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Revue de l'histoire des religions

Le rite d'entrée sous le joug. Des stèles de Carthage à l'Ancien


Testament
Hélène Bénichou-Safar

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Bénichou-Safar Hélène. Le rite d'entrée sous le joug. Des stèles de Carthage à l'Ancien Testament. In: Revue de l'histoire des
religions, tome 210, n°2, 1993. pp. 131-143;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1993.1435

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1993_num_210_2_1435

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Abstract
The ritual of the entry under the yoke. From Carthaginian steles to the Old Testament
In an earlier investigation the Author suggested that the term MLK, usually translated by « sacrifice » or
« sacrificial offering », designates in Phoenician-Punic an initiatory rite practised by the Phoenicians
and Israelites in parallel : "the entry under the yoke" of the deity. The present study is based on this
interpretation and it endeavours to show, making use of the complimentarity of the Massoretic text, the
Septuagint and the Vulgate, that the identified rite, frequently alluded to in the Bible, is mentioned
specifically in Hosea IX/10. It thus enables a new reading of part of this verse.

Résumé
Une précédente recherche avait conduit l'auteur à proposer que le terme MLK, habituellement traduit
par « sacrifice » ou « offrande sacrificielle », désigne en phénico-punique un rite initiatique pratiqué en
parallèle par les Phéniciens et les Israélites : "l'entrée sous le joug" de la divinité. La présente étude
s'appuie sur cette interprétation et, jouant de la complémentarité du texte massorétique, de la Septante
et de la Vulgate, s'attache à montrer que le rite identifié, très présent dans la Bible par les allusions qui
y sont faites, est en particulier mentionné en Osée IX/10. Elle permet ainsi de donner une nouvelle
lecture d'une partie de ce verset.
HÉLÈNE BÉNICHOU-SAFAR
GDR 989 « Genèse et diffusion du modèle phénicien »
(Centre National de la Recherche Scientifique, Paris)

LE RITE D'ENTRÉE SOUS LE JOUG


Des stèles de Carthage
à l'Ancien Testament

Une précédente recherche avait conduit l'auteur à proposer


que le terme MLK, habituellement traduit par « sacrifice » ou
« offrande sacrificielle », désigne en phênico- punique un rite
initiatique pratiqué en parallèle par les Phéniciens et les
Israélites : l'entrée sous le joug de la divinité.
La présente étude s'appuie sur cette interprétation et, jouant
de la complémentarité du texte massorétique, de la Septante et
de la Vulgate, s'attache à montrer que le rite identifié, très
présent dans la Bible par les allusions qui y sont faites, est en
particulier mentionné en Osée IXjlO. Elle permet ainsi de
donner une nouvelle lecture d'une partie de ce verset.

The ritual of the entry under the yoke.


From Carthaginian steles to the Old Testament
In an earlier investigation the Author suggested thai the
term MLK, usually translated by « sacrifice » or « sacrificial
offering », designates in Phoenician-Punic an initiatory rite
practised by the Phoenicians and Israelites in parallel : the entry
under the yoke of the deity.
The present study is based on this interpretation and it
endeavours to show, making use of the complimentarity of the
Massoretic text, the Sepiuagint and the Vulgate, that the
identified rite, frequently alluded to in the Bible, is mentioned
specifically in Hosea IXjlO. It thus enables a new reading of
part of this verse.

Revue de l'Histoire des Religions, ccx-2/1993, p. 131 à 143


Depuis les travaux d'O. Eissfeldt et de ses successeurs1,
il était généralement acquis que, dans le domaine phénico-
punique au moins, le vocable mlk inscrit dès le vne siècle
avant J.-C. sur des monuments votifs correspondait à un
terme technique désignant une forme de sacrifice ou une
offrande sacrificielle. Le IIIe Congrès des Etudes phéniciennes
et puniques, qui s'est tout récemment tenu à Tunis2, nous a
donné l'occasion d'émettre des doutes sur la validité d'une
telle interprétation et de proposer, sur la base des liens de
filiation établis entre dédicaces puniques de Carthage et
dédicaces romaines d'Afrique, que mlk évoque plutôt un rite
de passage, Г introduction sous le joug, qui aurait
originellement été pratiqué en parallèle par les Phéniciens et les
Israélites et dont la finalité aurait été la consécration, c'est-à-
dire en fait l'allégeance à la divinité, le joug étant symbole
d'alliance3.
Nous tenterons de démontrer aujourd'hui que, pour peu
que l'on s'attache à maintenir la cohérence de la toponymie
biblique, il est possible de retrouver dans le verset IX/10
du texte prophétique d'Osée la mention expresse du rite que
nous avons reconnu ; ce qui revient à avancer qu'en s'éclairant
mutuellement, les textes hébraïques, phénico-puniques et
latins concourent à en établir la réalité autant que la pérennité.

