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Lee

Une nouvelle
façon d'élever
vos enfants
LEE LOZOWICK

Américain d'origine, Lee Lozowick vit en Arizona


où il transmet au sein de la Hohm Community
l'enseignement spirituel reçu de son maître indien
Yogi Ramsuratkhumar. Écrivain, musicien, confé-
rencier, il anime de nombreux séminaires en Europe,
au Canada et aux États-Unis. Toujours soucieux de
partager sa dynamique de développement personnel,
il permet aux femmes et aux hommes de découvrir la
sagesse par une transformation intérieure authen-
tique dans le cadre de leur vie quotidienne.
Il est l'auteur de plusieurs ouvrages publiés aux
Éditions du Relié : L'alchimie du réel (2000),
Le courage d'éduquer (200 1), L'alchimie de J'amour
et de la sexualité (2003) et, plus récemment, l'Éloge
de la folle sagesse.
Le courage d'éduquer
,
Evolution
Des livres pour vous faciliter la vie!

Allen CARR
La méthode simple pour en finir avec la cigarette
Marie-Josèphe CHALLAMEL
Mon enfant dort mal
Marie-Hélène COLSON
Réaliser sa sexualité
Jocelyne DAHAN
Se séparer sans se déchirer
Luce JANIN-DEVILLARS
Changer sa vie
Françoise DOLTO
La cause des enfants
Hugues LAGRANGE
Les adolescents, le sexe et l'amour
Gérard POUSSIN
Rompre ces liens qui nous étouffent
Stéphane SZERMAN
Le guide du bien-être
Maryse VAILLANT
L'adolescence au quotidien
Judith VIORST
Les renoncements nécessaires
Jane B. BURKA
et Lenora M. YUEN
Comment ne plus être en retard
Lee Lozowick

Le courage d'éduquer
Traduction de Sian et Jean-Pierre Bouyou,
et Jean Bouchart d 'Orval

Les Éditions du Relié


Titre original :
Conscious Parenting

Le Code de la propriété intellectuelle n' autorisant, aux termes de l' article L. 122-5
(2° et 3° a), d'une part, que les <<copies ou reproductions strictement réservées à
l' usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective>> et, d'autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d 'exemple et d'illustration,
«toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement
de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite>> (art. L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait
donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle.

© Lee Lozowick, 1997


© Les Éditions du Relié, 2001 pour la traduction française ~
ISBN : 2-266-12948-1
Sommaire

Préface de Puma Steinitz 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 11

Avaut-propos 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 17

10 Contexte pour une éducation consciente 19

20 Un bon départ
Conception, grossesse, naissance et
allaitement 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 33

30 Assez, jamais assez


L 'amour, l'affection et l'attention 0 00 00 0 00 0 0 70

40 L'innocence •••••••••••••••••••• • 0 •• •• •••• 108

50 Tout comme nous


Les modèles 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 155

60 Savoir fixer les limites


Le défi des limites responsables 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 187

70 La violence envers les enfants : tolérance zéro 225

80 Dire la vérité
La parole et l'honnêteté 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 248
90 Une éducation pour la vie 279

10 Les jeux d'enfants


0

Les émotions, la gestion de l'énergie,


les disputes 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 310

110 Le corps et l'âme


Nourriture, santé, sexe et Dieu 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 330

120 Pratique spirituelle pour les parents 0 0 0 0 0 0 0 363


À ma mère et à mon père, Adèle et Louis Lozowick,
qui m'ont élevé dans 1'amour et dans la foi,

et à Yogi Ramsuratkumar, mon maître spirituel, qui


lui aussi m'élève dans l'Amour et dans la Foi.
Préface

La première fois que j'ai entendu Lee Lozowick par-


ler d'éducation, c'était à l'occasion d'une conférence sur
le campus d'une école de l'Est américain. J'avais alors
vingt-quatre ans et passais le plus clair de mon temps à
m'interroger sur le sens de la vie et les grandes vérités
de 1' existence. De cette première rencontre, deux choses
sont restées gravées dans ma mémoire. La première,
c'était sa simplicité, son ouverture d'esprit, son humilité
et son absence de jugement ; la deuxième, sa manière de
dire les choses. Lee parlait sur un ton, avec un sens de
l'humour et une sagesse empreinte de bon sens qui vous
prenaient aux tripes (comme vous pourrez le constater
tout au long de cet ouvrage), et qui me marquèrent pro-
fondément. Jamais je n'avais rencontré quelqu'un
d'aussi vrai. J'avais certes rencontré des auteurs de sa
stature ; j'espérais voir une lumière s'allumer en moi
comme par magie, quelque chose qui me libérerait à
jamais de mes souffrances. Au lieu de cela, j'étais
devant un homme qui avait incontestablement les pieds
sur terre, mais en même temps une vision qu'il m'avait
rarement été donné d'entrevoir. Je décidai alors de lire
l'un de ses livres. J'ai immédiatement compris qu'il
ferait partie des six ou sept auteurs chers à mon cœur,
que je lis quoi qu'il arrive. J'ai lu la douzaine d'ou-
vrages qu'il a publiés sans jamais être déçu.
Cette préface pourrait s'intituler : «À lire avant

11
usage », cet avertissement que l'on trouve sur les
emballages de nombreux produits, qui précise les qua-
lités que nous sommes en droit d'attendre du produit
en question, de même que celles qu'il est inutile d'es-
pérer, et aussi la manière de 1'utiliser sans risque. Pour-
quoi ce livre sur 1'éducation des enfants a-t-il besoin
d'un tel avertissement? Sans doute est-ce le énième
ouvrage prônant la liberté dans l'éducation; peut-être
l'auteur a-t-il une approche particulière, mais, au fond,
identique à tout ce que nous avons déjà lu, voire même
pensé à ce sujet. Permettez-moi de m'expliquer.
Il y a plusieurs sortes de livres sur le sujet : tout
d'abord, les livres «pour la couverture» qui ne font
que nous introduire à la surface des choses ; s'ils sont
bien écrits, les informations qu'ils renferment nous
émoustilleront un peu, mais elles ne provoqueront
aucun changement définitif. Un deuxième type de
livres nous dit « comment faire », nous indiquant pas à
pas la marche à suivre pour atteindre un certain objec-
tif. Il existe enfin un troisième type d'ouvrages que
l'on pourrait qualifier de manuels, qui cherchent à
déplacer le lecteur vers une autre perspective, un autre
paradigme, un autre état d'être. Ce ne sont pas des
manuels au sens traditionnel du terme, mais dans le
sens où ils nous travaillent intérieurement, au cœur
même de notre existence quotidienne et dans tous ses
aspects.
Ce type d'ouvrages nous pétrit comme le boulanger
pétrit la pâte, ou comme le potier tourne son pot.
Nombre d'entre nous sont déjà ouverts à la possibilité
que ce livre représente. Quelque part à l'intérieur, nous
avons décidé qu'il n'était pas question d'élever nos
enfants comme nous ont élevés nos parents, à moins
que ceux-ci aient été doux, généreux et compatissants,
et que nous souhaitions seulement parfaire notre
compréhension pour être les meilleurs parents pos-

12
sibles. En tout cas, connaissant bien l'auteur, l'avertis-
sement « À lire avant usage » veut dire que le livre que
vous tenez entre vos mains est un manuel.
Il n'y a jamais qu'une seule raison de lire un
manuel : lorsque notre vie est bouleversée et que nous
aspirons à un vrai changement. Après l'avoir lu, je me
dis que la seule raison de le lire est que nous aimons
nos enfants ; une part de nous aime tous les enfants :
peut-être parce qu'ils nous relient à notre innocence, ou
parce que les enfants représentent la possibilité d'un
avenir neuf et différent pour l'humanité. Quelle qu'en
soit la raison, la plupart d'entre nous sommes chavirés,
tout au moins par nos propres enfants, et c'est cette
intensité qui nous donne l'impulsion nécessaire à l'ef-
fort que demande ce livre.
L'éducation consciente n'est pas une distraction
légère, même si 1'humour de Lee filtre entre les lignes.
Ce ne sera pas non plus un livre propre à nous inspirer,
conventionnellement parlant (quoiqu'il puisse en inspi-
rer certains). Il est possible qu'il nous fasse perdre un
peu de sommeil, qu'il rabatte notre superbe ou même
nous mette en colère. Comme tous les ouvrages de Lee,
il a eu un peu tous ces effets sur moi. La raison en est
que Mister Lee (comme l'appellent ses proches) fait ce
qu'il dit.
Spécialisé dans le domaine du potentiel et du déve-
loppement humain, je travaille chaque année avec des
centaines de personnes et lis des dizaines d'ouvrages
sur le sujet. Mon expérience personnelle me fait dire
que l'essentiel de ce qui s'écrit de nosjours à ce propos
n'est que philosophie avec, au dos de la couverture du
livre, un grand sourire et un regard entendus qui ne
correspondent généralement pas à une pratique réelle
de la part de l'auteur.
Lee se considère comme un bon parent : ni exécrable
ni non plus parfait. On peut laisser à 1' opinion publique

13
le soin d'en faire le détail; mais il demeure pour moi
qu'il fait bien ce qu'il dit tout au long de ces pages. Ce
livre est écrit avec le sang, la sueur et les larmes de
l'un des plus grands visionnaires de notre temps; voilà
qui assurément mérite un avertissement. Je ne dis pas
cela pour vous faire peur, mais pour que vous sachiez
que ce que vous tenez entre les mains est une chose
brûlante, vivante.
Il est certain que vous trouverez ici quelques
« bonnes idées », mais il faut nous souvenir que les
bonnes idées, et même les excellentes idées, ne nous
font pas nécessairement changer. D'une certaine
manière, comme par magie, si les mots écrits 1'ont été
par celui qui a consenti de grands sacrifices pour les
vivre, ils ont le pouvoir de nous transpercer et de nous
toucher au cœur. De tels mots ont le pouvoir de nous
rendre à nous-même. C'est en tout cas ce qui m'est
arrivé. La différence est la même qu'entre un livre sur
Mère Teresa et un autre sur une cause humanitaire dont
1'auteur est installé dans une somptueuse villa domi-
nant un magnifique paysage alpin. Je ne veux pas dire
par là que cet auteur ne rendra jamais de véritables ser-
vices dans sa vie ni que la pauvreté soit quelque chose
de particulièrement désirable ; mais à mon sens nous
ne sommes pas touchés de la même façon, ni au même
endroit, quand nous lisons les paroles de celui qui
incarne sa vision avec intransigeance. Or Lee Lozo-
wick fait partie de ceux-là.
Vous ne trouverez nulle part ailleurs une bonne par-
tie des choses que contient ce livre. C'est une combi-
naison de nombreuses années d'expériences pratiques
de 1'auteur avec ses propres enfants ajoutées à la super-
vision de milliers de parents et de leurs enfants. Il
s'agit là de l'expression limpide de plusieurs siècles de
connaissances venues des grandes traditions de sagesse
du monde. Ce livre est tout entier consacré aux enfants,

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au fait d'être parent, et exprimé avec un langage que
nous pouvons comprendre.
Ce livre est cependant une expression de « la voie
de l'effort», car il n'y a pas de voie facile pour élever
un enfant en Occident ; pas de recette toute faite pour
s'affranchir des pressions superficielles d'une société
qui veut que les bébés soient habillés de rose et qui
assimile la qualité de l'amour au prix des jouets; pas
de remède miracle pour permettre aux enfants de vivre
cette liberté qu'ils demandent au niveau biologique
tout en se sentant physiquement, mentalement et émo-
tionnellement protégés; pas plus qu'il n'y a de solution
toute faite pour éviter de leur transmettre nos propres
névroses.
Ce livre propose d'emblée «une voie de l'effort»,
les yeux grands ouverts, et il donne la possibilité de
créer avec nos enfants une relation dont nous rêvons
tous. Alors, remontons nos manches et au boulot !
Puma Steinitz
septembre 1997
Avant-propos

D'une manière générale, certains des conseils de


base de mon approche de 1' éducation sont liés au
concept du «continuum» (cf. le livre The Continuum
Concept, de Jean Liedloff) pour ce qui concerne le lien
affectif avec nos enfants ; la pleine reconnaissance de
leur « bonté fondamentale » (voir les écrits de Cho-
gyam Trungpa Rinpotché) et la nécessité d'une atten-
tion suivie à l'égard des enfants aussi longtemps qu'ils
la recherchent (sachant qu'un enfant élevé d'une
manière saine ne sera ni possessif ni angoissé et cher-
chera à quitter le cocon familial dès qu'il (ou elle) est
sera en mesure de se déplacer. Fondamentalement, il
s'agit de créer un environnement propice à la crois-
sance, totalement dépourvu d'abus tant physiques que
psychiques, de négligences bénignes ou sadiques,
d'humiliations - qu'elles soient verbales, émotion-
nelles ou autres - , dépourvu de violence et de
cruauté. Autrement dit, hormis les tensions naturelles
dues à la maladie, à la croissance, à l'adaptation
sociale, aux élans de créativité, aux crises et autres
demandes intérieures ou essentielles qui se présentent
spontanément au cours de son développement, l'envi-
ronnement éducatif d'un enfant est conçu pour être
libre de toute pression venant des adultes au sens de
la domination ou de la manipulation (conscientes ou
inconscientes). L'objectif est qu'un enfant grandisse
en sachant tacitement et organiquement, au-delà de
tout doute et de toute confusion, qu'il est aimé de
manière absolue, aimé pour ce qu'il est et non pour

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ce qu'il devrait être en termes de demandes parti-
culières, de performances, de réussites, voire de
drames.
Il est bien sûr évident que ce n'est pas le cas pour la
grande majorité et, à vrai dire, pour l'immense majorité
des hommes et des femmes de notre époque. Nous-
mêmes, notre génération et les générations précédentes
(et peut-être bon nombre de générations précédentes)
ne nous sentons pas aimés de la sorte. Nous nous sen-
tons à la fois tacitement, mais aussi organiquement,
mal aimés, mal appréciés, non accomplis, insatisfaits,
vides et sans valeur. Nous avons été élevés dans l'idée
que l'amour est une commodité accessible moyennant
un certain prix, à savoir : « être de bons petits enfants
bien sages», tranquilles, géniaux. Un prix qui pour la
plupart d'entre nous se révélait inabordable. Alors
1' amour - la « chose » - nous était confisqué, parce
que nous ne pouvions satisfaire les demandes insa-
tiables venant du non-amour de notre communauté
d'adultes. J'entends par communauté : les parents, la
famille élargie, les professeurs, les baby-sitters et
même les inconnus rencontrés à l'épicerie, à qui nos
parents s'empressaient de raconter nos échecs (selon
eux), sans tenir le moindre compte de notre présence et
de la honte qui en résultait pour nous.
Alors, ceux qui se sentent concernés par une éduca-
tion consciente tentent d'élever leurs enfants de
manière radicalement différente, dans le but de créer
une société de beauté, de joie, de ravissement,
d'amour, de douceur, de gentillesse et de compassion,
dans laquelle la croissance engendre une profonde
confiance en soi, un bonheur naturel et une volonté
forte et ouverte pour avancer dans la vie et expérimen-
ter avec intérêt et compétence.
Lee Lozowick Journal,
novembre 1993
Contexte pour une éducation consciente

Une responsabilité envers l'avenir du genre humain.


Oui, la responsabilité dans la relation aux enfants, que
ce soit à travers un rôle officiel de parent ou d'éduca-
teur, ou simplement en tant qu'ami ou compagnon, est
littéralement une responsabilité envers l'avenir du genre
humain. Le modèle que nous offrons aux enfants, la
manière dont nous les traitons et les élevons, sont plus
qu'importants : ils sont absolument vitaux, tant pour
leur santé et leur bien-être au niveaux mental, émotion-
nel et physique que pour la santé et le bien-être de la
Terre elle-même (voire au-delà, à mesure que nous
développons les technologies d'exploration spatiale).
C'est en vivant avec des adultes épanouis que les
enfants deviennent à leur tour des adultes épanouis, pas
en se faisant bourrer leur petite tête de principes
moraux par des hypocrites bien intentionnés mais
inconscients. Les enfants sont comme des éponges : ils
captent tout ce qu'ils voient, entendent et ressentent,
non seulement en provenance de leurs modèles
proches, mais même des relations occasionnelles. Ce
qu'ils captent influencera leur croissance, qui à son
tour aura des effets que nous ne pouvons même pas
imaginer sur le monde en général. Notre relation à
l'enfant se répercute à bien des niveaux de l'existence.

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L'éducation consciente ne concerne donc pas seule-
ment le bien-être d'un individu, mais plus encore
1' équilibre présent et futur de la société dans son
ensemble.

Qui ils sont

Avoir des enfants est naturel et fait partie du proces-


sus continuel de la vie. Au-delà du fait de transmettre
la vie à nos enfants (ce qui est à la portée de n'importe
quel animal), il est clair que dans une certaine mesure
l'éducation que nous leur donnons déterminera s'ils
seront des adultes sains et mûrs ou des handicapés sur
les plans psychologique, émotionnel voire même sur le
plan physique. Au-delà de l'évidente sentimentalité qui
nous étreint lorsque nous voyons l'innocence, la
beauté, la spontanéité et la fraîcheur d'un enfant (ce
qui est malheureusement, pour certains, la première
raison d'en avoir), il faut considérer tout à la fois la
responsabilité et la droiture qui nous échoient dans les
actions et les choix que nous ferons à leur égard.
La plupart des enfants naissent relativement égaux,
mais ils manifestent, à 1'âge adulte, de grandes diffé-
rences, qui viennent d'une part du conditionnement ou
de l'éducation que les adultes leur ont prodigués, et
d'autre part de l'environnement général. Voilà pour-
quoi nous (pas seulement les parents mais tous les
adultes) portons l'immense responsabilité de leur offrir
les références qui leur permettront de devenir ce qu'ils
sont au lieu de les handicaper par nos projections, nos
espoirs et nos exigences subjectives.
Certains ne peuvent avoir une relation sexuelle sans
faire intervenir des fantasmes de cruauté et de violence,
ou bien le dernier film pornographique qu'ils ont vu.
Beaucoup de gens sont ainsi devenus incapables d'être

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naturellement aimants et intimes, précisément à cause
de leur éducation, non parce qu'ils sont nés avec ces
infirmités. C'est dans la mesure où il est fidèle à ce qui
est objectivement vrai ou nécessaire, capable d'authen-
ticité (en action), que l'adulte est mature. La plupart
des adultes font de beaux discours, mais ils n'agissent
pas toujours en accord avec leur compréhension et leur
vision intellectuelle. Il est toutefois nécessaire de
joindre 1'acte à la parole, car sans cela nous ne pour-
rons être pris au sérieux. Au lieu du « petit garçon qui
criait au loup », nous avons devant nous le glorieux
papa qui claironne patience et tolérance mai-s n'en
démontre aucune.
Il arrive que des parents surimposent sur leurs
enfants leurs propres espoirs tordus ou irréalistes, sans
tenir compte le moins du monde du processus naturel
de l'évolution et de la croissance de ces derniers. Ils
voudraient que leurs enfants vivent les passions qu'ils
n'ont pas vécues ou qu'ils accomplissent ce qu'ils
n'ont pas accompli eux-mêmes. À cet égard on peut
rappeler l'histoire de cette mère qui ramena pour sa
fille de six mois un piano de concert et le fit installer
dans le salon. On voit bien que cette mère projetait son
sentiment d'échec sur sa fille , mais s'arrangeait pour
faire apparaître son geste comme un cadeau : « Tu es
pleine de talent, tu es un génie, je fais ça pour toi »,
etc. Cette fille devint effectivement une pianiste de
grand talent, mais sans 1'avoir choisi. Plus tard, elle
opta pour un autre mode de vie qui la rendit heurs:use,
elle plutôt que sa mère.
Nous connaissons tous des personnes qui sont peut-
être talentueuses, ou qui font une belle carrière, mais
absolument incapable de ressentir, d'entrer en relation
ou simplement de s'amuser ou de profiter de la vie,
totalement artificielles, vides. Voilà ce qui arrive quand
on veut forcer des qualités qui ne sont pas inhérentes à

21
1'enfant. Ce type de pression sur un enfant, quel que
soit son âge, peut se révéler dommageable ; mais lors-
qu' il est tout jeune, cela peut 1' installer dans un schéma
névrotique pratiquement impossible à briser ultérieure-
ment. Lorsque les parents placent un tel espoir sur un
enfant avant même qu'il n'atteigne un an, cet enfant
n'en sera pas seulement affecté, il sera tout bonnement
l'incarnation de cet espoir. Avant un an, il n'y a aucune
séparation entre l'enfant et la mère. C'est ce qui explique
pourquoi ce genre de programmation peut se révéler tra-
gique lorsqu'il se manifeste plus tard dans la vie.
Je ne peux que mettre l'accent avec la plus grande
fermeté sur la nécessité des parents d'être conscients,
c'est-à-dire éduqués au métier de parents. Très sou-
vent, nous ne mesurons pas combien des paroles pro-
noncées par nos parents ont suffi à déterminer notre
relation à la vie. Par exemple, en ce qui concerne la
maladie, quelques mots malheureux prononcés à notre
égard dans notre jeune âge peuvent suffire à nous
convaincre que nous devons être malades périodique-
ment ou bien que nous sommes par nature disposés à
certaines faiblesses physiques. Il est pourtant vrai que
des espoirs et de fausses certitudes à des niveaux pro-
fonds, inconscients, peuvent se révéler être la cause
profonde de tels maux. C'est de cette manière, comme
en d'autres, que des adultes mettent inconsciemment
des enfants en danger. Un adulte, même capable d'une
grande considération envers les enfants, peut constituer
un facteur de danger pour leur développement harmo-
nieux s'il est, dans son être même, plein de déni, de
sadisme, d'égocentrisme et de fausse piété. Comme je
l'ai déjà fait remarquer, les enfants sont l'avenir du
genre humain. Non pas que celui-ci doive survivre,
mais, s'il le doit, autant qu'il le fasse d'une manière
utile, positive envers la vie et de la meilleure manière
possible. Pour que notre espèce survive en conservant

22
ces possibilités, ce qui implique que nous aussi survi-
vions en optimisant nos propres possibilités, nos
enfants doivent être éduqués le plus parfaitement pos-
sible, de façon à ce que leur croissance se poursuive
naturellement.
Le sens profond de 1' éducation consciente consiste à
faire preuve d'une certaine responsabilité envers la vie
elle-même dans la relation avec les enfants. Ce que ces
derniers devraient nous communiquer concerne des
principes qui se situent bien au-delà du niveau person-
nel. Si nous regardons vraiment un enfant, nous pour-
rons voir non son avenir, mais celui de l'humanité tout
entière. Élever et éduquer des enfants devrait être vital
pour nous, pas seulement parce que nous sommes père,
mère ou enseignant, mais parce qu'en tant qu'être
humain notre relation avec le monde sera effective ou
ne le sera pas. Ou bien nous participerons à la guérison
et à l' aspect positif du monde, ou bien nous participe-
rons à sa destruction, à sa maladie et à son aspect néga-
tif. Un homme ou une femme qui ne se sentirait pas
concerné par 1'éducation positive des enfants, ou qui
ne serait pas conscient de la souffrance d'un enfant
maltraité, est inévitablement, d' une manière ou d'une
autre, lui-même incapable de ressentir la beauté et la
plénitude de sa vie.

Faire ce qu'il faut

Avez-vous déjà regardé dans les yeux d'un enfant


(assez jeune pour que son innocence n'ait pas encore
été sérieusement dégradée) et réalisé qu'il vous regarde
avec une confiance totale et absolue ? Si vous avez pu
voir l'immensité de cette confiance sans être rempli de
peur, il n'est pas possible que vous soyez un parent
compétent et pleinement conscient. Un point c'est tout.

23
Prendre la responsabilité d'une telle confiance est une
perspective terrifiante, car c'est donner au parent le
rôle d'une sorte de Dieu omnipotent. S'il fait souffrir
physiquement l'enfant, qu'ille gifle ou le frappe, celui
ci ne 1'en blâmera pas. Bien au contraire, la confiance
demeure pleine et entière. L'enfant aura souffert, il
sera confus et effrayé, mais continuera d'aimer.
Que dit le vieil adage ? « Le pouvoir corrompt. » Eh
bien 1' amour et la confiance que 1' enfant accorde à ses
parents leur donnent un réel pouvoir. Un parent digne
de ce nom ne sera pas corrompu, mais celui qui sera
faible, apeuré ou cruel abusera très probablement (en
fait pratiquement toujours) de ce pouvoir, en maltrai-
tant cet enfant d'une manière ou d'une autre. Réflé-
chissez honnêtement à vos relations adultes. La
confiance n'est-elle jamais trahie? Si nous sommes
capables de trahir la confiance d'un adulte, nous le
serons d'autant plus d'abuser de celle d'un enfant dont
la capacité à déjouer nos plans ou à nous rendre la
pareille est infiniment moindre.
Nous nous sentons grandis par l'innocence et la
beauté de 1' enfance, ravis devant 1'essence de cet état.
On pourrait également dire « émerveillés » devant le
miracle de l'innocence et de l'humanité à l'état pur. En
fait, il est impossible de décrire les enfants tant qu'ils
sont essentiellement libres. On ne peut pas tout simple-
ment dire : « Oh ! les enfants sont merveilleux » pour
décrire cet état avec exactitude. Rien ne peut vraiment
décrire cette innocence. D'un autre côté, même les
meilleurs enfants peuvent parfois nous décevoir, nous
ennuyer, nous rendre fous, parce que leur comporte-
ment pousse notre tolérance à bout. Le problème ne
vient pas d'eux, mais de nous. Il est évident que si nous
les avons élevés dans un environnement où ils ont
connu la malveillance et la négligence, leur comporte-
ment peut se révéler problématique, « antisocial » ;

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quoi qu'il en soit, c'est nous qui sommes en cause, pas
eux. Ils peuvent être pour nous source de souffrance,
de distraction, de colère pendant tout le périple de leur
croissance et de leur découverte. On ne sait pas jusqu'à
quel point le fait d'être parent est un état naturel « pri-
mai». Il n'y a pas de préparation à cet état; il remue
et réveille chez le parent des éléments profondément
enfouis. Si quoi que ce soit demeure caché ou enfoui,
le fait d'être parent saura le révéler.
Tenter de maintenir dans la durée une éducation
alerte et consciente peut se révéler vraiment difficile,
surtout si on le tente en tant que père ou mère céliba-
taire. Une aide très précieuse peut alors nous être
apportée par des rencontres et des échanges avec
d'autres personnes conscientes des mêmes valeurs en
termes d'éducation. Étant donné la tendance naturelle
que nous avons tous à projeter nos propres demandes
et besoins sur nos enfants, il peut être profitable de
recevoir régulièrement des rappels de personnes exté-
rieures au lien étroit parent-enfant : cela nous évite de
modeler nos enfants sur nos propres demandes ou
espoirs névrotiques.
Élever ses enfants avec des valeurs conscientes et
objectives soulève souvent des réactions surprenantes.
Nous laisserons peut-être nos enfants dire ou faire des
choses que nous n'aurions jamais pu nous permettre
étant enfant : des choses pour lesquelles nous aurions
même été sévèrement punis. Comme ces habitudes et
ces vieilles règles sont toujours en nous, la tendance à
vouloir traiter nos enfants de la même manière
demeure : lorsqu'ils nous manquent de respect ou
répondent, nous avons peut-être envie de les écrabouil-
ler, de les faire taire, simplement parce que c'est ainsi
qu'on nous a traités dans notre enfance. Il se peut que
nous soyons jaloux de leur liberté, même si c'est nous
qui la leur donnons.

25
Laisser nos enfants libres de nous répondre tout en
contrôlant la situation avec délicatesse et sans réaction
exagérée, sans pour autant leur laisser tout faire ni nous
abuser, voilà une tâche qui exige une créativité particu-
lière. Nous devons être vraiment adultes et nous
connaître nous-mêmes. Alors, ce ne sera plus un pro-
blème lorsque nos enfants nous sortiront ce qu'ils nous
sortent parfois, et nous saurons y faire face de manière
juste. Ce sera sûrement autre chose que ce que nous
avons vécu dans notre enfance, mais c'est précisément
ce dont il s'agit. Un parent le décrivait très bien en
disant : « Alice Miller 1 tire de son travail de thérapeute
la conclusion que nos blessures d'enfants peuvent
demeurer enfouies et oubliées dans l'inconscient jus-
qu'à ce que nous-mêmes ayons des enfants. En fait,
même si notre expérience d'enfant influence fortement
nos choix, nos dynamiques et nos relations d'adulte,
ces influences peuvent demeurer invisibles tant que
nous n'avons pas d'enfants. Nous nous retrouverons
peut -être en train de reproduire vis-à-vis d'eux les
schémas qui sont gravés en nous.
En ce qui me concerne, il n'existe qu'une manière
d'être vis-à-vis des enfants qui soit réellement «dans
le sujet», et on ne peut la décrire en termes d'éduca-
tion libérale ou conservatrice. Ou bien nous sommes
« dans le sujet », ou bien nous sommes hors sujet en ce
qui concerne notre capacité d'entrer en résonance avec
ce qui est objectivement juste ou adéquat dans 1'éduca-

1. Alice Miller a écrit de nombreux ouvrages dont : L'Avenir du


drame de l'enfant doué, Paris, Presses universitaire de France. « Le
fil rouge » ; The Search for the True Self, New York, Basic Books,
1981 ; C'est pour ton bien, Paris, Aubier, « Psychologie PS » :
Thou Shalt Not Be Aware : Society 's Betrayal of the Child, New
York, Meridian Books, Penguin, 1990. Son travail est non seule-
ment essentiel, mais il est primordial pour quiconque veut entre-
prendre une éducation consciente.

26
tion et la santé de l'enfant. Chaque circonstance ren-
ferme en elle-même une réponse qui lui est propre, et
l'éducation consciente consiste précisément à cultiver
la résonance avec ce qui est.
Il est évident qu'il y a une marge : aucun de nous, à
commencer par moi-même, n'est un parent parfait. Il y
a donc une liberté de manœuvre qui tient compte de
chaque personnalité, de chaque circonstance, du
moment opportun, etc. À l'intérieur de cette marge, il
ne s'agit pas d'être libéral ou conservateur, il s'agit de
faire ce qui est juste, c'est-à-dire de faire preuve de dis-
cipline lorsqu'elle est requise, de souplesse et de dou-
ceur si nécessaire. Ce n'est pas une question de
subjectivité. Faire grandir la conscience de ce principe
à travers tous les aspects de l'éducation de l'enfant,
voilà la raison d'être de ce livre.

« Et un petit enfant les conduira »

Le fait d'avoir des enfants a la vertu de nous montrer


combien nous sommes «malsains». Les enfants nous
touchent profondément, aussi est-il pénible de consta-
ter l'état maladif du monde et ce que cela implique
pour eux : combien la guerre, l'avidité et les atrocités
les affectent. Tout ceci peut nous encourager à recher-
cher en quoi consiste l'authenticité totale et pleinement
consciente. Si nous sentons vraiment ce qu'est la
misère humaine et portons notre regard sur 1' enfant
innocent qui ne connaît rien de toutes ces réalités (leur
vie consiste à jouer, manger, pleurer et rire), penser à
ce qu'il va en coûter à cet enfant de perdre son inno-
cence ... si tout cela n'est pas suffisant pour nous pous-
ser à sortir de notre ronron, à devenir conscients et à
mûrir dans notre vie spirituelle et temporelle, rien
d'autre ne pourra nous motiver. Tant qu'un enfant

27
conserve une part d'innocence, chaque expression de
cette innocence devrait nous servir de rappel.
Ce n'est pas tant que les enfants sont nos maîtres
parce qu'ils sont sages et purs, se souviennent de leurs
vies antérieures, voient les auras... et tout ce fatras
d'absurdités (il faut d'ailleurs savoir qu'il n'est pas
nécessaire de devenir« canal», car nos enfants parlent
de toute façon aux anges et ils nous donneront la bonne
réponse). Les enfants font lever en nous la compassion
pour ceux qui souffrent, l'inutile souffrance due à l'in-
conscience, au refus et à 1'étroitesse d'esprit. Cette
souffrance est plus évidente lorsque nous avons des
enfants autour de nous, à cause de la dichotomie frap-
pante existant entre ce type de souffrance d'une part
et, d'autre part, la vulnérabilité, la pure innocence de
1'enfant, son désir d' être heureux et de voir les autres
également heureux et sains.
N'importe quel adulte vraiment sensible prend
conscience que les enfants nous ramènent naturelle-
ment et sans effort au présent, à l'ici et maintenant. Si
nous les laissons faire, ils maintiennent notre attention
en éveil ; ils ne nous laissent pas partir dans les nuages.
Toutefois, au fur et à mesure qu'ils grandissent, les
encourager à être eux-mêmes n'implique pas de main-
tenir notre attention de la même manière. Autrement,
nous finissons par étouffer leur créativité et devenons
des souffleurs de théâtre.
Les enfants peuvent également nous communiquer
une vision à la fois profonde et tragique de la fragilité
de la vie. J'entends par là que nous sommes tout aussi
facilement blessés qu'un enfant, mais, comme nous ne
nous permettons pas de 1' exprimer comme ils le font,
nous faisons semblant de ne pas être touchés. Ceci
explique pourquoi, outre tout ce qui s'ajoute à notre
désintégration - comme la confusion mentale et psy-
chologique, la frustration et 1'accablement-, nous nous

28
retrouvons après cinquante ans avec une crise car-
diaque, une hémiplégie ou tout autre sorte de maladies
invalidantes qui sont le résultat de la suppression des
émotions et du refus de notre réalité.

L'amour suffit 1 l'amour ne suffit pas

En dehors d'une discipline juste et d'une claire défi-


nition des limites à ne pas dépasser, qui sont la clé du
succès avec les enfants, l'amour doit être la base de
notre relation. Si l'amour n'est pas le fondement de
cette discipline, alors autant oublier ce qu'est une disci-
pline juste. Sans ce fondement de l'amour nous fini-
rons par porter tort à nos enfants d'une manière ou
d'une autre; si ce n'est pas d'une manière physique ou
émotionnelle, ce sera sur le plan psychologique.
Si l'amour est le véritable fondement sur lequel
s'appuie notre relation avec nos enfants, nous réussi-
rons à traverser d'une façon ou d'une autre les turbu-
lences ; il y en aura toujours. Après tout, il est certain
que nos enfants nous ressemblent, mais nous n'en
sommes pas moins des individus distincts, chacun avec
sa propre destinée, sa propre résonance, etc. Nous
aurons beau élever la voix, nous mettre en colère,
perdre patience, perdre notre sang-froid, c'est l'amour
qui permettra finalement de résoudre les situations.
L'amour ne peut être occasionnel, ou la réponse à une
impulsion : il doit être à la fois constant et implicite.
Peu d'adultes sont à même de reconnaître que 1' amour
exige une responsabilité aussi exceptionnelle.
Si l'amour est bien notre réponse fondamentale et
que nous sommes désireux d'en accepter la responsabi-
lité, il nous permettra toujours de nous sortir des états
de confusion, de frustration ou de dépression qu'il nous
arrive de traverser. Peu importe combien un enfant

29
peut devenir agaçant dans sa marche vers l'indépen-
dance et la découverte de son individualité, si nous
l'aimons profondément et durablement, agacements,
disputes et malentendus valent alors la peine.
Si nous n'éprouvons pas d'amour pour eux, mais ne
faisons que supporter leur présence, nous nous retrou-
vons coincés auprès d'eux pour un certain temps, ne
faisant souvent que mettre à mal notre tranquillité d'es-
prit les uns des autres et contrarier un amour qui, autre-
ment, pourrait grandir. Pendant les trois ou quatre
premières années de leur vie, il va de soi qu'il nous est
bien plus aisé, en tant qu'adultes, d'étouffer la sponta-
néité d'un enfant que de la laisser s'exprimer. Mais dès
quatre ou cinq ans nous assistons à un renversement :
ils réussissent à nous déranger bien plus efficacement
que nous ne pouvons le faire. Nous pouvons les domi-
ner et les contrôler, mais ils savent comment nous
atteindre. Dieu sait comme ils en sont capables, et bien
mieux que nous ne pouvons l'imaginer. Ils ne sont pas
naturellement disposés à faire la guerre avec leurs
parents, c'est sûr, mais leur instinct de survie les
pousse à agir de la sorte. Un enfant qui n'a pas été
aimé dans sa petite enfance présente un comportement
problématique pour se prouver à lui-même qu'il est
digne d'attention, de n'importe quelle attention. Il
s'agit d'un mécanisme inconscient profond. C'est tout
simplement une question de bon sens ; une relation
réussie avec un enfant est une question d'amour.
De deux choses 1' une : ou bien notre amour est natu-
rel, ou bien nous devons le créer. Le premier pas à faire
pour le créer est de nous imposer une responsabilité
rigoureuse. En pratique, ça peut vouloir dire, par exem-
ple, de ne pas répondre de manière agressive sous pré-
texte que «c'est pas mon jour». Qu'ils en soient la
raison ou non. Si un enfant se plaint, il y va de notre
responsabilité de poser des limites fermes mais justes,
de demeurer calmes, tendres, affectueux et lucides.

30
Mais 1'amour ne suffit pas lorsque 1' environnement
n'est pas approprié. On pourrait aller jusqu'à dire que
l'amour ne peut exister si l'environnement général n'y
est pas. Nous entendons par là un environnement fait
d'une attention aimante, d'une présence tout impré-
gnée d'acceptation et si intelligente dans la relation
avec ce que sont nos enfants, tant sur le plan de l'être
que sur celui du développement, qu'ils se savent aimés
sans l'ombre d'un doute.
Il est naturel pour nous de vouloir ce qu'il y a de
mieux pour nos enfants, et souhaitable de cultiver cette
attitude qui consiste à vouloir faire le mieux possible :
en leur donnant la meilleure éducation, en les aimant
et leur prêtant toute notre attention. Mais il faut savoir.
que plus tôt le garçon, ou la fille, se sentira lui-même,
s'appartiendra, mieux ce sera. Chaque fois qu'il nous
est possible de leur apporter quelque chose, ou chaque
fois que quelque chose leur manque qui leur serait pro-
fitable, ce devrait être pour nous 1'occasion de nous
souvenir combien nous devons les soutenir dans ce
qu'ils sont. Combien de personnes ont passé des
années à élever et éduquer leurs enfants ... et ne s'en
aperçoivent que dix ou vingt ans après leur départ, tout
d'un coup. (Bon nombre d'entre eux ne s'en rendront
jamais compte et ne feront que traverser en souffrant
les remous émotionnels et psychologiques.) Où est
l'essentiel? Ils ne sont pas à nous. Ils ne sont pas des
choses, des possessions, des objets que l'on peut mani-
puler, contrôler, dominer. C'est un point important.
Un homme ou une femme qui manque d'estime de
soi ou ne sait pas comment y parvenir ne peut pratique-
ment pas être un parent conscient. L'éducation des
enfants est un travail crucial, qui doit s'appuyer sur un
sentiment de confiance en soi, de force et de connais-
sance de soi, certainement pas sur un sentiment d'im-
puissance et de faiblesse. Il est effectivement très

31
important que les enfants puissent s'estimer eux-
mêmes, pour qu'une fois parents ils puissent à leur tour
transmettre les principes d'une éducation consciente,
sans laquelle le monde est condamné à sombrer davan-
tage dans l'obscurité et la souffrance.
2

Un bon départ
Conception, grossesse, naissance et allaitement

La conception consciente

Comme dit le proverbe : «L'enfer est pavé de


bonnes intentions.» Dans un moment d'amour pas-
sionné il peut arriver que nous regardions notre parte-
naire en disant : « Oh chéri je voudrais tellement un
enfant de toi », et celui-ci de répondre : « Moi aussi, je
voudrais que tu aies un enfant de moi ». Et, dix-huit
mois plus tard, la femme se retrouve avec les yeux au
beurre noir, les bras cassés parce que le gars est inca-
pable de gérer sa colère, son irresponsabilité, son
manque d'intégrité et de discipline. Il est prêt à tout
quitter, il se soûle tous les soirs pour oublier le fardeau
que représente le fait d'avoir un enfant, une famille et
un mariage sur le dos. Pourtant, pendant ce grand
moment de sincérité, probablement provoqué par un
accroissement hormonal ou un désespoir névrotique,
une action a été mise en route qui était totalement hors
de propos et alors que les partenaires n'avaient pas les
capacités requises pour la mener à bien. Il est rare que
nous pensions aux implications à long terme de nos
actes ; surtout lorsque nos organes génitaux hurlent
après 1'orgasme.

33
Il est un sujet particulièrement prisé à 1'heure
actuelle dans le milieu «New Age», c'est celui de la
conception consciente. La plupart des gens pensent que
la conception consciente veut dire que pendant votre
rapport sexuel vous pensez à l'être humain exception-
nel qui se réincarnera dans votre enfant - comme si
vous vouliez faire revenir sur terre Gandhi, Mozart ou
Bach, Albert Schweitzer, Martin Luther King, Boud-
dha ou quelqu'un du même genre. (Ou bien le
Mahatma Gandhi, cette fois, et pas Albert Gandhi.)
Bien entendu, si votre famille est pauvre, il sera judi-
cieux de choisir Albert Gandhi ; compte tenu de ses
dons pour la finance, vous serez sûrs de pouvoir couler
une retraite paisible. Si vous choisissez le Mahatma
Gandhi, il faudra accepter d'aller vous faire casser la
figure sur un piquet de grève et il se pourrait bien que
cela ne vous plaise guère. Réflexion faite, les Améri-
cains sont tellement vaniteux, superficiels et égocen-
triques qu'ils choisiraient probablement pour leur
enfant une réincarnation de Marilyn Monroe, Clark
Gable ou Groucho Marx. Il est évident que cela n'a
rien à voir avec une conception consciente. Non seule-
ment cela ne relève que du fantasme, mais c'est du pur
égoïsme.
La conception consciente n'est possible que lorsqu'il
est fait abstraction de notre devenir personnel et qu'il
y a soumission de notre humanité à la volonté divine.
Cela n'a rien à voir avec la volonté de faire naître cet
être humain parfait, cet atlante ou ce leader mondial. Il
s'agit bien au contraire d'abandon, de soumission à ce
que 1'univers requiert.
Dans une société consciente, un homme et une
femme ne décident pas d'avoir un enfant parce qu'ils
s'aiment. Les raisons sentimentales et romantiques qui
motivent la plupart des gens à avoir des enfants sont
totalement égoïstes. L'enfant devient l'affect de la

34
névrose d'adoration du couple et en subira certaine-
ment les conséquences. Dans une société consciente,
un couple prie le divin ou ce qui lui en tient lieu et dit :
« Quel est Ton désir ? Faut-il des enfants maintenant ?
Y a-t-il la nécessité d'un guerrier, d'un sage, d'un tra-
vailleur? De quoi as-Tu besoin ? Qu'il soit fait selon
Ta volonté » et non pas : «Nous voulons cet enfant
parce que nous nous aimons et qu'il sera le fruit de
notre grand amour, la manifestation même de l'amour
authentique. » Tout cela est parfaitement égoïste et,
malheureusement, quotidien.
L'idée juste en ce qui concerne la conception
consciente est de soumettre à la marche de 1'univers et
à l'influence divine la possibilité même de concevoir.
Afin que l'être qui aura choisi cette incarnation puisse
utiliser au mieux l'environnement qui lui sera offert et
sache servir Dieu de la meilleure manière ; au lieu
d'être celui qui demande : «Je veux que mon enfant
soit un saint, je veux un enfant qui aime Dieu, je veux
quelqu'un qui soit foncièrement honnête et bien élevé
et qui soit un réformateur social », vous pouvez, il est
vrai, demander un certain type d'être; quiconque est
suffisamment averti en sciences occultes est capable
d'obtenir ce qu'il veut. De tels résultats peuvent être
obtenus au prix d ' exercices spirituels intenses, ou bien
par des rituels magiques, auquel cas on implore :
« Donne-moi un nouveau leader, celui qui détient les
clefs du pouvoir, un nanti, un génie. »
En premier lieu, la conception consciente exige une
compréhension des relations qui régissent les diffé-
rentes dimensions ou niveaux d'existence. Il ne s'agit
pas de prendre ses désirs pour des réalités ou de faire
une prière les yeux fermés en espérant qu'elle sera
exaucée. Il s'agit de pouvoir communiquer avec la
dimension d'où vient l'incarnation. Cette communica-
tion n'a pas à se traduire par une supplication verbale.

35
Il est plutôt question d'un souhait qui émane de l'être
tout entier. Et de toute façon nous sommes cette dimen-
sion-là; il s'agit donc de reconnaître la signification de
ces deux dimensions et de focaliser son attention « là »
pour quelque temps, au lieu d'« ici », pour quelque
temps.
Il est évident qu'une relation d'amour, de tendresse,
de respect et d'acceptation entre les parents est un élé-
ment crucial. Cela donné, la conception consciente est
la capacité à maintenir cette « Présence Conscience Sou-
mission» pendant l'éjaculation et un moment après,
étant donné que le spermatozoïde met un certain temps
pour atteindre l'ovule. (Il ne s'agit pas de maintenir cette
concentration seulement jusqu'à ce que l'homme éja-
cule, puis « Ouah... conception consciente... frisson »,
en se retournant pour fumer une cigarette et disant :
« Bon passons maintenant à la jouissance, sortons du
placard les chaînes, les fouets et suspendons-nous aux
lustres. »)
Bien sûr, vous quitterez cette «Présence conscien-
te », c'est naturel, mais la persistance de 1'intention est
nécessaire et utile. L'état d'esprit doit être maintenu
pendant un certain temps, mais pas nécessairement par
l'homme et la femme: il suffit que l'un des partenaires
soit conscient. Toutefois, si les deux partenaires
comprennent ce en quoi consiste une conception
consciente, et qu'ils sont d'accord pour la tenter, cela
donne encore plus de chance au processus. C'est rare,
mais ça aide.
Tenter de déterminer le sexe futur d'un enfant par
un régime alimentaire spécial ou par quelque autre
technique est tout simplement ridicule. Pourquoi s'en
faire? Et d'ailleurs, qui sommes-nous pour prendre en
charge ce qui est du domaine de Dieu ?
C'est au grand processus de l'évolution divine de
déterminer le sexe d'un enfant. De quel droit décide-

36
rions-nous : « Je veux un garçon, ou je veux une fille. »
Je propose pour ma part qu ' avant, pendant et après la
grossesse la mère ait une alimentation saine, de 1'exer-
cice physique, qu'elle prenne soin d'elle, qu'elle pense
de manière juste et se relie au divin de manière juste.
Moins vous aurez d'attente vis-à-vis de vos enfants,
plus vous serez à même de leur donner un amour entier
et sain, mieux vous saurez les reconnaître et leur porter
de l'affection lorsqu ' ils ne répondront ni à vos espoirs
ni à vos attentes. Laissez-les simplement être eux-
mêmes, aimez-les tels qu'ils sont au lieu d'y mettre des
conditions.

