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CENDRES: KARMA 2éme Partie

Partie 33 : Rien de tout ça ne me plait

***Abibatou Léa Sy***

Prendre le risque de venir rencontrer les grands-parents de Majib était déjà un


gros effort dans le but de me faire pardonner. Rencontrer sa mère aussi ne faisait
pas partie du plan. Si je savais qu’elle était ici, jamais je ne serais venue.

Mais je suis là, elle est là et je dois faire avec. J’ai été bien surprise quand Majib
m’a dit qui elle était. Un petit bout de femme comme ça, pas plus grosse que moi
et haute comme trois pommes, mettre au monde un homme tel que Majib, c’est
l’exemple parfait du fameux miracle de la vie.

Son caractère par contre n’a pas l’air aussi petit que sa taille. Comment elle m’a
regardée, on aurait dit que j’ai tué son fils. Elle semble déjà bien me détester. Il m’a
fallu improviser pour lui montrer que je n’en avais rien à faire d’elle. Ce n’est pas
parce qu’elle ne m’aime pas que son fils ne m’aime pas et je le lui ai montré. Les
mamans me détestent en général de toute façon, pourquoi elle, échapperait à la
règle ?

Majib était mal à l’aise et je les ai quittés à l’instant pour retourner dans la cuisine
prétendant faire le thé que j’avais promis aux grands-parents. En réalité, je veux
juste m’éloigner un peu de la tension et réfléchir… Heureusement, la domestique
qui m’aidait à préparer les fruits tout à l’heure est sortie de la cuisine, me
permettant de me retrouver seule. Mais alors que je fouille les placards, Majib me
rejoint.

- Tu veux de l’aide ?
- Euh, oui… Je cherche le thé, la menthe, le…

Il a déjà ouvert un placard et me sort tout ce qu’il me faut, en demandant :

- Ça va ?

- Oui, oui. Et toi ?

- Très surpris de te voir là. Sinon, tout va bien.

Je me rapproche de lui et passe mes bras autour de son cou, puis le regarde.

- Quoi, ça ne te fait pas plaisir ?

Se détendant avec un sourire tendre, il pose ses grandes mains sur ma taille.

- Bien sûr que si, je suis juste surpris. Comment tu as trouvé la maison ?

- J’ai demandé, beaucoup de gens connaissent ton grand-père… Tu ne m’appelais


pas, ne venais pas me voir alors je n’ai pas eu d’autre choix que de venir. Je te
manquais si peu, dis-moi ?

- Tu sais très bien que tu me manquais… Mais je t’en voulais et tu sais pourquoi.

- Tu m’en voulais ? Ça veut dire que tu ne m’en veux plus ?


Il répond à mon sourire coquin en m’attirant encore plus contre lui.

- Comment le pourrais-je ? Tu es irrésistible…

Il se penche et pose un doux baiser sur mes lèvres, tellement agréable que j’en
soupire de plaisir. En lui disant qu’il me manquait je ne me rendais pas compte à
quel point c’était vrai... Là, à cet instant, j’ai envie de tout oublier jusqu’à la raison
pour laquelle je suis avec lui, et profiter uniquement de ce bien-être qui m’envahit
quand je suis dans ses bras. Je l’accepte maintenant, je n’y peux rien, il me fait du
bien. Autant en profiter tant qu’on est ensemble…

En se détachant de moi, je vois son regard beaucoup plus apaisé qu’il y’a quelques
minutes. Je crois que je suis complètement pardonnée maintenant. Même pas eu
besoin de dire les mots doux que j’avais prévus. La classe !

Il me repousse un peu et m’observe de la tête aux pieds.

- T’es belle comme ça tu sais ? C’est pour moi ou mes grands-parents que tu t’es
habillée ainsi ?

- A ton avis ? Tu crois que j’allais venir les voir en short ?

- Quoi, t’es belle en short. Je suis sûr que grand-pa Tidjane aurait apprécié de voir
de jeunes jambes.

- Beurk. Ça va pas ?

Il éclate de rire puis reprend son sérieux.


- Désolé pour ma mère. Ne fais pas attention à elle, c’est toujours comme ça quand
elle ne connait pas bien quelqu’un.

- Comme ça, comment ? Tout va bien.

Je me détache de lui et me mets à la tâche, faisant semblant de ne pas


comprendre à quoi il fait allusion. Il reprend d’un air soulagé :

- Ok, tant mieux alors.

- On va y aller dans quelques minutes au fait. On t’a attendu longtemps.

- Oh non, Anna est bien ici. Restez dîner avec nous ?

Dîner avec ta mère ? Non, mon cher, je n’en ai pas l’intention. Aucune envie de
subir ses regards méprisants.

- Faut qu’on y aille désolée. Tu peux venir avec nous si tu veux.

- Maman compte sur moi pour la ramener chez ses parents, mais je te rejoins
ensuite, promis.

Majib me tient compagnie jusqu’à ce que je finisse le thé puis nous retournons
ensemble dans le jardin. En y arrivant, je vois Anna qui a enfin quitté les genoux du
grand-père, debout entre les jambes de la maman de Majib avec qui elle est en
grande discussion.
Quand je pose le plateau de thé et me mets à servir, Grand-Père Tidjane dit à
Majib :

- Comment tu as pu nous cacher une perle comme celle-là, petit-fils ? Dépêche-toi


de l’épouser et emmène-la ici qu’on puisse profiter. Ta grand-mère ne sert à rien,
y’a longtemps qu’elle ne me prépare plus de thé.

- Eh bien, tu vas te contenter d’elle parce que celle-ci, elle est tout pour moi. Elle
ne posera pas un pied ici.

- Dommage, je pensais déjà me débarrasser de ce vieillard et retourner chez ma


famille, rétorque Grand-Mère.

- Quelle famille ? Ils sont tous morts, il ne te reste plus que moi.

Je les sers en riant à leurs plaisanteries, ravie d’avoir séduit au moins deux sur trois
personnes ici. Le grand-père de Majib n’arrête pas de me faire des compliments
depuis que je suis là. Je ne regarde pas la tête de l’autre naine mais elle doit être
enragée de voir à quel point j’ai fait craquer ses beaux-parents. J’espère qu’elle ne
va pas s’étouffer avec son thé…

Une demi-heure plus tard, Anna et moi reprenons la route, notre mission
accomplie. Dans la voiture, je me mets à questionner ma fille.

- Tu discutais de quoi avec la maman de tonton ?

- Mamy Séta ? Rien, elle me posait des questions ?


- Séta ? C’est comme ça qu’elle s’appelle ?

- Oui. Elle m’a dit de lui dire tout mon nom et moi je lui ai demandé la même
chose. Elle s’appelle Séta Doucouré.

- Okay… et toi tu lui as dit quoi ?

- Ben que je m’appelle Anna Eva Sy.

- Elle t’a demandé quoi d’autre ?

- Euh… mon âge… ah oui, elle voulait savoir qui est mon papa.

- Quoi ?! crie-je.

Anna me regarde, surprise de ma réaction. Mais elle ne l’est certainement pas plus
que moi après ce que je viens d’entendre. Pourquoi cette femme lui a posé cette
question ? Je garde mon calme et continue :

- Tu… as répondu quoi ?

- Ben, j’ai pas de papa…


La petite voix triste avec laquelle elle répond me fait mal au cœur. Je la regarde et
décide de ne plus lui poser de questions même si je veux en savoir plus.

Que cherchait la maman de Majib à lui demander ça ? Et qui sait ce qu’Anna lui a
dit d’autre ? Je n’aime pas ça du tout, et je n’aime pas non plus son comportement
avec elle quand j’étais revenue dans le jardin. Elle s’était bien rapprochée d’elle
tout d’un coup, l’invitant même quand on partait à aller la voir chez elle avec
Majib, faisant exprès de m’exclure.

Et comment elle l’observait… Rien de tout ça ne me plait.

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***Abdoul Majib Kébé***

Le dîner terminé, je raccompagne maman chez elle avant de rejoindre Abi ensuite.
Anna sera certainement couchée et on pourra se retrouver enfin seuls.

En attendant, dans la voiture avec maman, je subis la dernière série de questions


de la journée.

- Tu la connais depuis quand ?

- Qui ça ?

- Abi !

Bien. Je savais très bien de qui elle parlait, je voulais juste l’obliger à dire son
prénom, même si elle le fait avec un mépris non teinté.
- Maman, comment tu peux être aussi dure avec elle alors que tu la connais à
peine. Fais un effort pour moi, juste cette fois. Je tiens à elle tu sais ?

- Réponds à ma question, depuis quand vous vous connaissez ?

Lassé qu’elle ne fasse même pas attention à ce que je lui dis, je soupire et réponds
pour en finir :

- Je sais pas, deux ans, un peu plus.

- C’est tout ? T’es sûr ?

- Bien sûr que je suis sûr.

- Vous ne vous êtes jamais rencontrés avant. Jamais ?

Bon, cette fois je doute que sa question soit une simple curiosité. Je la regarde en
fronçant les sourcils et lui demande :

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Il n’y a rien.

- Pourquoi tu me poses cette question ? T’es bizarre.


- Pour rien Abdou. Je veux juste savoir. Tu l’as rencontrée avant, ou pas ?

- Je t’ai dit que non et c’est justement le fait que tu insistes que je trouve bizarre.

- Je suis curieuse, c’est tout…

Elle dit ça d’une voix basse puis tourne son regard sur la route, pensive. Elle ne dit
plus un mot jusqu’à l’arrivée, ce qui ne lui ressemble pas du tout.

En route vers l’appart d’Abi, je me pose encore des questions sur son
comportement... Puis je décide d’oublier, tournant mes pensées vers la seule
chose dont j’ai envie en ce moment, retrouver ma femme.

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Quelques jours plus tard

***Omar Bâ***

Pour la première fois depuis six ans que je la possède, je porte enfin ma cravate. Je
l’avais achetée pour préparer les entretiens que j’espérais avoir, alors que je venais
d’être diplômé et avais envoyé des dizaines de lettres de candidature.

Stressé, j’en triture le bout alors que, assis dans la salle d’attente de M. Faye,
j’attends que sa secrétaire me fasse entrer. Quelle que soit l’issue de cet entretien,
je resterai reconnaissante envers Abi. C’est grâce à elle si pour la première fois
depuis que j’ai mon diplôme de maîtrise en Sociologie, je passe enfin un entretien
d’embauche.

Le jour-même du baptême de ma fille, elle m’a appelé pour me poser des


questions sur mon parcours et après discussion m’a proposé de transmettre mon
CV à un de ses amis qui m’aiderait à trouver du travail. La condition étant que je
promette de quitter au plus tôt Elisabeth, la « vieille toubab chez qui je vis pour
m’occuper de ma nouvelle famille, Hadja et Marième » d’après ses propres mots.
J’ai accepté sans vraiment y croire. Ça faisait longtemps que je n’espérais plus
travailler à Dakar, cherchant plutôt à partir à l’étranger sans succès.

Mais elle a tenu promesse. Me voilà ici-même, à peine quelques jours après, à
attendre d’être reçu pour un entretien.

Après quelques minutes d’attente, la secrétaire de M. Faye me fait entrer.

Après présentation et plusieurs questions sur mon parcours, M. Faye me dit :

- Bon M. Bâ, je dois vous avouer que votre CV est assez léger, vous n’avez aucune
expérience malgré votre diplôme. Mais vous me semblez motivé et M. Hannan a
tenu à ce que j’apporte une attention particulière à votre candidature. Je vais donc
vous faire une proposition. Ce sera un CDD pour commencer et si vous faites vos
preuves, on pourra faire évoluer votre contrat.

Un CDD... Je n’arrive pas à y croire. Profondément soulagé, j’exprime ma


reconnaissance.

- Merci M. Faye. Soyez certain que je ne vous décevrai pas.

- Attendez déjà de savoir ce que je vous propose. Ma secrétaire que vous voyez a
été promue à un autre poste alors qu’on vient de gagner plusieurs projets. J’ai
besoin d’un assistant et le fait que vous parlez anglais est un plus. Le salaire n’est
pas mirobolant mais vous verrez les détails avec les ressources humaines si le
poste vous intéresse bien sûr. Qu’est-ce que vous en dites ?

- Bien sûr, il m’intéresse. Aucun problème.

- Parfait. On vous rappellera dans ce cas. A bientôt M. Bâ.

Dès que je sors des bureaux de la société, je prends mon téléphone pour appeler
Abi.

- Je tenais à te remercier Abi. Je viens juste de finir mon entretien et on va me faire


une proposition.

- Ah, c’est cool ça. Contente pour toi.

- Merci pour tout. Je t’en dois une.

- Non, tu ne me dois rien. J’ai juste transmis ton CV et c’est parce que j’admire ce
que tu as fait pour Hadja et ta fille. J’espère que tu vas bien t’occuper d’elles ?

- Promis.

- Cool. A plus.

Elle est géniale cette fille. Dire que je ne la supportais pas au départ, la trouvant
arrogante avec ses ordres… Comme quoi, il ne faut jamais juger au premier abord.
Elle est allée jusqu’à me laisser les deux millions de francs qu’Hadja lui avait
empruntés pour, m’a-t ’elle dit, m’en servir pour le bébé.

Avec cet argent et le boulot que je vais bientôt avoir, je compte nous trouver un
bon petit appartement où tous les trois pourrons vivre. Pour le moment, Hadja,
qui est toujours chez son oncle bien qu’on soit marié, ne veut pas me parler mais
je suis sûr que ça s’arrangera. Je sais qu’elle m’aime toujours, il lui faut juste le
temps de se remettre de ne pas avoir épousé Lamine, ce à quoi ma nouvelle
situation financière devrait aider…

****************

****************

***Lamine Cissé***

Je me fais tirer de mon doux sommeil par la main de ma femme sur moi et sa voix :

- Lamine, réveille-toi.

Mais qu’est-ce qu’elle veut elle aussi ? On est dimanche, là.

J’ouvre un peu les yeux et la vois assise à côté de moi, l’air impatiente. Me voyant
refermer les yeux, elle pousse violemment ma cuisse.

- Lamiiine !! Réveille-toi, tu dors troop là !

- Quoi ?! C’est dimanche, laisse-moi dormir non ?

- Mais il est 13h ! Ça fait 5h que j’attends que tu te réveilles ! J’en ai marre.
- Mais pourquoi tu dors pas aussi ? Viens là.

- Non, j’ai assez dormi moi. Lève-toi, il faut que je te dise quelque chose.

- Attends plus tard.

- Non !

Arghh cette femme est fatigante ! J’inspire fort et me résous à la regarder. Elle ne
va pas me laisser tranquille de toute façon. Le sourire aux lèvres, elle semble
excitée et ne fait rien, jouant à attendre que je lui pose la question.

- Ça a intérêt à être important, Maïmouna.

- Ça l’est. Je ne peux plus attendre.

- Qu’est-ce que c’est ?

Souriant mystérieusement, elle m’observe encore mettant ma patience à


l’épreuve, puis prend lentement quelque chose derrière elle qu’elle me montre.

- Regarde… Tu vas être papa.

Je… quoi ? J’observe l’objet en forme de bâtonnet en même temps que ses paroles
prennent sens dans mon esprit. Papa…

Je me redresse brusquement et la regarde :

- Tu es enceinte ?

- Oui, dit-elle calmement.

Mon Dieu. Je pose ma main sur sa cuisse et balbutie :

- Ça va… ? Tu es contente ?

Elle me regarde comme si j’étais fou.

- Non, je suis malheureuse… Bêta, pourquoi je ne serais pas contente ?

- Parce que… c’était pas prévu, tu viens juste de finir tes études et vas commencer
à travailler. Puis tu ne voulais même pas te marier déjà. Et là…

- Et là, j’attends un bébé et j’en suis très heureuse. Point. Le reste n’a pas
d’importance… T’es content toi ?

Je réponds à sa question par un petit rire amusé. Content, moi ?

Repoussant la couverture, je me rallonge et l’invite à me rejoindre, avant de nous


recouvrir. Puis, les yeux dans les yeux, je lui dis :

- Je ne suis pas content… Je suis l’homme le plus heureux du monde… Merci.


- Merci pour quoi ? dit-elle en riant.

- Pour toi… Pour lui ou elle, je m’en fous... Merci pour tout.

Elle ne dit rien et continue de me regarder, ses yeux commençant à s’embuer de


larmes. Je caresse son visage et lui dépose un léger baiser sur les lèvres. Elle
m’enlace et se blottit tout contre moi pour m’embrasser. Au contact de ses formes
mes sens se mettent tout de suite en éveil. Je l’embrasse passionnément en retour
puis la repousse légèrement. En passant un doigt caressant sur son cou et la
naissance de sa poitrine, je chuchote :

- Tu es sûre ? Je ne voudrais pas l’embêter.

- Embêter qui ?

- Le bébé. C’est pas dangereux ?

Elle pouffe de rire et soudain me repousse, m’obligeant à me coucher sur le dos.


Puis elle se déshabille rapidement, m’enjambe et, son corps nu collé au mien, dit
d’une petite voix sexy :

- Neuf mois chéri… Je te conseille de l’embêter tant que tu peux encore.

Un désir fulgurant monte en moi. Incapable de penser plus, j’attrape ses fesses
pendant qu’elle glisse sa main sous mon pantalon et me positionne contre elle… Le
plaisir m’envahit comme une flèche alors que je pénètre en elle.
C’est décidé, je vais l’embêter… Au moins un million de fois.

Partie 34 : Plus rien n’existe…

Plusieurs semaines plus tard

***Boris Suleyman Hannan***

J’arrive à la cérémonie alors que ça a déjà commencé depuis une heure, espérant
que Ndèye Marie n’a pas encore reçu son diplôme. Je me trouve une place à
l’arrière de la salle et tente de l’apercevoir. Je la vois assise devant avec ses
parents, vêtue des traditionnels robe et toque de « graduation day ». Elle m’a l’air
très concentrée et je m’en veux de ne pas être venu plus tôt pour l’encourager. Elle
stresse pour tout, même s’il ne s’agit là que de recevoir un diplôme devant un
public.

Plusieurs minutes plus tard, son nom retentit dans le micro et elle se lève pour
rejoindre le devant de la scène. Le doyen de l’université énonce son nouveau titre
ainsi que les prestigieuses appréciations qu’elle a obtenues, avant de lui remettre
le diplôme. Je la vois sourire et le remercier alors que les applaudissements
retentissent dans la salle. Une immense fierté me submerge. J’imagine ce que ses
parents doivent ressentir au même moment.

Les yeux rivés sur elle, je la trouve plus sublime que jamais. Elle rejoint ses
camarades debout à l’arrière du doyen et c’est là qu’elle m’aperçoit. Je lui fais un
clin d’œil qui la fait sourire. La distance qui nous sépare parait tout d’un coup se
rétrécir. Pendant un instant, nous sommes seuls au monde. Elle est heureuse de
me voir ici. Et moi, je me rends compte plus que jamais qu’elle est la femme de ma
vie… L’évidence en est telle maintenant que je me demande comment j’ai pu croire
un instant que je pourrais jamais l’oublier. Je ne peux pas renoncer à elle…

A la fin de la cérémonie, toute la salle se lève pour rejoindre l’espace de réception.


Je vois Ndèye Marie retrouver ses parents et m’approche du groupe. Son père se
tourne vers moi en me voyant arriver.

- Tiens. Suleyman, je ne savais pas que tu étais là.

- Bonjour M. Touré. Je suis arrivé en retard et j’ai préféré rester derrière.

Je les salue puis embrasse Ndèye Marie :

- Félicitations petite Marie. Je suis fier de toi.

- Merci.

- Ça, c’est ma fille ! dit fièrement son papa en l’enlaçant. Je ne regrette pas du tout
de l’avoir fait venir ici, je savais qu’elle ne nous décevrait pas. Elle aurait pu faire
comme d’autres n’est-ce pas ? Profiter du fait de ne pas être sous notre
surveillance pour faire ce qu’elle veut ou se laisser retarder par des histoires, des
déceptions ou je ne sais quoi encore, mais non. Elle a placé ses études en premier
et voilà la récompense aujourd’hui.

D’un air gêné, Ndèye Marie proteste aux compliments de son père.

- Papa, arrête…
- Je dis ce que je pense, ma fille. Je sais que ça a été dur pour toi l’année passée
mais tu as tout surmonté et tu as obtenu ton diplôme haut-la-main. Ton père est
vraiment fier de toi…

Je le sens ému à sa voix cassée et connaissant Ndèye Marie, elle va vite pleurer s’il
continue sur cette lancée. Je m’apprête à faire une plaisanterie pour détendre
l’atmosphère quand sa maman me devance.

- Moi aussi, je suis fière de toi chérie. Mais ce n’est pas parce que tes études sont
finies maintenant et que tu as un travail assuré, que tu peux te permettre de faire
des bêtises. Tu ne dois t’attarder sur rien d’autre à part le mari qui saura t’aimer et
te respecter. C’est ça, ton prochain diplôme.

Elle me jette un bref coup d’œil en disant ça, mais assez pour que je comprenne le
message. Elle n’est pas dupe, elle sait qu’il y’a quelque chose entre nous et est
carrément en train de me dire : « Si tu n’es pas sérieux, tu n’as rien à faire ici ».

La prenant au mot, je rajoute en regardant affectueusement Ndèye Marie :

- Ça ne devrait pas être difficile pour elle. N’importe quel homme serait heureux
d’en faire sa femme.

- Non mais, vous allez arrêter tous maintenant ? proteste Ndèye Marie. Bon, on va
prendre des photos ? Venez.

Elle s’en va aussitôt chercher le photographe mais mon message est passé. Sa
maman me regarde et je vois dans son mince sourire qu’elle est rassurée.

Et elle peut l’être…


**********************

***Ndèye Marie Touré***

Ils ont quoi à dire toutes ces choses-là quand même ? De toute façon, maman, il
faut toujours qu’elle trouve un moyen de me mettre dans l’embarras. Parler de
mariage devant Boris. Non mais… Heureusement que je me suis défilée, c’était
insupportable.

Nous prenons quelques photos et juste après, Boris me dit qu’il doit partir car il a à
faire. Je cache ma déception derrière un sourire et le regarde s’en aller, avant
d’aller enlever ma tenue pour rejoindre ensuite la salle de réception avec papa et
maman.

Deux heures plus tard, je les laisse retourner se reposer à leur hôtel tandis que je
rejoins mon petit appartement pour y passer le reste de l’après-midi en attendant
de les revoir le soir. J’en profite pour rappeler les personnes qui ont tenté de me
joindre. Virginie, ensuite Maïmouna et son mari, puis Majib, tous me félicitant et
me souhaitant le meilleur pour la suite. Abi m’a également envoyé un message
mais je ne lui réponds pas. Je me demande même ce qu’elle fait encore avec mon
numéro celle-là…

Le dernier appel est pour Aysha qui me crie tellement aux oreilles que j’en ai les
tympans qui résonnent :

- Boooy, je suis fière de toi wallah !! Avocate hein ?! Et chez Latham & Watkins stp.
Toi, tu rigoles pas deh ! Chééé ! Mais désolée quand même de pas être venue, je
suis un peu souffrante là.

- Eh ben ça ne se voit pas, dis-je en riant.


- Non, je te promets. Depuis hier soir, mais t’inquiète je vais me rattraper avec
mon cadeau. Tu fais quoi là ?

- Rien du tout, je suis chez moi. Comme je travaille lundi là, j’ai des trucs à finir. Et
après, dîner avec les parents.

- Okhoo t’es trop sérieuse toi quand même. Wa mais passe chez moi avant d’aller
au dîner comme ça je te file ton cadeau.

- Aujourd’hui là ? Ah non, ça va devoir attendre Aysha.

- Non, stp viens. Il faut absolument que je te le remette aujourd’hui sinon je ne


vais pas dormir, tu me connais . En plus ça fait longtemps que t’es pas passée toi.
Y’a quoi, t’es avocate maintenant et t’oublies tes anciennes copines !

- N’importe quoi. Pourquoi t’aimes les problèmes ? J’avais juste pas prévu de
ressortir avant ce soir.

- Nan mais c’est boon, tu passes à 18h juste avant ton dîner et puis voilà.

- Eum, je ne sais pas Aysha…

- Bon d’accord… okho, okho… Je vais passer alors… okho… c’est pas le moment de
sortir pour moi avec le froid là mais tant pis… Faut absolument que je te donne ton
cadeau.

Aysha ! C’est maintenant qu’elle change de voix et se met à tousser, tout ça pour
m’amadouer. Sa seule maladie c’est la paresse. Elle me fait rire mais je réfléchis
quand même et décide de céder :

- Ecoute, je vais passer vite fait d’accord. Mais vraiment c’était pas la peine de
m’offrir un cadeau, je ne veux pas te fatiguer.

- Tu ne me fatigues pas. Je t’attends vers 18h alors ? Bisous, bye !

- Non mais par conte, je ne reste que …

… quelques minutes. Pas la peine de continuer, elle a raccroché.

Je soupire et me dépêche de sortir mon ordinateur pour travailler un peu avant de


me préparer à sortir.

******************

Quelques heures plus tard, je sonne chez Aysha qui m’ouvre le portail. Je ne suis
pas revenue dans l’appartement de ses parents depuis le dîner quand ils étaient là.
D’ailleurs, j’ai été depuis lors quelquefois en contact avec tata Jeanne qui avait pris
mon numéro.

Quand j’arrive devant la porte, je la trouve entrouverte et entre en m’annonçant.


- Aysha ?

Personne. Je referme la porte derrière moi puis me dirige vers le salon. Et là, je
reçois un accueil inattendu et plus que bruyant :

- SURPRIIIISE !!

C’est quoi ça ?! Ebahie, je vois plein de personnes dans le salon riant et criant des
félicitations.

Papa et maman, des amis, des connaissances, des têtes inconnues, je les vois tous
là, certains coiffés de chapeau de fête en papier. Boris et Aysha sont là aussi bien
sûr. La chipie, c’est pour ça qu’elle insistait pour que je vienne. Et moi, bête que je
suis, je n’ai rien vu venir.

Elle vient à moi et m’enlace en riant, satisfaite d’elle-même, tandis que Boris me
passe un chapeau en papier sur la tête.

- Voilà, t’es mieux comme ça. Alors, surprise ?

- Vous êtes fous, je jure !

Aux murs sont accrochés plein de ballons, guirlandes ainsi qu’une grande
banderole sur lequel est écrit « Congrats Miss Lawyer ! ».

Ils sont incroyables ! Les gens viennent à moi pour m’embrasser et me féliciter.
L’effet de surprise ne s’estompe toujours pas mais je suis tellement heureuse que
je ne cesse de rire bêtement. Mes parents restent dans leur coin, m’observant en
silence, leur visage empreint de joie calme. Boris va dans la salle à manger d’où il
revient avec deux bouteilles de champomy et une de champagne qu’il pose sur la
table basse. Aysha court vite chercher des verres et revient avec. Reprenant une
bouteille, Boris en fait péter le bouchon avec un énorme bruit accompagné des
rires des gens devant la mousse qui coule partout.

La bouteille dans la main, il fait un geste pour demander le silence à l’assemblée


avant de parler :

- Bon, ça c’était pour l’effet théâtral. On servira le champagne aux alcolos mais
d’abord du jus de pomme pour les enfants. N’est-ce-pas petite Marie ?

Tout le monde éclate de rire tandis qu’il repose la bouteille sur la table avant de
prendre le champomy. Je jette un coup d’œil aux parents. Pas sûre qu’ils
apprécient la plaisanterie… Mais ils continuent de sourire, compréhensifs.

Boris me sert d’abord puis remplit les autres verres avec l’aide d’Aysha. Tout le
monde servi à présent, il lève son verre et dit en me regardant :

- Toast ! A la plus séduisante des avocates que je connaisse. Félicitations ma belle !

- Cheers ! crie tout le monde.

Je les remercie en riant, heureuse et extrêmement reconnaissante.

Le calme revenant peu à peu autour de moi, je vois mes parents s’approcher.

- Nous, on va y aller chérie.

- Déjà ?

- Oui, on vous laisse entre jeunes quand même. Tu peux rester avec tes amis ce
soir, ta maman et moi allons dîner seuls.
- Vous êtes sûrs ?

- Mais oui, ne t’inquiète pas pour nous. On t’appelle demain.

Maman, fidèle à elle-même ne peut s’empêcher de rajouter à voix basse :

- Fais attention quand même, ne touche pas à cet alcool.

- T’as pas besoin de me dire ça maman. Je ne bois pas, c’est pour les autres.

- Je sais. A demain, ma fille. Tu es entre de bonnes mains.

Hein ? J’ai raté un épisode là. Maman qui me dit que je suis entre de bonnes mains
en parlant d’un homme ! Je ne sais pas ce que Boris lui a dit, mais il est fort…

Je laisse papa et maman partir, accompagnés par Boris qui les dépose à leur hôtel.

En attendant qu’il revienne, je reste discuter joyeusement avec les autres, écouter
de la musique et déguster les délicieux apéritifs servis dans la salle à manger, dont
la table est transformée en buffet pour l’occasion.

Cette soirée imprévue est juste parfaite. Je suis tellement reconnaissante envers
Boris et Aysha. Je n’oublierai jamais cette journée…

Il y’a quelques personnes ici que je n’ai jamais vues et j’en profite pour faire
connaissance. L’une d’entre elles justement, qui s’était faite discrète jusque là me
rejoint dans la salle à manger. Elle est toute jolie, grande, la peau légèrement mate
et de longs cheveux noirs. Ce doit être une copine d’Aysha.
Elle s’approche de moi avec le sourire puis me tend la main :

- Félicitations Marie. C’est Charlène.

- Oh, merci Charlène. C’est gentil.

- Je t’en prie… Ça doit te faire drôle de voir tout ce monde, avec des personnes que
tu ne connais même pas en plus.

- Drôle, oui. Mais je suis contente, je m’amuse bien. C’est sympa d’être venue en
tout cas.

- C’est normal. Boris et moi sommes amis et il me parle beaucoup de toi.

Je la regarde plus attentivement, soudain curieuse… Boris n’a pas beaucoup


d’amis. En fait, son seul ami est Majib et… l’autre…

Il ne l’a pas invitée elle, quand même ?

Voyant mon expression changer, Charlène reprend posément :

- Je suppose que tu as entendu parler de moi aussi ?

- Non, pas du tout.

Elle sourit, non dupe, puis continue :

- Moi si. Et la seule raison pour laquelle je suis venue c’était pour te rencontrer. Je
sais ce qui se passe entre lui et toi. Tu refuses de lui donner une autre chance à
cause de l’erreur qu’il a faite. Mais il t’aime tu sais ? Il est fou de toi.

Euh… c’est quoi ça ? Je garde le silence et la laisse continuer :

- On se connait depuis tout petits et je te promets que je ne l’ai jamais vu comme


ça avec une fille. Il est juste adorable avec toi… Ok, il a fait une erreur, mais qui
n’en fait pas ? Au moins, il fait des efforts pour se racheter. Regarde autour de toi,
tout ce qu’il a fait là, c’est juste pour que tu sois heureuse. N’ignore pas la chance
que tu as ok ? D’autres en rêvent…

Je ne réponds pas et me contente de l’observer. Etonnamment, elle n’est ni


agressive, ni méchante. Au contraire elle semble sympa… et triste en fait. Je me
demande si par « d’autres », elle ne veut pas parler d’elle-même.

Détournant les yeux, gênée, elle pose son verre puis me dit avec un sourire forcé :

- Je vais partir… Pense à ce que je t’ai dit, ok ?

Elle s’en va, me laissant seule dans la cuisine, ne sachant que penser de ses
paroles. Aysha vient rapidement me demander de les rejoindre et je la suis,
m’efforçant d’oublier l’épisode Charlène.

Quand Boris est de retour, le salon s’est transformé en une piste de danse. Au
cours de la soirée, la playlist qu’il avait mis passe sur de la musique zouk love. Tout
de suite, je me rappelle de la première fois que j’étais venue ici, à l’anniversaire
d’Aysha. Boris et moi avions justement dansé sur ce type de musique. Je le regarde
et vois qu’il me regarde aussi, se rappelant sans doute de la même chose. Il vient
alors à moi et me prend la main, m’attirant un peu à l’écart des autres. Il me prend
dans ses bras et me colle doucement et fermement à lui. Nous nous mettons à
danser…
Lentement, sensuellement… Nos corps s’effleurent, se frottent, se collent et se
décollent l’un de l’autre. Le contact de ses mains fermes posées sur la chute de
mes reins me donne des frissons partout sur le corps. Au bout de quelques
instants, plus rien n’existe autour de nous à part la musique qui rythme nos
mouvements. Mes mains autour de son cou et mon visage dans le creux de son
épaule, je sens son souffle me caresser la nuque. Je suis comme envoûtée, envahie
par l’odeur masculine et épicée qui se dégage de son corps. Rien d’autre ne
traverse mes pensées que le plaisir de ce moment…

Les chansons passent et s’enchainent mais nous ne revenons sur terre que quand
la playlist change de rythme. Doucement, je me détache et sa main glisse sur ma
peau pour retenir la mienne. Légèrement étourdie, je lève les yeux vers lui. Une
forte tension se lit dans son regard, au point où il semble plus sombre que
d’habitude. Aucun de nous ne parle...

Quelqu’un vient tout d’un coup interrompre la magie en nous interpellant. Il nous
annonce son départ… La demi-heure suivante, plusieurs personnes le suivent
jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux couples dans l’appartement. Boris et moi, et
Aysha avec son copain, Kassim. Après qu’on ait rangé le salon, ces deux-là
annoncent aussi leur départ, comptant passer le reste de la soirée chez Kassim. Je
vois Boris froncer les sourcils, l’air peu ravi de la nouvelle mais il les laisse quand
même partir.

Amusée, je me moque de lui quand on se retrouve seuls :

- T’es jaloux, on dirait ?

- Elle n’aurait jamais fait ça s’il y’avait mes parents. Elle est trop jeune là.

- Tu plaisantes ? Elle a 25 ans comme moi je te rappelle. On n’a jamais dormi


ensemble toi et moi ?
- C’est pas pareil.

- Ah tiens ! C’est quoi la différence ? Ta petite sœur, faut qu’elle reste pure mais
moi ça passe, c’est ça ?

- Mais on n’a jamais fait l’amour toi et moi ?

- Et alors, ça veut…

Je m’arrête là, me posant tout d’un coup une question. Regardant plus
attentivement Boris, je lui demande :

- Attends, est-ce que tu penses que je suis vierge ?

- Quoi ? Ben euh, je ne me suis jamais posé la question, je ne crois pas à ce genre
de choses de toute façon. Aucune envie d’attendre des années avant de conclure.

- Hum, le contraire m’aurait étonnée.

Son regard devient plus insistant et plein de sous-entendus quand il rajoute :

- T’inquiète. Je te veux exac-te-ment comme tu es, petite Marie.

-…
L’atmosphère est devenue tout d’un coup très chaude. Consciente du danger et
loin d’être prête à me remettre avec Boris, je décide alors de me lever.

- Il est temps que je rentre.

- T’es pas obligée.

- Si, si.

Je m’approche de la porte-fenêtre à côté de laquelle se trouvent mon sac et ma


veste posés sur un fauteuil. Voyant alors qu’il pleut, je m’habille lentement en
observant la rue. Tout d’un coup, je sens la présence de Boris derrière moi. Il glisse
doucement ses bras sous les miens puis me serre contre lui en soupirant. J’essaie
de résister mais la tentation de me laisser aller est grande… Sa bouche caressante
effleure mes cheveux dans un geste tendre, tandis qu’il me dit :

- Pars avec moi.

- Comment ça ? Où ?

- En week-end, n’importe où. Paris, Prague, Rome c’est toi qui décides. Je veux
juste qu’on soit ensemble quelque part loin de Londres.

- Ce n’est pas possible Boris.

- Pourquoi ?
La légère caresse de ses doigts sur mon bras nu, son visage penché sur moi, son
souffle chaud sur mon cou tandis qu’il me parle me rendent la réponse que je lui
fais très difficile à prononcer.

- Je… ne suis pas prête.

- Tu m’en veux encore ?

Oui, je lui en veux encore. Et ce soir spécialement, je lui en veux d’avoir invité
Charlène à MA fête. Mais je ne vais pas lui en parler, je ne veux même plus me
poser des questions. La nouvelle Ndèye Marie que je suis a besoin de découvrir
qui elle peut être sans ces hommes qui ont partagé sa vie depuis des années et qui
l’ont fait souffrir. En me remettant avec Boris après ce qu’il m’a fait, c’est comme si
je me remettais avec Majib...

Bizarrement, comme s’il lisait dans mes pensées, Boris, voyant mon mutisme à sa
question, reprend :

- Ne me confonds pas avec Majib, Marie… J’ai fait une erreur mais ça ne change en
rien mes sentiments pour toi. Je suis toujours amoureux de toi, je veux que tu me
pardonnes et qu’on ait une nouvelle chance.

Je garde longtemps le silence pour réfléchir, toujours dans ses bras puis me
retourne pour lui faire face, avant de lui dire fermement :

- Je ne suis pas prête, Boris. Désolée.

Il me fixe du regard un long moment puis dit calmement :

- Ok... Je comprends. Je te laisse tranquille dans ce cas.


Quelque chose se noue étrangement à l’intérieur de moi quand il dit ça. Comme
s’il joignait le geste au mot, il s’éloigne et va à l’intérieur puis revient avec un grand
sac qu’il me tend.

- Ton cadeau.

- Mon cadeau ? dis-je en prenant le sac.

- De la part de la famille. Aysha et moi.

- Mais c’était pas la peine, vous avez déjà tellement fait avec cette soirée.

- Regarde d’abord.

J’obéis et trouve à l’intérieur du sac un autre sac que je sors. Il est tout juste
magnifique. Un sac à main Louis Vuitton de couleur beige juste comme je les aime,
discret et pas trop gros. Je le contemple presque avec béatitude.

- Wow, il est trop beau. C’est beaucoup trop Boris.

- Ça nous fait plaisir.

Il sourit mais je sens la tristesse derrière son sourire. Je sais qu’il espérait que ce
soir allait être celle de la réconciliation après plusieurs mois à tenter de se faire
pardonner. Mais à présent, il n’est pas seulement déçu, il semble avoir baissé les
bras aussi. La distance se sent déjà entre nous. Et au fond de moi, je ressens une
certaine peur…

Le trajet en voiture jusque chez moi se fait presque dans le silence. Quand on
arrive devant le portail, j’observe un instant pour réfléchir avant de lui dire au
revoir. Et si je le perdais vraiment ? Et si c’était la dernière occasion que j’ai de
nous redonner une chance ? Mes nouvelles résolutions en valent-elles vraiment la
peine ?

Boris, les mains dans les poches, ne me laisse pas le temps d’en venir à une
décision. Il rompt le silence avec ses derniers mots de la soirée, exprimés
calmement.

- Mon offre tient toujours. Quand tu voudras partir, quand tu seras prête, choisis ta
destination et dis-le moi... Je serai là.

Sur ce, il recule puis part, sans rien rajouter. Finis les plaisanteries, les mots doux,
les bisous…

Tout ce qu’il a fait, c’est lancer « la balle dans mon camp », me laissant dans le
désarroi. A présent, si je veux être avec lui, ce sera à moi d’aller vers lui…

******************

******************

Le lendemain

***Abibatou Léa Sy***

Ça fait trois semaines que je ne suis pas venue à Pikine voir Mame Anna. La raison
en est que la dernière fois que je suis venue elle m’a tellement savonnée que je
me suis énervée contrairement à d’habitude. Elle m’a carrément traitée de tous les
noms, me reprochant la vie que je mène dans mon appartement. Sauf qu’elle n’a
aucune idée de la vie que je mène vraiment, elle ne fait que croire ce que des
mauvaises langues censées être de ma famille lui disent. Que je passe mon temps
à recevoir toutes sortes d’hommes chez moi à qui je soutire de l’argent contre
paiement en nature. En gros, je me prostitue. Ce n’était pas la première fois qu’on
essayait de lui faire croire ce genre de choses et de toute façon je n’en ai rien à
faire qu’on pense ça de moi, je mène ma vie comme je la veux. Mais Mame Anna
elle, a toujours su faire la part des choses et bien qu’elle me reprochait de vivre
seule avec Anna, elle n’est jamais allée jusqu’à m’accuser de quoi que ce soit. Mais
là, je ne sais pas ce qui lui a pris tout d’un coup. Tout le monde peut penser
certaines choses de moi mais pas elle…

N’empêche c’est ma grand-mère à moi et on ne doit pas rester fâchées. C’est pour
ça que je suis venue la voir en surprise, lui emmenant Anna pour qu’elle reste
quelques semaines.

Quand on entre, je la vois assise sur un tapis dans la véranda, en train de discuter
avec une dame. Anna court se jeter sur elle :

- Maame boye* !!!

- Eyoo, ma petite fille est là ! Hayomaa !*

Anna se blottit dans ses bras, toute heureuse tandis que je les rejoins.

- Salamaleykum. Mame, comment va ?

Elle lève brusquement la tête comme si elle n’avait pas réalisé qu’Anna ne pouvait
que venir avec moi. Son regard est si plein d’inquiétude qu’il m’alarme.
Immédiatement, je sais que quelque chose ne va pas et je panique un peu. Avant
même de penser à m’assoir, je lui demande :

- Mame ? Qu’est-ce qui se passe ?

Elle baisse les yeux et j’entends la voix de la dame assise en face d’elle, qui dit
calmement :

- Abibatou.

Mon sang se glace. Cette voix…

Je tourne le regard vers elle et je vois son visage. Ma mère…

Je me sens tout d’un coup très faible, comme si j’allais tomber. Un lourd poids
semble s’être posé sur ma tête et mes épaules, le poids de dix neuf longues
années…

Je sens une main invisible serrer mon cœur. Tout tourne autour de moi et j’ai
l’impression de perdre l’équilibre. Envahie par l’émotion, je ferme les yeux
quelques instants et j’entends la voix de Mame Anna :

- Assis-toi Abi.

Mais elle semble venir de loin, comme dans un rêve. La voix de ma mère qui
retentit alors sonne beaucoup plus clair dans ma tête :

- Abibatou ? Ma fille,assieds-toi. Je ne t’ai pas manquée ?

J’ouvre alors brusquement les yeux et la regarde. Elle sourit… Et là, je sens la rage
m’envahir. Comment ose-t’elle dire ça ? Comment ose-t’elle me demander ça ?

Je la hais ! Je ne l’ai jamais autant haïe qu’à cet instant. Je hais cette femme, je hais
tout ce qu’elle est. Et j’espère qu’elle le voit dans mon regard, qu’elle voit que je la
hais au plus profond de moi.

Mame Anna dit encore quelque chose que je ne comprends pas. Voyant le visage
de l’autre se départir de son sourire et se décomposer sous mon regard, je me
tourne satisfaite vers ma grand-mère pour lui dire :

- J’enverrai quelqu’un prendre Anna demain, Mame. Au revoir.

Puis je rebrousse chemin sans écouter les appels de Mame Anna.

- Abi ! Abibatou ?

Je ne peux pas l’écouter. Je suis incapable de faire ce qu’elle me demande.


Impossible de rester à côté de cette personne…

Partie 34 : Plus rien n’existe…

Plusieurs semaines plus tard

***Boris Suleyman Hannan***

J’arrive à la cérémonie alors que ça a déjà commencé depuis une heure, espérant
que Ndèye Marie n’a pas encore reçu son diplôme. Je me trouve une place à
l’arrière de la salle et tente de l’apercevoir. Je la vois assise devant avec ses
parents, vêtue des traditionnels robe et toque de « graduation day ». Elle m’a l’air
très concentrée et je m’en veux de ne pas être venu plus tôt pour l’encourager. Elle
stresse pour tout, même s’il ne s’agit là que de recevoir un diplôme devant un
public.
Plusieurs minutes plus tard, son nom retentit dans le micro et elle se lève pour
rejoindre le devant de la scène. Le doyen de l’université énonce son nouveau titre
ainsi que les prestigieuses appréciations qu’elle a obtenues, avant de lui remettre
le diplôme. Je la vois sourire et le remercier alors que les applaudissements
retentissent dans la salle. Une immense fierté me submerge. J’imagine ce que ses
parents doivent ressentir au même moment.

Les yeux rivés sur elle, je la trouve plus sublime que jamais. Elle rejoint ses
camarades debout à l’arrière du doyen et c’est là qu’elle m’aperçoit. Je lui fais un
clin d’œil qui la fait sourire. La distance qui nous sépare parait tout d’un coup se
rétrécir. Pendant un instant, nous sommes seuls au monde. Elle est heureuse de
me voir ici. Et moi, je me rends compte plus que jamais qu’elle est la femme de ma
vie… L’évidence en est telle maintenant que je me demande comment j’ai pu croire
un instant que je pourrais jamais l’oublier. Je ne peux pas renoncer à elle…

A la fin de la cérémonie, toute la salle se lève pour rejoindre l’espace de réception.


Je vois Ndèye Marie retrouver ses parents et m’approche du groupe. Son père se
tourne vers moi en me voyant arriver.

- Tiens. Suleyman, je ne savais pas que tu étais là.

- Bonjour M. Touré. Je suis arrivé en retard et j’ai préféré rester derrière.

Je les salue puis embrasse Ndèye Marie :

- Félicitations petite Marie. Je suis fier de toi.

- Merci.
- Ça, c’est ma fille ! dit fièrement son papa en l’enlaçant. Je ne regrette pas du tout
de l’avoir fait venir ici, je savais qu’elle ne nous décevrait pas. Elle aurait pu faire
comme d’autres n’est-ce pas ? Profiter du fait de ne pas être sous notre
surveillance pour faire ce qu’elle veut ou se laisser retarder par des histoires, des
déceptions ou je ne sais quoi encore, mais non. Elle a placé ses études en premier
et voilà la récompense aujourd’hui.

D’un air gêné, Ndèye Marie proteste aux compliments de son père.

- Papa, arrête…

- Je dis ce que je pense, ma fille. Je sais que ça a été dur pour toi l’année passée
mais tu as tout surmonté et tu as obtenu ton diplôme haut-la-main. Ton père est
vraiment fier de toi…

Je le sens ému à sa voix cassée et connaissant Ndèye Marie, elle va vite pleurer s’il
continue sur cette lancée. Je m’apprête à faire une plaisanterie pour détendre
l’atmosphère quand sa maman me devance.

- Moi aussi, je suis fière de toi chérie. Mais ce n’est pas parce que tes études sont
finies maintenant et que tu as un travail assuré, que tu peux te permettre de faire
des bêtises. Tu ne dois t’attarder sur rien d’autre à part le mari qui saura t’aimer et
te respecter. C’est ça, ton prochain diplôme.

Elle me jette un bref coup d’œil en disant ça, mais assez pour que je comprenne le
message. Elle n’est pas dupe, elle sait qu’il y’a quelque chose entre nous et est
carrément en train de me dire : « Si tu n’es pas sérieux, tu n’as rien à faire ici ».

La prenant au mot, je rajoute en regardant affectueusement Ndèye Marie :


- Ça ne devrait pas être difficile pour elle. N’importe quel homme serait heureux
d’en faire sa femme.

- Non mais, vous allez arrêter tous maintenant ? proteste Ndèye Marie. Bon, on va
prendre des photos ? Venez.

Elle s’en va aussitôt chercher le photographe mais mon message est passé. Sa
maman me regarde et je vois dans son mince sourire qu’elle est rassurée.

Et elle peut l’être…

**********************

***Ndèye Marie Touré***

Ils ont quoi à dire toutes ces choses-là quand même ? De toute façon, maman, il
faut toujours qu’elle trouve un moyen de me mettre dans l’embarras. Parler de
mariage devant Boris. Non mais… Heureusement que je me suis défilée, c’était
insupportable.

Nous prenons quelques photos et juste après, Boris me dit qu’il doit partir car il a à
faire. Je cache ma déception derrière un sourire et le regarde s’en aller, avant
d’aller enlever ma tenue pour rejoindre ensuite la salle de réception avec papa et
maman.

Deux heures plus tard, je les laisse retourner se reposer à leur hôtel tandis que je
rejoins mon petit appartement pour y passer le reste de l’après-midi en attendant
de les revoir le soir. J’en profite pour rappeler les personnes qui ont tenté de me
joindre. Virginie, ensuite Maïmouna et son mari, puis Majib, tous me félicitant et
me souhaitant le meilleur pour la suite. Abi m’a également envoyé un message
mais je ne lui réponds pas. Je me demande même ce qu’elle fait encore avec mon
numéro celle-là…

Le dernier appel est pour Aysha qui me crie tellement aux oreilles que j’en ai les
tympans qui résonnent :

- Boooy, je suis fière de toi wallah !! Avocate hein ?! Et chez Latham & Watkins stp.
Toi, tu rigoles pas deh ! Chééé ! Mais désolée quand même de pas être venue, je
suis un peu souffrante là.

- Eh ben ça ne se voit pas, dis-je en riant.

- Non, je te promets. Depuis hier soir, mais t’inquiète je vais me rattraper avec
mon cadeau. Tu fais quoi là ?

- Rien du tout, je suis chez moi. Comme je travaille lundi là, j’ai des trucs à finir. Et
après, dîner avec les parents.

- Okhoo t’es trop sérieuse toi quand même. Wa mais passe chez moi avant d’aller
au dîner comme ça je te file ton cadeau.

- Aujourd’hui là ? Ah non, ça va devoir attendre Aysha.

- Non, stp viens. Il faut absolument que je te le remette aujourd’hui sinon je ne


vais pas dormir, tu me connais . En plus ça fait longtemps que t’es pas passée toi.
Y’a quoi, t’es avocate maintenant et t’oublies tes anciennes copines !

- N’importe quoi. Pourquoi t’aimes les problèmes ? J’avais juste pas prévu de
ressortir avant ce soir.

- Nan mais c’est boon, tu passes à 18h juste avant ton dîner et puis voilà.

- Eum, je ne sais pas Aysha…

- Bon d’accord… okho, okho… Je vais passer alors… okho… c’est pas le moment de
sortir pour moi avec le froid là mais tant pis… Faut absolument que je te donne ton
cadeau.

Aysha ! C’est maintenant qu’elle change de voix et se met à tousser, tout ça pour
m’amadouer. Sa seule maladie c’est la paresse. Elle me fait rire mais je réfléchis
quand même et décide de céder :

- Ecoute, je vais passer vite fait d’accord. Mais vraiment c’était pas la peine de
m’offrir un cadeau, je ne veux pas te fatiguer.

- Tu ne me fatigues pas. Je t’attends vers 18h alors ? Bisous, bye !

- Non mais par conte, je ne reste que …

… quelques minutes. Pas la peine de continuer, elle a raccroché.


Je soupire et me dépêche de sortir mon ordinateur pour travailler un peu avant de
me préparer à sortir.

******************

Quelques heures plus tard, je sonne chez Aysha qui m’ouvre le portail. Je ne suis
pas revenue dans l’appartement de ses parents depuis le dîner quand ils étaient là.
D’ailleurs, j’ai été depuis lors quelquefois en contact avec tata Jeanne qui avait pris
mon numéro.

Quand j’arrive devant la porte, je la trouve entrouverte et entre en m’annonçant.

- Aysha ?

Personne. Je referme la porte derrière moi puis me dirige vers le salon. Et là, je
reçois un accueil inattendu et plus que bruyant :

- SURPRIIIISE !!

C’est quoi ça ?! Ebahie, je vois plein de personnes dans le salon riant et criant des
félicitations.

Papa et maman, des amis, des connaissances, des têtes inconnues, je les vois tous
là, certains coiffés de chapeau de fête en papier. Boris et Aysha sont là aussi bien
sûr. La chipie, c’est pour ça qu’elle insistait pour que je vienne. Et moi, bête que je
suis, je n’ai rien vu venir.

Elle vient à moi et m’enlace en riant, satisfaite d’elle-même, tandis que Boris me
passe un chapeau en papier sur la tête.
- Voilà, t’es mieux comme ça. Alors, surprise ?

- Vous êtes fous, je jure !

Aux murs sont accrochés plein de ballons, guirlandes ainsi qu’une grande
banderole sur lequel est écrit « Congrats Miss Lawyer ! ».

Ils sont incroyables ! Les gens viennent à moi pour m’embrasser et me féliciter.
L’effet de surprise ne s’estompe toujours pas mais je suis tellement heureuse que
je ne cesse de rire bêtement. Mes parents restent dans leur coin, m’observant en
silence, leur visage empreint de joie calme. Boris va dans la salle à manger d’où il
revient avec deux bouteilles de champomy et une de champagne qu’il pose sur la
table basse. Aysha court vite chercher des verres et revient avec. Reprenant une
bouteille, Boris en fait péter le bouchon avec un énorme bruit accompagné des
rires des gens devant la mousse qui coule partout.

La bouteille dans la main, il fait un geste pour demander le silence à l’assemblée


avant de parler :

- Bon, ça c’était pour l’effet théâtral. On servira le champagne aux alcolos mais
d’abord du jus de pomme pour les enfants. N’est-ce-pas petite Marie ?

Tout le monde éclate de rire tandis qu’il repose la bouteille sur la table avant de
prendre le champomy. Je jette un coup d’œil aux parents. Pas sûre qu’ils
apprécient la plaisanterie… Mais ils continuent de sourire, compréhensifs.

Boris me sert d’abord puis remplit les autres verres avec l’aide d’Aysha. Tout le
monde servi à présent, il lève son verre et dit en me regardant :

- Toast ! A la plus séduisante des avocates que je connaisse. Félicitations ma belle !


- Cheers ! crie tout le monde.

Je les remercie en riant, heureuse et extrêmement reconnaissante.

Le calme revenant peu à peu autour de moi, je vois mes parents s’approcher.

- Nous, on va y aller chérie.

- Déjà ?

- Oui, on vous laisse entre jeunes quand même. Tu peux rester avec tes amis ce
soir, ta maman et moi allons dîner seuls.

- Vous êtes sûrs ?

- Mais oui, ne t’inquiète pas pour nous. On t’appelle demain.

Maman, fidèle à elle-même ne peut s’empêcher de rajouter à voix basse :

- Fais attention quand même, ne touche pas à cet alcool.

- T’as pas besoin de me dire ça maman. Je ne bois pas, c’est pour les autres.

- Je sais. A demain, ma fille. Tu es entre de bonnes mains.


Hein ? J’ai raté un épisode là. Maman qui me dit que je suis entre de bonnes mains
en parlant d’un homme ! Je ne sais pas ce que Boris lui a dit, mais il est fort…

Je laisse papa et maman partir, accompagnés par Boris qui les dépose à leur hôtel.

En attendant qu’il revienne, je reste discuter joyeusement avec les autres, écouter
de la musique et déguster les délicieux apéritifs servis dans la salle à manger, dont
la table est transformée en buffet pour l’occasion.

Cette soirée imprévue est juste parfaite. Je suis tellement reconnaissante envers
Boris et Aysha. Je n’oublierai jamais cette journée…

Il y’a quelques personnes ici que je n’ai jamais vues et j’en profite pour faire
connaissance. L’une d’entre elles justement, qui s’était faite discrète jusque là me
rejoint dans la salle à manger. Elle est toute jolie, grande, la peau légèrement mate
et de longs cheveux noirs. Ce doit être une copine d’Aysha.

Elle s’approche de moi avec le sourire puis me tend la main :

- Félicitations Marie. C’est Charlène.

- Oh, merci Charlène. C’est gentil.

- Je t’en prie… Ça doit te faire drôle de voir tout ce monde, avec des personnes que
tu ne connais même pas en plus.

- Drôle, oui. Mais je suis contente, je m’amuse bien. C’est sympa d’être venue en
tout cas.

- C’est normal. Boris et moi sommes amis et il me parle beaucoup de toi.


Je la regarde plus attentivement, soudain curieuse… Boris n’a pas beaucoup
d’amis. En fait, son seul ami est Majib et… l’autre…

Il ne l’a pas invitée elle, quand même ?

Voyant mon expression changer, Charlène reprend posément :

- Je suppose que tu as entendu parler de moi aussi ?

- Non, pas du tout.

Elle sourit, non dupe, puis continue :

- Moi si. Et la seule raison pour laquelle je suis venue c’était pour te rencontrer. Je
sais ce qui se passe entre lui et toi. Tu refuses de lui donner une autre chance à
cause de l’erreur qu’il a faite. Mais il t’aime tu sais ? Il est fou de toi.

Euh… c’est quoi ça ? Je garde le silence et la laisse continuer :

- On se connait depuis tout petits et je te promets que je ne l’ai jamais vu comme


ça avec une fille. Il est juste adorable avec toi… Ok, il a fait une erreur, mais qui
n’en fait pas ? Au moins, il fait des efforts pour se racheter. Regarde autour de toi,
tout ce qu’il a fait là, c’est juste pour que tu sois heureuse. N’ignore pas la chance
que tu as ok ? D’autres en rêvent…

Je ne réponds pas et me contente de l’observer. Etonnamment, elle n’est ni


agressive, ni méchante. Au contraire elle semble sympa… et triste en fait. Je me
demande si par « d’autres », elle ne veut pas parler d’elle-même.

Détournant les yeux, gênée, elle pose son verre puis me dit avec un sourire forcé :

- Je vais partir… Pense à ce que je t’ai dit, ok ?


Elle s’en va, me laissant seule dans la cuisine, ne sachant que penser de ses
paroles. Aysha vient rapidement me demander de les rejoindre et je la suis,
m’efforçant d’oublier l’épisode Charlène.

Quand Boris est de retour, le salon s’est transformé en une piste de danse. Au
cours de la soirée, la playlist qu’il avait mis passe sur de la musique zouk love. Tout
de suite, je me rappelle de la première fois que j’étais venue ici, à l’anniversaire
d’Aysha. Boris et moi avions justement dansé sur ce type de musique. Je le regarde
et vois qu’il me regarde aussi, se rappelant sans doute de la même chose. Il vient
alors à moi et me prend la main, m’attirant un peu à l’écart des autres. Il me prend
dans ses bras et me colle doucement et fermement à lui. Nous nous mettons à
danser…

Lentement, sensuellement… Nos corps s’effleurent, se frottent, se collent et se


décollent l’un de l’autre. Le contact de ses mains fermes posées sur la chute de
mes reins me donne des frissons partout sur le corps. Au bout de quelques
instants, plus rien n’existe autour de nous à part la musique qui rythme nos
mouvements. Mes mains autour de son cou et mon visage dans le creux de son
épaule, je sens son souffle me caresser la nuque. Je suis comme envoûtée, envahie
par l’odeur masculine et épicée qui se dégage de son corps. Rien d’autre ne
traverse mes pensées que le plaisir de ce moment…

Les chansons passent et s’enchainent mais nous ne revenons sur terre que quand
la playlist change de rythme. Doucement, je me détache et sa main glisse sur ma
peau pour retenir la mienne. Légèrement étourdie, je lève les yeux vers lui. Une
forte tension se lit dans son regard, au point où il semble plus sombre que
d’habitude. Aucun de nous ne parle...

Quelqu’un vient tout d’un coup interrompre la magie en nous interpellant. Il nous
annonce son départ… La demi-heure suivante, plusieurs personnes le suivent
jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux couples dans l’appartement. Boris et moi, et
Aysha avec son copain, Kassim. Après qu’on ait rangé le salon, ces deux-là
annoncent aussi leur départ, comptant passer le reste de la soirée chez Kassim. Je
vois Boris froncer les sourcils, l’air peu ravi de la nouvelle mais il les laisse quand
même partir.

Amusée, je me moque de lui quand on se retrouve seuls :

- T’es jaloux, on dirait ?

- Elle n’aurait jamais fait ça s’il y’avait mes parents. Elle est trop jeune là.

- Tu plaisantes ? Elle a 25 ans comme moi je te rappelle. On n’a jamais dormi


ensemble toi et moi ?

- C’est pas pareil.

- Ah tiens ! C’est quoi la différence ? Ta petite sœur, faut qu’elle reste pure mais
moi ça passe, c’est ça ?

- Mais on n’a jamais fait l’amour toi et moi ?

- Et alors, ça veut…

Je m’arrête là, me posant tout d’un coup une question. Regardant plus
attentivement Boris, je lui demande :

- Attends, est-ce que tu penses que je suis vierge ?


- Quoi ? Ben euh, je ne me suis jamais posé la question, je ne crois pas à ce genre
de choses de toute façon. Aucune envie d’attendre des années avant de conclure.

- Hum, le contraire m’aurait étonnée.

Son regard devient plus insistant et plein de sous-entendus quand il rajoute :

- T’inquiète. Je te veux exac-te-ment comme tu es, petite Marie.

-…

L’atmosphère est devenue tout d’un coup très chaude. Consciente du danger et
loin d’être prête à me remettre avec Boris, je décide alors de me lever.

- Il est temps que je rentre.

- T’es pas obligée.

- Si, si.

Je m’approche de la porte-fenêtre à côté de laquelle se trouvent mon sac et ma


veste posés sur un fauteuil. Voyant alors qu’il pleut, je m’habille lentement en
observant la rue. Tout d’un coup, je sens la présence de Boris derrière moi. Il glisse
doucement ses bras sous les miens puis me serre contre lui en soupirant. J’essaie
de résister mais la tentation de me laisser aller est grande… Sa bouche caressante
effleure mes cheveux dans un geste tendre, tandis qu’il me dit :
- Pars avec moi.

- Comment ça ? Où ?

- En week-end, n’importe où. Paris, Prague, Rome c’est toi qui décides. Je veux
juste qu’on soit ensemble quelque part loin de Londres.

- Ce n’est pas possible Boris.

- Pourquoi ?

La légère caresse de ses doigts sur mon bras nu, son visage penché sur moi, son
souffle chaud sur mon cou tandis qu’il me parle me rendent la réponse que je lui
fais très difficile à prononcer.

- Je… ne suis pas prête.

- Tu m’en veux encore ?

Oui, je lui en veux encore. Et ce soir spécialement, je lui en veux d’avoir invité
Charlène à MA fête. Mais je ne vais pas lui en parler, je ne veux même plus me
poser des questions. La nouvelle Ndèye Marie que je suis a besoin de découvrir
qui elle peut être sans ces hommes qui ont partagé sa vie depuis des années et qui
l’ont fait souffrir. En me remettant avec Boris après ce qu’il m’a fait, c’est comme si
je me remettais avec Majib...

Bizarrement, comme s’il lisait dans mes pensées, Boris, voyant mon mutisme à sa
question, reprend :

- Ne me confonds pas avec Majib, Marie… J’ai fait une erreur mais ça ne change en
rien mes sentiments pour toi. Je suis toujours amoureux de toi, je veux que tu me
pardonnes et qu’on ait une nouvelle chance.

Je garde longtemps le silence pour réfléchir, toujours dans ses bras puis me
retourne pour lui faire face, avant de lui dire fermement :

- Je ne suis pas prête, Boris. Désolée.

Il me fixe du regard un long moment puis dit calmement :

- Ok... Je comprends. Je te laisse tranquille dans ce cas.

Quelque chose se noue étrangement à l’intérieur de moi quand il dit ça. Comme
s’il joignait le geste au mot, il s’éloigne et va à l’intérieur puis revient avec un grand
sac qu’il me tend.

- Ton cadeau.

- Mon cadeau ? dis-je en prenant le sac.

- De la part de la famille. Aysha et moi.

- Mais c’était pas la peine, vous avez déjà tellement fait avec cette soirée.

- Regarde d’abord.
J’obéis et trouve à l’intérieur du sac un autre sac que je sors. Il est tout juste
magnifique. Un sac à main Louis Vuitton de couleur beige juste comme je les aime,
discret et pas trop gros. Je le contemple presque avec béatitude.

- Wow, il est trop beau. C’est beaucoup trop Boris.

- Ça nous fait plaisir.

Il sourit mais je sens la tristesse derrière son sourire. Je sais qu’il espérait que ce
soir allait être celle de la réconciliation après plusieurs mois à tenter de se faire
pardonner. Mais à présent, il n’est pas seulement déçu, il semble avoir baissé les
bras aussi. La distance se sent déjà entre nous. Et au fond de moi, je ressens une
certaine peur…

Le trajet en voiture jusque chez moi se fait presque dans le silence. Quand on
arrive devant le portail, j’observe un instant pour réfléchir avant de lui dire au
revoir. Et si je le perdais vraiment ? Et si c’était la dernière occasion que j’ai de
nous redonner une chance ? Mes nouvelles résolutions en valent-elles vraiment la
peine ?

Boris, les mains dans les poches, ne me laisse pas le temps d’en venir à une
décision. Il rompt le silence avec ses derniers mots de la soirée, exprimés
calmement.

- Mon offre tient toujours. Quand tu voudras partir, quand tu seras prête, choisis ta
destination et dis-le moi... Je serai là.

Sur ce, il recule puis part, sans rien rajouter. Finis les plaisanteries, les mots doux,
les bisous…

Tout ce qu’il a fait, c’est lancer « la balle dans mon camp », me laissant dans le
désarroi. A présent, si je veux être avec lui, ce sera à moi d’aller vers lui…

******************

******************

Le lendemain

***Abibatou Léa Sy***

Ça fait trois semaines que je ne suis pas venue à Pikine voir Mame Anna. La raison
en est que la dernière fois que je suis venue elle m’a tellement savonnée que je
me suis énervée contrairement à d’habitude. Elle m’a carrément traitée de tous les
noms, me reprochant la vie que je mène dans mon appartement. Sauf qu’elle n’a
aucune idée de la vie que je mène vraiment, elle ne fait que croire ce que des
mauvaises langues censées être de ma famille lui disent. Que je passe mon temps
à recevoir toutes sortes d’hommes chez moi à qui je soutire de l’argent contre
paiement en nature. En gros, je me prostitue. Ce n’était pas la première fois qu’on
essayait de lui faire croire ce genre de choses et de toute façon je n’en ai rien à
faire qu’on pense ça de moi, je mène ma vie comme je la veux. Mais Mame Anna
elle, a toujours su faire la part des choses et bien qu’elle me reprochait de vivre
seule avec Anna, elle n’est jamais allée jusqu’à m’accuser de quoi que ce soit. Mais
là, je ne sais pas ce qui lui a pris tout d’un coup. Tout le monde peut penser
certaines choses de moi mais pas elle…

N’empêche c’est ma grand-mère à moi et on ne doit pas rester fâchées. C’est pour
ça que je suis venue la voir en surprise, lui emmenant Anna pour qu’elle reste
quelques semaines.

Quand on entre, je la vois assise sur un tapis dans la véranda, en train de discuter
avec une dame. Anna court se jeter sur elle :

- Maame boye* !!!

- Eyoo, ma petite fille est là ! Hayomaa !*

Anna se blottit dans ses bras, toute heureuse tandis que je les rejoins.

- Salamaleykum. Mame, comment va ?

Elle lève brusquement la tête comme si elle n’avait pas réalisé qu’Anna ne pouvait
que venir avec moi. Son regard est si plein d’inquiétude qu’il m’alarme.
Immédiatement, je sais que quelque chose ne va pas et je panique un peu. Avant
même de penser à m’assoir, je lui demande :

- Mame ? Qu’est-ce qui se passe ?

Elle baisse les yeux et j’entends la voix de la dame assise en face d’elle, qui dit
calmement :

- Abibatou.

Mon sang se glace. Cette voix…

Je tourne le regard vers elle et je vois son visage. Ma mère…

Je me sens tout d’un coup très faible, comme si j’allais tomber. Un lourd poids
semble s’être posé sur ma tête et mes épaules, le poids de dix neuf longues
années…

Je sens une main invisible serrer mon cœur. Tout tourne autour de moi et j’ai
l’impression de perdre l’équilibre. Envahie par l’émotion, je ferme les yeux
quelques instants et j’entends la voix de Mame Anna :

- Assis-toi Abi.

Mais elle semble venir de loin, comme dans un rêve. La voix de ma mère qui
retentit alors sonne beaucoup plus clair dans ma tête :

- Abibatou ? Ma fille,assieds-toi. Je ne t’ai pas manquée ?

J’ouvre alors brusquement les yeux et la regarde. Elle sourit… Et là, je sens la rage
m’envahir. Comment ose-t’elle dire ça ? Comment ose-t’elle me demander ça ?

Je la hais ! Je ne l’ai jamais autant haïe qu’à cet instant. Je hais cette femme, je hais
tout ce qu’elle est. Et j’espère qu’elle le voit dans mon regard, qu’elle voit que je la
hais au plus profond de moi.

Mame Anna dit encore quelque chose que je ne comprends pas. Voyant le visage
de l’autre se départir de son sourire et se décomposer sous mon regard, je me
tourne satisfaite vers ma grand-mère pour lui dire :

- J’enverrai quelqu’un prendre Anna demain, Mame. Au revoir.

Puis je rebrousse chemin sans écouter les appels de Mame Anna.

- Abi ! Abibatou ?

Je ne peux pas l’écouter. Je suis incapable de faire ce qu’elle me demande.


Impossible de rester à côté de cette personne…

Partie 35 : Je serai son homme…


***Abdoul Majib Kébé***

J’ai convaincu Abi de passer un week-end long avec moi. Ça fait déjà deux jours
qu’on est ici à Mbour, dans un hôtel en bord de plage. C’est la première fois qu’on
passe autant de temps ensemble et c’est très agréable. Je découvre ainsi un peu
plus son intimité.

Il est 20h et, alors que je viens de me doucher et prier, Abi est toujours en train de
faire la sieste, fatiguée. L’après-midi a été mouvementée, on a fait du jet-ski et elle
criait tellement fort accrochée à moi que mes oreilles en sont encore bouchées.
C’était marrant de la voir ainsi. Quand on est retourné sur la terre ferme elle a juré
de ne plus en refaire de sa vie. J’en souris encore de la tête qu’elle faisait pendant
que j’essayais de me retenir de rire.

Après m’être habillé, voyant qu’elle dort toujours profondément, je me recouche à


côté d’elle et la regarde dormir. Un léger ronflement sort de ses narines. Elle a l’air
fragile ainsi, plus jeune, désarmée de toute la retenue qu’elle s’impose en temps
normal. Ces derniers mois, malgré les reproches que je lui ai faits, je l’ai quand
même vue changer progressivement. Je l’ai sentie s’attacher de plus en plus à moi
même si elle ne s’ouvre toujours pas sur ses secrets. Et pourtant je sais qu’elle en a
des secrets… Il nous reste une nuit ici et j’espère ce soir en savoir plus sur sa
famille, au moins. La raison en est que je veux passer aux choses sérieuses avec
elle. Elle a 26 ans, j’en ai bientôt 31, nous nous aimons et travaillons tous les deux.
Il n’y a pas de raison qu’on attende plus longtemps… Enfin, je n’en ai pas moi, je ne
sais pas encore ce qu’il en est d’elle mais je suppose que je ne vais pas tarder à le
savoir. Si elle ne veut pas me parler de sa famille pour le moment, ça voudra dire
en quelque sorte qu’elle n’est pas encore prête à aller plus loin.

Pour ma part, elle connait une bonne partie de la mienne déjà, même ma mère
qui n’était pas prévue. D’ailleurs, j’ai senti qu’Abi évitait de la revoir durant tout le
temps qu’elle a passé à Dakar, malgré l’invitation de maman. Je suppose qu’elle a
plus mal pris qu’elle ne l’avoue sa réaction quand elles venaient de se rencontrer.
Mais le fait que maman veuille les revoir elle et Anna était un point positif pour
moi, la preuve qu’elle faisait les efforts que je lui demandais. C’est dommage
qu’Abi ait refusé…

Je la vois enfin cligner des yeux puis les ouvrir pour me regarder. Elle me sourit et
dit tout bas :

- Il est quelle heure ?

- Tard. J’ai faim.

- T’as toujours faim.

Je ris en lui caressant le visage.

- Bien dormi ?

Elle vient se blottir contre moi tout en poussant un long bâillement :

- Huuh moui. Je peux dormir encore ?

- Mais non, c’est notre dernière soirée ici. Tu vas te lever, te préparer et on va aller
bien manger ensuite.

- Laisse-moi deviner. Tu veux du poisson braisé sur la plage.


- Tu me connais, dis-je en riant. Mais on peut changer si ça te fait plaisir.

- Non, t’inquiètes… Allez, je me lève.

Elle va sous la douche et en sort plusieurs minutes plus tard pour s’habiller.
Comme souvent, elle met un short en jean et un tee-shirt tout simple. Et comme
toujours, elle finit sans passer par la case « prière ». Je n’ai pas vu Abi prier une
seule fois depuis qu’on est là, et d’ailleurs même depuis que je la connais. En y
repensant, même pendant le ramadan quand j’étais encore à Londres, elle ne me
donnait pas l’impression de jeûner. Si ce n’était son ethnie et son nom, j’aurais pu
croire qu’elle n’est pas musulmane. Pas que ça me dérangerait, mais me dire ça
prouve encore une fois que je ne sais pas tout sur elle…

Nous sortons dîner et bien plus tard en fin de soirée, sommes encore à la plage où
reste peu de monde, quelques couples profitant de la nuit en bord de mer. A
même le sol, Abi est assise entre mes jambes, sa tête reposant sur mon bras qui
l’entoure. Tous les deux très détendus, nous observons la mer sombre et écoutons
la musique pleine de sérénité des vagues. Je pose mes lèvres sur sa tempe en
inspirant son odeur, puis chuchote :

- On est bien là, non ?

- Huhun… C’est calme.

- On devrait faire ça souvent. Et ramener Anna la prochaine fois.

-…
- T’es pas d’accord ?

- On verra…

Elle dit simplement ça et j’ai l’impression qu’elle réfléchit, l’air embêtée. Je me


penche pour regarder son visage et, même dans le noir, il me semble un peu triste.
Mais elle me regarde de biais et sourit, ce qui me rassure.

- Je peux te poser une question ?

- Oui.

- Il t’arrive de prier ?

Elle semble surprise par ma question et ne répond pas immédiatement. Puis elle
soupire et dit :

- Non.

- Pourquoi ?

- Parce que… c’est comme ça, j’ai pas l’habitude.

- Mais tu es croyante quand même ?


- Je ne sais pas… Pourquoi ces questions ?

- Pour savoir… Parle-moi de ta famille, tu veux ?

- Tu veux savoir quoi de ma famille ?

- Première chose, où sont tes parents ?

- Je t’ai déjà que je n’avais que ma grand-mère.

- Mais tu as forcément des parents Abi. Qu’est-ce qui t’a fait te retrouver avec ta
grand-mère ?

Jusque-là appuyée sur moi, elle lève cette fois la tête tout en continuant de
regarder la mer, puis répond après hésitation :

- Ils m’ont laissée avec elle quand j’étais toute petite. Je ne me souviens pas d’eux.

- Tu veux dire que tu ne les as jamais revus après ? Mais ils sont où ?

- Je ne sais pas, Majib. Je ne les connais pas et ma grand-mère me suffit. Elle est
tout pour moi, je n’ai pas besoin d’en savoir plus sur ma mère.
- … et ton père ?

- Mon père aussi. On peut éviter de parler d’eux stp ? dit-elle, agacée.

- Ok… Tu as donc grandi avec seulement ta grand-mère. Vous viviez seules ?

- … Y’avait mon grand-père aussi mais il est décédé.

- Je vois. Désolé… Du coup ta grand-mère vit seule maintenant ?

- Non, une de ses nièces vit avec elle avec ses enfants.

- Et pourquoi tu as quitté votre maison ?

- Parce que c’est ce que je voulais ! Arrête tes questions, stp.

- Okay… Du coup, quand est-ce que je verrai ta grand-mère ? J’ai envie de la


rencontrer.

- Pourquoi ?

- Comment ça pourquoi ? Pour la même raison que t’as rencontré ma famille. Pour
qu’on se connaisse tous.
- Et en quoi est-ce important ?

Un peu agacé, je réponds fermement sans réfléchir :

- C’est important si on veut faire notre vie ensemble, Abi. Je veux savoir d’où tu
viens.

Elle se tourne et me regarde avec étonnement. C’est à cet instant que je réalise ce
que je viens de lui dire. Je réfléchis rapidement puis, maintenant que le coup est
déjà parti, me décide à lui dire ce que je pense :

- Oui. Je veux faire ma vie avec toi.

Elle détourne son visage et ne répond pas. Doucement, je lève la main et lui
tenant le menton, la pousse à me regarder à nouveau. Puis droit dans les yeux, je
lui dis :

- Je veux que tu sois ma femme…

-…

- Qu’est-ce que t’en penses ?

- Je… ne m’attendais pas à ça.

- Vraiment ? Ça fait plus d’un an qu’on est ensemble. Je suis venu vivre à Dakar,
surtout pour être avec toi. Tu ne t’es jamais dit que j’avais des intentions pour
nous ?

- Peut-être mais… je n’y ai jamais réfléchi en fait.

Déçu par ses paroles, j’essaie de cacher ça derrière un sourire en lui répondant :

- Réfléchis-y alors, maintenant que tu sais ce que je veux... Je t’aime, Abi. Et je


veux vraiment être avec toi. Si tu ne veux pas me parler de ta famille, je suis prêt à
l’accepter, c’est pas grave. L’important pour moi est qu’on soit ensemble tous les
deux et avec Anna.

- Majib… tu ne me connais pas, dit-elle tout bas d’un air énigmatique.

- Je te connais plus que tu le penses… Je sais que tu camoufles beaucoup de


choses derrière ton caractère. Des choses de ton passé… Tu essaies de faire croire
aux gens que tu es insensible mais je sais qu’au fond, tu ne l’es pas, au contraire…
Tu as un grand cœur et c’est l’une des choses pour lesquelles je t’aime. Je ne sais
pas tout de toi et je ne suis pas pressé, je veux que tu prennes ton temps avant de
te confier. Mais je connais déjà certains de tes secrets. Des secrets tout banals
dont beaucoup seraient fiers mais toi tu les caches. Par exemple, le fait que tu sois
proche des « talibés »*, l’école coranique où tu vas souvent pour emmener à
manger ou des vêtements.

- Comment tu sais ça ?! dit-elle surprise.

- Penda me l’a dit. J’étais passé un jour alors que tu venais justement de sortir,
emmenant les plats qu’elle venait de préparer. Je lui ai posé des questions et elle
m’a tout raconté ainsi que d’autres choses… Mais ce n’est pas seulement ça. Tu es
une bonne mère aussi, une excellente. J’admire comment tu es avec Anna… Une
autre chose que j’admire chez toi, c’est ton côté indépendant. Tu ne t’occupes pas
de ce que les gens pensent de toi, tu assumes qui tu es et il faut du courage pour
ça surtout au Sénégal… Mes grands-parents t’ont adorée tu sais et crois-moi,
Grand-Pa Tidjane n’est pas quelqu’un qui se fie facilement aux gens. Son métier l’a
habitué à voir ce qui se cache derrière les apparences et il a vu en toi la même
chose que ce que j’ai vu depuis le premier jour que je t’ai rencontrée.

- Pourtant, ta mère n’avait pas l’air de m’apprécier elle.

- Ma mère est comme toi. Sa meilleure défense c’est l’attaque. Bref, c’était juste
pour te dire mais ce n’est pas ce qu’ils pensent qui m’importe. Au-delà de tout ça,
j’aime être avec toi. Tu es intelligente, belle, agréable à regarder, calme, pas
chiante comme le sont certaines meufs. La preuve, tu ne m’en veux jamais quand
on ne se voit pas parce que je regarde un match et ça c’est très important pour
moi.

Elle rit à ma plaisanterie, de nouveau détendue. Attendri, je l’embrasse doucement


et la serre un peu plus contre moi puis continue.

- Et j’adore ça, te voir rire. Rien que pour ça, je veux passer le reste de ma vie avec
toi… Juste pour te regarder rire.

Cette fois, je sens que je l’ai vraiment touchée. Le visage redevenu sérieux elle
m’observe longuement en silence, puis avance ses lèvres vers moi que je prends
doucement. Nos langues s'entremêlent dans un baiser tendre. Elle se blottit tout
contre moi comme si elle m’appelait à la couvrir … Je lui réponds en entourant son
mince corps de mes bras, pour lui faire savoir que je comprends le message, les
mots qu’elle ne me dit jamais mais que ce seul geste d’elle vers moi suffit à
exprimer. A cet instant, elle me donne sa confiance et je lui rends ma protection.
Je suis là pour elle et le serai toujours…

Après un long baiser grisant, elle recule un peu et chuchote :

- On va se coucher ?

J’acquiesce et me lève puis l’aide à se lever aussi.

De retour dans notre chambre, je la reprends dans mes bras dès que la porte se
ferme derrière nous. Debout et appuyés à la porte, nous nous caressons et nous
embrassons comme assoiffés l’un de l’autre, nos souffles mêlés dans une passion
brûlante. L’amour et le désir sont palpables dans chacun des gestes d’Abi, chacun
de ses gémissements…

Passant mes mains sous son tee-shirt, je le remonte lentement pour l’enlever sans
aucune protestation de sa part. Au contraire, elle se blottit à nouveau contre moi
dès qu’elle est débarrassée du vêtement, collant sa poitrine nue contre mon torse.
Elle me fait perdre la tête ! Je n’ai jamais ressenti quelque chose de pareil, un
besoin aussi fort d’une personne… Et le plaisir là que je ressens à la voir pour la
première fois complètement en confiance avec moi n’a pas de comparaison. Son
corps est enfin en accord avec son esprit. Elle passe ses bras autour de mon cou et
quand je la soulève, ses jambes s’accrochent tout naturellement à ma taille, nos
lèvres ne se quittant plus.

Je la couche sur le lit et l’abandonne une seconde pour me débarrasser de mon


tee-shirt avant de me recoucher sur elle. Les baisers et les caresses continuent de
plus belle. Les yeux mi-clos, Abi retient ma nuque comme si elle avait peur que je
m’éloigne d’elle. Je passe mes lèvres partout sur son visage pour la rassurer, ses
yeux, ses pommettes, son menton… Je descends lentement sur son cou puis sa
poitrine, son ventre… Elle frissonne et se tortille, son corps répondant toujours
aussi parfaitement à mes caresses. Ça me rend fou…

Quand je glisse ma main dans son short, elle ne proteste toujours pas et se laisse
faire sous ma caresse. Dans un souffle je l’entends dire faiblement :

- Majib…

Je la redresse alors légèrement et lui enlève le reste de ses vêtements, pour la


caresser encore plus, encore plus loin…

Mes yeux parcourant son corps, je le contemple comme si je le voyais pour la


première fois… Un vrai bijou, le plus beau et le plus désirable que j’ai jamais vu. Ne
pouvant plus attendre, je me redresse pour enlever mon bas. A cet instant, elle
ouvre soudainement les yeux et j’y lis une certaine peur, avant qu’elle dise
doucement :

- Attends Majib…

Puis rien. Elle se tait… Inquiet, je m’arrête et caresse son visage:

- Ça va… ? Tu ne veux pas ?

- Si… mais tu dois savoir d’abord…

- …Oui ?

Elle s’apprête à parler puis se ravise soudain, semblant se rappeler de quelque


chose. Puis elle dit après un instant :

- Non, rien… C’est juste que ça fait longtemps.


Je ne réponds pas et l’observe, dubitatif. Elle ne me dit pas toute la vérité… encore
une fois.

Après réflexion, je réajuste mon bermuda puis me couche à côté d’elle en l’attirant
près de moi. La tête posée sur ma poitrine, je ne vois pas son visage mais sens
qu’elle est rassurée. Après plusieurs minutes de silence, elle commence à se
détendre et je lui demande alors :

- Tu as peur ?

- Non.

- Si, tu as peur… On n’est pas obligé de faire ça si tu ne le veux pas. Je peux


attendre le temps qu’il faudra. Tu sais déjà ce que veux de toi.

N’entendant pas de réponse de sa part, je lui dis encore :

- C’est ce que tu veux ? Attendre ?

Elle hésite puis hoche lentement la tête. Ok, au moins je sais maintenant… Je ne
sais pas quelle est son histoire avec le papa d’Anna et les hommes qu’elle a connus
mais elle n’est certainement pas prête à se donner à nouveau. Et je l’accepte…

Je lui embrasse la tête et la lui caresse pour l’aider à s’endormir, tandis que je lutte
contre le désir qui continue de m’envahir.

Je patienterai le temps qu’il faudra pour elle car je ne me contenterai pas d’être un
de ses hommes. Je serai son homme…
****************

****************

***Lamine Cissé***

Dans le salon en train de suivre une émission alors que Maï, qui vient de finir de
cuisiner, prend sa douche, je repense à ses difficultés des mois passés. Le début de
sa grossesse a été très dur pour elle bien que ça semble enfin aller mieux. Elle
n’arrêtait pas de vomir tout le temps et souffrait tellement quelquefois qu’elle a dû
manquer plusieurs jours de travail alors qu’elle est en période d’essai. Là, on est
dans le quatrième mois et le bébé la laisse enfin respirer. D’ailleurs, on vient de
mettre au courant de sa grossesse mon père afin qu’il prie pour nous. Il n’a pas
paru mécontent de la nouvelle, malgré le passé. C’est son petit-fils après tout…

D’ailleurs, je me dis que c’est le moment de tenter une réconciliation entre lui et
Maï. Peut-être qu’on pourrait aller leur rendre visite le week-end prochain ?

Pendant que je réfléchis à ça, j’entends tout à coup un cri venant de la chambre :

- Lamiiine !!

Alarmé, je me précipite en courant à l’intérieur puis dans la salle de bains où je


trouve Maï en serviette.

- Qu’est-ce qui se passe ?

Debout, elle fixe des yeux le sol comme figée. Je suis son regard et éprouve un tel
choc à ce que je vois que j’en suis bouche bée.

Une mare de sang se trouve à ses pieds et un long filet coule le long de sa jambe.
Mon Dieu, c’est quoi ça ?

C’est seulement quand Maï lève le regard sur moi et que je vois dans ses yeux une
frayeur sans pareille que je réagis. Je me dépêche de m’approcher et la tiens, la
sentant trembler de tout son corps.

- Maï, ça va ?

Des larmes commençent à embuer son regard tandis qu’elle me répond :

- C’est quoi Lamine ?

- Je ne sais pas chérie. Tu as des douleurs ?

- Oui… depuis… ce matin.

- Ok, ça va aller.

Je réussis à garder mon calme et prends la serviette pour lui essuyer les jambes.
Puis je vais chercher des vêtements et l’aide à s’habiller rapidement avant de la
soulever dans mes bras. Aucun temps à perdre, on part tout de suite à l’hôpital…

Partie 36 : Et s’il avait changé ?

***Abibatou Léa Sy***

Nous avons quitté Mbour en début d’après-midi et sommes encore sur la route.
Etant venus avec la voiture de Majib, il est aux commandes. J’en profite pour
observer le paysage, plongée dans mes pensées en écoutant la voix envoûtante de
Tafa* qui s’élève des hauts -parleurs.

Je me sens bien… Ce week-end a été si spécial. Pas seulement pour ce qui a failli se
passer entre Majib et moi, mais surtout pour tous ces sentiments nombreux et
divers, tout nouveaux pour moi, que j’ai ressentis tout du long et qui ne me
quittent pas. On a passé de doux moments, tout comme celui-ci présent.
Quelquefois, j’ai l’impression de vivre dans un rêve, comme si tout cela ne pouvait
être réel. Nous deux ensemble, tout simplement… Lui me tenant la main, ne la
lâchant que pour faire une manœuvre pour la reprendre sitôt après. Et surtout
moi, qui éprouve un vide à chaque fois que sa peau ne me touche plus et un
réconfort calme dès que je sens à nouveau sa chaleur.

Comment ça pourrait être autre chose qu’un rêve éveillé ? Parce que la réalité est
bien moins simple. Quand je pense à la raison pour laquelle je suis avec lui, j’ai
peur des fois et je me demande ce que je fais… Pourquoi je me sens aussi bien
avec lui alors que je le déteste? Pourquoi ça me semble si normal d’éprouver ce
plaisir à sentir ses doigts qui caressent les miens ? Je n’ai pas à me sentir à ma
place à côté de lui. Je n’ai pas à le vouloir. Ni lui, ni son toucher, ni sa chaleur, ni sa
présence… Comment en suis-je arrivée là ?

La voix tendre de Majib me tire doucement de mes pensées :

- Tu penses à quoi, honey ?

Je soupire en me tournant vers lui :

- Rien de spécial… Anna me manque.

- T’as l’habitude de rester plusieurs jours sans la voir pourtant. C’est pas trop dur ?

- Elle me manque comme ça à chaque fois mais bon, elle est mieux chez ma grand-
mère. Il y’a plus de monde avec qui elle peut jouer.

- Je comprends… Elle me manque aussi en fait. Je m’attache de plus en plus à elle.

En l’observant sourire d’un air pensif, je me pose des questions. Il semble sincère,
il s’attache vraiment à elle… Et s’il n’était plus le même ? Peut-être qu’au fond il a
changé, peut-être qu’il regrette ce bébé qu’il a abandonné par le passé et voudrait
pouvoir revenir en arrière ?

- T’aimerais vivre où à Dakar ? dit-il tout d’un coup interrompant mes pensées.

- A Dakar ? Tu veux dire si je quitte Sacré-Cœur ? Je ne sais pas trop. Pourquoi ?

- Tu sais bien pourquoi. Je nous imagine quelque part en famille, toi, moi, Anna et
ses petits-frères dans une grande maison pas loin de la mer.

Petits-frères… Un frisson me parcourt en entendant ces mots. Je me surprends à


imaginer ce que ce serait, moi portant l’enfant de Majib…

Essayant de chasser ces pensées de ma tête, je réponds avec un enthousiasme


surjoué qui rejoint le sien :

- Hum, laisse-moi réfléchir… J’aime bien Fann Résidence.

- Fann Résidence ?! Moi aussi bébé, mais wow c’est cher là-bas ! Je ne suis pas un
ministre hein ! Essaie de revoir tes prétentions à la baisse.
- Eh c’est toi qui m’as demandé alors faut assumer.

Il pouffe de rire en serrant plus fort ma main. Puis, fixant la route, il semble plongé
dans une réflexion.

Moins d’une heure plus tard, nous arrivons à Sacré-Cœur. En sortant de la voiture,
je vois Assane, le gardien qui surveille les maisons du coin, assis sur le banc devant
l’immeuble. Il tombe à pic car j’ai justement besoin de lui.

- Salut Assane. Tu vas bien ?

- Ça va bien Abi. Et toi, ton week-end ?

- C’était bien. Tu fais quelque chose là ?

- Non, rien. Je suis juste là, tu sais…

- Cool. Tu peux aller récupérer Anna avec Penda stp ? Elle doit être en haut.

- Oui, je l’ai vue passer tout à l’heure.

- Parfait, je lui dis de descendre alors. Tiens. Les clefs et ça c’est pour l’essence.
Je lui file un billet de cinq mille comme d’habitude quand il me rend un service. En
fait, il sait que ce n’est pas pour l’essence mais pour le remercier.

Laissant Assane aller à ma voiture, je me tourne vers Majib qui vient de sortir mes
bagages de la siennes.

- Tu ne vas pas la chercher toi-même ?

- Non, je suis fatiguée. Puis Assane est son pote…

En réalité, je veux juste éviter d’aller chez Mame Anna et y voir ma mère…

Nous montons les escaliers et j’appelle en même temps ma grand-mère pour la


prévenir qu’on vient chercher Anna. Arrivés à l’appart, j’informe Penda qu’Assane
l’attend et elle part, nous laissant seuls Majib et moi. Après avoir emmené mes
affaires dans ma chambre, celui-ci me retrouve dans la cuisine où je suis occupée à
sortir de quoi préparer un dîner. Il s’approche de moi et, posant ses mains sur mes
épaules, se met à les masser.

- Tu es vraiment fatiguée ?

- Huhum…

- Viens t’assoir.

Je m’apprête à protester mais sachant que ça ne sert à rien, je le suis alors qu’il me
tire de la main. Il s’allonge à moitié sur le canapé et m’attire à lui. Puis il
recommence à me masser.

- Penda s’occupera de la cuisine. Toi, tu te reposes. On n’a pas beaucoup dormi et


y’a le boulot demain.

- Mais je dois au moins lui sortir de quoi…

- Chuut. T’auras qu’à lui dire ce qu’il faut quand elle reviendra. Pour le moment,
ferme les yeux.

Je m’exécute en soupirant, emportée par le confort de ses bras.

C’est seulement quand la sonnerie stridente de la porte retentit que j’ouvre à


nouveau les yeux. Je regarde Majib qui apparemment s’était assoupi aussi.

Le laissant allongé, je me lève et vais ouvrir la porte. C’est là que je me réveille


vraiment…

Qu’est-ce qu’elle fait là ? Ma mère se trouve devant moi, avec Penda et Anna.
Cette dernière entre en me bousculant, toute excitée

- Maman ! Regarde maman, Mame Djibo est venue avec moi. Et elle m’a offert
plein de vêtements et des chaussures, c’est dans mon sac. Penda, tu peux ouvrir
mon sac ? On va montrer à maman.

- Hé, calme-toi Anna. Va avec Penda ranger tes affaires. J’arrive.

- Mais attends, je…

- Vas-y !
Elle obtempère en boudant, suivie par Penda. Quand je ne les vois plus, je me
dépêche de bloquer l’entrée à ma mère en me mettant dans l’entrebâillement de
la porte.

Elle fronce les sourcils, l’air surprise.

- Tu ne me laisses pas entrer ?

- Je ne t’ai pas invitée chez moi, alors non.

- Tu ne m’as pas invitée ? Et alors je n’ai pas le droit de voir où ma fille vit ? Pousse-
toi.

- Non, tu n’entres pas. T’as vécu assez longtemps là-bas pour savoir qu’on ne
débarque pas sans prévenir chez les gens. Chez moi, c’est pareil. De toute façon, tu
voulais savoir où je vis non ? Eh ben c’est fait, tu peux partir maintenant.

- Abi, toi t’es normale ? C’est à moi que tu parles comme ça ? Tu n’as aucun
respect, même pour la femme qui t’a mise au monde.

- Je te respecterai quand tu mériteras mon respect, d’accord ?

- Donc toi c’est ça que tu es devenue. C’est comme ça que ta grand-mère t’a élevée
? A vivre seule dans un appartement comme une toubab et puis te comporter de
la sorte ? J’essaie d’être patiente avec toi Abibatou, mais tu commences à me
fatiguer hein ! Combien de fois je t’ai appelée? Combien de messages je t’ai laissés
sans que tu me rappelles une seule fois ? Même ta grand- mère a tout fait pour
que tu reviennes me voir, tu as refusé. Je comprends que tu m’en veuilles à cause
de mon silence mais tu en fais trop ! Je suis ta mère ! Ça suffit maintenant.
- Ça suffit ?! Donc quoi, tu vas faire quoi même, me frapper peut-être ? Tu penses
que tu as encore ton mot à dire sur ma vie ? Laisse-moi rire. Tu sais quoi, ma chère
« mère », tu ne représentes plus rien pour moi. Tu m’entends ? Plus rien ! Alors va-
t’en ! Retourne là où tu étais pendant toutes ces années et oublie-moi. Je ne veux
pas te voir et je ne retournerai pas chez ma grand-mère tant que tu es là-bas. Je
veux que tu me laisses tranquille. Compris ?

Elle ne répond pas et regarde derrière moi. Je me tourne et… oh misère ! Majib est
là. Debout au bout du couloir en train de m’observer comme s’il ne m’avait jamais
vue… Je me dépêche de fermer la porte.

Il ne manquait plus que ça… Je me demande ce qu’il a entendu mais son regard en
dit long. Je crains le pire…

Il met quelques secondes puis réagit, me confirmant mes craintes.

- Ta mère ?!! dit-il comme s’il avait du mal à y croire.

Je détourne le regard, réfléchissant à toute vitesse pour trouver un mensonge, une


explication.

Mais rien ne vient. Cette fois, je ne sais vraiment pas quoi dire… Majib s’approche
lentement de moi et réitère sa question :

- Ta mère Abi ? C’était ta mère à la porte là ?!

- Non, c’était... une…

- Une quoi ? Elle a dit qu’elle est ta mère et tu l’as appelée comme ça. Tu me crois
sourd ?
- Non, t’as pas bien entendu. Puis tu ne peux pas comprendre… C’est vrai que c’est
ma mère mais…

Majib me crie soudain dessus :

- Damn ! Mais pourquoi tu mens Abi ?! Qu’est-ce qu’il y’a de si compliqué à dire la
vérité ?

- Je ne t’ai pas menti. Je t’ai toujours dit que je ne voulais pas parler de mes
parents. Tu peux m’accuser d’omettre mais pas de te mentir.

- Tu te fous de moi ? Tu m’as dit, rien qu’hier soir, que tu ne les as pas revus depuis
toute petite. Que tu ne te souviens pas d’eux. Et là je vois ta mère ? Ce n’est pas ça
que j’appelle une omission Abi, c’est un mensonge point. Ce que je ne comprends
pas, c’est pourquoi. Pourquoi m’avoir menti sur quelque chose d’aussi banal que
tes parents ? Et puis comment tu peux parler à ta propre mère de la sorte ?!

- Ne me juge pas. Tu ne sais rien de ma vie.

- Et comment ? Comment pourrais-je savoir quoi que ce soit de toi si tu ne me


parles jamais ? Non, pire, tu me mens ! Et Dieu seul sait sur quoi d’autre tu m’as
menti. Qu’est-ce que je vais découvrir la prochaine fois, que t’as un mari caché
quelque part peut-être ?

- Tu exagères. Et arrête de crier, Anna va nous entendre.


Il serre les lèvres, l’air enragé, puis s’approche encore plus de moi, lentement. Puis
d’un ton plus bas mais menaçant, il dit :

- Tu crois que je plaisante ? Je suis prêt à croire n’importe quoi de toi là. Je croyais
que t’étais juste discrète mais en fait, tu es… Abi, si tu ne me parles pas tout de
suite, que tu ne me donnes pas clairement des explications dès maintenant, je… je
ne pourrai pas continuer comme ça.

Je rêve où il est en train de me poser un ultimatum là! Mon sang ne fait qu’un tour.
Lui ? Lui qui me disait hier qu’il serait patient ? Et là, à la première difficulté, il me
pose un ultimatum ! C’est là qu’il montre son visage et moi, idiote que je suis, j’ai
failli tomber dans son piège

Je lui rétorque sur le même ton qu’il a utilisé pour me menacer :

- Tu m’as tout dit sur toi peut-être Majib ?

- Je ne te cache rien moi.

- Vraiment ? T’en es sûr ? ll n’y a rien que tu me caches ?

J’appuie sur mes mots en le regardant fixement qu’il comprenne que je ne pose
pas une question en l’air. Une ombre de panique traverse son regard et il ne dit
rien pendant quelques secondes. Puis il répond très calmement, la voix bien moins
assurée :

- Je ne comprends pas… de quoi tu parles ?


- Mais de ton passé. On s’intéresse au passé non ? Je parle Majib, des choses de
ton passé que tu n’aimerais certainement pas que je connaisse. Et tu vois ça, ça
fait de toi un parfait hypocrite quand tu te permets d’exiger que je te parle du
mien.

Il ne dit rien. Nous nous affrontons du regard pendant quelques instants puis il dit,
en redressant la tête fièrement :

- Je n’ai rien à me reprocher Abi. Je ne te cache rien.

Menteur !! Une profonde déception m’envahit, au point où j’ai envie de pleurer. Il


ment. Je le sais à l’inquiétude dans son regard… Même si je n’étais pas au courant
de ce qu’il a fait, ce que je lis dans son regard à cet instant dit tout. Il sait qu’il a
mal agi mais il ne se sent même pas coupable…

Dire que j’ai douté, que j’ai failli croire en lui… Majib n’est pas l’homme avec qui j’ai
passé le week-end, ni celui qui « s’attache à Anna ». Il n’est rien d’autre que le
responsable de la mort de ma cousine !

- Maman ? Ton téléphone n’arrête pas de sonner, dit Anna qui vient juste
d’apparaître.

Ne supportant plus de voir la tête de Majib, je le laisse planté là tandis qu’Anna


traverse le couloir pour le rejoindre.

Le cœur encore battant d’émotion, je vais dans ma chambre et décroche le


téléphone qui s’est remis à sonner.

- Allô Lamine.
- Salut Abi.

- Salut…

Je n’en dis pas plus n’étant vraiment pas d’humeur à causer. Mais la suite des
paroles de Lamine me fait tout de suite changer d’avis :

- Ecoute, je suis à l’hôpital là avec Maï. Elle m’a dit de t’appeler pour te prévenir.

- A l’hôpital ? Qu’est-ce qui se passe ? crie-je paniquée.

- … On a perdu le bébé.

- Oh mon Dieu !

La vox de Lamine est brisée. Je le presse quand même pour en savoir plus :

- Mais qu’est-ce qui s’est passé Lamine ? Où est Maî ? Comment elle va ?

- Pas très bien. On lui a fait un curetage pour… sortir le bébé.

- Oh la la Maï… Où êtes-vous ? Dans quel hôpital ? J’arrive tout de suite.

- Non c’est pas la peine. Elle vient de s’endormir et le médecin a dit qu’il faut
qu’elle se repose. Mieux vaut que tu passes demain. Elle a juste insisté pour que je
t’appelle.

- Ok… Ok, dis-lui que je viendrai dès demain matin, d’accord ?

- Ok. A demain.

Je raccroche le téléphone en m'asseyant sur le lit, le cœur trop lourd.

Ma pauvre chérie…

J’en oublie Majib et, m’en souvenant tout d’un coup, sors de la chambre pour le
rejoindre. Il n’est pas dans le couloir… Dans le salon non plus. Il est parti.

********************

********************

***Abdoul Majib Kébé***

Qu’est-ce qu’Abi voulait dire ? Que peut-elle bien connaître de mon passé ? Il n’y a
aucun de mes proches qui aurait pu lui dire… Mes grands-parents ?

Non, ce n’est pas possible. Ils ne parleraient pas de choses comme ça en dehors de
la famille, surtout à quelqu’un qu’ils connaissent à peine. Ils ne sont pas comme
ça.

Alors qui ? Qu’est-ce qu’Abi sait sur moi et comment? Peut-être que... ça se voit
encore sur moi ?

Mais non, c'est stupide.


Le temps d’arriver à ma voiture, dix mille questions se bousculent dans ma tête et
une seule pensée... Elle a raison. Je ne peux pas exiger d’elle la vérité si je ne suis
pas capable de lui dire tout de moi, même si ça risque de changer son regard sur
moi… J’aurais préféré qu’elle ne sache jamais mais si elle soupçonne déjà des
choses, ce serait pire si je ne lui dis rien.

Au volant de ma voiture, je quitte la rue où vit Abi et débouche sur la route


goudronnée où j’aperçois une dame debout, attendant visiblement un taxi. Sa
mère… Je l’observe un instant et écoutant mon instinct, me gare à côté d’elle. Elle
me regarde descendre de ma voiture avec curiosité. En me voyant plus proche,
elle semble soudain se détendre, me reconnaissant. Je lui dis poliment :

- Bonjour… Mme Sy ?

- Oui, c’est ça. Bonjour mon garçon. C’est vous qui étiez chez Abi tout à l’heure,
n’est-ce pas ?

- Oui, c’est moi... Je suis désolé d’avoir assisté à votre dispute.

- Ce n’était pas de ta faute.

Gêné, j’hésite quelques secondes avant de continuer :

- Je peux vous déposer peut-être ?

- Oh non, c’est pas la peine. Il y’a plein de taxis, je ne voudrais pas vous fatiguer.
- Non, non, pas du tout. Vous êtes la mère d’Abi.

- Je vois, dit-elle en me regardant plus attentivement. Et vous, vous êtes qui pour
elle ?

- Euh… on sort ensemble en fait.

- Vous sortez ensemble…

L’air avec lequel elle me dit ça est tellement méfiant que je m’empresse d’ajouter :

- Oui en attendant de se marier.

Ça, Abi ne va pas l’apprécier. C’est pas comme si elle avait accepté ma demande
quand même, ce qui est d’ailleurs plus improbable après les derniers
événements…

Mais comment dire à une mère sénégalaise qu’on se contente de « sortir » avec sa
fille ?! Je n’ai peut-être pas grandi ici mais je suis au courant des réalités…

En tout cas, ce que je lui ai dit semble la rassurer car elle répond, l’air plus
enthousiaste :

- Comment tu t’appelles ?

- Abdoul Majib.

- Abdoul Majib… Je crois que j’ai entendu Anna parler de toi.


Elle semble réfléchir un instant puis me demande :

- Tu connais bien Pikine ?

- Très bien même. J’habite à Keur Massar.

- Dans ce cas, je veux bien que tu me déposes. On va en profiter pour faire


connaissance.

Installés dans la voiture, je commence presque à regretter mon geste tellement


l’atmosphère est gênante. Heureusement que la maman d’Abi engage la
conversation :

- Alors où sont tes parents Abdou ?

- Ils ne vivent pas à Dakar, mais ils viennent de temps en temps.

- Ils sont où, en région ?

- Non, en Angleterre.

- Ah d’accord… Bon, tu as vu comment ma fille me parle hein. Tu as entendu notre


conversation ?
- Un peu seulement…

Bizarrement, quelque chose me pousse à justifier Abi, en voyant l’expression de


reproche sur le visage de sa mère.

- Elle n’était pas très en forme aujourd’hui. Elle a passé une mauvaise journée à
cause de… choses au boulot.

- Ah bon ? Je croyais qu’elle avait pris sa journée pour rester en week-end avec des
copines ?

Et merd** !

Je balbutie, mentant encore plus :

- Si, si, mais elle a dû revenir ce matin et… son patron l’a énervée… Elle ne pensait
pas ce qu’elle vous disait.

La maman d’Abi émet un petit rire cynique, puis dit :

- Au contraire, elle le pensait bien même. Elle voulait me faire mal, se venger…

Elle reste pensive un instant puis reprend en soupirant :

- Mais je la comprends, ça n’a pas été facile. Se croire abandonné par ses parents
n’est jamais facile pour un enfant, surtout quelqu’un de fier comme Abi. Ça l’a
aigrie avec le temps…
Je ne dis rien, ne voulant pas paraître trop curieux en me mêlant de leurs histoires
de famille… Pourtant elle continue d’une voix basse, comme si elle se parlait à elle-
même :

- La mort d’Anna n’a pas arrangé les choses…

Cette fois, je ne peux pas m’empêcher d’être curieux :

- La mort d’Anna ?

- Oui, sa cousine. Elle ne t’en a pas parlé ? Elles vivaient ensemble avec leur grand-
mère et elles étaient très proches. Elle est morte il y’a quelques années
seulement... Je n’étais pas là mais il parait que c’était une fille adorable, tout le
monde l’aimait. Son décès a vraiment été dur pour la famille, surtout pour Abi.
Elles étaient inséparables…

Wow ! Je ne m’attendais pas à celle-là.

Est-ce pour ça alors, qu’Abi ne veut jamais parler du passé ?

Partie 37 : Prise au dépourvu…

***Abibatou Léa Sy***

Je suis chez Maï qui est sortie hier soir de l’hôpital, occupée à lui préparer une
soupe et priant pour qu’elle la boive. Lamine m’a dit qu’elle refuse de manger quoi
que ce soit. Physiquement, elle va bien pourtant mais c’est le moral qui n’est pas
au rendez-vous. Ne sachant plus quoi dire pour la réconforter, j’ai décidé de
prendre ma journée aujourd’hui pour rester avec elle.

Ayant fini, je sors de la cuisine avec le bol fumant pour la rejoindre devant la télé
où elle est installée. Allongée sur le canapé, elle me regarde arriver avec des yeux
vides, l’air complètement abattue. Je m’assois à côté d’elle en posant le bol sur la
table.

- Je t’ai préparée une bonne soupe ma puce. Sens comme c’est bon, dis-je avec
enthousiasme.

- Je n’ai pas faim, je mangerai plus tard, répond-t’elle sans même y jeter un œil.

- Non, Maï. Maintenant. Il faut que tu reprennes des forces toi aussi. Tu as perdu
beaucoup de sang. Tiens ça.

Elle regarde la cuillère que je lui tends puis la prend en se levant lentement pour
s’assoir. Elle goûte ensuite puis met tellement peu d’enthousiasme à manger que
je me demande si ma soupe n’a pas un goût de savon. Mais au moins elle mange
un peu. Je la laisse faire jusqu’à ce qu’elle repose la cuillère ne pouvant visiblement
en faire plus.

- Merci. C’était très bon.

- On n’aurait pas dit, j’ai failli me vexer, dis-je en souriant.

Elle ne répond rien et je lui prends alors sa main que je serre dans la mienne.

- Maï, faut pas te laisser abattre comme ça. Ce genre de choses arrive et assez
souvent pour une première grossesse, il parait. Tu verras, bientôt tu seras de
nouveau enceinte et tu auras tout oublié.
Des larmes commencent à perler dans ses yeux alors qu’ elle répond tristement :

- Ce n’est pas ma première grossesse.

- Comment ça ? dis-je étonnée.

- J’ai été enceinte. Peu de temps après mon mariage, quand j’ai appris l’histoire
avec Hadja, j’ai commencé à avoir des règles qui ne s’arrêtaient plus et je suis allée
voir la gynécologue. Elle m’a dit que c’était une fausse couche et non des règles.
Ce n’est pas la première fois que je perds mon bébé Abi.

- Mais Maï pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je ne savais pas !

- Même Lamine ne le sait pas. A l’époque on ne se parlait plus et je pensais


qu’Hadja était enceinte de lui.

- Et moi alors ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

- Je ne sais pas. Je faisais déjà pitié avec l’histoire d’Hadja, je n’avais pas envie d’en
rajouter… Abi… et si on était en train de payer notre désobéissance ? Peut-être
qu’on aurait dû écouter le papa de Lamine. On ne désobéit pas impunément à ses
parents et le mariage est trop sacré et...

- Mais qu’est-ce que tu vas chercher ? Faut même pas essayer de rentrer là-
dedans. Même pas ! Là, tu te sens mal et tu cherches une cause à ta fausse-couche
c’est tout. Qu’est-ce que le médecin t’a dit ?

- Rien à part que ce sont des choses qui arrivent. Sauf que ça m’est arrivé deux fois
en moins d’un an, Abi.

- Justement. Vous avez à peine un an de mariage Lamine et toi, il n’y a pas de


raison de vous inquiéter pour un bébé. Ça viendra, il faut juste patienter.

- Je ne voulais pas de bébé encore. Mais là, je le souhaite plus que tout. Et j’ai
tellement peur de ne pas pouvoir en avoir...

Sa voix se brise et elle commence à pleurer tristement. Je l’attire contre moi, la


laissant se vider de son chagrin pour la consoler.

- Ça va aller... Tu n’as aucune raison d’avoir peur.

Elle pleure encore un bon moment puis, enfin calmée, je change de sujet pour lui
faire penser à autre chose.

- Devine qui est revenu à Dakar depuis quelques jours ?

-…

- Ma mère.

- Non !
Sous l’effet de la surprise, ses yeux encore mouillés de larmes s’écarquillent.

- Ta mère ? Ici ?

- Je te jure. J’étais partie chez Mame Anna et je l’ai trouvée là-bas. Elle a
commencé à me parler comme si de rien n’était me demandant avec le sourire si
je ne lui avais pas manqué. J’avais envie de lui crever les yeux, tu ne peux pas
savoir à quel point.

- Ay Abi ! C’est de ta mère que tu parles. Tu ne peux pas dire ce genre de choses.

- Arrête. Tu sais très bien qu’elle n’a jamais été une mère. Elle l’est peut-être pour
ses autres enfants mais pas pour moi. Là, je ne vais même plus chez Mame Anna à
cause d’elle. Qu’elle retourne vite là d’où elle vient.

- Mais pourquoi ? Depuis tout ce temps, tu devrais au moins essayer de lui parler.
Peut-être qu’elle pourra t’expliquer son silence.

- Elle n’a pas besoin de m’expliquer, je sais déjà pourquoi. Bref, tu sais ce qu’elle a
eu la bonne idée de faire ? Parler d’Anna, ma cousine, à Majib.

- Attends, attends, tu vas trop vite. Ta mère et Majib se connaissent ?

- Oui, ils se sont croisés chez moi et lui n’a rien trouvé de mieux que de la ramener
en voiture chez ma grand-mère.
- Wow, beaucoup de choses se sont passées dis donc. Faudra que tu m’expliques
dans les détails mais d’abord ça veut dire quoi, que Majib sait tout maintenant ?

- Oh non ! Mais ça ne va pas tarder ça.

- Tu vas lui dire ?

- Après que j’en ai fini avec lui, je n’aurai plus aucune raison de le lui cacher.

L’excitation temporaire de Maï fait place à la déception quand elle me dit sur un
ton de reproche.

- Comment tu comptes en finir avec lui ? En te vengeant ? Abi, il est encore temps
de reculer. Majib pourrait être l’homme de ta vie, ne fais pas des choses que tu
regretteras.

- Tu te trompes. Pendant un instant, j’y ai presque… Maï, Majib n’est pas innocent.
Quoiqu’il lui arrive, il le mérite.

- T’en es sûre ? Encore une fois Abi, tu ne sais pas tout de l’histoire. Tu ne sais pas
ce qui l’a poussé à faire ça. Et puis les hommes sont imparfaits, tous les jours
t’entends parler d’histoires comme ça. Mais ils regrettent toujours après coup
même s’ils ne le disent pas.

- Majib ne regrette rien. Il ne se reproche rien. Il veut continuer de vivre sa vie


comme si de rien n’était, oubliant qu’une fille est morte à cause de lui.

- Il ne le sait pas ça.

- Ça ne l’excuse pas.

Poussant un grand soupir, Maï repose sa tête sur le dossier du canapé puis dit
d’une voix triste et découragée.

- C’est dommage que tu sois aussi aveugle. Tu t’accroches à des choses qui n’en
valent pas la peine alors que tu pourrais être heureuse. J’ai peur pour toi.

- Je ne cherche pas à être heureuse.

- C’est ce que tu crois. Tout le monde veut être heureux, et au fond de toi tu as cet
espoir aussi.

- J’ai Anna. Elle me suffit.

- Mais que penses-tu que Majib fera quand il découvrira qu’Anna est sa fille et que
tu lui as menti ?

- Ça, ce n’est pas mon problème.


- Tu es naïve là, tu sais. Ce sera ton problème Abi. Majib t’en voudra et n’oublie pas
une chose très importante. C’est sa fille, pas la tienne.

*********************

*********************

Quelques jours plus tard

***Abdoul Majib Kébé***

Comme souvent le dimanche, je suis venu à la plage avec Abi, Anna et Penda. J’ai
convaincu Abi, dans une autre tentative de retrouver la complicité qu’on a perdue
depuis notre dispute, mais ça n’a pas l’air de marcher. Elle est redevenue la jeune
fille des débuts, renfermée sur elle-même et souriant peu. Même là, en ce
moment elle a le regard perdu vers l’océan, ne faisant même pas attention à la
conversation que j’essaie d’avoir.

Son téléphone n’arrête pas de sonner mais elle ne décroche pas. La première fois
que ça a sonné, elle a regardé l’écran puis coupé le son avant de remettre
l’appareil dans son sac. Au bout d’un moment, je lui fais la remarque :

- Tu ne décroches pas ?

- Non.

- Pourquoi ? C’est qui ?

