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Revue des Sciences Religieuses

L'Église et l'enseignement pendant les trois premiers siècles


Gustave Bardy

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Bardy Gustave. L'Église et l'enseignement pendant les trois premiers siècles. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 12,
fascicule 1, 1932. pp. 1-28;

doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1932.1540

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1932_num_12_1_1540

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L'ÉGLISE ET L'ENSEIGNEMENT

PENDANT LES TROIS PREMIERS SIÈCLES

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moi, il convient qu'une meule de moulin soit suspendue à son


cou et qu'il soit jeté au fond de la mer » (Matih., xvni, 3 et 6).
Il est pourtant remarquable que les écrivains chrétiens des
trois premiers siècles abordent très rarement l'examen de ces
problèmes et nous laissent dans une ignorance presque
complète de la manière dont étaient élevés et instruits les enfants des
familles chrétiennes. Sans doute, plusieurs raisons concourent à
expliquer ce silence : d'abord, pendant longtemps, l'Église a
recruté la plupart de ses fidèles parmi les adultes : « Fiunt,
non nascuntur ckristiani» écrivait Tertullien (1) ; c'étaient des
hommes déjà formés qui venaient à la foi, dont ils avaient, de
diverses manières, éprouvé et reconnu la vérité : esclaves
avides de posséder la liberté spirituelle annoncée par le Christ;
petites gens, conquises par le spectacle de la vie chrétienne ou
de l'héroïsme des martyrs; philosophes en quête de la
certitude qu'ils n'avaient pas trouvée dans les écoles des Grecs. Rares
étaient ceux qui naissaient dans une famille croyante, et qui,
dès leur plus tendre enfance, recevaient le sceau de la
régénération spirituelle.

(1) Tertullien, Apolog., XVIII, 4. Cf. De testim. animae, 1 : « Fieri enim,


non nasci soles ch/ristiana » ; De anima, 39 : « Omnes idolatria obstetiïce
nascuntur. »

2 GUSTAVE BARDT

Ces enfants d'ailleurs, comme ceux des païens, étaient


généralement instruits dans leurs familles : tous les pères n'avaient
pas pour eux le dévouement que témoignera Léonide à l'égard
d'Origène; mais tous s'inquiétaient de la formation de leurs
fils, et c'est sous leur direction que les pédagogues enseignaient
les premiers éléments de la lecture, de l'écriture ou du calcul.
Lorsque les jeunes chrétiens devaient fréquenter les écoles, ils
étaient déjà, dans une certaine mesure tout au moins,
prémunis contre les dangers qui les y attendaient : on pouvait, sem-
ble-t-il, leur faire confiance.

Nous ne voyons pas que la question de l'éducation ait été


posée nettement avant la fin du second siècle ou le début du
troisième. Auparavant, les apologistes s'étaient contentés de
prendre position à l'égard des lettres et de la philosophie
profanes, et ils avaient adopté des attitudes différentes selon leur
caractère ou leurs expériences personnelles. Les uns, avec saint
Justin, estimaient que l'humanité n'a jamais vécu sans verbe,
c 'est-à-dire sans raison, si bien que « tous ceux qui se sont
conduits selon le Verbe, même s'ils ont été jugés athées, comme
chez les Grecs, Socrate, Heraclite, et leurs pareils chez les
Barbares, Abraham, Ananias et Azarias, Elie et beaucoup d'autres,
dont il serait long d'énumérer les actes ou les noms, tous ceux-
là sont chrétiens » (1) . Les autres, comme Tatien, condamnaient
en bloc tout ce qui venait des Grecs . « Leur philosophie : elle
n'est qu'un tissu de contradictions et de sottises, et n'a jamais
convaincu ni corrigé personne. Leur langue : on l'admire à
tort, car elle se décompose en une infinité de dialectes et
manque d'unité. Leur grammaire : elle n'est que subtilité ridicule.
Leur médecine : elle a pour auxiliaire la magie. Leur art : il
est voué à immortaliser les femmes perdues. Leur religion : elle
est absurde, sale et cruelle» (2).

(1) Justin, / Apol., XLVI, 3. Dans la seconde apologie Justin insiste sur la
théorie du Verbe seminal. « Tous les auteurs, écrit-il, grâce à la semence du
Verbe qui était naturellement en eux, pouvaient voir confusément la vérité. »
// Apol., XIII, 5. Quelle que soit l'explication qu'il propose, il déclare que
Dieu n'a jamais refusé sa lumière h l'humanité.
(2) A. Puech, Les apologistes grecs du IIe siècle de notre ère, Paris, J 912,
p. 154-155.
i/ÊGLISE ET ^ENSEIGNEMENT 3

Mais ni les uns ni les autres n'avaient organisé des écoles


destinées à la formation intellectuelle des croyants. Les didas-
calées que nous voyons si nombreux fonctionner à Rome ne
doivent pas nous donner le change, car on n 'y enseigne que la
doctrine chrétienne et ils sont surtout destinés aux païens
soucieux de la connaître. Justin a une de ces écoles, installée « au-
dessus des bains de Timothée » et « à ceux qui veulent venir
le trouver, il leur communique la doctrine de vérité » (1) . Ta-
tien, son disciple, a lui aussi une école, ouverte dans les
mêmes conditions, où viennent s'instruire du christianisme tous
ceux que la chose intéresse (2). Un peu plus tard, les Marcio-
nites de Rome ont des écoles dont les maîtres ne s'entendent
pas entre eux : Apelle proclame un seul principe, mais dit que
les prophéties viennent d'un esprit ennemi (3) ; Synéros est le
président et le chef d'une autre école où l'on enseigne trois
natures (4) . Epigone, disciple de Noët, vient à son tour se fixer
'

à Rome et y enseigne ; son disciple, Cléomène, recueille sa


succession; et sous ces maîtres successifs, l'école dure et
s'affermit (5). L'anonyme contre Artémon nous instruit sur
l'enseignement donné dans les écoles théodotiennes, où la logique
semble particulièrement en honneur : « Ils méconnaissent le Christ,
et ne recherchent pas ce que disent les divines Ecritures, mais
ils s 'exercent laborieusement à trouver une forme de syllogisme
pour établir leur impiété. Si on leur oppose un^parole de
l'Ecriture divine, ils demandent si l'on peut en faire un* syllogisme
conjonctif ou disjonctif. Ils abandonnent les saintes Ecritures
de Dieu et s'appliquent à la géométrie... Euclide, chez quelques-
uns d 'entre eux géométrise activement ; Aristote et Théophras-
te font leur admiration ; Galien est même presque adoré par

(1) Acla Iustini, 3. La discussion de Justin avec le cynique Crescens


ressemble fort à une controverse entre deux chefs d'école rivaux. Justin propose à
Crescens un certain nombre de questions auxquelles celui-ci répond d'une
façon manifestement insuffisante. Questions et réponses durent être
sténographiées car Justin propose aux empereurs de leur en donner connaissance,
II Apol, vin, 4-6.
(2) Irénée, Adoers. Haeres., I, xxvtn, 1 ; cité par Eusèbe, H. E., IV, xxix, 3.
(3) Rhodon, cité par Eusèbe H. E., V, xm, 2.
(4) Id , ibid., 4.
(5) Hippolyte, Philosoph., IX, vu, 1 ; edit . Wendland, p. 240.
4 GUSTAVE BARDT

certains » (1) . Peut-être y a-t-il quelque exagération dans ces


lignes écrites par un adversaire : il semble en tout cas que
même les Théodotiens se préoccupent avant tout d'établir leur
doctrine et que les sciences profanes ne constituent pas le
terme de leur enseignement.
En une page cruellement satirique, Celse rappelle la
sollicitude que témoignent les chrétiens à l'égard des enfants; mais
ce n'est pas pour les instruire dans les lettres profanes qu'ils
les poursuivent de leurs assiduités; ce n'est que pour leur
enseigner leur doctrine : « Aperçoivent-ils quelque part un
groupe d'enfants, de portefaix ou de gens grossiers, c'est là
qu'ils plantent leurs tréteaux, étalent leur industrie et se font
admirer. Il en est de même au sein des familles. On y voit des
cardeurs de laine, des cordonniers, des foulons, des* gens de la
dernière ignorance et dénués de toute éducation, qui, en
présence de leurs maîtres, hommes d'expérience et de jugement,
ont bien garde d 'ouvrir la bouche ; mais surprennent-ils en
particulier les enfants de la maison ou des femmes qui n 'ont
pas plus de raison qu'eux-mêmes, ils se mettent à leur débiter
des merveilles. C'est eux seuls qu'il faut croire : le père, les
précepteurs sont des fous qui ignorent le vrai bien et sont
incapables de l'enseigner... Si, cependant qu'ils pérorent,
survient quelque personne sérieuse, un des précepteurs ou le père
lui-même, les plus timides se taisent; les effrontés ne laissent
pas d'exciter les enfants à secouer le joug, insinuant en
sourdine qu'ils ne veulent rien leur apprendre devant leur père 011
leur précepteur, pour ne pas s'exposer à la brutalité de ces
gens corrompus qui les feraient châtier. Que ceux qui tiennent
à savoir la vérité plantent là père et précepteur et viennent
avec les femmes et la marmaille dans le gynécée, ou dans
l'échoppe du cordonnier ou dans la boutique du foulon, afin
d'y apprendre la vie parfaite» (2).