Le choix ne nous appartient pas

On ne peut pas dire qu'on crée des enfants à partir


de rien. Venus d'ailleurs, ils comptent sur nous pour
leur servir de véhicule afin d'intégrer ce mode d'exis-
tence. C'est la conscience du futur être humain qui va
faire en sorte de choisir le lieu et 1' instant. Il arrive sou-
vent que les personnes qui désirent un enfant doivent y
«travailler». Mais ce n'est ni très utile ni très amusant.
Dans le processus de la conception consciente, il ne
peut être question d'accident pour ce qui concerne les
grossesses qui aboutissent ou qui n'aboutissent pas.
(Une femme de ma connaissance, qui vit en Alle-
magne, a fait deux fausses couches et ce n'était en rien
accidentel.) Le parent éventuel pourrait bien être un
saint, le meilleur des véhicules possibles, en fin de
compte, c'est l'enfant qui choisira ce dont il a besoin,
Il fait ce qu'il veut. Notre travail consiste en quelque
sorte à être simplement disponible. «Besoin d'une
porte d'accès ? Je suis là. » Bien sûr, une fois qu'il est
né, il a besoin de notre guidance, de notre amour et de
notre soutien. Le principe essentiel demeure cependant

37
le même, nous devons lui permettre de trouver son che-
min, l'aider à mener à bien sa croissance et son épa-
nouissement.
Cependant, la plupart des gens ne raisonnent pas de
cette manière. La majorité des adultes contemplent ces
petites choses mignonnes, tendres à câliner (et mal-
léables tant au niveau psychologique qu'au niveau du
comportement), en pensant : «C'est le mien et je
l'aime tellement. Dieu sait combien je vais faire de
bonnes et grandes choses pour ce bébé ! »En fait, l'en-
fant sait déjà tout ce que le parent doit faire pour lui.
Il sait déjà tout ce que nous allons lui dire. Le projet
est déjà établi. Il sait quand sa mère va le frapper et
quand son père va perdre patience.
L'ensemble du processus est complètement
magique. Nous devons accorder notre confiance à cette
magie sous peine de devenir très frustrés. Il faut que
j'y arrive ... Mon enfant doit être comme ci ou comme
ça. Nous sommes impliqués, nous sommes complète-
ment accaparés dans une situation qui pour nous appa-
raît totalement magique (vue à partir d'une perspective
plus élevée, il n'y a pas de magie du tout, c'est scienti-
fique, cela dépasse en fait notre entendement). Nous
devons tout à la fois accepter et épouser le processus,
lui permettre de se déployer en même temps que nous ;
pour n'être finalement que le cadre d'où va émerger le
tableau.

Une redoutable responsabilité

Quand un homme met une femme enceinte, il se sent


très fier (comme si tout homme n'était pas né avec
cette aptitude ou comme s'il s'agissait d'un merveil-
leux exploit chevaleresque ou viril). En fait, il n'y rien
d'extraordinaire, tout homme possède 1'équipement

38
nécessaire. Tout animal mâle, humain ou non, fait des
bébés. Le mâle de l'espèce humaine considère cepen-
dant qu'il a fait quelque chose de vraiment spécial;
quelque chose qui lui donne une importance particu-
lière et exclusive.
En réalité, il s'agit d'une pulsion névrotique dans
toute sa splendeur. Il y a bien sûr l'autre aspect, l'as-
pect non névrotique, qui pour sa part considère la
redoutable responsabilité qui lui échoit de guider un
être qui cinquante ans plus tard pourrait tenir l 'équi-
libre du monde entre ses mains. Imaginez que votre
enfant soit celui qui est assis, le doigt sur le « bouton
rouge », prêt à déclencher ou à éviter la troisième
guerre mondiale. Là, pour le coup, vous voudriez être
certain que cet enfant saura faire preuve d'intégrité et
de pénétration. (Il est probable qu'il n'obtiendrait
jamais cet emploi s'il faisait preuve d'intégrité, mais
passons ... la politique et la philosophie sont un tout
autre sujet, dont nous n ' avons pas à nous mêler.)
Ce qui nous incombe en matière de responsabilité,
en tant que père ou mère d'un enfant, c'est de savoir
que même si cet enfant n'est pas« le nôtre», nous n'en
sommes pas moins responsables de son éducation, de
sa formation, de ses données, pour faire en sorte qu'il
devienne un être humain adulte mûr et sérieux (autant
que faire se peut) plutôt qu'un adulte égoïste et posses-
sif, voire psychopathe (comme ils sont légions de nos
jours).

Les influences durant la grossesse

Pendant toute sa durée, et en fait à chaque circons-


tance, la grossesse devrait être considérée de manière
enthousiaste, excitante et mystérieuse. C'est la Vie
elle-même qui se manifeste ! Il s'agit toujours d'un

39
mystère immense et merveilleux. Aussi, si 1'un de vos
enfants vous demande : « Comment fait-on un bébé ? »
vous pourriez répondre par exemple : « Dieu seul le
sait ! Un spermatozoïde et un ovule se réunissent, mais
cela ne crée pas en soi un être humain. Cela ne fait que
fabriquer le véhicule. » Considérez toujours la nais-
sance comme un événement joyeusement attendu,
aussi bien dans votre esprit et votre attitude que dans
vos propos avec les autres, qu'il s'agisse d'enfants ou
d'adultes.
Les femmes ont tendance à se montrer très exaltées,
à rayonner de beauté et d'émerveillement, de roman-
tisme et de sentiments (sans parler des poussées d'hor-
mones) ; les hommes restent très terre à terre quant à
eux, et il leur arrive même d'être agacés par toute cette
excitation. La naissance raconte toujours l'apparition
d'une nouvelle vie, c'est une chose merveilleuse et
réellement exaltante. Cette attitude peut et doit préva-
loir sur toutes nos tendances, qu'elles soient person-
nelles, sociales ou dues à notre genre.
Une femme enceinte ne devrait pas être entourée de
personnes qui racontent des histoires horribles sur leur
mère ou leur sœur ayant eu des grossesses doulou-
reuses et misérables, des accouchements épouvan-
tables. Il arrive qu'une femme s'adresse à une future
maman en disant des choses du genre : « Oh pour toi
ça ira, mais quand ma mère a accouché, que de problè-
mes ! » Ce n'est pas seulement un manque de sensibi-
lité, c'est aussi un propos stupide. Ce genre de
conversation n'est de toute façon jamais approprié et
encore moins pendant une grossesse. On devrait tou-
jours s'arranger pour être en bonne compagnie, parlant
de Dieu et de la vie divine, de la beauté, de la réjouis-
sance, de la joie, de la santé et de la vitalité. Même
chose pendant la grossesse !
Certains membres de la famille ou d'autres peuvent

40
parfois exprimer des préjugés évidents en ce qm
concerne l'accouchement à domicile ou contre les
choix que vous auriez faits en tant que futur parent ou
parent établi. L'un de mes amis a choisi de ne pas dire
à sa famille que sa femme et lui avaient prévu un
accouchement à domicile pour leur futur enfant. Il a au
contraire averti que l'accouchement se ferait à l'hôpital
et tous s'en sont réjouis, apportant un soutien enthou-
siaste. Après la naissance, ils se sont exclamés :
«Quoi ! l'accouchement a eu lieu à la maison? Et tout
s'est bien passé?» Une fois rassurés, tous se sont
détendus. S'ils l'avaient su à l'avance, ils auraient
sûrement émis des craintes : « Vous ne devriez pas
faire comme ça, vous devriez faire venir un méde-
cin ... » Non seulement ils se seraient inquiétés, mais,
en plus, auraient communiqué leurs craintes, leurs
doutes et leurs critiques à la future maman. En agissant
de la sorte, mon ami s'assura le soutien de tous et, au
bout du compte, tout le monde était ravi. Il est extrê-
mement important que 1'entourage donne son appui
- sans tension, sans amertume, sans désaccord ni
mésentente.
D'ordinaire, étant donné que le support vital de l'en-
fant dans le ventre maternel est du ressort intégral de
la mère et que l'enfant n'a pas à s'en soucier, cette
période est sûrement très agréable pour le bébé; c'est
une période de sensation linéaire pure, pendant laquelle
il va recueillir des informations et vivre une béatitude
merveilleuse, un sentiment d'unité profonde, une vie
sans motif ni demande névrotique. Les seules choses
qui puissent troubler le bien-être de cette période sont
les états émotionnels violents, la consommation
notable de produits chimiques ou de drogues affectant
le système nerveux. Si la mère consomme une drogue
qui l'abrutit, son enfant naîtra avec une dépendance à
cette drogue. Les femmes enceintes devraient aussi, de

41
toute évidence, éviter les émotions violentes de même
que la colère et la dépression qui engendrent une modi-
fication chimique aussi bien au niveau du cerveau
qu'au niveau du corps et menacent la santé du nouvel
être. Pour certaines femmes, ces modifications chi-
miques peuvent entraîner un avortement ; mais le plus
souvent elles ne sont pas suffisamment importantes
pour déclencher une fausse couche ou d'autres pro-
blèmes du même ordre. De manière générale, la mère
devrait éviter les situations stressantes susceptibles de
provoquer ces modifications.
Ce n'est pas parce qu'une femme est enceinte
qu'elle doit exagérément se soucier de consommer une
nourriture parfaite. Si elle tente de suivre à la lettre les
livres traitant de la bonne alimentation pendant la gros-
sesse, elle sera si préoccupée par le souci de manger
tel ou tel type de pain, et si crispée, qu'elle en perdra
le plaisir d'être enceinte. Il suffit qu'elle s'en tienne à
un régime alimentaire simple : une nourriture naturelle,
fraîche, si possible sans additifs ni produits chimiques.
Après tout, quels sont les enfants qui, de nos jours,
naissent mal formés à cause d'une alimentation couran-
te ? Pratiquement aucun, ou dans une proportion si
infime qu'on peut la considérer insignifiante d'un point
de vue statistique. En revanche, quelles sont les princi-
pales causes de malformation à la naissance ? : parents
toxicomanes, mère alcoolique ou grande fumeuse,
mère ou père violent, traitements médicaux pris pour
telle ou telle affection, irradiations entraînant des muta-
tions génétiques et ainsi de suite ; voilà bien ce qui
engendre malformations et dysfonctionnement chez les
nouveau-nés. Certainement pas les colorants artificiels
que contiennent certains fromages ou les conservateurs
que l'on pourrait trouver dans un pain complet. J'ai
appris que le persil est un abortif naturel, savez-vous
combien de femmes sont au courant de cette informa-

42
tion et en consomment une ou deux fois par semaine
sur leur poisson ou dans leur salade? Nous avons été
terrifiés par la contre-réforme dans l'industrie alimen-
taire. Un tel fondamentalisme se fonde peut-être sur
des données avérées, il n'en reste pas moins que
poussé jusqu'au fanatisme il peut se révéler contre-pro-
ductif.
La communication avec l'enfant pendant toute la
durée de la grossesse est un autre aspect extrêmement
bénéfique d'une éducation consciente. Nous devrions
nous adresser à l'enfant de la même manière que si
nous nous adressions à une autre personne : « Quel bon
petit déjeuner ce matin », ou quelque chose de ce style.
II s'agit de parler à l'enfant comme si l'on s'adressait
à un autre adulte. Pas nécessairement avec des mots,
mais il est évident que les vibrations de notre voix
ajouteront un effet supplémentaire à notre communica-
tion psychique. On peut par exemple lui dire : « Ah
vraiment on a hâte de te voir! C'est formidable que tu
viennes chez nous.» II va de soi qu'on ne devrait dire
que des choses positives, saines et encourageantes. Si
par exemple nous avons été touchés par une période
de profonde vénération ou par un événement particu-
lièrement merveilleux, nous devrions le partager avec
l'enfant. Racontez-lui des histoires héroïques ou
mythiques. Entrez en communication avec lui dès le
début de la grossesse. (Le thème concernant 1'usage du
langage autour de l'enfant sera approfondi au cha-
pitre 8 : Dire la vérité- Le langage et l'honnêteté.)
Le fœtus entend tout. Si par exemple on demande
aux parents : «Que désirez-vous? Un garçon ou une
fille ? » et que les deux déclarent : « Peu importe, du
moment qu'il est en bonne santé, mais on désire vrai-
ment une fille», le fœtus le ressent. Impossible d'isoler
le fœtus de nos préjugés même très subtils. II est donc
vital que notre esprit soit clair en ce qui concerne nos

43
attentes, nos désirs et nos besoins inconscients. La
clarté, une honnêteté sans faille ainsi qu'une intelli-
gence conséquente en la matière sont les meilleurs
moyens de minimiser leur influence sur la psychologie
et la conscience de l'enfant.
Peut-être vous demandez-vous si le fœtus ou le bébé
sont plus réceptifs aux mots que nous prononçons ou à
la communication plus subtile qu'il peut y avoir der-
rière. La réponse est qu'ils sont réceptifs aux deux. La
communication psychique est plus puissante au tout
début en termes de comportement. Le cerveau enre-
gistre le langage avec exactitude et, quand un enfant
commence à apprendre sa langue, le cerveau revient en
arrière et se met à interpréter ce qu'il a entendu avant
même que l'enfant ne sache ce qu'est le langage.
L'état d'esprit général ou, si l'on veut, l'ambiance
qui entoure la naissance ne devrait pas être différente
de l'ambiance générale de la vie ordinaire; hormis les
détails évidemment. Notre manière de vivre, de penser
et d'être devrait prendre fait et cause pour la grossesse
exprimant tendresse, attention aimante vis-à-vis de
notre partenaire, de nos autres enfants, de nos amis
comme de nos parents. Tout cela s'enregistre dans ce
qui sera plus tard chez l'enfant, puis chez l'adulte, l'in-
conscient et sa psychologie fondamentale. Si nous ne
vivons pas ainsi dès le départ, quand viendra notre tour
d'être parent nous aurons quelqu'un qui saura nous
rappeler que nous devons faire face à leurs besoins
essentiels, parce que la naissance est un événement de
la plus grande importance, qui fait souvent voler en
éclats les notions étroites et toutes faites de notre fonc-
tionnement habituel.
Cette bienveillance générale, cette gentillesse, cette
générosité et cette compassion devraient être mainte-
nues non seulement dès la naissance de 1'enfant, et
même avant, mais aussi s'appliquer à la mère pendant

44
toute la durée de la grossesse. À seize ans (et même à
vingt-cinq), je pensais que les femmes étaient fortes,
qu'elles pouvaient travailler sans problème jusqu'à
quinze jours avant l'accouchement; puis, le moment
venu, elles s'allongeaient et le bébé naissait; deux ou
trois heures plus tard elles pouvaient se lever et se
remettre à leurs occupations. J'étais alors un phallo-
crate invétéré (peut-être le suis-je encore). Quoi qu'il
en soit, l'expérience de notre communauté avec des
femmes de vingt, trente ou quarante ans nous a montré
qu'il arrive qu'une femme doive rester alitée plusieurs
mois avant la naissance pour ne pas nuire à sa propre
santé ou à celle du futur enfant. Les questions qui se
posent alors sont : comment la famille et 1'entourage
traitent-ils la femme alitée? La considèrent-ils comme
une personne qui prend des vacances au lieu de travail-
ler comme tout le monde? Lui en veut-on de son repos
nécessaire? Ou bien la traite-t-on comme une personne
dont la condition physique est en situation délicate, en
reconnaissant qu'elle doit être soutenue et soignée avec
attention? D'une manière ou d'une autre tout cela se
retrouve chez 1' enfant. Qui peut dire à quel moment il
commence à ressentir la gentillesse, la générosité et la
compassion ? En tout état de cause, avant la naissance.

Le contrôle des naissances

Je me souviens avoir publié une édition spéciale


satirique du journal de notre communauté, dans
laquelle figurait une bande dessinée. L'un des dessins
me représentait en pleine crise de colère, les cheveux
dressés sur la tête face à une femme enceinte d'au
moins huit mois paraissant complètement dépassée par
les événements, trois enfants suspendus à sa robe et me

45
disant : « Ah, tu veux dire que je suis supposée mettre
un diaphragme à chaque fois ? »
En règle générale, plus le contrôle des naissances est
naturel, mieux c'est. Nous recommandons l'usage du
diaphragme et, s'il faut une protection complémentaire,
l'usage du préservatif masculin plutôt que des moyens
plus radicaux comme la vasectomie ou un quelconque
yoga sexuel. Certains hommes sont très habiles pour
retenir leur éjaculation alors que d'autres ne le sont pas
du tout. Ce n'est pas parce qu'ils n'arrivent pas à se
retenir qu'ils doivent se laisser aller dans leur parte-
naire, pour parler crûment. Je me suis laissé dire que
la contraception à base de plantes ou par le système des
températures ou des biorythmes était parfaitement
fiable. Je suis toutefois un peu sceptique car j'ai vu des
cas où la femme est tombée enceinte juste après ses
règles, et un autre cas où elle s'est retrouvée enceinte
malgré l'usage de trois contraceptifs différents : le dia-
phragme, le préservatif et un spermicide. Si un être
veut absolument venir au monde, il en trouvera le
moyen. Il n'en reste pas moins vrai que moins nous
sommes vigilants, donc plus nous sommes insouciants,
plus ce sont des facteurs inconscients qui déterminent
la probabilité de la grossesse au lieu que ce soient des
facteurs conscients. Certains vous diront que tant
qu'une femme allaite elle ne risque pas de tomber
enceinte. Même si c'est le cas pour la plupart des
femmes et pendant deux ou trois ans, il arrive que
d'autres soient fécondes dès la naissance du bébé,
même si elles l'allaitent. Donc, cela dépend des
femmes.
Pour ma part je considère qu'il est éprouvant de se
retrouver enceinte avant que le premier enfant ne mar-
che ; en ce qui concerne 1' écart entre chaque enfant,
c'est un choix personnel. Étant donné que le soin de
1'enfant est pour 1'essentiel à la charge de la mère, il

46
me semble raisonnable de la laisser prendre la décision.
Si un couple veut cinq enfants, il me paraît exagéré
d'envisager un enfant chaque année. Il est certes pos-
sible de pourvoir aux besoins de deux enfants en bas
âge, encore que cela semble hors de portée pour beau-
coup. Nous ne sommes pas tous des «parents nés»,
même si nous sommes tous à même de nous éduquer
et de nous entraîner pour devenir d'« excellents »
parents. Cet objectif est réalisable à condition d'en
avoir la volonté sincère et d'être disposé à faire les
sacrifices indispensables. Cela suppose en outre de
franchir les étapes requises de la maturité.

La naissance

Les adultes de notre communauté ont examiné sous


tous les angles, aussi bien à travers un travail psycholo-
gique qu'à travers l'étude de leur propre psychisme et
de leurs découvertes personnelles, les répercussions
graves qu'une naissance inutilement traumatisante
pouvait produire. Ils ont également étudié comment
éliminer ces effets chez leurs propres nourrissons. Si
nous voulons mettre sur pied une société faisant grand
cas des valeurs humaines authentiques et naturelles
telles que la gentillesse, la générosité, la santé et la
vitalité, il nous paraît crucial de cultiver des pratiques
sages et régulières pour ce qui concerne la naissance
et l'éducation des enfants. Ce sujet devrait faire l'objet
d'une étude sérieuse, non seulement pour les futurs
parents mais encore pour chaque membre de chaque
communauté, qu'elle soit de nature sociale, tribale, spi-
rituelle, alternative ou civique. Une société qui tienne
compte de la naissance de manière véritablement
appropriée suppose la compréhension et le soutien de

47
la communauté tout entière afin de servir de réalité
effective pour les enfants.

La naissance naturelle
J'ai souvent évoqué la nécessité qu'il y a de
conduire les enfants dans ce monde d'une manière qui
leur permette d'épanouir leurs capacités d'être humain.
Le premier et le meilleur contexte qui puisse entourer
la naissance est le contexte naturel. La croissance de
1'enfant peut se trouver affectée par la consommation
de médicaments par la mère. C'est cependant une
caractéristique de notre société ; la méthode d'accou-
chement conventionnelle moderne (de même que les
soins médicaux en général) est désormais la chasse
gardée d'une institution déshumanisée et intéressée qui
surveille, et va parfois jusqu'à récuser, de manière
agressive les réalités de l'énergie humaine positive et
de son développement.
À une certaine époque, la communauté de Steven
Gaskin dans le Tennessee, La Ferme, proposait à toute
femme désirant un accouchement naturel de venir
accoucher à La Ferme pour y obtenir les soins désirés,
et, si elle ne désirait pas garder son enfant, de le laisser
à la garde de la communauté. Si l'une d'elles voulait
ensuite reprendre son enfant, elle pouvait le faire quand
elle en exprimait le souhait. Cette possibilité fut suppri-
mée ultérieurement, compte tenu du trop grand nombre
d'enfants abandonnés, privés de leur mère naturelle.
La lecture du livre de Ina May Gaskin sur l'accou-
chement 1 se révèle pleine d'enseignements. À La
Ferme, le nombre de naissances avec complications
était si réduit que les autorités médicales avaient du
mal à y croire. Les résidents furent cependant obligés

1. Ina May Gaskin, Spiritual Midwifery, Summerton, TN, The


Publishing Book Co., 1978.

48
de créer une clinique moderne avec couveuses pour les
prématurés, simplement pour satisfaire les autorités.
Parmi ceux qui prônaient les naissances en milieu hos-
pitalier conventionnel, très peu étaient prêts à accepter
les résultats et l'évidente efficacité du savoir-faire des
médecins et infirmières de cet établissement. (Après
quelque trois ou quatre mille naissances on devient for-
cément expert.) Dès lors, leur travail devint statistique-
ment pertinent et d'une richesse inestimable en matière
de santé. Un journal médical canadien fit même part de
ces résultats.
Ce qui a été accompli à La Ferme montre bien que
la naissance n'est pas un «problème». L'être humain
est conçu pour cela et la naissance prévue pour être
facile et naturelle. Quand une mère conçoit en toute
conscience et prend soin d'elle, quand sa vie même est
en résonance avec les lois et les principes universels,
son accouchement se déroule normalement. Il y a bien
sûr des exceptions. Même dans les meilleures circons-
tances, avec la meilleure attitude mentale, une excel-
lente santé et une préparation parfaite, il peut arriver
que la future mère doive être hospitalisée pour subir
une césarienne. Dans de tels cas, le degré d'acceptation
de la mère, sa volonté de rester connectée à son enfant
au niveau psychique (au lieu de se déconnecter ou
d'abandonner le «projet» de la naissance) font toute
la différence.
En ce qui concerne les naissances, j'ai observé une
très nette corrélation entre les femmes qui étaient pré-
parées et celles qui ne 1' étaient pas en termes de pro-
cessus et de difficultés éventuelles. Pour une femme
qui n'avait aucune préparation, qui était à la fois ner-
veuse et très superstitieuse, 1'accouchement fut long,
difficile, très douloureux, et il se révéla nécessaire d'al-
ler en clinique. Pendant des années, chaque fois qu'on
évoquait 1'accouchement autour d'elle, elle faisait la

49
grimace et s'exclamait:« Oh mon Dieu, c'est une hor-
reur! »
Ma cousine germaine eut un premier accouchement
difficile, long et pénible (elle est d'une nature très cris-
pée). Avant l'accouchement, elle était pour la nais-
sance naturelle et 1'allaitement. Mais après la
naissance, il était clair qu'elle ne recommencerait pas
une deuxième fois. « Si jamais je dois accoucher à nou-
veau, je veux qu'on m'endorme, qu'on me fasse une
césarienne et que c 'en soit fini ! » Elle ne voulait
même pas envisager une autre manière de considérer la
naissance.
Dans les deux cas, non seulement les femmes
n'étaient absolument pas préparées à une naissance
naturelle, mais, préalablement à leur grossesse, leur vie
était faite de èomplaisance, de non-respect de leur
corps et d'égocentrisme notoire. Les exigences de la
naissance, leur volonté de se soumettre aux contraintes
du processus, le concept même de servir« l'autre»- y
compris leur propre enfant - étaient à des années-
lumière de leur horizon personnel. Je ne cesse de me
désoler de voir combien de personnes en sont là. Les
exigences de la naissance et du rôle de parent vont tel-
lement à 1'opposé de leur conception de la vie (leur
petite conception personnelle du monde, celle de leur
existence et de leur étroitesse d'esprit, et non leur
conception politique du monde) qu'elles sont prêtes à
tout plutôt que de s'ouvrir à ce niveau supérieur d'hu-
manité consciente.
Voici deux autres cas de naissances diamétralement
opposées et dont je me souviens particulièrement bien;
les femmes étaient désireuses d'enfanter, elles avaient
vécu une relation juste avec leur corps et leur
conscience, elles étaient enthousiastes, préparées, sans
peur, prêtes à respirer et à donner naissance à domicile
sans projeter de problèmes particuliers. Chacune eut un

50
accouchement facile et agréable. Les douleurs et les
tensions étaient accueillies comme 1'anticipation de la
naissance et de la maternité vécues avec sensibilité et
maturité.
Toute femme, à de rares exceptions près, pourvu
qu'elle ait reçu une éducation adéquate et qu'elle se
trouve dans un milieu approprié, peut accoucher de
manière naturelle à domicile avec un minimum d'in-
confort. Elle doit pour cela être entourée d ' une
communauté positive et joyeuse, faite d'amis et de
proches. Pour le premier enfant, on constate qu'une
femme a souvent tendance à avoir un peu peur, à être
un peu nerveuse. Pas nerveuse dans un sens négatif,
mais dans celui d'une certaine anticipation, comme le
fait de « ne pas savoir» comment ça va se passer, tout
au moins du point de vue de 1'expérience.
La discipline se révèle un élément crucial ; pendant
l'accouchement en effet, il arrive à la femme de pen-
ser : « Je ne supporterai pas cette douleur une minute
de plus ! » Il faut pourtant que ça se fasse, et la plupart
des femmes ont assez de discipline pour être formi-
dables. (De nos jours, « être formidable » correspond à
un comportement normal pour les femmes d'autrefois.)
Elles tiennent le coup.
Bien sûr, il existe des alternatives comme la péridu-
rale, ou bien se faire ouvrir le ventre et faire sortir le
bébé. Malheureusement, juste au moment ou la disci-
pline est requise, le personnel hospitalier propose l'al-
ternative. De nos jours une femme n'a pas à faire le
travail de l'accouchement pour mettre au monde son
bébé. On peut la bourrer de médicaments, la rendre
inconsciente. Mais il existe une différence profonde
entre une naissance naturelle, où la mère est
consciente, et une naissance dans laquelle la mère est
inconsciente.

51
Transcender l'identification au corps
Les conditions de la naissance vont affecter 1' enfant
de manière radicale, car elles vont déterminer l'identi-
fication qu'aura l'enfant avec sa forme humaine.
Prendre une forme humaine implique que l'être devra
assumer un organisme complètement différent de celui
qu'il avait avant son incarnation. Cela implique égale-
ment d'être capable de transcender l'habituelle et illu-
soire identification au corps.
Tout être vivant a tendance à s'identifier à sa forme
la plus grossière, en 1'occurrence, pour l'homme, sa
forme physique; comme si nous n'étions que cela, y
compris la conscience. (De nombreux scientifiques cla-
ment haut et fort que la conscience n'est qu'un proces-
sus chimique du cerveau, nous ne sommes pas
d'accord). La responsabilité de l'être humain est de
transcender ses limites, qui ne sont, pour 1'essentiel,
rien d'autre qu'un malentendu sur ce que nous sommes
vraiment.
Vouloir transcender le corps « lui-même » est irréa-
liste et de fait totalement idiot. Si vous détruisez votre
cerveau, vous transcendez le corps ! Mais transcender
l'identification au corps en le considérant comme s'il
représentait 1'être tout entier, voilà qui est nécessaire
pour permettre à l'homme de devenir tout ce qu'il
porte en lui de manière inhérente. Il s'agit d'une res-
ponsabilité majeure ! Or il s'avère que toute notre édu-
cation, toute notre formation sont orientées vers cette
identification au corps ou au mental. Même l'appren-
tissage de la lecture et de l'écriture, tels qu'ils sont
enseignés, s'adressent uniquement à notre niveau de
manifestation le plus grossier. De ce fait, transcender
1'identification au corps, aussi difficile que ce soit, a
des implications capitales comme : la fin de la cruauté,
de 1'hypocrisie et de la violence dans le monde. La dif-
ficulté porte aussi en elle sa récompense. Plus ce qui

52
nous est demandé dans une incarnation est facile,
moins la récompense en matière spirituelle est grande.
Dit de manière abrupte, c'est un peu comme si nous
obtenions des « points spirituels » avec, en tant
qu'êtres humains, la possibilité de créer un fabuleux
compte en banque énergétique et subtil (alors que dans
d'autres formes de vie, chez les animaux, les plantes et
les objets inanimés, ce n'est pas le cas).
Les conditions effectives de la naissance peuvent
avoir une influence déterminante sur le comportement
psychologique d'une personne. Une sage-femme nous
a raconté qu'un bébé avait littéralement glissé des
mains du médecin pour aller se fracasser par terre. Le
bébé avait heureusement survécu, mais on imagine
bien que dans de telles circonstances de naissance, il
aurait du mal à transcender son identification au corps
physique. De plus, de tels traitements sont plus cou-
rants qu'on ne le pense dans l'accouchement conven-
tionnel.
Plus le corps est directement attaqué pendant la nais-
sance, plus 1'être craint une annihilation immédiate et
plus son identification au corps va être forte. Des
lumières vives, beaucoup de bruit, une manipulation
brutale, tout concourt à renforcer la « crampe 1 ». Dans
l'imaginaire de l'être, le corps physique joue le rôle du
véhicule de survie au lieu de jouer celui du manteau de
la conscience qui elle ne peut être détruite.

1. « La crampe » fait référence à toute une série de manifesta-


tions sur les plans mental, émotionnel, psycho-physique s'apparen-
tant à une crampe musculaire. Ces crampes affectent le corps de
manière tantôt évidente, tantôt subtile. Elles affectent également les
émotions, mais aussi l'esprit en voilant et en compromettant sa
capacité d'action libre et « lumineuse».

53
Les influences
Les meilleurs conditions sont celles où le bébé béné-
ficie de beaucoup de calme et de paix. Toute personne
présente devrait comprendre un tant soit peu le mystère
de la vie, éprouver de la déférence et de l'admiration
devant le processus en cours, accepter et entrer en réso-
nance complète avec les croyances et les idées de la
femme qui accouche. Un nouvel être vient à la vie, cela
exige respect et dignité ! Les parents, la sage-femme,
une aide éventuelle et, au maximum (selon moi), une
ou deux personnes proches avec qui les parents se sen-
tent en confiance sont plus que suffisants. Une per-
sonne doit être constamment prête à aller chercher de
l'eau, faire quelques commissions, répondre à la porte,
s'occuper du téléphone, faire en sorte que l'univers
quotidien reste pour l'instant à l'écart tandis que le
petit groupe des proches est là pour servir de compa-
gnie chaleureuse, encourager les parents et 1' enfant. Le
père devrait être là pour aider la mère à se souvenir de
respirer (pour optimiser le travail) et à se rappeler ce
qu'elle est en train d'accomplir. Malheureusement, ce
n'est pas toujours le cas. On cite l'exemple d'un mari
qui assistait au cours de préparation à l'accouchement
avec sa femme. Enceinte de huit mois, terrifiée par
toutes les histoires horribles que sa mère n'avait cessé
de lui raconter sur l'accouchement, celle-ci souhaitait
malgré tout une naissance naturelle. Le mari était quant
à lui parfaitement insensible, tout cela lui paraissait
fastidieux. Chaque fois qu'elle lui posait une question
il s'énervait et lui répondait agacé:« Mais tu n'écoutes
donc pas ce que dit la sage-femme ? » Ce genre de
situation n'est pas particulièrement favorable pour le
futur être humain· qui ressent littéralement, d'instinct,
les sentiments qui animent ses parents et les personnes
qui se trouvent dans leur entourage immédiat.
L'atmosphère régnant parmi les personnes présentes

54
au moment de l'accouchement est aussi très impor-
tante : toutes devraient être accueillantes et vigilantes.
Si elles sont nerveuses, méfiantes à l'égard de la sage-
femme, animées d'un esprit critique et de reproches, ou
si la mère ne veut pas de cet enfant pour toutes sortes
de raisons, mais qu'elle est contre l'avortement ou a
été forcée d'aller jusqu'à terme, qu'elle a peur et
s'identifie à la douleur et à ses conflits intérieurs, il est
clair que les conditions sont loin d'être idéales.
Il est au contraire extrêmement important que les
personnes présentes éprouvent des sentiments profonds
et soient inspirées par le mystère de la naissance et de
1'existence (au lieu de ne considérer là qu'un petit
amas de chair et de sang venant d'un autre amas de
chair et de sang), qu'elles aient conscience d'avoir
devant elles un être vivant, en communion avec la
source divine qui réussit à s'incarner. L'être s' impré-
gnera de cette transmission, il en sera profondément
impressionné jusque dans ses cellules.

Certaines personnes se demandent s'il est judicieux


d'accomplir une cérémonie pour la naissance d'un
enfant. Pour ma part, je prône toujours la simplicité.
On peut certainement allumer des bougies, accomplir
un rituel comme celui de la terre, du feu, du souffle
et de l'eau pour purifier l'enfant (toutes ces formes de
purification sont valables). Je m'en tiens en général à
une confiance complète dans le divin. Cette confiance
n'exclut pas un rituel minimum, par exemple une
prière de bienvenue, mais ne demande pas un imposant
et long rituel. Une prière toute simple est suffisante. Je
n'exigerais pas que la sage-femme ou son assistante
disent la prière. Cela peut être le père, ou une autre per-
sonne si celui-ci est occupé.

55
Le plus important, c'est que les parents soient bien
conscients qu'ils ont désormais une responsabilité vis-
à-vis de cet être, la responsabilité de lui offrir une
culture juste dans laquelle il va grandir, en veillant à
lui apporter de bonnes influences. Si l'enfant grandit
en voyant ses parents vivre une relation juste vis-à-vis
de Dieu et de la vie en général, lui aussi entretiendra
une relation juste avec Dieu et la vie. Si tel n'est pas
le cas, quel que soit le nombre de rituels, l'enfant les
abandonnera dès qu'il sera assez âgé, tout comme nous
avons abandonné le christianisme ou le judaïsme d'une
manière ou d'une autre dès que nous avons été suffi-
samment indépendants pour pouvoir nous en éloigner.

En ce qui concerne le lieu de l'accouchement, ma


préférence va encore une fois à la simplicité, une
chambre toute simple et arrangée avec goût. Si cela
doit avoir lieu dans la chambre des parents, ce qui est
recommandé, mieux vaut éviter que ce soit un véritable
capharnaüm avec trente-six mille choses ici et là, les
tiroirs ouverts, des habits qui traînent partout et, sur le
rebord de la fenêtre, une ribambelle de petits pots de
fleurs. Si les parents font partie d'une communauté spi-
rituelle, on trouvera sans doute quelques témoignages
du sacré dans cette chambre. La pièce doit être douce
et accueillante (éviter une chambre avec du papier
peint pourpre et argent et des miroirs au plafond, etc.) :
les couleurs pastel comme le vert pâle ou le bleu pâle
sont plus indiquées (ma préférence va au jaune pâle).
Ce doit être une chambre où l'on fait l'amour, non le
lieu de l'abus de l'autre, du désarroi, des crises et des
difficultés constantes (si tel était le cas, il serait bien
sûr stupide de la part de ce couple d'envisager la nais-
sance d' un enfant).

56
Je ne suis pas non plus favorable à la musique,
même douce (et surtout pas la musique électronique
type « New Age »). Il suffit que les personnes présentes
parlent simplement et qu'elles restent en communion
les unes avec les autres pour célébrer l'événement.

Les parents ont chacun un rôle spécifique pendant la


naissance. Le rôle de la mère consiste à se souvenir de
ce qui se produit sans se laisser emporter dans ses
propres projections subjectives, ses attentes, ses fan-
tasmes suscités par son plaisir ou sa douleur. La mère
devrait garder un contact «psychique» avec l'enfant,
en lui parlant pendant que l'accouchement se déroule
en lui disant par exemple : «Je sens que tu te prépares
à sortir, c'est vraiment merveilleux et il nous tarde de
te rencontrer. » Il n'est pas nécessaire que cela soit dit
à haute voix, bien que cela puisse aussi être le cas. Le
principal est que la mère maintienne le contact avec
l'enfant. Elle devrait expliquer ce qui va se passer: «À
présent ta tête s'engage et il est possible que tu sentes
une différence de température, c'est normal. Dès que
tu seras complètement sorti on te laissera t'habituer, et
puis on coupera le cordon ombilical et on te posera sur
mon sein. » Bien évidemment, la mère est en général
trop occupée par le travail pour rester aussi attentive,
mais elle peut garder cette intention de communion
comme une atmosphère générale tandis que le père
aide par la parole, l'encouragement et l'accueil.
La présence du père sert essentiellement à soutenir
la mère et à communiquer avec l'enfant, à sa manière.
Il arrive que la femme délire un peu (parfois le délire
est extatique ; de nombreuses femmes traversent de
très fortes périodes d'extase pendant l'accouchement).
Il est utile que le père soit là pour maintenir l'attention
et accueillir 1'enfant.

57
L 'isolement postnatal
Dans la Chine traditionnelle, la mère ne pouvait
quitter la chambre pendant les vingt jours qui suivaient
la naissance et 1'enfant ne pouvait pas non plus quitter
la maison. Dans Je même ordre d'idée, je ne recom-
manderais pas les longs voyages ou les environnements
bruyants pendant un certain temps après la naissance.
Tout le monde ne s'accorde pas ce sur ce point. Cer-
tains prônent un maximum de contacts dès Je plus
jeune âge (bruits, lumières, couleurs, etc.) en accompa-
gnant l'enfant dans ces diverses manifestations (on
devrait tout expliquer à 1'enfant). Je propose pour ma
part que l'enfant reste à l'intérieur, au calme, au chaud
et en sécurité pendant les deux ou trois premières
semaines. Au terme de cette période, il sera habitué à
l'allaitement et se sera accoutumé à ses parents; de
même qu'il se sera adapté à la respiration et aux élimi-
nations (pipi-caca) et toutes ces choses courantes.
Ensuite, on peut progressivement l'amener vers des
environnements différents : les lumières, les couleurs,
les bruits, etc., tout en continuant à lui expliquer ce
qu'il expérimente et en 1'assurant qu'il est en sécurité.
Il ne s'agit pas d'interpréter ses expériences à votre
manière d'adulte, mais de décrire les choses de façon
objective.
Tout ce qui pourrait choquer ou impressionner l'en-
fant devrait lui être expliqué à l'avance; par exemple,
si vous devez 1'emmener en ville où il y a toutes sortes
de bruits perçants (voitures, klaxons), vous pourrez lui
expliquer : « On va sortir et tu vas entendre des tas de
bruits, tu es avec moi et tu n'as pas besoin d'en avoir
peur, ils n'ont rien à voir avec toi (l'expression« faire
mal» n'est pas bonne) . Tu n'as qu'à les observer, être
attentif, récolter l' information.» Vous devez toujours
expliquer les choses de cette manière à votre enfant.
Pour ce qui est du suivi après la naissance, il n'y a

58
rien de vraiment nécessaire. Il suffit de garder à l'esprit
les mêmes idées que pour la conception, la grossesse
et la naissance : être conscient de ce que vous faites,
être conscient que l'enfant est une personne et qu'il ou
elle est conscient. Parlez-lui, entrez en relation avec
lui ; orientez-le toujours vers le divin, vers une relation
pleine et naturelle avec la vie, vers le service des
autres, vers le bonheur et la confiance en soi. Cela
suffit.

La circoncision
On peut pratiquer la circoncision sept à huit jours
après la naissance, c'est ce qui est médicalement
recommandé. Je souhaiterais que le praticien soit réel-
lement détendu et sache exactement ce qu'il fait avec
le scalpel. L'idéal serait bien sûr que ce praticien
comprenne tout le processus de la naissance, de la cir-
concision, la relation de l'homme avec Dieu et toutes
ces choses-là, mais j'en demande beaucoup.
Il est clair qu'on me critiquera énergiquement pour
le simple fait d'avoir abordé ce sujet. La plupart des
adeptes de l'accouchement naturel et conscient, pour
ne pas dire tous, sont farouchement et même violem-
ment (à bon droit) contre la circoncision. Alors, disons
simplement que cela devrait être laissé au jugement des
parents.

L'allaitement

Dans son ouvrage, Pourquoi la souffrance?, J. Kon-


rad Stettbacher 1 donne une exemple saisissant pour
comprendre la différence entre maltraiter un enfant et

1. Stettbacher, J. Konrad, Pourquoi la souffrance ? Paris,


Aubier Montaigne, « Psychologie PS ».

59
l'entourer de soins, et les répercussions que cela a sur
son psychisme :

Un enfant a faim et cherche le sein de sa


mère qui répond à sa demande ... Il cherche le
sein de sa mère, le trouve, boit tout le lait qu 'il
désire avec plaisir, puis, rassasié et détendu, il
la regarde en souriant. Il laisse sa maman le
bercer jusqu 'à ce qu'il s'endorme. S'étant
reposé, il se réveille, sourit et cherche une fois
de plus le sein de sa mère, plein d'une
agréable anticipation.
[Dans le cas contraire où la mère ne répond
pas aux attentes de 1'enfant, cela porte atteinte
à son intégrité primordiale.] Étant donné la
vulnérabilité de 1'enfant vis-à-vis du monde de
l'adulte, il peut être arbitrairement meurtri. Sa
tentative pour satisfaire ses besoins, qui
devrait être un événement agréable, apparaît,
du fait de la blessure, comme une expérience
douloureuse dont il ne peut comprendre la
cause. L'enfant n'est que «nécessités» et doit
répondre à ces impératifs. Tout rejet, tout déni
constitue un abus. Quelles que soient les rai-
sons de l'abus, l'enfant ressent la blessure
comme le résultat de sa propre insuffisance.
Voici un exemple d'une telle blessure. Un
enfant a faim. Il appelle, il crie, mais la mère
ne réagit qu'avec impatience. Elle réchauffe le
biberon à toute vitesse, sans vérifier la tempé-
rature, puis en maugréant attrape le nourris-
son. Le bébé, le visage mouillé de larmes,
ouvre la bouche à contrecœur et tente de reje-
ter le liquide chaud, sans succès ou avec diffi-
culté. .. Au lieu de trouver le plaisir et la
satisfaction de sa demande exaucée, l 'enfant

60
est soumis à la souffrance, une souffrance
infligée par sa mère ou par la personne qui l'a
pris en charge. À l'avenir, chaque fois que
l'enfant ressentira un besoin, il sera saisi par
la peur et tentera en vain d'échapper à la
situation. Les blessures qui auront été infligées
à son corps et à son âme feront naître des
réactions latentes excessives qui, par la suite,
constitueront un fardeau tout en générant une
peur constante.

Les expériences négatives sont légions dans la vie de


chacun, et le psychisme ne peut qu'en être affecté. Seul
un Soi intégral, bâti sur des expériences de satiété et
de complétude, peut servir d'ancrage par les temps qui
courent. La période la plus favorable pour profiter de
cette satiété et de cette complétude est de loin l'enfance
et plus c'est tôt, mieux c'est. Ces expériences sont suf-
fisamment élémentaires dans notre caractère pour être
plus puissantes que les expériences négatives que nous
rencontrerons par la suite.
Cette satiété et cette complétude proviennent, dans
notre enfance, de la satisfaction de nos demandes.
C'est simple et précis. Enfant, si l'on vous porte quand
vous avez envie d'être porté, si vous êtes posé quand
vous avez envie que 1'on vous pose, systématiquement
écouté avec attention, nourri dès que vous cherchez le
sein au lieu qu'on attende vos cris, alors il est très pro-
bable que vos serez intrinsèquement satisfait. Vous
avez cette expérience fondamentale qui vous dit que le
monde est agréable et que vous obtiendrez ce que vous
désirez. Vous avez un sentiment d'appartenance et
vous savez que tout va bien ; cela représente un
ancrage exceptionnel pour le reste de votre vie.
À la lumière de ce que je viens de dire, je m'étonne
sans cesse du fait qu'un grand nombre de personnes

61
qui sont supposées être conscientes n'allaitent pas leurs
enfants. C'est encore plus étrange quand on voit
combien de personnes de nos jours font tellement
attention à leur nourriture, sans additifs, sans pesti-
cides, etc. Pourquoi donner un biberon à leur enfant au
lieu de lait authentique ? Oui, les enfants peuvent faire
la différence ! Le verre n'a rien à voir avec votre peau,
quelle que soit la température du lait, je peux vous l'as-
surer. Ce genre de contradiction ne pose cependant pas
de problème à un hypocrite. Il peut arriver bien sûr
qu'un certain nombre de problèmes physiologiques
empêchent la femme d'allaiter, mais il y en a peu, et
on est loin du compte. L'obstacle essentiel est psycho-
logique et il n'y a pas d'excuse pour refuser à l'enfant
cette intimité avec sa mère simplement parce que celle-
ci ne se soucie que d'elle même.
La merveille et la puissance de l'allaitement ainsi
que la force du lien créé sont magnifiquement décrits
par une mère expérimentée :

Le nouveau-né dort dans le lit de ses parents


et la mère ou le père le porte sur lui pendant
qu'ils sont éveillés. Pendant la journée, l'en-
fant dort et se réveille au rythme des mouve-
ments du corps de sa mère, comme lorsqu 'il
était encore dans son ventre. Il observe son
visage et le visage des autres, les changements
de lumière, les bruits et les odeurs de l'activité
humaine. Sa vie quotidienne est remplie de
contacts, d'affection, de proximité et il est
entouré des stimulations de la vie. Si l'on vit
dans une communauté, un ashram, cela fournit
à l'enfant grandissant encore plus de chaleur
humaine et une opportunité réelle des 'intégrer
dans le grand mouvement de la vie.
La mère nourrit l'enfant quand il a faim.

62
Nul besoin d'horaires imposés par un adulte;
l'enfant sait quand il a faim et demande à être
nourri. Comme il est porté contre le corps de
sa mère, il n'a même pas besoin de crier, il lui
suffit de frotter son nez contre le sein de sa
mère et celle-ci répond. C'est le début d'une
relation dans laquelle la mère pourvoit aux
besoins du bébé en respectant et en répondant
à son expression au lieu que ce soit l'inverse
- où l'adulte définit ce qu 'est la réalité de l'en-
fant, dicte ce dont il a besoin et comment il
doit répondre.
Nous recommandons que pendant les six
premiers mois la mère accorde toute son atten-
tion à l'enfant pendant l'allaitement. Ce qui
veut dire qu'elle ne lit pas ou ne poursuit pas
une conversation avec un autre adulte pendant
ce temps-là. L'allaitement fait partie inté-
grante de l'édification du lien entre la mère et
l'enfant, etc 'est un moment où la mère se doit
d 'être présente sans distraction. C 'est l'oppor-
tunité pour elle de regarder son enfant avec
amour, car le regard est l'un des aspects fon-
damentaux du lien entre les hommes. Toute
mère qui a allaité aura remarqué combien son
enfant la regarde avec une attention et une
constance totale pendant qu'elle le nourrit.
Cette attention devrait être partagée et main-
tenue.