1. O. Eissfeldt, Molk als Opferbegriff im Punischen und Hebrâischen und das


Ende des Goltes Moloch {Beitrâge zut Religions geschichte des Altertums, 3),
Halle, 1935. Pour ses successeurs, cf. notamment R. Dussaud, CRAI, 1946,
p. 371-387 et J. G. Février, RHR, 1953, p. 8-18 ; Mélanges Isid. Levy, Bruxelles,
4e
1955,
série,
p. III,
161-171
1964,
; JA,
p. 13-18.
1955, p. 52-63 ; 1960, p. 167-187 ; 1962, p. 1-10 ; REJ,
S. Entre les 11 et 16 novembre 1991. Titre de notre communication : « A
propos du tophet de Salammbô à Carthage : réflexion sur le sens du terme mlk ».
3. En somme, nous aurions peut-être affaire ici à un rituel d'agrégation,
c'est-à-dire à l'une de ces initiations spécialisées dont, à quelques indices, on
pressent l'existence à haute époque dans l'univers biblique. Cf. A. Caquot,
Pour une étude de l'initiation dans l'Ancien Israël, dans Initiation (Contributions
to the theme of the study-conference of the International Association for the
History of Religions / Strasburg, Sept. 17th to 22nd 1964), C. J. Bleeker edit.,
Leyde, 1965, p. 122.
Le rite d'entrée sous le joug 133

Pour faciliter l'appréhension de notre raisonnement, nous


commencerons par rappeler les grandes lignes de
l'argumentation qui nous a conduite à lire dans le mlk phénico-punique
le nom d'un rite initiatique. Nous exposerons ensuite le
passage d'Osée qui a retenu notre attention, les raisons qui
nous ont incitée à rejeter son interprétation traditionnelle
et la lecture qu'il nous a paru préférable d'en faire.

I J Le MLK phénico-punique : un rite de passage

Une solution où le mlk phénico-punique aurait par essence


une valeur sacrificielle se heurte à des objections multiples
dont l'absence totale de restes osseux sous les deux seuls
cippes porteurs du mot et retrouvés in situ n'est assurément
pas la moindre4. L'explication retenue ces dernières décennies
a donc été remise en question et une enquête entreprise.
Notre première démarche a consisté à recenser les faits
objectifs assurés dans cette affaire. Les voici :
1. La grande majorité des inscriptions phénieo-puniques
comportant le terme mlk sont des dédicaces adressées au
dieu Baal Hammon, parfois associé à sa parèdre Tanit.
2. Les dédicaces et les sanctuaires puniques consacrés à
Tanit et Baal Hammon et nombre de dédicaces et sanctuaires
romains consacrés au Saturne africain sont unis par des liens
de filiation directe incontestables5.
3. Des mots et pratiques notoirement puniques [molcho-
mor, nasililim, niptiam aussi sans doute) sont encore en usage
dans le rituel romain6.
4. Le mlk est, à l'époque romaine au moins, impliqué
dans un rite d'initiation. (C'est ce que révèlent par leur mode
de formulation les stèles saturniennes de N'gaous qui portent

4. Il s'agit des cippes, CIS, I, 5684 et 5685, que P. Cintas évoque dans son
Manuel ďarchéologie punique, I, 1970, p. 319.
5. Cf. M. Leglay, Saturne africain. Histoire, Paris, 1966.
6. Cf. Id.; Saturne africain, I : Histoire, et II : Monuments, Paris, 1961,
passim.
134 Hélène Bénichou-Safar