(1) Anon , cité par Eusère, H. E., V, xxvm, 13-14; cf. J. de Ghellinck,
Quelques mentions de la dialectique stoïcienne dans les conflits doctrinaux
du IV siècle, dans Philosophia Perennis... Festgabe Joseph Geyser, Regens-
burg, 1930, p. 64-66.
(2i Celse, cité par Origène, Contra Cels., III, 55 ; édit. Koetschau, t. I,
p. 250 s. Nous citons ici la traduction de L. Rougier, Celse ou le conflit de
h civilisation antique et du christianisme primitif, Paris, 1925, p. 371.
L'ÉGLISE ET L'ENSEIGNEMENT 5

On ne saurait prendre à la lettre les railleries du philosophe


païen : du moins est-il permis de retenir qu'il avait déjà
remarqué les efforts de propagande catéchétique que l'on multipliait
auprès des enfants. Nous avons ici un des premiers témoignages
du zèle déployé par l'Eglise pour assurer la formation
religieuse de la jeunesse.
Lorsque Celse écrivait, le temps était proche où le
christianisme allait aussi s'intéresser d'une manière active à sa
formation profane, ou du moins se poser le problème de cette
formation.- Il devenait de plus en plus évident que l'on ne pouvait
élever une barricade entre les deux mondes : païens et chrétiens
vivaient ensemble, se rencontraient partout, se côtoyaient à
l'intérieur des mêmes familles. Depuis longtemps, il y avait des
chrétiens instruits : l'influence qu'ils exerçaient autour d'eux
suffisait à avertir les autres que l'ignorance n'était pas un
idéal à recommander.
Aussi, au début du IIIe siècle, les esprits ouverts, en Orient
et en Occident, s'accordent-ils pour proclamer le bienfait de
l'instruction. Nous ne sommes pas surpris d'entendre Clément
d'Alexandrie recommander à ses disciples l'utilisation de
toutes les disciplines helléniques : lui-même n 'est-il pas le modèle
le plus achevé du chrétien instruit dans les sciences profanes
et joyeux de faire servir ses connaissances à l'édification de
l'Eglise ? Sans doute, l'éducation encyclique n'est pas un but,
elle n 'est qu 'un moyen : « II faut éviter ce qui ne sert à rien,
ce qui consume le temps d'une manière stérile. La science du
gnostique est pour lui un exercice préparatoire à la possession
exacte de la vérité. Il ne négligera donc rien de ce qui
appartient aux connaissances encycliques et à la philosophie grecque,
mais il ne les étudiera pas comme essentielles; il les regardera,
quoique nécessaires, comme secondaires et excessives » (1) .
Cela dit, il reste que le gnostique doit tout apprendre et tout
savoir : « II se consacre aux exercices qui préparent à la gnose,
et emprunte à chaque discipline ce qui est utile à la vérité :
le gnostique recherche dans la musique la proportion dans les
harmoniques ; dans l 'arithmétique, il remarque les progressions

(1) Clément d'Alexandrie, Stromat., VI, 82, 83 ; édition Staehun, t. II., p.


473.
6 GUSTAVE BARD Y

ascendantes et descendantes des nombres, les rapports des uns


avec les autres et la manière dont la plupart des choses dépen
dent d'une proportion dans les nombres; dans la géométrie, il
contemple la matière elle-même; il s'habitue à penser un
espace continu et une substance immuable différente de celle des
corps ; l 'astronomie le soulève au-dessus de la terre ; elle l 'élèv^
par l'esprit jusqu'au ciel; elle l'entraîne dans le mouvement
des astres ; elle lui fait décrire successivement les choses
célestes, leur harmonie réciproque : c'est d'elles qu'Abraham
partit pour s'élever jusqu'à la connaissance du Créateur» (1).
Il semble plus étrange que Tertullien lui-même fasse écho
dans le De Corona aux revendications de Clément. Sur le point
de rechercher l'origine des couronnes, il reconnaît qu'il doit
faire appel aux disciplines séculières : n'est-il pas nécessaire
d'employer les méthodes profanes en matière profane ? (2).
Bien plus, lorsqu'on lui fait remarquer que les sciences et les
arts ont été soi-disant inventés par les dieux du paganisme, il
se contente d'observer qii'il ont été sanctifiés par les saints et
les prophètes de l'Ancien Testament, et que d'ailleurs ils
apportent à notre vie des secours assurés et d'honnêtes
consolations (3).

(1) Clément d'Alexandrie, Stromnt., VI, 80, édit. Staehltn, t. M, p. 471. Sur
l'utilisation de la culture profane par Clément d'Alexandrie, on trouvera
d'abondants renseignements dans W. Wagner, Wert und Verwerlung der
griechischen Bildung im Urteil des Klemens von Alexandria, dans Zeitschrift
fur Wissensch. Théologie, t. XLV, 1902, p. 213 ; et surtout dans P. Camelot,
Les idées de Clément d'Alexandrie sur l'utilisation des sciences et de la
littérature profane, dans Recherches de Science religieuse, t. XXI, 1931, p. 38-66.
(2) Tertullten, De corona, 7 ; P. L., II, 84 : Video igitur et curiosius et
planius agendum ab originibus usque ad profectus et excessus rei. Litterae ad
hoc saeculares necessariae : de suis enim instruments saecularia probari ne-
cesse est.
(3) Teiitlllien, De corona, 8 ; P. L., Il, 87 : lam enim audio dici : et alia
multa ab eis prolata quos saeculum deos credidit ; tamen in nostris hodie
usibus et in pristinorum sanctorum et in Dei rebus et in ipso Christo depre-
hendi, non alias scilicet hominem functo, quam per communia ista
instrumenta exhibitionis bumanae. Plane ita sit, nee antiquius adhuc in origines
discpptabo. Primus litteras Mercurius enarraverit : necessarias confitebor, et
commerciis rerum et nostris erga Deum studiis. Sed et si nervo* idem in
sonum strinxit, non negabo et bocingfnium cum sanctis fecisse et Deo mi-
nistrasse audiens David. Primus medelas Aesculapius exploraverit : memini
et Isaiani Ezechiae languenti aliquid médicinale mandasse. Scit et Paulus
i/ÉGLJSE ET L'ENSEIGNEMENT 7

On est tenté de conclure que Tertullien recommandera dès


lors l'étude des sciences et de la philosophie, et qu'il
encouragera ceux qui les enseignent. Nous voici au cœur même du
problème. Un chrétien doit-il enseigner la culture païenne ? un
chrétien doit-il recevoir cette culture ? Le De idolatatria
répond à cette double question.
Avec sa fougue habituelle, Tertullien n'hésite pas à
condamner ceux d'entre les fidèles qui seraient tentés par la carrière
de l'enseignement : il est impossible de professer quoi que ce
soit sans être exposé à servir les idoles ; le maître en effet ne
doit-il pas prêcher les dieux des nations, rappeler leurs noms,
leurs généalogies, leurs histoires, leurs insignes, observer leurs
solennités et leurs fêtes ? n'est-il pas obligé d'offrir à Minerve
les premiers honoraires qu'il reçoit de son disciple (1) ?
Tertullien est presque intarissable, lorsqu'il énumère tous les
risques que courrait un maître chrétien, et sa conclusion est
décisive : il n'est pas permis à un croyant d'ouvrir une école.
Le moraliste sera-t-il aussi intransigeant à l'égard de ceux
qui désirent apprendre les lettres profanes ? La logique le lui
ordonnerait sans doute, et il ne manque pas de prévoir
l'objection : « Nous savons que l'on pourrait dire : s'il n'est pas
permis aux serviteurs de Dieu d'enseigner les belles lettres, il ne
leur sera pas davantage permis de les apprendre. Et comment
alors sera-t-on formé à la prudence humaine, à quelque
sentiment ou activité que ce soit, alors que la littérature est utilisée
dans la vie entière 1 Comment rejeter les études séculières sans
lesquelles ne peuvent exister les études divines (2) ? »
A cette difficulté, Tertullien ne peut répondre que par une
distinction assez subtile. Le maître, dit-il, collabore activement
à l 'idolâtrie ; il ne peut parler des dieux sans les recommander,
prononcer leurs noms sans leur rendre hommage. Il n'en va
pas de même pour l'élève : celui-ci n'est pas obligé d'accepter

stomacho vinum molicum prodesse. Sed et Minerva prima molita sit navem :
videbo navignntem lonam et apostolos... Dicimus enim ea demum et nostris
et superiorum usibus et Dei rebus et ipsi Christo competisse, quae meras
utilitates et certa subsidia et honesta solatia necessariis vitae humanae
procurant.
(1) Tertullien, De idololatria, 10 ; P. L., I, 673,
(2) Id., ibid.
8 GUSTAVE BARDY

tout ce qu'on lui apprend; il a d'abord reçu la vérité sur Dieu


et sur la foi : comment ne serait-il pas préparé à rejeter les
erreurs qu'on voudrait lui faire accepter. Un homme prévenu
ne boit pas le poison que lui présente un ignorant ; un écolier
chrétien ne reçoit pas davantage les leçons d'idolâtrie données
par le maître païen (1).
Cette conclusion nous surprend : Tertullien est-il donc assez
naïf pour ignorer la fragilité intellectuelle de l'enfant, sa
soumission aux enseignements qu'il reçoit, son respect pour la
parole du maître ? Il ne prévoit pas qu'un maître chrétien
pourrait s'efforcer de bannir de ses leçons, non pas sans doute les
noms et les histoires des dieux, qui remplissent toute la
littérature classique, mais du moins l'éloge de leur culte et le respect
de leur personne. Il espère par contre que l'élève du
grammairien ou du rhéteur aura assez de maturité d 'esprit et de
force d'âme, pour discerner le vrai du faux et pour résister
aux sollicitations exercées sur lui. Nous avons peine à
partager un tel optimisme.
Les anciens règlements ecclésiastiques ne sont pas tout-à-fait
aussi sévères que Tertullien à l'égard des chrétiens qui
enseigneraient les lettres profanes aux enfants : ils tolèrent la
profession de grammairien ou de rhéteur; mais ils sont loin de
lui être favorable. De celui qui l'occupe au moment de sa
conversion, ils n'exigent pas qu'il l'abandonne, ils multiplient du
moins autour de lui les précautions. La Constitution
ecclésiastique égyptienne, qui peut représenter la pensée de saint Hip-
polyte est fort brève : « Si parvulos erudit, oonum quidem est
eum desinere; sin artem non Jiabeat, ignoscatur ei »' (2) . Les
Canons d'Ilippolyte développent la même idée : « Le
grammairien qui instruit les jeunes garçons, s'il ne connaît pas un
autre moyen de gagner sa vie, doit souvent blâmer en ceux qu 'il

