de
facto tenue à l'écart par un système de placement « en congé budgétaire », euphémisme
administratif signifiant que les conscrits, même s’ils n’étaient pas exemptés par le conseil de
révision, n’étaient pas appelés, ce qui constituait une des nombreuses inégalités de fait de la
période26. Les raisons invoquées étaient d’ordre logistique et financier, raisons probablement
renforcées par les préjugés tenaces sur les piètres qualités des soldats originaires de ces
départements.
Dans les lointaines possessions du Pacifique en revanche, il fallut les pertes humaines durant la
première guerre mondiale pour que soient mobilisés les citoyens, « français de France » ou
« créoles » nés sur place, avec un premier départ en 1915. Les Kanak de Nouvelle-Calédonie,
qui n’étaient pas citoyens mais sujets de l’Empire et soumis au régime de l’indigénat, furent
quant à eux invités à partir de 1916 à s’enrôler comme volontaires ou, dans les localités dans
lesquelles il n’y avait pas de volontaires en nombre suffisant, désignés comme tels par les chefs

23
Héloïse Finch-Boyer, « Des Français comme les autres ? Distinctions raciales et citoyenneté sociale à La
Réunion (1946-1963) », Genèses, vol. 95, 2, 2014, p. 95-119.
24
Vint ensuite le tour de Mayotte en 1988 et enfin de la Polynésie française où un premier détachement fut
constitué aux Marquises en 1989.
25
Il avait fait l’objet aux Antilles d’une revendication de citoyenneté dès la fin du 19ème siècle dont la satisfaction,
longtemps différée, avait été acquise en 1912 (Jacques Dumont, « Conscription antillaise et citoyenneté
revendiquée au tournant de la première guerre mondiale », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. no 92, no. 4,
2006, pp. 101-116). Le décret de 1912 s’appliquait non seulement à la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la
Réunion mais aussi à l’Algérie et la Tunisie, où étaient appelés sous les drapeaux les citoyens et les « indigènes
musulmans non naturalisés », mais avec une forme d’appel et une solde différente.
26
Jacques Dumont, « La quête de l'égalité aux Antilles : la départementalisation et les manifestations des années
1950 », Le Mouvement Social, 2010/1 n° 230, p.79 -98 ; Sylvain Mary, art. cit.

6
administratifs ou les missionnaires27. Après le retour des anciens combattants du bataillon du
Pacifique, les règles en vigueur continuèrent à stipuler que les indigènes n’étaient pas soumis
aux appels mais pouvaient néanmoins s’engager, mais en restant sur place (décret du 29 mars
1933)28. Lors du ralliement de la Nouvelle-Calédonie à la France libre en 1940, un certain
nombre de Kanak s’engagèrent de nouveau comme volontaires, mais cette fois dans l’idée
d’acquérir, grâce au sang versé, la citoyenneté29. Après la suppression en 1945 du régime de
l’indigénat et l’acquisition de la citoyenneté, les Kanak restèrent encore à l’écart d’un certain
nombre de droits – entre autres le suffrage universel jusqu’en 1957 – et d’obligations attachées
à la citoyenneté, notamment le service militaire pour les jeunes hommes jusqu’en 1962. Une
notice sur le recrutement des indigènes dans l’armée, non datée, probablement de 1949, le
confirme :
Les indigènes de la Nlle Calédonie ne sont pas astreints au service Militaire obligatoire, même depuis
que la citoyenneté française a été reconnue aux indigènes des territoires d’Outre Mer. De même, il
n’existe pas ici de système de conscription, comme dans les autres territoires d’Outre Mer, système qui
consiste, chaque année, à recruter par voie de tirage au sort, un certain nombre d’indigènes, agés de 21
ans, afin qu’ils accomplissent leur service militaire. Des indigènes de Nlle Calédonie servent cependant
dans l’armée et dans la Marine, mais comme engagés volontaires.30
Cette réglementation dérogatoire parait avoir été conditionnée par le statut civil de droit
particulier reconnu aux « autochtones » par la constitution de 1946, à moins qu’ils n’aient opté
pour le droit commun et la pleine citoyenneté. Le maintien de ce statut, régissant le foncier et
les affaires familiales, était fermement défendu par les réformistes coloniaux, partisans d’une
évolution encadrée et séparée des Kanak, et présenté par eux comme un rempart contre « les
effets du contact trop brusque avec la civilisation occidentale31 ». Y étaient tout
particulièrement attachées les missions et les associations mélanésiennes qu’elles constituèrent
en 1947 – l’Union des indigènes calédoniens amis de liberté dans l’ordre (UICALO) catholique

27
Ces désignations d’office contribuèrent à la révolte de Koné en 1917 dans le nord de la Grande Terre. Voir
Adrian Muckle, « Kanak experiences of WW1 : New Caledonia’s Tirailleurs, Auxiliaries and ‘Rebels’ », History
Compass 6/5, 2008, p. 1325–1345 ; Id. Violences réelles et violences imaginées dans un contexte colonial.
Nouvelle-Calédonie 1917, Presses Universitaires de Nouvelle-Calédonie, 2018, p. 59-71.
28
Entre 1920 et 1939, les gendarmes, syndics des affaires indigènes, recrutaient régulièrement un petit effectif de
soldats indigènes sur la base d’un volontariat dont certains rapports donnent à penser qu’il s’agissait plutôt d’une
obligation dans les localités où aucun jeune ne se portait volontaire (Adrian Muckle, communication personnelle,
09.10.2019).
29
Jean-Marc Regnault et Ismet Kurtovitch, « Les ralliements du Pacifique en 1940. Entre légende gaulliste, enjeux
stratégiques mondiaux et rivalités Londres/Vichy », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 49-4, 2002, p.
71-90.
30
Archives de Nouvelle-Calédonie (ANC) 97W. L’orthographe et la ponctuation ont été conservées dans cette
citation et les suivantes.
31
Ainsi que le formule page 291 Maurice Lenormand, « L'évolution politique des autochtones de la Nouvelle-
Calédonie », Journal de la Société des Océanistes, tome 9, 1953, p. 245-299.