De manière générale, nous recommandons de nour-


rir l'enfant à sa demande, et que l'allaitement se pour-
suive aussi longtemps que l'enfant tète effectivement
et que la mère en est physiquement capable. Idéale-
ment, l'allaitement peut durer entre trois et cinq ans
-mais cela dépend des circonstances, de l'enfant, de

63
la mère et de son état de santé. Bien des mères considè-
rent un allaitement aussi prolongé trop difficile. Je
pense que si 1' on est parfaitement sain psychologique-
ment, cela ne devrait pàs poser de problème. Quand
1' enfant commence à mordre le sein de sa mère et à le
gratter, même les mères les plus aimantes veulent y
mettre un terme et considèrent que 1' allaitement
devient alors bien trop importun. Comme 1' enfant
considère pour sa part que les seins de sa mère font
partie intégrante de ses droits et qu'il peut en faire ce
que bon lui semble, il s'avère souvent nécessaire de
fixer des limites. Un enfant peut très bien s'habituer à
téter avec douceur et sensibilité. (Ne pas nourrir du
tout, ce n'est pas établir une limite, c'est punir l'enfant,
même si telle n'est pas l'intention de l'adulte.) Si l'en-
fant mord le sein, la méthode la plus commune et la
plus traditionnelle consiste à lui donner une chique-
naude bien sentie sur le nez: il comprend très vite qu'il
ne doit pas mordre. Nous n'encourageons pas cette
méthode. Il est préférable que la mère parle à son
enfant et lui dise : « Tu sais, ça fait mal. Tu peux
mordre tes jouets ou ton canard en caoutchouc ... » et
l'enfant apprend très vite. Quoi qu'il en soit, chaque
fois que l'enfant fera une nouvelle dent, il voudra l'es-
sayer. Quand cela se reproduit fréquemment, il est nor-
mal que la mère se sente personnellement menacée ou
tyrannisée.
De nombreuses mères souhaitent cesser d'allaiter le
plus tôt possible pour de nombreuses raisons. Certaines
sont gênées d'allaiter en public, c'est d'ordinaire la
dernière raison. Le plus souvent, c'est parce que l'allai-
tement demande une énorme somme d'énergie - la
femme doit absorber de grandes quantités de nourriture
et a souvent faim, déclenchant par ce biais toute la
névrose liée à la nourriture. Le manque de sommeil
peut être une autre raison. Les mères qui ont de la

64
chance verront leur enfant faire rapidement des nuits
complètes. Mais tous les bébés ne dorment pas aussi
bien et la mère trouve pénible de se réveiller plusieurs
fois par nuit pour la tétée.
Pour des raisons de santé, 1'une des mères de notre
communauté dut cesser 1'allaitement alors que 1'enfant
avait tout juste deux ans. « Si vous continuez à l'allai-
ter, vous allez devenir si faible que cela pourrait nuire
gravement à votre santé », lui avait déclaré le médecin.
Fragile depuis son plus jeune âge, elle avait en outre
contracté une hépatite virale en Inde, dont elle n'avait
jamais vraiment guéri. L'allaitement dépassait ses
limites physiologiques.
Si la mère est en bonne santé, qu'elle peut allaiter
mais ne le fait pas à cause de son travail et doit donc
arrêter les montées de lait, le bébé le sentira et se
conformera aux expériences de sa mère au lieu de res-
ter ouvert et vulnérable, ce qui est habituellement
l'apanage de l'enfance. Toutefois, si une mère a un
problème physiologique qui l'empêche d'allaiter, l'en-
fant le saura d'instinct, s'ajustera plus facilement, plus
naturellement, et en sera moins traumatisé.
À mesure que l' enfant grandit il lui est plus facile de
comprendre que l'allaitement ne peut avoir lieu en
toutes circonstances, par exemple dans 1'autobus ou
dans un restaurant, où la négativité des gens peut aller
à 1' encontre du sentiment positif que lui procure le fait
d'être nourri à la demande.
L'allaitement est très réconfortant. Un enfant voudra
presque toujours téter quand ses sentiments sont
blessés, quand il se sent embarrassé ou s'il s'est fait
mal. Parfois, il ne sera pas facile de le satisfaire, selon
les circonstances. Cependant, même si nous avons fixé
des limites claires, il faut savoir faire passer la santé de
l'enfant avant tout et particulièrement avant notre
propre confort.

65
Tout ce qui peut déranger la sécurité de l'enfant par
rapport à la nourriture et au confort est, selon moi,
interprété par l'instinct à l'état brut comme une menace
pour sa survie. Par exemple, si vous êtes en train de
vous doucher pendant que votre bébé dort et qu'il se
réveille et commence à crier, vous savez, vous, qu'il
ne mourra pas de faim s'il doit attendre une demi-
heure. Mais l'enfant, lui, ne le sait pas : il se sent
menacé dès qu'il a faim et n'est pas immédiatement
nourri. En tant qu'adulte vous pouvez dire : «Lâche-
moi une minute, tu veux ? Je ne peux pas le nourrir
tous les quarts d'heure, chaque fois qu'il pousse un
gémissement. » Mais 1'instinct fait considérer (pas de
manière intellectuelle) à l'enfant qui a faim qu'il va
mourir. Il y a bien entendu une différence majeure
entre la véritable faim et le désir de téter pour le récon-
fort émotionnel. Si un bébé est nourri au sein chaque
fois qu'il ressent la faim, il est peu probable qu'il sera
traumatisé, même légèrement, lorsqu'il lui sera refusé
une tétée de réconfort, par exemple si on a décidé de
ne pas le faire téter dans le bus. Au fur et à mesure
qu'il grandit, et qu'il s'instruit sur l'aspect relationnel
de son monde, il sera à même de comprendre claire-
ment les limites sociales justes et sages. Si en
revanche, en tant qu'enfant, il n'a pas reçu l'amour et
l'affection qui lui auraient permis de se sentir aimé et
en sécurité, il aura une réaction inconsciente face aux
limites. C'est cette réaction qui chez lui l'emportera sur
toute intelligence rationnelle qui devrait être appliquée
en de meilleures circonstances.
Qu'arrive-t-il ensuite? L'enfant pleure pendant une
demi-heure, persuadé qu'il va mourir, et puis, soudain,
voilà qu'il obtient sa nourriture. Alors, bien qu'il soit
instinctivement persuadé qu'il va mourir parce qu'il
n'est pas nourri quand il en a besoin, d'une certaine
manière, il a le sentiment d'avoir survécu. C'est là que

66
commence la stratégie de survie. Le début du pro-
gramme : «Il faut que je fasse ça pour obtenir ce dont
j'ai besoin.» [Ce scénario renforce ce qui était noté
plus haut à propos des travaux de Stettbacher. Bien que
ce soit fondé sur l'opinion de l'auteur, c'est aussi l'avis
d'une majorité de psychologues modernes. Notre but
est ici de montrer qu'il est vital de voir la connexion
essentielle entre les premières expériences d'alimenta-
tion et le développement psychologique et émotionnel
de 1'être humain. Les implications de cette stratégie de
survie infantile feront 1'objet du chapitre suivant où
l'on mettra l'accent sur le besoin d'être aimé et entouré
d'attention. - L'éditeur]

Comment cesser l 'allaitement de manière consciente


Lorsque la mère sait à peu près quand elle souhaite
arrêter de nourrir son enfant, ou bien quand l'enfant va
cesser de partager le lit ou la chambre de ses parents,
ceux-ci peuvent commencer un peu à l'avance à le pré-
parer à cette transition. Il existe plusieurs points de vue
sur la manière de sevrer un enfant.
Pour une petite fille qui avait été nourrie au sein jus-
qu'à cinq ans, les parents commencèrent à la préparer
vers l'âge de quatre ans et demi en lui disant: «À cinq
ans tu ne pourras plus téter», et l'enfant répondait
chaque fois : «Non, je continuerai à téter. » Mais
quand elle eut cinq ans elle ne fit aucun problème. On
observa la même chose en ce qui concerne le lit fami-
lial et la chambre. Cela parce que les parents avaient
présenté le projet à l'enfant : «Tu es en train de gran-
dir, tu deviens une grande fille. À mesure que tu gran-
dis, les circonstances changent... » Dans ces deux
circonstances, les transitions furent expliquées à 1'en-
fant en termes positifs : comme si le fait d'arrêter de
téter était une grande aventure, comme si le fait d'avoir
sa propre chambre était un cadeau de responsabilité.

67
Cela permit une transition heureuse, sans discussion,
sans difficulté.
Pour conclure je ne peux que souligner que l'allai-
tement fait partie du programme biologique, au moins
autant pour la mère que pour 1' enfant. La différence
étant que 1' enfant est innocent, simple et instinctif.
Pour lui, être privé de ce besoin, sauf si la mère ne
peut le nourrir pour des raisons physiologiques, c'est
être rejeté et abandonné. Un bébé n'a pas les moyens
intellectuels d'expliquer la psychologie névrotique de
sa maman. Il n'a aucun autre moyen que de s'armer
contre cette souffrance du rejet en refoulant ses sensa-
tions et en s'adaptant à la situation; ce qui, à des
degrés divers, selon la bonne ou la mauvaise santé du
reste de la famille, produit toujours un comportement
aberrant à l'âge adulte, ou au cours de sa croissance.
Pour ce qui est de la mère, le temps qu'elle devienne
adulte, sa propre psychologie complexe est bien en
place et 1'immense volume de ses directives névro-
tiques lui rendra très difficile et très délicate la tâche
de suivre avec naturel ses impératifs biologiques. La
résistance de la mère à 1' allaitement (si résistance il y
a) ne sera sûrement pas facile à surmonter, même si
elle est informée que le refus de 1' intimité avec son
enfant risque d'estropier celui-ci, d'une manière ou
d'une autre, pour la vie. C'est presque comme si, du
fait qu'on ne s'en rend pas compte, on refuse d'en
reconnaître la validité. Mais je souligne une fois
encore l'importance de l'allaitement dans le lien
mère-enfant et dans 1' équilibre général de 1' enfant
pour ce qui est de l'image de soi et de la confiance en
soi à travers chacune des étapes de 1' enfance, puis de
l'adolescence et enfin de l'âge adulte. Refuser à l'en-
fant et au parent tout élément qui concourt au déve-
loppement naturel et organique fixé par la nature

68
handicapera 1'un et 1'autre, parfois de manière pro-
fonde, subtile, parfois de manière flagrante. Penchez-
vous sérieusement sur cette question, la santé de vos
enfants pourrait bien en dépendre.
3

Assez et jamais assez


L'amour, l'affection et l'attention

L'amour et l'affection

Alice Miller a décrit la vie d'un enfant dans une ville


où il y avait des tremblements de terre, où les édifices
s'écroulaient et des gens étaient blessés. L'univers
entier de cet enfant était bouleversé, mais comme il
vivait dans une atmosphère familiale rassurante, il en
sortit indemne, sans séquelles, sans traumatismes psy-
chologiques ou émotionnels. Le fait est là : rien ne peut
remplacer une enfance enracinée dans la tendresse et
l'affection d'une famille unie, même si bien des gens
essaient de compenser un tel manque en accumulant :
pouvoir, terres, renommée ou possessions ; comme si
on pouvait trouver la véritable sécurité dans des
domaines aussi fugaces qu'éphémères. En fait, bien des
gens amassent« l'amour» comme s'il s'agissait d'une
chose et comme si en accumuler une assez grande
quantité (par les enfants, les amants, les affaires, ainsi
de suite) pouvait engendrer la sécurité ultime.
Je vais vous raconter une histoire qui illustre parfai-
tement la nécessité de témoigner de l'amour et de l'af-
fection à nos enfants. Il y a de cela bien des années,
nous visitions une propriété dans l'Ouest et nous avons

70
demandé au propriétaire s'il n'y avait pas d'anciennes
mines sur le terrain. Il comprit aussitôt que nous étions
préoccupés par la sécurité des enfants. « Il existe effec-
tivement deux petites mines à ciel ouvert sur la pro-
priété, d'une dizaine de mètres de profondeur. Ce qui
est curieux, c'est qu'un jour, le chien d'un de mes
enfants a disparu pendant longtemps. » Il se mit à nous
raconter que pendant deux mois tout le monde estimait
que le chien était parti dans les bois et s'était fait tuer
par un félin, sans doute un puma. Un beau jour, alors
qu'il se promenait sur sa propriété, il découvrit que le
chien était tombé dans ce trou de dix mètres et n'avait
pu remonter. À son grand étonnement, ce dernier était
encore en vie deux mois après son accident ! Maigre
certes, très maigre, mais toujours vivant. Aussitôt ils
portèrent secours au chien, le sortirent du trou, le rame-
nèrent à la maison, puis le nourrirent, le soignèrent, et
le chien se remit. Mais son comportement avait changé
du tout au tout par rapport à ce qu'il était avant son
accident: dès qu'il fut à nouveau sur pattes et se sentit
de nouvelles forces, il se mit à tuer toutes les poules de
la ferme ; il tuait tout ce qu'il pouvait attraper. Ils
furent obligés de s'en débarrasser, il n'y avait rien
d'autre à faire, car il attaquait tout ce qui pouvait être
mangé.
Au fond du trou, le chien avait survécu d'eau de
pluie et peut-être de tout petits rongeurs qui avaient pu
y tomber; il n'y avait rien d'autre à cet endroit. Il avait
donc adopté un comportement correspondant à sa
situation de disette de façon purement instinctive. Ce
n'était pas comparable, bien entendu, à ce que font les
humains dans leur complexité. Mais à la suite de cette
expérience de manque de nourriture, tout ce qui res-
semblait justement à de la nourriture, même si le chien
n'était pas affamé, devenait objet de convoitise,
comme s' il s'agissait d'une question de vie ou de mort.

71
On peut dire qu'il était devenu fou. Il demeurait un ani-
mal de compagnie, affectueux avec les gens qui
vivaient avec lui, mais désormais affligé de ce senti-
ment de manque qui faisait qu'il n'en avait jamais
assez. Il pouvait bien se rassasier en mangeant, mais
il ne pouvait jamais amasser assez de nourriture pour
satisfaire son instinct. Il tuait donc les poules, même
s'il ne les mangeait pas : c'était une réponse purement
instinctive à la faim inscrite dans sa mémoire, dans ses
cellules, mais non à la faim réelle du moment. La faim
inscrite dans sa mémoire gouvernait son compor-
tement.
Il est étonnant de constater que nous autres, êtres
pensants et doués de conscience, faisons preuve du
même comportement. Il est très courant qu'à un
moment donné de notre enfance un événement nous
laisse un sentiment de manque ; devenus adultes, alors
que ce manque n'existait plus, nous agissons toujours
comme s'il existait encore ici et maintenant.
On peut ranger les êtres humains en deux catégories
principales : soit ils se sentent aimés soit ils ne se sen-
tent pas aimés. Pour ce qui est des enfants : soit ils
savent qu'ils sont aimés soit ils ne se sentent pas aimés,
avec tous les sentiments qui en découlent : dévalorisa-
tion, . sentiment d'inutilité, insécurité, culpabilité,
impression d'être victime, etc. Si un enfant se sent
aimé lors de ses deux premières années, nous pouvons
pousser un soupir de soulagement, même s'il nous
donne du fil à retordre par la suite, nous amenant à
nous disputer bec et ongles avec lui. JI est évident que
cette certitude d'être aimé ou pas devient rapidement
un facteur de motivation inconscient ; ce sentiment est
tellement total et global que la possibilité de la mettre
en évidence à 1'âge adulte par une thérapie quelconque
est très difficile. Cela revient à invalider Je programme
entier de notre vie : et, vous l'aurez compris, la résis-
tance à cette prise de conscience est inévitable.

72
Cela nous arrive à tous : si, enfants, nous nous
savons aimés, nous aurons une base solide dans la vie,
une stabilité qui n'a besoin d'aucune preuve ni d'aucun
renforcement. Cela est. Nous éprouverons malgré tout
les stress normaux de la croissance et les inévitables
névroses, mais nous ferons face à ces choses sans coup
férir : cela ne nous fera pas« dérailler». L'environne-
ment peut être un facteur important, le conditionne-
ment « bon chic bon genre » et bien d'autres peuvent
nous affecter, nous possédons néanmoins quelque
chose de crucial ! Ces enfants jouiront de respect
envers eux-mêmes, de créativité, de confiance et d'ap-
titude devant la vie s'ils savent, s'ils sentent qu'ils sont
essentiellement aimés tels qu'ils sont et pour ce qu'ils
sont, sans exigence parentale ni attente pour qu'ils
soient autres que ce qu'ils sont.
Quand un enfant ne sait pas qu'il est aimé, ou s'il se
sent non aimé (une épidémie dans le monde d'aujour-
d'hui), toute sa vie il essaiera de trouver l'amour à par-
tir de ce manque, tout comme le faisait ce chien. À
l'âge adulte, il n'exprime ni n'extériorise son manque
de manière aussi surréaliste ou basique que ce chien,
mais le conditionnement demeure. Comme il est intel-
ligent, il peut mesurer les conséquences d'un compor-
tement pour les gens qui vivent avec lui, ou il se rend
compte que l'effet sur son patron pourrait lui coûter
son emploi, ainsi de suite. Néanmoins, il recherche
inconsciemment l'amour du point de vue du manque et
cela prend la forme d'innombrables manies, caprices et
tournures de caractère.
Il est courant qu'une petite fille qui ne se sent pas
aimée se focalise sur son père : sa manière d'entrer en
relation avec les hommes reflétera son insatiable
manque d'amour. Quoi que fasse le garçon, ce ne sera
jamais assez : «Tu ne t'occupes pas de moi, tu ne
dépenses pas assez d'argent pour moi, tu ne m'aimes

73
pas assez ... ma vie ne t'intéresse pas ... tu ne prends pas
mes rêves au sérieux. » Il y a toujours quelque chose.
Si c'est un petit garçon qui a l'impression de ne pas
avoir eu assez d'amour, il focalise sur sa mère et,
devenu adulte, il va d'une femme à l'autre, ressentant
toujours le vide du manque d'amour, se sentant tou-
jours incompris et jamais assez aimé, se comportant
avec les femmes comme s'il fallait qu'elles soient pour
lui des mères au lieu d'être des égales. Bien entendu,
les deux situations peuvent dégénérer en aberrations
légères ou graves. Quand un enfant grandit en se sen-
tant non aimé, il lui est très difficile de gérer le vide
qu'il ressent constamment, inconsciemment mais sou-
vent aussi consciemment, car ce dont nous, êtres
humains, avons le plus besoin, c'est d'amour. Il ne
s'agit pas de relations sexuelles, ni même de louanges,
mais d'une forme d'amour profond, confortable, fami-
lier, fiable, tangible et vivant.
Cet amour est évident dans les cultures où les gens
doivent s'en remettre à la famille pour leur sécurité,
comme les cultures autochtones et indiennes. Il arrive
souvent, dans ces cultures, que plusieurs familles défa-
vorisées vivent ensemble dans la même maison. Ces
« familles à rallonge » représentent parfois la seule
source de sécurité qu'aura un enfant durant toute sa
vie. Du fait de leur situation, ces gens vivent un senti-
ment d'intimité différent du nôtre. Ils peuvent certes
ressentir un manque grave en matière de nourriture
s'ils sont dans une situation de famine ou d'autre
nécessité, mais jamais un manque d'amour.
Certains d'entre vous ont probablement ressenti ce
genre d'amour éternel, mais il est très rare de le ren-
contrer aux États-Unis. Peut-être ceux qui ont des
familles ethniques bien établies l'ont-ils connu, grâce
au lien profond et à l'engagement de ce clan familial
élargi. Peut-être ne le ressentez-vous pas avec votre

74
père et votre mère, ou avec vos frères et sœurs, mais
quand la grande famille se réunit - les oncles, les
tantes, les grands-parents - et qu'il y a une masse de
chaleur, d'affection, d'humour et d'acceptation, alors
vous pouvez le ressentir. Il est palpable et cette compa-
gnie vous ravit. L'idéal serait qu'un tel amour ne soit
pas confiné exclusivement aux liens du sang, même si
nous avons une propension pour ces liens plus que
pour les autres. Si nous parvenons à établir ce lien avec
un groupe quelconque, nous avons une véritable
communauté.

L'équation meurtrière
Très tôt dans notre vie, probablement sitôt passés les
premiers mois, nous avons commencé à réaliser que les
objets de notre attention et de notre amour incondition-
nels pouvaient nous retourner cet amour ou nous le
dénier. Le sentiment de manque- soit qu'il n'y ait pas
eu assez d'amour soit que le sentiment que nous n'en
aurions jamais assez ait pris corps quand cet amour
nous a été refusé - est toujours un grand choc, car il est
inconcevable pour un bébé. L'enfant n'a pas le choix
d'aimer ou non, il ne peut qu'aimer, et c'est donc ce
qu'il attend des autres. Quand un adulte n'aime pas son
enfant, l'effet est si dévastateur qu'il en résulte forcé-
ment une forme de retrait. Le refus de l'amour n'a
habituellement pas pris place délibérément, bien sûr.
Nos parents ont tenté de nous aimer. Ils croyaient nous
aimer. Ils étaient cependant trop occupés d'eux-mêmes
et trop inconscients pour se rendre compte que ce qu'ils
estimaient être des actes insignifiants, constituaient en
fait des sortes de manipulation agressive, d'abus et de
manque d'amour (comme rire de nous quand nous
avions fait quelque chose qu'ils croyaient drôle, mais
qui, à nos yeux d'enfant, était terriblement sérieux).
Le sentiment qui se dégageait de tels traitements

75
inconscients pourrait s'exprimer ainsi : « C'est trop
douloureux pour être de l'amour, donc ce n'en est pas.
Et si ce n'en est pas, je ne suis pas aimé. » Mais nous
avons aussi remarqué que quelque chose « marchait »
pour attirer 1'attention de nos parents. Peut -être
qu'ayant essuyé nos mains sales sur la blouse blanche
et propre de maman, papa s'est mis à rire et nous avons
pris cela pour une réponse positive à notre égard. Nous
avons alors établi une équation entre cette reconnais-
sance et l' amour, et nous nous sommes mis en frais
pour le recréer. La fois suivante, ayant reçu une
réponse négative de maman (ce que fait un enfant de
façon innocente et spontanée est mignon, adorable et
attachant, mais dès que l' intention apparaît, cela
devient affecté et faux), nous nous sommes sentis pro-
fondément confus et blessés, ce qui a renforcé notre
mécanisme défensif, notre méfiance et notre sentiment
de déni d' amour.
En tant qu'adultes, nous nous devons d'être attentifs
aux enfants dans 1'éducation que nous leur prodiguons.
Nous pouvons tenter d'envisager leur vie à partir de la
perspective de leur développement et éviter ainsi de
leur transmettre ce problème de manque. Il arrivera
sûrement que quelque chose nous échappe que nous ne
voulions surtout pas manquer, mais si nous leur accor-
dons notre attention assez tôt dans leur vie, le résultat
vaudra largement les sacrifices consentis ainsi que les
changements survenus dans notre comportement
inconscient et dans nos attitudes tenues pour acquises.
Le plus grand cadeau que nous puissions faire à un
enfant - plus important que l'éducation formelle -
c'est la certitude d'être aimé, désiré et apprécié. Si,
durant les deux premières années de sa vie, nous
devons nous priver de «nourriture d'adulte» pour lui
accorder l'attention juste, alors nous devrions à coup
sûr nous sacrifier !

76
Voici un exemple pratique. De nombreuses mères
qui font preuve d'un souci semblable à l'égard de leur
enfant ont tellement besoin d'une «pause» sans la
présence constante de leur petit (surtout s'il y a un lit
familial permettant à l'enfant de dormir avec ses
parents, ce qui implique une proximité quasi perma-
nente) qu'elles sont parfois tentées d'ignorer l'enfant
ou de lui refuser une présence aimante et affectionnée
pendant une heure ou deux (ou cinq minutes), simple-
ment pour jouir enfin d'une conversation «d'adulte»
ininterrompue avec leur conjoint ou avec une amie.
Mais faire passer nos « besoins » supposés avant les
nécessités réelles de notre enfant peut coûter très cher.
Quand un enfant doit hurler « maman ! » à plusieurs
reprises pour attirer 1'attention, il est clair que nous
l'avons mis dehors, que nous nous sommes enfermés
dans notre monde et que nous ne sommes plus à
l'écoute de ses besoins; parce que nous avons senti le
besoin de nous servir nous-mêmes et d'assouvir nos
propres demandes avant celles de notre enfant.
Les enfants ont besoin et exigent des limites fermes
et justes. À 1'intérieur de ces limites, ils ont aussi
besoin de torrents d'attention bienveillante et exclu-
sive. C'est ce qui leur permet de se valoriser et de
développer leur confiance en eux.

La préparation aux inconforts de la vie


Un enfant qui a été aimé convenablement durant la
première année de sa vie devient un adulte assez mûr
pour pouvoir assimiler, répondre et s'adapter aux nom-
breuses circonstances défavorables qu'il rencontrera
dans sa vie. Mais un enfant qui s'est senti mal aimé
voit en général toutes les situations négatives corrobo-
rer le fait qu'il n'est ni aimé ni aimable. Il répondra à
ces situations comme s'il était personnellement
attaqué, au lieu de gérer directement la situation elle-

77
même dans la clarté et la créativité. Les sentiments de
ne pas être aimé engendrent des réactions habituelles
inconscientes, aveugles, au lieu de laisser libre cours à
des réponses adéquates, intelligentes et objectives.
Ainsi, pourquoi se trouve-t-il toujours des gens
capables d'intégrer le choc des horreurs dont ils sont
les témoins (même en situation de guerre) et en devien-
nent-ils plus humains ? Ces mêmes expériences en ren-
dent d'autres fous au contraire: plus violents, coléreux,
aigris et sombres qu'auparavant. Cela pourrait-il être
lié aux sentiments de valorisation acquis durant l'en-
fance ? Prenons par exemple les tremblements de terre
qui ont eu lieu dans la ville de Mexico, ou encore en
Inde et en Italie il y a quelques années, qui ont fait
entre dix mille et trente mille victimes. Dans de telles
situations, les survivants ont dû à la fois être témoins
d'extraordinaires souffrances et les gérer. Dans l'idéal
il faudrait être capable de servir, d'aider les gens :
héberger les sans-abri, offrir des couvertures et de la
nourriture. Notre capacité à servir avec cette intelli-
gence au lieu de nous effondrer et d'errer, hébétés et
anéantis, dépend très probablement de la manière dont
nous avons été aimés, enfants.
Au cours des premières années de sa vie, un enfant
connaît de nombreux désagréments : fièvre, couches
mouillées, bruits assourdissants, éventuelles querelles
entre les parents, gestes déplaisants ou agressifs de
compagnons de jeu. Même avec les meilleurs parents
du monde, 1'enfant devra faire face à des désagré-
ments. Quelle que soit l'attention de la mère, il arrivera
qu'elle s'absente au moment où l'enfant la réclame et
se met à pleurer. Mais s'il grandit dans une atmosphère
générale de sécurité et d'amour, ces désagréments
seront secondaires et se résorberont aisément dans la
confiance et le sentiment de valeur que l'enfant porte
en lui. Bien sûr, certains enfants sont plus énergiques,

78
plus passionnés que d'autres : nous ne pouvons donc
pas nous attendre à ce que tous les inconforts soient
toujours reçus par des manifestations de patience et de
sérénité. Mais en général, la réponse intérieure d'un
enfant peut être assez ouverte, assez unifiée pour ne
pas être bouleversée par les stress et les contraintes de
la vie.
Si nous avons bénéficié de la sécurité de nous sentir
tacitement et inconditionnellement aimés, non seule-
ment nous serons en mesure de supporter ce qui ne
nous concerne pas ou ce qui ne peut être changé
(comme les embouteillages ou être victime d'un licen-
ciement inopiné), mais nous pourrons aussi passer du
confort à l'inconfort (c'est-à-dire remplacer l'inconfort
par une situation plus vivable ou confortable, ou vice
versa si nécessaire) quand la situation l'exigera. Ainsi,
en visite dans notre belle-famille (avec ou sans notre
nouvel enfant), il se peut que nous ayons à supporter
des situations extrêmement inconfortables, comme
tolérer un langage négatif et destructeur, une agressi-
vité psychique ou une tentative de culpabilisation.
(Évidemment, nos beaux-parents peuvent être les gens
les plus aimables du monde, de même que nos parents
et nos camarades de travail. Malheureusement, ces
mêmes personnes ne comprennent pas nécessairement
comme nous l'importance de la manière d'être avec un
enfant et comment il convient de lui parler.) Quoi qu'il
en soit, voilà une occasion où Je besoin peut raisonna-
blement se faire sentir d'échanger le confort contre
1' inconfort. Si nous avons bénéficié de ce sentiment de
sécurité étant enfant, nous serons capable de Je faire
aisément et avec la plus grande diplomatie. Si ce senti-
ment de sécurité n'est pas présent, cela relève de l'im-
possible.

79
Les horreur de « 1'amour » conditionnel
Nombreux sont ceux qui, ayant souffert d'un
manque d'amour fondamental, ont inconsciemment
développé un mécanisme par lequel ils peuvent s'ima-
giner aimés sous certaines conditions. Ces conditions
sont évidemment les mêmes que celles qu'avaient utili-
sées leurs parents pour obtenir de l'affection ou de l'at-
tention (et que 1' enfant mal aimé, en désespoir de
cause, assimilera à de l'amour). Par exemple, ce pour-
rait être un père ou une mère qui entretient un espoir
déclaré (ou tacite mais très puissant) de voir son enfant
devenir un prodige dans le domaine musical ou artis-
tique, ou qu'il obtienne toutes les meilleures notes à
1'école. Un tel enfant considérera probablement les
attentes, désirs ou exigences du parent en question
comme des conditions nécessaires pour être aimé (ou
pour recevoir de 1'amour). Cette névrose conditionnée
se perpétuera toute sa vie s'il ne l'examine pas, ne la
reconnaît pas et n'y remédie pas ; cela déterminera ses
choix, ses actes et ses réponses aux diverses situations.
C'est exactement ce qui s'est passé en Bosnie, où
l'on a forcé les enfants à entrer dans des moules cultu-
rels sans possibilité d'expression individuelle. La haine
raciale entre musulmans, Serbes et chrétiens ne peut
se résoudre par une discussion saine et raisonnée. Ces
personnes n'ont pas d'individualité vivante; elles réa-
gissent aveuglément et violemment à la psychose de
masse. Durant l'ère communiste, la psychose de masse
religieuse était étouffée par la psychose de masse poli-
tique. Mais dès que l'État s'est effondré, il est arrivé
ce dont nous avons été les témoins. La même chose
s'applique au massacre des Vietnamiens par les Cam-
bodgiens. Les mécanismes de la psychologie et de la
conscience humaine ne connaissent pas d'exceptions
raciales, sociales, culturelles ou religieuses.
Un ego rigide est tout simplement incapable d'entrer

80
dans un processus créatif. Combien d'entre nous se
sont retrouvés paniqués en entrant dans un processus
de créativité ou en pénétrant sur un terrain inconnu ?
Ceci s'applique aussi, en principe, au domaine spiri-
tuel, bien que sur une autre échelle. Nous avons alors
peur de ne pas pouvoir «revenir». Mais c'est bien là
le point essentiel : si nous nous donnons entièrement à
notre art, à notre amoureux, peu importe, « nous » ne
reviendrons pas. Nous serons altérés, changés, trans-
formés. Nous aurons grandi en tant qu'êtres humains,
parfois de manière incommensurable. Mais la plupart
des gens sont tellement terrifiés à 1' idée de « ne pas
revenir» qu'ils ne profitent pas de telles opportunités
providentielles. Un ego sain se rend compte qu'il ne se
perdra pas (dans le sens d'être diminué, voire de deve-
nir fou), car il n'y a pas de danger. Un être humain
réellement mûr peut se permettre de tomber amoureux,
de se donner à une intimité profonde ou d'être vulné-
rable. De toute évidence, quand le soi entier entre en
relation avec le divin, il est consumé. Plus 1'ego se sent
en sécurité, plus il acceptera l'influence divine. Plus il
est rigide, plus il y aura de méfiance. La rigidité vient
des projections, des attentes, de la fausse dévotion, de
la prétendue vertu et ainsi de suite.

Transcender le manque d'amour


Avez-vous jamais entendu crier un enfant : « Je veux
maman » ? Si seulement 1' enfant savait vraiment ce
qu'il demande ! Jamais, dans l'histoire de l'humanité,
un enfant n'a réclamé sa mère en sachant ce qu'il
disait. Comment un enfant aurait-il un concept aussi
sophistiqué ou raffiné ? Habituellement, dans ces occa-
sions, un enfant veut le confort, la sécurité, une limite
ferme et juste, ou de 1'aide pour vaincre un autre enfant
ou un adulte (autre que maman). Il est évident que nous
ne pourrons jamais convaincre un enfant de ce qu'il

81
désire vraiment avant 1' âge de trente-cinq ou quarante
ans. (À cet âge, il s'agit encore d'un enfant, mais il
pourra être convaincu, ce qui est heureux pour toutes
les formes de développement personnel, pour la santé
du monde et la perpétuation de la race humaine.) La
vérité, c'est que J'enfant veut savoir qui il est, mais en
termes psychologiques cela revient à dire qu'il veut
pouvoir ressentir l'amour. Malheureusement, une fois
le manque d'amour installé, aucun truc psychique ne
pourra le recréer; même une bonne dose d'affection
sincère n'y parviendra pas. Un respect et une recon-
naissance stables, dignes de confiance, bienveillants et
authentiques peuvent commencer à réparer la cassure ;
c'est important, même si cela ne peut tout comble'!".
Pour y parvenir, il faut déprogrammer les choix fondés
sur le manque d'amour depuis l'enfance.
Toutes nos thérapies et notre immense travail sur
nous-même consistent simplement à revenir au point
où nous avons décidé que nous étions mal aimé et où
nous pouvons changer notre décision. La plupart des
gens ne le feront jamais : ils n'en ont ni la patience, ni
la force, ni le courage. Les rares qui ont réussi servent
de réclame pour les thérapies qu'ils ont suivies, et aussi
d'exemple : «Voyez, vous pouvez y arriver vous aus-
si. » Mais les plus nombreux ne le peuvent pas, parce
que traverser avec une honnêteté impitoyable sa propre
souffrance et sa solitude demande trop de ténacité,
d'engagement et de volonté. Ce n'est pas à la portée
de n'importe qui. La plupart des gens ne commencent
même pas.
Se sentir mal aimé peut vraiment ralentir le travail
spirituel, si on y est engagé. L'interférence peut être
subtile, mais celui qui est sérieux dans le travail de
transformation ne tolère pas même une interférence
subtile. Pour certains, éradiquer le sentiment de
manque d'amour constitue la pierre angulaire du tra-

82
vail, rien de plus (il n'est pas nécessaire d'embellir ou
d'exagérer). Il est utile d'adopter l' attitude intérieure
qui nous fait dire : « Ce système de croyances essaie
de tout récupérer à ses propres fins, pour entretenir sa
propre vision. Je dois m'en rendre libre, ainsi je dispo-
serai d'une honnêteté accrue dans ma relation avec le
Divin.»
Nous pouvons transcender le sentiment de manque
en réalisant qu'il n'y a pas de manque, puisque nous
disposons tous d'un point de référence pour commu-
nier avec un autre être humain. S'il est vrai que les
gens ne montrent pas leur vulnérabilité, résistent, pro-
tègent leur territoire, sont sur la défensive et ainsi de
suite (nous pourrions fournir une liste complète des
tendances que les gens manifestent afin d'éviter une
communication claire et simple, a fortiori pour éviter
la communion), c'est qu'ils ont peur d'être blessés,
exploités, abandonnés, ils ont peur d'être des victimes,
bref, les choses courantes. Il n'en est pas moins vrai
que ce point de référence pour la communion existe.
Absolument ! Même si nous nous sentons non aimés,
ou indignes d'être aimés, en même temps nous avons
aimé. Les enfants aiment leur maman et leur papa,
leurs frères et sœurs, leurs oncles et tantes, tout le
monde et tout, les chats, les bananes, le tonnerre ...
Nous disposons donc d'un point de référence commun
en vue d'une communion plus profonde. Mais il se
peut que nous n'ayons pas de point de référence pour
répondre de manière appropriée quand 1'amour ou la
communion viennent à nous. Il se peut que nous
soyons tellement bloqués par notre acharnement obses-
sionnel, et souvent compulsif, que lorsque nous obte-
nons ce que nous avons tant désiré nous n'y croyons
pas! Nous avons un point de référence pour une
communion à sens unique et nous ne réalisons pas que
cela peut être à double sens. Ce que nous pouvons véri-

83
tablement faire, c'est offrir l'amour sans savoir s'il
nous sera retourné (et en fait sans croire qu'il peut être
retourné).
Voilà pourquoi certaines personnes travaillent si fort
à devenir véritablement humaines. Elles ne croient pas
être dignes d'être aimées et d'être effectivement
aimées. Cela n'a rien d'intellectuel. On ne s'assied pas
en disant : «Je ne suis pas digne d'être aimé. » Ça se
passe à un niveau primaire. Nous ne savons pas que
nous sommes aimés et cette attitude qui imprègne tout
notre être rend le travail très difficile. Car même quand
les gens nous aiment, nous nous sentons peut-être
reconnaissants et vulnérables, nous ressentons quelque
chose, une sorte de lueur de la réalité, mais nous
demeurons encore sceptiques : «Est-ce réel? Est-ce
que je peux rn 'y fier ? »

L'expression de l'affection
Il m'est naturel d'observer de près les parents avec
leurs enfants. Lorsque j 'écris, une grande partie de
mon inspiration vient de 1'observation de la dynamique
entre adultes et enfants. Un phénomène courant est mis
en évidence quand les parents, les tantes et les oncles
disent à l'enfant : «Viens faire un câlin à maman»,
ou : « Viens faire un câlin à tonton Jean. » Parfois,
les enfants adorent donner aux gens qu'ils aiment des
étreintes et des baisers, leur prodiguer de l'attention et
de l'affection. Parfois, non.
Quand les enfants répondent positivement, c'est
exceptionnellement plaisant, car ils sont tellement
innocents. Quand un enfant nous fait un câlin sans sol-
licitation, nous savons que c'est sincère. Cette manifes-
tation authentique se perpétue parfois jusqu'à
l'adolescence. Quand un enfant serre sa maman ou son
papa de toutes ses forces, c'est totalement sincère ; rien
à voir avec les petits baisers protocolaires à la sauvette

84
qu'ils donnent quand ils le doivent et auxquels on les
a entraînés afin de satisfaire les attentes de la bonne
société.
J'étais si« coincé» que lorsque ma fille aînée venait
rn' embrasser avec tout son enthousiasme, son ravisse-
ment, sa joie et sa ferveur, cette affection spontanée,
complètement sauvage, me désorientait. Les enfants
sont ainsi. Ils n'ont pas l'habitude des flagorneries, ils
ne vous caressent pas comme les adultes caressent
désespérément leurs être chers, dans une attitude de
besoin et de souffrance. Ils se ruent sur vous dans une
irruption d'affection, ils vous font une grosse caresse et
se sauvent. Aucun problème, aucun motif sous-jacent.
Je trouve à la fois triste et malheureux que nous
n'ayons que très rarement assez confiance en nous-
même pour oublier nos attentes et laisser les enfants
être spontanés dans leur affection à notre égard. Consi-
dérons un instant 1'expression de notre affection :
même lorsque nous sommes fou amoureux, nous ne
passons pas notre temps à caresser 1'élu de notre cœur.
Il y a des moments où nous le faisons et d'autres où
nous sommes occupés à d'autres tâches ou absorbés
dans quelque distraction fascinante. Ce n'est pas que
nous n'aimons pas notre «autre exceptionnel» en ces
moments-là, mais simplement que nous sommes spon-
tanés envers notre aimé d'une manière qui ne demande
pas une attention directe (attention qui, elle, demeure
tacite, chatoie et mijote sous la surface). Ne devrions-
nous pas accorder la même liberté aux enfants?
Il arrive que même des adultes sensibles et intelli-
gents n'accordent pas à leurs enfants l'espace néces-
saire pour exprimer leur amour à leur propre rythme, à
leur manière : « Où est mon petit baiser ce matin ? »,
disent-ils quand l'enfant sort pour aller jouer. «Ah !
j'ai oublié», répond l'enfant, tout en retournant à son
activité. La meilleure manière d'encourager ceux que

85
nous aimons à exprimer une affection spontanée, c'est
de le faire nous-même.
Pour les enfants, ce qu'il y a derrière : «Donne un
câlin à maman», indique une tentative de structurer
notre environnement de manière à accommoder nos
propres insécurités et nos instincts de survie. Nous
structurons notre environnement en compartimentant
chaque événement et disposons ainsi d'une réponse
automatique pour chaque circonstance imaginable. Il
serait beaucoup plus vivant pour nous de montrer plus
de spontanéité et d'authenticité et de laisser l'univers,
ou la vie, se déployer selon son propre mouvement, au
lieu d'essayer de jouer à Dieu le père, si l'on peut dire.
Les enfants peuvent s'habituer à réaliser que la cha-
leur, l'amour, l'affection et l'attention soient parfaite-
ment présents dans un simple regard, un geste ou une
étreinte. Il n'est pas nécessaire de constamment s'im-
merger dans une attention physique, au niveau grossier.
Il est important de leur communiquer cette connais-
sance. Sinon, quand ils auront notre âge et tomberont
amoureux, tout relâchement insignifiant de l'attention
du partenaire sera assimilé à un manque d'attention ou
d'amour. Ils auront constamment besoin de savoir
qu'on les aime. De manière verbale ou non verbale,
ils seront constamment en train de se plaindre à leur
amoureux ou amoureuse, en mendiant des réponses
constantes par des gestes physiques spectaculaires des-
tinés à prouver l'amour ou l'attention. Il n'est pas très
agréable de vivre dans une telle atmosphère.
Le plus grand ennemi de l'amour est cette espèce de
besoin désespéré et souvent agressif d'être constam-
ment reconnu, cette appropriation gluante et maladive.
Les enfants doivent apprendre que la communication
est plus qu'une longue diatribe ou un long monologue,
une étreinte de vingt minutes ou quatre heures ininter-
rompues de jeu avec les blocs de construction. Ils doi-

86
vent apprendre qu'on peut offrir une communication
complète, chaleureuse et pleine d'amour et de gentil-
lesse par un simple toucher du bout des doigts sur le
bras, ou un simple « hum, hum ». Comment en vien-
dront-ils à l'apprendre si nous ne le ressentons pas et
ne le leur exprimons pas de façon authentique et dans
la joie quand nous le sentons? C'est toujours le bon
moment pour exprimer notre amour à nos enfants.
Nous n'avons pas à attendre le moment parfait. En fait,
il n'existe pas de moment idéal quant à l'expression
naturelle des sentiments comme 1'amour, le dévoue-
ment et 1' affection.

Si nous aimons nos enfants et le leur exprimons par


des étreintes, quelle que soit la difficulté traversée lors
d'une étape de leur développement, nous ne devrions
pas cesser de les étreindre. (Jusqu'à un certain point,
bien sûr. S'ils ont vingt-sept ans et en sont à leur qua-
trième condamnation pour trafic d'héroïne, nous
n'avons pas à les traiter comme s'ils avaient trois ans
et étaient mignons comme des anges.) Retirer l'affec-
tion spontanée et authentique comme punition,
consciemment ou inconsciemment, est tout simplement
une erreur. Par exemple, si en entrant dans la salle à
manger vous trouvez votre plus beau service en porce-
laine, celui que vous chérissiez le plus au monde, étalé
sur le plancher en mille morceaux, n'arrêtez pas
d'étreindre votre enfant pendant trois semaines parce
que vous êtes furieux à cause de cet incident. Si vous
le preniez dans vos bras tous les jours, alors continuez
à le prendre dans vos bras tous les jours et faites-lui
savoir combien vous êtes triste de la perte de votre
service en porcelaine. N'arrêtez pas de le prendre dans
vos bras et ne l'accablez pas de vos reproches pour

87
quelque chose dont il a déjà souffert (et dont il souffre
probablement encore si vous persistez) avec grand
remords.
C'est l'action qui compte. C'est l'action qui commu-
nique. Même si vous ne le ressentez pas, continuez
d'agir de façon affectueuse et avant que vous ne vous
vous en rendiez compte vous allez être affectueux, quoi
que vous ressentiez.