(1) In., ibid. Ubi coeperit sapere, prius sapiat oportet quod prius didicit, id
est de Deo et fide ; proindeilla respuet, nec recipiet Et erit tam tutus, quam
qui sciens venenum ab ignaro accipit, nec bibit. Huic nécessitas ad excusa-
tionem deputatur qui aliter discere non potest. Tanto autem facilius est liite-
ras non docere quam non discere, quanto et reliqua scholarum de publicis
propriis sollemnitatibus inquinamenta facilius discipulus fidelis non adibit,
quam magister non frequentabit.
(2) Constit. eccles. sgypt. Cf. R. Hugh Connolly, The so called, egyptian
church order and derived documents, Cambridge, 1916, p. 63.
l/ÉCrLISE ET l/ENSEIGNEMENT 9

élève les défauts apparents; il doit confesser en toute sincérité


que ceux qui sont appelés dieux par les païens ne sont que des
démons; il doit dire chaque jour devant ses élèves : il n'y a de
Dieu que le Père, le Fils et le Saint-Esprit. S'il ne peut
instruire tous ses élèves... (lacune) ...une grande partie; et s'il
peut leur faire faire des progrès dans la vraie foi, ce lui sera
méritoire » (1). Dans les deux cas, il s'agit d'un païen qui
désire se convertir : il peut être admis au catéchuménat sans
renoncer à sa profession; mais les Canons d'Hippolyte, qui
représentent une recension plus tardive, précisent qu'il doit alors
manifester ouvertement sa foi et, semble-t-il, s'efforcer de
gagner au christianisme ses jeunes auditeurs (2) : l'auteur ne se
demande pas si un tel apostolat n'a rien d'imprudent ou de
dangereux ; il se demande bien moins encore s 'il ne blesse pas
la liberté de conscience. De tels scrupules sont trop modernes
pour trouver place ici.
La Didascalie des Apôtres, qui peut remonter à la première
moitié du IIIe siècle et représenter l'esprit des Eglises
syriennes (3), semble par contre plus rigoureuse que l'austère
moraliste africain. Elle ne pose pas la question des maîtres chrétiens,
mais elle règle celle de l 'emploi de la littérature profane ; or
elle n'hésite pas à le condamner entièrement. A quoi bon lire
les ouvrages des païens, alors que, dans la Bible, le chrétien
trouve l'aliment substantiel de toute sa vie intellectuelle ?
« Abstenez-vous absolument des livres des gentils. Qu 'avez- vous

(1) Canones Hippolyti, 69-70'; édit. Dcchesne, les origines du culte chrétien2,
Paris, 1898, p. 509. « roa[j.[-».cmx6ç, qui parvos pueros instruit, si aliam
artem non novitqua victum quaerat, vituperet quandocumque in iis quos
instruit aliquid apparet, et sincere conflteatur eos qui a gentibus dii vocantur
daeinones e?se, dicatque coram illis quotidie : non est deus nisi pater et fl-
lius et spiritus sanctus. Si autem discipulos omnes docere potest magnam
partein..., vel si postest ulterius progressus docere eos fldem veram, hoc il li
erit merito. «
(2) Cf. Et H. Connolly, op- cit., p. 64 : « According this document (c. h ) a
heathen ypa[a|j.aTtxôç accustomed to teach letters to heathen children, is, on
becoming a catechumen to share the functions of a Christian catechist, and
teach those same children the doctrines of the Trinity. » Peut être cette
interprétation va-t-f Ile un peu loin. 11 suffît, semble-t il, que le maître déclare
publiquement sa croyance, mais il continue à enseigner les belles lettres.
i3) Cf. R. Hugh Connolly, Didascalia apostolorum, Oxford, 1929,p.|LXXXVII-
XCI,
10 GUSTAVE BARDY

affaire de ces paroles et de ces lois étrangères, de ces faux


prophètes qui apportent si facilement l'erreur aux hommes
légers ? Que vous manque-t-il dans la parole de Dieu, pour que
vous alliez recourir à ces fables païennes ? Si vous voulez lire
de l 'histoire, vous avez les livres des Rois ; s 'il vous faut de la
philosophie ou de la poésie, vous en trouverez dans les
Prophètes, où il y a plus de poésie et de philosophie que partout
ailleurs, parce qu'ils sont la sagesse et la parole du Seigneur
qui seul est sage. Que si vous désirez des chants, vous avez les
Psaumes; si le commencement de l'histoire du monde, vous
avez la Genèse ; si des lois et des commandements, vous avez la
glorieuse loi du Seigneur. Abstenez-vous donc entièrement do
tous ces ouvrages profanes et diaboliques » (1) .
La mentalité représentée par l'auteur de la Didascalie ne lui
est pas particulière. Nous la trouvons fort répandue à
Alexandrie au temps de Clément qui la déplore. « Le vulgaire, écrit
Clément, a peur de la philosophie grecque, comme les enfants
ont peur d'un épouvantail » (2). Et encore : « Certaines gens,

(1) Didascalia apostolorum, F. 6 ; edit Connolly, p. 12-13. Ce teste est


repris dans les Constitutions apostoliques, I, 6; edit. Funk, Paderborn, 1905,
p 1315. On peut en rapprocher les conseils que donne saint Jérôme à Laeta
pour l'éducation de la petite Paule : « Discat primo Psalterium, his se can-
ticis avocet et in Proverbiis Salomonis erudiatur ad vitam In Ecclesiaste
consuescat calcare quae mundi snnt. In lob virtutis pt patien'iae exempla
sectelur. Ad Evangelia transeat, nunquam ea positura d« manibus. Apostolo-
rum Acta et Epistulas fota cordis imbibât voluntate. Cumque pectoris sui cèl-
larium his opibus locnpletaverit. mandi-t memoriae Prophetas, Heptateuchum
et Regum et Paralipomenon libros, Esdrae quoque et Esther volumina. Ad
ultimum sine periculo discat Canticum Canticorum ..» Epist. 107, 12.
A l'Ecriture sainte, Jérôme peut encore ajouter les meilleurs des auteurs
chrétiens les opuscules de saint Cyprien, les lettres de saint Athanase, les
livres de saint Hilaire La lettre 128 à Gaudentius reprend, en les modifiant
d'ailleurs sur des points importants, les conseils donnes par la lettre à Laeta.
Sans douter de la valeur éducatrice delà Bible, saini Jérôme se rend mieux
compte de la difficulté que peuvent éprouver les jeunes enfants h profiter de
ses leçons. Cf. D. Gohck, Saint Jérôme et la lecture sacrée dans le milieu
ascétique romain , Paris, 1925, p. 221-234.
Ailleurs encore, saint Jérôme revient sur cette idée que la lecture des
livres saints suffit n assurer une formation pleinement humaine. Cf. Epist.
XXX, 1, ; Comment, in Eccl., 1; P. L., XXIII, 1012 c ; Comment, in Is,
Prolog., P. L., XXIV, 19 a.
(2) Clément d'Alexandrie, Slromat., VI, 80; édjt. Staebljn, t. II, p. 472.
l'église et l'enseignement 11

qui se croient gens d'esprit, estiment que l'on ne doit se mêler


ni de philosophie ni de dialectique, ni même s'appliquer à
l'étude de l'univers» (1). « II y a des personnes, dit encore
Clément, qui font cette objection : A quoi sert de savoir les causes
qui expliquent le mouvement du soleil et des autres astres, ou
d'avoir étudié la géométrie, la dialectique ou les autres
sciences ? Ces choses ne sont d'aucune utilité quand il s'agit de
définir les devoirs. La philosophie grecque n'est qu'un produit de
l'intelligence humaine, elle n'enseigne pas la vérité» (2).
Ailleurs, il dit de la même manière : « Je n'ignore pas ce que
ressassent certaines gens ignorants, qui s'effraient du moindre
bruit, à savoir que l'on doit s'en tenir aux choses essentielles,
à celles qui se rapportent à la foi et que l'on doit négliger
celles qui viennent du dehors et qui sont superflues » (3) .
Ce qui est plus curieux, c'est de voir Origène lui-même
partager les préventions communes à l 'égard de la littérature et
delà philosophie hellénique. Si instruit qu'il soit personnellement,
des sciences profanes, si soucieux qu'il se montre d'en
communiquer le bienfait à ses disciples, il ne peut s'empêcher de
manifester sa défiance : « Nombreuses et diverses sont en ce
monde les études littéraires : la plupart commencent par apprendre
des grammairiens les chants des poètes, les pièces des
comédiens, les histoires imaginaires ou terrifiantes des tragiques, les
longs et multiples volumes des historiens; puis ils passent à la
rhétorique et ils y cherchent l 'éclat de l 'éloquence ; ils viennent
ensuite à la philosophie ; ils scrutent la dialectique, ils étudient
les figures du syllogisme, ils se livrent aux mesures de la
géométrie, ils apprennent les lois des astres et les noms des étoiles;
ils ne laissent pas la musique de côté, et instruits de la sorte
en toutes ces disciplines si multiples et si variées, qui ne leur
ont rien appris sur la volonté de Dieu, ils ont certes rassemble

(1) Clément -d'Alexandrie, Stromat , T. 43 ; édit. Staehlin, t. II. p. 28.