7
et l’Association des indigènes calédoniens et loyaltiens français (AICLF) protestante – pour
contrer l’audience du Parti communiste calédonien et de sa section autochtone, favorables à
l’égalité absolue des droits. Seuls les communistes kanak, devenus assez vite très minoritaires,
foncièrement opposés au statut personnel de droit particulier qu’ils considéraient comme une
survivance coloniale, envisageaient la conscription comme un devoir découlant de la pleine
citoyenneté32. Les deux associations confessionnelles mélanésiennes, présentées comme à
vocation sociale et non politique, soutinrent pour les élections législatives de 1951 un candidat
sans étiquette proposé par les missions, Maurice Lenormand, qui prônait l’amélioration du
« statut des autochtones ». Élu député, celui-ci constitua l’année suivante le Mouvement
d’Union calédonienne qui devint après sa réélection en 1956, un parti officiel – l’Union
calédonienne (UC) – qui, sous la devise « deux couleurs, un seul peuple », prétendait
représenter à la fois l’électorat mélanésien et les petits colons33. Son projet politique, tout en
proclamant la volonté d’assurer l’égalité pour tous les Calédoniens en matière de droits
électoraux et sociaux, reprenait le programme différentialiste des missions sur la question
autochtone et ne demandait donc pas l’extension de la conscription aux Kanak.
Ce fut Jacques Foccart qui, en 1959, souleva la question des inégalités dans ce domaine :
Un de mes correspondants me signale que les néo-Calédoniens d’origine autochtone, peuvent,
à l’heure actuelle, s’engager dans l’armée, mais sans pouvoir quitter le territoire alors que les
néo-calédoniens d’origine métropolitaine accomplissent leur service obligatoire et peuvent
être appelés à servir dans la métropole ou en tout autre territoire ou État. A Tahiti par contre,
les Tahitiens sont astreints au service militaire. Cette discrimination risque d’être exploitée sur
le plan politique dans un sens défavorable. Ne serait-il pas possible d’agir pour prévenir une
telle exploitation.34
Le cabinet du ministre des armées lui répondit qu’une réforme de la législation en vigueur dans
le sens souhaité était à l’étude35. Cette dernière stipula bientôt que « sans distinction d’origine
ni de statut civil les nationaux d’outremer de la République Française qui sont appelés à servir

32
Le commandant de gendarmerie de la Brigade de Bourail, une commune dans laquelle le grand chef Vincent
Bouquet, resté communiste en dépit des attaques menées contre lui par la mission catholique, observait : « Le
grand chef Bouquet, à ce sujet, déclare qu’il appartient à la France d’abroger purement et simplement le statut
particulier, mais en contrepartie, d’instituer le service militaire obligatoire et l’impôt foncier » , rapport trimestriel
du 20 juin 1956, ANC 37W550, cité par Christine Salomon, « Égalité totale ou évolution encadrée et séparée.
Retour sur les années 1946-1956 », in Christine Demmer et Benoît Trépied (dir.), La coutume kanak dans l’État.
Perspectives coloniales et post-coloniales sur la Nouvelle-Calédonie, L’Harmattan, 2017, p. 49-95.
33
Eric Soriano, La fin des Indigènes en Nouvelle-Calédonie. Le colonial à l’épreuve du politique 1946-1976,
Paris, Karthala, 2014, p. 64-75.
34
Note à Jacques Soustelle, ministre délégué auprès de Michel Debré 12 juillet 1959, SHD, Vincennes, 12H12.
35
Cabinet militaire du ministre des Armées à Monsieur le Ministre délégué auprès du Premier ministre, signé J.J.
de Bresson, 27 août 1959, SHD, Vincennes, 12H12.

8
dans l’armée française bénéficient des droits et sont soumis aux obligations fixées par la
législation relative au recrutement dans l’armée française, notamment en ce qui concerne la
durée du service militaire »36 .
Quand la teneur de la réforme fut connue, l’Assemblée territoriale accepta le 1er décembre 1960
à l’unanimité le principe du service obligatoire pour tous et donc « l’extension de la
conscription aux autochtones » 37. Un rapport du commandant supérieur du groupe du Pacifique
signale d’ailleurs que « le régime discriminatoire dans son esprit, sinon dans les faits, de la loi
de 1933 est devenu anachronique » et conclut que « le service militaire obligatoire étendu aux
autochtones d’une part et une fraction du contingent effectuant un service en métropole d’autre
part seraient accueillis très favorablement » 38.
Un autre rapport militaire précise :
Quant au principe du service militaire, il ne rencontre pas d’opposition au chef-lieu [Nouméa].
Dans l’intérieur, ne se montrent plus ou moins hostiles à la récente décision gouvernementale
que certains missionnaires qui craignent que cette mesure ne se traduise par une perte
d’autorité du clergé sur les autochtones et divers colons qui estiment imprudent d’instruire
militairement les Mélanésiens. Encore cette dernière opinion n’est-elle exprimée qu’en termes
nuancés et peu fréquemment.39
L’UICALO – l’association catholique – répercuta les réticences missionnaires en adressant à
l’Assemblée Territoriale et aux autorités de l’État un rapport dont le député Maurice
Lenormand, de l’Union calédonienne, se fit lui aussi l’écho : « Il faut prendre en compte les
vœux des groupements confessionnels et culturels autochtones réunis récemment, craignant un
mouvement accentué de détribalisation et déracinement dans une période d’évolution où il est
difficile de maintenir à la terre la jeune population rurale ». Il signale aussi les « graves
problèmes de réadaptation » chez les appelés qui risqueraient de se produire au retour de
métropole et suggère « un système adapté, les militaires autochtones pouvant faire des périodes,
comme en Suisse ».
Ces périodes seraient par exemple effectuées auprès des gendarmeries qui remplieraient un
rôle d’instruction, les gendarmes pouvant être chefs de formation militaire dans la brousse et

36
Décret n° 62-62 du 9 janvier 1962, JORF, 23 janvier 1962, p. 765.
37
Télégramme chiffré en date du 3 décembre 1960, signé Péchoux, au ministre du Sahara et des Départements et
Territoires d'Outre-mer, SHD Vincennes, 12H12.
38
Général Appert, rapport sur le moral du 2° semestre 1960, SDH Vincennes, 12H8.
39
Groupe du Pacifique, non daté, probablement 1961, SHD Vincennes, 12H8. En Polynésie quelques réticences
se manifestèrent également chez certains pasteurs protestants qui craignaient que les jeunes se soustraient à leur
influence et sortent du giron de la religion (Bulletin de renseignements trimestriel n°22, du 1er novembre 1961 au
31 janvier 1962, commandement supérieur des forces armées du Pacifique, SHD Vincennes, 12H9).