Elle ne réagit même pas à mes questions et continue de regarder au loin. Je sens
l’énervement me gagner un peu. J’essaie de la comprendre mais quelquefois j’ai
l’impression que je n’y arriverai jamais. Après avoir su ce qui s’était passé avec sa
cousine, je suis retourné la voir, lui expliquant que je savais pourquoi elle ne
voulait pas parler du passé et que je ne lui en voulais plus pour quoi que ce soit. Je
pensais que ça allait l’apaiser mais ce ne fut pas le cas. Elle semblait juste surprise
et inquiète aussi. Ce qui m’a semblé bizarre d’ailleurs. En tout cas, rien n’est plus
comme avant. On dirait même que je ne l’intéresse plus. Du coup, je me dis que
c’est peut-être parce qu’elle m’en veut de ne pas lui avouer ce qu’elle prétend
savoir sur moi ? Si c’est ça, je compte tout lui dire mais j’ai besoin de temps…

Au bout de la énième sonnerie, Abi sort le téléphone de son sac et se lève avec
énervement. Je la regarde s’éloigner, me demandant pour la première fois depuis
qu’on est ensemble, si cette relation en vaut vraiment la peine.

*******************

***Abibatou Léa Sy***

- Quoi Bachir. Pourquoi tu n’arrêtes pas de m’appeler ?

- Tu sais pourquoi. Accepte Léa, stp.

- Je t’ai déjà dit que je ne viendrai pas chez toi. Je ne suis pas votre marionnette à
toi et ta femme. Je ne veux pas rentrer dans votre jeu malsain là.

- Ce n’est pas un jeu.

- Ah bon ? Pour quelle autre possible raison voudrait-elle me rencontrer ? Moi ?!


- Elle sait tout et elle veut savoir qui tu es.

- Comment peut-elle savoir ? Je ne lui ai rien dit. J’avais promis et j’ai respecté ma
parole.

- Je sais ça. Mais elle sait tout depuis longtemps sans me le dire. Léa, elle est
malade.

- Tu ne m’apprends rien.

- Non, tu ne sais pas tout. Elle va mourir. Et ça peut arriver d’un moment à l’autre.
Tout ce qu’elle demande c’est te voir avant.

Mourir ?! Prise au dépourvu, je ne sais que dire pendant quelques secondes.

- Je ne comprends pas. Je croyais qu’elle était juste…

- Elle a le cancer. Elle est condamnée. Crois-moi j’aurais voulu lui épargner la vérité
mais c’est trop tard et maintenant qu’elle sait tout, je veux au moins lui donner ce
qu’elle demande. Fais ça pour moi ma chérie, c’est vraiment important.

- Je ne sais pas... Je dois réfléchir.

- Non il n’y a plus le temps. J’ai réussi à faire sortir les enfants mais ils vont revenir
et les plus grands arrivent ce soir. Si elle ne te voit pas maintenant, ça sera
impossible après, ils ne lâcheront pas leur mère. Ecoute Léa chérie, je ne t’ai
jamais rien demandé tu le sais, mais là je te supplie. Je ne… pourrai jamais me
pardonner ce que je lui ai fait mais je veux au moins la rassurer avant qu’elle… Stp
Léa, viens.

Tellement de peine se ressent dans la voix de Bachir que, touchée, je réponds


d’une voix mal assurée :

- Me voir ne la rassurera pas, tu sais.

- C’est ce que tu crois. Mais viens quand même, c’est son souhait.

Le souhait d’une mourante…

Je ne suis pas à l’aise avec la mort, je ne l’ai jamais été. Elle a le don de vous
arracher sans prévenir les personnes que vous aimez, vous laissant vide… Je me
sens tout d’un coup triste. Cette femme n’a aucun tort, elle n’est qu’une victime
tout comme moi. Alors même si je ne vois pas en quoi me voir peut l’aider, je ne
peux pas lui refuser son souhait.

Convaincue, je réponds enfin à Bachir :

- J’arrive.

***

Retournant auprès de Majib, je fais semblant de ne pas remarquer la tête qu’il fait
et jette un œil à Anna et Penda assises plus loin, sur le sable.

Puis je prends mon sac et m’excuse :


- Je dois aller quelque part mais je reviens.

- Tu vas où ? demande-t’il sèchement.

- Maï a besoin de moi. Ce ne sera pas long, une demi-heure max.

Il ne me répond pas et détourne la tête ailleurs. Encore sous le coup de la nouvelle


que m’a annoncée Bachir, un petit pincement me saisit à cet instant. Alors que je
regarde Majib, j’éprouve un fort besoin de me blottir contre son corps et de sentir
son odeur. J’hésite, ne bougeant plus. Mais il ne me regarde pas… Découragée, je
tourne les talons et m’en vais.

******************

Deux heures plus tard, je sors de la maison de Bachir, le cœur plus lourd que
jamais, abattue. Je ne m’attendais pas à ça… Voir cette pauvre femme, si frêle, si
proche de la mort.

Et les mots qu’elle m’a dits, la façon dont elle m’a parlé… Elle a toutes les raisons
de me détester mais elle a été d’une telle douceur, d’une telle gentillesse que j’en
ai été déstabilisée. Elle était si faible…

Dans la voiture de Bachir qui me ramène, aucun mot ne sort de ma bouche ni de la


sienne. Lui aussi est ému. Ses yeux rougis en témoignent. Quand on arrive devant
chez moi, je ne bouge pas, restant toujours assise.

Bachir se tourne vers moi et m’observe alors que j’ai les yeux fixés sur mes genoux,
trop peinée pour me retourner.

- Je dois y aller, je ne veux pas la laisser seule longtemps, dit-il d’une voix lourde de
peine. Merci Léa, je sais que ce n’était pas facile pour toi.
Pour moi ? Pas pour moi. Pour elle, mais pas pour moi. Les mots s’échappent tout
d’un coup de ma gorge accompagnés d’un torrent de larmes.

- Je suis tellement désolée Bachir ! Pardonne-moi… sniff… je suis désolée…

- Tu n’as pas à l’être. Viens.

Il m’attire à lui et je fonds dans ses bras, sanglotante. Sa main frotte


affectueusement mon dos, essayant de me consoler. Alors que c’est lui qui perd sa
femme…

- Je n’aime pas te voir comme ça. Ne pleure pas.

Puis il sort un mouchoir et sèche mes larmes, avant de m’embrasser la tête, qui
repose sur son épaule. Je ne pleure plus… Je me sens apaisée.

Un apaisement soudain, qui s’infiltre dans mon être comme une brise fraîche. Je
me sens si bien… Juste là, dans ses bras chauds, forts, me couvrant, me berçant
comme si j’étais enfin devenue une petite fille.

Cette petite fille que je n’ai jamais été. Que j’aurais, plus que tout, souhaité être.
Sa petite fille à lui… mon papa.

Partie 38 : Pas assez grand…

***Abibatou Léa Sy***


Laissant Bachir partir, je remonte chez moi au lieu de retourner à la plage comme
j’avais promis à Majib. J’ai vécu trop d’émotions et ça doit se voir sur mon visage.
Au moins j’ai le temps de me reprendre avant qu’ils arrivent.

Mais quand, devant l’appartement je mets les clés dans la serrure, la porte s’ouvre
d’elle-même et, surprise, je vois Majib devant moi.

- Vous êtes rentrés ?

Le visage fermé, il me répond très sèchement.

- Si tu regardais ton téléphone, tu l’aurais su.

Mon téléphone… C’est vrai qu’il a vibré à un moment mais dans la situation où
j’étais je n’y ai pas prêté attention. Majib a l’air de m’en vouloir encore plus que
quand je l’ai quitté…

N’étant pas d’humeur à lui donner des explications, je passe devant lui en baissant
les yeux, essayant de cacher leur rougeur. Mais il ne me lâche pas aussi facilement.

- Tu n’étais pas censée nous rejoindre à la plage ?

- Si, si mais je n’ai pas pu. Ça a duré plus longtemps que je pensais. J’allais
justement t’appeler là pour te dire que j’étais rentrée directement.

- Qu’est-ce qui a duré plus longtemps exactement ?

- Ben Maï ! Elle avait besoin de moi. Tu sais bien ce qu’elle traverse… Où est Anna ?
- Elle dort. Pourquoi tu ne m’as pas appelé pour venir te prendre, vu que tu n’avais
pas ta voiture ?

- Mais non, c’était pas la peine, j’ai pris un taxi. Et Penda ?

Majib ne répond pas. Je n’insiste pas et m’assois en faisant semblant de chercher


un truc dans mon sac, alors que je sens son regard appuyé sur moi. Soudain, il
s’approche, prend ses clés sur la table et s’en va.

- Majib ?

- A plus.

Et il sort sans se retourner. Il est vraiment énervé on dirait, tout ça parce que je ne
suis pas retournée à la plage ? J'éprouve une certaine peine à le regarder partir
ainsi, ressentant quand même le besoin d’être avec lui un peu plus. Qui sait
combien de fois j’en aurai encore l’occasion ?

La maison est très silencieuse tout d’un coup. Je reste un moment assise, fixant le
vide, mes pensées dérivant à nouveau vers Jeanne. Soudain lasse, je me laisse aller
et m’allonge à moitié sur le canapé, fermant les yeux. Les scènes vécues chez
Bachir, jusqu’à présent teintées de surréel, repassent dans ma tête.

Quand on est entré dans leur chambre, une brise fraîche et salée nous accueillit.
Elle provenait de la terrasse attenante, grande ouverte sur la mer. Je marchai,
hésitante, me demandant encore ce que je faisais là. La pièce était tellement
grande qu’on aurait dit un salon, avec ses fauteuils et son sofa. Les voilages blancs
tournoyaient sous l’effet du vent, accompagnés du bruit des vagues. Dans cette
ambiance paisible et ce décor de rêve, se dressait collé à un mur un beau et grand
lit surélevé sur lequel reposait la malade.
Se trouvant à plusieurs mètres de nous, je mis quelques secondes à distinguer les
traits de son visage. Elle nous regarda nous approcher, en silence.

Je restai derrière Bachir qui se pencha au-dessus de sa femme pour lui dire
quelques mots que je n’entendis pas. Puis il se redressa en se tournant vers moi,
me laissant ainsi voir de près et pour la première fois le visage de Jeanne. Elle me
vit aussi… Pendant quelques secondes elle ne dit rien, se contentant de me fixer
mais je sentais beaucoup de choses passer dans sa tête. Elle me voyait là, devant
elle, la matérialisation de la trahison qu’elle avait subie…

Pourtant elle esquissa un sourire faible et leva avec peine sa main pour la tendre
vers moi. Elle voulait que je m’approche… Je regardai Bachir comme pour lui
demander son avis, ne sachant quoi faire. Celui-ci fit un signe d’encouragement
mais je ne bougeai pas, jusqu’à ce que la voix faible de Jeanne s’élève :

- Promis, je ne te mangerai pas Léa. Stp, approche.

J’hésitai encore puis fis des pas vers elle, lentement. Elle fit un geste pour que je
m’assoie à côté d’elle et j’obéis. Puis elle m’observa encore, le regard plein de
souffrance. Gênée, je détournai la tête et vis Bachir qui allait s’assoir sur un
fauteuil y renoncer quand sa femme lui dit :

- Laisse-nous seules stp chéri.

Seules ? Je regardai Bachir, un peu paniquée. Je ne voulais pas rester seule avec
elle ! Je craignais ce qu’elle allait me dire, comment elle allait me traiter. Comment
pouvais-je répondre à une femme malade qui allait mourir si elle me jetait sa
haine sur la figure ? Bachir devait rester.

Mais il sortit après m’avoir fait un clin d’œil dans le but de me rassurer. Ça ne me
rassura pas. Je le regardai sortir hésitant à le suivre. Je n’étais pas du tout à ma
place dans cette pièce seule avec elle.

Soudain, sa main fraîche toucha mon visage, me faisant légèrement sursauter. Je la


regardai et la vis m’observer avec attention, ses doigts passant sur ma peau.

- Tu es belle… Tu lui ressembles, plus que mes enfants.

Je ne dis rien. Elle retira sa main en soupirant, puis continua :

- Tu ressembles à ta mère aussi. N’importe qui qui a connu Bachir et ta mère


saurait au premier coup d’œil que tu es leur fille. La première fois que je t’ai vue, je
l’ai su tout de suite.

La première fois ? Elle m’a donc déjà vue ?

Jeanne répondit à mon regard étonné en souriant malicieusement.

- Je l’ai suivi un jour il y’a quelques années et je vous ai vus ensemble. Mais tu dois
garder ça pour toi. Le chauffeur était mon complice et je ne veux pas qu’il ait des
problèmes. Tu me promets ?

Je hochai doucement la tête. Son sourire s’effaça quand elle me posa avec peine la
question suivante :

- Djibo… ta mère, comment elle va ?

- ... Bien.

- Elle sait que tu es là ?

- Non.
- Bachir m’a dit que tu vis avec ta fille. Mais il ne m’a pas parlé d’elle. Qu’est-ce
qu’elle est devenue ?

Je ne voulais pas parler de ma mère non plus. Ça devait se voir sur mon visage et à
mon silence car Jeanne le dit.

- Tu ne veux pas parler d’elle. Je comprends. Je n’ai pas le droit de profiter de toi
pour satisfaire une curiosité malsaine motivée par la jalousie.

- Non ce n’est pas ça, répondis-je vivement.

Je me surpris moi-même à ma réaction. Parler de ma mère avait l’air de la rendre


si triste que j’eus envie de la rassurer.

- Je n’ai pas envie de parler d’elle mais c’est parce que… On ne vit pas ensemble,
elle vit en Italie avec sa famille.

- Sa famille… Tu ne fais pas partie de sa famille ? demanda-t ’elle, les sourcils


froncés.

- Non. J’ai grandi avec ma grand-mère.

- Oh… je vois.

Elle me regarda alors plus attentivement et dit :

- Tu lui en veux n’est-ce pas ? Tu sembles avoir beaucoup de colère en toi.


-…

- Léa, ajoute-t-elle pensivement. Tu sais d’où vient ce prénom ?

- Non.

- C’était celui de la grand-mère de Bachir. Lui aussi a grandi avec elle et il lui était
très attaché. Elle est décédée après la naissance de mon premier fils. Le fait que
Bachir t’ait donné son prénom signifie beaucoup pour lui. Il t’aime, tu sais.

-…

- Non, bien sûr, tu ne le sais pas… Il ne voulait pas quitter Dakar, Léa. C’est pour
moi qu’il l’a fait. Ta mère avait quitté la maison avant que tu naisses et quelque
part au fond de moi, je savais que Bachir avait à voir avec son départ. Je suis
tombée enceinte quelque temps après. Puis j’ai passé deux ans à convaincre mon
mari de quitter Dakar, rongée par la jalousie. Je savais qu’il la voyait toujours mais
je n’avais aucune idée de ton existence. C’est de ma faute si tu n’as pas grandi avec
ton père. Ne le blâme pas plus qu’il ne le mérite.

Je voulais qu’elle se taise. Pourquoi elle me racontait ça ? Qu’est-ce-que ça


changeait ? Bachir m’avait abandonnée tout comme ma mère ensuite. Il avait
oublié mon existence. Si ce n’était pas moi qui l’avais retrouvé, il n’aurait jamais
cherché à me revoir. Jeanne était en train de remuer un couteau dans une plaie
que je voulais oublier.
Mais elle continua…

- Je te demande pardon mais surtout, pardonne-le lui. Il n’est plus le même depuis
qu’il t’a retrouvée. Il souffre et se sent coupable. Si tu lui donnes une chance, tu
verras qu’il peut être le meilleur père dont on peut rêver. Tes frères et sœurs en
savent quelque chose.

Mes frères et sœurs… Je n’avais jamais imaginé les enfants de Bachir comme tels.
Ils ont toujours juste été… les enfants de Bachir.

Les évoquer semble rappeler quelque chose à Jeanne, une inquiétude passant sur
son visage. Elle chuchota en baissant les yeux, comme pour se parler à elle-même :

- Pour eux non plus, ce ne sera pas facile… Léa, je vais te demander quelque chose
que je ne devrais sans doute pas. Mes enfants vont me voir partir et ce sera déjà
très dur pour eux. Je sais que tu souffres, que Bachir aussi souffre, mais je vous le
demande à tous les deux, laissez-leur un peu de temps qu’ils fassent d’abord le
deuil. Tu crois que tu peux faire ça ?

- Mais ils ne sont pas obligés de savoir. Je ne leur dirai rien.

- Tu es gentille mais bien sûr que si, ils doivent savoir. Ce serait injuste que tu n’aies
pas dans cette famille la même place qu’eux. Il faut qu’ils connaissent la vérité.
Tout ce que je demande, c’est d’attendre un peu avant de leur dire.

- Ok…

Je restai longtemps dans la chambre de Jeanne. Elle me parla de ses enfants, du


parcours de sa famille – « notre » famille qu’elle disait pour m’inclure - entre
Abidjan, Dakar et Londres. Bachir nous rejoignit après un certain temps. Jeanne
continua de me raconter des anecdotes sur lui et les autres au point où je me
surpris à sourire, amusée. Elle parla et parla encore jusqu’à ce que la faiblesse
commença à se sentir dans sa voix. La morphine ne faisait plus effet… Son visage
changea progressivement et elle se tut, une forte souffrance se lisant sur ses traits.
Bachir se leva pour la rejoindre. Quand je sortis de la chambre pour les laisser,
Jeanne avait les yeux fermés et Bachir était penché sur elle lui tenant la main, dans
un geste plein d’affection. C’était beau… Et triste.

Je restai dehors attendant Bachir, une émotion toute nouvelle présente dans mon
cœur. Cette femme avait toutes les raisons de me détester. Mais au lieu de ça, elle
m’a fait sentir plus que jamais depuis Anna que je méritais d’être aimée. Pendant
deux heures, elle a été avec moi une mère…

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*************************

***Boris Suleyman Hannan***

J’ouvre doucement la porte et jette un œil vers le lit de maman pour m’assurer
qu’elle ne dort pas. Ce qui est le cas.

- Entre chéri, dit-elle.

- J’avais peur que tu dormes, réponds-je en m’approchant.

- Pas du tout. Viens à côté de maman.


Je m’allonge tout près d’elle en l’enlaçant. Elle sourit et pose sa main sur ma joue.

- Tu te rappelles quand t’étais petit garçon et que tu me suppliais tous les soirs
pour dormir avec moi ?

- Je me rappelle surtout de papa qui me jetait dehors en criant « Sors d’ici ! T’es un
homme, pas une fillette ! » Il m’a traumatisé.

Je la regarde rire, heureux de voir un peu de joie sur son visage.

- T’étais son garçon, son premier enfant. Il voulait t’endurcir.

- Je pense surtout qu’il avait peur que je m’accapare sa femme… Tu vas bien ?

- Oui bébé. Je suis contente de te voir toi et Aysha. Mais vous ne devez surtout pas
rester longtemps, vous rentrez quand ?

- Ne t’occupe pas de ça. On est là, c’est tout ce qui compte.

- Têtu… Où est ta sœur ?

- Enfermée dans sa chambre comme d’habitude.

Je l’entends soupirer tandis qu’une ombre passe sur son visage.

- Elle m’en veut encore n’est-ce-pas ?


- Ça va lui passer. C’est de ta faute, tu l’as trop gâtée.

- Je lui parlerai… Comment va ma belle-fille ? Vous vous êtes réconciliés ?

- Réconciliés ? Mais on n’était pas…

- Tut tut, arrête. N’essaie pas de mentir à ta maman. J’ai joué le jeu mais je savais
très bien quand elle est venue à la maison que vous n’étiez plus ensemble.

- Aysha ! Quelle pie celle-là.

- Laisse ta sœur tranquille, elle au moins elle ne me ment pas. C’est pour ça que
j’appelais Ndèye Marie ma belle-fille, ma chérie tout ça. J’essayais de t’aider,
qu’elle oublie tes bêtises et se rende compte de la famille géniale qu’on était.

- T’es une vraie comédienne toi dis donc !

Elle se met à rire, heureuse de m’avoir trompé, puis demande :

- Ça t’a aidé au moins ?

- Pas tellement, dis-je en faisant la moue.


- Dommage. J’espère que tu n’as pas lâché l’affaire. Sors tout ce que tu peux,
rassure-là, séduis-là, ne néglige rien. Apprends de ton père. Elle est amoureuse de
toi de toute façon, ça se voyait. Bon, ensuite je veux que tu me promettes un
grand mariage comme j’en rêve.

Un grand mariage… Alors qu’elle va partir.

Je la regarde sans rien dire et elle continue comme si de rien n’était.

- Alors, tu promets ?

- Maman…

- Promets-moi, m’interrompt-elle. Quoiqu’il se passe… C’est une jeune fille


adorable et elle mérite ce qu’il y’a de mieux. Ne la prive pas de ses rêves à cause
de choses que tu ne maîtrises pas de toute façon. Au moins tu peux choisir de
vous donner ce bonheur à tous les deux.

-…

- Promets Boris.

- Je te promets, dis-je tout bas.

Ses paroles me rendent triste alors que je me suis promis d’être fort devant elle. Je
veux qu’elle vive ses derniers moments dans la joie et qu’elle parte en paix et
rassurée sur nous. C’est pour ça que je me force à cacher ma peine derrière un
sourire. N’en pouvant plus, je trouve une parade pour échapper à son regard.

- Je t’ai ramené des chocolats. Je vais chercher ça, ok.

- Non, attends. Il y’a une autre chose que je veux que tu me promettes.

- Ok...

- Ton père, il aura besoin de toi. Promets-moi de ne jamais le lâcher.

- Bien sûr. Pourquoi je ferais ça ?

- Je ne sais pas. La vie est pleine de surprises. Je veux être sûre que vous soyez
toujours tous là les uns pour les autres. Toi, tu es son aîné, si tu le supportes les
autres suivront.

- Le supporter en quoi, je ne comprends pas ? Si tu parles des petits, ils devront


venir avec moi à Londres de toute façon, quand ils auront le bac. Je les surveillerai.

- Je parle de ça et de tout le reste. Par exemple, ton père finira bien un jour par
refaire sa vie. Il est encore jeune, il est séduisant…

- Maman, ne parle pas de ça.


- Si chéri. Des fois, il faut accepter les choses telles qu’elles sont et avancer quand
même. Promets que vous resterez toujours soudés quoi qu’il arrive.

- … Je promets.

- Parfait, dit-elle en souriant. Maintenant va me chercher ces chocolats. Vite ! Et


ramène ta sœur avec toi.

Je lui rends son sourire puis l’embrasse, avant de sortir de la chambre, laissant le
sourire s’effacer de mon visage dès que la porte se referme derrière moi. Je reste
là, debout, essayant de refouler au fond de moi toute la peine que je ressens.
Fermant les yeux, je serre les poings et inspire fort. Mais quand je les rouvre à
nouveau, une larme s’échappe et roule sur ma peau…

Je l’essuie rapidement dans la crainte idiote de voir papa surgir tout d’un coup et
me surprendre en train de pleurer.

Non, je ne suis pas une fillette. Je suis un homme… Juste pas assez grand pour voir
maman mourir.

******************

******************

Quelques jours après

***Abibatou Léa Sy***

Mon téléphone sonne alors que je suis au bureau. Je décroche en voyant le nom
affiché :

- Oui, M. Dong.

- Mlle Sy, vous allez bien j’espère.

- Très bien, merci.

- Bon, j’ai les documents avec moi, là. Il ne manque plus que la signature. Mais
dites-moi, vous êtes sûre que M. Kébé est parti ? Car si jamais la banque l’appelle
et qu’ils réussissent à le joindre, tout est à l’eau.

- Ne vous inquiétez pas, il est bien parti et je suis sûre qu’ils n’ont pas son numéro
en Angleterre. Quand est-ce que le virement se fera ?

- Une question de jours. Si vous signez dès aujourd’hui, vous l’aurez sur votre
compte dans deux semaines maximum. Bien sûr, je garde les 20% comme
convenu. Mais venez plutôt à mon bureau, nous parlerons des détails.

- Ok. A tout à l’heure.

En reposant le téléphone, je sens un léger tremblement à ma main. Serrant le


poing, j’ignore cette petite voix qui crie l’alarme dans ma tête et préfère écouter
l’autre. Celle qui me dit que non, ce n’est pas le moment de reculer…
Partie 39 : N’exagérons pas…

***Lamine Cissé***

Ce soir, après avoir quitté le boulot, je passe voir mes parents puis rentre chez moi
pour y retrouver ma femme installée devant la télé. Elle réagit à peine en
m’entendant arriver, se contentant de répondre brièvement à mon salut. C’est tout
le temps comme ça depuis qu’elle a fait sa fausse-couche. Je la retrouve assise là,
décoiffée, vêtue d’une vieille robe de maison et le visage désolé, témoignant de
ses larmes. Malgré ma fatigue et l’envie de prendre une bonne douche, je la
rejoins et m’assoie à côté d’elle.

- Ça va bébé ?

- Ça va, dit-elle sans se retourner.

Elle n’a pas l’air d’aller pourtant. Il faut être aveugle pour ne pas le voir. Mais au
lieu d’en parler, elle s’est enfermée dans une bulle où elle passe son temps à
pleurer, ne voulant laisser entrer personne y compris moi. J’ai envie de dire «
surtout moi » car quand il y’a sa copine au téléphone, elle est plus bavarde… Tous
les soirs quand elle rentre du travail, elle se met devant la télé, me parle à peine,
mange un peu puis reste tard dans le salon jusqu’à ce que, fatigué, je décide de me
coucher sans elle. A plusieurs reprises, j’ai essayé de faire la conversation sans
grand succès.

Cette fois-ci en est une autre.

- Ça s’est bien passé au travail ? T’as l’air fatiguée.


- Oui, ça s’est bien passé.

- T’as fini tôt ?

Elle hoche la tête en guise de réponse. La conversation s’annonce difficile mais je


n’abandonne pas.

- J’étais passé chez mes parents.

- Oui, tu m’as dit.

- T’as le bonjour de maman. Elle dit que tu ne l’appelles plus et qu’elle est fâchée
contre toi.

- Je l’appellerai demain.

- Okay...

Je ne sais plus quoi rajouter alors je laisse tomber.

- Bon, je vais aller prendre ma douche.

- Et ton père, il va bien ?

Content de la voir s’intéresser à la conversation, je me réinstalle et lui réponds


avec enthousiasme.

- Oui, oui. On était à la mosquée ensemble d’ailleurs.

- Je suppose que je n’ai pas son bonjour à lui.

Le ton presque agressif qu’elle utilise pour me dire ça m’interpelle mais je fais
comme si de rien n’était.

- Tu le connais, il n’est pas très bavard… Je pense que ce serait bien qu’on aille les
voir ensemble bientôt.

Maï émet un petit rire, tristement cynique.

- Tu plaisantes, c’est ça ? Tu veux qu’il fasse une crise ?

- Non, je suis sérieux. Il a changé, t’as vu qu’on s’est réconcilié maintenant. Et il


était content quand il a appris que tu…

Je me rends compte de ma maladresse trop tard et me tais. Maï n’aime pas parler
de sa grossesse et je l’avais bien noté vu que nos rares conversations se terminent
dès que j’aborde le sujet. Mais cette fois-ci, posant un regard dur sur moi, elle
continue elle-même ma phrase.

- Que j’étais enceinte ? Content ? Mon œil ! Au contraire, c’est là qu’il doit être
content. Là que mon bébé est mort.

- Maï, comment peux-tu dire une chose pareille ?


- Oh stp ! Je ne dis que la vérité. Il ne voulait pas de moi et il ne veut pas plus de
mes enfants. Au moins là, il doit être rassuré. Sa précieuse famille ne sera pas
souillée par mon sang. Ça ne m’étonnerait pas qu’il réfléchisse déjà à laquelle de
tes cousines il pourrait te donner en mariage maintenant qu’Hadja est prise. Une
femme digne de toi et capable de faire des enfants. Qui est-ce qu’il t’a proposé
cette fois, dis-moi ?

- Es-tu folle ?

Je l’observe attentivement, n’en revenant pas de tout ce qu’elle vient de débiter et


surtout n’y comprenant rien.

- D’où ça vient tout ça ?

- Réponds d’abord à ma question. Dis-moi la vérité.

- Quelle vérité ? Maï, je ne sais même pas de quoi tu parles. D’accord, papa ne
voulait pas de notre mariage mais c’est du passé non ? On est bien marié toi et
moi.

- Et alors ? Ça ne veut rien dire. Tu as bien le droit d’avoir plusieurs femmes. Et si je


ne te donne pas d’enfant, qu’est-ce qu’il y’aurait de plus logique que t’ailles en
chercher ailleurs ?

- Mais pourquoi diable tu ne me donnerais pas d’enfant ? C’est ça que je ne


comprends pas… Maï, y’a-t’il quelque chose que tu me caches ? Qu’est-ce que le
médecin t’a dit ?

- Rien. Je parle juste d'une chose qui est tout à fait possible. Ce que je veux savoir,
c’est ce que tu comptes faire si c’est le cas.

Elle ne va pas bien. Elle est en plein délire et il vaut mieux que je la laisse se
calmer. Soupirant de lassitude, je me lève du canapé.

- Je crois que tu es fatiguée chérie. Je vais prendre ma douche.

- Tu veux dire que tu fuis ! Bien sûr que tu fuis, tu ne veux pas répondre à ma
question. Je suis sûre que ton père t’a déjà parlé de ses plans et un beau jour, je
me réveillerai et j’aurai une coépouse. Tchip, vous êtes tous pareils, même pas
capable d’être honnêtes.

Je me rassois immédiatement et me tourne pour lui faire face, lui parlant avec le
plus de douceur possible :

- Maï, tu peux me dire ce qui se passe stp ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

- Rien ! J’en ai juste assez !

- D’accord. Assez de quoi ? Qu’est-ce que je t’ai fait exactement ?

Elle détourne la tête avec mépris et ne répond pas. Ce qui ne me décourage pas.

- J’ai juste envie de comprendre chérie. J’ai l’impression que tu m’en veux pour
quelque chose et je ne sais pas ce que c’est.

- Tu veux que je te dise ? On n’aurait pas dû se marier, Lamine.

Mon cœur s’arrête un instant de battre quand elle dit ça. Ne voulant pas laisser
paraître mon choc, je garde le silence et attends qu’elle continue.

- Tu as défié ton père, j’ai menti à mes parents, je leur ai fait croire que tout allait
bien alors que mon beau-père me déteste. Maintenant, je le paye. Je risque de ne
jamais avoir d’enfant.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Parce que j’en ai déjà perdu deux et je suis sûre que ça arrivera encore.

- Deux ?!

- Oui. C’est ma deuxième fausse-couche. Je ne te l’ai pas dit la première fois.

- Maï ! Quand ? Pourquoi tu m’as caché une chose pareille ?

- Parce qu’on ne se parlait pas. Et ce n’est plus important de toute façon.


L’essentiel est que c’est arrivé, à deux reprises et je sais pourquoi. J’avais un
mauvais pressentiment mais maintenant je sais que quelque chose est derrière
tout ça.
- Quelque chose comme quoi ?

Elle se tait longtemps et, évitant mon regard, dit à voix basse :

- On m’a jeté un sort.

- Un sort…

Elle ne peut pas être sérieuse. Malgré la colère de découvrir qu’elle m’a caché une
chose aussi importante qu’une grossesse, je ne peux pas m’empêcher de rire. Ce
qui la fait protester :

- J’ai vu un marabout aujourd’hui et il me l’a dit. Tu sais très bien que c’est
possible. Ton père ne voulait pas de notre mariage. Tu croyais qu’il allait nous
laisser gagner aussi facilement ?

Choqué, je regarde plus sérieusement Maï.

- T’es en train de dire que mon père nous a jeté un sort. MON père ? T’es
complètement folle ou quoi ?

- Tu vois, j’étais sûre que tu allais réagir comme ça.

- Et moi j’étais sûr que tu n’étais pas stupide à ce point. Si je ne te savais pas
intellectuelle, j’aurais de sérieux doutes en t’entendant parler ainsi. Je ne parle
même pas de sort, mais mon père n’a absolument rien à voir avec ce qui t’est
arrivé. Ce n’est pas parce que tu souffres que ça te donne le droit de lui manquer
de respect !

- Ce qui m’est arrivé ? Je te rappelle que ce sont nos bébés, Lamine ! Pas les miens
seulement.

- Il n’y a pas de bébé, OK !! Il n’y a jamais eu de bébé, juste des fœtus ! Ça suffit
d’exagérer maintenant !

A mes cris, elle écarquille les yeux de surprise mais ça ne m’arrête pas.

- Je commence à en avoir assez de ton attitude. Reprends-toi Maï ! Tu t’es vue ?


Regarde-toi. Tout le temps assise là comme si tu portais toute la peine du monde.
Tu ne fous rien, tu t’habilles n’importe comment, tu ne me parles jamais et la
seule fois où on a enfin une conversation c’est pour que tu accuses mon père de
choses stupides ! Tu as fait une fausse couche, ce n’est pas comme si le bébé était
né quand même. Des femmes vivent ça tous les jours et reprennent leur vie le
lendemain. En quoi es-tu différente d’elles, dis-moi ?

- T’es qu’un salaud !

- Non, justement tu vois, je ne suis pas un salaud. J’ai même été très patient, je ne
t’ai jamais rien reproché jusqu’à aujourd’hui. J’ai essayé de te parler, de te soutenir
mais en fait on dirait que ça s’empire tous les jours. Comment peux-tu aller voir un
marabout et ensuite, tu me le dis comme si c’était la chose la plus banale qu’il
soit ?! Je ne veux pas de ça chez moi, compris !

Des larmes commencent à couler sur son visage, ce qui, au lieu de me calmer,
m’énerve encore plus. Je me lève brusquement.

- Vas-y, pleure. Apitoie-toi sur ton sort, j’ai l’habitude maintenant. Mais que les
choses soient claires. C’est la dernière fois que je t’entends parler de marabout ou
accuser mon père de quoi que ce soit. Mer** à la fin !

Finalement, j’ai bien fait de ne pas me déshabiller. Sans lui jeter un seul regard
alors qu’elle pleurniche, je prends mon sac et ressors de la maison en claquant la
porte. Marre d’elle !

*********************

*********************

***Abdoul Majib Kébé***

Je la vois sortir du grand building où elle travaille maintenant, habillée avec


beaucoup de classe. Cette Ndèye Marie là est bien différente de l’étudiante que j’ai
connue. Elle dégage une certaine assurance qui lui donne plein d’allure. Elle
marche à ma rencontre le sourire aux lèvres et je fais semblant de ne pas la voir
jusqu’à ce qu’elle arrive devant moi.

- Eh oh ! m’interpelle-t’elle.

- Euh, bonjour madame. Je cherche une jeune fille qui travaille dans cette
entreprise. Elle s’appelle Ndèye Marie Touré, peut-être que vous la connaissez ?
Teint noir, jeans troués, baskets et…

- Arrête ! dit-elle en me tapant dessus.


Je ris et lui enlace l’épaule en lui faisant une bise sur la tête.

- Qu’est-ce que t’es belle, dis donc !

- Qu’est-ce que t’es flatteur dis donc. Ça va ?

- Très bien. Content de revoir Londres. Et toi alors, t’as l’air en forme. Ça s’est
arrangé au boulot ?

- Tu parles ! J’ai toujours l’impression d’être une stagiaire. Ne te fie pas aux
apparences.

-Bah, t’inquiète pas, c’est encore les débuts. Comme je t’ai dit, continue de bien
bosser et tu vas voir, ils finiront par te prendre au sérieux. De toute façon, c’est
simple, s’ils doutaient de ton potentiel, ils ne t’auraient jamais embauchée.

- Tu as raison. Alors, on mange où ?

- Où tu veux.

- Pas loin dans ce cas, je dois reprendre pas trop tard. Viens.

Nous marchons ensemble jusqu’à un restaurant proche où nous nous installons


l’un en face de l’autre.
- Donc tu restes un jour seulement à Londres ? demande Ndèye Marie. Tu nous
snobes c’est ça ?

- Non mais je dois être à Nottingham rapidement. Mes parents déménagent à


Dakar comme je te l’avais expliqué, du coup je viens les aider un peu comme mon
idiot de frère n’a pas voulu quitter sa petite famille. Puis ça me fait des vacances…
Je suis passé à Londres juste pour te voir et puis aller rapidement au bureau.

- Ah oui, c’est vrai que tu n’as pas démissionné. Alors finalement ton année
sabbatique, tu crois que tu vas rester à Dakar ?

- Ben écoute, on verra à la fin mais je pense que oui. Pour le moment, je préfère
ne rien dire à mes employeurs quand même.

- C’est plus prudent... Dis-moi, tu t’es embrouillé avec Boris ?

- Non, pourquoi tu dis ça ?

Le serveur nous interrompt pour prendre la commande avant que Ndèye Marie
me réponde :

- Parce que tu dis que tu viens me voir moi. Et lui alors ?

Je réponds à sa question avec surprise :

- Comment ça, tu ne sais pas que Boris est à Dakar ?


- A Dakar ? Non, je ne savais pas… On ne se parle plus beaucoup en fait.

- Ah bon ? Qu’est-ce qui se passe encore entre vous ? Je croyais que tu lui avais
pardonné. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

- C’est compliqué…

Je ne veux pas insister, voyant que ça risque de la rendre triste, mais en même
temps je n’ai pas l’impression qu’elle sache ce qui se passe.

- Donc je suppose que tu ne sais pas pour sa mère non plus.

- Tata Jeanne ? Qu’est-ce qui se passe avec elle ?

- Elle est très malade Ndèye. Elle n’en a plus pour longtemps.

- Quoi ?!

- Eum. C’est pour ça que Boris et Aysha sont là-bas, pour lui dire adieu. C’est
vraiment terrible.

- Oh mon Dieu ! Je ne savais pas du tout… tata Jeanne…


Elle baisse les paupières, l’air plus que choquée par la nouvelle. Quand elle lève à
nouveau les yeux, je remarque des larmes y perler.

- Tu as son numéro à Dakar ? Il faut que je l’appelle. J’ai le numéro de tata Jeanne,
mais je ne veux pas l’appeler directement. Je… oh mon Dieu Majib !

- Eh calme-toi !

- Je ne savais pas. Il ne m’a rien dit du tout alors qu’il doit tellement souffrir… Et
Aysha. Majib, tu te rends compte ?

- Oui, je me rends bien compte. Quand je l’ai appris, j’ai voulu annuler mon voyage
mais Boris m’a dit que ce n’était pas la peine. Ils sont en famille, c’est de ça dont ils
ont le plus besoin en ce moment.

- Tu as son numéro ?

- Oui, tiens…

Je lui file le numéro et elle le compose immédiatement avant de mettre le


téléphone à l’oreille. Apparemment Boris ne répond pas car elle réessaye encore
et encore en vain. La quatrième fois, voyant sa main trembler, je l’arrête en lui
prenant doucement le téléphone.

- Il te rappellera… Envoie-lui un message.

Elle hoche la tête et tapote sur l’écran avant de reposer le téléphone. Puis, après
s’être essuyé les yeux, elle garde le silence, encore sous le choc.

Je ne dis rien, lui laissant le temps de se reprendre. Après quelques minutes, elle
parle enfin.

- Je l’ai rencontrée il y’a quelques mois et elle allait bien… Qu’est-ce qui s’est
passé ? C’est sa maladie là ?

- Non…

Je me mets à lui expliquer ce que je sais de la maladie de tata Jeanne, dont Boris
m’a parlé moi-même assez tard, seulement quand il est venu à Dakar. J’imagine
qu’il ne voulait pas s’avouer la vérité, y croyant jusqu’au dernier moment même si
apparemment ils étaient au courant depuis un certain temps.

Quand je finis, Ndèye Marie me dit :

- Maintenant que j’y repense, je comprends mieux certaines choses. Ils avaient l’air
bizarres quand je dînais avec eux. Ça se voyait qu’ils ne disaient pas tout. Aysha a
failli en parler mais Boris l’a arrêté. T’imagines, tout ce temps que moi je passais à
le rejeter, lui créer des problèmes, lui souffrait en secret. Je m’en veux tellement…

- Tu n’as pas à t’en vouloir. Tu ne pouvais pas savoir. Et je suis sûr que Boris a fait
exprès, il ne voulait pas de ta pitié.

- Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ?

- Tu vas être là pour lui tout simplement. Il aura besoin de toi quand il reviendra.
- Oui… mais il va croire justement que c’est par pitié seulement que je retourne à
lui.

- Et alors, ce n’est pas le cas, c’est l’essentiel. Tu seras avec lui par amour n’est-ce
pas ?

- Bien sûr.

- Dans ce cas, montre-le-lui. Il finira par le croire.

Ndèye Marie mangeant à peine, nous parlons longtemps de Boris puis d’autres
choses jusqu’à ce qu’elle recommence à se détendre, sans oublier de jeter de
réguliers coups d’œil à son téléphone, attendant l’appel…

- Tu restes combien de temps en Angleterre ? demande-t’elle.

- Pas plus de deux semaines j’espère. Ça dépendra comment ça se passe avec le


transfert des affaires et tout ça.

- Tu veux retourner vite à Dakar retrouver ta chère et tendre, je vois.

- Tu parles…

- Hum… Du trouble au paradis ?


- On peut dire ça.

Je n’en dis pas plus même si Ndèye Marie attend que je continue. Voyant que je ne
compte pas le faire, elle dit :

- Je comprends que tu ne veuilles pas m’en parler.

- Non, ce n’est pas ce que tu crois.

Mais en fait si. Malgré le fait qu’on ait dépassé certaines choses, je me sens quand
même gêné de parler d’Abi à Ndèye Marie. Mais finalement, elle me parle bien de
sa vie elle, de sa relation avec Boris. Ce n’est pas correct de ma part de la faire se
confier à moi pour ensuite lui cacher ce que je vis. Je me confie donc à elle.

- Ça fait plusieurs jours qu’on ne se parle plus, Abi et moi.

- Ah bon, pourquoi ? Dispute ?

- Oui. Et pas qu’une fois. Tu la connais, tu dois savoir qu’elle n’est pas facile. J’ai été
patient jusque-là mais le mensonge continuel, je ne peux pas supporter ça. Et Abi
n’arrête pas de mentir. La dernière fois qu’on s’est vu par exemple, elle a prétendu
être avec Maï alors qu’elle est descendue de la voiture d’un homme croyant que je
ne l’avais pas vu. Ça a été la goutte d’eau.

Ndèye Marie me regarde un instant puis baisse les yeux, gardant le silence. Elle ne
semble pas surprise du tout, ce qui me pousse à rajouter :

- Je ne pense pas qu’elle me trompe, je suis sûre qu’il y’a de bonnes raisons. Ce qui
m’a énervé c’est qu’elle a continué de me mentir prétendant être chez Maï.

- Donc tu ne connais pas l’homme en question. Peut-être qu’il l’a prise chez Maï ?

- Je l’ai vu de loin, il est resté dans la voiture. De toute façon, je ne connais presque
personne de son entourage donc je n’aurais pas pu savoir qui c’est.

- Et tu le lui as demandé ?

- Non. J’étais trop énervé, je suis parti… Je ne l’ai pas appelée ensuite et j’ai ignoré
ses appels depuis lors.

- Et maintenant, tu es malheureux, pas fixé, tu te poses des questions auxquelles


tu n’as pas les réponses. C’est pas très malin...

-Mouai… J’ai essayé, mais c’est pas évident. On dirait qu’il n’y a que moi qui fais
des efforts dans cette relation et c’est soulant à la longue…

Hésitant un peu, je demande à Ndèye Marie :

- Je peux te dire quelque chose qui ne te fera peut-être pas plaisir ?

- Vas-y.
- Je lui ai demandé de m’épouser. Et jusqu’à présent, je n’ai pas eu de réponse de
sa part. Qu’est-ce que je suis censé comprendre ?

Une petite ombre passant sur son regard me fait regretter ma confidence. Je suis
allé trop loin... Voulant rattraper ma maladresse, je rajoute :

- Je crois que je me suis trompé sur elle. On n’est pas fait pour être ensemble,
mieux vaut que ça s’arrête.

Ndèye Marie m’observe, puis pousse un soupir avant de dire :

- Bon Majib, Abi n’est plus mon amie duuu tout et tu sais pourquoi. Mais il semble
que toi et moi le soyons encore, je ne sais par quel miracle… Sérieux, je ne sais pas
du tout comment ça se fait qu’on soit amis !

- C’est parce que je suis irrésistible, dis-je en souriant, moqueur.

- Nop, tu ne l’es pas. C’est plutôt moi la sainte je crois. Bref, sérieusement, si tu
tiens à elle et que tu penses qu’elle tient à toi, même si j’ai mes doutes, parle-lui
avant de décider quoi que ce soit. Sinon, tu regretteras toujours de ne pas être allé
jusqu’au bout et tu ne pourras peut-être pas te projeter dans une autre relation.
Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire.

- J’ai essayé de lui parler. Je sais qu’elle me cache plein de choses et j’ai essayé de
la pousser à se confier à moi, tout en étant patient. Sa cousine qui est décédée par
exemple, elle ne m’en a jamais parlé tu sais. C’est sa mère qui me l’a appris par
hasard.
- Anna ? Elle ne parle jamais d’Anna, c’est normal ça. Ça a été très dur pour elle.
Mais attends, t’as rencontré sa maman ? Je ne l’ai jamais vue moi. Abi ne parle
jamais d’elle non plus.

- Ça fait beaucoup de choses dont elle ne parle pas quand même. Il s’agit de sa
famille. Qu’est-ce qui a pu se passer pour qu’elle en arrive là ?

- Je ne sais pas pour sa mère mais pour Anna, elles étaient vraiment très proches.
On était ensemble au collège et au fait, c’est grâce à Anna si on est toutes
devenues amies. Au début, Abi était tout le temps collée à sa cousine, elle ne se
liait d’amitié avec personne d’autre. Puis Anna s’est rapprochée de nous et petit à
petit Abi aussi, par la force des choses. Son décès a été terrible… Elle avait eu le
bac l’année précédente et commençait des études en médecine quand c’est arrivé.
Tout son avenir était tracé et puis un beau jour elle a quitté l’université et plus
personne ne la voyait. Jusqu’à ce qu’on apprenne son décès. Nous étions trop
choquées et Abi, t’imagines même pas. C’est ensuite qu’elle a vraiment changé…

- Elle était jeune quand même si vous étiez au collège ensemble. Tu sais ce qui lui
est arrivé ?

- Elle avait la drépanocytose. Mais elle vivait bien avec depuis des années. Je n’ai
pas compris pourquoi tout d’un coup ça s’est aggravé.

- La drépanocytose ?

- Oui. Tu sais, c’est une maladie du sang. Ça touche pas mal de personnes mais la
plupart des gens s’en sortent…
La drépanocytose… Je sais bien ce que c’est.

Etudes de médecine… Anna ?

Soudain, j’arrête les explications de Ndèye Marie :

- Attends. C’était quoi son nom de famille?

- Anna ? Sall, pourquoi ?

- Anna Sall ! Pas possible… Purée le monde est petit.

- Pourquoi ? Tu la connaissais ?

- Très bien. Il y’a longtemps. On s’est perdu de vue et je n’avais aucune idée qu’il
s’agissait d’elle. J’aurais dû deviner pourtant. Elle m’a parlé de sa cousine, de sa
grand-mère… Anna est morte ?!

- C’est vrai ? Tu as connu Anna ?

- Mais ouiii on est sorti ensemble…

Et maintenant, je suis avec sa cousine… C’est complètement fou !


Partie 40 : Dire la vérité…

Plusieurs jours plus tard

***Boris Suleymann Hannan***

La maison s’est remplie très rapidement en quelques heures seulement. De l’imam


du quartier au prêtre de l’église que maman fréquentait, en passant par les tantes
libanaises et sénégalaises couvertes de leurs voiles ainsi que la famille ivoirienne,
jamais mélange n’aura été aussi curieux que celui qui s’est formé dans notre
maison d’habitude si paisible. Il s’agit de nous présenter les condoléances, de nous
réconforter et nous supporter dans l’épreuve, celle de perdre notre mère.

Son décès a eu lieu avant-hier nuit et l’enterrement s’est fait hier. Nous nous y
attendions certes, mais la douleur n’en est pas moins vivace. Assis dans le jardin
où se trouvent plusieurs hommes dont mon père et mes petits-frères, je regarde
ces derniers et vois sur leur visage toute la peine qu’ils ressentent malgré le
courage qu’ils essaient d’afficher. Je ressens la même chose qu’eux, ce sentiment
que plus rien ne sera pareil dans cette maison maintenant que maman n’est plus
là. Le seul réconfort que j’ai venant de ma conviction qu’elle est partie se reposer.
Elle est bien mieux là où elle est…

Papa pleure en silence dans son coin. Il n’arrête pas depuis ce matin, toute force
de retenue semblant l’avoir quitté. Ça aurait été mieux pour lui qu’il reste seul
dans sa chambre mais le devoir l’oblige à être ici. Pour ma part, je ne m’autorise
pas à montrer ma peine. En tant qu’aîné de la famille, je me dois de prendre la
relève sur papa, recevoir les gens, écouter leurs regrets et les remercier, fournir
aux cuisinières ce dont elles ont besoin et vérifier de temps à autre que mes sœurs
vont bien. Elles se sont toutes les deux enfermées dans la chambre d’Aysha,
inconsolables. J’essaie de les réconforter, les encourager mais en vrai, je ne me suis
jamais senti aussi inutile qu’en ces moments.

En milieu d’après-midi, je vois arriver Majib, accompagné de ses grands-parents et


son cousin. Je suis assez surpris car quand je lui ai annoncé la nouvelle avant-hier
soir, il était encore en Angleterre. Les condoléances présentées, son grand-père
s’assoit avec mon père qu’il essaie visiblement de raisonner à voix basse tandis
que Majib s’installe près de moi.

- Tu es rentré à cause de moi, je suppose, lui dis-je. Il ne fallait pas. Comment vont
faire tes parents ?

- J’ai parlé à Cheikh, il y va pour les aider. Comment ça se passe toi, tu tiens le coup
?

- Pas le choix, réponds-je en haussant les épaules.

Majib me presse l’épaule, dans un geste de réconfort.

- Ça va aller.

On passe le reste de la journée ensemble et il me propose en partant le soir d’aller


dormir chez lui. Ce que je préfère refuser pour rester avec les petits.

Le soir, quand tout le monde est couché, je rappelle Ndèye Marie de peur que
mon silence l’inquiète. Elle répond à la première sonnerie, visiblement encore
éveillée.

- Allô, Boris ?
- Oui, salut. Je ne te réveille pas ?

- Non, je ne dormais pas. Tu vas bien ?

Une inquiétude sincère se sent dans les intonations de sa voix, ce qui tout d’un
coup me donne une profonde envie de me livrer à elle. Pour la première fois
depuis que maman est décédée, j’ai envie de répondre la vérité à cette question
que tout le monde me pose :

- Non. C’est dur.

-Oh…

Puis le silence. Elle ne sait pas quoi dire. Doucement les larmes commencent à
rouler sur mon visage tandis que je ferme les yeux, des images défilant devant
moi. Ma mère qui sourit, ma mère qui meure… L’air de la chambre est tout d’un
coup devenu étouffant malgré la clim. Je serre le téléphone plus fort dans ma
main, comme si c’est elle que je touchais… Ndèye Marie, bien qu’à des milliers de
kilomètres, elle me semble aussi proche que si elle était assise juste là à côté de
moi, malgré son silence.

Comme si elle comprenait mon besoin, elle parle enfin d’une voix triste :

- J’aurais voulu être avec toi.

- Je sais.

- J’aurais dû. Je suis désolée.


- Ne t’inquiète pas, on n’aurait pas pu se voir beaucoup de toute façon. Puis ce
n’est pas le moment de prendre des congés, tu le sais bien.

- Oui… Aysha et les petits, ça va ?

- Autant que moi. Mais ils ne sont pas seuls, y’a du monde ici…

Nous continuons de discuter très longtemps jusqu’à ce que, sans m’en rendre
compte, je réussis à trouver le sommeil, apaisé par sa voix…

*******************

*******************

***Abibatou Léa Sy***

Je ne sais pas quoi faire. Ça fait deux jours et je n’ose toujours pas rappeler Bachir
de peur de le déranger dans son intimité. Il s’est senti obligé de me mettre au
courant du décès de Jeanne hier mais il n’avait pas à le faire. Au fond, je ne suis
personne pour elle ni pour sa famille. Je n’ai aucune place dans leur vie, je suis
juste un accident de parcours. Pourtant, je n’arrive pas à me les sortir de la tête. Je
pense à chacun d’entre eux, même si je n’ai jamais rencontré un seul de leurs
enfants. J’imagine à quoi ils doivent ressembler… Sont-ils assis tous ensemble
quelque part dans cette grande maison, pensant à leur mère et la pleurant ? Et
Bachir… Peut-être qu’en ce moment-même, il a une de ses filles dans ses bras,
essayant de la réconforter comme il l’avait fait avec moi ? Peut-être les deux… ? Il
doit forcément beaucoup les aimer…
Je me mets à rêver que je suis avec eux… que je suis eux... Qu’est-ce que ça aurait
été si j’avais moi aussi grandi avec lui… ?

Une cigarette dans une main et le téléphone dans l’autre, j’observe l’appareil,
hésitant à envoyer un message. Il doit souffrir...Je me sens mal pour lui… Peut-être
qu’un message de moi lui ferait du bien ?

Encore en train d’hésiter, la sonnerie soudaine de mon téléphone dans le silence


de la nuit me fait sursauter. Majib…

Ça fait plusieurs jours que je n’ai pas vu ce nom s’afficher sur mon écran. Je
décroche et réponds calmement :

- Allô.

- Salut, dit-il sur le même ton. Regarde en bas.

En bas… Je me lève et regarde par-dessus la rambarde du balcon. Dans la nuit


noire, la silhouette de Majib qui observe dans ma direction se distingue.

- La porte est fermée. Lance-moi les clés, tu veux ? demande-t’il.

- Ok.

Je recule et écrase ma cigarette avant de rentrer dans le salon, réfléchissant à


toute vitesse. Il me prend par surprise, je ne m’attendais pas à le voir ce soir. Dans
ma tête, je me disais que la prochaine fois qu’on se verrait, ce serait pour mettre
définitivement fin à notre relation. Et depuis je réfléchis aux mots les plus durs
possibles que je pourrais lui jeter à la figure, mais tout ce que j’ai pu trouver en
moi c’est ce stupide manque et ce vide qu’il a laissé. Je n’ai pas désespéré
cependant, me promettant que j’allais me ressaisir et finir en beauté ce que j’avais
commencé. Je pensais avoir encore le temps et là, il débarque plus tôt que prévu…

Chamboulée, je récupère quand même les clés à la porte et retourne sur le balcon
pour les jeter. Quelques instants plus tard, Majib entre chez moi alors que je me
suis assise dans le salon, l’attendant. Il esquisse un petit sourire en me voyant
tandis que je l’observe, mon cœur se mettant à battre plus vite. Il me manque
encore…

Et maintenant, que va-t’il faire ? Va-t’il m’embrasser ?

Non. Il s’assoit juste sur le fauteuil à côté et se tourne vers moi.

- Ça va ?

- Huhun. Et toi ? Je ne savais pas que tu étais rentré.

- Je suis arrivé ce matin. Je devais rentrer plus tôt pour un décès.

- Ah ok. Désolée. Quelqu’un de ta famille ?

- Pas vraiment… Anna dort ?

- Oui, à l’intérieur.

- Ok… Bon, je sais qu’il est tard mais j’étais sûr que tu n’étais pas encore couchée.
Je voulais qu’on parle toi et moi de tout ce qui s’est passé.
- Ok...

Ok ! Pourquoi je dis ok ? Je ne veux pas qu’on parle, il n’y a rien à dire. On doit
juste rompre maintenant que tout est terminé. Pourquoi retarder l’échéance ?

Mais je n’arrive pas à dire ce que je pense. Je laisse juste Majib parler…

- Je t’en veux pour plusieurs choses Abi et honnêtement, ces derniers jours, j’ai
pensé qu’il valait mieux arrêter notre relation... Mais je n’ai pas pu. La preuve…

-…

- Je suis encore là. Ce que je te reproche n’a pas changé mais par contre, je
reconnais que je n’ai pas été tout à fait honnête avec toi. En fait, je ne considérais
pas que j’avais à te parler de mon passé tout simplement parce que ça n’a rien à
voir avec toi. Mais je me souviens t’avoir dit que si on voulait faire notre vie
ensemble, il fallait qu’on soit capable de ne rien se cacher. C’est pour ça qu’avant
de te demander quoi que ce soit, je vais commencer par te dire toute la vérité sur
moi. Ensuite tu en feras ce que tu veux mais j’espère vraiment que tu ne le
prendras pas mal et surtout que tu seras capable toi aussi de te confier à moi.

Il va le dire ! Il va me raconter ce qu’il a fait mais… je ne le veux pas. Je sais tout


déjà et je ne sais pas pourquoi mais je n’ai pas envie de l’entendre de sa bouche.

Pourtant je garde le silence, le laissant continuer. Ce qu’il fait après une pause.

- J’ai eu des problèmes quand j’étais plus jeune… Des problèmes avec la drogue.
La drogue… Je ne me vois pas là mais je sens l’incompréhension se lire sur mon
visage parce que je ne comprends vraiment pas. Pourquoi il me parle de drogue ?
Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore ?

- Je ne comprends pas, dis-je. Quel genre de drogue, du cannabis.

- Non… De la drogue dure, de l’héroïne.

Là c’est l’étonnement qui fait place à l’incompréhension. J’ouvre grands les yeux et
fixe Majib. Il plaisante avec moi là ou quoi ? De l’héroïne comme dans les films ?
Cette héroïne, là ?

- Quel… genre d’héroïne ?

- Tu t’y connais en héroïne ? demande-t’il d’un air moqueur et sans joie.

- Pas du tout.

Il émet un petit rire mais son visage se rembrunit aussitôt :

- Je n’en suis pas fier Abi. J’étais accro… J’ai commencé quand j’avais 17 ans et ça a
duré jusqu’il y’a à peine 6 ans.

-…

Je n’arrive plus à parler. Il est sérieux, ce n’est pas une blague du tout. Plus que ses
mots, son visage en est la preuve. Je suis tellement choquée que j’en oublie ce que
je me préparais à entendre de sa bouche, pour n’écouter que ce qui en sort.

- Cette histoire a failli gâcher ma vie et pire celle de mes parents. Ils ne savaient
plus quoi faire, j’ai été plusieurs fois en centre de désintoxication. J’ai eu un an de
retard sur mes études et bien d’autres choses encore que je regrette aujourd’hui.

- Mais pourquoi tu te droguais ?!

- … Je ne sais pas. Ça a commencé quand on venait de déménager dans un


nouveau quartier avec mes parents et mon frère. Je me suis fait de nouveaux amis,
des jeunes cons, fils à papa, inconscients. Je crois que j’avais envie de les
impressionner, leur montrer que je n’étais pas différent d’eux malgré ma couleur
et mes origines. Je voulais m’intégrer tout simplement… Un jour on s’est retrouvé
dans une soirée, ils se sont mis à en prendre et puis moi aussi comme un con, par
curiosité surtout, sans savoir que j’étais en train de faire la pire erreur de ma vie.
Après ça j’en ai repris encore… et puis encore et j’ai continué sans me rendre que
le mal était fait. Voilà.

- Eh ben ! Désolée, j’ai un peu de mal à y croire.

- Ce n’est donc pas ça dont tu parlais quand tu m’as reproché de te cacher des
choses.

- Non, je n’aurais jamais pu imaginer ça… Et maintenant alors ? T’es guéri ?

- Je ne me droguerai plus jamais de ma vie.


- Mais l’addiction. C’est fini ?

Majib me regarde droit dans les yeux et hésite un long moment avant de répondre
:

- Honnêtement… ? Il ne se passe pas un seul jour sans que j’y pense.

-…

- Mais je sais que je ne me droguerai plus jamais. Ça fait des années et je le sais
encore plus maintenant que je suis ici… Tous les matins à l’aube j’entends l’appel à
la prière de la mosquée qui se trouve juste à côté de la maison. Je ne pourrai
jamais expliquer l’effet que ça me fait. Je me lève, je fais mes ablutions et je sors…
Puis être ici, ça te change. Y a quelque chose que je ne sais pas expliquer… Tu peux
me croire Abi, je ne me droguerai plus.

Je le crois.

Nous gardons le silence un long moment, moi le regardant et lui me souriant de


temps en temps, patient. Il comprend que je sois étonnée. J’ai besoin d’encaisser
le coup.

Je réfléchis à tout ce qu’il m’a dit puis ma curiosité me pousse à lui poser une
dernière question

- Mais comment tu as fait pour arrêter finalement ?

- Un dernier traitement en centre de désintoxication. Extrêmement dur...


En disant ça, son regard se perd alors qu’il fixe le sol, témoignant de la douleur
dont il parle. Malgré le peu de connaissance que j’ai du sujet, je sens des frissons
me parcourir, une grosse empathie à son égard me saisissant, tandis qu’il
continue :

- Mais c’est surtout mon frère qui m’a aidé. Il avait quitté l’Angleterre avant que
personne ne se rende compte de mon addiction. Quand il l’a appris et après que
plusieurs tentatives pour me faire arrêter avaient échoué, il a décidé de me
prendre avec lui. Mes parents ne voulaient plus que je reste seul à Londres de
toute façon même s’il y’ avait Boris avec moi. Je suis allé vivre à Toulouse avec
Cheikh et sa famille pendant deux ans, dont le dernier séjour en centre. Bref,
Cheikh et ses enfants ont été pour beaucoup dans ma guérison. Mais pas qu’eux…

Il me regarde curieusement et rajoute :

- Ta cousine aussi. Anna.

Mon cœur s’arrête.

Et reprend à battre à une vitesse folle. Immobile, je fixe Majib qui me sourit mais
je suis incapable de réagir, de parler, de réfléchir.

Il sait…

- J’ai appris grâce à Ndèye Marie que ta cousine, Anna, était la même que celle que
je connaissais. Elle ne vivait pas loin de chez mon frère, quand elle est venue en
vacances à Toulouse. On a fait connaissance et on est devenu très proches. Elle ne
t’a jamais parlé de moi ?
-…

- Abi ? dit-il d’un ton inquiet.

-Non. Non, non, jamais, je… wow !

- Ça ne m’étonne pas… Elle m’a vite oublié. Et moi qui pensais qu’elle était
amoureuse de moi.

Il sourit en disant ça puis reprend vite son sérieux :

- Je suis désolé. Je n’avais aucune idée qu’elle était décédée. C’était une fille
extraordinaire… Sans s’en rendre compte, elle a été l’une des personnes qui m’a le
plus aidé. Elle était tellement douce, généreuse… Mais elle est rentrée et après
quelque temps elle a décidé de couper les ponts… C’est suite à ça que j’ai replongé
une dernière fois. J’étais trop fragile à l’époque, n’importe quoi pouvait me faire
craquer… Je t’avoue que je lui en ai voulu mais maintenant je comprends mieux.
Elle était retombée malade, Ndèye Marie me l'a dit.

-…

-Désolé si ça te rappelle de mauvais souvenirs. Ça fait beaucoup tout ça, n’est-ce


pas ?

- Eum. Euh Majib, je me sens super fatiguée là. Et je travaille demain, alors…
- Ok, on pourra finir demain… Ça va ?

- Oui, ça va, mais je suis vraiment fatiguée, dis-je en me levant.

Il se lève aussi et me fait face puis me prend les mains.

- Baby, tout ça c’est du passé. Je ne suis plus le même, tu sais ça ?

Je lève les yeux vers lui et, en tombant sur son regard tendre et inquiet, une forte
envie de pleurer me saisit. Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ?

Me retenant tant bien que mal, je lui réponds précipitamment :

- Oui, je sais.

Il lève alors les mains et les pose doucement sur mon visage avant de se pencher
vers moi. Je ferme les yeux, sentant ses lèvres fraîches sur les miennes. Son baiser
est si doux, si tendre que plus rien ne peut retenir mes larmes de couler.

Il se redresse alors mais je garde les yeux fermés, ne supportant pas de le regarder.
Ses mains toujours sur moi, je sens son pouce essuyer une larme avant qu’il
chuchote :

- Je suis désolé. Je t’appelle demain.

Puis il m’embrasse sur le front et s’en va.

La porte refermée, je retombe sur le canapé comme une masse, complètement


déboussolée. Il ne savait pas. Majib ne savait pas !

Mon Dieu mais qu’est-ce qui a pu se passer ? Qu’est-ce que je n’ai pas compris ?
Anna ne me mentait pas, je sais qu’elle ne mentait pas ! Je vais devenir folle !

Pensant tout d’un coup à quelque chose, je me mets à chercher précipitamment


mon téléphone sur le canapé. Je le trouve et appuie sur les boutons rapidement
avant de le poser sur mon oreille. Ça sonne mais personne ne répond. Il est tard
mais je m’en fous de l’heure, il faut qu’il décroche. J’essaie encore et encore
jusqu’à ce que M. Dong décroche enfin :

- Allô ! dit-il avec humeur.

- C’est Abibatou. Il est tard mais c’est trop important pour que j’attende demain. Je
veux que vous annuliez tout, dès demain matin.

- Quoi ?!

- J’ai dit, annulez-tout. Appelez la banque et dites-leur que le projet a été annulé.

- Mais vous êtes folle ou quoi ? C’est trop tard, la banque nous a déjà remis le
chèque.

- Alors, rendez-le, ok !

- C’est impossible. C’est déjà sur le compte joint et ma part a été retirée.
- Quoi ? Déjà ?

- Mais qu’est-ce que vous croyez ? Ecoutez, vous feriez mieux de dormir
maintenant et aller voir la banque demain avec les papiers que vous avez. Ensuite
vous ferez ce que vous voulez de cet argent, offrez-le même aux mendiants, je
m’en fiche. En tout cas, ne m’appelez plus à cette heure-ci Mlle Sy. Bonne nuit !

Et clic, il raccroche.

Non, non, non !! Mon Dieu, non !

Partie 40 bonus : Je me suis fait avoir

Le lendemain

***Abdoul Majib Kébé***

Ce connard de conseiller bancaire doit sûrement se moquer de moi. Cette somme


ne peut pas avoir été retirée du compte juste comme ça. Ce n’est pas possible.

Complètement furieux, je me lève du bureau en repoussant rageusement le


fauteuil et lui criant dessus :

- Je veux voir le directeur. Vous allez m’expliquer aujourd’hui qui vous a permis de
débloquer MON argent ou vous allez perdre votre boulot.
- M. Kébé, calmez-vous, dit-il en se levant. Asseyez-vous svp.

- M’assoir ? Vous vous moquez de moi ?

- M. Kébé, je vais vous montrer les documents que vous avez signé vous-même
d’accord ?

- Je n’ai jamais signé l’autorisation de débloquer cette somme. Je ne suis pas


amnésique quand même !

- Mais tenez, regardez, ce n’est pas vous qui avez signé ceci ? C’est bien votre
signature, aucun doute.

Je saisis le dossier et l’ouvre furieusement, me demandant ce que je fais à perdre


encore mon temps avec lui. Mais le premier document sur lequel je tombe
m’oblige à me calmer. Je le reconnais, c’est bien moi qui l’ai signé ça… ça aussi, je
me rappelle… et ça…

Et…

Abasourdi, je jette le dossier sur le bureau.

- C’était 45 millions qu’il y’avait marqué sur cette page. 45 !! Pas ça, là ! Cette
somme est ridicule à la fin ! Pourquoi j’aurais signé ça ? Et où est l’argent
maintenant ?

- Vos associés nous ont expliqué pour le deuxième chantier que vous devez
débuter et le fournisseur qui… Enfin M. Kébé, vous devez déjà le savoir quand
même sinon vous n’auriez jamais signé ce document.

- Vous voulez dire qu’ils ont signé eux ?

- Mais bien sûr. Regardez. C’est M. Dong lui-même qui a retiré le chèque de
banque.

Il sort deux autres dossiers et me les tend. Alors que j’en parcoure les pages des
yeux, je comprends de moins en moins. Mais peu à peu, les choses commencent à
se faire clair dans mon esprit, tandis que les mots du banquier qui s’explique
encore résonnent comme du simple bruit dans mes oreilles.

Je repose les documents et me lève pour partir, ignorant son appel.

Je me suis fait avoir.

Démarrant ma voiture, j’arrive quelques minutes plus tard au quartier Maristes,


sur le chantier qui est censé démarrer dans une semaine et pour lequel je n’ai été
au courant que juste avant mon départ en Angleterre. Aucune pancarte, rien
signalant de quelconques travaux prévus.

Je rentre alors dans ma voiture et réfléchis longtemps avant d’appeler mon grand-
père. Sans lui donner de détails, je lui explique brièvement le service que je veux
qu’il me rende avant de raccrocher et attendre son appel, qui ne tarde pas à venir.
Et l’information tombe comme un couperet sur ma tête :

- Les travaux doivent en effet commencer bientôt et c’est la société X qui a gagné
le projet. Ce chantier ne fait pas partie du lot dont tu m’avais parlé Majib. Tu
devrais savoir ça quand même ? Sinon, tu m’inquiètes petit-fils.
- Je te rappellerai Grand-Pa. Merci.

C’est bien ce que je craignais...

***************

Je débarque dans son bureau sans faire attention à la secrétaire qui crie derrière
moi :

- Monsieur, n’entrez pas svp, je dois prévenir… Monsieur !

M. Dong redresse brusquement la tête en me voyant débouler :

- M. Kébé ?Je ne savais pas que vous veniez. Asseyez-vous svp. Je finis juste ça.

- Où est mon argent.

- Votre argent ? Je ne comprends pas. De quel argent parlez-vous?

- Vous savez très bien de quoi je parle.

- Non, je ne le sais pas. Pourquoi vous ne vous asseyez pas. Vous n’avez pas l’air
très bien là. On va pa…

Ne l’écoutant pas, je contourne rapidement le bureau et le saisis par le col pour


l’obliger à se lever.

- M. Kébé, vous êtes fous ? crie-t’il. Qu’est-ce qui vous prend ? Mais laissez-moi à
la fin!

Ignorant ses protestations, je lui dis posément :

- Je ne sais pas comment vous vous êtes débrouillé pour imiter ma signature, je ne
sais pas comment vous avez pu convaincre ces idiots de débloquer mon argent
sans même me prévenir, mais je vous assure que vous n’allez pas vous en sortir
aussi facilement. Où est mon argent.

- Mais… vous, vous parlez de l’argent du chantier ? Vous le savez déjà, les travaux
vont commencer plus tôt que prévu, on a eu une pression énorme. Le fournisseur
voulait un acompte pour le matériel et…

- Quel fournisseur ?! lui crie-je dessus. Il n’y a même pas de chantier bordel !!

Il réalise que j’en sais déjà plus et, reprenant du poil de la bête, me repousse de
toutes ses forces m’obligeant à lâcher prise. Puis, réarrangeant ses vêtements, il
me dit avec plus d’assurance :

- Ecoutez Majib, je ne vous ai pas forcé à accepter ce projet donc ne me fatiguez


pas. Vous avez participé, vous avez joué gros, vous avez pris des risques. Si
arnaque il y’a, on est tous les trois arnaqués, pas que vous. Alors, ressaisissez-vous
et parlons-en calmement. Compris ?

J’observe ce fils de p*** alors qu’il parle et l’envie de lui éclater la tête contre le
mur me démange. Je serre les poings et me rapproche lentement de lui tandis
qu’il se met sur ses gardes. Arrivé à sa hauteur, je réussis à contenir la rage en moi
pour lui parler le plus calmement possible :

- Vous avez l’habitude de faire ça n’est-ce-pas ? Bien. C’est exactement ce qui va


vous perdre… Vous savez qui je suis ?

-…

-Non, bien sûr. Je ne suis personne moi. Juste un jeune con aux poches remplies
qui a envie de réussir et que vous vous faites un plaisir d’arnaquer.

- Majib, je vous dis que…

Je l’interromps en haussant le ton fermement :

- Cheikh Tidjane Kébé… Lui vous savez qui c’est, n’est-ce-pas… ? Je vois que oui.
Donc vous savez qu’il a passé toute sa carrière à se faire un plaisir d’écraser des
insectes comme vous. Sa réputation ne vous a sûrement pas échappé. C’est mon
grand-père... Il est peut-être retraité maintenant mais nul doute que vous savez
aussi l’influence qu’il a encore sur la justice de ce pays. Je lui ai déjà parlé de vous
et il m’attend justement là à la maison pour qu’on en parle un peu plus.

Il se met tout d’un coup à ricaner, révélant enfin son vrai visage :

- Vous essayez de me menacer ?

- Non. Non, je ne vous menace pas. Je vous tiens au courant. Parce que de toute
manière, quoique vous me disiez ou taisiez, je ne mets pas une semaine avant que
certaines personnes mettent leur nez dans vos affaires M. Dong… Et quelque
chose me dit qu’ils n’en sortiront pas bredouilles.

Il ne dit plus rien et me regarde avec méfiance. Faisant mine de partir, je hausse les
épaules en rajoutant :

- Bien sûr, moi je n’y gagnerai pas grand-chose de toute façon vu que je ne reverrai
certainement pas mon argent. J’ai compris la leçon…

Puis, arrivé à la porte, je me tourne à nouveau vers lui.

- Ahh mais si, je gagne quand même quelque chose. Le plaisir de vous voir pourrir
à Reubeuss* pour les prochaines années... Pas mal, je pourrai m’en contenter. A
bientôt M. Dong.

- Attendez.

Je me tourne lentement pour lui faire face et croise les bras en le regardant.
Beaucoup moins assuré maintenant, il se rassoit et garde le silence quelques
secondes puis commence à bredouiller :

- Je ne vous connaissais même pas… Je ne fais pas ce genre de chose, ce plan était
foireux depuis le début, j’ai été con de l’accepter.

- L’accepter ?

Il me regarde et émet un petit rire, malgré la peur qui se lit sur son visage :

- Vous croyez quoi ? Je n’ai pas besoin de votre argent, j’en ai déjà assez pour moi.
Je n’ai pris que 70 millions, pour le reste vous devriez plutôt regarder dans votre
entourage avant de venir crier dans mon bureau. Si je vous ai connu c’est à cause
de cette fille-là, c’est elle qui voulait votre argent.

De quoi il parle lui ? Est-ce qu’il délire ?

- Quelle fille ? dis-je sèchement sans que ça m’intéresse plus que ça.

- Mlle Sy. Je vous rendrai ce que j’ai pris mais pour le reste, c’est elle qu’il faut aller
voir.

Mlle Sy…

Le temps que le message s’infiltre dans ma conscience, j’ai l’impression que le ciel
m’est tombé sur la tête, tellement le choc est grand.

C’est impossible.

Je recule d’un pas et observe l’homme assis en face en train de parler mais je ne
l’entends plus. Lentement, je me tourne vers la porte que j’ouvre au moment où il
dit plus clairement :

- Attendez Majib. Votre grand-père ?

Je l’ignore. Laissant la porte ouverte, je passe devant la secrétaire qui, surprise à


écouter, s’empresse d’aller se rassoir. Je ne fais pas attention, je continue de
marcher à pas lents, jusqu’à sortir de l’entreprise puis m’enferme à nouveau dans
la voiture.
L’habitacle est chaud, étouffant. Pourtant, assis là, je ne fais plus attention à rien.
Le regard perdu au loin, une douleur profonde me transperce la poitrine comme
un poignard aiguisé.

J’ai cru en elle…

Partie 41 : J’ai fait une erreur…

***Abibatou Léa Sy***

Toute la nuit dernière, je n’ai pas pu fermer l’œil et sans surprise ce matin, je suis
partie au travail avec une grosse migraine. Incapable de penser à rien d’autre que
cette sordide histoire avec Majib et l’erreur que j’avais faite, je quittai le bureau
dès 10 :00 pour me rendre à la banque. Je devais absolument vérifier les dires de
M. Dong, espérant encore qu’il n’était pas trop tard. Malheureusement, c’était le
cas. Je découvris avec effroi que l’argent était bien là. De retour au bureau, abattue
et impuissante, je passai mon temps à réfléchir à ce que j’allais faire pour que
Majib ne s’en rende pas compte avant qu’il soit trop tard, mais ne trouvai rien.

Déjà, il fallait que je récupère vite la partie qu’avait prise M. Dong. Mais je l’appelai
une bonne dizaine de fois sans réponse de sa part. Ce salaud n’allait pas me
simplifier les choses. Enervée, je m’apprêtai à quitter à nouveau le bureau pour
aller directement le voir mais mon chef choisit ce moment pour me demander une
tonne de choses urgentes à faire pour lui. J’étais coincée et pris alors mon mal en
patience…

L’interminable journée vient enfin de se terminer et en sortant du bureau, je


m’empresse d’appeler une dernière fois M. Dong avant même d’arriver à ma
voiture. Cette fois, s’il ne répond pas, je vais direct à son travail. Et s’il n’y est pas,
je ferai tout pour savoir où il vit. Hors de question que je dorme ce soir sans lui
parler. Heureusement qu’il répond cette fois, même s’il semble le faire à
contrecœur :

- Qu’est-ce qu’il y’a encore ?

- M. Dong, pourquoi vous ne m’avez pas rappelée ? Vous avez vu mes appels non ?

- Ecoute-moi bien toi, il faut que tu arrêtes de me harceler. Tu m’as assez créé de
problèmes comme ça. Je ne veux plus entendre parler ni de toi ni de ce gonflé de
Majib. Si c’est pour l’argent que tu appelles, sache que je virerai tout sur le compte
dès demain, je n’en veux plus. Pour le reste tu m’oublies et tu te débrouilles
compris ?

Sur le coup, je ne sais pas quoi dire, surprise par ses paroles. Je ne m’attendais pas
à ce qu’il parle de rendre l’argent alors même que je ne lui ai encore rien
demandé… Apparemment agacé par mon silence, il reprend sèchement :

- C’est bon ? Tu as ce que tu voulais ?

- Je ne comprends pas. Comment tu sais que c’est pour ça que j’appelle ?

- Après ton coup de fil d’hier et les menaces de Majib ce matin ? Tu plaisantes,
c’est ça ? Je suis un homme respectable et respecté mademoiselle, je ne vais pas
laisser des gamins me troubler l’existence. Ce n’est pas comme si j’avais besoin de
cet argent, après tout.

Mon cœur bat tellement vite que j’ai l’impression qu’il va sortir de ma poitrine
d’un instant à l’autre. Presqu’en murmurant, je lui demande :
- Tu veux dire que Majib est au courant ?

Il émet un petit rire sarcastique en répondant.

- Donc il ne t’a rien dit, toi. Moi, il vient m’agresser jusque dans mon bureau et
devant ma secrétaire mais toi, qui es responsable de tout, il ne te dit rien.

- Quoi ?! M. Dong, tu veux dire que tu lui as parlé de moi ?

- Comment ça je lui ai parlé de toi ? Tu ne me fatigues pas toi, ok ! Tu croyais quoi,


que j’allais tout endosser alors que c’est toi l’instigatrice de…

Je laisse glisser le téléphone de mon oreille sans le laisser finir. Une telle panique
m’envahit que je me laisse aller contre la voiture, les oreilles bourdonnantes de
tension.

Majib est au courant… En ce moment-même, quelque part, il sait que c’est moi Abi
qui lui ai pris son argent ! Les pensées se bousculent dans ma tête, désordonnées.
Il ne m’a même pas appelée, il n’est pas venu me voir… Qu’est-ce qu’il compte
faire maintenant ? Et comment vais-je lui faire face ? Il ne comprendra jamais les
raisons qui m’ont poussée à faire ça. Il ne soupçonne même pas l’existence de sa
fille…

*********************

*********************

***Abdoul Majib Kébé***


Je suis resté longtemps dans ma voiture garée devant l’entreprise, à me demander
comment j’avais pu me tromper à ce point sur Abi. D’un côté, je ne voulais pas
complètement croire à sa trahison, elle et moi nous connaissons quand même
depuis plus de deux ans durant lesquelles rien ne m’a permis de penser qu’elle
préparait un coup pareil ou même qu’elle était intéressée par mon argent. Serait-il
possible qu’elle soit vile au point de jouer la comédie à ce point ? Rester tout ce
temps avec moi juste pour me voler ? Ça me paraissait incroyable. Si elle était
capable de faire ça, quel genre de personne devait-elle être ? Mais les minutes
passant, je réalisai que ce que m’avait dit M. Dong était bien probable, voire
certain. Quelle raison aurait-il de me mentir surtout en sachant que j’allais
forcément demander des explications à Abi et découvrirais vite la vérité? Non. Je
devais me rendre à l’évidence, Abi n’ était pas celle que je croyais. La femme que
j’ai demandé en mariage était tout sauf ce que je pensais d’elle…

Au bout d’un moment, j’eus l’impression que ma tête allait exploser à force de me
passer et me repasser le film de notre relation, de nos débuts surtout. Je
redémarrai alors la voiture et pris les rues de Dakar, y errant pendant longtemps
sans me décider sur ce que j’allais faire. Je croyais que cette ville allait être ma
destination finale. J’y suis revenu après tant d’années, la tête pleine de rêves,
pensant y trouver le parfait avenir aux côtés de la femme que j’aimais. La
déception que je ressentais était si énorme qu’elle m’étouffait.

A côté de ça, il y’avait le fait que j’avais non seulement perdu toutes mes
économies mais surtout je me trouvais face à une lourde dette auprès de la
banque. Car il ne fallait pas que je fonde trop d’espoir sur le fait de revoir mon
argent. Même en portant plainte, je réalisai que ça n’allait pas être simple. Ma
signature était partout…

Je commençai à avoir sérieusement peur. Il fallait que je demande conseil à mon


grand-père. Avant de rentrer, j’allai quand même chez Boris et me forçai à y rester
quelques heures par soutien. Le soir, je retournai enfin à Keur Massar, où Grand-
Père m’attendait avec plein de questions suite au coup de fil que je lui avais passé
dans la matinée. Il était resté inquiet depuis lors. Je lui proposai alors de discuter
après le dîner.

A présent, installés seuls dans le jardin, je lui raconte toute l’histoire en-dehors de
la partie sur Abi, que je n’arrive pas encore à accepter totalement. Il m’écoute
attentivement et attend la fin pour réagir :

- Il y’a une chose que je ne comprends pas. Comment ta propre signature a pu se


retrouver sur ce document dont tu parles et que tu n’as jamais vu ? Tu dis qu’elle
est exacte à la tienne.

- J’ai signé un document similaire avec le même contenu, juste pas la même
somme. Et oui, cette signature là est la réplique exacte de la mienne, seulement je
suis certain que je ne l’ai pas faite. Je te le jure Grand-Pa.

- Je te crois Majib, mais une signature ne se copie pas aussi facilement et surtout
aussi parfaitement, en tout cas pas au point de tromper une banque. Celui qui a
fait ça a forcément dû le préparer pendant longtemps. Quoiqu’il en soit, pour moi,
c’est le banquier le principal fautif dans l’histoire. Je me demande s’il n’est pas
dans le coup, pourquoi ne t’a-t’il pas appelé avant de débloquer une aussi grosse
somme ? On prouvera très vite que la signature n’est pas de toi et dès que ce sera
fait, la banque sera la première qu’on attaquera. Ne t’inquiète pas pour ton prêt...
N’empêche, tu as été très très imprudent Majib. On ne fait jamais ce genre
d’affaire à distance même pour la somme qui était prévue initialement.

- Je sais. Mais c’était dans l’urgence, ils m’ont fait croire qu’on allait perdre le
fournisseur et moi je devais partir en Angleterre.

- Ce n’est pas une raison. Tu devais annuler ton voyage ou risquer de perdre le
fournisseur mais dans tous les cas il aurait fallu que tu sois présent en même
temps que tes associés. Ou au pire, tu aurais pu faire une procuration à quelqu’un
de confiance, moi par exemple. Mais bon, on va dire que c’est une erreur de
débutant et que tu as compris la leçon. Quant à ce monsieur dont tu me parles,
dès demain j’appelle le commandant Faye pour s’occuper de lui. On doit l’arrêter
avant qu’il ait le temps de faire disparaître l’argent.

Ça ne servira à rien… Peu convaincu, je regarde Grand-Père que mon silence


interpelle.

- Il a bien avoué, n’est-ce-pas ? Tu es sûr que c’est lui ?

- Oui, réponds-je en hésitant. Mais il m’a dit qu’il n’était pas seul et qu’il n’a qu’une
partie de l’argent.

- Et il t’a dit qui est son complice ?

- Oui.

- A voir ta tête, je suppose que c’est quelqu’un que tu connais ?

- Je la connais, oui…

- … Ben alors ? C’est qui ?

Je continue d’hésiter me demandant si je dois lui dire ou pas. Mais au fond,


pourquoi devrais-je le lui cacher ? Après ce qu’a fait Abi, je n’ai aucune raison de la
protéger. Puis si je ne dis pas tout à mon grand-père, comment va-t’il m’aider ? Je
me décide donc et lui raconte tout ce que j’avais omis, en précisant cependant que
je veux que ça reste entre nous. Quand je finis, lui d’habitude si peu
impressionnable parait sidéré, les yeux grands ouverts d’étonnement.

- J’ai du mal à y croire. Abi ?! Celle-là même qui est venue ici ?

- C’est bien elle.

- Ce n’est pas possible.

- C’est ce que je me suis dit aussi au début, mais malheureusement c’est vrai.

- Comment le sais-tu ? Elle t’a avoué ?

- Non, je ne lui ai même pas parlé encore. Elle ne sait pas que je suis au courant à
moins qu’on lui ait déjà dit… Je ne supporterai pas de l’avoir en face de moi, je
n’imagine même pas ce que je vais lui faire. Je risque de la tuer.

- La tuer ? Tu ne lui feras rien du tout. N’ose pas ne serait-ce que la toucher,
compris ?

Je hoche la tête, las. C’est inutile qu’il me dise ça de toute façon. J’ai beau être
déçu et très en colère, je n’irai jamais jusqu’à lever la main sur elle. Grand-Père se
tait aussi et, le visage empreint de sérénité, semble réfléchir avant de se décider à
parler :
- C’est une femme, et elle est maman. L’attaquer, c’est les attaquer toutes les deux.
Sa fille en souffrira plus qu’elle… Puis pour tout te dire, je pense qu’il y’a autre
chose dans cette histoire qu’une simple arnaque. A moins que je me sois
complètement trompé sur cette jeune fille et ce serait bien l’une des rares fois que
ça m’arrive, elle n’était pas intéressée par ton argent. Elle t’aime, c’est sûr.

- Elle m’aime ?!

Je ris amèrement, plus peiné qu’amusé.

- Grand-pa, excuse-moi mais là, tu te trompes.

- Je ne me trompe pas, je sais ce que je dis. Je l’ai vue, je lui ai parlé longtemps et
surtout je vous ai vus ensemble. Je ne sais pas pour le reste mais je n’ai pas de
doute sur les sentiments que vous avez l’un pour l’autre. Donc je te conseille d’être
prudent avant d’en savoir plus. Tu ne sais pas ce qui l’a poussée à faire ça, tout est
possible dans la vie. Elle peut faire face à des problèmes que tu ne peux même pas
imaginer ?

Ces mots réveillent pour de vrai ma colère cette fois, au point que je hausse le
ton :

- Des problèmes ?! Tu te rends de tout ce qu’elle m’a pris ? On ne parle pas de


quelques millions seulement là ! C’est quel genre de problème qui nécessite
autant pour être réglé ? Et qu’en est-il de me demander directement de l’aider ??

- Calme-toi. Je ne nie pas que c’est beaucoup et je ne la défends certainement pas.


Je te demande juste d’être prudent parce qu’il vaut toujours mieux l’être de toute
façon. Prudence et calme, c’est ce qui te permettra d’arriver à tes fins. Tu dois
prendre du recul et aller parler à Abi. Essaie de l’amadouer. Et si ça ne marche,
menace là, fais-lui peur, trouve un moyen de lui faire avouer et de prendre la
bonne décision, c’est-à-dire rendre ce qu’elle a pris. Mais fais-le intelligemment. Tu
me comprends mieux ?

- Oui, réponds-je plus calmement.

- C’est bien… En tout cas, je suis content que tu sois venu me parler d’abord et ne
t’inquiète pas parce que je t’aiderai à t’en sortir. Demain tu iras voir Abi et ensuite
on verra quoi faire. Mais pour le moment, tu devrais aller te coucher pour te
reposer.

- Tu as raison. J’y vais...

Fatigué par toutes les émotions de la journée, je me lève lourdement et m’apprête


à partir quand Grand-Père m’arrête :

- Majib, attends.

Il me regarde avec insistance et dit :

- Petit fils… Ne fais rien que tu vas regretter. Je suis là, viens me parler quand tu
veux. On se comprend ?

Je hoche la tête, voyant parfaitement où il veut en venir. Il n’a pas à s’inquiéter…


Quels que soient les démons qui me traversent en ce moment, je ne craquerai pas.
Plus de deux heures après, retiré dans ma chambre, je me tourne et me retourne
sur le lit à n’en plus finir, incapable de trouver le moindre sommeil. Soudain, je me
lève et m’habille rapidement avant de sortir de la chambre, puis de la maison.

Je ne peux pas passer la nuit comme ça…

*******************

*******************

***Abibatou Léa Sy***

Mon téléphone sonne vers 3h du matin alors que je suis déjà couchée depuis
longtemps bien qu’étant encore éveillée. La personne qui appelle est justement
celle qui m’empêche de trouver le sommeil, Majib. Je me lève précipitamment et
sors de la chambre pour ne pas réveiller Anna et, juste au moment de décrocher,
hésite… Je devrais être tout sauf pressée de lui parler maintenant qu’il est au
courant. Et si je faisais semblant de ne pas voir son appel ? Je m’étais préparée à
ce moment-là pourtant, depuis des mois, mais c’était avant de savoir qu’il n’était
pas coupable de ce que je lui reprochais. A présent, je n’arrive même plus à aligner
deux idées cohérentes.

Reprenant mon courage je décroche quand même et réponds prudemment, d’une


petite voix :

- Allô ?

Sa voix à lui, bien sèche, me fait immédiatement regretter d’avoir répondu :

- Je suis en bas.

- En bas ?
La panique me gagne et les battements de mon cœur s’accélèrent. Un petit
moment de silence s’ensuit avant que je ne me décide à lui parler.

- On est déjà couché Majib, il est tard…

- Descends, je t’attends, dit-il d’un ton cassant avant de raccrocher.

Prenant une grande inspiration, je me laisse aller contre le mur, perdue. En temps
normal je l’aurais envoyé balader mais là… Ne voyant que faire d’autre, je vais
enfiler rapidement une robe et des sandales avant de descendre pour le rejoindre.

Debout contre la voiture, ses bras puissants croisés sur sa poitrine, il ne prend
même pas la peine de me regarder alors que j’avance dans sa direction. Arrivé
devant lui, il m’ignore toujours, ses yeux fixant le vide et son visage plus fermé que
jamais. Sur le coup, pour lui montrer que je suis là, je ne trouve rien d’autre à dire
qu’un bête « salut ».

Il me regarde alors de biais, d’un air tellement méprisant que je frissonne. Il


continue de me regarder ainsi, en silence. C’est impossible à supporter. Gênée, je
détourne la tête. Mais il me fixe toujours…

Je me sens toute bête, debout là, à côté de lui qui me regarde et moi qui n’arrive à
sortir aucun mot de ma bouche. Après un moment à croiser et décroiser mes bras,
observant le sol, triturant ma robe, changeant et rechangeant de position, je n’en
peux plus et explose:

- Je te rendrai tout, ok !

Il ne fait aucun mouvement, n’a aucune réaction autre que le même mépris,
comme si je n’avais absolument pas ouvert ma bouche. Je lui répète alors, avec
plus d’insistance :
- Je te rendrai tout l’argent Majib. J’ai fait une terrible erreur, mais je vais tout
réparer.

- Quelle erreur ? répond-t’il enfin, d’un ton beaucoup trop calme pour me rassurer.

- Majib, je sais que tu es au courant. Mais j’allais tout annuler de toute façon, il
faut que tu me crois.

- Tu allais annuler quoi ?

- J’allais annuler le…

Je n’arrive pas à mettre de mot sur ce que j’ai fait. Je cherche mais sincèrement, je
ne trouve pas. Et c’est à ce moment-là même que je commence à me rendre
compte de la gravité de mon acte… Comme pour me pousser à bout, Majib finit
lui-même la phrase que je n’arrive pas à terminer.

- Le vol… Tu m’as volé, Abi.

Une honte comme je n’en ai jamais ressentie me submerge tandis que Majib laisse
passer un moment avant de continuer à parler toujours posément.

- Tu es une voleuse. Pas une simple voleuse, non. Une vile, froide, calculatrice… Le
pire du genre.

A cet instant, j’ai l’impression qu’un vent me file une gifle en passant. J’ignore
l’onde de frissons qui me parcoure tout le corps et continue de regarder Majib, qui
poursuit froidement son exposé :

- Les personnes comme toi sont ce qu’il y’a de pire. Capable de mentir et tromper
tout le monde autour de toi, rien que pour arriver à tes fins. Dis-moi Abi, depuis
quand tu préparais ça? Combien de temps il t’a fallu jouer la comédie avec moi en
attendant d’avoir ce que tu voulais ?

-…

- Quoi ? Je suis juste curieux, tu peux me répondre maintenant que je sais


l’essentiel. Tu dois être fière de toi, non ?

- Majib, je t’ai dit que je te rendrai tout. Donne-moi tes coordonnées bancaires et
dès demain, je…

- Tais-toi.

Je le regarde sans comprendre. On dirait que ça l’énerve encore plus quand je lui
parle de rendre ce que j’ai pris. Il se redresse et avance légèrement vers moi avant
de me regarder de haut.

- Dis-moi, c’était quoi la suite ? Si je n’avais pas su que c’était toi derrière cette
affaire, qu’est-ce que t’aurais fait exactement ? Tu m’aurais jeté tout simplement
ou t’allais continuer à faire ton hypocrite encore, m’écoutant te parler de mes
problèmes et faire semblant de me soutenir alors que c’est toi qui les as causés ?

J’allais te dire la vérité… Et c’est peut-être le moment de le dire.


- Je ne voulais pas te prendre ton argent Majib. Je n’allais même pas l’utiliser.

- Réponds à mes questions bordel !

- Tu dois d’abord savoir pourquoi j’ai fait ça…

- Ce que je VEUX savoir, c’est depuis quand tu prépares ça ! Depuis quand tu me


mens Abi, depuis le début ? M’as-tu séduit rien que pour ça ? C’est pour ça que tu
m’as poussé à rompre avec Ndèye Marie, ta meilleure amie ?!

- Je ne t’ai poussé à rien ! C’est toi qui as rompu avec Ndèye Marie, ok !

Ma soudaine colère me surprend moi-même, mais je n’en peux plus.

- Tu t’y es pris tout seul, j’ai même essayé de t’en empêcher, alors tu ne peux pas
me le reprocher maintenant. Pas parce que tu la regrettes !

- Dis-moi que tu n’avais pas prévu ça depuis le début.

Je reste coite à sa demande, le regardant honteusement. Je ne peux pas dire ça. Ce


serait mentir…

Voyant mon silence, l’expression de Majib devient encore plus dure. Pendant un
instant, j’ai l’impression qu’il va me taper dessus, alors qu’il lève le point et que les
mots sortent grinçants de sa bouche :

- T’es une…
Il s’arrête mais il n’a pas besoin d’aller plus loin pour que je comprenne. Pour la
première fois, ce mot que j’ai maintes fois entendu me fait mal, affreusement
mal… alors qu’il ne le prononce même pas.

Il se redresse et dit posément, comme s’il reprenait ses esprits :

- Tu sais ce qu’on fait aux voleuses comme toi, n’est-ce pas ? Je vais te trainer en
justice, Abi. Tu vas le regretter.

- Tu ne peux pas, tu n’as aucune preuve contre moi.

- Preuve ?!

Il émet un petit rire sarcastique.

- Tu n’es pas naïve à ce point quand même. Tu penses vraiment pouvoir t’en sortir
avec ton pote là ? Ton pote… ou ton amant peut-être. C’est pour lui que tu as fait
ça ou ce n’est qu’une autre victime ?

- M. Dong n’est rien pour moi.

- Bref. Je m’en fiche de toute façon. Je sais ce que je voulais savoir et plus rien de
toi ne m’intéresse.

Il fait un pas en arrière et ouvre sa voiture tandis que j’essaie de l’arrêter :

- Majib, tu m’entends au moins ? Je te dis que je vais tout te rendre. Majib !


Ecoute, je sais que tu ne vas pas porter plainte contre moi alors finissons-en et...

Il se retourne brusquement et m’interrompt :

- Tu es sérieuse ? Tu crois que j’en ai encore quelque chose à foutre de toi ?!

- Majib, écoute moi stp. Je sais que tu es en colère, tu as le droit de l’être. Mais
laisse-moi t’expliquer pourquoi j’ai fait ça.

- Je ne veux pas savoir !

Il entre dans sa voiture et referme rapidement la portière, tandis que j’insiste en


criant :

- Cet argent n’était pas pour moi, Majib. C’était pour Anna !

Il a déjà démarré le moteur et alors que je crois qu’il ne m’a pas entendue, il baisse
la vitre et me regarde, les sourcils froncés.

- Anna ? C’est tout ce que t’as trouvé ? Utiliser ta propre fille pour te justifier… T’es
vraiment la pire femme que je connaisse.

- Majib, descends stp. Montons chez moi et je te dis tout !

-Tu vas le payer cher Abi. Je te promets, dit-il, ne calculant même pas mes paroles.
Tout de suite, la voiture démarre en trombe, levant la poussière derrière elle.
Tandis que je la regarde s’éloigner en vitesse, figée sur place, la peine grossit en
moi au point où je sens mes yeux picoter. Il me hait… Chacun de ces regards,
chacune de ses paroles m’a transpercé le cœur telle une dague.

Et ce sentiment profond que j’ai que tout ça, toute cette douleur, n’est que le
début d’une longue suite… C’est le pire.

Partie 42 : Ne m’en vouloir qu’à moi-même…

Quelques jours plus tard

***Maïmouna Bah Cissé***

Je viens juste de finir de préparer le déjeuner et sors de la cuisine pour aller


prendre une douche quand j’aperçois Lamine dans le salon, en train d’enfiler ses
mocassins. Etonnée, je fais demi-tour et le rejoins.

- Qu’est-ce que tu fais ? Tu sors ?

- Oui, répond-t’il avec nonchalance.

- Tu vas où ?

- Prendre l’air.
- Ok. On mange dans une heure si tu veux, dis-je en m’en allant.

- Non, non, ne m’attends pas. Je ne sais pas quand je reviens.

Je m’arrête de suite et le regarde à nouveau, lui disant, indignée :

- Mais on est dimanche.

- Et alors ?

Il se lève au même moment pour partir, ce qui m’énerve.

- Pourquoi tu sors ? Et c’est maintenant que tu me le dis ? Je viens de passer trois


heures dans la cuisine pour toi!

- C’est bon ! Tu ne vas pas en faire tout un plat. Je mangerai en rentrant.

- Que tu manges ou non n’est pas le problème Lamine ! C’est dimanche, on ne sort
jamais le dimanche. Déjà tu rentres tard tous les soirs, ensuite tu passes tous les
samedis chez tes parents. Peux-tu au moins accorder le dimanche à ta femme ou
c’est trop te demander ? A force, on dirait même que tu ne vis plus ici.

- JE NE SUIS PAS TON ENFANT ! crie soudain Lamine, si fort que je recule. Si j’ai
envie de sortir, je sors, point ! Ce n’est pas toi qui portes la culotte ici . Je ne vais
pas me justifier à chaque fois que je fais quelque chose qui ne te plait pas. Y’en a
marre de t’avoir tout le temps sur mon dos à la fin. Tu crois que j’ai envie de rester
ici alors que tu n’arrêtes pas de râler ? Merde !
Il sort aussitôt du salon, me laissant bouche bée. J’entends la porte d’entrée
claquer fortement, avant de réaliser ce qui vient de se passer. Je lui demandais
juste des explications et lui me crie dessus ?! Me précipitant dehors, je le poursuis
et le rattrape alors qu’il s’apprête à prendre les escaliers. Je tire fortement sur sa
chemise, ce qui le fait se retourner. Ne tenant pas compte de son regard furieux, je
crie moi aussi :

- Tu n’iras nulle part avant de m’expliquer. Je ne suis pas ta bonne Lamine, je suis
ta femme ! Tu me dois du respect !

- Lâche ma chemise tout de suite ou tu vas le regretter, répond-t’il calmement.

Sa voix sourde et son regard noir de colère me font le lâcher instinctivement. Il


continue de me regarder quelques secondes avec tellement d’intensité que je
n’ose plus prononcer un mot. Puis il s’en va, me laissant seule sur le palier.

Quand je me tourne pour rentrer chez moi, je vois une voisine debout devant sa
porte entrouverte qui m’observe avec curiosité. C’est une dame de l’âge de ma
mère qu’il m’arrive de croiser de temps en temps. Bien que n’appréciant pas son
indiscrétion et d’humeur peu encline à la causerie, je la salue par politesse en
passant mon chemin :

- Salamaleykoum.

- Maleykoum salam ma fille. Tout va bien ?

- Oui, ça va.
Elle rajoute alors d’une voix qui se veut réconfortante :

- Du courage ma fille. Le mariage c’est dur, mais tout va s’arranger si Dieu le veut.

- Merci, réponds-je faiblement avant de disparaître.

De quoi je me mêle ! Je rentre chez moi et vais prendre une douche, furieuse et le
cœur lourd de peine. Lamine a tellement changé qu’il est devenu méconnaissable.
Tout a commencé avec la perte du bébé. Depuis lors, nous nous disputons sans
arrêt les rares moments que nous passons ensemble. Le reste du temps, il est
dehors, toujours en train de travailler ou de sortir pour aller chez ses parents ou
avec des amis. La moindre remarque que je fais est sujette à dispute, au point où
on n’arrive même plus à se parler. Tout ça me fatigue à un tel point ! Les soupçons
que j’avais sur les intentions de son père de lui trouver une autre femme sont
avérées, j’en suis de plus en plus convaincue. Sinon pourquoi me traiterait-il de
cette manière ? Et pourquoi est-il toujours en train de défendre son père alors que
ce dernier ne me supporte pas, n’a aucun respect pour moi ?

Quand je finis de me doucher, je reçois un appel d’Abi qui me dit qu’elle veut
passer me voir. Honnêtement j’ai envie de rester seule là et réfléchir à ce que je
dois faire de Lamine mais je laisse quand même Abi venir.

Quand elle arrive une demi-heure plus tard, je vois tout de suite à sa tête que
quelque chose ne va pas. C’est rare. Abi ne ne se laisse jamais déstabiliser…

- Tout va bien ?

- Non, dit-elle en s’asseyant. J’ai mal à la tête.

- Ah bon ? C’est la chaleur peut-être. Je te donne un comprimé ?


- T’inquiète, ça sert à rien. Ça me le fait tout le temps ces derniers temps.

- Qu’est-ce qui ne va pas ? T’as des problèmes ?

Je lui pose la question par obligation mais je n’ai vraiment pas envie d’entendre la
réponse. Elle penche la tête et couvre son visage de ses mains avant de me
regarder en soupirant :

- Je me suis trompée sur Majib. Il n’était pas au courant de la grossesse d’Anna.

- Hein ? Comment c’est possible ça ?

Elle se met à me raconter sa conversation avec lui et quand elle finit, je réalise que
je ne suis même pas surprise.

- Bon, ben voilà. Tu sais maintenant que tu n’as rien à lui reprocher... C’est quand
même bizarre. Pourquoi Anna disait qu’il lui a demandé d’avorter ? Et les
messages qu’elle avait reçus ?

- Tu sais quoi, je ne me suis même pas encore posé la question tellement j’étais
obnubilée par ce que j’ai fait à Majib.

- Tu veux dire lui mentir ? Je te l’avais dit Abi, tu ne peux en vouloir qu’à toi-même.
C’est ça le problème avec toi, tu n’écoutes personne. Comment peux-tu cacher à
quelqu’un pendant des années en plus que tu élèves sa fille ?! Quelqu’un qui sort
avec toi de surcroît ? Tu le vois tous les jours et tu lui mens sur quelque chose
d’aussi grave. Comment il a réagi en le découvrant ?

- Il n’a rien découvert. Je ne lui ai rien dit encore.

- Toi Abi, t’es normale ? Donc jusqu’à présent là, tu lui mens encore ! Qu’est-ce
qu’il te faut pour changer à la fin ? T’es insupportable !

- Pourquoi tu me cries dessus ?

- Je ne te crie pas dessus, c’est juste que tu es fatigante. T’aimes jouer à la victime
alors que c’est toi qui te crées tes propres problèmes. Tu sais qu’il y’a des gens qui
en ont de vrais, des problèmes ?

- Qu’est-ce qui te prend ? T’as quoi à me parler comme ça ? Tu ne sais même pas
encore pourquoi je suis venue. Tu ne sais rien de ce que j’ai fait ou pas fait. Je viens
justement te demander conseil et…

- Je te parle comment ? Et pourquoi tu me demandes conseil ? Ça ne sert à rien de


me demander conseil si tu ne m’écoutes pas. Tu ne supportes pas l’avis des autres
tout simplement. Tu ne crois qu’en toi et tu ne vois que ton nombril. Ne me
regarde pas comme ça, c’est LA vérité et la vérité blesse. Il est temps que tu
réalises que le monde ne tourne pas autour de toi. Majib ne t’a jamais rien fait, et
Ndèye Marie encore moins. Et ta fille alors tu te rends compte que tu lui fais payer
aussi ? Tu ne penses qu’à toi en fait.

Elle garde le silence et je me rends bien compte que je m’énerve contre elle alors
qu’elle, est calme. Mais le truc c’est que j’en ai assez, je ne suis pas d’humeur à
entendre ses problèmes alors qu’elle ne m’écoute jamais.

Elle me regarde et dit doucement :

- Je ne pense qu’à moi, hein ?

Je ne réponds pas et tourne avec dédain mon attention vers la télé comme si je ne
l’entendais pas. Alors, elle se lève.

- Bon, je rentre. A plus tard.

Je ne réagis pas. Je sens que je l’ai blessée mais là tout de suite, c’est bon quoi. J’ai
déjà assez de problèmes comme ça.J’entends la porte d’entrée se refermer et
seulement plusieurs minutes après, je me sens mal… Je n’aurais pas dû la traiter
comme ça.

**********************

**********************

***Ndèye Marie Touré***

Attendant à l’aéroport depuis vingt minutes, je vois enfin Boris sortir et l’observe
alors qu’il ne m’a pas encore repérée. Il est un peu amaigri et bronzé. Quand il me
voit, un mince sourire s’affiche sur ses lèvres, mais ses yeux restent tristes.
N’empêche,qu’est-ce que c’est bon de le voir… Il me prend affectueusement dans
ses bras.

- Tu n’étais pas obligée de venir tu sais.


- Je sais. Mais je le voulais.

- Ça va ?

- Ça dépend. Toi ça va ?

Un vrai plaisir se lit dans ses yeux quand il entend ma réponse. Il me prend alors la
main en souriant et nous quittons ensemble l’aéroport. Dans le taxi, je prends des
nouvelles de ses frères et sœurs. J’ai déjà eu au téléphone Aysha, qui est revenue à
Londres il y’a deux jours. Apparemment, tout le monde a l’air d’aller bien. Du
moins autant qu’on puisse l’être après la perte qu’ils ont subie. Boris prévoit de
faire venir les petits à Londres à leurs prochaines vacances, histoire de leur
changer les idées.

Nous arrivons dans son appartement en début d’après-midi. Dès qu’on entre l’air
embaumant de la cuisine fait Boris se tourner vers moi, surpris.

- Tu étais là ?

- Oui. T’avais oublié que j’avais tes clefs ? J’ai préparé du bon « tiep » même si je
sais que ça ne te manque pas comme tu viens de Dakar.

- Ce n’est jamais pareil que quand c’est de toi.

Il s’arrête et se retrouve en face de moi, souriant et l’air sincèrement touché.

- Merci… Ça me fait plaisir toute ces attentions mais tu n’étais vraiment pas
obligée.
- Je sais, dis-je en murmurant.

A cet instant, une tension s’installe... Nos deux visages tout proches, j’ai
l’impression qu’il va m’embrasser d’une seconde à l’autre. J’attends avec espoir, le
cœur battant… Il change finalement d’avis et s’éloigne en partant, me laissant
toute déçue.

A quoi je m’attendais ? La dernière fois qu’on s’est vu, il a été clair sur le fait qu’il
ne tenterait plus rien vers moi. Je le suis à l’intérieur et le laisse aller prendre une
douche, tandis que je vais dans la cuisine pour préparer à manger. Cette situation
me rappelle il y’a quelques mois quand nous passions tout notre temps ensemble
en dehors du boulot. Ça me manque… Lui me manque. Je voudrais tellement
qu’on redevienne comme avant !

Quelques heures plus tard, détendus et confortablement installés devant la télé,


nous causons de tout et de rien.

- Majib m’a dit qu’il revient à Londres, lui dis-je. Tu sais si c’est pour de bon ?

- Eh oui. Il essaie déjà de récupérer son appart des personnes qui le louent. Mais je
pense qu’il restera chez moi quelque temps.

- Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Je croyais qu’il voulait rester à Dakar.

- Yep, c’est ce qui était prévu mais bon, ça n’a pas marché apparemment.
- Dommage. Ça n’encourage pas à rentrer en tout cas.

- Sûr.

- Dis… je peux te poser une question ?

- Huhun.

- Pourquoi tu ne m’as pas dit que ta mère était malade ?

Son visage s’assombrit et je regrette déjà d’avoir abordé le sujet mais il répond
quand même.

- Parce que tu te serais sentie obligée de revenir avec moi et je ne voulais pas de ta
pitié.

- Tu aurais dû me dire quand même. Je t’aurais soutenu.

- Ça ne l’aurait pas empêché de mourir.

Il dit ça en me regardant, un sourire amer aux lèvres. Tendant ma main pour


caresser la sienne, je lui réponds en murmurant :

- Je suis désolée… Je suis là pour toi d’accord ?


Il détourne la tête puis soupire avant de me regarder à nouveau, l’air très sérieux.

- Ndèye… je ne veux toujours pas de ta pitié.

- Ce n’est pas de la pitié. Je tiens à toi et je veux être à tes côtés.

- Depuis quand ? Il y’a quelques semaines tu ne voulais plus me voir. C’est le décès
de ma mère qui t’a fait changer d’avis ?

- Non ! réponds-je vivement.

Je me redresse un peu pour mieux lui faire face. C’est bon, il est temps que je lui
avoue mes sentiments.

- Boris, j’ai toujours voulu être avec toi. J’étais juste trop fière pour revenir toute
seule et j’avais peur aussi que tu me rejettes.

- Je t’avais dit que je serais prêt quand tu te déciderais.

- Oui, je sais mais j’avais quand même peur. Je ne voulais plus souffrir et je me
disais que si tu te tenais vraiment à moi, tu reviendrais tout seul. Mais je suis
fatiguée d’attendre Boris. Je veux qu’on se remette ensemble.

Voyant qu’il détourne le regard sans répondre, je rajoute avec hésitation :

- Si tu le veux toujours…
Il ne répond toujours pas. Les secondes passant, la déception grandit en moi. Je
me suis dévoilée à lui comme je pensais qu’il voulait et lui, ne réagit même pas.

Au bout d’un instant, il répond enfin, l’air d’avoir fini de réfléchir.

- Avec tout ce qui s’est passé, je pense qu’il vaut mieux ne pas se précipiter. On en
reparlera ok ?

- Ok…

J’ai tellement mal que je sens ma gorge se nouer. Mais alors que Boris me regarde
comme s’il s’en doutait, je fais tout pour qu’il ne voie pas ma peine, m’obligeant
même à sourire. Les minutes suivantes, je puise dans toutes mes forces pour faire
semblant d’être détendue, avant d’oser enfin décider de partir sans donner
l’impression de fuir.

Je décline l’offre de Boris de me raccompagner puis m’en vais le plus rapidement


possible. Dès que je me retrouve seule, l’émotion se déverse sur mon visage en
gouttes de larmes que je m’empresse d’essuyer.

Je ne peux en vouloir qu’à moi-même…

****************** ***

****************** ***

***Abdoul Majib Kébé***

Quand j’arrive dans le jardin de devant, je distingue la silhouette assise sur le banc
qui se lève en me voyant. Abi.

Si je savais que c’est pour elle que le gardien m’appelait je ne me serais pas
dérangé. Ne faisant pas un pas de plus, je la laisse s’approcher.

- Bonsoir Majib.

- Qu’est-ce que tu fais là ?

- Je devais te voir. On peut s’assoir ?

- Non. Tu ferais mieux de rentrer.

- Je me suis déplacée jusqu’ici. Peux-tu au moins m’écouter ?

Pfff, elle m’exaspère. Je ne supporte même plus d’entendre sa voix. Je m’apprête à


lui répondre vertement quand elle prend les devants :

- Pourquoi tu ne me donnes pas ton RIB ? J’ai tout l’argent, ça fait longtemps. On
dirait qu’il ne t’intéresse plus.

- Je suis étonné que tu ne le connaisses pas déjà. Ton cher ami M. Dong ne te l’a
pas donné ?

- Je ne lui parle pas. Il ne sait pas ce que j’ai l’intention de faire et je t’assure que je
ne connais pas tes coordonnées.

Je l’observe, en silence. J’ai tellement tenu à éviter tout contact avec elle depuis
des jours que je ne lui ai même pas donné ce foutu RIB. Je n’ai répondu à aucun de
ses coups de fil ni regardé les messages.Dans ma déception et la haine que je lui
voue à présent, j’en ai placé l’argent à un second plan. Finalement, pour en finir au
plus vite, je lui réponds simplement :

- Je t’enverrai ça.

Ayant terminé la conversation pour ma part, je lui tourne le dos et marche vers
l’intérieur de la maison.

- Attends une seconde Majib. Je n’ai pas fini, dit-elle.

- J’AI fini, réponds-je sans prendre la peine de me retourner.

- Non pas cette fois, ok. Tu DOIS m’écouter.

Je lui jette un coup d’œil méprisant histoire de lui faire comprendre que son ton ne
m’impressionne pas d’un iota. Mais quand j’ouvre la porte, elle dit quelque chose
qui m’oblige à m’arrêter :

- Anna est ta fille.

Restant figé quelques instants sur place, je me retourne ensuite lentement pour la
regarder. J’ai sûrement mal entendu… Cependant, même dans la nuit éclairée que
par les lampes du jardin, je distingue sur son visage un sérieux qui laisse peu
planer le doute. Surtout qu’elle répète :

- C’est ta fille… Et celle d’Anna, ma cousine.

Je la regarde attentivement pendant un long moment et vois à quel point elle


semble sérieuse dans ce qu’elle affirme. Cette fille est folle.

Partie 43 :

***Abibatou Léa Sy***

Il me regarde comme si j’étais la chose la plus détestable sur terre, mais ce n’est
pas grave. Ce qui importe, c’est que je lui ai dit la vérité et que je vais lui rendre
son argent. Donc je ne lui dois plus rien. Ces derniers jours, j’ai commencé à me
dire qu’il valait peut-être mieux que je ne lui parle pas d’Anna. J’allais juste lui
rendre ce que je lui avais pris, puis ne plus jamais chercher à le revoir. Ç’aurait été
la solution la plus simple.