(2) Clément d'Alexandrie Stromat., VI, 93 édit. Staehlin, t. Il, p. 478.
(3) Clément d'Alexandrie, Stromat , I, 18 ; édit. Staehlin t If, p 13. Cf.
E. de Faye. Clément d'Alexandrie. Etude sur les rapports du christianisme
et de la philosophie grecque au IIe siècle, Paris. 1906, p. 137-141. On trouvera
déjà des idées analogues chez Philon, De migrât. Abraham, 184 ; De sommiis,
I, 53,
12 GUSTAVE BARDY

beaucoup de richesses, mais ce sont les richesses des


pécheurs » (1) .
Ailleurs, Origène insiste sur le danger que présentent les
études profanes pour les âmes faibles : « Les Corinthiens qui
étaient appliqués à l 'étude des lettres grecques et aimaient la
philosophie, étaient encore retenus par l'amour de leurs
vieilles recherches ; ils se nourrissaient des dogmes des philosophes
comme des viandes immolées aux idoles : tout cela pouvait
peut-être ne pas blesser ceux qui avaient reçu la pleine
connaissance de la vérité. Mais ceux qui étaient moins instruits
dans le Christ, s'ils imitaient ces derniers dans leurs lectures,
pouvaient être blessés en s 'occupant à de semblables études et
engagés dans les diverses erreurs des enseignements variés;
ainsi arrivait-il que beaucoup étaient blessés par la même étude
qui ne blessait pas ceux qui avaient la science entière de la
vérité » (2) . Il met en garde ses auditeurs contre les séductions
de la philosophie et de la poésie : « Si tu trouves chez les
philosophes des enseignements mauvais exprimés en une langue
excellente, c'est la langue d'or dont parle l'Ecriture (Jos., vu,
21) ; mais prends garde d'être trompé par son éclat, d'être
entraîné par la beauté d'une parole d'or. Souviens-toi que Josué
a jeté l'anathème contre l'or qui pourrait être trouvé à Jéricho.
Si tu lis un poème qui chante les dieux et les déesses en vers
harmonieux et en rythme éclatant, ne te laisse pas charmer
par la douceur de 1 'elocution» (3). Ce qu'il dit de plus
bienveillant pour la philosophie hellénique, c'est qu'elle est chose
indifférente : « La sagesse humaine ne peut savoir et
connaître le Seigneur, et sa miséricorde et la justice qu'il a faite sur
la terre et c'est parce qu'elle est une chose moyenne et
indifférente. Il se peut qu'un homme instruit de cette sagesse humai -

(li Origène, Seleclain Psalm., XXXV1, hom. III, 6 ; P G., XII. 1341. Par
opposition à la culture classique, Origène se plaît, à la suite, à décrire la
formation des chrétiens par la lecture et l'étude de la Bible, depuis la Genèse
jusqu'aux écrils apostoliques
(2 Origène, In Numer., hom. XX, 3 ; édit. Baehrens, t. II, p. 191. On
trouvera beaucoup d'autres textes analogues cités par A. von Harnack, Ver Kir-
chengeschichtliche Ertrag der exegetischen Arbeilen des Origenes, Leipzig,
1918-1919 ; t. I, p. 39-47 ;'t. II, p. 87-105.
(3) Origène, In libr. Jesu Nave, hom. VII, 7 ; édit. Baehrens, t. II, p. 334-
335.
i/ÉGLISE ET i/enSEIGNEMENT 13

ne soit mieux préparé à l'intelligence de la sagesse divine et


qu'exercé dans celle-là, il soit plus capable de celle-ci. Il en est
de même de celui qui use des autres choses que nous avons
appelées moyennes, par exemple du courage et de la richesse. Si
les choses moyennes sont tournées à la vertu de l'âme et au
fruit des bonnes œuvres, elles deviennent des moyens de gloire,
comme d'un autre côté, lorsqu'elles servent au mal..., elles
cessent d'être moyennes pour devenir mauvaises» (1).
Malgré tout, et quelles que fussent les critiques soulevées
contre les sciences profanes, il était évident que les chrétiens ne
pouvaient pas, sous peine de vivre complètement en dehors
du monde, ignorer la littérature, la rhétorique, la philosophie,
telles qu 'on les enseignait dans les écoles.
Ils se seraient condamnés à un insupportable isolement s'ils
avaient négligé l'étude et méprisé l'influence que pouvait leur
donner la science. L'auteur des Recognitions Clémentines
autorise l'emploi des lettres païennes : «Lorsque par les divines
Ecritures, on aura éclairé et affermi un disciple dans la
connaissance de la vérité, aucune raison ne s'oppose à ce qu'il se
serve, pour compléter sa persuasion, des lumières qu'il aurait
acquises dès l'enfance dans les écoles publiques et par l'étude
des arts libéraux, de telle manière cependant que, dès qu'il a
appris le vrai, il repousse le faux et le simulé» (2). Ce n'est
toutefois qu'après avoir mis ses lecteurs en garde contre leurs
dangers : la connaissance des fables relatives aux dieux et aux
déesses du paganisme trouble l'âme des enfants; aussi n'est-il
pas prudent de leur enseigner des choses dont leur imagination
ne peut être que souillée (3).
Origène lui-même avait, dans son enfance, été formé selon
les méthodes alors en usage; et il ne redoutait pas de donner
à ses disciples la culture qu'il avait reçue. C'est à lui que nous
devons nous adresser pour recueillir les renseignements les plus
complets sur la manière dont était formé à Alexandrie un
jeune chrétien de bonne famille, durant la première moitié du
troisième siècle, à lui ou à son biographe Eusèbe.

il) Origène, In Epist. ad. Rom. comment. Cl. J. Denis, De la philosophie


d'Origène, Paris, 1884, p. 11-21.
(2) Recogn. clément., X, 42; P. G., I, 1441-1442.
(3) Recogn. clément., X, 28 ; P. G., I, 1436.
14 GUSTAVE BARDT

Nous connaissons, par d'autres témoins, l'organisation des


études dans les écoles païennes (1) : après avoir appris les
éléments de la lecture et de l'écriture, l'enfant était confié au
grammairien, puis au rhéteur ; le philosophe achevait de lui
faire parcourir le cycle des sciences nécessaires à sa formation,
Origène confirme ce que nous savons à ce sujet; à plusieurs
reprises, il nous parle du librarius, qui enseigne les rudiments,
du grammairien, du rhéteur et du philosophe (2) . Il rappelle
la division des écoliers en abecedarii, syllabarii, nominarii,
calculator es, suivant le degré d'avancement où ils sont parvenus
dans les classes primaires (3). Il montre l'ardeur avec laquelle
les parents consentent à toutes les dépenses nécessaires pour
donner à leurs fils "une éducation conforme à leur position
sociale (4), et il déplore que le même zèle ne soit pas manifesté
lorsqu'il s'agit des livres saints (5).

(1) Cf. Gaston Boissier, La fin du paganisme 2, Paris, 1894, t. I, p. 181 ;