9
convoquant les jeunes autochtones à intervalles réguliers, ce qui permettrait à ces derniers de
continuer à se livrer aux travaux agricoles et éviterait leur déracinement trop rapide.40
Un vœu, soumis à l’Assemblée Territoriale par le groupe Union calédonienne, requit la
réduction de la période de service militaire (vingt-quatre mois depuis 1959) à un an, souhaitant
« que durant cette période il soit organisé, en accord et avec le concours des autorités
territoriales compétentes, des cours journaliers d’instruction générale permettant aux jeunes
recrues de compléter et de poursuivre leurs études primaires, ainsi que des cours de formation
technique pour des activités ayant leur utilisation tant dans l’armée que dans la vie civile »41.
Bien que ce ne fut pas dit explicitement, ce qui était demandé n’était autre qu’un service
militaire adapté pour la Nouvelle-Calédonie.
Au congrès de l’Union calédonienne de 1961, la question du service militaire fut débattue et, à
la suite de l’UICALO, ce parti demanda que le service militaire ne portât pas atteinte au statut
personnel et que seuls les volontaires fussent envoyés en France42. Cette position – qui
d’ailleurs ne faisait pas état de l’envoi du contingent en Algérie – ne différait guère de celle du
parti conservateur du sénateur Henri Lafleur, le Rassemblement Calédonien (Rascal), qui
estimait lui aussi que seuls les volontaires étaient à envoyer en France, à condition d’y recevoir
une formation professionnelle et de s’engager à revenir sur le territoire ensuite. Dans le paysage
politique calédonien, il n’y eut que l’Union pour la Nouvelle République (UNR), un parti
gaulliste nouvellement créé, regroupant des personnalités kanak opposées à l’Union
calédonienne, la plupart issues des réseaux protestants et qui, pour certaines, avaient auparavant
été au parti communiste calédonien, à ne pas formuler d’opposition43. Finalement, l’Union
calédonienne fit adopter par l’Assemblée Territoriale une motion demandant l’adaptation et la
réduction du service militaire en Nouvelle-Calédonie. Outre la crainte d’une atteinte au statut
personnel, la motion invoquait des « problèmes sociaux » : « le service militaire risque de créer
de nouveaux besoins chez les jeunes qui reprendraient la vie tribale avec beaucoup de peine
quand ils ne se fixeraient pas ailleurs, attirés par les centres qu’ils auraient connus », et « le
déracinement où se trouvera placé le jeune fera peut-être de lui un candidat à l’alcoolisme »44.

40
L’Avenir Calédonien, 23.11.1961, page 5.
41
L’Avenir Calédonien, 24.02.1961, page 2.
42
Cazaumayou et de Decker, Gabriel Païta : Témoignage kanak. D’Opao au pays de la Nouvelle-Calédonie 1929-
1999, L’Harmattan, 1999, p. 50.
43
Bulletin de renseignements trimestriel n°22, du 1er novembre 1961 au 31 janvier 1962, commandement
supérieur des forces armées du Pacifique, SHD Vincennes, 12H9. Un conflit politico-religieux amorcé dès 1956-
1957 allait, au tournant des années 1960, amener un certain nombre de Kanak protestants qui, après l’effondrement
du parti communiste calédonien, avaient rejoint l’UC à la quitter pour soutenir le Rascal, voir Benoit Trépied, Une
mairie dans la France coloniale. Koné, Nouvelle-Calédonie, Paris, Karthala, 2010, p. 165-194.
44
L’Avenir Calédonien, 30 avril 1962, n° 354, p. 3.

10
Il fallait donc freiner les mixités sociales et ethniques favorisées à la fois par l’urbanisation et
les possibles effets de brassage d’un service militaire en métropole.
La motion faisait aussi état de « problèmes humains ». Cette formulation renvoyait aux
préoccupations familialistes des associations missionnaires dont les discours stigmatisaient les
jeunes femmes qui quittaient la tribu pour chercher du travail Nouméa, en agitant à leur sujet
le spectre de la prostitution45.
Le service militaire s’il est une cause d’évolution pour l’homme vivant tribalement et se
mariant habituellement très jeune, placera la jeune femme dans une situation extrêmement
difficile. On se trouve là devant un grave problème social d’ordre moral. Si le contingent est
envoyé en métropole, il y aura forcément rupture entre l’homme et la femme qui n’auront pas
suivi la même évolution […] il faut craindre une intensification de l’exode des jeunes filles
vers le chef-lieu en quête d’une vie beaucoup trop facile.46
Ces résistances par rapport aux obligations militaires aboutirent au report des premières
incorporations prévues en 1962 qui ne débutèrent qu’en 1963, avec seulement un tiers de Kanak
pour deux tiers de jeunes gens d’origine européenne alors que les Kanak à l’époque, comptaient
pour la moitié de la population de l’archipel47. Au désir d’aller en métropole exprimé par le
conscrit lors du conseil de révision, vint rapidement s’ajouter une sélection basée sur la
connaissance du français et sur des tests psychotechniques. Toutefois le brassage intégrateur
qu’on aurait pu attendre d’un service militaire en métropole s’avéra limité. En effet les recrues
calédoniennes furent dirigées vers la caserne de Fontenay le Comte en Vendée où avait été
ouvert à l’initiative de Michel Debré en 1958 un centre militaire de formation professionnelle
(CMPF)48 conçu pour recevoir des appelés de tout l’outre-mer.

Le CMPF de Fontenay le Comte


Le projet d’un enseignement professionnel minimal pour devenir ouvrier ou chauffeur qu’on
dispensait au CMPF – qui correspondait au souhait des élus calédoniens de l’Union

45
Sur le familialisme des associations missionnaires et leurs discours de morale sexuelle sur les « mauvaises
filles », voir Christine Salomon, art. cit..
46
L’Avenir Calédonien, 30 avril 1962, n° 354, p. 3-4. Le mariage avant la christianisation était tardif et conclu
seulement après la naissance d’un ou de plusieurs enfants vivants. Les missionnaires, pour tenter de contrôler la
sexualité juvénile et promouvoir une norme de virginité prémaritale inexistante auparavant, imposèrent à leurs
élèves le mariage au sortir des internats des missions. Lorsque leur emprise sur la société diminua, à partir des
années 1950-60, les normes anciennes reprirent le dessus et le mariage redevint tardif.
47
Commandant supérieur des troupes du groupes du Pacifique au ministre des armées, 25 février 1963, SHD
Vincennes 12H12. L’ordre de grandeur du contingent calédonien apte était estimé par l’autorité militaire à 480
jeunes hommes dont 280 « français de souche mélanésienne », la moitié étant à incorporer sur place et l’autre
moitié à envoyer en métropole. Voir aussi Cazaumayou et de Decker, op. cit., p. 50.
48
Actuellement, le CMFP de Fontenay le Comte est devenu un centre de reconversion pour des militaires qui
souhaitent accéder à des qualifications professionnelles.