Égalité d'affection
Un des plus grands torts infligés à un jeune garçon
ou à une jeune fille survient quand le père démontre
de l'affection envers la mère mais pas envers lui ou
elle - et même chose de la part de la mère. Certain
adultes trouvent plus facile d'offrir de l'affection à leur
partenaire qu'à leur enfant. Cela est très malheureux et
résulte toujours d'un conditionnement de l'adulte
durant son enfance ; ce conditionnement fait désormais
partie de son rapport névrotique à la vie et il en est
habituellement inconscient. (J'ai d'ailleurs observé que
lorsqu'on souligne cet élément à l'adulte, généralement
il se défend - même vigoureusement - et avance une
profusion d'explications, d'excuses et de raisons pour
justifier ce comportement névrotique.)
Si l'on démontre davantage d'affection au partenaire
qu'à l'enfant, celui-ci attribuera la différence au fait
qu'il est, d'une certaine manière, pire que, ou moins
que, l'adulte qui reçoit davantage d'affection que lui.
Ce n'est pas seulement dévastateur pour l'estime de soi
de l'enfant, mais peut aussi altérer la matrice entière
de l'expression des sentiments. L'enfant comprend que
l'autre parent «en obtient plus» de toute façon, mais
si nous essayons de nous montrer scrupuleusement
impartial, alors l'enfant le sentira et l'appréciera. De
toute évidence, il y aura des différences importantes
dans la manière de prodiguer l'affection à un conjoint

88
et à un enfant, mais les enfants comprennent rapide-
ment que chaque situation implique des qualités et des
propriétés différentes. C'est un point important à saisir.
S'il s'agit d'un parent célibataire, alors il convient
de trouver un équilibre avec l'attention portée aux
amis. L'affection envers l'enfant et l'affection envers
les amis doivent être bien claires et bien définies.
Les parents qui ont plusieurs enfants noteront sûre-
ment qu'ils n'ont pas le même rapport avec chacun.
Après tout, les enfants sont réellement différents les
uns des autres : ils sont uniques et individuels. Les
parents entretiendront donc des manies relationnelles
spécifiques avec chacun. Cependant, l'arrière-plan de
joie potentielle, d'appréciation et d'amour devrait être
le même pour tous. Il n'est certes pas question de trai-
ter un enfant d'un an comme un de sept, ou comme un
adolescent de quatorze ans ; nous leur fournissons des
réponses et une attention appropriées, car ils consti-
tuent des personnes différentes aux besoins différents
et à des étapes différentes de leur développement. La
forme de notre relation avec nos enfants pourra varier,
mais jamais l'amour. Celui-ci est une constante.
Souvent, un enfant demande à un parent : « Qui
aimes-tu le plus : moi ou mon frère ? » ou « Pourquoi
aimes-tu ma sœur plus que moi ? » Une telle question
est délicate pour le développement global de l'enfant,
pour sa vision du monde et pour la santé de sa person-
nalité, pour tout ce que nous souhaitons pour eux. À
ce moment, il importe de leur faire savoir honnêtement
que, bien que les personnes reçoivent différentes
formes d'attention, de reconnaissance, 1'amour est le
même.
Ainsi, en ce qui me concerne, il existe une très pro-
fonde amitié entre une de mes belles-filles et ma fille,
qui sont à peu près du même âge. Cette amitié s'est
prolongée jusqu'à l'âge adulte. L'une des raisons de

89
cette amitié est que j'ai beaucoup essayé de les traiter
toutes les deux de manière égale, de ne pas favoriser
ma fille par rapport à ma belle-fille. (Je ne sais
comment j'y suis parvenu, car j'étais un piètre parent
à cette étape précoce de mon éducation.) Cela leur est
apparu évident quand elles ont grandi. Ce qui, dans les
deux premières années de leur vie commune, était une
compétition pour gagner mon affection, à travers des
expériences pour découvrir si j'en aimais une plus que
l'autre, a complètement cessé quand elles ont finale-
ment réalisé que je n'avais pas de «préférée».
Même quand l'un des enfants est l'agresseur et
l'autre la victime, nous devrions les traiter également
en matière d'amour et de justice, même si nous réagis-
sons différemment avec chacun. Après tout, les rôles
changent presque à chaque instant ! À un enfant, on
peut dire : «C'est assez, c'est trop dur», et pas à
l'autre. Mais nous n'avons pas à dire à l'autre enfant,
sur un ton affecté et condescendant : «C'est bon, mon
chéri. Ton méchant frère ne lancera plus ta poupée par
la fenêtre. »
Quand on traite les enfants de manière égale en ces
domaines, on touche leur instinct, leur moi profond.
Quand ils voient qu'ils ne sont pas davantage aimés
parce qu'ils sont mignons et dociles, et qu'ils ne sont
pas moins aimés quand ils sont agressifs, alors, rendus
à un certain âge, ils sentiront le respect de soi et la
confiance. De plus, ils auront tendance à être plus
justes dans leurs rapports avec les autres ; ces rapports
seront fondés sur la clarté plutôt que sur la compéti-
tion, l'avidité et le besoin insatiable de contrôler et de
dominer les autres. Je crois que les adultes sadiques,
méchants, très avides, ou qui démontrent des compor-
tements négatifs et aberrants ont été, d'une manière
quelque peu tordue, récompensés pour cela quand ils
étaient enfants. Le fait de ne pas être traités avec éga-

90
lité par leurs parents a probablement constitué le
moindre des abus dont ils ont souffert. On a refusé
l'amour à ces enfants ou on les a entraînés à attendre
l'amour sous forme d'une attention intense, même
négative, uniquement quand ils étaient «vilains ».
Tous les enfants ont besoin d'être acceptés, soute-
nus, encouragés et reconnus. Les enfants comprennent
ce langage ! Ils pensent en eux-mêmes : « Si je ne
reçois pas d'attention spéciale en étant méchant, alors
pourquoi l'être?» Il n'est pas naturel pour les enfants
de s'adonner à la cruauté, à la violence, aux taquineries
ou à 1'humiliation juste pour voir quelle réaction cela
provoque. Ils observent ces traits chez les autres et ils
les copient, ou font des expériences sur le vaste réser-
voir des émotions et des sentiments qui se lèvent en
eux pour déterminer la réponse que leur donne le
monde face à un tel comportement.
Ils peuvent certes obtenir une attention accrue de la
part de l'enfant envers qui ils sont méchants, mais c'est
en réalité du parent qu'ils veulent l'obtenir. Si celui-ci
n'entre pas dans le jeu, cela leur parle vraiment. Ils
vont en conclure : «Bon, je n'ai pas besoin de faire
ça; ça ne m'apporte pas l'amour que j'attends.» Car
c'est de cette association organique et originelle que
part l'enfant. Tout ce que font les enfants, y compris
le comportement négatif, ils le font pour 1' amour. S'ils
ne reçoivent pas l'amour (ou ce qu'ils en sont venus à
associer à 1' amour : cette attention fondamentale, la
reconnaissance) en se comportant de manière négative,
ils finiront par l'abandonner. Ils arrêteront, si toutefois
ils sont encore assez jeunes ou assez innocents et pas
déjà entièrement cristallisés dans des habitudes, des
schémas que leur inconscient prend pour «ce qu'ils
sont». Passé ce point, l'individu n'a absolument
aucune volonté consciente face à ces comportements
mécaniques.

91
Au-delà de l'évidence physiologique, les garçons et
les filles diffèrent de nombreuses façons ; mais nous
devrions les traiter de manière égale pour ce qui est de
l'attention et de la reconnaissance. Ne prenez pas les
filles dans vos bras plus que les garçons. Soyez affec-
tueux avec tous, autant avec les garçons qu'avec les
filles, même si un enfant semble répondre davantage
que les autres. Si un enfant n'obtient que des «A» à
l'école pendant que l'autre n'obtient que des résultats
moyens, vous pouvez apprécier le premier pour ses
résultats académiques et l'autre pour son sens du
rythme, pour ses capacités mécaniques ou autres.

Équilibre de l'affection entre les affects masculin et


féminin
Beaucoup d'enfants passent 1'essentiel de leur temps
avec des femmes : mère, personnes qui prennent soin
d'eux, tante, sœur plus âgée. Quand ils ont la chance
d'être avec des hommes, ils s'y donnent volontiers, car
ils veulent le genre d'influence qu'amènent les
hommes, radicalement différente de celle des femmes.
Cela devrait rappeler aux hommes leur importance
dans l'éducation des enfants.
Il est merveilleux de voir un homme s'intéresser
vraiment à un enfant. Pour la plupart des hommes, la
relation avec les enfants se borne à cette image : « Une
petite caresse sur la tête, balancez-les sur vos genoux
de temps à autre ; les femmes en prennent soin pour le
reste, en leur prodiguant affection et compréhension. »
Pourtant, plus la société devient clairvoyante et mûre,
plus nous réalisons que les enfants ont besoin de
modèles masculins et féminins. Il y a vingt ou trente
ans, quel homme daignait demeurer à la maison avec
les enfants tandis que sa femme sortait, y compris pour
aller travailler? C'est en train de changer, car nous
prenons conscience de 1'importance de 1'équilibre. Les

92
enfants ont besoin de la compagnie d'hommes psycho-
logiquement sains pour façonner sainement leur propre
psyché. [Ce sujet est traité en profondeur au cha-
pitre 5.]
Dans de nombreuses familles, surtout les monopa-
rentales, soit le père soit la mère s'occupe des enfants
à temps plein. Ceux-ci ont toutefois besoin du modèle
opposé dans leur vie, afin d'équilibrer leurs énergies
masculine et féminine. Les enfants répondent différem-
ment aux énergies féminine et masculine car elles sont
très différentes : par leurs qualités, leurs modalités et
leurs textures.
L'énergie masculine ne signifie pas la réserve. Cer-
tains hommes (certaines femmes aussi, bien qu'elles y
excellent plus naturellement) craignent de toucher un
enfant ; ils peuvent même en être terrorisés. Ils se met-
tent littéralement à transpirer, à trembler, leur corps
s'échauffe, symptômes de peur ou d'embarras. Il est
choquant de constater que cette fonction n'est pas natu-
relle pour nombre d'hommes. Bien sûr, cela vient du
déséquilibre de leur propre affectivité quand ils étaient
enfants.
Pour bien des petits garçons, maman les prend dans
ses bras, les embrasse, et c'est correct; mais ils ne
reçoivent pas ce genre d'attention affectueuse de la
part des hommes dans leur vie. Les jeunes garçons sont
donc rarement affectueux, bien que ce soit aussi naturel
pour les garçons que pour les filles : tous les enfants
sont par nature extrêmement affectueux. Mais quand
on ne touche pas beaucoup un enfant, il devient froid
et il hésite à toucher les autres. Il en souffre énormé-
ment, autant durant l'enfance qu'en tant qu'adulte.
Les enfants répondent au toucher ; il est très impor-
tant que les hommes le comprennent. Nous n'avons
pas à les caresser de manière envahissante ni à les
prendre dans nos bras de manière étouffante. Tout ce

93
que nous avons à faire, c'est de poser la main sur leur
dos ou leur bras, dans un authentique sentiment
d'amour, d'intérêt et d'affection. Il n' y a là aucun
mystère.

Gâter et étouffer
La question de gâter les enfants (gâter ou ne pas
gâter, voilà la question .. . ) est de taille pour la plupart
des parents. Étouffer et dominer les enfants est certai-
nement une manière importune de les éduquer, dévas-
tatrice et dégradante ; mais presque tout ce que le
monde réprimé et négatif appelle « gâter» est simple-
ment ce que j'appelle de 1' affection et une éducation
normale. (Les gens racontent que j'ai été gâté. Mais ça
ne peut pas être le cas, puisque ma mère refuse tou-
jours de déménager dans l'Ouest et de venir vivre avec
moi. Si j'avais été gâté, elle serait déjà venue il y a dix
ans, elle vivrait avec moi et je me plaindrais à elle .
Elle serait encore en train d'acheter mes pantalons et
mes pulls, de me faire des tartines à la cannelle exacte-
ment comme je les aime .. . et comme elle seule sait les
faire.) Alors, la prochaine fois que vous sortez et qu'on
vous dit : «Oh ! Vous gâtez cet enfant, il est pourri»,
prenez votre enfant, embrassez-le et dites : «C'est
vrai ! »
Une amie qui vient juste de donner naissance à un
bébé me confiait récemment qu'elle ressent tellement
d'affection pour son petit garçon qu'elle voudrait uni-
quement demeurer à la maison toute la journée, l'em-
brasser et le prendre dans ses bras. Elle s'inquiétait de
1'étouffer ainsi sous son affection et elle demandait s'il
y avait un danger à ce sujet. Ce dont nous sommes
convenus, autant dans les relations familiales que dans
toutes les autres, même les plantes, c'est qu'aucune
quantité d'affection n 'est excessive. Ce qui constitue
de l'étouffement de la part d'une mère, c'est de ne

94
pas laisser l'enfant être lui-même. Si l'on se sert de
l'affection comme de la carotte et du bâton, pour éta-
blir le contrôle, comme un mode de chantage, causé
par notre propre insécurité et notre manque, ou pour
négocier avec l'enfant, alors c'est un problème. La plu-
part des adultes croient que parce qu'ils prodiguent de
l'amour et de l'affection à un enfant, celui-ci leur doit
quelque chose, entre autres être bon : faire son travail
scolaire, pratiquer son piano, arrêter d'agacer son petit
frère ou sa petite sœur, ainsi de suite. C'est là notre
version de ce qu'est être bon, bien sûr. Ça pourrait
être n'importe quoi d'autre : ne pas avoir peur chez le
médecin ou chez le dentiste, essayer de parler douce-
ment, rester assis tranquille deux heures par jour...
Tout cela est toujours subjectif.
Cependant, si nous offrons une affection simple, qui
ne demande rien en retour et ne soit pas motivée par
des sentiments d'insécurité désespérés, il ne peut y
avoir d'excès. Il nous reste encore à voir où les limites
peuvent être établies pour nos enfants. Chaque mère et
chaque père doivent le faire, car les enfants ont besoin
de limites pour apprendre le fonctionnement de la
société. Mais aucune quantité d'affection n'étouffera
1'enfant si cette affection est propre et si elle vient sim-
plement de l'amour, si nous l'aimons simplement parce
qu'il est. Il n'a pas à être quoi que ce soit. Il est simple-
ment ce qu'il est et qui il est. Voilà le miracle.
Laisser les enfants apprendre leurs propres leçons,
être eux-mêmes, les laisser nous répondre quand ils le
doivent, tout cela, ce n'est pas les étouffer. Je suis sûr
que pour certains d'entre nous, la première fois qu'ils
ont répondu à leurs parents, ils ont reçu une gifle et
qu'on leur a dit «de la fermer», sans autre recours.
Ce fut certainement une expérience particulière ; ce
l'est pour tous les enfants. Ça les laisse confus et en
colère. Les enfants ont besoin de pouvoir s'exprimer

95
en toute sécurité, en toute confiance ; ils ont besoin
d'être entendus et de continuer à être aimés et acceptés.
Quand ils sont en désaccord avec leurs parents, la plu-
part du temps on les fait se sentir mal, comme s'ils
avaient tort, ou on les rejette, comme si on ne se sou-
ciait pas d'eux ou ne les aimait pas. Il doit y avoir
une façon d'élever les enfants de manière à ce qu'ils
apprennent à discuter de leurs différends avec nous
sans devenir insolents ni trop exigeants. C'est à chaque
parent d'aller voir sur le terrain, si 1'on peut dire. Lais-
sez-les donc être des enfants. Ils grandiront bien assez
vite.

L'attention

Il est sage de mettre en place une société dans


laquelle nous puissions offrir à nos enfants une éduca-
tion idéale, raffinée, fondée sur la compassion et l'at-
tention. Le mot « attention » importe plus que les
autres. On peut être un enfant de chienne (relativement
parlant), une espèce de sot radotant n'ayant aucun sens
pratique, nos enfants développeront néanmoins la
confiance en eux-mêmes et leur estime de soi : ce qui
engendrera chez eux la capacité d'agir de façon créa-
tive, avec intégrité et discernement. Si nous leurs
offrons simplement une certaine qualité d'attention
immédiate, ils en retireront qu'ils sont aimés et impor-
tants.

Répondez immédiatement :
dites-leur que vous les entendez
Quand un enfant vous demande : «Vas-tu réparer
mon jouet cet après-midi ? » et que vous répondez :
« Mmm, mmm » et ne le faites pas, non seulement il
devient plus exigeant, mais il se sent abandonné et sans

96
importance à vos yeux. Il commence en outre à réaliser
que vous n'êtes pas fiable et digne de confiance : ce
n'est évidemment pas là une relation saine entre
enfants et parents. Ne vous contentez pas de dire évasi-
vement : « Oui, oui, mon enfant », pour ensuite oublier
sa requête. Ne le congédiez pas d'un rapide : «D'ac-
cord », en sachant fort bien que vous allez oublier.
Tournez-vous vers lui, accordez-lui votre pleine atten-
tion, dites-lui que vous allez vous en occuper et préci-
sez quand. Ensuite, faites-le au moment dit, ou plus
tôt, mais pas plus tard. Quand nous communiquons
ainsi avec nos enfants, nous devons avoir une présence
d'esprit claire et délibérée.
Neuf fois sur dix, nous devrions entendre un enfant
la première fois qu'il nous appelle. Cette attention
immédiate à ses besoins est une forme de reconnais-
sance de son importance et de son utilité ; mais, au-
delà, c'est une reconnaissance de son existence. Si les
enfants ne sentent pas qu'on les entend (ce qui, étant
donné la distraction de la plupart des adultes, semble
raisonnable), ils se mettent à hurler sans arrêt pour
recevoir de l'attention, toujours plus fort. «Maman,
MAMAN ! » Très rapidement nous avons les nerfs en
boule et disons : « Ça va, ça va. » Mais nous ne
devrions pas être ennuyés parce qu'ils nous réclament.
Si nous les avions écoutés dès le départ et répondu :
«Oui», dans la plupart des cas ils n'auraient pas eu
à aller plus loin. C'est un phénomène psychologique
étrange : une mère peut entendre le murmure de son
enfant durant son sommeil (quand ils dorment
ensemble dans le lit familial), et pourtant, durant le
jour, ne pas l'entendre jusqu'à ce qu'il appelle pour la
sixième fois, alors qu'elle est éveillée et que l'enfant
se tient juste à côté d'elle. L'inconscient est toujours
alerte : la névrose y a son fondement, mais trouve son
exutoire au niveau conscient.

97
Les enfants peuvent devenir exigeants à rendre fou
pour obtenir de l'attention, parce qu'ils ne savent vrai-
ment pas si nous les avons entendus. Nous, les adultes,
devons examiner pourquoi ils pensent que nous n'avons
pas entendu. Il y a toujours une raison et l'inconscient
(ou le conscient) des enfants est habituellement très pré-
cis dans ses réactions à notre comportement. Comme
nous avons des filtres qui interfèrent avec la claire
observation de soi, nous sommes tout à fait inconscients
de notre comportement réel. Quand notre attention est
libre, nous entendons nos enfants nous appeler.
Une façon de faire comprendre aux enfants que nous
nous occupons d'eux est de leur répondre, quand ils
répètent quelque chose : «Je t'ai entendu la première
fois et... (bien sûr, nous ne devrions dire cela que si
nous étions vraiment attentifs et que nous les avons
entendus, et pas par pure tactique) ... dès que j'ai ter-
miné, je suis à toi. » Si, à ce moment, l'enfant hurle
encore, c'est bon : sa durée d'attention est limitée et il
vit dans le moment présent, pas «plus tard». Mais
assurez-vous qu'il sait qu'il a été entendu. Nous
devons être prêts à interrompre notre conversation
importante avec un autre adulte dès qu'une pause natu-
relle et pratique survient, afin d'accorder à notre enfant
ce dont il a besoin, pour ensuite reprendre le fil. S'il a
besoin de quelque chose qui est accaparant et demande
du temps, nous pouvons lui dire que nous l'aiderons
dès que nous en aurons fini, et faire en sorte de termi-
ner notre conversation dans un délai raisonnable.
Si entre-temps il a fait pipi dans sa culotte et dit :
«Je te l'avais bien dit... »,je répondrais : «Tu as rai-
son, tu me l'avais dit et je ne me suis pas occupé de
toi assez vite. Merci de me le dire. La prochaine fois,
je ferai plus vite. »Un adulte ne devrait pas être affligé
d'un égoïsme patent, au point d'essayer de justifier son
manque d'attention ou de faire sentir à l'enfant que

98
dans son obéissance il avait tort : « Pourquoi n'y es-tu
pas allé tout seul? Tu n'avais pas besoin de m'at-
tendre. Maintenant regarde : il faut que je mette ton
linge au sale ... comme si je n'en avais pas déjà assez
à laver. »
Beaucoup de gens sont en désaccord avec moi, parce
que si je travaille dans la cuisine et que l'enfant doit
aller aux toilettes, je laisse tout et je l'accompagne.
Plusieurs personnes rn' ont dit, avec un dégoût évident :
« Ils peuvent attendre une minute ou deux. » Je ne sais
pas. Je ne pense pas qu'on doive forcer un enfant à se
retenir d'aller aux toilettes si ce n'est pas nécessaire. Il
est probable que notre casserole peut attendre plus que
leur pipi ou caca.
Lâchez un peu de lest à ces petits nuls ; vous savez
bien, ce sont des enfants. Accordez-leur de 1'attention
durant les trois premières années : c'est étonnant ce
qu'ils en retirent et combien ils veulent et sont capables
de devenir complètement indépendants. Quand ils
n'ont que deux ans, il peut nous arriver de penser :
«Qu'est-ce qu'ils en savent?» Eh bien ils savent
TOUT! Ils ont besoin d'être entendus la première fois
qu'ils appellent, afin que ce qu'ils savent ne se voit
pas contredit ou réprimé. Il faut leur accorder cette
reconnaissance avant l'âge de cinq, six ou sept ans,
sinon il est trop tard.
Malheureusement, certains enfants se sont habitués
à hurler constamment pour avoir de l'attention, car ils
ont compris que c'était la seule façon de 1'obtenir.
Même quand on la leur accorde immédiatement, ils
continuent à hurler: ils ne savent pas qu'ils l'ont obte-
nue. Dans ce cas, il faut régulièrement les rassurer afin
qu'ils aient la certitude qu'ils ont bien notre attention.
Une fois cette mauvaise habitude installée chez un
enfant, il est très difficile de 1' éradiquer.

99
Une attention détendue et naturelle
Dans notre communauté, les adultes se font de mul-
tiples recommandations mutuelles sur la manière d'être
avec les enfants : « Fais ceci ... ne dis pas cela ... sois
positif... », et ainsi de suite. Mais quand nous sommes
de fait avec les enfants, il est important de ne pas édic-
ter de règles. Aucun enfant ne veut entendre parler
d'un «expert» qui a dit à leur maman et leur papa
comment se comporter avec lui. Les enfants veulent
1'honnêteté. Ils veulent entendre ce qui est réel pour
leurs parents et non pour quelqu'un d'autre. L'éduca-
tion sur la manière d'élever les enfants est là pour être
incarnée et vécue, et non simplement répétée comme
un tourne-disque dont 1'aiguille est cassée (Vous vous
rappelez ces machins? Je trahis mon âge !)
Si un enfant dit ou fait quelque chose de non conve-
nable en notre présence, que faisons-nous ? Essayons-
nous de nous rappeler tout ce que nous avons mémorisé
sur la manière de faire face aux enfants ? Tirons-nous
un de ces trucs du sac ? Bien sûr que non. Maintenir
une attention détendue et naturelle avec les enfants veut
dire que nous sommes là : l'enfant fait quelque chose,
nous répondons naturellement, à partir du corps [au lieu
de répondre à partir d'idées ou de quelque «il faut»
suggéré par le mental]. Nous répondons dans l'amour,
comme quelqu'un qui résout les problèmes de manière
créative (ces deux choses n'étant pas exclusives l'une
de l'autre). Nous n'avons pas à craindre de faire une
erreur. Si nous sommes honnêtes avec un enfant, il ne
risque pas de développer une névrose.
Debbie, une femme de ma connaissance, est
l'exemple même d'une attention naturelle et spontanée.
Quand un enfant dans le besoin vient vers elle alors
qu'elle est occupée, elle s'interrompt, lui consacre
toute son attention, puis reprend son travail. Elle s'oc-
cupe des enfants avec chaleur et naturel, simplement,

100
sans qu'il lui soit nécessaire de les suivre partout. Une
fois qu'ils ont obtenu ce dont ils avaient besoin, ils
n'éprouvent aucune envie de la harceler.
Il est inutile d'accorder une attention constante aux
enfants. Quand l'un d'eux nous donne cette impres-
sion, nous pouvons être certain que c'est parce qu'il
n'a pas obtenu ce qu'il voulait au moment où il en
avait besoin. Aucun enfant n'a besoin de notre
constante supervision. La plupart du temps, ils sont
contents dans leur propre monde. Nous avons tous
observé que lorsque les enfants se racontent des his-
toires, qu'ils se déguisent, bâtissent un château fort, ou
quoi que ce soit d'autre, ils n'ont pratiquement pas
besoin de nous. Ils ont e_ffectivement besoin de savoir
que notre amour et notre attention sont fiables, qu'ils
peuvent compter dessus à n'importe quel moment. Par
exemple, alors qu'ils jouent, ils courent tout à coup
vers vous, étreignent votre jambe (quand ils sont petits
et ne peuvent vous atteindre) et vous embrassent. Vous
les regardez, les embrassez et souriez. Ils retournent à
leur jeu. Cela prend une minute, quatre-vingt-dix
secondes, et ils savent qu'ils comptent toujours pour
vous ; c'est tout. Ils ressentent un tel amour tacite et
inconditionnel pour nous, leurs parents, qu'ils suppo-
sent que nous ressentons la même chose pour eux.
C'est ce qu'ils ressentent pour nous, jusqu'à ce que
nous leur démontrions le contraire. Dans ce cas, c'est
le début de la fin pour leur innocence et leur bonheur
libre et profond. C'est un triste jour.
L'attitude et l'humeur avec lesquels nous abordons
notre travail a un grand impact sur nos enfants. Il se
peut que nous soyons très occupé à quelque chose
(notre attention est complètement absorbée par notre
tâche) quand un enfant survient. Quel que soit notre
engagement dans cette activité, si nos priorités sont
claires, quand ils ont besoin de nous, nous sommes

101
immédiatement à leur écoute. Nous n'allons pas aboyer
après eux en leur disant de revenir plus tard (ils n'au-
ront pas besoin plus tard de ce dont ils ont besoin
maintenant). Si nous nous mettons à vociférer, cela
signifie que nous nous sommes identifiés à notre travail
et que nous ne reposons pas dans notre être essentiel.
Vaut-il la peine d'anéantir la foi et la confiance d'un
enfant en nous parce que nous sommes trop occupé
pour leur donner un élastique ou un verre d'eau?
Si nous nous enfermons dans notre opinion du
moment (celle que l'enfant est «emmerdant», par
exemple) et qu'il nous faut retourner à nos casseroles,
il se tiendra dans la cuisine, brisera des objets ou frap-
pera sur le plancher tant qu'il n'aura pas obtenu notre
attention. Ou alors, il se retirera dans une bulle pour
bouder, approfondissant ainsi le besoin inconscient de
rébellion et d'extériorisation. Nous pouvons en être
sûrs ! À l'âge d'un an et demi, il absorbe tout et le
cristallise dans une vision du monde qui peut très bien
subsister toute une vie. Cette vue fondera pour sa vie
entière son comportement, ses opinions, ses croyances
et ses manifestations.
Bien sûr, toutes ces considérations s'appliquent éga-
lement à nos rapports avec les adultes. En fait, si nous
ne les appliquons pas les uns avec les autres, il y a peu
de chances pour que nous le fassions avec les enfants.
Lorsque nous nous trouvons avec des enfants, il nous
faut prendre conscience que ce sont d'autres êtres
humains qui vivent avec nous. Ils ont les mêmes
besoins, les mêmes espoirs et la même capacité de don-
ner et de recevoir de l'amour, même s'ils n'en sont pas
au même stade de développement que nous.
Je souhaite que mes enfants soient assez dévoués,
compatissants et socialement lucides ; je voudrais
qu'ils fassent la différence entre tuer la Terre et la
nourrir, qu'ils ne lâchent pas des fumées génératrices

102
d'acide sulfurique dans le ciel à partir d'une usine,
mais entretiennent une autre relation avec l'environne-
ment. Je souhaite qu'ils aient cette sagesse, mais ne
peux les y contraindre. Cependant, si nous élevons nos
enfants avec amour et attention, ils en viendront à des
idéologies, des philosophies et des styles de vie en
accord avec cela; peut-être pas là où nous vivons (dans
leur ville natale ou dans notre domaine d'activité),
mais tout seuls, où que ce soit. Nous n'avons pas à les
entraîner à être des adultes bons et socialement lucides.
Si nous leur accordons de l'amour et de l'attention
pour ce qu'ils sont, ils ne peuvent avoir une autre atti-
tude (dans la pratique, non seulement en théorie). Ce
que nous voulons peut être au programme ou pas. Cela
dépend du fondement de nos espoirs : s'ils sont fondés
sur l'amour ou sur la névrose.
Accordez à vos enfants toute l'attention dont ils ont
besoin durant les premières années et ils seront naturel-
lement sages et matures plus tard.

Les enfants d'abord, la plus haute pratique de vie


Si nos tâches routinières et même nos moments pri-
vilégiés sont interrompus par les besoins du moment
de nos enfants, je recommande de donner la priorité à
ces derniers. Ne plaçons rien au-dessus des besoins de
nos enfants, à moins d'y être forcé. Telle est la plus
haute pratique, la chose vraiment nécessaire.
Si nous avons un rendez-vous chez le médecin ou le
dentiste et ne pouvons rester avec 1' enfant, nous
devrons consentir à une exception, mais ce sera pour
une raison valable. En revanche, quand nous assistons
à une réunion très intéressante et que l'enfant s'ennuie,
si nous répliquons : « Je dois suivre cette conférence.
Tu sais, mon bien-être en dépend ... », quelle leçon de
parfaite hypocrisie ! (Un adulte, dans ces circons-
tances, ne verrait certes pas 1'hypocrisie ; il croirait à

103
ses propres excuses.) L'enfant est instinctivement relié
à l'univers. Il sait bien que le succès ou l'échec d'une
vie ne dépend pas d'une conférence, que celle-ci soit
spirituelle ou mondaine. Il est très important de ne pas
charger un enfant de désirs adultes qui ne peuvent l'in-
clure.
Dans une famille où les deux parents sont présents,
l'enfant a de la chance, car l'un des deux est en général
libre pour jouer avec lui et s'en occuper. Mais suppo-
sons que vous soyez le seul parent et que vous vouliez
assister à cette conférence, aller au cinéma ou dormir
avec votre nouvelle conquête, et que vous ne puissiez
trouver une baby-sitter - ou que vous ne fassiez pas
confiance à cette formule... (Personnellement, je
déconseille tout baby-sitting avant deux ans. Même si
ce sont des membres de la famille, comme les grands-
parents, les frères et sœurs ; mais la plupart des parents
ne peuvent entendre cela - ils doivent sortir ! Cela
dépend de l'importance que nous accordons à la pureté
de l'éducation de l'enfant, ce qui revient en fait à nous
demander quelle importance nous donnons à la santé
globale du psychisme de l'enfant- sans oublier bien
sûr sa santé physique. Je suppose qu'une personne qui
se comporterait exactement comme le père ou la mère,
qui aurait les mêmes principes de vie et entretiendrait
exactement la même relation avec l'enfant ferait l'af-
faire, mais personne n'est un substitut satisfaisantdes
parents.) Donc, si vous voulez désespérément entendre
cette conférence et que l'enfant ne le veut pas, je
recommanderais toujours de laisser tomber la confé-
rence et de faire quelque chose que l'enfant appréciera.
Quand nous avons la responsabilité d'un enfant,
nous ne devrions pas le forcer à se conformer à des
circonstances auxquelles nous tenons, parce que nous
ne voulons pas « rater » quelque chose. Emmenez 1'en-
fant jouer ou, s'il veut rester mais est trop exubérant,

104
expliquez-lui que les circonstances exigent un certain
genre de comportement et que celui qui 1' anime à ce
moment ne convient pas aux circonstances présentes.
Ne lui dites jamais : «On devrait voir les enfants, pas
les entendre», même si c'est pour rire. Il ne saisirait
pas l'humour. De toute façon, c'est absolument débile !
C'est un mensonge ! Il est des circonstances où l'on ne
devrait pas entendre les enfants, et d'autres ou c'est
justifié. Certains espaces exigent le silence, d'autres
non. Les enfants devraient disposer de moments pour
crier, hurler, faire du bruit et sauter partout. Que
feraient-ils d'autre avec toute leur énergie? Le prin-
cipe de base consiste à faire face à toutes les circons-
tances. Nous devons être responsables de ce dont notre
enfant a besoin, quelles que soient nos préférences per-
sonnelles. Rien ne manque jamais, qu'il s'agisse d'une
conférence ou d'une nuit avec notre amant ou notre
maîtresse. Il y aura toujours pléthore de conférences et
de nuits remplies de possibilités !
Quand nous sommes responsables d'un enfant, nous
sacrifions nos petits désirs à leurs besoins, même à
leurs désirs dans bien des cas. (Si nous ne voulons
pas être responsables, peut-être ne devrions-nous tout
simplement pas avoir d'enfants.) Nous devons à tout
prix être responsables et comprendre que tout dépend
des circonstances, surtout si nous sommes seuls avec
l'enfant, l'autre parent n'étant pas disponible pour
l'emmener au parc tandis que nous écoutons la confé-
rence. Bien des parents vont simplement se plaindre à
l'enfant, se montrant encore plus infantiles que lui, au
lieu d'agir de manière juste et équitable.
Peu importe ce que nous éprouvons, seul compte ce
qu'il convient de faire. Si notre enfant est malheureux
quelque part, nous allons ailleurs. Si là aussi il est mal-
heureux, nous allons dans un troisième endroit et conti-
nuons à l'amuser jusqu'à ce qu'il soit heureux. Et s'il

105
est heureux, nous devrions l'être aussi. Ce que nous
ressentons ne saurait fonder notre action. Que nous
éprouvions ou non « une réelle émotion 1 » associée à
l'enfant à ce moment n'a que peu d'importance. L'en-
fant ne fait pas la différence subtile dans notre psyché
complexe; tout ce qu'il comprend, c'est s'il est nourri
et si la réponse fonctionne. C'est tout, le seul impératif
étant de servir.
Supposons que nous voulions aller aux toilettes seul,
sans l'enfant. Il est important que nous puissions là
encore nous plier à son désir, si nécessaire, sans lui en
vouloir, car la haine ou le blâme minerait le fruit du
sacrifice. Être observé en train de faire nos besoins ne
nous fera pas mal, ni à eux de nous regarder. C'est
passablement dénué d'intérêt : ils vont probablement
trouver ça ennuyeux très vite et nous laisser seuls dans
la salle de bains. Mais si nous leur refusons la liberté
de nous observer, ils peuvent supposer que nous les
tenons éloignés de quelque chose de réellement mer-
veilleux : ils se sentiront en colère, écartés ou menacés.
(Et si faire ses besoins est effectivement fascinant,
peut-être devrions-nous nous étudier plus en profon-
deur, hein ?)
Nos enfants ont besoin de limites et d'éducation,
certes, mais ils ont surtout besoin de nous et de notre
acceptation. Rappelez-vous que ces premières années
seront bien loin avant que vous ne le réalisiez. Chéris-
sez-les donc tant qu'elles sont là et n'ignorez pas les
besoins de votre enfant. Mettez l'enfant au premier

1. On utilise ici l'expression «réelle émotion», ou «émotion


supérieure», par opposition à une émotion inférieure, comme l'ex-
plique Gurdjieff dans son enseignement. Les émotions inférieures
ne sont que des versions romantiques et égoïstes de certains états
authentiques, comme la tristesse, la joie, la peur, alors que les émo-
tions réelles surgissent de l'être essentiel en réponse véritable à une
circonstance.

106
plan : c'est la vraie pratique. En fait, il y a des moments
où les tâches régulières de la vie constituent la pratique
supérieure, mais souvent nous tendons à ne pas considé-
rer ces choses pour ce qu'elles sont en réalité. Voir ce
que les circonstances demandent et y pourvoir constitue
toujours une très haute forme de pratique.
4

L'innocence

Il n'y a certainement rien de plus pénible


que d'assister à la destruction de 1'innocence
d'un enfant. Ce n 'est pas l'œuvre de la Sagesse
qui, loin de détruire 1'innocence, la tempère
grâce à 1'expérience de la réalité, à l 'appro-
fondissement de la compassion et à l'élargisse-
ment de 1'expérience en général (ce qui va de
pair avec 1'accroissement des capacités de
faire .fàce à la vie). Ce qui détruit 1'innocence
de l'enfant, c'est sa désillusion par rapport à
ses attentes naturelles envers les adultes.
Un enfant n'a aucune raison de s'attendre
à ce qu 'un ou des adultes autour de lui ne se
montrent pas complètement dignes de con-
fiance, aimants, attentifs, naturels, intégrés,
psychologiquement sains, clairs et forts , psy-
chiquement alertes et réceptifs. Dans son inno-
cence, il ne s'attend évidemment pas à des
mauvais traitements ou à de la cruauté ; il
s'attend instinctivement à ce qu'il sait être
l'unique manifestation spontanée qui soit par-
faite, libre et évidente en toute circonstance.
Mais son innocence est confrontée aux straté-
gies de survie, aux blocages psychologiques, à
l'égoïsme, aux motifs névrotiques inconscients

108
des adultes qui manquent d'assurance ou sont
simplement pleins de confusion. De telles atti-
tudes génèrent la désillusion et un refoulement
naturel : 1'enfant enterre son innocence afin
d'éviter la souffrance, le blâme et le doute.
La sagesse est au contraire la maturation
progressive de 1'innocence telle qu'elle est,
exposée (mais aussi confrontée) aux réalités de
la condition humaine : les lois du mental, les
réalités du monde obscur, les conditions du
monde intermédiaire et même les mystères du
monde supérieur. Il n'est pas question de les
éviter (il ne faut pas protéger un enfant des
« dures réalités » ; ils 'agit de lui permettre de
les découvrir en son temps et à son heure,
quand il est prêt, à son propre rythme, comme
le fruit naturel de sa croissance et de son édu-
cation. Il nes 'agit pas non plus d 'excuser de
la sorte nos propres idiosyncrasies et leurs
effets sur les enfants, sous prétexte que notre
égoïsme et notre cruauté sont une leçon que
nos enfants doivent apprendre en grandissant.
Il existe une marge étroite, une frontière
subtile, entre ce qui d'un côté engendre la
sagesse sans détruire ou emprisonner 1'inno-
cence et, d'un autre côté, une forme d 'appren-
tissage qui engendrera des mécanismes
d 'autoprotection et une désillusion face à 1'in-
nocence naturelle et à la confiance que les
enfants entretiennent naturellement envers
leurs parents et les autres adultes qu'ils
aiment.
En fait, il est si pénible de constater 1'éro-
sion de l'innocence (pas seulement celle qui
est actuelle mais aussi, rétrospectivement,
celle passée et dont on comprend la genèse)

109
que je souhaite que la plupart des gens ne se
rendent jamais compte de leur rôle dans ce
processus. Je pense que le remords, si l'on a
la capacité de le ressentir, serait littéralement
insoutenable et que la plupart des gens n y
résisteraient pas ...
Journal, JO mai 1990

La mise en lumière des aspects douloureux de l'exis-


tence humaine ne détruit pas forcément l'innocence,
elle détruit la naïveté. Il existe un certain type d'inno-
cence, comme celle du Bouddha, alors prince Siddhar-
tha qui, avant de sortir de son palais et de voir la
maladie, la vieillesse et la mort, ne connaissait pas les
dures réalités de la vie telle qu'elle est. Il existe une
autre sorte d'innocence qui , elle, a pour objet une
vision sereine. Elle exige au contraire, pour fleurir, la
pleine connaissance de la vie dans toute sa gloire et
toute sa misère (la lumière et les ténèbres). C'est 1' in-
nocence qui fait considérer d'un même œil les noirs,
les rouges, les jaunes, les homosexuels, les catholiques,
les juifs, les bouddhistes ... Ce genre d'innocence ne
peut prendre sa pleine mesure qu'à partir d'une infor-
mation, d'un «éveil» par rapport au monde tel qu'il
est. Fondamentalement, pour que soit préservée son
innocence, un enfant a besoin de sagesse dans sa vie,
pas seulement d'une atmosphère et d'une éducation.
(On a pu ainsi constater combien certains Européens
du XIXe siècle, malgré une éducation supérieure, étaient
des individus cruels, durs et coupés de la vie, même
s'ils étaient «très cultivés».) Ce sont la sensibilité de
1'enfant et la manière dont la connaissance est trans-
mise qui déterminent 1'impact de celle-ci sur sa
conscience.
On devrait préserver l'innocence des enfants le plus
longtemps possible. Leur propre innocence sera ainsi

110
assez forte pour supporter le choc, lorsqu'ils commen-
ceront à constater le manque d'innocence chez les
autres. Mais un enfant trop jeune ou trop fragile n'aura
peut-être pas assez de profondeur, ou de «densité»,
pour absorber ce choc. Il se peut que l'innocence de
leur propre mère se soit éteinte devant la douleur des
autres : raison de plus pour préserver une puissante
innocence chez 1'enfant. Celle-ci doit faire suffisam-
ment partie de son être pour qu'il puisse faire face à
«l'horreur de la situation» (selon l'expression de
G.I. Gurdjieff) ou la considérer avec recul, au lieu
d'être anéanti ou de capituler. Un enfant trop faible a
tendance à se ranger du côté des « gagnants » en
nombre, en puissance et en ressources ; d'ailleurs, ceux
à qui l'innocence fait défaut sont certainement des
«gagnants». Dans une de ses chansons sur la généra-
tion flower child (« enfant fleur ») des années soixante,
Jim Morrison dit : « Ils ont les armes, mais nous avons
le nombre.» Maintenant c'est différent : désormais
« ils » ont les deux.
Plus longtemps on peut garder intact ce qui fait 1'es-
sence 1 de l'enfant, mieux cela vaudra pour lui plus
tard. Nous devrions garder les enfants en tant que tels
le plus longtemps possible et ne pas les bannir trop tôt
du Royaume des Cieux. Si nous pouvons conserver
l'innocence d'un enfant jusqu'à l'âge de six ou sept
ans, nous nous tirons miraculeusement d'affaire ! À
vingt-cinq ans, il en ressentira les immenses bienfaits.
Son innocence ayant été maintenu bien vivante durant
son enfance, sa vie n'en sera que plus remplie de
pureté, d'honnêteté envers soi, de compassion et de
gentillesse. À l'adolescence, il se peut qu'il traverse

1. Essence : la qualité fondamentale d'une personne, d'un lieu


ou d'une chose, qui n'est pas la manifestation de la psyché, de la
personnalité ou du soi séparé.

111
quelques difficultés : le processus d'individuation est
toujours intense, même pour les plus conscients. Si
l'on a préservé l'innocence d'un enfant jusqu'à dix ans,
c'est-à-dire si on l'a empêché de se cristalliser 1, la
pression de ses pairs sur lui sera écrasante. Un trou-
peau d'enfants de dix ans ne tolérera pas la présence
d'un dissident étrange : celui-ci sera rejeté et expulsé
du groupe. Il sera littéralement torturé, ce qui peut être
très pénible. Mais une telle innocence exerce une pro-
fonde attraction et un indéniable magnétisme. L'enfant
innocent trouvera toujours d'autres innocents. Nous
trouvons tous des amis. Un tel enfant normal traversera
peut-être des années éprouvantes, mais la rétribution
ultérieure sera immense.

Impressions

Dans leur innocence, les enfants ont toutes leurs


« portes » sensorielles et émotionnelles ouvertes, ce
qui les conduit à accepter sans discernement ce qu'ils
voient. S'ils vivent dans un milieu où règnent la mala-
die et la dissonance, ils tiennent pour acquis que toute
la vie est ainsi, au lieu de faire la part des choses en
considérant que cela ne s'applique qu'à une partie de
1'existence : certains sont malades, d'autres sont en
bonne santé. Leur vision entière du monde, le spectre
complet de leur perspective, est imprégnée de la disso-
nance de leurs premières années. Nous devrions donc
fournir à nos enfants, lors de leurs années d'apprentis-
sage, le spectre de vie le plus large et le plus profond

1. Il s'agit ici d' un durcissement de la psyché de l' individu,


causé par le besoin de se défendre contre les exigences ou les
assauts menaçants des gens et des circonstances, y compris l'assaut
des médias contre les sens de l'enfant.

112
possible, dans les limites du bon sens, sans forcément
les exposer au meurtre, à la torture et à la guerre. Cela
signifie divers types de musique, d'art, de gens, de
cultures, etc.
Ce que 1' enfant voit et les personnes par qui il est
influencé sont de la plus haute importance : les pre-
mières impressions tendent à être les plus fortes, car
elles ne rencontrent pas d'obstacle en lui. Voilà à peu
près la réflexion qu'il se fait : «C'est la première fois
que j'assiste à ce genre de comportement; puisque de
toute évidence les gens autour de moi savent ce qu'ils
font et connaissent les choses, il doit en être ainsi et il
en sera toujours ainsi. Désormais je jugerai les situa-
tions identiques comme je juge celle-ci. » Les jeunes
enfants n'utilisent évidemment pas ce genre de raison-
nement, mais l'impact demeure le même, car c'est
ainsi que leur inconscient perçoit à cette étape de leur
développement. Les premières impressions servent de
modèles pour toute influence ultérieure.
Nous, les adultes, tenons pour acquis tout ce que
nous savons : nous nous y sommes complètement iden-
tifiés. Mais ces petits êtres à qui nous parlons et avec
qui nous vivons ne savent rien de ce que nous savons :
nous jouissons d'une avance de vingt-cinq ou trente
ans sur eux. Ils n'ont rien de notre sagesse, de notre
expérience, de nos capacités et de notre formation aca-
démique, pas plus qu'ils ne sont encombrés de notre
fausse piété, de notre pessimisme et de nos opinions
sociopolitiques subjectives et déformées. Tout ce que
nous leur disons est pour eux frais, neuf : ce que nous
leur présentons et notre manière de le faire, c'est ce
qu'ils retiendront comme seule et unique réalité. Ils
vont absolument tout retenir - pas seulement le
contenu, mais aussi le contexte - , y compris nos atti-
tudes et nos sentiments subtils et non dits, par exemple
lorsque nous les introduisons dans une atmosphère

113
nouvelle ou un espace nouveau. Il nous faut donc être
vraiment mûrs et clairs, sans préjugés et libres des
mensonges et des conditionnements, de façon à ne pas
les leur transmettre.

De quelles impressions les nourrir


Au sein des communautés, qu'elles soient spm-
tuelles ou autres, dans tous les milieux culturels, il
existe de grandes divergences d'opinion entre parents
quant au genre de «nourriture d'impression 1 » qu'il
convient de donner aux enfants. Certains soutiennent
qu'il faut tout leur donner : plus ils reçoivent, que ce
soit sous forme de couleurs, de sons, etc., mieux c'est.
Je ne suis pas tolérant à ce point et me permets de vous
donner quelques exemples importants.

Les livres, les histoires, les films, la musique


Il existe une grande quantité de livres susceptibles
de fournir des impressions premières positives aux
enfants : des livres comportant une belle histoire, avec
des couleurs, de bons personnages et de bons enseigne-
ments (la gentillesse, le dévouement, la générosité).
Mais dans la plupart des librairies enfantines, les livres
les plus en vogue ne sont pas toujours les meilleurs.
Les illustrations et le travail artistique sont peut-être
merveilleux, mais le langage est horrible. Beaucoup de
livres pour enfants sont remplis d'expressions stupides,
insultantes et négatives. Beaucoup d'auteurs n'ont
aucune idée du genre d'éducation qui convient à des
enfants impressionnables et en cours d'apprentissage.
Des effets visuels merveilleux ne compensent pas un
langage méprisant envers la vie.

1. Gurdjieff a décrit les trois types de « nourriture » dont 1'être


humain a besoin pour survivre : la nourriture physique, la nourri-
ture d'impression et la nourriture subtile.

