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Bulletin de l'Association de

géographes français

La forme du territoire : une analyse de paysage à travers l'œuvre de


Vittorio Gregotti (Architecture and geography in the V. Gregotti's
thought)
Georges Benko

Résumé
Résumé. - Cet article analyse la tentative de conceptualisation et le modèle de pensée de l'architecte italien Gregotti, qui met en
relation étroite l'architecture et la géographie. Ses réalisations et ses projets n'arrivent pas toujours à établir la communication
entre le site et la construction que préconise sa théorie.

Abstract
Abstract. - This paper analyzes the attempt to conceptualize and the model of thought of the Italian architect Gregotti, who
stresses the close connexion existing between architecture and geography. His realizations and his projects don't come off to
set up the connexion he advocates between site and construction.

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Benko Georges. La forme du territoire : une analyse de paysage à travers l'œuvre de Vittorio Gregotti (Architecture and
geography in the V. Gregotti's thought). In: Bulletin de l'Association de géographes français, 66e année, 1989-3 ( juin). pp. 199-
204;

doi : https://doi.org/10.3406/bagf.1989.1481

https://www.persee.fr/doc/bagf_0004-5322_1989_num_66_3_1481

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'■'•■•7

Bull. Assoc. Géogr. Franc., Paris, 1989 - 3

Georges B. BENKO *

LA FORME DU TERRITOIRE: UNE ANALYSE DE PAYSAGE


À TRAVERS L'ŒUVRE DE VITTORIO GREGOTTI
(ARCHITECTURE AND GEOGRAPHY IN THE V. GREGOTTI'S THOUGHT)

RÉSUMÉ. - Cet article analyse la tentative de conceptualisation et le modèle


de pensée de l'architecte italien Gregotti, qui met en relation étroite l'architecture
et la géographie. Ses réalisations et ses projets n'arrivent pas toujours à établir
la communication entre le site et la construction que préconise sa théorie.

ABSTRACT. - This paper analyzes the attempt to conceptualize and the model
of thought of the Italian architect Gregotti, who stresses the close connexion
existing between architecture and geography. His realizations and his projects don't
come off to set up the connexion he advocates between site and construction.

Mots clés: Théories urbaines, paysage, perception urbaine.

L'architecture est en crise. Ce sont les pratiques intellectuelles qui sont


touchées, comme le montre le nombre d'histoires de l'architecture moderne
publiées ces dernières années. On n'a jamais autant discouru sur la
théorie et sur la doctrine de l'architecture qu'au moment où leur effondrement
se fait le plus cruellement sentir.
V. Gregotti est un architecte milanais dont les idées et l'œuvre nous ont
paru intéressantes par la place qu'elles font à la géographie. Ses analyses
théoriques des années 1 960 restent d'actualité. Il y utilise le cadre de
référence du structuralisme linguistique et n'hésite à demander quelques
ouvertures à la phénoménologie. Son ouvrage de base, Le territoire de
l'architecte, a été publié en Italie en 1 966. Les références au débat
structuraliste et les allusions à la lecture sémiologique de l'architecture y sont
nombreuses. Pour le lecteur français d'aujourd'hui, elles paraissent
simplement sacrifier à la mode. Il faut les resituer dans le contexte du débat
culturel italien des années 1 960 pour mesurer toute leur signification. Elles
sont l'aboutissement d'une réflexion ancienne et s'inscrivent dans deux
des orientations qui dominent dans la péninsule après guerre: le rêve léo-
nardien de l'architecte des années 1950; l'atmosphère interdisciplinaire

h Université de Paris I, 191, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.


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et critique de la nouvelle avant-garde. Ces deux inspirations se retrouvent