11
calédonienne et du Rassemblement Calédonien pour les jeunes hommes kanak, proche de celui
mis en œuvre au SMA du groupe Antilles-Guyane – s’inscrivait dans le droit fil de l’une des
politiques scolaires antérieurement menée dans certaines possessions de l’Empire : récusant
pour les colonisés les études longues, elle fixait un plafond à ne pas dépasser et les orientait
vers des formations utilitaires destinées à fournir une main d’œuvre qualifiée aux colons et aux
entreprises locales49. Une telle politique n’avait cependant jamais été jamais développée
pendant la période de l’indigénat en direction des Kanak. Leurs compétences non seulement
intellectuelles, mais aussi pratiques (savoir-faire) et comportementales (savoir-être), étaient
dénigrées et on leur préférait une main d’œuvre importée de travailleurs sous contrat. Après
l’abolition de ce régime, une fois l’accès au certificat d’études primaires acquis50,
« l’organisation d’un enseignement professionnel et artisanal », devint la requête en matière
scolaire des missions ainsi que celle de « l’assemblée des notables »51 mise en place par une
administration locale qui n’avait mis fin aux inégalités coloniales les plus criantes que
contrainte et forcée, puis cette demande fut reprise par l’Union calédonienne. Les Kanak
restaient écartés des études plus longues. Ils n’eurent accès au cycle secondaire qu’en 1957, à
la suite des transformations de la loi-cadre, et le premier bachelier kanak obtint son diplôme en
196252. En 1963, dans un journal catholique, Le Semeur Calédonien, paraissait un reportage du
père Peron, aumônier des soldats océaniens, consacré au CMPF de Fontenay le Comte où il
s’était rendu. Fidèle à l’optique différentialiste des missions qui redoutaient les effets
corrupteurs de la vie métropolitaine et n’envisageaient pour les jeunes Kanak que des
apprentissages professionnels rapides, il était plutôt élogieux :
Dans un an ou plus, qu’auront ces jeunes dans leurs bagages de retour ? Plus qu’un brevet de
bonne conduite je pense ; et pas seulement un esprit encombré par la découverte d’horizons
nouveaux. Mais bien une volonté plus grande de mettre leurs forces jeunes au service du pays.
Et pourquoi pas un métier ? On m’a dit que ça se faisait. Tant mieux ! Des pays en voie de
développement comme le sont les territoires français d’Océanie ont besoin de jeunes formés
pour le temps de paix. Ce serait le grand mérite de l’armée de participer à cette œuvre
constructrice en complétant par les grands moyens dont elle dispose l’enseignement scolaire.53

49
Ce fut le cas à Madagascar et dans une certaine mesure en Indochine, voir Trinh Van Thao, « L’idéologie de
l’école en Indochine (1890-1938) », Revue Tiers Monde, 1993, pp. 169-186.
50
Il n’existait pas de certificat d’études primaires indigène. Il fallut attendre 1953 pour que des élèves kanak
présentent le certificat d’études primaires (voir Marie Pineau-Salaun, « Une institution républicaine ? L'école
indigène en Nouvelle-Calédonie (1885-1945) », French Colonial History, vol. 7, 2006, p. 143-164.)
51
Rapport au Conseil général relatif à l’assemblée des notables, 5 mai 1950, ANC 37W557.
52
Kohler, Jean-Marie et Wacquant Loïc. L’école inégale. Éléments pour une sociologie de l’école en Nouvelle-
Calédonie, 1985, Nouméa, Institut culturel mélanésien-ORSTOM, p. 20.
53
N° 451 du 10 mai 1963, p. 4.

12
Les retours de l’encadrement militaire du CMPF à la hiérarchie étaient en revanche moins
favorables, se plaignant de la difficulté des recrues du Pacifique à suivre l’enseignement
prodigué et de leur comportement :
Certaines des difficultés rencontrées avec les recrues originaires des Antilles et de la Réunion -
indolence et manque d’aptitude à recevoir une formation de spécialiste ; perméabilité aux
mauvaises influences venant d’éléments étrangers à l’armée ; tendance au repli sur eux-mêmes
– ont été retrouvées sur une plus grande échelle, avec les recrues originaires du Pacifique.54
Les stéréotypes coloniaux sur l’indolence des gens des îles semblent avoir été particulièrement
répandus. En 1966, le rapport au Sénat d’une délégation chargée de s’informer de
l’accomplissement du SMA aux Antilles et en Guyane55 est parcouru de considérations sur « la
psychologie très particulière des populations antillaises », « son insouciance indolente », « un
caractère très individualiste, un tempérament vif et une susceptibilité ombrageuse ». Plus près
de nous, en 1990, alors que la préférence allait à une armée d’active au format réduit, composée
de spécialistes et de techniciens, ces préjugés s’expriment encore dans une question d’un
sénateur RPR de Loire Atlantique (Michel Chauty) au ministre de la Défense, arguant des
capacités physiques et intellectuelles limitées des recrues des DOM-TOM pour y supprimer la
conscription :
L'évolution rapide des besoins des armées vers un service de qualité va conduire à recruter de
préférence des hommes ayant des capacités physiques et intellectuelles élevées, et une
formation répondant à priori à ces besoins nouveaux. Devant l'abondance des possibilités non
exploitées du contingent métropolitain, il devient inutile de recruter dans les D.O.M.-T.O.M.
un contingent qui ne répond pas aux impératifs des armées et qui s'intègre mal dans certaines
unités. Ne vaudrait-il pas mieux surseoir à tout recrutement, hors besoins locaux, et remplacer
le temps de service par une formation professionnelle sur place, qui peut favoriser le
développement économique autochtone56.

Un SMA en Nouvelle-Calédonie
Bien que les élus calédoniens dans les années 1960 aient appelé de leur vœux un service
militaire adapté à la Nouvelle-Calédonie57, comme les coûts budgétaires étaient élevés pour un

54
Commandant du Groupement d’instruction et de transit des troupes de marine dans la métropole au ministre
des armées, 4 mai 1963, SHD, 12H12.
55
Rapport d’information n° 137 (1966-1967) fait par les sénateurs André Monteil, Marcel Boulangé, Roger
Moreve, Henri Parisot et Georges Repiquet sur l’accomplissement du SMA aux Antilles et en Guyane et sur les
travaux d’installation du Centre spatial de la Guyane.
56
Question écrite 11237, J.O. Sénat, 18 octobre 1990, p. 1749.
57
Dans un article intitulé « autour du service militaire », le journal de l’UC, L’avenir calédonien, du 23 février
1962 peu enclin habituellement à rapporter des nouvelles ne concernant pas le territoire, avait même reproduit -