114
Quand les enfants me demandent des histoires, si je
peux m'en souvenir je leur raconte des histoires zen ou
soufies, ou des histoires de saints, au lieu des tradition-
nels contes de fées. La plupart des enfants adorent les
histoires sur Jésus. Un enfant de cinq ans pense que
c'est formidable que Jésus soit sorti de la barque et ait
marché sur les eaux, et que l'apôtre Pierre ait dit :
«Eh ! moi aussi j'aimerais pouvoir en faire autant ! »
et l'enfant dit à son tour : «Oui, j'aimerais aussi pou-
voir le faire ! » Les enfants ont une imagination fantas-
tique, lumineuse : il est bon de leur fournir une
imagerie positive et saine pour commencer, au lieu
d'une épouvantable. Je préfère lire aux enfants des
livres qui soient réalistes et positifs plutôt que cruelle-
ment violents ou idéalistes et fleur bleue.
Les contes de fées renferment une multitude d'ar-
chétypes de l'inconscient. J'ai lu récemment un livre
dans lequel 1'auteur laissait entendre que la lecture des
contes de fées pouvait être soit très bénéfique soit très
néfaste pour les enfants, la différence résidant dans la
manière de les raconter. Quand on raconte 1'histoire de
façon tout à fait factuelle , comme ces histoires de
méchants dragons, de sorcières et d'enfants dans des
fours , sans dramatiser inutilement, alors, d'après cet
auteur, les enfants ne font jamais de cauchemar. Quand
on lit en faisant sentir que les démons sont mauvais et
qu'ils en veulent au héros ou à l'héroïne, si la lecture
met lourdement l'accent sur la dichotomie entre la
lumière et les ténèbres, alors les enfants développent
une relation malsaine avec leur propre monde incons-
cient.
Certaines personnes prétendent qu'il faut lire aux
enfants des contes de fées mettant en vedette des
monstres, qu'ils doivent apprendre que les monstres
existent dans la vie, que la vie n'est pas totalement à
sens unique, etc. J'estime que tout dépend du conte. Je

115
ne recommande pas particulièrement les versions origi-
nales et crues des contes des frères Grimm ; elles sont
trop macabres.
Comme je l'ai dit, je considère vital de préserver
l'innocence d'un enfant le plus longtemps possible :je
recommande donc le discernement quant aux impres-
sions dont on les nourrit. Je tiendrais à l'écart des
enfants, le plus longtemps possible, les bandes dessi-
nées sanguinaires, celles qui mettent en vedette le
sombre « méchant » et tout ce qui se réfère à ces
bizarres perversions sexuelles. J'emmènerais peut-être
un enfant voir un film où on voit la mort, mais certai-
nement pas un film d'horreur sanglant. Je l'emmène-
rais peut-être voir un film contenant un peu de
violence, mais pas un film expressément fait pour
effrayer, ou qui se veut au plus haut point sanglant et
violent.
Emmener un enfant voir un film sur le sida est-il
dommageable pour son innocence ? Les parents
devraient-ils attendre qu'il pose des questions sur ce
genre de sujet? À l'âge de huit, neuf ou dix ans, cela
dépend de l'enfant, de toute évidence; il n'existe pas
de règle générale, selon moi. Tout dépend de leur
bagage d'expériences : il convient de tenir compte des
autres personnes qui les influencent, de ce qu'ils savent
déjà, de leur sensibilité et de tout autres considérations
de ce genre. Il y a de fortes chances pour que des
enfants de cet âge aient déjà été initiés à ces sujets et
qu'ils en parlent entre eux. J'ignore si les enfants dis-
cutent entre eux du sida, mais c'est probable, car le
sujet est très en vogue ; en tout cas ils parlent sûrement
de la guerre, de la mort et de la discrimination.
Prenons par exemple les films de la série La Guerre
des étoiles. Raconter le film à un enfant en mettant
l'accent sur certains traits de l'Empereur et sur le bon
aspect de la Force et de tous ces archétypes mythiques

116
de façon à lui communiquer certaines idées «hautes»,
certains principes, a un intérêt. Mais se contenter de
décrire des scènes de bataille est parfaitement inutile.
Les enfants ont tendance à se focaliser sur les effets
visuels les plus spectaculaires, donc sur les scènes de
bataille. À trois, quatre ou cinq ans, c'est en général
tout ce qu'ils en retirent. Mais le fait de raconter l'his-
toire leur communique cependant autre chose. Ils vont
toujours se rappeler les scènes de bataille (un enfant ne
peut regarder ce film sans être impressionné par les
batailles, les soldats et les troupes d'assaut), mais ce
qu'ils entendent les impressionnera à un autre niveau.
Les enfants peuvent commencer à comprendre un peu
les principes métaphysiques à l'âge de sept ou huit ans.
Ces idées ne leur sont pas totalement insolites. Pour la
plupart d'entre eux, ce qui est surnaturel est naturel, du
moins avant que nous ne les conditionnions à être scep-
tiques et fermés à« l'inconnu».
Nous devrions faire «déguster» aux enfants des
impressions positives : leur faire écouter une certaine
musique, comme les messes de Bach, par exemple. Ce
qu'ils voient, entendent, sentent, et ce qu'ils en tirent,
peut avoir une influence spectaculaire sur leurs rap-
ports à l'existence. En ce qui concerne les impressions
négatives comme la violence et la cruauté de la vie, il
n'y a pas d'urgence à les en instruire. Ces impressions
viendront de toute façon. Dans notre culture, tout
enfant qui voyage en voiture et regarde les panneaux
publicitaires, ou qui parcourt les pages d'un magazine
rempli de photos, ne peut passer à côté des impressions
négatives.

Impression de la télé
L'une des conséquences les plus tristes de la techno-
logie moderne réside dans le fait que les enfants, même
les bébés, sont exposés à tant de télévision, de jeux

117
vidéo et de films. Entre autres experts et avocats des
enfants, Joseph Chilton Pierce, auteur de Magical
Child 1 et Evolution 's End 2, affirme que même une
situation parentale aimante peut être fortement contre-
carrée par la présence de la télévision dès l'âge le plus
tendre. Les facultés imaginatives ne sont pas présentes
à la naissance ; elles se développent entre trois et six
ans. Pierce soutient que placer de jeunes enfants devant
la télé, c'est servir à leur mental de la nourriture prédi-
gérée. Ils reçoivent des images qu'ils n'ont pas à créer
eux-mêmes, de sorte que leur imagination ne se déve-
loppe pas, ce qui les handicape. Plus tard, ces enfants
ne peuvent imaginer, visualiser ou projeter. En consé-
quence, ils sont privés d'un des aspects lumineux d'un
sairi développement : leur créativité demeure plate et
déséquilibrée.
Quiconque observe un bébé regardant pour la pre-
mière fois un poste de télévision sait combien il est fas-
ciné, quels que soient le sujet ou les images. Cet écran
brillant et cette imagerie sont extrêmement fascinants,
même les téléviseurs en noir et blanc (s'il en reste
encore? Je trahis une nouvelle fois mon âge).
Plus on accorde de temps à un enfant pour qu'il
trouve sa propre voie et qu'il apprenne à son propre
rythme sans « aide » artificielle, plus longtemps son
innocence sera sauvegardée ; il en développera plus de
compréhension, d'envergure et de profondeur. La rage
moderne qui consiste à procurer un ordinateur aux
enfants à l'âge de trois ou quatre ans est monstrueuse,
c'est une mascarade. Plus longtemps les enfants peu-
vent se développer de façon naturelle à l'intérieur de
leurs propres limites, à leur manière, plus ils demeure-
ront innocents. Plus tard, ils conserveront cette inno-

1. Bantam, New York, 1977.


2. Harper, San Francisco, 1992.

118
cence même dans des périodes de chagrin, de douleur
et de tragédies.
Avec la télévision, les ordinateurs et les jeux vidéo,
nous paralysons la croissance d'une génération entière.
Cela peut bien avoir l'air d'un progrès en surface, mais
constitue en réalité un crime dangereux contre la nature
et l'évolution. Gardez donc la télé, les films d'horreur,
les jeux vidéo et autres machines à impressions loin
des enfants le plus longtemps possible. Exposez-les
aux « lumières », aux « bruits » et aux « couleurs »,
mais usez de discernement là aussi, prenez garde aux
types et aux sources d'information.

Les jouets
Les jouets ont une grande influence sur les enfants.
Leur type et même les matériaux dont ils sont faits
influencent leur croissance et leur éducation.
Un nouveau-né n'a vraiment pas besoin d'une jungle
entière d'animaux en peluche autour de lui. Une telle
accumulation rendrait problématique sa capacité à éta-
blir le sens de la valeur des choses. Il est peut-être pré-
férable d'éviter de donner aux enfants beaucoup de
jouets en même temps, comme à Noël. Offrez-leur plu-
tôt quelques cadeaux à un moment donné, puis encore
quelques-uns six mois plus tard.
Bien sûr, dès qu'ils commencent à ramper, marcher
et courir, les enfants trouvent des jouets partout : un
gros bac de frigo ou de cuisinière vide peut être la plus
merveilleuse maison de jeu. Une vis, une pièce d'en-
grenage, un vieux chiffon, un bout de bois ou une
pierre peut devenir un objet de fascination. Certains
jouets de base sont essentiels : un petit chariot, un tri-
cycle ou une bicyclette, des patins à roulettes, etc. Les
blocs de construction sont excellents. Les enfants sont
si créatifs naturellement qu'il est sain d'offrir à cette
créativité un vaste espace d'expression au lieu de

119
l'étouffer sous une montagne de jouets en plastique
produits en série. Quelques-uns suffiront, comme sup-
plément à tout ce qu'ils trouvent d'habitude autour de
la maison et dans le voisinage.
Il peut aussi nous arriver d'exercer une censure sur
les cadeaux venant de la famille ou d'autres personnes.
Si quelqu'un envoie un fusil, une télévision ou un autre
objet incompatible avec le genre de culture dans
laquelle nous essayons d'élever nos enfants, nous mon-
trerons le cadeau à l'enfant en lui disant : « Grand-
maman t'a envoyé ceci, mais ça ne convient pas à notre
style de vie. Nous allons le renvoyer ou le retourner au
magasin et tu pourras choisir quelque chose que tu
aimes et qui nous convienne à tous. » C'est ainsi que
nous demeurons honnêtes avec eux. À quatre ou cinq
ans, ils sont prêts à entendre ce genre d'explications et
à accepter ce qui sert l'éducation qu'ils reçoivent. Ils y
vont même de leurs propres suggestions.
Laissez-les ramasser des trucs dans les poubelles de
temps en temps (mais pas dans le compost), comme ce
fantastique moule dans lequel votre nouvelle chaîne
stéréo est arrivée. Laissez-les jouer avec des objets
variés. Ne succombez pas à votre tendance à en faire
des petits adultes de quatre ans parfaitement pragma-
tiques.

L'influence des compagnons de jeu


Les enfants reçoivent de fortes impressions de leurs
compagnons de jeu. Il revient à chaque parent de déci-
der ce qu'il admet comme influence pour ses enfants.
Personnellement, j'ai un degré de tolérance zéro : je
me fonde sur l'innocence des compagnons des enfants,
non sur leurs habitudes. Je suis végétarien, mais cela
ne me gêne pas que mes enfants jouent avec des man-
geurs de viande ou des adeptes de la télé, à condition
que ces derniers soient fondamentalement gentils,

120
généreux et positifs. Je tâcherais d'évaluer ces qualités
chez les compagnons de jeu de mes enfants le plus tôt
possible, c'est-à-dire avant que les enfants ne se ren-
contrent. Les enfants on,t tendance à aimer tout le mon-
de ; alors, plus ils sont jeunes, plus j'utilise mon
discernement pour eux. Plus ils grandissent, moins je
le fais. Je suppose que si j'accomplis bien ma tâche
lorsqu'ils sont jeunes, ils sauront plus tard faire preuve
de discernement pour eux-mêmes.
Il est évident qu'en certaines occasions de tels choix
s'avèrent extrêmement difficiles, voire impossibles.
Quand nous assistons à un mariage auquel sont pré-
sents tous nos lointains cousins, nous ne pouvons pas
facilement empêcher nos enfants de jouer avec nos
neveux et nièces. Mais cela ne dure qu'un après-midi.
Il arrivera aussi que nous ayons à laisser notre enfant
à une garderie, où nous n'avons aucun contrôle sur le
genre d'enfants présents. Dans un tel cas, il faut choisir
1'adulte responsable avec la plus grande minutie.
Les parents et les personnes qui entourent 1' enfant
doivent veiller à ce qu'il ne ressente pas la honte, qu'il
ne soit ni abusé ni manipulé, et cela doit bien sûr être
aussi le cas des compagnons de jeu. Il faut en outre
tenir compte du fait que les enfants établissent des liens
très profonds pour des raisons qui souvent nous échap-
pent. Je ferais par conséquent montre de discernement,
certes, mais sans être tatillon au point d'étouffer l'en-
fant et de l'empêcher de se détendre et d'apprécier une
grande diversité d'individus.

L'habillement et les chaussures


En forçant les enfants à être chaussés lorsqu'ils
jouent dehors, nous les coupons de la sensation de faire
partie de la terre. Tant qu'ils jouent dans notre propre
environnement ou chez un voisin compréhensif, on ne
devrait pas les obliger à porter des chaussures, mais au

121
contraire les encourager à jouer dehors sans souliers,
aussi bien en été qu'en hiver (pas dans la neige, bien
sûr, mais un peu de froid ne fait pas de mal à des pieds
en bonne santé). Il va de soi que cela ne s'applique pas
aux citadins, uniquement à ceux qui disposent d'un
espace vert. Quand je parle de la terre, cela ne concerne
évidemment ni le béton ni le macadam.
Quand les adultes portent des souliers en dehors de
chez eux, ne serait-ce qu'une ou deux minutes sur leur
propre terrain pour aller brancher le tuyau d'arrosage,
ils transmettent aux enfants que les pieds sont tendres
et délicats, qu'il faut donc les protéger le plus profon-
dément, qu'il faut se protéger de la terre elle-même. Un
enfant qui passe une grande partie de son enfance pieds
nus - que lui-même et ses parents le sachent ou non -
jouira d'une sensibilité des choses qu'un enfant
chaussé ne peut avoir. C'est ainsi que sont la nature et
la vie naturelle : en résonance avec les énergies sub-
tiles. En les forçant à porter des chaussures en tout
temps, on les prive de quelque chose dont ni eux ni
nous ne connaissons la valeur ; mais cette valeur
devient indéniable quand ils mûrissent.
Le même principe s' applique à l'habillement. À la
campagne, nous pouvons encourager les enfants à s' ha-
biller moins. Dans les villes, dans les régions densé-
ment peuplées, laisser un enfant s'ébattre nu peut
toutefois attirer une attention indésirable. Mais quand
c'est possible, la nudité est merveilleuse et mérite
d'être encouragée.
On ne saurait douter de l'amour et de la joie que res-
sentent les enfants quand ils sont ainsi. Si nous les lais-
sions faire, ils se promèneraient toujours nus. La
nudité, quand elle leur est possible, leur permet de
développer une attitude saine envers leur corps. (Il
faut, bien sûr, que les adultes qui leur servent de
modèles n'aient pas complètement honte de leur propre

122
corps et qu'ils n'induisent pas cette honte chez l'enfant
de manière sadique, ce que font inconsciemment telle-
ment d'adultes, en disant par exemple : «Ce que tu es
gros ! Ta mère ne te nourrit donc qu'avec du beur-
re?», ou encore : «Couvre-toi, vilaine petite agui-
cheuse ! »
Il serait également souhaitable que les parents pren-
nent leur bain avec leurs enfants. Quand 1' enfant est un
peu plus grand, le parent de même sexe peut prendre
plaisir à se baigner avec lui, jusqu'à ce que cet enfant
exprime le désir d'être seul.

Les voyages
Nous sommes allés en Inde alors que certains de nos
enfants n'avaient que quatre ou cinq ans. Nombreux
étaient ceux qui pensaient : « Comment un enfant de
quatre ans peut-il apprécier la profondeur et l'enver-
gure de la culture indienne ? Emmener des enfants
dans un tel voyage est un gaspillage d'argent, d'énergie
et d'attention. De plus, cela peut être très dangereux
pour leur santé.» Mais ces personnes n'ont pas réalisé
que l'influence culturelle sur un enfant de quatre ans
est dix fois plus forte que sur un adulte de trente ans.
La plupart d'entre nous n'avons aucune idée de la
capacité de perception des enfants. Elle est absolument
incroyable, effrayante même. C'est ce que nous avons
observé chez les enfants qui ont voyagé avec nous. Ce
sont maintenant des adolescents et les impressions sub-
tiles dont ils se sont imprégnés les nourrissent encore
à bien des égards.
J'ai toujours recommandé qu'on emmène les enfants
dans des environnements culturels très différents, lors-
que c'est possible et pour autant que ceux-ci soient
sains, positifs, et ne mettent pas leur vie en danger.
Quand des éléments dissonants se présentent, nous les
expliquons, simplement. Ainsi, en Inde, presque tout le

123
monde a été malade pendant un jour ou deux, très
malade. Les enfants vomissaient, mais le lendemain ils
allaient bien. Ce n'était rien. Cela ne les a pas dérangés
comme les adultes. Les enfants étaient fascinés par la
beauté et les choses intéressantes qu'ils voyaient ; la
maladie n'était qu'un événement passager peu digne
d'attention. À l'occasion d'un de nos voyages ,
quelques enfants n'ont pas pu aller à la selle pendant
deux semaines et cela ne les a pas vraiment dérangés,
du moins psychologiquement. Mais si la même chose
arrivait à un adulte, il aurait été tellement obsédé par
son problème d'élimination que c'est à peine s'il se
serait rendu compte qu'il se trouvait dans une culture
différente.
La capacité d'un enfant à littéralement« avaler» des
impression est magique, merveilleuse. Même lorsque
le corps est aux prises avec un inconvénient mineur,
l'être - l'essence de l'enfant -, telle une éponge, s'im-
prègne d'impressions utiles et précieuses.

Les autres adultes


Alice Miller a évoqué le fait d'être un« témoin illu-
miné » pour un enfant. Si personne dans la vie de 1'en-
fant ne sait reconnaître qui il est, si personne ne peut
être une source de gentillesse, de générosité et qui ne
lui causera jamais aucun préjudice, il n'a aucune
chance de grandir sainement. En revanche, s'il existe
une seule personne qui puisse servir de « témoin » de
son innocence et de son inhérente valeur personnelle,
cela peut changer sa vie à jamais. Quand les parents ou
la famille ne peuvent remplir ce rôle, c'est souvent un
ami de la famille qui le fera . Mes parents me faisaient
toujours rencontrer des amis adultes pour me servir de
mentors et de témoins éclairés dans des domaines hors
de leur compétence.
Pour ce qui est des adultes en général, j'ai toujours

124
accueilli de nombreuses personnes « différentes », pour
une période donnée - plusieurs jours, semaines, mois
ou même années. Certains de mes élèves n'apprécient
pas l'énergie de certains invités, mais ils doivent
apprendre à gérer les diverses influences, qui ne sont
pas toujours très belles. Étant donné leur valeur éduca-
tive pour les enfants, nous accueillons pour une brève
période des invités avec lesquels nous ne voudrions pas
vivre, car ils apportent une couleur qui n'est pas pré-
sente d'ordinaire. Je ne veux pas instaurer un environ-
nement totalement exempt de certains éléments qui
sont, sur un certain plan, « sombres » et ne constituent
pas des modèles idéaux pour les enfants. Ces éléments
peuvent être de grandes occasions pour tous, tant
psychologiquement que « chimiquement». Nous ne
désirons pas voir les enfants grandir de façon déséqui-
librée, avec une seule manière de voir, même si le far-
deau de ces rencontres repose entièrement sur ceux qui
véhiculent des impressions « légères ». Bien sûr, je ne
permettrais pas la présence autour des enfants de per-
sonnes dangereuses, abusives, cruelles ou violentes
envers eux. Mais il peut être utile de côtoyer des gens
« différents », dont les mœurs ou la mentalité sont
insolites, comme un artiste brillant et accompli dont la
personnalité est intériorisée et refermée sur son propre
génie au point de communiquer très peu. Ce genre de
« différence » peut être utile.
Bien des gens que je considère très utiles pour ce
qu'ils ont à offrir sont les derniers que vous souhaite-
riez prendre comme modèle unique pour vos enfants.
Il appartient donc à chacun de résoudre la question de
l'exposition des enfants à des éléments potentiellement
négatifs, qui ne sont là que pour leur permettre d'envi-
sager leur monde dans toute sa diversité, tout en s'as-
surant de la prépondérance des modèles positifs (ce qui
se produira si l'innocence de l'enfant est intacte) et en

125
prenant toutes les précautions nécessaires pour que les
enfants soient en sécurité, et non indûment exposés à
ces influences négatives.

Les influences négatives sur les enfants

Nous, adultes, luttons contre des éléments occultes,


négatifs, contre 1'aspect sombre de la nature humaine :
la perversité, la cruauté, la fausse piété, etc. Quand
notre tâche porte la marque de cet aspect sombre, diffi-
cile et douloureux, c'est souvent parce que nous
n'avons pas su reconnaître et gérer notre propre monde
occulte de manière concrète. Il nous faut gérer des
énergies comme la peur, le dégoût, la peine et la colère
simplement, en tant qu'aspects naturels et inhérents de
nous-mêmes, au lieu de nécessairement qualifier ces
éléments occultes de «mauvais», dangereux ou mal-
sains. De toute évidence, les éléments extérieurs exis-
tent : la guerre, la torture, les crimes violents et
l'inconscience inhumaine de l'homme envers l'homme
(et la femme). Mais notre capacité de gérer sainement
ces ingrédients inévitables du pot au feu de la vie
dépend directement de notre rapport avec ces mêmes
qualités qui sont en nous.
Prenons l'exemple d'un homme qui, pour une raison
quelconque, éprouve de la violence envers une femme
(ou envers toutes les femmes , ce qui est courant, bien
que cela se manifeste en général uniquement à l'en-
droit de celle avec qui il est en relation) ; la manière
dont il gère ces sentiments sera soit un exemple très
sain pour un enfant qui observe le phénomène soit un
événement terrifiant et potentiellement traumatisant.
La mère d'un enfant ne peut être brutalisée (physique-
ment ou émotionnellement) sans que cela ait de réper-
cussions dévastatrices sur l'enfant. Si c'est le père qui

126
est l'auteur des brutalités, l'effet est encore plus dévas-
tateur.
La plupart d'entre nous luttons encore contre de for-
midables démons qui résultent d'impressions reçues au
cours de notre enfance. Nous n'avions pas alors une
vision suffisamment vaste du monde pour les interpré-
ter comme l'aurait fait un adulte intelligent. Ces
impressions ne nous ont pas aidés à gérer de façon
fonctionnelle les démons de notre propre enfance ou
ceux des adultes de notre entourage immédiat. Nous
n'avions pas autour de nous des adultes compréhensifs
(des« témoins illuminés», selon l'expression d'Alice
Miller) pour nous aider à intégrer, comprendre et digé-
. .
rer ces ImpressiOns.
Si nous nous familiarisons avec les ténèbres parfois
envahissantes de notre monde occulte, nos enfants
seront plus heureux que n'importe lequel d'entre nous
et plus sains que la plupart des gens. Dans notre
société, l'épidémie de mauvaise santé, et autres condi-
tions physiques et psychologiques sordides, est en par-
tie causée par l'incapacité ou le refus de s'occuper du
monde occulte, quand ce n'est pas l'ignorance même
de ce qu'est ce monde. On ne nous a jamais rien
enseigné sur ce monde, comment vivre avec lui, en
faire un ami, tout en demeurant des personnes compa-
tissantes envers les autres, travailleuses et irrépro-
chables.
Le monde occulte constitue un tiers de la réalité.
Selon le chamanisme, il existe trois mondes : le monde
occulte, le monde du milieu et le monde supérieur.
Avoir peur du monde occulte, c'est conduire sa vie
autour de cette peur. Les enfants apprendront cette
méthode et s'approprieront cette peur. Ceux (parents
ou autres) qui enseignent aux enfants les choses déplai-
santes de la vie - comme la cruauté, la fausse piété, la
criminalité des gens ou du monde en général -

127
devraient être très sensibles à leur propre monde
occulte, leurs propres ténèbres. Se réconcilier avec le
monde occulte, c'est maintenir 1'attitude simple et
directe selon laquelle « les mauvaises choses se produi-
sent». Il n'est pas nécessaire de tomber dans la fasci-
nation pour Je grotesque ou 1'horrible, mais il est
raisonnable d'être conscient de l'existence telle qu'elle
est et d'avoir un regard sain sur ces choses, car il est
de toute façon impossible de les éviter. Même les
ermites les portent en eux.
Si nous souhaitons sérieusement la santé et l'équi-
libre pour nos enfants, il faut que notre attitude leur
transmettre qu'« il n'y a aucun problème» dans la vie.
[Note de l'éditeur américain : Quand il dit qu'il n'y a
aucun problème, Lee ne fait pas référence à cet opti-
misme naïf qui ne voit pas la souffrance, la cruauté et
la folie du monde en général. Il veut plutôt parler
d'une vision selon laquelle« la vie est tout simplement
comme ça», vision fondée sur la confiance intérieure
et la conviction que nos vies sont finalement entre les
mains de Dieu. Vivre ainsi est un bel exemple à offrir à
nos enfants. Si nous sommes capables d'incarner cette
vision dans les situations quotidiennes de la vie, et tant
que nous faisons face à leurs besoins avec un minimum
de bon sens et de discernement, il nous est possible
d'abandonner la tendance obsessionnelle et névrotique
à surprotéger et à trop contrôler.] Bien des événe-
ments survenant dans notre vie peuvent donner l'im-
pression d'être défavorables. Mais si nous avons une
attitude générale laissant supposer qu'« il n'y a pas de
problème », les éléments normalement négatifs per-
dront cette coloration. Au contraire, les enfants vont
apprendre ce qu'il en est du monde occulte lucidement,
dans la force et la sagesse, et non dans la peur et ·la
suspicion. Ils apprendront à établir des distinctions et à
user de discernement (ce qu'ils possèdent déjà à un

128
niveau extraordinaire). Ils seront capables d'exprimer
ces distinctions eux-mêmes, ce qui leur est totalement
impossible dans le monde ordinaire.
Quand j'étais très jeune, 1'un des proches amis de
la famille avait un sérieux problème d'alcoolisme et à
chaque soirée il se soûlait au point de tomber par terre.
J'étais toujours endormi au moment où il était complè-
tement «rond», et mes parents évitaient scrupuleuse-
ment le sujet dans leurs conversations. Ce n'est que
vers 1' âge de vingt ans que j'ai pris conscience de cette
situation ! Cette ignorance ne m'a pas fait de tort, mais
on ne m'a pas non plus éduqué en prévision des dures
réalités que j'ai rencontrées par la suite au collège et
plus tard. Heureusement, j'ai vite appris et je n'étais
pas porté à me paumer ni à me faire du tort ou à
consommer des drogues. N'empêche que ce dont
j'étais témoin était choquant et, dans plusieurs cas, ini-
maginable (ce l'est encore).
Il est intéressant de noter que les concepts intellec-
tuels ne se traduisent pas par une perte d'innocence - à
moins qu'il ne s'y rattache une expérience traumati-
sante, auquel cas l'innocence disparaît assez vite. Si
l'expérience est vécue dans une attitude de «pas de
problème» ou de : «La vie est comme ça», l'expé-
rience de l'enfant s'en trouve élargie ou approfondie
sans effet secondaire négatif; les éléments occultes de
notre vie n'affectent pas alors nos enfants de façon
négative.

Expliquer les influences aux enfants

L'innocence des enfants veut qu'en les élevant nous


tâchions d'accomplir deux choses : tout d'abord, et
autant que faire se peut, leur procurer un environne-
ment axé sur la santé, la gentillesse, le respect et la

129
clarté. Ensuite, les adultes devraient reconnaître les dis-
sonances d'un environnement (il y en a toujours, dans
une certaine mesure) en tant que dissonances plutôt
que de les accepter comme normales pour amener les
enfants à comprendre qu'il s'agit là d'éléments parmi
tant d'autres dans leur paysage. Ainsi, la clarté et le
discernement par rapport à ce qui est sain et créatif pré-
vaudront finalement, même si les enfants semblent
répondre au bruit, à la violence et autres éléments per-
turbateurs dans leur environnement. Si 1' enfant est
témoin, les yeux écarquillés, d'un accident de voiture
et que les chauffeurs s'engagent dans une bagarre
bruyante et violente, c'est une bonne occasion de lui
expliquer que de telles réactions sont inutiles, qu'elles
résultent d'une colère mal gérée et de sentiments de
stress, et ainsi de suite. Il s'agit d'expliquer la situation
à l'enfant d'une manière qu'il puisse comprendre, et
non de lui tenir un discours académique.
Comme je l'ai déjà dit, lorsqu'on emmène un enfant
dans un environnement qu'il ne connaît pas, il faut à
l'avance lui expliquer ce qui s'y passe. Si l'on doit se
rendre dans un endroit plein de cris et de bruit (le par-
quet de la Bourse, le premier jour des soldes dans un
grand magasin ... ), on le préparera en lui disant par
exemple : « Voici où nous allons ... et voilà comment
ça se passe là-bas. Il n'y a pas de danger pour toi. »
Sans cet avertissement, 1'enfant va souvent absorber
ces impressions sous forme de peur et d'appréhension :
l'énergie engendrée par la compétition, les bousculades
et l'impatience l'affecte comme s'il en était l'objet. On
s'attachera donc à lui assurer auparavant qu'il n'en est
pas ainsi et qu'il sera en sécurité. Nous n'avons pas à
nous inquiéter de ce qu'il est trop jeune pour
comprendre nos explications (un bébé de un ou trois
mois n'en comprendra effectivement pas le sens litté-
ral), mais il recevra ce que nous lui communiquons sur

130
le plan du ressenti. Car les tout jeunes enfants ressen-
tent certainement l'intention et l'humeur.
L'hystérie d'un adulte qui croit qu'il faut absolu-
ment protéger 1'enfant de tout, du moindre souffle
d'impression négative, sera transmise à celui-ci au
moins aussi fortement que la dissonance de l'environ-
nement. Les adultes devraient donc être détendus et
positifs en présence de leurs enfants, ce qui exige beau-
coup de leur part. L'autre type d'hystérie, où 1'adulte
- dans le feu de sa réaction négative ou excessive -
oublie qu'il a un enfant en face de lui, sera également
transmise à 1'enfant comme si elle lui était vraiment
adressée. On peut donc dire que, face à nos enfants,
l'égalité d'humeur en général est une bonne idée.
Il est pratiquement impossible d'éliminer tous les
éléments dissonants d'un environnement quel qu'il
soit, et de toute façon ce n'est pas ce qu'on doit recher-
cher. D'un autre côté, l'ignorance des adultes quant
aux besoins des enfants engendre chez ceux-ci de nom-
breuses dissonances inutiles. Bien sûr, il existe les
exemples évidents de violence et de sévices : des
adultes qui ne veulent pas vraiment leurs enfants et les
bousculent en souhaitant qu'ils ne soient pas là, etc.
Mais la plupart des conditionnements négatifs vient de
ce que les adultes ne réalisent pas que la télévision est
une drogue pire, ou tout au moins aussi nocive, que
l'alcool ou la nicotine. Cela vient aussi souvent de ce
que les adultes se querellent entre eux, ce qui engendre
chez 1'enfant de profonds conflits et de la peur.
La chose la plus importante, quand un enfant assiste
pour la première fois à une scène cruelle, c'est d'être
honnête envers lui. S'il est témoin de la cruauté d'un
être humain envers un autre, 1'enfant nous regardera en
ayant l'air de dire : «Pourquoi font-il ça?» Il faut
savoir expliquer ces choses et ne jamais justifier la vio-
lence par le silence, le déni, en essayant de détourner
son attention ou de le protéger de ces réalités.

131
Il est inévitable qu'un enfant entende des adultes
hurler ou gifler des enfants au supermarché, au maga-
sin de jouets, à l'animalerie, au cinéma et dans le parc.
Il convient de lui expliquer avec simplicité le méca-
nisme humain et les conditionnements fondés sur 1'ha-
bitude. N'essayez pas de lui cacher la réalité ou de
l'éluder par quelque explication absurde. Expliquez-lui
de façon à ce qu'il comprenne. Ne lui servez pas une
conférence sur la psychopathologie dysfonctionnelle.
Un petit enfant ne peut comprendre la guerre et la cri-
minalité au niveau des motivations névrotiques, car il
ne ressent pas ces motivations qui lui permettraient de
comprendre. Attendez qu'il ait atteint la profondeur de
compréhension nécessaire pour saisir ce qu'il en est
avant de vous aventurer dans de tels détails. Ne vous
permettez jamais d'en faire une blague du genre :
«Eh ! écoute-moi bien, ne t'amuse pas à faire ce genre
de choses à papa (jeter une boîte de céréales en dehors
du caddie, ou autre chose du même genre) sinon il
devra faire avec toi la même chose que ce papa-/à.
Même si nous rions en employant un ton qui ferait
comprendre à un autre adulte qu'il s'agit d'une blague,
l'enfant ne le prendra pas comme une blague.
Face à ce genre de problème, on peut tenter d'abor-
der 1'enfant de cette manière : « Il n'y a jamais de
bonne raison, ou très rarement, pour justifier la cruauté.
Certaines personnes sont frustrées et en colère, et elles
1'expriment en blessant les autres ; ce n'est certaine-
ment pas la meilleure manière de gérer ces choses. »
Vous pouvez employer ce genre de généralités : elles
sont vraies, sans être exagérément intellectuelles ou
complexes. Bien sûr, il faut en outre être capable d'ex-
pliquer à l'enfant comment gérer positivement de telles
situations !
Tout cela ne signifie pas que nous devions adopter
une attitude d'un optimisme béat et sirupeux à l'égard

132
des enfants. Certains adultes ont tellement peur de leur
propre monde occulte qu'ils ont rempli leur vie de
petits nuages blancs tourbillonnants, de licornes,
d'arcs-en-ciel et de couleurs pastel, avec une sorte de
musique électronique new age pathétique et sirupeuse.
Il ne convient certainement pas de rebattre les oreilles
d'un enfant avec des récits horribles relatant l'inhuma-
nité de l'homme pour l'homme, mais il n'ont pas
besoin d'en être protégés de manière irréaliste. Je ne
garderais pas près d'un enfant de deux ans des livres
avec des photos montrant des atrocités de guerre, mais
je ne cacherais pas non plus le Newsweek ou le Time à
un enfant de huit ans. En parcourant ces revues, l'en-
fant verra des cadavres. La première fois, qu'il tombera
sur ce genre de photos il demandera ce que c'est, peut-
être pleurera-t-il : «Pourquoi quelqu'un ferait-il cela à
quelqu'un d'autre?» À ce moment-là il ne s'agit pas
de leur arracher la revue des mains, comme si ces hor-
reurs n'existaient pas ; il faut simplement tenter de leur
expliquer.
Si, à propos du Mouvement pour les droits civils en
Afrique du Sud, l'enfant s'interroge sur les motifs de
l'apartheid, la haine raciale en disant : «Pourquoi les
Blancs haïssent-ils les Noirs ? », nous devons nous-
même connaître la réponse et être en mesure d'expli-
quer clairement la nature de la haine et des préjugés.
Mais si nous vivons dans le déni de nos propres partis
pris, il sera extrêmement difficile d'aborder honnête-
ment le sujet avec les enfants. Il nous faut savoir au
fond de nous que les gens se comportent ainsi les uns
avec les autres. Il nous faut en ressentir 1'horreur pour
éprouver une certaine compassion, tant pour élargir le
champ d'éducation de l'enfant que pour alléger le choc
qu'ont ces événements sur son innocence. Nous évite-
rons ainsi de transformer sa curiosité en une terreur
paranoïaque de ces réalités, qui le laisseraient vacillant,

133
tremblant, apeuré, enfermé dans sa coquille remplie
d'informations inexactes et de confusion.
Prenons un exemple extrême : à l'occasion d'une
guerre, les enfants assistent à des scènes horribles,
comme voir la maman de leur ami réduite en poussière.
Il n'y a aucune manière de justifier ces choses, mais
nous pouvons dire : «Oui, c'est une chose terrible et
quand tu seras grand, tu pourras faire en sorte que cela
ne se reproduise pas. » Je dirais même : «Ce n'est pas
juste, mais nous ne contrôlons pas tout le monde et
nous ne pouvons les forcer à faire ce qui est juste. Nous
ne pouvons forcer les gens à être gentils les uns avec
les autres. Il y a des gens qui sont très violents et
cruels ; c'est ainsi qu'ils évacuent leur frustration ... »
On pourrait aussi dire : « Ces gens ne sont pas
conscients. Ils ne comprennent pas. S'ils étaient plus
conscients, ils seraient différents. » Je n'utilise pas
couramment ce genre de langage, car ce concept est
trop obscur pour un jeune enfant. Mais nous pouvons
y avoir recours de temps à autre, de façon à ce que les
enfants comprennent qu'ils ont le choix d'être
conscients et qu'ils peuvent choisir l'intégrité et l'ac-
tionjuste, même sous la pression d'un groupe de cama-
rades.
Parfois, en de telles circonstances, ils seront choqués
et fascinés tout à la fois. Il se peut qu'ils désirent
découvrir ce qui se passe. Supposons que toute la
famille soit rassemblée dans le sous-sol tandis que la
ville est bombardée. L'enfant dira peut-être : «Mais je
ne veux pas être ici ; je veux être en haut. »Les parents
doivent alors dire : « Nous irons quand le bombarde-
ment sera terminé. Nous sortirons dès que nous le
pourrons. Mais il se peut qu'alors les murs ne soient
plus là ; ou peut-être pas, peut-être aurons-nous de la
chance. » Il n'y a pas moyen de rendre ce genre de tra-
gédie acceptable. On répète parfois : « Sois fort. »Cela

134
équivaut souvent à réprimer, comme si 1'on disait :
« Ne ressens rien. » Je permettrais toujours aux enfants
de pleurer quand ils en éprouvent le besoin : laissez-
les pleurer, hurler et crier leur angoisse devant l'inhu-
manité de telles situations.

La souffrance et la mort

Sur un plan plus absolu, les enfants savent dans quoi


ils s'embarquent : ils ont déjà une conscience avant la
conception et la naissance. Cette conscience peut voir
le futur de l'incarnation. Les enfants rencontrent deux
sortes de souffrances : celle due aux limitations inhé-
rentes à l'incarnation, avec laquelle il faut vivre- souf-
france pure, qui n'existe pas en réaction par rapport à
quoi que ce soit, qui fait partie de la donne de l'existen-
ce ; et puis celle qui est une réaction au monde du
crime, de l'illusion, de la guerre, de la douleur, de la
brutalité, de la violence, de la confusion, etc.
Il est très facile pour un enfant de s'incarner et de
se blinder contre le deuxième genre de souffrance, en
mettant au point un mécanisme de déni qui 1' empêche-
rait d'être touché par ce que la situation exige, en
termes spirituels et sociaux. Il est relativement facile à
l'enfant de se protéger de ce type de souffrance, de
manière à ne pas avoir à s'y opposer. Mais dans bien
des cultures traditionnelles, en particulier celles qui
entretiennent un fort rapport avec 1'Absolu, 1'éducation
permet aux enfants de rester ouverts, de ne pas se barri-
cader.
Pauvreté, souffrance, douleur : 1'Inde offre tout cela.
Avant d'aller en Inde, la plupart des adultes de notre
groupe (de naïfs bourgeois de la classe moyenne)
n'avaient jamais visité un pays du tiers monde ni été
témoins de la pauvreté et de la maladie. Où qu'ils

135
posent les yeux, ils ne voyaient qu'horreur : «Mon
Dieu ! la laideur, la saleté, la souffrance, la douleur ! »
Ils ont circulé à travers ce pays sans pouvoir se départir
de cette vision sentimentale des choses. Ce n'était pas
de la véritable compassion : ils éprouvaient de la sym-
pathie non pour les Indiens, mais pour leurs propres
sentiments de peur et de dégoût. Il y a certainement
beaucoup de souffrance en Inde, mais il existe aussi un
tout autre point de vue.
Nos enfants, quant à eux, étaient fascinés par ce
qu'ils voyaient, ils ne s'en détournaient pas ! Dans cer-
taines régions de l'Inde, on traite les animaux avec
beaucoup de cruauté, parce que la nourriture qu'ils
mangent peut être consommée par 1'homme. On donne
des coups de pied aux chiens, on les bat. Dans un
endroit que nous avons visité, les chiens étaient dans
1'état le plus lamentable qu'on puisse imaginer : ils
étaient tous malades et leurs côtes étaient très visibles.
Les adultes se lamentaient : « Oh ! le pauvre chien. »
Les adultes étaient horrifiés à la vue d'un chiot affamé
rôdant dans les rues. Mais les enfants étaient fascinés :
«Est-ce qu'il va mourir? Quand va-t-il mourir? Est-
ce que nous pourrons regarder ? » Quelle innocence !
Plusieurs fois il a fallu rappeler les adultes à 1'ordre
afin qu'ils permettent aux enfants de se faire leur opi-
nion et d'assister à la vie telle qu'elle est, sans leur
imposer les partis pris névrotiques d'adultes condi-
tionnés.
Les enfants ne ressentent pas la même peur de la
mort que les adultes. Les enfants de quatre ou cinq ans
demandent parfois quand ils mourront: pour eux, c'est
très simple. Mais si vous observez un adulte de qua-
rante ans, tout en lui dit : «Je me fais plus vieux. J'ai
peur de la douleur, de la déchéance, de l'inconnu et de
la mort. » Non, non ! Les adultes vivent dans un
immense déni de la peur de la mort, pas les enfants.

136
À Bénarès (Vârânasi), une ville sainte de l'Inde où
les gens viennent mourir, on peut voir de grands ter-
rains de crémation le long de la rivière. On empile le
bois, on y pose le corps et on rajoute du bois par-des-
sus. On met du beurre, pour faire monter la tempéra-
ture de crémation, et on allume le feu. Il arrive que le
corps ne soit pas bien maintenu, et qu'une fois le feu
allumé, même si le corps est bien attaché, les cordes
brûlent et qu'un bras ou une jambe se détache. Les
enfants trouvaient ça formidable : « Ouah ! Regarde ! »
Les adultes détournaient parfois le regard, écœurés :
« Beurk ! » Ils trouvaient ça étrange, horrible même.
Mais les enfants voulaient rester et regarder jusqu'au
bout.
Les Indiens ont coutume de fracasser le crâne du
corps en train de brûler à un moment précis, de façon
à ce qu'il n'explose pas. (Le cerveau cuit! C'est
comme si 1'on mettait une boîte de conserve fermée
dans le four ; à un moment, quand la température
atteint un certain degré, elle explose.) Si l'on ne brise
pas le crâne, BOUM ! Les enfants attendaient et surveil-
laient : « Quand vont-ils briser le crâne ? » Les adultes
devaient vraiment prendre garde à ne pas conditionner
les enfants en leur inculquant que c'est laid, épouvan-
table, étrange ou mauvais, et les laisser se faire leur
propre idée.
Dans notre communauté, les enfants se familiarisent
avec la mort grâce au compost. Il y a quelques années,
plusieurs se sont trouvés face à un tas de compost après
avoir sculpté des citrouilles en lanternes. Ils ont vu
comment les citrouilles, «vivantes» lorsqu'ils les
sculptaient, se transformaient, se corrompaient et
se changeaient en compost au fil des jours. À leur
yeux, c'était à la fois terrifiant et incroyable, l'une des
choses les plus formidables qu'ils aient jamais vues :
la naissance, la désintégration et la mort en deux
semaines!

137
Il est aussi utile aux enfants d'avoir une notion de
continuum ; devant la mort, celle de leur poisson
rouge, de leur perruche ou d'un autre animal, les
parents ne devraient pas être brisés de chagrin pour
leur enfant. Les enfants sont souvent plus curieux
qu'anéantis. Si on leur procure un autre animal, ils sont
parfaitement heureux. Par nos réponses, nous ensei-
gnons aux enfants l'idée de continuum : la vie conti-
nue, une forme devenant une autre forme de vie. Le
poisson rouge enterré dans le jardin fera partie de la
rose ... ou de la courgette.