l'exacte transcription en lettres latines du syntagrae phénico-


punique mlk'mr)7.
5. Le seul cadre d'utilisation identifié du mlk phénico-
punique est le tophet de Carthage, justement caractérisé
par la conjonction d'éléments favorables à la notion
d'initiation : une classe d'âge particulière, des offrandes uniques
— jusqu'à nouvel ordre du moins8 — dans une existence, un
rituel axé sur le feu.
Rapprochés, ces constats se corroboraient. Ils nous ont
conduite à rechercher parmi les dédicaces saturniennes
d'Afrique une formule de type initiatique susceptible d'avoir
traduit l'un ou l'autre des syntagmes phénico-puniques
incluant le terme mlk.
Et l'enquête a abouti à la distinction d'une expression
latine, intravit sub jugum (« il est entré sous le joug »)*, qui
semble bien répondre au mlk bcl des ex-voto puniques, ce
dernier traduisant toutefois d'après sa morphologie10 le
« fait de faire entrer », c'est-à-dire Г « introduction sous le
joug ». Un certain nombre de constats nous ont paru le
confirmer :
a I Les deux formules se correspondent terme à terme,
même si dans un cas le fidèle semble faire l'action et dans
l'autre la subir.
b j Le rituel intravit sub jugum est réductible au seul
intravit11 ; or le terme mlk peut aussi se rencontrer seul12.
с j En dehors de l'Afrique punicisée, la formule latine
semble inconnue du monde romain13. Elle est par contre

7. Cf. J. Carcopino, Rome et les immolations d'enfants, dans Aspects


mystiques de la Rome païenne, Paris, 1941, p. 40.
8. Voir M. G, Guzzo Amadasi, Dédicaces de femmes à Carthage, Studia
Phoenicia, VI, Carthago, E. Lipinski edit., Louvain, 1988, p. 149.
9. Cette expression se Ht notamment dans les inscriptions enregistrées au
Corpus Inscriptionum Latinarum, VIII, sous les n°s 24034, 24168, 24289, 24337,
24341, 24344, 24346, 24347.
10. II correspondrait à un substantif dérivé d'une forme hiphil du verbe hlk.
11. Ce serait même plutôt la règle.
12. A Calama notamment : e.g. NP 15, 18-21, 31, 34, 74, etc.
13. Cf. J. Toutain, Les cultes païens dans V Empire romain, lre partie :
Les provinces latines, III, Paris, 1917, p. 84, et A. D. Nock, Intrare sub iugum,
dans The Classical Quarterly, XIX, 1926, p. 107-109.
Le rile d'entrée sous le joug 135

commune à des sites nord-africains répartis sur une aire


circonscrite à Carthage et ses environs, c'est-à-dire sur un
territoire que la culture punique a profondément imprégné
et où des implantations puniques ont subsisté après la date
fatidique de 146 av. J.-C.14.
d I L'idée ď « entrée » est de longue date, semble-t-il,
en Orient associée à une notion cultuelle15 ;
e I L'image du joug enfin, symbole de vassalité, est
commune dans l'univers sémitique. L'Ancien Testament en
particulier y recourt fréquemment, et notamment à propos de
l'alliance avec la divinité16.
C'est ainsi que forte de la conclusion — vraisemblable
sinon assurée — à laquelle nous étions parvenue, et convaincue
qu'un rite aussi fondamental et aussi vieux17 que
l'introduction sous le joug de la divinité n'aurait pu manquer de
laisser des traces dans les écrits anciens, nous avons tenté
une remontée aux sources bibliques.
Nous avons donc répertorié de façon systématique tous les
emplois du mot «joug » (= Kôl) dans l'Ancien Testament, les
avons examinés et finalement avons conclu qu'un passage
difficile du texte prophétique d'Osée y faisait probablement
une claire et directe allusion.
Reportons-nous donc à Osée, chapitre IX, verset 10.

2 / Osée IX /10 et les problèmes qu'il pose

La deuxième moitié du verset 10 se présente ainsi :


hëmmâh ' b&û bďal p^ôr wayyinnaťru labbošeth wayyihyû
siqqûsim

14. C. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen, 2 : Genèse ďun


empire, Paris, 1978, p. 626.
15. Cf. par exemple G. Del Olmo Lete, Mitos y leyendas de Canaan, Madrid,
1981, p. 248, ou Ch. Picard, Ephèse et Claros. Recherches sur les sanctuaires et
les cultes de VIonie du Nord, Paris, 1922, p. 270-271, 305-308.
16. E.g. Nomb. XXV/3, 5; Jér. 11/20, V/5 ; Osée XI/7... cf. infra, n. 41.
17. Le mlk b'l phénico-punique est en effet attesté dès le milieu du
viie siècle avant J.-C. à Malte, dans l'inscription CIS, I, 123.
136 Hélène Bénichou-Safar