13
nombre restreint de bénéficiaires et que l’Union calédonienne, bien qu’autonomiste, ne montrait
aucune velléité séparatiste, il ne fut pas mis en place. Toutefois le paysage politique se
transforma considérablement la décennie suivante. Contestée par la radicalisation de jeunes
Kanak qui s’étaient prononcés dès 1975 en faveur de l’indépendance et avaient créé le Parti de
libération kanak (Palika), l’UC se dota d’une nouvelle direction et rejoignit le Front
indépendantiste. S’ouvrit alors une période d’intense agitation que ni les réformes décidées par
le gouvernement socialiste, ni la négociation de Nainville-les-Roches en 1983 entre les
loyalistes, l’UC et l’État ne purent désamorcer. La décision interministérielle le 18 septembre
1984 de créer un détachement du SMA en Nouvelle-Calédonie s’inscrivait également dans cette
démarche, mais prise moins d’une semaine avant la constitution du Front de Libération
Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS), elle fut éclipsée par cet évènement et passa inaperçue.
Elle ne put d’ailleurs se concrétiser que deux ans plus tard. L’armée, dont d’importants
détachements de gendarmerie mobile réprimaient les manifestations indépendantistes, en tête
desquelles se trouvaient les jeunes kanak parmi lesquels certains se préparaient à la lutte armée
et refusaient le service national, pouvait difficilement se présenter comme œuvrant pour la
jeunesse et le développement du territoire. Après l’appel au boycott des élections de novembre
1984 et la « neutralisation » du secrétaire général de l’UC, Eloi Machoro, abattu par le GIGN
quelques mois plus tard, la situation s’aggrava encore. L’état d’urgence fut proclamé. Le
FLNKS, pour protester contre la « militarisation forcée » et le projet d’installer une base
militaire en Nouvelle-Calédonie, lança un mot d’ordre d’insoumission au service national
français. Un certain nombre de jeunes indépendantistes se retrouvèrent avec un mandat d’arrêt
pour désertion58. Quelques mois avant l’inauguration du SMA qui eut lieu le 30 août 1986,
Bwénando, le journal du FLNKS titrait en avril 1986 « objection de conscience ou désertion ? »
tandis que Le Kanak, le journal du Palika, écrivait : « Il y a eu trop de choses, trop d’évènements
qui nous ont démontré le véritable rôle de l’armée, pour qu’aujourd’hui des gens se permettent
encore de croire au visage humain et bienfaiteur de l’armée française »59. C’est presque en
catimini, sans que le président de Région, Jean-Marie Tjibaou, assistât à la cérémonie, que
Jacques Chirac, lors d’une visite éclair en Nouvelle-Calédonie, posa la première pierre d’un

sans aucun commentaire de la rédaction – de larges extraits du bulletin d’information du ministère des armées
annonçant la mise en route du SMA aux Antilles et en Guyane (page 2).
58
Le mot d’ordre d’insoumission fut décidé congrès de Nakéty en février 1985, réaffirmé au congrès de Hienghène
en mai 1985 sous la forme d’une motion appelant « solennellement les jeunes kanak et la jeunesse de Kanaky à
boycotter massivement le service militaire français ». Voir l’entretien de Jean-Marie Tjibaou accordé au n°35 du
Journal des Objecteurs de Conscience (septembre 1985) reproduit dans Tjibaou, Jean-Marie. La présence kanak,
édition établie et présentée par Alban Bensa et Eric Wittersheim, Paris, Éd. Odile Jacob, 1996, p. 209-214. Les
déserteurs kanak furent tous amnistiés en 1989.
59
Le Kanak n°114 du 26 juillet au 02 août 1986, p. 5.

14
très modeste détachement du SMA à Koumac, un village du Nord à la population européenne
importante dont le maire loyaliste avait donné à l’armée un terrain municipal60. Il ne s’agissait
alors que d’une section de vingt-six conscrits qui, après des classes au Régiment d’infanterie
de marine aéroporté de Plum (près de Nouméa), seraient initiés à la maçonnerie et à
l’agriculture. Les bâtiments une fois terminés étaient prévus pour 112 conscrits mais quatre ans
plus tard, alors que les accords de Matignon avaient fait revenir la paix civile, la compagnie
comprenait déjà 150 recrues. Dès 1992, une seconde compagnie de formation professionnelle
fut constituée et implantée à Koné, dans le chef-lieu de la Province Nord créée en 1988 et gérée
par les indépendantistes. Le choix de cette localisation, la diversification des filières de
formation pour s’adapter aux besoins économiques de la province contribuèrent à faire du SMA
un des acteurs de la politique de rééquilibrage socio-économique, décidée par les accords de
Matignon et poursuivie par l’Accord de Nouméa. Devenu en 1996 groupement du SMA, puis
en 2012 régiment du service militaire adapté de Nouvelle-Calédonie (RSMA-NC), le dispositif
est désormais perçu par l’ensemble de la classe politique comme le meilleur moyen d’encadrer
les jeunes en difficulté et il n’a cessé d’augmenter ses effectifs : une troisième compagnie a été
adjointe à Koumac et une nouvelle implantation à Bourail en Province Sud a été décidée en
2019 de sorte de recevoir au total 600 jeunes par an, dans leur quasi-totalité kanak61. C’est
maintenant 17% d’une classe d’âge du territoire qui passe par ce volontariat dans l’armée, et
30% si la proportion est rapportée à la communauté kanak62.

Entre caserne, atelier et école63


Une fois leur candidature au SMA acceptée et leur aptitude vérifiée, tous les volontaires suivent
une formation militaire initiale de trois semaines pendant laquelle ils sont coupés de leur
famille : les épreuves physiques d’endurance, les marches au pas en chantant des hymnes appris
par cœur, les revues d’habillement et de paquetage sont censées assurer la discipline et la
cohésion du groupe et permettre l’acquisition d’automatismes liés au règlement militaire. Dans
les récits qui m’en ont été fait, et dans le reportage en deux parties « les coulisses du SMA »

60
Le journal Les Nouvelles Calédoniennes ne rendit compte de l’évènement que par un petit encart en page 6 (1er
septembre 1986). Le journal de l’UC, L’avenir calédonien, traite bien de la visite de Chirac, mais ne mentionne
pas non plus la pose de la première pierre du SMA (n° 955, 5 septembre 1986).
61
Selon le rapport annuel d’activité du RSMA-NC, en 2017, les volontaires kanak représentaient 92% des
effectifs et 42% des recrues venaient de la Province Nord (qui ne totalisait que19% de la population selon le
recensement de 2014).
62
Rapport d’activité 2018 des services de l’État en Nouvelle-Calédonie.
63
J’ai mené en octobre 2018 à la compagnie de formation professionnelle de Koné une enquête directe par
observation et entretiens de type ethnographique, sur laquelle s’appuie ce chapitre.