Seulement, je n’arrivais pas à me faire à cette idée. « Ne jamais le revoir »… Cette


phrase sonnait bizarre dans ma tête et suscitait en moi une certaine peur que je
ne m’explique pas.

Le voyant refermer la porte et s’approcher, je soutiens son regard sans broncher


jusqu’à ce qu’il arrive à ma hauteur. Il me toise et s’adresse durement à moi
comme si j’étais la pire personne au monde.

- Comment peux-tu sortir des choses pareilles ? Que… bon sang Abi qu’est-ce que
tu veux ?!

- Je dis la vérité.

- La vérité ? Qu’Anna est ma fille ! Que TA fille est ma fille ?!

Je me force à garder mon calme et lui réponds le plus posément possible :


- Je ne suis pas sa vraie mère. Anna, ma cousine, celle avec qui tu es sortie il y’a 7
ans est sa vraie mère.

Le visage ahuri, il me fixe en fronçant les sourcils comme pour distinguer sur mes
traits le vrai du faux. Je tente alors de le rassurer.

- Majib, je sais que tout ça te parait fou, découvrir du jour au lendemain que tu as
une fille, ce n’est pas…

- Je n’ai pas de fille ! Je n’ai aucun enfant, je le saurais si j’en avais un.

- Mais TU en as, c’est Anna ! Anna Eva. Majib, tu m’as toi-même raconté l’histoire
que tu as eue avec ma cousine. Donc tu sais que ce que je dis est possible ! Elle
était enceinte quand elle est rentrée de France, enceinte de toi. Elle me l’a dit, elle
m’a même montré ta photo ! C’est d’ailleurs pour ça que je t’ai reconnu le premier
jour.

- Ce n’est pas possible. Je ne peux pas être père depuis 7 ans sans le savoir. Non, ce
n’est pas possible. Anna, celle que j’ai connue n’aurait pas fait ça.

- Mais elle te l’a dit pourtant… Enfin non. Je ne sais plus ! Tout n’est pas encore
clair dans ma tête. Y’a quelques jours j’étais persuadée que tu savais puis quand tu
m’as parlé d’elle j’ai compris que ce n’était pas le cas. Mais ce n’est pas ce qu’Anna
m’avait dit… et puis les messages qu’elle m’a montrés. Bref, Majib, je ne sais pas
tout ok ? Mais je sais que tu es le père de ma fille. Tu es son père… Quelque part
au fond de toi, tu dois le sentir j’en suis sûre. Tiens, même ta maman a eu des
soupçons, sinon pourquoi crois-tu qu’elle s’intéressait autant à elle ?
Il me regarde en silence… Et dans son regard, je vois le doute commencer à
poindre, même s’il lutte pour refuser la vérité. Il se tourne lentement et s’assoit
sur le banc, la tête baissée. Le voyant ainsi, l’air fatigué et perdu, je n’hésite pas
longtemps et m’assois à côté de lui pour, dans un geste de réconfort, lui toucher le
bras. Il se lève alors précipitamment comme si je l’avais brûlé. Puis, sans même se
retourner, il marche hâtivement et entre dans la maison en claquant la porte de
colère.

Cette fois, je ne dis rien pour l’arrêter. Je comprends qu’il a besoin de temps… Il est
choqué.

***********************

***********************

Le lendemain

***Maïmouna Bah Cissé***

A 17h, je suis déjà à la maison. A peine entrée, je m’assois sur mon lit et enlève
mes chaussures quand j’entends la sonnette de la porte retentir. Je vais ouvrir pour
trouver une personne inattendue debout au seuil. La vieille voisine d’à côté. Elle
me sourit gentiment.

- Comment tu vas ma fille, je ne te dérange pas j’espère.

- Non c’est bon, tata. Je vais très bien et toi ?

- Bien merci. Je t’ai vue rentrer et je me suis dit que je vais en profiter pour venir te
voir avant que ton mari rentre. Je m’en voudrais de vous déranger alors. Je voulais
qu’on parle. Tu permets que j’entre ?

Bien qu’assez surprise et me demandant ce qu’elle peut bien avoir à me dire, je


dégage la porte pour la laisser passer :

- Bien sûr. Entre stp…

- Merci.

Je l’invite au salon et lui propose une boisson qu’elle décline.

- Oh non merci. Il fait chaud mais c’est vous les plus à plaindre, vous qui êtes sous
le soleil. Moi je passe toutes mes journées devant ma télé.

Elle rit et je l’accompagne, puis nous échangeons quelques banalités avant qu’elle
se décide à me parler.

- Bon ma fille, je sais que ça t’étonne que je vienne te voir mais je n’ai pas pu m’en
empêcher. J’ai été témoin par hasard de ta dispute avec ton mari il y’a quelques
jours et depuis lors je voulais te parler. Déjà, j'espère que vous vous êtes
réconciliés ?

- Euh, oui oui. Ça va, réponds-je, hésitante sur l’attitude à adopter face à cette
intrusion inattendue.

- Ahh c’est bien. Tu sais, je t’observe depuis que tu as emménagé ici et tu me plais
beaucoup vraiment. Tu es respectueuse, bien éduquée, posée, je t’ai toujours
appréciée de loin. Du coup, quand je t’ai vue dans cette situation avec ton mari, ça
m’a bien fait mal. Au point où j’ai décidé de venir te parler et te conseiller du
mieux que je peux si tu me le permets bien sûr… Le mariage n’est pas chose facile
ma chérie, surtout les débuts. Toutes les femmes mariées passent par ces
moments difficiles. Les hommes sont ce qu’ils sont, ça ne changera jamais. C’est à
nous de les comprendre et de faire en sorte d’obtenir le meilleur d’eux.

- Tata, c’est gentil mais tu sais, c’était juste une petite dispute entre mon mari et
moi. Tout va bien maintenant.

- Vraiment ? répond-t’elle comme surprise. Dans ce cas, c’est tant mieux. Je me


suis inquiétée pour rien. C’est bien que tu lui pardonnes en tout cas, ça veut dire
que tu as un cœur encore plus grand que ce que je pensais. Les hommes sont
faibles, ils font des choses sans réfléchir. Mais si tu es capable de pardonner, c’est
l’essentiel. Je t’encourage dans ce sens.

- Excuse-moi tata mais pardonner quoi ?

Elle me regarde, puis détourne les yeux comme si elle venait de faire une gaffe.

- Oh, rien. Rien du tout, je parlais en général… Ecoute ma fille, je vais quand même
te donner les conseils pour lesquels je suis venue . Tu dois absolument protéger
ton mariage. Voyant ta maison, je ne m’inquiète pas sur ta manière de t’occuper
de ton mari mais ce n’est pas suffisant. Les gens sont mauvais, ils ne supportent
pas de voir deux personnes qui s’aiment. Ton mari sort et à l’extérieur les menaces
sont partout. Tu sais sûrement de quoi je parle, il y’a des jeunes filles qui sont
capables de tout à Dakar, elles n’ont peur de rien. Toi, tu restes sagement dans ta
maison, comme toute bonne femme, et tu ne peux pas contrôler ce qui arrive
dehors. Mais tu peux quand même prendre des dispositions, te prémunir.
Cette dame me fait peur. Comme si je n’étais pas assez inquiète comme ça. Le pire,
c’est que j’ai le sentiment qu’elle me cache quelque chose pour m’épargner… Un
peu perdue, je lui demande :

- Me prémunir ? Mais comment ?

- Tout d’abord, il faut que tu demandes à Dieu de t’aider. A chaque fois que tu
pries, n’oublie pas de prier sur ton mariage. Ensuite, il faut que tu voies quelqu’un
qui pourra t’aider, si tu ne l’as pas déjà fait. Quelqu’un qui a un vrai don, pas un
charlatan comme on en voit beaucoup de nos jours.

- Tu veux dire un marabout ?

- Oui, un très bon. Ta mère peut en trouver et tu iras le voir avec elle.

- Oh non, elle va refuser, elle n’aime pas ça. Mais tata, j’ai l’impression que tu sais
quelque chose que tu ne me dis pas. Ce n’est pas vrai ?

- Ma fille, tout n’a pas besoin d’être dit et moi je suis venue te voir pour t’aider à
arranger les choses avec ton mari, pas le contraire. Je préfère juste te donner mes
conseils.

Donc il y’a vraiment quelque chose… Qu’est-ce que ça peut bien être ? Aurait-elle
vu Lamine quelque part ou l’entendu dire quelque chose ? Mon cœur se serre et je
me tiens coite alors que la voisine continue :

- Si tu veux, je connais un homme très bien, très pieux. Il m’a beaucoup aidée dans
le passé. Ce qui me dérange c’est que ta mère ne veut pas y aller… Ecoute, je peux
t’accompagnerai moi-même à moins que tu aies une amie qui peut y aller avec
toi ?

Je pense immédiatement à Abi, mais avec la situation tendue entre nous et le fait
que non seulement elle n’accepterait pas mais ferait surtout tout pour m’en
empêcher, l’appeler n’est pas une option. En même temps, est-ce vraiment une
bonne idée d’aller voir ce marabout ? J’avais déjà fait ça et Lamine me l’a
formellement interdit alors…

Lamine, que je risque peut-être de perdre si je ne prends pas les devants, surtout
avec son papa qui ne se « repose » certainement pas lui. Complètement perdue, je
choisis de dire à la tata que je vais y réfléchir avant de la remercier pour sa
gentilesse.

Elle réitère une dernière fois ses conseils puis part quelques minutes après, me
laissant bien plus inquiète qu’à son arrivée…

*****************

*****************

Pendant ce temps

***Lamine Cissé***

Sorti pas trop tard du bureau, je retrouve quelques collègues au restaurant Charly,
non loin de la boîte. Depuis quelque temps, j’ai repris goût à ces fins de journées «
afterwork » que j’avais délaissées. L’ambiance y est toujours la même, agréable,
déstressante. Ça me permet de m’éloigner d’un quotidien devenu lourd… Souvent,
j’y reste jusqu’après 21h.
Comme d’habitude, je me détends avec les collègues autour de quelques verres et
apéritifs. La plupart d’entre eux ici ne sont pas non plus pressés de rentrer chez
eux. Certains tels que Bijou ou notre « touche fraîcheur » comme on l’appelle, ont
encore la chance d’être célibataires. Je la regarde rire et plaisanter, se démarquant
du reste du groupe plutôt masculin. Elle a rejoint notre équipe depuis quelques
mois, après avoir terminé ses études en Europe. Sa bonne humeur ainsi que son
caractère « sans chichis » sont les aspects de sa personnalité qui lui ont fait gagner
rapidement beaucoup de sympathie et lui ont valu son surnom. Depuis quelque
temps, à force de se voir ici, notre petit groupe s’est bien soudé. Nous nous
retrouvons même quelques fois les week-ends, à la plage ou chez l’un d’entre
nous. D’ailleurs, je ne les ai pas encore reçus chez moi jusqu’à présent par crainte
de l’accueil que pourrait avoir ma femme. Comme elle est devenue parano, elle
pourrait aller se faire des idées…

La soirée se poursuit jusqu’à ce que certains d’entre nous décident de rentrer. Au


bout d’un moment, il ne reste plus que trois personnes, moi, Bijou et Souley un
autre collègue. Je suis tenté de laisser ces deux-là seuls mais ne cesse de repousser
l’échéance, n’ayant pas spécialement envie de rentrer. Souley me fait des coups
d’œil à peine discrets juste pour que je m’en aille. Comme d’autres, il en pince
pour la jolie Bijou depuis qu’elle est arrivée. Connaissant la perspicacité de celle-ci,
je suis sûr qu’elle s’en doute mais préfère faire comme si de rien n’était, se
montrant bien plus absorbée par ma conversation que par son soupirant.

Amusé par la scène, je souris et décide de me lever.

- Je rentre les gars. On se voit lundi.

- Attends, je vais y aller aussi, il est tard, dit Bijou en se levant elle aussi. Comme ça
tu me déposeras, parce que je n’ai pas ma voiture.
- Ah bon ? Je peux te déposer moi, lui répond Souley.

- Non, t’inquiète. Je dois passer chez une copine qui est justement dans le même
quartier que Lamine. Allez, passe un bon week-end.

Elle part aussitôt, me devançant. Je me tourne vers Souley en haussant les


épaules, désolé. Bijou est une dure-à-cuire, il va lui falloir plus d’effort pour la
séduire, le pauvre.

En sortant du restaurant, elle s’accroche spontanément à mon bras comme elle le


fait toujours malgré le fait que je la repousse à chaque fois. Cette fois, je laisse
faire en souriant. Elle n’arrêtera pas de toute façon… Tous les deux sommes
devenus assez bons amis depuis que nous nous connaissons. D’ailleurs, ayant
laissé son meilleur ami en France, elle dit que je suis son principal confident ici. En
rejoignant la voiture, j’en profite pour lui parler de Souley.

- Tu sais qu’il est amoureux de toi n’est-ce-pas ?

- Qui ça ?

- Souley. Tu fais exprès de l’ignorer là.

- Hum… Je ne veux pas le vexer mais il n’est vraiment pas mon genre.

- C’est bien ce que je pensais… C’est dommage, il ferait un bon mari pour toi.

- Oh, arrête !!
J’éclate de rire sachant qu’elle déteste qu’on lui parle de mariage. Elle se plaint du
fait que tout le monde lui met la pression depuis qu’elle est rentrée à Dakar, sous
prétexte qu’il est temps pour elle de se marier.

- Alors, lui dis-je quand on est dans la voiture. La même copine que la dernière fois
?

- Yep, Ami. On sort ce soir puis je dors chez elle. Dis, tu fais quoi ce week-end ?

- Je ne sais pas encore, j’irai sûrement chez mes parents demain.

- On se retrouve dimanche ?

- Dimanche ? Je ne savais pas que quelque chose était prévue ?

- Rien n’est prévu, je veux que tu sortes avec moi. Ami sera avec son copain et je
vais grave m’ennuyer si je reste seule.

- C’est exactement la raison pour laquelle tu devrais te trouver un copain aussi. Tu


peux toujours appeler Souley.

- Tu soules avec Souley. Alors, tu sors avec moi ou pas ? On pourrait aller à Gorée,
t’en dis quoi ?
- J’en dis que je suis un homme marié ma belle, pas ton bouche-trou.

- Oh, c’est bon ! C’est pas comme si t’allais rester chez toi, je sais que tu vas sortir
de toute façon.

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- Je le sais, c’est tout. T’as pas envie de rester chez toi, ça se voit… Qu’est-ce qui ne
va pas avec ta femme ?

- Eh de quoi je me mêle ?

- Ahh d’accord ! Donc on peut parler de mes problèmes de cœur mais pas des
tiens c’est ça ?

- Ce n’est pas la même chose.

- C’est quoi la différence ? Tout le monde a besoin de parler à quelqu’un quand ça


ne va pas Lamine. Et moi je suis une bonne oreille. Mes amis m’ont décerné la
palme de la meilleure et la plus discrète des confidentes.

Je souris sans répondre mais ses paroles m’ont ramené à mes problèmes avec Maï.
Parler… C’est exactement ce qu’on n’arrive plus à faire elle et moi, du moins pas
sans crier. Quand j’y repense…
Une tape sur mon bras me sort aussitôt de ces pensées, suivie par la voix
suppliante d’une Bijou qui essaie de me convaincre :

- Allez !! On sort stp, comme ça tu me racontes tout et je te donnerai les meilleurs


conseils, tu verras.

- Je ne sais pas, on verra. Allez, descends.

- Ok, tu m’envoies un texto et je t’attendrai ici-même. Ciao !

Elle simule un bisou enjoué puis sort, ou plutôt saute de la voiture, toute joyeuse
comme si je lui avais dit oui. Je souris en la regardant partir, amusé. Cette petite
est une vraie bouffée d’air. Elle mérite son surnom…

Finalement, je crois que je vais y aller dimanche mais pas pour parler de mes
problèmes de couple, non. Au contraire, ça ne me fera pas de mal de les oublier
quelques heures, en compagnie d’une bonne amie.

******************

******************

Quelques jours plus tard

***Abibatou Léa Sy***

J’ouvre la porte à Majib que je n’ai pas vu ni entendu depuis la dernière fois qu’on
a parlé chez lui. Ignorant son silence face à mon salut, je le laisse entrer. Dès que la
porte se referme, il ouvre enfin la bouche sans me jeter un œil :
- Anna est là ?

- Oui, mais elle dort.

- Je peux la voir ?

- Euh… ok. Viens.

Il me suit dans la chambre et je pousse la porte doucement pour le laisser entrer.


Sous la lumière de la veilleuse, je reste au seuil et le regarde s’approcher
lentement du lit jusqu’à se retrouver à quelques centimètres. Là, debout au-dessus
d’Anna, il l’observe pendant longtemps, les mains dans les poches.

Malgré moi, je sens l’émotion venir à observer la scène. Discrètement, je les laisse
seuls et vais m’assoir dans le salon, pensive. Je me dis que finalement, j’ai bien fait
de dire à Majib qu’Anna est sa fille. Ç’aurait été injuste pour lui qu’il ne sache
jamais…

Sentant tout d’un coup sa présence derrière moi, je me retourne et le vois


s’arrêter à quelques pas. L’émotion est palpable sur son visage. Je crois que je ne
l’ai jamais vu aussi déstabilisé qu’en ce moment. Il toussote pour se reprendre
avant de dire d’une voix grave :

- Je retourne en Angleterre demain.

Quoi ?! Mon cœur se met aussitôt à battre très vite. « Retourner » ça veut dire
quoi ? Y aller et revenir ou y retourner, tout court ? Il ne va pas quitter Dakar
quand même !

Incapable de prononcer un mot, encore moins de lui poser des questions, je reste
silencieuse et le laisse parler très calmement:

- Mais avant, il faut qu’on parle.

- Ok.

- Hier, tu m’as dit que tu m’avais reconnu depuis le premier jour. Ce qui veut dire
que pendant plus de deux ans, tu m’as menti.

-…

Tandis que je détourne les yeux pour éviter son regard, il s’approche lentement et
passe devant moi pour s’assoir, laissant son parfum me titiller les narines. Le peu
d’assurance qu’il me restait encore part aussitôt en fumée…

Gardant le silence pour ne pas trahir mon trouble, je me contente de l’écouter,


parlant posément mais fermerment :

- Maintenant, je veux que tu me racontes tout depuis le début. Je veux que tu


m’expliques comment toi et ta cousine avez pu me cacher l’existence de ma fille.

Le ton est donné. Ce soir, je vais devoir dire toute la vérité, celle qui, à coup sûr, le
fera me détester pour de bon… Je vais devoir lui dire pourquoi je lui ai toujours
tout caché de la vérité.

Dans mon trouble, j’éprouve cependant un petit réconfort. Majib a appelé Anna «
sa fille ». Il la reconnait…

Désormais, il ne pourra jamais vraiment sortir de ma vie.


Partie 44 : Ma petite princesse

***Abdoul Majib Kébé***

Je reviens dans la chambre où est Anna et la regarde dormir. Elle est en paix. Sa
poitrine se soulève et redescend, dans un mouvement presque imperceptible. Elle
dort… Elle vit là, dans ce monde, depuis plus de 6 ans, loin de moi… Inconsciente
de ce qui se passe autour d’elle, de ce que les adultes ont décidé de faire de sa
vie… Je l’ai aimée dès le début, je me suis très vite attaché à elle. Mais la voir là
maintenant, sachant que c’est ma propre fille, mon sang, mon enfant… Aucun mot
n’est suffisant pour décrire ce que je ressens.

Des gestes que je ne peux retenir me poussent à m’assoir tout près d’elle,
doucement pour ne pas la réveiller. Je l’observe de près. Ses traits… Ses yeux… Ce
sont les miens. Comment ai-je pu ne jamais m’en apercevoir ? Le reste est d’Abi…
ou plutôt d’Anna. Elle est belle…

Mû par un instinct plus fort que moi, j’approche doucement ma main et lui touche
le visage. Mon doigt passe sur sa joue. Elle frémit et je retire vite ma main. Mais
c’est trop tard. Elle ouvre les yeux, me regarde brièvement et les referme. Puis,
comme se rendant compte de l’événement inhabituel, elle ouvre à nouveau les
yeux et me regarde plus attentivement.

- Tonton Majib ? dit-elle de sa petite voix enrouée, enfantine, surprise.

« Non, je suis ton papa », ai-je envie de lui répondre en même temps que je sens
une forte émotion m’envahir. Ce que je ressens est si fort que sur le coup je me
retiens de parler et attends que l’émotion passe un peu pour lui dire :

- Ça va ?
Elle hoche la tête en se frottant les yeux. Puis elle sourit, contente.

- T’étais où ? Tu m’as laissée toute seule.

- Toute seule ? Mais non, t’étais avec maman.

- Oui mais tu m’as manqué toi.

Elle a l’air si sincère. Je souris, touché.

- J’étais en Angleterre. On s’est parlé au téléphone, tu te rappelles ? Et ensuite…


Ensuite, j’avais beaucoup de choses à faire quand je suis rentré c’est pour ça que tu
ne m’as pas vu. Mais tu m’as beaucoup beaucoup manqué toi aussi.

- Alors, on va chez toi demain ?

- Demain, non ce n’est pas possible. Je voyage demain, je retourne en Angleterre.

- Oh ! dit-elle déçue.

- Mais peut-être que maman pourra t’emmener là-bas ? Tu peux y aller quand tu
veux. Grand-Pa et Grand-Ma vont être contents de te voir. Ils t’adorent tu sais.

- Oui mais et toi ? Tu vas revenir avant mon anniversaire ? Maman m’a dit qu’on
fera une grande fête, avec tout le monde. Les tontons, les tatas, mes amis, j’aurai
beaucoup de cadeaux.
- Ah oui, c’est vrai que c’est bientôt ton anniversaire… Bon ok, je vais revenir. Mais
à une condition… Tu me fais un gros câlin, le plus gros du monde, et ensuite tu te
rendors. Ok ?

- Un câlin ?

- Oui. Je te prends dans mes bras… comme ça, et toi tu me serres fort fort !

Elle s’exécute en riant, amusée. Et elle me serre de toutes ses forces, entourant
mon cou de ses bras, son menton perché sur mon épaule. Plus qu’ému, je ferme
les yeux et la serre aussi, gardant son petit corps contre moi, caressant sa tête. Je
ne veux plus la lâcher, plus jamais… Mais je me force et, après lui avoir fait un long
baiser sur le front, l’aide à se recoucher. A l’instant même où nos corps se
détachent, je me sens comme vide.

- Ferme les yeux maintenant, dis-je en lui caressant la tête.

Elle n’obéit pas tout de suite et continue de me regarder comme si elle avait peur
que je disparaisse. Puis, le sommeil aidant, elle finit par fermer les yeux me
laissant contempler discrètement sa beauté. La plus belle des petites filles… Ma
petite princesse.

J’attends de m’assurer qu’elle s’est bien endormie, ce qui arrive très vite, avant de
l’embrasser à nouveau et de me lever.

En sortant de la chambre, je vois Abi à la porte. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Elle


n’avait pas à être là, elle aurait au moins pu nous laisser un minimum d’intimité
après ce qu’elle a fait. Le moment que je viens de vivre avec ma fille n’était pas
seulement bon, c’était magique. J’aurais pu en vivre des centaines à ce jour si ce
n’était Abi. Je la regarde en espérant qu’elle voit tout le dédain que j’ai à son
égard, puis la dépasse sans m’arrêter. Elle suit mes pas jusqu’à la porte et quand je
pose la main sur celle-ci, elle me demande :

- Tu vas vraiment venir ? Pour… son anniversaire ?

Je lui jette un bref coup d’œil puis ouvre la porte et sors sans un mot. Si elle savait
à quel point elle m’est devenue insupportable, elle éviterait de me parler. Je l’ai
assez écoutée pour une vie entière.

Ce soir, elle m’a tout raconté, dit la vérité pour la première fois sans doute depuis
qu’on se connait. Celle qui l’intéressait ne m’intéressait pas cependant. Je l’arrêtais
net à chaque fois qu’elle tentait de justifier son comportement. Tout ce qui
m’intéressait, c’était ma fille et sa vraie mère. Ce qui était arrivé qui nous avait
menés à aujourd’hui. Elle, Abi, ses regrets, ses états d’âme, ses explications, rien
de tout ça n’a aucune importance pour moi.

Anna, elle, a été trompée et j’ai peur de savoir par qui. Elle n’est plus là pour se
justifier et surtout, elle a payé de sa vie la naissance de notre fille… Mais Abi n’a
aucune excuse. Plus de deux ans qu’elle me ment sans aucune gêne, aucune
culpabilité, aucun semblant d’état d’âme. Me trompant en sachant ce que je
ressentais pour elle et la petite Anna, m’écoutant sans broncher lui demander de
devenir ma femme, rêver de la famille qu’on aurait ensemble, tout ça en sachant
ce qu’elle savait. Qu’en ai-je à faire de ses regrets maintenant ? Elle ne mérite
même pas que un regard de ma part.

Arrivé à ma voiture, incapable d’attendre plus longtemps, je prends mon


téléphone et passe un appel. Cheikh répond d’une voix endormie :

- Allô ? Majib, qu’est-ce qui se passe ?


- Il faut qu’on parle.

- Parler ? J’ai cru qu’il était arrivé quelque chose. T’as vu l’heure ?

- On doit parler dès maintenant.

Je l’entends soupirer d’agacement avant de répondre :

- Quitte pas.

Il se lève sûrement pour ne pas déranger sa femme et reprend le téléphone


quelques secondes après.

- Majib, tu te rends compte qu’on a 2h de décalage ou bien tu t’en fous. Il est 6h


du matin là. Qu’est-ce que t’as ?

- Tu te souviens d’Anna ?

- Anna ? Quelle Anna ? Tu ne m’appelles pas pour une histoire de fille quand
même, parce que si c’est ça je te jure que…

- Cheikh ! l’interromps-je vivement. Quand je vivais chez toi y’a 7 ans, Anna était
LA fille avec qui j’étais. Celle qui était en vacances et est retournée à Dakar. Tu te
souviens maintenant ?
- Euh… je crois oui. Qu’est-ce qu’il y a avec elle ? Tu l’as revue?

- Non, elle est morte. Laissant ma fille toute seule sans mère et sans père .

- Ta fille ?! Qu’est-ce que tu…

Il s’arrête soudain net, comme réalisant… Ce n’est pas possible. Il sait, c’est lui !
Mon Dieu ! Voyant qu’il ne dit plus rien, je continue.

- Anna est repartie enceinte de moi. Mais je ne t’apprends rien, n’est-ce-pas ?

- Majib…

- Qu’est-ce que tu as fait Cheikh ? Et surtout pourquoi ?

- Majib écoute, on doit en parler calmement. Il faut que tu m’expliques comment


tu peux être sûr que… Je ne pensais pas… Je ne croyais pas que… Ecoute, il faut
qu’on en parle, tu vas tout comprendre si on parle, mais posément.

- C’est bien pour ça que je t’appelle.

- Non, on ne peut pas parler de ça au téléphone. Tu vas toujours à Londres


demain, n’est-ce-pas ?
Il me déçoit tellement, je le hais tellement à cet instant que je n’ai pas envie de lui
répondre, mais le fais quand même sans enthousiasme.

- Oui.

- Dans ce cas, je viens là-bas le week-end prochain. On va parler de tout ça, petit-
frère.

Il vient… Il va venir à Londres rien que pour me parler. Ça veut tout dire, ça répond
clairement à ma question. La rage que je ressens est sans nom…

- Comment as-tu pu faire ça ?! MON enfant, MA fille, qu’est-ce qui t’a donné le
droit ? Qu’est-ce que je t’ai jamais fait Cheikh ?!

- Majib, calme toi, tu ne comprends pas. Souviens-toi de l’époque… Stp, on ne


peut pas parler de ça comme ça. Je viendrai à Londres et…

Je raccroche le téléphone sans le laisser continuer et démarre aussitôt la voiture. Il


me rappelle trois fois de suite sans réponse puis finit par abandonner.

Ce n’est pas possible, je dois être dans un cauchemar. Même mon frère, mon
propre frère me trahit. Que leur ai-je fait à tous ?

********************

********************

Le week-end suivant
***Lamine Cissé***

Après avoir quitté la maison de mes parents où j’ai déjeuné, je retourne en milieu
d’après-midi chez moi avec l’intention de prendre une douche, faire une sieste puis
ressortir rejoindre mes potes. Je n’ai pas voulu rester longtemps chez moi
aujourd’hui car maman a commencé à me fatiguer avec des questions sur mon
couple. Elle s’inquiète car elle croit qu’on a des problèmes Maï et moi, et qu’on les
lui cache. Il a fallu que je mente pour la rassurer et que je m’en aille vite fait.

Avant même d’ouvrir la porte de l’appartement, une odeur délicieuse et douce


d’encens me titille les narines. Surpris car ça faisait longtemps que je n’avais pas
senti ça, j’entre en m’attendant à voir des invités chez nous mais ça ne semble pas
être le cas. Deux secondes plus tard, Maï arrive vers moi.

- Oh, t’es rentré ? dit-elle joyeusement.

Elle s’approche aussitôt avant que j’aie le temps de répondre, et m’embrasse


passionnément sur la bouche. Incapable de cacher ma surprise, je reste figé sur
place et l’observe les yeux écarquillés, me demandant ce qui se passe. Elle est
maquillée, parfumée et très joliment vêtue d’un ensemble en wax qui moule
parfaitement ses formes. Tellement différente de la fille que j’ai pris l’habitude de
retrouver ces dernières semaines… Elle compte sortir ou quoi ? Sérieux, où est
passé ma femme ?

Me voyant ainsi, elle dit en riant :

- T’as vu un fantôme ou quoi ?

- Ça dépend. T’es qui ?

Elle rit de plus belle.


- Bêta ! J’espérais que tu rentres tôt, tu m’as trop manqué. Les parents vont bien ?

Elle tourne le dos et me précède à l’intérieur, me laissant ainsi un joli spectacle à


admirer. Ses formes… CES formes…

- Euh… oui, oui ils vont très bien.

- Super. Je suppose que tu as déjà mangé ? Allez, viens.

Elle revient pour me tirer par la main et nous allons ensemble dans la chambre. A
l’intérieur, elle se met devant moi, un sourire charmeur aux lèvres et commence à
déboutonner mon tee-shirt.

- Alors, tu comptes ressortir ?

- Non... Non, non, je voulais prendre une douche et… dormir un peu. Ça va toi ?

Je pose cette question, voulant vraiment savoir si ça va. Son attitude m’inquiète, à
la limite. Elle répond avec enthousiasme :

- A merveille ! J’ai passé la journée à préparer ton plat préféré pour ce soir. Un bon
gigot d’agneau qui va mijoter au four pendant que tu dors. Mais d’abord, la
douche !

Elle soulève mon tee-shirt et l’enlève comme si j’étais un bébé, effleurant tout du
long ma peau. Puis elle pose ses mains sur mon pantalon. L’excitation me gagne
très vite et je pense de moins en moins à la douche, encore moins à une sieste.
Pour la sortie, c’est déjà décidé, je ne vais nulle part.
J’observe Maï s’abaisser lentement pour enlever mon pantalon et lever la tête
pour me regarder. La voir ainsi, accroupie devant moi… Ce n’est pas possible de
résister, ce n’est pas humain. Je suis sous tension, je n’en peux plus… Elle baisse les
yeux sur mon caleçon et lève un sourcil de manière coquine.

- Eumm…

Je souris. Je n’ai pas besoin de lui dire ce que je ressens, mon corps le fait assez.
Elle met ses doigts sous le caleçon et le fait glisser lentement jusqu’au sol. Une
torture… Puis elle se relève et m’enlace le cou, en chuchotant :

- C’est bon. Tu peux aller prendre ta douche maintenant.

- Pas sans toi, réponds-je vivement.

Aussitôt, je la colle vigoureusement contre moi et l’embrasse à en perdre haleine.


Elle m’a manqué. C’est simple, elle m’a juste manqué. En un temps record, je la
débarrasse de tous ses vêtements et la recolle contre moi, pressant ses fesses si
fort que dans une seconde de lucidité j’ai peur de lui faire mal. Mais elle gémit et
se blottit encore plus contre moi, pressée de s’offrir. Je me détache d’elle et l’attire
rapidement sous la douche que j’active. L’eau coulant sur nous, je colle son corps
contre les carreaux du mur et me remets à l’embrasser. Puis je lui soulève une
jambe pour entrer en elle, sans autre préliminaire. Elle crie :

- Lamiine !

C’est le seul mot que je veux qu’elle retienne. La douceur n’est pas d’actualité. Pas
cette fois… Je vais l’aimer tellement fort qu’elle en oubliera son prénom… et se
souviendra du mien à jamais.

Partie 44 : Ma petite princesse


***Abdoul Majib Kébé***

Je reviens dans la chambre où est Anna et la regarde dormir. Elle est en paix. Sa
poitrine se soulève et redescend, dans un mouvement presque imperceptible. Elle
dort… Elle vit là, dans ce monde, depuis plus de 6 ans, loin de moi… Inconsciente
de ce qui se passe autour d’elle, de ce que les adultes ont décidé de faire de sa
vie… Je l’ai aimée dès le début, je me suis très vite attaché à elle. Mais la voir là
maintenant, sachant que c’est ma propre fille, mon sang, mon enfant… Aucun mot
n’est suffisant pour décrire ce que je ressens.

Des gestes que je ne peux retenir me poussent à m’assoir tout près d’elle,
doucement pour ne pas la réveiller. Je l’observe de près. Ses traits… Ses yeux… Ce
sont les miens. Comment ai-je pu ne jamais m’en apercevoir ? Le reste est d’Abi…
ou plutôt d’Anna. Elle est belle…

Mû par un instinct plus fort que moi, j’approche doucement ma main et lui touche
le visage. Mon doigt passe sur sa joue. Elle frémit et je retire vite ma main. Mais
c’est trop tard. Elle ouvre les yeux, me regarde brièvement et les referme. Puis,
comme se rendant compte de l’événement inhabituel, elle ouvre à nouveau les
yeux et me regarde plus attentivement.

- Tonton Majib ? dit-elle de sa petite voix enrouée, enfantine, surprise.

« Non, je suis ton papa », ai-je envie de lui répondre en même temps que je sens
une forte émotion m’envahir. Ce que je ressens est si fort que sur le coup je me
retiens de parler et attends que l’émotion passe un peu pour lui dire :

- Ça va ?

Elle hoche la tête en se frottant les yeux. Puis elle sourit, contente.
- T’étais où ? Tu m’as laissée toute seule.

- Toute seule ? Mais non, t’étais avec maman.

- Oui mais tu m’as manqué toi.

Elle a l’air si sincère. Je souris, touché.

- J’étais en Angleterre. On s’est parlé au téléphone, tu te rappelles ? Et ensuite…


Ensuite, j’avais beaucoup de choses à faire quand je suis rentré c’est pour ça que tu
ne m’as pas vu. Mais tu m’as beaucoup beaucoup manqué toi aussi.

- Alors, on va chez toi demain ?

- Demain, non ce n’est pas possible. Je voyage demain, je retourne en Angleterre.

- Oh ! dit-elle déçue.

- Mais peut-être que maman pourra t’emmener là-bas ? Tu peux y aller quand tu
veux. Grand-Pa et Grand-Ma vont être contents de te voir. Ils t’adorent tu sais.

- Oui mais et toi ? Tu vas revenir avant mon anniversaire ? Maman m’a dit qu’on
fera une grande fête, avec tout le monde. Les tontons, les tatas, mes amis, j’aurai
beaucoup de cadeaux.
- Ah oui, c’est vrai que c’est bientôt ton anniversaire… Bon ok, je vais revenir. Mais
à une condition… Tu me fais un gros câlin, le plus gros du monde, et ensuite tu te
rendors. Ok ?

- Un câlin ?

- Oui. Je te prends dans mes bras… comme ça, et toi tu me serres fort fort !

Elle s’exécute en riant, amusée. Et elle me serre de toutes ses forces, entourant
mon cou de ses bras, son menton perché sur mon épaule. Plus qu’ému, je ferme
les yeux et la serre aussi, gardant son petit corps contre moi, caressant sa tête. Je
ne veux plus la lâcher, plus jamais… Mais je me force et, après lui avoir fait un long
baiser sur le front, l’aide à se recoucher. A l’instant même où nos corps se
détachent, je me sens comme vide.

- Ferme les yeux maintenant, dis-je en lui caressant la tête.

Elle n’obéit pas tout de suite et continue de me regarder comme si elle avait peur
que je disparaisse. Puis, le sommeil aidant, elle finit par fermer les yeux me
laissant contempler discrètement sa beauté. La plus belle des petites filles… Ma
petite princesse.

J’attends de m’assurer qu’elle s’est bien endormie, ce qui arrive très vite, avant de
l’embrasser à nouveau et de me lever.

En sortant de la chambre, je vois Abi à la porte. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Elle


n’avait pas à être là, elle aurait au moins pu nous laisser un minimum d’intimité
après ce qu’elle a fait. Le moment que je viens de vivre avec ma fille n’était pas
seulement bon, c’était magique. J’aurais pu en vivre des centaines à ce jour si ce
n’était Abi. Je la regarde en espérant qu’elle voit tout le dédain que j’ai à son
égard, puis la dépasse sans m’arrêter. Elle suit mes pas jusqu’à la porte et quand je
pose la main sur celle-ci, elle me demande :

- Tu vas vraiment venir ? Pour… son anniversaire ?

Je lui jette un bref coup d’œil puis ouvre la porte et sors sans un mot. Si elle savait
à quel point elle m’est devenue insupportable, elle éviterait de me parler. Je l’ai
assez écoutée pour une vie entière.

Ce soir, elle m’a tout raconté, dit la vérité pour la première fois sans doute depuis
qu’on se connait. Celle qui l’intéressait ne m’intéressait pas cependant. Je l’arrêtais
net à chaque fois qu’elle tentait de justifier son comportement. Tout ce qui
m’intéressait, c’était ma fille et sa vraie mère. Ce qui était arrivé qui nous avait
menés à aujourd’hui. Elle, Abi, ses regrets, ses états d’âme, ses explications, rien
de tout ça n’a aucune importance pour moi.

Anna, elle, a été trompée et j’ai peur de savoir par qui. Elle n’est plus là pour se
justifier et surtout, elle a payé de sa vie la naissance de notre fille… Mais Abi n’a
aucune excuse. Plus de deux ans qu’elle me ment sans aucune gêne, aucune
culpabilité, aucun semblant d’état d’âme. Me trompant en sachant ce que je
ressentais pour elle et la petite Anna, m’écoutant sans broncher lui demander de
devenir ma femme, rêver de la famille qu’on aurait ensemble, tout ça en sachant
ce qu’elle savait. Qu’en ai-je à faire de ses regrets maintenant ? Elle ne mérite
même pas que un regard de ma part.

Arrivé à ma voiture, incapable d’attendre plus longtemps, je prends mon


téléphone et passe un appel. Cheikh répond d’une voix endormie :

- Allô ? Majib, qu’est-ce qui se passe ?

- Il faut qu’on parle.


- Parler ? J’ai cru qu’il était arrivé quelque chose. T’as vu l’heure ?

- On doit parler dès maintenant.

Je l’entends soupirer d’agacement avant de répondre :

- Quitte pas.

Il se lève sûrement pour ne pas déranger sa femme et reprend le téléphone


quelques secondes après.

- Majib, tu te rends compte qu’on a 2h de décalage ou bien tu t’en fous. Il est 6h


du matin là. Qu’est-ce que t’as ?

- Tu te souviens d’Anna ?

- Anna ? Quelle Anna ? Tu ne m’appelles pas pour une histoire de fille quand
même, parce que si c’est ça je te jure que…

- Cheikh ! l’interromps-je vivement. Quand je vivais chez toi y’a 7 ans, Anna était
LA fille avec qui j’étais. Celle qui était en vacances et est retournée à Dakar. Tu te
souviens maintenant ?

- Euh… je crois oui. Qu’est-ce qu’il y a avec elle ? Tu l’as revue?


- Non, elle est morte. Laissant ma fille toute seule sans mère et sans père .

- Ta fille ?! Qu’est-ce que tu…

Il s’arrête soudain net, comme réalisant… Ce n’est pas possible. Il sait, c’est lui !
Mon Dieu ! Voyant qu’il ne dit plus rien, je continue.

- Anna est repartie enceinte de moi. Mais je ne t’apprends rien, n’est-ce-pas ?

- Majib…

- Qu’est-ce que tu as fait Cheikh ? Et surtout pourquoi ?

- Majib écoute, on doit en parler calmement. Il faut que tu m’expliques comment


tu peux être sûr que… Je ne pensais pas… Je ne croyais pas que… Ecoute, il faut
qu’on en parle, tu vas tout comprendre si on parle, mais posément.

- C’est bien pour ça que je t’appelle.

- Non, on ne peut pas parler de ça au téléphone. Tu vas toujours à Londres


demain, n’est-ce-pas ?

Il me déçoit tellement, je le hais tellement à cet instant que je n’ai pas envie de lui
répondre, mais le fais quand même sans enthousiasme.

- Oui.
- Dans ce cas, je viens là-bas le week-end prochain. On va parler de tout ça, petit-
frère.

Il vient… Il va venir à Londres rien que pour me parler. Ça veut tout dire, ça répond
clairement à ma question. La rage que je ressens est sans nom…

- Comment as-tu pu faire ça ?! MON enfant, MA fille, qu’est-ce qui t’a donné le
droit ? Qu’est-ce que je t’ai jamais fait Cheikh ?!

- Majib, calme toi, tu ne comprends pas. Souviens-toi de l’époque… Stp, on ne


peut pas parler de ça comme ça. Je viendrai à Londres et…

Je raccroche le téléphone sans le laisser continuer et démarre aussitôt la voiture. Il


me rappelle trois fois de suite sans réponse puis finit par abandonner.

Ce n’est pas possible, je dois être dans un cauchemar. Même mon frère, mon
propre frère me trahit. Que leur ai-je fait à tous ?

********************

********************

Le week-end suivant

***Lamine Cissé***

Après avoir quitté la maison de mes parents où j’ai déjeuné, je retourne en milieu
d’après-midi chez moi avec l’intention de prendre une douche, faire une sieste puis
ressortir rejoindre mes potes. Je n’ai pas voulu rester longtemps chez moi
aujourd’hui car maman a commencé à me fatiguer avec des questions sur mon
couple. Elle s’inquiète car elle croit qu’on a des problèmes Maï et moi, et qu’on les
lui cache. Il a fallu que je mente pour la rassurer et que je m’en aille vite fait.

Avant même d’ouvrir la porte de l’appartement, une odeur délicieuse et douce


d’encens me titille les narines. Surpris car ça faisait longtemps que je n’avais pas
senti ça, j’entre en m’attendant à voir des invités chez nous mais ça ne semble pas
être le cas. Deux secondes plus tard, Maï arrive vers moi.

- Oh, t’es rentré ? dit-elle joyeusement.

Elle s’approche aussitôt avant que j’aie le temps de répondre, et m’embrasse


passionnément sur la bouche. Incapable de cacher ma surprise, je reste figé sur
place et l’observe les yeux écarquillés, me demandant ce qui se passe. Elle est
maquillée, parfumée et très joliment vêtue d’un ensemble en wax qui moule
parfaitement ses formes. Tellement différente de la fille que j’ai pris l’habitude de
retrouver ces dernières semaines… Elle compte sortir ou quoi ? Sérieux, où est
passé ma femme ?

Me voyant ainsi, elle dit en riant :

- T’as vu un fantôme ou quoi ?

- Ça dépend. T’es qui ?

Elle rit de plus belle.

- Bêta ! J’espérais que tu rentres tôt, tu m’as trop manqué. Les parents vont bien ?
Elle tourne le dos et me précède à l’intérieur, me laissant ainsi un joli spectacle à
admirer. Ses formes… CES formes…

- Euh… oui, oui ils vont très bien.

- Super. Je suppose que tu as déjà mangé ? Allez, viens.

Elle revient pour me tirer par la main et nous allons ensemble dans la chambre. A
l’intérieur, elle se met devant moi, un sourire charmeur aux lèvres et commence à
déboutonner mon tee-shirt.

- Alors, tu comptes ressortir ?

- Non... Non, non, je voulais prendre une douche et… dormir un peu. Ça va toi ?

Je pose cette question, voulant vraiment savoir si ça va. Son attitude m’inquiète, à
la limite. Elle répond avec enthousiasme :

- A merveille ! J’ai passé la journée à préparer ton plat préféré pour ce soir. Un bon
gigot d’agneau qui va mijoter au four pendant que tu dors. Mais d’abord, la
douche !

Elle soulève mon tee-shirt et l’enlève comme si j’étais un bébé, effleurant tout du
long ma peau. Puis elle pose ses mains sur mon pantalon. L’excitation me gagne
très vite et je pense de moins en moins à la douche, encore moins à une sieste.
Pour la sortie, c’est déjà décidé, je ne vais nulle part.

J’observe Maï s’abaisser lentement pour enlever mon pantalon et lever la tête
pour me regarder. La voir ainsi, accroupie devant moi… Ce n’est pas possible de
résister, ce n’est pas humain. Je suis sous tension, je n’en peux plus… Elle baisse les
yeux sur mon caleçon et lève un sourcil de manière coquine.

- Eumm…

Je souris. Je n’ai pas besoin de lui dire ce que je ressens, mon corps le fait assez.
Elle met ses doigts sous le caleçon et le fait glisser lentement jusqu’au sol. Une
torture… Puis elle se relève et m’enlace le cou, en chuchotant :

- C’est bon. Tu peux aller prendre ta douche maintenant.

- Pas sans toi, réponds-je vivement.

Aussitôt, je la colle vigoureusement contre moi et l’embrasse à en perdre haleine.


Elle m’a manqué. C’est simple, elle m’a juste manqué. En un temps record, je la
débarrasse de tous ses vêtements et la recolle contre moi, pressant ses fesses si
fort que dans une seconde de lucidité j’ai peur de lui faire mal. Mais elle gémit et
se blottit encore plus contre moi, pressée de s’offrir. Je me détache d’elle et l’attire
rapidement sous la douche que j’active. L’eau coulant sur nous, je colle son corps
contre les carreaux du mur et me remets à l’embrasser. Puis je lui soulève une
jambe pour entrer en elle, sans autre préliminaire. Elle crie :

- Lamiine !

C’est le seul mot que je veux qu’elle retienne. La douceur n’est pas d’actualité. Pas
cette fois… Je vais l’aimer tellement fort qu’elle en oubliera son prénom… et se
souviendra du mien à jamais.

Partie 46 : Ce besoin de lui…


Plus tôt, à Dakar

***Lamine Cissé***

Après m’être douché et avoir prié, je commence à m’habiller et Maï est toujours
assise sur le lit, ne pipant mot. Je ne vais pas lui parler non plus. Je ne veux même
pas la regarder tellement elle m’a déçu. Ce que je l’ai trouvé en train de faire, je
m’attendais à tout sauf à ça. Je sais qu’elle a menti sur ses intentions et je n’ose
même pas imaginer ce qu’elle allait en faire de ses gris-gris. Qui sait quoi d’autre
elle a déjà fait…

Ayant fini de m’habiller, je prends mon téléphone et mes clefs toujours sans lui
prêter aucune attention. C’est là qu’elle dit enfin :

- Il faut qu’on parle.

- Pas maintenant, lui réponds-je en me dirigeant vers la porte. Je sors.

- Tu m’as dit que tu ne comptais pas sortir. Tu sors seulement parce que tu es en
colère contre moi. Mais ce n’est pas comme ça qu’on règle les problèmes dans un
couple, Lamine.

- Ah bon ? Et on les règle comment, avec de la sorcellerie ?

Je sors de la chambre et elle se précipite aussi dehors puis se met devant moi pour
m’arrêter :

- Tout ce que je fais c’est pour NOTRE bien, rien d’autre. Tu ne peux pas m’en
vouloir d’essayer de sauver notre couple.

- Pfff t’es pathétique. Pousse-toi.

- NON, crie-t’elle bien fort.

Immédiatement après, elle se met à pleurer.

- Je ne veux pas que tu partes encore… Je ne veux pas que tu me laisses seule.

- Maï…

- Ecoute-moi, je n’en peux plus, tu ne vois pas ça ?! Tu pars tout le temps ! Tous les
week-ends, tous les soirs, tu me laisses seule et je reste là à attendre que tu
reviennes. Je ne peux même pas sortir voir quelqu’un de peur qu’on voie que je
mens quand je raconte que tout va bien entre nous. Ta mère m’appelle tout le
temps et je lui mens. Ma sœur, ma mère, je mens à tout le monde, même à ma
meilleure amie. Je ne supporte plus cette situation, Lamine. Si tu sors cette fois,
moi aussi je partirai, je retournerai chez mes parents.

- Si je sors c’est à cause de toi, c’est ta faute. Je ne sortirais pas si j’avais la paix chez
moi.

- Moi non plus, je n’ai pas la paix et pourtant je reste ! Parce qu’on est marié
Lamine, on ne peut pas s’ignorer pendant des semaines comme quand on sortait
ensemble. Je suis ta femme maintenant, tu dois rester avec moi et supporter aussi,
quel que soit ce qu’on traverse.

Elle s’arrête pour pleurer amèrement, se cachant le visage. Puis elle se retourne
vers le mur, me laissant ainsi la voie libre.

Mais je n’arrive pas à bouger… Je ne peux pas la laisser comme ça. Après un
instant d’hésitation, je m’approche d’elle et l’attire contre moi.

- Viens, ça va aller.

Au lieu de la calmer, mon geste semble la faire pleurer encore plus.

- Je ne… Je ne m’attendais pas à ça en me mariant Lamine, dit-elle en hoquetant.


J’ai trop mal.

- Ce n’est pas ce que je veux, réponds-je en lui chuchotant. Calme-toi stp. On va


régler ça ensemble, tu verras.

A force de la bercer et de lui caresser le dos, elle finit par se calmer et se détendre,
laissant son corps reposer sur le mien. Quand je ne l’entends plus pleurer du tout,
je lui dis :

- Viens, allons nous assoir. On va parler.

Nous allons dans le salon et nous asseyons, puis je me tourne vers elle pour la
regarder. Voyant ses yeux rougis par les larmes et son visage triste, mon cœur se
serre. Je lui en veux encore beaucoup mais décide d’oublier ma colère pour la
rassurer. Lui prenant la main, je lui demande doucement :

- Ça va mieux ?
Elle passe les doigts sur son visage pour essuyer les larmes, puis répond en
inspirant :

- Oui ça va… Désolée, j’ai craqué.

- Je sais… Maï, je ne savais pas que ça te faisait aussi mal de me voir sortir. Je
pensais que ça nous ferait du bien à tous les deux de nous éloigner l’un de l’autre
le temps que ça aille mieux.

- Ça ne me fait aucun bien. Je t’ai demandé de rester avec moi.

- Oui, mais pas comme ça. Tu me criais dessus et tu sais que je ne supporte pas ça.

-…

- Maï, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi as-tu changé ?

- Je n’ai pas changé.

- Bien sûr que si. Je ne reconnais plus la fille que j’ai connue depuis des années… Je
veux que tu me parles honnêtement. Tu faisais quoi avec ce truc dans la cuisine ?

Elle garde le silence et détourne son regard, l’air honteuse. Je n’insiste pas et
patiente jusqu’à ce qu’elle se décide à me répondre.
- Le… marabout m’a dit que c’était juste pour protéger notre couple, rien d’autre.
Pour qu’on ne puisse rien contre nous.

Malgré toute ma bonne volonté, je fais un geste de recul en entendant ces mots,
puis abandonne sa main. Je suis plus que déçu…

Prenant sur moi pour rester calme, je réussis à lui parler posément :

- Donc tu es bien allée voir un marabout. Ce que je t’avais interdit.

- Je… ne voulais pas y aller. Mais j’avais peur.

- Peur de quoi exactement. Qu’est-ce qui ne va pas ?

- Rien ne va Lamine. Tu t’éloignes de plus en plus de moi, tu ne me parles plus sauf


pour me dire que tu t’en vas ou bien me faire des reproches que tu ne m’as jamais
faits avant… et en plus j’apprends que tu sors avec des filles que je ne connais
même pas.

- De quoi tu parles ? dis-je étonné. Quelles filles ?

- La voisine t’a vu plusieurs fois déposer une fille dans le quartier. Je sais que je ne
dois pas sauter aux conclusions hâtives mais tu m’as déjà trompée Lamine.

Bijou… Bien sûr, il fallait bien qu’une personne « bien intentionnée » parle d’elle à
ma femme sans même savoir ce qu’il en est réellement. Je secoue la tête de dépit
et lui dis :
- Bon, déjà, c’est quelle voisine qui t’a dit ça ?

- La dame qui vit à côté. Elle ne voulait pas me le dire mais j’ai insisté. Et… le
marabout m’a dit qu’il y’en a d’autres qui courent derrière toi.

- Ne me parle pas de ce marabout, tu veux. Depuis quand es-tu amie avec la


voisine ?

- Je ne la connaissais même pas avant, mais elle nous a vus nous disputer et elle
est venue me voir ensuite. Ce n’est pas ça le plus important Lamine. Qui est cette
fille ?

- Donc tu penses que je te trompe.

- Tu le faisais quand on sortait ensemble. Et pas seulement avec Hadja… N’est-ce-


pas ?

-...

- Quand on s’est marié et que j’ai compris ça, ça m’a fait mal mais je me suis
rassurée en me disant que tu es un homme et que tu avais besoin de satisfaire ta
libido à l’époque. Seulement maintenant je suis ta femme et tu as tout ce que tu
veux de moi. Je ne comprendrai pas que tu me trompes.

- Je ne te trompe pas. Cette fille est une collègue et il n’y a rien entre nous.
- Alors que faisait-elle dans ta voiture ?

- Je te répète, il n’y a rien entre nous. Je la déposais parce que son amie vit à côté,
c’est tout. Je ne te trompe pas.

- Ok… mais jusqu’à quand ? Lamine, si je découvre que tu me trompes, je serai


incapable de rester dans ce mariage. C’est pour ça que j’ai voulu prendre mes
dispositions avant qu’on en arrive là.

- En allant voir un marabout... Maï, si un jour j’ai envie d’aller voir ailleurs, ce n’est
pas un marabout qui m’en empêchera. C’est toi, ton comportement et aussi ma
conscience. Je n’ai pas envie de te faire souffrir.

- Et pourtant c’est ce que tu fais. Tu crois que ça me fait quoi quand tu


m’abandonnes et que j’apprends que tu es avec une fille, qui qu’elle soit ?

- Je t’ai déjà dit pourquoi je sortais, mais j’admets que je n’aurais pas dû t’écarter
autant. J’ai eu tort et ça t’a peut-être fait perdre confiance en moi. Mais en même
temps, la manière dont tu essaies de régler le problème ne me pousse pas à te
faire confiance non plus. Franchement, ça me déçoit de toi que tu t’abaisses à faire
ce genre de choses. Ça me choque même.

- Je n’aurais pas dû… Je regrette.


Et elle se remet à pleurer en silence. Touché, je l’attire contre moi.

- Viens… Est-ce que c’était la première fois ?

- Oui et je ne suis pas allée jusqu’au bout.

- Tant mieux. Parce que sinon, je ne pense pas que je pourrais te refaire confiance.
Maintenant, je veux que tu me promettes de ne plus jamais faire ça, quels que
soient les problèmes qu’on a.

- Je te promets.

- Parfait. Regarde-moi.

Elle me regarde et je lui souris en lui disant moqueusement :

- Pas que ça te rende vilaine de pleurer mais je préfère te voir sourire. Fais-moi un
petit sourire.

Détournant les yeux, elle sourit. Attendri, je la serre plus fort en essuyant ses
larmes puis lui dépose un baiser sur le front.

- Fais-moi confiance et ne t’inquiète pour rien. C’est toi que j’aime, personne
d’autre.

- Moi aussi, je t’aime…


Je penche mon visage vers le sien et, le cœur apaisé, l’embrasse longuement avant
de lui dire :

- Si tu veux, le week-end prochain on invite mes collègues à la maison. T’en


connais déjà certains mais je veux en profiter pour te présenter Bijou, ma collègue.
Comme ça tu verras qu’elle ne cherche pas à te piquer ton mari.

- Mouai, j’attends de voir...

Je ris à sa mine peu convaincue, puis me lève.

- La dame dont tu parles là, c’est celle qui vit en face ?

- Oui, pourquoi ?

- Je vais lui rendre une petite visite. Je reviens.

- Lamine, non. Ce n’est pas la peine.

Ignorant sa protestation, je sors quand même et vais sonner chez la voisine en


question, qui n’a rien à faire de son temps que de fouiner dans les affaires des
autres. Je vais faire comprendre à cette dame, avec tout le respect dont je serai
capable, que mes histoires et celles de ma femme ne la regardent pas.

**********************

**********************
***Ndèye Marie Touré***

Je danse avec Majib qui me fait marrer tellement ses pas de salsa sont faux. J’ai
tout fait pourtant à l’époque pour lui apprendre ne serait-ce que les bases mais
décidément, c’est une cause perdue. Là, c’est du n’importe quoi qu’il fait. Des fois
même, il improvise avec quelques pas de « mbalakh » pour me faire rire, et le
moins qu’on puisse dire est que ça marche. J’en éclate de rire et le suis dans son
jeu, m’amusant quand même.

Il se penche soudain à mon oreille et me dit :

- Regarde Boris.

Puis il me fait tournoyer pour que je puisse voir la table où Boris est assis. Aysha l’a
abandonné apparemment. Un verre à la main et les yeux fixés sur nous, il semble
nous observer depuis un moment.

- T’as vu la tête qu’il fait ? dit Majib. Il est jaloux on dirait.

- Mais non, laisse-le…

Avant même que je finisse de parler, Majib me tire vers lui en me faisant encore
tournoyer et je me retrouve complètement dans ses bras. N’en revenant pas de la
rapidité du mouvement, je crie de surprise.

- Hé !!

- Donnons-lui de bonnes raisons d’être jaloux. Tu me remercieras après.


- Majib non, dis-je protestant.

Il n’en tient cure et me tient collée contre lui. Ok, c’est devenu du zouk
maintenant. Décidément… On doit avoir l’air complètement ridicule là, dansant
collet serré sur une musique qui bouge. Mais je n’ai d’autre choix que de suivre ses
pas. Le moins qu’on puisse dire est que Majib est bien enjoué ce soir. Je ne sais pas
ce qui se passe mais je le connais assez pour savoir qu’il essaie de refouler quelque
chose, et mon petit doigt me dit que sa chère Abi n’y est pas étrangère.

Au bout d’un moment, quand il me tournoie une énième fois, j’aperçois Boris qui
vient vers nous.

- Il arrive, dis-je discrètement à Majib.

- Parfait.

Boris nous rejoint et, un sourire crispé sur le visage, parle fort pour se faire
entendre derrière la musique.

- Dites donc, vous réalisez qu’on est dans un club de salsa là ?

- Eh oh, tu nous lâches, on danse comme on veut, lui répond Majib.

- Tu veux dire comme on « peut » ?

- Va là bas.
Je hausse les épaules de dépit en regardant Boris. Il décroche alors ma main de
l’épaule de Majib pour m’attirer vers lui.

- Vas jouer, lui dit-il. Laisse faire les experts.

Majib fait mine d’être offensé puis me fait un clin d’œil dès que Boris a le regard
ailleurs, avant de s’en aller.

En effet, je me retrouve dans les bras d’un « expert ». Boris sait s’y faire avec
n’importe quelle danse mais plus que ses pas, le fait de me retrouver aussi proche
de lui me fait me sentir bien. Ça fait plusieurs semaines que nous ne nous voyons
pas, nous contentant de parler brièvement au téléphone de temps en temps. Je
me suis tenue à distance de lui afin de respecter sa volonté « d’attendre ».

Pendant que nous dansons nous nous regardons de temps en temps, et à chaque
fois qu’il me sourit je sens comme une décharge électrique me traverser. Il a cet
effet sur moi et l’éloignement, le manque en décuplent l’intensité. Je me sens
tellement bien qu’au bout d’un moment j’en ai oublié ce qui nous a séparé et ce
qui nous ent2 oure. C’est pareil pour lui, je le sens à sa manière de me regarder. La
proximité entre nous est de retour et avec elle la complicité même sans paroles et
ce besoin si fort qu’on a de se toucher… plus que sur une simple danse.

Quand il s’arrête et m’attire hors de la piste, je ne suis pas surprise. On sort de la


salle et dès qu’on arrive dans le hall d’entrée où il y’a peu de monde, il m’attire à
lui et m’embrasse avec passion. Je me laisse aller dans ses bras, tellement
heureuse de le retrouver enfin. On n’a pas besoin de mots, juste ça, combler ce
besoin qu’on ressent l’un comme l’autre. J’ai tellement soif de lui, de sa présence,
sa chaleur, ses bras, de son visage tantôt moqueur tantôt charmeur… de ses lèvres.

Et je me régale… Après avoir bien pris notre « dose de bien-être », il colle son front
au mien et me chuchote :

- Tu veux rentrer ?
- Oui, réponds-je sans hésitation, encore enivrée par son baiser.

Il me prend alors la main et nous retournons à l’intérieur. Majib est à nouveau sur
la piste avec une nouvelle victime, Aysha.

- On veut rentrer, leur dit Boris. Ça vous dérange si on part devant ?

- Allez-y. T’inquiète, je m’occupe de la petite.

- La petite ?! répond Aysha en regardant Majib d’un air outré.

- Euh…

Nous les laissons se disputer, Aysha lui rappelant qu’elle a le même âge que moi et
qu’elle n’est pas une gamine.

Quelques minutes plus tard, nous arrivons dans mon appartement. Dès qu’on
entre, Boris me prend dans ses bras et me serre très fort comme s’il avait peur que
je m’échappe.

- Tu m’as manqué, dit-il en chuchotant. Ne t’éloigne plus de moi.

- Mais j’étais là, moi. C’est toi qui ne voulais plus me voir.
- Chut, tais-toi.

Il m’embrasse pour me faire obéir, ne voulant visiblement plus parler de sa


décision. Je me mets alors à rire, du coup il se redresse pour me regarder.

- Quoi.

- Tu as changé d’avis, non ? Tout ça parce que t’es jaloux.

- Jaloux de qui ?

- De Majib. Tu nous as vus danser et tu ne l’as pas supporté avoue.

- N’importe quoi, je ne suis pas jaloux.

- Huhun bien sûr…

Il me pince la joue l’air offensé puis dit :

- C’est juste que vous voir ensemble, ça m’a rappelé des souvenirs et m’a fait
comprendre à quel point j’ai de la chance que ce soit de moi dont tu es amoureuse
maintenant. Je ne suis pas jaloux, je sais que tu es folle de moi.

- Oh là, calmos don juan.


Il rit et reprend son sérieux pour me dire :

- Je ne veux plus de rupture à chaque dispute et je voulais que tu sois bien sûre de
toi avant de m’engager, voilà pourquoi je t’ai repoussée. Mais en fait de compte,
j’en ai marre. Je te veux pour toujours dans ma vie donc j’ai décidé depuis euh… 35
minutes que tu ne te sépareras plus de moi. Tu vas devoir me supporter petite
Marie jusqu’à tant que tu te décides à devenir ma femme... Puis tu sais quoi,
même si tu ne te décides pas, je te forcerai. J’irai voir tes parents, tes sœurs, et je
les soulerai tellement qu’ils n’auront d’autre choix que de me donner ta main pour
se débarrasser de moi. Et là, tu ne m’échapperas plus petite Marie.

Okay… Je suis coite. J’ai arrêté de l’écouter à « devenir ma femme ». Pas sûre de
comprendre, je le regarde fixement et lui demande :

- Es-tu en train de me demander de t’épouser ?

- Non, je suis en train de t’annoncer que tu seras ma femme. Ne m’as-tu pas


écouté ?

- Wow… C’est de loin la pire demande en mariage que j’ai jamais entendu.

- Ce n’est pas une…

Je ne le laisse pas continuer. Cette fois, c’est moi qui le fais taire. Mes bras autour
de son cou, je l’embrasse tendrement et il me rend mon baiser. De cette manière si
sexy que lui seul connait… Comment pourrais-je refuser de l’épouser ? Je n’ai pas
besoin d’une belle demande, je suis déjà à lui depuis longtemps…

Je ne ressens ni doute, ni inquiétude, juste mon cœur qui bat pour lui… C’est lui
que j’écoute, ses battements me disant à quel point j’aime cet homme, quand je le
laisse m’emporter pour la première fois dans ses bras, me faisant passer la plus
belle nuit de ma vie.

Une première parmi bien d’autres. Car en ces instants, je comprends que plus rien
ne pourra me séparer de lui. Mon homme… Boris Suleyman Hannan.

Partie 47 : Pas le temps aux regrets

Un mois plus tard

***Abibatou Léa Sy***

Aujourd’hui est un jour spécial. C’est la fête d’anniversaire de ma petite princesse.


Sa première surprise a été Bachir qui a passé toute la matinée avec nous et qui lui
a remis son premier cadeau de la journée. Ensuite l’après-midi, comme promis, je
lui ai organisé une petite fête. Notre appartement n’étant pas bien grand et la
maison de Mame Anna un peu éloignée, nous avons décidé de la faire à la plage
tout simplement. Quelques tentes réservées et décorées, des chaises, des ballons
et guirlandes de toutes couleurs accrochés aux poutrelles, des confiseries, de la
musique et le tour est joué. En maillot de bain, Anna est toute heureuse à courir
partout avec ses amis. On est avril, l’eau commence à chauffer mais il n’y a pas
encore beaucoup de monde qui fréquente les plages. Ce qui est parfait pour
passer un agréable après-midi.

Plusieurs adultes sont là aussi, dont Maï et Lamine. Majib est arrivé hier soir
normalement et ne devrait pas tarder à venir lui aussi. J’appréhende un peu de le
revoir parce que ça nous oblige à avoir un certain contact qu’on évite tous les deux
depuis qu’il est parti. Quand il appelle maintenant, je me contente juste de
décrocher et passer le téléphone à Anna. J’ai décidé après réflexion de me limiter
au minimum avec lui car je lui ai déjà dit toute la vérité qu’il voulait entendre.
Continuer de penser à lui tout le temps n’était pas une situation que je pouvais
supporter longtemps. Ce n’est pas mon genre, je ne perds pas de temps à
regretter. Je me suis donc arrangée pour l’oublier…

Abandonnant Maï, je me déshabille et rejoins les enfants au bord de l’eau. A peine


quelques minutes plus tard, plusieurs d’entre eux se sont mis autour de moi
occupés à vouloir « m’enterrer » sous le sable qu’ils posent sur moi avec grands
cris et rires. J’en ai partout maintenant, même dans les cheveux, mais je ris aux
éclats tellement ils sont drôles, se retrouvant penauds à chaque fois que l’eau
vient sur nous et réduit tous leurs efforts à néant.

Soudain, Anna abandonne le groupe et court vers la plage en criant :

- Tontooon !!

Je me redresse et regarde derrière moi. C’est Majib qui vient d’arriver et, debout à
seulement quelques mètres, tend les bras vers Anna qui lui saute dessus. Le
trouble m’envahit instantanément. Ne pas le voir c’est une chose. Le voir ainsi, son
corps athlétique sous ce polo, en simples bermuda et sandales qui montrent ses
jambes musclées, les yeux cachés derrière des lunettes noires et surtout ce
sourire… c’est une autre histoire que de prétendre être de marbre. Des images,
des souvenirs commençant à défiler dans ma tête, je détourne mon regard d’eux
au même moment où, l’une dans les bras de l’autre, ils remontent la plage
ensemble.

Pour ma part, je n’ai même pas eu droit à un bonjour alors que je suis certaine
qu’il m’a vue. Pour faire genre, je reste encore un moment avec les enfants même
si le cœur n’y est plus. Puis je vais me baigner un peu pour me débarrasser du
sable avant d’aller rejoindre mes amis sous la tente. Anna entre ses genoux, Majib
est assis sur le sol, en train de discuter avec Maï et Lamine. Me voyant arriver, ma
fille crie :
- Maman, tonton Majib m’a amené un vélo ! Je l’ai vu, c’est dans sa voiture !

- Ah oui ? T’es gâtée alors… Salut Majib.

- Salut, dit-il très bas.

Un silence gêné s’installe. Lamine et Maï ne disent plus rien, sentant sans doute la
tension ambiante. Bien que Majib évite de me regarder, je prends tout mon temps
pour fouiller dans mon sac de plage mine de rien avant d’en sortir un paréo que je
noue lentement autour de moi pour couvrir le bas du maillot.

Quand je finis, je m’adresse à mes potes seulement, jouant au jeu de Majib qui
m’ignore :

- Vous devez avoir faim ? Je vais chercher les snacks.

- Je vais t’aider, répond Maï en se levant.

Dès qu’on se retrouve assez loin des garçons, elle me dit :

- Gosse, c’était quoi ça ?

- Quoi ?

- Comment Majib t’a répondu et toi qui fais tout ton charme là ! C’est la guerre
froide ou chaude en fait ?
- Pfff, laisse-le là-bas. Je m’occupe même pas de lui.

- Ah bon ? On s’y serait trompé dis donc. Mais c’est fini entre vous alors ou c’est
juste une dispute?

- Bien sûr que c’est fini. Si tu ne me faisais pas la gueule tout ce temps, tu l’aurais
su hein.

- Okhooo t’aimes casser l’ambiance toi. Mais sinon, ça va ? T’es pas trop triste ?

- Hahaha, laisse-moi rire. Triste ?! C’est pas comme si j’allais l’épouser quand
même. Tu sais bien pourquoi j’étais avec lui.

- Huhun ? Donc tu continues à te mentir comme ça. Ok, bref. Et pour Anna, vous
allez faire quoi ?

- Ben à part qu’il va le reconnaître, rien du tout.

- Il t’a dit ça ? Il veut le reconnaître?

- Bien sûr ! Encore heureux. Il ne manquerait plus qu’il fuie ses responsabilités. Il
passe à la maison après l’anniv pour que je lui remette les papiers qu’il faut.

- Et tu ne pouvais pas les lui remettre ici, ces papiers ?


- Je ne les ai pas emmenés de toute façon.

Maï ne répond pas et remarquant qu’elle sourit d’un air amusé, je lui demande :

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Non, rien. Qu’est-ce qu’on mange ?

Quelques minutes plus tard, tout le monde se régale de « fatayas »* et beignets.


Le reste de l’après-midi se passe plutôt bien, moi ayant choisi de rester à l’écart du
groupe formé par Lamine, Maï et Majib pour ne pas casser l’ambiance. A un
moment donné, mon invité-surprise arrive. Il s’appelle Fallou et nous nous
sommes rencontrés il y’a quelques jours au bureau, alors qu’il était venu pour un
rendez-vous avec mon boss. Nous avons échangé un peu et depuis, il ne me lâche
pas. Ça tombait bien car j’avais justement besoin d’une distraction qui
m’éloignerait de l’histoire avec Majib.

Après nous être vus seulement quelques fois, contrairement à mon habitude, je
l’ai invité à venir faire connaissance avec ma fille le jour de son anniversaire, d’où
sa présence. Le voyant arriver, je quitte mes compagnons et le rejoins. Un paquet
emballé à la main, il me salue en me faisant la bise :

- Ça va Abi ?

- Très bien ! Et toi ? C’est sympa d’être venu. Dommage que tu ne restes pas.

- Ce sera pour la prochaine fois. T’as l’air en forme.


Je souris large, histoire que ça se voie bien… En réalité, j’ai subtilement fait en
sorte qu’il « décide » de ne pas rester avec nous, ne voulant pas « qu’il se sente
gêné avec mes amis qui ne le connaissent pas ». Qu’il passe et se fasse voir suffit
pour moi.

- Alors laquelle est ta fille ?

- Attends, je vais la chercher.

Je le quitte un instant et trouve Anna toujours collée à son père.

- Chérie, tu viens ? Quelqu’un veut te dire bonjour.

Intriguée, elle me prend la main et rejoins Fallou avec moi, sous le regard assassin
de Majib. Intérieurement, je jubile. Fallou et Anna font connaissance et il lui remet
son cadeau, ce qui suffit à lui arracher un sourire. Elle retourne ensuite là où elle
était et nous laisse échanger quelques instants Fallou et moi avant qu’il reparte
vers sa voiture, non pas sans avoir au préalable posé un gros bisou sur ma joue en
me serrant le bras.

Je l’observe partir puis retourne joyeusement rejoindre les autres.

Le soir arrivant, les parents rhabillent les enfants et tout le monde commence à
s’en aller. Alors que je range les affaires, Majib arrive soudain derrière moi :

- T’as les papiers ? dit-il me faisant me retourner.

- Euh non, mais tu peux venir les prendre chez moi, avec les affaires d’Anna aussi.
- Ok, je prends Anna et on se retrouve là-bas.

-… Ok, réponds-je après hésitation.

Je retourne à ma tâche sans lui prêter plus d’attention. Je n’aime pas du tout sa
manière de prendre des décisions nettes concernant Anna sans vraiment me
demander mon avis. Déjà, il m’annonce seulement après être arrivé à Dakar qu’il
la prend avec lui pour passer le week-end chez son grand-père jusqu’au lundi, en
sachant qu’Anna va manquer une journée de classe. Quand j’ai protesté, il a à
peine tenu compte de mes paroles, disant qu’il devait rentrer le mardi à Londres et
qu’il n’y avait pas le choix. Et maintenant il décide qu’elle monte dans sa voiture,
juste comme ça. Bref, je laisse tomber. Il ne faut pas que je lui donne la satisfaction
de croire qu’il peut m’atteindre.

Rentrée chez moi, Majib et Anna ne m’y retrouvent qu’une heure plus tard.
Apparemment, ils sont passés à une glacerie. Comme si Anna ne s’était pas déjà
assez goinfrée à la plage. Ils m’énervent un peu ces deux-là… A peine Majib a
récupéré les papiers qu’il décide de s’en aller avec ma fille, ne prenant même pas
la peine d’entrer à l’intérieur :

- Les affaires d’Anna sont prêtes ?

- Elle doit prendre une douche d’abord.

- Pas la peine. Elle la prendra à la maison.


- Je préfère qu’elle la prenne ici.

- Non, ça va prendre du temps et on nous attend pour dîner. Où sont ses affaires ?

Là, j’ai envie de l’étrangler tellement il m’énerve. Pour qui il se prend ? Voyant
Anna nous observer, je ravale mes paroles acerbes et m’en vais chercher le sac.
Dès que je le lui tends, il ouvre la porte.

- A lundi.

- Viens là chérie, dis-je en tirant le bras d’Anna.

Elle me fait un rapide bisou avant de se retourner aussitôt vers son père, me
laissant un goût amer dans la bouche. Avant qu’ils s’en aillent, je dis une dernière
fois à Majib :

- Tu fais attention à elle stp ? Elle ne dort jamais ailleurs à part chez ma grand-
mère.

Sans me jeter un regard, il fait un bref signe de tête que je veux bien prendre pour
un oui avant de s’en aller. Je referme la porte, essayant d’ignorer les battements
paniqués de mon cœur…

Je n’ai pas à m’inquiéter pour Anna, elle est entre de bonnes mains. Je peux faire
confiance à Majib…

*******************

*******************
Le lundi suivant

***Abdoul Majib Kébé***

Après avoir obtenu, assez rapidement grâce à l’aide de mon grand-père, le nouvel
acte de naissance sénégalais d’Anna, je vais à l’ambassade d’Angleterre afin de
demander l’équivalent. En quittant leurs locaux, je retourne à la maison retrouver
ma fille et mes grands-parents.

Maman et papa, qui se sont maintenant réinstallés à Dakar, sont là pour déjeuner
avec nous aujourd’hui. Tout le monde à part Anna elle-même est au courant
maintenant de son « arrivée » dans la famille. Malgré ses multiples tentatives, j’ai
jusqu’à présent évité d’avoir une discussion avec ma mère. Quand j’étais en
Angleterre, j’évitais ses coups de fil mais là à Dakar, c’est plus compliqué. Je suis
passé chez eux vite fait quand je suis arrivé vendredi et le reste du temps, je suis
resté avec Anna. C’est sans doute pour cela que maman a décidé de venir elle-
même aujourd’hui.

N’empêche, cette discussion je ne veux pas l’avoir. Pas maintenant, pas tant que je
suis en colère contre elle. Elle reste ma mère et je ne veux pas avoir de mots
déplacés envers elle, donc je préfère laisser passer pour le moment.

Anna est heureusement très bien accueillie dans la famille. Tout le monde sait
qu’elle n’est pas encore au courant du fait que je sois son père et fait donc
attention à ne pas en dire trop. Mais à part ça, c’est très détendu, on dirait qu’elle
a toujours été de la famille. Mes grands-parents sont les plus heureux même si la
nouvelle les a bien surpris. Papa, bien qu’adorable avec sa petite-fille, a l’air un
petit peu plus réservé quand il s’agit de maman. Je devine qu’il est lui aussi au
courant de ce qu’elle a fait et doit lui en vouloir de ne lui avoir rien dit. Quant à
elle, je sens qu’elle n’est pas aussi à l’aise que son caractère dur l’oblige à faire
paraître. Elle sait qu’elle a eu tort…

Après avoir mangé, nous prenons tous ensemble le thé en discutant, et j’annonce
tout de suite après notre départ à Anna et moi.
- Déjà ? me dit maman. On s’est à peine vu.

- Je suis désolé mais on doit y aller. On a quelques petites choses à faire avant que
je ramène Anna, lui réponds-je.

- Ok, donc on t’attend ici ?

- Non, je risque de revenir tard. Mais je passerai à la maison vous dire au revoir
demain matin.

Au moins alors, j’aurai l’excuse de ne pas vouloir rater mon vol si jamais elle veut
discuter. Nous quittons Anna et moi pour la dernière démarche, faire ses photos
d’identité. En sortant du studio, elle me demande avec curiosité, plus futée qu’elle
ne le parait à son âge :

- C’était pourquoi les photos, tonton ?

- Hum, si je te le dis, ça va gâcher la surprise.

- C’est pour une surprise ?!

- Eh oui, pas seulement pour toi mais pour maman aussi. C’est pour ça que tu ne
dois rien lui dire. Tu promets ?

Elle semble embêtée et baisse la tête. Lui tirant la main avec douceur, je lui
demande :

- Qu’est-ce qu’il y’a babe ?

- Maman n’aime pas quand je mens.

- Et elle a bien raison, dis-je en souriant, mais là tu ne lui mens pas. On va tout lui
dire de toute façon quand la surprise sera prête… Mais hey, si tu veux, tu lui dis.
Tant pis pour la surprise. On laisse tomber d’accord ?

- Non ! Je veux une surprise.

- Tu es sûre ? Dans ce cas, tu attendras ?

- D’accord.

- Super ! Tu sais où on va maintenant ? Chez Mame Anna. T’as envie d’y aller ?

- Ouiiii, je vais voir Papy et Abou !

- Papy et Abou ? C’est qui ?

- Ce sont mes cousins. Et toi, tu connais Mame Anna alors ?


- Oui, on s’est déjà rencontré. Allez hop, on y va.

Nous remontons en voiture et arrivons en très peu de temps chez Mame Anna, qui
ne vit pas loin de Keur Massar. La respectable vieille dame, assise toute seule sur la
véranda avec son chapelet, ne me reconnait pas quand je me présente à elle. Elle
semble plutôt bien surprise de voir sa petite fille arriver avec un inconnu,
m’invitant quand même avec hospitalité à m’assoir, tandis qu’Anna va vers elle.

Je réponds à son invitation et la laisse finir ses incantations. S’ennuyant, Anna


quitte sa grand-mère et court à l’intérieur rejoindre ses cousins tandis que
j’attends patiemment. Quand elle finit, Mame Anna plie son chapelet et fait une
petite prière avant de se tourner vers moi.

- Salamaleykum.

- Maleykum salam Mame. Comment allez-vous ?

- Alhamdoulillah. Et vous-même ?

- Je vais bien merci. Vous ne me reconnaissez sûrement pas. Je suis l’ami d’Abi, on
a été présenté par sa maman il y’a quelques mois ici-même. Abdoul Majib ?

Elle m’observe un instant en hésitant, puis s’exclame de sa petite voix faible :

- Ah, si si, je me rappelle maintenant. Excusez-moi, je me fais vieille, dit-elle en


riant. A mon âge, on ne se souvient pas de ce qu’on a mangé la veille. Comment ça
va Abdou ?
- Je vais très bien merci. Anna était chez moi ce week-end et je me suis dit qu’on
allait passer vous voir avant que je la ramène à Abi.

- Ah merci beaucoup, vous avez bien fait. Abi est mauvaise deh*, elle ne
m’emmène pas souvent ma petite-fille. Donc Anna était chez vous ?

Cette dernière question posée avec nonchalance semble l’intéresser pourtant plus
qu’il ne parait. Elle veut des clarifications et c’est justement ce qui m’emmène. Je
n’ai pas besoin d’y penser longtemps pour deviner qu’Abi ne lui a rien dit.

Je lui réponds calmement :

- Oui elle était chez moi… Mame si je suis passé aujourd’hui c’est justement pour
vous parler d’elle.

- Hum ? répond-t’elle posément ayant remarqué mon air plus sérieux.

- Mais ce que j’ai à vous dire va beaucoup vous surprendre… Vous avez sûrement
dû vous demander beaucoup de fois qui est le père d’Anna.

A ces mots, je vois son expression changer et fais une pause pour la laisser
analyser mes paroles. Gênée, elle bouge et change de position puis baisse la tête
dans un geste plein de sagesse.

- Je vous écoute.

- Eh bien c’est moi son père. C’est avec moi qu’Anna, sa mère, l’a eue.
Un long et lourd silence s’installe dès l’instant que je prononce ces mots,
seulement coupé par les voix des enfants jouant à l’intérieur. Mame Anna ne fait
plus aucun mouvement. Derrière son silence, je vois beaucoup de sentiments
passer sur son visage. Le poids des souvenirs… Je suis conscient du choc que ce
doit être pour elle de voir le passé ressurgir, la réponse à la question qui a dû la
ronger toutes ces années, et les nombreuses autres qu’elle attend d’avoir.

Quand, au bout d’un moment, elle semble avoir encaissé le coup, elle se met alors
à me poser des questions. Et je lui réponds patiemment, n’omettant de la vérité
que ce que je juge incorrect à dire.

Après une longue discussion dérangée de temps en temps par Anna qui vient nous
voir, elle a enfin toutes ses réponses et parait même satisfaite. J’imagine que ce
doit être un soulagement pour elle de savoir que le père d’Anna n’a pas refusé de
la reconnaître, mais qu’il n’était seulement pas au courant de sa naissance. Après
avoir critiqué les jeunes écervelées que sont ses petites filles, faisant attention à
ne rien dire de ma famille qui est pourtant la première coupable, elle va jusqu’à se
détendre et plaisanter avec moi. Elle est adorable. Comment peut-elle être la
femme qui a élevé Abi ?

N’empêche, je suis obligé de recasser l’ambiance pour lui donner la deuxième


raison de ma visite.

- Mame, maintenant que vous savez tout, je dois vous parler d’autre chose.

- Allez-y Abdou, dit-elle en riant. Vous ne pouvez pas me surprendre plus que vous
ne l’avez déjà fait aujourd’hui.

Je ris aussi, séduite par son humour léger, puis lui dis plus sérieusement :

- Je veux vous parler d’Abi…


*******************

*******************

***Abibatou Léa Sy***

Après le crépuscule, je vois Majib et Anna arriver. Le week-end a été vraiment long
sans ma fille. Malgré moi, je me suis inquiétée et ne suis presque pas sortie. Ma
petite fille à moi… Le fait de la laisser partir chez Mame Anna, une maison où j’ai
grandi avec des personnes que je connais est bien différent de celui de la laisser
partir ailleurs, quelle que soit la confiance que je donne à Majib. Je sais qu’il n’y a
rien à craindre sous sa surveillance car il l’aime, mais c’est juste plus fort que moi,
j’ai tendance à être parano…

- Tu vas bien mon cœur ? lui dis-je sans vouloir en faire trop pour ne pas lui faire
peur.

- Oui maman.

- Et tu as passé un bon week-end ? Tout s’est bien passé ?

- Oui, oui.

- Parfait alors.

Elle se tourne tristement vers son papa :


- Tu vas partir ?

- Pas encore baby. Va regarder la télé, j’arrive.

Elle s’exécute. Je la suis du regard puis tends la main vers Majib qui me donne le
sac en disant :

- J’aimerais te parler si t’as une minute.

Surprise, je lui réponds :

- Ok. Entre.

Je le devance dans ma chambre, seule autre pièce en-dehors de celle qui sert à
Penda, la domestique, quand elle reste dormir. J’ouvre la porte pour le laisser
entrer. Il semble hésiter, visiblement pas ravi. Puis il se résigne et entre. Je
m’installe confortablement sur le lit et le laisse décider quoi faire. Il tire alors la
chaise de la coiffeuse et s’assoit aussi.

N’attendant pas plus longtemps comme pressé d’en finir, il me dit :

- J’ai fait le nouvel acte de naissance d’Anna. Tiens, voici l’ancien et sa pièce
d’identité.

- Ok, réponds-je en prenant les documents.

Il me regarde ensuite droit dans les yeux, pour la première fois depuis bien
longtemps sans colère ni visible mépris. Et pourtant, c’est cette fois-ci seulement
qu’il me fait peur. Une sonnette d’alarme retentit dans ma tête mais n’a pas le
temps de durer car Majib parle.

- Je veux qu’on lui dise ce soir que c’est moi son père.

- … Euh… je ne l’ai pas préparée à ça Majib. Elle n’a aucune idée de qui tu es.

- Il est temps qu’elle le sache.

- Pourquoi ? Tu la vois quand tu veux, lui parles quand tu veux et elle t’adore de
toute façon. Je lui ai toujours dit qu’elle n’avait pas de papa. Et là, ça risque de la
traumatiser même de découvrir la vérité comme ça. Je préfère attendre le bon
moment et la lui dire moi-même.

- Je ne vais pas attendre Abi.

- Mais pourquoi ? C’est quoi le problème ? Il n’y a pas besoin de se presser quand
même.

- Si.

- Pourquoi ?!

- Parce que je veux prendre sa garde dès que possible.


- QUOI ?!!

Fatayas = chaussons à la viande ou au poisson

Alhamdoulillah = Dieu soit loué

Partie 48 : Le temps de parler…

***Abdoul Majib Kébé***

Maintenant que je lui ai dit quelles sont mes intentions, Abi se lève brusquement
en criant :

- QUOI ?! Qu’est-ce que tu racontes là ?

- Tu devrais te rassoir, réponds-je en gardant mon calme. Ça ne sert à rien de crier.

- Répète ce que tu as dit stp ? Je dois sûrement avoir mal entendu.

- Assis-toi d’abord.
- Je ne m’assois pas ! Tu veux me prendre ma fille, Majib Kébé ?! C’est bien ce que
tu as dit où j’ai rêvé.

Voyant qu’elle ne compte pas se calmer, je me lève alors et lui fais face :

- Tu sais très bien ce que tu as entendu, je n’ai pas besoin de me répéter.

Bouche bée, les yeux écarquillés, Abi me regarde attentivement plusieurs


secondes sans prononcer un mot. Puis elle se met à rire, m’observant comme si
j’étais un fou.

- T’as pas toute ta tête, toi. Tu t’imagines me prendre Anna ?! Mais t’es
complètement malade ! Tu viens chez moi et tu oses tranquillement me dire que
tu vas me prendre ma fille. Je ne sais pas ce qui se passe dans ta tête, mais tu
devrais sérieusement penser à te faire soigner. T’es devenu fou, c’est sûr.

- Merci du conseil mais je suis parfaitement sain d’esprit.

- Dans ce cas, t’es en total délire mon grand. Quoi, tu t’es encore drogué, c’est ça ?

Je ne réponds pas immédiatement. Ses paroles insolentes m’irritent au plus haut


point mais je ne veux pas me départir de mon calme. Je prends donc une grande
inspiration et lui dis posément :

- Abi. Je ne suis pas ici pour me disputer avec toi. Tu es une adulte et tu es loin
d’être bête. Je ne nie pas le rôle de mère que tu as joué pour ma fille toutes ces
années mais le fait est que dans cette pièce un seul d’entre nous est son parent
officiel et ce n’est pas toi. Je suis son père, je compte m’assurer de l’éducation
qu’elle doit avoir et j’ai de sérieuses raisons de penser que tu ne lui donneras pas
ce qu’il faut.

- Son père, répond-t’elle avec sarcasme et mépris. Mais Majib, tu n’as aucune idée
de ce que c’est que d’être un père. Tu la connais depuis quoi, 3 secondes ? Et tu
prétends me donner des leçons à moi, SA mère, qui ai pris soin d’elle depuis le
premier jour où elle est née ?!

- Et je t’en suis reconnaissant. Mais si on ne m’avait pas caché son existence, tu ne


l’aurais jamais élevée.

- Je m’en fiche ! Le passé est le passé et tu sais quoi, tes sentiments, tes états
d’âmes à deux balles, c’est pas mon problème. Anna est ma fille et ça tu n’y
changeras rien du tout ! Je ne vais même pas prêter attention à tes délires là,
parce que tu me fais perdre mon temps. Tu connais la sortie.

Elle tourne les talons pour s’en aller mais s’arrête dès que je dis fermement :

- Je vais la prendre Abi. Je ne plaisante pas.

Elle se précipite tout d’un coup sur moi et me repousse de toutes ses forces en
criant :

- ESSAYE ! Essaye seulement de toucher à ma fille et je te jure que tu vas pourrir en


prison !

- Sois raisonnable. Reprends ton calme et réfléchis deux minutes. La justice est de
mon côté. Personne ne peut m’empêcher de…
Je n’ai même pas le temps de finir qu’une grande gifle retentit sur mon visage. A
peine je réalise que je vois Abi lever l’autre main et je la lui saisis pour l’arrêter. Elle
enchaine sur l’autre que je saisis aussi. Se débattant comme une furie, elle crie :

- Espèce de salaud ! C’est pour ça que tu voulais la reconnaître ? Tu m’as piégée !

- Piégée ? Abi, je ne t’ai pas forcée à me donner ses papiers. Je suis son père, il
n’était que trop temps que je la reconnaisse après en être été privé pendant 7 ans.

- Si je savais ce que t’avais l’intention de faire, je ne te les aurais jamais donnés,


père ou non.

- Tu l’as quand même fait et c’est trop tard pour reculer. Calme-toi maintenant, je
ne compte pas t’empêcher de voir Anna.

- La ferme, lâche-moi ! Je vais te tuer Majib, je te le jure ! Tu n’as aucune idée de


ce que je suis capable de faire. Je connais des personnes qui n’hésiteront pas à
t’éliminer en un claquement de doigt !

J’émets alors un petit rire sans joie.

- Des personnes hein… Celles que tu sais si bien manipuler pour arriver à tes fins…
Le pire est que tu en es vraiment capable, plus rien ne m’étonne venant de toi. Et
tu penses que je vais te laisser élever ma fille ? Mais ouvre grandes tes oreilles et
écoute-moi attentivement Abi… Si tu joues au gangster avec moi, tu en sortirais
non seulement perdante mais je vais t’écraser. C’est toi qui ne sais pas de quoi je
suis capable.
Comprenant que je suis loin de plaisanter, elle se calme un peu et soutient mon
regard, avant de répondre, sa voix déformée par la haine :

- Toi aussi, écoute-moi bien. Jamais, tu m’entends, JAMAIS je ne te laisserai me


prendre Anna que tu sois son père ou non.

- Je n’ai pas besoin de ta permission Abi.

- Maman ?

Nous nous retournons tous les deux brusquement en entendant la voix d’Anna.
Debout à la porte, sa main tenant encore la poignée, elle nous observe à tour de
rôle, les yeux remplis de peur.

- Anna, dit Abi en tortillant ses mains.

Je me rends alors compte du fait que je les tiens encore et les libère aussitôt,
m’inquiétant de l’image qu’on doit renvoyer à Anna. Je vais rapidement vers elle
avant qu’Abi n’aie le temps de le faire et lui prends la main :

- Viens babe, on va parler.

- Majib, non ! dit Abi en se précipitant derrière nous.

Anna, la tête tournée, ne quitte pas de ses yeux apeurés sa mère. Arrivés au salon,
je l’installe sur mes genoux en lui demandant :
- Tu t’ennuyais toute seule ?

Elle me regarde alors avec calme et se relève lentement, puis va vers sa mère qui
est restée à un mètre de nous.

- Maman, qu’est-ce qu’il y a ?

- Rien chérie. Tonton et moi, on devait parler. Mais on a fini et il va s’en aller
maintenant.

En disant ça, elle lève les yeux vers moi, me défiant. Nous nous affrontons du
regard pendant quelques secondes puis, pensant à Anna, je me résigne et me lève.
Celle-ci se blottit alors contre sa mère, enlaçant sa taille comme si elle avait peur.
Je m’approche d’elles et m’accroupis.

- N’aie pas peur, d’accord ? dis-je à Anna en lui caressant la joue. Tu veux bien aller
dans la chambre et nous laisser maman et moi ? Juste une minute.

Elle fait lentement oui de la tête et se détache de sa mère. Je l’embrasse puis, l’air
pas vraiment rassurée, elle s’en va les pieds trainants. Me redressant alors, je
l’observe jusqu’à ce qu’elle sorte du salon et m’assure qu’elle ne peut plus nous
entendre. Puis je regarde Abi. Elle baisse aussitôt les yeux mais j’ai eu le temps de
voir ses larmes briller. En l’observant plus attentivement, je vois aussi que ses
mains tremblent… Elle aime Anna. Je n’ai aucun doute sur ça et tout ce que
j’espère, c’est que cet amour et la peur que j’ai créée en elle lui serviront à prendre
les bonnes décisions. Voir comment Anna a réagi en allant vers sa mère m’a fait
comprendre certaines choses…

- Je n’ai pas envie de vous séparer, lui dis-je sincèrement.


Le visage haineux, elle ouvre la bouche prête à répondre mais la referme aussitôt
en sentant une larme couler sur sa joue, qu’elle s’empresse d’essuyer. Ce qui me
laisse l’occasion de continuer :

- Je ne veux pas qu’elle souffre de votre séparation, mais c’est mon devoir de faire
en sorte qu’elle ait la meilleure éducation possible. Tu n’es pas un bon modèle
pour elle. Tu es menteuse, manipulatrice et le pire, tu laisses les hommes aller et
venir devant ses yeux. Pour l’instant elle est jeune, mais tu crois qu’elle va grandir
comment sinon en pensant que tout ça, ta manière de vivre, est normal ?

- C’est maintenant que ma manière de vivre te dérange ? Qui que tu sois, je ne te


permets pas de me juger, je sais comment élever ma fille.

- Abi, tu fumes dans ta propre maison pendant qu’elle s’y trouve. Un homme
t’agresse dans un restaurant, raconte les pires choses sur toi et un autre vient
jusqu’ici te déposer alors que tu prétends être avec ta copine. Ce n’est pas parce
que je ne disais rien que je ne voyais pas tout.

- Il s’agit d’Anna là ou bien de toi ? Si t’as des choses à régler, fais-le avec moi mais
n’y mêle pas ma fille. Dans tous les cas, ne parle pas de choses que tu ne sais pas.
Je ne reçois jamais d’homme chez moi, il n’y a que toi qui as échappé à cette règle.
Je ne t’ai pas attendu pour savoir comment élever ma fille, Majib.

- Et cet homme sur la plage tout à l’heure ? Anna était là.

- Et alors ? Je n’ai rien fait de mal.


- Tu la crois stupide ?! Un jour elle te voit avec moi et le lendemain tu te
comportes comme une trainée sur la plage avec un autre homme ?

- Bon, ça suffit, je ne te permets pas de m’insulter. Tu peux penser ce que tu veux


de moi, je m’en tape. Va-t’en maintenant.

- Abibatou, je vais te dire une chose et je ne vais pas revenir dessus. Tu as droit à
une chance, une seule, de prouver que tu es capable d’être une mère exemplaire
pour ma fille. Reprends-toi et arrête tes conneries de femme libérée ou je ne sais
quoi. Désormais, tu n’es plus seule à être responsable d’Anna et je ne te laisserai
pas te comporter n’importe comment tant que t’es avec elle. Aussi, sache que ce
n’est pas parce que je ne suis pas là que je ne sais pas ce que tu fais. Je te
surveillerai… Le moindre faux pas et je prends Anna avec moi sans ciller. En
attendant, je compte sur toi pour avoir l’honnêteté de lui dire qui je suis, sinon je
le ferai moi-même. J’espère avoir été clair.

- C’est bon ? Tu as fini ?

- Tu m’as entendu.

- Ok, sors de chez moi maintenant.

Je la regarde un instant puis sors du salon. Après avoir dit au revoir à Anna et
promis de l’appeler tous les jours, je pars non sans avoir prévenu Abi :

- Tu as intérêt à répondre quand j’appellerai.


- Tchuiiiip.

Et bam, la porte se ferme.

******************

******************

***Abibatou Léa Sy***

Je claque la porte et la verrouille à double-tour, pressée de me débarrasser de ce


connard. J’espère ne plus jamais le revoir poser ses pieds chez moi. Un vrai
salaud ! Je croyais m’être trompé sur lui mais en réalité il est bien pire que ce que
je pensais au début. Là, je regrette tout ! Je n’aurais jamais dû lui dire la vérité.

Ignorant la peur qui me fait trembler depuis quelques minutes, je m’empresse de


rejoindre Anna. Recroquevillée sur le lit, la tête tournée vers la porte, elle me
regarde calmement entrer et aller vers elle.

- Ça va toi ? dis-je sur un ton que j’essaie de faire paraître léger.

Elle hoche doucement la tête alors que je m’assoie près d’elle.

- Tu t’es brossé les dents ?

- Non.

- Hum, faut te brosser les dents avant de dormir chérie. Allez, lève-toi, on y va
ensemble.
Elle détourne les yeux et ne répond pas. Elle est trop calme… Je connais ma fille, la
scène de tout à l’heure sur laquelle elle est tombée doit l’avoir plus secouée que je
ne le craignais. Il vaut peut-être mieux en parler avec elle et lui donner une
explication plausible.

Je m’allonge alors en lui faisant face.

- Dis-moi ce qui t’embête chérie. Tu as eu peur, c’est ça ?

-…

- Bon, tonton m’expliquait des choses qui m’ont un peu mise colère, mais tout va
bien maintenant. On s’est réconcilié et il va t’appeler dès qu’il arrive. Rassurée ?

-…

- Tu ne veux pas parler à maman ?

Elle ne dit toujours rien, puis pousse un grand soupir avant de lever enfin les yeux
vers moi. Et là, elle me dit :

- Maman…

- Oui, mon cœur ?

- Est-ce que tonton Majib est mon papa ?


Mon cœur s’arrête de battre et mon sourire s’efface. J’essaie de me reprendre
mais c’est difficile. Est-ce Majib qui lui a dit ça pendant qu’ils se disaient au-revoir ?
Il n’a pas osé quand même ! Anna a les yeux fixés sur moi et attend une réponse
qui ne vient pas avant un long silence.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Vous parliez de moi…

- Anna, depuis quand tu étais devant la porte ?

- Mais je t’ai entendue crier et j’ai eu peur.

Elle baisse les yeux, honteuse. Tout s’explique… Que dois-je faire maintenant ? Je
voulais la ménager mais tout est fichu à cause de ce salaud de Majib. Je réfléchis
un instant et je me dis que le pire serait de mentir à ma fille pour qu’elle découvre
plus tard la vérité. Elle a 7 ans… c’est un âge suffisant pour en vouloir à sa mère,
j’en sais quelque chose.

Après quelques minutes de réflexion, je décide de parler honnêtement à ma fille.


Je m’approche alors d’elle et l’enlace, adoptant notre position préférée. Celle que
m’a apprise sa mère toutes les fois où elle me consolait ou me donnait des
conseils. Il est temps d’avoir une discussion sérieuse, la plus sérieuse que j’ai eue
avec elle, depuis le jour où je l’ai prise dans mes bras à cet hôpital.

- Chérie… Tonton Majib… n’est pas vraiment ton tonton. C’est lui ton papa.

- C’est mon papa ?


- Oui.

Elle ne dit plus rien et regarde ailleurs, comme si elle réfléchissait. Après plusieurs
minutes, je lui dis :

- Tu vois ? Toi aussi tu as un papa.

- Mais… pourquoi il n’était pas là ?

- Parce qu’il ne savait pas que tu étais sa fille.

- Et toi, tu le savais ?

Là, ça devient plus difficile. Je soupire et lui réponds :

- C’est compliqué chérie… Mais l’essentiel c’est que tu as un papa et une maman
maintenant, qui t’aiment tous les deux très très fort. C’est bien non ?

-…

- Tu n’es pas contente ?

- Si, je suis contente. Alors, on va aller vivre chez lui ?


- Non, bébé.

- Pourquoi ?

- Parce que… papa et maman ne sont pas mariés. On ne peut pas vivre ensemble
mais tu nous verras tous les deux parce qu’il viendra te voir aussi souvent que
possible. D’accord ?

Elle hoche la tête tristement et ne dit plus rien. Finalement, je décide de laisser
tomber le passage toilette et la garde dans mes bras, jusqu’à ce qu’elle s’endorme
bien longtemps après qu’on ait fini de parler.

*******************

*******************

Trois mois plus tard

***Ndèye Marie Touré***

Presque trois ans plus tard, me voilà de retour à Dakar, pour les mêmes raisons
que la dernière fois. Me marier.

Ça fait une semaine que je suis là et cette fois-ci mon futur mari n’a pas fait le
voyage avec moi. N’ayant pas pu se libérer du travail, il n’arrive que la veille du
mariage avec Majib, soit dans cinq jours. Allongée dans ma chambre après une
journée harassante à courir avec maman d’une boutique à l’autre, je lis un
magazine mais ma tête n’y est pas.
Je repense au tournant inattendu qu’a pris ma vie et plus j’y pense, plus ça me
parait irréel. C’est tellement bizarre ! Ces instants je les ai déjà vécus. Discuter
mariage avec maman à longueur de journée, passer et repasser chez le tailleur
pour préparer mes tenues de cérémonie, faire les boutiques, m’assoir le soir avec
papa pour écouter ses conseils… Tout ça a déjà eu lieu, juste pas avec le même
homme concerné. Le plus drôle dans cette histoire est que ce dernier viendra à
moi accompagné de l’ancien… mon ex futur mari… son meilleur ami… mon ami à
moi-même.

Je me mets à rire toute seule dans ma chambre tellement tout ça me parait


finalement drôle. Une voix me fait soudain me retourner :

- Ça y’est, ma copine est devenue folle.

- Virginie !!

Je saute du lit à toute vitesse et me précipite vers ma copine en criant :

- C’est pas possible, je rêve ! Tu es là !

On tombe dans les bras l’une de l’autre en sautant et riant comme des gamines.

- Eh oui ! Je suis là, tu ne rêves pas. Tu m’as manquée !!

- Tu m’as manquée aussi, mais qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne m’as pas dit que tu
venais.

- Quoi, tu crois que j’allais rater le mariage du siècle ? Hannan-Touré ? Jamais !


- Oh la la je n’arrive pas à y croire. Je suis trop trop contente. Et Mike ?

- Il est resté là-bas.

Son sourire devient un peu crispé quand elle me répond et je comprends tout de
suite que les choses ne se sont pas arrangées, comme je l’ai cru un instant en la
voyant ici à Dakar.

- Il va bien au moins ?

- Ça va, répond-t’elle. Mais ne parlons pas de lui, on a tellement d’autres choses à


se dire future Mme Hannan. Hummm.

Oh oui, tellement de choses. Trop heureuse pour m’exprimer, j’observe encore


mon amie de toujours et la prends dans mes bras, la serrant aussi fort que je suis
capable.

Elle est tout ce qui manquait au tableau des souvenirs, tout pour que mon mariage
soit parfait. Dans cinq jours, à ses côtés et avec ma famille, j’épouserai l’homme de
ma vie.

Partie 49 : Plus rien ne sera pareil

***Abibatou Léa Sy***

Il fait chaud à Dakar ! Contente de retrouver la fraîcheur de mon appartement qui


est resté fermé toute la journée, je rentre du travail, jette mon sac sur la table et
m’étends avec plaisir sur le canapé en fermant les yeux. Penda est déjà retournée
chez elle et Anna est à Pikine. Je peux me permettre de faire une bonne petite
sieste avant d’aller me doucher…

Mais aussitôt que j’ai les yeux fermés, mon téléphone se met à sonner. A
contrecœur, je le sors et y jette un coup d’œil. Voyant que c’est Maï, je décroche
en grognant :

- Eumm.

- Gosse, tu fais quoi ? Tu dors à cette heure-ci?

- J’essaye.

- Donc ça veut dire que t’es chez toi. On arrive dans quelques minutes. A toute.

« On » ? C’est qui « on » ? C’est tout Maï ça. Je lui dis que je veux dormir et elle me
répond qu’elle arrive avec je ne sais qui sans même attendre ma réponse.
Maintenant, adieu ma sieste. Me levant lourdement je vais prendre une rapide
douche avant que Maï et Lamine arrivent car c’est sûrement lui qui l’accompagne

Vingt minutes plus tard, Maï est devant ma porte, seule.

- Saaalut!! dit-elle enjouée. J’ai une surprise !

- Quelle surprise ?

- Tadaa !!
- Virginie ?!

Oui, c’est bien elle qui vient d’apparaître en criant, et qui m’enlace pour une grosse
accolade.

- Ça va ma belle ? Alors, surprise ?

- Et comment ! T’es la dernière personne que je m’attendais à voir. Depuis quand


t’es là ?

- Je suis arrivée avant-hier. Alors, où est Anna ?

Le moment de surprise passé, je suis calmement Virginie qui se dirige avec Maï
dans le salon. Je me sens plutôt gênée, ne sachant comment me comporter alors
qu’elle, est très détendue. Il faut dire que les dernières fois qu’on s’est vu, on ne se
parlait pas vraiment. Je crois même qu’elle me détestait et là c’est tout l’inverse.

- Tu sais quoi ? dit-elle. C’est particulièrement cet endroit qui m’a manqué tout ce
temps. C’était tellement bien quand on se retrouvait toutes ici ? Vous vous
rappelez ?

- Le bon temps, répond Maï.

Remarquant mon silence, Virginie se tourne vers moi.

- Hé, détends-toi Abi. Je sais qu’on ne s’est pas séparé dans de bons termes mais le
passé est le passé, n’est-ce-pas ?
- Bien sûr. Fais pas attention, je suis juste un peu fatiguée. Mais je suis trop
contente de te voir. T’as pas changé, t’es toute belle ! Alors, raconte-nous, c’est
comment ta vie là-bas ?

Bien soulagée après ses quelques mots sur notre « passé », je l’écoute avec plaisir
nous parler de sa nouvelle vie, omettant ce qui m’intéresse le plus.

- Et Mike alors, il va bien ? Je n’arrive toujours pas à croire que vous soyez mariés.
Après toutes vos ruptures !

- Eh oui… En parlant de ça, j’espère que vous ne m’en voulez pas trop pour ne pas
vous avoir invitées les filles. Ça s’est passé tellement vite ! Il devait partir et on a
rien préparé. A la mairie, il y’avait juste ma sœur et son mari avec nous, comme
témoins.

- T’inquiètes pas pour ça, l’essentiel est que tu sois heureuse.

- … Bon, je ne suis pas venue pour parler de moi. Abi, je voulais te revoir mais ce
n’est pas seulement pour ça que je suis là. Maï et moi, on pense que tu devrais
venir au mariage de Ndèye Marie.

Et ça va se gâter…

- Moi ? Mais pourquoi ?

- Parce que c’est ton amie tout simplement.


Je la regarde de plus en plus étonnée. Elles sont amnésiques ou quoi ? Riant avec
gêne, je réponds :

- Virginie, je ne peux pas aller au mariage de Ndèye Marie toi aussi.

- Et pourquoi ?

- Pourquoi ?! Y’a le choix. Un, on ne se parle plus. Deux, je ne suis pas invitée. Et
trois, tu as perdu la mémoire ?

- Je suis d’accord avec Virginie, intervient Maï. Le passé est le passé, Abi.

- Exactement, appuie Virginie. Ça fait des années et l’eau a coulé sous les ponts. La
preuve, je suis là et Dieu sait combien je t’en ai voulue d’avoir… tu sais quoi. Je suis
sûre que tu regrettes Abi. Puis maintenant, je relativise tout. Y’a des problèmes
plus graves dans la vie qui séparent des personnes. Vous pensez à Anna ? Est-ce
qu’elle aurait aimé nous voir comme ça ? Notre amitié dure depuis longtemps et
est précieuse. L’une d’entre nous va vivre un des plus beaux jours de sa vie et il
faut qu’on y soit toutes avec elle, il le faut ! Comme pour le mariage de Maï sauf
que cette fois personne ne sera mise à l’écart.

- M’enfin les filles, comment voulez-vous que j’aille à un mariage où je ne suis


même pas invitée ? Et qu’est-ce qui vous fait croire que Ndèye Marie a envie de
me voir ?

- Je lui ai parlé. Ça ne la dérange pas.


- Ah bon ? Mais elle ne me parle même pas ! On n’a pas échangé un mot depuis
lors. Je lui ai envoyé un message pour son diplôme auquel elle n’a même jamais
répondu.

- Tu ne peux pas lui en vouloir, c’était trop tôt et il s’est passé trop de choses qui
vous ont séparées. Mais au fond, vous êtes toujours amies. On se connait depuis la
sixième quand même et on n’a jamais eu de vrai problème avant cette histoire-là.
Puis il faut voir le bon côté des choses, si tu n’étais pas intervenue, Ndèye Marie se
serait sûrement mariée avec la mauvaise personne et serait passée à côté de
l’homme de sa vie. Elle aime tellement Boris, si vous saviez ! Elle a refait sa vie puis
toi et Majib, c’est fini maintenant.

Le pincement au cœur que je ressens à ces mots m’empêche de répondre. Donc,


elle sait… Sentant mon malaise, Virginie reprend.

- Oui, je suis au courant. Ndèye Marie me l’a dit. Et c’est Majib lui-même qui le lui a
dit. Tu vois, même eux ils se sont réconciliés, alors pourquoi nous on sacrifierait
notre amitié pour cette histoire? Tout est fini maintenant, donc on oublie, c’est
tout ! Ndèye Marie est heureuse et j’espère que toi aussi tu l’es.

-…

- Alors, c’est ok ?

- … Je ne sais pas, vraiment. C’est pas que je ne veux pas mais je n’ai pas envie de
déranger quoi !
- Tu ne dérangeras personne. Déjà, le premier jour du mariage, vendredi, on ne
sera que toutes les quatre. Ndèye n’aura pas le droit de sortir, elle reste enfermée
toute la journée dans sa chambre et on lui tiendra compagnie. Ce sera l’occasion
de briser la glace entre vous deux.

- Pourquoi elle doit rester enfermée toute la journée ?! demande Maï.

- Un truc traditionnel de leur ethnie avant le mariage religieux, sa mère y tient.

- Okay…

- Voilà. Ensuite, le lendemain c’est le mariage civil puis la réception au Terrou-bi*.


On va faire la fête ! Et enfin le dimanche, on passe tous la journée chez son beau-
père avec quelques amis et la famille proche. Dis que tu es ok, stp.

- Ecoute, je vais réfléchir et…

- Il n’y a rien à réfléchir. Ta place et celle d’Anna sont déjà prises en compte pour la
réception. Allez, te fais pas prier.

- Anna ne sera pas avec moi.

- Ah oui ? Pourquoi ? Emmène-là, elle va s’amuser.


- Non, non elle y va mais pas avec moi.

- Ah oui ? Avec qui alors, Maï ?

Je garde le silence, ne sachant que dire. Majib a déjà prévu d’emmener Anna avec
lui au mariage et j’hésite à le dire à Virginie. Regardant Maï pour avoir son avis, je
la vois réagir.

- Dis-lui. Ça va se savoir de toute façon.

- Qu’est-ce qui va se savoir ? dit Virginie, nous regardant à tour de rôle. Qu’est-ce
que vous me cachez ?

Je soupire et me décide à satisfaire sa curiosité. Ça ne sert à rien de cacher la


vérité à présent.

- Anna va au mariage avec son père.

- Son père ?! Quel père ?

- Tu devines bien qu’elle a un père n’est-ce-pas ?

- Oui mais tu n’as jamais parlé de lui et je n’ai jamais voulu te poser de questions…
C’est qui alors ? Un ami de Boris ?

- Oui… Majib.
Pendant quelques secondes, Virginie me regarde sans réaction puis fronce les
sourcils.

- Je ne comprends pas. Majib quoi ?

- Majib est le père d’Anna.

Là, elle se tait pour de vrai. Après un instant, le temps de réaliser, son visage
change d’expression et une certaine colère s’entend dans sa voix quand elle me dit
calmement.

- Donc tu connaissais Majib… Majib est le père d’Anna… Je n’arrive pas à y croire,
Abi comment tu as pu nous cacher une chose pareille ? Pourquoi tu n’as rien dit à
Ndèye Marie ?

- C’est compliqué.

- Compliqué ? Tu vois le père de ton enfant qui sort avec ton amie et tu ne lui dis
rien ? Pire, tu le récupères ! Donc c’était par jalousie que tu as fait ça ? Tu ne
supportais pas de le voir avec une autre ?

- Non Virginie, tu ne comprends pas.

- En effet, je ne comprends rien du tout... Puis comment tu as pu connaître Majib ?


Il ne vivait même pas ici.
- Virginie, attends. Je ne connaissais pas Majib personnellement. C’est avec Anna
qu’il est sorti, ma cousine.

- Anna… ok, là je ne comprends plus rien du tout.

En effet, elle ne peut pas comprendre. Ça fait beaucoup de choses en même temps
car pour Virginie, je suis la vraie mère d’Anna Eva. Je me mets donc à tout lui
raconter, toute l’histoire depuis que j’ai quitté l’université et me suis détachée de
tout le monde pour rester avec Anna qui était enceinte, jusqu’au jour où j’ai vu
Majib pour la première fois lorsque Ndèye Marie nous a présentés.

Quand je finis, Virginie a les mains sur la bouche, ahurie.

- Alors là !

- Voilà, tu sais tout maintenant. Je pensais que Majib a dû le dire à Ndèye Marie

- Oh, non elle ne sait pas. Elle me l’aurait dit sinon. Wow, je n’en reviens pas… Je ne
sais plus quoi dire Abi, à part que tu m’impressionnes.

- Pourquoi ?

- Parce que… tu as fait tout ça pour protéger la réputation d’Anna alors que toi…
T’es vraiment forte tu sais ?

- N’importe quoi, dis-je en pouffant. Bon… ok je vais aller au mariage. Par contre,
je n’ai pas de robe et la réception est dans quatre jours, c’est ça ? Faut qu’on se
bouge, les filles.

