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Février 1848 ne l'avait guère inquiété; juin 1848 lui fit horreur; il prit peur, non

pour lui mais pour la civilisation, pour les lettres, pour la société, pour, toutes
les choses délicates que ce voluptueux de corps et d'esprit aimait, et dont il
ne pouvait se passer. Mais il avait quarante-quatre ans : le goût de la paix, de
l'ordre à tout prix, le désir d'une place sûre où il pût vieillir sans souci, firent de
lui dès la première heure un partisan du prince Louis-Napoléon. Entre le coup
d'État et la proclamation de l'Empire, il écrivit cet article des Regrets (23 août
1852), qui fit scandale : il y sommait un peu cavalièrement ses anciens amis
orléanistes de se rallier au régime nouveau, garant de l'ordre, sauveur de la
société, conservateur de la propriété. Le bonapartisme de Sainte-Beuve le mit
en assez mauvais renom parmi la jeunesse libérale. Lorsqu'il fut nommé
professeur de poésie latine au Collège de France, des manifestations hostiles
troublèrent sa leçon d'ouverture (9 mars 1855) : la seconde séance fut plus
orageuse encore, et Sainte-Beuve ne remonta jamais dans sa chaire. Il
imprima le cours sur Virgile qu'il avait préparé et qu'il ne fit pas. Pour le
consoler de cette disgrâce, on le nomma professeur de littérature française à
l'École normale, où il passa quatre années paisibles (1857-61). Enfin, en avril
1865, après avoir beaucoup attendu et beaucoup désiré, il fut nommé
sénateur de l'Empire. 

Depuis 1849, ses Lundis étaient la principale affaire de sa vie. Sous la


Restauration il avait écrit au Globe et dans la Revue de Paris; sous Louis-
Philippe, au National, et surtout à la Revue des Deux Mondes. En 1849, à son
retour de Liège, il accepta de faire paraître chaque lundi une étude littéraire
dans le Constitutionnel : il commença le 1  octobre 1849. Il passa
er

au Moniteur en décembre 1852, retourna en 1861 au Constitutionel, qu'il


quitta encore une fois pour le Moniteur. Cependant il se détachait de l'Empire.
Il lui aurait passé le despotisme politique, la suppression des libertés
parlementaires; il ne put supporter le despotisme intellectuel, les atteintes à la
liberté de penser et d'écrire, les concessions au parti clérical et à l'Église. II
devenait lui-même de plus en plus hostile à la religion, que la science lui
paraissait ruiner; il se pénétrait de plus en plus de cette idée que la valeur de
la pensée humaine est peut-être moins dans la certitude de résultats que
dans la sincérité de la recherche; il faisait passer la méthode avant la
doctrine, et repoussait comme une absurde tyrannie l'autorité qui impose à
l'esprit une vérité qu'il n'a pas librement créée.

Il se fit au Sénat le protecteur de la libre pensée : cela n'alla pas sans orages.
Un jour (le 29 mars 1867), il y défendait Renan qu'on y flétrissait comme
fauteur d'athéisme. Un autre jour, il y combattait une pétition de cent deux
citoyens de Saint-Etienne, qui voulaient chasser des bibliothèques
populaires Voltaire, Rousseau, Proudhon, Renan, Sand, Balzac, Lanfrey, et
jusqu'à Jean Raynaud. Le 7 mai 1865, sous prétexte de défendre une loi sur
la presse assez rigoureuse, il exposait son idéal de liberté illimitée. Le 19 mai,
il combattait la pétition Giraud en faveur de la liberté de l'enseignement
supérieur : il y voyait une duperie, un piège, qui livrerait l'enseignement
supérieur au clergé toujours privilégié. Cette attitude donna à Sainte-Beuve
une grande popularité parmi la jeunesse. Des députations lui furent envoyées
à sa petite maison de la rue Montparnasse les étudiants en médecine
l'acclamèrent. L'École normale lui adressa une lettre collective, pour laquelle
un des élèves, Lallier, fut exclu.

Même au temps de sa ferveur bonapartiste, Sainte-Beuve n'avait guère


approché l'empereur. La société de l'impératrice lui fut toujours fermée. Il
n'allait pas à Compiègne. De la famille impériale il ne connut guère
intimement que le prince Napoléon, libéral, démocrate et libre penseur, et sa
soeur la princesse Mathilde, intelligente, lettrée et artiste. Il allait assez
souvent visiter la princesse à Saint-Gratien; il était en correspondance assez
suivie avec elle. Il recevait quelquefois le prince Napoléon chez lui : un dîner
qu'il lui donna le vendredi saint de 1868, et où il fit servir de la viande, fit
scandale : on voulut y voir une attaque insultante à la religion. Peu après
éclata la rupture de Sainte-Beuve avec l'Empire. Le Journal officiel fut fondé
en 1868 : on offrit à Sainte-Beuve d'y écrire. Il préféra rester au Moniteur,
espérant y être plus libre, puisque le journal perdait tout caractère officiel. Il
arriva que dans ce Moniteur redevenu indépendant, son premier article fut
censuré par le directeur qui voulut y faire une coupure. Sainte-Beuve refusa et
porta sa prose au Temps, journal d'opposition. On l'accusa de trahir l'Empire,
et la princesse Mathilde même se brouilla avec lui.

Il vivait rue Montparnasse dans une maison qu'il avait achetée, travaillant
durement, esclave de ses Lundis dont la préparation occupait toute sa
semaine. Il avait des secrétaires, Octave Lacroix, puis (de 1855 à 1859) Jules
Levallois, puis Pons, puis (de 1861 à 1869) Jules Troubat, qui faisaient des
recherches aux bibliothèques, écrivaient sous sa dictée et copiaient les
articles. Il garda jusqu'à la fin le goût des femmes ou des filles : les moeurs
sont le côté faible de Sainte-Beuve. Il partageait ses heures de loisir entre les
distractions sensuelles dont il ne savait pas se passer, et quelques amis qu'il
avait choisis parmi les plus grands et plus libres esprits du temps. Il avait
fondé avec Gavarni un dîner de quinzaine, qui avait lieu le lundi chez le
restaurateur Magny, rue Contrescarpe-Dauphine; les habitués
étaient Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, les deux frères Goncourt,
Nefftzer, Schérer, Taine, Robin, Berthelot, Flaubert. George Sand y venait,
lorsqu'elle était à Paris. Il mourut de la pierre le 13 octobre 1869 : il se fit
enterrer civilement, ce qui fit alors scandale. Un seul mot, selon sa volonté, fut
dit sur sa tombe : « Adieu ». 

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