F. Cavallera, Saint Jérôme, Louvain et Paris, 1922, t. I, p. 5-12, rappeUe les
différentes étapes de l'éducation de saint Jérôme. Saint Augustin, Confes. I,
ix, 14 et suiv., décrit en détail les études qu'il a faites depuis sa plus tendre
enfance. On multiplierait sans peine les témoignages. Le code de l'éducation
avait été donné par Quintilien, dans le De instilutione oratoria : il resta sans
changement notable pendant des siècles. Cf. H. Leclercq, art. Ecoles, dans
DLA.C, t. IV, 2, col. 1730-1883.
(2) Origène, In Episî. ad Roman., X, 10; Cf. In psalm. XXXVI, nom. III,
6 ; P. G.. XII, 1341. « Sunt multa et diversa studia litterarum in hoc mundo,
ut videas quamplurimos incipientes a grammaticis..., turn deinde transire
ad rhetoricam..., post haec venire ad philosophiam. » Origène mentionne
encore la grammaire et les grammairiens, par exemple In cantic.
comment , III et IV ; édit. Baehrens, t. III, p 180 et 240 ; In Genes , horn. XI,
2; in Levit., hom. V, 7; in Numer., hom. IX, 6; in librum lem Nave,
hom. XXVI, 2 ; édit. Baehrens t. I, p. 103, 347 ; t. II, p. 62 et 459.
3) Origène, In Numer., hom. XXVII, 13; édit. Baehrens, t. II, p. 279 :
«In litterario ludo ubi prima pueri elementa suscipiunt, abecedarii dicun-
tur quidam, alii syllabarii, alii nominarii, alii iam calculators appellantur ;
et cum audierimus haec nomina, ex ipsis, qui sit in pueris profectus agnosci-
mus. »
(4) Origkne, In Exod., hom. XII, 2 ; edit. Baehrens, t I, p. 263 : « Tu ergo
si volueris filium tuum scire litteras, quas libérales vocant, scire grammati-
cam vel rhetoricam disciplinam, numquid non ab omnibus eum vacuum et
liberum reddis ? numquid non omissis cèteris huic uni studio dare operam
facis ? paedagogos, magistros, libros, impensas, nihil prorsus déesse facis,
quoadusque perfectum propositi studii opus reportet. ;■
(5) Origène, In Exod., hom XII, 4 ; edit. Baehrens, t. I, p. 263 ; In Ezech ,
hom. XIII, 3; edit. Baehrens, t. Ill, p. 448 ; In Hierem, hom. IV 6 ; V, 13 ;
edit. Klostermann, p. 29 et 42.
l/ÉGLISE ET ^ENSEIGNEMENT 15

Un passage d 'une homélie sur les Juges apporterait, touchant


l'organisation des écoles élémentaires, des renseignements
particulier ements intéressants, si son texte était mieux établi et
son interprétation plus assurée. Nous lisons en effet : « Si
eat quis puer ad scholas, a magistro quidem suscipitur et effi-
citur illius doctoris discipulus, sed non statim discendi ab ipso
praeceptore sumit exordium ; sed cum ab eo prima tantum ele-
menta suseeperit, traditur aliis erudiendus, ut ita dicam, scho-
lae ipsius principibus; ut, cum ab illis, quantum in illis est,
fuerit edoctus et cum prima apud eos deposuerit rudimenta,
turn demum etiam ipsius doctoris perfectiora praeeepta susci-
piat (1) ». Ce que A. Harnack commente ainsi : «A mon idée,
ce passage peu clair doit être compris de la sorte : le petit
élève est reçu par le directeur (magister doctor) et c'est celui-
ci qui lui donne l'enseignement élémentaire (Anschauungs-
unterricht 1) ; puis il est dirigé vers les maîtres (scholae
principes) ; et c'est seulement après avoir été formé par eux qu'il
revient au directeur pour recevoir l'enseignement
supérieur (2) ». Le dernier éditeur des homélies, Baehrens, trouve
cette explication bien insuffisante et propose de regarder comme
une glose les mots cum ab eo prima tantum elementa susceperit,
ce qui simplifierait les choses, mais il ne paraît pas que la
tradition manuscrite autorise cette suppression et le texte reste
obscur (3).
Toutes les écoles dont il s 'agit ici sont dirigées sans doute par
des maîtres païens. Rien du moins nous autorise à croire
qu'elles aient à leur tête des maîtres chrétiens. Ce fut pour
Origène une fortune rare que d'être formé par un père, à la
fois croyant plein de zèle et doué d'une instruction peu
commune. Eusèbe nous assure en effet que, dès ses premières années
Origène fut exercé à l'étude des saintes Ecritures et s'y
appliqua sans réserve. « Son père, en outre de l'enseignement
encyclopédique, s'en préoccupait pour lui autrement que d'un
accessoire, et avant même de donner son soin aux enseignements

(1) Origène, In Iudic, hotn. VI, 2; édit. Baehrens, t. II, p. 499.


(2) A. von Harnack, Der Kirchengeschichtliche Erlrag der exegetischen
Arbeiten des Origenes, t. I, Leipzig, 1918, p. 46.
(3) W. A. Baehrens, Ueberlieferung und Textgeschichte der lateinisch
erhaltenen Origeneshomilien zum alten Testament, Leipzig, 1916, p. 1.29.
16 GUSTAVE BARDY

païens, il l'amenait à s'exercer aux connaissances sacrées, et


il exigeait chaque jour des récitations et des comptes-rendus.
L'enfant n'y avait aucune répugnance (1).
Lorsque Léonide mourut, Origène avait dix-sept ans ; il était
déjà fort avancé dans les études des Grecs, èv toTç 'EXX^vwv jjia-
6r,(jLaai.v et bientôt après il posséda dans les arts
grammaticaux une préparation suffisante pour être capable de gagner sa
vie en les enseignant (2). Ceci est à retenir : à notre
connaissance, Origène est le premier chrétien qui ait, du moins
pendant un temps, exercé la profession de grammairien.
D'ailleurs, il ne resta pas attaché à cette fonction. L'école
catechétique d'Alexandrie avait été désorganisée par la
persécution. L 'évêque Démétrius chargea Origène de la réorganiser ;
et celui-ci, « jugeant incompatible l'enseignement des sciences
grammaticales avec le travail qui a pour but de donner les
connaissances divines, brisa sans tarder avec le premier, le
regardant comme inutile et opposé aux études sacrées (3) ». Il
alla même plus loin, puisqu'il consentit à se défaire de tous
les livres anciens qu 'il possédait, et dont les copies étaient
admirablement écrites.
Au bout d'un certain temps cependant, Origène se rendit
compte qu'il lui serait personnellement utile de se remettre
à l'étude de la philosophie et qu'il y aurait pour ses auditeurs
tout avantage à reprendre sous sa direction, l 'étude des sciences
profanes . Parmi les païens qui venaient à lui, beaucoup étaient
des esprits cultivés, à la curiosité desquels on ne pouvait
répondre qu'en faisant appel aux doctrines des philosophes; et
l'explication allégorique des livres saints, telle que la pratiquait
de plus en plus Origène, requérait une certaine connaissance
de 1'ày/jjxXt.oç toxiSeioi. Aussi le jeune maître recommença-t-il

(1) Eusèbe, H. E., VI, II, 7-9.


(2) Eusèbe, II. E., VI, II, 15.
(3) Eusèhe, II. E., VI, III, 8-9. Nous aimerions savoir avec plus de précision
quel a été, avant Origène, renseignement donné au didascalée chrétien
d'Alexandrie. Il est fort vraisemblable qu'au début ce didascalée fut une institution
purement privée, comme avait été par exemple l'école de Justin à Rome.
Origène paraît avoir été le premier maître désigné par l'évêque. Encore est-il
certain que, dans cette école, on étudiait le christianisme ; l'objet principal de
l'enseignement de Pantène et de Clément avait été la doctrine chrétienne et
l'explication des Ecritures. Ce fut aussi l'objet essentiel des leçons d'Origène.
i/ÉGLISE ET L'ENSEIGNEMENT 17

à travailler à l'école d'Ammonius, et Porphyre nous apprend


qu'il lut alors, avec les livres de Platon, ceux de Numénius,
de Cronius, d ' Apollophane, de Longin, de Modératus, de Ni-
comaque, de Chœrémon, de Cornutus (1).
Sans doute ce retour aux philosphes païens ne fut-il pas du
goût de tout le monde, car Origène dut se justifier par une
lettre dont Eusèbe nous a transmis un fragment : « Pendant
que je m'appliquais à l'enseignement, il vint à moi, sur la
réputation que l'on me faisait, tantôt des hérétiques, tantôt
des gens formés aux études grecques et surtout des philosophes :
il me parut bien d'examiner à fond les doctrines des hérétiques
et ce que les philosophes faisaient profession de dire sur la
vérité. J'ai agi de la sorte à l'imitation de Pantène... et à celle
d'Héraclas (2) ».
En tous cas, l'organisation du didascalée fut dès lors modi*
fiée : Origène, de plus en plus débordé par le nombre croissant
de ceux qui venaient l 'entendre, fit deux classes de la multitude
de ses disciples : il confia le soin des débutants à Héraclas et
garda pour lui l'instruction des plus avancés (3). Une réforme
plus profonde fut accomplie dans l'enseignement lui-même :
« Tous ceux de ses disciples en qui il voyait de bonnes
dispositions naturelles, Origène les appliqua aux disciplines
philosophiques, géométrie et arithmétique et aux autres enseignements
élémentaires; puis il les conduisait plus avant dans les
doctrines des sectes qui existent chez les philosophes, expliquant,
commentant et examinant avec attention leurs écrits un à un...
Beaucoup des moins bien doués, il les dirigeait vers les études
encyclopédiques, et il disait que celles-ci ne devaient pas être
d'une médiocre utilité et préparation en vue de l'étude
approfondie des Ecritures (4) ».
La transformation de l'école d'Alexandrie fût-elle
réellement aussi complète que le suppose E. de Faye (5), ou bien se
réduisit-elle à une modification des programmes ? Il est diffi-

(1) Porphyre, cité par Eusèbe, H. E., VI, 19.