Initiez-les à des manifestations diverses

Essayez le plus possible d'exposer vos enfants à des


manifestations variées. En grandissant, ils ne se limite-
ront pas à une ou deux expériences. Si l'on prend l'his-
toire de Tarzan, voilà le type même de la fiction la plus
fantaisiste ; théoriquement, c'est peut-être possible,
mais pratiquement quelqu'un élevé dans cet environne-
ment n'aurait sûrement pas la flexibilité démontrée par
Tarzan ni ne saurait s'adapter si rapidement et avec si
peu de difficultés.
Au cours de notre périple en Inde, nous avons
séjourné dans un petit ashram auquel étaient associés
une école et un orphelinat de filles. L'une des filles,
alors âgée de treize ans, avait été découverte au sein
d'une meute de chiens sauvages lorsqu'elle avait huit
ans. Elle marchait à quatre pattes, agissait, aboyait et
urinait comme le font les chiens. Elle habitait donc
l'orphelinat depuis cinq ans, mais n'avait pas encore
parfaitement appris les manières et le langage humains.
Bien que visiblement heureuse, brillante et curieuse,
cette jeune fille était très différente de toutes les autres
et ne paraissait pas tellement impatiente de s'adapter à

138
la société humaine. On aurait plutôt dit qu'elle survi-
vait avec le minimum d'efforts. Il semblait que, pour
elle, le mode de vie des chiens sauvages était plus sage.
Cela arrive à certains enfants. Ils grandissent dans un
environnement tellement étroit qu'ils n'apprennent
qu'une ou deux formes d'expression; par exemple, ils
n'entendent qu'une seule intonation de voix. S'ils
vivent avec des parents coléreux, tout ce qu'ils enten-
dent, c'est ce ton de voix colérique; tout ce qu'ils
voient ou ressentent, c'est cette manifestation de
colère. S'ils vivent assez longtemps dans un tel milieu,
c'est probablement tout ce qu'ils apprendront de toute
leur vie. L'aptitude à apprendre s'atrophie quand on la
néglige, ou lorsqu'on ne la sollicite pas suffisamment.
Plus tard, pour ces enfants, le simple fait d'apprendre à
parler différemment se révélera extrêmement difficile.
Lors de sessions de motivation, il se présente de
temps à autres quelqu'un qui ne connaît qu'une seule
forme de communication. Il est peu probable qu'on
puisse modifier ce comportement. Les gens voient par-
fois combien leur mode d'expression est limité et ils
s'effondrent en larmes, car ils ne peuvent en sortir.
Certains n'apprennent qu'une seule forme de réponse
émotionnelle, et ils souffrent du même genre de conflit.
Harry Chapin a composé une chanson intitulée
Voyou, c'est l'histoire d'un petit bonhomme noir qui a
grandi dans le ghetto. Voici les premières lignes de la
chanson : « Quand il pleurait, il se prenait un coup de
poing dans la figure, c'est ainsi qu'il a appris à ne pas
montrer ses émotions. » Cet homme ne savait se mani-
fester que d'une seule manière. À l'école primaire,
c'était une petite brute, et au collège il trafiquait de la
drogue ; il fut envoyé en prison à l'âge de seize ans, où
« d' un junkie on fit un haineux 1 ». Au Viêt-nam, il fit

1. Bummer, 1975, Sandy Song, avec autorisation.

139
merveille : on le mit dans un char et il put tuer autant
de gens qu'il voulait. C'était son genre d' expression.
Aucune émotion sauf la rage, qu'il utilisait au profit de
l'armée. Finalement, lui et ses équipiers sont tombés
dans une embuscade. Il s'en est tiré grâce à sa puis-
sance de feu. Ceux qui sont venus à leur rescousse ont
trouvé tout le monde mort, sauf lui. Il reposait dans son
sang, un sourire aux lèvres (le premier sourire de sa
vie) parce qu'il était allé sauver ses amis. Tl croyait
n'être bon qu'à tuer, à être violent; dans ces circons-
tances, sa violence lui a servi. Elle aurait pu tout aussi
bien servir à sauver des vies. La suite de 1'histoire
raconte que la deuxième fois qu'il sourit, c'est quand
il fut tué en tentant de dévaliser un magasin. Il est
mort, sa médaille du mérite à la main. Une chanson
touchante. Harry Chapin était un chanteur très brillant,
1' un des meilleurs de notre génération.
Donc, certains enfants n'apprennent qu'un type
d'expression émotionnelle, et dans un tel confinement
il leur est très difficile d'être heureux. Cela revient à se
trouver dans une prison sans barreaux, mais incapable
de pouvoir en sortir. Plus on dispose de manières de
s'exprimer, mieux ça vaut. Ainsi est-il bon d'initier un
enfant à la musique classique, au rock'n'roll, au jazz,
au blues, à l'opéra, au folk, de l'emmener à des
concerts de musique acoustique, électronique, enregis-
trée, etc. On peut aussi l'initier à la cuisine mexicaine,
italienne, française, américaine, indienne ... Tl en va de
même pour les artistes, les mécaniciens, les infir-
mières, les commerciaux, etc.
Les enfants devraient apprendre à ne pas craindre les
phénomènes psychiques (surnaturels, métaphysiques,
parapsychologiques) ou les considérations sur ce qui
survient après la mort. Ils devraient ressentir 1'aspect
naturel de toutes les sortes d'événements curieux ou
magiques. Comme je l'ai déjà dit, ces choses devraient

140
leur sembler naturelles, car elles sont réelles, ordinaires
même, si nous sommes personnellement ouverts pour
les percevoir et les expérimenter. Ainsi est-il souvent
intéressant de parler aux enfants de gens comme Satya
Sai Baba, Uri Geller, Swâmi Rama ou Swâmi Prema-
nanda 1• Les enfants demanderont : « Comment font-ils
pour fabriquer ces objets à partir de rien? Comment y
arrivent-ils ? Crois-tu que je peux y arriver moi aus-
si?» Personnellement, je n'essaie pas d'expliquer à un
enfant de trois ans que tout est énergie et que E = mc 2 .
Je dis simplement : «Je ne sais pas comment ils s'y
prennent, mais je l'ai vu; c'est réel. N'est-ce pas extra-
ordinaire?» Je veux initier les enfants à toute la
richesse des phénomènes de notre monde.
Certains enfants semblent ne se manifester que
d'une manière, toujours tranquilles et réservés, par
exemple ; mais donnez-leur la chance de participer à
une pièce de théâtre et soudain : «Mon Dieu! je n'au-
rais jamais cru qu'ils puissent jouer la comédie. » Ils
deviennent complètement sociables et extravertis. Il
arrive que des enfants apprennent quelque chose à un
an, mais ne le montrent pas avant de sentir que le
moment propice est venu. (Ce qui prouve que ce que
nous apprenons tout petit est bel et bien enregistré.)
Quand les circonstances l'exigent, les enfants nous

1. Satya Sai Baba et Swâmi Premananda sont des sages indiens


contemporains célèbres pour leur capacité de matérialiser des
objets (des morceaux de bonbons, des pierres sacrées et autres
petits objets) à partir de rien ou, dans le cas de Premananda, de son
propre corps. L'Israélien Uri Ge 11er a expérimenté plusieurs phéno-
mènes parapsychologiques fascinants, comme la psychokinésie, la
télékinésie et Je transport à distance, pour la plupart dans des condi-
tions strictes de laboratoire. Swâmi Rama est un grand yogi qui a
été étudié à la Fondation Menninger : des tests ont montré qu'il
pouvait ralentir son rythme cardiaque à un niveau qu'on ne pouvait
mesurer et créer des différences de température entre ses deux
mains, etc.

141
montrent combien ils sont talentueux et brillants. À
nous de les laisser être ainsi au lieu de les réprimer (ou
comprimer) au point de les mettre dans l'insécurité et
la peur, de les paralyser. Nous ne devrions pas non plus
les entraîner à grand-peine dans le but de les rendre
hautement qualifiés dans plusieurs domaines, au-delà
de leurs capacités naturelles et capables d'exécuter leur
numéro à la demande.
Une part de notre valse, en tant qu'adultes, consiste
alors à libérer tout ce que nous avons enfermé dans le
placard ou le grenier de notre psyché, des choses parti-
culièrement éloquentes, des aspects de notre être qui
possèdent une grande valeur. L'autre part de la valse
consiste à développer les aspects de notre être que nous
avons étouffés au cours de notre enfance.

Le danger d'enfermer les enfants


dans des limites trop étroites

Les enfants sont des voyageurs, des explorateurs,


des aventuriers. Ils vivent dans plusieurs réalités et
domaines en même temps. Pour les adultes ordinaires,
ternes et conditionnés, il n'existe qu'une seule dimen-
sion, celle dans laquelle évoluent tous les êtres
humains mécaniques et prévisibles. Les limites sont
définies par des systèmes de croyances en général arbi-
traires et certainement illusoires, de fausses concep-
tions et des projections prises pour des vérités
exclusives fondées sur les suppositions psychologiques
établies dans 1'enfance. Pour 1'enfant relié, lui, à ses
royaumes imaginaires, chaque instant de perception
n'est qu'une intersection dans le temps, qu'il éprouve
pendant un moment donné et qui se déplace ailleurs
l'instant d'après.
Les enfants fonctionnent dans plusieurs réalités et ils

142
ne le savent pas, au sens intellectuel dont nous parlons
ici. Ils essaient simplement d'être comme nous. Ils
essaient «d'obtenir» cette chose appelée la vie, de
trouver un sens à tout et de s'intéresser à tout. Il est
vraiment utile de comprendre cela et de donner aux
enfants la pleine liberté de découvrir. Laissez-les faire,
encouragez-les même à explorer, non seulement les
dimensions vastes et complexes de la psychologie,
mais aussi les subtilités profondes et abstraites de la
parapsychologie. C'est ce qu'ils font et continueront de
faire si on ne leur apprend pas que de telles réalités
alternatives sont bizarres, effrayantes, mauvaises.
Examinons quelques exemples où les adultes limi-
tent les enfants. Quand un bébé regarde et sourit, la
première réponse des adultes est : «Oui, c'est drôle,
pas vrai ? » Les adultes croient savoir ce que ressent
l'enfant et pensent qu'il ne sourirait pas s'il n'y avait
rien de drôle. Mais pour un bébé, un sourire n'est pas
nécessairement une réponse à quelque chose de drôle.
Un rire non plus. Quand un bébé rit, ce n'est pas parce
qu'il y a quelque chose de drôle, c'est qu'il est ravi et
rempli de plaisir. Le ravissement libre produit le rire.
Les tout jeunes enfants n'ont même pas ce concept
de « drôle ». Ils ne vivent pas dans une conscience
sujet/objet dans laquelle il pourrait y avoir quoi que ce
soit de séparé d'eux-mêmes et dont ils pourraient rire.
Ils contiennent toutes choses et leur rire est la pure
jouissance de cet état. Vraiment ! Dans un certain sens,
rien n'est jamais drôle. Comment quoi que ce soit
pourrait-il être drôle quand il n'y a pas de dualité?
Comment pouvons-nous, en tant qu'adultes, rire de
quelque chose, même de façon innocente ? Nous ne le
pouvons pas. Nous ne pouvons que rire dans l'inno-
cence, dans la joie et pour le délice lui-même. Mais
dans notre illusion, nous croyons rire de quelque chose
ou de quelqu'un séparé de nous.

143
Dès la plus tendre enfance, nous enseignons aux
enfants qu'il existe certaines lois étroites et que c'est
ainsi qu'il faut lire la réalité. Quand quelqu'un rit, c'est
donc de quelque chose d'extérieur à lui. Quelque chose
l'a fait rire, quelque chose est drôle pour lui. Quand un
enfant commence à pleurer et à gémir, nous disons :
« Il y a quelque chose que tu n'aimes pas ? Tu n'aimes
pas cela?» ou : «Tu n'es pas bien?» Nous leur
disons ce que sont nos règles, ce que nous supposons
à leur sujet. Il se peut qu'ils ne soient pas du tout mal
à l'aise. Peut-être sont-ils entrés en contact avec le fait
que cinq cents personnes viennent de se faire tuer en
Inde dans des affrontements entre musulmans et hin-
dous. Nous n'avons aucune idée de ce qui se passe
dans la tête d'un bébé ! Il se peut qu'ils soient en train
de pleurer à propos de ce qui se passe à l'autre bout de
la galaxie, mais nous sommes toujours en train de défi-
nir, définir, définir et de nous limiter par ces défini-
tions.
Il est préférable de ne rien définir. Les enfants n'ont
pas besoin de nos définitions. Ils sont plus intelligents
que nous. Si notre mécanisme de perception pouvait
absorber des données comme celui d'un enfant, tout le
monde aurait un QI de 2075 (certains s'imaginent
qu'en 2075 nous aurons tous un QI de 2075, mais per-
mettez-moi d'en douter, pour employer un euphé-
misme).
Dans une certaine mesure, les bébés arrivent avec
«quelque chose» d' intact, un certain potentiel, des
qualités essentielles, au-delà du simple bagage
génétique. C'est un sujet très délicat. À moins d'être
nous-même parfaitement mûrs (et qui l'est?), il est très
difficile de ne pas avoir de parti pris dans notre relation
avec 1' enfant et de ne pas lui inculquer nos croyances.
On peut aussi diminuer ou «coincer» (voir note 1.
p. 55 sur le mot « crampe ») un enfant de façon posi-

144
tive, par rapport à la pleine expression de sa destinée
kannique et subtile.
Nous avons trop d'attentes et de projections par rap-
port à «notre enfant». Il est donc important de ne pas
insister sur la ressemblance que peut avoir l'enfant, en
disant : «C'est le portrait de sa mère (ou de son
père).» Un tel énoncé devant l'enfant le programme à
ressembler à la personne en question au lieu d'être lui-
même. L'inconscient d'un bébé ou d'un enfant captera
les idées explicites ou implicites. Plus l'adulte a
d'énergie ou de parti pris de cet ordre, plus, en grandis-
sant, 1'enfant les ressent, les prend à cœur, corps et
esprit.
Quand un enfant ressemble à sa mère ou à son père,
c'est évident. Pourquoi donc énoncer l'évidence?
Pourquoi s'étendre, dramatiser, parler, considérer ou
blaguer sur ce qui est évident ? « Oh ! Il ressemble tel-
lement à son père ! Je me demande s'il sera un artiste
lui aussi ... ou s'il sera aussi bon en langues.» La vie
serait bien plus propre si nous laissions « 1' évidence
être évidente», de façon à ne pas alourdir les vues de
l'enfant, sans faire d'éditoriaux rii asséner des projec-
tions qui vont l'enfermer. Sans ces projections, nous
pouvons jouir d'un rapport plus spontané et plus inno-
cent avec l'enfant. Il sera plus libre de croître selon son
être essentiel au lieu de croître selon ce qu'il croit
devoir être.
Un enfant manifestera bien avant un an une prédis-
position particulière, que ce soit pour la musique, les
mathématiques ou l'art, au-delà du ravissement naturel
de tout enfant devant les sons, les couleurs et la décou-
verte. Nous pouvons certainement mettre à sa disposi-
tion des ressources et des instruments pour lui donner
la chance d'apprendre. S'il veut saisir ces opportunités,
nous lui donnerons le plus de chances possibles de
s'imprégner de ces influences, mais nous n'avons nul

145
besoin d'y ajouter des projections personnelles et sub-
jectives. Restons le plus simple possible.
Les parents adorent raconter des histoires sur leur
« petits amours » et cela se comprend très bien. « Ma
fille a fait la chose la plus mignonne qui soit, écoutez-
moi ça», ou : «Vous n'allez pas le croire, savez-vous
ce que mon fils a dit?», et ainsi de suite. Nous rela-
tons sans fin ces superbes petites choses, parce que
nous aimons nos enfants et que leurs expériences d'ap-
prentissage, leur candeur, leur innocence et leur ravis-
sement sont si touchants. Mais quand nous racontons à
un groupe de gens, dans une soirée, ce qu'a fait notre
enfant, toutes ces personnes et leurs énergies s'insi-
nuent dans sa vie d'une manière plus intime. Chaque
fois qu'une de ces personnes entrera dans le champ
énergétique de l'enfant, elle ne pourra s'empêcher de
se souvenir de ce qu'il a fait et viendra l'influencer par
ses attentes et ses projections. Ces influences sont
presque toujours psychiques, non pas physiques, et
extrêmement subtiles ; elles ont un impact, habituelle-
ment invisible pour l'observateur rationnel, mais néan-
moins présent. Pour l'adulte moyen, certains de ces
principes peuvent sembler subjectifs et tirés par les
cheveux. Mais les enfants fonctionnent à bien des
niveaux subtils outre le niveau grossier des cinq sens.
Reconnaître cette réalité vaut vraiment la peine. Moins
nos enfants sont définis par les opinions, les supposi-
tions et les imaginations des autres, mieux cela vaudra
pour eux.
Nous n'avons pas besoin d'établir des définitions
pour les enfants. Tout ce qui nous est demandé, c'est
de les servir, de répondre à leurs besoins véritables et
non à nos projections, en veillant à ce qu'ils ne se fas-
sent pas mal. C'est vraiment tout ce que nous avons à
faire : s'assurer qu'ils ne tombent pas dans le feu, ne
se renversent pas une casserole d'eau bouillante sur la

146
tête ou ne tombent pas de la fenêtre du quatrième
étage. La meilleure chose qu'on puisse faire pour les
enfants, c'est de les protéger.
Les enfants ont besoin de limites justes. Dire à un
enfant que le feu brûle ou qu'il est dangereux de courir
devant une voiture, ce n'est pas définir l'enfant. Dire à
un enfant comment se comporter en telle ou telle cir-
constance, ce n'est pas J'enfermer dans une définition.
Définir un enfant, c'est lui dire par exemple : « Comme
tu es mignonne ! », « Écoute comme elle est extraordi-
naire », «Non mais regarde-moi ce nez ! » ou encore :
« Quand on met de la musique, elle se met toujours à
danser.» C'est de cette manière qu'on les maintient
dans un point de vue unique, un seul mode d'action,
un seul ensemble de paramètres. «Définir», c'est fixer
pour eux le contenu de leur vie selon notre subjectivité.
S'il est juste d'établir et de maintenir leur cadre de vie,
laissons cependant le contenu se révéler naturellement
au gré des événements 1•
Nous avons tous été limités. Dans certains cas, ces
limitations sont évidentes. Citons le cas d'une femme
dont la mère a vu à sa naissance le mot PIAN ISTE écrit
partout sur son bébé. Cette femme a grandi avec un
piano devant elle, littéralement depuis sa naissance, et
je suis sûr que sa mère a raconté à tous : « Elle sera la
meilleure, elle sera la meilleure. » Eh bien oui ! elle est
la meilleure. Dès l'âge de sept ans elle faisait des tour-

1. Contenu et contexte. Le contexte indique la matrice globale


ou le champ au sein duquel tous les événements, les objets et les
formes apparaissent. Maintenir ce contexte pour la vie d'un enfant
impliquerait, selon l'auteur, de maintenir comme cadre à sa vie des
principes larges et universels de bienveillance, de générosité et de
compassion. Le contenu à un niveau macroscopique se réfère à la
myriade des formes spécifiques et à tout ce qui apparaît dans la
création. Tel qu ' il est utilisé ici, à un niveau microscopique, il fait
référence aux détails et particularités qui composent une situation,
une chose ou une idée.

147
nées, elle est allée à Vienne pour travailler son jeu avec
les professeurs les plus réputés d'Europe. Mais même
si c'est dans un sens positif, ce genre de définition cris-
tallise la structure psychique et se révèle préjudiciable
pour d'autres aspects de l'être. Quand elle parle d'elle-
même, cette femme déclare gu' elle est davantage une
violoniste dans l'âme et qu'elle est plus portée à la
danse qu'à la musique. Mais voilà, elle est pianiste !
La question se pose : quelqu'un qui excelle de façon
extraordinaire en un domaine remplirait-il mieux sa
destinée d'une autre manière? Voilà la question, le
sujet. Je présume que nous avons des inclinations natu-
relles et 1'idéal serait de pouvoir les explorer complète-
ment (au lieu de nous voir imposer des talents).
Je suis sûr que pendant votre enfance un bon nombre
de vos parents vous ont appelés de noms spécifiques et
ont raconté des histoires sur vous à vos grands-parents.
« Elle fait toujours caca dans ses culottes. » Et vous
avez grandi en vous définissant ainsi. Durant toute
votre vie d'adulte, c'est ce qui vous définissait, bien
que cela se soit alors manifesté de façon subtile (ou
peut-être pas si subtile !) : «Il s'enrhume toujours en
hiver, ça ne rate pas. »Or il ne s'agit pas là d'un condi-
tionnement superficiel, mais d'un conditionnement
totalement psychosomatique, très efficace. On vous a
forcé à vous engager dans un mode de comportement
étroit, limité et très difficile à modifier.
Il faut briser à jamais ces limitations habituelles,
mécaniques, irréfléchies et inconscientes. Il ne s'agit
pas de les remplacer par d'autres limitations, mais de
changer complètement pour pouvoir naviguer au
milieu des manifestations diverses selon les circons-
tances, passer du brillant orateur à celui qui « cherche
ses mots», du brillant artiste à la personne ordinaire.
Nous n'avons pas à transmettre implacablement à
nos enfants nos définitions habituelles et nos limita-
148
tions. Si nous travaillons intensément, si nous sommes
honnêtes envers nous-mêmes et responsables, ils le
seront aussi ; ils le seront en tant qu'eux-mêmes et non
en tant que copies de nous. Sinon, nous pouvons les
faire agir comme des gens responsables en les obli-
geant à laver la vaisselle et autres choses que nous les
forçons à faire, mais ils ne seront pas nécessairement
responsables. Ils grandiront et épouseront quelqu'un
qui fera tout ça pour eux. Certains d'entre nous savons
bien qu'ayant eu, depuis notre enfance, des parents tra-
vailleurs et ouverts, même si nous nous sommes
rebellés, si nous étions paresseux, si nous avons fait ce
que nous voulions à l'école et au collège, si nous avons
vécu comme des petits cochons, couchés avec tout ce
qui bougeait (ou quoi que ce soit que nous ayons fait),
nous avons néanmoins pris un appartement, sommes
entrés dans des relations sérieuses et nous sommes
comportés de façon aussi sérieuse que notre famille.
On n'apprend pas aux enfants la responsabilité en
leur expliquant les lois de 1'État. Nous leur démontrons
1' intégrité et ils y participent. Si nous ne faisons pas
preuve de fiabilité et de responsabilité dans nos actes,
ils participeront dans la mesure qui leur convient sur le
moment, mais il est probable qu'ils ne saisiront pas le
message.
En règle générale, la meilleure façon d'aider un
enfant déjà cristallisé (bloqué dans une définition
étroite et débilitante du fait des conditionnements
d'autres adultes) serait de lui fournir l'éventail le plus
large et le plus profond possible de types d'expression,
sans exercer de force ou de pression pour qu'il «ac-
complisse » quoi que ce soit. Voilà pourquoi 1'un des
attributs exceptionnels qu'il convient d'encourager
chez les enfants, c'est leur capacité à explorer et à
suivre les aspirations et les voix de leur imagination et
de leur curiosité. Donnez-leur la liberté de découvrir

149
leurs propres centres d'intérêt et de les poursuivre sans
relâche de la manière étonnante et profonde dont sont
capables les enfants.

La continuité dans l'ici et maintenant

Dans le monde organique, le monde animal, le


monde physique et psychologique, il est très important
pour les enfants de sentir une continuité ; la plupart
d'entre eux savent intuitivement ce qu'il en est. Ils
aiment par exemple que nous leur racontions des his-
toires sur nous quand nous étions petits. Ils demandent
également souvent des histoires sur eux-mêmes lors-
qu'ils étaient bébés. Ils veulent savoir qu'ils étaient
aimés, ils veulent sentir qu'ils sont en vie, vraiment.
Ils réclament des photos d'eux-mêmes en action. Cette
préoccupation d'ordre physique est importante pour
beaucoup d'enfants, elle les fascine. C'est une façon de
reconnaître la réalité tangible de cette incarnation gros-
sière. Ils veulent savoir qu'ils ont une histoire,
connaître leur mythologie, les symboles et les arché-
types de leur incarnation. Ils veulent avoir la preuve
qu'ils existent dans cette dimension-ci.
Bien des enfants trouvent difficile d'entrer en eux-
mêmes en tant que nouvelle incarnation. Une femme
avoue qu'elle est demeurée totalement désorientée pen-
dant deux ans après sa naissance. Elle ne voulait pas
être ici sur terre, dans un corps humain tellement
limité. Elle se rappelait d'où elle venait et n'avait pas
voulu partir. (Mais le fait est là : une fois ici, il faut
être ici, accomplir cette odyssée ... et il n'y a pas de
meilleur outil de transformation que ce corps. Tant que
nous sommes désorientés et encore sous 1' effet de
l'autre monde, nous ne pouvons pas être ici et accom-

150
plir notre tâche. C'est une explication simpliste, mais
absolument vraie dans son essence.)
Dans notre communauté, notre culture, nous menons
cependant une expérience très radicale dans la mesure
où nous ne conservons pas des albums et des boîtes de
chaussures remplis de photographies de nos enfants
dans toutes sortes de situations : montant à cheval,
essayant de nouveaux souliers, portant une petite
boucle rose, jouant avec les chatons. Nous les encoura-
geons plutôt à être ici et maintenant. En un sens, nous
leur demandons de ne pas se référer à une histoire, sauf
pour la mémoire, dont ils apprendront le manque de
fiabilité une fois adultes. Nous travaillons donc à ce
qu'ils soient complètement dans le présent, tel qu'il
est, avec le moins de données préconditionnées possi-
bles ; ce sont ces données tendancieuses qui normale-
ment programment tout dans notre vie. Nos goûts, nos
préférences culturelles, nos façons d'entrer en relation:
tout cela peut être teinté (positivement ou négative-
ment) par les modalités de l'enfance. L'important est
d'être réel, d'être avec les choses telles qu'elles sont et
non avec des impressions historiques subjectives. Bien
sûr, tout est influencé d'une manière ou d'une autre,
quoi que nous fassions, mais 1' idée est de se référer à
notre vie telle qu'elle se déroule, à ce qui est pertinent
maintenant, plutôt qu'à ce qui l'était «alors». Selon
les critères du monde, il est malsain de ne pas entrete-
nir toute cette histoire.
Notre approche de l'éducation ressemble fort à celle
des peuples primitifs par 1'importance qu'elle attribue
au fait d'être relié à la terre. Ce qui donne à ces enfants
élevés dans des tribus le sentiment d'être là, c'est juste-
ment leur connexion à la terre, indépendante d'une
quelconque référence personnelle. C'est plutôt la tribu
qui sert de référence, avec ses rites continus et ses rap-
ports avec la terre. Ces peuples possèdent des mythes

151
profonds, mais ils sont cosmiques, universels, non indi-
viduels (même si on honore la lignée, les ancêtres). Il
s'agit d'une histoire surgie d'une base objective, non
pas subjective et déformée.
Nous tentons une expérience : limiter le nombre de
photos de nos enfants (en acceptant des exceptions, il
y a bien quelques photos d'eux par-ci par-là). De toute
façon, avant l'invention des appareils photo, il n'y
avait pas de photos. Mais nos parents, nos frères, nos
sœurs sont convaincus que nous faisons un grand tort
aux enfants en poursuivant cette politique qui consiste
à ne pas leur laisser de preuves tangibles de leur his-
toire. Pour la psyché du monde moderne, notre action
semble bizarre. Les gens conventionnels pensent que
nous privons nos enfants d'un droit !
Tout adulte qui adore et définit un enfant à partir
d'une photographie particulière affecte en réalité cet
enfant ! Quand une grand-mère possessive et névro-
tique (Dieu merci, les grands-parents et arrière-grands-
parents sains et merveilleusement sages abondent)
prend une photo de sa petite-fille, avons-nous une idée
du genre de matrice d'énergie psychique qu'elle lui
impose? Bien sûr, comme nous l'avons déjà men-
tionné, tout le monde fait cela de toute façon en enten-
dant des histoires sur 1'enfant, mais une photo procure
aux personnes une cible précise, en quelque sorte.
C'est comme une pierre à aiguiser pour la projection
psychique. Encore une fois, tout cela est très subtil par
rapport à toutes les formes d'abus physiques et émo-
tionnels auxquels les parents et autres adultes se livrent
sur les enfants, mais même ces influences psychiques
ont leurs effets.
Quand grand-maman regarde la photo et dit:« C'est
ma petite-fille», il n'existe aucune distance entre la
grand-mère et la petite-fille, cette connexion élimine la
distance, même si la première est à Paris et la seconde

152
à Nice. C'est là-dessus qu'est fondée la guérison par la
prière. Si nous voulons vraiment aider quelqu'un,
même la plus faible prière sera efficace, car l'intensité
de l'intention constitue l'élément crucial. Si nous nous
en fichons et le faisons par obligation, il faudrait prier
jusqu'à ce que mort s'ensuive avant que l'autre per-
sonne ne soit touchée. Voilà le principe.
J'estime qu'il est sympathique d'envoyer une photo
de l'enfant aux grands-parents une fois tous les deux
ou trois ans environ, de sorte qu'ils ne soient pas
exclus de la vie de l'enfant. C'est ce que je ferais, à
moins que les grands-parents ne demeurent tout près de
la famille et voient l'enfant fréquemment. En ce cas, je
ne vois pas le besoin d'envoyer une photo. Rappelez-
vous que c'est là mon opinion personnelle. Dans bien
des cercles, on me considère fou, ou du moins comme
un fondamentaliste pro-enfants trop zélé.
Prendre des films amateurs des enfants est probable-
ment pire que les photos. La fascination idolâtre et la
curiosité que certaines personnes déversent sur un
enfant sont une forme de contamination. Chaque enfant
diffuse une certaine atmosphère autour de lui et a une
relation particulière avec nous en tant que parent. S'il
est vrai que l'individu moyen ne possède pas l'énergie
suffisante pour déranger cette relation, certains 1'ont à
coup sûr. Quand ils dirigent leur énergie vers un enfant
en particulier, cela affecte l'atmosphère qui entoure
1'enfant et, en conséquence, son processus de dévelop-
pement. Pour la plupart des gens, c'est peut-être subtil,
mais pour quelqu'un de sensible à de telles choses,
c'est indéniable.
Dans le monde ordinaire, il ne semble quasiment
rien se passer quand quelqu'un regarde la photo d'une
autre personne, parce que la plupart des gens sont telle-
ment grossiers, enracinés dans 1' idée ordinaire que le
regard d'un autre n'a aucun d'effet sur eux. Mais dans

153
le contexte d'une vie plus consciente et raffinée, cela a
un effet, car cette personne se protège moins.
Chaque fois que ma mère me rend visite, elle
regarde mes enfants, qui sont plus âgés maintenant, et
me dit : « Tu as fait un si beau travail ! », mais elle ne
veut rien savoir de ma manière d'élever les enfants
telle qu'expliquée dans ce livre. Alors, élevez vos
enfants dans la conscience et ne recherchez pas l'ap-
probation de votre famille ou de vos amis. Ce n'est pas
un « concours de popularité », cela concerne unique-
ment la santé, le bonheur et le bien-être général de
votre enfant.
5

Tout comme nous


Les modèles

Tout enfant est à l'affût de modèles, de héros. En ce


qui me concerne, comme pour la plupart de mes
contemporains, à 1' âge de douze ans, c'était Davy Croc-
kett. Que pouvait donc faire n'importe quel enfant, à
cette époque, sinon chanter la chanson : «Davy, Davy
Crockett ... l'homme qui n'a jamais peur... »? C'était
une épidémie nationale et tout le champ de notre
conscience (outre un Coca, un hot-dog, un bonbon et
notre éveil sexuel grandissant) était tourné vers ce vieux
Fess Parker (quarante ans plus tard, je me souviens
encore de son nom).
Quels sont les héros d'aujourd'hui? Davy Crockett
n'était ni cruel ni vindicatif. On reconnaissait en lui de
l'honneur, de l'intégrité et même une certaine inno-
cence. Mais où sont donc les héros d'aujourd'hui, où
sont les modèles ? Maman et papa ? Maman est beau-
coup trop prise par son travail, par ses dons artistiques,
beaucoup trop occupée à être une femme épanouie et à
rivaliser avec papa. Celui-ci n'est pas là, retenu tard le
soir à son bureau, pour «joindre les deux bouts »
(quels bouts ? je vous le demande), aux prises avec son
concept de la virilité, révolté par le climat social et
politique actuel.

155
Enfants, nous allions à 1' église, à la synagogue ou au
temple, et nos parents nous montraient le prêtre, le rab-
bin ou le ministre. En fait, dans la plupart des cas, un
enfant n'a pas besoin d'une intelligence très dévelop-
pée pour voir à travers les apparences. «C'est cela
notre modèle religieux, notre modèle spirituel? Pas
question, disons-nous, plutôt errer dans le désert ! »
Nombre d'entre vous savent de quoi je parle. Vous
êtes allés à 1' église, quand vous aviez six ans, et vous
y avez constaté l'hypocrisie et l'immaturité. Ou bien
vous vous êtes rendus à la synagogue pour une quel-
conque célébration juive très sacrée et vous y avez
observé le rabbin couvert de bijoux, dans un complet
chic, se contemplant dans tous les miroirs de la salle et
flirtant avec toutes les femmes mariées. Ces choses-là
n'échappent pas aux enfants. Même s'ils ne savent pas
trop quoi penser de tout ça sur le plan intellectuel, leur
ressenti est juste.
Une femme de ma connaissance expliquait qu'à
l'âge de huit ans, à l'église, elle voyait le prêtre distri-
buer la communion aux femmes qui lui prenaient la
main, la caressaient, suçant et caressant ses doigts de
leur langue. Lui y prenait un plaisir délibéré et s'y
complaisait! Il se peut qu'il ne les ait pas touchées
plus que ça, mais telle était sa manière de trouver une
stimulation. Cette femme disait : «Je n'avais que huit
ans et je pensais : la religion sent mauvais, suis-je sen-
sée croire à cette merde ? » Dès lors, son innocence
dévastée, elle eut de plus en plus de mal à suivre. Les
enfants sont très intelligents et sensibles : on ne les
trompe pas facilement et on y parvient rarement - tout
au moins en ce qui concerne le corps.
Bien sûr, les autorités religieuses ne sont pas toutes
aussi névrotiques, mais leur formation n'est pas orien-
tée vers la santé physique et la salubrité psychologique.
De façon plus réaliste, on pourrait dire que devenir

!56
prêtre, pasteur ou rabbin n'exige pas une véritable
maturité sur le plan humain. Il se glisse de nombreux
problèmes liés au pouvoir, à l'avidité et à la perversion
sexuelle, qui non seulement ne sont pas détectés, mais
restent totalement ignorés. Où sont donc nos modèles
spirituels ?
Assurément, les enfants vont devoir choisir des
modèles. Très souvent, dans une certaine mesure, leurs
parents effectuent ces choix pour eux, en déterminant
leur environnement : films violents, jeux vidéo encore
plus violents et émissions de télévision insipides. (Un
sadique psychotique qui tombe amoureux perd la par-
tie, le cœur brisé, une larme glissant sur sa joue, n'est
pas exactement ce que je considère être un modèle de
grandeur et d'équilibre pour un enfant sensible.)
Qui sont nos modèles sociaux et politiques ? Des
hommes menteurs, voleurs, sexuellement pervertis et
totalement indignes de confiance ? Nos médias sont
tellement tendancieux dans leurs scénarios de marke-
ting que nous en sommes réduits à des modèles d'avi-
dité, d'égoïsme, de vanité, de séduction et de
promiscuité. Nous sommes tellement occupés à assou-
vir nos propres besoins que nous ne savons même pas
que d'autres existent (sauf s'ils peuvent d'une manière
ou d'une autre contribuer à nos desseins) ; loin de nous
l'idée même de servir les besoins des autres.
La personnalité d'un enfant est habituellement éta-
blie dès l'âge de trois ans. Plus tard, cela devient tout
à fait évident : on dirait qu'ils ont été formés dans une
école à agir d'une certaine manière, alors qu'ils n'ont
rien fait d'autre que vivre avec quelqu'un pendant deux
ans et demi. On peut se demander ce qu'un enfant peut
apprendre en quelques mois ; mais on observe avec
étonnement combien, dès la naissance, il absorbe les
attitudes des adultes qui 1'entourent et combien, en cas
de divorce, il ressemble encore à l'adulte qui est parti;

157
cela est indéniable. Ce n'est pas seulement une affaire
de gènes, mais l'influence directe après la naissance.
Les enfants ne vont pas grandir délibérément en
agissant de manière différente des adultes qui les
entourent. Ils veulent être comme nous. Ils vont donc
parler, bouger, agir comme nous. Nous n'avons pas à
les harceler de : « Fais comme ci, fais comme ça ! »
Soyez simplement un modèle approprié et ils vont
suivre. Instinctivement, l'enfant sait distinguer le
comportement juste du comportement tordu ou aber-
rant. Si ses modèles vivent de manière juste, il suivra
leur comportement et deviendra psychologiquement
sain, fort et équilibré. Si ses modèles vivent dans la
névrose, la psychose ou la dépravation, il copiera ces
comportements et grandira dans une profonde souf-
france , plongé dans le conflit intérieur (habituellement
inconscient) entre ce qu'il sait instinctivement être
juste et sa manière de vivre et de se comporter.
À 1' âge adulte, nos enfants chercheront à entrer en
relation avec ceux qui ressemblent à leurs anciens
modèles. Si nous avons été des modèles d'adultes
doux, compréhensifs et attentionnés, ils grandiront en
recherchant ce même genre de relation. Généralement,
1'éducation douce et attentionnée se perpétue. Au cours
de leur vie, nos enfants propageront ce qu'ils ont appris
de nous. Nous aurons beau leur dire : «Je veux que
tu sois heureux», comment pourraient-ils l'être si nous
sommes violents avec eux? Ils essaieront d'établir une
relation avec quelqu'un qui sera également violent
avec eux. S'ils ont été battus étant jeunes, adultes ils
tenteront inconsciemment de reproduire leur enfance :
il est plus que probable qu'ils auront une relation avec
quelqu'un qui les maltraitera.
Il arrive bien sûr que la chaîne soit brisée par un
adulte conscient. Mais notre société abonde plutôt en
personnes qui ne peuvent briser ce schéma et vont jus-

158
qu'à justifier leur abus en blâmant leurs vtctlmes;
comme un voleur qui, tombé dans l'escalier de la mai-
son qu'il était en train de cambrioler, ou blessé par le
propriétaire qui l'a surpris et maîtrisé, réclamait à
celui-ci des dommages et intérêts.
Si nous désirons que nos enfants soient heureux,
nous devons les traiter avec amour, attention et consi-
dération. Ils seront à leur tour heureux et partageront
leur travail et leur existence avec des gens qui leur res-
semblent : attentionnés, aimants et doux. C'est du
simple bon sens, à prendre au premier degré.
Si nous sommes cruels, ils chercheront à être cruels ;
ils n'y arriveront pas toujours, mais ils essaieront. Si
nous sommes continuellement en colère, ils le seront
aussi. Si nous sommes violents, ils seront violents,
quelles que soient les paroles que nous leur adressons.
En tant que parents, nos premières responsabilités sont
donc : ne pas être cruel, ne pas être violent, ne pas
humilier nos enfants, ne pas les négliger. Nous devons
être respectueux, responsables, fiables. Tout le reste
suivra aisément.

Les mécanismes de défense

En tant que parents, ce qui servira le plus de modèle


à nos enfants, ce seront soit nos réponses automatiques
et nos réflexes conditionnés, soit nos comportements
conscients. Quand les enfants sont, pour ainsi dire, pro-
jetés hors de leur vraie nature, quand ils perdent leur
innocence, ils se mettent à développer des mécanismes
de défense contre l'objectivité, contre les vérités qu'ils
pressentent intérieurement. À des degrés divers, cela
nous est arrivé à tous. Un mécanisme de défense s'ins-
talle parce qu'une personne en qui nous avions
confiance nous a implicitement dit, par son comporte-

159
ment, de nous « défendre » contre la clarté et la vérité.
Des gens en qui nous avions confiance (parents, ensei-
gnants, frères et sœurs, oncles et tantes, etc.) nous ont
implicitement invités à développer ces mécanismes de
défense afin de ne pas voir la vie telle qu'elle est. Ils
nous ont montré, par leur comportement conscient ou
inconscient, comment envisager les choses à travers
des partis pris. Ils ne nous 1' ont pas montré au moyen
d'instructions directes, mais par leur action, par leur
manière de nous traiter. Or nous ne savions pas que
nous avions le choix, c'est-à-dire que nous n'étions pas
obligés d'écouter. Ces autres en qui nous avions
confiance nous ont en fait transmis les ordres de condi-
tionnement qui ont inauguré l'ère d'illusion dans
laquelle nous fonctionnons depuis. Les mêmes ordres
contribuent maintenant à maintenir intacte l'illusion.
Ainsi, quand notre enfant rentre à la maison en
disant : «Marie m'a mordu» ou «Jean m'a donné un
coup de pied », si nous nous retournons indignés et
hurlons : «Quoi ! Ce petit bâtard! »,c'est ce qu'il voit
et entend, c'est-à-dire le mécanisme de défense contre
la compréhension, la générosité et la compassion.
«Georges m'a dit que c'était super de manger des
champignons vénéneux.
- Quoi ! Ce qu'il t'a dit est complètement idiot.
Eh ! bien, Georges a tort. »
Nous y revoilà! Essayez plutôt ceci. Quand l'enfant
dit : «Marie m'a mordu», dites : «Ah! oui? Eh bien,
c'est vrai, les gens sont parfois comme ça. Et comment
te sens-tu maintenant?» L'enfant sera peut-être sur-
pris, comme pour dire : «Ne vas-tu pas montrer
quelque sympathie à mon égard ? » Notre attitude
pourrait être : « Je te plains sincèrement, mais ça a 1'air
d'aller. Tu ne saignes pas. Tu as l'air parfaitement nor-
mal. Tu as pu revenir à la maison sur tes deux pieds

160
pour me dire que tu as été mordu. Ce n'est pas la peine
d'exagérer, ce n'est pas si grave.»
Les mères ont l'habitude de donner des conseils à
leur fille concernant leur apparence ; chaque fois que
leur fillette met une jolie robe, leur réaction est dispro-
portionnée, conditionnée, se référant énormément au
côté« mignon» de l'enfant, l'amenant ainsi à dévelop-
per un mécanisme de défense contre la simple joie de
vivre dépourvue de vanité et d'ostentation. Une mère
n'a pas besoin de dire expressément : «Une petite fille
devrait toujours porter des robes roses avec de la den-
telle, pas des pantalons, car elle a toujours l'air d'un
garçon quand elle porte des pantalons. ». Si, quand la
fillette met une robe, la mère se pâme en « ohhh ! », en
« ahhh ! » et en « ouah ! », et qu'elle soupire et gémit
lorsque sa fille est en pantalon et tee-shirt, ne s'intéres-
sant pas à elle plus qu'à l'ordinaire, alors l'enfant ne
peut s'empêcher de mettre 1' accent sur 1'apparence
plus que sur 1'être. Quand nous accordons de 1'impor-
tance à ce genre de choses, nous stimulons les méca-
nismes de défense de 1'enfant.
Les enfants sont incroyablement perceptifs aux plus
simples gestes, intonations de la voix ou expressions
faciales. Les conclusions qu'ils tirent de ce qu'ils
voient et entendent sont fondées sur la logique d'un
enfant de deux, quatre ou six ans, non sur celle d'un
adulte éduqué, intelligent, sage et expérimenté. Une
femme m'a un jour raconté que sa mère ne l'avait
jamais laissée se faire percer les oreilles, en lui disant
qu'aucun homme ne voudrait jamais l'épouser si« elle
avait des trous dans les oreilles ». Cette étudiante est
maintenant une femme dans la force de l'âge et ses
oreilles ne sont toujours pas percées, même si elle
trouve inconfortables les boucles d'oreilles à clip. Que
fait un enfant avec des directives aussi subjectives ? Il
en fait une religion pour la vie.

161
Les enfants captent tout ce que nous faisons, tout !
Ils ont beau être dans une autre pièce, ils distinguent la
tonalité de notre voix ou enregistrent la moindre
nuance de notre posture. Ils subissent un entraînement
méthodique, que nous voulions le leur inculquer ou non.
Ce mécanisme de défense n'est toutefois pas «mau-
vais » en soi. Il peut être bénéfique ou non, selon les
circonstances. Malgré ses inhibitions et ses refoule-
ments, un adulte peut entretenir une relation essentiel-
lement positive avec son enfant. Une mère remplie
d'amour aura une relation remplie d'amour avec son
enfant, mais pourra néanmoins entretenir d'épouvan-
tables peurs du sang, des araignées, ou détester les
œufs brouillés trop liquides. Ça peut être n'importe
quoi : une inhibition par rapport au chien qui s'est fait
frapper par la voiture et dont les viscères se sont répan-
dus sur la pelouse. Elle peut perdre la raison et se
mettre à crier dans la maison : «Jean, Jean, je t'en sup-
plie enlève ce chien. Je ne peux pas supporter de le
voir. » Ce genre d'inhibition ne va pas entraver chez
l'enfant le développement d'une image positive et d'un
ego positif, étant donné la relation positive et pleine
d'amour qui existe déjà à l'arrière-plan.
D'une manière générale, une relation bien établie
peut encaisser quelques chocs. Mais, étant donné les
mécanismes du développement et le fait qu'on ne peut
savoir à l'avance comment de tels comportements
affecteront l'enfant, il vaut mieux s'en tenir au dicton:
« Mieux vaut prévenir que guérir».

Ne vous disputez pas devant l'enfant

Le fait que les parents se querellent ne va pas néces-


sairement anéantir l'enfant. Nous n'avons pas à être
des modèles parfaits et à réprimer tout ce qui pourrait

162
se révéler négatif. Nous avons simplement à être
complètement honnêtes et ne jamais blâmer l'enfant de
nos propres problèmes: si nous l'aimons totalement, si
nous avons une totale affection pour lui et sommes à
son écoute, les querelles de ses parents ne le traumati-
seront pas, même s'il déteste ça. (De toute évidence,
les querelles entre parents ne sont pas de véritables
combats de boxe ; si tel était le cas, ces parents ne
seraient pas capables d'aimer véritablement un enfant.)
Quand les parents partagent leur lit avec 1'enfant et
qu'ils commencent à se disputer alors que l'enfant dort,
celui-ci commencera à s'agiter et se réveillera immé-
diatement. S'ils disent à l'enfant et qu'ils le pensent :
« Ce n'est pas à cause de toi ; papa et maman ne sont
pas d'accord; ça ne te concerne pas du tout. C'est sim-
plement que nous traversons des difficultés en ce
moment, mais on finira bien par s'entendre», l'enfant
retournera immédiatement à son sommeil paisible,
même si les parents échangent une passe d'armes. Les
enfants veulent se sentir en sécurité dans 1'amour de
leurs parents à leur égard ; ils ne veulent jamais être la
cause ou la source d'une discorde entre leurs parents.
Quand les enfants sont plus âgés, je recommande
aux conjoints de ne pas se disputer devant eux, à moins
de le faire sans critiquer l'autre. S'en tenir aux faits ou
aux préférences, c'est une chose, même si le ton monte
et que l'atmosphère s'échauffe. Mais si la dispute
dégénère au point que 1'un des deux en vienne à hurler
sa désapprobation de 1'autre, inutile que cela se passe
devant l'enfant. Celui-ci ne peut s'y retrouver quand un
être aimé insulte un autre être également aimé. Cela
crée nécessairement des conflits, des crises et des divi-
sions chez l'enfant, toujours malsains et douloureux au
niveau émotionnel. Il arrive fréquemment que les pro-
blèmes de santé d'un enfant soient le résultat psycho-
somatique de son conflit et de sa confusion en rapport
avec la loyauté vis-à-vis de ses parents.

163
Si nous avons un enfant et sommes en relation avec
un partenaire dont le comportement provoque visible-
ment une fermeture chez celui-ci, nous devrions nous
efforcer de prendre toutes les dispositions pour éviter
cette fermeture et travailler à maintenir éveillés les
autres domaines chez 1' enfant. (Par notre propre
comportement, nous devrions tenter de faire contre-
poids chez l'enfant à ce qui est malsain chez notre par-
tenaire : nous l'aidons ainsi à surmonter les faiblesses
dont il a hérité de l'autre parent). En grandissant, il
pourra s'occuper de ses propres aspects intérieurs non
éveillés, ou« endormis». Voilà ce qu'on devrait faire,
au lieu d'argumenter et de se quereller sans cesse avec
son conjoint. On peut alors jouir d'une merveilleuse
relation tant avec son conjoint qu'avec son enfant : en
fin de compte, tous en bénéficient.
Comme je l'ai dit, nous n'avons pas à jouer le rôle
d'adultes parfaits. Il suffit d'être honnête avec soi-
même et avec l'enfant. Si nous craquons et pleurons,
nous pouvons tout simplement dire : «Tout le monde
a ses limites et je viens de rencontrer les miennes, ce
n'est pas toi. Ce n'est pas ta faute.» Ils répondront :
«D'accord.» C'est honnête. Les enfants peuvent l'ac-
cepter car ils sont témoins du stress que portent leurs
parents.
Il faut accepter d'être mis dans l'embarras devant
notre enfant, de pleurer devant lui, de ne pouvoir enfon-
cer un clou droit devant lui, surtout si on est un homme
dont le fils estime qu'il peut faire n'importe quoi. Si
nous lui cachons notre vulnérabilité et notre humanité,
nous sacrifions par la même occasion un vaste réservoir
de «nourriture», c'est-à-dire d'échanges réciproques,
qui pourraient venir de cet enfant, et nous l'en privons
également.