C'est la première proposition indépendante qui constitue


le passage litigieux : hëmmâh b&û bďal p^ôr (hëmmâh
— eux — étant mis pour « vos pères »).
A les lire, il est manifeste que la plupart des traducteurs
ou commentateurs18 ont été embarrassés devant le groupe
bďal pecôr que régit le verbe bâ>û. C'est que pour des biblistes,
la juxtaposition des mots bďal et p^ôr évoque
immédiatement le dieu Baal qui se manifeste sur le mont Péor19, et qu'il
n'est pas aisé de faire du nom d'une divinité le complément
d'un verbe dont le sens primordial est « entrer ». Ici en effet,
nulle préposition ou locution pour l'introduire, qui pourrait
justifier l'association du verbe &d'u avec un nom propre de
personne, comme dans Gen. XXXIV/27 ou 1 Rois 1/28, 32,
une construction transitive du verbe comparable à celle
qu'on relève dans Is. XXVHI/15 ou Ez. XXXII/11 s'excluant
bien sûr d'elle-même ici. Si bien que les rarissimes interprètes
qui ont refusé de lire dans baeal p№ôr autre chose que la
stricte appellation divine, ne semblent l'avoir fait qu'au
prix d'un dévoiement du sens du verbe 6ш' ou d'un
enrichissement du texte20. Les autres, se fondant tantôt sur
l'analogie qui aurait existé entre les emplois du verbe bw3 dans
2 Rois X/21, 23 et 2 Chro. ХХШ/17 d'une part et Osée IX/10
d'autre part21, tantôt sur l'existence d'un lieu de vénération

18. La majorité d'entre eux ont, en effet, éprouvé le besoin de justifier leur
lecture ou, comme l'auteur de la notice Baal Peor dans A Dictionary of
the Bible (T. Clarck et A. B. Davidson édit., 30e éd., New York, 1951, p. 211),
de faire part de leur hésitation à trancher entre nom de lieu et nom de dieu.
A cette occasion, nous exprimons notre amicale reconnaissance à M. B. Delavault
qui, rompu à la pratique des textes et commentaires bibliques, nous a bien
souvent guidée dans le dédale des éditions critiques de l'Ancien Testament.
19. Cf. par exemple A Dictionary of the Bible, loc. laud. ; The Interpreter's
Dictionary of the Bible, I, Nashville (Tennessee), 1962, s.v. Baal Peor, p. 332.
20. H. Me Keating par exemple qui, dans The Cambridge Bible Commentary.
The books of Amos, Hosea and Micah, Cambridge, 1971, p. 128-129, rend le
verbe biv* par l'anglais to resort, ou Dom A. Calmet qui, dans son
Commentaire littéral sur tous les livres de V'Ancien et du Nouveau Testament, III : Les
Nombres et le Deutéronome, Paris, 1709, p. xxin, et ibid., XVI : XII Petits
Prophètes, Paris, 1719, p. 78, traduit tantôt « Ils s'en sont allés vers Beelphégor »,
tantôt « Pour eux, ils ont adoré l'idole de Beelphégor ».
21. Cf. H. D. PreuÔ apud Theologisches Wôrterbuch zum Allen Testament,
G. J. Botterweck édit., I, Stuttgart, 1973, col. 540. En réalité, le parallèle établi
Le rite d'entrée sous le joug 137

de Baal Péor nommé bêyth p^ôr22, ont, semble-t-il,


unanimement contourné la difficulté en restituant un substantif bëgih
antéposé qui aurait été sous-entendu (běyih bďal p№ôr =
sanctuaire de Baal Péor), et en faisant du théonyme familier un
toponyme exceptionnel. Et de traduire : « Eux sont entrés
(ou : allés, ou : venus, ou : dès leur arrivée) à Baal Péor. »23
II nous a semblé aussi peu satisfaisant pour l'esprit
d'éluder la difficulté grâce à une approximation que
d'interpréter les deux mots bďal p^ôr comme la désignation d'une
localité qui serait partout ailleurs dans l'Ancien Testament
appelée bëyth p^ôr. Car on ne saurait arguer des
interprétations parfois données de Deut. IV/3 ou Osée XIII/124 pour
prétendre qu'un tel toponyme n'aurait rien ici d'exceptionnel :
outre que dans Osée XIII/1 l'appellation réduite au premier
terme bďal est parfaitement ambiguë, aucune raison majeure
n'impose de donner à la préposition be employée dans les
deux cas son sens locatif.
Aussi, alertée par l'utilisation conjointe de bacal avec le
verbe bâ'û qui y est faite, nous sommes-nous demandé si le
verset Osée IX/10 ne mentionnait pas en réalité et le nom
du dieu et le rite de passage que nous venions de reconnaître.
Mais encore fallait-il que la grammaire n'y fît point obstacle.