dans l'univers mental de Gregotti au cours des années 1950. Il partage
l'idéal renaissant de l'intellectuel complet qui cherche à harmoniser à
travers son projet toutes les réponses à la culture de son temps. Il croit à un
projet total qui investit la société à tous les niveaux et dont l'architecture
semble être la voie royale (Eco, 1982).
Gregotti est attentif aux recherches que les néo-avant-gardistes italiens
consacrent aux structures et à la communication dans le courant des
années 1 950. Qu'est-ce que communiquer, et que communiquer, si le sujet
se dérobe? Comment jouer sur la solidité du signe architectural à
l'intérieur du champ fluide des relations qui l'entourent? Quels matériaux
peuvent avoir encore des possibilités expressives? C'est en se posant ces
questions que la pensée architecturale de Gregotti effectue un saut métho-
logique. C'est donc à partir de 1960 que son originalité s'affirme.
Gregotti découvre alors un nouveau problème, celui de la
configuration formelle du territoire: le thème de la rencontre entre géographie et
signe architectural fait son apparition. Le rapport
géographie-architecture se caractérise, pour Gregotti, «par une stratégie du discontinu et du
circonscrit se fondant sur la diversification» (Casabella, 1977, n° 421,
p. 60).
Le traitement de l'environnement pose des problèmes d'échelle, que
l'architecture et l'art de l'ingénieur apprennent à résoudre. Il pose
également les problèmes qui naissent de la configuration du milieu. Ils
surgissent de la géographie: «la géographie ne construit pas de propositions;
elle est pour ainsi dire une science du présent spatial...». Il s'agit de
fonder, du point de vue de l'architecture, «une technologie formelle du
paysage anthropo-géographique» (1). On ne confondra pas la géographie, qui
ignore toute valeur esthétique, et une recherche qui envisage le paysage,
le territoire, comme un objet esthétique. Mais la perception que nous avons
du paysage est «toujours construite historiquement» et «la géographie est
continuellement refondée par notre expérience culturelle d'usagers».
L'ordre visuel des choses se trouve contaminé par le contexte culturel. Le
paysage est pour Gregotti un «matériau de l'architecture». Selon lui,
l'architecture doit se préoccuper de la construction du paysage, ou de son
invention.
La géographie apparaît ainsi comme le concept majeur de l'œuvre de
cet architecte, puisqu'il le croit capable de provoquer une révision profonde
du penser architectural. Pour y parvenir, il convient de disséquer le
paysage; 1. par l'élaboration d'une typologie formelle de ses structures
anthropo-géographiques; 2. par la mise en œuvre d'une cartographie des
valeurs formelles du territoire; 3. par la lecture des signes de
transformation formelle engendrés par l'implantation des structures de planification;
4. par l'établissement des critères définissant le répertoire des formes

(1) L'usage que Gregotti fait du terme «anthropo-géographie» est différent de celui de Ratzel. Il
désigne «l'environnement modifié par l'œuvre ou la présence de l'homme».
LA PENSÉE DE V. GREGOTTI 201

(Gregotti, 1 981 ). Le travail se continue en pensant le paysage comme une


figure, en l'inventant comme objet figurai, en accentuant la conscience
que nous pouvons avoir des qualités qu'il possède dans ce domaine. Ce
sont là des gymnastiques intellectuelles familières au peintre, au
photographe et au cinéaste, et que l'architecte doit pratiquer.
Une telle manière de procéder rompt avec les rapports entre
architecture et géographie qui s'étaient établis à l'époque baroque: il est
désormais possible d'abandonner « l'idée d'une nature réglée par le dessin comme
prolongement de l'architecture ou comme lieu esthétique et symbolique
objectivé par le dessin». L'environnement est désormais saisi «comme un
élément dialectique par rapport à la construction, et qui doit être en soi
manipulable». Le territoire, ainsi objectivé par la discipline architecturale,
ainsi arraisonné théoriquement, s'offre comme objet concret formel
travaillé pour lui-même, avec des méthodes scientifiques.
Gregotti tire alors de l'analyse du paysage un principe, celui de
l'opération minimale, qu'il utilise pour définir les traits essentiels de son projet.
Il a une forte prédilection pour les solutions formelles monolithiques et
monumentales à la fois, et pour la grande lisibilité structurelle des objets
architecturaux qu'il conçoit: ses projets pour les universités de Calabre,
de Florence ou de Palerme, avec leurs «barres» de plusieurs centaines de
mètres enjambant vallons et accidents du relief sont emblématiques de
la production gregottienne, ou de celle de ses anciens collaborateurs. Cet
étirement de l'architecture à la dimension du territoire témoigne de la
volonté de croiser les disciplines de la géographie et de l'architecture. La
géographie telle que la conçoit Gregotti condense un certain nombre de
procédures d'appréhension de la réalité habituellement étrangères à
l'architecture. Telle que la conçoit Gregotti, elle a aussi l'intérêt de mettre hors-
jeu la notion trop connotée de «nature». Gregotti reprend d'ailleurs à Rat-
zel l'expression d'anthropo-géographie, mais en lui donnant un sens
nouveau: il la voit comme l'interprétation par l'homme de l'ensemble des
formes qui l'entourent.
Ce que Gregotti recherche, c'est une certaine sympathie entre l'objet
concret géographique (ce qui n'est pas encore esthétique) et le sujet
(l'architecte). Il n'est pas simplement question de perception et de gestalt,
mais d'une opération de transfert d'affects qui engage à la fois le sujet
et l'objet: «la matière possède toujours une consistance évidente dont
témoigne la façon qu'elle a de se plisser et de se localiser selon son poids
et sa plus grande inertie». Le matériau géographique a une consistance
avant même qu'il soit interrogé par l'homme. Matière douée de sens, le
matériau dispose de sens en lui-même. Dans un monde qui ne sait plus
sur quoi fonder les normes qui président aux choix de l'architecte,
Gregotti déclare qu'il est possible de les lire dans le paysage lui-même. Le rôle
de l'architecte, c'est de trouver les formes qui entrent en connivence avec
le site. Ainsi naît une thématique nouvelle et une méthode d'élaboration
du projet. Celui-ci doit trouver ses racines dans le lieu créé par chaque
intervention. Tel est le défi que le thème du site doit relever: enraciner
l'architecture dans un nouveau territoire composite, celui de l'histoire, de la
théorie et de la géographie.
L'UNIVERSITÉ DE CALABRE: PROJET.
LA PENSÉE DE V. GREGOTTI 203