164
Ne vous plaignez pas à vos enfants

Une autre chose utile à se rappeler est de ne pas


vous lamenter devant vos enfants : « Oh ! la vie est
tellement épouvantable, rien ne marche pour moi, je
suis tellement malchanceux. » Ce sont des lamenta-
tions. Ne vous plaignez pas devant les enfants. Souve-
nez-vous que vous êtes le parent, l'adulte qui veille sur
lui. Il est psychologiquement très malsain pour un
enfant de voir le parent devenir 1' enfant, le faisant ainsi
votre parent ou votre confesseur, celui dont vous rece-
vez la confirmation, 1'aval et le support. Vous ne
devriez jamais tomber dans cette terrible habitude de
laisser votre enfant jouer le rôle dévolu à un conjoint.
Souvent, à l'occasion d'un divorce, d'une situation
monoparentale, ou si un seul des parents s'occupe vrai-
ment de 1'éducation de 1'enfant, le parent solitaire a
tellement besoin d'un partenariat normalement partagé
avec un adulte mature, qu'il se met à installer son
enfant dans ce rôle, parfois par faiblesse et paresse,
parfois sous le coup d'une profonde névrose. Vous
avez peut-être observé une femme de quarante ans f1ir-
tant avec son garçon de douze ans comme s'il était son
mari. Un tel comportement ne peut qu'être malsain
pour l'enfant: cela peut handicaper pour la vie sa capa-
cité de développer des relations adultes saines et épa-
nouies. Une telle femme dira peut-être : «C'est
tellement dur sans ton père et il y a tellement de travail.
C'est tellement difficile, je ne sais pas ce que je ferais
sans mon petit homme pour m'aider», etc. L'enfant en
vient alors à considérer qu'il doit éduquer le parent et
prendre en charge toute la famille.
Si nous nous plaignons devant nos enfants, ils vont
croire qu'ils doivent nous prendre en charge. Ils croi-
ront devoir accomplir tout ce que l'autre conjoint ne
fait pas. Par exemple, s'ils voient maman en train de

165
pleurer et lui demandent : «Qu'est-ce qui se passe?»
et qu'elle répond : «Papa et moi nous sommes querel-
lés », ils demanderont à quel sujet. La mère peut
répondre : « Il travaille tellement que je ne le vois
jamais, il ne m'aide jamais dans la maison et il ne
m'apporte même pas de fleurs. Il ne pense même pas
à moi, il est toujours en train de travailler, etc. » Si la
mère se plaint ainsi à ses enfants, ils en viendront à
détester l'autre parent pour cette blessure, ou essaieront
de combler les lacunes mentionnées en imaginant
qu'elle en sera satisfaite, heureuse et comblée. Un tel
comportement est certes touchant, mais qu'en est-il de
la division que cela induit chez les enfants, écartelés
entre leur loyauté et leur intervention de nature paren-
tale, alors qu'ils devraient simplement être des
enfants?
Si notre enfant arrive alors que nous pleurons et
qu'il nous prend dans ses bras, nous pouvons le serrer
à notre tour dans nos bras, au lieu de nous plaindre.
S'il demande ce qui se passe, nous pouvons répondre :
«Je me sens triste aujourd'hui et ça fait du bien d'être
câliné. » C'est tout : nul besoin d'en rajouter.

Ils vont choisir la compassion

Les enfants possèdent un sens réel de 1'intégrité. Les


êtres humains - ceux qui sont complets - livrés à eux-
mêmes abhorrent les actes inhumains. Aucun enfant
n'est dépourvu de ce sentiment. Mais aux États-Unis
aujourd'hui, avec la prolifération de l'usage de la
cocaïne (surtout le crack), des femmes toxicomanes,
des alcooliques et même des personnes dépendantes de
la nicotine et de la caféine, on met au monde des
enfants déjà dépendants ou qui pourraient facilement
le devenir. On constate que les enfants nés dans la

166
dépendance des drogues ou des médicaments, ou qui
en consomment durant leurs deux premières années à
cause de leurs parents, développent des sentiments
anormaux en grandissant : aucune émotion, aucune
conscience, rien ! Rien que d'y penser, ça fait peur. Un
tel enfant pourrait tuer son frère ou sa sœur et ne rien
ressentir, absolument rien : il n'aurait aucun remords,
dirait simplement : « Ah bon », et retournerait à ses
occupations.
Un être humain normal connaît la véritable compas-
sion : il abhorre la violence inhumaine, la torture, la
guerre, la brutalité, le viol. C'est gravé en nous, c'est
ce que nous sommes en tant qu'humains, avec la possi-
bilité de vivre une existence dans la conscience, la
compassion et la réflexion. Il est donc très utile de
laisser les enfants se former leurs propres opinions, car
si nous les gavons avec les nôtres, ils réagiront, simple-
ment parce qu'ils veulent être eux-mêmes en grandis-
sant. Ils peuvent très bien ne pas répondre à nos
attentes par pure réaction contre leurs conditionne-
ments. Si nous leur permettons de se former leurs
propres opinions, ils en viendront à celles que nous
respectons. Ils seront charitables et porteront secours
aux autres, ils auront une considération profonde pour
la condition du monde. Être un modèle de compassion
humaine est la meilleure des stimulations pour engager
les enfants à ressentir leur compassion inhérente et à
1'apprécier.
Bien des enfants de quatre ou cinq ans ont torturé
ou tué un insecte ou une souris capturés. J'imagine
que Mahatma Gandhi et Albert Schweitzer eux-mêmes
l'ont fait quand ils étaient petits. Étant jeune, j'avais
toutes sortes d'animaux, et même si tout le monde esti-
mait que j'étais un enfant doux, j'ai arraché mon quota
d'ailes de mouches. Je ne sais pourquoi, mais les
enfants font ça; j'imagine que ce sont des expériences.

167
Un adulte témoin de ce genre de choses aura souvent
tendance à imposer une attitude à l'enfant. Nous
devrions certes répondre honnêtement aux questions
des enfants et leur servir de guides, mais pas leur impo-
ser nos opinions trop fortement, même si nous esti-
mons qu'elles sont les plus raffinées, les plus tournées
vers la compassion, bref les meilleures qu'un être
humain puisse entretenir. Laissons les enfants nous
observer et tirer leurs propres conclusions.
J'ai appris en observant mon père faire preuve de la
plus grande intégrité sociale. Il était généralement
doux, ne jugeait pas et ne critiquait pas. Mais il culti-
vait avec passion ses idéaux politiques. À l'époque du
maccarthysme, aux États-Unis, il fut placé sur la liste
noire. Dans les années trente, les années de crise, il
écrivit pour le Republic, un journal socialiste. Le temps
passant, il délaissa la plupart de ses engagements poli-
tiques actifs, mais il maintint toujours une conscience
sociopolitique très élevée, fondée sur son amour de la
dignité, de la paix, de la bonté et de l'humanité en
général. Il se devait à son art 1 et à sa famille. J'ai
appris en vivant avec lui, non par ses remontrances sur
ce que je devrais être ou faire. Je ne me rendais même
pas compte que j'apprenais, mais je le faisais.
L'une de ses photos montrait des policiers à cheval
matraquant des manifestants. Il s'agissait d'un portrait
de mon père, mais il fallait regarder attentivement pour
remarquer son visage. Un jour que je regardais cette
photo, ma mère me demanda :

1. Louis Lozowick fut 1'un des plus grands lithographes du


xx' siècle. Son œuvre fait partie des collections permanentes du
Smithsonian lnstitute, du musée Withney et du Metropolitan
Museum of Art de New York. On trouve aussi certaines de ses
œuvres dans d'autres musées du monde entier. On peut se référer
à : Survivor from a Dead Age : The Memoirs of Louis Lozowick,
Virginia Hagelstein Marquardt, Smithsonian Institution Press,
Washington, D.C. , 1997.

168
«Sais-tu ce que c'est?
- Ce sont des manifestants, répondis-je.
- C'est nous. Ton père participait à une manifesta-
tion dans laquelle la police montée est intervenue en
matraquant tout le monde», m'expliqua-t-elle.
J'étais médusé : «Il y était?» Jusqu'à ce jour, je
n'en avais pas la moindre idée.
Mes parents avaient des idéaux sociaux et spirituels
élevés, mais ils ne m'en ont pas abreuvé de force. Ils
m'ont laissé découvrir leur vie et leur amour par moi-
même et en mon temps. J'en suis arrivé à adhérer à la
bonté et à la compassion fondamentales dont ils ont
fait preuve plutôt qu'aux autres influences auxquelles
j'étais alors exposé (comme celle d'un ami atrocement
cruel, ou des adultes mesquins et alcooliques, parents
d'un de mes amis).
Si nous montrons à nos enfants la sagesse d'une vie
droite, plus ils avanceront en âge plus ils découvriront
qui est heureux et qui ne l'est pas, qui a confiance et
qui n'a pas confiance. Lorsqu'ils observeront les idoles
contemporaines - stars de rock, stars de cinéma et de
sport - qui se montrent plus faibles, moins confiantes
et moins heureuses que nous, 1' éducation que nous leur
aurons léguée leur viendra à 1'esprit et ils sauront 1'ap-
précier.
Il peut s'écouler une longue période d'incubation
entre le moment où les enfants observent certains faits,
tirent certaines conclusions et celui où leur comporte-
ment le reflète. Notre tâche en tant que parents consiste
à persister dans la droiture, la force, l'amour et le sou-
tien, sans attendre des réactions immédiates et superfi-
cielles au moment où 1'enfant est en train d'apprendre
une importante leçon de vie sur la générosité, la gentil-
lesse, l'absence de préjugé, etc. Si nous cherchons les
indices subtils, nous les trouverons !
Ayez donc foi dans le bon exemple que vous mon-

169
trez : cette confiance en votre enfant (en sa bonté, son
honnêteté et son génie inhérents) s'avérera fondée.
Bien plus : ils ressentiront votre foi en eux. Il n'y a
pas de substitut à cela.

Le rôle de la mère - La mère divine

On fait souvent référence à Dieu en disant «Père»,


parce que notre culture a masculinisé le Divin. Mais
c'est une Mère que nous cherchons en nous tournant
vers le Divin et en l'invoquant. Quand nous n'obtenons
pas le minimum d'amour et d'affection maternelle dont
nous avons besoin, nous pouvons douter de Dieu ou
de son existence même ! L'extrait suivant (adapté de
L'Alchimie de l'amour et de la sexualité de Lee Lozo-
wick 1) exprime cette idée et ses implications avec plus
de détails.

Les psychologues s'accordent à penser que,


pendant les premiers mois de sa vie au moins,
le nourrisson perçoit le monde d'une façon
non dualiste. Mais d'un point de vue pratique,
il dépend totalement de Maman. S'il a faim et
qu'il crie, Maman est là. S'il a froid, s'il
souffre ou se sent abandonné, une « autre »
maman est là (ou devrait être là si elle est
aimante et réceptive). Mais le nourrisson ne
conçoit pas Maman comme une autre que lui,
comme une entité séparée. Il ne la voit pas
arrivée d'un « ailleurs » pour le nourrir ou le
consoler. Pour lui, Maman est le prolongement
de son corps. Son univers se réduit à Maman.

1. L 'Alchimie de 1'amour et de la sexualité, Lee Lozowick,


Gordes, Éditions du Relié, 1994.

170
Vers six ou sept mois, les perceptions du
nourrisson s'affinent. Il commence à voir
Maman /à-bas, elle devient pour lui « 1'Autre »
immense et mystérieux, ou Dieu.
L'enfant ne fait pas de différence intellec-
tuelle ou scientifique entre « la femme » et
« 1'homme». En revanche, la totalité de sa
mémoire corporelle (mentale, physique et psy-
chique) s'imprègne de ce qui fait l'essentiel de
l'état « d'être femme » ou de l'état « d'être
homme». L'empreinte de la femme sur l'en-
fant est bien différente de celle de 1'homme.
Elle est si profonde que pour lui sa maman est
Dieu, ce qui est parfaitement compréhensible.
Que lui apporte sa maman ? Le contact phy-
sique, la chaleur de sa présence, 1'attention et
les soins. Inconsciemment, 1'enfant sait qu'il
(ou elle) est sorti du corps de Maman.
Comment son rôle de « Créateur » pourrait-il
être plus grand? Il n'en va pas de même pour
Papa. Il n'a pas porté 1'enfant dans ses
entrailles pendant neuf mois, il n'a pas senti
la vie à 1'intérieur de lui-même et l'enfant ne
s'est pas relié organiquement à l'homme
comme il 1'a fait avec la femme, même si le
code génétique est partagé entre les deux.
Peu importe ce que nous pouvons penser ou
dire à ce propos, on ne peut pas comparer un
papa poule à une maman pleine d'amour. Le
comportement caractéristique de l'homme est
d'aimer prendre son enfant dans ses bras de
temps en temps (s'il n'a rien de mieux à faire),
mais même lorsqu 'il touche son enfant, ce
n'est pas le toucher d'unefemme. Il est impos-
sible que ce soit la même chose. Lorsque l'en-
fant regarde sa maman et ressent : «C'est

171
Dieu », ça ne se passe pas au niveau de sa
conscience réflective, mais à celui du pur ins-
tinct primaire et organique.
Si le nourrisson est une fille , elle ressent ins-
tinctivement : «Je suis marquée du même
sceau que Maman. Quand je serai grande il
faudra que je sois Dieu moi aussi ... Bon sang,
quelle lourde responsabilité ! » Et de fait,
1'empreinte en elle dit : «Je suis Dieu. je dois
donc servir, servir et encore servir» ; 1'em-
preinte dit qu'il faut s'occuper de ce foutu uni-
vers tout entier. C'est un sacré boulot d'être
Dieu ! Quelle personne sensée voudrait assu-
mer une telle responsabilité ? Personne. Pour-
tant la petite fille de huit, neuf ou dix mois le
sait. Un jour, il faudra bien que j'assume la
responsabilité d'être Dieu, parce que mon
essence est d 'être FEMME.
Comme nous le savons tous, au niveau émo-
tionnel, la majeure partie des hommes adultes
sont des enfants (ou au mieux des adolescents).
D'une certaine façon, la petite fille le sait et
ressent la blessure profonde qui touche la
société, une blessure que Dieu seul peut gué-
rir. Quelle responsabilité terrifiante ! Et la
femme grandit avec cette empreinte profondé-
ment ancrée dans sa chair. C'est un dyna-
misme implicite, tacite et le plus souvent
inconscient qui sert de fondement à son
activité.
Que se passe-t-il avec l'enfant mâle ?
Quand il commence à prendre conscience de
la dualité, il est marqué par 1'empreinte
«Dieu/Maman >> qui lui dit : «Je suis un gar-
çon. Je n 'ai pas la même empreinte que
Maman. Je ne suis pas sûr que j'aime ça. Ce
que je veux : c'est être Dieu, Être, Être. »

172
Le manque d'éducation dans ce domaine est
à l'origine de nombreuses souffrances et
d 'actes de violence inavoués, sans parler des
déséquilibres excessifs qui caractérisent notre
société à tous les niveaux : mental, social, psy-
chologique, psychique et spirituel. C'est à par-
tir de ce manque que les hommes sont dressés
à être Dieu par réaction patriarcale au fait
indéniable et organique que c'est la femme qui
est Dieu.
Paradoxalement, cependant, les hommes
sont élevés à être Dieu alors qu'en leur for
intérieur ils se disent : « Je ne suis pas Dieu,
c'est la femme qui est Dieu. » Quel genre de
réaction pensez-vous que cela provoque ? La
colère, la frustration, la culpabilité, le doute,
le fait d'être sur la défensive et bien d'autres
réactions de ce genre. Ces conflits intérieurs
entraînent à leur tour douleur, violence, abus
et aveuglement. Les hommes rabaissent les
femmes en abusant d'elles, en les brutalisant,
en les avilissant. Autant de façons de réagir
qu'ils utilisent pour tenter d'ignorer ou pour
oublier ce que la mémoire de leur corps recon-
naît comme étant la vérité. La réaction infan-
tile contre la déesse prend la forme d11 déni de
son existence.
Il se trouve sûrement parmi nous des
hommes faisant preuve de plus de sensibilité
que ceux que je viens de décrire. Pourtant,
même chez ceux-là, un bon nombre ne soup-
çonne pas tous les ressorts subtils qui s 'insi-
nuent dans les failles de leur comportement.
Toute la dynamique psychologique masculine
est une réaction contre le conflit intérieur pro-
voqué par le fait d'avoir été élevé pour être
Dieu en sachant qu'il ne l'est pas.

173
Du point de vue de la rhétorique, évidem-
ment, et pour utiliser un langage non dualiste,
nous sommes tous Dieu : hommes, femmes ,
toute la création. Et la rhétorique est belle et
bonne mais qu'en est-il de la réalité ? Cette
réalité qui nous meut. Qu'en est-il de nos
vingt-cinq ou cinquante années de déni et
d 'autres stratégies inconscientes qui ont litté-
ralement formé notre corps, notre santé, et
déterminé toutes nos réactions et convictions ?
Un homme ne peut tout simplement pas se
contenter de dire : « Oui, nous sommes tous
Dieu», et s 'attendre à être guéri, même si
cette perspective serait assurément plaisante et
merveilleuse. Ça ne marche pas. Nous devons
déraciner les motivations inconscientes à tra-
vers le démantèlement de nos habitudes néga-
tives et les transcender à la lumière de notre
compréhension. C'est le travail d'une vie.
L 'enjànt vit et grandit grâce à la nourriture
qu'il reçoit de Maman. Il n y a pas de raison
pour que ça change. Les hommes ne peuvent
pas produire une substance alimentaire qui
leur serait propre, c 'est-à-dire allaiter le bébé
comme c'est le cas pour la femme, même si
l'homme peut certes donner le biberon. (Peut-
être en est-il autrement sur une autre planète,
mais ici, sur terre, aussi longtemps que l'homo
sapiens fera partie du décor, les enfants téte-
ront leur maman.) La marque du nourricier,
celui qui est source de vie, restera Femme.
Dans les grandes traditions spirituelles, la
Mère divine a toujours été considérée comme
la Mère nourricière à l 'échelle de l'univers et,
d'un point de vue plus restrictif, à l'échelle de
l'humanité. En sanscrit, le nom de la Déesse

174
est « Ma ». Kali Ma (une forme de la Mère
divine) était la déité favorite de Ramakrishna.
Il l'aimait tellement qu'il en vint à être une
femme dans son être. Pendant une période de
sa vie, il s'habilla avec des habits de femme,
vécut parmi les femmes et se comporta comme
elles. À leur tour, les femmes l'aimèrent, l'ac-
ceptèrent comme l'une d'elles, car il traitait
chacune comme si elle était la Mère divine ;
même lorsqu 'une mendiante sale venait au
temple, Ramakrishna se jetait à ses pieds et
la servait, considérant qu 'elle était Kali Ma.
Chaque femme était Kali. Ce n'était pas parce
qu'elle était différente ou par opposition à
1'homme qu'il aimait la femme, mais par
amour pour la Déesse.
Ne serait-il pas merveilleux que les hommes
puissent grandir avec l'empreinte de la véné-
ration pour la Mère divine, la vénération qui
lui revient en tant que Mère nourricière de
l'univers ? Sans Shakti nous ne serions pas ici
(sans Shiva 1 nous n'y serions pas non plus, et
sans Shakti, ce qui est une supposition pure-
ment gratuite, un concept admettant seulement
l'existence du vide, la vie serait bien terne).
Ne serait-il pas intéressant que les hommes
soient tellement naturels et mûrs dans leur
masculinité qu'une véritable empreinte mascu-
line deviendrait également transmissible ? Il
est difficile d'imaginer une telle société, car il
n y a pas d'équivalent dans notre société à la
mentalité petite bourgeoise. Pour 1'instant,

1. Shiva/Shakti : dans 1' hindouisme, ils représentent les aspects


mâle et femelle de la divinité, Shiva représentant le contexte ou la
conscience, Shakti, la forme et la manifestation.

175
nous ne pouvons savoir à quoi ressemblerait
une société dans laquelle les hommes honore-
raient les femmes comme étant La Femme
(Shakti) et où les femmes honoreraient les
hommes pour ce qu'ils sont intrinsèquement.
J'aimerais beaucoup rencontrer un groupe de
personnes vivant ensemble, habitées par la
reconnaissance sincère de cette réalité, sans
se soucier des mécanismes psychologiques qui
poussent les hommes à diminuer les femmes
et les femmes à réagir au comportement des
hommes par des mécanismes de peur ou de
colère. Franchement, j'aimerais beaucoup.

Le problème aujourd'hui

Une grande partie de l'affection maternelle instinc-


tive s'est vue ensevelie dans le monde moderne au
cours des cinquante dernières années, à cause de la
toute-puissante obsession technologique de la plupart
des gens dans leur maison. Le micro-ondes, la télévi-
sion, les vidéos et les deux parents au travail : tout
cela a conduit à 1' ensevelissement presque complet de
1'instinct maternel archétypal. Les femmes d'aujour-
d'hui possèdent encore cet instinct, bien sûr (ille faut),
mais elles n'y ont pas vraiment accès : elles ne peuvent
ni ne veulent offrir à 1'enfant ce dont il a besoin de la
part de sa mère. Elles sont devenues incapables de
mettre de côté leur égoïsme, leur fascination pour les
gadgets et la magie technologiques, de résister à la ten-
tation d'une vie de shopping, d'amusement et de dis-
tractions sociales pour être simplement la Mère de
leurs enfants. Il s'agit d'une perte profonde, choquante
et triste pour les générations modernes. Ce qu'il faut
pour être mère, c'est une attention hors de 1'ordinaire

176
envers l'enfant et, évidemment, la capacité d'exécuter
les tâches quotidiennes qui doivent 1'être (faire à man-
ger, tenir la maison, etc.) Ce qui veut dire qu'il faut
laisser de côté les distractions mondaines habituelles,
comme par exemple prendre deux heures pour se lever
le matin, prendre son bain, s'occuper de ses cheveux,
se maquiller, etc.
Une mère doit d'abord et avant tout être présente.
Quand l'enfant passe toute la journée devant la télévi-
sion, il n'y a pas de mère. Même si elle se trouve dans
la cuisine, il n'y a pas de mère avec l'enfant pour lui
prodiguer tendresse, contentement et plaisir, et cet
enfant manque de l'affection maternelle normale. Les
« héroïnes » des feuilletons télévisés, Bugs Bunny ou
quelque superhéros ne constituent pas vraiment des
modèles qui puissent se substituer à la Mère.
L'épidémie de comportement social négatif dont
nous sommes témoins dans le monde occidental vient
de ce que personne, en tant qu'enfant, n'a reçu de ten-
dresse, de contentement et de plaisir. Quand la mère
se rue dans la chambre, s'empare de son enfant, court
dehors, le jette sur un siège automobile, le reprend,
court dans le supermarché, virevolte dans ses allées
sans porter la moindre attention à l'enfant, s'arrête
pour bavarder avec un voisin tandis que l'enfant hurle,
jette un regard vers lui en disant : «Je parle à mon
ami, je t'en prie ! » et poursuit sa conversation avec le
voisin, pourquoi se surprendre de 1'épidémie de
comportement social négatif dans le monde ?
Comme 1' enfant apprend presque tout lors de ses
deux premières années, si une femme se donne vrai-
ment à son rôle de mère, son attention sera, lors de ces
deux années, sérieusement concentrée sur 1' enfant et
ses besoins, même si cela fait entorse à son propre
confort. Je recommande donc que la mère n'ait pas de
vie personnelle durant les deux premières années, et
qu'elle appartienne entièrement à l'enfant.

177
Cinq minutes de conversation apparaissent comme
un cadeau de Dieu à la mère d'un jeune enfant; il
arrive donc souvent que cette femme se sente tellement
frustrée de conversations adultes que, quel que soit
1' amour qu'elle porte à son enfant (cela n'est pas en
cause), elle consentira à le négliger pour s'offrir dix ou
quinze minutes de conversation ininterrompue avec un
adulte. Nous n'en recommandons pas moins que pen-
dant deux ans on mette de côté ses préférences et ses
petites joies personnelles, afin de concentrer sa récepti-
vité et sa joie sur la croissance, le développement et
l'épanouissement de l'enfant. De toute façon , un tel
dévouement est recommandé quand on veut servir de
façon désintéressée. Les besoins fondamentaux de la
vie, comme la nourriture, le repos (peut-être pas autant
que le désire la mère ou ce à quoi elle est habituée,
mais suffisamment) et autres trouveront leur place de
façon naturelle dans les habitudes de vie de la mère.

Étouffer nos garçons

De nos jours, les garçons ont tendance à être généra-


lement plus agressifs que les filles, car la plupart ont
été« étouffés» au lieu d'être maternés. On les a telle-
ment contrôlés qu'ils n'ont pu être eux-mêmes. Cela
ne veut pas dire que les petits garçons devraient être
des animaux sauvages, et les petites filles toujours déli-
cates, réservées et polies. Mais on a longtemps confiné
les garçons à certaines conventions, du genre : « Les
enfants on devrait les voir, mais pas les entendre. » Ils
blâment leur mère pour cela, et les femmes en général,
car pour l'enfant la Mère est toutes les femmes, elle
est la Femme.
On rn' a demandé si les hommes éprouvent une haine
viscérale pour les femmes et s'il faut conserver

178
quelque espoir en ce qui concerne la façon dont les
garçons ne cessent de taquiner les filles. Sur le plan
culturel, tous les hommes tendent à avoir peur des
femmes : ils cherchent donc à les dominer, souvent par
la violence et l'assujettissement. Mais les garçons
n'ont pas forcément à grandir sous cette influence ; en
fait ils ne le devraient pas. Avec une éducation paren-
tale appropriée, ils ne la subiront pas. Les personnes
qui assument le rôle de modèles pour un garçon
devraient être assez lucides pour ne pas pérenniser ces
comportements dépassés. Celles qui font office de
modèles féminins ne devraient pas être hypersensibles
au point de voir des montagnes là où il n'y a qu'un
petit tas de terre et des hommes diaboliques - de ces
satanés cochons de mâles chauvins - derrière chaque
brin d'herbe ou chaque regard persistant. Il est vrai que
cette dynamique intervient si tôt dans la vie que, ren-
dus à l'âge adulte, la haine de la présumée «force de
répression féminine » est profondément inscrite en
nous.
Les hommes apprécient la compagnie des femmes
et développent en effet une sorte de conscience sociale.
Les hommes et les femmes apprennent à s'accepter
mutuellement en société. Les hommes éprouvent certes
encore le goût de la chasse et de la conquête (c'est un
réflexe primaire) et ils recherchent la compagnie des
femmes afin de faire étalage de leurs prouesses de
chasseurs. Mais ils aiment 1'énergie féminine à un
autre niveau : le confort doux et réceptif de leur nature
féminine. Ils veulent être entourés d'amour et d'affec-
tion véritable. Voilà ce dont les petits garçons ont
besoin de la part de leur mère. Ils ont, bien sûr, besoin
de limites, mais dans un contexte de douceur, d'accueil
et d'amour.
Dès l'instant où mon divorce fut prononcé, ma mère
déclara : « Viens vivre avec moi. » (Cela voulait dire

179
qu'elle me donnerait tout ce que je voulais : « Je ferai
ta lessive. Viens vivre avec moi, tu auras ton ancienne
chambre.» Nombre d'entre nous aimeraient être ainsi
pris en charge. Bien sûr, nous désirons être des
hommes ou des femmes adultes, mais comme nous
n'avons jamais été maternés de la bonne façon
(maternés et non pas étouffés), c'est ce que nous
recherchons. Notre mère demeure toujours notre mère,
à n'importe quel âge. (J'ai cependant réussi à conserver
une vie indépendante malgré la tentation de redevenir
petit !)

L'importance des remarques

Quand, dans notre communauté, nous sentons


qu'une mère a perdu de vue un aspect particulier de
son rôle, nous lui faisons partager nos observations.
Dans « le monde », bien sûr, on ne pourrait exprimer
la vérité pure vis-à-vis de quelqu'un qui manque d'as-
surance, qui vit dans la honte, qui est orgueilleux et
refuse de se voir tel qu'il est, tant sur le plan psychique
que sur celui de la personnalité. Une amie qui vient
d'avoir son premier enfant peut demander à une mère
de trois enfants (tous en bonne santé, heureux et sains)
comment stériliser le biberon, comment soigner la jau-
nisse, etc. Mais si la mère expérimentée s'assied près
de son amie et lui dit : «Peut-être devrais-tu examiner
le fait que tu évites d'être affectueuse et intime avec
ton enfant », celle-ci sera furieuse envers la mère expé-
rimentée et refusera désormais de jouer au ma-jong
avec elle. Il est exceptionnel qu'une mère soit assez
ouverte pour s'enquérir sérieusement auprès d'une
autre mère de son propre comportement. Il y a pourtant
quelque chose à faire pour élever nos enfants selon les
principes dont nous avons parlé.

180
Les pères sont évidemment tout aussi concernés. Il
ne faut pas hésiter à demander l'avis et l'assistance
d'autres parents s'il sont sains, sages et expérimentés
(on pourrait même dire « efficaces ») dans le domaine
de l'éducation clairvoyante. Mais demander : « Com-
ment est-ce que je m'en tire?» peut représenter une
menace. Si l'on étouffe son enfant, croyant l'aimer et
lui prodiguer une affection, une intimité et une compré-
hension authentiques, il y a le risque de s'entendre
répondre par 1'autre parent : « C'est une forme d' étouf-
fement, ton affection est artificielle. Tu ne fais que
fournir à ton enfant ce que toi tu sens ne pas avoir
obtenu, ce que toi tu veux. C'est trop, c'est vide, c'est
fabriqué, ce n'est pas réel, ce n'est pas clair, c'est une
motivation malsaine. » On est alors anéanti et en colère
contre ce donneur de leçon.
Il n'est pas une seule mère novice (la deuxième fois,
c'est différent), rayonnante de la beauté de cette nou-
velle expérience, qui désire s'entendre dire qu'elle
mutile son enfant psychologiquement depuis le premier
jour. Elle ne veut même pas entendre le plus infime
soupçon. Mais si nous désirons sérieusement élever
nos enfants en accord avec ces principes, il nous faut
accepter des remarques.

Conseils des femmes en communauté

Élever les enfants, dans notre communauté,


est avant tout un dialogue, pas une formule.
Nous posons sans cesse des questions et nous
nous intéressons aux détails.
Où trouve-t-on la vision et en quoi est-elle
enracinée ? Où trouve-t-on les principes sous-
jacents qu'on peut vérifier et développer ? Les
pratiques spirituelles auxquelles on s'adonne,

181
quelle que soit la voie suivie, peuvent les four-
nir. Chaque femme devrait accueillir en elle
les profonds conseils portés par sa tradition.
En ce qui nous concerne, cela consiste
d'abord et avant tout à nous tourner vers notre
instructeur, notre tradition et notre pratique,
qui incarnent la sagesse. Bien en place,
consciemment installé comme priorité, cela
s'avère être une source. Il y aura des erreurs,
c'est certain, mais elles ne seront pas fatales
et les conseils monteront de l'intérieur. Par
l'amour de Dieu, de l'enfant et du conjoint,
la mère discernera le fondement de toute son
action.
Nous ne saurions trop insister sur 1'impor-
tance pour une femme de cultiver l'énergie
féminine, de fréquenter des amies qui la sou-
tiennent et auxquelles elle peut se référer car
toute mère traverse des moments « d'enfer »
où elle s'arrache les cheveux et sent qu'à
moins de tout quitter elle deviendra folle. Éle-
ver des enfants est extrêmement exigeant. Si
nous l'abordons en tant que partie intégrante
de notre vie et de notre pratique, cela devien-
dra mille fois plus exigeant que pour ceux qui
sont attachés aux valeurs du « monde conven-
tionnel», pour qui 1'éducation des enfants est
une affaire secondaire. L'éducation des en-
fants sera alors beaucoup plus contraignante
et mettra en lumière certains aspects de nous-
même que nous n'avions pas éclaircis jus-
qu 'alors.
Le rôle de mère va alimenter le feu, notre
conscience, d'une manière que nous ne pou-
vons prévoir. C'est pourquoi nous avons
besoin du soutien de femmes avec qui nous

182
puzssrons échanger. Les mères ont besoin
d'être maternées : que d'autres femmes les
prennent parfois dans leurs bras.
Mais ne vous découragez pas. Vous serez
surprise de la rapidité avec laquelle la mère
se révèle dans votre corps. Ce qu'une femme
est en tant que mère, instinctivement, organi-
quement, ne peut que se révéler !

L'honnêteté sans compromis de la femme élimine


les résidus qui pourraient empêcher son instinct de se
manifester. Elle saura toujours quoi faire et fera preuve
de créativité ; elle n'aura pas à se battre pour y arriver.
Ce genre de pratique, 1'honnêteté sans compromis,
ouvre généralement la porte à l'instinct et constitue une
intarissable source bouillonnante pour 1'éducation de
l'enfant.

Le rôle du père

Pour grandir, un enfant doit s'adapter à deux forces.


L'une est généralement représentée par la mère : c'est
la force du plaisir de l'amour et de l'intimité. L'autre
est la force d'obligation, ou l'exigence d'un approfon-
dissement de 1'apprentissage, de 1'adaptation et du
changement de comportement. C'est généralement le
père qui représente cette force.
Malheureusement, un lien étroit avec le parent mâle,
tant pour un garçon que pour une fille, est rare dans
les familles modernes. Papa prendra bien le petit, un
peu, mais il est plus courant de voir un père déconte-
nancé devant un enfant, incapable de changer une
couche et de toute façon trop occupé par d'autres pro-
jets. Ce fut certainement le cas pour la plupart de nos
parents.

183
Voilà pourquoi un jeune enfant devrait recevoir
beaucoup d'attention masculine. Le père devrait
prendre son nouveau-né fréquemment, sinon celui-ci
se liera uniquement à la mère. Ce déséquilibre interne
s'exprimera plus tard sous forme d'aberration psycho-
logique. Une fois relié au masculin autant qu'au fémi-
nin, l'enfant, garçon ou fille, pourra faire face à sa
nature masculine, ce qui demeure impossible autre-
ment. La santé d'une culture dépend en partie de la
nature des liens développés par les enfants.
L'enfant est automatiquement relié à la mère, du
simple fait d'avoir été porté, nourri et maintenu en vie
par elle durant neuf mois. La mère n'a pas besoin de
déployer de grands efforts pour approfondir et élargir
cette liaison. Mais papa doit y prendre une part active.
Cette unique cellule de son sperme, qui est sa contribu-
tion dans le miraculeux processus de création, ne suffit
pas à maintenir un lien une fois l'enfant mis au monde.
Dans notre communauté, bien que cela puisse
paraître arriéré, la plupart des pères mettent la main à
la pâte de façon égale, en prenant soin du bébé quand
il est malade par exemple. Quand notre père a-t-il fait
cela avec nous? Mon Dieu! s'occuper d'un enfant fié-
vreux, avec une diarrhée et qui vomit, c'était là tâche
de femme!
De façon idéale, le développement des liens
commence par le lien avec les deux parents et se pour-
suit ensuite de façon naturelle par la compagnie mascu-
line : amis, modèles, etc. Nous ne devrions pas laisser
la mère tout faire dès que 1' enfant marche et montre
une certaine autonomie. La présence, l'influence et le
jeu de l'énergie masculine devraient être continus.
Nous tenons pour acquis ici, bien sûr, que la compa-
gnie masculine d'un enfant, garçon ou fille, est parfai-
tement saine, positive, prodigue et mature. L'homme
qui caresse les petites filles (ou les garçons) au lieu de

184
leur offrir de l'affection, le père qui exige que ses
enfants « fassent bonne impression » (créer de force
des personœ sur le plan social, obliger un fils à devenir
une vedette de foot-ball à l'âge de trois ans, par exem-
ple) dénotent, en tant que modèle pour les enfants, leur
manque de confiance et de maturité face à leur propre
masculinité et face aux autres hommes. Certains pères
veulent faire de leurs petits garçons des guerriers et
estiment que c'est seulement par la douleur qu'on peut
en faire des «hommes». Voilà une bonne formule
pour anéantir l'innocence et la joie. J'ai vu des gens
frapper en public leur enfant en pleurs, en leur disant :
« Si tu pleures encore, je te frappe plus fort. » C'est
ainsi qu'ils viennent à bout des pleurs : par la peur. Ce
n'est pas le genre d'éducation qui forme des adultes
productifs et libres de conflits. D'un autre côté, si l'on
désire inculquer à 1' enfant un sain dynamisme mascu-
lin, on ne peut s'en remettre à une bande de lavettes
sentimentales ou à des hommes sans cesse .en train de
flirter avec les femmes. Il faut des hommes confiants
dans leur masculinité, solidement établis avec leur par-
tenaire, satisfaits, qui travaillent dans le cadre d'une
relation ... bref, des hommes. Les femmes, elles, doi-
vent être des mères, non des ogresses hyperprotectrices
qui minaudent. Un père profondément aimant et suffi-
samment lié à son enfant peut compenser un certain
manque de lien et d'amour maternels.
Nous recommandons aux couples que les pères
soient « là », si possible, pour cinquante pour cent du
temps, et qu'ils sachent eux aussi se sacrifier pendant
deux ans. Pour quelques rares individus, la présence
attentionnée n'est pas un sacrifice. C'est admirable :
ils sont tellement émerveillés par leur enfant qui gran-
dit qu'en regard de cela tout le reste pâlit. C'est l'idéal,
bien sûr: quand le père veut être avec son enfant. L'en-
fant, lui, désire être avec son père de toute façon.

185
Les hommes, autant que les femmes, se doivent
d'être authentiques, solides, compréhensifs, gentils,
généreux et aimants dans un contexte de sagesse et
d'équilibre mental. Ni trop mous et dans l'insécurité,
ni trop durs et sans cœur.
6

Savoir fixer les limites


Le défi des limites responsables

Le besoin

Si nous aimons nos enfants, nous devons faire


davantage pour eux que leur servir de quelconques
modèles ou enseignants. Ils ont certes besoin d'être en
contact avec des hommes et des femmes patients, hon-
nêtes, justes, doux, etc. Mais comme corollaire, il faut
avant tout établir les assises de la discipline : non pas
nécessairement une discipline punitive, mais une disci-
pline qui puisse établir des limites fermes et justes. Les
enfants ont besoin d'apprendre la nature, 1'étendue et
les limites de leur monde et du monde. Un enfant élevé
sans limites fiables grandira dans la confusion et dans
l'incertitude sur lui-même et sur son propre comporte-
ment ; il agira souvent négativement, dans sa tentative
désespérée de se voir imposer des limites.
Les limites élémentaires sont inaliénables et tou-
chent par exemple à la santé physique : ne pas boire le
liquide servant à déboucher l'évier, ne pas traverser
une rue pleine de voitures sans regarder s'il vient des
véhicules, ne pas sauter dans le feu, etc. Les limites
secondaires dépendent des circonstances et peuvent
varier selon la situation : elles se modifient au fur et à

187
mesure que l'enfant grandit et développe ses compé-
tences et capacités.
Sans limites appropriées, la meilleure instruction est
inutile. Certains de mes plus proches amis (mais aussi
des personnes que vous connaissez, j'en suis sûr) sont
des adultes très instruits, raffinés et informés : ce sont
néanmoins de complets fiascos aux niveaux psycholo-
gique et émotionnel, presque incapables de relations et,
semble-t-il parfois, tout juste humains. L' instruction
est donc importante, mais elle n'est même pas secon-
daire. Il y a d' abord les limites justes, puis notre pré-
sence auprès des enfants, c'est-à-dire notre manière
d'être auprès d'eux ; enfin viennent les éléments for-
mels de 1'instruction, les données pour ainsi dire.
L'auteur et éducateur John Holt soutenait une pensée
similaire à celle du « concept du continuum » de Jean
Liedloff, selon laquelle un enfant qui peut croître en
étant ce qu'il est, sans expectatives et sans peurs, gran-
dira dans 1'innocence. (Le fruit de cette approche serait
ce qu'on pourrait appeler une sage innocence.) Cette
approche est contestée par ceux qui estiment que les
enfants ont besoin d'être contrôlés, dirigés et surveillés
de près.
Mon point de vue se situe à mi-chemin entre ces
deux idées. Un enfant dont la liberté vient de la négli-
gence - lorsque les parents sont trop occupés - devient
très névrotique. En revanche, «l'étouffer» par besoin
de domination, de contrôle et de manipulation anéantit
très vite 1'innocence et occasionne des dommages psy-
chologiques.
Les parents lucides doivent définir des limites sen-
sées, des limites qu'ils peuvent faire comprendre à
leurs enfants. On pourrait croire que c'est ainsi que les
parents agissent, mais en réalité beaucoup ne discipli-
nent pas leurs enfants de manière rationnelle. En
résumé, il s'agit de maintenir des limites honnêtes,

188
intelligentes et explicables, mais en même temps d'être
attentif, d'orienter avec douceur, selon les besoins.

Tous les enfants savent ce que c'est que d'être heu-


reux ou malheureux, et c'est pourquoi ils demandent
des limites. Ils pousseront ces limites pour reconnaître
par eux-mêmes ce qu'elles sont. Un enfant qui connaît
ses limites et qui sait qu'il peut avoir confiance en elles
sera heureux et confiant.
C'est entre deux et quatre ans que les enfants reçoi-
vent leurs plus importantes leçons en la matière : il est
donc crucial de répondre immédiatement aux circons-
tances avec une discipline juste, sans arbitraire. Il est
important d'expliquer les conséquences d'une trans-
gression des limites. Il nous faut savoir quoi faire,
quand le faire, et vite. Si les conséquences surviennent
une semaine après coup, elles ne sont d'aucune utilité
pour un jeune enfant car son univers a complètement
changé entre-temps. Les conséquences devraient être
appropriées à la désobéissance et immédiates, de sorte
que l'enfant sache à quoi s'en tenir.
Nous sommes tellement obnubilés par l'idée d'être
doux et aimants avec nos enfants, de ne les humilier
en aucune façon, que nous manquons souvent le bateau
quand vient le temps de leur fournir le genre de disci-
pline dont ils ont soif. Entre deux et quatre ans, les
enfants se mettent souvent à agir de façon négative
quand ils ne perçoivent pas les limites dont ils ont
besoin. Ils nous font savoir qu'ils ont besoin d'être ras-
surés par un amour responsable et intelligent sous
forme de limites fermes mais établies dans l'amour.
Un enfant - souvent le frère ou la sœur - témoin
d'un manque de rigueur des parents envers un enfant
qui a transgressé les règles établies leur demandera

189
souvent: «Vous n'allez pas le punir?» Exprimant par
là : « Si j'avais fait ça, j'aurai voulu que vous me
punissiez plus sévèrement. » Les enfants nous disent
clairement : «J'ai besoin que vous me fixiez des limi-
tes. » Cette attente d'un monde sur lequel ils peuvent
compter est inconsciente.
Pour preuve : il suffit d'observer 1'affection instanta-
née d'un enfant pour qui on vient d'établir des limites,
parce que ses parents ne savent pas le faire ; dans sa
gratitude, il va nous suivre et s'accrocher à nous. C'est
pour lui un tel soulagement d'avoir enfin un adulte
digne de ce nom en face de lui. Bien sûr, passé un
certain âge, tout cela change. S'ils ont été élevés en
croyant que la colère est la seule réponse à l'adversité,
il est possible qu'ils réagissent aux limites sans subti-
lité et sans affection. Avec un adolescent, il est peut-
être trop tard pour le b.-a.-ba.

La volonté et l'autonomie

Développer l'aspect masculin


Au début, tout est maternel : nos perceptions et notre
trame même sont féminines. Ensuite, en vue du sain
développement de notre ego et pour que notre huma-
nité prenne forme et fleurisse, nous commençons à
développer en nous l'aspect masculin. Cela peut se
manifester par une résistance face aux demandes de la
mère, par exemple lutter avec elle ou se déplacer seul
sans vérifier si elle est toujours là. Ce qui est normale-
ment sain. (On présume, bien sûr, que la mère est suffi-
samment attentive à son enfant et veille à ce qu'il ne
se perde pas.)
Les parents ont tendance à interpréter les moindres
signes de développement de leur enfant comme des
caractéristiques désormais permanentes, et à se plaindre

190
alors de son indépendance : « Quelle erreur avons-nous
commise ? Pourquoi ne nous écoute-t-il pas ? Pourquoi
ne revient-il pas quand on l'appelle, et continue-t-il à
courir?» C'est pourtant le cours normal de sa vie. Il
faut des limites, cela ne fait pas de doute, mais tôt ou
tard les enfants, garçons ou filles, vont naturellement
développer leur indépendance. Ils traversent d'innom-
brables étapes au cours de leur croissance, qui peuvent
être intenses et de courte durée : ils expérimentent une
chose pendant quelques jours et ensuite soit ils la lais-
sent tomber pour ne plus y revenir, soit l'intègrent à leur
répertoire. Une étape organique, contrairement à une
étape liée au comportement, peut durer des semaines,
voire des mois.
Si, terrorisée à chaque léger changement, la mère
tente d'étouffer sous ses soins maternels le besoin de
l'enfant de se distinguer en tant qu'individu séparé, les
résultats peuvent être très préjudiciables et paralyser
l'évolution naturelle, personnelle et psychologique de
ce dernier. Ces changements n'impliquent en rien un
manque d'amour envers la mère ou un rejet de sa
compagnie, de son attention et de son affection. C'est
simplement que l'affirmation de l'individu est une
étape normale du développement humain.
Ce qui aggrave les choses, c'est que bien des théra-
peutes ne connaissent rien aux enfants (étant donné
qu'ils ont reçu une formation en psychopathologie).
Pour eux, une manifestation mineure de l'enfant- une
petite expérience, une part d'expérience ou une étape
du développement qui dure deux mois - sera traitée
comme un symptôme problématique alors qu'il s'agit
d'une phase du développement normal qui passera en
son temps et à son heure.

191
S'en remettre à une puissance supérieure
Les enfants ont besoin de s'abandonner avec grâce,
d'abandonner leurs souhaits et leurs préférences à une
puissance supérieure. Ils l'apprendront ou non, selon
la capacité des adultes qui les entourent de s'abandon-
ner eux-mêmes et la manière dont ils se positionnent
par rapport à Dieu et aux nécessités socio-politiques.
Ainsi, que cela nous plaise ou non, il existe des limites
de vitesse adaptées à chaque situation de conduite. Le
fait que les adultes les observent ou les transgressent
en se plaignant a un impact important sur les enfants
qui en sont témoins. C'est un aspect du bon exemple à
donner. Un autre exemple : lorsque nous emmenons
nos enfants au restaurant. Le goût de la nourriture, le
service et autres contingences échappent totalement à
notre contrôle. Nous pouvons cependant choisir une
attitude gracieuse et adaptée, ou bien nous lamenter et
faire une scène. Les enfants apprennent à accepter les
situations qui ne peuvent être changées, et aussi à faire
des efforts lorsqu'elles peuvent l'être.
Ce sont les adultes qui établissent pendant un certain
temps les limites de l'enfant. Si celui-ci est incapable
de s'abandonner facilement à une puissance supérieure
(pas nécessairement sur le plan extérieur, où il argu-
mentera et pleurera un peu, mais en lui-même), tout ce
qu'on exigera de lui fera l'objet d'une lutte, même si
c'est pour son bien. Un enfant qui ne peut s'abandon-
ner à une force supérieur (les parents, les lois de son
pays, etc.) sera un adulte malheureux.
C'est le manque de confiance qui provoque cela
chez un enfant. Ce manque a pour origine une relation
primale déficiente, c'est-à-dire une relation parent-
enfant où l'amour, la confiance, la responsabilité des
parents sont absents, ou si 1' enfant a le sentiment de
ne pas être aimé.