15
qui lui a été consacré par la chaine télévisée Caledonia64, cette formation militaire apparait
comme une phase de mise à l’épreuve physique et morale d’une brutalité intentionnelle, à
l’image des classes imposées autrefois aux conscrits, émaillée de brimades et de punitions
collectives65. Toutefois elle est évoquée toujours très positivement dans l’après-coup par les
jeunes hommes. En effet, la valorisation de l’endurance physique et le goût prononcé pour les
armes qu’en milieu rural les garçons kanak manient pour chasser dès l’adolescence, et dont,
avant la pacification coloniale, les hommes ne se séparaient jamais, la socialisation aux
cérémonies ritualisées qui scandent la vie en tribu et au respect de la hiérarchie – qui implique
de connaitre et d’accepter le rang que l’on y occupe – prédisposent apparemment à adhérer aux
entrainements et aux valeurs militaires telles qu’énoncées par le chef de corps du régiment à
l’issue de la formation militaire initiale :
Dans quelques instants, vous allez être présentés à votre drapeau, symbole de notre unité. Il
exprime notre attachement aux valeurs militaires qui guident notre action au quotidien :
cohésion, fidélité, discipline, respect, culte de la mission, hommage aux anciens et fraternité
d’armes.66
Ensuite, déclarés dignes de porter l’ancre de marine sur leur béret de « marsouin » (soldat de
1ère classe de l’infanterie de marine), les volontaires sont répartis dans leurs filières
professionnelles respectives. L’encadrement insiste sur cinq impératifs baptisés les « règles
d’or » : être à l'heure, en tenue, respecter la sécurité, travailler en équipe, respecter le chef et
rendre compte. L’acquisition de la ponctualité, de la docilité et le respect de la hiérarchie sont
au demeurant considérés comme aussi, voire plus importants que des qualifications techniques
pour les emplois subalternes auxquels ils peuvent prétendre d’autant que la formation acquise
au SMA n’est pas qualifiante et ne délivre aucun titre professionnel. Parmi les volontaires
stagiaires recrutés, 35 % sont sortis du cursus scolaire sans aucun diplôme et 42 % sont à leur
arrivée en situation d’illettrisme (de niveau 1-2)67 si bien que le SMA dispense à tous un « ré-
apprentissage des savoirs de base en français et mathématiques68 » conjointement à la formation

64
https://www.youtube.com/watch?v=kKmSTyVem9E
65
Sur l’imposition d’un modèle militaro-viril aux conscrits, voir Odile Roynette, "Bons pour le service",
l'expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle en France », Paris, Belin, 2000 ; Annie Crépin et Odile
Roynette, « Jeunes hommes, jeunesse et service militaire au XIXe siècle », dans Ludivine Bantigny, Ivan Jablonka
(dir.), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France (XIXe-XXIe siècle), Paris, PUF, 2009, p. 213-224.
66
Discours du colonel Baller lors de la présentation au drapeau du régiment de la nouvelle promotion de
volontaires stagiaires (LNC, 6 novembre 2019).
67
Ces données chiffrées ainsi que celles qui suivent proviennent du Rapport annuel d’activité du RSMA de
Nouvelle-Calédonie, 2017.
68
Plaquette éditée par la cellule recrutement du RSMA-NC : « Le RSMA, c’est choc !». À la compagnie de Koné,
qui comprend 130 volontaires stagiaires, le rattrapage scolaire est dispensé par un professeur mis à disposition par
le vice-rectorat aidé de deux répétitrices, volontaires techniciennes avec un niveau baccalauréat.

16
dans une filière professionnelle. Celle-ci cependant souffre de la temporalité propre au
dispositif : huit mois dont sept seulement pour l’instruction professionnelle. Comme le notait
déjà en 1964 le concepteur du SMA, alors que le temps de service utilisable à l’instruction
professionnelle était plus long, onze mois : « Quelle instruction professionnelle peut-on espérer
donner pendant un temps aussi court ? 69». Dans ces conditions il ne peut s’agir, pour reprendre
ses termes, que « d’une simple initiation, un dégrossissage70 ». De plus de nombreux
volontaires se retrouvent dans une filière qu’ils n’ont pas choisie, mais néanmoins intégrée afin
de pouvoir rapidement passer le permis de conduire, un enjeu important en Nouvelle-Calédonie,
et ils ne comptent pas ultérieurement chercher un emploi dans ce secteur. Quant au stage
obligatoire en entreprise lors de la formation, il s’avère souvent décevant pour les jeunes,
occupés à de menus travaux qui n’ont rien à voir avec le métier auquel ils sont préparés, si bien
que certains d’entre eux ne terminent pas le stage et ne valident pas pour cette raison leur
formation. Le taux de défection des volontaires n’est pas négligeable, 16,7%, la plupart se
contentent de ne pas revenir à la caserne après un week-end, mais quelques renvois se
produisent aussi suite à des alcoolisations massives ou des bagarres, le plus souvent entre
jeunes, parfois avec un gradé métropolitain à la suite de propos perçus comme insultants.
Cependant, le principe qui consiste à appliquer pour les fautes individuelles commises des
sanctions collectives – exercices physiques à type de marches en montagne avec privation de
sommeil ou de « renforcement musculaire » (les fameuses « pompes », officiellement
interdites) – conduit généralement les différentes sections qui composent la compagnie à
contrôler en leur sein les réfractaires. Les jeunes qui ont un casier judiciaire ne sont pas a priori
exclus du volontariat au SMA, pas plus qu’ils ne le sont d’un engagement dans l’une des trois
armées, à moins qu’il ne s’agisse d’atteintes graves aux personnes ou d’infractions à la
législation sur les stupéfiants jugées « incompatibles avec l’exercice du métier de militaire ».
Ils représentent environ 10% des volontaires stagiaires masculins. Conformément à une
tradition ancienne dans l’armée, le dispositif fait donc figure non seulement d’outil de
socialisation et d’acculturation, mais aussi de disciplinarisation et de gestion des fortes têtes71.
Sa démarche qui superpose des modèles différents – celui de l’armée, celui de l’atelier et celui

69
Général Némo, « À propos de la réforme du service militaire », Revue Défense Nationale n° 221, février 1964,
p. 193-202.
70
Ibid., page 200.
71
Environ 10% des volontaires signent un engagement dans l’armée à l’issue de leur stage au RSMA, soit une
soixantaine de jeunes, garçons et filles. Chaque année, 300 jeunes Calédoniens des deux sexes s’engagent, la
plupart d’entre eux dans l’armée de Terre (général Thierry Marchand, commandant supérieur des forces armées
de la Nouvelle-Calédonie, communication personnelle, 18.10.2018).