a - Le nom du dieu

La complémentarité du texte massorétique, de la Septante


et de la Vulgate a ici été précieuse. S'agissant de la propo-

est loin de s'imposer, car si la présence, effective ou sous-entendue, d'un


complément bêyth après le verbe bwJ est impérativement requise par le contexte de
2 Rois X/21, 23 ou 2 Chro. XXIII/17, elle ne l'est absolument pas par celui
d'Osée IX/10.
22. Le nom du dieu peut en effet, être abrégé en Péor ; cf. Nomb. XXV/18,
XXXI/16 ; Josué XXII/17. Pour des attestations de Beth Péor, cf. Deut. 111/29,
IV/46, XXXIV/6 ; Josué XIÍI/20.
23. Cette démarche est par exemple, clairement explicitée dans W. R. Harper,
The International Critical Commentary of the Holy Scriptures of the Old and New
Testaments, Amos and Hosea, 2e éd., Edimbourg, 1910, p. 336-337, The
Interpreter's Dictionary of the Bible, p. 728, ou L. Pirot et A. Clamer, La Sainte Bible,
VIII, Les Petits Prophètes, Paris, 1961, p. 95.
24. TOB, Ancien Testament, Paris, 1987, p. 345 ; F. I. Andersen et
D. N. Freedman, The Anchor Bible. Hosea, New York, 1986, p. 630 et 649. -
138 Hélène Bénichou-Safar

sition qui nous intéresse, la Septante traduit en effet : aùrol


eicnjXGov Ttpôv tôv ВегХсеуьЬр, ce que la Vulgate rend par :
ipsi autem intraverunl ad Beelphegor.
C'est-à-dire que dans la version grecque autant que dans la
version latine, le verbe employé équivaut bien au verbe b&û
du texte hébraïque, mais que dans l'un et l'autre cas les
prépositions utilisées démentent absolument que le nom
propre mentionné soit celui d'une localité. Les prépositions sic
et in (dans, vers) régulièrement employées pour introduire
un nom de lieu auraient sinon respectivement remplacé les
prépositions irpôç et ad (chez, auprès de) normalement utilisées
pour des personnes25. D'où l'on déduit que ВггХ<ргу<ор ici et là
Beelphegor désignent bien l'un comme l'autre un théonyme
et non un toponyme.

b — Le rite d'entrée sous le joug

Une telle évidence invite donc à lire dans la version


hébraïque du passage d'Osée qui a retenu notre attention le
nom du dieu (et non celui du lieu qui lui serait lié) et à
rechercher aussi bien sûr une explication raisonnable à sa
conjonction avec le verbe « entrer ». Car c'est ce sens-là, et non celui
ď « aller », de « venir » ou ď « arriver », que dictent la Vulgate
et la Septante26. Or, si l'on accepte de reconnaître dans la
proposition que constitue la suite b&û bacal p№ôr l'évocation du rite
de passage dont il a été question plus haut, ces deux exigences
peuvent être satisfaites. Deux hypothèses peuvent en effet
justifier très simplement la triple association : bďujba

25. Cf. A. Bailly, Dictionnaire grec- français, Paris, 1950, p. 602, s.v.
jjuxi ; F. Gafflot, Dictionnaire latin- français, Paris, 1934, p. 849, s.v. intro, are ;
et pour le grec, plus particulièrement, voir le Nouveau Testament où les exemples
abondent ; cf. e.g. Mare VI/25 et Actes XXIII/33 ou XXVIII/16.
26. Les sens « aller », « venir » ou « arriver » sont en effet étrangers au latin
intrare. Le grec sEffépxofxat exclut lui aussi les sens de « venir » et « arriver »,
et s'il admet celui ď « aller », ce n'est que par extension de la notion ď « entrer » :
« aller (chez quelqu'un) » pour « entrer (dans la maison de quelqu'un, chez
quelqu'un) ». Son utilisation dans le Nouveau Testament est particulièrement
édifiante sur ce point. Voir les notices « aller » et « venir » dans M. Bardy,
O. Odelain, P. Sandevoir, R. Séguineau, Concordance de ta Bible. Nouveau
Testament, Paris, 1970, p. 13-18, 551-558.
Le rite d'entrée sous le joug 139