***************

***************

La veille du mariage

***Ndèye Marie Touré***

Je rejoins maman dans sa chambre après qu’elle m’ait fait appeler et la retrouve
assise sur le lit. Elle me regarde bizarrement et indique la place à côté d’elle.

- Viens là Marie, on va causer.

M’asseyant, je la regarde avec inquiétude.

- Tout va bien maman ?

- Oui, tout va bien. Mais avec tout ce monde à la maison, je n’ai pas eu l’occasion
de te parler en tête-à-tête.

- Me parler de quoi ?

Elle garde le silence, puis elle pose sa main sur ma cuisse avec affection.

- Tu sais ce qui t’attend demain, n’est-ce-pas ?


Ce qui m’attend… Mon mariage… ?

Oh non, elle ne parle pas de ça. Mon Dieu non, on ne va pas avoir cette discussion
quand même. Stp, mon Dieu ! Sans réponse de ma part qui évite plutôt son regard
depuis que j’ai compris où elle veut en venir, elle continue :

- Demain, après le mariage tes tantes vont venir te parler de certaines choses.

- Quel genre de choses ?

- Tu verras… Après cette discussion, ce sont elles qui t’emmèneront chez ton beau-
père. Et là, avec ton mari, une nouvelle vie va commencer. Ce qu’il faut que tu
comprennes, c’est que plus rien ne sera pareil ensuite. Tu ne seras plus une jeune
fille mais une femme, une épouse et tu devras remplir les rôles qui en incombent.
Le début est le plus difficile car tu devras apprendre à connaître ton homme. Tu lui
appartiendras… Tu vois ce que je veux dire, n’est-ce-pas ?

-…

- Bon. Mais ce que je veux que tu retiennes surtout, c’est la place que tu lui
donneras désormais. Il ne sera pas seulement ton meilleur ami, ton confident mais
aussi ton « kilifa »*. Tu lui devras obéissance en toute chose tout comme je le dois
à ton père. Tu devras l’accompagner et le soutenir, dans le bonheur comme dans la
difficulté. Vous ne serez pas seulement un couple, vous serez une famille, une
entreprise qui nécessite des règles pour bien fonctionner. Et une entreprise, ça
demande du sérieux… Je ne te demande pas de changer, tu es jeune et insouciante
et c’est ainsi qu’il t’a trouvée et t’a choisie. Mais il faut que tu sois aussi
responsable. Le mariage n’est pas un jeu. Ce n’est pas qu’une cérémonie, une fête
pendant laquelle tu danses et tu ris. Le mariage c’est surtout tout ce qui vient
après. Ton rôle d’épouse, tes responsabilités envers ton mari, c’est ce qui devra
être ta priorité quel que soit ce que vous traversez, qu’importe l’endroit où vous
êtes. Vivre en Angleterre loin de ta culture ne doit pas te la faire oublier… Ce ne
sera pas facile tous les jours ma fille, ne t’y trompe pas. Quelque fois, tu auras
même envie de fuir, de le fuir lui, mais ne le fais pas. Communique avec lui en
toute circonstance. Et si un jour, je ne le souhaite pas, la communication ne suffit
pas, alors parle-moi. Evite de raconter tes problèmes partout. Evite ça le plus
possible, car les gens t’écoutent mais ne t’aident pas forcément. Tu leur donneras
juste l’occasion d’en savoir trop sur toi… Pour finir, je veux que tu saches que je
serai toujours là pour toi, en toute circonstance. Ne te précipite pas à me raconter
tes problèmes car tu auras quelqu’un avec qui le faire, ton mari, mais si tu te
retrouves dans l’impasse, si un jour tu ne sais plus quoi faire, tourne-toi vers moi.
En attendant, je ne cesserai de prier pour toi et ta sœur. Je sais que j’ai été sévère
avec vous, c’est pour ça que vous êtes plus proches de votre papa. Mais tout ce
que j’ai fait est pour vous préparer au mieux à affronter la vie… Je suis fière de toi,
du sérieux que tu as mis dans tes études et de ta réussite. Mais aujourd’hui je suis
encore plus fière de te voir devenir une femme. Je t’aime.

- Maman… sniff.

C’est bon, elle m’a fait pleurer là. La tête baissée, je l’entends rire doucement.

- Pourquoi tu pleures ? Sèche tes larmes, tu auras de quoi pleurer demain.

Oh maman, si tu savais… Elle me frotte le bras en même temps qu’elle essaie de se


lever.

- Allez, retourne dans ta chambre. Va dormir, la journée sera longue dem…

Sa voix se casse et je me tourne alors vers elle pour la voir détourner rapidement
la tête. Elle pleure aussi. Je me jette alors dans ses bras la tête collée à sa poitrine
et elle m’entoure des siens. Nous restons ainsi à pleurer en silence, longtemps… Je
le sens déjà, plus rien ne sera jamais pareil.

*****************

*****************

Le vendredi

Elles ne blaguent pas mes tantes, je dois vraiment rester dans ma chambre. God !
Ça ne fait que trois heures que je suis réveillée mais j’en ai déjà plus qu’assez. Si les
filles n’arrivent pas très vite, je ne vais jamais pouvoir tenir. Pour la énième fois, je
prends mon téléphone et bipe Boris qui me rappelle aussitôt.

- Yep mamour !

- Mon chou, tu me manques ! J’en ai marre. Viens vite que je me casse d’ici.

- Hum pauv’chou, t’es toujours enfermée. C’est de vraies tortionnaires tes tatas.

- Je te jure. Tu te rends compte qu’elles ont fermé à clef la porte parce


qu’apparemment je suis trop têtue ? Grrr, je les déteste ! Alors, t’es à l’aéroport
j’espère ?

- Oui, on est en salle d’embarquement. Dans 9h environ, je suis tout à toi.

- Hum, j’ai hâte !


- Tes copines ne sont pas arrivées encore ?

- Non mais elles ne devraient pas tarder.

- C’est bien. Courage, ok. Dis-toi que dans quelques heures, quand on se reverra,
tu seras ma femme et moi je ne t’enfermerai jamais à clef. Promis.

- Ok, dis-je en pouffant de rire.

- Je dois y aller là chérie. A tout à l’heure. Love you.

- Love you too.

Je raccroche le téléphone, le sourire jusqu’aux oreilles. Exactement ce qu’il me


fallait pour me requinquer. Allongée sur le lit, je plane encore sur mon nuage
quand j’entends la porte s’ouvrir et vois avec soulagement les filles arriver.

- Enfin ! J’ai commencé à croire que vous ne veniez plus.

- Mais toi, on t’avait enfermé à clef là ? s’étonne Maï. C’est quoi ça ?

- Pff, laisse tomber. J’en peux plus, je vous jure. Allez, venez là.
Maï et Virginie viennent me faire la bise et quand c’est au tour d’Abi, elle reste un
peu à l’écart en esquissant un sourire gêné.

- Ça va Ndèye Marie ?

- Ça va bien et toi ? Dites donc, qu’est-ce que vous êtes bien habillées ! Soie par ici,
bazin par là ! Vous êtes trop belles, je jure.

- Merci ma chère. Pourquoi t’es pas encore habillée toi ?

- M’habiller, pour quoi faire ? Personne ne me voit de toute façon. Tchip ! Laisse-
moi dans mon vieux wax là.

Nous nous mettons à papoter surtout avec Maï et Virginie qui se sont installées sur
le lit à mes côtés. Abi a choisi de s’assoir sur une chaise. Au début, l’atmosphère
est un peu tendue mais ça s’arrange au fil du temps. Je fais mon maximum pour
intégrer Abi dans la conversation, ce qui finit par porter ses fruits. Bon, je ne vais
pas prétendre que je ne fais pas des efforts, mais je suis quand même contente
qu’elle soit là. Pas pour moi, mais surtout pour Virginie qui a tant insisté et Maï.
Que toutes les trois ici sans Abi, je suis sûre que mes copines ne se seraient pas
senties bien de la laisser seule et ça aurait cassé l’ambiance. Voilà pourquoi j’ai
accepté qu’elle vienne mais qu’elle ne s’y trompe pas, on n’est pas amies.

La journée se passe vite finalement maintenant que je ne suis plus seule. On


entend beaucoup de bruits dehors et même des chants, de plus en plus de
personnes envahissant la maison. De temps en temps, ma sœur, des cousines ou
des tantes viennent nous rejoindre et restent un peu bavarder avec nous.

Vers 16h30, on vient nous annoncer que les parents de Boris sont arrivés et que le
mariage se fera après la prière de « Takussan »*. Virginie sort aussitôt pieds-nus et
court jusqu’au salon pour les épier. Dès qu’elle revient, elle s’écrie :

- La famille Hannan en force, yeah !

- Tu les as vus ? Alors ?

- Alors, ils sont bien installés et on s’occupe bien d’eux. Put*** y’a un vieux là, il est
mal beau ! J’ai failli crier en le voyant.

- Ça doit être le papa de Boris. Trop beau, je te jure. Dommage que tu sois mariée,
parce qu’il est célibataire là.

- Ah oui c’est vrai. Sa femme est décédée, le pauvre.

- Yep, y’a quelques mois seulement. C’est pour ça que je ne voulais plus trop faire
de fête mais Boris a insisté disant que c’est ce qu’elle aurait voulu.

- Trop triste.

En effet. Un peu attristée au souvenir de tata Jeanne, je me perds dans les


souvenirs quand la voix inquiète de Maï me réveille.

- Abi, ça va ?

Me tournant vers l’interpellée, je la regarde et vois en effet qu’elle n’a pas l’air
d’aller bien. On dirait qu’elle a vu un fantôme.
- Abi ?

- Oui, répond-t’elle en sursautant légèrement. Oui, ça va, j’ai… j’ai un peu chaud. Je
vais prendre l’air.

Elle se lève et sort aussitôt de la chambre, nous laissant assez étonnées. Ne


comprenant pas ce qui se passe, je demande à Maï :

- Qu’est-ce qu’elle a ?

- Je ne sais pas du tout. Je vais la voir, j’arrive.

Maï sort aussi et nous nous regardons Virginie et moi de plus en plus étonnées.

- Tu crois que je l’ai mise mal à l’aise ?

- Mais non, tout allait bien il y’a quelques minutes. Peut-être qu’elle a juste un
malaise.

Quelques minutes plus tard, Abi et Maï reviennent et la première semble aller
mieux, ce qui nous rassure. Finalement l’ambiance redevient comme avant. Après
près d’une heure, ça y’est. Boris et moi sommes à présent unis devant Dieu. Les
gens débarquent alors dans ma chambre et s’ensuivent félicitations, louanges et
chants. Maman aussi vient me voir pour la première fois depuis notre conversation
d’hier soir, mais elle reste brièvement avant de s’en aller à nouveau.

Ensuite, je reste encore dans la chambre et c’est seulement au coucher du soleil


qu’on vient enfin m’annoncer la libération. Mais avant, les tantes du côté de mon
père font sortir les filles de la chambre. Elles me demandent de me déshabiller et
d’aller dans la salle de bain attenante, où deux d’entre elles me suivent jusque
dans la douche. Ma sœur m’avait prévenue pour cette partie mais n’empêche, je
suis loin d’être préparée à ce que ses vieilles mains me frottent partout comme si
j’étais un bébé. Je suis tendue comme un i, trop mal à l’aise pour dire un mot.
Surtout que l’autre debout derrière la vitre ne cesse de regarder fixement mes
seins comme s’il y était écrit quelque chose. Elle affiche une expression inquiète…
Finalement, je décide de fermer les yeux jusqu’à ce qu’elles terminent, sinon je
vais hurler !

Après la douche, elles me donnent le boubou en « tioup »* faisant partie des


tenues que maman et moi avions fait faire. Je m’habille puis elles me font assoir et
se mettent à me donner des conseils. Ceux que je n’aurais jamais voulu entendre…
Quelle attitude je dois avoir en arrivant chez ma belle-famille, comment je dois me
coucher dans la chambre avec mon mari, comment je dois me comporter ensuite…
cette dernière partie beaucoup trop détaillée à mon goût. J’ai envie de rentrer
sous terre. C’est de loin la plus longue et indésirable conversation que j’ai jamais
eue de ma vie.

En quittant enfin la chambre, elles couvrent avant de partir ma tête et tout mon
visage d’un grand voile blanc, puis posent un lourd pagne tissé dessus. C’est clair,
elles veulent que j’étouffe. Même dans la chambre climatisée, j’ai affreusement
chaud là-dessous.

Tout le monde revient ensuite dans la chambre. Les yeux derrière mon voile blanc,
je demande discrètement à Virginie de me donner mon sac, ce qu’elle fait. Je sors
mon téléphone pour regarder l’heure. Il est déjà 22h ! Boris doit être arrivé depuis
deux heures maintenant.

Mais ce n’est que plus d’une heure plus tard qu’on m’annonce enfin le départ.
Trois tantes m’accompagnent. Mes bagages sont déjà faits depuis hier soir et
doivent être dans la voiture. Je dis au revoir aux filles en leur donnant rendez-vous
pour le lendemain, pressée de quitter ces lieux, la maison où j’ai grandi. Je veux
voir Boris et vite.
Mais même arrivées à Ngor, le protocole se poursuit. C’est bien plus calme que
chez moi ici. Une tante ivoirienne de Boris vient nous accueillir. Dans le bâtiment
intérieur, j’entends la voix de mon beau-père, debout devant le salon, nous
souhaiter la bienvenue. Mes tantes répondent sans s’arrêter, précédées par la
tante de Boris avec qui nous montons les escaliers. Je suis déjà venue ici et je sais
qu’on se dirige vers la chambre de Boris. Je me demande où il est d’ailleurs…

On me fait assoir sur le lit puis tout le monde quitte la chambre, me laissant seule.
C’est la famille de Boris qui doit être étonnée. Ils n’ont jamais dû voir un tel théâtre
de leur vie. Les soninkés en font vraiment trop !

J’attends ainsi seule quelques minutes jusqu’à ce que la porte s’ouvre à nouveau.
Je garde la tête baissée, pensant que c’est encore mes tantes. Quelqu’un marche
jusque devant moi et se penche :

- Toc toc. Ça va là-dessous?

Je me redresse si vivement que le lourd pagne tissé tombe sur mes épaules.

- Boris ! Oh Dieu merci !!

- Hahaha, à ce point ?

- Ohh si tu savais !! Une minute de plus avec elles et… qu’est-ce que tu fais ?

Pendant que je parlais, il s’est mis à genoux devant moi et commence à relever
lentement le voile jusqu’en haut de ma tête, en chuchotant :

- Je veux voir ma femme. Je peux ?


Quel charmeur ! Je lui souris, trop heureuse de le voir pour parler. Puis me
penchant vers lui, je lui enlace le cou de mes bras et le serre de toutes mes forces.
Il me frotte doucement le dos jusqu’à ce que, satisfaite, je recule un peu et le
regarde.

- Tu m’as manqué tu sais ?

- Je sais. Désolé pour tout ça, ça n’a pas dû être facile. J’espère qu’elles ne t’ont pas
posé de questions comme tu craignais ?

- Eukh, non heureusement. Mais c’était pas loin. C’est à peine si elles ne m’ont pas
palpée, ces folles.

Boris rit puis me caresse le visage.

- En fin de compte, j’aime bien tout ça moi. Elles t’ont préparée rien que pour moi.
Nettoyée, emballée et posée sur mon lit. Tu sais ce que ça veut dire ?

Sachant qu’il va dire une bêtise, je le regarde en haussant un sourcil.

- Quoi ?

- Ça veut dire que tu m’appartiens. Tu es mon cadeau et je peux faire tout ce que
je veux de toi.

- Dans tes rêves.


- Femme, tais-toi ! dit-il impérieusement. On ne parle pas comme ça à son mari.

Je pouffe de rire tandis qu’il s’approche de plus près.

- Et maintenant, embrasse-moi.

- J’ai pas envie, même si t’es pas mal dans ce caftan quand même...

- Comment ça t’as pas envie ? Je vais te donner envie moi.

Il me renverse aussitôt sur le lit et se relève rapidement pour enlever son caftan,
avant de se mettre sur moi.

- Répète ce que tu as dit.

- J’ai dit que…

Mes lèvres sont tout de suite écrasées par les siennes m’empêchant de continuer.
Son corps emprisonnant le mien de toute sa puissance, la langue de Boris
s’introduit dans ma bouche, réveillant tous mes sens comme par magie. Le jeu est
terminé. Nous nous embrassons si passionnément que je ne mets pas longtemps à
sentir son corps se réveiller contre moi. A contrecœur, il détache un peu son visage
du mien et me demande :

- T’as mangé au moins ?

- Non.
- Tu ne veux pas…

- Non, l’interromps-je en tirant sa tête vers moi.

Je ne veux pas manger, c’est de lui dont j’ai faim. Boris ne se fait pas prier. On
s’embrasse encore puis il se relève soudain et va vers la porte qu’il ferme à double
tour. Me souvenant de notre conversation de tout à l’heure, je lui dis, amusée :

- Je croyais que tu ne m’enfermerais jamais à clef un jour ?

Il se retourne pour me regarder mais reste debout contre la porte, le visage


soudain très sérieux. Alarmée, je me redresse et le regarde.

- Qu’est-ce qu’il y’a chéri ?

- Lève-toi.

Hun ?! Il m’inquiète un peu. Je descends quand même du lit et me lève. Boris


poursuit :

- Déshabille-toi.

Oookay, je vois. Jouant le jeu, je lui obéis et enlève le boubou que je laisse glisser
au sol. Ensuite je défais le pagne, avant de le regarder. Il m’observe en silence et
reste éloigné à trois mètres, visiblement pas encore satisfait. Face à lui, je le fixe
des yeux et défais alors lentement le soutien-gorge qui retrouve le tas sur le tapis.
Puis, alors que son regard descend vers ma poitrine désormais libre, je fais
coquinement glisser le dernier tissu qui reste sur mon corps, tout en jouant du
mouvement de mes hanches. Dès que le slip tombe, Boris se précipite vers moi et
me soulève du sol. Une seconde après, je me retrouve les cuisses autour de ses
reins et le dos collé au mur.

Tout en déboutonnant son pantalon, il se penche à mon oreille et dit d’une voix
rauque :

- Après cette nuit, tu souhaiteras être toujours enfermée à clef avec moi… Tu me
supplieras, petite Marie.

Un puissant frisson me parcourt toute l’échine en entendant ces mots de sa voix


pleine de désir. A peine quelques caresses et il me pénètre si violemment que sous
la puissance du coup, je pousse un cri. Boris colle sa main à ma bouche. Et il se
met à aller et venir, doucement, lentement, puis de plus en plus rapidement. Je
perds la tête. Des cris étouffés s’échappent de ma bouche. J’ai envie de hurler son
nom, un plaisir sans pareil montant en moi, me faisant le vouloir plus… encore
plus… jusqu’à ce que la plénitude m’envahit à tel point que j’explose dans un long
cri, tendant tout mon bas-ventre vers lui.

Après un moment de black-out où j’ai perdu toute notion du temps et de l’espace,


je sens mon corps lâche et tremblant reposer sur celui de Boris, qui me soutient.
Un instant plus tard, les yeux toujours fermés, je me retrouve couchée sur le lit,
incapable de faire le moindre mouvement, seulement consciente du corps en
sueur de mon mari à côté du mien et de son doigt qui caresse ma peau.

Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais quand j’ouvre enfin les yeux, il est
là, la tête au-dessus de la mienne, en train de m’observer. Je lui souris et referme
aussitôt les yeux, prête à dormir.

- Hey, chuchote Boris.

- Hum ?
- Regarde-moi.

Je m’exécute tandis que son doigt glisse jusqu’à mon sein qu’il se met à taquiner.
Je sens le téton se durcir aussitôt malgré la fatigue et Boris me regarde avec
intensité.

- La fête ne fait que commencer madame.

* Terrou-bi = nom d’un hôtel à Dakar

* Takussan = Asr : prière de mileu d’après-midi

* Kilifa = responsable, autorité

* Tioup = tissu en bazin peint

Partie 50 : J’ai eu la fille…

***Abibatou Léa Sy***

Bachir ne répond pas au téléphone. Mais qu’est-ce qu’il fait ? Ça fait une demi-
heure que j’essaie de le joindre sans succès. Quand je suis rentrée, je n’ai même
pas pris le temps de me déshabiller , tellement je suis stressée. Aucune nouvelle
d’Anna et Majib non plus mais Penda m’a dit qu’il l’avait bien récupérée.
Essayant encore une fois d’appeler Bachir, je tombe à nouveau sur son répondeur
et jette le téléphone, énervée. Je vais me changer, ça ne sert à rien de toute façon,
il ne va faire que me confirmer ce que je sais déjà. Boris est son fils. La coïncidence
ne peut pas être aussi grande, il n’y a pas dix mille familles Hannan dans Dakar,
encore moins une qui a eu un décès récemment. Tata Jeanne, ça ne peut être
qu’elle. Pourtant, je n’arrive toujours pas à réaliser, c’est tellement énorme !
Pourquoi il a fallu que Ndèye Marie se marie avec le seul homme qui est mon frère
et qui n’a aucune idée de mon existence ?!

Juste avant d’aller sous la douche, j’entends mon téléphone sonner et me précipite
dans le salon pour répondre. C’est Bachir.

- Allô, Bachir !

- Oui Léa, tu as essayé de m’appeler ?

- Ça fait une demi-heure, t’étais où ?

- Désolé chérie, y’a du monde à la maison.

- Pourquoi ?

- Euh… mon fils se mariait aujourd’hui en fait.

Oh non !

- Mais enfin Bachir, pourquoi tu ne m’as pas dit que ton fils se mariait ?!
- … Léa, pourquoi l’aurais-je fait alors que tu détestes quand je parle d’eux ? Je ne
comprends pas, qu’est-ce qui se passe ?

- Ton fils, c’est Boris ? dis-je alors que je connais déjà la réponse.

- Oui… Je t’ai déjà parlé de lui alors ?

- Bachir, ton fils se marie avec une de mes meilleures amies. J’étais chez elle toute
la journée, même quand tu es venu. C’est là que j’ai compris que… Oh mon Dieu,
tu te rends compte ?

- Tu connais Ndèye Marie ? Le monde est petit mais je ne vois toujours pas ce qui
t’embête à ce point.

- Ce qui m’embête, c’est que je vais être à la réception demain. Je risque de


rencontrer mes… tes enfants. Et s’ils me reconnaissent ?! Pire, Anna va être là-bas
aussi, et avec son père ! Je n’aurai pas le temps de la prévenir si jamais elle te voit,
elle va…

- Attends, doucement, je ne comprends rien là. Quel père ?

- Pfff… Je suppose que tu connais Majib.

- Majib… ? Oui je le connais mais… Léa, es-tu en train de me dire que…


- Majib est le père d’Anna. Elle est avec lui en ce moment même. Tu vois, même si
je ne vais pas au mariage, elle y sera. La seule solution c’est que toi, tu n’y ailles
pas.

-…

- Bachir, tu m’entends ?

- Attends, laisse-moi le temps de digérer. Majib est le père de ma petite-fille ? C’est


une énorme surprise pour moi. Je le connais depuis qu’il est…

- Bachir, stop. Ce n’est pas le problème là. On dirait que tu ne t’inquiètes pas, on va
tous se retrouver au même endroit ! Tes enfants, Anna, moi, toi… Ndèye Marie !
Oh put***.

- Et alors ? Ecoute, je comptais justement t’en parler. Avec le mariage de Boris, il se


trouve que tous les enfants sont à la maison. Boris et sa femme vont voyager
quelques jours mais ils vont revenir à Dakar avant de rentrer. Ce sera l’occasion
idéale pour tous nous réunir et que je vous présente.

- Quoi ? C’est hors de question, tu ne peux pas leur dire maintenant Bachir.

- Et pourquoi ? Tu es ma fille aussi, si ça ne dépendait que de moi ça se saurait


depuis longtemps. Les enfants vont mieux, ils vont fêter le mariage de leur frère. A
quoi bon attendre encore ?

- Je t’ai dit que la femme de Boris est mon amie.

- Et ? Bon bref écoute, je dois te laisser. On en reparlera, y’a des gens qui
m’attendent. A demain.

- A demain ? Parce que tu vas y aller quand même ?

- Bien sûr, c’est mon fils qui se marie. Essaie de te calmer, il n’y a rien de grave, on
va gérer tout ça. Je te laisse, ok.

Bachir raccroche, me laissant pantoise. Pourquoi il prend tout ça à la légère ? Bon


ok, je ne vais pas aller au mariage moi. Et il ne faut pas qu’Anna y aille non plus, car
dès qu’elle verra Bachir elle ira vers lui et là tout le monde saura qu’on se connait.
Après ça, il ne faudra pas longtemps pour que la vérité se sache. Décidée, j’appelle
Majib en espérant qu’il a récupéré le numéro qu’il utilise quand il est à Dakar. Je
ne sais pas comment mais il faut que je le convainque de me laisser Anna
demain…

Malheureusement, Majib n’est joignable à aucun de ses deux numéros. Et il est


plus de minuit, je ne peux pas aller chez lui… c’est fichu.

Plus d’autre choix. Si je n’arrive pas à joindre Majib demain matin, je vais aller au
mariage et récupérer Anna avant qu’elle ait le temps de voir Bachir.

**********************
**********************

***Ndèye Marie Touré***

Quand j’ouvre les yeux, la lumière a envahi la chambre et une brise salée me
parvient aux narines. Je me tourne et vois la fenêtre grande ouverte sur la mer.
Boris n’est pas à côté de moi, mais en entendant le bruit de la douche je devine où
il est. A la place où il était couché, sur l’oreiller, je remarque une enveloppe que je
prends, me demandant ce que c’est. Voyant qu’elle a un certain poids, ma curiosité
est éveillée et je m’assois pour regarder ce qu’il y’a à l’intérieur… Des billets
d’argent. Bizarre… Je laisse tomber l’enveloppe et me recouche en l’attendant. Il
n’est que 8h30 du matin, donc pas encore de pression.

Boris finit sa douche et sort de la salle de bain, le corps encore mouillé diablement
sexy. Je suis une chanceuse…

- Hey, dit-il en s’essuyant. Ça y’est, t’es réveillée ?

- Hum moui. Mais j’en ai pas assez.

- Je sais, dit-il en s’asseyant près de moi puis m’embrassant. J’ai fait exprès d’ouvrir
les fenêtres pour que tu te réveilles tout doucement. La journée va être longue, en
plus ton téléphone a vibré plusieurs fois. Quelqu’un est pressé de te joindre.

- C’est sûrement maman qui…

Je m’arrête tout d’un coup et me redresse, complètement paniquée. J’avais


oublié !

- Oh mon Dieu.
- Qu’est-ce qui se passe ?

Je prends mon téléphone et regarde les nombreux appels. C’est ma sœur qui m’a
aussi laissé des messages. En composant le numéro du répondeur, je demande
avec espoir à Boris :

- Dis-moi que tu n’as pas oublié ce que je t’avais demandé. Stp, stp !

- Ce que tu…

Je l’arrête d’un geste pour écouter le message de ma sœur. Quand je finis, c’est
presque les larmes aux yeux que je regarde Boris.

- Ma tante a dormi ici. Apparemment, elle est réveillée depuis deux heures et
attend en bas qu’on descende.

- Pourquoi ? demande Boris, les sourcils froncés d’incompréhension.

- Pour le pagne Boris, je t’avais expliqué ! T’es énervant, on s’était mis d’accord !
J’étais sûre que t’allais oublier en plus. Je fais quoi moi, maintenant ??

Alors que je panique, le visage de Boris se détend dans un sourire amusé et il se


lève pour ouvrir le placard. L’espoir revient dans mon cœur alors que je le vois
sortir sa valise puis fouiller dans une poche pour en extirper quelque chose.

- Boris, c’est…
- Ce que tu voulais, répond-t’il en me montrant fièrement une petite fiole.

Je pousse un long soupir de soulagement et lui tends mes bras :

- Je t’adooore toi sérieux. Donne… Comment t’as fait pour… Tu sais quoi, je ne
veux même pas savoir. Juste merci !

Reconnaissante, je saute joyeusement dans ses bras et le serre très fort. Quand on
se détache, nos yeux se croisent et là, on n’en peut plus. Nous sommes saisis d’un
fou rire à s’en tenir les côtes. Impossible de s’arrêter, je ris tellement que j’en ai les
larmes aux yeux. Boris n’est pas dans un meilleur état que moi. Il nous a fallu un
bon moment pour enfin réussir à nous calmer, le sourire toujours sur le visage.
Boris parle le premier :

- C’est ridicule.

- Je suis d’accord.

Puis reprenant mon sérieux, j’essaie de lui expliquer.

- Mais c’est important par contre. Ça serait terrible pour mes parents de savoir que
je n’étais pas vierge, vraiment terrible.

- Ils savent au moins que je m’en fous de tout ça ?

- Ce n’est pas leur problème ! C’est pour eux, pas pour toi. C’est culturel, même
au-delà de la religion. C’est ça qu’ils connaissent et pour rien au monde je ne
voudrais leur infliger la honte, même si ça signifie leur mentir… Heureusement
pour moi, je suis mariée avec le seul homme sénégalais qui s’en fout d’avoir une
femme vierge. T’es un amour.

- N’est-ce pas ? En parlant de culture, tiens, c’est pour toi.

- Pour moi ? dis-je étonnée en le voyant me tendre l’enveloppe de tout à l’heure.


Pourquoi tu me donnes de l’argent ?

Il hausse les épaules et répond :

- La sœur de papa, tu sais celle qui est bien plus wolof que libanaise, elle m’a dit de
faire ça à ton réveil, si je suis satisfait de toi. Et comme je suis par-faite-ment
satisfait… voilà.

Son sourire fier et comblé est tellement drôle que j’éclate de rire.

- J’espère que tu sais de quoi elle parlait quand elle disait « satisfait »?

- Etre satisfait, c’est être satisfait, je ne veux rien savoir d’autre… Puis ça devrait
aider à rendre tes parents fiers de toi, non ?

- Oui mais quand même, ça me parait trop ! C’est combien ?

- Deux millions.
- Quoi ?!

- Chut.

Bouche-bée de stupeur, je le vois m’embrasser rapidement en se levant.

- Je m’habille et descends. Traine pas trop au lit, l’heure file.

- Honey, c’est trop ça. Avec tout ce que t’as déjà dépensé pour la dot et le mariage,
ce n’est vraiment pas la peine.

- C’est ta bouche qui parle trop. Lève-toi au lieu de bavarder.

- Ok, bon moi aussi je suis satisfaite de toi. Je t’offre quoi, de l’argent ? Un cadeau ?

Déjà habillé et à la porte, il se retourne en souriant et me fait un clin d’œil :

- On en reparle ce soir…

***********************

***********************

***Boris Suleyman Hannan***

Je quitte la maison accompagné de Majib et Anna, l’adorable fille de mon meilleur


ami. C’est son père qui nous conduit à l’hôtel de ville de Dakar pour le mariage
civil. Papa est déjà parti avec mes trois jeunes frères et ma sœur. Quant à Aysha,
elle est avec ma femme et les autres filles d’honneur en ce moment même au
salon de coiffure. J’espère seulement qu’elles ne seront pas en retard.

Un peu stressé, j’essaie de faire la conversation avec Majib mais il a l’air tendu. J’ai
l’impression que c’est depuis tout à l’heure quand Anna, en voyant mon père, a
couru vers lui le connaissant visiblement. Majib avait l’air surpris mais je ne vois
pas ce qui l’embête. Je me tourne vers Anna, assise à l’arrière dans sa jolie robe
rose, qui observe sagement le paysage.

- Hé Anna, je t’ai dit à quel point tu es mignonne dans cette robe ? C’est papa qui
t’e l’a donnée ?

- Non, c’est maman.

- Ah oui ? Tu es toute belle en tout cas. Papa a du souci à se faire… Dis tu connais
mon père alors ?

- Tonton Bachir, oui. C’est mon ami.

- Vraiment ? Ta maman aussi le connait ?

- Bien sûr. Elle travaille pour lui.

- Ah ouai, je vois... C’est cool. On dirait que tu l’aimes bien.


- Oui.

J’attends qu’elle en dise plus mais apparemment ce n’est pas son intention car elle
a le regard perdu ailleurs. Majib lui, ne dit toujours rien mais son visage semble un
peu moins tendu. Dans tous les cas, ce n’est pas avec ces deux-là que je vais
oublier mon stress, tellement ils sont peu bavards.

Je patiente donc et nous arrivons bientôt à destination. Devant la salle où sera


célébré le mariage, il y’a déjà beaucoup de monde. Pourtant, on en a invité le
moins possible ici, contrairement à la réception tout à l’heure. Je fais le tour pour
dire bonjour en attendant qu’on ouvre la salle.

Moins d’une heure plus tard, la mariée arrive avec ses filles d’honneur.

J’ai le souffle coupé en voyant la créature qui, tout de blanc vêtu et le sourire
resplendissant, vient à ma rencontre. Tout stress me quitte instantanément. Il ne
reste plus rien que la fierté et le bonheur de réaliser que ce dont j’ai longtemps
rêvé est enfin là. Je suis l’homme le plus chanceux du monde… J’ai eu la fille, j’ai
ma petite Marie…

********************

********************

***Aboul Majib Kébé***

Après avoir joué mon rôle de témoin, le mariage civil terminé, nous avons tous
rejoint le lieu de la réception, l’hôtel Terrou-bi. Je me trouve en ce moment-même
à l’une des terrasses, en compagnie d’Aysha et Anna. La première, fille d’honneur
et toute belle dans sa robe de cérémonie, rit joyeusement à mes compliments tout
en plaisantant avec ma fille dont elle s’est entichée. Toutes deux s’entendent très
bien et je me sens détendu à leurs côtés, oubliant mon malaise de tout à l’heure
quand j’ai vu qu’Anna connaissait tonton Bachir. Je ne sais pas pourquoi mais je me
suis rappelé tout de suite de l’homme que j’avais vu déposer Abi le jour où elle
avait prétendu être chez Maï. J’espère de tout cœur que ce n’était pas lui car je ne
veux même pas imaginer ce que ça voudrait dire. Il était dans un 4x4 noir, comme
celui de Bachir, mais aussi comme le mien… Mais des 4x4 noirs, y’en a beaucoup à
Dakar... Abi travaille seulement pour Bachir, Anna l’a dit.

En me tournant pour regarder l’intérieur de la salle, j’aperçois les mariés au fond,


en compagnie de plusieurs personnes. D’autres sont en train de danser dont
tonton Bachir avec sa belle-sœur. Inspiré, je m’apprête à inviter Aysha, histoire de
lui rappeler quel bon danseur je suis, quand, à ma grande surprise, j’aperçois
quelqu’un que je ne m’attendais certainement pas à voir ici. Abi…

Pendant un instant, je suis incapable de détacher mon regard d’elle et je n’entends


même plus le bruit ambiant. Elle est à part…

Dans tout ce monde de frou-frou et de vêtements européanisés, elle se démarque


vêtue simplement d’une longue robe en wax vert, qui lui moule le corps. Les
cheveux relevés en chignon, peu maquillée, son visage fin et juvénile n’en est que
plus beau. Elle observe autour d’elle comme si elle cherchait quelqu’un et tout
d’un coup nos regards se croisent. Je me détourne aussitôt en buvant dans mon
verre, émergé de l’état de léthargie dans lequel je me trouvais. Heureusement,
Aysha et Anna n’ont rien remarqué, toujours plongées dans leur conversation.

Tout d’un coup…

- Salut.

Abi. Elle est venue nous rejoindre. Je lui réponds calmement tandis qu’Anna elle
s’écrie, surprise :

- Maman ! T’es là ?
- Eh oui, tu vois ?

- Maman, c’est tata Ndèye qui se marie tu sais ? Regarde, elle est là-bas.

- Oui je sais, c’est pour ça que je suis venue.

Paraissant gênée, elle regarde Aysha, puis me regarde.

- Ça va, elle t’a pas trop embêtée ?

- Pas du tout… Aysha, je te présente Abi, la maman d’Anna.

- Ah ok… Bonsoir.

- Bonsoir.

… Okay, je ne sais pas ce qui se passe mais ni l’une ni l’autre ne parait ravie, on ne
peut pas faire « bonsoir » plus froid. L’atmosphère est devenue plus pesante dans
notre petite assemblée malgré la musique et les rires autour. Heureusement, Anna
vient à notre secours et ce, de manière très intéressante.

- Maman, j’ai vu tonton Bachir. Il est là aussi.

- Ah… ? Tu l’as vu quand ?


- On était dans sa maison. Viens, on va le voir.

- Non non, c’est pas la peine Anna. Alors, tu viens avec moi ou tu restes avec…
papa.

- Je discute avec tata Aysha.

- Ok… Bon, je vous laisse alors.

Elle s’en va aussitôt, non pas sans nous avoir jeté un dernier regard à Aysha et moi.
Ce qui est sûr c’est qu’elle n’est pas à l’aise mais je ne sais pas exactement
pourquoi… L’allusion à tonton Bachir… ou la présence d’Aysha… ? Serait-elle… Non,
Abi ne peut pas être jalouse. Pour être jalouse, il faut déjà avoir un cœur. Je crois
que ma bonne humeur est tombée pour de bon. Je ne sais pas ce qui a poussé
Ndèye Marie à l’inviter mais on aurait été mieux sans…

***********************

***********************

***Ahmed Bachir Hannan***

Je ne supporte pas de voir ma fille assise toute seule et qui ne s’amuse pas comme
le font les autres. Je supporte encore moins de devoir me retenir de la rejoindre…
Ses amies ont quitté la table pour danser et Anna joue sur la terrasse avec d’autres
enfants. Mais Léa elle, a l’air de tout sauf d’avoir envie d’être ici. Je l’observe
depuis tout à l’heure et la vois regarder sa montre de temps en temps, puis
l’entrée de la pièce. Elle veut partir… Mais j’ai remarqué aussi que ce qu’elle
regarde surtout c’est le couple formé par Majib et ma fille Aysha. Ils sont tout le
temps ensemble et semblent beaucoup s’amuser. Ça ne semble pas être du goût
de Léa…

Majib, le père d’Anna… Qui l’aurait cru ? Je ne sais pas comment il a connu ma fille
ni ce qui s’est passé entre eux, mais ça ne semble pas être de l’histoire ancienne
pour elle. Ma fille aime jouer à la forte mais au fond elle me ressemble beaucoup.
Je me suis rendu compte de sa sensibilité cachée quand elle a rencontré ma
femme. C’est ce jour-là que nous avons commencé à nous rapprocher l’un de
l’autre. A présent, je ne supporte plus d’avoir à la cacher, je veux plus que jamais
qu’elle prenne toute sa place dans notre famille, la place qui lui a toujours été
privée.

N’en pouvant plus, je m’excuse auprès des personnes avec qui je me trouve et
marche sans hésitation vers elle. Elle lève la tête et, me voyant arriver, la détourne
aussitôt en se levant pour partir.

- Léa.

Elle se retourne et dit doucement en regardant autour d’elle :

- Qu’est-ce que tu fais ?

- Viens, dis-je en lui souriant. On va danser.

- Bachir, non.
Mais comme je lui prends la main et l’attire vers la piste, elle est obligée de me
suivre pour ne pas se faire remarquer.

La tenant dans mes bras, je lui parle dans l’oreille :

- Quoi, tu me crois trop vieux pour danser ?

- Arrête. Tout le monde nous voit.

- Mais non, personne ne fait attention à nous. J’ai dansé avec tout le monde même
Maïmouna. Détends-toi… Je n’aime pas te voir comme ça.

- Je suis détendue.

- Sûre ? C’est Majib qui te met dans cet état ?

- Quoi ? N’importe quoi.

- Tu n’as pas à t’inquiéter, il n’y a rien entre eux.

- Il n’y a rien entre Majib et moi non plus. Alors arrête.

- Si tu le dis... En tout cas, ça ne me déplairait pas de vous voir ensemble. Je


connais bien Majib, c’est un bon garçon. Il fera un parfait gendre.
- Bachir, je vais partir si tu n’arrêtes pas.

- Ok, ok… Mais bon… si tu veux te remettre avec lui, sache que je…

Elle s’arrache tout d’un coup de mes bras, ne me laissant pas finir ma phrase.

- Léa… C’est bon, j’arrête.

Mais elle est déjà partie, s’empressant de prendre sa pochette sur la table puis sort
de la pièce. Je regarde autour de moi rapidement et la suis. La rattrapant dans le
couloir, je marche à côté d’elle :

- Tu ne préviens même pas tes amies ?

- Retourne là-bas, ok !

Sentant l’émotion dans sa voix, je me penche pour la regarder et vois qu’elle


s’apprête à pleurer.

- Okay, viens là.

Je lui saisis le bras et l’oblige à me suivre. Nous tournons dans un autre couloir où
se trouve un local dans lequel nous entrons. Là, je la prends dans mes bras et elle
résiste un peu avant de se laisser aller, pleurant pour de vrai.

- Oh là ça va aller chérie. Je ne savais pas que t’étais stressée à ce point. Je


plaisantais c’est tout… juste pour te détendre. Pardon.
Elle ne répond pas et continue de pleurer en silence. Alors que je lui frotte le dos
le cœur lourd, ma décision est prise. Cette situation ne peut plus durer.

- Léa, regarde-moi. Je vais te présenter aux enfants. Dès que Boris et sa femme
reviendront, on se réunira tous et je vais leur dire la vérité. Tu n’auras plus à te
cacher.

- Mais non, tu ne comprends rien… sniff… Sa femme est mon amie et on ne se


parlait pas depuis longtemps. Là, on vient à peine de se réconcilier et tu veux que
je gâche tout ?

- Pourquoi tu gâcherais tout ? C’est encore mieux si vous êtes amies, non ?

- Non !! C’est pas mieux, elle croira que j’ai encore menti, elle pensera que je l’ai
fait exprès alors que je n’avais aucune idée du fait qu’elle sortait avec Boris ! Je ne
fais que mentir Bachir, tout le monde le sait. Qu’est-ce que je vais dire à mes amies
dis-moi ?! Pendant des années, je leur ai caché des choses... Et Anna, tu y as pensé
?! Il n’y a pas seulement tes enfants dans cette histoire.

- Je comprends tout ça mais plus on leur cache la vérité, pire ce sera. Il faut qu’on
dise la vérité Léa…

- Non !

*********************

*********************
***Abdoul Majib Kébé***

La vérité… Je ne peux pas en entendre plus. Je me sens comme étourdi en


marchant pour quitter le couloir où je les ai suivis. Abi… et tonton Bachir. Le père
de mon meilleur ami. Je n’arrive pas à y croire et pourtant c’est vrai… Depuis des
années... pendant qu’elle était avec moi.

Choc, rage, douleur… Je ne sais pas ce que je ressens le plus.

Boris et Ndèye Marie sont heureux à côté, ne se doutant de rien… Tata Jeanne,
mon Dieu !

Abibatou Léa Sy… C’est fini cette fois. Tu vas le payer cher.

Partie 51 : Les années n’attendent pas

***Abibatou Léa Sy***

Petit à petit, je réussis à me calmer alors que Bachir m’explique pourquoi on


devrait dire la vérité. Je l’écoute à peine, m’en voulant d’avoir pleuré. Je déteste
être faible, surtout quand je suis en présence de quelqu’un. Après avoir séché mes
larmes et repris une contenance, je lui dis :

- Il vaut mieux que tu retournes avec les autres.

- As-tu au moins écouté ce que je t’ai dit ?

- Bachir…
- Non pas de Bachir. C’est bon Léa, ça suffit. Je suis ton père et je suis responsable
de toi. Maintenant tu m’écoutes, soit je te présente à toute la famille qui est la
tienne, soit je leur dis la vérité que tu sois présente ou non.

- Tu ne peux pas faire ça.

- Tu veux me tester ? Alors, c’est quoi ta décision ?

J’observe Bachir et le vois sévère pour la première fois depuis que je le connais. Il
est déterminé…

- Bon d’accord mais donne-moi du temps. Je veux d’abord en parler à Maï et


ensuite on pourra attendre les prochaines vacances de tes enfants pour…

- Je n’attendrai rien. Dans deux semaines maximum, tout le monde saura qui tu es,
point barre. Tu as du maquillage sur toi ?

- Du maquillage ?!

- Oui, répond-t’il agacé. Ces trucs que vous vous mettez sur le visage là pour
tromper le monde. Faut effacer cette tristesse de ta figure, je déteste te voir
comme ça.

Bachir… Il parle avec colère et pourtant ses mots sont attentionnés. Je me


surprends à sourire. Sur l’instant, je ressens un sentiment bizarre, je suis émue et…
c’est comme si on passait un baume sur mon cœur…

Je soupire en lui répondant :

- Je pars de toute façon. Merci d’être venu avec moi mais stp parlons-en demain
pour trouver la meilleure solution.

- Il n’y a pas dix mille solutions, y’en a une. Bref. Reviens boire un petit verre pour
te calmer et dire au revoir à tes amies. Tu ne peux pas partir comme une voleuse
comme ça.

- … Ok. Va devant, faut pas qu’on y retourne ensemble. J’arrive dans quelques
minutes.

- Bien. Profites-en pour te maquiller ok ?

- Ok, réponds-je en souriant.

Il m’embrasse affectueusement sur le front et sort, me laissant apaisée.

***

Plusieurs minutes plus tard, revigorée, je retourne dans la salle de réception.


Apercevant Maï, Virginie et Ndèye Marie en groupe, je les rejoins.

- Gosse t’étais passée où ? dit Maï alors que je m’assois avec elles.
- J’étais aux toilettes.

- T’arrives à temps. Ndèye est en train de nous raconter sa nuit de noces. Tu vas te
marrer.

- Contente de voir que ça te fait rire ! s’indigne Ndèye Marie. J’aurais aimé te voir à
ma place, tu trouverais ça moins drôle.

- Je n’aurais pas pu être à ta place ma chère, je l’ai gardé au chaud moi jusqu’au
mariage. No stress.

- Ouai c’est ça, prétentieuse. En tout cas moi, je me suis réveillée avec, tenez-vous
bien, deux millions de francs cfa sur mon oreiller parce que monsieur était satisfait
!

- Tu blagues !

- Eh non Virginie. Deux millions je te dis. J’ai halluciné, il est complètement ouf.

- Put*** ! s’écrie Maï. Lamine va m’entendre ce soir.

- Et voilà, interviens-je. Merci Ndèye, tu viens de créer un problème de couple.

- C’est vous qui avez voulu que je raconte… Et donc plus tard, j’ai remis le pagne à
la vieille, je vous jure fallait voir comment elle était soulagée. Aysha m’a raconté
qu’elle était stressée à mort dans la cuisine alors qu’elle nous attendait. Elle est
restée trois heures là-bas, trois heures !!

Aysha… La copine de Majib. Elle était donc chez Bachir ? En profitant pour glaner
des informations, je demande avec légèreté :

- Au fait, c’est qui cette Aysha ? On me l’a présentée tout à l’heure.

- C’est la sœur de Boris. Qui te l’a présentée ?

- Euh… Majib.

Aysha, la sœur de Boris ?? Mais elle ne ressemble pas du tout à Bachir. J’ai été en
face de ma sœur sans même le savoir… Heureusement, les filles ne remarquent
pas mon trouble et Ndèye Marie continue :

- Ok… Bon, sinon pour demain, je ne sais pas si je vous l’ai dit mais habit
traditionnel obligé.

- Ohh oui avec plaisir, dit Maï. J’ai l’impression d’étouffer dans cette robe.

- Ça ne m’étonne pas. Je voulais te le dire depuis hier. T’as grossi non ?

- J’ai pas grossi, se défend-t’elle.


- SI !

Nous répondons en même temps et si vivement Virginie et moi, que ça nous fait
toutes éclater de rire, devant la mine déconfite de Maï.

- C’est vrai ? Vous trouvez que j’ai grossi ?

- Oui mais t’es joliiie. T’inquiètes, on plaisante.

- Ok mais si je grossis déjà maintenant, qu’est-ce que ça va être dans cinq mois ?

- Cinq mois ? Pourquoi cinq… ohh tu es enceinte ?!

- Chut Virginie, parle moins fort !

- Maï ? dis-je à mon tour. C’est vrai, t’es…

- Oui, oui, bon pas la peine d’en faire des tonnes. Je n’avais pas prévu de vous le
dire mais c’est plus fort que moi.

- Oh félicitations !! C’est génial, pourquoi tu ne voulais pas nous le dire ?

- Parce qu’elle a peur, réponds-je à Ndèye Marie. Ça ne s’est pas bien passé la
dernière fois… Mais tu n’as rien à craindre ma puce, tu verras tout ira bien cette
fois.

La discussion tourne maintenant joyeusement autour de la grossesse de Maï.


Pendant ces instants, on se retrouve à nouveau comme avant, plus aucune tension
n’existe et c’est juste…bon.

Je me sens heureuse. Pour rien, je ne voudrais gâcher ça à nouveau.

Rompant la discussion qui est revenue sur la journée prévue chez Bachir, je suis
obligée d’intervenir.

- Au fait, je suis désolée mais pour demain c’est mort pour moi. Je ne pourrai pas
venir.

- Oh non, pourquoi ?

- Je… ne me sens pas bien depuis hier. J’ai peur de couver quelque chose, il faut
que je me repose un peu. Tu ne m’en veux pas Ndèye ?

- Non, je comprends. Repose-toi.

Nos regards se croisent et elle sourit, mais une certaine gêne s’installe,
rapidement interrompue par une voix derrière nous.

- Ma femme et ses copines de galère.

Surprise, je lève les yeux pour voir Boris qui pose ses mains sur les épaules de
Ndèye Marie. Je détourne aussitôt la tête, troublée. Jusqu’à présent, je ne
l’apercevais que de loin et ça m’allait bien.
- Hey toi, tu trainais où ? lui demande Ndèye Marie.

- J’étais dehors avec les enfants. So, j’ai déjà rencontré Virginie, Maï et… Abi ?

- Oui. Abi je te présente Boris.

- Salut, dis-je en lui jetant un bref coup d’oeil.

- Salut Abi. Enfin je te rencontre. J’ai beaucoup entendu parler de toi.

- Ah…

Je sens trop son regard sur moi. Je ne sais pas à quoi exactement il fait allusion en
disant qu’il a entendu parler de moi et je ne veux pas le savoir. Comme je suis
revenue ici juste pour dire au revoir aux filles, il est grand temps que je m’en aille.
Pas question de rester plus longtemps. Pendant que Boris cause avec elles, je me
lève et prends congé :

- Bon, faut que j’y aille.

- Déjà ? répond Maï.

- Oui, désolée mais je suis vraiment fatiguée. Je vous appelle demain pour voir
comment ça se passe, ok ?
- Ok, on s’appelle.

- Ciao.

Je ne reste pas plus longtemps et marche vite vers la terrasse pour chercher Anna.
L’apercevant, je la rejoins pour lui dire au revoir avant de retourner sur mes pas.
Dans le couloir menant à la sortie, j’entends quelqu’un m’appeler :

- Abi !

M’arrêtant pour me retourner, je la vois venir à moi. La maman de Majib… Qu’est-


ce qu’elle me veut encore ? Cette journée a été suffisamment stressante comme
ça, je n’ai vraiment pas besoin de ça.

- Bonsoir.

- Bonsoir. Je t’apercevais depuis tout à l’heure mais tu étais loin. Tu rentres là ?

Hun ? Pourquoi elle parle gentiment comme ça ? Je ne la connais pas trop mais si
je suis sûre d’une chose, c’est qu’elle n’est pas du type « cool ».

- Oui, réponds-je simplement.

- T’as une minute à m’accorder ?

Je ne réponds pas mais me tourne, hésitante, pour lui faire face lui montrant ainsi
que je l’écoute.
- J’étais avec Anna tout à l’heure, dit-elle avec le sourire. C’est une petite fille
adorable.

- … Merci.

L’air gênée, elle détourne le regard et garde le silence un instant avant de


continuer :

- Abi, je suis au courant. Anna est ma petite fille et… je voulais te remercier de
t’être occupée d’elle toutes ces années.

Trop surprise pour parler, je ne dis mot, attendant juste la suite. Parce que si je ne
me trompe pas sur son attitude, il y’en a une…

- J’aimerais qu’on parle si ça ne te dérange pas.

- De quoi ?

- D’Anna.

- Anna… Excuse-moi mais je ne comprends pas. De quoi veux-tu parler exactement


?

Si elle aussi elle me parle de récupérer MA fille, je jure que je vais l’étrangler sur
place. Mais ce n’est pas encore ce qu’elle dit :

- Je vis à Dakar maintenant, tu sais ?


- J’en ai entendu parler.

- Ok. Tu crois qu’on peut se voir dans un endroit plus tranquille ? Chez moi ou chez
toi comme tu veux.

- Tata…

- Ce n’est rien de grave, je t’assure. Je veux juste te parler de ma petite-fille que je


n’ai pas connue toutes ces années. Je suis sa grand-mère tu comprends ?

Non, je ne comprends pas, mais bon… Se trompant sur le sens de mon silence, elle
enchaine :

- Tu fais quelque chose demain ?

- Je ne sais pas encore, j’ai prévu de me reposer.

- Je peux passer chez toi si tu veux. Donne-moi ton numéro de téléphone, je


t’appellerai.

Là, je ne sais vraiment pas comment réagir. Je viens tout d’un coup de me rendre
compte qu’avouer la vérité à Majib ne l’implique pas seulement lui mais aussi
toute sa famille. Est-ce que je devrai me les coltiner tous maintenant ? Parce que
franchement, je n’ai aucune envie d’avoir affaire à cette femme qui, sous ses airs
de comédienne, m’a détestée dès le premier regard. Cependant, je ne vois quelle
raison avancer pour refuser de lui donner mon numéro de téléphone et donc
m’exécute à contrecœur. L’air satisfaite, elle me remercie et promet de m’appeler
avant de partir.

Aysha, Boris et maintenant la mère de Majib… Décidément, je n’oublierai pas cette


journée de sitôt. Par contre, je n’ai jamais été autant ravie de quitter un lieu que
cet hôtel.

*************************

*************************

Le lendemain

***Boris Suleyman Hannan***

Le jardin est rempli des invités mais l’atmosphère est plutôt intime contrairement
à hier, et surtout beaucoup plus simple. Que des parents et amis proches, voilà ce
qu’on voulait pour notre dernier jour à Dakar avant de prendre la route. Pendant
deux semaines, ma femme et moi allons parcourir le Sénégal pour nous arrêter à
différents endroits. La petite côte, la ville de Saint-Louis, les îles du Saloum, la
Casamance… autant d’endroits à découvrir, surtout pour moi qui ai peu vécu ici.

Nous allons partir dès cet après-midi mais en attendant, on profite du barbecue,
du soleil et de la plage. Ce qui me plait dans cette journée c’est de voir mes jeunes
petits frères et sœurs heureux. C’est la première fois que je les vois aussi détendus
depuis le décès de maman. Cette fête c’est aussi pour eux, maman a eu raison
d’avoir insisté pour qu’on la fasse. Ils ont ramené quelques copains et c’est un vrai
plaisir de les voir redevenir « jeunes », après la perte qu’ils ont vécue.

Pourtant, maman manque terriblement à cette maison, elle manquera toujours...


Mais tout le monde semble déterminé à rendre le sourire à ses enfants, surtout sa
petite sœur, ma tante Nadine, qui est restée à la maison depuis le décès et qui est
un parfait amour.

Seul dans un coin ombragé en compagnie de papa, j’aperçois Ndèye Marie avec
ses copines attablées sur la terrasse, et Aysha, toujours collée aux baskets de
Majib. Ce dernier n’a pas à s’occuper d’Anna ici qui a pléthore d’enfants avec qui
jouer dans la piscine. Je ne suis pas sûr d’apprécier le rapprochement qui s’est
opéré entre ma petite sœur et mon meilleur ami depuis quelques mois. Majib
n’est pas bien… J’ai peur qu’il ne se repose un peu trop sur Aysha pour faire passer
la pillule « Abi ».

Ça fait un petit moment que je veux lui en parler mais ne l’ai pas encore fait. Vu
comment ils ont été ces trois jours, je crois qu’il vaut mieux que je tire cette
histoire au clair avant de partir. L’apercevant à un moment se diriger vers
l’intérieur de la maison, je me lève pour le suivre.

Je le trouve dans la cuisine, devant le frigo ouvert.

- Hey Maj, dis-je en m’approchant.

- Hey… Tu veux une canette ?

- Donne.

Il m’en lance une puis se sert avant de s’adosser à la table de cuisine où je suis
assis.

- Alors, ça se passe comment ? Marié hein ?

- Et responsable... Une autre vie.


- C’est ce qu’il faut. Les années n’attendent pas, on n’est plus tout jeunes. La
famille, y’a que ça de vrai.

- Amen ! A quand ton tour ?

Il pouffe de rire.

- Des femmes honnêtes comme la tienne, ça ne court pas les rues.

- Hum… Et avec ma sœur, qu’est-ce qui se passe ?

- Ta sœur ? dit-il en fronçant les sourcils.

- Aysha. Vous êtes devenus très proches depuis quelque temps.

- Yep. J’aime bien être avec elle, c’est une futée.

- A quel point ?

- A quel point quoi ?

- A quel point tu aimes être avec elle ?


Il me regarde cette fois attentivement avant de répondre :

- Tu insinues quoi là.

- Je sais pas, j’essaie de savoir justement. Tu as des sentiments pour elle ?

- Aysha ?? T’es malade ? C’est ma petite sœur, t’es con toi des fois.

- Donc c’est tout.

- Boy, dit-il avec un petit rire. Si c’est ce que je crois qui t’inquiète, tu peux dormir
tranquille.

- Parfait parce que ça ne me plairait pas.

- Bon, tu vas finir par m’énerver Boris avec ce ton. Aysha et moi sommes amis, ça
me choque que tu penses autrement.

- J’ai le droit de m’inquiéter… Bref. Assure-toi qu’elle est sur la même longueur
d’onde que toi, c’est tout.

- C’est-à-dire ?
- C’est-à-dire qu’elle avait le béguin pour toi depuis ado, ce n’est pas le moment de
réveiller ça.

La mine surprise de Majib qui écarquille les yeux me fait comprendre qu’il ne s’en
est jamais douté.

- Ne me dis pas que tu ne savais pas.

- Quoi ? Mais non, jamais. D’où tu tires ça ?

- Tu crois que c’est pour qui qu’elle venait jouer à la play tout le temps dans ma
chambre ? Elle ne faisait ça que quand tu venais en vacances. T’as jamais
remarqué ?

- Comment aurais-je pu ? Je me disais qu’elle aimait jouer c’est tout. Je n’avais


aucune idée.

- Eh bien tu le sais maintenant, alors fais gaffe… J’ai rencontré Abi hier.

-…

- Je comprends mieux pourquoi t’es devenu bête tout d’un coup. C’est une
bombe !

- Wow, ta femme sera ravie d’entendre ça.


Je ris en descendant de la table.

- Bon, je retourne dehors.

Quand avant de sortir, je me tourne vers lui, il a les yeux baissés sur sa canette et
son expression est plus fermée que jamais. Abi…

- Mon pote, lui dis-je. Si tu l’aimes, ne perds pas de temps… Les années
n’attendent pas, n’est-ce pas.

Il ne me jette ni un regard, ni fait un geste. Je sors donc le laissant seul, sachant


que mes paroles ne serviront à rien.

******************

******************

***Abibatou Léa Sy***

La maman de Majib, tata Djibo, est chez moi. Ça me fait tout bizarre de la voir
assise sur mon canapé, regardant partout autour d’elle, sa petite personne
occupant peu de place. Je la rejoins avec un plateau de boissons et verres que je
pose devant elle sur la table.

- Merci Abi. C’est beau chez toi, j’aime bien. Ça me rappelle ma jeunesse.

- Ah oui ? Tu avais un appartement aussi ?


- Oh non, dit-elle en riant. Je vivais avec toute ma famille, six personnes, dans un
appartement pas beaucoup plus grand que celui-ci. C’était au rez-de-chaussée
d’une maison dont le propriétaire vivait à l’étage. Très modeste… Mais ma mère le
décorait bien malgré le peu de moyens. En y entrant, personne ne se serait douté
qu’on avait du mal à joindre les deux bouts. Crois-moi, à côté tu as de la chance
d’avoir tout ceci pour toi toute seule à ton âge.

- Je vois…

Elle essaie de me faire pleurer ? C’est raté. La pauvreté, j’ai connu, ça ne


m’impressionne guère. Pour lui montrer qu’elle n’a vraiment pas à se plaindre de
sa vie, je rajoute :

- Ça doit te changer alors. L’Angleterre, la maison aux Almadies… Vous avez fini de
construire ?

- Je vois que Majib t’a parlé de moi, répond-t’elle en souriant. En effet, les choses
ont changé… Mais je me suis battue pour.

Enfin ! Voilà. Là, à sa mine fière et offensée, je reconnais la personne qui ne se


prend pas pour de la merde que j’ai rencontrée. Finie la comédie.

Je lui réponds sur un ton plus agressif que je ne le voudrais :

- C’est ce qu’on fait toutes. Se battre pour y arriver et ne compter sur personne.

Nous nous affrontons du regard pendant quelques secondes. Si elle m’a détestée
parce qu’elle pensait que j’en voulais à l’argent de son fils, elle s’est trompée.
Détournant les yeux en souriant, elle reprend la comédie.
- Tu as des photos d’Anna quand elle était bébé ?

Je ne réagis pas sur le coup puis me lève pour chercher un album-photos que je lui
tends. Elle l’ouvre et commence à parcourir les pages. Sa mine resplendit
instantanément et elle parle d’une voix remplie d’émotion.

- Quel beau bébé ! Elle avait combien de mois là ?

Elle me montre la photo en question que je me penche pour regarder.

- Hum, quatre ou cinq. Elle s’asseyait déjà.

- Okay… Sur celle-ci, c’est carrément la tête de son père. Regarde ses yeux.

Je vais éviter...

Elle continue à parcourir les pages, toujours souriante. Jusqu’à ce qu’elle me


montre une photo.

- C’est qui ?

-… Ma cousine.

- Ah, dit-elle doucement.

Son sourire disparait tout d’un coup et c’est d’un ton calme qu’elle me demande :

- Elle avait quel âge quand elle est décédée ?


Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Elle sait pour Anna… Majib lui a donc
tout dit. Sans enthousiasme, je lui réponds :

- Elle avait 19 ans.

- Ok… Anna… C’est toi qui lui as donné son prénom, à ma petite fille ?

- … Oui.

- Et le Eva ?

- La mère de ma cousine s’appelait Eva.

- Elle est décédée aussi ?

- Oui… ses deux parents, dans un accident de voiture.

- Ah… Et… de quoi elle est morte Anna ? Il parait qu’elle était malade ? C’était quoi
déjà ?

- Anna, dis-je sèchement, est morte de chagrin. Parce qu’elle se croyait


abandonnée par ton fils. C’est de ça qu’elle est morte, rien d’autre.
-…

C’est bon, elle m’a énervée avec ses questions. Quoiqu’il se soit passé exactement,
Anna est morte à cause de cette histoire. Il est hors de question que je laisse un
quelconque membre de la famille de Majib insinuer que c’est faux. J’en ai déjà
assez de cette conversation et pense à faire en sorte que la mère de Majib parte
quand, en la regardant, je la vois avec surprise la tête baissée et la main sur les
yeux.

Qu’est-ce qui est en train de se passer là ? Elle pleure ?!

Complètement prise au dépourvu, je l’observe et c’est évident. Elle pleure !


Perdue, je ne sais plus que faire. Ai-je été trop dure ? Je n’ai rien dit pour la faire
pleurer quand même. Ou bien elle est juste triste pour Anna ? Là, je ne sais plus
quoi penser d’elle. Elle est bonne ou mauvaise en fait ?

Je me mets à bégayer :

- Elle… avait la drépanocytose.

-…

- Mais Anna Eva va bien… Elle ne l’a jamais connue, donc ça va, elle ne lui manque
pas… Je m’occupe bien d’elle.

-Sniff… Je sais.

Elle relève la tête en s’essuyant les yeux, puis dit :

- Il suffit de la voir pour savoir que tu es une bonne mère. Je n’ai jamais vue une
enfant aussi bien élevée qu’Anna… Je ne m’inquiète pas pour elle, si je pleure
c’est… parce que sa mère est morte par ma faute.

- Pardon ?!

- Oui. C’est à cause de moi si elle a cru que Majib ne voulait pas d’elle. J’ai
demandé à mon autre fils de… lui dire d’avorter.

-…

- Je regrette tellement, je n’aurais jamais pensé que ça la ferait souffrir à ce point.


J’étais convaincue qu’elle mentait et quand j’y repense aujourd’hui je ne sais
même pas pourquoi… C’était juste une jeune fille innocente, elle a fait des erreurs
c’est tout… Majib n’est plus le même avec moi tu sais. Je m’en…

- STOP !

Je crie tellement fort qu’elle recule de surprise. Mais je ne la laisse pas le temps de
se reprendre :

- Je n’en ai absolument rien à faire de tes regrets, rien du tout ! Tu peux partir
maintenant.

- Ma fille, je sais que j’ai fait une erreur. J’essaie de...


- Ne m’appelle pas ta fille, je ne suis pas ta fille ! T’essaies quoi, de te calmer la
conscience ? Ça y’est, c’est fait ? Maintenant, je te demande juste de sortir.

- Je ne t’ai pas dit pourquoi je suis venue. Je suis là pour Anna. On est ses grands-
parents et la famille c’est important pour moi. Majib ne l’emmène jamais chez
nous. Pourtant on vit dans la même ville qu’elle, elle pourrait venir passer
quelques week-ends avec nous, des vacances ?

- Tata, wallah je ne veux pas te manquer de respect. Ne me pousse pas à bout.


Lève-toi et va-t’en.

Elle ne fait pas un geste. A bout, je me lève et prends son sac posé sur la table que
je repose sur elle. Elle me regarde puis se lève lentement, d’un air désolé dont je
n’ai rien à foutre.

Je la suis jusqu’à la sortie et quand elle est dehors, je claque la porte à tel point
que la vibration résonne en moi. Pendant de longues secondes, je reste debout
derrière, les yeux fermés, essayant de calmer la tension qui me submerge la tête.
Quand enfin ça va mieux, j’ouvre les yeux, et mes larmes roulent en silence sur
mes joues…

******************

Six jours plus tard

J’ai passé la journée chez Maï mais suis rentrée plus tôt que d’habitude. Penda
n’est pas là pour recevoir Majib qui doit ramener Anna cet après-midi. Pourtant, il
est 18h et je n’ai aucune nouvelle d’eux. Je pensais que Majib rentrait aujourd’hui
mais peut-être que j’ai mal compris…

Du coup, m’ennuyant seule chez moi et n’ayant pas vu ma petite fille depuis
samedi au mariage, je me mets à préparer des beignets en l’attendant. Ça lui fera
plaisir. On va passer une soirée canapé devant la télé et on va déguster nos
beignets ensemble.

Deux heures plus tard j’ai fini mais toujours aucune nouvelle de Majib. Est-ce qu’il
a oublié qu’il devait la ramener ? Pour en avoir le cœur net, je décide de
l’appeler… Répondeur.

Il m’a pourtant appelé avec ce numéro hier soir pour me passer Anna… Bon, je vais
prendre ma douche et me mettre en pyjama en attendant.

A presque 22h, je suis officiellement inquiète. Soit je n’ai pas compris Majib, soit il
se passe quelque chose. Mon instinct me dit que cette dernière hypothèse est la
juste. Son téléphone ne répond toujours pas. Réfléchissant à ce que je pourrais
faire, je me retrouve dans l’embarras. La seule personne proche de Majib dont j’ai
le numéro est sa mère.

J’hésite un court instant puis me décide à l’appeler. Ma fille en vaut la peine… Elle
décroche avec empressement :

- Allô, Abi ?

- Oui. Bonsoir.

- Bonsoir. Comment tu vas ?


- Pardon de déranger mais je cherche à joindre Majib depuis tout à l’heure sans
succès. Tu sais où il est ?

- Majib, mais il doit être parti là ?

- En Angleterre ?

- Oui, son vol était prévu pour 20h environ. Pourquoi ? Tout va bien ?

- Il devait ramener Anna en fait mais elle n’est pas encore là. Je n’ai pas le numéro
des grands-parents, du coup je ne peux pas les appeler.

- Je vois. Attends, je vais les appeler.

- Ok, merci. J’aimerais juste savoir si on la ramène toujours ce soir ou pas. Dis-leur
que je peux venir la chercher s’il le faut.

- Ok. Je te rappelle tout de suite.

On raccroche et j’attends mais tata Djibo tarde à rappeler. 5 minutes, 10, 15… ok,
je la rappelle. Cette fois, elle décroche moins rapidement.

- Abi.
- Oui, tu n’as pas pu les joindre ?

- Euh, si si.

- Alors ?

- Majib est bien parti.

- Ok… Et Anna ?

- Abi, apparemment Majib est parti avec Anna. Du coup, ça me surprend que tu ne
sembles pas être au courant. Tu ne savais pas ?

- Mais… comment ça parti avec Anna ? Parti où ?

- En Angleterre.

Le sol s’ouvre sous mes pieds. Non…

Non, il n’a pas pu faire ça. Il ne peut pas me faire ça. Non... tout sauf ça.

Partie 52 : Je suis seule


***Abibatou Léa Sy***

Je ne dois pas paniquer. Ce n’est pas possible que Majib ait emmené Anna avec lui,
il n’oserait pas faire ça. Je ne vois même pas pourquoi il l’aurait fait, j’ai respecté
ses règles. Non pas que j’aie peur de lui mais je ne vois plus personne, c’est bien ce
qu’il exigeait non ?

Non, il ne l’a pas emmenée. Si ça se trouve, il l’a juste déposée chez ma grand-
mère pour ne pas me voir. Je me dépêche de l’appeler.

- Allô.

- Allô Mame ? Tu dors ?

- Non, je suis juste couchée.

- Mame, est-ce qu’Anna est avec toi ?

- Anna ? Comment ça, tu as envoyé quelqu’un pour l’emmener ?

Oh non, Anna n’est pas avec elle… Je n’arrive pas à répondre et sous le poids de
l’émotion, m’assoie lourdement sur le fauteuil.

- Abibatou, qu’est-ce qui se passe ? Où est Anna ? Tu m’inquiètes.

-…
- Abi, je te parle.

- Elle… elle était avec Majib. Il ne l’a pas ramenée.

- Majib…

Bizarrement, Mame Anna ne dit rien de plus. Elle garde le silence un bon petit
moment puis répond avec calme.

- Tu es sûre qu’il devait la ramener aujourd’hui ?

- Oui, bien sûr. J’ai appelé sa mère, elle m’a dit qu’ils sont partis ensemble à
l’aéroport il y’a plus de deux heures !

Je n’en peux plus. Ma voix se casse sous la pression et je commence à pleurer. Si


Majib a vraiment emmené Anna, qu’est-ce que je vais faire ? Ils seront en
Angleterre ! Ce n’est pas la porte à côté !

- Abi, calme-toi. Tu n’as pas à t’inquiéter si Anna est avec Majib. Où qu’ils soient, il
prend soin d’elle, tu peux être sûre de ça.

- Mame, tu ne comprends pas. Il m’avait menacée de la prendre avec lui, il l’a peut-
être emmenée en Angleterre là.

- Je comprends. Mais c’est son père, n’est-ce pas ?


- Et alors ?! crie-je avec surprise.

- Alors, il a le droit de l’emmener où il veut. Abi, tu as toujours élevé Anna toute


seule. Mais maintenant tout a changé, son père est là. Tu ne peux plus prendre
toutes les décisions pour Anna, même si c’est difficile à accepter pour toi.

Je suis bouche-bée. Je suis tellement surprise que je n’arrive pas à dire un mot.
Pourquoi ma grand-mère parle comme ça ?

- Abi ?

- Mame, pourquoi tu parles comme si tu étais de son côté ? Anna n’est pas partie
en vacances sinon il m’aurait prévenue. Je te dis qu’il m’avait menacée de la
prendre. Définitivement !

- Abi, raccroche et viens à la maison, il faut qu’on parle.

- Quoi ? Mais non, je ne peux pas là, il faut que je trouve Anna.

- Anna est partie avec son père, tu vas la trouver où ? Ce n’est pas ce soir que tu
vas la voir alors calme-toi. Je suis sûre qu’ils t’appelleront très bientôt mais en
attendant viens ici.

- Je ne peux pas…
- Si, tu peux. Demande à quelqu’un de t’accompagner comme il se fait tard et
viens.

Après avoir raccroché avec Mame, je reste longtemps assise sans savoir quoi faire.
J’ai vraiment peur. J’hésite entre appeler Bachir ou Maï pour leur demander
conseil et opte finalement pour le premier, qui ne répond pas. Une minute après,
je reçois un message de lui : « A l’hôpital avec Didi, je te rappelle ».

A l’hôpital ? Didi, ou Khadija, est sa plus jeune fille. On parlait d’elle rien qu’hier.
Qu’a-t’il pu se passer pour qu’ils soient dans un hôpital un samedi soir ? Je lui
réponds « ok » et appelle Maï. Celle-ci répond et elle au moins parait aussi
choquée que moi, contrairement à Mame Anna. Quand je lui raconte la réaction
de cette dernière, elle me conseille quand même de faire ce qu’elle a dit, c’est-à-
dire la rejoindre pour au moins ne pas rester seule à m’inquiéter. En fin de compte
c’est ce que je fais. Après avoir préparé quelques affaires, je vais retrouver ma
grand-mère.

Quand j’entre dans sa chambre, elle n’est toujours pas endormie et se redresse en
me voyant arriver. Je la salue et m’assois à côté d’elle. Elle sourit affectueusement
en m’observant avec attention.

- Tu es inquiète et c’est normal, mais je t’assure que tu n’as pas à l’être.

- Mame, je ne te comprends pas. Pourquoi tu ne vois pas à quel point c’est grave
ce qui arrive ?

- Parce que ça ne l’est pas pour moi. Majib a pris sa fille, il ne te l’a pas volée. C’est
sa fille.

- Donc, ce n’est pas la mienne ? Tu es de son côté alors ?


- Abi, ne dis pas des bêtises. Tu sais très bien que je serai toujours de ton côté quel
que soit ce qui se passe. Mais il se trouve que dans cette histoire, vous avez tous
les deux des droits sur Anna et pour moi il n’y a pas de parti à prendre. Tu vas
devoir faire avec Majib maintenant, tu n’as pas le choix… Et si tu es intelligente, tu
feras avec lui de la meilleure des manières, celle qui vous rendra tous les deux
satisfaits…

- Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Tout ce que je vois moi, c’est que ma
fille n’est pas avec moi et ça je ne peux pas l’accepter. Je veux la voir Mame, je
veux voir ma fille.

Ne pouvant plus me retenir, je me remets à pleurer pour la deuxième fois de la


soirée. Imaginer Anna dans l’avion, sans moi, m’est insupportable. Elle s’éloigne de
moi… Je me sens vide et je ressens une telle peur que mes mains en tremblent.
Mame me parle doucement :

- Arrête de pleurer. Je sais que c’est dur mais pleurer ne va pas t’aider. Va te
changer et viens dormir avec moi. On parlera demain quand tu seras plus calme,
c’est mieux.

Je ne réponds pas, incapable de parler pour le moment. Puis au bout de quelques


minutes je me lève et vais me préparer pour dormir. Le sommeil ne vient pas
pendant longtemps. Mame Anna s’étant endormie, je ne cesse de regarder mon
téléphone toutes les cinq minutes, même en sachant bien que le vol n’arrivera pas
à destination avant 4 ou 5H du matin. Vers 2H, c’est un autre message de Bachir
que je reçois, me disant qu’il me rappellerait le lendemain finalement. C’est
ensuite que j’arrive à trouver un peu de sommeil qui ne dure pas bien longtemps.
Vers 5H du matin, je n’en peux plus d’être couchée. Je me lève et sors de la
chambre pour appeler Majib mais tombe encore sur son répondeur. La voix
affaiblie, je lui laisse un message lui demandant de me rappeler le plus vite
possible. J’espère encore un miracle, j’espère qu’il l’a cachée quelque part à Dakar
juste pour me faire peur…

Quand je retourne dans la chambre, Mame Anna s’est déjà levée et est sous la
douche. Elle en sort quelques minutes plus tard pour étendre sa natte et
commence ses prières. Dans la pénombre de la chambre, je suis allongée sur le lit
le téléphone serré dans une main et les yeux posés sur ma grand-mère. Elle tire
une à une sur les perles de son chapelet en marmonnant des incantations.
Bizarrement, assister ainsi à cette scène, à cette heure-ci du matin, me procure un
certain apaisement. Je me sens beaucoup plus calme et de doux souvenirs
d’enfance remplacent progressivement dans mon esprit l’inquiétude qui me
tordait le ventre.

Alors que je continue d’observer ma grand-mère, mon téléphone bipe tout d’un
coup et je sursaute précipitamment pour le regarder. Un message de Majib est
affiché. Je l’ouvre et lis les quelques mots qui me confirment ce que je craignais
tant : « On vient d’arriver. Je t’appelle dans une heure quand on sera à la maison.
AMK »

Je ne trouve même pas la force de lui répondre, ni quoi lui répondre. Je me sens
tellement mal que j’ai comme l’impression que je vais vomir, mon estomac noué
par la peur. Mes yeux s’embuent à nouveau. Je les lève sur Mame qui a le regard
interrogateur tourné vers moi.

- Elle est avec lui, lui dis-je tout bas.

Elle hoche la tête puis la tourne pour terminer son « wird »*. Quand elle finit, elle
me fait un signe pour que je m’asseye à côté d’elle, ce que je fais. Prenant mes
deux mains tendues, elle murmure des incantations puis souffle dessus, me
laissant ensuite les poser sur mon visage. Tout du long, j’agis mécaniquement, mes
pensées seulement occupées par Anna. Mame Anna me reprend alors la main et
la serre entre les deux siennes.

- Abi... je veux qu’on parle sérieusement cette fois.

-… D’accord.

- Je suis ta grand-mère, je t’ai élevée jusqu’à ce que tu sois la femme que tu es


devenue aujourd’hui. Je t’ai donné l’amour d’un père et d’une mère, de la même
façon que tu en as donné à Anna. Donc personne ne peut te comprendre mieux
que moi. Quelle que soit la douleur que tu ressens, je sais ce que c’est. J’ai ressenti
pire en voyant ma petite-fille mourir et toi quitter aussitôt après la maison. Vous
m’avez laissée seule toutes les deux et au fond je ne me suis jamais remise de
cette douleur.

En entendant ces mots, je baisse la tête, honteuse. J’ai été égoïste… Je n’ai pensé
qu’à Anna et moi, alors que Mame Anna a subi la même perte que nous. Je ne sais
pas quoi lui répondre, à part pleurer en silence.

- Je n’essaie pas de te culpabiliser, continue-t’elle. Je veux juste te parler


honnêtement pour la première fois et te faire comprendre à quel point tu m’es
chère. Je dois te parler parce que je suis très vieille Abibatou, il ne me reste plus
beaucoup de temps.

- Ne dis pas ça.

- C’est la vérité, personne n’est éternelle, il y’a une limite pour chacun d’entre nous
et la mienne n’est pas loin. Mais avant de partir, ce que je souhaite le plus au
monde, c’est te voir heureuse… Depuis que vous étiez petites Anna et toi, toutes
mes prières ont été que vous grandissiez, en bonne santé, et trouviez des maris
qui sauront prendre soin de vous à ma place. Je n’ai pas eu la chance de voir mes
prières exaucées avec Anna… Mais j’ai de l’espoir pour toi, je prie tous les jours
pour te voir mariée avant de partir, te voir protégée par un homme qui saura
t’aimer plus que je ne t’aime. Ainsi je pourrai partir en paix.

- Tu ne vas partir nulle part et je n’ai pas besoin d’être protégée, Mame. Je me
protège toute seule. J’ai un travail et de l’argent, je n’ai besoin de rien de la part de
qui que ce soit.

- Il ne s’agit pas seulement de travail ou d’argent. Tout le monde a besoin de


quelqu’un à ses côtés. Aujourd’hui tu es inquiète, vers qui te serais-tu tournée si je
n’étais plus là ?

- J’ai mes amies et…

… j’ai mon père. Mon vrai père… Mais je ne peux pas dire ça à Mame Anna, pas
comme ça.

- Tes amies ont leur vie, répond-t’elle. Elles sont toutes mariées, leur famille
passera toujours avant toi et c’est normal. N’as-tu pas envie toi aussi d’avoir ta
propre famille ?

- Anna et toi êtes ma famille.

- Anna a un père qui la veut à ses côtés, comme tout bon père. Soyons honnêtes
Abi, si j’étais Majib, je ne voudrais pas non plus que tu élèves ma fille. Moi-même,
je n’ai jamais voulu que vous viviez seules toutes les deux, mais tu ne m’as pas
laissé le choix. Quel avenir lui prépares-tu ? L’aimer et la nourrir ne sont pas tout.
Rends-toi compte de tout ce qu’on raconte aujourd’hui sur toi à cause de la vie
que tu mènes, tu crois qu’elle en sera épargnée ? Si un homme veut l’épouser un
jour, tu crois que sa famille ne va pas essayer de savoir ce qu’il en est de toi et de
ta réputation ?

- Les gens disent ce qu’ils veulent. Ils ne savent rien de moi.

- Mais pourquoi leur donnes-tu l’occasion de le faire ? Quoi que tu en dises, je sais
qu’au fond ça te fait mal, est-ce que tu voudrais qu’Anna en souffre aussi ? Sois
sûre qu’elle a déjà eu des remarques désagréables à propos de sa mère et de son
père absent. Elle peut ne pas comprendre aujourd’hui mais un jour ce sera le cas
et ça lui fera très mal qu’on parle mal de toi… Je te dis tout ça parce que je pense
qu’il est encore temps pour toi de revenir sur le bon chemin. Tu as 26 ans, tu es
une femme très belle et tu as plein d’atouts que tu peux utiliser à bien. Marie-toi
et donne-toi une chance ainsi qu’à Anna d’avoir une vie décente.

- Mame, on peut avoir une vie décente sans pour autant que je me marie. On l’a
déjà, je fais déjà beaucoup plus attention qu’avant sur plein de choses. Et puis avec
qui veux-tu que je me marie ? Je n’aime personne Mame, les hommes sont
mauvais.

- Pas tous, tu ne peux pas parler comme ça. Ton grand-père a été plus que bon
avec moi. Ton père…

- Ah non, l’interromps-je. Ne me parle pas de lui.


- C’est ton père Abi. Tu ne peux pas continuer d’agir avec lui comme tu l’as toujours
fait. Tu es une adulte maintenant.

- Mame, je ne veux vraiment pas parler de lui. Si tu veux qu’on continue cette
discussion, ne me parle pas de lui.

- D’accord, j’arrête, ce n’est pas de ça dont je comptais te parler de toute façon. Je


veux te parler de Majib… C’est lui que tu devrais épouser.

- Quoi ?!

- Pourquoi tu cries ?

- Attends Mame, donc tout ce que tu me dis là, c’est pour ça ? Majib ?!

- Majib est quelqu’un de très bien. Il t’aime et il est le père d’Anna, quel homme
serait mieux pour vous deux que lui ?

Là, je me mets à rire. Sans aucune joie, juste d’étonnement et de nervosité.

- Tu veux que je me marie avec Majib, sérieusement. Le même Majib qui vient de
m’enlever ma fille, c’est lui l’homme bien ?

- Il ne l’a pas enlevée. C’est sa fille et il l’aime, tout comme il t’aime toi.
- De quoi tu parles ? Majib ne m’aime pas, il n’aurait jamais fait ce qu’il a fait s’il
m’aimait. Et surtout, moi non plus je ne l’aime pas.

Mame Anna me regarde, un léger sourire mystérieux sur son visage. Puis elle
secoue la tête et dit :

- Tu es une enfant au fond… Abibatou, il faut que tu te calmes, que tu penses à ta


fille et que tu réfléchisses bien sur ce que je t’ai dit… Aujourd’hui, c’est toi que
Majib veut. Il ne dépend que de toi et de toi seule de faire ce qu’il faut pour
qu’Anna ait une vie rêvée auprès de sa mère et de son père, ensemble. Parce que
sinon, voilà ce qui risque d’arriver. Majib est un homme, un père de surcroît, il
finira par se lasser de toi et trouvera une autre femme pour s’occuper de lui et
d’Anna.

- Qu’il trouve la femme qu’il veut, c’est pas mon problème. Mais Anna est ma fille,
c’est avec moi qu’elle vit.

- Ne rêve pas, il ne te la rendra pas. Ne gâche même pas ton énergie à te battre
pour ça. Agis plutôt avec ta tête et demande-toi, es-tu prête à voir une autre
femme élever ta fille avec Majib ?

- Jamais !

- Alors accepte de l’épouser.

- Mais accepter quoi ? Majib ne m’a jamais demandé de l’épouser !


- Si, il l’a fait avant de découvrir ce que tu manigançais derrière son dos… Oui, je
suis au courant, il m’a tout raconté. Tu m’as beaucoup déçue Abi. Je ne t’ai pas
élevée comme ça et j’ai eu vraiment honte.

-…

- Malgré ça, il t’aime encore. A chaque fois qu’il est à Dakar, il passe me voir
plusieurs fois, il me couvre de cadeaux. Tu crois qu’il fait ça pour quoi ?

- Des cadeaux. Ok, je comprends mieux…

- Tu ne comprends rien. Il n’y a rien qu’il puisse m’offrir que tu ne me donnes déjà.
C’est ce qui le pousse à faire ça que je veux que tu retiennes. Maintenant, la balle
est dans ton camp, je te laisse réfléchir. Si tu es prête à te marier avec lui, à vivre
dans la paix avec lui et Anna, et ainsi récupérer ta fille, tu n’auras qu’à me le dire.

- Et quoi, réponds-je en riant. Tu vas claquer des doigts et il va m’épouser ?

- Dis-le moi seulement et tu verras… Mais ne prends pas trop de temps.

C’est sûr, je rêve. Ou alors Mame Anna est complètement devenue sénile. Si je
savais de quoi elle voulait me parler, je n’aurais pas quitté mon appartement…

Et pendant ce temps, Majib n’a toujours pas rappelé. Incapable d’attendre plus
longtemps, je sors de la chambre puis de la maison carrément pour ne pas qu’on
m’entende quand je vais lui dire ses quatre vérités. Il décroche au bout de
quelques sonneries, l’air fatigué :

- Allô.

- Où est ma fille Majib ?

- Elle dort là. C’est pour ça que je ne t’ai pas…

- Toi Majib, t’es normal ?! lui crie-je dessus sans le laisser continuer. Tu me voles
ma fille, l’emmène je ne sais où et en plus tu me parles calmement comme si tout
allait bien !

- Ecoute Abi, je suis trop fatigué pour ça. Anna dort, je te rappelle quand elle est
réveillée. Bye.

- Va te faire foutre Majib ! Je veux que tu me ramènes ma fille dès aujourd’hui, tu


m’as compris ? T’es qu’un salaud de la pire espèce, tu ne vaux absolument rien !!
Tu as intérêt à… Majib ?

-…

- Majib !!

Le salaud, il a raccroché. Je crie de rage et m’acharne sur le téléphone pour le


rappeler mais tombe direct sur le répondeur. Il l’a éteint !!

Put*** je vais le tuer. Je jure que je vais tuer Majib !

******************

Deux heures plus tard je suis de retour chez moi et appelle aussitôt Bachir, la
colère ne m’ayant pas quittée d’un iota. Il faut qu’il m’aide à récupérer Anna très
vite et donner à Majib la leçon de sa vie. Mais quand Bachir décroche, sa voix est si
triste qu’elle me fait peur :

- Allô Léa. Je suis désolé de ne pas avoir pu répondre hier.

- Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as pas l’air bien.

- Je n’ai pas dormi. Je suis à l’hôpital, Didi est en réanimation.

- Quoi ?! Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

- Elle était enceinte et je ne le savais pas Léa…

Mon Dieu ! Bachir se met à pleurer en sanglotant amèrement.

- Elle n’a que 16 ans ! 16 ans et je n’ai même pas su la protéger. Elle…

- Bachir, calme-toi stp.


- Elle souffrait en silence de la perte de sa mère et moi comme un idiot je me disais
qu’elle était plus forte que les autres… elle ne l’était pas… Elle a fait des bêtises et
maintenant elle est…

- Mais qu’est-ce qui s’est passé exactement. Elle était malade ?

- Elle a eu des maux de ventre terribles hier. En l’emmenant aux urgences, elle a
perdu connaissance sur le chemin. Les médecins ont dit que c’était une grossesse
extra-utérine et qu’elle avait une hémorragie interne. Ils l’ont opérée dans la nuit…
Elle risque de ne plus avoir d’enfant Léa… Si seulement elle m’avait parlé on aurait
fait des tests et empêché que ça en arrive là mais elle l’a cachée. C’est de ma faute,
tout est de ma faute.

- Tu ne peux pas dire ça, ce n’est pas de ta faute.

- Si. Les enfants font tout pour m’épargner parce que je me suis montré trop faible
après la mort de Jeanne. Si j’avais été plus fort, Didi m’aurait parlé depuis
longtemps, elle sait que je l’aurais écoutée.

- Tu avais mal, tu ne pouvais pas faire semblant. Mais ce n’est pas le plus important
Bachir, elle a besoin de toi là, il faut que tu sois fort pour elle. Arrête de pleurer.

- Tu as raison, dit-il en se calmant un peu. C’est juste que je craque… J’ai attendu
toute la nuit qu’elle se réveille et je ne l’ai vue que ce matin.

- Elle est réveillée ?


- Oui.

- Dieu merci… Ecoute, je vais m’habiller et je viens te rejoindre si tu veux.

Bachir hésite un instant puis dit :

- Les enfants vont venir tout à l’heure. Je ne veux pas les… Pour le moment, je ne
peux pas…

- … Je comprends, ne t’inquiète pas, je pensais juste que t’étais seul. Tu m’appelles


quand tu veux d’accord ? Je ne fais rien.

- Merci chérie. A plus tard.

Quand je raccroche, j’ai le cœur lourd. Pauvre Didi, je suis triste pour elle et pour
eux tous… Et en même temps, je me sens écartée plus que jamais, loin d’eux… là
que j’étais enfin prête à me rapprocher. Dans la douleur, je retourne dans
l’ombre…

Mame Anna a raison. Chacun a une famille et moi je n’en ai pas… Je suis seule.

***************

En début d’après-midi, Majib m’appelle et je décroche aussitôt, pleine d’espoir :

- Allô !
- Je vais te passer Anna mais d’abord attention à comment tu vas lui parler. Tu vas
lui faire peur et la rendre triste pour rien.

Je ne réponds pas. Qu’il me passe juste ma fille et après il verra avec moi. Je veux
juste entendre Anna…

J’entends un bruit de porte puis Majib parler à Anna quelques secondes après :

- C’est maman, elle veut te parler.

- Allô maman ! dit Anna en prenant le téléphone, surexcitée.

- Oh Anna ! Chérie, je suis trop contente de t’entendre. Ça va ?

- Oui, ça va. J’étais dans l’avion maman, c’était trop bien mais j’ai eu mal aux
oreilles et papa m’a dit que c’était normal. Alors on a baillé tous les deux très fort
et après je n’avais plus mal du tout.

- Oh, c’est bien…

Ça y’est, je pleure encore. L’émotion est forte.

Prenant quelques secondes pour me reprendre, j’entends la voix d’Anna :

- Maman, tu viens quand ?


- Où ça ? dis-je d’une voix plus posée.

- Ici, en Angleterre. Papa a dit que tu viendrais. Tu viens n’est-ce-pas ?

Il a dit ça…

- Euh… oui mais tu rentres à Dakar bientôt toi.

- Mais… papa a dit pas maintenant. Que je vais aller dans une école ici. Papa ?

- Oui baby, entends-je Majib dire. Maman a dû oublier. Passe-là moi… Allô.

- Qu’est-ce que tu as dit à ma fille ? Majib, j’espère que tu plaisantes ! Tu ne lui as


pas sérieusement dit qu’elle allait rester là-bas ?!

- Je reviens Anna, mange tes céréales…

Un bruit de porte à nouveau et Majib reprend le téléphone :

- Si, elle va rester avec moi. Je t’avais prévenue.

- Attends Majib, t’es fou ?! C’est de l’enlèvement que tu fais. Tu as enlevé MA fille !

- Vraiment ? C’est marqué où qu’elle est ta fille dis-moi ?


-…

- Ecoute Abi, je ne cherche vraiment pas la guerre. Si je t’avais dit que je comptais
l’emmener avec moi, tu aurais créé des problèmes et tu lui aurais fait peur.
N’empêche, tu peux venir quand tu veux ici, je paierai le billet.

- Je n’en veux pas de ton billet de mer** !! Je veux que tu ramènes Anna c’est
tout !

- Ça ne sera pas possible. Mais je l’emmènerai pour noël et l’été. Je te propose


juste de la voir plus souvent en venant ici si tu veux.

- JE NE VEUX PAS !

- Ok. Tu n’es pas dans ton état normal. Je te laisse y réfléchir encore et ensuite tu
me diras.

- C’est ça ! Tu n’as pas gagné Majib, je te promets. Ne crois pas que parce que mon
nom n’est pas sur ses papiers, je ne peux rien contre toi. Je soulèverai la terre
entière s’il le faut mais tu me rendras ma fille, je te jure !

Je l’entends soupirer avant de répondre :

- Je te passe Anna.
*************** ******

*********************

***Abdoul Majib Kébé***

Dans la chambre d’Anna en train de ranger ses affaires, j’ai encore dans les oreilles
les cris de sa mère qui résonnent. Je ne m’attendais pas à une autre réaction de sa
part. C’est normal qu’elle soit en colère mais je n’avais pas le choix. Je ne pouvais
pas laisser ma fille avec elle et être spectateur de la vie qu’Abi mène devant ses
yeux. Anna connait même tonton Bachir. Pendant des années, elle m’a vu moi, lui
et je ne sais qui d’autre tourner autour de sa mère. Quel genre de père serais-je si
je continuais de laisser faire ? Je ne regrette pas mon geste mais je ferai tout pour
que la nouvelle vie d’Anna se passe au mieux, en incluant autant que possible Abi.

N’entendant plus la voix d’Anna, je la rejoins dans la cuisine où elle est attablée
devant un bol de céréales qu’elle ne touche plus.

- Tu ne manges pas ? lui dis-je.

- Non, j’ai plus faim, répond-t’elle tristement.

Je m’approche et m’accroupis à côté d’elle, lui disant tendrement :

- Qu’est-ce qui se passe ?

- Pourquoi maman est triste ?

- Elle est triste ? Mais c’est normal babe, tu lui manques déjà. Moi aussi j’étais
triste à chaque fois que je te laissais à Dakar. C’est parce qu’on t’aime… Ne
t’inquiète pas, ta maman va venir bientôt te voir et elle ne sera plus triste.

- Mais elle a dit qu’elle ne sait pas quand.

- Oui ? C’est à cause du travail mais on va la convaincre toi et moi, n’est-ce pas ?

Elle répond à mon clin d’œil complice en hochant la tête.

- En attendant, continue-je, tu dois bien manger comme papa.

- Mais tu manges trop toi.

- Eh te moque pas, c’est pour ça que je suis grand et fort et que je peux faire ça !

Je la soulève aussitôt de la table et la perche prestement sur mon épaule avant de


tournoyer vite avec elle. Elle éclate de rire en s’accrochant à mon tee-shirt, criant
de toutes ses forces :

- Arrêête !! Hahaha ! Arrête papa !

- Seulement si tu me promets de tout manger.

- D’accord, je vais manger ! Arrête !


Je la fais descendre et la repose sur sa chaise où elle attaque d’office le reste des
céréales.

- Voilà, je mange.

- Très bien. Tu finis tout et le jus aussi et après on sort. J’ai une surprise.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Si je te le dis, ce ne sera plus une surprise. Allez, finis vite.

Elle se met à manger rapidement et je l’observe, soulagé. Tout va bien se passer,


j’en suis sûr. Comme Anna adore Aysha qui est déjà rentrée, cet après-midi on va
l’emmener découvrir les plaisirs de Londres. Quoi de mieux qu’un parc d’attraction
pour faire tout oublier à un enfant…

*******************

*******************

Deux jours plus tard

***Ndèye Marie Touré***

Boris et moi sommes rentrés plus tôt que prévu de notre tour du pays, avec la
nouvelle de Didi qui est malade. Il tient à passer quelques jours supplémentaires
avec sa petite sœur et je le soutiens complètement. On vient juste d’arriver à la
maison là, mais il est reparti aussitôt à la clinique où Didi a été transférée, pendant
que je m’occupe de ranger les affaires dans notre chambre.

Notre voyage de noces a été parfait mais je suis trop triste de la manière dont ça
s’est terminé. Boris était tellement inquiet sur tout le trajet de retour que j’ai dû
prendre le volant pour éviter un accident. Il en veut aussi à son père qui ne l’a
prévenu qu’après la stabilisation de l’état de sa petite sœur.

Pauvre Didi, à son âge vivre une expérience pareille est terrible. J’espère juste
qu’elle n’est pas condamnée à ne plus avoir d’enfant de sa vie, avec la trompe
qu’on a dû lui retirer. En plus, elle va se retrouver très seule ici avec son père car
les jumeaux vont commencer dès la rentrée leurs études supérieures en
Angleterre… Je me demande si elle ne devrait pas venir avec nous aussi mais du
coup Papa Bachir va se retrouver tout seul lui… C’est compliqué.

En train de réfléchir à tout ça, j’entends mon téléphone sonner et vais le prendre.
C’est Abi… Curieux qu’elle m’appelle.

- Allô.

- Allô Ndèye. Ça va ?

- Oui, ça va et toi ?

- Ça peut aller. J’ai vu ton message qui nous disait que tu rentrais aujourd’hui
finalement.

- Oui, ma belle-sœur est malade, du coup on a été obligé d’écourter notre voyage.
- J’espère qu’elle va mieux ?

- Je ne l’ai pas encore vue mais oui ça va.

- Tant mieux… Ecoute, je voulais te demander un service. Je ne te dérange pas là?

- Non, je rangeais juste. Dis-moi.

- Merci… Je vais y aller direct, j’ai besoin que tu m’aides à aller en Angleterre si ça
ne te dérange pas.

En Angleterre ? Je ne m’attendais pas à ça. Assez surprise, je lui demande :

- Tu veux partir en vacances ?

- Non, je vais aller récupérer Anna. Majib l’a emmenée là-bas sans mon
autorisation et refuse de la ramener.

- Quoi ?!

Trop surprise pour rester debout, je m’assois et écoute Abi me raconter tout ce qui
s’est passé avec Majib.

Après tout ce temps, tout ce qui est arrivé depuis le jour où je l’ai présentée à
Majib et qu’elle me l’a ensuite pris, voilà où on en est aujourd’hui. Moi mariée et
eux à se faire la guerre… Et à qui elle demande de l’aide au final ? Moi Ndèye
Marie.

Décidément, on a beau courir, le karma nous rattrape toujours…

Partie 53 : Je ne me sépare plus d’elle

***Boris Suleyman Hannan***

De retour à Londres après plusieurs semaines d’absence, Ndèye Marie et moi


avons emménagé dans le bel appartement qu’on s’est offert avant de partir. Je ne
nous voyais pas vivre dans celui de toujours, où j’ai vécu avec Majib depuis qu’on a
commencé nos études supérieures. Je voulais du changement, un endroit choisi
par tous les deux.

A présent, bien installés dans notre nouvelle vie de couple pépère et prêts à
reprendre le travail demain, nous avons invité ce dimanche Anna et Majib à passer
la journée avec nous. Ce sera surtout l’occasion de causer avec lui sur ses
dernières actions plus que surprenantes. Quand ma femme m’a appris la nouvelle
de la présence d’Anna à Londres, j’ai appelé immédiatement Majib qui me l’a
confirmée. Je n’en croyais pas mes oreilles surtout qu’il m’expliqua calmement
qu’il avait la ferme intention de la garder. Son ton était si décidé que j’ai préféré ne
pas discuter de ça par téléphone et attendre de nous retrouver en chair et en os.
Je me demande s’il n’a pas perdu la tête…

Finissant de prendre le petit-déjeuner avec ma femme, c’est encore une fois notre
sujet de discussion.

- Tu crois qu’il acceptera de la ramener ? me demande-t’elle.

- Franchement je ne sais pas. Je ne sais même pas ce qui l’a poussé à faire ça au
départ mais on va parler, puis on verra… Tu pourras occuper Anna pendant ce
temps ?

- Huhun c’est prévu, t’inquiètes. En tout cas, s’il ne la ramène pas Abi va venir ici
hein. Elle est décidée.

- Je la comprends, on parle de sa fille quand même. Je ferais la même chose à sa


place. Et Anna qui se retrouve entre les deux… Majib ne se rend vraiment pas
compte, il a pensé à elle ?

- Je ne le comprends vraiment pas, soupire Ndèye Marie. Mais bon, on en saura


plus je suppose.

Quelques heures plus tard, Majib et sa fille arrivent chez nous. Observant cette
dernière pendant qu’elle s’installe sagement en regardant autour d’elle, je suis
obligé de reconnaître qu’elle n’a pas l’air particulièrement malheureuse. Quand
bien même, être loin de sa mère ainsi et se retrouver dans un nouveau pays
inconnu, elle me fait de la peine. M’asseyant à côté d’elle je lui enlace les épaules
pour l’attirer, ce qu’elle accepte en souriant gentiment. C’est une petite fille
vraiment adorable, avec un calme surprenant pour son âge, le même calme que
j’ai remarqué chez sa mère.

- Alors toi, lui dis-je, t’aimes bien Londres ?


- Oui, j’aime bien.

- Ah oui, tu ne t’ennuies pas seule à la maison avec papa ?

- Y’a tata Aysha aussi.

- Tata Aysha ? dis-je en regardant Majib cette fois.

- Elle passe de temps en temps, répond-t’il avec nonchalance.

Je lui fais un regard de reproche voyant qu’il ne suit apparemment pas mes
conseils, puis décide de passer outre ce détail pour le moment. Je préfère en
savoir plus sur l’état d’Anna :

- Donc tu ne t’ennuies pas. C’est bien… Et alors, tu préfères Londres ou Dakar ?

Cette fois elle ne répond pas. Elle regarde plutôt son père brièvement puis se
concentre sur les images de la télé. C’est clair que sa maman lui manque, qu’elle le
dise ou non.

Majib, assis à côté, change aussitôt de sujet :

- Elle va mieux Didi ? demande-t’il.

- Oui, ça va. Elle se remet bien.


- Et alors, elle vient vivre avec vous ou pas finalement?

- Ben elle ne veut pas.

- Ah oui ?

- Elle préfère rester avec papa mais à mon avis c’est plus pour ne pas s’éloigner de
son copain là, le fils du voisin. C’est lui qui l’a mise enceinte.

Pendant qu’on discute Majib et moi, Ndèye Marie invite Anna à préparer un
gâteau avec elle, ce qui me donne l’occasion que j’espérais pour me retrouver seul
avec son père. Celui-ci continue sur le même sujet :

- Vous allez faire quoi du coup avec Didi ? C’est prudent de la laisser aussi proche
de ce garçon ?

- Tante Nadine a décidé de rester plus longtemps à la maison pour la surveiller,


surtout quand les garçons viendront ici. Donc on verra… Pour le moment, on ne
veut pas trop l’embêter comme elle est encore faible mais en fonction de son
comportement dans les mois à venir, on prendra une décision. Papa est trop
conciliant avec elle, il ne peut pas la gérer tout seul comme il faut.

- Je vois…

Curieusement, j’ai l’impression de sentir de la colère dans le ton qu’emploie Majib


pour me répondre. Je m’apprête à entrer dans le sujet qui me tient à cœur quand
Ndèye Marie revient en trombe et s’assoie sur la table pour lui faire face.

- Majib !

- Quoi ? répond ce dernier surpris.

- T’as fait quoi là ? Pourquoi t’as pris la petite ?!

- Babe, laisse-moi lui parler stp, lui dis-je.

Elle m’ignore complètement et continue de s’adresser à Majib :

- Tu te rends compte de ce que t’as fait ? Tu n’as même pas prévenu Abi, elle est
dans un terrible état là.

- Je lui avais dit que je prendrais Anna ok ? Je suis son père.

- Mais tu ne peux pas les séparer comme ça du jour au lendemain quand même.
C’est complètement fou ! Je ne te reconnais vraiment pas là. Bref, quand est-ce
que tu la ramènes ?

- Anna reste vivre avec moi.

- Mais ce n’est pas possible à la fin, réveille-toi ! Qu’est-ce qui te prend de faire une
chose pareille ? Tu te rends compte qu’elle va souffrir ? Sa mère en souffre déjà,
on a parlé et elle était complètement retournée et prête à tout. Tu sais qu’elle
prépare un visa pour venir ici ?

- Ben, c’est parfait. C’est justement ce que je lui proposais mais elle a refusé. Ça ne
me dérange pas qu’elle voie Anna, au contraire.

- Elle vient pas voir sa fille Majib, elle vient la prendre !

- Elle ne peut pas... Bon, lâche-moi avec ça maintenant.

- Majib, t’es en train de me dire que tu ne vas pas la laisser ramener Anna.
Sérieusement ! Mais qu’est-ce qu’Abi a bien pu te faire pour que tu sois devenu
aussi sans cœur ?!

Voyant Majib détourner la tête avec indifférence, Ndèye Marie soupire de


découragement en se levant :

- T’es têtu mais ça ne m’étonne pas, tu l’as toujours été. Seulement, cette fois tu
vas t’en mordre les doigts si tu ne te reprends pas. Sans-cœur va. Tchiip !

Elle s’en va aussitôt laissant Majib de marbre. Mais derrière son calme apparent, je
sens de la tension, ce qui me fait lui dire prudemment :

- Elle exagère mais elle n’a pas tout à fait tort mec.

Aucune réaction…
Je me penche un peu pour m’approcher de lui et lui demande posément :

- Dis-moi ce qui se passe. Qu’est-ce qui ne va pas ?

- Pfff, qu’est-ce qui ne va pas quoi ? Tout va bien ! Anna est ma fille, je n’ai pas le
droit de vivre avec ma fille ?

- Non tu n’as pas le droit. Pas si ça signifie la séparer de sa mère. Majib, réfléchis.
Anna te connait à peine. Elle sait que tu es son père depuis peu de temps,
comment veux-tu qu’elle s’adapte du jour au lendemain à une vie avec toi et sans
sa mère ? C’est juste insensé.

- Tu l’as vue, elle a l’air d’aller mal ?

- Pour le moment non mais ça viendra, sois-en sûr. Bref, moi je veux déjà
comprendre comment tu en es arrivé là. Qu’est-ce qu’Abi t’a fait ?

- Ce que tu dois comprendre, c’est que je n’ai rien fait pour ou contre Abi. Je veux
élever ma fille c’est tout, je veux lui donner une bonne éducation. Tu ne connais
peut-être pas bien Abi, mais je t’en ai dit assez pour que tu saches qu’elle n’est pas
le meilleur exemple de mère.

- Possible. Mais en tout cas, à regarder Anna aujourd’hui, Abi a fait du très bon
boulot. Donc je ne vois pas sur quoi tu te bases pour dire ça.

-…
- Tu sais quoi ? Tu sais ce que je pense vraiment ? Que tout ça c’est juste une
manière d’attirer l’attention d’Abi. Reconnais-le, tu es blessé dans ton amour-
propre. Et tu es toujours amoureux d’elle. Malgré ce qu’elle t’a fait, tu as peur de la
perdre et là tout ce que tu fais c’est utiliser Anna pour être sûr d’avoir la main sur
sa mère. Et ça c’est bas.

- Tu te trompes sur mes intentions. Tu ne sais pas de quoi est capable Abi, tu serais
étonné. Je protège Anna de son influence négative c’est tout.

- Bien sûr, tu ne vas jamais accepter la vérité, mais je sais que j’ai raison… Majib
écoute-moi, tu n’emploies pas la bonne méthode, Abi va te détester à vie. Elle ne
va plus jamais te faire confiance, elle ne voudra plus entendre parler de toi. C’est
ce que tu veux ?

-…

- Rends-lui sa fille. Oublie le passé et pardonne-lui si tu ne peux pas l’oublier elle.


Dis-lui ce que tu ressens vraiment pour elle.

Majib, la tête toujours tournée ailleurs, semble enfin réfléchir. Après un instant, je
lui demande :

- Alors tu décides quoi ?

- Ça sert à quoi que j’avoue des sentiments à quelqu’un qui n’en a pas pour moi ?
- Wow, depuis quand tu te fais aussi peu confiance ? Vous êtes restés deux ans
ensemble, on ne reste pas aussi longtemps avec quelqu’un pour qui on n’a pas de
sentiments selon moi.

- Elle est restée avec moi juste pour mieux me piéger. Pendant ce temps elle était
avec quelqu’un d’autre figure-toi, depuis bien plus longtemps. Donc elle le
trompait avec moi. Et pour autant que je sache, avec d’autres aussi.

- Okay. Et comment tu sais tout ça toi ? Elle te l’a dit ?

- Non, mais je l’ai découvert.

- Majib !

- Abi ne m’aime pas, ok ! Elle ne m’a jamais aimé.

- Ok, peut-être, peut-être pas, mais tu ne le sauras jamais vraiment si tu ne lui


parles pas. Tu étais plus posé avant avec les meufs. Cette nouvelle façon de te
conduire en prenant des décisions irréfléchies et te campant sur tes positions ne
te va te mener à rien de bon, crois-moi. T’es juste en train de te rendre
malheureux et pire tu tires ta propre fille et sa mère dans ta chute. Ce n’est pas ce
que tu veux mec. Alors réfléchis bien avant qu’il soit trop tard… Bon, je ne
t’embête pas plus avec cette histoire. Tu fais comment avec Anna quand t’es au
boulot ?
- Je l’ai inscrite à une garderie en attendant qu’elle commence l’école.

Ce qui veut dire qu’il compte toujours la garder ici. Décidément, Ndèye Marie a
raison. C’est une vraie tête de mule…

******************

******************

Deux mois plus tard

***Lamine Cissé***

Après un bon repas, Maï allongée sur le canapé à moitié endormie, je lui masse
doucement les pieds posés sur mes cuisses. Auparavant, j’ai pris le soin de mettre
de la musique qu’elle aime bien écouter. A présent, non stressée, détendue, elle
est dans un état idéal pour entendre ce que j’ai à lui avouer. Ça fait une semaine
que j’y réfléchis et je pense avoir pris la bonne décision, lui dire la vérité sur Bijou,
ma collègue. Maintenant que l’harmonie est revenue dans notre couple, je ne
veux plus laisser des mensonges ou non-dits s’immiscer entre nous. Je prends
donc mon courage à deux mains et l’appelle doucement :

- Bébé…

- Hum ? répond-t’elle les yeux fermés.

- Je voudrais te parler de quelque chose.


- Ok...

- C’est à propos de Bijou.

Là, elle ouvre de suite les yeux et me regarde d’un air méfiant.

- Quoi Bijou ? Qu’est que t’as fait ?

- Calme-toi, je n’ai encore rien dit.

Elle retire ses pieds et s’assoie en tailleur pour me faire face.

- J’aurais dû me méfier. Toute cette attention depuis tout à l’heure aurait dû me


mettre la puce à l’oreille. T’as fait quoi Lamine ?

- Je n’ai rien fait, ok. C’est juste que… ben tu avais raison sur elle.

- Raison en quoi Lamine ?! Parle là.

- Elle essaie de me séduire.

- Purée j’en étais sûre ! Tu vois, je te l’avais dit mais tu ne m’écoutes jamais. Et
alors ? C’est quoi qui t’a fait ouvrir les yeux hein ?

- D’abord, promets-moi de ne te pas te fâcher. On est bien là, n’est-ce-pas ? Et puis


t’énerver n’est pas bon pour le bébé, rappelle-toi.

- Lamine Cissé, parle tout de suite sinon je vais te taper. Ne m’énerve pas ok.

- Pff, j’aurais jamais dû commencer.

- Parle !

- Elle m’a embrassé.

- Quoi ?!! « Embra » quoi ?

- Ecoute-moi bien, j’ai dit « elle » m’a embrassé, pas moi. Moi je l’ai repoussée tout
de suite. Je n’ai rien à me reprocher du tout, si je te le dis c’est parce que je me
méfie depuis l’histoire avec Hadja. On ne sait jamais ce qu’elle pourrait raconter.

- Tu n’as rien à te reprocher hein ? C’est toi qui lui as donné le culot de faire ça. Si
tu ne t’étais pas autant rapproché d’elle, elle n’aurait jamais osé. Alors ne me dis
pas que tu n’as rien à te reprocher.

- Je ne pensais pas à mal ! Je croyais qu’elle était simplement une bonne amie,
mais je me suis trompé c’est tout.

- Non mais les hommes, vous êtes tellement bêtes.


- Ok, tu vois, là je regrette de te l’avoir dit. Même quand je fais quelque chose de
bien, tu me le reproches. Tu ne vois même pas le positif dans tout ça, le fait que je
te dise tout, toi ma femme. C’est ce qu’on s’est promis non ? De toujours
communiquer maintenant, quelle que soit la situation ?

Elle me regarde d’un air peu amène puis détourne la tête, mais son silence
m’indique qu’elle réfléchit quand même. Je garde aussi la bouche fermée pour ne
pas la décourager, jusqu’à ce qu’elle me demande :

- C’est arrivé quand ?

- Durant le séminaire, le week-end passé.

- Le week-end passé ? Et c’est seulement maintenant que tu trouves bon de me le


dire ?

- Je voulais attendre le week-end pour qu’on soit plus tranquilles !

- Ouai c’est ça, comme ça tu peux prendre tout ton temps pour m’amadouer avant
de lâcher la bombe… C’est arrivé comment exactement ?

- Chérie, est-ce vraiment important de connaître les détails ?

- Hey ! Une autre bouche que la mienne s’est posée sur tes lèvres, alors ne me
parle pas de détails pas importants ok ? Je veux tout savoir.
- Ok, bon, comme tu veux. On s’est… retrouvé seuls à un moment de la soirée et…

- Seuls où ? Pourquoi vous étiez seuls ?

- Ce n’était pas prévu, juste un concours de circonstances. On était en groupe dans


le bar de l’hôtel et puis les autres ont commencé à bouger et à la fin il ne restait
plus qu’elle et moi. On discutait de choses et d’autres, pour tout te dire j’essayais
une énième fois de la caser avec un pote et là, elle m’a embrassé.

- Juste comme ça ? Du haut de tes 1m88, elle a réussi à atteindre tes lèvres d’un
coup ?

Ok, là c’est plus fort que moi, je me mets à rire ce qui, je sais, n’est pas une bonne
idée.

- Tu exagères bébé… Bon, tu veux savoir ce que je lui ai dit après ?

- D’abord, ça a duré combien de temps ce baiser?

- Même pas une seconde. J’ai reculé direct et avec un mouvement façon Jackie
Chan, je l’ai envoyée rouler par terre.

- Je ne plaisante pas Lamine.


- Non mais t’es pas sérieuse quand même. Je te dis que je l’ai repoussée, ça suffit
non ? Alors, tu veux savoir ce que je lui ai dit ensuite ou non ?

- Je t’écoute.