(2) Origène, cité par Eusèbe, H. E., VI, 19, 12-14.
(3) Eusèbe, H. E., VI, 15.
(4) Eusèbe, H. E., VI, 18, 3-4.
(5) E. de Faye, Origène : sa vie, son œuvre, sa pensée, Paris 1923, t. I, p. 26.
18 GUSTAVE BARDT

cile de le dire. Seulement remarquons que, pour la première


fois, nous nous trouvons sûrement en présence d'une école
où un maître chrétien enseigne les sciences profanes, et cette
constatation est d'autant plus importante que nous avons
dû signaler tout à l'heure l'hostilité ou l'indifférence
manifestée par Origène à l'égard de ces mêmes sciences. Mais on
peut, sans contradiction, estimer que la rhétorique, la
philosophie et les autres sciences ne méritent pas d'être étudiées pour
elles-mêmes, et déclarer en même temps qu'elles sont une pro-
pédeutique souvent utile pour préparer les esprits à
l'intelligence des Ecritures. Et surtout, il ne faut pas oublier que la
plupart des auditeurs du didascalée sont encore des païens,
qui ont besoin d'être amenés peu à peu à la science divine.
Telle paraît bien avoir été l'opinion d'Origène. Lorsqu'il dût
quitter Alexandrie et s'installer à Césarée de Palestine, il y
conserva la méthode qu'il avait appliquée dans sa patrie. Nous
sommes renseignés sur l'application de cette méthode par le
discours de remerciement de Grégoire le thaumaturge à son
maître, et par la lettre d'Origène à Grégoire. Dans son
discours, Grégoire rappelle toutes les sciences qu'il a étudiées
sous la conduite d'Origène, la dialectique, la physiologie, c'est-
à-dire l'histoire naturelle, la géométrie, l'astronomie (1) ; après
cela il a pu aborder la philosophie ; il a pu examiner toutes les
doctrines, celles des Barbares comme celles des Grecs, à
l'exception de celle des athées, qui sont les Epicuriens; il a ainsi
constaté leurs contradictions et découvert par là qu'aucune
d'elles n'est parfaite : n'est-ce pas le meilleur moyen
d'empêcher l'une d'elles de faire sur l'âme une impression telle que
nous ne puissions plus nous en dégager, le meilleur moyen aussi
de nous préparer à recevoir les leçons du Christ (2) ?
La lettre d'Origène à Grégoire complète ces renseignements :
« Je voudrais te voir utiliser toutes les forces de ta belle
intelligence, écrit le maître au plus cher de ses disciples, pour le
christianisme qui doit être ton suprême but. Pour y atteindre sûre-

(1) Grégoire le thaumaturge, Orai. paneg. in Orig., 8 ; P. G., X, 1077.


(2) Grégoire le thaumaturge, Orat. paneg. in Orig., 13 ; P. G., X, 1088.
Cf. A. Puech, Histoire de la littérature grecque chrétienne, Paris, 1928, t. II,
p. 498 s.
i/église et Renseignement 19

ment, je souhaite que tu empruntes à la philosophie grecque


le cycle des connaissances capables de servir d'introduction au
christianisme et les notions de géométrie et d'astronomie qui
peuvent être utiles à l'explication des livres saints; si bien que
ce que les disciples des philosophes disent de la géométrie, de
la musique, de la grammaire, de la rhétorique, de l'astronomie,
qu'elles sont les auxiliaires de la philosophie, nous puissions,
nous le dire de la philosophie elle-même, à l'égard du
christianisme (1) ».
On voit clairement par ces témoignages qu'Origène n'a
jamais voulu enseigner les sciences profanes pour elles-mêmse.
S 'il a consenti à leur faire une place dans l 'école qu 'il dirigeait,
c'est après avoir constaté leur utilité comme une préparation
au christianisme. En ce sens, il est toujours resté
essentiellement un catéchiste. Si nous lui avons fait ici une si grande
place, c'es't qu'il est, parmi les maîtres chrétiens des trois
premiers siècles celui que nous connaissons le mieux. Mais, en toute
rigueur, nous aurions dû nous contenter de le signaler, puisqu'il
n'a posé et résolu que d'une manière indirecte le problème de
la culture profane. Cependant, c'est bien quelque chose qu'il
ait compris l'impossibilité pour le christianisme de vivre en
marge de la société et qu'il ait résolument accepté d'enseigner
la rhétorique et la philosophie non seulement à des païens, mais
à de jeunes chrétiens, sans craindre de les corrompre. Son
exemple permet de mesurer le chemin parcouru depuis Tertul-
lien (2) .

Après lui, l'évolution devait se poursuivre rapidement. Nous


connaissons un certain nombre de convertis, et non des
moindres qui, avant de venir à l'Eglise, avaient exercé la profession
de rhéteur et qui, une fois baptisés, conservaient avec leurs

(1) Origène, Epist. ad Gregor.


(2) II convient de rappeler à quel point s'exerça l'influence personnelle d'Ori-
gène sur ses disciples. Le discours de saint Grégoire, bien qu'on y reconnaisse
l'emploi de la rhétorique, avec ses figures et ses exagérations voulues, est un
témoignage non équivoque de cette influence. On voudrait pouvoir reconstituer
l'enseignement du maître, pour y découvrir le secret de cette emprise ; et c'est
au plus si l'on sait que, comme dans les autres écoles païennes, on procédait
chez lui par demandes et réponses, Contra Cels., VI, 11 ; édit. Koetschau, t.
II, p. 80.
20 GUSTAVE BARDT

anciens élèves d'affectueuses relations. Bien loin de leur en


tenir rigueur, l'Eglise les élevait parfois au premier rang de la
hiérarchie. Tel par exemple saint Cyprien : après avoir reçu
une éducation complète, à la mode du temps, Cyprien était
devenu rhéteur, et il professait l'éloquence à Carthage avec le
plus grand succès, lorsqu'il fut touché par la grâce divine (1).
Remarquons cependant qu 'après sa conversion « il crut
nécessaire de renoncer complètement aux lettres profanes... Trait
significatif : dans son œuvre qui est considérable, on ne relève
pas une seule citation d'un auteur païen; il ne nomme ni un
poète ni un orateur. Il y a là un parti pris évident et très
surprenant... Du jour où il eût reçu le baptême, Cyprien affecta
d'ignorer toute la littérature entachée d'idolâtrie, la poésie,
l'éloquence, et même la rhétorique qui l'avait illustré dans le
monde » (2) .
La passion des saints Montanus et Lucius nous fait connaître
un autre de ces professeurs de rhétorique, qui sont passés au
christianisme et ont obtenu, dans l'Eglise, un poste d'honneur .
Flavianus, après sa conversion, avait été élevé au diaconat, ce
qui ne l'avait pas empêché de rester populaire dans le monde
des écoles; à plusieurs reprises, au cours de son procès, nous
voyons ses anciens élèves intervenir en sa faveur, d'abord pour
essayer de le faire élargir, sous prétexte qu'il n'est pas diacre;
puis pour obtenir de lui un geste de paganisme, enfin pour
fabriquer un faux certificat attestant qu'il n'avait jamais reçu
l'ordination (3).
Mais, chez Flavianus comme chez Cyprien, se manifeste une
sorte de défiance à l'égard de la culture profane. L'un et
l'autre ont pu naguère l'enseigner, ils y renoncent lorsqu'ils ont
reçu le baptême et semblent regretter d'y avoir consacré leur
vie pendant si longtemps. Ils se tiennent ainsi dans la ligne de
conduite tracée autrefois par Tertullien, et semblent regarder
les fonctions de l'enseignement comme incompatibles avec la
profession du christianisme.

(1) Lactange, Divin, instit., v, 1, 24 ; Jérôme, De vir. inluUr., 67 ; In Ion.


comment., 111, 6 ; Augustin, Sermo CCCXII, 4.
(2) P. Monceaux, Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne, Paris, 1902, t. H
p. 207-208.
(3) Passio sanctorum Montana et Lucii, 12, 19 ; trad. P. Monceaux, La vraie
légende dorée, Paris, 1930, p. 225-247.
l'église et l'enseignement 21

D'autant plus intéressants à signaler sont deux exemples à


peine plus tardifs. Le premier est celui de Malchion. Eusèbe
nous présente ainsi ce personnage qui joua le plus grand rôle
au concile d'Antioche de 268, et parvint seul à mettre en plein
jour l'hérésie de Paul de Samosate, alors que les évêques
avaient échoué dans cette tâche : « Celui qui travailla le plus à
lui faire rendre compte et à le convaincre de dissimulation fut
Malchion, homme éloquent qui était à Antioche eminent dans
l'enseignement sophistique des écoles helléniques» (1). P. Ba-
tiff ol commente les dernières formules dé l 'historien : «
Malchion était 7ipo£(jTwç évidemment pas le chef, puisque ces écoles
étaient sans lien, mais considérable, eminent, dans
l'enseignement de la sophistique, la sophistique s 'entendant de la
rhétorique, aussi bien que de la philosophie, et cet enseignement
étant donné dans les écoles grecques » (2) . Tout ici est pour
nous étonner, car Malchion va beaucoup plus loin qu 'Origène :
il n'est pas seulement chrétien, il est prêtre; il n'enseigne pas
les lettres et la philosophie profanes comme une propédeuti-
que à la doctrine chrétienne, il les enseigne pour elles-mêmes, v
et dans les écoles helléniques, cela au vu et au su de tous, et
sans que personne songe à le lui reprocher.
A peine moins surprenant est l'exemple d'Anatole qui
devint évêque de Laodicée : « II était par sa race un Alexandrin,
nous dit Eusèbe ; en ce qui concerne les raisonnements et l
'éducation grecque et la philosophie, il était compté au premier
rang des plus illustres de nos contemporains : la rhétorique ei.
effet, la géométrie, l'astronomie, la théorie aussi bien
dialectique que physique, les connaissances de la rhétorique avaient
été possédées par lui au plus haut point : c'est pour cela, dit-
on, qu'il fut encore jugé digne par ses compatriotes d'établir
à Alexandrie l'école de la succession d'Aristote» (3). Parmi
les ouvrages d'Anatole, Eusèbe signale des canons sur la fête
de Pâques et dix livres sur l'arithmétique; il cite même un
assez long fragment du canon pascal (4). Ce personnage n'était

(1) Eusèbe, H. E., VII, xxxix, 2.