Première hypothèse : L'expression consacrée « entrer sous


le joug » qui, au hiphil, apparaît à deux reprises mais avec un
sens peut-être profane dans Jér. XXVII27, peut en hébreu,
comme en phénico-punique ou en latin, se réduire au seul
verbe « entrer », et c'est le cas du texte d'Osée. Le verbe bâ>û
suppose donc l'ellipse — habituelle — de bwôl : (dans, sous
le joug) : il peut très légitimement être traduit par « ils sont
entrés sous le joug ». Et le nom divin bďal p^ôr qui le suit
ne fait qu'en compléter le sens.
La lettre a été respectée.
Deuxième hypothèse : L'expression consacrée « entrer sous
le joug » n'a pas été utilisée sous sa forme abrégée mais longue.
De ce fait, le texte non vocalisé sur lequel ont travaillé les
massorètes s'est, on peut l'imaginer, présenté comme suit :
6'ш ЬЧ ЬЧ per, et un scribe le recopiant y a, par mégarde,
réduit les deux ЬЧ à un seul.
Cette deuxième explication est tout aussi plausible que
la première : d'une part, parce que le phénomène d'haplo-
graphie est chose banale dans toute histoire de manuscrits,
et particulièrement dans celle des manuscrits bibliques28 ;
d'autre part, parce que dans le contexte présent une telle
faute avait toutes chances de passer inaperçue. Pour un esprit
accoutumé à la présentation elliptique de l'expression rituelle,
le texte ainsi amputé ne perdait strictement rien en effet de
son contenu. Et la situation aurait été rigoureusement
identique, il importe de le souligner, si le ЬЧ escamoté avait été
au contraire celui qui entre dans la composition du nom
du dieu puisqu'il est habituel de voir ce dernier aussi
abrégé — en per, en l'occurrence29. En somme, toutes les

27. Aux versets 11 («La nation qui introduira son cou sous le joug du roi
de Babylone ») et 12 (« Introduisez votre cou sous le joug du roi de Babylone »).
En réalité, cp. 2 Chro. XXXVI/13.
28. Pour le seul texte d'Osée, qui est bref mais particulièrement altéré
(cf. W. R. Harper, op. cit., p. clxxiii), il a été relevé dix-sept cas d'haplographie
ou, faute inverse, de dittographie, sans compter les nombreuses autres erreurs
ou omissions (ibid., p. clxxvi-ii).
29. Cf. supra, n. 22.
140 Hélène Bênichou-Safar

raisons étaient dès l'origine réunies pour que l'esprit d'un


copiste engourdi par la monotonie de son travail soit amené
à faire une omission à cet endroit du manuscrit.
On ne manquera pas d'objecter que les deux solutions
envisagées supposent que pour évoquer un même rite
pratiqué par un même peuple, l'hébreu et le phénico-p unique
ont eu recours à des racines différentes, ce qui est difficilement
acceptable. Et certes, si tel était le cas, notre conjecture s'en
trouverait affaiblie. Mais est-ce le cas ? L'alternance des
racines bw' (exprimée dans b&û) et hlk (exprimée dans
mlk bcl) n'a-t-elle vraiment pas d'autre explication possible
qu'une discordance entre les deux langues ? Ne pourrait-elle,
par exemple, tenir à la nature des formes sous lesquelles elles
sont utilisées ? Dans Osée IX/10, bw' est employé sous la
forme d'un verbe conjugué (b&û = ils sont entrés), tandis que
dans les inscriptions phénico-puniques hlk paraît l'être
sous celle d'un substantif verbal de sens factitif (mlk = le
fait de faire entrer, c'est-à-dire l'introduction). Or en phénico-
punique, pas plus qu'en hébreu biblique d'ailleurs, n'est
usuel un substantif à la fois forgé sur la racine bw' et pourvu
d'un sens factitif pour rendre le sens ď « introduction ». Le
recours à la racine hlk suppléerait alors à ce manque.
Mais peut-être remporterons-nous finalement l'adhésion
du lecteur en faisant valoir quelques faits extérieurs aux mots
incriminés et qui renforcent l'explication avancée. Ce sont
les suivants :
1. A la proposition indépendante qui nous a occupée
jusqu'ici, en sont successivement coordonnées deux autres
qui, si l'on admet notre interprétation, la développent et
l'explicitent parfaitement : hêmrnâh bâ'û bďal p^ôr wayyin-
nâz?rû labbôseih wayyihyû siqqûsîm k^ohoWâm, « eux sont
entrés sous le joug de Baal Péor et ils se sont consacrés à la
Honte (le mot bošeth remplaçant comme à l'accoutumée le
nom bďal) et ils sont devenus des abominations comme
l'objet de leur amour ».
Il est significatif que le verbe employé au nipheal, dans la
Le riie ďenlrée sous le joug 141