- Je lui ai dit qu’au cas où elle l’aurait oublié j’ai une femme, très belle, la meilleure
de toutes, que j’aime de tout mon cœur. Je lui ai dit qu’elle ne m’intéressait pas, ni
elle ni qui que ce soit tout simplement parce que je suis un homme comblé.

J’observe Maï attentivement pendant que je parle. Au début, elle essaie de


conserver une mine sévère mais après quelques instants un petit sourire en coin
déride son visage. Sous un faux air de reproche, elle me demande plus
calmement :

- C’est vrai ?

- 100% vrai. Et ensuite, je l’ai plantée là comme un balai et suis parti me coucher.

-…

- Contente ?

- J’aurais été contente si rien n’était arrivé du tout, alors non je ne suis pas
contente. Tu vois moi, je ne laisserai jamais un homme se rapprocher de moi au
point d’oser tenter quoi que ce soit.
- Tu as raison. Je ferai attention à partir de maintenant.

- Tu as intérêt. Et maintenant, va laver ta bouche à l’eau de javel.

- Han ?

- Tu m’as entendue. Mes lèvres sont précieuses, elles ne passeront pas après celles
d’une autre femme à la bouche qui a trainé je ne sais où là.

- Hahaha bébé, je crois que c’est trop tard là, t’as tout nettoyé. Tu oublies la nuit
dernière ? Et jeudi dernier ? Et…

- Tais-toi ! dit-elle en me tapant sur la poitrine, ce qui me fait encore plus rire.

Je l’attire à moi et l’embrasse avec bonheur, bien soulagé au fond de moi. Après un
long baiser, elle recule un peu et me dit d’un air plus sérieux :

- Merci de m’avoir dit la vérité… Je sais que ce n’est pas toujours facile pour toi,
toutes ces jolies filles dehors et moi que tu retrouves toute bouffie, moche,
chiante…

- D’abord, les autres filles peuvent être comme elles veulent, je ne vois que toi.
Ensuite, tu n’es ni bouffie, ni moche.

- … Tu veux dire que je suis chiante ?


- J’ai dit ça ?!

- T’as dit que je n’étais ni bouffie, ni moche. Et le « chiante » alors, tu as oublié ?

- Euh… On s’est promis de toujours se dire la vérité, c’est bien ça ?

- Salaud !

Elle se détache de mes bras tandis que je ris moqueusement, puis prend son
téléphone en disant :

- Donne-moi son numéro.

- Qui ?

- Bijou, collier je ne sais quoi là. Je vais m’occuper d’elle.

- Je m’en suis déjà occupé Maï. Tu vas juste créer plus de problèmes qu’il y’en a
déjà. Je suis obligée de bosser avec elle après tout.

- Donne-moi son numéro seulement. T’inquiète, je ne vais pas la manger, tout se


passera sans que tu sois impliqué. Elle est déjà venue ici et elle me connait, ça ne
lui paraîtra pas bizarre que je l’appelle. Il n’y aura aucun problème. Fais-moi
confiance, ok ?
Mouai bon, je m’inquiète quand même. Je lui donne le numéro de Bijou à
contrecœur mais je compte être là quand elle va l’appeler. Avec les femmes, on ne
sait jamais…

*********************

*********************

***Abdoul Majib Kébé***

Ça y’est, elle est arrivée. La sonnette de la porte d’entrée à cette heure-ci de fin
d’après-midi, un dimanche, il n’y a qu’Abi que ça peut être. Heureusement que
Ndèye Marie m’a prévenu de son arrivée avant de la déposer chez moi. Abi est
arrivée hier soir à Londres d’après ses infos, mais elle lui a conseillé de ne venir
qu’aujourd’hui à cette heure-même pour être sûre de nous trouver Anna et moi à
la maison. Le tout à ma demande.

J’ouvre la porte et la vois debout devant. Pendant quelques secondes nous nous
regardons sans rien dire mais la tension est déjà à son comble. Un peu déboussolé
malgré moi, je me reprends et m’écarte pour la laisser entrer. Ce qu’elle fait non
sans dire :

- Tu n’es pas surpris de me voir apparemment. Je suppose que Ndèye Marie t’a
prévenu ?

Je ne réponds rien. La voir ici chez moi pour la première fois et sentir son odeur
quand elle me dépasse me font un drôle d’effet. Je referme lentement la porte
pour me laisser le temps de me reprendre, avant de me tourner vers elle. De dos,
je l’observe discrètement en train de regarder autour d’elle cherchant quelque
chose.

- Où est ma fille ? demande-t’elle.

Je la rejoins devant le salon et l’invite d’un geste.

- Entre stp.

- Où est Anna ? reprend-t’elle sans bouger.

- Elle n’est pas là.

- Comment ça ? Où est-elle ?

- Pas loin. Je veux qu’on parle d’abord, ensuite je vais la chercher. Où sont tes
bagages ?

- Pas que ça te regarde, mais ils sont à l’hôtel. Je viens prendre Anna, donc où
qu’elle soit allons la chercher tout de suite.

- Anna ne partira pas d’ici Abi, que ce soit clair. Ça ne sert à rien de la troubler avec
ça, alors assieds-toi qu’on parle calmement de ce qu’il faut faire. Sinon, t’as pas
besoin de rester à l’hôtel. Tu peux venir ici et passer plutôt du temps avec elle.

- Je VAIS passer du temps avec elle. A l’hôtel puis chez nous, là où tu l’as volée. Je
ne quitterai pas cette ville sans ma fille Majib, que ce soit clair dans ta tête aussi.
- Ok. Et tu vas faire comment ? Supposons que t’arrives à sortir d’ici avec elle, vous
faites comment pour quitter le pays ?

- Tu vas me donner son passeport !

- Je ne te donnerai que dalle. Et même si t’as le passeport tu ne passeras pas au


contrôle de l’aéroport sans mon autorisation. Si c’est ça qui t’a emmenée, t’as
gaspillé de l’argent. Je serais toi, je profiterais plutôt du temps que j’ai ici pour le
passer avec elle au lieu de te fatiguer avec des tentatives vouées à l’échec. Mais
d’abord, parlons et peut-être qu’on arrivera à un terrain d’entente avant qu’Anna
arrive.

Mon discours terminé, je vois la colère transparaître sur chacun des traits d’Abi et
de la pure haine dans le regard qu’elle pose sur moi. On dirait qu’elle va exploser
d’une seconde à l’autre.

Me détournant, je m’assois sur un fauteuil et l’invite à nouveau sans la regarder :

- Assieds-toi.

Elle reste sur place à l’entrée pendant un long moment, puis s’approche lentement
avant de s’assoir. Voilà, c’est mieux… Seulement, je n’arrive pas à parler.

Je me suis préparé à ce moment pendant des jours voire des semaines et là qu’on
y est, je ne sais pas par où commencer… Prenant une grande inspiration, je me
lance enfin.

- Je sais que cette séparation est dure pour toi… Pour Anna aussi. Mais elle est ma
fille et j’ai décidé de ne plus jamais me séparer d’elle. Tout comme toi je l’aime et
je veux prendre soin d’elle, l’éduquer et lui préparer le meilleur avenir possible.
Que tu sois d’accord ou non, c’est mon rôle de père.

- Personne ne nie ton rôle Majib. Quand est-ce que je t’ai empêché de voir Anna ?
Tu lui parlais tous les jours, je la laissais avec toi à chaque fois que tu venais à
Dakar et j’allais continuer même si nous ne nous entendions pas. Alors, pourquoi
l’avoir enlevée ? Ce que tu as fait est juste bas et lâche ! Je ne sais même pas
comment j’arrive à m’assoir et parler avec toi. Tu ne vaux rien.

- Si on commence comme ça, on ne va pas y arriver.

- Arriver à quoi même ? Tu viens de me dire que tu ne comptes pas te séparer


d’elle, donc sur quoi veux-tu qu’on s’entende ? On perd du temps là à parler.
Campe sur tes positions et moi je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que
ma fille revienne là où elle a toujours vécu depuis sa naissance, près de moi. Tu
veux la guerre non, tu vas savoir que je sais me battre. Je ne te laisserai jamais en
paix !

- Pfff… Il n’y a pas de guerre possible, on n’a pas les mêmes armes. En dehors de ta
parole, tu n’as absolument rien sur Anna. Combien de fois dois-je te répéter que tu
te fatigues pour rien ? Calme-toi et écoute plutôt la proposition que j’ai à te faire.

-…

- Il y’a un moyen pour tous les deux d’avoir ce qu’on veut.


- Quoi, partager sa garde ? Ok, je peux y réfléchir, à condition qu’elle ne soit avec
toi que pour les vacances d’été ou noël au choix.

- C’est hors de question. Ce n’est pas à ça que je pensais, à moins que toi tu
prennes les vacances seulement.

- Jamais !

- Dans ce cas, écoute ma proposition.

- Ok, tu sais quoi, dis-là qu’on en finisse. Je veux voir ma fille.

- Merci, il était temps… La seule solution possible et on le ferait uniquement pour


Anna, c’est qu’on ait tous les deux sa garde, en même temps.

Abi fronce les sourcils d’un air étonné.

- Je ne comprends pas. Comment ça ?

- Tu viens vivre avec nous.

-… C’est une blague ?

La regardant droit dans les yeux, je lui parle clairement pour qu’elle comprenne :
- Ce n’est pas une blague. Deviens ma femme et tu pourras vivre en Angleterre
avec Anna et moi.

Partie 54 : Je crois qu’elle ne m’aime pas

***Abibatou Léa Sy***

Il a dit « Deviens ma femme » ? J’ai mal entendu ou c’est bien ce qu’il a dit ? Juste
pour être sûre de mes oreilles, je lui demande :

- Tu dis ?

Il soupire et répond mot à mot comme si j’étais trop lente pour saisir :

- Je dis que, pour régler notre problème, ou plutôt le tien, c’est-à-dire qu’on puisse
vivre tous les deux avec notre fille, tu n’as qu’à devenir ma femme.

- Ta femme… Qu’on se marie ?

- Il me semble que c’est ce que ça veut dire Abi. Si tu préfères utiliser d’autres
mots, oui c’est ça. On se marie.

Donc j’ai bien entendu. Après un moment de silence, je lui demande encore :

- C’est ça ta solution ? Qu’on se marie ?


- A moins que tu en voies une autre, en sachant que je ne compte pas te laisser
Anna et toi non plus apparemment, oui c’est ça ma solution.

- Ok… Et tu te marierais avec moi juste pour ça. Régler ce problème.

Au lieu de répondre, il hausse ses épaules dans un geste voulant dire « tu as bien
compris ». Et en effet, je comprends. Ce que je ne comprends pas, c’est pour qui
Majib se prend au fait. Comme s’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat il se tient
là, tranquillement assis et attend une réponse. Je vais lui en donner de réponse.

- Dis-moi Majib, qu’est-ce qui peut bien te faire croire que j’ai envie de me marier
avec toi?

- Ma chère, qui a parlé d’envie ? Je te parle de solution… Une petite précision


quand même, arrangement ou non, avant de devenir ma femme tu devras mettre
une croix sur toute relation autre que strictement amicale avec n’importe quel
homme.

-…

- Suis-je clair ?

… Je ne peux pas répondre. J’hallucine actuellement.

- Bon bref, continue Majib. C’est la proposition que j’avais à te faire, tu l’as
entendue. Maintenant, je sais que c’est une décision à réfléchir, j’y ai moi-même
longuement réfléchi, donc je te donne une semaine pour me répondre.

Ce disant, il se lève, la conversation apparemment finie pour lui. Un petit rire


s’échappe de ma gorge tellement je suis dépassée par son aplomb.

- Une semaine hein, lui dis-je. Par curiosité, qu’est-ce qui se passe si je t’envoie te
faire foutre après une semaine ?

Toujours debout, il croise ses bras et me toise de toute sa hauteur puis, les yeux
posés sur moi, répond d’un ton calme et volontairement menaçant :

- Tu rentres samedi n’est-ce-pas. Si vendredi soir je n’ai pas ta réponse, mon offre
ne tient plus. Tu rentreras seule et tu peux être sûre que jamais tu ne revivras avec
Anna.

-…

- Bon, tout est dit. Je prends mes clés et on va la chercher.

Il part aussitôt et je le suis du regard jusqu’à ce qu’il sorte du salon. Je continue


pourtant à fixer la porte, bouche bée. Honnêtement, je crois que je n’ai jamais été
aussi dépassée de ma vie qu’à cet instant même. Je n’arrive pas à aligner deux
pensées cohérentes à part le fait que Majib est décidément le mec le plus culotté
que j’ai jamais rencontré.

*************

Quelques minutes après, je suis comme une automate Majib et nous prenons la
route pour aller chercher Anna. Aucun mot ne sort de ma bouche, ma tête
complètement occupée par sa demande inattendue. Parce que mine de rien c’est
ce qu’il a fait, me demander en mariage !

Plusieurs minutes plus tard, dans le silence de la voiture, je tente de me reprendre


et observe discrètement de biais ses mains sur le volant. Des souvenirs de notre
voyage à Saly me remontent aussitôt et je sens une boule se former dans ma
gorge. C’était tellement différent… Là actuellement, le visage fermé, ne
m’adressant aucun mot, ne me regardant même pas, c’est un tout autre homme
que j’ai à côté de moi. Et pourtant, il m’a demandé en mariage… Avec le recul, je
me pose certaines questions. Pourquoi réellement Majib veut m’épouser ? Me
rappelant les paroles de Mame Anna, je me demande s’il n’aurait pas encore des
sentiments pour moi. Parce qu’on ne décide quand même pas d’épouser
quelqu’un pour les raisons qu’il avance, si ?

Non, je rêve, c’est impossible que Majib ressente quoi que ce soit d’autre que du
mépris pour moi. Sinon, pourquoi serait-il aussi cruel et désagréable?

Question encore plus importante, pourquoi diable je me pose toutes ces questions
? Je m’en fous, je ne vais jamais l’épouser.

Il faut que je pense à autre chose… Anna ! Avec tout ça, j’en ai oublié la raison de
ma présence ici. Pour couper court aux questionnements dans ma tête, je romps
le silence :

- T’as laissée où Anna ?

- Chez Aysha. La sœur de Boris que je t’ai présentée au mariage… Mais tu la


connaissais déjà n’est-ce-pas ?

- Pourquoi je la connaitrais ?
- Tu ne connais pas leur père ? Bachir Hannan ?

Il me pose la question en tournant la tête vers moi, me regardant pour la première


fois depuis qu’on est entré dans la voiture. Qu’est-ce qu’il sait ? Je me rappelle
qu’Anna avait vu Bachir le jour du mariage et suis obligée de lui répondre la vérité :

- Bachir oui, je le connais. Mais pas ses enfants.

- Et qu’est-ce qu’il est pour toi ?

Ok, vu son ton, ça m’a tout l’air d’un interrogatoire, mais je ne vais pas le laisser
continuer. Détournant la tête vers la route, je lui réponds légèrement :

- C’est le propriétaire de la boîte où je bosse. On est loin de chez Aysha ?

- Et comment tu t’es retrouvée aussi proche avec le propriétaire de ta boîte ?

- Qui te dit qu’on est proche ? Et c’est quoi toutes ces questions en plus ?

- Je vous ai vus, Abi.

… Bien sûr. Au mariage. Voilà pourquoi je ne voulais pas que Bachir s’approche de
moi mais il est trop borné. Les gens nous ont forcément remarqués quand on
dansait, la preuve… N’empêche, ça ne regarde en rien Majib et je le lui fais
comprendre en coupant court la discussion :

- Ok, tant mieux pour toi. On arrive dans longtemps ou pas ?


Il ne répond pas mais je vois ses mains serrer plus fort le volant et brusquement la
voiture s’accélère. Majib continue d’appuyer sur le champignon dépassant toutes
les autres voitures au point de me faire peur.

- Majib, lui dis-je alarmée, tu roules trop vite.

-…

- Majib !

Toujours aucune réponse. Il est complètement con, lui. Parce que je ne réponds
pas à ses questions, monsieur est en colère ! J’en ai quoi à fiche de sa colère ? Pour
le lui montrer, je dissimule ma peur en m’enfonçant confortablement dans le siège
et regardant au loin, les poings secrètement serrés. Mais quand la voiture s’arrête
enfin, je manque de pousser un ouf de soulagement. S’il conduit comme ça au
retour avec Anna dans la voiture, je jure que je vais porter plainte. Je ne sais où ni
comment mais je vais le faire. Trop irresponsable, lui !

Il sort de la voiture en claquant la porte sans m’adresser un regard. Je sors quand


même et le suis alors qu’il marche vite devant comme s’il était seul et que je ne
signifiais rien. Salaud ! Arrivée devant l’entrée d’un immeuble qu’il a déjà
déverrouillée, alors qu’il retient la porte pour me laisser passer, je m’arrête
tellement énervée que j’hésite à entrer. Si c’est pour qu’il me traite comme de la
merde et m’humilie devant Aysha, ce n’est pas la peine.

- Tu entres ou tu restes dehors ? Décide-toi.


Les bras croisés pour me protéger du froid, je lui lance un regard rempli de tout le
mépris que j’éprouve pour lui à cet instant. Je n’ai aucune envie d’entrer, mais si je
ne le fais pas, il est capable de rester longtemps chez Aysha, rien que pour me
torturer. Finalement je laisse ma raison parler et entre à contrecœur, ne tenant pas
à mourir de froid.

On monte dans l’ascenseur et arrive ensuite devant un appartement où Majib


sonne. J’entends quelqu’un crier : « C’est papa ! »

Anna ! Mon Dieu, elle m’a manquée ! Je vais voir ma fille… La porte s’ouvre sur elle
et en la voyant toute colère me quitte tellement je suis heureuse. Sur la seconde,
surprise, elle ne réalise pas puis crie tout d’un coup en se jetant sur moi :

- Maman !

Je la prends dans mes bras et la serre fort contre moi en riant.

- Mon bébé ! Tu m’as tellement manquée !

- Maman, tu es venue ! Oh, suis trop heureuse. Ma maman…

Le bonheur de revoir ma fille et de sentir son corps chaud est tellement énorme
que des larmes coulent sur mon visage. Ma Anna Eva ! On n’a jamais été séparé
aussi longtemps et je me promets de ne plus jamais la laisser. Je ne pourrai pas le
supporter, c’était trop dur…

Comme un rappel de la réalité, la voix de Majib met fin à notre étreinte.

- Bon, vous entrez maintenant ?


Je relève les yeux sur lui en remarquant son ton moins sec que tout à l’heure et
vois qu’il sourit. Au même moment, je remarque Aysha debout à côté de lui et me
redresse par correction, tout en retenant Anna collée à moi.

- Salut, dit Aysha.

- Bonsoir.

Je me trompe où elle m’a parlé sèchement ?

Non, je ne me trompe pas. Elle fait demi-tour sans même m’inviter à entrer mais je
le fais quand même accompagnée de ma fille et de Majib. Je crois qu’Aysha ne
m’aime pas beaucoup…

Pénétrant dans les lieux, je découvre un appartement étonnamment grand pour


une jeune fille seule. Mais arrivée dans le salon, je vois qu’elle ne l’est pas en fait.
Les jumeaux de Bachir que j’avais aperçus au mariage sont là aussi. Pris par leur
jeu vidéo, ils ne nous remarquent même pas, ne quittant pas l’écran de la télé
avant que Majib leur dise :

- Hassan, Ouz, c’est à ça que vous passez vos journées vous deux ?

L’un d’eux se retourne brièvement pour répondre :

- Grand, comment va ?

- Vous êtes restés à la même place où je vous ai laissés, les gars. Vous abusez.
Donne-moi ça toi…
Malgré ses reproches, lui-même s’installe sur le canapé et arrache la manette de
l’un d’eux pour se mettre à jouer. Il n’est pas sérieux ? On doit partir là.

- Maman, tu vas rester chez nous ? dit Anna attirant à nouveau mon attention vers
elle.

- Euh, non bébé.

- Mais pourquoi ?? répond-t’elle tristement.

- On en reparlera. Où sont tes chaussures ? On doit y aller.

Elle court aussitôt les chercher et je me retrouve seule, Aysha ayant disparu de la
circulation depuis son bref salut. Le malaise m’envahit tout d’un coup alors que,
debout au milieu du salon, j’observe les garçons trop occupés à jouer pour me
prêter attention. Mes frères… Ça me parait tellement bizarre de me retrouver tout
d’un coup ainsi avec autant de membres de ma famille dans un même endroit
fermé. Contrairement à Aysha les jumeaux ressemblent beaucoup à Bachir, c’est
comme si je le voyais lui en plus jeune et je n’arrête pas de les regarder. Au même
moment, celui d’entre eux à qui Majib a piqué la place se lève et me voit. Gênée,
je détourne le regard.

- Salut, dit-il. Tu veux t’assoir ?

- Non merci, je dois partir.

M’entendant, Majib semble enfin se souvenir de moi. Il me jette un regard puis


joue encore un peu avant de poser la manette et de se lever pour venir vers moi.
- Où est Anna ?

- Elle met ses chaussures.

- Ok, je vais la voir.

Aussitôt, lui aussi sort du salon et prend la direction qu’avaient prise Anna et
Aysha. Après plus d’une minute, aucun d’eux n’est revenu. Que font-ils tous les
trois à l’intérieur ? Un sentiment bizarre me transperce le cœur tandis que je me
souviens des paroles de Mame Anna : « Il finira par se trouver une femme qui
s’occupera de sa fille et de lui ». Tout de suite, la colère revient en moi et j’ai envie
d’aller les voir pour les faire sortir.

Mais je ne suis pas chez moi, je ne peux pas me permettre… Trépignant


d’impatience, je me tourne brusquement vers l’un des jumeaux toujours assis
devant la télé en l’entendant me parler :

- Pourquoi tu ne viens pas t’assoir, en attendant. Ils vont arriver.

Je m’apprête à dire non puis finalement le rejoins et m’assois sur un fauteuil. Il


éteint alors le jeu pour mettre la télé et commence à causer :

- T’es la maman d’Anna ?

- Oui, je m’appelle Abi.

- Abi, c’est nice. Moi c’est Ousseynou mais tout le monde m’appelle Ouz. Elle est
cool ta fille... Alors t’es arrivée hier il parait. Ça va à Dakar ?
- Ouai, pas trop mal. C’est Dakar…

- Ma town… Ça me manque je te jure.

- Vous êtes arrivés quand ?

- Ça fait juste un mois mais c’est pas terrible ici. C’est pas Dakar, tu vois.

On commence ainsi à causer et je m’efforce d’oublier les trois autres à l’intérieur


depuis ce qui me semble une éternité. Hassan, qui était en face dans la cuisine,
nous rejoint et je fais connaissance avec lui aussi. Petit à petit, ils me mettent bien
à l’aise. Je les aime bien tous les deux, ils sont simples et ouverts en plus. Nous
discutons tellement que je ne vois pas Majib arriver dans la pièce. Quand je
remarque enfin sa présence, je me rends compte qu’il était en train de nous
observer d’un air sérieux.

- Anna est prête ? lui dis-je.

Il secoue la tête comme pour se réveiller puis me répond :

- Yep, elle arrive. Anna, tu viens maintenant ?

Je me lève et dis au revoir aux garçons avant de rejoindre Majib et Anna qui vient
enfin d’arriver, un grand sac dans les mains.

- C’est bon, on y va, dit Majib.


- Où est Aysha ?

- Elle prend sa douche. Bye les gars.

Nous sortons de l’appartement sans que j’aie pu dire au revoir à Aysha du coup. A
moins que je sois parano, elle m’évite… Dehors, ma curiosité étant plus forte, je
demande à Majib :

- Vous avez été longs à l’intérieur, vous faisiez quoi?

- Aysha a fait du shopping pour Anna et elle voulait lui faire essayer avant qu’on
parte.

- Et tu te rends compte que je vous attendais moi ?

- Tu n’avais pas l’air de t’ennuyer pourtant. Alors on va chercher tes affaires à


l’hôtel ?

- Je t’ai déjà dit que non.

- Donc tu ne veux pas rester avec Anna.

- Maman, s’il te plait ! Reste avec nous. Pourquoi tu veux partir ?


Je regarde Majib avec reproche. Il a fait exprès de parler fort pour qu’Anna
l’entende. Me défendant, je réponds à celle-ci qui vient de s’installer dans la
voiture :

- Tu ne veux pas venir à l’hôtel avec moi ?

- Elle ne peut pas, elle a école demain. A moins que tu saches comment l’y
emmener ?

Il m’énerve avec son ton sarcastique. Anna n’a pas besoin d’aller à l’école ici, sa
place l’attend déjà à Dakar. Mais si je lui réponds ça, il va flairer le coup. Parce que
finalement, j’ai réfléchi rapidement et je vais accepter sa proposition de rester
chez lui. Comme ça demain, quand lui et Anna seront partis, je vais avoir tout mon
temps pour fouiller dans ses affaires et je retrouverai le passeport. Pour le reste ça
ne sera pas compliqué. Ce ne serait pas la première fois que j’imiterais la signature
de Majib…

*********************

*********************

Le lendemain

***Abdoul Majib Kébé***

Après avoir déposé Anna dans son école, je passe faire quelques courses pour la
semaine avant de rentrer à pied chez moi. Sur le chemin, je me souviens du choc
que j’ai ressenti hier en surprenant Abi conversant avec Ouz et Hassan. Je ne suis
toujours pas sûr de la raison… Je me fais des idées ou leur ressemblance était
vraiment frappante. C’est vraiment flou dans ma tête, je ne sais pas quoi penser.
La couleur de peau, la forme du visage, les mimiques… J’avais l’impression que
même leurs rires sonnaient pareil. Comment des personnes qui n’ont aucun lien
familial peuvent se ressembler autant ?

Incapable de trouver une réponse aux questions que je me pose, j’arrive chez moi
et ouvre doucement la porte pour ne pas réveiller Abi qui était partie se recoucher
quand on a quitté. Mais en me dirigeant vers ma chambre, j’entends du bruit et
ralentis pour marcher doucement. Abi… Bien sûr, je ne suis pas surpris.

Me tenant à la porte ouverte je vois que c’est bien elle assise sur ses genoux,
occupée à fouiller dans une boîte sortie du placard. Le dos tourné, elle ne me voit
pas encore. M’adossant au chambranle, je l’observe quelques instants, prenant
plaisir à la voir s’activer puis refermer proprement la boîte pour ne pas laisser de
trace. Après l’avoir rangée et s’être relevée, elle regarde autour d’elle et, me
voyant, manque de perdre l’équilibre en reculant. Je lui demande posément :

- Je peux t’aider ?

Déstabilisée, elle pose la main sur sa poitrine et commence à bégayer :

- Ah ben… euh… je… je…

- Tu ?

- Je… cherchais un… une brosse à dents. J’ai oublié la mienne à l’hôtel.

- Une brosse à dents. Dans mon placard.


- Oui, je n’en ai pas vu dans la salle de bains et je me suis dit que tu en gardais
peut-être dans ta chambre.

- Bien sûr.

Elle détourne la tête puis avance vers moi en disant :

- Qu’est-ce que tu fais ici, tu ne travailles pas ?

- Si, mais je travaille ici toute la semaine.

Elle s’arrête immédiatement, les yeux écarquillés.

- Ici ?

- Oui, j’ai demandé à faire du télétravail pour te tenir compagnie. Je ne veux pas te
laisser seule dans une grande ville comme Londres.

- Mais je n’ai pas besoin de compagnie Majib, encore moins de la tienne.

- Trop tard, réponds-je en haussant les épaules.

Elle me lance un regard méprisant puis s’approche de la porte où je me tiens pour


passer. Pris d’un instinct soudain, je mets mon bras à travers celle-ci et elle se
retrouve bloquée. A quelques centimètres seulement de moi, le parfum se
dégageant de son corps titille mes sens.
- A quoi tu joues ? dit-elle énervée. Laisse-moi passer.

- Personne ne t’a invitée dans ma chambre à la base, dis-je tout bas.

- Majib, on n’est pas des enfants. Laisse-moi passer.

Mais c’est déjà plus fort que moi. Bloquant toujours l’entrée d’une main, je lui
prends la taille de l’autre et l’attire contre moi, avant de la faire pivoter pour la
coller au mur. Elle crie :

- Majib !

Je ne lui laisse pas le temps d’en dire plus. Fermant sa bouche insolente d’un
baiser, je l’emprisonne entre mon corps et le mur, me pressant contre elle. Je la
sens résister, ce qui, loin de me calmer, m’excite encore plus. Elle me tape sur la
poitrine et voyant que je ne réagis pas à ses coups, me mord si fort que je recule
brusquement la tête, touchant ma lèvre du doigt. L’air satisfaite, elle tente vite de
s’échapper mais, la bloquant toujours du bas du corps, je lui saisis fermement la
nuque pour l’obliger à me regarder. Mon autre main se glisse sous son tee-shirt
pour s’emparer du sein nu et instantanément, je la sens s’exciter sous mes doigts
bien qu’elle proteste encore d’une voix faible :

- Laisse-moi… Majib.

Pas avant d’avoir eu ce que je veux. Je l’embrasse à nouveau et elle serre les lèvre
puis, tout d’un coup, les entrouvre en même temps qu’elle lève les bras pour
entourer mon cou et me tirer encore plus contre elle. Je me sens comme fou, elle
me rend fou ! Incapable de me retenir plus que je ne le fais déjà, je soulève son
tee-shirt et le lui enlève pour le jeter par terre. Elle se laisse faire et se recolle
aussitôt à moi, mais je n’ai pas fini. En un temps record, je baisse son short et le
slip en-dessous dans un même geste puis la soulève. Elle débarrasse rapidement
ses pieds des morceaux de tissu avant d’enrouler ses jambes autour de ma
ceinture. A présent, elle est complètement nue et entièrement dans mes bras.
L’embrassant comme un assoiffé, caressant et retenant son corps contre le mien,
je nous dirige sur le lit où je la renverse sous moi et glisse ma bouche sur sa peau
jusqu’à atteindre ses seins dressés sous mon visage. Elle gémit avec force quand
j’aspire son téton alors qu’une de mes mains tient sa taille tandis que l’autre va
découvrir la partie la plus intime de son corps. Celle dans laquelle je meurs d’envie
de me perdre. Mon nom s’échappe de sa bouche dans un gémissement :

- Majib…

Je réponds à son appel, remontant la tête à son visage et, mes lèvres à quelques
centimètres des siennes entrouvertes, je continue de la caresser intimement en
chuchotant :

- Regarde-moi.

Elle soulève ses paupières et me regarde. Mes yeux plongés dans les siens rétrécis
par l’excitation, je lui demande :

- Qu’est-ce que tu veux ?

- Toi, répond-t’elle du tac au tac.

- Pourquoi ?

Elle respire fort mais au lieu de me répondre, soulève la tête pour m’embrasser. Je
recule la mienne et arrête de la caresser, puis lui repose ma question :

- Pourquoi tu me veux Abi ?

- Je te veux c’est tout, dit-elle.

Elle essaie à nouveau de m’embrasser mais cette fois je recule vraiment et la


regarde. Elle fronce les sourcils et d’un ton pressé demande :

- Qu’est-ce qu’il y’a ?

Je me redresse et quitte le lit puis observe à nouveau son corps nu étendu, prêt à
s’offrir.

Son corps… Seulement son corps.

- Majib, insiste-t’elle d’une voix presque suppliante.

Puisant dans mes dernières réserves, je me détourne d’elle et marche vers la sortie
en lui disant :

- Je vais bosser. Vendredi, tu me donneras ta réponse. En attendant, te fatigue pas


pour le passeport, je l’ai laissé au bureau.

Puis je sors la laissant seule, et prévoyant de l’éviter jusqu’à ce qu’elle soit


vraiment prête à être à moi. Parce que le jour où elle le sera, elle ne sera plus
jamais à quelqu’un d’autre que moi…
Partie 55 : Qu’est-ce qu’il m’a fait ?

***Abibatou Léa Sy***

La honte ! Je ne me suis jamais sentie aussi humiliée. J’étais prête à coucher avec
Majib à l’instant même. Après tout ce qu’il m’a fait et la manière dont il me traite,
j’étais quand même prête à me donner à lui et lui m’a rejetée comme une
malpropre.

Remettant hâtivement mes vêtements, j’ai envie de me taper dessus tellement je


me déteste. Je sors de la chambre et vérifie qu’il n’est pas aux alentours avant de
courir vers celle d’Anna que je n’aurais jamais dû quitter. M’enfermant à l’intérieur,
je prends la décision ferme de ne pas en ressortir avant de longues heures…

Et si je retournais à l’hôtel ? Je n’imagine pas une seule seconde devoir passer


toutes les longues journées de cette semaine dans le même appartement que
Majib à seulement quelques mètres de lui ! C’est impossible ! Mais alors Anna ?

Mon Dieu, dans quel pétrin me suis-je fourrée ?

*****************

Deux jours après

Finalement, la situation est gérable. Je dis bien « gérable », pas bonne. Entre Majib
et moi s’est installée une sorte d’entente passive et mutuelle. En gros, on s’évite.
Le premier jour, après notre épisode dans sa chambre, j’ai tenu ma promesse de
rester dans celle d’Anna me tournant les pouces et incapable de penser à qui que
ce soit d’autre que lui. A l’heure du déjeuner, il est venu toquer à la porte pour me
demander de venir manger. J’allais refuser mais comme je crevais de faim, je me
suis levée, ai pris une douche puis l’ai rejoint dans le salon. Il avait préparé un plat
délicieux qu’il m’a servi avant de sortir de l’appartement. J’aurais dû être soulagée
qu’il parte mais bizarrement je ne l’étais pas. J’étais déçue…

Et ce sentiment ne m’a pas quittée depuis lors. On ne se dispute pas mais j’ai en
permanence une boule dans la poitrine, un sentiment désagréable de rejet
comme si le fait que Majib me montre de l’indifférence était plus insupportable
que de le voir me haïr. Les rares fois où nous nous sommes retrouvés seuls, il ne
m’a jamais reparlé de sa proposition de mariage ni de quoi que ce soit qui nous
concerne. Je commence à me dire qu’il a déjà changé d’avis. Peut-être qu’il a
compris qu’en fin de compte, il ne pourra pas supporter de vivre avec moi ?
Qu’est-ce qui s’est passé lundi dans sa chambre pour qu’il me rejette ? Qu’est-ce
que j’ai fait de mal ? Et pourquoi je m’inquiète à l’idée qu’il ne veuille plus du
mariage alors que moi-même je ne le veux pas? Je n’en peux plus de me poser des
questions sans réponse, de m’inquiéter sans même savoir pourquoi. C’est comme
une maladie dont je n’ai aucune idée de comment m’en débarrasser. Plus j’essaie,
pire je me sens.

Quand on est à la maison, je ne me contente quand même plus de m’enfermer.


Plusieurs fois, je suis sortie seule, le laissant dans son coin bureau où il est penché
sur ses documents et ses croquis, loin de s’occuper de ce que je fais. La première
fois, il m’a donné toutes les indications dont j’avais besoin, des conseils et même
un téléphone portable que je peux utiliser quand je suis là. Mais les autres fois,
quand je lui dis que je sors, c’est à peine s’il me fait un petit signe de la tête. Il se
montre distant, tout en restant gentil et ça m’énerve !

Chaque jour, à 15h, on part ensemble chercher Anna mais là encore, presqu’aucun
mot n’est échangé dans la voiture tant qu’Anna n’y est pas. Aujourd’hui c’est mardi
et Anna n’a pas école demain, du coup après l’avoir cherchée, Majib nous a
emmenées dans un grand espace commercial. Nous y sommes actuellement
installés tous les trois pour goûter.

Anna semble aux anges. Je l’ai rarement vue aussi bavarde alors qu’elle nous
raconte sa journée et des histoires avec ses nouveaux copains et copines de l’école
française où Majib l’a inscrite. La joie se lit dans ses yeux et j’avoue que moi-même
je me sens bien. Je ne saurais pas dire si c’est le fait de voir ma fille aussi heureuse
ou de remarquer que Majib qui, bien qu’il évite souvent de s’adresser directement
à moi, est beaucoup plus détendu et taquin. Quand on finit de manger, il me dit
après avoir payé la note :

- Je pars au bureau m’occuper de quelque chose mais je peux vous laisser ici, si tu
veux.

- Ok, lui réponds-je. Ça tombe bien, je voulais faire du shopping avant de rentrer.

- …Tiens, prends ma carte, dit-il en la posant devant moi.

- Non, ce n’est pas la peine, j’ai ce qu’il faut.

Mais il s’est déjà levé et me dit en enfilant sa veste :

- C’est pour Anna. Tu m’appelles quand vous êtes prêtes et je viens vous chercher,
d’accord ? Mon bureau n’est pas loin.

Il embrasse ensuite Anna puis s’en va. Nous retrouvant seules, ma fille me pose la
même question pour la énième fois :

- Dis maman, tu vas rester avec nous hein ?

- Non Anna, je t’ai déjà dit que je ne peux pas rester. Je travaille lundi.
Elle affiche la même mine tristement déçue que d’habitude mais cette fois, je
décide de lui parler plus clairement.

- Ce que je veux, c’est qu’on rentre ensemble. Tu ne veux pas rentrer à Dakar ?

- Avec papa ? demande-t’elle, pleine d’espoir.

- Papa vit à Londres bébé. Je te parle de rentrer avec moi à Dakar, comme avant.

-…

- Quoi, tu ne veux pas ?

- Moi, je veux être avec toi et papa. Parce que si je pars avec toi, il sera triste.

- C’est lui qui t’a dit ça ? lui réponds-je en voulant fort à Majib.

- Non mais je le sais. Stp maman, je veux qu’on soit tout le temps tous les trois.
Tous mes amis ont leur papa et leur maman ensemble. Et papa aussi le veut.

- Comment tu le sais ?

- Je le sais, c’est tout. Il est amoureux de toi.


Hun ?! Je rêve ou c’est ma petite fille qui vient de parler ? Observant Anna, je me
rends compte à quel point elle a grandi. Elle comprend toute seule certaines
choses, ou plutôt croit comprendre. Mais en réalité, elle n’a aucune idée de ce qui
se passe vraiment entre son père et moi. Le moment de surprise passé, je ne peux
quand même pas taire ma curiosité et essaie d’en savoir plus.

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- Je l’ai vu te faire des bisous.

- Quoi ?! Quand ?

Le choc ! Ce n’est pas possible qu’elle nous ait vus, elle n’était même pas à la
maison…

- Y’a longtemps, répond-t’elle. Quand on était à Dakar.

Mon Dieu, elle n’a pas oublié… Je suis obligée de mentir pour sauver la situation.

- Chérie, tu as mal vu tu sais. Papa et moi, on parlait c’est tout.

- Arrêête maman, je ne suis pas un bébé.

Hayy ?!

- En plus, tout le monde le sait, continue-t’elle.


- Comment ça tout le monde ? Qui ça ?

- Tonton Hassan l’a dit à tata Aysha l’autre jour et elle s’est fâchée.

- Il lui a dit quoi Anna ?

- Il lui a dit « tu ferais mieux de te trouver un autre copain parce que lui là est
dingue de l’autre », puis il m’a regardée. Alors j’ai compris qu’il parlait de toi et
papa. Tu vois, je ne suis pas bête.

Ok. En dehors du fait qu’Anna doit urgemment rentrer à Dakar vu la vitesse à


laquelle elle se transforme en « toubab »… ai-je bien entendu ? Elle a dit « autre
copain » ? Majib sort avec Aysha ?!

Là, toute prudence m’a quittée quand je me mets à enquêter ma propre fille.

- Anna, ça s’est passé quand ça ?

- C’était le jour où t’es venue chez tata Aysha. Papa était avec nous puis il est parti
te chercher.

- Donc tu savais que je venais ?

- Je l’ai deviné toute seule, répond-t’elle fièrement. Mais je n’étais pas sûre sûre.

- Ok, ok. Dis-moi, tu as déjà vu… papa et tata Aysha ensemble ? Faire des… tu
sais ?

- Des bisous ? Noon. Ne t’inquiète pas maman, papa t’aime toi. C’est tata Aysha
qui est amoureuse de lui, c’est pour ça qu’elle était fâchée contre tonton Hassan.

- Mais… J’hallucine ! Anna comment tu sais tout ça ?

- Je t’ai diiit, je ne suis pas un bébé.

Bon, je crois que j’en ai assez entendu pour aujourd’hui. C’est même trop, je suis
choquée et je ne sais pas si je dois me fâcher, m’inquiéter ou je ne sais quoi…
Prenant mon sac, je mets fin à la discussion.

- Bon, on y va maintenant. Mais faudra qu’on reparle de tout ça, toi et moi.

Nous passons le reste de l’après-midi à parcourir les boutiques mais durant tout ce
temps, un nom trotte dans ma tête sonnant comme un danger : Aysha.

**************

Après notre après-midi shopping, Majib nous propose un film au cinéma que
toutes les deux acceptons avec plaisir. La soirée se termine ensuite à la maison où,
cette fois, je me mets aux fourneaux à la place de Majib, les laissant lui et Anna
devant la télé.

Plus tard, après avoir fini de manger les tilapias frits que j’ai préparés, nous nous
retrouvons à nouveau devant un film d’animation, tous installés sur le canapé.
Depuis tout à l’heure et avec les compliments que j’ai reçus de la bouche même de
Majib durant le dîner, je me sens juste bien. Anna installée entre nous deux, la tête
reposant sur la poitrine de son père, on est en train de vivre un moment
calmement agréable. De temps en temps, elle éclate d’un long fou rire et une fois,
Majib se tourne pour me regarder, un sourire complice détendant son beau visage.
Instantanément, je ressens comme une bouffée d’air frais se glisser dans mon
ventre. Je lui rends son sourire et me mets à rêver de pouvoir me sentir ainsi pour
toujours… Malheureusement, cette paix est de courte durée. A un moment, le
téléphone de Majib sonne et il regarde l’écran, avant de baisser le son de la télé
puis décrocher.

- Yep baby.

Baby ?!

-…

- Wesh, on est là, devant Ice Age. Et toi ?

-…

- Mais ils n’ont pas cours demain eux ? Faudrait que tu les cadres un peu plus
Aysha. Sinon je m’en occupe.

-…
- Hum, là ? Non, désolé. Je vais me coucher après le film, suis un peu fatigué.

-…

- Ok, on se voit demain. Bonne nuit.

Puis il raccroche. Je bous intérieurement. Elle voulait le voir à cette heure-ci ! Et il


l’appelle baby ?! En plus, il compte aller la voir alors que je suis là, chez lui ? Non
mais je rêve ! Là, je n’ai plus envie de rester dans le salon. Retirant le plaid de mes
jambes, je me lève et leur dis en partant sans un regard :

- Je vais me coucher. Bonne nuit.

- Tu ne regardes pas le film maman ?

- Une autre fois, je suis fatiguée.

Majib lui ne dit rien. Je sors du salon, trop en rage et vais me coucher dans la
chambre d’Anna. Plus tard, j’entends la porte s’ouvrir et en apercevant Majib
portant Anna endormie dans ses bras, je ferme aussitôt les yeux, faisant semblant
de dormir. Il la couche doucement à côté de moi puis j’entends à nouveau la porte
se refermer quand il sort. Incapable de trouver le sommeil, je reste plus de deux
heures ainsi, l’esprit occupé par des pensées toutes plus assassines les unes que
les autres. Le pire c’est quand je sors pour aller aux toilettes et que j’entends Majib
parler à nouveau au téléphone en riant. Avec Aysha bien sûr, j’en suis sûre. Il était
pressé de se débarrasser de nous pour causer avec elle. Le goujat !
La journée du lendemain, je la passe pratiquement toute dehors avec Anna
laissant Majib bosser. Nous en profitons pour manger avec Ndèye Marie durant sa
pause de midi. Le jeudi arrivé, Anna retourne à l’école et je me retrouve à nouveau
seule avec Majib à la maison, et surtout de plus en plus inquiète. J’étais venue en
Angleterre pour récupérer ma fille sans aucun plan clair dans ma tête, juste la
ferme intention de ne pas repartir sans elle. A deux jours de mon retour, rien n’est
fait, rien n’a avancé. Je suis aussi loin d’avoir Anna à Dakar que je l’étais avant de
venir. Après le déjeuner, Majib m’annonce qu’il sort et qu’il récupérera seul Anna à
l’école en revenant. Tout de suite je me dis qu’il va aller voir Aysha. Bien sûr il
préfère sa compagnie à la mienne ! Pendant un instant, je suis à deux doigts de lui
dire : « T’as pas du travail à faire ? ». Mais je me retiens. Il ne m’a pas informée sur
sa destination qui pourrait aussi être professionnelle, alors comment pourrais-je
justifier ma question ?

Quand il est parti, je n’en peux plus de tourner en rond en me torturant l’esprit. J’ai
besoin de parler à quelqu’un sinon je vais devenir folle. Alors j’appelle Maï. Après
avoir essuyé ses reproches sur le fait de ne pas l’avoir appelée jusqu’à maintenant,
elle me demande enfin comment se passe mon voyage :

- Alors, t’as pu convaincre Majib de laisser Anna rentrer avec toi, j’espère ?

- Pas du tout. Maï, c’est pour ça que je t’appelle, rien ne se passe comme prévu. Je
ne sais même plus quoi faire.

- Pourquoi, qu’est-ce qui s’est passé ?

- Trop de choses. D’abord Majib me demande en mariage, ensuite je découvre que


peut-être il est avec Aysha alors que deux jours plus tôt on a failli coucher
ensemble. Et tu sais quoi, je suis presque sûre qu’il est avec elle en ce moment
même ! Après m’avoir demandé de l’épouser tu te rends compte ?

- Wow, wow, stop. Tu vas trop vite là, Majib t’a quoi ?!

- Il m’a demandé de l’épouser mais ce n’est pas ce que tu crois, c’est juste pour
régler le problème avec Anna. N’empêche, tu trouves ça normal toi qu’il ait une
relation avec quelqu’un d’autre en même temps ? Surtout Aysha ?

- Okho Abi, doucement ! Suis toujours bloquée à la demande en mariage. J’ai


besoin de comprendre. Quand ? Comment ? Quoi ? Je veux tous les détails !

- Ok, je vais t’expliquer, tu vas comprendre.

Je raconte à Maï ma conversation du premier jour avec Majib. Et après m’avoir


écoutée, elle dit tout le contraire de ce que j’attendais :

- Popopopp, mieux qu’un film ! Non mais vous méritez d’être produits vous deux.
Le mec, il est raide dingue de toi. C’est grave !

- Tu ne m’as pas entendu ou quoi ? C’est un arrangement, c’est tout. C’est pour
Anna.

- Quelle Anna ? Lâche-moi stp. Il t’aime grave je te dis. Tout ce cinéma juste pour
t’avoir ?! C’est clair qu’il t’en veut, trop même, et malgré tout ça il fait tout pour
être avec toi. Ne me dis pas que tu te ne t’en rends pas compte quand même.
Purée, il me fait même pitié le pauvre.
- Majib te fait pitié. C’est moi qu’on sépare de ma fille et c’est lui qui te fait pitié.
Ben merci pour le soutien.

- Cheut, tu sais quoi, dis-moi juste c’est quoi la suite. Qu’est-ce que t’as répondu ?

- Que veux-tu que je réponde Maï ? Tu me vois me marier avec Majib ?

- Très bien même. Donc tu as refusé.

- Pas eu le temps. Toute façon, je crois qu’il a changé d’avis.

- Pourquoi tu dis ça ? A cause de cette Aysha ? On parle bien de la petite sœur de


Boris au fait ?

- Oui c’est elle.

- Donc ta sœur… Eh ben ! Tu crois qu’il y’a quelque chose entre Majib et elle ?

- Je ne sais pas trop, mais on dirait.

- Bon. Maintenant dis-moi, pourquoi ça t’énerve. Comme tu ne veux pas de Majib


il a le droit d’être avec qui il veut, non ?
- Tchip ! Ecoute-moi bien, je m’en fiche d’Aysha. Mon problème c’est que Majib n’a
pas le droit de faire des choses avec moi et ensuite faire comme si je n’existais pas.
C’est ça qui m’embête, je ne suis pas son jouet.

- Ma chère, désolée mais je ne vois toujours pas pourquoi ça t’embête. Si tu ne


veux pas faire des choses comme tu dis avec lui, c’est simple, tu refuses.

-…

- Allô, t’es là ?

- Mouai. En fait j’aurais pas dû t’appeler, tu vois. Au lieu de m’aider, tu m’énerves


encore plus.

- Haha haha, donc t’es énervée là ? Franchement, je n’ai rien dit de grave, juste la
vérité. Mais bon, si je t’ai offensée excuse-moi hein.

-…

- Allô ?

-…
- Abi ?

- Oui… écoute je te laisse.

- Attends Abi, tu pleures ?!

Et mer** elle a compris… Elle m’énerve ! Elle et tout le monde. Je n’en peux plus.
Je pensais trouver du réconfort en l’appelant mais elle ne me comprend pas du
tout. Je ne me comprends pas moi-même bordel ! Je suis dans un état pas possible
et ça m’énerve d’être comme ça.

- Abi… ma puce ça va ?

- …sniff… oui ça va t’inquiètes.

- Mais qu’est-ce qu’il y’a ? Ça te touche à ce point ? Je plaisantais seulement.

- Tu ne comprends pas… Je vis sous tension Maï, depuis des semaines ! Tu crois
que c’est facile pour moi de ne plus pouvoir voir ma fille ? Et puis tout ce qui s’est
passé avec Majib, je… sniff…je ne m’attendais pas à ça… sniff… J’étais tranquille
avant, tout allait bien et là plus rien n’est pareil… sniff… j’en ai trop assez, je ne
comprends rien ! Ça me fatigue à un point, tu ne peux même pas savoir, j’ai envie
de hurler ! Et j’en ai marre de faire semblant, j’en peux plus !

- Ok. Ecoute chérie calme-toi. Je suis désolée, je ne savais pas que c’était à ce
point… Est-ce que tu peux te calmer qu’on parle un peu ? S’il te plait.
Je ne réponds pas à Maï, essayant de toutes mes forces de me calmer. Puis après
avoir pris un grand souffle, je la rassure :

- Ne t’inquiète pas, ça va me passer. C’est juste la tension… ça va déjà mieux.

- Abi. Ce n’est pas seulement la tension…

-…

- Puce, est-ce qu’on peut parler sérieusement stp ? Ça me fait de la peine de te


voir comme ça, alors que tu te fais du mal toute seule. Abi, contre quoi te bats-tu
exactement ? Pourquoi tu ne veux pas admettre que tu es amoureuse de Majib ?

- Mais de quoi tu parles ? Arrête way*.

- Ok d’accord, je retire ce que j’ai dit comme pour toi être amoureuse c’est comme
attraper la peste. Mais est-ce que tu peux au moins admettre que tu ressens des
choses pour lui ? Même si ce n’est pas de l’amour, peut-être juste du désir si tu
veux mais il ne t’est pas indifférent. Je te connais depuis très longtemps et je ne
t’ai jamais vu réagir comme ça pour un homme. Tu es malheureuse, admets-le !

- Si je suis malheureuse c’est parce qu’il a pris Anna.

- Oui c’est vrai. Mais croire que c’est seulement ça c’est te mentir à toi-même. De
la même manière que Majib se ment quand il prétend prendre Anna pour je ne
sais quelle raison alors que tout ce qu’il veut, c’est être avec toi. Moi, ce qui me
fait mal, c’est que tous les deux vous avez tout ce qu’il faut pour être heureux mais
vous gâchez tout avec vos bêtises. Abi, dis-moi une chose, réponds honnêtement à
ma question. Est-ce que vraiment tu veux que Majib sorte complètement de ta
vie ?

-…

- Toi et moi savons bien que non, n’est-ce pas ? Alors écoute-moi. Pour une fois, je
te le demande, je t’en supplie pour l’amour de ta fille, réfléchis bien avant de le
rejeter. Ma puce, prends la perche qu’il te tend, tu ne sais pas si l’occasion se
présentera à nouveau.

- Tu veux dire quoi ?

- Accepte sa demande… Je sais que pour toi c’est impensable pour le moment mais
revois les choses, je t’en prie. Qu’est-ce que t’as à perdre ? Tu pourras vivre avec ta
fille, tu rassureras ta grand-mère et surtout tu seras au moins avec le seul homme
qui t’ait jamais fait ressentir quelque chose. C’est toi-même qui me l’as dit. En plus
tu sais qu’au fond Majib n’est pas quelqu’un de mauvais, c’est seulement la colère
qui le fait agir tel qu’il l’a fait en prenant Anna. Souviens-toi de tous les moments
que vous avez passés ensemble avant qu’il ne découvre ton plan, est-ce qu’il était
comme ça ?

- Il était différent. Il a changé, ce n’est plus le même.

- Non, je ne suis pas d’accord. On ne change pas comme ça du jour au lendemain,


c’est pas possible. Mets-toi à sa place, s’il t’avait fait ce que toi tu lui as fait, jamais
plus tu ne lui adresserais la parole, tu le sais bien. Alors que lui, il revient
carrément te proposer de l’épouser, c’est-à-dire qu’il est prêt à faire sa vie avec toi.
Il passe à côté d’Aysha, de toutes les autres filles et il vient te demander toi d’être
sa femme. Toi qui l’as trahie. Tu ne vois pas à quel point c’est énorme ?!

- Je ne sais pas.

Je ne sais plus rien. Je me sens perdue…

A court d’arguments, Maï soupire puis garde le silence avant de reprendre :

- Ok… Ce n’est pas une décision facile à prendre je le sais mais réfléchis bien et
prends la bonne. Ne laisse pas Aysha ou qui que ce soit te priver de ce que tu
veux. Tu es une fille forte, à chaque fois que tu as voulu un homme, tu l’as pris
qu’importe ce qu’en pensent les autres. Je n’aurais jamais pensé te donner ce
conseil un jour mais c’est exactement ça que tu dois faire cette fois-ci aussi.
Considère Majib comme tous les hommes que tu as séduits et prends-le. La
stratégie est juste différente cette fois parce que la seule façon possible que t’as de
le garder, c’est accepter de devenir sa femme. Tu saisis ?

- …Oui.

- Parfait… Une autre petite chose, comme il est proche de la famille de ton père,
raconte-lui tout quand même, on ne sait jamais... Maintenant la balle est dans ton
camp ma belle. Je te fais confiance.

****************
Le même soir

***Abdoul Majib Kébé***

Le séjour d’Abi à Londres tire à sa fin. Si j’ai compris trois choses durant cette
semaine, c’est que 1, elle n’acceptera pas d’être ma femme, 2, je ne peux pas la
séparer indéfiniment d’Anna et 3, je ne pourrai pas supporter de continuer de la
voir. J’aurais presque hâte de la voir retourner à Dakar, si ce n’est que je me
séparerai aussi d’Anna. Car après avoir mûrement réfléchi, j’ai pris une décision. Je
vais laisser ma fille partir avec sa maman et je supporterai la séparation. Après
tout c’est avec elle qu’Anna a toujours vécu. Elle sera forcément plus heureuse
avec sa maman. J’irai à Dakar le plus souvent possible pour la voir et pour travailler
sur mon projet, mais je ferai aussi tout pour ne pas avoir à voir Abi. On se
débrouillera pour qu’Anna soit chez mes grands-parents avant que j’arrive, ensuite
je la ferai ramener par quelqu’un, à chaque fois. De cette manière, Abi pourra
mener la vie qu’elle veut, avec qui elle veut, du moment que je ne suis pas au
courant ça me va. Pour ce qui est d’Anna, Boris a raison, Abi l’a bien éduquée. Il ne
reste plus qu’à espérer et prier pour qu’elle ne devienne pas comme sa maman.
Ma famille sera aussi là pour s’en assurer…

Je n’ai encore rien dit à Abi sur ma décision mais j’ai déjà récupéré le passeport et
acheté un billet d’avion pour Anna au même horaire que sa maman. Là, elles sont
parties se coucher mais je leur remettrai tout demain.

En attendant, j’essaie de faire passer par le travail le goût amer que j’ai dans la
gorge depuis que j’ai compris et accepté les sentiments que j’ai encore pour elle.
En même temps que j’ai accepté de la laisser partir… Je suis un homme, je ne dois
pas me laisser abattre.

Il est bientôt 1h du matin quand je me rends compte que je suis trop fatigué pour
continuer. Repoussant les documents sur la table, j’étends les pieds et allume la
télé en prenant soin de baisser le son. Je ne m’en aperçois pas quand je m’endors…

*******************

***Abibatou Léa Sy***

Je n’arrive pas à fermer l’œil. J’ai réfléchi et ma décision est prise. Sortant un pull-
over de mes affaires, je le mets sur mon pyjama avant d’aller rejoindre Majib. Y’a
de la lumière dans le salon, ce qui veut dire qu’il n’est pas encore couché. Quand
j’entre dedans, je le trouve endormi, à moitié couché sur le canapé et les pieds sur
la table basse jonchée de documents.

Trop tard… Je reste debout quelques secondes à côté de lui, l’observant en silence.
Pendant un instant, une envie forte de me coucher sur lui, juste pour avoir un peu
de chaleur, me saisit. Il fait froid dans le salon… Lui aussi doit avoir froid. Je
contourne le canapé et prends un plaid dans le panier qui se trouve derrière, avant
de revenir devant Majib pour le couvrir avec précaution. Alors que j’essaie
d’ajuster le tissu au niveau de ses pieds, mon regard tombe sur les documents
ouverts sur la table. Dakar ? Il travaille donc sur un projet au Sénégal… Curieuse, je
laisse mes yeux s’attarder quand soudain sa voix me fait sursauter.

- Qu’est-ce que tu fais ?

Je me redresse et me tourne vers lui qui me regarde bien à présent.

- Désolée, lui réponds-je. Je ne voulais pas te réveiller.

Il ne répond pas et s’assoit en avançant ses mains sur la table pour fermer dossiers
et classeurs. Je le regarde faire sans rien dire, me rendant compte à quel point il se
méfie de moi maintenant. Je le mérite…
Avant qu’il finisse de ranger, je me souviens de la raison de ma venue et lui dis :

- Je voulais te parler en fait. Mais ça peut attendre demain.

Il hésite puis répond :

- Non c’est bon, je suis déjà réveillé de toute façon. Moi aussi je dois te parler…
Assieds-toi.

Je m’assois en pliant les genoux sous moi, gênée… Je me sens tout d’un coup
comme une petite fille. Majib me regarde, attendant que je commence. Ses yeux
s’abaissent sur mes mains et je me rends alors compte que je suis en train de tirer
nerveusement sur les manches de mon pull-over. Les lâchant de suite, je relève la
tête vers Majib.

- Tout va bien ? me demande-t’il avec un air un peu inquiet.

- Oui.

- Ok… je t’écoute alors.

C’est parti.

- Je ne veux pas vivre à Londres.

- … Okay.

A son air d’incompréhension, je vois qu’il se demande où je veux en venir. Et je


continue…

- Je ne peux pas laisser ma grand-mère seule à Dakar et puis je ne pense pas que je
me sentirai bien ici. Je ne connais que Dakar, j’ai mon travail là-bas, j’ai retrouvé
mon… enfin bref, je veux vivre à Dakar.

J’allais dire « mon père » mais me suis reprise à temps heureusement. Même si
Maï a raison, ce n’est pas le moment de lui parler de ça, chaque chose en son
temps. En attendant, j’ai remarqué pendant que je parlais le changement
d’expression de son visage. Quand je finis, il me demande quand même, les
sourcils froncés :

- Pourquoi tu me dis tout ça ?

- Parce que… j’accepte. Ta proposition.

Suspense… Les yeux de Majib sont rivés aux miens. Il n’a plus aucune expression et
il ne dit rien pendant un temps qui me parait affreusement long. Quand il ouvre
enfin la bouche, il me demande :

- Tu es sûre ?

- Oui. J’ai bien réfléchi et je pense comme toi que c’est la meilleure solution.

- Je vois…

Là, il a l’air déçu. Mais je ne comprends pas pourquoi. N’est-ce pas ce qu’il voulait ?
A moins que j’aie eu raison de penser qu’il a changé d’avis ? Pour m’en assurer et
ne plus me casser la tête, je n’hésite pas à le lui demander :

- Sauf si ta proposition ne tient plus ? Majib, si tu ne me l’avais pas proposé je ne…

- Elle tient toujours, m’interrompt-il. Mais tu me dis que tu ne veux pas vivre avec
moi, du coup je ne comprends pas en quoi ça serait une solution ?

- Eh bien… je me suis dit que peut-être toi tu pourrais revenir à Dakar ? C’est ce
que tu voulais après tout. Tu l’as déjà fait.

- Et ça ne s’est pas passé comme je l’espérais.

-…

- N’empêche oui, je compte retourner vivre à Dakar mais pas maintenant. Je ne


suis pas prêt... Je travaille sur un projet actuellement et quand je serai sûr de mon
coup, peut-être d’ici un an ou plus, je retournerai à Dakar. Tu pourrais venir vivre
ici en attendant.

- Je ne peux pas Majib. Mame Anna n’a que moi et elle est vieille.

- Elle vit avec ta tante.

- Oui mais ce n’est pas pareil. Je suis désolée, je ne peux vraiment pas la laisser.
- On fait comment alors ?

- Tu pourrais laisser Anna avec moi le temps que tu viennes.

- Et donc on attend que je revienne pour nous marier.

- Non non, on n’est pas obligé !

Mer**, pourquoi j’ai parlé aussi vivement ? Au contraire, ce serait l’idéal,


beaucoup de choses peuvent se passer avant un an, peut-être que Majib aura
changé d’avis… Mais en réalité ce n’est pas ce que je veux… Mon Dieu, ce n’est pas
du tout ce que je veux !

Réaliser tout d’un coup à quel point je tiens à ce mariage me choque tellement
que je prends peur. Je n’arrive plus à regarder Majib et détourne la tête, je me
sens honteuse.

Majib non plus ne dit rien. Il recule sur le canapé et même sans le voir, je sens son
regard tourné pensivement ailleurs comme s’il réfléchissait. Au bout d’un instant,
il parle enfin :

- Je ne peux pas te laisser vivre seule avec Anna, Abi. Pas si tu es ma femme.

- Pourquoi ?

- Parce que je ne te fais pas confiance.


Il a dit ça calmement, en me regardant. Comme quand on parle d’une vérité toute
simple, aussi dure soit-elle à entendre. Et moi, je ne sais que répondre à part
essayer de le rassurer.

- Majib, j’ai changé. Tu avais raison sur tout ce que tu m’avais reproché, je ferai
attention avec Anna. Je ne fume plus déjà...

- Ce n’est pas seulement ça qui m’inquiète. Ce mariage, s’il se fait, ne sera pas
seulement un contrat mais un engagement sur tous les aspects, fidélité y compris.
Es-tu capable d’être fidèle ?

- Tu ne me connais pas Majib, tu ne peux pas parler comme ça. Quoi que j’aie pu
faire, c’est le passé.

- Dis-moi Abi, combien d’hommes as-tu reçu dans ton appartement ?

- Je n’ai jamais reçu qui que ce soit à part toi à moins qu’Anna soit absente. Aucun
des hommes avec qui j’ai été ne l’a rencontrée. La seule fois que j’ai fait ça c’est
quand on était à la plage pour son anniversaire. Et si tu veux tout savoir, c’était
juste pour te mettre en colère.

Majib émet un petit rire cynique, comme si cet aveu énorme, pour moi en tout
cas, ne signifiait rien pour lui. Comme s’il était persuadé que je ne fais que mentir,
alors que Dieu sait que je lui dis la vérité.

- Malheureusement Abi, répond-t’il, je ne te connais que trop bien. Bref, si on doit


se marier, tu ne vivras pas là-bas.
- Ok, on trouvera un autre endroit alors. On déménagera.

- Chez moi.

- Chez toi, où ?

- Vous irez vivre chez mes parents en attendant que je revienne.

- Chez tes parents ? Avec ta mère ? Jamais !

- Et pourquoi ?

- Parce que je sais ce qu’elle a fait à ma cousine… Tu ne me l’as pas dit mais oui, je
sais tout. Jamais je ne vivrai avec elle.

- Je vois… Dans ce cas on se retrouve devant une impasse. Tu ne veux pas vivre
avec moi, tu ne veux pas vivre chez mes parents. Peut-être qu’en fin de compte, tu
ne veux juste pas de ce mariage.

- J’irai chez tes grands-parents !

A nouveau, j’ai parlé vivement. Dès que Majib parle de quoi que ce soit qui ne soit
pas moi me mariant avec lui, je réagis au quart de tour… Mon Dieu, que suis-je
devenue ? Qu’est-ce qu’il m’a fait ?
- Tu veux ça, demande-t’il, tu es sûre ?

- Oui… Je ne préfère pas mais si ça peut te rassurer, oui je le ferai. Tes grands-
parents me connaissent déjà, je les apprécie, puis ce n’est pas loin de chez ma
grand-mère, donc je pourrai la voir plus souvent. Et quand tu reviendras, on
pourra déménager ailleurs.

- Okay... Ben écoute, ça me va. J’en parle à la famille demain alors.

Demain ? Déjà ? Mon cœur se met à battre plus vite. Et pourtant je réponds
simplement :

- Ok.

Majib se lève en disant :

- Marché conclu… Bonne nuit.

- Je croyais que tu voulais me parler aussi, dis-je d’une voix cassée par l’émotion
soudaine que j’essaie de masquer.

- Non, répond Majib en partant, ce n’est pas important.

Je le regarde s’en aller tandis que la dague invisible qui a transpercé mon cœur
deux secondes plus tôt, continue de s’insinuer douloureusement en moi.

« Marché conclu »… C’est donc en ces termes que je vais devenir la femme de
Majib.

Partie 56 : La vérité sur nous

***Abibatou Léa Sy***

Les événements vont vite. Trop vite. Une semaine seulement après mon retour
d’Angleterre, me voilà prête à être mariée. J’étais partie pour récupérer ma fille, je
suis revenue préparant mon mariage. Enfin, préparer est un bien grand mot étant
donné que j’ai l’impression que tout se fait sans moi. Majib qui prévient sa famille
aussitôt que je lui aie donné mon accord, sa maman qui s’est apparemment
empressée d’aller rendre visite le week-end même à ma grand-mère, tout le
monde qui se bouge ensuite et planifie, et du jour au lendemain, on m’apprend
que ce samedi le mariage religieux sera célébré.

Mame Anna n’a même pas jugé utile de m’informer elle-même, c’est Majib qui l’a
fait à sa place. Je n’ai rien compris quand avant-hier, il m’a dit au téléphone :

- Au fait, je ne pourrai pas être là déjà samedi, mais je te dirai quand je pourrai me
libérer pour qu’on planifie le mariage civil.

- D’accord, mais qu’est-ce qui se passe samedi ?

- Comment ça ? T’es pas au courant ?

- Au courant de quoi ?

- Je ne sais pas si c’est à moi de te le dire. Je croyais que t’étais d’accord… On se


marie samedi.

- On se… C’est une blague ?

- Tu devrais appeler ta grand-mère. Pour ma part, j’ai eu papa au téléphone hier, il


m’a demandé si ça m’allait et je n’y vois pas de problème, alors…

- Ok, donc toi on t’a demandé ton avis mais moi le mien ne compte pas en fait.

Majib se tut une seconde puis reprit d’une voix plus ferme :

- Est-ce que ça te pose problème ?

- Ce n’est pas le souci Majib. Mais c’est moi qui me marie, on peut quand même au
moins me demander mon avis sur la date.

- Ecoute Abi, vois avec Mame Anna et si quoi que ce soit te pose problème, rien
n’est trop tard. Je te laisse, je dois y aller.

Il paraissait énervé quand il raccrocha. Mais sérieux, est-ce trop demander que
d’être consultée pour mon mariage ? Jusque-là, Mame Anna ne m’avait demandé
qu’une seule fois confirmation de mon accord, suite à ça rien de spécial. Quand je
l’appelai après le coup de fil avec Majib, elle me dit que les grands-parents de ce
dernier devaient partir à la Mecque et qu’ils voulaient que le mariage se fasse
avant, du coup elle leur a donné son oui pour samedi. Ça me semblait une grosse
excuse montée de toutes pièces parce que si je ne me trompe pas, le pèlerinage
ne commence pas avant au moins un mois. N’empêche, je n’avais aucune excuse
pour reculer l’échéance.

Depuis une heure maintenant assise au bureau, impossible de me concentrer sur


mon travail. Subitement, je réalise que le mariage est pour demain et que je n’ai
même pas encore informé Bachir. Sachant qu’il risque de m’en vouloir, je l’appelle
de suite pour m’en libérer.

- Allô Bachir.

- Ma chérie, ça va ?

- Oui, ça va.

- Tu m’appelles tôt. Qu’est-ce qui se passe ?

- J’ai quelque chose à te dire. T’as du temps là ?

- Attends, ne quitte pas…

Il s’excuse auprès de quelqu’un puis reprend le téléphone :

- Je suis en rendez-vous assez important là, mais je t’écoute.

- Ça peut attendre Bachir.


- Ecoute, tu ne m’appelles jamais à cette heure-ci et c’est pour ça que j’ai décroché.
Ce doit être important, donc dis-moi vite que je sois rassuré. Que se passe-t’il ?

- Rien de grave. Juste que je me marie demain.

- Tu te… quoi ?

- Je me marie avec Majib, et c’est demain. Ça s’est décidé très vite mais je ne
voulais pas que tu l’apprennes par…

Ne me laissant même pas terminer, Bachir dit d’un ton sec :

- T’es à ton bureau?

- Oui.

- Ne bouge pas, j’arrive.

Il raccroche sans attendre ma réponse. Pfff, là il va en faire tout un drame, c’est sûr.

15 minutes plus tard, il déboule dans mon bureau et sans même passer par un
bonjour me demande avec énervement :

- T’as dit quoi au téléphone, que tu vas te marier ? Tu te maries demain ?!


- Bachir, pourquoi tu t’énerves comme ça ? Et ton rendez-vous ?

- Arrête de m’appeler Bachir, Léa, crie-t’il. Je ne suis pas Bachir, je suis ton père ! Il
est temps que ça cesse maintenant, je ne peux plus le supporter. Tu dois me
respecter, JE-SUIS-TON-PERE !

Au début surprise par son ton, je sens la colère monter très vite en moi, des
souvenirs d’un proche passé se réveillant. Je me lève et sans prendre de gants, lui
réponds sur le même ton :

- Mon père ?! Depuis quand hein ? C’est maintenant que tu te vois comme mon
père ? Je t’ai laissé trop de libertés et maintenant tu crois que t’as le droit de me
crier dessus ? Tu n’as jamais été mon père, tu n’as jamais voulu de moi, tu ne t’es
jamais occupé de moi à part quand je t’y ai obligé, tu ne m’as jamais reconnue. Tu
n’as même JAMAIS prêté attention à mon existence. Si je ne t’avais pas trouvé il y’a
8 ans, jamais on en serait là. Alors, non tu n’es pas mon père, NON, je ne te
permets pas de crier sur moi, compris ?!!

Je me sens vibrer des pieds à la tête. La colère en moi est à son paroxysme, à tel
point que je n’ai pas remarqué tout de suite le calme qu’a repris Bachir. Il ne dit
plus rien. Il me regarde avec insistance durant un temps interminable puis dit,
d’une voix très basse :

- Je croyais qu’on avait dépassé ce stade…

Je ne réponds pas. J’ai envie de répondre mais je n’y arrive pas. Pas alors que je
vois les larmes perler dans ses yeux…

Il détourne la tête un instant puis me regarde fixement, reprenant sur le même ton
triste :
- Tu peux tout me reprocher mais pas de t’avoir reconnue. J’étais là à ta naissance,
je t’ai prise dans mes bras et je t’ai aimée dès le premier regard Léa… Et je t’ai
reconnue. C’est moi-même qui t’ai déclarée, Abibatou Léa Hannan.

- Ce n’est pas vrai.

- Si c’est vrai, répond-t’il posément. Tu ne t’appelais pas Sy, ta mère s’est


débrouillée pour te donner ce nom, celui de son mari. Je n’ai jamais voulu me
séparer de toi.

- Alors pourquoi tu l’as fait ?

- J’ai eu tort. Jeanne… avait une grossesse difficile quand on a quitté Dakar, elle a
insisté pour qu’on parte en Angleterre. Mais avant ça, pendant trois ans, je ne t’ai
jamais quittée. Même quand ta mère est partie avec Seydou, le chauffeur, je les ai
retrouvés et j’y allais tous les jours pour te voir… Et puis, j’ai dû partir. Jeanne a
perdu le bébé. Je devais être là pour elle mais même à distance, j’essayais de
garder le contact avec toi. Seulement ta mère ne voulait pas… J’ai essayé pendant
longtemps, je suis revenu à Dakar pour te chercher. Vous aviez déménagé et je
n’arrivais pas à vous trouver, je n’avais aucune info et j’étais désespéré Léa… Puis
avec le temps, j’ai arrêté de te chercher.

Mon Dieu ! Je ne savais pas… Une lourde peine s’abat sur moi. Il était là, mon père
était là, il aurait pu m’emmener avec lui et je ne serais jamais restée là-bas… Si
seulement il m’avait emmenée…

Essayant de reprendre mes esprits, je lui demande :

- Pourquoi je ne me souviens pas de tout ça ? Et pourquoi tu ne m’as jamais rien


dit ?

- Tu étais trop jeune pour t’en souvenir. Et tu ne me laissais jamais finir quand
j’essayais de m’expliquer. De plus, je ne voulais pas que tu en veuilles inutilement à
ta mère, elle avait le droit d’être heureuse et moi je ne pouvais pas l’épouser… Je
regrette de n’avoir pas toujours été là pour toi Léa, je me rends compte plus que
jamais de toutes les étapes importantes de ta vie que j’ai ratées. Mais depuis que
je t’ai retrouvée, j’ai rêvé du jour où tu te marierais, je l’ai préparé dans ma tête, je
voulais tout rattraper, tout ce qu’on a manqué. Léa, je suis prêt à vivre tout le reste
avec toi, c’est tout ce que je souhaite… Mais toi, ce n’est pas ce que tu veux.

- Je n’ai pas dit ça.

- Pourtant tu fais tout dans ce sens. Tu trouves toujours une excuse pour que notre
relation n’avance pas. La dernière fois c’était parce que tu voulais soi-disant
préparer tes proches. Dis-moi, depuis lors, qui est au courant ?

Je baisse les yeux de honte, sachant bien qu’il a raison, lui répondant tout bas :

- Je l’ai dit à Maï.

- Et c’est tout.

- Ta fille est tombée malade, je pensais que tu ne voulais pas la troubler avec cette
histoire.
- Tu as raison, mais elle est guérie maintenant et depuis longtemps. Alors, je te
pose la question, es-tu prête à ce qu’on informe tout le monde ou veux-tu
continuer de mentir ?

- … Je suis prête.

- Dans ce cas, pas de temps à perdre. Viens, on va chez ta grand-mère.

Il se tourne aussitôt, prêt à partir. Je proteste, paniquée :

- Maintenant ? Mais je travaille.

- Tu travailles pour qui ? Allez viens, on y va.

- Bachir, Mame Anna n’a aucune idée de ton existence. Elle ne sait même pas que
l’autre n’est pas mon père. Tu te rends compte de ce que ça va lui faire de
l’apprendre ?

Se retournant depuis la porte pour me regarder, il répond vivement :

- Je me rends compte que tu te maries demain Léa ! Il est hors de question que je
ne sois pas présent. On y va.

Et il sort. Je reste debout là, hésitant encore, puis saisis mon sac et me dépêche de
le rattraper. C’est bon, cette fois je vais le faire… On va enfin révéler la vérité sur
nous
****************

Le soir

***Ahmed Bachir Hannan***

La mère de Djibo, que j’ai rencontrée pour la première fois cette matinée, est à
présent au courant que je suis le vrai père de sa petite-fille. Léa appréhendait
beaucoup, mais malgré le choc visible de sa grand-mère, sa réaction était
admirablement digne. Pas de cris, pas de reproches, juste de longs silences,
quelques questions et une profonde tristesse inscrite sur son visage. Comment ne
pas la comprendre ? Sa propre fille lui a toujours menti…

Comme j’ai menti à ma femme et mes enfants. Malgré mon empathie pour elle, lui
parler de mon histoire avec Djibo n’était pas la partie la plus difficile pour moi. La
partie la plus difficile, c’est maintenant. Ces longues minutes durant lesquelles,
isolé sur la terrasse pour être seul, je tiens mon téléphone à la main depuis au
moins une demi-heure, prêt à appeler Boris mais n’arrivant pas à me décider.

Comment lui dire ? Par quoi commencer ? Pendant des mois, je me suis focalisé
sur le seul fait que je voulais Léa dans ma vie, au sein de ma famille, avec ses frères
et sœurs. Mais à présent que je peux enfin réaliser ce rêve, je me rends compte
plus que jamais de la blessure que j’infligerai à mes autres enfants. J’ai honte de
moi-même pour ce que je vais leur faire subir, ça me rend malade. Mais je n’ai pas
le choix, je dois assumer mes responsabilités et je dois le faire maintenant. Il n’est
plus possible d’attendre…

Quand je me décide enfin à appuyer sur le bouton d’appel, je me sens comme un


gladiateur jeté dans l’arène. Le combat sera difficile mais je dois le mener…

Boris décroche avec enthousiasme, loin de se douter de ce qu’il va apprendre


d’une minute à l’autre.
- Allô pa.

- Mon fils, comment tu vas ?

- Je vais bien. C’est quoi cette petite voix, ne me dis pas que les garçons te
manquent déjà ?

- Ces deux emmerdeurs ? Tu plaisantes. Je suis très bien sans eux.

- Haha c’est ce que tu dis mais nous on sait la vérité. Didi m’a appelé tout à l’heure
au fait, se plaignant que ouai t’es trop sévère avec elle, que tu ne la laisses pas
sortir, qu’elle n’a plus le droit de vivre, bla bla. Bref, ne lui dis pas que je t’ai dit ça
mais bravo, papa. Continue comme ça, c’est très bien.

- C’est facile à dire pour toi, ce n’est pas à toi qu’elle ne parle plus… Ecoute, ce
n’est pas pour ça que je t’appelle. T’es avec ta femme là ?

- Yep, elle est là. Tu veux que je te la passe ?

- Après. Pour l’instant, si tu peux t’isoler quelques minutes ce serait bien. Il y’a
quelque chose dont je dois te parler et c’est important.

- Okay… Ne quitte pas, je bouge.


Reprenant le téléphone moins d’une minute plus tard, Boris me dit :

- C’est bon, suis seul maintenant. Qu’est-ce qui se passe ?

- Il ne se passe rien mon fils, c’est juste que ce que j’ai à te dire va beaucoup te
surprendre et te décevoir aussi. Je me suis préparé pendant des mois mais il n’y a
aucune manière de rendre ça plus facile pour toi ou pour tes frères et sœurs.

- Papa, dit Boris en riant nerveusement, tu me fais peur. Qu’est-ce qu’il y’a ? Papa,
t’es malade ?

Entendant sa voix passer de l’inquiétude à la panique, je m’empresse de lui


répondre :

- Non non, rassure-toi. Rien de ce genre. Je vais tout te dire mais je veux que tu
comprennes d’abord à quel point ta mère a compté pour moi. Quel que soit le mal
que je lui ai fait je n’ai jamais arrêté de l’aimer jusqu’au dernier jour… Vous aussi,
mes enfants, vous êtes tout ce qui compte pour moi, tu dois le savoir.

- Papa, je n’ai pas besoin que tu me dises ça, bien sûr que je le sais. Pourquoi tu ne
me dis pas ce qu’il y’a une bonne fois ? Plus tu parles, plus je m’inquiète.

- Ok…

Je soupire pour me donner du courage et commence à lui raconter l’histoire :

- Il y’a longtemps quand t’étais encore très petit, ta mère et moi avons traversé des
moments difficiles. Notre couple était encore jeune, nous étions inexpérimentés et
peut-être moins… soudés que ce que vous avez eu l’habitude de voir. A cette
période, j’étais assez insouciant, immature même et j’ai fait une erreur… Il y’avait
une jeune fille qui travaillait pour nous. Elle dormait à la maison, c’est même elle
qui s’occupait de toi jusqu’à un certain âge... Je la voyais souvent, on parlait
beaucoup, elle savait les problèmes que j’avais avec Jeanne et j’ai fait l’erreur de…
me rapprocher d’elle… Un peu trop. Des choses se sont passées.

Je m’arrête pour attendre la réaction de Boris mais elle ne vient pas au début. Il
garde le silence un instant puis dit d’une voix basse cachant une colère naissante :

- Tu veux dire que tu as trompé maman avec elle.

- Oui, réponds-je calmement. Mais c’était juste une aventure.

- Et pourquoi tu me dis ça ? Pourquoi me raconter ça à moi papa ? C’est à elle que


tu as fait du mal, pas à moi. Je n’ai pas besoin de savoir ça.

- Si je te le dis c’est parce que l’histoire ne s’arrête pas là.

- Ce n’était pas qu’une aventure c’est ça ? Tu étais amoureux de cette fille ?

- Boris, calme-toi et écoute-moi d’abord. Ce n’est pas facile pour moi de devoir te
parler de ça, ne me rends pas la tâche plus difficile stp.

- Parce que tu crois que c’est facile pour moi d’entendre que mon père a trompé
ma mère ? Je ne sais pas pourquoi tu me racontes cette histoire mais je n’ai pas
besoin de l’entendre. Je n’en ai pas envie non plus, enfin papa qu’est-ce qui te
prend ?!

- Tu as besoin de l’entendre pour comprendre la suite de ce que j’ai à te dire…


Cette fille est tombée enceinte.

Silence… Puis j’entends Boris me demander d’une voix terriblement choquée :

- Enceinte ? Tu as mise enceinte une autre femme, devant les yeux de maman ?!

- Non, elle n’était pas au courant, elle ne l’a su que très tard. J’ai fait sortir Djibo de
la maison le temps qu’elle accouche.

- Qu’elle accouche ?!! Attends papa, qu’est-ce que t’es en train de me dire ?

- Que j’ai un autre enfant Boris. Une fille, ta sœur.

- My God !

- C’était un accident. Je n’avais pas prévu tout ça, ta mère est la seule femme qui
comptait pour moi, j’ai fait une erreur en la trompant. Mais…

- Mais quoi papa ? Parle, que j’entende quelle excuse tu peux sortir pour justifier
ton geste ignoble !
- Je n’essaie pas de me trouver des excuses. Je veux juste te dire que je ne regrette
pas d’avoir eu ma fille. Elle n’a rien demandé, elle a souffert pendant de longues
années par ma faute.

- Je rêve ! C’est tout ce que tu trouves à me dire ?! Tu m’annonces que tu as


trompé maman, que tu as fait un enfant sur son dos, que j’AI une sœur et la seule
chose que tu trouves à rajouter c’est que tu ne regrettes pas ?!

- Boris…

- Depuis quand papa ? m’interrompt-il. Quel âge a-t’elle ?

- Elle a… 26 ans.

- Non ! C’est un cauchemar, je dois rêver là. Tu nous as menti pendant 26 ans ? 26
ans papa ?!!

- J’ai eu tort ! Boris, calme-toi et écoute-moi. J’ai eu tort ! Je n’aurais jamais dû


mentir, c’est mon plus grand regret. J’ai menti à tout le monde, ta mère, toi, tous
mes enfants dont Léa. Je le regrette, je ne me le pardonnerai jamais ! Et justement
aujourd’hui je veux rétablir la vérité, pour elle et pour vous aussi. Mais j’ai besoin
de ton aide, ou au moins que tu comprennes. Je sais que c’est trop demander, que
tu n’as aucune raison de le faire, mais tu es mon aîné Boris. Si tu ne me comprends
pas, personne ne me comprendra.

Boris rit amèrement.


- Tu plaisantes c’est ça ?

- Je ne te le demanderais pas si je ne t’en savais pas capable. Tu es actuellement


choqué, en colère mais tu as le cœur de ta mère… Je ne demande rien pour moi,
absolument rien même pas un pardon que je ne mérite pas. Je te demande juste
de l’accepter elle et de m’aider avec tes frères et sœurs. Léa a peur. Elle a tout fait
pour que vous ne sachiez pas la vérité mais au fond elle souffre, tout comme tu
souffres actuellement. Tout est de ma faute, je l’assume, mais si tu ne m’aides pas,
je n’y arriverai pas tout seul.

- Bon, écoute-moi bien papa. Jamais, je dis bien jamais, je ne veux voir cette fille.
Je ne veux même pas savoir qui elle est, compris ?

- Boris… Ce n’est pas possible, tu la connais déjà.

- Comment ça ?

- Elle était à ton mariage, Ndèye Marie et elle sont amies.

- Non ! Je connais toutes les amies de Ndèye et il n’y a aucune Léa. Qu’importe je
ne veux pas...

- Boris, l’interromps-je fermement. Tu ne pourras pas ignorer ta sœur, elle se marie


avec Majib demain, ton meilleur ami. C’est pour ça que je ne pouvais plus attendre
pour te le dire. Parce que je serai à ce mariage et tu aurais fini par le savoir.
- Non… Non, ce n’est pas possible. Tu parles d’Abi ?!

- Oui.

- Abi est ta fille ?!

- Abi est ta sœur.

*******************

Au même moment

***Abibatou Léa Sy***

Je suis soulagée ! Je me sens toute légère, libérée d’un poids. Ma grand-mère sait
enfin tout. Je m’inquiétais tellement, même quand Bachir était là, mais lorsqu’il
est parti, Mame Anna et moi sommes restées pendant des heures à discuter. Dire
enfin la vérité m’a fait un bien fou ! Un poids énorme que je ne réalisais même pas
porter est tombé de mes épaules.

Elle m’a patiemment écoutée tout lui expliquer depuis le jour que j’ai découvert
que le mari de ma mère n’était pas mon vrai père... Et surtout elle sait maintenant
comment j’ai eu mon appartement, que je ne recevais pas de l’argent des hommes
comme on avait essayé de lui faire croire, mais de mon vrai père. Elle m’a écoutée
et comprise, aucun jugement ou reproche n’est sorti de sa bouche. Au contraire
elle a été adorable, compatissante, gardant affectueusement ma main dans la
sienne pendant que je lui parlais et souriant pour me rassurer. A la fin, on aurait
dit que rien ne s’était jamais passé. Elle me regardait à nouveau non avec une
pointe de déception dans les yeux, mais juste de l’amour. Comme elle nous
regardait avant Anna et moi…

Je suis chez elle avec ma fille depuis trois jours maintenant, quand elle m’a
confirmé la date du mariage. Elle préférait qu’on soit avec elle et j’ai accepté, pas
seulement pour elle mais aussi parce que je me disais que ça rassurerait peut-être
Majib…

En parlant de lui, je dois l’appeler pour le mettre au courant à présent. Bachir m’a
fait promettre de l’informer dès ce soir et de toute façon, je n’ai plus peur. La
réaction de Mame Anna m’a donné confiance, tout ira bien…

Il est 2h du matin quand je me retire dans le salon, laissant Mame Anna dormir,
pour envoyer un message à Majib lui demandant de m’appeler. Quelques minutes
après, le téléphone sonne.

- Allô ?

- Salut, répond-t’il très posément comme d’habitude.

- Salut, t’es pas encore couché alors.

- Non. Anna va bien ?

- Oui, elle dort là.


- Ok… Et toi, ça va ?

- Oui, ça va.

- Pourquoi tu ne dors pas ? Tu ne risques pas d’être fatiguée demain ?

- Non pas vraiment. Y’a rien de spécial.

- Ok…

Un silence gêné s’installe entre nous. A la veille de notre mariage, on échange


encore soit pour se disputer soit pour ne rien trouver à dire de plus que quelques
mots… Quel drôle de couple on fait. Sauf que je ne trouve pas ça drôle, au
contraire ça me fait de la peine. Toute ma joie d’il y’a quelques secondes fond
comme neige au soleil.

Mais malgré le fait que Majib reste silencieux, je me râcle la gorge cachant mon
malaise puis lui parle, essayant de paraître la plus légère possible :

- Ecoute, je voulais te parler de quelque chose si tu as du temps.

- Ok.

- Tu te rappelles la semaine dernière, tu me parlais de Bachir, et du fait qu’on était


proches ?
-…

- Je ne t’ai pas répondu mais en fait tu n’avais pas tort. Je sais que j’aurais peut-
être dû t’en parler avant quand… on était ensemble mais personne ne savait à
l’époque en fait. En plus, je ne me doutais pas qu’on en arriverait là un jour, donc…
Enfin bref, Bachir n’est pas seulement mon patron. Ça va te surprendre mais en
réalité, je suis sa…

- Hey ! m’interrompt-il brusquement. Tu te fous de ma gueule? Tu oses me parler


de lui maintenant, à quelques heures de notre mariage ?

- Quoi ? Comment ça ? Pourquoi je ne te parlerais pas de lui ?

- Tu m’as bien entendue quand je t’ai donné mes conditions ou tu fais exprès ? A
moins que tu veuilles en finir ?

Mais de quoi il parle ? Et pourquoi il est en colère exactement au fait ?

- Majib, je ne comprends pas, lui réponds-je. Qu’est-ce que j’ai dit ?

- Ecoute-moi bien, que ce soit clair dans ta tête une bonne fois que je ne suis pas
ton pote à qui tu confies tes questions sur tes put*** de mecs. Si, à la veille de ton
mariage, tu ne t’es pas encore décidée, t’as qu’à appeler Maï pour lui en parler. Et
si au final, tu ne veux plus te marier, il n’est pas trop tard. T’as qu’un mot à dire et
je fais tout annuler. C’est clair ?
Je ne réponds pas tout de suite, juste le temps d’assimiler et de comprendre ce
qu’il veut dire. Mes « mecs »…

- Majib, tu parles de Bachir là ? Tu penses que Bachir est mon « mec » ?!

- Ne me prends pas pour un con, ok ?

- Wow ! Tu sais quoi, c’est juste ce que t’es en fait. Un con ! Je ne sais pas où t’es
allée chercher ça mais sache que Bachir n’est pas mon « mec » comme tu dis. C’est
mon père ! Et pour le mariage, t’as tout à fait raison, ça n’a aucun sens. Donc on
n’a qu’à l’annuler, qu’on en finisse. Ciao !

Je coupe l’appel, énervée à un tel point que j’ai envie de taper sur quelque chose.
N’importe quoi qui ait la tête de Majib dessus. Quand je retourne me coucher à
côté de Mame Anna, la nervosité est tellement forte que j’éclate en larmes,
cachant mon visage dans l’oreiller pour ne pas me faire entendre. Je n’en peux
plus, je ne le supporte plus ! Pour qui il se prend pour me menacer à chaque fois
d’annuler notre mariage ? Comme s’il me faisait une faveur ! Juste parce qu’il est
allé se mettre des bêtises sur Bachir et moi dans la tête, il se permet de me
menacer ? Depuis des jours, je fais tout pour être douce avec lui, je lui parle
calmement, je fais des efforts énormes, tout pour qu’il me fasse un peu confiance
et lui ne trouve rien de mieux que de me dire qu’il annule le mariage. C’est fini, je
n’en veux plus moi-même ! Dès que Mame Anna se réveille, je lui dis qu’on annule
tout !

Alors que ma décision est prise, mon téléphone qui se met à sonner interrompt
mes larmes. Voyant le nom de Majib, je coupe immédiatement le son. S’il croit que
je vais décrocher, il s’est gouré le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Quelques
minutes plus tard, le téléphone se met à vibrer mais je l’ignore. Il appelle encore et
encore sans réponse de ma part, puis un message arrive. J’hésite un instant puis
l’ouvre pour lire : « Décroche, faut qu’on parle ».

Non !

Il appelle encore trois fois puis envoie un autre message : « Abi, décroche stp. Je
m’excuse. »

Ça progresse. Je fixe l’écran toujours sans rien répondre. Quand il appelle encore,
j’hésite à décrocher cette fois jusqu’à ce que finalement ça coupe. J’attends et
pendant plusieurs minutes, plus aucun appel arrive. Reposant le téléphone, déçue,
j’enfouis à nouveau mon visage dans l’oreiller pour pleurer à chaudes larmes. Cette
fois, c’est bien fini. Il laisse tomber… J’ai été tellement bête de croire que c’était
possible. Trop trop bête !

Sachant bien que je ne vais pas fermer l’œil de la nuit, je rumine dans mon oreiller
m’en voulant fort de m’être laissée avoir par Majib. Je me suis montrée trop faible
avec lui et voilà, je le paie déjà. Ils sont tous pareils, aucun d’entre eux ne mérite
des efforts. Jamais plus on ne m’y reprendra…

Pourtant, quand près d’une heure plus tard mon téléphone se remet à vibrer, je
saute d’un bond du lit en le prenant pour courir hors de la chambre. Puis je
décroche et garde le silence.

-…

- Allô ?

-…

- Abi, t’es là ?
- Suis là. Qu’est-ce que tu veux ?

Je l’entends soupirer à l’autre bout du fil comme s’il était soulagé. Puis il dit :

- Excuse-moi de t’avoir crié dessus ?

- Non. J’en ai marre Majib, je t’ai donné trop de libertés et maintenant tu crois que
tu peux te comporter n’importe comment avec moi. C’est bon, j’en ai assez. Tu
veux annuler le mariage, t’as qu’à le faire ok ?

- Abi, comment j’aurais pu deviner que… Enfin, comment c’est possible même ?! Je
connais Bachir ! Ecoute, je ne comprends rien du tout. Est-ce que tu peux
m’expliquer ?

- T’expliquer quoi ?

- Tu as dit que Bachir est ton père ?!

- Oui, il l’est. Et c’est pour ça qu’on te semblait proches, pas pour les bêtises que tu
t’es mises dans la tête.

- C’est donc ça la vérité dont vous parliez ?

- De quoi tu parles ?
- Non rien. Juste explique-moi tout stp, je veux comprendre. Parce que là, ça me
parait complètement fou.

- T’expliquer, c’est ce que j’allais faire il y’a une heure quand tu m’as crié dessus. Là,
il est tard et je suis fatiguée, donc non.

Il garde un instant le silence puis dit :

- Ok. Mais… on n’annule rien, d’accord ?

- Ah ouai ? Monsieur change encore d’avis ! Tu me prends pour ton yoyo, c’est ça ?

- Abi, je n’étais pas sérieux. Puis, je pensais que c’était ce que tu voulais.

- Fallait pas penser, fallait m’écouter c’est tout !

- T’as raison, j’ai eu tort, je te demande pardon. On oublie ?

-…

- Abi ?

- Je ne sais pas. J’ai besoin de réfléchir. Tout est allé trop vite et là franchement, je
ne sais plus.

Il pousse un gros soupir puis dit calmement, d’une voix grave :

- Je veux que tu sois ma femme Abi. Je le veux vraiment…

L’entendant dire ces mots de cette manière pour la première fois depuis si
longtemps, je sens toute colère et peine me quitter et un sourire détendre mes
lèvres. Pourtant je me reprends vite et continue intentionnellement de lui
répondre sèchement :

- Je ne sais pas... J’ai peur qu’on fasse une erreur.

- Non, ce n’est pas une erreur, tu verras… Va te coucher et oublions tout ça pour le
moment. On en parle demain après le mariage, d’accord ?

-…

- A demain, bonne nuit.

- Ciao.

Je raccroche et retourne doucement dans la chambre pour me coucher, cette fois,


le sourire aux lèvres.

Je l’ai eue… J’ai finalement eu ma vraie demande.


Partie 57 : Par la grâce de ta personne…

***Abdoul Majib Kébé***

Après avoir raccroché avec Abi, je reste assis à la même place, réalisant encore
difficilement ce que j’ai appris. Bachir est son père… Wow, c’est gros comme
information. Et en même temps trop peu. J’ai tellement de questions, la première
étant, comment est-ce possible ? Tout en sachant bien que ça l’est. Quand elle me
l’a dit la première fois, malgré le choc, j’ai repensé à leur conversation à l’hôtel, et
surtout à la ressemblance entre Abi et les jumeaux. Et j’ai su que c’était la vérité.
N’empêche, trop de questions. Malheureusement, je ne pouvais pas risquer de
perdre du temps à vouloir satisfaire ma curiosité au lieu de convaincre Abi de ne
pas annuler le mariage. Quelle que soit l’ampleur de la nouvelle qu’elle m’a
donnée, notre mariage est bien plus important. Je ne peux pas la perdre alors
qu’on est si proche du but. Et j’espère fort qu’elle a vraiment changé d’avis sur sa
décision…

Des coups à la porte d’entrée me font sortir de ma léthargie et je regarde


instinctivement ma montre. Il est 3h du matin passées quand même… Je vais à la
porte et après avoir regardé par le judas, ouvre rapidement.

- Aysha ?!

Elle entre précipitamment, l’air complètement hors d’elle-même.

- Aysha, lui dis-je, tu débarques d’où comme ça ? Qu’est-ce qui se passe ?

- Je t’ai appelé des tonnes de fois, pourquoi tu ne répondais pas ?


- T’as vu l’heure ? Comment t’es venue seule jusqu’ici ?

- J’ai pris un taxi. Pourquoi tu ne répondais pas à mes appels ?

- J’ai été pris toute la soirée. Mais pourquoi t’es dans cet état ? Qu’est-ce qui se
passe ?

Debout au milieu du salon où je l’ai rejointe, je la vois me regarder avec des yeux
inquiets puis me demander :

- Tu te maries avec elle ?

- … C’est pour ça que t’es là ?

- C’est vrai ou pas ?

- Oui c’est vrai mais…

- Tu te maries et tu ne me le dis même pas ?! crie-t’elle, interrompant mes


explications.

- Hé Aysha, doucement. J’allais te le dire mais je le sais moi-même depuis trois


jours seulement. Tout s’est passé très vite et j’ai passé beaucoup de temps à parler
avec la famille là-bas, pour régler des choses, tu sais comment ça se passe. Mais
j’allais informer tout le monde avant le mariage civil, je te promets.

- C’est ça que je suis pour toi ? « Tout le monde » ? Je croyais qu’on était amis toi
et moi, donc tu me considères comme tous les autres.

- Non. Pas du tout, tu as raison, j’aurais dû te le dire ok ? Mea culpa. Mais Aysha, je
trouve que tu réagis un peu trop excessivement là. Viens, assieds-toi.

J’essaie de lui prendre la main pour qu’on s’assoit mais elle se dégage vivement et
me demande d’une voix désespérée :

- Comment tu peux te marier avec elle ? Après tout ce qu’elle t’a fait ?!

Soupirant de lassitude avec cette nuit stressante qui ne cesse de s’allonger, je


ferme les yeux un instant puis les rouvre pour répondre patiemment :

- Je comprends que tu t’inquiètes pour moi, ça me touche. Mais tu ne sais pas ce


qu’Abi m’a fait ou non. Je ne t’ai jamais parlé de nous.

- Si je sais ! Je sais qu’elle t’a trahie, qu’elle t’a menti pendant des années.

- Et comment tu…

- Ce n’est pas important ok ? Tu ne peux pas te marier avec elle c’est tout.

Un petit rire m’échappe. C’est bien elle ça. Depuis toute petite elle croit qu’en se
contentant juste de dire ce qu’elle veut les gens doivent suivre sans discuter. Moi-
même je l’ai habituée à passer sur ses caprices mais là, c’est sérieux. Je lui
reprends doucement la main et elle se laisse faire cette fois, puis lui dit calmement
pour la rassurer :

- Ecoute. Personne ne me force à me marier avec Abi. Je veux qu’elle soit ma


femme, je lui ai demandé de m’épouser et je sais très bien ce que je fais. C’est
bon ?

- Donc tu es encore amoureux d’elle ?!

- C’est la mère de ma fille, Aysha.

- Et ce n’est pas ma question… Majib, vous vous êtes séparés, tu lui en voulais,
vous ne vous voyiez même plus ! Comment peux-tu décider du jour au lendemain
de l’épouser ? C’est insensé ! J’ai l’impression que tu ne sais même pas ce que tu
fais.

- Je sais ce que je fais.

- Non, si ça se trouve elle t’a marabouté !

J’éclate de rire en m’adossant au fauteuil puis reprends mon sérieux pour observer
Aysha. Faisant fi de mon humeur amusée, elle me regarde aussi l’air visiblement
en train d’espérer me faire entendre raison. Je voudrais passer du temps à discuter
pour la rassurer mais la vérité, c’est que je suis vraiment fatigué.

- Baby, lui dis-je avec affection, je te répète, tu n’as pas à t’inquiéter pour moi, tout
va bien… On reparlera de tout ça demain d’accord ? Là il est tard, je vais te
ramener.

Joignant le geste à la parole, je me redresse pour partir et là, sans que j’aie eu le
temps de la voir venir, elle pose soudain ses mains sur mon visage et sa bouche sur
la mienne. Sur l’instant je ne bouge pas puis, réalisant ce qui se passe, recule
vivement. Je la regarde, choqué.

- Aysha ?!

- Majib, répond-elle les yeux suppliants, tu ne peux pas te marier. Tu ne peux pas
me faire ça.

- Mais te faire quoi ? Aysha t’es devenue folle ?

Tout en parlant, je m’éloigne d’elle, puis me retourne pour la regarder encore. Je


n’en reviens pas…

- Pourquoi t’as fait ça ?

- Parce que je t’aime ?

- Quoi ?!

- Je suis amoureuse de toi. Et, babe, je suis sûre que toi aussi tu l’es sinon jamais je
n’aurais osé t’embrasser. Seulement tu te laisses aveugler par celle fille et tu ne
t’en rends même pas compte. Elle te manipule ! Tu dois ouvrir les yeux avant qu’il
soit trop tard.

Je la regarde bouche-bée et alors qu’elle parle, je vois ses yeux briller. Mon Dieu !
Boris avait raison… Et moi j’ai été un parfait con, j’aurais dû suivre ses conseils.
C’est de ma faute, idiot et égoïste que je suis, j’ai laissé Aysha développer des
sentiments pour moi. La petite sœur de mon meilleur ami… La sœur d’Abi...

Là, je ne sais plus quoi dire ou faire. Je la fixe tout simplement me sentant plus que
jamais coupable. Nous restons un long moment ainsi jusqu’à ce qu’Aysha se
détourne en cachant son visage. Damn, non !! Elle pleure là. J’ai envie de me filer
une baffe tellement je m’en veux.

N’ayant pas le choix j’hésite puis me rapproche d’elle. Posant les mains sur ses
épaules, je la pousse à se retourner vers moi. Elle obtempère en gardant la tête
baissée, reniflant doucement. Je l’attire contre moi et, son front posé sur mon
torse, lui dit en la caressent prudemment.

- Aysha… Je suis désolé. Si j’avais su, je… n’aurais jamais…

- Tu n’aurais jamais quoi ? dit-elle soudain avec colère, se dégageant vivement de


mes bras. Tu m’aurais évitée c’est ça ? T’es qu’un hypocrite Majib. Tu avais besoin
de moi pour te consoler quand elle t’a brisé le cœur. J’ai été là pour toi, pour Anna,
tout le temps. Et on était bien, tu ne peux pas le nier, tu savais forcément ce qui se
passait entre nous. Tout le monde le sait ! Alors ne me dis pas aujourd’hui le
contraire juste parce que tu veux retourner avec elle. Tu savais que j’avais des
sentiments pour toi et tu en as profité.

- Ce n’est pas vrai. Tu te trompes.


- Si c’est vrai, tu ne veux pas l’admettre c’est tout. Mais Majib, quelle que soit la
raison qui t’ait poussé à te rapprocher de moi, je veux juste que tu te souviennes à
quel point tout allait bien entre nous. On peut être heureux toi et moi, plus que tu
ne l’as jamais été avec elle. On se connait depuis toujours, on s’entend bien, on
aime les mêmes choses. On est fait pour être ensemble Majib, tu ne vois pas ça ?!
C’est évident, ça ne peut pas être autrement !

- Aysha, arrête.

- Pourquoi ? Ouvre les yeux, admets-le au moins qu’on est bien ensemble. Tu sais
que je dis la vérité.

- Ok, tu as raison, on est bien ensemble mais pas pour les raisons que tu crois… Je
te considère comme la petite sœur que je n’ai pas eue, depuis toujours. Mais si
t’as pensé à autre chose, c’est certainement de ma faute. Je regrette de ne pas
avoir été prudent avec toi, ou au moins t’avoir dit la vérité.

- Quelle vérité ?

- Aysha stp.

- Dis-moi ! crie-t’elle.

Le maquillage coulant sur ses joues, les yeux écarquillés, elle me regarde fixement
attendant ma réponse. Pfff ! Je ne veux pas lui dire, je ne veux pas lui faire mal
mais même si ça me fend le cœur de la voir comme ça, lui répondre est peut-être
le seul moyen de lui faire accepter la réalité.

- J’aime Abi, Aysha.

Elle ne bouge pas, me regardant comme si elle ne me reconnaissait plus. Je


m’approche d’elle en lui disant :

- Pardonne-moi. Je suis obligé de te le dire pour que tu comprennes et passes à


autre chose. Je ne veux pas te voir souffrir babe, tu mérites bien mieux que de
penser à moi ou me regretter. Il y’a beaucoup d’hommes bien meilleurs que moi
qui voudraient être avec toi. Parce que tu es une fille extraordinaire. Tu es belle,
intelligente et tu mérites d’être heureuse.

Elle détourne la tête et ne me regarde plus du tout. La colère transparaissant sur


son visage, elle s’essuie les yeux puis se détourne pour marcher rapidement vers la
sortie.

- Attends. Aysha.

La suivant, je la rattrape avant qu’elle ait le temps d’ouvrir la porte, puis me mets
devant elle.

- Ça va aller ?

- Je veux sortir, dit-elle sèchement sans me regarder. Je rentre.

- Ok... Je te ramène.

- Non, je peux rentrer seule.


Ne l’écoutant pas, je décroche ma veste et attrape les clés sur le buffet avant
d’ouvrir la porte. Alors que je la raccompagne chez elle dans un silence pesant
seulement dérangé par le bruit de la voiture, je nourris de forts regrets. Mais,
surtout, je m’inquiète… Je n’imagine même pas ce que ce sera quand Aysha
découvrira que Abi n’est pas seulement ma femme, mais sa sœur à elle…

****************

Le lendemain

Vers 10h du matin, encore au lit et loin d’avoir assez dormi, j’envoie quand même
un message à Abi pour vérifier que tout va bien. Malgré ma fatigue j’ai besoin de
me rassurer. On ne sait jamais des fois qu’elle changerait d’avis pendant la nuit…
Après avoir obtenu un simple « Ça va » de sa part en guise de réponse, je m’en
contente et repose le téléphone pour me rendormir. Tant que ce n’est pas un « Il
faut qu’on parle », tout va bien. Toutes les mauvaises nouvelles commencent par «
Il faut qu’on parle »…

Refermant les yeux avec plaisir, je manque de crier quand j’entends la sonnette de
la porte retentir. Encore ?! Je me lève avec humeur, enfile vite fait un truc et vais
ouvrir. Boris se tient à la porte.

- Hey.

- Hey, ça va ?

Il entre et marche à l’intérieur, ignorant ma question pour répondre plutôt :


- Il faut qu’on parle.

Et mer**.

*******************

*******************

***Abibatou Léa Sy***

- C’est ton chéri ? me demande une Maï toute matinalement joyeuse alors que je
repose mon téléphone sur le lit.

- Ouai c’est Majib.

- Hmm, si tôt ? Monsieur est pressé ou quoi ? Hmm-mm.

Elle sourit bêtement et fait des mimiques suggestives tellement drôles que j’en ris.

- T’es folle. Il me demandait juste si tout allait bien… En fait, je crois que je lui ai
fichu la trouille.

- T’as fait quoi encore ?

- Ben rien, je l’ai juste pris au mot quand il m’a dit hier soir qu’il voulait annuler
notre mariage.
- Sérieux ?

- Eh oui…

Alors qu’on est toutes les deux allongées sur le lit de Mame Anna, je parle à Maï
de l’histoire et quand je finis, elle n’en peut plus de rigoler.

- Non mais cette fois, t’as bien fait. Laisse-le encore s’inquiéter, ça lui apprendra à
tirer des conclusions hâtives et faire son jaloux ensuite. Tu sais que si ça se trouve,
c’est ça qui l’a décidé à prendre Anna ?

- Sûrement…Bref, revenons-en à toi, tu fais quoi chez moi à cette heure-ci avec ton
gros ventre là ? Je t’ai dit qu’on ne faisait rien.

- Je m’en fiche moi, je ne laisse pas ma copine toute seule le jour de son mariage. Il
vient quand alors ?

- Il ne sait pas encore. Mais il va me dire la semaine prochaine comme ça on peut


préparer le mariage civil.

- Ok. Et en attendant, tu restes ici ou tu vas chez ta belle-famille ?

- Ben non, on a dit que je pouvais rester ici jusqu’à ce qu’il vienne. Mon
appartement me manque déjà, sniff.
- Euh, j’ai entendu Anna parler de la maison des grands-parents de Majib, et si tout
ce qu’elle dit est vrai, t’as pas à te plaindre ma vieille.

- Pas faux. Ils sont vraiment adorables en plus.

- Tant mieux alors. Bref, ce que je voulais surtout entendre c’est que Majib ne sera
pas là le week-end prochain donc tu peux venir chez moi. J’ai euh un déjeuner
assez spécial dimanche.

Elle dit ça avec un petit sourire mystérieux, ce qui suffit pour m’intriguer.

- Hum, qu’est-ce que tu manigances toi ?

- Rien de bien méchant, juste une petite leçon que je veux donner à une certaine
fille qui s’est mise en tête de séduire mon mari.

- C’est sa collègue là ? Je croyais qu’elle était devenue ta copine ?

- Quelle copine ? Tchip ! Tu ne connais pas l’adage « sois proche de tes amis et
encore plus de tes ennemis » ? Tant qu’elle bosse avec mon mari et le voit tous les
jours, crois-moi, je la garde sous proche surveillance. Et figure-toi que pendant que
mademoiselle traine avec moi et me fait croire qu’elle m’aime bien, elle continue
de faire les yeux doux et des allusions très claires même à mon mari. C’est
justement pour ça que je l’ai invitée avec les autres collègues de Lamine dimanche.
J’ai peut-être trouvé un moyen de me débarrasser d’elle une bonne fois pour
toutes.
- Ah ouai ? Dis-moi tout.

- C’est très simple…

*********************

***Abdoul Majib Kébé***

Boris et moi vivons actuellement la situation la plus bizarre qu’on ait jamais
connue et Dieu sait qu’on en a connues. Moi, son meilleur ami, vais épouser dans
quelques heures la sœur dont il vient juste de connaître l’existence. Toutes les fois
où on a parlé d’elle, qu’il la critiquait ou la défendait, il ne s’agissait de rien d’autre
que de sa propre sœur. Et le moins qu’on puisse dire actuellement c’est qu’il est en
colère, très en colère même…

Ses explications m’ont fait en savoir plus que le peu qu’Abi m’a dit sur comment
tout ça est arrivé. Malgré tout, beaucoup de questions restent encore sans
réponse. Après une longue discussion, Boris, toujours accablé, répète pour la
troisième fois la même phrase :

- Tu te rends compte ? 26 ans à mentir à sa propre femme et ses enfants ? Je ne


reconnais juste pas cet homme, il nous a tous trompés avec ses airs de papa
parfait.

- Ne sois pas trop dur avec lui. Il a fait une erreur et ça peut arriver à tout le
monde. Toi, moi, personne n’est à l’abri des erreurs.

- Je ne pourrais jamais faire une chose pareille. Mentir comme ça aussi longtemps
en continuant de vivre normalement ! Comme si de rien n’était ! Non, je ne
pourrais pas.

- Tu n’en sais rien Bo. Je suis sûr que ton père n’imaginait pas lui-même pouvoir en
être capable un jour. Mais la vie est pleine de surprises… A côté de ça, je dois te
dire qu’il a raison à propos des petits. Il faut que tu l’aides.

- Pourquoi je ferais ça ? Je n’accepte même pas moi-même cette nouvelle sœur qui
tombe de nulle part et je dois la faire accepter par mes frères et sœurs ?

-…

- Il n’a qu’à se débrouiller avec ses mensonges. Qu’il fasse tout ce qu’il veut d’elle,
mais qu’il la garde loin de nous.

Il est en colère, il a besoin de se défouler et il ne me regarde même pas, oubliant


quelque chose de très important. Posément, je le lui rappelle.

- Boris. Tu te rends compte que tu parles de ma femme ?

Il me regarde les yeux hagards puis se passe les mains sur le visage, dans un geste
de désespoir.

- Daamn !

Se levant du fauteuil, il le contourne pour poser les mains dessus, avant de


secouer la tête pour dire fermement :
- Boy, je suis désolé mais je ne peux pas.

- Tu ne peux pas quoi ?

- Je ne peux pas… Je ne peux pas la voir, je ne peux pas l’accepter.

- Accepter ma femme ? dis-je les sourcils froncés. T’es sérieux ??

- Ce n’est pas seulement ta femme ok. C’est la fille que mon père nous a cachée. Il
a trompé ma propre mère avec la sienne !

- Ok, réponds-je en haussant les épaules. Et en quoi Abi est à blâmer pour ça ?

- Tu ne comprends pas.

- T’as raison. Je ne comprends absolument pas. Mec, je ne parle même pas du fait
que tu dises ne « pas accepter MA femme », je vais faire comme si je n’avais rien
entendu… Mais même sans ça, même si elle on ne la connaissait pas, réfléchis un
peu et pense à ce qu’elle a dû vivre et à ce que ton père t’a dit sur le fait qu’elle a
souffert. Tu crois que c’était une partie de plaisir pour elle d’être loin de son père ?

- Ce n’est PAS une partie de plaisir pour nous de savoir que ce père nous a toujours
menti.
- Dit celui qui a toujours vécu avec son papa et sa maman à ses côtés… Ecoute
Boris, je sais que c’est difficile pour toi à accepter, normal c’est encore récent. Mais
évite de dire des choses qui dépassent tes pensées. Je te connais juste, ne te laisse
pas changer par les événements.

- La vérité, c’est que s’il s’agissait d’une autre personne qu’Abi tu serais d’accord
avec moi. Tu la défends juste par rapport à ce qu’elle est pour toi.

Là, je sens une colère me venir malgré moi et parle un peu plus sèchement que je
ne le voudrais.

- Je ne la défends pas ! Je n’ai pas besoin de la défendre. Elle n’est pas ton ennemie
ok ? Je peux comprendre que t’en veuilles à ton père, mais à elle non.

- Ndèye Marie est d’accord avec moi, elle. Elle est aussi choquée que moi. Alors
pourquoi pas toi ?

- Eh ben elle a tort. Et je maintiens ma position, Abi n’a rien à voir là-dedans. Pour
le reste, je peux tout à fait comprendre ta colère, je te dis juste de réfléchir. Ce
n’est pas la fin du monde, ton père est toujours ton père et Abi ne va pas soudain
briser ta famille. Faut relativiser d’accord !

Il ne répond pas et me regarde durement. Là, il est clair qu’une tension s’est
installée entre nous. C’est peut-être de ma faute, il se peut bien que j’ai été trop
dur avec lui qui vient quand même d’avoir une nouvelle pas facile, mais ça a été
plus fort que moi. Ressentant sûrement le même malaise, Boris change de sujet.