17
de l’école – le situe entre une école professionnelle de la seconde chance et une structure
éducative renforcée à encadrement militaire. Le taux d’insertion dont il se prévaut est 72 %,
mais seulement 43% en emploi durable72. Partenaire de l’ensemble des institutions locales, des
chambres consulaires et des groupes industriels et miniers, le SMA est d’autant plus
unanimement encensé en Nouvelle-Calédonie qu’il se situe dans un espace que lui disputent
peu d’autres opportunités pour les jeunes sans diplôme73.
L’encadrement militaire toutefois ne se préoccupe pas seulement de l’employabilité des
volontaires, mais également de leur inculquer ses valeurs d’engagement au service de la France
et d’amour de la patrie. Les trois compagnies du régiment se nomment d’ailleurs respectivement
« les bleus », « les blancs » et « les rouges ». Les cérémonies de lever du drapeau tricolore le
matin, le chant de la Marseillaise ou de l’hymne de l’infanterie de marine – « du Bosphore à la
Martinique, du Sénégal au Pacifique, on voit de ton drapeau resplendir les trois couleurs » – ne
sont pas sans susciter des conflits de loyauté chez des jeunes qui ont grandi dans un
environnement nationaliste et préfèrent regarder ostensiblement leurs pieds plutôt que le
drapeau et marmonner au lieu de chanter, quitte se faire rappeler à l’ordre et à encourir une
punition collective. Outre l’influence auprès des recrues elles-mêmes, les officiers d’infanterie
de marine qui encadrent le régiment veillent aussi à donner à la population une image positive
de l’armée en « maillant » le pays grâce à deux types « d’outils de rayonnement » : d’une part
des chantiers d’application externe dans lesquels les jeunes et leurs encadrants accomplissent
un travail au service d’une commune, d’une tribu ou d’une association ; d’autre part des
tournées d’information systématiques faites trois fois par an par des militaires de carrière dans
les communes, l’objectif étant de « poser le pied partout » pour gagner « la bataille du
recrutement 74 » et au-delà gagner les cœurs et les esprits. L’invitation des familles à assister à
la cérémonie de présentation au drapeau du régiment des jeunes après leurs classes, les
multiples défilés, prises de commandement, commémorations dans lesquelles est exaltée la
bravoure des « anciens » du bataillon du Pacifique dans les deux conflits mondiaux du XXe
siècle, s’intègrent dans une propagande dans lesquelles le SMA, fidèle à sa vocation initiale de
maintien du statu quo politique, affirme la présence française à un moment où l’accession à

72
On exige des jeunes qui ont passé leur brevet militaire de conduite au SMA en Nouvelle-Calédonie un contrat
de travail d’un mois au moins pour le transformer en permis civil. Mon enquête montre que cela amène à produire
des contrats de courte durée de complaisance fournis par un parent ou un ami artisan ou entrepreneur et par
conséquent à surévaluer le taux d’insertion.
73
Si ce n’est le Service Civique, avec moins de 200 postes occupés par des 16-25 ans sur les trois provinces du
pays et un dispositif préparatoire à l'emploi et/ou à une formation qualifiante, nommé « SPOT », ouvert aux plus
de 17 ans qui ne reçoit qu’une centaine de jeunes par an et dont le recrutement est très sélectif.
74
Les termes entre guillemets ont été utilisés par l’officier commandant la compagnie de Koné (entretien du
11.10.2018).

18
l’indépendance constitue un enjeu électoral et où ses partisans affichent également les couleurs,
celles du drapeau kanak.
On observe néanmoins que les indépendantistes, très opposés aux implantations de l’armée
dans les années 1980, dont les élus dirigent depuis plus de trente ans maintenant deux provinces
– la province Nord et celle des Îles Loyauté – où ils sont confrontés à la déscolarisation et au
chômage des jeunes kanak, voient désormais dans le SMA et son développement une bouée de
sauvetage pour recadrer une jeunesse masculine présentée comme en perte de repères et sujette
à la délinquance. A l’instar du reste de la classe politique locale et de nombreux responsables
coutumiers75, des leaders indépendantistes, la plupart dans la soixantaine ou au-delà, en
appellent même au rétablissement d’un service militaire obligatoire, seul susceptible de
combattre l’anomie en aidant au difficile passage des garçons vers l’âge adulte et de restaurer
les relations d’autorité autrefois à la base des rapports sociaux d’âge (et de genre). En Nouvelle-
Calédonie, outre son rôle d’insertion, la dimension militaire du SMA fait donc clairement figure
d’atout. Ainsi le candidat unitaire du FLNKS dans la 2ème circonscription pour les législatives
de 2012, Jean-Pierre Djaïwé, déclarait : « Quant à l’insécurité, c’est d’abord en amont le
problème de l’échec scolaire. C’est pourquoi nous réfléchissons au rétablissement du SMA
obligatoire pour tous ceux qui sortent de l’école sans qualification »76. Le projet politique de
l’Union Nationale pour l’indépendance – une coalition dont le moteur est le Palika, dans le
passé très critique vis-à-vis de l’armée – rendu public en mars 2018 dans la perspective du
premier référendum d’autodétermination de novembre, envisageait lui aussi, s’appuyant « sur
les résultats très satisfaisants du SMA », un service militaire :
Son socle sera constitué d’un commandement propre au pays et d’un service militaire de type
Service Militaire Adapté sur lequel seraient organisés de façon complémentaire, deux types
d’activités : la formation aux différents métiers et professions dont l’adéquation avec les
politiques de formation classique et avec le maintien d’un service civique calédonien en cours
de création sera étudiée ; l’accès à une formation militaire spécifique. Les effectifs concernés

75
« Ici, quand je discute avec les chefs coutumiers kanaks, beaucoup sont désemparés et regrettent le service
militaire » déclarait le lieutenant-colonel Petitcol, alors chef de corps du RSMA-NC, au journal Le Monde qui
consacrait le 13 mars 2015 un article élogieux au dispositif : « En Nouvelle-Calédonie, le service militaire adapté
attire la jeunesse kanak ».
76
Les Nouvelles Calédoniennes 14 juin 2012. C’était aussi le projet de Nicolas Sarkozy, présenté le 6 avril 2016
à une convention thématique sur l’éducation nationale aux Républicains : il prévoyait de généraliser le SMA qui
serait devenu obligatoire pour les décrocheurs et aurait permis de « réapprendre les règles de la vie en commun »
à tout jeune qui n’aurait pas le baccalauréat et ne serait ni en apprentissage, ni en formation, ni en stage (Le Monde,
7 avril 2016).

19
seront évalués en fonction des besoins, du système de coopération et des moyens à mettre en
œuvre.77
Et dans le projet de société du FLNKS pour une Kanaky-Nouvelle-Calédonie souveraine en
2018, au chapitre de l’organisation de la défense du pays, on lisait également qu’« un service
national peut s’inspirer d’un système de type SMA78 ».