seconde proposition, soit le verbe nâzar qui justement évoque


l'idée d'une consécration de soi à la divinité30.
2. On l'a dit précédemment31, l'expression « faire entrer /
introduire sous le joug » est attestée dans Jérémie pour évoquer
une idée de soumission. Son existence même dans les écrits
vétéro-testamentaires renforce la thèse qui a été soutenue.
3. Quoique ne dépendant pas de la même tradition
qu'Osée IX/10, les très vieux versets XXV/3-5 du livre des
Nombres32 et le verset 28 du Psaume GVI recourent eux
aussi pour évoquer l'alliance avec Baal Péor à l'image du
joug, de l'attelage. Ils utilisent à cette fin le verbe sâmadh
« lier, joindre, mettre au joug » (au nipheal : « se mettre
sous le joug de »). Il est remarquable que pour exprimer la
même notion, Josué XXII/5, XXIII/8 ou Deut. X/20 se
servent du verbe dâbhaq (s'attacher, s'accrocher, se
cramponner), c'est-à-dire privilégient de nouveau le registre de
l'attachement à celui, plus naturel, de l'adoration : « Attachez-
vous à lui... », « Mais si vous vous attachez au Seigneur, votre
Dieu... », « C'est à lui que tu t'attacheras... ».
4. Paraphrasant en araméen le passage d'Osée qui nous
intéresse, le Targum Jonathan33 dont on sait la grande fidélité
au texte massorétique34 utilise l'expression : 'thbrw lbeP pcr.
On peut penser, si notre interprétation est fondée, que pour
avoir employé le verbe bbr (unir, joindre, lier), qui paraît
bien lui aussi sous-tendre la métaphore de l'attelage35, il n'a
pas perdu le sens de l'expression rituelle hébraïque.

30. Ce verbe, assez rare, fait bien sûr immédiatement penser à l'institution
yahviste du naziréat : cf. Nomb. VI/1-21 ; R. de Vaux, Les institutions de V Ancien
Testament, II, Paris, 1960, p. 360-362.
31. Cf. supra, p. 141.
32. Cf. G. Buchanan Gray, The International Critical Commentary...,
Numbers, 2e éd., Edimbourg, 1912, p. xxx-xxxi.
33. A. Sperber édit., The Bible in Aramaic, III, Leyde, 1962, p. 400.
34. Cf. W. R. Harper, op. cit., p. clxxv.
35. Il n'est pas sans intérêt de noter à ce propos que la même racine hbr
a servi pour désigner les adorateurs de faux-dieux (cf. Is. XLIV/11), les «
associés » de Dieu (e.g. Ez. XXXVII/16) ou ces « compagnons » ou « associés » (les
haberim) que caractérise dans le Talmud une scrupuleuse observance de la Loi
(cf. H. Freedman, The Babylonian Talmud, I. Epstein édit., VIII : Kiddushin,
Londres, 1936, p. 430, et J. J. Slotki, ibid., Index, Londres, 1952, p. 168).
142 Hélène Bénichou-Safar

5. Pour rendre la formule d'Osée, la Vulgate utilise


l'expression iniraverunt ad Beelphegor. La préposition ad après
le verbe inlrare se justifie assez mal (inirare ad = « pénétrer
jusqu'à »), sauf si l'on tient compte du fait qu'il entre dans ses
attributions de marquer l'idée ď « attacher », de « lier »36.
6. Dans les écrits rabbiniques, le joug a couramment une
valeur symbolique et, employé absolument, il évoque le
joug de Dieu — ou de sa Loi37. D'ailleurs, la Gémara propose
que le fameux terme Belial, si présent dans tous les écrits
testamentaires, tire son origine de belî + côl (— sans joug »,
c'est-à-dire « qui a rejeté le joug divin, apostat »)38. Une telle
etymologie suggère que le rite dont nous soupçonnons
l'existence est bien présent à l'esprit de son auteur.
7. A Qumrân enfin, à basse époque, « entrer dans l'alliance
de Dieu » c'est « entrer dans la communauté », en devenir
membre39. Une telle locution n'est peut-être pas sans lien
avec la très ancienne formule hébraïque.