- Bon, je vais devoir retourner à la maison. On revient tout à l’heure avec Ndèye
Marie.
- Ah bon ?

- Oui, j’ai ameuté toute la troupe chez toi, dit-il sur un ton plus léger. Je ne te l’ai
pas dit ?

- Je m’en serais souvenu je crois, réponds-je sur un ton de plaisanterie, rassuré.

- Eh ben, on est tous chez toi cet aprèm pour fêter ta fin de célibat. Ndèye est en
train de faire des courses là d’ailleurs, elle se charge de la cuisine.

- Et moi qui pensais passer un samedi après-midi bien tranquille.

- C’est raté mon vieux. Allez à toute !

Et le malaise a disparu. Je raccompagne Boris puis reviens plus apaisé. Entre nous,
les conflits ne durent jamais longtemps. De plus, malgré mes remarques, je suis
vraiment touché par son geste et rassuré aussi. Quand la colère lui sera passée, ça
ira bien entre Abi et lui, j’en suis sûr…

Je l’espère...

*********************

*********************

Quelques heures plus tard


***Mame Anna***

Depuis le décès d’Anna, je n’ai jamais connu plus beau jour que celui que je vis
actuellement. Ma petite-fille, ma chère Abibatou, est mariée. J’ai longtemps prié
pour ce jour et il est enfin arrivé. Alors qu’elle vient d’entrer dans le salon,
tellement belle dans son ensemble en brodé blanc tout simple, je la regarde faire
le tour des personnes qui étaient parties conclure le mariage à la mosquée, leur
tendant la main une à une. Je ne la quitte pas des yeux, emplie d’une fierté et d’un
bonheur non dissimulés. Je suis tellement heureuse que je n’arrive pas à parler.

Abi arrive et s’agenouille sur le sol où je suis assise pour m’embrasser. Je pose la
main sur son dos et une forte émotion fait trembler tout mon être. Que de
bonheur, que de souvenirs, agréables mais aussi douloureux… Je me souviens de la
petite fille triste que sa mère a laissée chez moi, je me souviens aussi de son
changement au fil du temps, le fort lien qu’elle a développé avec sa cousine Anna
au point où on les appelait les jumelles. Elles ne se séparaient jamais… Je me
souviens de leur complicité, leurs plaisanteries qu’elles seules comprenaient, leurs
murmures quand elles se disaient des secrets, les rires derrière la porte de leur
chambre. Je me souviens de ce jour, une des dernières images de bonheur, quand
elles sont rentrées ensemble de retour du centre où elles étaient parties chercher
les résultats de leur examen. Elles avaient toutes les deux réussi au premier tour
du baccalauréat et étaient plus heureuses l’une pour l’autre qu’elles ne l’étaient
pour elles-mêmes. Et je me souviens de ce qui a suivi…

Quand Abi quitte mes bras, les larmes ont mouillé mes joues et je m’empresse de
les essuyer car si elle me voit pleurer, elle va le faire aussi. Son père lui fait un
signe de la main et elle la rejoint, s’asseyant sur le canapé entre lui et son beau-
père. Une belle image… Celle du début de sa nouvelle vie. Je les vois lui parler et
elle leur répondre avec un sourire discret sur le visage. Plusieurs yeux la regardent
car c’est ce qu’elle fait, elle a toujours attiré le regard mais est la dernière à se
rendre compte de la beauté qu’elle dégage. Beaucoup penseraient que c’est son
physique qui lui donne ce pouvoir, mais moi qui l’ai vue grandir, je sais que ce n’est
pas seulement ça. C’est cette bonté que Dieu lui a donnée qui illumine toute sa
personne, malgré la barrière qu’elle semble avoir mis entre elle et les autres. C’est
ça qui les attire sans même qu’ils s’en rendent compte. Son cœur…

Aujourd’hui n’est pas un jour ordinaire. Aussi simple et intime soit-il, c’est son jour,
et le moment pour moi de témoigner. Je laisse les différents échanges dans la
pièce se calmer avant de demander la parole. Et quand tout le monde m’écoute, je
rends hommage à ma bien-aimée.

- Que tout le monde m’excuse pour cette interruption, vous avez sûrement plus
intéressant à faire que d’écouter une vieille femme comme moi. Dieu sait que je
ne parle pas beaucoup ni souvent mais aujourd’hui est un jour pour lequel je ne
peux me taire. J’ai longtemps prié pour ce jour et je serais peu reconnaissante si je
n’exprimais ma gratitude. D’abord au Seigneur, pour avoir répondu à mes prières
en me permettant de vivre ce jour. Ensuite à vous tous pour votre présence et
pour l’honneur que vous nous faites. Et enfin à une personne qui m’est chère, ma
petite-fille… Mon cœur est plein d’émotion, ce qui rend mes mots difficiles à sortir
mais je veux lui parler, avec vous comme témoins… Abi, ma petite-fille. Moi, Anna
Dia, je ne pleure ni mari, ni enfant, ni petits-enfants, tout par la grâce de ta seule
personne.

Je vois Abi lever avec surprise le regard vers moi. Je vois la peur dans ses yeux et la
supplication muette afin que je ne continue pas et je lui souris alors, sachant que
rien ne va m’arrêter.

- Tu es tout pour moi ma petite-fille, tu m’as tout donné. De l’amour, du respect,


un soutien sans faille, il n’y a rien dont tu me prives. Je n’ai ni faim, ni soif et en-
dehors d’Allah, tu en es la seule responsable. Tu as tari toutes mes larmes, ne
supportant pas un seul instant de les voir. Certes, nous n’avons pas toujours été
d’accord sur tout car malgré toutes tes qualités, tu es la personne la plus têtue
qu’il m’ait été donné de connaître.

Quelques rires s’élèvent dans la pièce et je vois Abi détourner la tête, gênée,
tandis que son père lui prend la main en riant. Quand le silence revient, je
continue…

- Mais il existe une chose que Dieu t’a donnée qui efface tous les défauts que tu
peux avoir, c’est ton cœur. Ton cœur est pur Abi, ta générosité est sans limites. Il
n’y a rien que tu possèdes et que tu ne sois prête à partager. Ton amour, ton
argent, ton temps pour les personnes que tu aimes mais aussi pour les personnes
que tu ne connais même pas, comme ces nombreux démunis qui durant des
années sont passés par la porte de cette maison en sachant qu’ils allaient t’y
trouver et en ressortiraient donc satisfaits. Tous te connaissaient… Je me souviens
quand tu étais plus jeune, tu allais jusqu’à te cacher pour piquer des provisions et
leur en donner pensant que je ne te voyais pas. Il m’arrivait de te disputer pour ça
mais au fond j’étais fière, car je voyais derrière ton attitude rebelle le cœur
immense que tu avais et que tu as toujours. Ces actions, tu as continué de les
mener jusqu’à aujourd’hui. Tu fais tout pour le cacher mais ceux qui te connaissent
bien savent ce qu’il en est. Ce cœur-là que tu as, fait que je ne me suis jamais
vraiment inquiétée pour toi, car je savais que tôt ou tard tu en serais payée… La vie
n’a pas toujours été rose pour toi, je t’ai vue pleurer en cachette de nombreuses
fois, mais tu n’as pas laissé tes peines t’abattre. Même au moment le plus dur,
quand le malheur a frappé notre famille lorsqu’on s’est retrouvé privé d’un être
exceptionnel, ta sœur, tu as fait preuve d’une force dont peu de personnes
peuvent se glorifier. Tu as pris son enfant, tu en as fait ton propre enfant, l’aimant
et la chérissant jusqu’à ce qu’elle devienne cette adorable petite fille qui fait notre
bonheur. Anna, de là où elle est, doit avoir constamment le sourire, grâce à toi et
ce que tu fais pour sa fille.

Elle pleure. Ce n’est pas ce que je voulais mais c’était inévitable. Je la vois la tête
baissée, une main cachant ses yeux et l’autre serrant celle de son père. Je ne veux
pas qu’elle pleure mais je ne peux pas m’arrêter.

- C’est un grand sacrifice que tu as fait Abi. Tu as sacrifié ta propre personne pour
le bonheur d’Anna, faisant croire à tout le monde que tu étais sa mère, et
subissant ainsi les jugements sévères dont est capable notre société. Je suis sûre
que beaucoup ici n’apprennent cette vérité qu’aujourd’hui et te connaissant tu
aurais même voulu que ce ne soit jamais le cas. Mais aujourd’hui est ton jour et la
vérité doit être dite afin que ton honneur soit rétabli et que tout le monde sache
ce que ton cœur est capable de faire.

Le papa de Majib, Fallou, se redresse doucement en posant sa main sur le genou


d’Abi et se râcle la gorge. Voyant qu’il veut parler, je ne continue pas et le laisse
faire.

- Sokhna Anna, je ne veux pas vous interrompre mais je voudrais appuyer ce que
vous venez de dire. Je ne connais certes pas beaucoup Abi mais quand Majib m’a
dit qui il voulait épouser, j’ai ressenti un grand soulagement. Il n’y a aucune autre
femme que j’aurais plus souhaitée pour mon fils que votre petite-fille. Elle n’est
pas seulement la fille de mon ami, nouvelle que j’ai apprise tout récemment et qui
a ajouté à ma joie, mais surtout quand il y’a quelque temps j’ai su l’histoire d’Anna,
la première chose qui m’a marqué est la grandeur d’âme d’une personne capable
de faire ce qu’elle a fait. Surtout en voyant ma petite-fille. Du haut de son jeune
âge, on voit tout de suite l’éducation qu’elle a eue grâce à Abi. Je voudrais
remercier devant vous ma belle-fille, ma fille, et lui exprimer mon immense
gratitude pour ce qu’elle a fait pour Anna. Je prie pour que son union avec Majib
soit parmi celles bénies par Dieu. Et je veux qu’elle sache qu’elle n’a pas seulement
gagné un beau-père aujourd’hui, mais un autre père. Que Dieu la couvre de
bonheur…

- Merci Fallou, reprends-je. Tes mots rajoutent à la conviction que j’ai qu’Abi a
rejoint une bonne famille. Que tes prières soient entendues… Abi, je voudrais te
remercier aussi, pour tout. Merci ma petite-fille, merci du fond du cœur. Tu ne dois
t’inquiéter de rien, wallahi*, seul le bien te sera rendu… Par la grâce du prophète
(psl*), que Allah te donne tout ce que tu souhaites, qu’Il bénisse ton mariage, qu’Il
vous donne à Abdou et toi une famille exemplaire et qu’Il couvre votre famille de
bienfaits jusqu’à la fin de vos jours.

- Amine !* retentissent les voix dans la pièce.

- Maintenant c’est à Abdoul Majib que je m’adresse. Toi là, est-ce que tu me filmes
bien ?

Le jeune homme, cousin de Majib, que je viens d’interpeller rit, accompagné par
d’autres personnes. Il tient une caméra et filme l’assemblée depuis tout à l’heure,
préparant sûrement une vidéo pour Majib. Donc j’en profite…

- Abdou, c’est ma petite-fille que je te confie deh* ! Prends soin d’elle, elle le
mérite largement. Ne la fais jamais pleurer intentionnellement, protège-là, aime-là
et respecte-là. Fais d’elle une femme pieuse et soutiens-là même quand tu seras
en colère contre elle… La vie maritale n’est pas simple, vous le saurez à temps tous
les deux, mais la connaissant et te connaissant, j’ai espoir que vous surmonterez
ensemble toutes les difficultés. Je prie beaucoup pour toi aussi et je te suis déjà
très reconnaissante car depuis que je te connais tu ne m’as montré rien d’autre
que du respect et de l’attention. Je sais que je n’ai pas à m’inquiéter, Abi ne
pourrait pas avoir meilleur mari que toi. Que Dieu vous aide et vous protège. Wa
salam*.

Mon discours fini, Abi a toujours la tête baissée en train de pleurer. Son père a la
main posée sur son dos, lui parlant doucement, tandis que chacun parmi les
personnes autour se mettent à dire des éloges et des témoignages sur elle. La
pièce est à nouveau remplie de murmures et de rires…
Quant à moi, je suis satisfaite, j’ai dit ce que j’avais à dire, le reste est dans les
mains du Tout-Puissant.

Longtemps plus tard, voyant Abi sortir son téléphone de sa pochette et se lever en
partant pour répondre, un sourire apaisé s’étend sur tout mon visage.

C’est son mari, à qui elle va parler pour la première fois dans cette nouvelle vie qui
les attend…

*********************

*********************

***Abdoul Majib Kébé***

J’ouvre la photo que je viens de recevoir et sens mon cœur faire un bond dans ma
poitrine. Comme si je la voyais pour la première fois… Elle est assise entre mon
père et Bachir, mais on dirait qu’il n’y a qu’elle sur la photo, son visage, son
sourire. J’ai du mal à réaliser qu’à cet instant même, elle est ma femme. Elle est à
moi, je suis devenu son mari… Comment ai-je fait ? Elle est la plus belle personne
que j’ai jamais vue et elle est ma femme…

N’entendant plus déjà les conversations autour de moi, je me lève et quitte Boris
et les autres pour me retrouver seul dans ma chambre. Je mets mes écouteurs et
cherche le numéro d’Abi que j’appelle, avant de retourner sur la photo. Je veux la
voir en même temps que je lui parle. Je veux me rendre compte que je ne rêve
pas. Comme un enfant à qui on a promis un cadeau, je me sens excité, dans
l’attente et aussi stressé. Le téléphone sonne et augmente mon stress, jusqu’à ce
que j’entende sa voix.

- Allô ?

- Hey…
- Salut, dit-elle tout bas.

C’est moi où sa voix a changé ? Elle est plus douce, plus calme… C’est bizarre mais
c’est comme si une sorte de magie planait entre nous, quelque chose de
nouveau… Prenant une inspiration pour me ressaisir, je lui parle sans savoir quoi
lui dire exactement :

- Alors ?

- Alors ? répond-t’elle, le sourire se devinant dans sa voix.

- Ça y est, tu es ma femme ?

Elle rit amusée puis répond :

- C’est ce qu’on m’a dit.

- C’est ce qu’on m’a dit aussi, réponds-je trop heureux pour ne pas sourire.

Là, j’ai envie de lui demander si elle est heureuse aussi, mais je n’ose pas. Qui sait
ce qu’elle me répondra ? Je ne veux pas rompre la magie…

A la place, j’essaie de lui parler d’autre chose, tout ce que je veux au fond étant de
l’entendre un peu, juste pour réaliser.

- Je suis en train de regarder ta photo là, avec mon papa et le tien.


- Ah oui ? C’est ton cousin qui te l’a envoyée ?

- Yep. Au moins je sais un peu ce qui se passe, j’aurais voulu être là-bas moi aussi.

- Tu ne manques pas grand-chose, tu sais. Il ne s’est rien passé avant qu’ils


n’arrivent de la mosquée.

- Ok… Où est Anna ?

- Je ne sais même pas, elle jouait avec ses cousins. Je te rappellerai plus tard pour
te la passer quand tout le monde sera parti.

- Ça marche… Bon… Je te laisse retourner à tes invités alors, je voulais juste savoir
si ça allait.

- Oui tout va bien, ne t’inquiète pas.

- Ok, à plus tard alors.

- A plus.


- Attends ! Abi ?

- Oui ?

- Euh… Félicitations.

Elle rit encore en répondant :

- Merci. Félicitations aussi.

Pendant quelques secondes, aucun de nous deux ne raccroche, laissant le silence


planer entre nous. Puis elle se décide la première et me laisse un léger goût
d’amertume, un peu déçu. Je voulais lui dire que je l’aime… mais je n’ai pas pu.

*****************

Vers minuit, quand mon appartement s’est vidé et que je me retrouve seul devant
la télé, je reçois un coup de fil assez inattendu d’un numéro inconnu. Après que je
sache qui c’est et suite à quelques échanges d’introduction, Bachir entre dans le vif
du sujet, sans prendre de gants :

- Bon, Majib, je suppose qu’Abi t’a déjà parlé de moi ?

- Euh, oui oui. Elle m’a dit…

- Parfait. Dans ce cas, je ne vais pas passer par quatre chemins. Je veux t’expliquer
certaines choses. Tu viens d’épouser ma fille et ma fille c’est mon trésor. Elle vaut
très cher pour moi. Or j’ai tendance à devenir une autre personne quand il s’agit
de protéger ce qui m’est cher. En fait pour être clair, qui s’en prend à elle devient
mon ennemi et crois-moi sur parole, je suis un redoutable ennemi. Ceux qui ont eu
à travailler avec moi en savent quelque chose. D’habitude je ne préviens pas mais
toi, tu es mon fils, donc je préfère le faire avant qu’un jour on en arrive à certaines
situations regrettables... Majib, je ne te parle même pas d’insulter ma fille, la
frapper, la tromper ou je ne sais quelle autre connerie que toi et moi savons bien
que nous les hommes sommes capables de faire. Mais si un jour, ne serait-ce
qu’une fois, je la vois verser la moindre larme à cause de toi, ce jour-là tu le
regretteras amèrement.

- Pa Bachir, dis-je en riant avec hésitation. Tu plaisantes ?

Il répond le plus calmement du monde :

- Non Majib. Je suis très sérieux.

Hein ?? C’est comme ça ! Encore dubitatif et trop surpris pour parler, je m’attends
à ce qu’il dise une plaisanterie ou je ne sais pas moi, qu’il éclate de rire me
montrant que ce n’était qu’une blague. Mais non, rien de tout ça.

- Bon mon fils, on s’est compris non ?

- Euh, oui oui.

- Très bien. Dans ce cas, laisse-moi te dire mes félicitations et te souhaiter un très
heureux ménage. A bientôt à Dakar, j’espère.
- A bientôt.

Je raccroche, ébahi ! C’était des menaces qu’il me faisait ?! Ehh ben ! Je suis
choqué mais une envie de rire me saisit en même temps en repensant au ton
menaçant et sérieux de mon cher beau-père.

Décidément, le clou de la soirée !

Partie 58 : Pauvre papa…

Trois jours après le mariage

***Abibatou Léa Sy***

Alors que, rentrée du boulot je m’apprête à aller prendre une douche, mon
téléphone se met à sonner. Je me demande qui c’est cette fois. En ce moment, ça
n’arrête pas, tout le monde m’appelle, même des personnes avec qui je n’ai pas eu
de contact depuis longtemps. Je ne sais même pas comment ils peuvent être au
courant d’un mariage qui s’est fait aussi vite et surtout discrètement. Mais de tous
les appels, celui qui m’a le plus surprise vient du frère de Majib, Cheikh Tidjane. Ça
m’a fait bizarre de lui parler. En temps normal je l’aurais envoyé balader mais là je
n’ai pas pu. Au contraire, je trouve que j’ai été très courtoise et heureusement.
C’est quand même le frère de mon mari, et lui-même semblait mal à l’aise, ce qui
ne l’a pas empêché de faire l’effort de m’appeler.

Là c’est au tour de Ndèye Marie. Elle ne m’avait pas encore appelée jusque-là. En
voyant son nom sur l’écran, j’hésite quand même à répondre sachant qu’elle doit
être au courant de la relation entre moi et son mari. Mais sachant que tôt ou tard,
le sujet devra être abordé, je décroche préférant en finir tôt que tard.

- Allô Ndèye ? dis-je avec légereté malgré mon stress.

- Salut Abi, répond-t’elle assez froidement. Ça va ?

- Oui, très bien et toi ?

- Ça va. J’étais assez occupée ce week-end du coup je ne t’ai pas appelée pour te
féliciter.

- Ce n’est pas grave. Majib m’a dit que tu étais chez lui samedi et que tu as préparé
à manger. Il ne t’a pas trop fatiguée, j’espère ?

J’essaie ainsi de rompre la tension en plaisantant mais elle me répond sur un ton
bien différent.

- Non, ça va. Ecoute, félicitations et je vous souhaite un heureux ménage à tous les
deux.

- Merci beaucoup.

- Embrasse Anna pour moi. A plus.


- Attends Ndèye, l’interromps-je avant qu’elle ne raccroche.

- Oui ?

- On dirait que tu es fâchée contre moi.

Je lui dis ça avec calme pour lui montrer que je ne suis pas dans le même état
d’esprit qu’elle. Je veux juste qu’on perce l’abcès et qu’on avance. Sincèrement, je
n’ai pas envie qu’il y ait à nouveau de la distance entre nous, surtout quand il y’a
autant de personnes qui nous lient maintenant. Elle garde le silence un instant
puis répond sèchement :

- Pourquoi je serais fâchée contre toi ?

- Je ne sais pas... Bon écoute, je te propose qu’on aille droit au but et qu’on en
parle. Tu es d’accord ?

-…

- Ndèye, je ne veux pas qu’on se dispute encore. Tu me connais, je n’ai pas


l’habitude de me justifier même quand j’ai tort, mais là je suis prête à faire des
efforts parce tu en vaux la peine pour moi. Tu es une de mes seules amies et…

- Non Abi je ne suis pas ton amie, m’interrompt-elle sèchement. Il y’a longtemps
que nous ne sommes plus amies, ne crois pas que parce qu’on se parle maintenant
j’ai oublié ce que tu m’as fait.
Ses mots tombent sur moi comme un couperet. Ça fait mal… Mais à qui puis-je en
vouloir d’autre qu’à moi-même. Je ne récolte que ce que j’ai semé. N’empêche, je
prends sur moi et insiste, bien que difficilement.

- Ok, soit… Merci pour ton honnêteté… Mais si tu me permets, ce que je t’ai fait
n’a rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui. Je n’ai pas demandé à être la sœur
de ton mari Ndèye, tu ne peux pas m’en vouloir pour ça.

- Ah, parce que tu crois que c’est ça le problème ? Le fait que tu sois la sœur de
Boris ? Tu vois ça me prouve encore une fois ton égocentrisme. Tu crois que tout
tourne autour de toi et tu es incapable de réaliser tes torts.

- Ok… Peut-être mais alors dis-moi ce que j’ai fait exactement ?

- Ok, tu veux savoir ? Le problème Abi, c’est que tu es une menteuse. Depuis
toujours tu m’as menti, de la même manière que tu as menti sur toi et Majib. Je
pensais que c’était seulement à propos de lui, une sorte d’accident, mais en fait
c’est juste ce que tu fais, mentir aux autres encore et encore même à tes
meilleures amies. Moi je ne t’ai jamais menti sur quoi que ce soit, Maï et Virginie
non plus j’en suis sûre. Alors qu’est-ce qui te donne le droit de le faire toi ?! Tu me
mens même sur une chose qui me concerne directement, pour quelle raison ?
Pour qui tu me prends en pensant après ça que je vais te croire, quand tu dis que
je suis ton amie ?

- Ndèye, je n’ai pas toujours su que Bachir était mon père. Quand je l’ai découvert
tu étais déjà en Angleterre, et puis le fait que je ne vous l’ai pas dit n’a rien à voir
avec vous, absolument pas. C’était juste une vérité trop lourde pour moi, ce n’était
pas facile ! Vous, vous aviez vos parents, votre belle vie insouciante, aucun drame
et moi je n’avais que ça à raconter. Une mère qui m’a toujours menti et un père qui
m’a abandonnée à la naissance. Je ne voulais déjà pas l’accepter moi-même alors
imagine ! Même ma grand-mère ne le sait que depuis la semaine dernière. La
seule personne qui savait c’est ma cousine.

- Et moi je n’avais pas le droit de savoir ? Moi la femme de Boris ?

- Mais je ne savais même pas qui était Boris avant le jour de ton mariage. Quand
j’ai entendu son nom de famille ce jour-là j’étais choquée… Ok, peut-être que
j’aurais dû te le dire à ce moment-là et crois-moi j’ai essayé mais je n’y arrivais pas.
Essaie de te mettre à ma place, j’avais peur que tu m’en veuilles encore alors je me
suis dit qu’il valait mieux attendre. Demande à Bachir, j’ai tout fait pour qu’il garde
le secret, pas seulement pour vous mais pour ses enfants aussi. Puis mon mariage
est arrivé et… ce n’était plus possible…

Sentant le désespoir en moi, je m’arrête, fatiguée de devoir m’expliquer. Puis je


reprends plus calmement :

- Ndèye il faut que tu saches que je n’ai pas pensé à mal, pas à un seul moment.
Ne crois pas que toute cette histoire est facile pour moi ou que je la prends à la
légère. Je comprends que tu sois en colère surtout avec ton mari qui doit me
détester mais crois-moi, pour rien au monde, je n’aurais voulu être cette fille issue
de l’adultère de son père. Pour rien, je n’aurais voulu être celle qui vient troubler
leur famille. Je n’ai rien demandé de tout ça moi, rien ! J’ai juste…

Ma voix se brise et j’arrête aussitôt de parler pour ne pas qu’elle m’entende


pleurer. J’ai de la rage, de la peine… J’aurais pu vivre ma vie au calme sans que
personne ne sache que je suis la fille de Bachir, ça m’aurait convenu. Mais au lieu
de ça, je me fais détester par mon amie en plus de personnes qui ne me
connaissent même pas. Je n’aurais jamais dû chercher Bachir…

Après un instant de silence, Ndèye Marie parle et je sens son ton plus doux.

- Ok, je te comprends… Je sais que ça ne doit pas être facile.

-…

- Désolée… Et excuse-moi de ne pas t’avoir appelée plus tôt, la vérité c’est que j’ai
hésité mais je n’aurais pas dû. Tu étais là à mon mariage et la moindre des choses
que j’aurais dû faire c’est te montrer mon soutien aussi. Désolée pour ça.

Malgré ma voix enrouée par l’émotion, je suis obligée de lui répondre :

- C’est pas grave, je comprends.

- Bon je te laisse…

- Ok. Merci d’avoir appelé.

En raccrochant je me sens en colère contre moi-même pour avoir montré ma


faiblesse. Je contrôle de moins en moins mes émotions et ça je n’aime pas du
tout…

******************* ****
******************* ****

***Ndèye Marie Hannan***

Ayant fini de parler avec Abi, je rejoins Boris devant la télé, les yeux sur son
BlackBerry. Assez troublée par ma conversation, je m’assois à côté de lui sans rien
dire. Au bout d’une minute, il lève vite fait les yeux vers moi et me demande :

- Tout va bien ?

- Eum, lui réponds-je simplement.

- Tu faisais quoi ?

Après une seconde d’hésitation, je lui réponds :

- Je parlais avec Abi.

- Ah ?

Cette fois, il lève un regard surpris et intrigué vers moi, attendant que je continue.

- Oui, je ne l’avais pas encore félicitée pour son mariage, alors…

- Okay.

- Et toi, tu l’as appelée ?


- Pourquoi je l’aurais appelée, répond-t’il avec un petit rire.

- Parce que c’est la femme de Majib.

Là, il fronce les sourcils et me regarde :

- Elle n’est pas seulement la femme de Majib. Tu te rappelles ?

On se regarde puis, soupirant de lassitude, je baisse les bras et renonce à lui parler
d’Abi. Je m’allonge en posant la tête sur ses cuisses, pour regarder la télé. Mais au
bout de dix minutes, c’est plus fort que moi. Plus je réfléchis, plus je suis
convaincue de ce que je dois faire. Me tournant à nouveau vers lui, je le regarde
en silence jusqu’à ce qu’il se sente obligé de me demander :

- Quoi ?

- Elle n’est pas mauvaise, tu sais ?

Il me regarde l’air de ne pas comprendre. Et je lui précise :

- Abi.

Agacé, il répond en soupirant :

- Je n’ai jamais dit qu’elle l’était. Je ne vois juste pas pourquoi je devrais l’appeler.
De quoi lui parlerais-je ? Et pour quoi faire ?
- C’est ta sœur.

- Ndèye…

A son ton ennuyé, je sais qu’il veut que j’arrête mais ce n’est pas mon intention. Je
me lève pour bien m’assoir et lui faire face, décidée à lui parler.

- Boris, moi j’en ai voulu à Abi parce qu’elle m’a caché la vérité. Tout en oubliant
qu’elle aussi devait souffrir de cette situation. Mais toi, au fond pourquoi tu lui en
veux exactement ?

- Tu plaisantes ?

- Ben non, Boris. Au fond elle ne t’a rien fait, je suis désolée mais c’est ton père
que tu dois blâmer pas Abi.

- Qu’est-ce qu’elle t’a dit qui aie pu te faire changer d’avis comme ça ?

- Ce n’est pas que j’ai changé d’avis en quoi que ce soit. J’étais fâchée contre elle
mais ça ne veut pas dire que je la pensais responsable d’une faute qu’elle n’a pas
commise. De plus elle m’a dit qu’elle n’a su que tu étais son frère que le jour de
notre mariage, et je la crois. Tu sais qu’elle ne voulait même pas que vous soyiez
au courant ? Elle était prête à sacrifier sa relation avec son père juste pour vous
épargner, tu te rends compte ?

- Ça c’est ce qu’elle te dit.


- Non babe, elle était sincère. T’aurais dû l’entendre, elle pleurait même.

- Juste parce qu’elle pleurait, elle disait forcément la vérité ?

- Boris tu ne connais pas Abi. Je la connais depuis que j’ai 11 ans et c’est la
première fois que je l’ai entendue pleurer. Elle ne jouait pas la comédie, je suis
sûre qu’elle est même en train de le regretter en ce moment même. Bref, tu peux
en penser ce que tu veux mais moi, je me sens mal pour elle.

Boris regarde la télé et ne dit plus un mot. Je l’observe, attendant qu’il réagisse
puis, découragée, finis par laisser tomber. Au moins j’aurais essayé…

Au bout de quelques minutes, il me dit soudain :

- Qu veux-tu que je fasse alors ? Aider papa comme il me l’a demandé ? Je ne sais
même pas en quoi.

- Ça c’est ta décision mais ce que je te demande au moins c’est d’appeler Abi. C’est
ta sœur quand même, quel que soit comment elle l’est devenue. Tu l’appelles, tu
lui parles, tu apprends à la connaître et surtout lui montres que ce n’est pas à elle
que t’en veux. Après, par rapport à tes frères et sœurs, tu verras par toi-même.

-…

- Alors, lui dis-je en souriant, tu peux faire ça pour moi ?


Il ne dit toujours rien mais voyant sa tête, il suffit de peu maintenant pour le
convaincre. Je m’approche et m’assois sur lui en lui enlaçant le cou.

- Honey ?

- Ok, ok, je vais y penser. Mais je ne te promets rien.

- C’est déjà ça. Tu verras, tu ne vas pas en mourir.

Il me fait un regard faussement méprisant mais quand je ris puis l’embrasse, je sais
très bien à sa réaction qu’il ne m’en veut pas du tout. J’ai eu ce que je voulais…

**********************

**********************

Le week-end suivant

***Maïmouna Bah Cissé***

Le jour J. Aujourd’hui, je vais montrer à ma chère copine qu’elle ne peut pas se


frotter aux maris des autres impunément, en tout cas pas au mien. Si elle s’était
tenue à carreau après que Lamine l’ait rejetée une première fois, ça aurait encore
passé. Mais ce n’est pas ce qu’elle a fait, et c’est pour ça que je vais lui donner la
leçon de sa vie, de quoi rajouter à ses précieux diplômes français.

J’entends Abi sonner et la fais entrer avant de retourner dans la cuisine avec elle.

- Pourquoi tu n’arrives que maintenant ? Je t’avais dit de venir plus tôt.


- Non seulement j’arrive maintenant mais je ne vais pas pouvoir rester tard
désolée, répond-t’elle en posant son sac sur la table puis me rejoignant. Tu
prépares quoi ?

- Du « c’bon »* mais j’ai presque fini, il ne reste plus qu’à griller le poisson.

- Hmmm ! Bon choix... Où est Lamine ?

- Chez ses parents mais il doit être en route là. Alors, pourquoi tu ne peux pas
rester tard ?

- Pfff Mame Anna… Depuis que je suis mariée c’est à peine si je peux sortir de la
maison. Même pour aller à la boutique du coin, il faut qu’elle me fasse des
remarques.

- De quel genre ?

- « Han Abi, une femme mariée ne se doit pas de sortir souvent ! », « Eum Abi, ne
reste pas trop tard, c’est bientôt la nuit », « Abi, avant de sortir, est-ce que tu as
prévenu ton mari? Préviens-le, sinon tu ne sors pas… » Arghhh j’étouffe ! Et ça ne
fait qu’une semaine.

Je pouffe de rire en l’entendant imiter la voix trainante de Mame Anna. Je vois la


scène d’ici, j’en peux plus…
- Put*** tu m’as tuée ! Hahaha… Mais dans tout ça, et ton travail ?

- C’est bien la seule chose qu’elle accepte que je fasse et encore ! Elle m’appelle à
17h pour me demander pourquoi je ne suis pas encore rentrée.

- Non !

- Je te promets. Donc voilà quoi, pour être tranquille, je fais ce qu’elle veut et je
me protège ainsi les tympans en attendant de déguerpir de chez elle.

- Eum, j’espère pour toi que les grands-parents de Majib ne sont pas pareils hein.

- Oh non, c’est des 2.0 eux. Mame Anna est un modèle ancien version Fouta Toro*,
directe from the village.

On éclate toutes les deux de rire. J’en ai les larmes aux yeux.

- T’es bête Abi.

- Je ne plaisante qu’à moitié, elle là laisse tomber. Elle refuse d’évoluer ! Trois mois
que je vais supporter ça, put***.

- Attends, Majib ne vient pas avant trois mois ?


- Non, répond-t’elle en tirant la lèvre. Il ne peut pas avant décembre.

- Ok, genre t’es triste là ? Y’a un mois à peine tu voulais l’étriper et maintenant t’es
triste parce qu’il ne vient pas. Haha, la vie hein vraiment !

- Bon quand t’as fini de te foutre de moi tu peux me dire quand ta copine arrive ?

- Elle ne devrait pas tarder, je leur ai dit 14h … Ah tiens, tu vois ?

Je m’essuie les mains et sors de la cuisine pour aller ouvrir la porte où je viens
d’entendre sonner. C’est un ami de Lamine avec sa femme. Quelques minutes plus
tard les autres arrivent ainsi que Lamine. On se retrouve bientôt entre quatre
couples, puis Abi et les deux célibataires du groupe, Souley et Bijou. Comme à
chaque fois que je l’ai vue, Bijou est sur son 31 mais aujourd’hui j’ai l’impression
qu’elle a fait encore plus d’efforts. Je me demande bien pourquoi… Sérieusement,
elle m’agace cette fille avec ses 84 dents et son air de sainte-nitouche tu lui
donnerais le bon Dieu sans confession. Alors qu’à côté, elle mène son travail en
douce sur le mari des gens. Je ne vais pas la rater aujourd’hui…

En attendant, je reste tout sourire et amabilité, recevant mes hôtes comme il se


doit. Les collègues de Lamine me connaissent bien et ne cessent de tenir des
éloges sur moi, surtout durant le repas. Quant à leurs femmes, je les connais
moins bien mais elles sont toutes assez sympathiques donc ça va. Durant toute
leur présence, je me montre exprès très complice avec Bijou, évoquant nos
quelques sorties et des anecdotes amusantes. Histoire de la mettre bien à l’aise et
surtout qu’on se rende vraiment compte de son double jeu.

Quand on a fini de manger, tous dans le salon, l’atmosphère est bien détendue et
la discussion bat son plein. Assise sur un tapis à même le sol aux pieds de mon
mari, je suis en train de préparer du thé tout en discutant avec les uns et les
autres. Comme je lui ai demandé, Abi est installée à côté de Souley avec qui elle
semble avoir bien sympathisé. Je crois que c’est le bon moment. J’attends qu’elle
me regarde pour lui faire un clin d’oeil discret. Mine de rien elle continue de
causer avec son voisin, puis lui dit à voix assez haute pour qu’on l’entende :

- Ah bon ? Pourtant Dakar n’a que ça des jolies filles. Quand même Souley, si tu ne
trouves pas , c’est bien parce que tu le veux.

- Non, tu ne comprends pas sister, répond Souley. Moi, je ne veux pas seulement
d’une fille qui est jolie, il faut qu’elle « cogite » un peu aussi quand même, tu vois
ce que je veux dire ? Et puis, si elle travaille et ne reste pas accrochée à mon
portefeuille, c’est pas plus mal hein ! Combien de filles connais-tu dans ce cas,
honnêtement ?

- Ah non ! Je suis désolée mais y’en a en pagaille. C’est vous seulement qui êtes
compliqués. Vous voulez le beurre et l’argent du beurre.

- Souley, intervient l’un des potes de Lamine, une femme qui bosse ça ne veut rien
dire hein mon frère. Ce n’est pas pour ça que tu ne vas pas la prendre en charge.
Des fois t’as en plus le beau-père, la belle-mère, les tatas et tontons, les sœurs et
frères et même les cousins. Je sais bien de quoi je parle. Dakar, c’est duur !

Sa femme fait une mimique dédaigneuse à son intention. De toute façon, il faut
qu’il se taise lui, qu’est-ce qu’il a à mettre son grain de sel ? Il va gâcher mon plan
là. Heureusement, Abi reprend très vite avant que Souley n’ait le temps de réagir.
Elle rit de l’intervention du pote en lui répondant :

- Eh t’exagères quand même. De toute façon, toi Souley ne t’inquiète pas, je me


charge de ton cas.

- Ah bon ? Ok, je compte sur toi dans ce cas. Trouve-moi la perle rare et je l’épouse
illico.

- Mais toi d’ailleurs, que vas-tu chercher que tu n’as pas déjà ? Bijou est juste là
sous tes yeux et elle correspond parfaitement à ta description.

- Chii Abi, répond Bijou en riant. N’emmène pas des problèmes ici, s’il te plait.

- Ah mais quoi, t’es célibataire aussi non ? Entre célibataires, on s’arrange.

Souley sourit avec espièglerie puis répond :

- Ah ! Bijou là, laisse-tomber ! J’ai essayé mais bon, elle fait sa belle.

- Bijou ?! dit Abi. Qu’est-ce qui ne te plait pas chez Souley. Un beau gosse comme
ça.

Je l’observe sourire en détournant la tête, l’air un peu gênée. C’est le moment


pour moi d’intervenir :

- Ah mais Bijou parle-nous. Souley n’attend que toi et il est disponible lui. Quand
même ma copine il est temps de passer aux célibataires.

Les dents toujours dehors mais l’air bien moins amusée, Bijou fronce les sourcils
en me regardant :

- Pardon ?

Tout légèrement, je lui réponds avec le sourire :

- Je dis, il est temps de passer aux célibataires. Tu dois avoir compris depuis le
temps que mon mari te repousse, que vous deux, ça ne va pas le faire, donc essaie
les célibataires cette fois. Ou bien ?

Les rires s’arrêtent mais je fais semblant de ne rien remarquer, et me repenche sur
mon plateau de thé pour servir, l’air de rien. Bijou, cette idiote, a quand même le
malheur d’ouvrir encore la bouche, en plus sur un ton de colère:

- Excuse-moi Maï mais je ne vois pas de quoi tu parles.

- Ah bon !

Cette fois, je lève les yeux pour bien la regarder tandis que Lamine me gratte
discrètement du pied pour que je me taise. Peine perdue mon cher mari, je suis
déjà partie…

- Je vais te rafraîchir la mémoire alors. Toi essayant de fricoter avec mon mari
durant votre dernier séminaire, ça te rappelle quelque chose ?

- Maï ?! crie Lamine.

- Oui chéri ? lui réponds-je avec douceur, sans me retourner pour ne pas affronter
son regard. Un peu de patience, le thé est presque prêt. Alors Bijou, tu ne dis plus
rien, tu te rappelles maintenant ?

-…

- Ma chérie, un conseil, essaie quand même autre chose que le mari des autres la
prochaine fois. D’ailleurs, heureusement que cette fois tu es tombée sur le mien
parce que machallah* Cissé, il n’a pas d’égal ! Il t’a bien remise à ta place. N’est-ce
pas mon cœur ?

Je ris en me tournant vers Lamine, ignorant le regard assassin qu’il me lance.


Pourtant, je n’en ai même pas encore assez et poursuis donc, regardant à nouveau
une Bijou qui, pour une fois, a complètement perdu le sourire :

- Bijou, Souley est bien ! Tu es jeune, tu es encore jolie, profites-en avant de te


retrouver seule et vieille. Courir derrière les maris des autres, ça ne va faire que te
retarder. Essaie voir un célibataire, tu verras comme la vie de couple est
merveilleuse. Je t’aime bien quand même, donc je ne te souhaite que le meilleur
ma chérie… Qui veut du thé ? Tiens mon amour.

Lamine tend lentement la main pour prendre sa tasse, en jetant un coup d’œil à
Bijou. Les autres sont bien silencieux, mais en leur donnant leur thé, je remarque
que les femmes essayent difficilement de se retenir de rire. Quant à leurs
hommes, faibles qu’ils sont, ils semblent plutôt mal pour Bijou. Justement, en
arrivant à cette dernière, je lui tends sa tasse en souriant gentiment :

- Bijou ? Du thé ?

- Non merci, répond-t’elle d’une toute petite voix. Je vais y aller.


Alors qu’elle se lève en prenant son sac, j’insiste tout en douceur :

- Déjà ? Il est tôt là.

- Je dois partir. Merci pour l’invitation.

- Ah c’est dommage… Rentre bien alors, excuse-moi de ne te pas te raccompagner


jusqu’à la sortie mais avec le bébé, pas facile de me lever.

Je me mets à rire bêtement à ma propre « blague » tandis qu’elle se dirige


rapidement vers la sortie et disparait. Tournant alors mon attention vers les autres,
je leur cause comme si rien ne s’était passé. Ils restent d’abord muets mais après
quelques minutes, tout le monde se détend, même Souley. Seul Lamine affiche
encore une mine réservée.

En fin de journée, sachant que les invités vont bientôt partir et donc que je vais me
retrouver seule avec lui, je commence à changer de tête et m’excuse auprès de
tout le monde pour me retirer dans ma chambre. Abi m’y retrouve quelques
minutes plus tard, allongée sur mon lit :

- Qu’est-ce que t’as ?

- Des maux de ventre, je ne me sens pas bien du tout là.

Elle se rapproche du lit pour me regarder de plus près puis pouffe de rire. Me
retenant de faire comme elle, je garde le visage serré et lui dis :

- Abi, gâche pas mon truc stp. Sors d’ici avant qu’il ne t’entende. Et si quelqu’un
me demande dis-leur seulement que je ne me sens pas bien.

- Hahaha ! Wooy, bon suis partie moi, je n’ai plus de place ici. Joue la comédie
autant que tu veux mais Lamine ne te ratera point ma chère.

- Ok, go ! Salue ta famille de ma part.

Elle sort de la chambre toujours hilare. Cette conne, si elle fait tomber mon plan à
l’eau, elle va voir avec moi. En attendant, repensant à la tête de Bijou, un sourire
me vient d’une profonde satisfaction. Soit elle démissionne soit elle ne regardera
plus jamais Lamine en face. Dans tous les cas, mission accomplie !

*****************

*****************

Le même soir

***Boris Suleyman Hannan***

C’est bon, je suis décidé à l’appeler, prêt à lui parler... Pourtant, alors que le
téléphone sonne, je me retrouve à espérer qu’elle ne décroche pas. Mais elle le
fait :

- Allô ?

- Bonsoir Abi.
- Bonsoir, répond-t’elle avec hésitation, ne me reconnaissant pas.

- C’est Boris.

- Ah… Boris. Comment vas-tu ?

Elle a l’air surprise, ce qui est normal. Moi-même je me surprends. J’essaie quand
même de lui parler le plus naturellement possible.

- Pas trop mal. J’espère que tu vas bien aussi.

- Oui, merci.

- Félicitations pour ton mariage.

- Merci, c’est gentil.

- Ça s’est bien passé ?

- Oui, oui. C’était simple.

- Ok. Et Anna elle va bien ?


- Très bien oui.

- Cool…

Le silence se fait quelques instants. Qu’est-ce que je me sens mal à l’aise ! Je ne


sais pas quoi lui dire, par où commencer… C’est vraiment une situation détestable
mais je dois poursuivre si je veux avancer avec cette histoire. J’ai compris que je
n’ai d’autre choix que d’accepter la réalité et l’affronter. Prenant mon inspiration, je
lui dis difficilement :

- Mon père m’a parlé de toi...

-…

- On peut en parler ?

- Euh… Je ne sais pas.

- Je ne veux pas te forcer bien sûr. J’essaie juste…

… Quoi ? Je ne sais pas ce que j’essaie de faire. Ne pouvant rien trouver, Abi vient
heureusement à ma rescousse :

- Ça ne me dérange pas, c’est juste que… je ne sais pas quoi dire en fait.
- Peut-être que tu pourrais me dire comment tu l’as su ? Qu’il est ton père ?

- Oh…

Elle dit ça doucement puis garde le silence quelques instants, avant de répondre :

- Un concours de circonstances. Je ne m’entendais pas avec le mari de ma mère et


un jour il m’a en quelque sorte dit que je n’étais pas sa fille. Alors j’ai commencé à
chercher mon vrai père.

- Et comment tu l’as retrouvé ?

- J’ai cherché… Je n’avais pas son nom mais j’ai pu trouver la maison où maman
travaillait avant ma naissance.

- La nôtre.

- Oui. J’y suis allée mais vous ne viviez plus là-bas. Alors j’ai posé des questions et
tout ce que j’ai pu avoir c’est son nom de famille. Puis un jour, je l’ai vu à la télé
et… j’ai su que c’était lui.

- Et ensuite ?

- Ensuite, je suis partie le retrouver. C’était devenu facile d’avoir des informations
sur lui comme il était connu. Je suis allée plusieurs fois à son bureau jusqu’à ce que
j’aie pu le voir.

- Et tu lui as alors dit qui tu étais.

- Oui.

- Il t’a reconnue ?

- Il… m’a dit qu’il m’a reconnue dès qu’il m’a vue.

- Ça s’est passé quand tout ça ?

- C’était il y’a huit ans, à peu près un an avant la naissance d’Anna.

- Et pourquoi il ne nous a pas dit la vérité à ce moment-là ?

- C’est à lui qu’il faut le demander mais… c’était compliqué. Et puis c’est une
longue histoire.

- J’essaie juste de comprendre. Et j’ai tout mon temps, si ça ne te dérange pas bien
sûr.

- … En fait, ta mère était malade. Il ne voulait pas la faire souffrir et puis moi je ne
l’avais pas encore accepté comme… mon père.

- Je ne comprends pas. Pourquoi l’avoir cherché alors.

- Pour le voir, pour lui faire face… Je croyais qu’il m’avait abandonnée. En fait, il m’a
abandonnée et je voulais qu’il regrette en me voyant.

- Je vois…

- Mais les choses ont changé depuis lors, s’empresse-t’elle d’ajouter. Quand j’ai
parlé à tata Jeanne, j’ai compris qu’il n’était pas mauvais.

- Tata Jeanne ?! Tu as parlé à ma mère ?!

- Oui… je croyais que tu savais.

Mon Dieu non ! Elle savait… Maman savait avant de mourir. La peine que je
ressens à cette découverte est tellement forte qu’il me faut réunir toutes mes
forces pour ne pas raccrocher le téléphone et les envoyer tous au diable. En
commençant par mon père qui n’a pas été fichu de me préciser une chose aussi
importante.

Alors que j’essaie de me retenir, Abi dit rapidement :

- Boris ce n’est pas ce que tu crois. Elle ne l’a pas mal pris, elle a su la vérité toute
seule et c’est même elle qui a demandé à me voir.
- C’était quand ? dis-je d’une voix sèche.

- … Quelques jours avant son décès. Je suis allée chez elle, dans sa chambre et on a
parlé. Elle m’a fait comprendre que Bachir m’aimait, c’est grâce à elle si on en est
là aujourd’hui. Sans ça, jamais je ne lui aurais pardonné.

Maman… C’est bien elle… Saisi par l’émotion, je sens des larmes me venir alors
que je tiens le téléphone serré contre mon oreille. Comme si c’était elle, comme si
elle était encore là… Dans tout ce drame qui me tombe dessus, je retrouve la
marque de sa bonté sans égale, comme si elle me parlait indirectement.

Et surtout, je repense tout d’un coup à l’une des dernières conversations qu’on a
eues… C’était donc de ça qu’elle parlait.

Après un long moment à repenser à elle, Abi toujours au bout du fil respectant
mon silence, je me reprends et lui dis calmement :

- Merci d’avoir répondu à mes questions.

- Merci à toi.

- Abi… Tu n’as pas à te sentir coupable. Je suis content pour toi… Que tu aies
retrouvé ton père.

Elle ne répond pas tout de suite. Après un instant, elle le fait mais les larmes se
devinent à sa voix:
- Merci...

- Je te laisse. On se parle bientôt.

En raccrochant, je comprends que je n’ai pas le choix. Je ne peux pas faillir à la


mémoire de ma mère…

**********************

Plusieurs semaines plus tard

Les vacances de décembre sont arrivées et je suis à Dakar. Avec ma femme, mais
aussi avec mes frères et sœurs, que papa et moi avons fait venir. Nous sommes
tous dans la maison familiale depuis trois jours maintenant. Rien que nous, tante
Anita étant partie à Abidjan pour les fêtes.

Ce matin, après le petit-déjeuner, papa nous a réunis dans le grand salon, prêt à
révéler la vérité. Aysha n’est pas encore descendue de sa chambre, c’est elle qu’on
attend.

Didi, toujours égale à elle-même, est à moitié allongée sur le canapé, encore dans
son pyjama, les doigts sur son téléphone, tapotant à n’en plus finir. Il suffit de la
regarder pour savoir qu’elle n’a qu’un souci, en finir au plus vite avec cette « lourde
» réunion de famille et retourner à ses occupations. Rien ne trouble cette fille
tellement elle est insouciante, et pour une fois ce sera peut-être une bonne chose.

Les jumeaux sont là aussi, l’un n’arrêtant pas d’argumenter avec papa pour
négocier telle ou telle chose, et l’autre, un vrai suiveur, avec ses « ben ouai, il a
raison papa » à chaque fois que le premier parle. Pauvre papa. Il n’a pas encore
compris que ces deux-là se sont ligués pour le dépouiller jusqu’à l’os, et comme
d’habitude ils finiront par avoir exactement ce qu’ils veulent.
Et puis y’a moi qui les observe, Ndèye à mes côtés, essayant d’imaginer la réaction
de chacun d’eux.

Son Altesse Sérénissime Aysha Hannan nous fait enfin l’honneur de sa présence,
descendant les escaliers les pieds trainants. Arrivée à notre niveau, elle dit avec
lassitude :

- Qu’est-ce qu’il y’a papa ?

- Toi, qu’est-ce qu’il y’a, lui répond Didi avec effronterie. On t’attend depuis 20
minutes là, t’es en train de déprimer ou quoi avec ta tête. Tu veux voir un psy ?

- Didi ! tempête papa en la regardant avec colère... Viens t’assoir chérie, j’ai à vous
parler.

Aysha lance un regard haineux à Didi avant de s’assoir sur le canapé en lui
poussant violemment les pieds. Un bon début tout ça, je suis tenté de dire à papa
de laisser tomber n’étant pas sûr qu’aujourd’hui soit finalement le bon jour.

En même temps, quel autre jour ce serait ? Aysha est tous les jours comme ça
depuis quelque temps. Au fond, Didi n’a pas complètement tort sur son état…

Quand tout le monde est assis, papa se râcle la gorge et se redresse, prêt à parler :

- Bon les enfants, j’ai quelque chose de très important à vous dire…

Sa voix tremble un peu… Je ne l’ai jamais vu dans cet état, aussi mal à l’aise. Lui, le
puissant homme d’affaires qui n’a peur de rien, totalement déstabilisé devant les
enfants qu’il a mis au monde.

C’est là, en le regardant que j’éprouve de la peine à son égard. Je comprends


maintenant à quel point ce doit être dur pour lui…

Partie 59 : Comme dans un rêve…

***Abdoul Majib Kébé***

J’arrive à la porte d’entrée et la trouvant grande ouverte, entre sans sonner.


Regardant autour de moi, je ne vois personne. La maison est silencieuse et seuls
les bruits venant des gamins qui jouent dans la rue me parviennent. Je marche
jusqu’au salon et toque à la porte.

- Entrez, entends-je la voix de Mame Anna.

J’entre et elle s’écrie dès qu’elle me voit :

- Hé Abdou !

- Salamaleykum*. Mame Anna, comment ça va ?

Tandis que cette dernière me répond, Abi me regarde avec des yeux surpris.

- Majib ?

- Abibatou, dis-je en avançant vers elles. Ça va bien ?


La scène que je surprends entre elles me fait sourire, tellement ça ne ressemble
pas à Abi. Assise sur un tapis avec sa grand-mère, elle a le pied de celle-ci sur sa
cuisse, la main tachée, occupée à lui coller une pâte sombre sur la peau, du henné.

- Viens t’assoir Majib, poursuit joyeusement Mame Anna. Comment peux-tu nous
surprendre ainsi ? Abi, lève-toi, il faut accueillir ton mari.

- Non c’est bon, réponds-je à l’intention d’Abi en m’asseyant. Vas-y, continue…


Alors, vous allez bien toutes les deux?

- Je croyais que tu venais demain ?

- Vraiment ? dis-je en lui souriant. Tu as dû mal comprendre.

En réalité, j’ai fait exprès de lui dire que je venais dimanche mais je suis arrivé
depuis hier nuit. Je ne sais pas pourquoi mais j’avais envie de la surprendre et je ne
suis pas déçu. En plus de la scène, c’est drôle de la voir avec un foulard sur la tête
et un pagne autour des reins. Ça change vraiment de son short H24 à Sacré-Cœur.
L’image qu’elle donne ainsi est loin de me déplaire...

Ne faisant pas attention à mes paroles, Mame Anna continue d’insister auprès
d’Abi :

- Va chercher à boire au moins. Lève-toi.

- Non vraiment ce n’est pas la peine, je viens juste de manger.


- Tu es sûr ? dit-elle avec une sincère sollicitude, l’air pas rassurée.

- Je t’assure, ne t’inquiète pas pour moi. Je suis très bien là.

Je m’enquiers de son état de santé sachant que ses genoux la font souvent souffrir.
Ravie de voir que je m’y intéresse, elle répond avec un grand sourire tout ce qu’il
y’a de plus attendrissant :

- Oh, beaucoup mieux. Depuis que j’ai commencé le traitement avec Dr Mbaye, je
ne souffre presque plus. Merci encore de me l’avoir conseillé.

- Tant mieux alors. Il est vraiment bien, ma grand-mère n’est suivie que par lui…

Nous discutons ainsi pendant un certain temps, sautant d’un sujet à l’autre, dans
une atmosphère paisible. Abi, penchée sur son œuvre et l’air concentrée, garde le
silence. J’éprouve un bonheur calme à partager ce moment d’intimité simple avec
elles, des femmes qui font maintenant partie de ma famille. Je pourrais rester
longtemps assis ici… Mais le manque d’une autre personne se fait vite sentir et je
demande de ses nouvelles :

- Où est ma fille ?

- Elle est en haut dans la chambre de ma tante, répond Abi. Attends, je vais la
chercher.

- Je peux y aller, non ?


- Bien sûr, c’est à l’étage, deuxième porte.

Je les quitte pour aller retrouver Anna en espérant la surprendre aussi. Dès que
j’arrive en haut, je la vois assise sur le perron avec deux jeunes garçons en train de
jouer. Elle se lève aussitôt en me voyant :

- Papa !!

Courant aussi vite qu’elle peut, elle se jette sur moi et je la soulève en riant.

- La plus belle ! Ça va princesse ?

Les bras serrant mon cou, elle pose sa tête sur mon épaule et dit les mots les plus
doux à entendre :

- Ouiii ! Hum, tu m’as trop manqué papa !

- Tu m’as manquée aussi baby… Salut vous !

Les petits garçons, leurs yeux curieux levés sur nous, me répondent timidement :

- Bonjour…

La tante d’Abi sort aussi d’une pièce en nous entendant et nous nous saluons
chaleureusement...

Quand je redescends dans le salon avec Anna dans mes bras les garçons nous
suivant, je ne retrouve que Mame Anna, le pied libre à présent.

- Viens t’assoir Abdou. Abi revient tout de suite.


Quelques minutes plus tard, en grande discussion avec mon jeune public, je vois
Abi entrer dans une nouvelle tenue et une différente coiffure, portant un plateau
de boissons. Amusé, je me mets à penser que Mame Anna a eu ce qu’elle voulait…

Je reste avec eux encore une heure puis réussis à les quitter vers midi malgré leur
tentative de me faire rester pour déjeuner. Abi et Anna me raccompagnent jusqu’à
la porte.

- Tu m’emmènes avec toi papa ? demande cette dernière.

- Tu n’es pas préparée là baby et papa a plein de choses à faire aujourd’hui. Je


viens te prendre demain, d’accord ?

- D’accord.

Abi lui lance un regard discret et, éveillée, elle retourne à l’intérieur sans protester.
Me retrouvant seul pour la première fois avec ma femme, même si c’est dans la
rue, je ressens une certaine gêne s’installer entre nous. J’essaie vite de m’en
débarrasser avec des paroles légères.

- Alors toi, surprise ?

- Ben oui ! J’étais sûre que tu m’avais dit demain.

Je ris et lui dis la vérité :

- C’est bien ce que je t’ai dit. J’ai eu envie de vous surprendre toi et Anna…
- Ahan ! Donc je ne suis pas folle.

Elle sourit en me regardant, puis baisse les yeux timidement. Je continue de


l’observer en silence… On dirait que quelque chose a changé en elle. Ou c’est peut-
être moi mais… c’est bizarre. Elle dégage une sorte de douceur qui n’était pas là
avant…

Relevant la tête pour sortir de mes pensées, je romps enfin le silence entre nous :

- Bon je vais y aller. Mes parents m’attendent, on ne s’est pas encore vu.

- Ok…

Je l’embrasse rapidement sur la joue en lui disant :

- Je t’appelle tout à l’heure.

Quand je me tourne pour partir, j’ai le temps de voir une lueur de déception dans
ses yeux. Je m’installe dans la voiture sans y prêter attention puis, inquiet, suis
tenté de redescendre et la rejoindre. Mais quand je me tourne à nouveau vers la
maison, elle est déjà partie. En soupirant, je démarre la voiture et quitte les rues
de Pikine, le cœur un peu serré…

***********************

***********************

***Maïmouna Bah Cissé***


Pendant que Lamine prend sa douche, je finis de me préparer et l’attends. Il va
passer la journée chez ses parents et j’en profite pour qu’il me dépose chez Abi. Je
n’ai pas la force pour faire la cuisine aujourd’hui mais j’ai envie d’un bon «
mbakhal*» que je lui ai commandé.

Ayant terminé et n’arrivant même plus à me tenir debout longtemps, je m’allonge


sur le lit et un sourire me vient aussitôt en repensant à quand, il y’a quelques
semaines j’étais à la même place, me cachant des foudres de Lamine.

Ce soir-là, quand après avoir raccompagné ses amis il est venu me retrouver dans
la chambre, il n’a osé rien dire à cause de l’état dans lequel j’étais. Contrairement à
ce que prédisait Abi, il a bien mordu à l’hameçon. L’air inquiet, il s’était assis près
de moi, touchant mon ventre et me demandant si j’allais mieux. Ensuite, il s’était
plus que bien occupé de moi. Je me suis même sentie coupable à un moment mais
il était hors de question que j’arrête ma comédie. Seulement, le lendemain, voyant
que « j’allais mieux », je n’y ai pas échappé. Ah ça, il ne m’a pas épargnée de
reproches. Il me disait être vraiment déçu par mon attitude, moi « l’intellectuelle
».

Je le laissai parler à satiété puis, usant de toute la douceur dont j’étais capable, je
choisis de faire profil bas.

- Pardonne-moi mon amour. Wallah*, je n’essayais pas d’être méchante avec elle.
C’était juste pour t’aider, qu’elle puisse enfin te laisser en paix.

- Je t’ai dit que j’avais besoin d’aide ? Tu me crois incapable de repousser une
femme tout seul ?

- Mais non, bien sûr que non. Je suis juste bête et jalouse… J’ai fait une erreur
chéri, si je savais que ça te déplairait autant je n’aurais jamais fait ça. Tu me
connais, je ne réfléchis pas toujours avant d’agir.
- Eh bien va falloir apprendre, parce que là tu m’as vraiment mis dans une position
délicate au boulot… Heureusement qu’elle veut partir, sinon je ne saurais même
pas comment continuer à l’encadrer.

Partir !! Une envie de me lever et danser me saisit en entendant ces mots. Je


puisai dans toutes mes forces pour retenir ma joie et lui dis, l’air désolée :

- Elle veut partir ?!

- Oui, elle a demandé à être mutée à Thiès.

- Oh… c’est dommage. Elle part quand ?

Lamine se retourna et me jeta un œil méprisant, mais je décelai de l’amusement


dans son regard et dans sa réponse :

- C’est ça, prétends que tu n’es pas contente. C’est exactement ce que tu voulais.

- Ay chéri, répondis-je en le touchant tendrement. Comment peux-tu m’accuser


ainsi ?

- Bandit, va. La prochaine fois, tu ne vas pas t’en sortir comme ça.

Cette fois, je ne pus m’empêcher de sourire et détournai la tête. Cela fait, on passa
vite à un autre sujet et celui-ci était, à ma grande satisfaction, clos. J’étais fière de
moi quand même, j’avais bien géré sur ce coup, même si je ne compte pas
recommencer. Malgré sa capitulation, mon mari était sérieux dans ses menaces…
Aux dernières nouvelles, la demande de transfert de Bijou est acceptée et elle ne
devrait plus tarder à partir. Ce n’est plus Lamine qui m’informe mais la femme d’un
de ses amis qui était ici ce jour-là et qui, conquise par mon intervention, s’est
rapprochée de moi depuis lors.

Quant à Bijou, en espérant qu’elle suive mes conseils, je lui souhaite bon vent…

***********************

***********************

***Abibatou Léa Hannan***

Alleluia Maï est là. J’ai besoin de parler à quelqu’un pour être sûre que ce n’est pas
moi qui me fais des idées. L’attirant rapidement dans le salon, je la soustrais aux
salutations kilométriques dont raffole Mame Anna. Elle s’assoit avec lourdeur,
rouspétant :

- Toi, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as failli me casser le bras.

- Majib est là.

- Ah bon ? Je croyais qu’il venait demain.

- C’est ce que je croyais aussi mais il est arrivé hier soir.

- Et alors, qu’est-ce que tu attends pour te préparer ?


- Justement, c’est de ça dont je veux te parler. Il est…

- Attends, m’interrompt Maï. D’abord il est 13h40 et je ne vois aucune natte autour
de moi. Où est le repas ?

- Cheu ! On parle d’abord et je vais aller finir.

- Tu vas aller finir ?! Tu veux dire que tu n’as pas fini Abi ? Tu sais que j’ai faim ?

- Tu mangeras Maï, est-ce que tu peux m’écouter un peu ?

- Ok parle, mais fais vite. Je ne suis pas venue chez toi pour entendre tes
problèmes mais pour manger. Tu disais quoi ?

- Vachement sympa ! Tchipp... Bon, Majib est venu et il est reparti comme ça, sans
rien me dire de clair. On s’est à peine parlé puis il a dit qu’il m’appellerait. Alors
que moi j’ai mes affaires toutes prêtes, je pensais déménager dès qu’il vient !

- C’est juste ça qui t’inquiète ? Y’avait Mame Anna avec vous non ? C’est peut-être
pour ça qu’il ne t’a rien dit, il devait être gêné.

- Oui mais on s’est retrouvé tout seuls à un moment. Et tu sais quoi, j’avais
l’impression qu’il était pressé de partir.
- Je suis sûre que tu exagères là, tu te fais des idées.

- Peut-être. Mais comment tu le prendrais toi si la première fois que tu vois ton
mari, il te fait un bisou sur la joue et te dit qu’il t’appelle? Sans aucun mot doux,
absolument aucun geste vers toi ?

- Mais vous n’avez pas réglé les choses avant au téléphone ? Ce que vous alliez
faire tout ça ?

- Rien du tout, je te dis. On parle tout le temps de tout sauf de nous.

- Vous êtes bizarres… Bon, pour le déménagement, peut-être qu’il a finalement


réfléchi et ne trouve pas de mal à ce que tu restes ici vu qu’il n’est pas là.

- … Tu crois ?

- C’est possible. En même temps, il faudrait que vous parliez un minimum vous
deux. Vous êtes mariés quand même.

- Ben j’espère qu’il ne me dira pas ça. Je préfère partir.

- Ah bon. Ce n’est pas toi qui lui avais proposé de rester dans ton appart ?

- Mon appart oui, mais ça il ne l’acceptera jamais. Je ne veux pas rester ici, j’ai peur
que ma mère vienne.

- Elle prévoit de venir ?

- C’est possible. Elle m’a dit que son mari est malade, raison pour laquelle elle ne
peut pas venir au mariage mais qu’elle viendra dès qu’il ira mieux. Je ne veux
vraiment pas être ici quand elle le fera. Il faut que je parle à Majib…

- Exactement. Bon, tu peux aller cuisiner maintenant ?

- Oui, j’y vais.

Alors que je me lève, mon téléphone sonne et je me rassois immédiatement pour


décrocher en voyant le nom de Majib.

- Allô ?

Maï me lance un regard assassin que j’ignore et me concentre sur Majib :

- Coucou. Ça te dit de dîner avec moi ce soir ?

- Ce soir ? Oui bien sûr.

- Parfait. Y’a un restaurant que je veux essayer avec toi. 20h30 c’est bon ?
- Je serai prête.

- Ok. Kiss you.

Sur un nuage, je raccroche lentement le téléphone tellement soulagée que j’en


oublie Maï, qui ne tarde pas à rappeler sa présence:

- Quand t’auras fini de sourire comme une idiote, tu peux te lever ?

Elle a raison, je souris... Me reprenant, je lui dis toute heureuse :

- C’était Majib. Il veut qu’on dîne ce soir.

- Super. Il n’a qu’à t’emmener chez lui ensuite que vous fassiez la chose une bonne
fois, comme ça tu ne me feras plus chi** avec tes questions.

- Tchipp, réponds-je en me levant.

Plus rabat-joie qu’elle, tu meurs.

Quelques minutes plus tard, je la retrouve allongée sur le canapé et lui dis avant
qu’elle n’ait le temps de se plaindre :

-Ça finit dans cinq minutes max, promis. J’ai quelque chose à te montrer, regarde.

M’asseyant sur la table basse, je pose dessus le gros paquet que je viens de sortir
de l’armoire puis l’ouvre.
- Qu’est-ce que c’est ? demande Maï.

- Un cadeau de Bachir pour le mariage. Je trouve ça trop habillé pour un simple


rendez-vous à la mairie mais je veux savoir ce que t’en penses. J’avais déjà
commandé une autre robe plus simple en fait, une trois-quarts, vraiment jolie.
Alors, comment tu la trouves ?

La robe dépliée sur moi, j’attends sa réaction.

- Magnifique, tout simplement ! dit-elle en se levant pour s’assoir. Et ça, c’est


Bachir aussi ?

Retirant de la boîte le sac et les chaussures assortis à la robe, elle s’exclame de


surprise :

- Des Louboutin ?!

- Yep. Il m’a dit que c’est Ndèye qui a tout acheté.

- Tcheum* ! Tu vois, c’est ça que j’aime chez ton père, il ne blague pas lui, il joue
dans la cour des grands ! Dis, tu peux lui demander s’il n’aurait pas fait un bébé
ailleurs ? On ne sait jamais, ça pourrait être moi.

Je pouffe de rire et me rappelle de quelque chose :

- Au fait, il m’a reconnue aussi. Officiellement je veux dire, désormais mon nom est
Hannan.
- Oh c’est bien ! Je suis contente pour toi.

- Merci. Bon alors, je la mets ou pas cette robe ?

Elle touche celle-ci et répond :

- Hun ?! Elle est trop douce en plus ! T’imagines te retrouver seule avec Majib, le
soir, il pose ses mains dessus, te caresse… doucement. Tu vas le rendre fou avec ça.
Non, il faut que tu la mettes. Elle est…

Je n’entends plus Maï... Oh oui, j’imagine bien…

J’y suis en ce moment-même, ma nuit de noces, quelque part dans une pièce
sombre avec une lumière tamisée… Majib me tient dans ses bras, caressant la robe
sur ma peau, me murmurant des mots doux… Je me laisse aller contre lui, son
parfum sent trop bon. Et il…

- ABI !!

- Hun ? dis-je, émergeant d’un coup. Quoi ? Pourquoi tu cries ?

- Tu sais que je te parle ?

- Mais je t’ai entendue. Alors, je la mets ou pas?

Maï me regarde puis éclate de rire, sans que je ne comprenne absolument pas
pourquoi.
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************************

***Ahmed Bachir Hannan***

La vérité doit être dite, malgré ma peur, je n’ai pas le choix. Ils doivent savoir…

- Bon les enfants, j’ai quelque chose de très important à vous dire.

Prenant une pause, je les observe un à un. Didi, toujours allongée, me regarde
avec grand désintérêt. Aysha a les bras croisés, encore fâchée contre sa sœur, qui
ne m’a pas aidé sur ce coup. Hassan et Ouz sont très calmes, on dirait qu’ils
ressentent le sérieux dela situation.

Aucun d’eux ne me rassure. Seule la présence de Boris et Ndèye Marie à côté de


moi le fait un peu, sachant qu’ils connaissent déjà la vérité.

Je me râcle une énième fois la gorge et commence en évitant leurs regards :

- Il y’a plusieurs années avant que vous soyez nés… j’ai eu une autre fille.

-… Quoi ?!

Je ne sais pas qui a crié. Aysha ? Didi ? Les deux en même temps on dirait. Les
garçons se redressent sur leur fauteuil et Hassan avance la tête vers moi.

- Une autre fille ?! TA fille ?

- Oui ma fille. Vous avez une autre sœur.


- Wow !

Cette fois, c’est Didi qui vient de parler. Elle saute pour s’assoir et, les yeux
écarquillés de surprise, me demande :

- Avec maman ?

- Non chérie, pas avec maman.

- T’es conne ou quoi ? dit Ouz à sa sœur. Si c’était maman, pourquoi papa nous le
cacherait?

- Hé, tu ne me…

- Laissez papa parler s’il vous plait, intervient Boris avec calme, arrêtant ainsi Didi.

- Merci mon fils… Donc voilà, vous avez une autre sœur que j’avais perdue de vue
quand elle était petite, mais je l’ai retrouvée.

- Est-ce que maman et toi vous étiez déjà mariés ? demande Hassan.

La question… Je me sens mal tout d’un coup mais la réponse est inévitable.

- Oui, j’étais marié avec maman.


Il hausse les sourcils puis repose lentement sa tête sur le dossier, tout en me
regardant. Les autres affichent des mines aussi déçues que la sienne et plus
personne ne parle.

C’est dur… Je voudrais m’arrêter mais je ne peux pas. Tout doit être dit…

- Je sais que vous m’en voulez et vous vous demandez pourquoi je vous ai caché la
vérité, mais…

- Maman ne voulait pas que vous le sachiez, m’interrompt soudain Boris. Si papa
ne vous l’a pas dit, c’est parce qu’elle le lui a demandé.

- Mais pourquoi ? demande Didi.

- Parce qu’elle avait peur de vous voir souffrir, répond Boris.

Ce n’est pas vrai, je ne peux pas le laisser dire ça. Jeanne n’est pas la coupable ici,
elle ne m’a demandé de me taire que quelque temps avant son décès. Regardant
mon fils sans comprendre, j’essaie de l’arrêter.

- Boris…

- C’est la vérité papa, dit-il en me regardant fixement comme pour me demander


de me taire. Je sais tout.

Puis il se retourne vers ses frères et sœurs :


- Ce qu’il faut que vous reteniez c’est qu’elle a pardonné à papa. Elle savait que
tout le monde fait des erreurs, elle est restée à ses côtés et elle l’a soutenu… Alors
nous devons faire comme elle. Vous pouvez en vouloir à papa autant que vous
voulez mais ce n’est pas à nous de le juger. C’était à elle de le faire et elle, a choisi
de pardonner.

J’observe Boris comme si je le voyais pour la première fois. Mon garçon, je ne


m’étais pas trompé sur lui... L’émotion me gagne et je n’arrive plus à dire un mot
jusqu’à ce qu’Hassan demande posément :

- Elle est où ?

- Elle est ici, à Dakar. Vous l’avez déjà rencontrée au mariage de Boris… C’est Léa…
Enfin, Abi, la femme de Majib.

- Abi ?! Abi est notre sœur ?

- Oui Hassan.

- Je ne me souviens pas d’elle, s’empresse de dire Didi. C’est qui ? A quoi elle
ressemble ?

- Tu la verras bientôt.

Hassan et Ouz commencent à commenter entre eux, l’air encore plus étonnés. Didi
les écoute avec curiosité. Mais Aysha… Aysha m’inquiète. Elle ne dit pas un mot,
elle regarde dans le vide mais surtout elle donne l’impression d’avoir reçu un coup
sur la tête. Je la regarde et je sens aussi les regards de Boris et Ndèye Marie sur
elle. Prudemment, je l’appelle :

- Aysha ?

Elle tourne un regard rempli de colère vers moi et, soudain, se lève brusquement
et court vers les escaliers. Mon cœur s’arrête. Désespéré, je l’appelle encore :

- Aysha…

Elle ne m’écoute pas. Boris s’apprête à se lever mais Ndèye Marie l’arrête d’un
geste :

- Laisse-moi y aller.

Elle suit Aysha qu’on ne voit déjà plus. Je baisse la tête et, accablé, entends Didi
dire avec colère :

- Une autre sœur papa, vraiment ?! Comme si celle-ci ne me suffisait pas ? Si Léa
est comme elle, je te jure que je quitte la maison.

- Didi ! lui crie Boris. Arrête, ce n’est pas le moment.

- Mais tu l’as vue non ? Elle est trop…

- J’ai dit arrête ! Je ne vais pas me répéter.


En colère contre Boris cette fois, elle se lève aussi en prenant rageusement son
téléphone, pour aller bouder dans sa chambre. Rien de bien nouveau
malheureusement…

Ne restent plus que les garçons, que je regarde tour à tour, honteux. Les jumeaux
ont arrêté de parler et me regardent aussi avec gêne et peut-être une certaine
pitié. Après quelques instants d’un silence lourd, Hassan se lève et vient me
toucher furtivement l’épaule :

- Ça va aller papa, elles s’en remettront tu verras.

- Ben oui, renchérit Ouz. En plus, elle est sympa Abi.

Puis ils s’en vont tous les deux. Mes chers garçons. J’ai envie de pleurer tellement
leur sollicitude me touche. Si seulement Aysha avait réagi pareil.

Je ne pourrai jamais oublier son regard….

******************* *********

****************************

***Ndèye Marie Touré Hannan***

Entrant dans la chambre d’Aysha, je la vois jeter avec rage des affaires dans une
valise posée sur le lit. Surprise, je lui demande en la rejoignant vite :

- Aysha, qu’est-ce que tu fais ?

- Laisse-moi seule Ndèye.


Elle pleure... Elle est même complètement ravagée par les larmes. J’essaie de la
toucher mais elle retourne vite vers le placard :

- Aysha ! Aysha, calme-toi stp. Qu’est-ce que tu fais avec cette valise ?

Faisant des allers-retours entre le lit et le placard, elle me répond sans s’arrêter :

- Je quitte cette maison. Je ne reste pas ici.

- Quoi ? Mais tu vas où ?

- Je retourne à Londres, chez moi. Mon vrai chez moi !

- Aysha, tu ne peux pas faire ça ma chérie. Essaie de parler à ton père, il


t’expliquera.

Là, elle s’arrête pour me crier à la figure :

- M’expliquera quoi ? Que cette salope est ma sœur ?! Jamais je ne l’accepterai, je


ne veux pas entendre parler d’elle, ni de lui !

- Tu parles de ton père Aysha. Ecoute-moi, eh arrête-toi please.

Je la force à s’arrêter en lui tenant les épaules puis lui parle avec douceur :

- Aysha, réfléchis. Ton vol n’est pas avant deux semaines ! Tu vas aller où ?
- A l’hôtel. Et demain, je changerai mon billet. Je veux rentrer chez moi !

- Mais c’est ici chez toi. C’est bientôt les fêtes, on sera triste si tu n’es pas là. Reste
Aysha, je t’en prie.

- JE NE PEUX PAS !

Elle crie si fort que je recule et la lâche. Puis elle éclate en sanglots. Elle pleure
tellement fort que je la sens trembler.

- Je ne peux pas, hoquette-t’elle douloureusement. Je ne peux pas le supporter.

La prenant dans mes bras, je la serre contre moi et la berce doucement en la


consolant :

- Aysha… chuuut

Mais la voix découpée par les sanglots, elle est loin de se calmer :

- Je ne peux pas l’accepter… Il peut pas être marié avec ma sœur. Il peut pas…

Hun ?

- C’est trop dur ! J’ai trop mal…


Oh-mon-Dieu ! Catastrophe !

Tandis qu’Aysha a la tête sur mon épaule, pleurant et hoquetant avec désespoir, je
réalise avec effroi ce qu’elle dit et la raison de ses larmes. Abi n’est pas le
problème… Le problème, c’est Abi et Majib…

Rien de pire ne pouvait arriver.

***********************

***********************

Le soir

***Abibatou Léa Hannan***

Nous venons de nous garer devant le restaurant Farid. A la descente de la voiture,


Majib me prend la main en me demandant :

- Tu connais ?

- Oui, mais je ne suis jamais venue.

- C’est bien... Ils font la cuisine de tes origines.

- Mes origines ?

- Les nouvelles. Libanaises. Histoire de te mettre dans le bain.


Il dit ça avec un sourire tellement charmeur que je fonds. Littéralement. Nous
entrons dans le restaurant et nous faisons installer à une table discrète sur la
terrasse. Majib m’aide à m’assoir avant de s’assoir lui-même. J’avais oublié à quel
point il pouvait être attentionné… Complètement séduite, je ne le quitte pas des
yeux tandis qu’on cause paisiblement. Habillé chic, une chemise blanche
déboutonnée et une veste noire parfaitement taillée pour lui, il est vraiment beau.
Dire que c’est mon mari maintenant… J’ai encore du mal à réaliser.

Et cette paix, je ne réalise pas non plus. Ça me parait presque anormal.

Malheureusement, la réalité me rattrape vite quand il me dit :

- Apparemment ton père va parler de toi aux petits aujourd’hui.

- C’est vrai ? réponds-je l’inquiétude revenant. Il ne m’a rien dit.

- Tu n’as pas à t’inquiéter, je suis sûr que ça va bien se passer.

Pourtant, tout en disant ça, je décèle chez lui-même une lueur d’inquiétude, et
veux en savoir plus :

- T’en es sûr ?

- … Les plus jeunes, ça va aller j’en suis sûr… Y’a juste Aysha qui m’inquiète. Il se
peut qu’elle réagisse mal.

- Pourquoi tu dis ça ?
Il semble hésiter à répondre, puis se décide finalement :

- Elle pense avoir des sentiments pour moi.

-…

- Désolé de te le dire mais je pense qu’il vaut mieux que tu le saches. Je ne veux
pas qu’on se cache des choses.

- Je comprends… Euh… Est-ce qu’il s’est passé quelque chose entre vous ?

- Oh non, répond-t’il vivement. Pas du tout, je l’ai toujours considérée comme ma


sœur. Mais j’ai été imprudent par contre.

Ouf ! Mon Dieu, quel soulagement ! N’empêche, le fait que ma soeur ait des
sentiments pour mon mari est loin de me rassurer. Espérant que ce n’est peut-être
pas le cas, je lui demande encore :

- Comment tu sais qu’elle a des sentiments pour toi ?

- Elle me l’a dit, quand elle a appris qu’on se mariait. Mais je ne pense pas qu’elle
le soit réellement. Elle m’a presque toujours connu et je pense qu’elle m’admire
seulement. Elle confond ça avec de l’amour.

- Peut-être…
Si seulement ça pouvait être vrai… Le serveur qui emmène nos plats clôt le sujet,
heureusement. J’ai envie de profiter de ma soirée et là je m’inquiète déjà comme
tout à l’heure. Les délicieux mezzés qu’on déguste finissent de me faire oublier
toute inquiétude, de nouveau sur un nuage.

A la fin du repas, en attendant nos desserts, Majib me demande soudain :

- Alors, prête à déménager samedi ?

Ah bah, il était temps !

Faisant mine de rien, je réponds calmement :

- Ben oui, c’est ce qui était prévu.

- Justement. Tu n’es pas obligée si tu ne le veux pas. Je ne vois pas de mal à ce que
tu restes avec Mame Anna, au contraire.

- Oh non non, c’est bon, je me suis déjà préparée à ça. En plus si je reste avec
Mame Anna là en sachant qu’il était prévu que j’aille vivre chez tes grands-parents,
elle va tellement se poser des questions que tous les jours elle me réveillera avec
ça. « Tu es sûre que tu n’as rien fait à Majib ? Pourquoi il t’a laissée ici ? ». Si tu ne
veux pas me retrouver complètement folle, laisse-moi aller chez ton grand-père.

Majib éclate d’un franc rire et je souris, heureuse de l’amuser à ce point. Se


calmant, le sourire toujours sur le visage, il hausse les épaules en disant :

- Tant mieux alors. Parce que Grand-Pa attend ton arrivée avec impatience et il
serait déçu si tu ne venais plus. Il a réaménagé tout l’étage rien que pour toi.
- C’est vrai ?

- Je t’assure. Tout repeint, remeublé… Ils ont déménagé au rez-de-chaussée et tu


sais quoi, je n’ai même pas le droit de dormir dans notre chambre ! Pas avant que
tu sois là en tout cas.

- Tu rigoles !

- Je t’assure. Ils disent qu’ils ont fait ça pour toi, pas pour moi et que je risque de
tout gâcher.

Cette fois c’est moi qui ris. Trop drôles nos vieux…

- Tu dors où alors ?

- Dans une chambre d’ami, en bas.

- Oh ? Bon ben, désolée de te priver de ta chambre.

- Bof, je m’en fous moi. Je pourrais dormir dans la cuisine si ça peut te faire plaisir.

Wow… Gênée, je détourne la tête pour ne pas le regarder. Comme si je ne le


connaissais pas depuis longtemps. Comme si on n’avait pas vécu tout ce qu’on a
vécu ensemble… J’ai l’impression d’être dans un rêve. Tout ceci ne peut pas être
vrai… Ce n’est pas à Majib que je parle, c’est quelqu’un d’autre. Le Majib que j’ai
connu ces derniers mois ne m’aurait jamais dit une chose aussi gentille.

Pourtant, comme s’il entendait mes pensées et qu’il voulait me faire réaliser que
je ne rêve pas, je le vois avancer doucement sa main sur la table, la tendant vers
moi. Comprenant ce qu’il veut, je lui tends la mienne qu’il couvre de ses doigts. Et
je me sens timide tout d’un coup. Je crois que c’est la première fois de ma vie que
j’éprouve ce sentiment…

Durant quelques instants, je le vois observer ma main avec un petit sourire, puis
sortir quelque chose de sa poche qu’il avance vers elle. Une bague… Le souffle
coupé, je me laisse faire tandis qu’il la glisse lentement à mon doigt au même
rythme que le sentiment puissant et inexplicable qui grandit dans mon ventre.

Le tout sans dire un mot. Juste le silence entre nous comme seul témoin. Quand je
relève les yeux vers son visage, je vois qu’il m’observe attentivement,
étonnamment serein, mes doigts toujours dans sa main.

Et à la question muette que je vois dans ses yeux, je m’entends, sans un mot, lui
répondre oui…

***************

Le samedi suivant

Je me regarde une dernière fois dans le miroir sur pied. Cette robe est
parfaitement belle et elle me va à merveille. Finalement c’est assez simple après
m’être débarrassé de tous les voilages, mais en même temps très habillé. Je vérifie
mon maquillage puis me tourne vers Maï, assise sur le lit dans sa jolie robe verte,
l’air pas très en forme.

- Tu e sûre que tu peux y aller ? lui dis-je un peu inquiète.

- Oui, oui, répond-t’elle. De toute façon, tu seras bien embêtée si je n’y vais pas vu
que je suis ton témoin. T’es prête ?

- Oui, on peut y aller.

Je sors la première. Mame Anna, assise sur la véranda, commence à faire des
youyous en me voyant, aidée par ma tante. Trop drôle. Je leur donne la main en
riant et Mame Anna me file encore des conseils avant de me laisser partir. Quand
j’arrive à l’extérieur, une grosse surprise m’attend. Une limousine blanche, sans
doute une première dans tout Pikine, est juste là, garée devant la maison. J’en
perds mes mots. Pourquoi Bachir aime exagérer sérieux ? Je vais juste signer un
document à la mairie quand même !

Assez agacée, je regarde des enfants du quartier agglutinés autour et le chauffeur


qui s’avance vers moi. Eh ben ce n’est pas aujourd’hui que je vais passer
inaperçue...

- Bonjour. Léa Hannan ? demande-t’il.

- Oui.

Il m’indique la voiture et ouvre la porte arrière pour me laisser entrer. Lui


indiquant que Maï aussi arrive, j’entre dans la voiture et là, une deuxième surprise
m’attend. Elle est assise dedans, un portable devant les yeux.

- Salut ? lui dis-je avec curiosité..

Baissant son portable, elle me regarde avec encore plus de curiosité.

- Léa ?
- Oui. Oh… Didi !

Il ne m’a pas fallu longtemps pour savoir qui elle est. Il suffit de voir sa tête… Assez
gênée, je m’installe en face d’elle sans la quitter des yeux. Elle non plus…

- Eh ben ! dit-elle avec sérieux. Il faut lui reconnaître ça à papa, il sait s’y faire ! T’es
presque aussi belle que moi.

Là je souris, un peu plus détendue bien qu’encore inquiète. Voyant Maï entrer, Didi
tourne aussitôt son attention vers elle, écarquillant les yeux. Maï s’assoit
difficilement en soufflant et nous nous retrouvons toutes les deux faisant face à
Didi qui n’arrête pas de la regarder.

- Salut, dit Maï en souriant.

Je me charge de les présenter :

- Didi je te présente Maï, ma meilleure amie. Maï, c’est Didi…

Voyant que j’hésite, Didi répond à ma place :

- Sa sœur. Dis, tu vas pas accoucher au mariage j’espère ? Parce que je crois pas
pouvoir gérer ça.

Maï et moi regardons toutes les deux Didi en même temps, nous demandant si
elle plaisante. Mais non, l’expression dégoûtée, elle est vraiment sérieuse. Une
envie de rire me saisit. Elle est tout ce que Bachir m’a dit d’elle, un vrai « cas ».
Voyant la tête que fait Maï, je sens qu’elles deux vont s’entendre à merveille.
Comme pour confirmer mes pensées, elle répond sèchement :

- En tout cas si ça arrive, j’espère ne pas être seule avec toi, au risque de mourir
sur place !

Okay, le ton est donné…

Sur le trajet, Didi me pose toutes les questions possibles et imaginables sur Bachir
et Majib, voulant absolument tout savoir sur mon histoire avec chacun d’eux. Je ne
réponds qu’à moitié et surtout prudemment, ne sachant ce que son père lui a déjà
dit ou non…

Quelques minutes plus tard, nous arrivons à l’hôtel de ville. En descendant de la


voiture, je suis soulagée de ne pas voir une tonne de monde, ayant craint un
instant que Bachir n’ait décidé de transformer mon mariage en événement de
l’année. Après la robe et la voiture, je n’aurais pas été surprise du tout…

Lui et Majib semblent être déjà à l’intérieur car je vois leurs voitures garées. Après
quelques questions, on nous indique la salle où se tient la cérémonie et nous y
allons. Dès qu’on entre, je vois qu’il y’a plus de monde que ce à quoi je
m’attendais. Je ralentis soudain quand ils se retournent vers moi, surprise. En
quelques secondes mes yeux ont fait le tour des personnes dans la salle et une
forte émotion me gagne.

Majib est là avec Anna. Bachir est là… Mais Boris aussi, Ndèye Marie, Hassan,
Ouz… et Didi à ma gauche. Ils sont tous là, me regardant gentiment, souriant...
Emue jusqu’aux larmes, j’essaie d’avancer, luttant de toutes mes forces pour
garder mes yeux secs, en vain. Bachir marche vite vers moi et me prend
doucement contre lui en chuchotant :

- Faut pas pleurer Léa. T’es toute belle, ne pleure pas… chut…
Mais c’est trop tard. Ma tête posée sur son torse, je suis incapable d’arrêter le
torrent de larmes qui me vient. Je suis idiote, qu’on me pardonne mais je ne
m’étais pas préparée à ça…. J’étais juste venue me marier avec Majib… Rien ne me
préparait à retrouver ma famille.

Partie 60 :

Environ 9 ans plus tôt

***Abibatou Léa Hannan***

Dans le « télécentre »* du quartier, installée dans un box, j’essaie pour la troisième


fois de joindre ma mère, n’ayant pas réussi ces deux derniers jours. Aussi lourd et
désagréable que ce soit pour moi d’avoir à lui parler, je prie pour qu’elle décroche
cette fois. Depuis qu’elle a quitté Dakar lorsque j’avais 7 ans, je n’ai jamais essayé
de l’appeler ou accepté le téléphone quand elle appelait Mame Anna. J’aurais
voulu continuer ainsi mais là j’ai besoin d’elle et ma grand-mère a été claire sur le
fait qu’elle ne l’appellera pas à ma place, tout ça pour m’obliger à lui parler. Le fait
est que c’est elle qui a gardé le bulletin de ma naissance, le seul document me
permettant de demander un nouvel extrait de naissance nécessaire pour les
inscriptions à l’examen du bac. Je n’ai réussi à retrouver aucune ancienne copie et
si elle ne m’envoie pas le document très rapidement, je risque d’être en retard
pour m’inscrire.

A mon grand soulagement son téléphone est décroché cette fois mais en
entendant la voix qui dit « allô », je manque de laisser tomber le combiné.
Pendant plusieurs secondes je ne parle pas, choquée, une peur lointaine qui était
enfouie dans mon cœur reprenant surface au point de me faire perdre toute
maîtrise de moi-même.

Je l’entends insister :

- Allô… ? Allô, c’est qui ?

-…

- Allô !

Sa voix devient plus insistante… Je le déteste, je déteste sa voix, j’aurais voulu ne


plus jamais l’entendre. Mais je suis là. A la place de la peur, une colère est née en
moi et je réponds d’une voix sèche, en espérant qu’il ne va pas me reconnaître :

- Oui. Je peux parler à Djibo ?

- Elle est dans la cuisine. Qui est à l’appareil ?

- Je suis… Nafi. Vous pouvez me la passer ?

- … Je ne connais pas de Nafi.

Il dit ça lentement comme s’il réfléchissait puis, après un bref instant reprend d’un
air surpris :

- Abi ?! Est-ce que c’est toi ?


Oh non ! Comment peut-il me reconnaître après tant d’années ? Je ne réponds
rien, ne me rendant pas compte que je laisse encore plus le doute s’installer en lui.
Il répète d’une voix où la colère se perçoit déjà :

- Je te parle. Est-ce que c’est toi Abi ?

Prenant un grand souffle pour me donner du courage, je lui réponds :

- Passe-moi ma mère, je veux lui parler.

- Enfin je t’entends. Ta mère. Et ton père alors, tu ne veux pas me parler moi ?

- Je veux lui parler à elle, c’est important.

- Evidemment que c’est important. C’est seulement quand tu as besoin de nous


que tu daignes nous parler.

- Je n’ai pas besoin de toi, dis-je d’une voix toute basse.

- T’as dit quoi ? demande-t’il avec colère.

- Je n’ai pas besoin de toi ! réponds-je plus clairement adoptant son ton. Passe-moi
ma mère. C’est à elle que je veux parler.
Il ne répond pas pendant un instant qui me parait interminable, mais quand il le
fait, sa voix dure et menaçante me ramène dans mes plus lointains et douloureux
souvenirs :

- Sale ingrate.

-…

- Tu n’as pas changé à ce que je vois. Malpolie, mal éduquée, ce que t’as toujours
été malgré mes efforts pour te corriger.

Je ne réponds pas. Je n’arrive pas à répondre, mon cœur bat vite et mes yeux se
remplissent de larmes. Après tant d’années… Je voudrais raccrocher le téléphone
et fuir, mais c’est comme si quelque chose me retenait de le faire et je m’accroche
au combiné au point de me faire mal, l’écoutant continuer :

- Et maintenant, tu es pire. Tu n’as pas besoin de moi hein ? Depuis quand ? Qui
crois-tu paie tes études dis-moi ? Tu crois que c’est ta mère ? Elle fait du ménage
ta mère, elle n’a même pas de quoi se nourrir elle-même ! C’est moi qui vous
nourris espèce d’ingrate, toi et elle. Tu me dois jusqu’à ta vie ! Si ce n’était pas moi,
vous seriez toutes les deux aujourd’hui à la rue. Mais je vous ai accueillies chez
moi après qu’elle m’ait rejeté pour aller se faire engrosser. Après que ton sale père
l’ait rejetée elle ! Je vous ai donné un toit, des habits, de la nourriture mais toi
qu’est-ce que tu fais pour me remercier ? Aller raconter des mensonges et oser
aujourd’hui me dire que tu n’as pas besoin de moi. Mais c’est fini, tu ne toucheras
plus un sou de ma part maintenant.

- Seydou, à qui tu parles ?!


La voix qui vient juste de retentir à l’autre bout du fil me réveille de l’espèce
d’hypnose dans laquelle je suis plongée, envahie par des émotions de toutes
sortes. Qu’est-ce qu’il disait ? De quoi parlait-il ?

Je l’entends répondre à ma mère qui vient de l’interpeller sur le même ton qu’il
s’est adressé à moi :

- A qui crois-tu que je parle ? Ton ingrate de fille ! Sale impolie va !

- Abi ?! Seydou, es-tu fou ?

- Pourquoi hein ?! crie-t’il. Pourquoi serais-je fou, parce que je lui dis la vérité ? J’ai
assez menti comme ça, JE NE SUIS PAS SON PERE et je ne le serai jamais !

Le combiné tombe de ma main et je recule dans le box avec un petit cri. Pas mon
père ? Il n’est pas mon père ?!

*******************

Retour au présent

Mon père… me tient dans ses bras. Il me console, il ne veut pas que je pleure, il ne
veut pas que je souffre. Mais je ne souffre pas, je ne souffre plus, je suis
heureuse… C’est grâce à lui que je le suis. Je me force à arrêter de pleurer et le
regarde, essayant de sourire.

- C’est rien… C’est fini.

Me regardant affectueusement, il dit d’une voix douce et réconfortante :


- Léa… Viens, on va sortir un peu.

- Mais non, réponds-je en regardant au-dessus de son épaule Majib. On doit…

- Ne t’inquiète pas, le maire n’est pas encore arrivé. Viens.

Son bras au-dessus de mes épaules, il me pousse à marcher avec lui et sortir de la
salle. Me laissant faire, je jette un coup d’œil derrière moi et vois le visage inquiet
de Majib qui nous regarde partir.

Bachir m’emmène dans une petite pièce à côté et me fait assoir avec lui sur un
banc.

- Voilà. Comme ça tu vas te reprendre un peu, tu ne peux pas te marier dans cet
état.

- Je te promets que c’est fini papa. On peut y aller.

Alors qu’il tâtonnait dans ses poches, il s’arrête soudain et me regarde d’un air
surpris. Que se passe-t’il ? Voyant qu’il continue de me fixer sans un mot, je
commence à m’inquiéter.

- Tout va bien ? lui dis-je.

- Oui, me répond-t’il. Mais… t’as dit quoi ?

Il me demande ça avec tant d’espoir dans la voix que je suis encore plus perdue, et
lui répète lentement mes mots :

- J’ai dit que c’est fini. Je ne pleure plus tu vois ?

- Non pas ça. Tu m’as appelé comment ?

- Je t’ai appelé com… oh !

C’est ça. Je l’ai appelé « papa », sans même m’en rendre compte. Détournant la
tête en souriant, je l’entends me dire :

- Répète.

- Oh non.

- Vas-y répète. J’attendais ça depuis longtemps, alors répète au moins une fois
pour me faire plaisir. Allez !

- Pfff… ok. Papa. T’es content ?

Il pousse un grand soupir de soulagement tellement amusant que j’ai envie de rire,
puis il reprend son sérieux :

- A partir de maintenant, tu n’as plus le droit de m’appeler autrement. C’est


compris ?
- N’importe quoi, tu m’as dit une fois.

- Non ! Je suis sérieux Léa, tu ne me priveras plus du plaisir de t’entendre


m’appeler papa. Est-ce que c’est clair ?

Je ris devant son air sérieux en hochant la tête pour qu’il me lâche.

- Ok, ok, c’est bon. Je ne t’appellerai plus…

- Stop ! m’interrompt-il. Ne dis plus mon nom.

Là, j’éclate de rire pour de vrai. Au même moment, quelqu’un entre dans la pièce
en disant :

- Je vois que ça va déjà mieux. Je vous dérange ?

- Non, entre Ndèye, lui répond Bachir en se levant. Mon travail ici est fini.

Il s’en va en me faisant un clin d’œil me laissant tout sourire. Ndèye vient s’assoir à
côté de moi.

- Je t’emmenais des mouchoirs. Tiens… Et ça de la part de Maï. Elle s’est assise et


refuse de se relever, donc elle m’a chargé de te l’apporter.

- Oh, super !
C’est ma trousse de maquillage que je n’avais pas pensé à prendre, ne m’attendant
pas à pleurer au beau milieu de mon mariage. Maï a été plus prévoyante que moi
à ce que je vois…

- Tu vas mieux ? me demande Ndèye tandis que j’ouvre la trousse.

- Oui ça va. J’ai juste été surprise, je ne m’attendais pas à vous voir tous.

- Je comprends. Par contre je dois te dire que tu commences à me faire peur. En


quelques semaines, je t’ai vue pleurer plus qu’en 14 ans d’amitié. Qu’est-ce qui
t’est arrivé ? Où est passé la Abi que je connaissais.

- Haha, moi-même je ne me reconnais pas.

Ndèye me sourit gentiment puis, alors que je m’apprête à me remettre du fond de


teint sur le visage, me tend la main.

- Je peux ?

Elle veut me maquiller. Un peu surprise par son attention, je lui tends le pot et la
laisse faire. Prenant un mouchoir, elle se met à effacer doucement les traces
laissées par les larmes tout en me parlant :

- Majib est tout inquiet à côté, le pauvre.

- Oh... Je ne voulais pas sortir, c’est Bachir qui m’a obligée. Le maire n’est pas
encore arrivé j’espère ?
- Non, pas encore. Tu connais les sénégalais.

- Pour une fois je ne vais pas me plaindre pour ça… Dis-moi Ndèye…

- Huhun ?

- J’en demande trop je sais mais Aysha n’est pas venue. Tu sais pourquoi ?

Elle soupire puis répond avec hésitation :

- Elle est retournée à Londres.

- Oh… C’est à cause de moi n’est-ce pas ?

- Ce n’est pas le moment de t’inquiéter Abi, c’est le jour de ton mariage.

-…

- Alors comme ça t’es ma belle-sœur !

- C’est bizarre hein? lui dis-je en souriant.

- Trop ! C’est fou la vie.


- Je ne te le fais pas dire.

-… Bon, ça y’est. T’es prête à retrouver ton mari.

- Cool. Merci. On y va ?

Elle range les affaires dans son sac et nous nous levons toutes les deux. Mais avant
de sortir, elle me dit encore, d’un air gêné :

- Abi...

- Oui ?

- Je suis contente que tu sois ma belle-sœur.

- Moi aussi j’en suis contente Ndèye, réponds-je en souriant, attendrie.

- Et je suis vraiment heureuse pour toi. En voyant comment tu as réagi quand t’es
arrivée, j’ai compris à quel point tu as dû souffrir alors que nous on ne s’en rendait
même pas compte. En tout cas pas moi.

- C’est pas grave. Les choses n’ont pas été toujours faciles mais je n’étais pas tout
le temps malheureuse non plus. J’avais ma famille et puis vous, mes copines.
- Hum… A propos de ça, je suis désolée pour ce que je t’ai dit la dernière fois, je ne
le pensais pas vraiment.

- Mais tu avais raison Ndèye. Après ce que je t’ai fait, tu as tout à fait le droit de
m’en vouloir. Je regrette...

- Surtout pas. Si tu ne m’avais pas séparée d’avec Majib, on en serait pas là


aujourd’hui n’est-ce pas ? Toutes les deux mariées avec les personnes qu’on aime.
C’était dur certes mais ça devait se passer comme ça, Dieu l’a voulu ainsi.

Wow. C’est Ndèye Marie qui a dit ça ? Je n’arrive pas à y croire, c’est trop beau
pour être vrai. Décidément, c’est le jour des bonnes surprises aujourd’hui. Je ne
réponds rien mais déjà je sens les larmes me revenir. Ndèye s’écrie aussitôt qu’elle
le remarque :

- Ah non hein, ça ne va pas recommencer ! A ce rythme, on ne va jamais le faire ce


mariage.

J’éclate de rire et essuie rapidement les deux gouttes de larmes qui menaçaient de
tomber. Nous nous regardons Ndèye et moi puis elle me prend soudain dans ses
bras.

- Viens là.

Je la serre fort et durant ces trois secondes, je ne peux expliquer le bonheur que je
ressens. Cette journée est juste parfaite…
En retournant dans la salle principale, nous croisons Lamine qui vient d’arriver.

- Salut les filles, je ne suis pas en retard j’espère ? Wow, Abi tu es magnifique…
Ndèye, ça fait longtemps dis donc, tu ne donnes pas de nouvelles toi.

Il nous embrasse et nous échangeons un peu en entrant dans la salle. Les deux
rejoignent leur conjoint respectif tandis que, voyant que le marieur est arrivé, je
me dépêche d’aller m’assoir auprès de Majib. En passant j’ai le temps de voir ses
parents arrivés après que je sois sortie, et leur fais un sourire.

Quand je m’assois à côté de lui, mon déjà mari et futur mari me sourit en prenant
ma main, l’air rassuré à présent. La cérémonie peut commencer…

*****************

Je suis Mme Kébé, née Abibatou Léa Hannan. J’ai retrouvé l’identité qui m’a été
privée et viens de l’associer à mon futur, Abdoul Majib Kébé. Cette fois-ci, plus
aucune place aux larmes. Je souris à ma fille, collée à moi le visage empreint du
bonheur de voir son rêve s’accomplir. Je souris à mon mari qui lui tient la main,
celui qui vient juste de déposer ses lèvres sur les miennes, signant le début d’une
nouvelle vie pour nous.

Je souris à mon père qui vient à moi et m’embrasse, qui est heureux de me voir
heureuse. Ils s’approchent tous de nous, mes amis, mes frères et ma sœur, mes
beaux-parents. Tous font partie de ce qui me fait remercier le Ciel d’autant de
bénédictions en une seule journée.

Pour la première fois, je parle avec Boris en face, en sachant qu’il est mon frère.
C’est tellement étrange et en même temps naturel de voir mon « grand-frère »
parler à sa petite-sœur. Mon grand-frère… J’en ai un…

Tandis que je ris à une plaisanterie qu’il fait sur moi et Majib, je remarque Hassan
taper ce dernier discrètement et lui chuchoter :

- Bien joué grand. Dis-moi comment t’as fait ?

Curieuse d’entendre la réponse de Majib, je m’intéresse à leur discussion mais suis


interpellée par ma belle-mère :

- Félicitations Abi. Bienvenue dans la famille encore une fois.

- Merci tata.

J’ai répondu avec un sourire sincère. Aujourd’hui je ne veux laisser aucune place à
la rancœur, le passé reste le passé et seul l’avenir compte.

Quelques minutes plus tard, Majib, Anna et moi sommes dans la limousine en
direction de Keur Massar. Enfin, c’est ce que je pensais jusqu’à ce que je
comprenne en voyant le trajet, que le cortège bruyant avec en tête la voiture de
mon père ne prend pas le bon chemin. Je demande alors à Majib :

- On ne va pas chez toi ?

- Si si.

- Mais on ne prend pas le bon chemin là.

- Ah bon ? Peut-être qu’ils veulent faire un détour.


Son ton est trop léger et trop peu inquiet pour que je ne me méfie pas.

- Majib, dis-moi où on va.

- Mais. On va à Keur Massar, sérieux !

- Ouai c’est ça, pourquoi tu souris alors ?

- Parce que tu me fais rire, je ne vois pas pourquoi tu t’inquiètes. Tout le monde
prend le même chemin alors suivons-les c’est tout. Détends-toi.

Il me fait un clin d’œil croyant me convaincre mais je suis loin d’être dupe.

- Ok, allons-y. En tout cas, Mame Anna et ma tante nous attendent chez toi.

- Huhun…

Quelques minutes plus tard, plus aucun doute n’est permis. J’avais déjà deviné et
oui on est à Ngor, le cortège s’engageant dans le secteur que je connais bien pour
y être déjà venue voir tata Jeanne.

Me tournant vers Majib, je lui dis, dépitée :

- Bachir a préparé quelque chose n’est-ce-pas ? J’en étais sûre, c’était trop simple.
J’espère juste qu’il n’a pas invité trop de monde dont je ne connaîtrai personne en
plus. Pourquoi tu l’as laissé faire ?

- Promis, je n’ai rien à voir avec tout ça. Mais attends au moins avant de juger my
love. Tu ne seras pas déçue, tu verras

« My love ». Ça suffira pour me rassurer… Notre voiture se gare dans l’enceinte de


la résidence des Hannan avec quelques autres. Preuve qu’il y’a du monde autre
que celui qui était à la mairie. Mais en descendant, ce n’est pas ce qui retient le
plus mon attention. L’allée menant vers l’arrière de la maison est tapissée d’un
tissu blanc et bordée de grands et petits pots remplis de fleurs de la même
couleur. Des spots circulaires de la taille d’un ballon sont posés par-ci par-là sur le
sol, brillants de leur blancheur malgré le soleil qui nous surplombe.

Notre petit groupe s’engage sur le chemin tandis que mon père me rejoint tout
fier.

- Surprise chérie. C’est ici qu’on va faire ta fête.

- Bach… Papa, c’était vraiment pas la peine.

- Bien sûr que si.

Majib et moi le suivons alors qu’Anna court pour rejoindre l’arrière où je sais déjà
qu’une grande surprise nous attend. Le « waah » que crie ma fille me donne
confirmation, et quelques instants plus tard je vois moi-même d’où vient son
émerveillement.

C’est magnifique. Tellement beau que je ne pense absolument plus à me plaindre,


juste bouche-bée… Du blanc partout. De la dizaine de tables rondes décorées avec
goût entourant la piscine aux sièges couverts d’un tissu retenu par des grands
nœuds, en passant par les longs rubans et ballons en papier accrochés aux
quelques palmiers. Ils volent au-dessus de nous donnant à l’atmosphère une
espèce de féerie. La portière menant vers la plage est grande ouverte laissant
apercevoir l’océan. Sous la petite tente en paille et bois, se trouve une unique
grande table ronde entourée de quelques fauteuils. Entre les verres, assiettes et
couverts sont jetées des pétales de fleurs blanches.

Toutes ces choses forment un ensemble parfaitement beau, le blanc persistant se


mariant parfaitement avec l’ocre du sol, le vert des arbres et l’eau bleue de la
piscine. Je ne sais pas qui a décoré cet endroit mais il a vraiment du talent. J’en ai
oublié mon désir d’avoir un mariage tout simple, complètement séduite. Même les
serveurs en tenue debout d’un endroit à l’autre me séduisent de par leur classe.
Alors que tout le monde est en train de s’installer, je remarque sur un côté de la
piscine faisant face à la tente une installation d’orchestre, faisant déjà deviner ce
qui est prévu. Majib me tenant la main, je me tourne vers Bachir qui me regarde
tout souriant, attendant apparemment ma réaction.

- Alors ça te plait ?

- Oui Bachir. Trop même.

- Bachir ?!

Je n’avais pas remarqué que Didi était avec nous et me tourne vers elle.

- Tu l’appelles Bachir, dit-elle l’air de réfléchir. Hun… Pas mal. Moi aussi je…

- Tu m’appelles comme ça et je te coupe les vivres, l’interrompt Bachir. T’as


compris ?

Didi éclate de rire et court rejoindre sa table tandis que Bachir se tourne vers moi
l’air pas content du tout.
- On s’était dit quoi ?

- Euh… désolée papa, c’est l’habitude.

Amusé par la scène, Majib sourit mais l’efface aussitôt sous le regard pas amusé de
Bachir. Au même moment nous nous retournons vers la maison à la voix de Grand-
Pa Tidjane.

- Vous ne venez pas dire bonjour ?

- Ah oui, dit Bachir. Bon allez voir les vieux. Je vais accueillir quelques amis et je
reviens.

Il s’en va vers l’extérieur tandis que Majib et moi rejoignons son grand-père. Ce
dernier n’est pas seul, il nous mène dans le salon où se trouvent sa femme et
Mame Anna. Le coin des vieux à ce que je vois. Majib fait un aparté avec Grand-Pa
Tidjane pendant que je reste discuter avec les grands-mères.

C’est là que Bachir nous trouve avec ces fameux premiers invités. De surprise en
surprise, je le vois me présenter à un ami à lui accompagné de sa famille, ami que
je ne vois certainement pas pour la première fois vu qu’il est un ministre du
gouvernement actuel. Et ça ne s’arrête pas là, d’autres invités plus prestigieux les
uns que les autres suivent rapidement. Même si je ne vois pas encore l’intérêt de
connaître ces personnes et heureusement qu’elles ne sont pas nombreuses, je suis
très touchée par l’intention que je décèle derrière, présenter sa nouvelle fille. Il
faut voir avec quelle fierté il leur dit qui je suis… Il me présente également à ses
deux sœurs, Aysha et Kalsoum.
Installés avec les couples Cissé et Hannan, Majib et moi passons la réception sous
la tente au bord de la piscine jusqu’après le crépuscule quand les musiciens
arrivent. Les frères Guissé, trois artistes que tous ceux qui me connaissent me
savent adorer. Présentations faites, ils s’installent aux commandes et nous font
passer une soirée sublime, sous les lumières discrètes du jardin. D’une chanson à
l’autre, nous dansons ou les écoutons religieusement, profitant de la douce
musique et de leurs voix enchanteresses.

Ainsi se passe mon mariage. Simple, intime et chic. Entourée des personnes qui
me sont le plus proches au monde, ma fille, mon mari, mes amis, ma grand-mère,
ma nouvelle famille. Peu de choses en plus pourraient le rendre plus parfait. Peu
de choses que sont le manque éternel de la sœur que j’ai perdue et de celle qui ne
veut pas de moi…

C’est à 23h, bien après le dîner, que les invités commencent à partir. La musique
s’arrête et je rejoins avec Ndèye Marie les grands-mères à l’intérieur, laissant le
reste de la famille discutant dehors. Lamine et Maï sont déjà rentrés, cette
dernière n’étant pas très en forme. Dans le salon, nous nous retrouvons entre
femmes, trois générations. La maman de Majib, les sœurs de mon père et ma
tante Bintou sont avec nous. Nous nous mettons à causer paisiblement, enfin
surtout les vieilles qui nous donnent des conseils à Ndèye et moi. Ma belle-mère
nous quitte à un moment donné pour rentrer chez elle. Quelques secondes après
qu’elle soit sortie, je reçois un message de Majib : « Je dois y aller apparemment.
On se retrouve tout à l’heure. Je t’embrasse. »

Vu la coïncidence, c’est sûrement sa mère qui lui a dit de partir. Je comprends alors
que les choses sérieuses vont commencer… Voyant la tête de Mame Anna et le
discours qu’elle commence à tenir, je sens ce qui va se passer. Cette histoire de
déménagement va être plus protocolaire que je l’espérais. Si seulement on avait
fait la réception chez Majib, tout aurait été simple, la soirée finie je serais juste
partie rejoindre ma chambre et basta.
La grand-mère de Majib nous quitte aussi bientôt et il ne reste plus que ma famille
autour de moi. Les tantes Aysha et Kalsoum me parlent de la famille que je vais
rejoindre, citant leurs louanges. Comme la bonté et la noblesse qui les
caractérisent, l’amitié qui unit depuis longtemps mon père et mon beau-père, leur
bonheur de voir nos familles se rejoindre dans les liens du mariage, etc. Je les
écoute avec respect et patience, mais toutes mes pensées vont vers Majib et cette
première nuit qu’on va passer comme époux. Je crois que je stresse… Pourtant,
pour avoir plusieurs fois failli sauter le pas avec lui sans aucune hésitation, je ne
devrais pas stresser mais à coup sûr c’est tout ce protocole la cause de mon état.

Les conseils de ma grand-mère suivent, sur comment je dois me comporter en tant


qu’épouse et dans la maison où je vais vivre. Ensuite elle fait une prière et vers 1h
enfin, il semble que je sois prête à partir. Tante Bintou me couvre la tête d’un lourd
pagne tissé et je sors de la maison avec les sœurs de papa et Boris qui est notre
chauffeur.

Quand nous arrivons à Keur Massar, nous nous installons dans le salon avec les
grands-parents et Majib. Grand-Pa Tidjane fait une longue prière puis, après
m’avoir emmenée dans ma chambre nuptiale, mes tantes et Boris repartent. Majib
me retrouve presque aussitôt assise sur le lit et respectant malgré moi la consigne
qui m’a été donnée de ne pas enlever le pagne avant qu’il ne le fasse. Tout ça me
rappelle l’histoire de Ndèye Marie et au moment où Majib s’assoit à côté de moi,
je suis prise d’un fou rire. Après avoir repoussé le pagne, il me regarde avec
curiosité puis dit :

- T’es fatiguée toi.

Essayant de me reprendre, je lui réponds sans réussir à arrêter de rire :

- Non… Non, je me souvenais de quelque chose, c’est tout.


- Ça a l’air drôle en tout cas, tu peux partager ?

- hum hum. Désolée, c’est des histoires de filles.

En lui répondant, je remarque en même temps qu’il s’est changé, vu que je ne le


voyais pas sous le pagne. Vêtu de façon détendue d’un pantalon en lin et d’un tee-
shirt, il me rappelle lorsqu’on sortait ensemble et qu’il venait me voir. A l’odeur
parfumée et fraîche qu’il dégage, je sens qu’il a aussi pris une douche. Exactement
ce que j’aurais fait si je n’avais pas tellement envie de voir mon rêve d’il y’a
quelques jours se réaliser, lui me déshabillant de ma robe de mariée.

Plein d’attention, il me demande:

- T’es fatiguée non ? La journée a été longue.

- Ça va, je tiens.

Ben oui, je suis fatiguée mais il ne faudrait pas que ce soit une excuse ! Ce soir est
le soir. M’entendant penser ainsi, une envie de rire me prend encore. En fait là, je
crois que je suis tout simplement à fleur de peau, le stress aidant. Et je ne devrais
pas mon Dieu, pourquoi stresser ?

- Approche, dit Majib. Tourne-toi.

Me tourner ? Je ne comprends pas mais fais comme il me dit. Il pose alors ses
mains sur mes épaules et commence à me masser.

- J’en étais sûr, dit-il. Tu es très tendue.