(2) P. Batiffol, Etudes de liturgie et d'archéologie chrétienne, Paris, 1919,
p. 93.
(3) Eusèbe, H. E., VII, xxxn, 6.
(4) Eusèbe, H. E., VII, xxxn, 14-19. Cf. Tillemont, Mémoires, t. IV, p. 304-308.
22 GUSTAVE BABDY

pas moins charitable que savant, car, grâce à son dévouement,


plusieurs de ses compatriotes alexandrins parvinrent à éviter
la mort lors d'une insurrection qui avait éclaté au Bruchium*,
et ce fut sans doute cet incident qui l'obligea à quitter sa
patrie pour se réfugier en Palestine. Sa science ne l'avait pas
compromis aux yeux des fidèles, puisque Théotecne de Césa-
rée commença par le prendre pour coadjuteur et que les Lao-
dicéens finirent par le choisir comme évêque. Dans l'histoire,
trop brève, des maîtres chrétiens, Anatole occupe une place à
part : bien peu, avant lui, ont possédé une culture aussi
étendue et ont concilié aussi facilement les devoirs chrétiens avec
les tâches de l'enseignement.

Les quarante dernières années du IIIe siècle, qui constituent


la période de la grande paix, furent naturellement des plus
favorables à la réconciliation de l'Eglise et des lettres profanes.
Mais nous n'avons que bien peu de documents sur le détail de
leur histoire. En ce qui concerne l'enseignement primaire, très
caractéristique est l'intervention des maîtres d'écoles comme
agents de la persécution à l'époque de Dioclétien. Eusèbe nous
rapporte en effet que les fonctionnaires impériaux « avaient
fabriqué des Actes de Pilate et de Notre Sauveur, remplis de
toutes sortes de blasphèmes contre le Christ ; sur l 'avis de leur
chef (Maximin) ils les envoyèrent à tout le pays de sa
juridiction; et par des affiches, ils recommandèrent qu'en tout lieu,
dans les villes et dans les campagnes, on les plaçât en vue de
tous, et que les maîtres d'école eussent soin de les donner aux
enfants au lieu de ce qui leur était enseigné et de les leur
faire apprendre par cœur » (1) . Nous ne connaissons pas ces
prétendus Actes de Pilate, dont il est encore question dans le
Discours Apologétique de Lucien d'Antioche rapporté par Ru-
fin (2) et dans les Actes des saints Tarachus, Probus et Andro-
nicus (3). Mais il est remarquable que l'on ait songé, en haut
lieu, à utiliser les écoles, pour y enseigner des faux actes de

(1 Eusèbe, //. E., IX, 5, 1 ; P. G., XX, 80a c.


, (2) Cf. G. Bardy, Le discours apologétique de saint Lucien d'Antioche, dans
Revue d'histoire ecclésiastique, t. XXII, 1926, p. 10-11 du tirage a part.
i3) Acta sanctorum Tarachi, Probi es Andronici, 37, dans Ada sanctor.
Octobris, t. V, p. 579 c,
l'église et l'enseignement 23

Pilate. Cela suppose qu'au début du IVe siècle, les enfants


chrétiens devaient y être nombreux et que l'on comptait bien
sur l'efficacité du procédé.
Y avait-il alors des maîtres chrétiens, comme il y avait des
écoliers chrétiens ? On ne saurait guère en douter, bien que
nous ne connaissions avec certitude aucun de ces maîtres
élémentaires. Un poème de Prudence (1) nous raconte, il est vrai,
l'histoire de saint Cassien d'Imola; et par lui nous apprenons
que «saint Cassien estoit un maistre d'école à Imola ville de
la Bomagne, qu'on appeloit autrefois Forum Cornelii, du nom
de Cornélius Sylla son fondateur. Ce saint y instruisoit
plusieurs enfans et leur apprenoit à lire et à écrire,
particulièrement en notes, c'est à dire à exprimer plusieurs choses d'un
seul caractère, afin de pouvoir écrire aussi vite qu'on peut
parler : ce qui estoit fort ordinaire en ce temps-là » (2) . La
persécution étant arrivée, Cassien fut pris, jugé et condamné
comme chrétien. Et le poète ajoute qu'on le livra alors à ses élèves
qui se jetèrent sur lui, les uns le frappant à coups de pierres,
les autres le perçant de leurs stylets, si bien que le maître
d'école finit par mourir en ces lents supplices. Mais la légende
de saint Cassien ne saurait être retenue, et les divers
remaniements qu'elle a subis au cours des siècles ne sont pas faits pour
accroître notre créance (3).
Nous sommes à peine mieux documentés sur les maîtres de
grammaire, bien que nous soyons assurés que, parmi eux, il y
avait des chrétiens. Arnobe nous l'atteste, en un passage où i]
assure que, dans les rangs des chrétiens, on rencontre des
hommes du plus grand génie, orateurs, grammairiens,
jurisconsultes, médecins, philosophes qui ont embrassé la foi (4). On peut
craindre « que ces pluriels soient emphatiques sous la plume

(li Prudence, Peristephanon, IX.


(2) Tillemont, Mémoires, t. V, p. 531 s.
(3) Cf. H. Delehaye, Les passions des martyrs et les genres littéraires,
Bruxelles, 1921, p. 407-411. Cf- F. Lanzoni, Le leggende di S. Cassiano d'Imola
Forli, 1913.
(4) Arnobe, Advers. nationes, II, 5 ; édit. Reiffersgheid, p. 50 : « Tarn ma-
gnis ingeniis praediti oratores, grammatici, rhetores, consulti iuris ac medici,
philosophiae etiam sécréta rimantes magisteria haec expetunt spretis quibus
paulo ante fidebant. »
24 GUSTAVE BARDY

d'un Arnobe » (1). Mais, en faisant même large part à


l'emphase, il ne saurait être douteux qu'il n'y ait eu un certain
nombre de grammairiens attachés à la foi. L'un d'eux, au
début du quatrième siècle, nous est bien connu, d'une façon
d'ailleurs assez peu honorable : il se nomme Victor et il est
professeur de grammaire à Cirta. Le 19 mai 303, jour des inventaires
et des perquisitions, le curateur Munatius Felix se rend chez
lui, car il a été dénoncé, et il lui demande d'apporter les
Ecritures qu'il possède, afin d'obéir aux prescriptions. Victor ap-
pjorte deux volumes et quatre cahiers. « Felix, flamine
perpétuel, curateur de la république, dit à Victor : Apporte les
Ecritures, tu en as davantage. Victor, professeur de grammaire,,
dit : Si j'en avais eu d'autres, je les aurais données » (2).
Vraiment, ce grammairien ne fait pas honneur à sa profession.
Bien différents de lui sont ses contemporains, Arnobe et
Lactance. Ceux-ci sont des rhéteurs, attachés à leur métier, et
chrétiens ardents. Arnobe (3) enseigne à Sicca, quand
brusquement, vers 296, il est attiré par la religion chrétienne et se
convertit ; pour écarter les derniers doutes de son évêque sur la
sincérité de sa conversion, il rédige VAdversus nationes,
ouvrage d'une théologie un peu flottante, mais d'une bonne foi
manifeste ; et nous n 'avons aucune raison de penser qu 'il ne soit
pas resté fidèle à sa double vocation. Lactance, disciple d
'Arnobe avant sa conversion, commence par enseigner la
rhétorique en Afrique, et il acquiert bien vite une grande réputation,
car, vers 290, il est appelé à Nicomédie pour y occuper la
chaire officielle de rhétorique latine : dans cette cité toute grecque,
il n'a d'ailleurs que peu de succès (4), et sa conversion au
christianisme n'est pas faite pour lui attirer des élèves.
Malgré la persécution, il reste à Nicomédie jusqu'au jour où, après
l'abdication de Dioclétien, Galère commence à faire la guerre
aux écoles (5). Alors arrivent pour lui des jours pénibles (6),

(1) P. Batiffol, La paix constat tinienne et le catholicisme, Paris 1914, p. 141.