Si elle n'était pas invalidée par des objections d'ordre


linguistique ou religieux, la conjecture qui vient d'être
formulée à propos d'Osée IX/10 offrirait un double avantage :
— elle enrichirait d'abord de façon appréciable notre
connaissance du rite phénico-punique d'entrée sous le joug,
puisqu'elle le situerait dans la chaîne des filiations : elle
attesterait en effet que le rite était déjà observé en Canaan,
et au vine siècle avant J.-C. au moins, époque à laquelle
a probablement été rédigé le texte d'Osée40 ;

36. Voir P. Gafflot iam cit., p. 27. Une notion similaire est d'ailleurs exprimée
par son homologue grecque 7ipoç (lue dans la formule correspondante de la
Septante), puisque celle-ci peut évoquer une idée de contact, ajustement ou
dépendance : cf. A. Bailly iam cit., s.v. rcpoç, p. 1652 § B.I.5 et B. II. 1-2.
37. Souvent d'ailleurs à propos de l'incroyant ou de l'impie qui le rejette :
e.g. Talmud de Babylone, Yoma, 85 b ou Shebucolh, 13 a.
38. Cf. H. Freedman, op. cit., VI, Sanhédrin II, Londres, 1935, p. 768, n. 4.
4e éd.,
39. Paris,
Cf. A. Dupont-Sommer,
1980, « Le rouleau Lesdeécrits
la Règle
essénlens
», 1/16,
découverts
U/12, V/8,
près de
21,la X,
mer10.
Morte,
40. Cf. W. R. Harper, op. cit., p. cxviii-clxiii.
Le rite d'entrée sous le joug 143

— elle accréditerait ensuite plus fortement la réalité de


l'exercice par les Israélites d'une pratique similaire de
modalités déjà connues (circoncision ou autre) ou
inconnues : le thème, tout à fait central dans l'Ancien
Testament, de l'attachement dont Dieu entend être honoré41,
les multiples allusions — explicites ou implicites42 -— au
joug et le vocabulaire utilisé43 en seraient alors l'écho et
n'auraient pas seulement une valeur symbolique.

Finalement, cette proposition témoignerait que si l'Ancien


Testament constitue bien une mine d'enseignements pour des
univers qui lui sont totalement étrangers, lui-même peut à
l'occasion être éclairé « de l'extérieur ». Car « il ne contient pas
toute la civilisation de l'Ancien Israël », M. A. Caquot Га
plusieurs fois souligné44, mais il peut receler sous des formes
anodines des allusions à des réalités insoupçonnées.

27, avenue du Plessis


92290 Châtenay-Malabry

41. Voir par exemple Deut. X/20 ou Jér. H/2. La jalousie de Dieu y trouve
sans doute sa source.
42. Allusions explicites : e.g. Jér. H/20, V/5-6 ; Lam. 1 1 1/27-28 ; Osée
XI/4, 7. Allusions implicites : e.g. Deut X/20, XI/22, XXX/20 ; Is. LXIII/13 ;
Jér. XIII/11 ; Ps. LXXIII/28, sans compter l'image récurrente des infidèles
qui ont « raidi leur nuque », « rendu rebelle leur épaule » ou dont la « nuque
est un tendon de fer et le front fait de bronze » (Ex. XXXII/9 ; Deut. IX/6, 13 ;
2 Rois XVII/14; Jér. VII/26, XVII/23 ; Is. XLVIII/4 ; Néh. IX/17, 29;
2 Chro. XXX/8, XXXVI /13, etc.).
43. Notamment les verbes sâmadh, dâb^aq et hbr cités plus haut (p. 142), qui
traduisent une union ou une association très étroite, une adhésion très forte,
et le verbe yâqae qui note au contraire la dislocation, le déboîtement, le
décrochage, dans Jér. VI/8 par exemple.
44. E.g. Les songes et leur interprétation selon Canaan et Israël, dans
Sources orientales (Ed. du Seuil), II, Paris, 1959, p. 101.

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