Je ne réponds rien. Il a raison… Fermant les yeux, je soupire et me laisse aller,
profitant de ses mains bienfaitrices. Il chuchote :

- Tu n’as pas à t’inquiéter tu sais…

-…

- Malgré toute l’euphorie ambiante, je n’ai pas oublié pourquoi on s’est marié. Ne
t’oblige à rien tant que t’es pas prête, d’accord ?

Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Prête à quoi ? Je suis prête ! Absolument,
complètement, totalement prête.

- Je n’ai pas de problème avec ça, continue-t'il.

Là, j’ouvre bien les yeux. Il ne va pas jouer à ça quand même. On s’en fout du
pourquoi on s’est marié, on est marié c’est tout et moi je le veux !

Si seulement les mots pouvaient sortir de ma bouche aussi facilement qu’ils


cognent dans ma tête !

Voyant que je ne dis rien, Majib continue de me masser encore puis s’arrête, avant
de se lever.

- Je te laisse prendre une douche, dit-il. Ça te fera du bien. La salle de bain c’est
cette porte, tu trouveras tout ce qu’il faut à l’intérieur.

Je me tourne pour le regarder et il rajoute en souriant.


- C’est ma mère qui a décoré la chambre au fait, ça te plait ?

Pfff, je m’en fous de la chambre. Regardant quand même autour de moi pour la
première fois, je reconnais ce qu’il dit. La pièce est très bien décorée, des rideaux à
la literie blanche où sont posés des coussins rouges en forme de cœur, en passant
par les meubles, tout a été fait dans le thème d’une nuit nuptiale. Nuit que je
n’aurai même pas…

- Oui, c’est très joli, lui réponds-je. Elle a du goût.

- C’est sa passion la déco, elle s’est occupée de la réception aussi tu sais… Bon, je
descends. Toutes tes affaires sont rangées dans l’armoire, ne m’attends pas pour te
coucher.

Il se penche et m’embrasse rapidement avant de partir. Assise là comme une


conne, j’ai envie de pleurer de frustration. Il est vraiment grand temps que Majib
me donne ce que je veux, je suis sa femme bordel !

Me levant du lit avec rage, je dé-zippe ma robe et l’enlève rapidement puis vais
dans la salle de bain. Sous la douche, la colère ne me quitte pas d’un iota. Qu’est-
ce qu’il veut que je lui dise, « eh Majib, au fait je suis prête. Tu peux me *****
maintenant ». Ça n’arrivera jamais ça, merde !

Je ne dure pas longtemps sous la douche et en sors pour me couvrir du peignoir de


Majib que je vois accroché. Me mettant en face du miroir, je me regarde essayant
de me calmer. Je ne peux pas dormir dans cet état, ce n’est pas possible, pas après
avoir passé la journée la plus belle que j’ai connue.

Sortant rapidement de la salle de bain, je vais m’assoir sur le lit et sors mon
téléphone de ma pochette. Il est tard je sais mais peut-être qu’elle ne dort pas.
J’envoie un message à Maï : « Tu dors ? »
Attendant avec impatience une réponse, je me ronge un ongle en fixant l’écran des
yeux. Avec soulagement je la vois arriver :

- Abi, qu’est-ce que t’as à m’écrire à cette heure-ci ta nuit de noces ??

Ouf ! Elle ne dort pas. Je tapote rapidement une réponse :

- Majib est sorti. Il dit qu’il veut me laisser du temps.

- Quoi ? Du temps pourquoi ?

- Qu’est-ce que j’en sais ? Il m’a juste dit qu’il sait pourquoi on s’est marié et que je
suis obligée à rien.

- Lahilaa* il est où là ?

- Il dit qu’il est en bas. Je peux t’appeler ?

- Non, on dort nous. Hey, lève-toi et va chercher ton mari way*. Grandissez un peu
vous deux.

- Mais j’ai rien fait moi, c’est lui qui ne veut pas.

- Parce qu’il croit que t’as pas de sentiments pour lui, c’est tout.
- Et qu’est-ce que je fais alors ?

- Lève-toi et va lui dire que tu l’aimes, que tout le monde puisse dormir en paix.

- Mais il ne m’a rien dit lui.

- Abi ne me manque pas de respect, je suis fatiguée, j’ai un bébé dans le bidon qui
me soule et un mari qui ronfle. Soit tu te lèves et vas dire ce que tu ressens à ton
mari soit tu me fous la paix. Bonne nuit.

- Ok je vais juste lui dire que je suis prête à crac-crac. C’est bon ?

-…

- Maï ?

J’attends 10 secondes… 30… 1 minute. Ok elle ne va plus me répondre. Je suis


perdue là, je fais quoi… ?

Bon. J’y vais, je vais lui dire que je suis prête. Je suis sa femme, si je lui dis ça il
n’aura pas d’autre choix que d’accepter. Il ne lui reste que dix jours à faire à Dakar
et après, c’est mort je ne sais pas quand je le reverrai. Hors de question qu’il gâche
ma si belle journée de mariage.

Pendant que je me dis tout ça, je fais le tour de la pièce recherchant des sandales
que je ne trouve pas. Je sors alors dehors pieds-nus et en peignoir. Le bon côté
dans tout ça c’est que mon stress a complètement disparu, je sais ce que je veux et
rien ne m’empêchera de l’avoir ce soir. Les grands-parents sont sûrement couchés
là, c’est ce qu’ils disaient en tout cas quand je suis montée avec mes tantes. Toutes
les lumières sont éteintes et seule celle venant de ma chambre me guide. Je
descends prudemment les escaliers et regarde autour de moi. De la lumière
venant de la cuisine. Je sais que c’est la cuisine car j’y suis déjà entrée il y’a
longtemps. Je me dirige vers elle, sûre d’y trouver Majib. Mais avant même de
pousser la porte, je vois sa grand-mère la tirer et nous sursautons toutes les deux.

- Abi ?! dit-elle très surprise. Ça va ? T’as besoin de quelque chose ?

- Euh… Je… J’avais soif.

Elle me regarde un instant sans rien dire puis répond.

- Ah… Le frigo est là, entre ma fille.

- Merci.

J’entre et me dirige au frigo pour prendre une bouteille d’eau, puis elle me tend un
verre. Je la remercie encore et me sers à boire, l’air de rien alors qu’une tension
bout à l’intérieur de moi. Avant de ressortir de la cuisine, la vieille me dit
calmement :

- Majib est dans le jardin.

-…

- Tiens, voici des sandales.


Elle pousse vers moi la paire qui se trouve à l’entrée de la cuisine alors que j’ai
envie de rentrer sous terre tellement j’ai honte. Je n’ose même pas la regarder
dans les yeux. Je lui dis un petit « merci » et elle sort discrètement.

Put*** tout ça à cause de Majib ! J’ai trop la honte là. Attendant assez longtemps
seule pour être sûre qu’elle est bien partie, je vais mettre les chaussures et sors
pour aller dans le jardin. Majib est assis là, le dos tourné.

*********************

*********************

***Abdoul Majib Kébé***

Je ne pouvais pas faire autrement. Je ne pouvais décidément pas la laisser penser


que je vais profiter d’elle plus que je ne l’ai déjà fait. Elle est certes ma femme mais
elle et moi savons très bien ce qui a mené à ça. Dans le jardin avec une tasse de
café, j’essaie tant bien que mal de me convaincre que j’ai pris la bonne décision.

Je ne dis pas qu’il ne se passera jamais rien entre nous mais je veux juste laisser le
temps bien faire les choses. Maintenant qu’elle semble plus apaisée, je sais que je
réussirai à la séduire avec le temps et comme il se doit, sans sauter les étapes.
C’est ce que je me suis pris à faire depuis que j’ai appris ce qui la lie vraiment à Pa
Bachir, être présent pour elle le plus possible, la laisser réapprendre à me
connaître. Vraiment me connaître moi, pas cette version qui prenait des décisions
sur un coup de tête guidé par la colère. Le seul effort que je ne pouvais pas faire
était annuler notre mariage, craignant de la perdre ainsi pour de bon. Mais cet
effort ci, lui laisser le temps tout en sachant qu’elle est à moi, je peux le faire et je
dois le faire. Même si le moindre de mes sens m’appelle à courir la retrouver…
- Majib.

Je me retourne en entendant sa voix et la vois venir lentement vers moi.

- Abi, qu’est-ce que tu fais là ?

- Je te cherchais.

- Je croyais que t’étais couchée.

Détournant la tête, elle arrive, prend une chaise et s’assoit puis commence à se
triturer les mains. Inquiet, je lui demande :

- T’arrives pas à dormir ?

Elle secoue la tête.

- Pourquoi ? C’est le changement.

- Non… Je veux te parler.

- Ok.

- Tout à l’heure… tu as dit que tu savais pourquoi on s’était marié.


- Oui ?

- … Mais tu ne sais pas pourquoi je me suis mariée avec toi.

Bien sûr que je sais. Mais je ne dis rien, la laissant continuer :

- Quand tu m’as demandé en mariage au début je n’avais pas l’intention


d’accepter, même pas pour Anna, puis je l’ai fait quand même… Ce qui m’a décidé
c’est…

Elle s’arrête et inspire fort puis me regarde dans les yeux.

- Je pensais que tu étais avec Aysha. J’étais jalouse.

… Jalouse ? Jalouse pourquoi ?

N’osant pas penser ce que je commence à penser, je ne pose aucune question et la


laisse continuer :

- J’ai… eu peur de te perdre. Alors j’ai accepté ta demande.

- Abi… Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?

- Que j’ai des sentiments pour toi, c’est pour ça que j’ai accepté de devenir ta
femme, pas pour Anna.
Là, les battements de mon cœur s’accélèrent. A tel point que j’ai l’impression de
les entendre. Des pensées se bousculent dans ma tête sans aucune clarté. Je ne
sais pas ce qui se passe, est-ce qu’elle dit la vérité ou elle essaie de me rassurer ?
Dois-je la croire ?

Je ne dis rien. J’écoute…

- Je sais que tu m’en veux Majib pour ce que je t’ai fait mais tu sais que je le
regrette. J’étais aveuglée par la vengeance, je ne voyais plus rien d’autre même pas
la force avec laquelle je m’attachais à toi. C’est la première fois que ce genre de
choses m’arrivait et je ne comprenais pas ce que c’était, je faisais juste tout pour
l’ignorer, m’en débarrasser, mais je n’ai jamais pu...

- Abi…

- Non, laisse-moi finir stp. Si je m’arrête, je ne suis pas sûre de pouvoir le refaire et
je veux que tu saches… On a passé une journée tellement belle, j’étais tellement
heureuse que je ne veux pas la gâcher en te cachant la vérité sur ce que je ressens
vraiment pour toi. Peut-être que tu ne m’aimes plus toi et je le mérite mais je suis
sûre qu’on peut être heureux. Avec le temps tu m’aimeras à nouveau. Tu verras, je
ne serai plus comme avant, jamais je ne ferai quelque chose contre toi, je te
soutiendrai pour tout. Je veux juste que tu arrêtes de me repousser et que tu me
redonnes une chance.

- Abi, je ne peux pas te redonner une chance.

Elle me regarde l’air choquée puis des larmes commencent à briller dans ses yeux.
Prenant un grand souffle elle rejette la tête en arrière en fermant les yeux, puis me
regarde en même temps que ses larmes tombent.
- Mais je t’aime moi…

C’est tellement bas que j’ai du mal à l’entendre. Ou bien je n’arrive pas à croire ce
que j’ai entendu… Le coeur battant, je me penche vers elle et lui prends la main
puis lui dis doucement :

- Qu’est-ce tu as dit ?

- Je t’aime, répond -t’elle bien plus nettement. Je veux que tu me pardonnes, je ne


veux plus que tu me détestes. On est quand même mariés, on peut se donner une
chance !

Je tire sa main et l’oblige à se lever, pour la faire assoir sur moi.

- Te détester ?! lui dis-je doucement. Abi, je ne peux pas te détester. Et je ne peux


pas te donner une chance tout simplement parce que tu n’en as pas besoin. Je
t’aime comme un fou, c’est moi qui ai besoin que tu me donnes une chance de te
le prouver.

- C’est vrai ?

- Mais oui, pourquoi crois-tu que je me suis marié avec toi ? J’avais déjà décidé de
te laisser Anna, c’est quand tu as accepté de m’épouser que j’ai profité de
l’occasion. J’étais trop faible pour te laisser partir même en sachant que tu ne
m’aimais pas. Baby dis-moi honnêtement, tu as des sentiments pour moi ?

- Je t’aime Majib.
Oh mon Dieu ! Elle me dit ça droit dans les yeux avec tellement d’assurance. God,
j’en frissonne, elle va me rendre fou un jour !

Et comme si ça ne suffisait pas elle rajoute :

- Tu es le premier à qui je le dis, c’est bien parce que c’est vrai. Tu dois me croire. Je
n’ai jamais eu le moindre sentiment pour un homme avant toi. Je n’ai jamais
ressenti ce que tu m’as fait ressentir, pour per-sonne.

- Abi…

Je n’ai plus de mots. Je prends son visage et l’embrasse de toute ma passion, toute
mon âme, tout mon amour pour cette personne qui à elle seule a chamboulé ma
vie à jamais. La force du sentiment que je ressens à cet instant est telle que je me
sens noyé. Damn, je l’aime à un point…

Plus besoin d’attendre. Rien ne sera plus parfait que ce moment. Je me lève en la
prenant dans mes bras et me dirige vers l’intérieur de la maison, n’arrêtant pas de
l’embrasser encore et encore, comme si ma vie en dépendait. Elle s’accroche à
mon cou, ses larmes salées mouillant ma peau et se mêlant à notre salive.

Je ne sais comment on y arrive mais on se retrouve dans la chambre. Je la couche


sur le lit et me relève une seconde pour enlever mes vêtements, à une vitesse que
je ne me pensais pas capable. Me couchant ensuite sur elle, je défais la ceinture
du peignoir qui la couvre, retire les manches et le repousse au sol, sans arrêter de
l’embrasser, de la caresser. Sentir sa peau nue contre la mienne me donne un désir
tel que tout mon être vibre. Je veux l’aimer. L’aimer si fort que plus rien n’existera
pour elle ou pour moi. Je veux me perdre en elle, avec elle…

Quand j’écarte ses jambes pour la caresser, elle gémit et se cambre me faisant
encore plus perdre la tête. C’est une déesse, ma déesse, mon addiction, ma
torture. Je ne pourrai jamais me passer d’elle. Caressant son visage de mes lèvres,
un souffle chaud émane des siennes entrouvertes. Je sens ses mains agrippées à
mes épaules et ses seins durcis dressés contre mon torse. Me redressant, je
l’embrasse encore puis me positionne devant elle en même temps que j’enfouis
ma tête dans son cou, submergé par le désir. J’essaie de reprendre un peu mes
esprits pour ne pas hâter les choses, pas à notre première fois, et commence à
entrer doucement en elle. Soudain, elle se tend comme un i en même temps
qu’un cri retentit de sa bouche :

- SERIGNE BABACAR* !

Sous le coup de la surprise, je ne bouge plus et la regarde. Les yeux écarquillés,


elle a l’air d’avoir vu un fantôme.

- Babe qu’est-ce qui se passe ? lui dis-je, paniqué. Abi ?!

Elle se décale m’obligeant à me retirer, puis voyant qu’elle essaie de me repousser,


je me couche sur le côté l’observant sans comprendre.

- Abi qu’est-ce qui se passe honey ? Tu me fais peur.

- Put*** ça fait mal !

- Qu’est-ce qui fait mal ? Je t’ai fait mal ?!

- Maï cette grosse menteuse !

Ok. Là, je suis officiellement perdu. De quoi elle parle ? Qu’est-ce qui se passe ?
Tout allait bien et tout d’un coup elle crie et elle est en colère. Je ne comprends
rien…

Je m’apprête à lui reposer ma question quand je la vois commencer à pleurer.

- Abi ? My God Abi qu’est-ce qu’il y’a ? Baby please dis-moi ?

- Ça fait mal… sniff… je ne peux pas faire ça.

- Mais… ok. Ok on arrête. Viens là.

Je la prends dans mes bras mais elle se cabre, méfiante. Alors là franchement, y’a
un truc que je ne saisis pas. Je patiente quand même et garde le silence, la
caressant et lui embrassant la tête jusqu’à ce qu’elle se calme. Quand enfin je ne
l’entends plus renifler, j’ose lui chuchoter doucement :

- Est-ce que tu es… malade ? Je veux dire tu as une…

- Mais non ! dit-elle en colère. Je suis vierge bêta !

Euh… what ?!

*
* Lahilaa : exclamation d’étonnement

* way : allocution pour appuyer une déclaration

* Serigne Babacar : (un saint) façon de jurer, genre « Par tous les saints »

Partie 61 : L’homme n’est pas bon…

***Abibatou Léa Hannan***

- Mais non ! Je suis vierge bêta.

Lui répondant avec impatience, je me rends compte que je suis énervée contre lui
et je ne sais même pas pourquoi. Tout ce que je sais, c’est que je lui en veux, point.
Il ne bouge plus au début puis, mes yeux faisant face à son torse, je le sens
redresser la tête. Lentement il dit :

- Vierge…

- Ben oui.

- Vierge… comment ?

Sa question n’est pas pour moi apparemment mais plutôt pour lui-même. Relevant
ma tête pour le regarder, je lis une forte incompréhension sur son visage et lui dis
alors sur un ton plus doux :

- De combien de manières peut-on être vierge ? Je suis vierge, tout simplement.


Du moins je l’étais… je crois.

- Babe, tu veux bien être plus claire parce que là je suis perdu. Tu es vierge ou
non ? As-tu déjà couché avec quelqu’un ?

-…

- Abi ?

- Non… Tu es le premier.

- Wow.

Il se couche sur le dos en posant la main sur son front, l’air plus surpris que jamais.
Le regard au plafond, il ne dit plus rien. J’en profite pour me retourner vite et
ramasser le peignoir par terre que je mets rapidement sur moi avant de me
recoucher, gardant le dos tourné à Majib. Quand il se sera repris de ses esprits, il
ne faudra pas qu’il m’approche. Je ferme les yeux, stressée, priant dans ma tête
pour qu’il ne le fasse pas.

Et il reste longtemps ainsi sans rien dire, jusqu’à ce que je commence à être
soulagée, pensant être sauvée. Soudain je le sens bouger puis poser une main sur
moi. Je me fige aussitôt, ruinant ainsi ma tentative de faire semblant de dormir.
Son souffle sur mes cheveux, Majib dit doucement d’un air peiné :

- Je suis désolé, sweetheart.


-…

- Je ne savais pas. Je n’imaginais pas une seconde.

-…

- Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

Levant les yeux au ciel, je soupire et lui réponds sèchement :

- Tu me l’as déjà demandé ? Tu voulais quoi, un bandeau sur ma tête ?

- Je ne te l’ai pas demandé parce que ce n’était pas important pour moi. Et puis
avec tout ce qui s’est passé…

- Ce n’est pas parce que je sortais avec des hommes que je couchais forcément
avec eux Majib. Sois pas comme les autres stp, tu n’avais pas à tirer de conclusions
hâtives.

- Tu as raison. Je l’ai fait et j’en suis sincèrement désolé.

-…

- … Je t’aime, tu sais.
Un petit rire cynique s’échappe de ma bouche.

- T’es content c’est ça ?

- Content pour quoi ?

- Ta femme est vierge. Tu vas pouvoir me respecter maintenant. N’est-ce-pas ?

- Abi, comment peux-tu penser ça ? Je ne te respecte ni plus ni moins que ce qui


était déjà le cas. J’ai eu à penser certaines choses sous la colère mais je ne t’ai
jamais sérieusement manqué de respect. Et je t’aime aussi tout comme avant, plus
est humainement impossible.

Ses paroles me touchent tellement que ma colère fond comme neige au soleil.
Aussi simplement. Majib a ce don de jouer sur mes émotions par de simples mots.
Sa manière de les dire, avec son accent, est si sincère que tu ne peux que le croire.
Je ne lui réponds rien mais je sens mon corps se détendre. Comme s’il le
comprenait, il se met à me caresser le bras sur le tissu du peignoir puis se penche
à mon oreille pour murmurer :

- I love you…

Ses lèvres se posent dessus, doucement… puis sur mon visage… Des frissons
commencent à me parcourir mais soudain, je me souviens et me fige à nouveau,
dans une réaction instinctive. Doucement, il essaie de me tourner vers lui mais je
résiste. Il n’insiste pas et, reprenant sa caresse, dit :

- Je ne vais pas te faire mal. Promis je ferai plus attention.


- Tu m’as déjà fait mal.

Il soupire.

- Baby, honnêtement je pense que tu as juste eu peur. Je t’ai à peine touchée.

- Quoi ?! Tu m’as pénétrée c’est pour ça que j’ai eu mal. Qu’est-ce que tu
racontes ?

- Calme-toi et écoute-moi stp… Je ne suis pas expert en anatomie mais je sais que
je n’ai définitivement pas pu te pénétrer à ce point. C’est dans ta tête, tu as peur.

- Ce n’est pas dans ma tête ! Je t’ai senti et bien même, c’était trop !

- Qu’est-ce qui était trop ?

- Ton sexe, dis-je tout bas.

Là, je l’entends rire et ça m’agace encore plus.

- Je ne trouve pas ça drôle.

- Désolé. Tu me fais rire… tu as juste peur c’est tout.


- Ce n’est pas tout, je sais ce que j’ai senti quand même. Tu n’es pas dans mon
corps !

- En effet, mais je voudrais bien justement.

Il essaye de plaisanter mais je ne suis vraiment pas d’humeur. Quand je sens sa


main glisser sous le peignoir, je proteste :

- Majib, non !

- Calme. Je ne te fais rien promis, je veux juste te montrer…

Ce disant, sa main glisse sur mon ventre puis plus bas, là où il se met à caresser
l’entrée, lentement. L’excitation qu’il sait si bien réveiller et la peur se livrent une
bataille dans mon corps… Après quelques instants, je sens son doigt glisser avec
douceur à l’intérieur, de plus en plus, puis il s’arrête et chuchote d’une voix rauque
:

- Je te fais mal là ?

Je secoue la tête et il reprend :

- Tu vois, je n’ai pas atteint ici tout à l’heure. Je n’ai pas pu te faire mal.

- Si !

- Abi…
- Est-ce que tu peux te rhabiller stp ?

- Baby, j’ai vraiment très très envie de toi…

- Et si je ne suis pas prête ? Tu as dit que tu attendrais le temps que je sois prête
non ?

- Mais c’était avant ça. Là je… Honey, please. Ok, je vais peut-être te faire un peu
mal mais ça passera vite, tu verras.

- Remets ton pantalon Majib.

Je l’entends pousser un grand soupir de découragement mais n’en tiens cure. Il se


redresse, descend du lit et fait le tour pour venir devant moi ramasser ses
vêtements. C’est là que je revois le spectacle…

Dieu ! Je me retourne vite sur l’autre côté, les yeux écarquillés. Avec le temps, j’en
avais oublié la richesse de ses bijoux de famille. Et puis ce n’était pas pareil à
l’époque, l’enjeu n’était pas le même, ni l’objectif. Maintenant que j’ai signé pour
encaisser ça, tout est différent. Si seulement j’y avais fait attention avant
d’accepter de l’épouser…

En plus lui croit que je n’ai pas eu mal quoi ! J’ai vraiment eu mal, je m’en fous si
c’était juste l’entrée ou pas. D’ailleurs c’est ça qui m’inquiète le plus, si ce n’était
que le début, comment ça va être après ?? Maï m’avait dit que je sentirais juste
une douleur un moment qui passerait vite mais ce n’est pas vrai !

Alors que toutes ces pensées se bousculent dans ma tête, je vois Majib torse-nu
sortir une couverture de l’armoire puis revenir se coucher, nous en couvrant tous
les deux. Ensuite il me souhaite une bonne nuit et me garde serrée contre lui.

Je ferme alors les yeux, soulagée…

*****************

Le lendemain

Quand je me réveille, la chambre plongée dans le noir me fait croire un instant


qu’il n’est pas encore jour. Mais Majib n’est pas à côté de moi… Je tâtonne la table
de chevet jusqu’à trouver mon portable, que j’active pour regarder l’heure. Il fait
bien jour, 11H24. Je ne peux pas me permettre de rester au lit aussi longtemps
chez ma belle-famille. Me levant aussitôt, je me sers de la luminosité de mon
portable pour trouver la porte et activer la lumière, n’étant pas habituée à ma
nouvelle chambre. Ensuite je mets le peignoir sur moi avant d’aller tirer les lourds
rideaux de l’autre côté de la pièce. Le soleil pénètre pleinement dedans et devant
moi je découvre une terrasse séparée de la chambre par des portes vitrées.
Agréablement surprise, je sors pieds-nus, marchant sur le sol granulé. Une petite
table en plastique et des chaises se trouvent dans un coin, sous un parasol
accueillant. Maintenant que j’y réfléchis, vu la taille de ma chambre et cette
nouvelle surprise, elle devait sûrement être celle des vieux avant. C’est trop gentil
de leur part de nous l’avoir laissée, mais je me sens quand même gênée.
M’avançant jusqu’au rebord, je suis à nouveau surprise par une très belle vue sur
le jardin. C’est là que je vois Majib et Anna assis à une table autour d’un jeu de
société. Ils ne me remarquent pas et j’en profite pour les épier un instant, pensive,
en contemplation de ma nouvelle vie…

Une heure plus tard, j’ai fini de me préparer et ai pris soin de me coiffer, me
parfumer et m’habiller d’une très belle robe traditionnelle en voile perlé, couleur
rose fuchia, offerte par la maman de MaÏ. Après avoir agrémenté ma tenue de
sandales à talons, je me regarde dans le miroir et me dis que c’est bien la première
fois que je suis aussi bien habillée pour rester à la maison. Mais c’est ainsi que je
compte continuer, séduire mon mari tous les jours…

En allant dans le jardin, je tombe sur Grand-Pa Tidjane que je n’avais pas remarqué
de là-haut, allongé sur sa chaise longue. Après l’avoir poliment salué, je rejoins
Anna et Majib. Ce dernier tire une chaise en me voyant arriver :

- Salut marmotte.

- Salut, fais-je en me penchant sur lui pour lui faire la bise, avant de m’assoir.

Derrière ses lunettes de soleil je sens qu’il m’observe avec attention. Fière de
l’effet que je lui fais, je me tourne vers ma fille, sourire aux lèvres.

- Coucou chérie.

- Bonjour maman. Tu joues avec nous ?

- Sans mon café d’abord ? Non, jamais.

- Viens avec moi, dit Majib en se levant. Tu nous attends Anna ?

- Je connais la cuisine tu sais, lui dis-je.

Il me tend quand même la main que je prends pour me lever à mon tour. Voyant
qu’il la garde dans la sienne, je suis gênée à l’idée de passer ainsi devant Grand-Pa
mais heureusement il a les yeux fermés, même si je soupçonne qu’il fasse
semblant de somnoler…

Dès qu’on arrive dans la cuisine à l’abri des regards, mon mari m’attire à lui et
m’inflige un baiser affamé. J’essaie de résister en protestant :

- Majib, ta grand-mère !

- Elle est sortie, la bonne fait le ménage et les autres sont dehors. Nous sommes
seuls ici et toi, tu es beaucoup trop belle pour parler. Embrasse-moi.

Sur ce, nous nous embrassons encore longtemps puis il se redresse en soupirant
d’un air drôle.

- Tu veux me torturer c’est ça ?

Je souris avec coquetterie et me détache de lui.

- J’ai faim.

- Moi aussi…

A voir ses yeux, on ne parle pas du tout de la même chose. Je fais semblant de ne
pas comprendre et m’en vais préparer mon café.

- Tu les veux comment tes œufs ? demande-t’il en allant vers la cuisinière.

- C’est pas la peine…


- Chut, j’en ai fait pour tout le monde, tu n’y échapperas pas.

- Ok. Une omelette alors.

Après avoir fini, nous retournons rejoindre Anna et je mange avec appétit, du
moins jusqu’à ce que Majib me dise :

- Tu prépares une valise quand tu finis ? On va partir dans deux heures.

- Partir ? Où ça ?

- J’ai pu réserver dans un hôtel à Saly ce matin, répond-t’il en souriant, content de


lui. On part pour une semaine.

J’en manque d’avaler de travers. Aie aie aie, là ça va être compliqué. On sera tout
le temps tous seuls. Je toussote et tente de le dissuader.

- Mais y’a Noël après-demain, mon père nous attend pour dîner.

- Je l’ai déjà prévenu et tu sais ce qu’il m’a dit, qu’on fait bien. Il se demandait
justement pourquoi on n’était parti nulle part. Ce que je t’aurais proposé en temps
normal mais… tu sais pourquoi je ne l’ai pas fait.

- Et Anna alors ?
Il regarde sa fille qui a encore sa tête dans le jeu et lui dit :

- Anna, répond à maman stp.

Celle-ci lève le regard vers son père puis se tourne vers moi.

- Euh moi j’ai Grand-Pa et Grand-Ma ici, tata Khady qui va s’occuper de moi et qui
m’emmènera voir Mame… Et euh Papy Bachir vient me chercher mardi et je
resterai là-bas trois jours. Ensuite je vais chez Mame Séta. Voilà, tu peux partir
avec papa, maman. J’irai très bien.

Son discours fini, elle fait un grand sourire fier à l’intention de son père puis
replonge dans son jeu. Tout ça sent une belle répétition. L’arnaque… Donc Majib
savait que je protesterais. Découragée et n’ayant plus d’arguments, je renonce et
finis mon repas, l’appétit tué par le stress.

Plus tard, alors que je prépare mes affaires, j’en profite pour appeler Mame Anna
et la prévenir. Elle décroche le téléphone rapidement.

- Allô Abi ?

- Mame ça va ?

- Moi oui, c’est à toi que je dois demander ça. Depuis ce matin je veux t’appeler
mais je ne voulais pas vous déranger. Où est Abdou ? Tu vas bien ?

- Oui ça va. Majib est en bas. En fait on part à Mbour là pour quelques jours et je
voulais te prévenir avant. Khady, la bonne ici, va emmener Anna te voir tout à
l’heure.

- D’accord, d’accord. Mais toi alors tu vas bien ?

- Mais oui Mame, dis-je avec un petit rire. Je t’ai déjà répondu. Pourquoi je n’irais
pas bien ?

- Ah… ? Rien. Pour rien.

Est-ce qu’elle a l’air déçue là ?! On se dit au revoir et après avoir raccroché, je


commence à deviner ce qui se passe. Elle ne veut pas savoir si je vais bien, mais si
j’étais « comme il faut ». Sacrée grand-mère…

J’appelle ensuite rapidement Maï à qui je raconte ce qui s’est passé la veille, en la
fustigeant de reproches :

- Tu m’as trompée imbécile. Ton histoire de « ça va durer deux minutes et après tu


ne sens plus rien », c’est du bulshit !

Elle rigole moqueusement puis me dit quand même:

- Bilay* Abi, jusqu’à présent je n’étais pas encore sûre que tu ne me racontais pas
des bobards avec ta virginité là. Toi pourquoi tu aimes les cachotteries ? Depuis le
temps !

- Je n’ai rien caché. Tout le monde s’est fait son opinion sans me poser de
questions, toi y compris. J’allais pas perdre mon temps à vous démentir non plus,
je m’en fous de ce qu’on pense de moi. Bref, là c’est tendu en tout cas.
- Mais du coup t’es toujours vierge ou pas ?

- Je pense que non. Au fait tu sais que Mame Anna attend d’avoir des nouvelles à
propos de ça ? T’aurais dû l’entendre avec ses questions y’a quelques minutes.

- Ay Abi, pour l’amour du ciel, donne-lui ce qu’elle veut. Imagine seulement le


plaisir que ça va lui faire de savoir que t’es restée vierge.

- Hé mais c’est entre mon mari et moi quand même. Pfff. Bon ok je lui dirai.

- Non, montre-lui plutôt. Donne-lui la preuve c’est mieux.

- Chiii Maï ,j’aime vraiment pas ce genre de truc. C’est trop intime.

- C’est ta grand-mère, celle qui t’a élevée et elle n’a plus que toi. Si tu ne lui donnes
pas ce bonheur, qui le fera.

- Bon je verrai… Purée, j’ai vraiment trop peur, tu peux même pas savoir à quel
point. Franchement, je plaisante pas cette fois. Quand il a commencé là,
popopopop !

- Ah ouai ? C’est bizarre quand même. Moi c’était pas du tout à ce point et puis la
douleur est vite passée. Mais bon, toutes les femmes ne sont pas pareilles, peut-
être que tu es trop étroite.

- Et on fait quoi dans ce genre de cas ? Souffrir le martyre ?! Franchement, j’ai


vraiment pas de chance quoi. Cheuuu, j’ai trop peur!

- Déjà, il faut que tu te détendes sinon ça ne va pas le faire. Il ne faut pas du tout
que tu penses à la douleur, tu dois te laisser aller.

- Mais j’étais très détendue au départ, je n’avais pas peur du tout. Seulement,
depuis que j’ai goûté un peu là, je n’y arrive plus. Rien qu’à y penser j’ai des
frissons.

- Tiéé la vie ! Abi de chez les grandes bouches là ! C’est toi qui parles. Depuis
quelque temps j’ai du mal à te reconnaître. En vrai t’es une grosse tapette quoi !
Bon ce qu’il faut te dire c’est que personne n’en est morte ok. Maintenant si t’as
du beurre de karité, emmènes-en avec toi, ça peut servir. Mais surtout vide ta tête
et détends-toi au max.

Décidée à suivre les conseils de Maï sachant que je vais sans aucun doute passer à
la casserole, je finis de faire mes bagages et descends rejoindre Majib. Il monte
vite fait, boucle les siens en quelques minutes et nous prenons la route.

Destination Le Lamantin, un excellent hôtel à Saly où nous arrivons une heure


trente plus tard. L’endroit est magnifique avec son architecture traditionnelle
africaine faite de pièces inspirées des cases et ses parasols de paille. Un personnel
extrêmement accueillant nous emmène dans la suite réservée par Majib. Je suis
tellement séduite par les lieux que même mes inquiétudes disparaissent. Pour
notre premier après-midi, on décide d’aller faire du quad puis finir la journée sur la
plage. Tout le temps qu’on passe dehors est inoubliable, durant les courses en
quad où j’affronte mon mari je rigole comme une malade tellement c’est drôle.
Ensuite au lieu de nous reposer sur la plage, nous restons presque tout le temps
dans l’eau profitant du soleil chaud malgré le mois de décembre, se câlinant, se
taquinant et se chamaillant comme des enfants. Vers 19h nous retournons à
l’hôtel et là, après avoir pris une douche, je tombe comme une masse sur le lit
laissant Majib faire ses prières. Quand je me réveille il est presque 1h du matin et
il n’est pas à côté de moi. En me levant, je l’aperçois assis sur la terrasse, avec son
ordinateur. M’approchant doucement de lui, je le surprends en l’enlaçant de dos
pour lui poser un bisou dans le cou. Il m’attire et me fait assoir sur lui en souriant,
avant de me donner le plus doux baiser qu’il soit. En relevant la tête, je remarque
les cernes sous ses yeux.

- Tu as l’air fatigué, lui dis-je.

- Yep un peu.

- Pourquoi t’es pas venu dormir avec moi ?

- Je n’avais pas sommeil et je voulais en profiter pour passer des appels. Puis de fil
en aiguille…

Il dit ça en désignant son ordinateur, ce qui me fait réagir.

- Tu avais promis de ne bosser que la première semaine Majib. Pourquoi t’as


emmené ça ?

Prenant un air sérieux, il dit solennellement :


- J’ai eu tort madame. Toutes mes excuses.

Aussitôt il ferme l’ordinateur d’un geste et m’enlace à nouveau.

- Voilà, je suis tout à toi maintenant. Tu veux manger ?

- J’ai trooop faim !

- Moi aussi, je ne voulais pas manger sans toi. Attends, je commande…

Plus d’une heure plus tard nous avons fini de manger et cette fois nous couchons
en même temps. A ma surprise, Majib ne tente rien alors que je suis beaucoup
plus détendue qu’il y’a quelques heures pourtant. Il se contente de me laisser me
blottir dans ses bras pour m’en couvrir avant de fermer les yeux…

La journée du lendemain est tout aussi agréable que celle de la veille. Jet ski la
matinée, déjeuner en centre-ville, promenade et retour à l’hôtel pour une longue
sieste. Nous goûtons ensuite et vers 19h nous allons au spa de l’hôtel où nous
avions réservé pour une heure de massage. En duo dans une cabine, je fais face à
mon mari, tout en profitant des mains expertes d’une masseuse. La musique
basse, les pressions sur mon corps, le parfum d’ambiance chaud et épicé et les
yeux de mon mari sur moi, ses muscles luisants d’huile plus sexys que jamais, tout
un cocktail d’éléments qui agissent comme un aphrodisiaque sur moi. Quand nous
sortons du spa, c’est en peignoir que nous retournons dans notre suite, main dans
la main. La tension sexuelle entre nous est presque palpable nous empêchant de
parler. Dès qu’il referme la porte derrière nous, Majib me prend dans ses bras et
m’embrasse comme un assoiffé, laissant échapper quelques mots :

- Je ne peux plus… résister…


Il n’en a pas besoin. Dans le même état que lui, toute inquiétude oubliée, je me
laisse complètement aller, répondant à ses baisers et caresses. M’attirant au lit il
s’assoit et me positionne debout entre ses jambes avant de défaire mon peignoir,
le laissant glisser au sol. Je me retrouve en sous-vêtements. Il ralentit soudain ses
gestes, lève la tête vers moi et, me regardant droit dans les yeux, défait le soutien-
gorge pour le faire doucement glisser. Quand son regard se baisse sur ma poitrine
j’en ai des frissons tellement je suis excitée. Se penchant, il pose ses lèvres sur
mon ventre, qu’il parcoure lentement de petits baisers en même temps qu’il
empoigne complètement mes deux seins. Un gémissement rauque s’échappe de
ma gorge, le désir tellement fort que je me sens rejeter la tête en arrière. Majib
continue ainsi longtemps, moi toujours debout les mains posées sur sa tête, lui
embrassant, caressant, titillant, pressant au point de me faire perdre
complètement la raison. Mes jambes flageolent. Comme s’il le devinait, il me fait
assoir sur lui en écartant mes cuisses, puis reprend ma bouche, caressant mon dos
et pressant mes fesses sous le slip soyeux. C’est tellement bon ! Mon Dieu,
tellement tellement bon… Au moment où il me bascule sur le lit, je n’ai plus
aucune once de lucidité. Mais un instant, il se lève pour se déshabiller et je me
souviens de quelque chose que je lui demande d’une voix faible :

- Le pagne…

Indiquant du doigt une chaise, il se retourne et va prendre le petit sachet posé


dessus pour en sortir ce que je demande. Ensuite il me le remet, l’air de ne pas
comprendre mais ne voulant apparemment pas perdre du temps à poser des
questions. J’étends rapidement le tissu sous moi, faisant tout pour garder mes
yeux au-dessus de sa ceinture pendant qu’il me rejoint. Les préliminaires
continuent… encore… et encore… et encore… Majib me caresse si longtemps sous
mon slip que je n’en peux plus et lui demande de l’enlever. Seulement il ne le fait
pas de suite, mon téton dans sa bouche il fait durer le plaisir, me torturant à petit
feu. Petit à petit, je sens quelque chose naître dans mon ventre. Les yeux fermés je
la sens grossir, insupportablement bon, à tel point que je m’accroche plus que
jamais au dos de mon mari, m’ouvrant complètement à lui. Alors que je suis
presque au summum il introduit un doigt en moi et l’explosion vient aussitôt
accompagnée d’un gémissement long qu’il m’est incapable de contrôler. C’est ex-
tra-ordinaire ! Incroyable, c’est… fou !

Tandis que je reprends mon souffle le plaisir parcourant toujours mes sens, Majib
relève la tête vers moi et m’embrasse, longuement. Dieu, qu’est-ce que je suis
amoureuse de lui ! J’aime tellement mon mari…

Pas encore complètement sortie du brouillard, je sens mon slip glisser lentement
sur mes jambes sans protester. Mais quand Majib se pose sur moi, ma lucidité
revient d’un coup et j’ouvre les yeux, tout mon corps se figeant. Sa bouche collée à
la mienne, il chuchote :

- N’aie pas peur…

… et commence à me pénétrer.

Mon-Dieu c’est horrible ! Je serre les dents, voulant supporter jusqu’au bout, en
finir une bonne fois. J’entends mon mari émettre un grognement comme s’il
souffrait et soudain il pousse d’un seul coup en même temps qu’un cri jaillit du
plus profond de mon être.

- Ahhhhhhhhh…

Allah !

J’ai trop mal ! C’est juste affreux ! Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ? Pourquoi
c’est si dur pour moi ?! Majib ne bouge plus mais il est toujours à l’intérieur de
mon corps. Il ne fait rien quelques instants comme s’il hésitait et j’ai envie de lui
dire de sortir, de me laisser. Seules les paroles de Maï dans ma tête m’empêchent
de le faire. Il faut que je me détende, que j’en finisse, après ce sera bon. Toutes les
femmes passent par là, je dois supporter…

Lentement, il reprend ses mouvements. Les yeux fermement serrés, je m’accroche


à lui et commence à sangloter. Je n’ai jamais de ma vie connu une douleur pareille,
jamais. Majib me caresse et m’embrasse le visage trempé de larmes mais rien n’y
fait. Rien ne calme la douleur, c’est comme si j’étais déchirée de l’intérieur… Toutes
les femmes ne peuvent pas vivre ça, ce n’est pas vrai. Je suis forcément punie pour
quelque chose. J’essaie de me raisonner de toutes les manières possibles pour
oublier mais je n’y arrive pas.

Et ça continue ainsi…des minutes interminables. Quand enfin je suis libérée je me


sens trembler. Pourtant, lorsque Majib me prend dans ses bras, je me blottis
contre lui et le serre de toutes mes forces en pleurant. Il me serre aussi,
m’embrassant la tête et soufflant d’une voix pleine de pitié :

- I’m so sorry, baby… I love you…

Je me laisse consoler ainsi dans ses bras jusqu’à m’endormir.

***************

En me réveillant j’ai un goût amer dans la bouche et me sens toute bizarre. Tout
mon corps me fait mal. Je ne sais pas quelle heure il est, je n’ai pas envie de savoir.
N’essayant même pas de bouger, je referme les yeux et entends le bruit de la
douche. Majib… Ça veut dire qu’il fait jour ? Je n’ai même pas dîné alors et
pourtant je ne ressens pas l’envie de manger. Je ré-ouvre les yeux et me force à me
bouger pour prendre mon portable. 6h18…

Quelques minutes plus tard Majib sort de la salle de bain et, alors qu’il n’a pas
remarqué que je suis réveillée, je l’observe traverser la pièce puis se mettre devant
l’armoire avant d’enlever sa serviette qu’il pose sur une chaise, se retrouvant nu.
Ce corps si beau me faire tant souffrir…
Purée, l’homme n’est pas bon… [clin d’œil à une amie ;) ]

Il enfile sa djellaba et là se retourne pour regarder dans ma direction. Dans la


pénombre de la pièce il remarque quand même mes yeux ouverts et s’approche
lentement de moi.

- T’es réveillée babe ?

- Hum.

Il se penche et pose la main sur moi.

- Comment tu te sens ?

- Très mal.

- Je suis désolé, dit-il en soupirant. Je prie et reviens d’accord ?

Je hoche la tête et il me sourit tendrement avant de s’éloigner, étendre une natte


et commencer à prier. Quand il finit il se change et vient se recoucher. Je me
rendors à nouveau dans ses bras…

**************

La journée du lendemain, c’est officiel. Je suis malade, j’ai même de la fièvre.


Décidément… Majib vient juste de revenir de la pharmacie et s’assoit à côté de
moi toujours couchée, en me tendant un verre dans lequel il a mis du doliprane.
- Bois ça honey.

- Merci, dis-je en le prenant et vidant le contenu.

- Ça ne va pas mieux ?

- T’inquiète pas, ça ira.

- Hmm, fait-il dubitativement. J’ai pas l’impression… Tu m’en veux ?

Je lui souris, attendrie par son inquiétude et surtout pour le rassurer.

- Mais non. Ce n’est pas de ta faute… Il fallait passer par là.

- Mouai. Je sais pas, c’est pas très normal quand même je pense. Si tu veux on
rentre aujourd’hui à Dakar et tu vois un médecin.

- Non, je veux profiter de mes vacances. Arrête de t’inquiéter, juste viens à côté de
moi.

Il s’exécute et me prend tendrement dans ses bras. Je me blottis contre lui en


soupirant, me sentant déjà mieux.

- Je t’aime, lui dis-je tout bas.


- Moi aussi je t’aime… Et on ne le fera plus promis.

Malgré mon état, je pouffe de rire à ces mots.

- Ne fais pas de promesses que tu ne peux pas tenir bébé.

*******************

Quelques jours plus tard

Et pourtant il le tint. Plus rien ne se passa entre nous sur le reste du séjour à Saly.
J’allais beaucoup mieux le surlendemain de mon supplice et nous passions les
autres jours entre excursions, activités à l’hôtel et surtout farnienté. Là, nous
venons juste de revenir à Dakar, à l’avant-veille du réveillon. Le soir-même nous
allons dîner chez ma grand-mère avec Anna. Juste avant de rentrer, je m’isole avec
celle-ci et lui remets le précieux pagne qui l’empêchait sûrement de dormir. Elle
parait tellement soulagée qu’elle s’assoit sur le lit en le prenant, garde le silence et
lève doucement le pan de son boubou pour s’en couvrir les yeux. Elle pleure…
Amusée, je pose ma main sur son dos en plaisantant :

- T’as quoi à pleurer ? Mame, toi aussi…

Mais en réalité l’émotion me gagne aussi et je commence à pleurer. Je me rends


compte réellement à cet instant à quel point le fait que je me sois préservée est
important. Je ne regrette rien, au contraire. C’est un cadeau que je n’ai pas
seulement fait à mon mari, à moi-même mais surtout à cette forte femme qui m’a
élevée et qui a toujours cru en moi. Je réalise que je viens de lui donner la plus
grande fierté qu’elle peut éprouver…
****************

Le lendemain arrive avec sa surprise. Vers 7h du matin, je suis réveillée par un


appel de Lamine.

- Allô tata Abi ! me dit-il d’une voix joyeuse.

- Tata Abi ?! réponds-je en me redressant. Maï a accouché ?

- Oui, y’a deux heures environ. Un petit garçon.

- Oh Dieu merci ! Félicitations ! Tout s’est bien passé ?

- Très bien, il a 3 kilo cent et est en pleine forme. Maman aussi va bien. Attends, je
te la passe.

Il me passe Maï qui, malgré sa voix fatiguée est toute heureuse. On cause un peu
et je lui promets de passer dans pas longtemps.

Majib et moi nous rendons ensemble à la clinique. La maman de Maï s’y trouve
avec Lamine. Je prends mon neveu tout beau dans mes bras pour la première fois.
Il est absolument parfait, notre petit soninké-peul ! Apparemment, Maï a passé
une bonne partie de la nuit ici mais l’accouchement a été rapide et sans
complications. Sa maman profite de mon arrivée pour retourner quelques heures
chez elle puis Majib part aussi suivi par Lamine qui va faire les démarches
administratives. Je me retrouve seule avec ma copine et notre tout nouveau bébé,
le centre de mon attention, jusqu’à ce que Maï commence à me poser les
questions inévitables.

- Alors vous l’avez fait ?

-… Oui.

- Je savais, je l’ai remarqué dès que je t’ai vue.

- N’importe quoi.

- Je t’assure, il y’a quelque chose de changé sur ton visage. Alors ça s’est passé
comment finalement ?

Je souris sans répondre, regardant le bébé. Curieusement je me sens moins à l’aise


d’en parler tout d’un coup, même avec Maï. Une pudeur que je ne ressentais pas
avant s’est installée en moi. Après hésitation, je lui réponds sans entrer dans les
détails.

- C’était dur… On l’a fait qu’une fois.

- Mais pourquoi ?

- J’étais un peu malade après mais ça va mieux.

- Oui mais il va partir bientôt non ?


- Vendredi, réponds-je en soupirant.

- Donc il ne vous reste plus que quatre jours. Je te conseille d’en profiter parce que
si tu laisses cicatriser comme tel et qu’il revient je ne sais pas quand, ça risque
d’être aussi douloureux que la première fois.

Je hoche la tête sans rien répondre. Elle ne fait que confirmer ce que je craignais
déjà…

*************

Le vendredi

Ça y’est, c’est le dernier jour du séjour de Majib à Dakar et depuis ce matin j’ai une
grosse boule dans la poitrine. Je n’ai jamais été autant peinée de le voir partir. Tout
a changé maintenant, en quelques jours il est devenu la personne la plus proche
de moi et je ne suis absolument pas prête à me séparer de lui…

Le soir du jour où Maï a accouché, nous avons refait l’amour. Il ne voulait pas au
début mais j’avais les moyens de le convaincre… Et j’ai encore souffert. La fois
suivante aussi… et la fois suivante… Mais au fur et à mesure, la douleur s’atténuait.
La nuit dernière, pour la première fois, j’ai ressenti un réel plaisir en plus de cette
douleur. Pourtant, en dépit de tout ça, chaque seconde de chaque minute qui
passe me rapproche plus de mon mari, me fait l’aimer encore plus. Comme si
c’était possible…

Le soir du réveillon, nous avons été aux Almadies chez mes beaux-parents avec
toute la famille Hannan. Je me suis moi-même occupée de la cuisine. La soirée
était parfaite, agréable, détendue... On revoyait ma famille pour la première fois
depuis la réception et papa en a profité pour nous offrir en cadeau de mariage un
bon de voyage de trois millions de francs CFA, rien que ça, dans la destination qui
nous plaira. Quand je dis que Bachir est mégalo…

Là est arrivé le moment de séparation, extrêmement pénible. Devant l’aéroport, sa


valise posée sur le sol, Majib soulève dans ses bras Anna et l’embrasse.

- On se voit bientôt princesse ?

Elle baisse la tête en gardant le silence, boudeuse.

- Tu ne réponds pas à papa ?! lui dit Majib, l’air faussement choqué.

Il commence à la chatouiller et elle se met à rire malgré elle, lui repoussant la


main.

- Arrêêête !

- Ok… Mais d’abord fais-moi un gros câlin ! Le plus fort, comme je t’ai appris.

Plus détendue elle enlace le cou de son père et le serre de toutes ses petites
forces. Faisant face à Majib je vois qu’il est ému et essaie de ne pas le montrer. Il
lui fait un bisou bruyant sur la joue avant de la laisser redescendre pour
s’approcher de moi et me prendre la main. Je baisse aussitôt le regard… Je ne veux
pas pleurer mais les larmes sont déjà là. En voyant une couler Majib rit en
plaisantant sans joie :

- Toi aussi tu boudes… Come on.


Me couvrant de son bras il m’attire contre lui en se penchant à mon oreille pour
chuchoter :

- Love you…

J’ai le coeur déchiré, je n’arrive même pas à lui répondre, me contentant de serrer
fort son dos. Je ne veux pas qu’il parte… Je ne veux pas même si c’est pour un jour
seulement, je ne veux pas.

Après quelques instants, il recule un peu et pose un rapide baiser sur mes lèvres
avant de vite se retourner, tirant sa valise derrière lui.

Je le regarde partir. L’homme que j’aime. Celui qui m’a changée à jamais, celui qui
a bousculé tous les codes de ma vie, brisé toutes les règles. Celui qui a fait de moi
une femme…

A jamais son empreinte est gravée en moi, dans mon corps et dans mon âme. C’est
lui ma moitié, l’homme que je n’arrêterai jamais d’aimer quels que soient les aléas
de la vie.

En le regardant s’éloigner, je sais au fond de moi que tous les prochains jours que
je vivrai, les semaines, les mois, ce sera dans l’attente de son retour. Le moment où
il reviendra dans mes bras, se couchera sur mon lit, me couvrira de sa chaleur et
me murmurera « I love you »…

Partie 62 : « Gathie Ngalama »*

***Abibatou Léa Hannan Kébé***

Après le coup de fil de Majib me disant qu’il était bien arrivé, à 7h du matin, je
m’obligeais à me lever pour commencer tôt la journée. Elle risque d’être longue vu
toutes les invitées que je vais recevoir. Heureusement que j’ai dormi comme un
bébé malgré la tristesse d’hier soir, mon corps se remettant encore des dernières
nuits mouvementées toutes nouvelles dans ma vie.

Après une douche, je réveille Anna qui prend aussi la sienne puis nous prenons le
petit-déjeuner ensemble. A cette heure-ci, les grands-parents se sont recouchés
après avoir fait leurs prières mais Khady, la domestique, nous rejoint rapidement.
Toutes les trois, nous prenons la route du marché. Aujourd’hui, je reçois ma belle-
mère ainsi que plusieurs autres femmes dont je ne connais même pas le nombre.
Majib m’a parlé un peu d’elles… Tata Djibo a demandé à Mame Anna de venir et
de se faire accompagner si elle le souhaite, elle a également invité les sœurs de
papa, ce qui me fait penser qu’il s’agira d’une cérémonie plus que d’une simple
visite. Je compte mettre le paquet pour les recevoir.

Au menu, j’ai prévu du riz blanc au poisson, accompagné de fruits de mer et de


sauce rouge. Nous achetons donc du bon tilapia, des grosses gambas, des moules
et calamars, tous bien frais et en quantité. Nous prenons également des fruits
pour une salade fraîche à la crème, en guise de dessert. Pour ce qui est des
boissons, tous les jus ont été déjà préparés hier soir et mis au frais. Quelques
petites autres courses faites, nous retournons donc à la maison et je me mets aux
fourneaux aidée par Anna, tandis que Khady va préparer la maison.

Vers 13h, prête et habillée d’un bel ensemble « taille basse », je vais chercher
Mame Anna et la ramène avec ma tante ainsi qu’une autre tante venue du village
hier. Moins d’une heure plus tard, les autres invitées arrivent. D’abord ma belle-
mère avec sa délégation, puis mes tantes paternelles qui se font accompagner
d’une griotte apparemment.

Toutes ces femmes et Grand-Ma sont installées à présent dans mon salon, celui du
haut que m’ont laissé les grands-parents. Gardant Anna à côté d’elle, Tata Djibo me
présente les invitées, des sœurs et cousines à elle et son mari, une griotte et plus
particulièrement une fille de ma génération :

- Fatou est ma nièce, elle vit à Saint-Louis. Ton mari et elle jouaient ensemble
quand ils étaient petits. Avant qu’on parte en Angleterre, il passait toutes ses
vacances là-bas chez son oncle. Comme ils sont proches tous les deux, j’ai donc
choisi Fatou pour être ta première belle-sœur attitrée*.

- Ah d’accord, lui réponds-je avec le sourire. Tu as fait bon voyage Fatou ?

- Oui Abi, merci. J’avais hâte de rencontrer ma femme. Tu ne m’en veux pas de ne
pas être venue au mariage j’espère. Tata m’a prévenue mais j’étais en voyage et je
ne suis rentrée qu’avant-hier.

- Mais non, pas du tout.

Elle m’explique rapidement qu’elle fait du commerce et voyage souvent pour


acheter ses marchandises. En plus d’être belle dans son style « drianké »*
séduisant et posé, j’apprécie déjà sa gentillesse et sa simplicité. Après quelques
échanges, je décide de les laisser pour retourner à la cuisine au moment où tata
Aysha m’arrête.

- Ma chérie, ton salon est très beau. Je vois que tu es bien installée ici, Majib te
gâte là !

- Merci, dis-je en riant. Mais tout est de Grand-Ma et Grand-Pa, Majib n’a rien fait.

- Ah oui, ça ne m’étonne pas du tout de leur part. Merci à toi Yaye Boye*
d’accueillir ainsi notre fille.
- C’était le moins qu’on puisse faire, répond Grand-Ma. Majib est un bon garçon et
il a choisi une perle comme femme. Abi est vraiment bien éduquée et
respectueuse…

Gênée, je les quitte rapidement les laissant dans leurs échanges d’amabilité pour
finir de préparer. J’appréhendais toute cette cérémonie, n’étant vraiment pas
habituée aux grandes réunions familiales. Tout ceci est tellement nouveau pour
moi ! Avant je n’avais que ma grand-mère et ma cousine. Et maintenant j’ai des
tantes qui me parlent comme si elles me connaissaient depuis toujours, des frères
et sœurs ainsi qu’une grande belle-famille. Le tout en l’espace de quelques
semaines, voire seulement quelques jours pour certains. Y’a de quoi être
déstabilisée. Mais heureusement tout se passe bien, je ne suis pas trop mal à l’aise
pour le moment.

Moins de trois heures plus tard, nous avons fini de manger et je n’ai cessé de
recevoir des compliments de toutes parts même de Mame Anna qui d’habitude se
charge de me « corriger » quand je cuisine chez elle. On dirait qu’elles se sont
donné le mot pour me faire rougir aujourd’hui. Un sourire gêné collé à mon visage,
je ne sais où me mettre mais je me sens quand même fière de moi…

Après avoir débarrassé avec Khady et Anna, je propose le dessert aux invitées
mais, avançant qu’elles ont déjà trop mangé, elles choisissent de prendre le thé
d’abord. Je m’en vais donc le préparer les laissant discuter, bien détendues après
repas. Leur ayant servi le premier verre, je m’apprête à ressortir quand une sœur
de tata Djibo me dit :

- Abi chérie, si tu veux bien t’assoir quelques minutes ?


Déposant le plateau sur la table, je m’exécute en silence, rejoignant une place que
me laisse Fatou près d’elle. La partie dure, c’est-à-dire les choses sérieuses, semble
commencer car tout le monde garde à présent le silence et tata Djibo commence à
parler :

- Sokhna* Anna, Aysha et Kalsum, nous sommes venues vous voir aujourd’hui afin
de recevoir en bonnes et dues formes notre belle-fille dans la famille mais surtout
pour corriger une erreur de notre part. Il y’a trois jours, j’ai reçu un appel très
heureux de Sokhna Anna me parlant d’un cadeau que sa petite-fille lui avait
ramenée. Si Majib m’avait annoncé la bonne nouvelle, soyez assurées que je
n’aurais pas attendu aussi longtemps pour réagir. Mais vous connaissez les jeunes
d’aujourd’hui, trop modernisés et peu informés de leurs devoirs quand il s’agit de
tradition. Mais après que je l’ai appelé pour lui en parler, il m’a confirmé les faits et
a tenu coûte que coûte à réparer son erreur.

Alors là, je n’ai qu’une seule envie, rentrer sous terre. Non seulement Majib et sa
mère ont parlé de notre intimité, mais aussi là, on en reparle devant tout le
monde et en ma présence ! J’ai rarement eu honte de ma vie et à cet instant,
j’atteins le sommet ! En priant pour que ça finisse vite, j’écoute comme tout le
monde tata Djibo continuer :

- Je n’ai pas la chance d’avoir une fille, mais je considère aujourd’hui Abi comme la
mienne. J’éprouve donc le bonheur d’une mère, car toute mère rêve de recevoir ce
cadeau un jour. De plus, c’est devenu tellement rare d’avoir une jeune fille qui se
préserve jusqu’à ce que son homme l’honore, qu’il serait bien dommage de le
passer sous silence. Donc « gathie ngalama » Abi ! Tu as fait un honneur à mon fils,
que Dieu te fasse honneur tout autant… Je laisse à présent la parole à notre
griotte, Soda.

Le regard discret, je vois la griotte se lever et commencer à parler


cérémonieusement.
- « Gathie ngalama » notre belle-fille ! Nous n’avons vraiment pas été déçues par
toi. Tu es aimable, souriante, belle, ton accueil est parfait, les repas sont très bons
mais en vérité ce qui nous rend le plus heureuses, ce n’est rien de tout ça. Ce qui
nous rend heureuses nous, c’est ce qui rend heureux notre bon fils, Abdoul Majib.
Et pour être heureux, il l’est bien même! Parce que tu l’as honoré, tu l’as comblé,
lui as offert à lui seul ce qu’aucun autre homme n’aura de toi. C’est à nous de te
rendre cet honneur, des remerciements s’imposent. Cependant dire merci comme
l’a fait Djibo, c’est vrai, c’est très bien. Mais mes bienaimés nobles que voici ne se
contentent pas de dire merci, je suis la première à le savoir. Leur gratitude, ils ne
savent pas l’exprimer que par des paroles, ils l’expriment par des gestes à la
hauteur de ce qui leur a été donné.

Tout en parlant, elle se penche et ouvre un gros sac posé à ses pieds.

- Je vais commencer par les riches cadeaux que toutes ces femmes assises ici,
tantes de Majib, ont tenu à offrir à leur belle-fille…

Elle sort un à un de nombreux paquets de parures de lit, des tissus, bazins, soie,
wax, des pagnes tissés, accompagnant chacun de paroles plus éloquentes les unes
que les autres. Ça n’en finit pas de louanges et de compliments à voix
tonitruante…

Quand le sac est vide, une tante à Majib lui tend une liasse de billets qu’elle dresse
avec fierté devant tout le monde.

- Ah ça ! C’est un bonus, la somme de trois cent mille francs que voici, considérée
par mes nobles comme étant bien petite, te servira à faire coudre tes vêtements.
Ainsi, tu pourras dignement accueillir notre fils quand il reviendra, n’est-ce-pas
Abi ? Je compte sur toi, ne laisse rien au hasard.

Elle dit ça coquinement en éclatant de rire, accompagnée par quelques autres plus
discrets, puis se penche pour prendre un autre plus petit sac.

- A présent passons au cadeau de notre cher fils, digne successeur de ses parents !

Elle en sort une boîte couverte de velours bleu, qu’elle ouvre et fait tourner,
présentant son contenu à tout le monde.

- Ceci est une parure en or 21 carats ! Rien n’y manque, chaine, boucles d’oreilles,
bracelet, bagues. Majib l’offre à sa femme pour preuve de son extrême satisfaction
et m’a chargée d’ajouter que ça n’égalera jamais le bijou qu’elle est à ses yeux. Ah,
que c’est beau l’amour !

Disant ça, elle secoue drôlement la tête l'air rêveuse, nous faisant sourire. J’ai
quand même de gros doutes sur le fait que Majib ait choisi cette parure. Les bijoux
sont tellement énormes que je me demande si j’aurais jamais l’occasion ou même
l’envie de les porter un jour. Affaires de « m’as-tu vu » à la sénégalaise là, laisse
tomber…

Mais la plus grande surprise n’est pas encore arrivée. La griotte remet la parure à
Mame Anna, puis prend un papier que lui tend avec calme tata Djibo, qu’elle
présente accompagné d’un long discours essentiellement fait de flatteries.

- Ma chère noble, madame Djibo Kébé, t’offre ce terrain de 200m² à Maristes,


qu’elle mettra à ton nom au plus tôt. Eh oui, c’est ça son présent de mariage. C’est
ce qu’elle sait faire ma chère amie, elle ne donne jamais rien de petit à ceux qui lui
sont chers. Djibo tient à préciser qu’elle ne le fait pas seulement pour toi, mais
aussi pour sa petite fille Anna, sachant que ce cadeau ne rattrapera jamais tout ce
qu'elle n’a pas fait pour elle durant toutes ces années… Tiens Abi, tu le mérites.

Je prends le papier, trop surprise pour dire autre chose qu’un « merci » à peine
audible. Je ne lève même pas le regard sur ma belle-mère. Je suis certes touchée
par son geste mais je ne sais pas trop quoi en penser… Aussi grand son cadeau
soit-il, elle a raison, ça ne rattrapera jamais ce qui a été perdu… Mais au fond, rien
ne le rattrapera et surtout je n’avais pas besoin de ça pour avancer avec elle. A
partir du moment où elle est devenue ma belle-mère et tant qu’elle me respecte,
j’ai déjà décidé de laisser le passé au passé.

L’assemblée se poursuit longtemps ensuite sur des échanges et remerciements


entre les trois familles. A un moment, Fatou me gratte discrètement pour me
demander de lui montrer les toilettes. Je me lève pour l’y emmener et quand on
sort, elle me dit avec un sourire complice :

- En fait, je voulais te donner mon cadeau mais pas devant tout le monde. Y’a un
endroit discret où on peut aller ?

C’est là que je remarque le sac qu’elle a pris avant de sortir et lui propose qu’on
aille dans ma chambre. Dès qu’on entre elle s’écrie :

- Ah ! Elle est trop belle ta chambre ma chérie. Tu as beaucoup de goût.

- En fait c’est tata Djibo qui l’a décorée, lui réponds-je en l’invitant à s’assoir avec
moi sur le lit.

- Ah oui ? Bon c’est très beau mais tu as le droit de la changer tu sais, la faire à ton
image. Faut pas que tu vois ta belle-mère partout ici quand tu es avec ton mari
quand même.

- Non, dis-je en riant. Ça ne me dérange pas, j’aime beaucoup au contraire.


- Tant mieux… Bon moi, je ne vais pas faire dans le classique de ces vieilles dames.
Les tissus et tout ça c’est bien beau mais ce n’est pas ce qui retient nos hommes,
n’est-ce-pas ?

Elle me fait un clin d’œil et je ris, amusée.

- La guerre c’est dans la chambre que ça se mène… Comme j’étais au Maroc quand
tu t’es mariée j’en ai profité pour dénicher des bons trucs là-bas. Regarde…

Elle me montre des nuisettes et lingeries toutes extrêmement sexys, dans


différentes couleurs. Me sentant plus à l’aise seule elle, je m’exprime cette fois :

- Wow, trop jolies. Merci beaucoup Fatou mais elles sont sexys hein !

- Et alors ? Ne me dis pas que tu as peur. Faudra bien les mettre avec la manière s’il
te plait. Je veux que tu rendes fou mon cousin au point où il ne voudra plus
repartir… Mais il n’y a pas que ça, un tour au marché H.L.M. s’imposait aussi car
avant tout on est sénégalaises. Que penses-tu de ça ?

Eh ben le « ça » est pire ! Elle me sort des pagnes qu’on peut difficilement appeler
vêtements tellement ils sont fins, dénudés et quelques fois avec des images de
positions très suggestives et crues. J’aurais été un peu plus claire, le rouge
couvrirait ma face. En plus de ça, elle me donne quelques très petits ensembles en
maille fine et perles, encore plus dénudés que les pagnes, puis plusieurs ceintures
en perle de toutes les couleurs et enfin des pots d’encens très odorants, tout en
expliquant.

- Malgré ton visage innocent là, je sais que tu n’ignores pas comment utiliser tout
ça, t’es une boy dakar. L’encens est très important, il ne faut pas le négliger.
Comme il fait froid en Angleterre là, il faudra bien montrer à Majib comment nous
on peut être chaleureuses. Hahaha ! Mets-en juste un peu sur la cendre chaude,
dans un coin et laisse embaumer la pièce. Faut même pas que ça fume…

Je la laisse parler en souriant comme si je ne savais pas déjà de quoi elle parle. La
séduction à la sénégalaise, personne ne me l’apprendra…

Pour finir, elle me remet un petit sac en velours d’où je sors une chaine en or,
ceinture de taille aussi. Les initiales A M K pendent dessus. Coquinement, Fatou
me dit :

- Tu as compris non ? Oublie-moi les alliances de toubab là et porte ça en


permanence sur toi. Ce sera votre petit secret à vous deux et crois-moi, non
seulement il n’aura envie d’aller nulle part loin de cette chambre mais à chaque
fois que tu lui manqueras, il s’en souviendra et courra pour te retrouver. Ainsi, tu
pourras le recevoir comme il faut pour le faire grimper aux rideaux. Il risque de la
casser souvent quand même, prépare un budget réparation.

Nous éclatons de rire toutes les deux puis je l’embrasse pour la remercier de sa
gentillesse. Dans tout ça, repensant à nos ébats Majib et moi, je me dis que je vais
garder longtemps sous clé tous ces accessoires le temps que je m’habitue. Je ne
tiens pas à mourir trop jeune…

Et pourtant, malgré ces craintes, j’ai envie de revoir plus que jamais mon mari qui
n’est parti qu’hier soir…

*******************

*******************

Le surlendemain
***Maïmouna Bah Cissé***

Hier, nous avons baptisé notre aîné Saliou Cissé, lui donnant ainsi le prénom de
son grand-père. La cérémonie était assez grandiose bien que dans notre petit
appartement, avec mes parents et ma sœur, plusieurs membres de notre famille,
des amis dont les collègues de Lamine et Abi, ma belle-mère et quelques membres
de ma belle-famille. Tout s’est super bien passé dans une atmosphère heureuse
malgré l’absence plus que jamais remarquée de mon beau-père, dont un frère
venu de Mauritanie était pourtant présent.

Aujourd’hui, je me remets de la fatigue après avoir toute la matinée rangé


l’appartement avec l’aide de ma sœur Awa qui est restée dormir chez nous, et
celle de la domestique. Lamine lui, est parti au travail. Après le repas, Awa et moi
nous posons devant la télé en discutant, tandis que Saliou dort dans son berceau,
repu après la tété.

C’est là qu’on entend sonner à la porte. Awa se lève pour aller ouvrir et quand elle
revient avec le visiteur, je manque de crier de surprise du canapé où je suis
allongée. Me levant précipitamment, j’arrange ma robe et vais à sa rencontre sans
un mot.

- Maïmouna, comment tu vas ?

- Je… vais bien, lui réponds-je complètement prise au dépourvu par son ton
aimable.

Je lui donne la main en pliant les genoux, avant de l’inviter à s’assoir.

- Je suis désolée, je ne savais pas que vous alliez venir nous voir. Lamine est au
travail.

En s’asseyant, mon beau-père me répond :

- Si, si, je sais.

Sans rien rajouter. Me souvenant de mon devoir d'hospitalité, je lui dis :

- J’arrive, je vais vous chercher à boire.

Je me dépêche de sortir du salon, suivie par Awa.

Quand on arrive dans la cuisine je ferme rapidement la porte derrière nous et lui
dis, paniquée :

- C’est le papa de Lamine !

- J’avais deviné à sa tête. Pourquoi tu parais aussi surprise ?

- Parce que c’est la première fois qu’il vient ici ! Et il m’a parlée alors qu’il ne
voulait même pas me voir avant !

- Quoi ? répond-t’elle surprise.

- Oui, je ne vous ai pas tout dit. Il ne voulait pas que Lamine m’épouse en fait et
j’avais peur que papa refuse aussi le mariage en sachant ça.
- Maïmouna, comment as-tu pu cacher une chose pareille ? Et puis pourquoi il ne
voulait pas de toi ? Pour qui il se prend lui ?

- Ce n’est pas le moment, je t’expliquerai plus tard. Là, je n’en reviens juste pas
qu’il soit ici… Attends, je prépare vite les boissons avant qu’il s’en aille.

- Hé, dit Awa en me retenant. Déjà, calme-toi, tu n’as rien à lui prouver. Sois posée
et sers le comme n’importe qui d’autre. Ensuite tu l’écouteras et lui répondras en
fonction de son comportement à lui. Si jamais il te manque de respect, je serai là
pour le remettre à sa place.

- Ok ok, laisse-moi stp.

Quand nous retournons dans le salon, je surprends mon beau-père en train de


regarder avec curiosité autour de lui. Posant le plateau sur la table basse, je le sers
et lui tends poliment le verre. Il me remercie puis je sers Awa avant de m’assoir sur
un fauteuil.

Naturellement, mon beau-père me demande :

- Mon homonyme doit dormir là je suppose.

- Euh oui… Attendez.

Je me lève et pousse le voile couvrant le berceau de Saliou, avant de le rouler


jusqu’à son grand-père.

- Il est là.
Il regarde au-dessus du berceau pour observer son petit-fils. Son visage est calme
mais je décèle un discret sourire. Après l’avoir longtemps regardé, il pose
doucement sa main sur sa tête, murmure quelques incantations qu’il souffle
dessus, puis se rassoit.

- Machallah*, dit-il doucement.

-…

- Tu n’as pas été trop fatiguée ?

- Non pas trop. On est sorti tôt de la clinique.

- Oui, ma femme me l’a dit… C’est bien.

Silence. Lui aussi a l’air mal à l’aise on dirait. Il ne cesse de regarder le berceau en
manipulant son chapelet. Je voudrais faire la conversation et je cherche
sérieusement quoi dire mais vraiment, que dire à cet homme qui, après m’avoir
vue plusieurs années allant et venant chez lui sans jamais lui manquer de respect,
décide finalement que je n’étais pas assez bien pour son fils ? Au point de couper
les ponts avec ce dernier ?

Essayant de paraître légère je lui dis :

- Comment ça va à Ouakam ? Ça fait très longtemps que je n’y ai pas été.


- Ça va, ça n’a pas changé… Peut-être que tu pourras nous rendre visite avec
Lamine et Saliou la prochaine fois ?

Hein ?!!

- Oui, réussis-je à répondre malgré mon extrême surprise. Je lui dirai quand il
rentrera.

- Parfait. Bien, je ne vais pas vous déranger longtemps. Je voulais juste voir mon
petit-fils et savoir comment vous allez tous les deux. Si tu as besoin de quelque
chose, n’hésite pas à nous le dire.

- D’accord. Merci.

Il dit au-revoir à Awa puis je l’accompagne jusqu’à la porte pour revenir presque en
courant dans le salon.

- Je n’en crois pas mes oreilles ! T’as entendu ça ? Il m’a invitée chez lui !

- Oui et alors ? Ce n’est pas la fin du monde, c’est ton beau-père. Rien de plus
normal.

- Tu ne comprends pas. Il faut que j’appelle Lamine tout de suite.

Prenant précipitamment le téléphone, je joins le geste à la parole et appelle mon


mari, ne lui donnant même pas le temps de parler.
- Bébé, tu ne devineras jamais qui vient juste de sortir d’ici.

- Le messie ?

- Ton père ! Ton père était juste là à l’instant !

- Non !

- Si, je te jure.

- Et qu’est-ce qu’il t’a dit ? Il n’a quand même pas…

- Non, l’interromps-je. Ce n’est pas ce que tu penses, il était juste venu nous voir
Saliou et moi. Et devine quoi ? Il m’a dit que je pourrai venir chez lui avec toi la
prochaine fois. Tu te rends compte ?

Pendant un instant, il ne répond rien puis le fais d’une voix plus qu’étonnée :

- Ehh ben ! Enfin... Alors, rassurée maintenant ?

- Je suis surprise surtout. C’est presque un miracle pour moi.

- Mouai bon, ça me surprend aussi mais je savais que ça allait arriver un jour. Tant
mieux que ce soit maintenant, mieux vaut tard que jamais.
- En effet… Purée, je n’y crois pas encore quand même.

Lamine rit.

- Ben crois-le parce que c’est la réalité. Bon, je te laisse, j’ai du travail. Un bisou
pour toi et un autre pour mon fils.

- Ok, bisou.

Quand on raccroche, je raconte enfin à Awa toute l’histoire autour de notre


mariage avec la belle-famille. Plus fière que moi, elle se montre peu ravie et même
énervée mais, finalement, se laisse adoucir par ma joie.

Ça ne sert à rien d’être rancunière. Ce qui compte, c’est que les choses s’arrangent
entre nous… Dans tout ça, je pense à ma belle-mère, étant certaine que c’est elle
qui a finalement convaincu mon beau-père, le prénom qu’on a donné à notre fils
aidant.

Comme quoi, toutes les belles-mères ne sont pas pareilles…

******************

******************

Le même soir

***Abdoul Majib Kébé***


De retour de Dakar depuis trois jours, je me rends compte que je n’ai jamais aussi
peu supporté la solitude de mon appartement. Rentré d’une journée au travail
pendant laquelle je n’ai pas eu une seconde de satisfaction, la passion n’y étant
plus depuis longtemps, je donnerais n’importe quoi pour me trouver à Dakar, avec
mes deux femmes.

Je voudrais parler à Abi là mais elle vient de m’envoyer un message pour me dire
qu’elle a des invités. Découragé je laisse choir ma sacoche n’importe où et vais
prendre une douche, puis rattraper mes prières avant de me mettre devant la télé
pour appeler Boris, ne lui ayant pas parlé depuis la soirée du réveillon.

- Yep Bo, bien rentré ? lui dis-je quand il décroche.

- Tu parles. J’ai envie de retourner à Dakar déjà.

- Toi au moins, tu rentres avec ta femme. Tu n’as pas à te plaindre.

- Faut avouer oui. En plus comme on est arrivé tard hier, on a décidé de prolonger
les vacances avec une journée seuls chez nous, au lit, bien au chaud. N’est-ce-pas
hon’ ?

J’entends Ndèye Marie émettre comme réponse ce qui se rapproche plus d’un
ronronnement que d’une parole, puis Boris rire. Ils me dépriment encore plus ces
deux là.

- Pfff je vous hais. Bon t’as pu parler avec la maman de Ndèye depuis mercredi,
pour le contact du juriste ?

- Oui c’est bon. Il m’a envoyé les docs, je te les transfère demain. Ça avance sinon
pour ton projet ?

- Trop lentement à mon goût. Mais je ne désespère pas, je ne veux pas rester plus
que quelques mois encore ici.

- Ça ira. Au fait t’as eu des nouvelles d’Aysha depuis que t’es rentré ?

Aysha… Je l’avais complètement oubliée ces derniers jours.

- Non pas du tout. Elle va bien ?

- A part qu’elle ne parle à personne, ni moi, ni papa, ni Ndèye, oui. Je crois qu’elle
va bien.

- Depuis lors ?!

- Eh oui. Tu la connais… Je me disais que sachant que t’es rentré, elle te parlerait
peut-être à toi.

- Tu t’inquiètes on dirait. Elle est avec les jumeaux non ?

- Oui mais ils ne sont rentrés que depuis hier aussi. Et quand on les a déposés,
Aysha n’était pas à la maison, donc… Bref.
- Bon, je vais l’appeler pour voir.

- Non, surtout pas.

- Pourquoi ?

Boris soupire.

- T’es pas con. Tu sais très bien que sa réaction a quelque chose à voir avec toi.

-…

- On a tous été choqué d’apprendre l’existence d’Abi mais n’avons quand même
pas réagi aussi excessivement qu’elle. Après lui avoir parlé, même Ndèye pense la
même chose que moi, c’est ta relation avec Abi qui la dérange. Désolé mais autant
que tu le saches pour faire plus gaffe.

- Non, je savais déjà.

- Comment ça ?

- Ben, elle est venue me dire certaines choses le jour de mon mariage. Je ne me
rendais pas compte avant ça, je m’en veux…
- Tu ne t’en rendais pas compte ?! Je t’ai prévenu mec, je voyais bien ce qui se
passait mais tu n’en as fait qu’à ta tête c’est tout. Et maintenant voilà comment ça
finit. Que ce soit clair, ça ne me fait pas spécialement plaisir de la voir souffrir et je
t’en tiens pour responsable.

- Tu as raison…

Je ne sais pas quoi dire de plus, il n’a absolument pas tort. Je ne vois juste pas
comment me racheter sinon essayer de raisonner Aysha. Comme s’il entendait
mes pensées, Boris dit :

- Maintenant que le mal est fait, s’il te plait, évite-là le plus possible. Comme elle
ne t’a pas appelé tant mieux, moi je passerai la voir après le taf demain. Pas contre
toi, plus tu restes à carreau mieux c’est, être proche d’elle ne va en rien l’aider. Elle
est en phase de caprices mais ça finira par lui passer. On est d’accord ?

- Si tu penses que c’est mieux…

- Non, je veux que tu me promettes cette fois Majib.

- Oh c’est bon, je ne suis pas un enfant. J’ai compris… Attends deux secondes, on
sonne à la porte.

Je me lève avec le téléphone et vais jusqu’à la porte puis regarde par le judas.

Oh non… Ça va être compliqué. Je reprends Boris et lui parle doucement.

- Boy, on se rappelle demain.


Puis je raccroche et j’ouvre la porte pour me retrouver devant Aysha.

- Hello ! dit-elle joyeusement, complètement à l’opposé de la dernière fois qu’elle


est venue.

- Salut ‘tite sœur, réponds-je avec prudence. Ça fait longtemps.

- Ben oui, dit-elle en entrant et me dépassant. C’est pour ça que je suis là. Et
regarde, j’ai ramené du chinois. T’as pas encore dîné j’espère ?

Je la suis lentement dans le salon pensant aux paroles de Boris.

- Euh non pas encore. Mais il est à peine 19h alors…

Elle me répond en posant le sac de nourriture sur la table avant de s’assoir.

- Et alors t’as pas faim ? Moi je crève la dalle.

- Je ne me suis pas encore réhabitué à manger tôt mais ok…

M’asseyant sur un autre fauteuil, je la regarde alors qu’elle enlève son manteau et
son écharpe, comptant visiblement se mettre à l’aise.

- Tu vas bien sinon ? lui dis-je. Je n’ai pas eu le temps de te voir à Dakar.

- Oui, je suis rentrée tôt, répond-t’elle vaguement. Akh je suis fatiguée, j’ai fini tard
ce soir tu vois.

- Pourquoi tu n’es pas rentrée alors ?

- Ben parce que tu me manquais. Ça fait longtemps qu’on n’est pas sorti, je ne t’ai
pas manquée moi ?

Là, je la regarde plus attentivement. Elle agit comme si absolument rien n’était
arrivé… A quoi joue-t’elle exactement ? Je ne réponds pas à sa question et change
intentionnellement de sujet, en souriant mine de rien.

- On aurait pu se voir à Dakar si t’étais venue à mon mariage, par exemple.

-…

- Boris m’a dit que tu devais rester deux semaines au moins. Pourquoi tu es
revenue plus tôt?

- J’avais des choses à faire. Bon on mange ? Tiens ça… Tu me passes la


télécommande s’il te plait ? Je ne veux pas de ton sport là.

Je prends lentement les baguettes qu’elle me tend puis lui donne la


télécommande, me demandant toujours ce qui se passe. Peut-être qu’elle a
finalement réfléchi et décidé d’oublier ses sentiments pour moi, afin qu’on soit
simplement amis ?

Peu convaincu moi-même par ma supposition, je joue quand même le jeu tout en
gardant mes distances, ne sachant surtout pas ce que je peux faire d’autre. Au fil
de la soirée, devant une émission culinaire le genre que nous aimons tous les
deux, l’atmosphère entre nous devient comme elle l’était avant, quand on se
retrouvait. Aucune évocation des derniers événements, rien que des échanges
banals et agréables, ce qui je l’avoue me fait me sentir moins seul.

Mais quand je vois mon téléphone clignoter sur la table, je me redresse


hâtivement, n’attendant que ça. C’est un message d’Abi : « Coucou. Tes cousins
viennent de partir, tu peux m’appeler ».

Me levant aussitôt avec le téléphone, je pars en disant à Aysha :

- Je reviens, je vais passer un coup de fil.

Sans prêter attention à sa réponse, j’appelle ma femme en entrant dans ma


chambre et refermant la porte pour m’allonger sur le lit. La voix lasse, elle me
répond :

- Allô.

- Madame Kébé, t’as l’air fatiguée.

- Je le suis. J’ai enchainé direct sur la cuisine après le boulot.

- Mais pourquoi tu n’as pas laissé Khady cuisiner ?

- Pour recevoir tes cousins ? Non, quand même pas. T’inquiète, je ne vais pas me
coucher tard. C’est la reprise qui est plus difficile qu’autre chose.
- Ben ça c’est parce que tu le veux babe. Ton père t’a proposé de prolonger tes
vacances.

- Ah non je ne veux pas ça. Tout le monde sait que je suis sa fille maintenant, je n’ai
pas envie qu’on croit que je suis privilégiée.

- … Yep, t’as pas tort… Tu me manques sinon.

- Et alors, tu peux pas revenir non ? Sérieux, je ne pourrai pas attendre plusieurs
semaines.

- Ah non, évite de me tenter comme ça. C’est assez dur déjà.

- Mais je veux te voir moi, dit-elle d’une petite voix boudeuse.

- Euh c’est à Anna que je parle là ? Baby passe-moi maman s’il te plait.

Elle se met à rire et je souris, heureux. Je n’arrive toujours pas à m’habituer au rire
de la sereine fille que j’ai connue il y’a trois ans, il me fait toujours le même effet,
satisfait de savoir que je peux le provoquer.

Et là j’ai encore plus envie de la voir… Soupirant de ras-le-bol, je fais avec le peu
que j’ai, essayant d’en savoir le plus possible.

- Raconte-moi ta journée, ça a été comment au boulot ?


- Long ! Tout est long en ce moment. A même pas 11h j’avais envie de jeter tous
les documents devant moi, éteindre l’ordinateur et sortir. N’importe où du
moment que je sors.

- Tiens tiens, je connais ce sentiment…

Nous causons ainsi longtemps et alors que je lui raconte le moment de ma journée
où je rentre chez moi, je me souviens en même temps de ma visiteuse.

- Au fait Aysha est là.

- Là ? Où ça, chez toi ?

- Oui, dans le salon. Je commençais à l’oublier.

- Qu’est-ce qu’elle fait chez toi ?

- Rien de spécial. Elle est passée me voir.

-…

- Baby ?
- Hum ?

- Qu’est-ce qu’il y a… Ça te dérange qu’elle soit là ?

- Ben non mais bon, il est presque 22h là.

- Je sais mais elle est arrivée y’a trois heures… Ecoute si ça te dérange, je peux lui
dire de partir sans problème.

- Pour qu’elle me déteste encore plus ? Non merci. Est-ce qu’elle t’a parlé de moi ?

- Non. J’ai essayé mais elle esquive à chaque fois.

- Je vois, dit-elle déçue. Et vous parlez de quoi alors ?

- De rien de spécial. On passe juste la soirée devant la télé.

- Okay…

Malgré ce qu’elle dit, je vois que ça l’embête et décide d’interrompre la soirée avec
Aysha. En attendant, pour faire oublier à ma femme, je change de sujet :

- Anna est couchée je suppose ?


- Oui.

- Je ne peux pas lui parler alors, elle m’en voudra c’est sûr.

- Appelle avant qu’on parte demain matin, elle te pardonnera vite. Bon ça fait
longtemps qu’on est au téléphone, je te laisse avec Aysha… Moi je vais prendre
une douche et me coucher.

- Eum, je peux la prendre avec toi ? On ne l’a pas encore fait sous la douche…

J’entends le sourire dans sa voix quand elle répond :

- Là c’est toi qui me tentes pour que dalle. Allez, à demain.

- Ok. Envoie-moi un texto si t’arrives pas à dormir. Je t’aime.

- Je t’aime aussi.

Rejoignant Aysha dans le salon, je la trouve rhabillée de son manteau et prête à


partir, le visage fermé.

- Tu rentres ? lui dis-je.

- Oui il se fait tard, répond-t’elle sèchement.


- Désolé, je ne me rendais pas compte que ça durait. Je parlais avec Abi… Tu veux
que je te dépose ?

- Non merci. Bye.

Ne faisant pas attention à son ton sec, je la raccompagne jusqu’à la porte et elle
sort aussitôt sans se retourner.

Elle est vraiment difficile quand même… Mais tant mieux qu’elle parte.

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***Abibatou Léa Hannan Kébé***

Fini de faire semblant. Je n’aime pas mais alors pas du tout le fait qu’Aysha soit en
ce moment même avec mon mari, quelles que soient les raisons. Je fais confiance
à Majib mais je n’aime juste pas ça. Elle ne veut pas me parler mais alors qu’est-ce
qu’elle fait avec mon mari ?! Si encore c’était pour discuter de notre « problème »,
je comprendrais…

Je suis consciente du fait d’être jalouse en ce moment mais ça m’est


complètement égal. Elle a de la chance d’être ma sœur, si c’était une autre
personne je verrais déjà comment m’occuper de son cas. Ce ne serait pas la
première fois que je me débarrasserais d’une fille qui prend trop de place.

Mais sœur ou pas, qu’elle soit avertie, si jamais elle essaie de séduire mon mari,
elle aura affaire à moi…
*

* belle-sœur attitrée ou première « ndjeuké » en wolof : c’est traditionnellement


un titre honorifique qu’on donne à une personne qui n’est pas forcément la sœur
du marié.

* drianké : dame (jeune ou moins jeune) avec des rondeurs là où il faut et bien
marquées, historiquement très séduisante

* yaye boye : peut se traduire en maman chérie (dit pour faire plaisir)

* gathie ngalama : félicitations ou bravo dans un sens plus glorifiant.

* Sokhna : autre titre honorifique pour les femmes.

* Machallah : façon de glorifier Dieu.

Partie 63 : Jeux d’adultes…

8 mois plus tard

***Ndèye Marie Touré Hannan***

Laissant Boris finir de dîner après son coup de fil avec Majib, je me lève en prenant
mon téléphone mine de rien pour aller dans la cuisine. Après avoir pris soin de
fermer la porte, j’appelle vite Abi.
- Belle-sœur à moiii ! lui dis-je en trainant les mots, jouant la séduction.

- Ma femme à moiiii ! répond-t’elle sur le même ton.

- Haha t’es tellement bête.

- Hé c’est toi qui as commencé. Alors quoi de neuf ?

- Bof, à part courir à droite et à gauche, rien de spé. Et toi ?

- Même galère mais à Dakar, au soleil ! Donc ça va. J’ai eu Virginie au téléphone
tout à l’heure.

- Oui elle m’a dit. Miss je t’appelle vite fait avant que Boris s’en aperçoive là. Juste
pour que tu saches que ton mari arrive à Dakar demain.

- Quel demain ?! dit-elle surprise.

- Demain, demain. Il vient juste de le dire à Boris.

- Majib, je ne sais pas quoi faire de lui quoi. Je lui avais dit d’arrêter ses venues-
surprises.
- Il vient hein. C’est pour ça que je te préviens comme je t’avais promis.

- En plus, je lui ai parlé tout à l’heure et j’étais loin de me douter qu’il se préparait
à venir. Là, quand il va m’appeler, il me racontera encore des bobards pour me
perdre. Tu sais à quelle heure il arrive ?

- Il part très tôt apparemment, donc à mon avis par le vol qui arrive vers 15h. Donc
voilà, tu es prévenue.

- Merci Ndèye. Comme il est têtu, cette fois, il va voir. Faut que je lui donne une
leçon.

- Hahaha je te fais confiance. Bon je te laisse, je vais finir de manger moi avant que
l’autre se doute de quelque chose.

Après avoir raccroché, je sors vite de la cuisine et tombe nez à nez sur Boris qui me
regarde avec méfiance.

- Tu faisais quoi ?

- Comment ça je faisais quoi ? dis-je en cachant vite le téléphone derrière moi. Tu


m’épies maintenant ?

- Qu’est-ce que tu caches ?


- Rien. Boris… non !

Il s’est rapproché de moi et, me collant à la porte, réussit à attraper ma main


derrière pour prendre le portable.

- Tu parlais à qui ? demande-t’il en regardant l’écran.

- T’es qu’une brute !

- Mouai comme si t’aimais pas ça…

Il me fait un rapide bisou puis me libère regardant toujours l’écran. L’abandonnant


à sa fouille, je vais vers le salon et l’entends me dire :

- C’est qui ça ?

- Je parlais à ta sœur Boris, réponds-je sans me retourner. Lâche-moi maintenant.

- Non. Lui c’est qui.

Remarquant son ton changé, je me retourne pour le regarder et vois que sa tête
aussi a changé, beaucoup plus sérieuse. Inquiète, je lui demande :

- De qui tu parles ?

Il se rapproche puis me montre l’écran et là… cata. C’est Baba… Un message Skype
venant de lui. Un instant déboussolée, je bégaie :

- Ben… c’est un ami… Pourquoi ?

- Un ami. Qui t’appelle « mon cœur ».

- Et alors, ris-je nerveusement. Ça ne veut rien dire.

Il me fixe attentivement puis ramène le téléphone devant ses yeux… Là, non. Si je
le laisse faire, il va trouver les autres messages que j’avais complètement oubliés.
Vite fait, je lui reprends le téléphone des mains.

- Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne vas pas fouiller dans mon portable quand même.

- Donne-moi le téléphone.

- Pour quoi faire ? T’es sérieux ? C’est mon téléphone.

Je le quitte aussitôt pour retourner dans le salon où il me suit.

- Qui est cet ami ?

- C’est un ami. Tu veux connaître tous mes amis maintenant ?

- Un qui se montre si familier avec toi, oui. Je ne plaisante pas Ndèye Marie, dis-
moi qui c’est.
- Ok. C’est un vieil ami, un…cousin lointain du Sénégal. Content ?

- Un cousin. Comment ça se fait que je ne le connaisse pas ?

Déjà rassise à table, il vient se mettre face à moi, montrant qu’il n’en a pas fini avec
ses questions. Je soupire en lui répondant :

- Je ne pensais pas devoir te parler de toutes mes relations, ok ? Si tu veux savoir,


je l’avais complètement perdu de vue avant notre dernier voyage à Dakar. On s’est
croisé au Casino je crois. Je ne suis même plus sûre.

- Et pourquoi tu ne me l’as pas dit ?

- Parce que ce n’est pas important Boris, tout simplement ! Il n’est pas la seule
personne que j’ai croisée quand même, tu veux une liste ?

Me fixant d’un regard peu convaincu, il ne dit quand même plus rien et va s’asseoir
sur le canapé, m’ignorant.

- Tu fais ton jaloux ? lui dis-je.

Il ne réagit pas… En temps normal, je me serais levée pour le rejoindre et lui parler
jusqu’à ce qu’il ne soit plus en colère mais là, je ne peux pas. En fait, je suis peu
fière de moi. Je n’en reviens pas d’avoir menti aussi naturellement. Baba est loin
d’être un ami ordinaire. C’est mon ex, mon amour d’enfance, ma première fois et
la plus longue relation que j’aie eue. Il n’est pas au Sénégal comme je l’ai dit mais
au Canada. J’ai déjà parlé de lui avec Boris et c’est justement pour ça que j’ai
menti. Si je lui dis qui il est, il va trouver encore plus suspect le fait qu’il m’appelle
« mon cœur ». La vérité c’est que Baba, divorcé depuis quelques mois, s’est tout
d’un coup remis à m’appeler et m’écrire, bien que sachant que je suis mariée. Et
moi je le laisse faire… Je ne sais même pas pourquoi. Je pense que je le prenais
pour un jeu sauf que là je viens quand même de mentir à mon mari à propos de
lui…

Ne me rendant malheureusement pas compte que ce n’est que la première étape


d’une escalade qui me coûtera cher. Si seulement, à cet instant-même, j’avais dit la
vérité. Tout ce qui m’arrivera ensuite aurait pu être évité…

*******************

*******************

Le lendemain

***Abdoul Majib Kébé***

A peine mes bagages posés, je ressors de ma chambre et vais trouver ma grand-


mère en bas.

- Grand-Ma t’as les clés de ma voiture ?

- Oui dans ma chambre, le tiroir habituel.

- Ok merci. Je vais chercher Abi, ne nous attendez pas pour dîner.


Après avoir récupéré les clés, je prends la route pour retrouver ma femme, pressé
de la voir. Je souris déjà à l’idée de la tête qu’elle va faire en me voyant. Elle va être
en colère et va me taper rageusement dessus en rouspétant, comme la dernière
fois où je l’ai fait sortir d’une réunion, et la précédente où je l’ai trouvée en plein
sommeil, un vieux foulard moche sur la tête. Je sais qu’elle déteste ça que je la
surprenne, le problème c’est que ça me donne encore moins envie d’arrêter.
J’adore la partie où je fais tomber sa colère…

Arrivé dans l’entreprise où on me connait déjà bien à la réception, je vais


directement dans son bureau et frappe à la porte. N’ayant pas de réponse et
n’entendant rien à l’intérieur, j’entre sans être invité. Elle n’est pas là…

- Abi ?

Je regarde vite fait autour puis ressors pour aller voir l’assistante du service.

- Salut Mlle Diop.

- Ah M. Kébé, bonjour. Vous allez bien ?

- Très bien et vous ?

- Ça va merci. Je ne savais pas que vous étiez à Dakar.

- Je viens juste d’arriver. Vous savez où est ma femme ?

- Abi ? Non je ne l’ai pas vue depuis hier.


- Ah bon ? Elle est en mission ?

- Ah non du tout, elle devait être là normalement. Mais hier, elle m’a demandé de
lui faire une réservation puis elle est partie en début d’après-midi. Je ne l’ai pas
revue ce matin.

- Ok. Bon je vais l’appeler. Merci.

Je sors des locaux et essaie de joindre Abi avec mon numéro anglais pour ne pas
gâcher la surprise. En vain, ça sonne dans le vide. J’insiste plusieurs fois et finis par
tomber directement sur son répondeur. Elle a éteint son téléphone ?

Trouvant ça un peu curieux, j’appelle ma grand-mère.

- Dis Grand-Ma, tu sais où est Abi ?

- Elle n’est pas à son bureau ?

- Non elle n’est pas venue aujourd’hui apparemment.

- Ah ? Non, je ne sais pas où elle est. Elle ne m’a rien dit, je ne l’ai pas vue depuis
hier matin quand elle est partie au travail.

- Je ne comprends pas, elle n’est pas rentrée le soir ?


- Non, mais sûrement quand on dormait déjà. Et ce matin, elle est partie très tôt
car je ne l’ai pas vue non plus.

- Ah bon ?

Je ne comprends pas. L’assistante vient de me dire qu’elle a quitté le bureau en


début d’après-midi hier, donc elle devait rentrer tôt normalement… Voyant que je
ne dis rien, Grand-Ma demande :

- Tu as essayé de l’appeler ?

- Oui. Et Anna alors, qui l’a emmenée à l’école ?

- Khady. Abi le lui avait demandé.

- Ok… Bon je te laisse, je vais voir où elle est.

- D’accord. Ne rentrez pas trop tard.

Je raccroche alors qu’une certaine inquiétude m’a gagné. J’essaie encore une fois
de joindre Abi et obtiens le même résultat, puis j’appelle Maï. Malheureusement
elle non plus ne sait pas où est ma femme. Elle me dit ne pas avoir eu de ses
nouvelles depuis deux jours.

Ce qui me parait surtout bizarre dans tout ça, c’est que j’ai moi-même parlé à Abi
hier soir et elle ne m’a rien dit du tout à propos d’une quelconque absence au
travail ou à la maison. Qu’est-ce qui a pu se passer ? Là, je m’inquiète
sérieusement, priant pour qu’il ne lui soit rien arrivé. Après quelques minutes
debout dehors, cherchant quoi faire, je retourne au bureau de Mlle Diop qui sourit
gentiment en me voyant arriver.

- Vous avez pu la trouver ?

- Pouvez-vous me dire où elle a réservé ? réponds-je, ignorant sa question.

- Euh, répond-t’elle hésitante. Je n’ai pas le droit normalement mais… attendez.

Elle fouille dans ses documents et en sort un post-it.

- Voilà. Hôtel Virage pour une nuit.

Hôtel ?! Qu’est-ce qu’Abi fait dans un hôtel ? Faisant tout pour ne pas laisser
paraître mon trouble, je remercie l’assistante et repars. Je connais cet hôtel, je vais
aller voir là-bas même si je doute qu’elle y soit. Seulement, c’est ma seule piste et
je ne peux définitivement pas aller l’attendre à la maison sachant que je ne serai
pas tranquille une seconde.

Arrivé à l’hôtel, je vais à la réception et décide de mentir pour savoir rapidement


ce que je veux.

- J’ai rendez-vous ici avec Mme Kébé. Je peux avoir le numéro de sa chambre s’il
vous plait ?

- Mme Kébé… ? Attendez… Désolé monsieur, il n’y a pas de Mme Kébé enregistrée.
- Vous êtes sûr ? Cherchez Abibatou Hannan.

- Ah Abi ! Si elle est là… Mais vous êtes sûr que vous avez rendez-vous ? Parce
que…

L’air embêté, il arrête de parler. Cachant mal l’irritation qui commence à poindre
dans ma voix, je lui dis :

- Parce que quoi ?

- Non, rien, ça ne me regarde pas. Elle est en chambre 13, premier étage.

- Ok, merci.

Je le quitte dans un état encore moins tranquille. Abi est donc là et la réaction de
ce réceptionniste dont je reconnais la tête d’ailleurs, ne me rassure pas du tout. De
plus pourquoi s’enregistrer avec son nom de jeune fille ? Bon, je ne veux pas me
faire des idées, elle a sûrement une bonne raison d’être ici.

Quand je toque à la porte de la chambre 13, je n’ai d’abord aucune réponse, mais
j’entends une petite musique derrière. Mon coeur battant plus vite, je toque à
nouveau fort. Là, j’entends sa voix :

- Chéri, y’a quelqu’un à la porte. Tu vas ouvrir ?

Que… Qui… Quoi ?!! Je ne rêve pas, c’est bien la voix de ma femme !
Tapant encore plus fort, je crie, toute retenue m’ayant quitté :

- Abi, ouvre cette porte !

-…

- Abi !!

J’entends des bruits de pas et durant un temps qui me parait interminable, la porte
ne s’ouvre pas. Elle ne peut pas faire ça ! Non, non, ce n’est pas possible. Y’a une
explication, ce n’est juste pas possible ! Je continue de taper sur la porte comme
un malade, jusqu’à ce qu’elle s’ouvre sur ma femme, qui me regarde l’air apeurée.

- Majib ?

A peine le temps de remarquer la tenue légère qu’elle porte, j’entre en trombe


dans la chambre l’obligeant à reculer.

- Il est où ? crie-je.

Sans attendre sa réponse, je fais à grands pas le tour de la chambre, entre et sors
de la salle de bain, n’écoutant pas Abi protester.

- Majib qu’est-ce que tu fais ici ? Je ne savais pas que…

- Où il est Abi ?!!

- Mais que…
- Dis-moi où il est !

Au lieu de me répondre, elle se retourne pour fermer la porte. Non mais elle se
fout de moi ?! A cet instant, je n’ai qu’une envie, l’étrangler !

Me retournant à nouveau, je me penche pour regarder sous le lit. Personne.


Quand je me relève pour faire face à Abi, je vois un sourire amusé sur son visage.

- Qu’est-ce que tu cherches Majib ?

- Qu’est-ce que je…

Je m’arrête et prends une grande inspiration tellement je suis énervé. Ne


réfléchissant même pas au pourquoi de son sourire, je lui demande bêtement :

- Abi, à qui tu parlais ? Je veux savoir tout de suite !

- Moi ? Mais à personne, je suis seule ici.

-…

- Tu vas bien chéri ? On dirait que tu vas avoir une attaque.

Là, elle pouffe de rire, posant sa main sur la bouche pour se retenir. Petit à petit, ça
commence à se faire clair dans mon esprit. La garce…
- Tu savais que je venais n’est-ce pas ? dis-je, bien que non complètement rassuré.

Trop hilare, elle n’arrive pas à répondre.

- Tu m’as tendu un piège.

- T’es…haha… trop drôle !

- Toi je vais te…

Lui saisissant les pans de sa robe de chambre, je l’attire à moi, menaçant, alors
qu’elle est morte de rire.

- Ne me refais plus jamais ça, Abi.

- Tu vois ce que ça fait non ? Bien fait pour toi.

- Petite garce, tu sais à quel point je me suis inquiété ? J’ai ameuté tout le monde.

- Et ? Ils t’ont dit que j’avais disparu depuis hier n’est-ce-pas ?

- Oh, elles étaient dans le coup c’est ça ?

- Oui. Même Grand-Ma... Et Fallou aussi, à la réception.


- Vous êtes pas possible, dis-je en me tapant la tête. Vous m’avez bien eu ! J’ai eu la
peur de ma vie.

- Bien. J’espère que ça te servira de leçon, la prochaine fois tu me préviens avant


de venir.

Je l’observe, cachant mal mon soulagement. La peur que j’ai eue…

Calmé, je l’attire à moi et lui dis sur un ton menaçant, la regardant droit dans les
yeux.

- Tu sais que tu vas le payer, n’est-ce-pas ? Tu vas être punie pour ça…

- Ah ouai ?

Retirant mes mains, elle marche lentement à reculons en défaisant sa robe de


chambre en soie rouge qu’elle laisse glisser au sol, découvrant ainsi ses sous-
vêtements noirs tellement fins que sa peau transparait dessous.

Ensuite elle monte à quatre pattes sur le lit, rampant jusqu’à s’asseoir sur ses pieds
jambes écartées, me laissant voir tout un spectacle.

Le doigt entre les dents, elle dit d’une voix diablement sexy :

- Fais-moi mal chéri…

Je reste un instant sur place, hypnotisé, parcourant lentement son corps des yeux,
de sa bouche entrouverte au string qui ne couvre presque rien. Même le plus saint
des saints ne pourrait résister à cette invitation…
Je fais un pas vers elle et elle s’allonge lentement sur le dos, relevant ses genoux
dans une position plus qu’accueillante. Arrivé devant elle, je passe une main sur sa
cuisse, l’effleurant à peine

- Tu es sûre… « Serigne Babacar » ?

- Majib ! dit-elle fâchée.

J’éclate de rire. Ça a été plus fort que moi. Elle me file un coup de pied, se
départissant de toute son attitude séductrice.

- Tu vas arrêter avec ça ?

- J’ai pas pu m’empêcher, c’était trop tentant.

- Pfff tu ruines l’ambiance séduction là.

Me reprenant, j’inspire fort en caressant son pied pour lui dire sérieusement :

- Non…Rien ne peut ruiner l’effet que tu as sur moi.

Elle sourit et je me penche pour embrasser un à un ses orteils, lentement, tout en


lui caressant la jambe. Se redressant un peu, elle tire ma main.

- Viens, dit-elle lassivement.

Je m’exécute et goûte enfin à ses lèvres. On a vraiment trop parlé… Elle pose ses
mains sur mon visage m’attirant encore plus, gémissant, l’air aussi excitée que moi.
Finies les plaisanteries, les jeux d’adultes sont ouverts…

Pressée, Abi introduit ses mains sous mon col et déboutonne rapidement ma
chemise avant de la repousser. Je me laisse faire, encore plus excité par son
engouement. Elle dézippe ensuite mon jean et me pousse à m’allonger sur le dos
pour l’enlever, prenant tout son temps. Quand je suis débarrassé de tous mes
vêtements, elle s’allonge le long de mon corps et m’embrasse encore puis retire
ses lèvres. Je sens avec surprise son doigt glisser sensuellement dans ma bouche.
Du chocolat… Elle me lèche les lèvres, puis introduit sa langue dans ma bouche
prenant sa part. Ensuite, avec une extrême sensualité, glisse ses lèvres sur ma
peau, mon cou, mes oreilles, suçotant et mordillant. Je lui tiens la taille et lui
caresse le dos mais j’ai bien compris. Elle veut mener la danse et je n’ai aucune
objection…

Les yeux mis-clos, je perçois sa main aller sur le côté pour revenir se glisser
lentement tout le long de mon ventre, y laissant une substance crèmeuse. Le
chocolat... Mon désir est à son paroxysme, je devine la suite... Voir ma femme
penchée entre mes jambes, embrassant et passant sa langue sur mon ventre dans
une dégustation de la moindre parcelle qu’elle atteint, au rythme de la musique
basse, est pour moi tel un acte d’adoration. Damn, les choses que j’ai envie de lui
faire…

Quand elle atteint enfin sa cible, au moment où je ne peux plus attendre, elle
l’enduit généreusement de sa douceur du jour puis la léchouille, avant de la
prendre avec une telle gourmandise qu’un râle sort de ma gorge. Le reste est
flou…

De longues minutes plus tard, elle revient se lover contre moi et je serre son corps,
comblé. Légèrement grisé par la fatigue de cette journée qui a commencé très tôt,
je l’embrasse doucement et recule pour mieux la regarder.

- Tu es terrible tu sais ?
- Tu m’as manqué tu sais ?

- J’ai remarqué… Toi aussi, tu m’as manqué.

Je l’embrasse encore et mes paupières se ferment…

****************

Lorsque je me réveille, le crépuscule proche se devine par la fenêtre derrière les


rideaux. Abi est profondément endormie son dos collé contre mon torse et sa tête
posée sur mon bras. Un drap qu’elle a dû mettre sur nous, nous couvre tous les
deux. Encore un peu fatigué, je ferme les yeux, cherchant la force de me lever pour
prendre une douche puis rattraper mes prières, mais mon coeur est plutôt partagé
entre l’envie de me rendormir et celle de réveiller ma femme. Le temps de prendre
une décision, je lui caresse doucement le ventre. Réagissant inconsciemment, elle
bouge un peu et, à mon grand dam, se retrouve le bassin collé au mien. Ce qui finit
de me décider… A présent bien réveillé, je pousse la caresse plus loin, le désir à
nouveau au rendez-vous. Elle bouge encore et gémit, les yeux fermés.

- Humm…

Lui effleurant l’épaule des lèvres, je continue de la caresser comme elle l’aime, la
sentant s’exciter sous mes doigts. Elle se cambre en arrière et tourne la tête,
cherchant mes lèvres. Mon autre bras à présent libre, je le glisse sous son corps et
empoigne son sein, la tenant ainsi de tous les côtés et mêlant ma langue à la
sienne dans un baiser profond. Elle pousse de petits gémissements sensuels au
rythme de mes doigts. Sentir son plaisir me galvanise à un point que j’ai envie d’en
faire plus. Retournant son mince corps sur le dos, je passe au-dessus d’elle et lui
embrasse lentement la peau, en descendant. Lui empoignant les fesses, je caresse
de ma langue le cœur de son triangle sacré, mon trésor. Elle pousse un long
gémissement posant les mains sur ma tête et se cambrant brusquement. Loin de
m’arrêter, je la maintiens plus fermement par les hanches, tout en restant léger sur
elle. Sa beauté, son goût… Ils sont uniques, parfaits et miens.

Je prends mon temps et je lui donne du temps, tout le plaisir dont elle a besoin,
toute la douceur dont je suis capable en ce moment, sachant que je ne pourrai pas
l’être tout le temps… Quand son souffle devient plus saccadé et que ses doigts
empoignent furieusement les draps, je me relève vite et la retourne fermement
sur le ventre puis, relevant son bassin à ma hauteur, la force à se cambrer
agenouillée. Le temps de prendre position et je la pénètre d’un coup sec. Elle
pousse un grand cri en soulevant la tête. Un peu inquiet malgré l’excitation, je lui
caresse le dos.

- Ça va ?

- Oui, halète-t’elle. Continue…

Je ne me le fais pas dire deux fois. Tenant fermement ses hanches, les yeux fixés
sur le bijou brillant sur sa peau, je la chevauche dans un mouvement tantôt rapide,
tantôt très lent, jouant avec son corps comme j’en ai envie. Elle m’appartient… Je
me sens la posséder, soumise, à ma merci, ses cris témoignant de son
consentement. Dès que je ralentis, elle prend la relève dans un mouvement
furieux, déchainée et suppliante, gémissant mon nom. Saisi d’un instinct
dominateur, je m’arrête et lui tire les cheveux en arrière, pour voir son visage. Les
yeux à peine ouverts, se mordant la lèvre inférieure, ses traits sont déformés
comme si elle souffrait. Elle me supplie en haletant.

- S’il te plait chéri, encore… B****-moi !

Ne répondant pas immédiatement à sa demande, je me penche et lui embrasse le


dos mouillé de transpiration, essayant surtout de reprendre mon calme pour me
retenir de jouir. Elle me rend fou… J’adore ce côté de sa personnalité qui n’a
aucune pudeur, aucune limite quand il s’agit d’exprimer son désir, sa gourmandise.
Tellement différente de l’image froide que connait le reste du monde… Pressée,
elle bouge son bassin, se cambrant encore plus fort et là je ne peux plus me
retenir. Je vais si fort et si vite en elle qu’elle ne tarde pas à pousser un long
hurlement, rapidement accompagné par ma propre voix…

***

C’est irréel. Ce n’est pas possible d’éprouver autant de plaisir… Abi se laisse
tomber sur le ventre et je la rejoins, sentant ses cuisses tremblantes sous les
miennes. Les yeux fermés, elle ne fait plus un geste, son corps se soulevant
uniquement au rythme de sa forte respiration. Moi-même vidé, je me tourne sur
le dos nous laissant reprendre notre souffle, tous les deux transpirant. Quand je
parviens à retrouver du calme, je me tourne pour la regarder et elle me sourit puis
s’approche posant la tête sur moi.

- C’était trop…bon !

- Et gratuit. Ne me remercie pas.

- Prétentieux !

- Ben quoi, j’ai pas fait tout le travail peut-être ?

- Je ne me rappelle pas t’avoir entendu te plaindre.

- Ok, j’admets, c’était pas trop mal.


Elle me donne un coup sur le ventre et j’éclate de rire en la renversant, puis
l’embrasse, heureux.

- J’ai a-do-ré… C’est bon, je peux aller prendre ma douche ?

- Oui vas-y. Il est tard et je n’ai pas encore fait la cuisine.

- Où ça ? A la maison ?

- Non, à l’église. Où veux-tu que je fasse la cuisine ? Chez nous bien sûr.

Je fronce les sourcils en la regardant.

- Chez nous… Tu ne crois pas t’en sortir comme ça quand même. On est ici, on y
reste ma chère.

- Comment ça on y reste ? Tu viens d’arriver, Anna ne t’a même pas vu encore.

- On l’appellera. Donc t’as réservé pour aujourd’hui seulement je suppose.


J’appelle la réception.

Aussitôt dit, je m’assois et prends le téléphone tandis qu’Abi proteste.

- Majib, il faut qu’on rentre…


- Allô ?

- Oui, M. Kébé.

M. Kébé. Donc il me connait bien lui…

- Je veux réserver pour deux nuits supplémentaires, c’est possible ?

- Deux nuits ?! crie Abi.

- Attendez, répond Fallou. Je regarde… Oui c’est possible. Jusqu’à dimanche alors ?

- C’est ça. Même chambre. Merci.

Après avoir raccroché, j’écoute ma femme qui continue de protester.

- Majib, on ne peut pas rester jusqu’à dimanche. Les grands-parents nous


attendent et Anna sera seule et…

- On va rester babe.

- Mais on n’a même pas de vêtements !

- Qui a besoin de vêtements ? Arrête de parler et viens prendre une douche avec
moi.
Je saute aussitôt du lit en lui filant une claque sur les fesses, ignorant son air fâché.
N’empêche, deux minutes plus tard, elle me rejoint et repart aussitôt la danse…

*****************

Le dimanche

Me réveillant d’une énième sieste en début d’après-midi, je tombe sur Abi qui,
assise sur le lit couverte d’une serviette, m’observe fixement. Clignant des yeux, je
lui dis en baillant.

- T’es bizarre… On dirait un fantôme.

- Tu te rends compte qu’on n’a pas quitté cette chambre depuis vendredi ?

- Je ne m’en plains pas. Je resterais bien un jour de plus…

- Quoi ?! dit-elle en se levant. T’es malade.

Je ris en lui attrapant le bras avant qu’elle ait le temps de partir.

- Je rigole. Viens.

Elle se laisse faire en se couchant contre moi. Je sais qu’au fond, elle non plus n’a
pas envie de rentrer mais tout comme moi pense aux responsabilités qui nous
attendent. La réalité est toujours là dehors… C’est vrai qu’on n’est pas sorti une
seule fois et surtout on a perdu toute notion du temps, mangeant seulement
quand on a faim, juste en appelant le room service. L’essentiel de notre temps s’est
passé au lit, à faire l’amour, dormir, refaire l’amour, discuter… A nous promener
aussi nus qu’à la naissance entre la chambre et la douche, les seules fois où on
s’est rhabillé étant pour ouvrir à un serveur, ou pour prier. Enfin, cette dernière
partie me concerne plutôt moi… D’ailleurs, ça me rappelle que je comptais lui en
parler. Mais la connaissant, mieux vaut y aller prudemment…

- Je peux te poser une question ?