La géographie de Gregotti n'est pas celle des géographes. Dans un monde


qui ne croit plus aux justifications rationnelles de l'art de bâtir, et qui
dénonce les faiblesses des fonctionnalismes à la mode de l'avant-garde
d'hier, à une époque qui se veut post-moderne, Gregotti essaie de faire
l'économie d'une nouvelle justification rationnelle de l'architecture en
prétendant trouver ses racines dans le paysage, dans la nature, dans une
nature remodelée déjà par les hommes au cours de l'histoire. L'intérêt de
l'œuvre de Gregotti nous paraît être là, pour l'essentiel: il montre ce que
d'autres disciplines peuvent venir chercher chez nous dans un monde qui
a perdu foi dans les principes qui régissaient ses actions.
Que dire des réalisations (rares), ou des projets (nombreux) qu'il a
élaborés ? Ses travaux sont-ils dans le droit-fil de ses idées ? Oui, en un sens :
on croirait un élu qui applique un programme. Il ne joue ni au technicien,
ni à l'artiste, mais plutôt au penseur-praticien.

Le projet de l'Université de Calabre, le plus significatif de ses travaux sans doute (Cosenza,
1973), se définit par l'interaction de deux systèmes morphologiques et fonctionnels
différents. « Le premier système est constitué par la succession linéaire des bâtiments pour les
départements: ils traversent le système des collines descendant vers la plaine du fleuve Crati
depuis la chaîne de Paola. Les blocs de plan carré qui accueillent les activités des
départements rejoignent les dénivellations altimétriques à partir d'un niveau constant de plancher
et s'établissent sur l'axe d'un pont équipé». «Le second système prend en considération
la morphologie des collines dans leur succession longitudinale de crêtes et de versants, sur
lesquelles se développent les routes du réseau local, alors que le tissu des maisons basses
en gradins est établi sur le versant septentrional. Les versants méridionaux étant réservés
à la culture de l'olivier, ce système permet de déterminer une succession alternée d'unités
résidentielles et d'espaces naturels. » « Les services de l'Université, ouverts vers l'extérieur,
sont placés aux points de croisement entre le système du pont et les routes de crête. La
structure s'élargit en ces points pour constituer des places possédant des caractéristiques
typiquement urbaines de façon à satisfaire l'exigence de connexion entre les unités
résidentielles et les espaces didactiques d'une part, et de façon à garantir d'autre part un facile accès
depuis l'extérieur, permettant ainsi de répondre aux exigences de la population non
universitaire et de garantir une continuité d'usage, et de vitalité dans le temps, de l'ensemble de
l'organisme».
On voit à cet exemple comment Gregotti prétend reterritorialiser
l'architecture, la resingulariser, en désignant le territoire concret comme
l'inspirateur d'où sortiront les nouveaux lieux: «La théorie des matériaux de
l'architecture et de la prééminence de la figure en tant que structure
organisatrice est au centre de ce texte. Elle laisse toutefois ouvert le problème
des hiérarchies et des choix de ces mêmes matériaux offerts à
l'élaboration du projet, ne donnant que quelques indications premières (...). Si la
géographie est donc la manière dont les signes de l'histoire se solidifient
et se superposent en une forme, le projet d'architecture a la tâche de
révéler, à travers la transformation de la forme, l'essence du contexte
environnant» (Gregotti, 1982).
Cette théorisation est fort intéressante, mais que donne-t-elle dans la
pratique ? En regardant les projets de Gregotti, on constate que le seul
paysage qui subsiste après son intervention est celui qu'à modelé son
architecture, et que la communication qu'il se proposait d'établir avec le site
ne semble pas se réaliser : le « milieu » est annulé ! On voit ainsi la difficulté
qu'il y a à appliquer une théorie qui prétend tirer du matériau géographi-
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que les principes mêmes de l'art architectural. Gregotti a essayé d'ouvrir,


dans le vide normatif né de la critique du moderne, une voie nouvelle. Il
ne nous paraît pas avoir réussi, mais sa démarche mérite de retenir
l'attention de tous ceux qui réfléchissent sur les paysages.

RÉFÉRENCES
ECO U., 1982. - Préface de Le territoire de l'architecte, de V. Gregotti.
GREGOTTI V., 1982. - Le territoire de l'architecte, Paris, L'Equerre (éd. italienne, 1966).

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