Conclusion
Un nouvel horizon a été défini par la ministre des Outre-mer en février 2018, dénommé « SMA
2025 » qui vise « une employabilité durable au service des jeunes et des entreprises des outre-
mers » et veut inscrire le SMA dans une dynamique de formation qualifiante79, ce qui comme
on l’a vu apparait difficilement compatible avec la durée des formations actuelles.
Conformément à cet objectif, qui implique de nouveaux changements, la qualité de
l’apprentissage professionnel est désormais mise en avant par l’institution au détriment de
l’instruction et de la dimension militaires :
La génération des parents des jeunes que l’on recrute a vécu le RSMA que l’on appelle chez
nous « grand-papa », avec une formation militaire, un peu de maçonnerie et d’espace vert, où
en réalité on les occupait pendant un an. Aujourd’hui, nous leur délivrons une vraie formation
professionnelle. La partie militaire n’est qu’un axe du savoir- être […] Le terme service
militaire est une appellation de tradition. Nous sommes un centre de formation
professionnelle, dont l’encadrement est militaire. Rien de plus.80
Il apparait toutefois que pour les Kanak, longtemps tenus à l’écart du service militaire
(masculin) égalitaire et qui n’y ont accédé qu’entre 1963 et 1997, ce discours ne soit pas
nécessaire pour séduire. Le rapport à la chose militaire demeure en effet important. Il contribue
toujours à l’attractivité du dispositif chez les jeunes hommes qui intègrent le SMA81, intéressés
par le maniement des armes, le port de l’uniforme et la ritualisation de la vie militaire tandis
que chez leurs ainés, la popularité du SMA, autant qu’à ses succès en matière d’insertion, se

77
Kanaky-Nouvelle Calédonie, un état souverain en Océanie. Contribution de l’UNI à la détermination de l’avenir
politique et institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, page 82.
https://issuu.com/l.mapou/docs/uni_projet_politique_032018_vf
78
https://blogs.mediapart.fr/aisdpk-kanaky/blog/251017/le-projet-du-flnks-pour-une-kanaky-nouvelle-caledonie-
souveraine
79
Voir le rapport d’information sur le SMA n° 329 (2018-2019) fait par Nuihau Laurey et Georges Patient au nom
de la commission des finances du Sénat.
80
Lieutenant-colonel Régis Chopard, directeur des opérations au RSMA-NC, LNC, 6 mars 2020.
81
Mon étude en 2018 qui s’intéressait aux volontaires avec un casier judiciaire concernait des garçons, seuls à être
dans ce cas. Le taux général de féminisation du RSMA-NC est de 44%, avec des variations considérables en
fonction des filières. A la compagnie de Koné, qui prépare aux métiers de l’industrie et du bâtiment, il n’est que
de 23%. Je fais l’hypothèse que les motivations des filles pour intégrer le SMA diffèrent sensiblement de celles
des garçons.

20
rapporte à une vision nostalgique du service militaire comme repère biographique, étape
irremplaçable de transition des garçons vers l’âge adulte grâce à l’apprentissage d’une
discipline que seule l’armée serait encore capable aujourd’hui d’imposer.
Alors que se posait la question d’une nécessaire évolution du service national à la fin de la
guerre d’Algérie, dans les années qui suivirent la création du SMA aux Antilles-Guyane, ses
premiers responsables avaient mis en garde contre une transposition en métropole d’un
dispositif pensé pour l’Outre-mer82. Cependant, dès les années 1980, la crise et le taux élevé de
chômage des jeunes conduisirent à confier à l’armée une fonction de prise en charge des appelés
du contingent les plus défavorisés en matière de lutte contre l’illettrisme (1986) et de
coopération avec les organismes de formation professionnelle (1988)83. Après la suspension de
la conscription, la recherche de formules succédanées au service militaire pour tenter de gérer
en métropole la jeunesse urbaine en difficulté a conduit à faire du SMA une référence et à
vouloir opérer « le transfert du modèle, des marges ultramarines de la nation aux marges
urbaines de la métropole84». C’est ainsi qu’en 2005, fut créé le dispositif « Défense deuxième
chance » proposant l’encadrement en internat par d’anciens militaires des jeunes « en situation
d'échec scolaire et professionnel, et en voie de marginalisation sociale » et l’année suivante, en
réponse émeutes urbaines, le Service Civil Volontaire, visant l’insertion de ceux avec « un
risque de désocialisation », puis devant l’échec de ce dispositif, en 2010 le Service Civique. En
2015, après les attentats, au vu « des réussites exceptionnelles du SMA, son extension en
métropole »85 était annoncée sous la forme d’un « organisme militaire destiné à favoriser l'accès
à l'emploi durable des jeunes grâce à une formation humaine et professionnelle » : le Service
Militaire Volontaire. Plus récemment, le Service National Universel, mis en préfiguration en
2019, après un premier « séjour de cohésion » obligatoire, prévoit lui aussi un volontariat d’au
moins trois mois soit dans l’actuel service civique, soit d’engagement dans les armées ou les
forces de sécurité. Force est donc de constater que l’armée, dans les quartiers difficiles de

82
Le général Némo écrivait : « toute transposition en métropole de cette forme de service militaire ne nous semble
devoir se justifier d’une part, et réussir d’autre part, que si elle correspond à des buts aussi précis et concrets que
ceux du S.M.A. aux Antilles et en Guyane » (« À propos de la réforme du service militaire », Revue Défense
Nationale, février 1964, p. 193-202), ce qu’un de ses successeurs, le général Revault d’Allones, soulignait lui
aussi : « dire que le S.M.A. est adapté aux conditions sociales des Antilles et de la Guyane, c’est souligner que ces
conditions et notamment celles dans lesquelles se trouve la jeunesse que le S.M.A. prend en charge, ne sont pas
celles de l’hexagone (« Départements français d’Amérique. Service Militaire Adapté An Dix », Revue Défense
Nationale, n° 291, juillet 1970, p. 1063-1079).
83
Marc Bessin, « L'armée et l'illettrisme. Remarques sur la fonction de dépistage de la conscription militaire »,
Agora débats/jeunesses, n°15, 1er trimestre 1999, p. 57-67.
84
Sylvain Mary, art. cit., p. 110.
85
Cinquième conférence de presse de François Hollande à l’Élysée, 5 Février 2015.
https://www.dailymotion.com/video/x2ghior

21
l’hexagone comme dans les territoires ultramarins, reste convoquée pour mener « le combat
social » et gagner « la bataille de l’insertion »86 perdue par l’école et les autres institutions de
la République afin de donner aux jeunes les moins qualifiés des perspectives et de recadrer ceux
qui sont rétifs à l’autorité.

Remerciements : Je remercie Dolorès Vila-Rouzier sans qui je n’aurais pas pu enquêter à la


compagnie du RSMA de Koné ainsi que Marie-José Constans, Danielle Prébin et Marie-Hélène
Teulières pour leur aide dans la recherche de certains des documents nécessaires à cet article.

86
Expressions régulièrement utilisées par les chefs de corps du SMA.

22

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