- Huhun.

- Je ne t’ai jamais vue prier.

- … J’attends la question, répond-t’elle après un instant.

- La question c’est pourquoi ?

- Pour rien. Je ne suis pas habituée c’est tout…

- Pour rien… Bon, il faut que je t’explique certaines choses baby, après t’en fais ce
que tu veux. T’es ok ?

Elle hoche la tête en soupirant, visiblement peu encline à écouter ce que j’ai à lui
dire. Mais je le fais quand même, depuis le temps que j’en avais l’intention. Je lui
fais un long sermon sur la religion, l’importance de la pratiquer, ce qui m’a
emmené moi-même à la prendre au sérieux malgré le fait que j’aie grandi dans un
pays où c’est beaucoup moins évident qu’au Sénégal. Au début, elle semble peu
s’intéresser à mes paroles mais au fil de l’eau, se montre plus attentive, me posant
même des questions. Je fais attention à ne rien lui faire promettre, ne voulant pas
qu’elle se sente obligée à quoi que ce soit, tout en lui montrant quand même que
ça me ferait plaisir de la voir pratiquer. Je garde espoir. Si elle a arrêté la cigarette,
il y’a moyen de faire quelque chose pour le reste…

Notre très intéressante discussion est interrompue par son téléphone qui se met à
sonner. Elle le prend, regarde l’appelant puis coupe le son avec indifférence avant
de reposer le téléphone. La même scène est arrivée plusieurs fois ce week-end et
j’ai commencé à me dire que ça doit sûrement être la même personne qui insiste.
Pour en avoir le cœur net, je lui pose la question.

- C’est qui qui t’appelle depuis ?

- Ce n’est pas important.

- Abi. Il ou elle n’a pas arrêté d’insister donc je pense que c’est important. Dis-moi
qui c’est.

- Ok, c’est ma mère.

- Ta mère ?! Et pourquoi tu ne réponds pas ?

- Parce qu’elle me s…

- Abi ! L’interromps-je, sachant ce qu’elle va dire.


- Pfff… Elle veut que j’aille les voir.

- Où ça, en Italie ?

- Mais non, elle est ici. Son mari est malade apparemment et il veut me voir pour
je ne sais quoi.

- Et pourquoi tu n’y vas pas ? Ecoute je sais qu’il y’a des problèmes avec ta mère
dont tu ne veux pas me parler et je respecte. Je ne veux pas m’en mêler, mais je ne
veux juste pas que tu aies des regrets.

- Quels regrets ? Bon, on peut changer de sujet stp ?

Voyant qu’elle est irritée, je n’insiste pas bien que je sois convaincu du fait que ces
appels la troublent plus qu’elle ne laisse paraître.

- Ok, tu veux parler de quoi ?

- D’Aysha… Tu la vois toujours ?

- Ben… tu sais déjà , elle vient chez moi de temps à autre. Mais elle ne reste jamais
longtemps, je te rassure.

- Pourquoi tu me rassures ?
- Juste comme ça, réponds-je vaguement.

- Ouai c’est ça. Elle essaie de te séduire n’est-ce-pas ? Ce n’est pas pour rien que tu
ne me parles plus d’elle.

- C’est ta sœur babe, tu ne devrais pas te faire ces idées. Elle n’oserait pas...

- Arrête, elle est loin de me considérer comme sa sœur. Donc oui, elle oserait
essayer de te séduire. Elle le fait déjà et ne me dis pas le contraire stp.

- Mais non, on était encore plus proches avant je t’assure. On se connait depuis
presque toujours quand même.

- Oh arrête ! dit-elle, agacée.

Pour détendre l’atmosphère, je me mets à plaisanter.

- T’es belle quand t’es jalouse sweetheart, mais là c’est ta sœur quand même.

- Jalouse moi ? Tchipp. Je serai jalouse le jour où je penserai que t’en pinces pour
une autre... Et si jamais ça arrive, je te couperai ce que tu sais en petits morceaux.
Tu es prévenu.

- T’es qu’une sauvage en fait, toi.


- Tu ne sais même pas à quel point. Essaie ne serait-ce que de regarder une autre
et tu verras.

- Même pas honte. Continue comme ça et c’est une coépouse que tu auras.

Elle saute aussitôt sur moi en prenant l’oreiller qu’elle me colle à la figure.

- T’as dit quoi ? Répète.

- Avec tes pattes de pigeon là, dis-je en repoussant l’oreiller. Tu ne sais même pas
te battre, je vais choisir une femme qui fera trois fois ton poids pour t’apprendre la
vie.

Assise sur moi, elle se met à me taper dessus en même temps que, la voyant dans
cette position avec sa serviette tombée, je sens l’excitation me gagner. Elle le
remarque aussi et s’arrête, pour se pencher lentement au-dessus de mon visage,
le regard coquin.

- Trois fois mon poids hein ? dit-elle tout près de mes lèvres.

-…

- Je vais te montrer ce que mon poids sait faire…

Aussitôt dit, elle introduit sa main sous le drap pour me saisir. Plus d’humeur à
plaisanter du tout, je pousse un grand soupir, la laissant me caresser. Qu’elle me
montre, je n’attends que ça…

Sentant mon désir à son paroxysme, ses yeux se rétrécissent montrant qu’elle en
est au même point que moi. Elle se redresse et repousse le drap, avant de se
rasseoir exactement là où je l’attendais. Prêt à y aller, je saisis sa hanche mais elle
me repousse la main qu’elle retient sur le drap. De l’autre, elle me prend et
commence à se caresser lentement, les yeux plongés dans les miens. Elle s’y prend
longtemps ainsi, me poussant dans mes derniers retranchements, à essayer de
respecter son choix de ne pas la toucher. Elle veut me dominer… et elle y arrive
sans problème.

Quand elle a assez joué, elle retient mes deux mains sur le lit et descend
lentement sur moi. Une douce torture… Je résiste de toutes mes forces à l’envie de
la renverser sur le lit et d’y aller franco. Elle descend et monte lentement pendant
un long moment puis, l’air de ne plus pouvoir continuer, relâche mes mains et se
tient droite pour commencer une danse endiablée. Là, je n’arrive plus à me retenir
de la toucher. Je lui saisis les seins et caresse ses tétons durcis au même rythme
que ses mouvements. Elle gémit de plaisir en renversant la tête en arrière. Me
redressant, je la soulève tout en restant en elle, ramène ses jambes autour de moi
et quitte le lit pour la coller contre le mur. Là, je prends la relève. Accrochée à moi
comme à une bouée, elle se cambre en écartant les jambes, posant un pied sur la
commode et me laisse ainsi entrer au plus profond d’elle. Je sens l’explosion venir
et fais tout pour me retenir, ralentissant mes mouvements, les ré-accélérant et les
ralentissant à nouveau jusqu’à sentir qu’elle est prête à venir à la longue plainte et
aux mots qui sortent de sa bouche.

- Majib, plus vite bébé, plus vite…

J’accélère pour de vrai alors et elle pousse un long cri, tout son corps se tendant
comme un arc, tandis que j’explose en elle…
****************

Nous ne venons que maintenant, à 19h, de quitter enfin l’hôtel où nous sommes
restés enfermés durant plus de deux jours. Je conduis devant Abi qui avait ramené
sa voiture et, au lieu de prendre le chemin vers la maison, bifurque pour changer
de destination, lui faisant un signal de phare pour qu’elle me suive. Quelques
minutes plus tard, nous nous garons devant la plage la plus proche. Ma femme
descend de sa voiture pour me rejoindre.

- On fait quoi ici ?

- J’ai eu envie de voir le coucher de soleil. Histoire de sortir un peu avant de


retourner s’enfermer à la maison. Non ?

- Bouhou, dit-elle en se moquant. Un vrai romantique toi… Vite fait alors, je bosse
demain et tu m’as épuisée.

Je la prends dans mes bras et nous marchons sur la plage. Quand on arrive devant
l’océan, je l’attire devant moi et tous les deux faisons face aux vagues, collés l’un à
l’autre, inconscients des quelques passants autour de nous.

Nous ne parlons pas pendant plusieurs minutes, profitant du calme et du silence


presque complet. Dans ma tête, je réfléchis depuis tout à l’heure et ma décision
est prise…

- Babe...

- Hum ?
- Quand je reviendrai la prochaine fois… ce sera pour de bon.

- Comment ça ? dit-elle surprise. C’est bon, tu rentres à Dakar ?

- Oui. Je ne supporte plus d’être loin de vous… Je pose ma démission dès que
j’arrive à Londres.

Elle se retourne pour me regarder.

- Tu es sûr ? Tu n’as pas encore finalisé ton projet.

- Vrai, mais ça ne va plus tarder. J’ai besoin de vivre avec vous… J’ai besoin de toi.

Me regardant avec amour, elle sourit doucement et met ses bras autour de mon
cou.

- Moi aussi j’ai besoin de toi… J’ai hâte.

Je lui dépose un bisou sur la bouche puis elle se blottit contre moi, reposant sa
tête sur mon torse. Nous restons là de longues minutes, devant le coucher de
soleil, respirant l’air salé et pur, son corps chaud contre le mien…

J’ai passé d’excellents moments ce week-end aux côtés de la femme que j’aime.
Aussi inoubliables que la première fois et les nombreux autres moments à venir…
mais rien n’égale le sentiment de bonheur simple que je ressens à cet instant.

*******************
Quand nous arrivons à la maison froissés comme pas possible dans nos vêtements
de trois jours, nous allons quand même directement au salon, pressés de voir la
famille. A peine nous entrons qu’Anna court vers moi en criant, au point où je ne
remarque pas au début « l’invitée » qui est parmi nous.

- Ah vous êtes rentrés enfin, dit Grand-Ma.

C’est là que je lève les yeux et vois ma belle-mère assise à côté d’elle.

- Salam tout le monde !

Je remarque qu’Abi, restée derrière moi, ne parle pas et je me tourne vers elle en
même temps que je laisse descendre Anna. Elle est figée sur place, l’expression
fermée. Après avoir discrètement demandé à Anna d’aller voir Khady, je prends la
main d’Abi, l’obligeant à avancer jusqu’à ce qu’on arrive aux autres. Salutations
faites, nous nous asseyons ensemble… Mal à l’aise, je ne sais pas trop comment
me comporter avec ma belle-mère mais essaie au moins de faire la conversation.

- Tu es là depuis quand tata ?

- Depuis deux semaines déjà Majib. Ta grand-mère m’a dit que tu es arrivé
vendredi ?

- Oui en effet mais on était parti en week-end.

- C’est ce qu’on m’a dit. Ça s’est bien passé j’espère ?


- Très bien, merci.

- Votre mère allait juste partir là, dit Grand-Ma. Heureusement que vous êtes
rentrés. Abi pourquoi tu ne nous as pas dit que ton père était malade ?

- Euh…

Voyant qu’elle ne sait pas quoi répondre, je vais à son secours en détournant la
question.

- Ah oui il est malade ? Ce n’est pas trop grave j’espère.

- Malheureusement si, répond tristement sa maman. Il a un cancer…

- Oh… Je suis désolé. Il suit un traitement ?

- Non, plus maintenant…

D’accord. Là, j’ai beau chercher, je ne sais pas quoi rajouter voyant que les choses
sont très sérieuses. Gardant le silence, je laisse les grands-parents échanger
quelques mots de réconfort et d’espoir avec la maman d’Abi. Cette dernière tire
sur sa main que je retiens toujours fermement, sachant qu’elle veut se lever. Au
bout d’un moment, sa mère l’interpelle :

- Abi, j’ai essayé de t’appeler plusieurs fois sans succès. C’est pour ça que je suis
venue, ton père veut te voir.
-…

- Abi, tu ne réponds pas ? lui demande Grand-Ma.

- Euh… ok, je passerai.

- Quand ? insiste sa mère. Il va très mal et…

- J’ai dit que je passerai.

La réponse d’Abi est si sèche que tout le monde tourne le regard vers elle. Je suis
obligé d’intervenir.

- On passera vous voir tata. Vous êtes chez Mame Anna ?

- Non, chez la sœur de mon mari, à Grand-Dakar. Comme il n’est pas tard, peut-
être qu’on peut y aller maintenant, ce sera plus simple.

Là, Abi retire brusquement sa main et se lève.

- Je vais me doucher.

- Ah ? s’étonne Grand-Ma. Abi, tu n’as pas entendu…


- Grand-Ma, l’interromps-je doucement.

Elle me regarde et, comprenant heureusement ce que j’essaie de lui dire en


silence, ne rajoute plus rien. Abi reste un instant debout sans rien dire. Je sais
qu’elle ne veut pas se comporter de cette façon devant mes grands-parents et se
trouve perdue à cet instant. J’hésite alors un peu puis me lève en prenant le
portefeuille dans ma poche. Sortant quelques billets de dix-mille, je les tends à ma
belle-mère.

- Pour le taxi. Désolé, je t’appellerai demain.

Elle les prend sans dire un mot. Quant à moi, je leur tourne le dos en prenant la
main de ma femme qui me suit, et nous sortons du salon.

Personne ne l’obligera à faire ce qu’elle ne veut pas faire. Même si je ne sais pas
quel est le problème avec sa maman et son père adoptif, je devine que ce ne doit
pas être simple et surtout je lui fais confiance. Quoi qu’il se passe, elle m’aura
toujours de son côté…

Partie 64 :

Quelques mois plus tard

***Maïmouna Bah Cissé***

Comme tous les samedis maintenant, Lamine, Saliou et moi sommes à Ouakam
chez la belle-famille. C’est là que nous mangeons, passons une partie de la journée
jusqu’en milieu d’après-midi où nous nous faisons notre programme à deux,
laissant Saliou avec ses grands-parents.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas seuls à leur rendre visite. Hadja et Omar sont
aussi là avec leur petite fille Mariétou. Depuis qu’elle a accepté, ou plutôt été
obligée d’accepter qu’il ne se passerait rien entre elle et mon mari, Hadja et moi
nous supportons plutôt correctement. Elle s’est résignée et, mariée à Omar qui
semble l’adorer et maman d’une adorable fille, semble plutôt heureuse. Omar lui a
non seulement permis de continuer sa formation après l’accouchement, mais la
paie aussi. Depuis qu’il a un boulot stable dans une entreprise de tonton Bachir, la
vie lui sourit. Il est d’ailleurs devenu très ami avec Abi que tous les deux voient
souvent. En bref, tout va pour le mieux.

Venant juste d’honorer le délicieux plat concocté par Sokhna, comme d’habitude
nous restons entre femmes encore assises sur le tapis, tandis que les hommes
regardent la télé de l’autre côté du salon. Alors que nous papotons, mon
gourmand de fils prend sa tété, les yeux levés sur moi et sa petite main potelée
caressant mon visage.

- Tu ne devrais pas le sevrer celui-là ? me dit Sokhna. S’il continue de téter comme
ça, il ne te restera plus que les os.

- Hun, lui réponds-je. Dis-le doucement avant que son père t’entende. Il ne veut
pas de sevrage avant ses deux ans. Puis soyons sérieuses Sokhna, tu m’as bien
regardée ? Je suis loin d’être maigre, donc arrête de te moquer.

- Deux ans c’est ce qui est recommandé pour un garçon, intervient ma belle-mère.
Mais si tu veux arrêter, fais-le, comme ça tu me donneras vite une petite fille.
J’attends toujours mon homonyme moi aussi.

- Chiii tata, déjà ?! Ayez pitié, laissez-moi au moins perdre ce gros ventre et tout ce
poids là.
- Arrête de parler de ton poids ma chérie, tu as toujours été comme ça et c’est ce
qui te va. Et toi Hadja, qu’est-ce que tu attends pour nous faire un autre bébé ?

- Euh, répond celle-ci, de finir mes études déjà non ?

- Quelles études ? Est-ce qu’elles t’ont empêchée d’avoir Mariétou ?

- Non mais j’ai pris du retard quand même. Je préfère en finir, il ne me reste plus
qu’un an.

- Tu as raison, lui dis-je. Je suis de ton côté, on est jeunes, ça ne sert à rien de se
presser.

- Non mais vous deux là, s’indigne tata. Vous voulez m’empêcher d’avoir ma
grande famille comme ça ! Ou bien vous voulez faire comme moi, un enfant
unique ? Ce n’est pas l’idéal hein je vous dis. Faites des enfants, et si vous voulez,
je peux tous les prendre comme ça vous vous occupez de vos études et de je ne
sais quoi encore.

- Haha, en gros on est tes poules pondeuses quoi. C’est ce qu’on va voir.

Tout le monde rigole. Indignée, tata Ami me fait une tape sur la cuisse.

- Impolies que vous êtes. Vous allez voir.


Je ris encore plus, moqueuse, sachant qu’elle n’est pas sérieuse. Elle est adorable
ma belle-mère, j’ai trop de la chance avec elle. On peut parler de tout sans jamais
avoir d’anicroche. Alors que la conversation tourne vite vers son sujet préféré, elle
nous prêchant, essayant une énième fois de nous convaincre les filles et moi de
mettre le voile, Lamine nous rejoint. Se penchant vers son fils qui a terminé de
téter, il le prend dans ses bras.

- Viens là bonhomme, faut pas rester longtemps en compagnie des femmes. On


est des hommes nous.

Rechignant à aller dans les bras de son père, le bonhomme en question commence
à geindre, ce qui me fait rigoler.

- T’as qu’à te faire pousser des seins, comme ça il voudra peut-être être avec toi.

Il me pince l’oreille et s’en va avec son fils qui continue de protester en me


regardant. Tonton Saliou se tourne vers nous.

- Il est où est le thé ?

- Ça arrive, répond tata en levant les yeux au ciel. Sokhna, va chercher le matériel
stp.

- Qui prépare aujourd’hui ? reprend tonton Saliou. C’était trop sucré la dernière
fois, il faut faire attention.

- Parce que c’était moi qui avais préparé, c’est ça ? Si tu veux que ce soit Maï, dis-le
seulement. On a tous compris.
Elle me jette un regard complice et nous rions. Elle a raison, mon beau-père
préfère quand je prépare le thé mais réservé qu’il est, ne le demande jamais
directement. J’interviens pour le rassurer.

- Je m’en occupe aujourd’hui, je ferai attention avec le sucre.

- Plus de trente ans qu’il boit mon thé, nous confie tout bas tata Ami. Et
maintenant qu’il a goûté le tien, il n’en veut plus. Vous voyez, c’est ça les hommes.

- Rooo ne te plains pas non plus. Déjà que tu ne le partages pas avec une
coépouse, estime-toi heureuse.

- Huh laisse-moi rire.

Elle ne dit rien de plus sur le sujet mais je suis au courant de ce qui se cache
derrière son sourire. Elle l’a bien eue cette coépouse et la douleur qui va avec.
Heureusement que c’est du passé maintenant… Nous continuons de converser
longtemps puis Lamine et moi partons en même temps que Hadja et Omar,
laissant nos enfants avec tata Ami.

Mon mari et moi passons le reste de la journée à la plage avec des amis, puis
récupérons dans la soirée Saliou avant de rentrer chez nous. Ce soir j’ai une
surprise pour lui que je préparais depuis longtemps. Après avoir couché le bébé je
le rejoins dans le salon, une enveloppe cachée derrière moi. Je m’assois tout près
de lui sur le canapé, souriant mystérieusement. Il me regarde l’air intrigué.

- Qu’est-ce tu veux encore ?


- Comment ça, qu’est-ce que je veux ?

- Je connais cette tête, tu vas me demander quelque chose c’est sûr.

- Et ben non mon cher, tu te trompes. Je n’ai rien à te demander… Je suis passée à
Petit Mbao y’a quelques jours, je te l’ai dit ?

- Ah bon ? Tu faisais quoi là-bas.

- Juste emmener à manger aux maçons, comme tu ne me disais plus de le faire.


Mais il n’y avait personne.

Son visage se rembrunit un peu et je sais pourquoi. Petit Mbao est la ville où
Lamine est en train de construire notre future maison. Les travaux ont commencé
depuis presque un an et il y a consacré beaucoup de temps et d’argent. Là, ils ont
bien avancé mais il reste quand même beaucoup de finitions à faire et je pense
que Lamine a épuisé ses économies mais ne me le dit pas par fierté. D’où l’arrêt
des travaux. Vaguement, il répond :

- Ben non, ils n’y sont pas en ce moment. C’est pour ça que je ne t’ai rien
demandé.

- Ok… Bon, j’ai quelque chose pour toi.

Je sors la grande enveloppe et la lui tends. Intrigué, il fronce les sourcils en le


prenant.
- C’est quoi ça ?

- Ouvre-le.

Il le fait et découvre les dizaines de billet entassés dedans. Me regardant sans


comprendre, il cherche à en savoir plus et je lui donne les explications.

- C’est pour la maison. Juste une partie, le reste est à la banque.

- Pour la maison ? Je ne comprends pas.

- J’ai fait des économies moi aussi, depuis des années. J’ai réussi à épargner cinq
millions plus cinq autres que maman et papa m’ont donnés. C’est ma part pour la
maison.

- Ta part ? Maï, je ne t’ai jamais demandé…

- Je sais, l’interromps-je. Tu ne veux pas que je participe mais je ne le fais pas pour
toi, je le fais pour nous. Cette maison est la mienne aussi, celle où vivront nos
enfants. T’as déjà dépensé énormément chéri, et c’est difficile, je le sais même si
tu ne le dis pas. Dix millions ce n’est rien du tout par rapport à ce que t’as fait.
Laisse-moi au moins le plaisir de contribuer. S’il te plait, accepte-le.

-…
- S’il te plait mon amour ?

- Je ne savais pas que tu avais autant économisé. Tu ne m’as rien dit…

- Tu vois ? lui souris-je. Je ne suis pas si dépensière que tu le crois.

- Mais tu devrais garder ça pour toi, je peux m’occuper de…

- Pour quoi faire ? Acheter des vêtements, des bijoux ? J’ai déjà tout ce qu’il me
faut et puis qu’y a-t-il de plus important que notre maison. Tout ce que je veux
c’est qu’on finisse vite les travaux et qu’on déménage. Tu m’honores déjà en me
mettant à l’abri mon cœur, tu as fait tant pour moi, ceci est aussi une manière de
te remercier pour tout.

Cette fois je le vois sourire en me regardant attentivement. Il est touché…


M’attirant contre lui, il pose ses lèvres sur mon front en chuchotant.

- Merci…

Plus que soulagée, je lève les yeux vers lui.

- C’est à moi de te remercier. T’avoir comme époux fait de moi la femme la plus
chanceuse du monde.

Et je le pense sincèrement. J’ai de la chance de l’avoir à mes côtés, malgré ses


défauts, malgré nos disputes, malgré tout ce qu’on a dû affronter et les combats à
venir. Avec le temps, j’ai réalisé ce que les grands nous disaient comme quoi le
mariage est fait de miel et de piment. Je crains encore beaucoup de choses. Je suis
de nature jalouse et possessive, ce qui me fait tous les jours redouter le pire, qu’il
me trompe encore ou qu’il aille chercher une autre épouse. Quand j’ai su ce qui
s’était passé entre lui et Hadja j’ai failli devenir folle, j’ai même pensé sérieusement
à mettre fin à notre relation. Mais un amour de plus de douze ans ne se détruit pas
aussi facilement, nous avons su prouver au monde que notre relation était solide.
Lamine m’aime et c’est tout ce qui compte. Il m’aime malgré mes nombreux
défauts, dont celui d’être irréfléchie dans mes actes et prompte à prendre des
décisions foireuses. Il m’a toujours respectée, défendue et pardonnée. Il s’est battu
pour moi, allant jusqu’à risquer de perdre sa famille. Ce sont toutes ces choses que
j’ai le devoir de me rappeler, toujours, quel que soit ce que le futur nous réserve,
et ce malgré ma nature. Il est le seul homme que j’ai jamais connu, jamais aimé et
que je continuerai toujours d’aimer…

**********************

**********************

Le lendemain

***Abdoul Majib Kébé***

Pendant que ma femme prend sa douche, je rejoins Anna dans sa chambre, à qui
j’ai promis de regarder un film ensemble. Allongée sur son lit, elle m’attend déjà la
télécommande à la main.

- Ah papa, t’es enfin là. J’ai failli m’endormir moi.

- Je discutais avec Papi. Passe-moi la télécommande. On met quoi, Harry Potter ?


- Non non, Mary Kate et Ashley.

Elle se lève vite et me tend le dvd qu’elle avait déjà choisi.

- Tiens, celui-là.

Evidemment, des trucs de fille. Ça ne risque pas d’être drôle pour moi… Je mets la
vidéo cachant mon embêtement. Je ne suis pas fan de cette histoire d’avoir une
télé dans sa chambre mais mon grand-père l’a installée en notre absence Abi et
moi et je n’ai rien pu faire. Pour éviter quand même les excès, le contrôle parental
étant une utopie ici, j’ai coupé le câblage à la télé et ai installé un lecteur dvd afin
qu’elle ne puisse regarder que des vidéos qu’on a choisies.

Après avoir fini les réglages, je m’allonge avec Anna qui vient se blottir toute
heureuse contre moi. Une demi-heure plus tard, malgré les très intéressantes
péripéties des deux jumelles dont ma fille raffole, je suis à deux doigts de dormir.
Heureusement, Abi entre dans la chambre, attirant mon attention toute belle dans
un grand djellaba. Avec les grands-parents à la maison, finie l’époque des shorts.

- Vous regardez quoi ? demande-t’elle en s’approchant.

- Mary-Kate et Ashley, répond Anna.

- Encore ?? Vous l’avez vue hier.

- Et alors ? lui dis-je. On adore ça nous.

- C’est un autre épisode. Viens te coucher maman.


- Y’a pas de place.

- Si si, on va se serrer. Allez viens.

Après m’avoir obligée à reculer jusqu’au bord du lit, elle tapote la place libre pour
Abi qui vient s’allonger. Ravie, entourée par nous, Anna se colle à sa mère,
m’abandonnant sans hésiter.

- Hum, tu sens bon maman.

- Merci chérie, tu sens bon toi aussi.

Je les regarde attendant mon tour mais rien ne vient. Du coup je m’indigne.

- Et moi alors, personne ne me dit que je sens bon ?

- Ah la la arrête de faire ton jaloux papa. Tu sens bon, d’accord ?

La manière dont elle dit ça sans même me regarder! On dirait que c’est moi le
gamin ici. Abi se met à rire mais moi je n’en ai pas fini.

- Ah bon c’est comme ça ? Déjà tu m’obliges à me pousser, je tombe presque là,


ensuite tu me laisses pour maman et maintenant tu me traites de…

- Papa, chut ! On regarde le film.


Là, Abi éclate de rire. Sans crier gare je me lève vite et me couche sur elles deux.
Anna hurle :

- Aïe ! Papa, tu m’écrases !

- Eh Majib ? C’est quoi ça, tu te crois léger ?!

- Ben je n’ai pas de place.

- Mais si ! crie Anna en me poussant de toutes ses forces. Y’a de la place ici. Papa,
descends !

- Non ! Je veux être au milieu et c’est tout.

- Mais… Bon d’accord, descends.

Sur ce, je me lève et elle souffle de soulagement en se décalant sur le côté, tandis
qu’Abi me lance un regard de reproche teinté d’amusement. Pas honteux du tout,
je me couche entre elles et attire chacune à moi, soupirant de satisfaction.

- Et voilà on n’est pas bien comme ça ?

- Toi, quand est-ce que tu vas grandir ? me dit Abi.


- Hey chut, on regarde le film.

Qui est bien plus agréable à présent que mes deux femmes m’entourent. Comme
ça au moins je peux moi aussi profiter des « bonnes odeurs ».

Loin de penser au film, tout content, je me dis que j’ai vraiment pris la bonne
décision de rentrer définitivement. J’ai créé mon entreprise depuis deux mois et
terminé une partie du recrutement avant de partir en voyage avec ma femme,
malgré tout le travail que j’avais encore à faire. Nous avons enfin profité du cadeau
de noces que nous avait fait son père, en l’utilisant pour fêter notre premier
anniversaire de mariage. Trois semaines en Amérique du nord où nous avons fait
Miami, puis New-York et enfin Toronto, y retrouvant à chaque fois des amis. Juste
rentrés avant-hier et notre fille nous ayant énormément manqué, nous lui
consacrons plus de temps que d’habitude avant de retourner au boulot demain.

Quand le film est terminé, Anna est déjà bien endormie. Doucement nous quittons
le lit et je lui fais une prière tandis qu’Abi quitte la chambre. Quelques minutes plus
tard, elle vient me retrouver dans la nôtre, tenant un plateau entre les mains.

- On va sur la terrasse bébé ? dit-elle en s’y dirigeant.

- Ok.

Je saute du lit pour la suivre et nous nous installons autour de la table pour
déguster le milk-shake et les gâteaux qu’elle a préparés en profitant de l’air
rafraichi du soir.

- Je ne t’ai jamais vue dans cette tenue, lui dis-je en regardant la djellaba. Ça te va
bien.

- C’est une neuve, je l’ai fait acheter par Maï pour la prière.
- Donc tu priais ?!

- Ben oui. Sois pas si étonné, tu m’as déjà vue prier quand même.

Je souris. De mieux en mieux. En effet, je l’ai déjà vue prier mais seulement pour
m’accompagner. Il me semble que c’est la première fois qu’elle le fait toute seule,
ce qui n’augure que du bon. Elle s’est même trouvé une tenue spéciale pour, c’est
dire…

- Suis fier de toi. Continue comme ça, c’est bien.

- Me parle pas comme si j’étais Anna non plus. On ne va pas en faire tout un plat.

Ok, je n’en parle plus. Nous discutons d’autre chose et à un moment son
téléphone se met à sonner dans la chambre. Il est assez tard et elle me regarde,
étonnée, avant de vite se lever pour aller répondre. Je l’entends parler un peu puis
plus rien, mais elle ne revient pas. Alors je l’appelle :

- Abi ?

Rien. J’attends encore puis me lève pour aller voir ce qu’elle fait. Elle est assise sur
le lit, tenant son téléphone dans la main, le regard perdu fixé au sol. Quelque
chose s’est passée…

- Babe qu’est-ce qu’il y a ?

-…
Venant vite près d’elle je lui touche l’épaule en me penchant.

- Abi ?

Elle lève lentement les yeux sur moi.

- Il est mort.

- Qui est…

Je n’ai pas le temps de finir qu’elle pose soudain la main sur sa bouche dans un
soubresaut et se lève pour courir vite vers la salle de bain. Paniqué, je la suis en
courant.

- Abi !

Elle se jette au-dessus de la cuvette de toilette et commence à vomir avec


violence. Son père, c’est son père qui est mort, ça ne peut être que lui. Trop
inquiet pour parler, je lui tiens les épaules tandis qu’elle se vide complètement en
haletant. Ma pauvre chérie, j’aurais dû l’obliger à aller le voir. Maintenant c’est
trop tard et les regrets vont rester. Je m’en veux…

Quand elle finit de vomir, je l’aide à se relever. Fatiguée, elle se penche avec
difficulté au-dessus du lavabo pour se rincer la bouche, moi la soutenant. Puis elle
se laisse glisser lourdement sur le sol, affaiblie et le visage pali. Je tire la chasse
d’eau puis la rejoint m’asseyant près d’elle. Mais en l’attirant contre moi, soudain,
elle explose. Elle se met à pleurer bruyamment, hoquetant avec force. Mon cœur
est tellement brisé de la voir dans cet état que je réunis toutes mes forces pour ne
pas pleurer.
- Ça va aller sweetheart, dis-je en lui caressant les cheveux. I’m sorry…

Elle pleure de plus belle, sa main fortement accrochée à mon tee-shirt. Je ne me


suis jamais senti aussi impuissant qu’en ce moment, n’arrivant à rien trouver pour
alléger sa peine. Je fais de mon mieux, la caressant, lui parlant doucement,
l’embrassant, jusqu’à ce que de longues minutes plus tard elle réussit à se calmer,
la tête toujours posée sur moi. Reprenant lentement son souffle, elle se redresse,
ses yeux rougis par les larmes. Je la regarde en silence, ne sachant quoi dire. Mais
c’est elle qui se met à parler...

- …Le mari de maman.

- Ton père… je sais.

- Non, répond-t’elle vigoureusement. Ce n’est pas mon père.

- Je veux dire ton père adoptif…

- Il n’a jamais été mon père !

Ok, elle est en colère. Le regard qu’elle pose sur moi et la rage avec laquelle elle
me dit ces mots l’expriment assez. Prudent, je n’insiste pas mais elle continue sur
le même ton.

- Je sais ce que c’est qu’un père maintenant. Un père ne m’aurait jamais fait ce
qu’il m’a fait.
-…

- Il m’a fait du mal. Il m’a…

Sa voix se brise et elle recommence à pleurer, son visage se plissant de douleur.

- …Je n’oublierai jamais Majib. Jamais…

Dieu, c’est quoi qu’il lui a fait pour qu’elle souffre autant ? J’ai toujours respecté
son silence mais cette douleur qu’elle garde en elle la ronge, ce n’est plus possible.
Sa réaction là est la preuve que tout le reste, retrouver sa famille et notre mariage,
n’a pas réussi à effacer certains souvenirs. Il est temps que ça sorte, je ne peux pas
la laisser comme ça. Lui prenant les mains, je les serre entre les miennes pour lui
donner confiance, et lui dis :

- Abi… Parle-moi. Qu’est-ce qui s’est passé ?

-…

- Fais-moi confiance baby, please !

Elle renifle puis respire profondément en fermant les yeux, gardant le silence
pendant un long moment. Puis, les yeux toujours fermés, elle se livre enfin…

- Il était… très dur… avec moi et maman aussi… Elle criait tout le temps dans sa
chambre… Il la battait et il me battait. Il me poursuivait partout avec un câble et
j’essayais de me cacher mais il m’attrapait toujours. Ça faisait trop mal, je pleurais
tellement…
Mon Dieu !

- Mais ça c’était quand il était méchant… D’autres jours… il était gentil.

En disant ça, son visage se tord encore et elle serre fort les paupières. Ma main
caressant la sienne, elle inspire à nouveau en se calmant puis reprend :

- Il était gentil parce que… je me montrais gentille aussi. C’est ce qu’il disait…
Quand il était gentil, maman était heureuse, ça se voyait. Elle ne criait plus la nuit,
elle ne pleurait plus, tout allait bien... Et c’était grâce à moi… Parce que…

Elle s’arrête et ouvre les yeux mais ne me regarde pas. Déjà horrifié par ce que je
viens d’apprendre, je crains encore plus la suite et mon cœur bat vite. Quelque
part, j’ai envie de l’arrêter pour ne pas l’entendre, mais je ne peux pas lui faire ça,
pas alors qu’elle est si proche de la libération. Alors je l’écoute sans broncher.

- Parce que je le touchais…

Damn…

Tournant la tête vers moi, elle me regarde fixement.

- Je devais être gentille avec mon père. C’est ce que les bonnes filles font… Il me
disait ça.

- Babe…

- Je faisais plus que le toucher.


- Abi, tu n’es pas obligée de…

- Et lui aussi me touchait, m’interrompt-elle, ne semblant même pas m’entendre.


Je n’aimais pas ça mais j’avais peur. Je ne voulais pas qu’il me frappe encore, ou
qu’il frappe maman alors j’acceptais… Mais des fois il me faisait mal et là je lui
demandais d’arrêter et il se fâchait et…

Elle recommence à pleurer en me regardant :

- Je ne voulais pas le faire Majib mais c’était pour qu’il soit gentil, tu comprends ?

- Babe non ! Tu n’as PAS à te sentir coupable. Tu n’as absolument rien à te


reprocher, tu m’entends ? Come close…

Je la prends dans mes bras et la serre tellement fort que j’ai peur de lui faire mal.
Elle pleure à chaudes larmes, s’accrochant à moi. Le salaud ! Le fils de p*** ! Il a de
la chance d’être mort, sinon j’irais l’achever moi-même. Dire que je l’ai poussée à
aller le voir… Ce qui me fait le plus mal c’est que j’ai l’impression que la maman
d’Abi était au courant de ce qui se passait. Car sinon pourquoi elle lui en voudrait à
elle aussi ?

- Ta maman savait ? lui dis-je après qu’elle se soit un peu calmée.

- Je lui ai dit… Pas au début mais quand il est parti vivre en Europe. J’étais
tellement contente qu’il ne soit plus là, on pouvait être rien que toutes les deux
maman et moi. Mais un jour, elle m’a dit qu’elle allait le rejoindre là-bas. J’avais
peur pour elle, trop peur. Je ne me souviens pas très bien de tout ce qu’on s’est dit
mais je sais qu’elle riait quand je lui disais qu’il était méchant. Je lui ai alors dit que
sans moi, il ne serait pas gentil avec elle. Et je lui ai dit pourquoi.

- Et alors ?

- Et alors elle est partie quand même après m’avoir dit de ne plus jamais répéter ce
que je lui ai dit. Pendant longtemps, je ne réalisais pas ce qu’elle avait fait, j’avais
juste très peur pour elle. Si je ne lui parlais pas c’était pour qu’elle s’inquiète et
qu’elle revienne. Mais en grandissant, j’ai compris ce qu’elle avait fait. Elle l’a
choisie lui. Elle était enceinte de lui et l’a choisi. Ils ont eu des enfants et moi, elle
m’avait abandonnée.

Et de là vient tout le mystère qu’est Abi, ma femme. Cette histoire sordide a forgé
son caractère, cette belle personne qu’elle est devenue. Comment peut-on faire ça
à un enfant, de surcroît le sien, qu’il soit adopté ou non ? Il y’a des personnes que
je ne comprends pas et que je ne voudrais jamais comprendre. Quand on dit que
l’enfer sera plein, je ne peux m’empêcher de penser à ceux-là qui abusent des
enfants et les détruisent à petit feu, condamnant leur avenir rien que pour
assouvir leurs bas et honteux instincts.

C’est triste à dire mais d’un certain côté, Abi a eu de la chance car ça aurait pu être
pire. Combien d’enfants connaissent ce qu’elle a connu ou ce pire, souffrant en
silence et grandissant dans leur douleur. Combien d’entre eux ont eu leur avenir
défini rien que pas ce qu’ils ont vécu étant enfants, victimes à jamais d’êtres pires
que des animaux, incapables d’être heureux ou même devenant comme leur
bourreau. Combien n’ont jamais eu la chance, le droit d’être un enfant…

Tenant ma femme tout près de moi, ne voulant pas la quitter une seconde, mon
cœur bouillonne.
- C’est la première fois que tu en parles ? lui dis-je.

- Non… Anna savait.

Donc je reste le seul à savoir, avec sa mère. Et je le garderai toujours en tête, m’en
rappelant toujours pour faire mon devoir. Dieu l’a mise sur mon chemin dans ce
but, lui donner tout cet amour dont elle a manqué. J’en fais ma mission.

- Viens…

Me levant en la prenant dans mes bras, je la ramène dans la chambre et la couche


sur le lit, puis m’allonge la serrant de nouveau fort contre moi. Confiante, elle
soupire en se laissant aller, fermant les yeux. Ça a été dur mais elle s’est enfin
libérée d’un poids.

A mon tour maintenant. Je veux lui rendre son enfance, je promets d’être tout
pour elle, de prendre chaque jour qui se lève comme une nouvelle occasion. Celle
de faire d’elle la plus heureuse personne au monde. Je promets…

Partie 65 : Dans toute chose est un bienfait.

Quelques jours plus tard

***Abibatou Léa Hannan Kébé***


Je m’apprête à sortir du bureau quand je reçois un coup de fil. Regardant l’écran et
m’apercevant que c’est le même numéro qui a essayé de me joindre ces derniers
jours, je décide de répondre par curiosité. La voix que j’entends à l’autre bout me
dit vaguement quelque chose mais je ne la reconnais pas.

- Oui Abi, c’est moi Nourou.

- Nourou…

- Oui, ton petit-frère.

Je me rassois immédiatement. Nourou… Mon demi-frère Nourou. N’ayant jamais


entendu sa voix, choquée, j’ai du mal à lui répondre clairement et balbutie :

- Nourou… Tu… vas bien.

- Oui ça va. Je suis content de te joindre enfin, j’ai essayé plusieurs fois. Et toi ça
va ?

- Oui.

- En fait je suis à Dakar avec Aziz pour les funérailles et comme on voulait en
profiter pour te voir, Mame nous a donné ton numéro de téléphone.

- Pour me voir…
- Oui. Si ça ne te dérange pas bien sûr.

Ça me dérange. Pourquoi veulent-ils me voir ? On ne s’est jamais vu, ou même


jamais parlé. En vérité je ne sais même pas à quoi ils ressemblent aujourd’hui, j’ai
vu une seule photo de Nourou et il était bébé. Mais que répondre…

- Non ça ne me dérange pas mais… je note ton numéro, je t’appellerai.

- Ok, ça marche. On est encore là pour une semaine environ, donc y’a le temps. A
bientôt.

- A bientôt.

Je raccroche et au lieu de partir, m’empresse d’appeler mon mari.

- Allô chéri ?

- Yep la plus belle. Ça va ?

- Devine qui vient de m’appeler là ? Non tu ne peux pas deviner, je ne t’en ai


jamais parlé. C’était mon petit-frère Nourou.

- Ah ok, je m’y attendais en fait.

- Comment ça tu t’y attendais ?


- Mame Anna m’a parlé de lui, elle m’a dit qu’il était venu à Dakar avec ton autre
petit-frère.

- Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ?

- Pour ne pas te troubler plus que tu ne l’étais déjà. Puis je me disais qu’ils allaient
se manifester tous seuls de toute façon. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Un peu embêtée, je ne lui réponds pas directement.

- Déjà Majib, je n’aime pas du tout le fait que tu me caches des choses de cette
importance, il s’agit de mes frères quand même.

- Ok, tu as raison, répond-t’il posément. Promis, ça n’arrivera plus babe. Tu veux te


défouler sur moi ?

- Mais non…

- Tu peux, tu sais ? Vas-y, défoule-toi.

Je souris. C’est comme ça qu’il arrive à baisser toutes mes tensions. Surtout en ces
temps où je ne suis pas du tout d’humeur facile et suis bien consciente du fait que
je cherche des problèmes là où il n’y en a pas. Majib ne me suit jamais, il dit
toujours ce qu’il faut pour m’apaiser.
- Excuse-moi, lui réponds-je. Ce n’est pas contre toi que je suis fâchée.

- Contre qui alors ? Ton frère ?

- Je ne sais pas pourquoi il veut me voir. Pourquoi maintenant ?

- Sans doute pour la même raison que t’as recherché ton père. Tu es sa famille.

- Ce n’est pas pareil.

- Et c’est quoi la différence ? Ce n’est pas parce que ta mère a décidé de partir que
lui aussi l’a fait. Il n’était même pas né.

-…

- Désolé de reparler de ça, mais je veux juste que tu le comprennes. C’est ton
frère, il est adulte et donc sûrement assez mature maintenant pour prendre ses
propres décisions. Je suis presque sûr que personne ne l’a poussé à prendre
contact avec toi.

- Je ne sais pas… Et du coup, je fais quoi ?

- Qu’est-ce que tu veux faire ? C’est toi qui décides, ça ne te tente pas de voir tes
petits-frères ?
Une question que je ne me suis jamais posée… Je crois. Ma mère a décidé d’être
avec eux plutôt qu’avec moi, du coup je pense que je les ai tous mis dans le même
panier, surtout qu’ils sont les enfants de l’autre…

- Et s’ils sont comme leur père ? dis-je à Majib, exprimant ainsi ce qui au fond
m’inquiète le plus.

- Tu ne peux pas penser ça baby. Ce genre de défaut n’est pas génétique, ne les
juge pas avant même de les connaître.

- Tu as raison, réponds-je en soupirant. Bon ok, je le rappellerai… Tu finis toujours


tard ce soir ?

- Je comptais mais non finalement. Je sens que t’as besoin de parler. Tu rentres là ?

- Oui mais ce n’est pas la peine de…

- Parfait, on se retrouve à la maison dans moins d’une heure.

- Non je t’assure que je vais bien.

- A tout à l’heure mon amour. Love you.

Il raccroche aussitôt, ne voulant pas que j’insiste. Encore… Ce qui est sûr, c’est que
si son entreprise coule, ce sera totalement de ma faute. C’est à chaque fois la
même chose dès qu’il sent que je ne vais pas bien, il abandonne tout ce qu’il fait
et se précipite pour me retrouver. Si ça continue, je vais finir par ne rien lui dire.

Mais au fond, je sais que je n’en suis pas capable. Majib n’est pas seulement mon
mari, il est devenu mon meilleur ami aussi, le seul à qui je peux totalement me
confier sans aucune gêne.

**********************

**********************

Trois jours plus tard

***Abdoul Majib Kébé***

Les frères d’Abi sont arrivés chez nous il y’a peu. Nourou et Aziz. Le premier, si je
calcule bien doit avoir entre 20 et 21 ans, tandis que l’autre est encore un
adolescent. Voyant qu’Abi n’était pas à l’aise à l’idée de les rencontrer toute seule,
je lui ai proposé de les recevoir avec lui. Anna avec nous, nous sommes donc à
présent tous réunis dans le salon. Pour l’instant, tout se passe plutôt bien. Ma
femme ne parle pas beaucoup, se contentant de répondre à des questions que
Nourou lui pose, mais heureusement Anna et moi arrivons à détendre
l’atmosphère.

Ma fille semble bien apprécier ses nouveaux oncles, surtout le plus jeune avec qui
elle essaie de causer. Les observant, je me rends compte que Nourou et Aziz ne
ressemblent pas à leur sœur même s’il y’a quelques airs. Ils sont beaucoup plus
typés « toucouleur », à voir leurs traits. Ce qui me rassure en tout cas, c’est qu’ils
paraissent sympathiques.

Pour en savoir plus sur eux, je leur pose pas mal de questions au risque de paraître
indiscret.

- Et tu fais quoi comme études en France, Nourou ?

- Les sciences politiques, je suis en licence.

- Ah ? C’est intéressant. Moi aussi, j’ai fait une partie de mes études à Paris. Dans
quelle ville es-tu ?

- A Lyon. Pas seulement moi, Aziz aussi. On vit ensemble.

- Ah bon ? dis-je un peu surpris.

- Oui, répond-t’il. Je l’ai emmené avec moi.

- Et ce n’est pas trop dur de t’occuper seul de ton frère en même temps que tes
études ?

Bon, là je suis indiscret, je le sais. Mais ce n’est pas anodin quand même, et ses
réponses serviront à Abi pour mieux apprendre à les connaître et peut-être leur
faire confiance s’ils le méritent. Heureusement, Nourou ne semble pas s’en
offusquer car il me répond naturellement en riant, regardant son frère.

- Non ! C’est un débrouillard. Il sait que s’il me fatigue, je le ramène à Milan donc il
se tient bien.
- Tu n’aimes pas Milan Aziz ?

- Si si mais bon… Je préfère Lyon. Puis maintenant, y’a plus personne à Milan de
toute façon.

Sa remarque est dite sur un ton détaché mais empreinte d’une grande amertume.
Sur le coup, ni Nourou ni moi ne disons mot. Aussi lourd que ce soit pour moi de
me souvenir de cet homme, c’est leur père et il est mort. On a beau faire comme si
tout était normal, lui qui, au fond est encore un enfant, cache difficilement sa
peine. En plus, s’il dit qu’il n’y aura plus personne à Milan, c’est sans doute parce
que sa mère a décidé de rester à Dakar et sera donc loin d’eux.

Rebondissant habilement sur le sujet, Nourou reprend :

- Vivre à Lyon lui permettait surtout, sans que mon père le lui interdise, de vivre en
toute liberté sa passion.

- Qui est ?

- Les photos, le dessin aussi, dit-il en regardant affectueusement son petit-frère.


Monsieur est un vrai artiste figure-toi. Tu leur montres ?

- Mais non, dit-il bougonnant en détournant la tête.

- Tu fais des photos Aziz ?

Surpris, je me tourne aussitôt vers Abi qui vient juste de poser la question. Enfin !
Je ne sais pas ce qui la motive tout d’un coup mais c’est très bien qu’elle
s’intéresse à ses frères.

- Juste comme ça, lui répond Aziz.

- Je peux voir s’il te plait ?

Aziz ne réagit pas de suite mais son petit sourire gêné montre qu’il est touché par
l’intérêt de sa sœur. Timidement, il sort son portable qu’il manipule un peu avant
de le lui tendre. Abi la prend et fait défiler les photos, ouvrant de grands yeux.

- Wow, c’est vraiment beau.

- Merci.

- Attends, comment t’as pris celle-là ? Regarde chéri, c’est fou.

Je regarde et en effet, c’est vraiment impressionnant surtout venant de quelqu’un


d’aussi jeune que l’auteur.

- T’es un vrai artiste Aziz, tu m’impressionnes.

- Merci.

Cette fois, il sourit franchement, la fierté aiguisée. Il rit même à la question d’Abi
qui lui demande si c’est avec le téléphone qu’il a pris les photos. Se levant pour
venir s’assoir à côté de sa sœur, il se met à lui donner des explications sur les
techniques et méthodes en défilant les photos. Soulagé, je les observe un instant
avec le sourire, Anna s’étant mise avec eux. Ravi de voir les liens se tisser
doucement mais sûrement, je les laisse entre eux et continue d’échanger avec
Nourou jusqu’au moment de leur départ.

Alors qu’on se dit au revoir dans une ambiance détendue, Abi et Nourou se
promettent de se revoir bientôt. Après les avoir raccompagnés, je retourne dans la
maison en passant le bras au-dessus des épaules de ma femme, fière d’elle.

- Tu vois, ça ne s’est pas si mal passé que ça.

- Ben non, répond-t’elle avec le sourire.

- T’es contente ?

- Hum… Il m’a fait de la peine, Aziz.

- … Est-ce que c’est pour ça que tu t’intéressais à ses photos ?

- Un peu, dit-elle en riant. Mais il a du talent aussi.

- C’est vrai. T’as un cœur énorme, tu sais ça ?

Elle lève les yeux au ciel sans répondre, comme à chaque fois que je lui fais des
compliments. Mais elle ne réalise pas à quel point je suis sincère. Qui est mieux
placé que moi pour connaître ses craintes, son inquiétude, sa retenue face aux
enfants de la personne qui l’a fait tant souffrir. Et pourtant, elle les a toutes
balayées dès l’instant qu’elle a vu la tristesse de son frère. Ma femme. C’est tout
elle…

************************

************************

Peu de temps plus tard

***Abibatou Léa Hannan Kébé***

J’ai rendez-vous avec Nourou, et cette fois-ci je le vois tout seul. Majib vient de me
déposer à la Porte du Millénaire où mon frère doit me retrouver. C’est lui qui a
choisi cet endroit, voulant se promener sur la corniche en cette fin d’après-midi.
Peu de temps après que je sois arrivée, il descend d’un taxi et me rejoint.
L’observant venir, je me rends compte qu’il ne ressemble pas beaucoup à son père,
mais plutôt à notre mère, ce qui est très bien. Je n’aurais pas aimé voir encore le
visage du premier…

- Tu ne m’as pas attendu longtemps j’espère ? J’étais dans les embouteillages.

- Non je viens à peine d’arriver. Ça va ?

- Très bien. Par contre, je te laisse me guider, je ne connais rien à Dakar.

- Ne t’inquiète pas, réponds-je en riant. Tu ne peux pas avoir meilleur guide que
moi. Viens…
Nous nous promenons longtemps et je lui parle de la ville qu’il n’a jamais connue.
J’apprécie de plus en plus son humour léger, bien qu’il ait des airs un peu fiers. Ce
que d’ailleurs je serais mal placée pour lui reprocher, ce trait de caractère doit
nous venir de notre mère. Nourou me parle de sa vie en France, de ses études,
revenant sur plusieurs aspects que je connaissais déjà grâce à l’interrogatoire en
règle que lui a fait passer mon mari. Après plus d’une demi-heure à marcher, nous
prenons des noix de cocos sur la plage et nous asseyons, détendus, pour siroter
nos jus.

- Hum c’est bon Dakar, dit-il. Je vais avoir du mal à ne pas revenir.

- Et pourquoi tu ne voudrais pas revenir ?

- T’as raison. Après tout, j’y ai l’essentiel de ma famille maintenant. Toi, maman…

A l’évocation de cette dernière, j’affiche un sourire en tournant mon regard vers la


mer, sans répondre. Lui par contre continue sur sa lancée.

- Je ne t’ai pas vue aux funérailles. Ni chez Mame. Tu évites maman ?

-…

- On n’en parle pas si tu ne veux pas. Mais ça me semblait juste bizarre.

- Elle t’a déjà parlé de moi ?

- Maman ? Bien sûr.


- Vraiment, réponds-je dubitative.

Il sourit et hésite, puis répond.

- Bon d’accord, pas tant que ça mais ce n’est pas faute de le vouloir. Je la connais,
ça lui faisait de la peine de parler de toi.

- Tu parles.

- Non je ne mens pas. Ce n’était pas facile pour elle, qu’elle le dise ou non.
Pourquoi vous ne vous parliez jamais ?

- Nourou. Je suis désolée mais je ne souhaite pas parler de ça.

- C’est à cause de mon père n’est-ce pas ?

Là, je pose le regard sur lui.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Parce que je le connais aussi… Je suis sûr qu’il t’a fait vivre la même chose que
moi.

Mon coeur fait un énorme bond dans ma poitrine. De quoi il parle ? Ce n’est pas
possible, qu’il ne me dise pas ça !

Son ton est profond et lourd quand il continue, regardant au loin.

- C’était sa façon de se conduire avec ses enfants. Les battre, les critiquer, leur faire
peur, au lieu de leur donner son amour. J’ai connu ça toute mon enfance jusqu’à ce
que je décide que c’était assez.

Ouf mon Dieu ! Il ne s’agit que de ça…

- Il te battait, lui dis-je, juste pour m’en assurer.

- Oui. Violemment... S’il n’avait pas peur de faire ça en Italie avec toutes les lois en
vigueur, je n’imagine même pas ce qu’il a dû faire avec toi ici... J’ai raison, n’est-ce
pas ?

Il me regarde dans les yeux en me posant cette question et je détourne la tête sans
répondre.

- Je m’en doutais, dit-il amèrement. Il s’agit de mon père mais c’était vraiment un…

Il s’arrête tout seul, mais je sens que les mots lui brûlent. Voulant en savoir plus, je
lui demande :

- Et t’as fait quoi quand t’as décidé que c’était assez ?

- Je suis parti tout simplement. J’ai quitté la maison, vécu quelque temps dans un
foyer, puis ai fait des petits boulots jusqu’à pouvoir me payer une chambre en
colocation. J’avais 16 ans.
- 16 ans ?! Et Aziz alors, il est resté là-bas ?

Il baisse tristement la tête, puis répond en soupirant.

- C’était mon seul regret mais je ne pouvais pas rester là-bas. C’est moi qui le
protégeais mais vraiment je ne pouvais plus supporter de vivre dans cette maison.
Voir ma mère se faire traiter mal sans rien pouvoir y faire… J’ai laissé Aziz là-bas un
an puis je l’ai pris avec moi quand il a eu onze ans et qu’il m’a raconté que papa le
battait aussi. Quand je suis venu le prendre, mon père et moi avons eu la plus
grosse dispute de notre vie. Mais c’est aussi la seule fois où j’ai vu ma mère lui
tenir tête.

- Ah bon ?

- Oui. Il fallait la voir. Elle lui a dit que soit il nous laissait partir, soit c’est elle qui
s’en irait. Elle l’a même menacé de prévenir la justice sur comment il nous traitait.
C’est grâce à elle si Aziz est avec moi aujourd’hui.

- Eh ben il était temps.

Nourou ne répond rien. Je le sens très proche de notre mère, ce qui constitue une
première grande différence entre nous. Je suis loin d’être proche d’elle, je ne le
serai jamais.

Après plusieurs minutes de silence, il me dit sincèrement.

- Je suis désolé pour tout.


- Tu n’as pas à l’être.

- Je le suis. Et je regrette aussi de ne pas avoir pris contact avec toi plus tôt.

En souriant, je me mets à l’observer. Du haut de ses vingt ans, mon frère est un
homme déjà mature. La vie n’a pas été simple pour lui non plus mais il s’est battu
et se prépare maintenant un bel avenir tout en prenant soin de son petit-frère.
Même si je n’ai rien eu à y voir, je me sens fière de lui. Il s’agit de mon frère, un
autre membre de ma famille que Dieu me donne la chance de « découvrir », tout
comme Aziz. Même s’ils sont les enfants de leur père… Comme quoi dans toute
chose, est un bienfait.

*********************

Quand Majib vient me reprendre, il me dit dès que j’entre dans la voiture :

- J’ai une surprise pour toi. Tourne-toi.

- Qu’est-ce que t’as encore préparé toi ?

- Allez, tourne-toi.

Je soupire en me tournant comme il me demande et là il pose quelque chose sur


mes yeux et se met à attacher derrière.

- Majib c’est quoi ça ?


- Promets-moi que tu ne vas pas l’enlever jusqu’à ce qu’on arrive.

- Okho Majib, réponds-je agacée.

- Promets.

- Bon, ok. Sérieux, t’aimes trop perdre du temps. Je suis fatiguée en plus, j’ai
beaucoup marché tu sais ?

Me laissant râler, il démarre et nous roulons à peine quelques minutes qu’il se


gare déjà en disant :

- N’enlève surtout pas la cravate. Attends-moi.

J’attends, bien que n’en pouvant plus d’impatience. Il vient ouvrir la portière puis
m’aide à sortir, avant de marcher derrière moi pour me diriger je ne sais où. Nous
montons ensemble des escaliers jusqu’assez haut vu le nombre de marches que je
fais. Ensuite, je l’entends ouvrir une porte puis il me fait entrer dans une pièce
avant de refermer.

- C’est bon ? lui dis-je. Je peux regarder maintenant ?

- Pas encore.

- Pffff.
Il me pousse encore plusieurs pas et ouvre une autre porte. Je sens l’air de
l’extérieur à nouveau sur mon visage puis il me dit enfin :

- C’est bon. Tu peux regarder.

N’en pouvant plus, j’abaisse rapidement la cravate et cligne des yeux pour pouvoir
mieux voir… On est sur un balcon, bien haut dans ce qui parait être un immeuble.
En-dessous de nous, il y’a un très beau jardin avec de grands arbres, et plus loin je
vois la mer.

Alors que je me pose moi-même des questions essayant de comprendre toute


seule, Majib dit au-dessus de mon épaule :

- Alors, tu reconnais ?

- Eum… réponds-je, hésitante.

- Tu ne reconnais pas ton quartier ?

- Mon quartier ?

- Fann Résidence.

Ok, là je ne comprends rien du tout.

- Pourquoi Fann Résidence serait mon quartier. Et… qu’est-ce qu’on fait ici ? On est
où là ?
- Abi ! Tu ne te souviens pas m’avoir dit que c’était ton quartier préféré ?

- Purée ! T’as de la mémoire toi, c’était y’a longtemps longtemps.

- Pas si longtemps que ça. Bref, je m’en suis souvenu et voilà. Ce n’est pas une
maison mais j’espère que ça te plait quand même. On a vue sur la mer, un jardin
commun où Anna peut jouer avec ses copains, une piscine à l’arrière, un
appartement de 150 m² avec trois chambres, deux salles de bain et…

- Majib stop ! De quoi tu parles, c’est notre appartement ?!

- Mais oui. Viens, tu vas visiter.

Il me tire la main mais je ne bouge pas, encore abasourdie.

- Tu veux dire qu’on va déménager ? Tu as acheté cet appartement ?!

- Non juste loué. Il n’y a que trois chambres et si la famille s’agrandit, il faudra
qu’on déménage encore. De plus, je veux qu’on construise ensemble la maison où
on va vivre plus tard. Donc ce ne sera pas une surprise, t’inquiète.

- Mais pourquoi quitter Keur Massar alors ?

- Parce que ce n’est pas chez nous. C’est ce qu’on avait convenu non ? Qu’on se
trouverait quelque chose quand je rentrerais à Dakar. J’ai eu peu de temps pour
m’en occuper mais je n’ai pas oublié tu vois.

- Mais tu n’es pas obligé. On est bien là-bas. T’imagines comment ils vont se sentir
seuls, les grands-parents, si on part ? En plus, de la location ici ça doit coûter super
cher ! Je ne peux pas te laisser faire ça, tu dois garder tes sous pour…

- Chut, tais-toi, m’interrompt-il. C’est gentil de t’inquiéter pour mes finances mais
tu ne dois pas, il n’y aura aucun problème. Et pour mes grands-parents, ils vivaient
déjà seuls avant qu’on arrive, donc ils ont l’habitude. Ici, je suis plus proche du
boulot et toi aussi. Alors, tu veux voir l’appartement ou non ?

- Ce n’est pas raisonnable Majib.

- D’accord, faisons un marché. Tu vois tout et si après ça tu me jures que tu n’as


pas du tout envie d’y vivre, je laisse tomber. Deal ?

Je soupire en secouant la tête et le laisse me guider à l’intérieur. Première pièce, le


salon, très grand, assez joli, et avec des meubles couverts par des draps blancs.
Majib m’explique :

- C’est un couple de français travaillant pour l’ONU qui vivaient ici avec leur fils. Ils
viennent juste d’être mutés mais les meubles ne sont pas encore sortis comme tu
vois. Je voulais attendre que leur déménagement soit terminé que je puisse faire
repeindre avant de t’y emmener, mais bon… Je ne pouvais plus attendre alors je
me suis débrouillé pour avoir des clés.
Il sourit, fier de lui, l’air tellement « gamin » que je ne peux m’empêcher de sourire
aussi. Bon, je vais faire la visite avec lui sans aucune critique pour ne pas le
décevoir. La pièce suivante est la cuisine. Ok, là, je trouverais difficilement quelque
chose à critiquer de toute façon, tellement elle est parfaite. Grande, bien
aménagée, de très belles couleurs et équipée avec modernité. Je me promène à
l’intérieur en touchant les meubles, sincèrement séduite.

- Alors t’en dis quoi ? me demande Majib.

- Elle est top franchement. J’adore.

- C’est bien ce que je pensais. Allez viens.

Nous faisons le tour des autres pièces, toutes plus belles les unes que les autres.
La salle à manger, une salle de douche, une autre de toilettes séparées, les deux
chambres dont celle déjà aménagée pour enfant et enfin au bout du couloir, la
suite parentale. Là est le clou du spectacle. Une énorme chambre très belle, avec
un dressing et une salle de bain privative. Je ne me souviens même plus du
pourquoi je protestais avant la visite. Je suis complètement sous le charme surtout
quand Majib pousse la porte de la salle de bains.

Impossible de retenir mon exclamation :

- Wow !

C’est la plus belle salle de bains que j’aie jamais vue, tout en carrelage, verre et
boiserie, dans des tons parfaitement agencés. Au fond se dresse une grande
baignoire ronde qui pourrait accueillir au moins quatre personnes. Mais je
comprends vite que ce n’est pas qu’une simple baignoire quand Majib me dit :

- Elle fait jacuzzi aussi. Ça te plait ?


- Tu plaisantes ?

Dans un autre coin de la pièce se trouve la cabine de douche tout en verre avec
des points de jets d’eau pour le massage.

- Chéri, c’est juste magnifique. Combien te coûtera cet endroit ?

- Je savais que ça te plairait, dit-il en s’approchant de moi pour m’enlacer. Je


connais tes faiblesses. Alors ? Tu veux toujours rester à Keur Massar ?

Poussant un grand soupir, je le regarde un instant puis réponds doucement :

- C’est juste que je ne veux pas que tu te fatigues. T’essaies de me faire plaisir mais
tu dépenses beaucoup trop pour moi. Je n’ai pas besoin de ça tu sais ?

- Babe. Qu’est-ce qui t’a jamais fait croire que je n’ai pas les moyens de ces
dépenses ? Rien qu’avec l’appartement que je loue à Londres, je paie presque
celui-ci.

- Je ne dis pas que tu n’as pas les moyens mais bon, tu peux mettre ton argent
ailleurs.

- Ailleurs ? Dis-moi une seule chose plus chère à mes yeux que toi et Anna.

- Majib…
Il étouffe ma dernière tentative pour le raisonner par un baiser qui me fait tout
oublier. N’ayant plus aucune volonté, je lui enlace le cou et lui rends son baiser de
tout mon cœur. J’arrête de m’inquiéter et je vais profiter de ce que Dieu nous
donne. Au pire, si vraiment il a du mal, je l’aiderai…

En attendant, comme c’est le jour des surprises, il est temps que je lui annonce la
mienne. Je me retire un peu et, collant mon front au sien, lui murmure en souriant
:

- Je voulais attendre d’être sûre mais tant qu’à faire, moi aussi j’ai une surprise.

- Ok. Dis vite.

Je respire profondément et le lui dis.

- Alors. Tu sais que je ne me sens pas très bien depuis quelque temps. J’ai même
vomi plusieurs fois. Et en fait, je ne suis pas malade du tout. C’est autre chose…

Tout de suite, il redresse la tête et la recule pour mieux me regarder, ce qui me fait
sourire avant de hausser les épaules.

- J’ai fait un test et je suis enceinte. Voilà.

Majib ouvre la bouche et grands les yeux mais ne dit rien. Ce qui me donne
l’occasion de préciser avant qu’il ne s’emballe trop vite.

- Mais je n’ai pas encore vu de médecin. Il faut que je…

Je n’ai pas le temps de finir. Il m’attire contre lui et me serre fort, toujours sans rien
dire, sa bouche collée à mes cheveux. Au début je souris mais il reste dans cette
position tellement longtemps que je m’inquiète.

- Majib ?

Et alors il relève la tête et quand il me regarde, je vois ses yeux un peu rougis.

- Tu ne pleures pas quand même, dis-je en riant. C’est juste un bébé. Tout le
monde fait des bébés.

Au lieu de se calmer, il se penche et m’embrasse tendrement avant de dire d’une


voix rauque pleine d’émotion :

- Merci...

- Merci pour quoi ?

En guise de réponse, il m’entoure encore de son bras et me serre contre lui, puis
m’attire vers la sortie. Il ne veut pas parler, il a peur de craquer s’il parle, je le sens.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit ému à ce point et le pire, c’est que sa réaction
me touche au plus profond de moi, même si je souris encore. Je sens une larme
tomber sur ma joue et l’essuie vite…

Nous ne reparlons à nouveau que dans la voiture quand, semblant s’être remis,
Majib se met à me poser mille et une questions, tout en préparant des plans de
toutes sortes sur une grossesse dont je ne connais même pas le stade…

********************
Quelques jours plus tard

La veille du retour en France de Nourou et Aziz, j’accepte de faire quelque chose


de surprenant, même pour moi. Je les accompagne au cimetière voir leur père.
Majib est avec nous, et jusqu’à présent je n’ai pas encore compris comment j’en
suis arrivée là. Quels mots ont-ils utilisé pour me convaincre ? Tout ce que je sais
est que je n’ai pas été forcée et que je suis déterminée à aller jusqu’au bout.

Arrivés devant sa tombe, Aziz s’agenouille tandis que nous trois autres restons
debout, en silence, Nourou murmurant des prières. Moi, je fixe la tombe des yeux,
comme hypnotisée, me rappelant de tant de choses, de peur, de peine. Celui qui
les a causées est à présent plus bas que terre, littéralement, seul face à ses
actions… Lui si dur, quel mal peut-il me faire maintenant ?

Je me rappelle de mes peurs mais là, en ce moment exact, je n’ai plus peur de rien.
La présence toute proche de mon mari debout près de moi me rassure. La main
posée sur mon ventre, dans un geste instinctif, je fais le choix, à cet instant,
d’enterrer mon passé et de vivre pour mon présent et l’avenir que je porte.

Longtemps je l’observe. Et à la fin de notre visite, quand Aziz se relève et que


Nourou et lui commencent à tourner le dos à leur père, je l’observe encore. Plus je
l’observe, plus un sentiment grandit en moi… La pitié.

Quand Majib me dit tout bas :

- On y va.

Je ne réagis pas tout de suite. J’observe encore ce père qui n’a jamais été un père,
et les mots me sortent naturellement, irréfléchis.

- Je te pardonne. Repose en paix.


Et là enfin, je me tourne et pars, sentant à chaque pas jusqu’à ce que je sorte du
cimetière le poids que je laisse derrière moi, glissant de mes épaules…

Partie 66 : Une vie heureuse

Un an plus tard

***Abdoul Majib Kébé***

Vers 5h30 du matin, sorti de la douche, je m’habille et m’apprête à aller prier à la


mosquée. Juste avant de sortir, mon attention est attirée par la masse cachée sous
la couverture, ma femme endormie. Elle fait ça à chaque fois que je quitte le lit,
elle s’enroule sur elle-même comme une boule ne laissant plus rien voir de son
corps caché sous la couverture. Et bien sûr, elle n’a aucune intention de se lever
pour prier malgré les promesses qu’elle me fait. Réalisant que la méthode douce
ne marche définitivement pas avec elle sur cet aspect, je soupire, découragé,
décidant de changer de tactique.

La rejoignant, je soulève la couverture.

- Lève-toi Abi.

Elle grogne tirant la couverture sur elle-même mais je la retiens.

- Allez lève-toi, c’est l’heure de prier.

- Quoi ? Laisse-moi tranquille, bougonne-t’elle en tournant la tête de l’autre côté.


- Non, réponds-je fermement. Lève-toi maintenant, sinon on va rater la prière.

- Mais t’as qu’à y aller ! Je ne vais pas à la mosquée moi.

- Moi non plus, je reste prier avec toi finalement. Allez, va prendre ta douche, je
t’attends dans le salon.

Elle se tourne et me regarde :

- Mais va à la mosquée comme d’habitude.

- Non je veux qu’on prie ensemble. Lève-toi, le temps file là.

Elle me regarde comme si j’étais fou puis me tchipe avant de se tourner à nouveau,
décidée à ne plus me parler. Ce qui m’oblige à la menacer.

- Abi, si tu ne te lèves pas dans deux secondes, je vais parler fort et tu sais qui va se
réveiller.

- Je te jure que si tu la réveilles, c’est toi qui t’en occuperas.

- Pas de problème, je m’occupe d’elle mais ce sera ici, à côté de toi où elle te verra.
C’est ce que tu veux ? Si tu te lèves maintenant, je te promets qu’on te laissera te
rendormir après.

-…
- Bon, je compte jusqu’à 5. 1… 2…3…

Avant que je finisse, elle pousse rageusement la couverture et se lève en me jetant


un regard assassin pour aller vers la salle de bain. Je me retiens de sourire,
l’encourageant.

- C’est bien. Tu verras, ce n’est pas si dur.

Elle m’ignore complètement. Une demi-heure plus tard, douchée et habillée, elle
me rejoint dans le salon où nous prions ensemble. Quand on finit, alors qu’elle se
lève pour s’en aller, je la taquine un peu.

- Tu vois, ce n’était pas la fin du monde. Ça t’a fait du bien non ?

- Je vais me coucher, répond-t’elle sèchement.

- Ok baby. A partir de maintenant, on fait ça tous les jours. Ça te va ?

Elle ne daigne pas me répondre, et a déjà disparu du salon. J’ai envie de rire, je
sens qu’elle m’étranglerait bien en ce moment.

Des minutes plus tard, quand j’achève mes prières, je vais jeter un coup d’œil à
Anna dans sa chambre avant de rejoindre la nôtre pour voir sa petite-sœur aussi,
qui dort bien dans son lit à barreaux installé dans un coin de la pièce. Rassuré, je
me déshabille et glisse avec plaisir dans le lit pour enlacer ma femme, priant pour
que Séta ne se réveille pas. Déjà endormie et donc tout ressentiment oublié, elle
se laisse faire en se blottissant naturellement contre moi. Je soupire de plaisir, prêt
à me rendormir…
Malheureusement, ça ne se passe pas comme ça. A peine le sommeil commence à
venir que j’entends Séta émettre des petits bruits plaintifs. Dépité, j’abandonne
Abi et me lève vite, car connaissant ma fille, elle va rapidement crier à tue-tête si
je ne la prends pas. Je rallume la veilleuse et la rejoins pour la voir me fixer avec
ses grands yeux en grignotant ses doigts. Me penchant vers elle, je la prends
doucement en chuchotant :

- Hey sweetheart. Papa t’a réveillée hun ?

Nous sortons vite de la chambre et allons rejoindre la sienne, faisant office de


nurserie pour le moment. Ni Abi ni moi n’arrivons encore à la laisser dormir seule.
La couche changée, nous allons dans la cuisine où je prépare son biberon, puis
dans le salon. Là, comme d’habitude, je l’installe confortablement dans sa position
préférée quand elle mange, allongée sur mes cuisses relevées, les doigts agrippant
le biberon que je soutiens pour l’aider. Elle tète avec grand appétit.

- Quelle gourmande, Séta… Hey, doucement…

Loin de ralentir, elle tire de toutes ses forces sur la tétine sans me quitter des yeux,
me surveillant. Comme d’habitude, elle me fait rire et j’en oublie complètement
mon sommeil interrompu. C’est ce qu’elle me fait, ma petite Séta. Dès que je suis
avec elle et qu’elle me regarde comme ça, je ne ressens rapidement plus aucune
fatigue, contrairement à sa maman qui se plaint du fait qu’elle nous laisse peu
dormir. Ce qui est curieux, c’est qu’elle est rarement celle qui se lève pour s’en
occuper mais je la laisse dire pour éviter les palabres. J’adore ça moi m’occuper de
ma fille. Séta Momi Arame Kébé. Déjà cinq mois depuis qu’elle est née et que nous
lui avons donné les prénoms de ma mère et celui de ma grand-mère, faisant ainsi
deux heureuses d’un coup. Et pourtant, chaque jour elle m’émerveille un peu
plus…

Le biberon arrivant à sa fin, mademoiselle est enfin apaisée et se met à babiller


avec entrain, jouant de ses mains. Visiblement, elle n’a pas du tout l’intention de
se rendormir, et je sais qu’à la minute où je vais la coucher sur son lit dans cet état,
elle va hurler de toutes ses forces et réveillera sa maman. Jetant mon projet de
grasse-mat aux oubliettes, j’allume la télé pour chercher un dessin animé, la
laissant poser la tête sur mon torse nu…

***

- Papa.

En entendant la voix d’Anna, j’ouvre les yeux, me rendant en même temps compte
que je dormais. Séta, couchée sur moi, ne fait aucun geste et je fais un signe de
chut discret à Anna, qui se met à rire.

- Elle ne dort pas du tout, elle regarde la télé là.

- Pfff, elle est fatigante.

Un air de pitié sur le visage, ma fille s’assoit sur le tapis pour caresser le visage de
sa sœur en souriant.

- Séta, t’as encore réveillé papa ? C’est pas gentil han.

- Beubeu, lui répond-t’elle.

- Y’a pas de beubeu, non non Séta. Faut dormir la nuit. T’es paas gentille.

Elles me font rire toutes les deux avec leur échange. Anna, du haut de ses 10 ans,
aime parler à sa sœur comme si c’était sa maman.

- Et toi chérie, lui dis-je. Pourquoi t’es déjà réveillée ?

- Mais il est plus de 10h là.

- Quoi, déjà ?!

- Ben oui, et y’a l’anniversaire de Papy aujourd’hui, t’as pas oublié ?

- Oh non… J’ai failli oublier.

- Je réveille maman non ?

- Non je vais le faire. Tiens, prends-là stp.

Je lui donne Séta puis me lève pour rejoindre Abi. La veinarde dort toujours, mais
cette fois pas de choix, il faut qu’elle se réveille. N’empêche je m’allonge en
l’enlaçant et fermant les yeux, juste pour cinq minutes… Sentant le sommeil venir,
je me raisonne et lui dis en soupirant :

- Babe ?

- Hum…
- T’as oublié l’anniv de ton père ?

Elle se redresse brusquement.

- Il est quelle heure ?

- 10h20 déjà.

- Oh non, Didi va me tuer. On avait rendez-vous à 10h pour les courses.

Elle prend vite son téléphone sur la table de chevet et affiche des appels manqués
puis un message de Didi : « Je t’attends là ! T’abuses, t’es toujours en retard. »

- Je crois qu’elle est fâchée, soupire Abi. C’est ta faute, je comptais me lever à 7h
mais tu m’as gâché mon sommeil et là je n’aurai jamais le temps de finir avant
midi.

- Si tu te lèves maintenant, tu peux y être avant 11h. Ne t’inquiète pas, je


m’occupe des petites et vous nous retrouvez à Ngor ensuite. Ça te va ?

- T’essaies de te racheter c’est ça ?

- Je ne cherche à rien racheter, lui réponds-je en souriant. En plus j’ai d’autres


moyens beaucoup plus efficaces…

- C’est ça oui. T’as intérêt à ne plus me réveiller à 5h du mat en tout cas.


- Donc t’as pas entendu ce que je t’ai dit ce matin ? Ou bien tu crois que je
plaisantais ?

- Eh Majib, commence-t’elle à rouspéter.

- File avant que je change d’avis sur la suite de cette conversation.

Prenant ma menace au sérieux, elle saute vite du lit et disparait dans la salle de
bain, non sans me lancer un regard plein de mépris. Un matin comme beaucoup
d’autres. Pas de câlin, pas de mot doux, pas de bisou et pourtant son caractère ne
me fait que plus l’aimer…

******************* ********

******************* ********

***Abibatou Léa Hannan Kébé***

Papa fête aujourd’hui ses 60 ans et pour l’occasion, toute la famille se réunit chez
lui. Bien complète cette fois car même Aysha a accepté de venir. Ayant proposé de
m’occuper de la cuisine, j’ai Didi qui m’aide avec les dernières courses que je n’ai
pas eu le temps de faire hier à cause du travail. Nous venons justement de finir
l’essentiel et il ne nous reste plus que les gâteaux à aller chercher mais Didi veut
coute que coute qu’on fasse un saut chez Mame Anna. Ma petite-sœur est la
personne qui me surprend le plus, de toutes celles que je connais. Je savais déjà
qu’elle rendait visite à ma grand-mère de temps en temps, après l’avoir rencontrée
une fois chez moi, mais de là à ce qu’elle me soule pour aller la voir ?
- Didi, il est déjà 13h, lui dis-je alors qu’on retourne à la voiture. C’est-à-dire l’heure
de manger et je n’ai même pas commencé à préparer. Pikine ce n’est pas la porte à
côté non plus.

- Mais on ne va pas durer. Même pas trente minutes. Stp stp. Je veux juste lui
donner son parfum, c’est Boris qui me l’a ramené, regarde.

- Mais pourquoi tu ne le fais pas une autre fois ? On nous attend à la maison là.

- Tu parles, personne n’était réveillé quand je partais. Je suis sûre qu’ils sont en
train de prendre le petit-déj. Allez Léa.

- Donc tu veux me faire croire que ma grand-mère est ton pote maintenant. Ma
grand-mère.

- Déjà arrête de dire « ma grand-mère » comme si elle t’appartenait. Sois pas


égoïste. Et oui c’est mon pote, où est le problème ?

Elle me fait rire celle-là. Lui passant mon sac, je décide de lui faire plaisir pour en
finir :

- Bon prends mon téléphone et passe-moi le bluetooth. Je l’appelle pour voir.

Elle s’empresse de faire ce que je lui demande, un sourire satisfait sur le visage.
Quelques sonneries plus tard, Mame Anna répond et après qu’elle m’ait confirmé
que maman n’est pas à la maison, je lui dis qu’on va passer avant de raccrocher.
Conduisant, je fais ensuite Didi envoyer un message à mon mari pour le prévenir,
en prenant la direction de Pikine. Plusieurs minutes plus tard, nous arrivons dans
le quartier populaire de mon enfance et dans la maison, retrouvons Mame Anna
ainsi que Nourou qui est revenu passer quelques jours à Dakar avec Aziz. Ce
dernier est resté au village où ils étaient partis rendre visite à la famille de leur
père, Nourou préférant l’y laisser pour revenir hier soir. En entrant dans le salon, à
ma grande surprise, je vois Didi et lui se faire chaleureusement la bise comme s’ils
se connaissaient depuis longtemps.

- Ça va Nourou ? dit-elle avec une voix trainante que je ne lui ai jamais connue.

- Khadija ! Tu ne m’avais pas dit que tu passais… T’es toute belle.

- Oh arrête de te moquer, rit-elle. Merci… Léa voulait voir Mame Anna et on était
ensemble alors, je l’ai accompagnée. Tu vas bien ?

Han ?! Quel épisode ai-je raté ? Je ne peux pas me taire là.

- Vous vous connaissez tous les deux ?!

- Oui, répond brièvement Didi avant de se tourner vers ma grand-mère. Mame


boye*, tu m’as trop manqué. Regarde ce que je t’ai apporté.

Cette fille est incroyable. Sérieux, je suis scotchée, la regardant faire son opération
charme sur ma grand-mère tout sourire et mon frère qui a le regard fixé sur elle.
C’est donc pour ça qu’elle insistait pour venir. Majib ne va pas en croire ses oreilles
quand je lui raconterai…
***

Après avoir quitté Pikine, nous retournons en ville pour les gâteaux avant de
rejoindre la famille à Ngor. En entrant dans la cuisine avec nos courses, je retrouve
mon bébé dans les bras de son tonton qui la promène en discutant avec Aysha.
Mon attention est vite attirée par l’accoutrement de cette dernière qui,
uniquement vêtue d’un maillot de bain deux-pièces et d’un peignoir ouvert, est
assise sur la table de cuisine. Je décide de la tourner vers ma fille.

- Coucou Séta ! Maman est là !

Elle se met à geindre en me voyant, tendant un bras vers moi en repoussant un


Boris indigné.

- Séta ? Quelle traîtresse celle-là. Tu vois maman et je n’existe plus ?

Je pose les sacs et la prends dans mes bras.

- Meuh non tonton, c’est juste que maman m’a manqué, n’est-ce-pas mon cœur…
Elle ne m’a pas vue depuis ce matin. Ça va toi ?

- Yep Biba, et toi ? Vous avez fini toutes vos courses ?

- Oui c’est bon. Salut Aysha, ça va ?

- Salut, répond-t’elle d’une voix à peine audible tout en se levant pour sortir de la
pièce.
Comme d’habitude… Je la suis du regard, tandis que Boris me dit :

- T’occupe pas d’elle.

- Elle est folle celle-là, renchérit Didi.

- Vous inquiétez pas… Où sont les autres ? dis-je à Boris en me lavant les mains au-
dessus de l’évier pour me préparer à allaiter Séta.

- Majib est derrière avec Anna, papa sorti et les jumeaux…dans leur chambre je
crois.

- Ok, et Ndèye Marie ?

N’entendant pas sa réponse tout de suite, je me tourne et le regarde pour qu’il


réponde enfin.

- En haut… Bon, je vous laisse. Je vais courir un peu.

Eum… Je sens qu’il y’a de l’eau dans le gaz entre ces deux-là. M’asseyant pour
installer ma petite fille pressée de téter, j’essaie d’en savoir plus avec Didi.

- Qu’est-ce qu’il y’a, ils se sont disputés ?

- Huh t’as remarqué toi aussi. C’est sûr et c’était même avant qu’ils arrivent. Ils
sont comme ça tout le temps, presque jamais ensemble.
- Oh non, dis-je alarmée. J’espère que ce n’est pas grave…

Il faudra que je parle à Ndèye parce que tout ça ne me rassure pas du tout…
Pendant que j’allaite Séta, sa grande sœur nous rejoint dans la cuisine.

- Depuis quand t’es rentrée maman.

- Quelques minutes. T’étais avec papa ?

- Oui et tata Aysha, dans le patio.

Donc c’est eux qu’Aysha a rejoints tout à l’heure… Okay. Je finis avec Séta et la
passe à Anna avant de me lever pour chercher mon mari. Après avoir traversé le
salon, je le vois par la vitre de l’autre côté, derrière les rideaux. Il est assis de dos à
côté de la table et Aysha n’a rien trouvé de mieux que de poser ses fesses
directement dessus, les pieds posés sur une chaise et toute l’attention tournée
vers mon mari. Mais il lui manque une case à celle-là, je suis sa sœur bordel ! Mon
sang bouillonne et je marche vite vers eux puis, réfléchissant une seconde, je
ralentis. Il faut que je sache de quoi ils parlent. Prenant le risque que quelqu’un
m’aperçoive, je m’approche le plus près possible de la porte-fenêtre tout en
restant à l’abri de leurs regards…

- Tu ne peux pas prendre une décision comme ça sur un coup de tête Aysha, dit
Majib. Réfléchis bien.

- Qui te dit que c’est sur un coup de tête ? Ça fait des mois que j’y pense et j’ai déjà
posé ma dém, figure-toi.
- Aysha, tu vas vraiment trop vite. T’as trouvé du travail au moins ?

- Pas encore mais ça ne sera pas compliqué. Ne t’inquiète pas pour moi…

- Et pourquoi tu veux revenir ? Tu n’as pratiquement jamais vécu ici.

- Et toi pourquoi tu ne veux pas que je revienne ?

- Ça ne me regarde pas, sis. Je n’ai pas à le vouloir ou ne pas le vouloir. Je ne veux


juste pas que tu prennes une décision que tu n’as pas mûrement réfléchi, c’est un
conseil de grand-frère.

- Okay okay. Et si tu pensais plutôt aux points positifs ? Toi et moi on va passer plus
de temps ensemble, comme à Londres. Ça ne te manque pas ça ?

- Aysha…

- Avoue que ça te manque.

Il émet juste un petit rire cynique mais ne répond rien. Voilà ! C’est ça qui
m’énerve, il est trop gentil avec elle. Je quitte ma cachette pour repartir dans la
cuisine, ma décision prise. Si mon mari n’est pas capable de remettre les points sur
les i à cette chipie, c’est moi qui vais m’en charger. Elle croit qu’elle peut venir à
Dakar et se permettre de tourner autour de Majib sans gêne ? Elle ne me connait
pas…
Assez énervée, je retourne dans la cuisine et commence à préparer.
Heureusement, il n’y a plus personne, ce qui me laisse le temps de me calmer,
concentrée sur ma tâche. Didi me rejoint rapidement, ainsi que Ndèye Marie qui
descend enfin quelques minutes plus tard. Je les laisse s’occuper des fruits de mer,
et alors que je viens juste de mettre les apéros au four, ne fais pas attention à
l’arrivée de Majib qui pose soudain la main sur ma taille.

- Salut toi !

Lui jetant un bref coup d’œil, je lui réponds froidement :

- Salut.

- Je ne savais pas que tu étais là. Tu ne viens même pas dire bonjour à ton mari ?

-…

- Hey, ça va ?

- Ça va. Je suis occupée.

Je sens son regard plus insistant sur moi et il ne réagit pas à ma réponse sèche
pendant un instant, puis il me presse légèrement la taille en disant simplement :

- Ok…

Avant de s’en aller. Bon, je suis consciente de mon comportement puéril, surtout
devant Didi et Ndèye mais c’était plus fort que moi. Je lui en veux là et je ne peux
pas faire semblant. Dès qu’il sort, Ndèye Marie dit :

- C’était quoi ça ?

Devinant que c’est à moi qu’elle parle, je la regarde.

- Ça quoi ?

- Comment tu lui as parlé, le pauvre ! Il t’a fait quelque chose ?

- … Non, c’est rien.

- C’est rien ?! intervient Didi. T’as un mari comme Majib et tu lui parles comme ça
pour « rien » ? Tu sais le nombre de filles qui rêvent de te le piquer au moins ?

- Oh arrête, toi. C’est pas le moment.

- Ah bon ? D’accord. Comme t’as la confiance là, je peux lâcher mes copines sur lui,
tu verras si c’est le moment.

- Quelles copines ? lui dis-je en fronçant les sourcils.

- Ah je ne t’ai pas dit ? T’as pas remarqué que tu ne trouves plus mes copines ici
quand vous passez à la maison ? Elles sont toutes folles de ton mari figure-toi et si
ce n’était moi, elles l’auraient déjà attaqué depuis longtemps.
Non mais ! Je ne peux pas m’empêcher de rire.

- Ces gamines là ?

- Des gamines hein ? Ok, vas-y, ce sont des gamines donc t’as rien à craindre.
Continue de traiter ton mari de la sorte et tu verras quand il va se tourner vers les
« gamines ». Bon j’ai fini, je peux y aller ?

Je prends le bol de fruits de mer qu’elle a fini de décortiquer et elle s’en va vite,
nous laissant seules Ndèye et moi. Celle-ci secoue la tête en la regardant partir.

- Elle est folle.

- Elle n’a pas tout à fait tort, réponds-je en souriant. J’avais remarqué leur manège
autour de Majib, surtout la petite aux grosses fesses là. Elle ne se sent pas celle-là,
faut la voir faire son charme je te jure.

Ndèye Marie rit brièvement puis baisse les yeux sur sa tâche, l’air soudain pensive.
Ce qui me rappelle le comportement de mon frère ce matin…

- Au fait, lui dis-je. Qu’est-ce qui se passe entre Boris et toi ?

- Pourquoi tu me demandes ça ? répond-t’elle, surprise.

- Je ne sais pas, on dirait que quelque chose ne va pas entre vous. Il parait que
vous vous parlez à peine ?
- Qui t’a dit ça ?

- Ce n’est pas important. C’est vrai ou pas ?

-…

- Tu veux qu’on en parle ?

Elle semble hésiter un instant puis répond doucement :

- Non ce n’est pas la peine. Ça va passer.

- Tu es sûre ? J’ai l’impression que c’est grave.

- … Ça va aller.

- D’accord… Si t’as besoin de parler, je suis là.

- Ok, merci.

Toute son expression a changé durant la courte conversation. Elle est devenue
toute triste… Les yeux ne mentent pas, et ce que je vois dans ses yeux ne me
rassure pas du tout. Mon instinct me dit que ce que ces deux-là traversent est bien
plus grave que les petites disputes que j’ai avec Majib, mais j’espère de tout cœur
me tromper…

***

Les apéros terminés, nous rejoignons le reste de la famille éparpillé entre le salon
et le jardin pour les servir. Alors que je pose une assiette devant lui, Majib me
regarde avec insistance voulant sûrement attirer mon attention mais je fais comme
si je ne l’avais pas remarqué, demandant aux autres :

- Elle est où Aysha ?

- Devant la télé en haut, répond Hassan. Je l’appelle ?

- Non laisse, réponds-je vite. Je vais y aller.

Je prends aussitôt une assiette et pars la trouver, sautant sur l’occasion de pouvoir
la voir seule un instant. En entrant dans le salon, je la vois à moitié allongée sur le
canapé devant la télé, toujours aussi peu vêtue.

- Coucou sister, lui dis-je joyeusement. Je t’ai apporté ça.

Posant l’assiette devant elle sur la table, je m’assois en même temps sur le fauteuil
à côté d’elle. Sans me regarder, elle jette un bref coup d’œil à l’assiette en
marmonnant.

- C’était pas la peine.


- Ça vient juste de sortir du four, je ne voulais pas que ça refroidisse le temps que
tu viennes. Goûte.

- J’ai dit c’est bon. J’ai pas faim.

Son visage fermé, elle ne quitte pas du regard la télé. Sans me décourager, je me
mets plus à l’aise sur le fauteuil et tourne la tête vers elle. Première étape, j’essaie
de la raisonner…

- Ecoute Aysha… Je sais que tu ne m’apprécies pas mais je pense qu’on devrait faire
des efforts vu qu’on partage la même famille. Bien sûr on n’est pas obligé d’être
amies mais on peut au moins se…

- Oh là, arrête-toi tout de suite. Je ne vais pas avoir cette conversation avec toi,
c’est clair ?

- D’accord, mais jusqu’à quand Aysha ? Je suis ta sœur, tu ne peux pas continuer de
faire comme si je n’existais pas.

- J’y arrive sans problème.

Ah ouai ?! Bon, il semble que le raisonnement ne va pas marcher, donc allons-y


autrement. Lentement, je lui réponds d’une voix désolée :

- Je comprends… Je te comprends bien. Ce n’est pas facile de découvrir du jour au


lendemain que tu as une sœur, qui plus est, est mariée à l’homme que tu aimes.
Le regard d’Aysha se tourne aussitôt vers moi, surpris.

- De quoi tu parles ?!

- De Majib, répond-je calmement. Je te comprends, ça ne doit pas être facile de le


voir avec moi, n’est-ce-pas ? Tu es toujours amoureuse de lui ?

- Tu crois que… que je suis amoureuse de Majib ? répond-t’elle l’air indignée. Tu es


folle ?

La comédienne… Jouant le jeu, je fais mine d’être surprise.

- Donc tu ne l’es plus ? Excuse-moi alors, je croyais que…

- Majib est mon ami, ok ? Ou peut-être que c’est ça qui te dérange, le fait qu’il soit
proche de moi ? Mais ça, tu ne le changeras pas ma chère. On n’a toujours été
proches.

Voyant qu’elle me regarde avec un air de défi, je souris et lui dis, l’air soulagée :

- Ouf ! Ça me rassure que tu n’aies plus de sentiments pour mon mari. Je me


sentais désolée pour toi mais finalement tout va bien, je ne m’inquiète plus. Tu
verras sister, tu trouveras un jour l’homme parfait pour toi, qui t’aimera autant que
Majib m’aime. Et là, je suis sûre que tu n’auras plus de temps pour être « proche »
de mon mari comme tu dis. Tu seras trop occupée à profiter du tien comme moi je
le fais…

Devant mon grand sourire, Aysha m’observe comme s’il me manquait une case
mais je la sens énervée.

- Je n’ai pas besoin de tes souhaits.

- Je te le souhaite quand même.

Sous le ton de la confidence, je m’approche un peu d’elle et lui dis.

- Aysha, c’est tellement agréable d’être avec un homme qui t’aime vraiment, qui
partage tes sentiments. Sérieux, je le souhaite à toutes les filles d’avoir ce que j’ai.
Majib est fou de moi ! Il ferait n’importe quoi pour que je sois heureuse. Et ma foi,
je le suis…

Je me mets à rire son sous son regard haineux.

- Déjà qu’il est beau comme un dieu, me gâte sur tous les plans, et en plus…

Je m’arrête, faisant semblant d’hésiter à continuer, puis hausse les épaules avec un
sourire complice, avant de lui dire à voix base.

- …bon t’es ma sœur, je peux te dire. Au lit ! Mon Dieu au lit, il est juste incroyable
Aysha ! J’en ai des frissons rien qu’à y penser. Crois-moi, je suis gâ-tée !

J’éclate de rire devant une Aysha dont les yeux lancent des éclairs tellement son
regard est méprisant. Reprenant un peu de sérieux, je dis rêveusement :

- Et avec tout ça, il m’appartient. Rien qu’à moi… Je ne sais pas ce que j’ai fait pour
mériter un homme tel que lui mais en tout cas, je sais ce dont je suis capable pour
le garder. N’importe quoi…
Fixant Aysha droit dans les yeux, je ne souris plus.

- Tu n’as aucune idée d’à quel point je peux être cruelle quand il s’agit de protéger
mon couple. Qui que ce soit qui essaie de s’immiscer entre nous, je la détruis tout
simplement. Je l’écrase comme une mouche. Et crois-moi, je sais m’y faire, j’ai eu
le temps de m’exercer… Je n’ai aucune limite Aysha, aucune pitié, aucun semblant
d’état d’âme…

Nos regards s’affrontent un bon moment avant qu’elle ouvre la bouche pour dire :

- Est-ce que tu me menaces Abi ?

Haussant les sourcils d’étonnement, je réponds :

- Te menacer ? Toi, mais pourquoi ? Tu n’as pas de sentiments pour mon mari,
donc tu n’as rien à craindre de moi. Non, je parle de celles qui auront la malchance
de croire qu’elles peuvent tourner autour de lui. Celles-là ma sœur, celles-là
n’auront que leurs yeux pour pleurer quand j’aurais fini de m’occuper d’elles.

- Et tu vas leur faire quoi ? Tu te prends pour qui ?

- Peut-être pour celle que tu crois ? La fille des rues, profiteuse, qui est partie de
rien et en est là aujourd’hui. Traitée comme une reine, profitant de ton père et de
ta riche famille ? Si j’ai réussi à avoir ça, tu ne devrais pas avoir de difficulté à
imaginer ce que je suis capable de faire d’autre, n’est-ce-pas ?

- En effet. Tout le monde te croit innocente mais moi tu ne m’as jamais trompée. Je
sais quel genre de personne tu es…
Abandonnant mon air sérieux, je souris largement et lui réponds en lui filant une
gentille petite tape sur le pied accompagné d’un clin d’œil :

- T’as tout compris.

Puis je me lève et l’abandonne sans oublier de prendre avec moi l’assiette d’apéros
intacte. Ils seront bien mieux dans mon ventre.

En sortant du salon, je tombe à ma grande surprise nez à nez sur Majib. Le regard
posé sur moi, les bras croisés, il sourit sans rien dire.

Je lui demande en le dépassant :

- Tu fais quoi ici ?

Il m’arrête rapidement en me retournant vers lui, me regardant d’un air amusé.

- Je le savais. Ta soudaine serviabilité n’était pas anodine.

- De quoi tu parles ?

- Vas-y, fais-moi croire que tu ne sais pas de quoi je parle mme la gangster… La
vraie fille de ton père toi. Alors comme ça, je t’appartiens ?

Je le regarde sans rien dire. Bon ok, il a tout entendu, donc ça ne sert à rien de
faire semblant. D’un air de défi, je lui réponds sans sourire :

- Quoi ? Je n’ai pas raison ?

Il pouffe de rire.
- Complètement.

- Alors pourquoi tu ne la remets pas à sa place quand elle te fait du charme ?

Il fronce les sourcils et je lui éclaire la lanterne.

- Je vous ai entendus tout à l’heure, dans le patio.

- Ah… C’est pour ça que t’étais fâchée alors.

- Je le suis toujours.

En riant, il me prend l’assiette des mains et la pose sur le buffet proche, puis il
m’attire à lui pour murmurer.

- Même si tu n’as absolument aucune inquiétude à te faire…

- T’as intérêt, l’interromps-je vivement.

- Même si, reprend-t’il posément, tu n’as aucune inquiétude à te faire, j’ai adoré te
voir défendre ton territoire… Comme une tigresse… Ça m’excite…

Je le regarde avec un faux dédain mais sens déjà le sourire me venir. Il m’attire
encore plus contre lui et se penche à mon oreille qu’il mordille en chuchotant :

- On ne l’a jamais fait ici… Quelle chambre ?


- Lâche-moi, ris-je en essayant de le repousser.

- Ok, la salle de bain alors.

- On ne va pas…

Mes paroles sont interrompues par la porte du salon qui s’ouvre brusquement sur
Aysha, au même moment où la main de Majib glisse sous ma robe. Nous la
regardons tous les deux et elle pose sur nous des yeux froids de mépris avant de
nous dépasser, sans un mot. Loin de s’en préoccuper, Majib attend qu’elle
disparaisse pour reprendre son exploration, essayant de m’embrasser. Je lui tape
vivement sur la main et m’échappe rapidement pour courir vers les escaliers, alors
qu’il me crie :

- Hey reviens ici, j’en ai pas fini avec toi.

- Non ! lui réponds-je avant de disparaître, toute heureuse.

******************* ****

******************* ****

***Ahmed Bachir Hannan***

M’étant isolé derrière la maison pour répondre au téléphone, je raccroche quand


je finis et, après avoir vérifié que les enfants sont toujours assis dans le jardin, je
repasse discrètement par l’arrière pour rejoindre la porte d’entrée. Je préfère «
préparer » un peu mon invitée avant de la leur présenter…

Dehors, je vois le taxi garé devant la maison et m’en approche pour ouvrir la
portière, la laissant sortir, toujours aussi séduisante, son parfum embaumant
l’espace.

- Ça va ? lui dis-je doucement pour la rassurer, la sentant stressée.

- Oui…

- C’est bien. Une seconde, je paie le taxi.

Je tends un billet au chauffeur et le laisse partir avant de me tourner vers Djibo, lui
souriant.

- Tu n’as rien à craindre, ça va bien se passer.

- Je ne sais pas Bachir. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

- Et pourquoi ? On ne fait rien de mal, c’est mon anniversaire, j’ai le droit d’inviter
qui je veux.

- Sauf que je ne suis pas n’importe qui. Je ne parle même pas d’Abi mais tes
enfants, ils ne vont jamais… Ils vont penser à leur mère.

- Tout comme moi. Mais ça fait des années qu’elle est partie. Ils vont mieux et moi
aussi… Ecoute, je ne veux pas que tu stresses parce que sinon ils vont s’en
apercevoir et ça nous fera paraître coupables, ce qu’on n’est pas. Je veux que tu
me fasses confiance, tout se passera bien.

- Ok, répond-t’elle en soupirant.

Elle n’est pas rassurée. Après avoir regardé autour de moi et remerciant le ciel
d’être dans un quartier peu fréquenté, je lui prends la main et la serre dans la
mienne, lui souriant. Elle sourit aussi, l’air un peu mieux. Je l’observe… J’ai envie de
tellement plus que ces petits gestes en cachette, dans des lieux publics. Que nos
longues conversations par téléphone, qui durent depuis des mois… depuis que je
l’ai revue… Il est temps d’avoir plus, et ça commence par maintenant, avec mes
enfants.

Prêt à y aller, je m’apprête à rejoindre la maison avec elle quand soudain, la porte
s’ouvre. Abandonnant vite la main de Djibo, je me tourne pour voir Aysha en sortir.
Elle regarde autour et tombe sur nous.

- Papa, je te cherchais. Il faut que j’aille quelque part. Tu peux me passer tes…

Alors qu’elle marche vers nous, elle s’arrête soudain de parler regardant Djibo plus
attentivement, jusqu’à arriver devant nous.

- Bonjour, dit-elle doucement.

- Bonjour, répond Djibo. Aysha ?

Pris au dépourvu, je me charge de faire maladroitement les présentations.

- Oui c’est Aysha. Euh chérie, je te présente euh… ta tante Djibo.


Elle tourne aussitôt le regard vers moi, les yeux questionneurs.

- Ma tante Djibo…

- Oui, elle vient d’arriver. Je l’ai invitée à manger avec nous, comme c’est mon
anniversaire.

- Ma tante Djibo ? dit-elle en écarquillant les yeux cette fois. Djibo ?!

Ok, je crains le pire et ne sais plus quoi dire. Aysha regarde à nouveau Djibo
attentivement, puis se tourne vers moi, la voix pleine de colère.

- Djibo comme dans Djibo la bonne avec qui t’as trompé MA mère ?!

- Aysha…

- Djibo, la mère de cette…

- Aysha, stop !

- Je REVE ?!! crie-t’elle. Attends mais ce n’est pas possible, c’est un cauchemar ! Tu
n’oses pas papa, ce n’est pas possible !!

-…
- Sa fille n’a pas suffi et maintenant tu veux nous l’imposer elle ! Abi n’en a pas
assez c’est ça ? Toi aussi tu veux prendre ta part ? Vous voulez nous envahir ? Ce
sera quoi après ? Tu vas remplacer notre mère et puis quoi, on sera tous viré de la
maison ? C’est ça que tu cherches, sale vieille ?

Je ne sens pas ma main partir. La claque tombe sur la bouche de ma fille au même
moment où je m’en rends compte et entends son cri. Je l’ai frappée ! Les mains
collées à sa joue, la bouche bée, elle me regarde comme si elle me voyait pour la
première fois, les yeux brillants de larmes.

Mon Dieu, je l’ai frappée. Pour la première fois, j’ai frappé ma fille et je l’ai fait très
fort. Je sens encore le coup raisonner dans ma paume… Avant que j’aie le temps
de dire un mot ou même de réagir, elle se tourne et court, prenant la rue. Je réagis
enfin en la voyant s’éloigner, essayant de l’arrêter.

- Aysha ! Attends.

Elle ne se retourne pas et tourne au coin de la maison. Dépité, je pose ma main sur
ma tête, oubliant un instant Djibo, puis me tourne brusquement vers elle en
l’entendant.

- Je te l’avais dit…

- Djibo, je suis désolé.

-…

- Je ne savais pas qu’elle te connaissait.


- Et alors ? Tu allais leur dire qui je suis de toute façon et ça aurait été pareil. Ils ne
vont jamais m’accepter.

- Non. Aysha est spéciale, les autres ne sont pas comme elle.

Elle ne répond rien un instant semblant réfléchir puis dit, l’air décidée :

- Je vais y aller Bachir.

- Non.

- Si. Ça ne va pas marcher… Et on est trop vieux pour jouer à ce jeu.

Je ne dis rien. Je ne sais pas trop quoi dire, encore sous le choc de la réaction de
ma fille, de ses paroles et du geste que j’ai eu sur elle. Je ne sais pas quoi dire…
Djibo se retourne puis s’éloigne en silence. Et je la laisse faire, ne lui proposant
même pas de la ramener…

****************************

****************************

***Abibatou Léa Hannan Kébé***

En fin d’après-midi, la plupart d’entre nous sommes au bord de la piscine. Aysha


est partie depuis longtemps, Boris aussi il y’a quelques minutes promettant de
revenir avant le gâteau ce soir, et Ndèye Marie est isolée dans sa chambre. Les cris
d’Anna qui joue dans la piscine avec ses oncles couvrent l’atmosphère. Assise à
discuter avec Didi sur la terrasse, je me repose en observant de loin mon bébé. En
train de jouer, elle est installée sur son tapis d’éveil aux pieds de son père et de
son grand-père assis tous les deux à la table sous la tente. Trop occupés à discuter
affaires dès qu’ils sont ensemble, ils la surveillent à peine du coup je préfère
garder un œil sur elle.

- Alors, dis-je à Didi, t’as décidé de ce que tu voulais faire finalement ?

- Par rapport à ?

- Tes études. Tu vas rester à Dakar ou pas ?

- Je ne me suis jamais posé la question moi. C’est papa qui veut m’obliger à partir à
Londres.

- Tu sais le nombre de personnes qui rêvent d’avoir cette chance d’aller faire leurs
études à l’étranger ?

- Eh ben je n’en fais pas partie. Je veux rester ici et je ne partirai nulle part.

- Et pourquoi tu veux rester exactement ?

- Pourquoi pas ? Vous parlez tous comme s'il n’y avait pas de bonnes écoles à
Dakar. Je sais déjà ce que je veux faire et ça existe ici alors où est le problème ? Je
n’ai pas envie d’aller me morfondre dans l’appart à Londres moi à me faire
embêter par mes frères et Aysha. Au moins ici, j’ai la maison pour moi toute seule.

- Et tu peux faire ce que tu veux, n’est-ce-pas ? Ramener tes copines… tes petits-
amis…

Elle rit.

- Ce n’est pas ce que tu crois.

- Vraiment... Il est où le voisin, vous sortez toujours ensemble ?

- Mais non, c’est fini depuis longtemps ça. Il n’est même plus là, il est parti aux
Etats-Unis et c’est tant mieux. Il ne m’intéresse plus.

- Et donc ? Qui t’intéresse ?

- Personne. Tu poses trop de questions.

- Juste une dernière alors. Ok t’es pas intéressée par Londres mais si je te disais la
France ? Lyon plus précisément ?

Un grand sourire mystérieux s’affiche sur son visage, comprenant de quoi je parle,
mais elle ne répond pas. Je m’apprête à lui tirer les vers du nez quand je sens
soudain des mains mouillées sur mes épaules et entends Hassan.
- Dis-moi toi… Si je ne me trompe pas, je ne t’ai jamais vue dans l’eau, n’est-ce-
pas ?

- Et alors ? J’aime pas nager. Dégage, tu mouilles mes vêtements là.

- Tu n’aimes pas ou tu ne sais pas ?

- C’est pas ton problème. Lâche-moi Hassan.

- Trop facile ça comme réponse. Regarde ta fille comment elle se débrouille, t’as
pas honte ? Lève-toi, il faut faire tes preuves aujourd’hui.

- Cheu, Hassan. M’embête pas stp, je suis bien là.

- Ouz, crie-t’il à son frère en saisissant mes bras. Ramène-toi.

- Hey, lui dis-je sévèrement. Hassan, je te jure que je ne plaisante même pas !
Arrête tes conneries.

Ouz s’empresse de sortir de la piscine pour nous rejoindre, pressé de prendre part.
Sans même poser de questions, il s’empare de mes pieds et je crie :

- Arrêtez ! Wallah, je plaisante pas !


Déjà soulevée du sol par mes débiles de frères, je panique grave en les entendant
dire :

- T’inquiète, tu ne vas pas mourir.

- On te jette dedans et tu vas te débrouiller comme une grande, tu verras.

- C’est ce qu’on appelle l’apprentissage par l’expérience. Allez hop !

- Lâchez-moi je vous dis ! crie-je de toutes mes forces. Je ne plaisante pas. Papa !
Lâchez-moi ! Majiiib !!

Mon Dieu, ils vont me jeter dedans les cons ! Y’a personne qui vient. Où est Majib
bordel ! J’entends sa voix à la minute où je pense que mon sort est scellé.

- Hé ça va pas vous deux ? Laissez ma femme. Non mais vous êtes idiots ou quoi !

Je me sens soulevée dans ses bras et arrachant avec rage mes pieds des mains
d’Ouz, je me mets enfin debout, soulagée.

- Trop cons. Ouf merci ché… Ahhhh !

Je tombe à la renverse dans l’eau, cherchant en vain quelque chose à quoi


m’accrocher. Il m’a poussée le salaud ! J’entends les éclats de rire alors que je suis
morte de panique, la tête sous l’eau, incapable d’avoir un équilibre. Battant mains
et pieds de façon désordonnée, je réussis à sortir de temps à temps la tête
essayant de prendre un souffle mais recoule aussitôt. Je ne peux plus respirer, je
vais mourir mon Dieu, ils vont me laisser mourir pour une blague ! Soudain, des
bras me saisissent et je me retrouve enfin la tête hors de l’eau, m’accrochant au
cou de Majib qui rit encore en me tenant. Je vais reprendre mon souffle… et
ensuite je jure qu’il est mort !

- Fallait la laisser encore un peu grand, dit Hassan en riant. Elle aurait appris toute
seule.

Après lui avoir lancé un regard plein de haine, j’ose décrocher ma tête de l’épaule
de Majib pour le menacer :

- Tu vas me le payer, je te jure !

- Ah oui ? Tu veux que je te lâche encore c’est ça ?

Je m’apprête à lui répondre vertement mais n’ose plus parler, de peur qu’il mette
sa menace à exécution. Il éclate de rire puis me dit tout bas.

- Ça c’est ma vengeance pour tout à l’heure… La prochaine fois, je te laisserai


couler.

Oui c’est ça. La blague… S’il y’a une chose que je sais, c’est qu’il ne me laissera
jamais « couler »...

********************

Le soir

On est rentré et les enfants sont couchés. Pendant que je prends ma douche,
laissant Majib devant la télé, je repense à cette riche journée qu’on vient de
passer. Riche et toute simple en même temps, faite de petits moments de bonheur
et d’autres de frustration. Représentative de ce qu’est ma vie aujourd’hui. Une vie
heureuse et paisible…

Presque parfaite. Le réaliser me fait presque peur. Je repense à toutes ces années
où j’ai souffert en silence, me battant pour combler ce qui me manquait. Et
maintenant, j’ai tout. Ma petite fille, le portrait de son père, qui dort paisiblement
juste à côté. Sa sœur qui est à présent une grande fille, embellissant de jour en
jour et devenant une personne aussi extraordinaire que l’était sa maman, le cœur
sur la main. Ce sont mes enfants… Je pense à leur papa, cet homme décidément
incroyable avec qui je partage ma vie. Je suis bien consciente de la chance que j’ai
d’être avec lui. Majib n’est pas comme les autres et je ne le dis pas parce que je
l’aime. Un homme comme lui ne court pas les rues et pourtant il est tombé sur
moi par les moins évidentes des circonstances et il m’a choisie moi. Je ne mentais
pas dans mon discours de tout à l’heure. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour le
mériter mais je sais que jamais plus je ne pourrai me passer de lui. Et c’est ça qui
me fait peur… L’avenir est tellement incertain, tellement plein de surprises… L’idée
même de devoir peut-être un jour renoncer à cette paix que j’ai actuellement me
fait angoisser…

Quand je sors de la douche, je m’essuie lentement et m’habille, un peu déprimée.


Rejoignant Majib dans le salon, je m’assois sur lui en me recroquevillant, glissant
ma tête dans son cou. Il me caresse le dos en chuchotant :

- Qu’est-ce qu’il y’a ?

J’inspire fort et, le serrant un peu plus, lui réponds :

- J’ai peur…

- Peur ? De quoi ?
Je ne réponds rien. Il pose la main sur ma nuque et m’oblige à relever la tête pour
le regarder.

- Dis-moi ce qu’il y’a. De quoi t’as peur ?

Ses yeux inquiets, tellement doux, sont plongés dans les miens. Je n’arrive pas à
parler, ni à le quitter du regard. Mon Dieu, je l’aime tellement… Sans que je puisse
rien y faire, je sens ma vision s’embrouiller au moment où je lui réponds, la voix
cassée :

- J’ai peur de vous perdre. Toi et les filles…

- Nous perdre ?! Mais pourquoi tu… oh, Abi.

Ça a été plus fort que moi. J’éclate en sanglots sans pouvoir me retenir. Je n’ai
aucune idée de ce qui m’arrive, je ressens juste une émotion tellement forte que
je ne peux pas la retenir. Majib me sert contre lui, me caressant et chuchotant
pour me calmer, ce que j’arrive à faire au bout de quelques minutes, un peu
honteuse.

- Ça va mieux ? dit-il.

- Oui…

- Ok, alors regarde-moi maintenant… Et écoute-moi bien.

J’obéis, me relevant pour le regarder me dire.

- Babe, il y’a une chose essentielle que tu dois avoir si tu veux être heureuse. C’est
la foi. Il faut que tu acceptes le fait que tu ne peux pas tout contrôler dans la vie.
Ce que tu dois faire, ce qu’on doit tous faire, c’est nous battre pour ce qu’on veut
et quand on l’a, on en profite tout simplement. Ne te casse pas la tête à imaginer
des choses qui n’existent même pas. Aujourd’hui, à cet instant précis, tu m’as moi,
on a les filles, nos familles, nos amis. Est-ce que tu es heureuse comme ça ?

Je hoche la tête en répondant fermement :

- Oui.

- Alors c’est tout ce qui compte. Même si ça doit s’arrêter un jour et je te promets
qu’on fera tout pour que ça n’arrive pas, t’en inquiéter aujourd’hui ne te fera que
souffrir deux fois pour rien. Ne t’inquiète pas de ce qui n’est pas encore arrivé,
d’accord ?

- D’accord.

- On est heureux, c’est tout ce qui compte. Embrasse-moi maintenant.

Je lui souris, profondément apaisée et lui obéis. Faisant exactement ce qu’il dit. Je
l’embrasse, avec tout l’amour que je ressens pour lui, toute la reconnaissance que
j’éprouve envers le Seigneur de m’avoir accordé ce bonheur. Je n’ai plus peur de
rien. Je suis juste heureuse…

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