(2) Gesta apud Zenophilum, edit. Ziwsa, p. 187.
(3) Jérôme, Epist. LXX, o ; De rir. inluslr., 79 ; Chrome, ad ann. 2343 ;
edit. Helm, p. 231.
(4) Jérôme, De vir. inlustr., 80.
(r>) Lactance, Tnstit. div., V, n, 2.
(6) Jérôme, Chronic, ad. ann. 2333 ; edit, Helm, p. 230.
i/ÉGLISE ET ^ENSEIGNEMENT 25

qui ne prennent fin qu'après l'édit de Milan. Mais la sécurité


et la gloire succèdent à cette période troublée, lorsque Cons
tantin confie au vieux rhéteur l'éducation de son fils Cris-
pus (1), et Lactance meurt après avoir ainsi connu toutes les
vicissitudes de l'existence.
Faut-il placer parmi les rhéteurs de la période dioclétienne
Victorin de Pettau 1 A deux reprises, Cassiodore parle d'u:i
Victorinus ex orator e episcopus, qui est l'auteur de
commentaires sur l'Ecclésiaste et sur l'Evangile de saint Matthieu (2) :
on admet assez volontiers que l'auteur visé est Marius
Victorinus dont Cassiodore ferait par erreur un évêque. Mais il est
plus probable qu'il s'agit en réalité de Victorin de Pettau,
qualifié d'ailleurs à tort d'ancien rhéteur (3), car ce que nous
savons de l 'évêque danubien ne nous donne pas une haute idée
de ses qualités rhétoriques (4).
On peut, avec plus de vérité, signaler ici l'auteur inconnu
du petit poème Laudes Domini cum. miraculo quod accidit in
Aeduis, qui écrivait peu de temps après l'édit de Milan (5).
Cet agréable écrivain a dû compter au nombre des rhéteurs de
l'école d'Autun, et il est un témoin des transformations qui
durent s'accomplir dans cette école, dont les maîtres venaient
d'écrire les Panégyriques (6), encore tout imprégnés de
syncrétisme païen, au moment où Constantin embrassa
officiellement le christianisme.
Pour l 'Orient, nous avons encore moins de détails sur les
écoles et leurs maîtres pendant la période à laquelle nous sommes
arrivés, que pour l'Occident. Nous n'avons évidemment pas à
citer les didascales de l'école d'Alexandrie qui semblent s'être

(!) Jérôme, De vir. inlustr., 80. Parmi les grammairiens chrétiens de cette
période, il faut encore citer un certain Flavius que Dioclétien fit venir d'Afrique
à Nicomédie, avec Lactance ; Jérôme, Advers. lovinian., II, 6 ; De vir inlustr.,
80.
(2) Cassiodore, Inst. divin, litter., V, 7; P. L., LXX, 1119. Saint Jérôme
mentionne le commentaire sur saint Matthieu, In Matth., P. L. XXVI, 20 et 223,
(3; Cf. 0. Bardenhewer, Geschichte der altkirchlichen Literatur, t. IV, p.
461.
(4) Jérôme, De vir. inlustr., 74 ; Epist. LVII, 10.
(5) Cf. O. Bardenhewer, op. cit. p. 428.
(6) Sur la théologie des panégyriques, cf. P. Batiffol, La paix conUanti-
nienne et le catholicisme, p. 218-224.
26 GUSTAVE BARD Y

confinés dans leurs fonctions de catéchètes : d'ailleurs les seuls


que nous aurions à mentionner, Pierius et Théognoste, ne sont
guère pour nous que des noms et nous ignorons tout de leur
vie (1).
On peut signaler que, parmi les victimes de la grande
persécution, Eusèbe connaît des chrétiens instruits. Apphianos, qui
fut martyrisé à Césarée de Palestine avait reçu une bonne
éducation et fréquenté longtemps les célèbres écoles de Béryte (2).
Un autre, Aedesius, qui fut mis à mort à Alexandrie, s'était
livré à divers genres d 'études, il s 'était attaché à recevoir l
'éducation non seulement des Grecs, mais aussi des Romains et avait
été le disciple de Pamphile (3). De tels cas ne devaient pas
être rares.
A Antioche, le prêtre Dorothée était, suivant Eusèbe, un
homme savant. « II était devenu amateur des choses divines et
s'était occupé avec soin de la langue hébraïque, de sorte qu'il
lisait et comprenait aisément les Ecritures hébraïques. Il n'était
d'ailleurs pas ignorant de la culture libérale et de l'éducation
première telle qu'on la reçoit chez les Grecs... L'empereur
l'admit dans sa maison et l'honora de la charge d'administrateur
de la teinturerie de pourpre de Tyr » (4) . Si intéressants
soient-ils, ces renseignements ne nous permettent pas de voir
en Dorothée un professeur, semblable à Malchion ou à Anatole.
Nous ne saurions pas davantage signaJer Lucien parmi les
maîtres de rhétorique ou de philosophie profane : ce que nous
savons de lui nous invite à ne voir en lui qu'un commentateur
studieux de la Bible. Par contre, nous possédons peut-être un
curieux témoignage de l'activité d'une véritable école de
philosophie vers la fin du IIIe siècle ou aux premières années du
IVe siècle : il s'agit du traité De autexusio de Méthode
d'Olympe. On a remarqué que ce traité « a été composé pour être lu
devant un public : il débute par des compliments 'aux
auditeurs : -/j u;jL£TÉpa cJvoSoç, w àxpoaTYjpîo'j xaXou. Ces auditeurs sont
accoutumés à écouter Méthode et à discuter avec lui des ques-

(1) L. B. Radford, Three teachers of Alexandria, Theognostus, Pierius and


Peter, Cambridge, 1908.
(2) Eusèbe, De martyr. Palaest., IV, 3.
(3) Ibid., V, 2.
(4) Eusèbe, H. E., VII, xxxn, 2-3 ; P. G., XX, 721 B.
l'église et l'enseignement 27

tlOIlS religieuses : twv Sjjlgc ts xal ày.ouovTWv xocl (j'JvaSovTwv xà Gsta


[jL'j<TT7]pia. L'âxpocxTTjp'.ov est donc celui d'une école de
philosophie chrétienne, analogue à celle d'Alexandrie et d'Antioche,
et Méthode y fait figure de maître » (1) . Le Be Autexusio
semble donc un exercice d'école : on y retrouve tous les procédés
de la dialectique platonicienne, employés sans discrétion, mais
par un auteur fort au courant de ces procédés.
Le Dialogue d 'Adamantius, qui est postérieur à l'ouvrage
de Méthode, pourrait être l 'œuvre d 'un de ses disciples ; on a
même supposé qu'il a été écrit d'après les conseils de Méthode,
et que celui-ci y a introduit par manière de conclusion le
discours d'Eutropius (2). Si cette hypothèse est fondée, nous nous
trouverions de la sorte en présence d'une vraie tradition
scolaire, et il serait curieux de constater les ressemblances de cette
tradition avec celle qui se transmettait dans les écoles
philosophiques des païens. Au moment précis où l'Eglise conquérait
sa liberté, elle prenait possession des méthodes utilisées jadis
par les sages qu'elle s'efforçait d'annexer.

Nous avons essayé, tant bien que mal, dans les pages qui
précèdent, de recueillir les témoignages fragmentaires des trois
premiers siècles chrétiens sur la part prise par l'Église dans
l'éducation des enfants. Déjà Harnack avait naguère remarqué
qu'il n'y avait pas eu, à cette époque, d'école proprement
chrétienne pour l 'enseignement élémentaire et moyen. « II y a eu,
disait-il, un enseignement pour les catéchumènes, et celui-ci a
revêtu les formes les plus diverses, mais il ne s'intéressait qu'à
la foi et à la morale et ne faisait en aucune manière
concur ence à l'enseignement profane des écoles. En quelques grandes
villes, il y a eu de plus un enseignement supérieur du
christianisme. Mais jamais, au cours des trois premiers siècles, on
n'a cherché à créer des écoles chrétiennes réservées aux
enfants » (3) .
Nous ne pouvons que souscrire à cette conclusion. Il est vrai

(1) A. Vaillant, Be autexusio de Méthode d'Olympe, dans P.O., XXII, 5;


Paris, 1930, p. [XX], 648.
(2) Id., p. [XXI], 649.
(3) A. von Harnack, Mission und Âusbreitung des Christentums in den er-
sten dfei Jafirhunderten, 4e édit. , Leipzig, 1923, t.. II, p. 999.
28 GUSTAVE BAEDY

que nous avons, ici ou là, relevé quelques allusions à des


maîtres chrétiens : les canons d 'Hippolyte admettent qu 'un
converti puisse continuer à donner son enseignement. Mais ces
maîtres ont dû rester l 'exception ; et d 'ailleurs, leurs écoles
restaient purement privées; l'Église ne s'en occupait pas. Il en
était de même, du moins à son origine, de l'école d'Alexandrie,
où l'on donnait un enseignement supérieur et où Origène ne
craignait pas de faire étudier à ses disciples les sciences
profanes ; mais ici, l 'évêque Démétrius intervint, et il semble qu 'a-
près le départ d 'Origène pour Césarée, l'école d'Alexandrie
soit redevenue exclusivement une école catéchétique.
On peut se demander les raisons de cette attitude.
Tertullien s'est expliqué à ce sujet en dénonçant le danger de
l'idolâtrie pour les maîtres chrétiens. Mais le même Tertullien a
permis en même temps aux élèves chrétiens de fréquenter les
écoles : personne n'a-t-il entrevu, avant l'édit de Milan, qu'il y
avait là une sorte de contradiction ? et comment se fait-il qu'un
Origène, par exemple, n'ait pas imaginé qu'on pourrait du
moins essayer de former les jeunes chrétiens par l'étude et la
lecture de la Bible, substituée aux livres profanes ? Au cours
du quatrième siècle, nombreuses seront sans doute les écoles te
nues par des chrétiens et l'on pourra mesurer la distance
parcourue depuis l'édit de Milan par les répercussions profondes
de l'interdiction faite par Julien aux maîtres chrétiens
d'enseigner les lettres païennes (1). Mais bien du temps devra
encore s'écouler avant que soit résolu le grand problème de
l'enseignement chrétien.
Gustave Bardy.

(1) J. Bidez, La vie de l'empereur Julien, Paris, 1930, p. 263-266.

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