192
Mettre les limites à l'épreuve
Même si les enfants reconnaissent 1' importance des
limites ainsi que le confort, la sécurité et l'amour qu'ils
y sentent, ils essaieront de les mettre à l'épreuve. Le
besoin de limites peut survenir en même temps qu'une
sorte de panique causée par le fait qu'une fois la limite
fixée, les règles du jeu changent. Pour 1' enfant, ce n'est
pas un jeu, c'est une question de survie ! Il n'apprécie
pas nécessairement tout de suite les vertus de la limite
imposée. Un enfant de trois ans peut ne pas changer
une habitude en un jour et se mettre à considérer
Maman d'une manière différente, lui parler sur un ton
moins exigeant et moins critique.
Une mère m'a raconté sa difficulté quand son enfant
mettait constamment ses limites à l'épreuve. Quand
venait le temps de partir pour l'école, il refusait de
s'habiller. La mère essayait toutes sortes de stratégies
pour y parvenir, mais sans succès. « Si vous êtes claire
et ferme quant aux limites que vous imposez et aux
conséquences d'une transgression, votre enfant suivra.
C'est difficile, mais vous devez le faire», lui ai-je
conseillé.
En grandissant, les enfants cherchent à définir leurs
limites, à connaître celles de leur environnement, de
leurs pairs et des adultes, enfin à définir qui ils sont
et ce qu'ils font. Cela se manifeste souvent par de la
désobéissance, mais n'est pas dirigé contre les parents.
Ils ne prennent pas plaisir à manipuler leurs parents,
ils y viennent par nécessité. Ce sont les parents, par
leur indigence et leur manque de fiabilité, qui leur
apprennent à manipuler. Si nous nous plions à tout ce
que nos enfants de trois ans disent, ils deviennent les
parents et nous les enfants, ce qui est un désastre pour
eux. (Même s'ils s'en plaignent, devenus de jeunes
adultes, au moment de quitter la maison, ils nous seront
extrêmement reconnaissants de ne pas les avoir laissés
nous manipuler.)

193
La discipline peut contraindre un enfant, et ce n'est
pas une mauvaise chose en soi. La contrainte juste est
un facteur de force et de clarté. La plupart d'entre nous
avons eu la chance de grandir à travers des situations
contraignantes : à notre insu, cela nous a permis de
prendre les décisions qui s'imposaient et d'adopter un
fonctionnement rigoureux. Le monde est rempli de
contraintes. C'est un grand don que celui de pouvoir
gérer la contrainte dans la dignité et l'équanimité.
Dans notre communauté, notre manière d'éduquer
les enfants vise ostensiblement au minimum de
contraintes. Nous nous efforçons d'offrir une grande
liberté à nos enfants. On a appelé cette pratique la per-
missivité, mais ce n'est pas le mot juste. Nous ne
sommes pas des parents permissifs, contrairement à
ceux, nombreux, qui ont peur d'établir des limites
fermes et de les maintenir, et deviennent trop per-
missifs.
Les limites appropriées créent des contraintes pour
l'enfant. Chez lui, c'est son état d'être équilibré, non
sa personnalité psychologique, qui réclame des limites
appropriées et qui est immensément reconnaissant
envers quiconque les lui fournit. Les jeunes enfants ne
comprennent pas encore intellectuellement le pourquoi
d'une certaine limite, même si profondément ils la veu-
lent, ils en ont besoin et en sont reconnaissants.
Créer correctement des limites justes, non pas des
limites arbitraires, engendre des contraintes naturelles
et inévitables pour l'enfant et permet à ses instincts
profonds d'entrer en jeu. De telles limites représentent
un nécessaire entraînement en vue d'une vie fruc-
tueuse, tant dans l'enfance qu'à l'âge adulte.
Un exemple de contrainte malsaine serait d'envoyer
l'enfant dans une école pour surdoués dès qu'il mani-
feste une quelconque inclination pour le sport, la
musique ou quoi que ce soit : l'entraîner à être un pro-

194
dige musical, par exemple. Les parents se livreraient
de la sorte à des projections et des manipulations de
leur enfant pour leur propre gratification. Cela
engendre un stress d'un autre ordre. On déracine même
certains enfants de leur foyer pour les envoyer dans
des écoles spécialisées, déchirant le tissu de la relation
entre les parents et l'enfant. Il est normal d'instruire et
d'entraîner un enfant dans un domaine pour lequel il
possède une profonde inclination, mais les modalités
sont cruciales pour sa santé.
Les interactions avec d'autres enfants fournissent
aussi une bonne dose de contraintes constructives.
Prendre part à n'importe quel processus de groupe ou
travailler à tout effort collectif amène l'enfant à gérer
de nombreux types de limites ; certes cela engendre
des contraintes, mais c'est d'une très grande valeur.

Comment établir les limites

La simplicité
Moins il y a de limites, mieux c'est. J'ai déjà sou-
ligné 1'existence des limites élémentaires : « Si tu mets
ta main sur un poêle brûlant, tu peux te faire très mal»,
ou bien : «Ne joue pas avec ce chaudron d'eau bouil-
lante», etc. Je ne laisserais pas un enfant s'amuser
avec des lames de rasoir... Pour ce qui est du bruit
et de la vigueur déployée dans les jeux, je n'établis
cependant que très peu de limites, sauf pour ce qui a
trait à la sécurité physique et à la cruauté envers les
autres.
Si les parents sont bien dans leur peau et vivent dans
une intégrité parfaite, les enfants n'ont pas besoin de
beaucoup de discipline : les parents parviennent à
transmettre un modèle. Tout ce que les enfants ont
besoin de savoir, en fin de compte, c'est que les voi-

195
tures nous écrasent si nous courons vers elles. C'est
très simple. Si on saute dans le feu, on se brûle. C'est
tout. Ils n'ont pas besoin qu'on leur dise que le feu est
chaud. Laissez-les y passer leur doigt et, croyez-moi,
ils le retireront bien avant de se brûler : ils sauront une
fois pour toutes que le feu est chaud.
Bien des adultes prêtent si peu d'intelligence aux
enfants qu'ils estiment que si on ne le leur disait pas
ils mettraient leur main dans les flammes et atten-
draient là, dans des douleurs atroces, pour décider si
oui ou non le feu est chaud. Ils ne le feront pas ! Il leur
faudra une fraction de seconde pour sentir la chaleur
du feu et en tirer la leçon.
Autre exemple : à la mer, il faut définitivement sur-
veiller les enfants, car le reflux, même avec des vagues
modérées, est plus fort qu'un enfant d'un an et demi.
Il faut les surveiller, tout simplement. Nous n'avons
pas à accourir à chaque grosse vague en hurlant « Mon
Dieu! Cette vague a failli t'emporter au milieu de
l'océan et tu serais mort noyé. Je t'aime tellement; que
ferais-je sans toi? On n'aurait jamais pu retrouver ton
corps et un requin t'aurait mangé ... » J'ai entendu ces
inepties à la mer. Rien de cela n'est nécessaire.
Demeurez simples.

Cela dépend
Un jour, nous voyagions en voiture. Alors que la
fenêtre était ouverte, un des enfants jouait avec une
balle et parlait de la lancer par la fenêtre, « par-dessus
les montagnes ». Sa mère lui expliqua : « Si tu la
lances par la fenêtre, elle roulera au bas de la montagne
et nous ne pourrons pas la récupérer. » Ce à quoi l'en-
fant répondit : « Si elle roule en bas de la montagne,
nous descendrons la chercher. » Sa mère rétorqua :
«Non, nous ne le pourrons pas ; la balle sera perdue. »
J'ajoutai qu'il y avait une autre raison.

196
En fait, nous aurions pu arrêter la voiture, descendre
au bas de la montagne et, au bout de deux ou trois
heures, la retrouver. À mon avis, ce n'était pas la rai-
son pour laquelle, il ne fallait pas lancer la balle par la
fenêtre. J'expliquais : «Nous allons d'un endroit à un
autre et nous avons un temps limité pour le faire, car
j'ai un rendez-vous important. Nous n'arrêterions pas
la voiture, car si on a un rendez-vous, il est très mal
élevé de ne pas être à J'heure.» Ma raison n'avait rien
à voir avec la possibilité de récupérer la balle ou non,
bien qu'il eût été tout à fait irréaliste de le faire, vu
l'effort requis et la facilité de s'en procurer une autre.
Je poursuivis : «Tu dois comprendre qu'aujour-
d'hui, à l'occasion de ce périple du point A au point B,
je n'arrêterai pas la voiture. Si tu lances la balle par
la fenêtre , elle est perdue ; c'est tout. Si nous nous
promenions dans notre quartier, nous arrêterions la voi-
ture pour la récupérer. »
Cette limite s'appliquait à cette circonstance particu-
lière. On ne sait pas ce qu'est la vérité tant qu'on ne
met pas la voiture en marche. Tout dépend ! Nous pre-
nons les choses comme elles viennent. Un autre jour,
nous pouvons dire : « Si tu lances la balle par la
fenêtre, je ne t'aiderai pas à la chercher; mais j'arrête-
rai la voiture et tu pourras la chercher. D'accord? »
Bien sûr, un enfant ajoutera en général : « Je veux
que ce soit toi qui la trouves » . Nous pouvons alors
dire oui ou non, c'est selon. Il est également important
pour un enfant de savoir jusqu'où chacun de ses
parents fera les choses à sa place - c'est un signe de
l'attention qu'on leur porte-, et jusqu'où ils doivent
être personnellement responsables de leurs actes. De
toute évidence, cela change de façon importante avec
l'âge. Un enfant d'un an assis dans une chaise haute et
qui lance à répétition des objets par terre, comme une
cuillère, ressent un grand sentiment de sécurité de

197
savoir que ses parents vont la ramasser à chaque fois.
Cela démontre qu'il peut leur faire confiance. Mais si
l'enfant a dix ans, vous avez un problème ! On n'attend
pas d'un enfant de deux ans qu'il fasse sa lessive et
prépare ses repas, mais un adolescent de quatorze ans
peut le faire, selon les circonstances.
Les enfants doivent apprendre que toutes les circons-
tances sont différentes et sont parfois dictées par
d'autres. Un enfant peut donc avoir un ensemble de
limites chez lui et un ensemble complètement différent
ailleurs, où les règles sont différentes. Même à l'inté-
rieur de sa propre demeure, les règles peuvent différer
selon qu'il s'a~it de leur propre chambre ou du reste
de la maison. A douze ans, on peut lui permettre de
garder sa chambre en désordre s'il le désire, mais il
n'en irait pas ainsi en ce qui concerne le salon ou la
cmsme.
Parce que nous voulons moins nous occuper des
enfants, ou plutôt parce que nous voulons nous occuper
davantage d'autre chose, ou en raison d'un désir
inconscient qu'il grandisse vite, nous avons facilement
tendance à relâcher les limites et à supposer qu'un
enfant de deux ans peut se faire à manger comme un
enfant de douze. Il n'en est pas ainsi. Les parents doi-
vent veiller à ce que leurs enfants évoluent : bien des
adultes établissent une règle pour un enfant de deux
ans et la maintiennent lorsqu'il en a quatre, alors
qu'elle est devenue absurde, simplement parce qu'ils
1' ont établie et ne savent comment expliquer à leur
enfant qu'elle a changé. Il se peut aussi que ce soit
parce que eux-mêmes sont trop rigides et qu'ils veulent
complètement dominer et manipuler leurs enfants, les
règles étant 1'une de leurs armes.
C'est vraiment très simple. Quand un enfant dit :
«Je veux couper ma viande avec mon couteau», nous
pouvons répondre : « Tu le pourras quand tu seras plus

198
grand. Ce couteau est trop aiguisé pour un enfant de
trois ans. » Il est important que les enfants sachent
qu'avec l'âge, à mesure qu'ils grandissent, bien des
règles changent. C'est essentiellement une question de
bon sens. Certaines règles ne changent pas, comme les
« commandements » : ne pas mentir, ne pas tricher, ne
pas voler, ne pas faire de mal, entre autres. Quand un
enfant apprend à se servir d'un couteau aiguisé, n'at-
tendez pas de lui qu'il découpe sa nourriture en parfait
accord avec votre sens de 1' esthétique.
En général, dans notre manière d'éduquer les
enfants, la reconnaissance des différences d'âge et de
compétence compte beaucoup. Pour le dire autrement:
ne donnez pas aux enfants davantage d'espace qu'ils
n'en peuvent gérer efficacement. Il est également vrai
que les enfants n'évoluent pas tous au même rythme :
une règle ou une limite s'appliquant à un enfant de
trois ans peut ne pas s'appliquer à un autre enfant de
trois ans.

Évitez l'arbitraire
Je me trouve souvent incapable de savoir comment
parler aux enfants, car je manque de créativité ; mais je
n'établirai jamais de limite ou de discipline arbitraires.
C'est là un point capital. Nous devrions toujours être
capables d'expliquer à l'enfant, en un langage qu'il
comprenne, pourquoi nous fixons une limite et l'im-
portance de celle ci. Les réponses du genre : « Ça
donne de bonnes vibrations », « Mon père a toujours
fait ainsi», ou encore : «C'est parce que c'est moi qui
commande », sont tout à fait inacceptables et même
grotesques.
L'un des moments les plus lumineux que j'aie vécu
avec les enfants m'a été donné par ma fille. J'avais
décidé de l'emmener en vacances à Disneyworld, en
Floride, pour une semaine environ : juste elle et moi.
Elle avait quatre ou cinq ans.

199
Quand je sortais avec mes enfants, il leur arrivait de
pleurnicher et de faire des chichis ; il ne m'était jamais
venu à l'idée que les enfants n'avaient pas besoin de
faire ça de temps en temps. Lors de ces vacances en
Floride, il n'y eut aucune dispute, aucun désaccord,
aucune tension, rien. Elle n'a pas pleuré, ne s'est pas
lamentée, n'a même pas froncé les sourcils une seule
fois. Il n'y a eu aucune contrariété. Avant le départ, je
lui avais dit : « Tu sais, nous allons être ensemble pen-
dant longtemps. Ta mère se trouve à des milliers de
kilomètres. Je ne suis pas toujours patient, je t'aime
beaucoup et je veux passer de belles vacances. Tu dois
comprendre une chose : je n'essaie pas de jouer les
durs, mais ce que je dis, je le pense vraiment. » Je
savais qu'elle savait que je ne plaisantais pas et que
mes limites étaient justes et fermes. Il n'y a pas eu le
moindre problème ! Ce fut une complète révélation !
Nous avons vécu tous deux des moments magnifiques.
Quand un enfant transgresse une limite trois fois de
suite, je ne passe pas mon temps à répéter : «Tu sais,
je suis sérieux dans ce que je te dis. » Je lance un
avertissement clair et j'applique le règlement, mais pas
dans la violence, dans la colère, abruptement ou de
façon démesurée : simplement de manière fonction-
nelle et ferme. J'attends que l'enfant reconnaisse avoir
bien compris mes paroles, même si je sais qu'il a
compris. Je lui accorde en plus le respect d'un regard
face à face. Il ne faut pas marmonner une quelconque
règle à un enfant et s'attendre à ce qu'il la saisisse.
Exprimez-vous clairement, regardez-le dans les yeux
et demandez-lui s'il vous a bien compris.
Ne supposez rien à leur place ! Laissez-les prendre
leurs décisions, même si la décision qu'ils prennent va
dans votre sens. Si, alors que je leur parle, ils tournent
la tête ou se bouchent les oreilles, je leur dis : « Nous
allons continuer jusqu'à ce que vous me laissiez termi-

200
ner. Il ne faut que quelques secondes. » Dès qu'ils me
regardent, je dis : « Je suis sérieux quand je parle et je
ne serai pas arbitraire ; je veux entendre ce que vous
avez à me dire sur le sujet. Mais j'ai plus d'expérience
que vous en la matière, alors c'est moi qui ai le dernier
mot.» Aucun enfant ne m'a jamais demandé le sens
du mot « arbitraire » : ils le savent.
Je leur dis aussi : «Il peut m'arriver de commettre
une erreur, et si cela se produit, je ferai de mon mieux
pour la corriger ; mais c'est encore moi qui fixe les
limites.» Voilà le genre d'entente que je souhaite avec
des enfants. Si je commets une erreur et deviens trop
lourd, je m'en excuse. Mais je leur explique aussi :
«Vous êtes sous ma responsabilité et tant qu'il en est
ainsi, c'est la règle du jeu. Je suis sérieux. C'est moi
qui gère les situations. Dès que vous serez capables de
vous occuper de vos affaires, croyez-moi, vous aurez
ma bénédiction. Mais tant que vous êtes sous ma res-
ponsabilité, c'est le genre d'entente qui doit exister
entre nous. »
Lorsque vous êtes habitué à maintenir coûte que
coûte la discipline avec vos enfants et qu'ils y sont
aussi habitués, vous pouvez un jour vous rendre
compte que vous tombez vraiment dans l'arbitraire sur
un point particulier ; vous avez peut-être observé que
si vous relâchez alors quelque peu la discipline, ils
vont vous demander pourquoi. Ils veulent savoir :
« Pourquoi as-tu laissé passer ça ? » Votre point de vue
doit alors être très clair.
Une bonne réponse serait : «Parce que j'ai pensé
que la discipline était devenue arbitraire dans ces cir-
constances et que vous êtes assez mûrs pour faire telle
et telle chose sans que je sois sans cesse sur vos
talons.» Ne dites pas simplement : «Oh! c'est parce
que je suis de bonne humeur.» De la même manière,
si vous observez un régime alimentaire particulier,

201
végétarien ou autre, et que vous allez à 1'occasion au
restaurant, vous allez peut-être laisser les enfants
prendre un hot-dog, comme nous le faisons. S'ils
demandent pourquoi, nous répondons qu'il s'agit d'une
occasion spéciale, pour laquelle nous pouvons relâcher
les restrictions sur le régime. Mais en temps normal,
vous vous en tenez à la règle.
Les enfants veulent participer intégralement à leur
environnement. Quand ils posent de telles questions, il
ne s'agit pas d'une colle ; ils désirent vraiment savoir
comment participer à leur environnement. Ils veulent
connaître les règles, de façon à ne pas les transgresser.
Un enfant intelligent commence à poser des questions
dès qu'il peut parler. Même avant, il questionne avec
ses yeux, il veut savoir ce qui se passe. Encore une
fois, ce n'est pas qu'il remette notre autorité en ques-
tion; c'est sa manière de connaître son univers. Il veut
savoir pourquoi certaines choses lui sont interdites et
d'autres pas. La grande règle est d'éviter l'hypocrisie.

En grandissant, 1'enfant découvre que tout le monde


n'a pas les mêmes exigences. Un enfant revient par
exemple du terrain de jeu et fait une certaine chose.
Nous lui disons : «Ne fais pas ça. » Il prend alors
une attitude un peu défiante et dit quelque chose
comme : « Marie, elle, me le laisse faire. » À quoi je
réponds : «Les adultes n'ont pas tous les mêmes
limites, les mêmes règles. Tu dois écouter l'adulte
actuellement responsable. » C'est mieux que de dire :
« Je pense que Marie est un peu trop souple : je vais
en parler avec elle. » L'enfant peut argumenter :
«Comment se fait-il qu'on me laisse faire là-bas et pas
ici?» (Ce qu'ils demandent à coup sûr...) Si je crois
en la justesse de la limite que j'ai fixée, je répondrai :

202
«C'est ce que je crois et, de toute évidence, Marie
pense différemment. C'est son droit. Mais tu dois tenir
compte de l'autorité telle qu'elle se présente. »
Il faut se souvenir de ne pas aller à l'encontre de la
discipline de l'autre parent. Aussi est-il bon de s'en-
tendre au préalable, en l'absence de l'enfant, sur cer-
taines limites, de façon à ce qu'il ne vienne pas dire à
l'un des parents: «Puis-je avoir un morceau de choco-
lat?» alors qu'il sait très bien que l'autre n'est pas
d'accord. Nous devrions toujours nous efforcer de sou-
tenir notre conjoint, et surtout de ne pas édulcorer sa
discipline en sa présence et celle de l'enfant. Celui-ci
prendrait alors l'habitude de manipuler ses parents
pour obtenir ce qu'il veut.
Alors, si un enfant vous demande :
« Puis-je avoir un morceau de chocolat ?
- As-tu demandé à maman ?
- Ouiiii ...
- Qu'a-t-elle dit?
- Elle a dit non », mieux vaut trancher :
«Dans ce cas, la réponse est non», au lieu de jeter
un coup d'œil sournois en disant :
« Allez, va pour cette fois ! », ce qui établirait une
dynamique très malsaine, comme on peut le supposer.
Je suggère donc aux parents (et à tous, si possible)
d'essayer de s'entendre au préalable, s'ils y pensent, et
de maintenir entre eux fermeté et unité, comme le doit
une famille.

Établissez des distinctions importantes pour les


enfants
Par leur silence, certains adultes se montrent trop
libéraux par rapport au genre de comportement qu'ils
tolèrent. Il n'est pas nécessaire de constamment faire la
morale à vos enfants, mais vous pouvez leur indiquer
quelques précisions importantes en établissant cer-

203
taines limites et dire : « Les fenêtres ne sont pas faites
pour y jeter des objets. » C'est le genre de discours
que je préconise. Ou encore : « Il existe une différence
entre un jouet et un fauteuil ancien. » C'est là un fait.
Il est très agréable de sauter sur les fauteuils et il n'y
a parfois aucun inconvénient à ce qu'un enfant le fasse.
Mais le fait demeure : un fauteuil n'est pas un jouet,
cela fait partie des meubles. J'ai noté que bien des
adultes ne peuvent ou ne veulent pas dire : « Le robot
ménager n'est pas un jouet. Ce n'est donc pas une
bonne idée d'y mettre des pierres et de le faire démar-
rer.» Si l'adulte dit cela, il se fera toujours répondre
par l'enfant: «Mais je m'amuse, j'aime faire ça.» La
bonne réponse est : « Nous ne pouvons pas toujours
faire ce que nous voulons. »
Les enfants n'ont pas besoin de nous entendre leur
dire quatre-vingts fois par jour : « Ça ne se fait pas ».
Établissez simplement une claire distinction pour eux :
«Ça, c'est un jouet, mais ça, ce n'en est pas un»,
«Ceci n'est pas un jouet, mais tu peux jouer avec»,
«Ce n'est pas un jouet et ça ne convient pas à ce genre
de jeu », etc.
Ils demanderont peut-être : « Mais à quel genre de
jeu cela sert-il?» Vous devez alors expliquer : «Tu
peux prendre les coussins du fauteuil pour en faire un
château fort, mais si tu sautes sans arrêt sur le fauteuil
alors qu'il n'y a qu'un simple canevas et des sangles
en tissu, tu vas le défoncer ». Il n'y a pas de « peut-
être», il est clair qu'il défortcerait le siège. Si l'enfant
de trois ans fait cela, celui de sept ans ne tardera pas à
le faire aussi et le fauteuil ne résistera pas longtemps.
Mettez donc les choses à leur niveau : « Ce n'est pas
un jouet. Une chaise est un meuble : ça n'a pas la
même fonction qu'un jouet.»

204
Soyez sérieux quand vous parlez - soyez fiable
Avec les enfants, il est sage de ne pas énoncer des
menaces qu'on n'est pas disposé à mettre à exécution,
et de vérifier que les conséquences sont adaptées à la
situation. En allant à Disneyland, je ne disais jamais :
« Si tu n'arrêtes pas d'agacer ta sœur, nous n'irons
pas. » Un voyage à Disneyland ne devrait pas miroiter
au yeux d'un enfant comme un prix de bonne conduite.
Cela devrait être indépendant. J'utiliserais autre chose :
« Tu n'auras pas de glace, tu n'auras pas de frites, tu
n'auras pas de Coca ... », quelque chose de modeste,
qui veuille dire quelque chose pour l'enfant, jamais une
énormité apocalyptique. Je ne ferais jamais de grosses
menaces, de peur d'être forcé de les exécuter alors que
je n'y serais évidemment pas disposé. Il se trouve
d'ailleurs que les enfants ne font jamais des choses
assez graves pour justifier l'annulation d'un grand
voyage. Ça ne serait pas de la discipline, mais de la
cruauté.
Il faut cependant qu'ils nous prennent au sérieux
quand nous parlons. La perte de crédibilité auprès d'un
enfant est irréversible. Vivre dans la clarté et la ten-
dresse avec nos enfants implique qu'ils ne nous croient
pas hypocrites. Si nous annulons un voyage à Disney-
land, ils s'en souviendront toute leur vie. Nous pou-
vons interdire la glace vingt fois, ils finiront par
oublier, bien que sur le coup ces petites choses consti-
tuent un levier disciplinaire aussi efficace que l'annula-
tion d'un voyage à Disneyland.
Je n'utiliserais jamais comme levier quelque chose
que j'ai personnellement envie de faire. Je m'amuse
quand les enfants vont au zoo, parce qu'ils s'y amusent
tellement; alors, je n'utiliserai jamais cela comme
menace. Il ne servirait à rien de me punir moi-même
alors que l'idée est de faire sentir à l'enfant la consé-
quence d'une transgression.

205
Si nous partons pour un voyage qu'ils souhaitent
ardemment depuis des semaines et qu'ils traînent les
pieds le moment venu de s'habiller, je ne dirai jamais :
«Voulez-vous y aller oui ou non?» Jamais ! Que faire
si un enfant déclare, dans un moment d'irascibilité,
qu'il ne veut pas y aller? Que ferons-nous , alors que
les valises sont prêtes et que le moteur de la voiture
tourne ? Allons-nous leur avouer que nous n'étions pas
sérieux ? Si oui, nous perdrons toute crédibilité. Je
pourrais néanmoins dire : «Nous n'y allons pas» s'il
s'agit d'un déplacement personnel, comme une heure
de courses non essentielles et que leur « salaire » pour
m'accompagner est un brownie ou un cookie aux bri-
sures de chocolat (deux choses que nous n'avons pas
à la maison, de sorte qu'il s'agit d'une sérieuse gâte-
rie !) S'ille faut, je créerai un précédent: je les porterai
dans la voiture alors qu'ils hurlent et gesticulent. Car
en général, au bout de trois minutes ils sont prêts à
s'habiller et sont parfaitement heureux. Je ferai cela
plutôt que dire : «Voulez-vous aller en Californie? Si
vous ne voulez pas y aller, alors ne vous habillez pas. »
On ne peut facilement réarranger un voyage lointain.
Si la sortie n'est pas d'une importance capitale et
que vous êtes disposé à l'annuler, vous pouvez dire à
l'enfant : «Eh bien nous ne sommes pas forcés d'y
aller. Si tu ne veux vraiment pas y aller, restons à la
maison. » On pourrait, bien sûr, toujours les attirer
avec une glace au chocolat ou un nouveau jouet, mais
nous leur enseignerions alors à soudoyer, à nous faire
chanter, à nous rançonner : « Bon, maman, achète-moi
mon nouveau skate-board, sinon c'est papa qui va en
subir les conséquences. »
Ne dites non que si vous êtes prêt à donner suite. Si
vous savez que vous ne donnerez pas suite, ne le dites
pas et remettez-vous-en à des faux-fuyants ! Car une
fois que vous avez établi des limites fermes et qu'ils

206
vous ont eus, ils ne vous croiront plus jamais ; pour
certains enfants, une seule fois suffit. Ils pourront res-
pecter votre autorité, parce que vous êtes plus grand,
plus fort, et que vous pouvez les priver de choses qu'ils
aiment ; mais ils ne vous respecteront plus. Alors,
maintenez les limites établies.
Si vous avez dit non de façon impulsive, vous
devriez vous y tenir, pour que les enfants sachent qu'ils
peuvent se fier à vous, que vous êtes dignes de
confiance et qu'on peut se fier à votre parole. Avant
que vous ne vous en doutiez, ils auront une petite amie,
conduiront et iront dans un centre commercial avec des
copains : il serait bon, à ce moment-là, qu'ils puissent
avoir confiance en votre parole.
J'estime qu'on devrait mettre la menace d'une puni-
tion à exécution uniquement si l'enfant a vraiment
dépassé les limites. Mais nous devons nous assurer que
la menace est adaptée aux circonstances. Bien sûr, il
est préférable de faire régner la discipline sans avoir
recours aux menaces ainsi qu'à leur exécution, d'autant
que celle-ci s'avère parfois extrêmement compliquée.
Mais si nous menaçons, il faut aller jusqu'au bout.
Nous pouvons certes nous excuser après avoir proféré
une menace sous le coup de la colère et décidé, plus
tard, que ce n'était pas approprié. Il serait alors préfé-
rable de ne pas menacer du tout. Pensez-y donc.
N'agissez pas impulsivement ou aveuglément, sans
prévoir les implications et les conséquences.
Ne proférez pas de menaces à long terme, du genre :
« Pas de glace pendant un mois. » Il nous est déjà diffi-
cile de nous en souvenir pendant toute une semaine,
alors un mois ... c'est à peu près impossible. Si nous
disons : « Pas de baignade pour une journée », ou deux,
ou trois, passe encore. Mais si cela doit durer plus
longtemps, nous allons oublier et nous amollir, car
nous nous sentirons désolés pour l'enfant. Nous pour-

207
rons nous dire : «J'étais fâché contre lui, c'est une
punition trop dure ... », et nous trahirons notre parole.
La discipline devrait, si possible, s'appliquer immé-
diatement, afin que l'enfant sache à quoi elle se réfère.
Les enfants ne comprennent pas pourquoi ils sont punis
deux semaines plus tard : cela entraîne de la confusion.
Je parle évidemment ici de jeunes enfants. Un adoles-
cent de quinze ou seize ans a une notion du temps
différente de celle d'un enfant de trois ans.
Ne dites jamais : «Bon, je pars ; si tu ne veux pas
venir avec moi, reste ici ! » Ne quittez jamais votre
enfant ainsi. Jamais ! Vous devriez faire marche arrière
et cela ne servirait pas 1'enfant : vous lui fourniriez un
levier névrotique contre vous. Il faut tenir votre parole.
Évidemment, si vous êtes à la maison et lui comman-
dez de rester dans sa chambre tandis que vous êtes à
la cuisine, ce n'est pas la même chose que de partir
faire les courses ou vous promener dans un parc, loin
de la maison. Un enfant est terrifié à l'idée d'être aban-
donné par ses parents. Vous pouvez vous éloigner
à une certaine distance et dire : « Allez, viens ! » ;
presque toujours, il accourra à toutes jambes pour vous
rejoindre. Bien sûr, il se montrera parfois têtu et voudra
savoir jusqu'où vous allez. Dans un cas semblable, je
dirais quelque chose du genre : « Bon, je voudrais que
tu marches parce que tu es trop lourd à porter partout. »
Généralement, il coopère. S'il n'a que deux ou trois
ans, je le prendrai dans mes bras et le porterai.
Si l'adulte reste patient et calme, s'il ne se montre
pas abusif et demeure dans 1'amour, il est très rarement
nécessaire d'avoir à exécuter les menaces après avoir
expliqué aux enfants les conséquences. Mais, je Je
répète, ne les quittez jamais comme si vous alliez vrai-
ment les abandonner.

208
Si possible, il est préférable de toujours laisser une
porte de sortie aux enfants. Ainsi, s'ils demandent à
être portés, nous pouvons dire : «Tu marches jusqu'à
tel endroit et ensuite je te porterai. » Il est utile de
savoir négocier avec eux.
Donnez-leur la chance de sauver la face, pour s'ajus-
ter à une exigence parentale. Sinon, vous aurez bien
des batailles sur les bras, ou un enfant très névrotique
qui ne s'adapte pas au changement. Vous pouvez négo-
cier avec eux, mais pas revenir sur votre parole. Entraî-
nez vos enfants à se sortir élégamment d'une situation
qu'ils n'ont pas vraiment désirée. La durée d'attention
des enfants est limitée : un moment ils se montrent
défiants et quelques minutes plus tard ils sont tout
autres. Nous devrions donc leur fournir une chance de
se tirer d'embarras sans qu'ils se sentent mal et sans
qu'ils soient punis.

Établissez des limites


sans porter de jugements de valeur

Il peut être malaisé d'enseigner aux enfants ce qui


est approprié et ce qui ne l'est pas sans se référer aux
concepts de bien et de mal et sans les encombrer de
morale plutôt que de faire appel au bon sens et à la
réflexion éclairée. Il existe cependant des moyens d'y
parvenir. Supposons qu'un enfant se montre d'humeur
exécrable au dîner et que nous sachions très bien qu'il
joue la comédie. Nous pouvons dire : «La table n'est
pas un lieu approprié pour ce genre de manifestation. »
Ils en demanderont certainement la raison et nous
pourrons leur répondre : «Parce que la table est l'en-
droit où tout le monde se réunit pour manger et jouir
de la compagnie des autres, et cette manifestation
dérange bien des gens. Si tu étais seul à table avec moi,

209
peut-être pourrais-tu le faire, ce serait acceptable. Mais
tu n'es pas seul, il y a d'autres personnes. Tu dois
prendre en considération les circonstances et les gens
avec qui tu es. »
Je n'utiliserais pas ce discours avec des enfants, car
il fait un peu trop adulte et prêchi-prêcha; mais l'im-
portant est que nous puissions adapter notre discours
aux circonstances, ne jamais le fonder sur les notions
de bien et de mal ou dire aux enfants qu'ils sont bons
ou mauvais. Nous parlons de leur comportement, pas
de ce qu'ils sont essentiellement en tant qu'êtres
humains.
Dans la même veine, certaines personnes font res-
pecter une discipline à leurs enfants, mais le ton de
leur voix anéantit ses bienfaits, car il diminue, abaisse
et humilie. Je n'encourage pas l'usage d'un ton qui leur
fasse sentir qu'ils sont mauvais. D'autres personnes ne
disent rien - et c'est probablement la meilleure atti-
tude -, mais en matière de discipline il est souvent
nécessaire de dire quelque chose.

Les limites fondées sur le protocole

Les enfants doivent apprendre à s'adapter aux cir-


constances, y compris aux règles appliquées dans
divers contextes. Nous nous efforçons - du moins je
rn' efforce - de prendre en considération le protocole
de la situation. Bien des adultes sont terrifiés à l'idée
de dire non à leurs enfants, craignant de les priver de
quelque chose. Quand ceux-ci comprennent combien il
leur est facile de dominer leurs parents, ils le font :
non par goût, mais parce que, dans le cadre de leurs
expériences sur les limites, ils tiennent pour acquis que
ce qu'ils peuvent faire est juste. Un enfant ne va jamais
supposer que le parent est faible ou fautif. Cela lui

210
deviendra évident plus tard - trop tard, car il sera alors
devenu dominateur et manipulateur, et ce dans toutes
les situations . Il arrive par exemple qu'un enfant, à
l'occasion d'un dîner formel, s'approche de la table ou
des plateaux et se mette à se goinfrer de petits canapés.
Nombreux sont les parents qui ne savent pas dire non,
parce que chez eux il peut manger n'importe quoi
n'importe quand. Mais on ne se comporte pas de la
même façon à un banquet de mariage ou avec un ven-
deur de hot-dog dans la rue, du moins je l'espère.
Voici un meilleur exemple. Supposons qu'un enfant
fasse im1ption dans une pièce où a lieu une discussion
particulière. S'il peut y évoluer sans déranger la discus-
sion, pas de problèmes. Sinon, nous lui dirons : « lei,
la discussion a la priorité ; tu peux rester si tu respectes
cela. Sinon, tu dois aller jouer là où tu pourras crier et
où ça ne dérangera personne. Je ne veux pas que tu
restes ici où tu n'es pas libre de jouer à ton aise et où
je dois t'empêcher de t'amuser comme tu l'entends. Si
tu veux rester ici, telle est la règle. Si tu ne veux pas,
allons jouer ailleurs. » Très souvent, pour bien des rai-
sons, 1' enfant préférera rester et apprendra ainsi à res-
pecter les limites de cet espace. Nous pouvons
également dire quelque chose du genre : « Ici, ce n'est
pas chez nous et nous ne faisons pas les règlements. Il
est très important pour toi d'apprendre qu'il faut le plus
souvent respecter les règles des autres. »
Mais nous préférons en général qu'un enfant apprenne
à respecter l'espace des autres en nous observant plutôt
que grâce à des efforts de rhétorique. Au début, bien sûr,
on peut commencer l'apprentissage en établissant des
limites appropriées. Une fois ces limites fixées, si nous
les observons, ils le font d'eux-mêmes.
[On trouvera ici quelques exemples précis de limites
en différentes occasions. Je ne prétends pas à l'exhaus-
tivité; il s'agit simplement de montrer comment on

211
peut appliquer quelques-uns des pnnc1pes généraux
mentionnés jusqu'ici.]

À table
Au cours de ses deux premières années, un enfant
ne devrait pas être tenu de demeurer à table. S'il désire
sortir, un adulte peut l'accompagner. Dès que les
enfants sont capables de s'exprimer, à deux ans ou
deux ans et demi, nous pouvons leur dire : «J'aimerais
m'asseoir un petit moment à table avec tout le monde
et le mieux est que tu restes ici avec moi ; mais tu peux
aussi jouer dans la cuisine où je peux te surveiller, ou
apporter ta boîte de jouets ici et jouer. Mais je veux
voir nos invités, car je ne les ai pas vus de la journée.
J'ai été avec toi tout la matinée ; tu peux me laisser
m'asseoir à table.» On lui dit ce qui est adapté aux
circonstances. Je ne passerais pas mon temps à quitter
la table, mais tout dépend de 1'enfant et des circons-
tances.
Quand nous étions en visite, lorsque j'étais enfant,
dès que le dîner était terminé je quittais la table, je
ne restais pas soixante secondes de plus, et on me le
permettait. Je n'étais pas du tout sociable. Mais après
avoir pris l'exemple de mes parents, tout a changé :je
savoure les échanges à table, même longtemps après la
fin du repas. Les échanges sociaux autour des repas
font partie de la culture de plusieurs familles : le temps
du dîner et la compagnie des convives représentent
quelque chose de spécial. J'estime que le dîner devrait
être un moment de communion douce et intime, et que
les enfants devraient découvrir eux-mêmes que« c'est
à table que ça se passe ». S'ils choisissent de demeurer
à table et de participer aux échanges, on ne devrait pas
constamment les réduire au silence. Laissons-les faire
à leur niveau.
Petits, ils préfèrent jouer le plus souvent : s'ils

212
dérangent, il n'est pas nécessaire de les garder à table.
Comme «c'est à table que ça se passe», leur deman-
der de quitter la table revient à leur demander d'aban-
donner la source nourricière, ni plus ni moins. Ils
peuvent saisir l'occasion d'aller jouer, mais au bout
d'un moment ils réalisent que la source nourricière est
à table. Nous ne pouvons guère expliquer ces choses
aux enfants et ils n'ont certainement pas envie d'écou-
ter d'incessants sermons. Mais comme ils sont très sen-
sibles, cela leur permettra de tirer leurs propres
conclusions.
Pour un enfant qui devient trop turbulent et déran-
geant, qui veut capter toute 1'attention, quitter la table
est une discipline nécessaire. On peut dire : « Si tu ne
peux rester à table avec tout le monde en étant
agréable, tu peux quitter la table. » On ne dit pas :
« Tais-toi ou sors ! » On ne devrait pas écraser 1'en-
thousiasme d'un enfant, mais si cela conduit à des
débordements, on devrait 1'inviter à exercer son exubé-
rance un peu plus loin. Ma stratégie consiste à expli-
quer pourquoi les choses sont ce qu'elles sont et non
de faire de l'enfant une mauvaise personne parce qu'il
doit quitter la table. Ce dont il est question, c'est évi-
demment du protocole de la circonstance. Au lieu de
dire à l'enfant qu'il est méchant, dites-lui que les gens
aiment converser à table, tout simplement. C'est certai-
nement un mode de communication beaucoup plus
plaisant que de porter de sévères accusations envers un
enfant qui est seulement un peu déplaisant. « Déplai-
sant» inclut le fait d'être de mauvaise humeur. N'ac-
cusez pas l'enfant d'être méchant ou affreux.
Surveillez votre langage. Après tout, nous aussi
sommes parfois irritables et cela n'implique pas que
nous soyons mauvais : nous traversons simplement un
accès de mauvaise humeur.
Il est important de traiter les enfants à table comme

213
des adultes. Si on les oblige à rester, ils ne voudront
jamais. On devrait les inclure dans la conversation,
puisqu'ils sont à table et ont des choses intéressantes à
dire. Tous les enfants ont des choses intéressantes à
dire. Si nous ne trouvons pas leur conversation intéres-
sante, c'est nous qui avons un problème. Quand nous
parlons, au lieu de regarder seulement les adultes, nous
devrions aussi regarder dans la direction des enfants et
les inclure dans la conversation, de façon à ce qu'ils
se sentent bienvenus à table.
Savoir qui établit la discipline à table (l'un des
parents ou un autre adulte) est une question de circons-
tances. La patience devrait toujours donner le ton à nos
échanges avec les enfants, même si nous sommes d'un
naturel impatient. Mais chacun doit user de son propre
jugement pour décider quel genre de comportement est
excessif et si une situation exige la simple patience et
la parole douce, ou si elle a dégénéré au point qu'il
devient nécessaire de négocier et de conclure une
entente. Il nous arrive cependant de discipliner nos
enfants trop vite, ou alors pas assez. Mais finalement,
c'est ainsi qu'on apprend.
Quand il y a plusieurs enfants à table, frères, sœurs
et amis, et que l'un d'eux domine la conversation, soit
en parlant fort soit en monopolisant la parole, nous
pouvons dire : « Tu sais, Jean aimerait aussi dire
quelque chose. Tu pourras poursuivre après que
d'autres auront parlé. »
Les enfants imitent toujours les adultes, pour quoi
que ce soit: si nous essayons d'atteindre le sel à l'autre
bout de la table, hurlons à l'adresse de quelqu'un assis
de l'autre côté et parlons la bouche pleine, ils feront
de même. Une fois l'habitude prise, elle demeure habi-
tuellement pour la vie ; plus tard, il faut déployer de
grands efforts pour la briser.

214
Au lit
Normalement, les enfants adoptent facilement des
habitudes de sommeil. Nous commençons par les
mettre au lit à huit ou neuf heures, et ils gardent cette
habitude pendant plusieurs années, sauf lorsqu'ils sont
trop excités par les soirées d'adultes auxquelles ils par-
ticipent. Ils restent alors éveillés jusqu'à une heure ou
deux du matin, car ils se branchent sur l'énergie et se
laissent emporter. Après avoir acquis une routine, ils
ont tendance à demeurer très réguliers, sauf quelques
exceptions naturelles.
Lorsqu'il est plus âgé, je laisse un enfant jouer seul
s'il ne peut dormir. Il y a quelques années, nous
sommes allés en Inde et trois des fillettes du voyage
avaient cinq ans. À deux ou trois reprises, elles ne
purent trouver le sommeil alors que nous-mêmes étions
épuisés d'avoir marché entre quinze et vingt-cinq kilo-
mètres et par tout ce que nous avions fait dans la jour-
née. Je les laissais jouer dans la chambre jusqu'à ce
qu'elles aient envie de dormir, à onze heures, minuit
ou même une heure, la seule restriction étant 1'interdic-
tion de sortir seules de la chambre. Cela fonctionnait
merveilleusement bien. Les enfants sont très respon-
sables quand on leur fait confiance sur quelque chose
qu'ils peuvent gérer. Il est utile que l'adulte participe
à un rituel de mise au lit avec les enfants, comme leur
raconter ou leur lire une histoire, jouer à quelque chose
avec eux. Mais ne dépassez pas trop 1'heure, même
si 1'histoire est bonne, tout en étant capable de faire
exception à 1'occasion.

Règles sociales en public


Pour les adultes qui manquent de confiance en eux et
ne pensent qu'à eux-mêmes, le comportement habituel
avec les enfants semble indiquer que tout ce qu'ils peu-
vent faire en dehors de « rester assis et en silence » va

215
déranger les autres. Le vieux refrain : « Les enfants,
on devrait les voir et non pas les entendre » est l'héri-
tage d'une culture terriblement archaïque, rigide,
patriarcale et négative à l'égard des enfants. Ce n'est
pas une bonne ligne de conduite pour les éduquer de
façon lucide.
À mon avis, la véritable culture est rare dans le
monde moderne : il faut donc que cela commence ici,
avec nos enfants. Si nous allons au cinéma avec un
petit enfant, par exemple, nous pouvons lui permettre
de poser des questions sur ce qu'il ne comprend pas ;
si les voisins sont excédés, ils changeront de place. Je
suis allé dans de nombreuses salles de cinéma où les
enfants criaient et parlaient ; si cela me dérangeait trop,
je m'éloignais. Car les enfants sont des enfants ! On
ne peut attendre d'eux qu'ils n'en soient pas, on ne
devrait pas les forcer à agir comme de petits adultes.
Il est vrai que bien des couples sortent pour être
ensemble sans leurs enfants, pour avoir un peu de
calme, il peut donc sembler injuste de leur imposer nos
enfants. Mais tout dépend si ceux-ci agissent innocem-
ment, s'ils font du bruit pour attirer l'attention ou
jouent à contrôler les parents (même si cette habitude
est devenue inconsciente). Quand ils posent une ques-
tion, on y répond, qu'elle ait été chuchotée ou parlée.
Il ne leur est pas nécessaire de hurler et nous pouvons
leur demander de chuchoter. Mais combien de temps
peuvent-ils se souvenir de quelque chose de ce genre ?
Trente secondes ? Nous pouvons donc leur dire à
chaque fois : « Demande-moi, mais parle plus bas,
pour ne pas déranger les autres. » Paniquer et dire
d'une voix sèche à l'enfant de ne plus parler n'est pas
payant, même si les voisins apprécient.
Si vos enfants agissent innocemment, laissez-les
continuer. Mais si les voisins ne le voient pas du même
œil, vous avez toujours la possibilité d'aller vous

216
asseoir là où on ne les regardera pas comme des mar-
mots pourris gâtés. Qu'est-ce qui est le plus important :
le développement de votre enfant ou le fait qu'un
inconscient ne puisse supporter son comportement
naturel ? Bien sûr, il peut parfois être plus approprié
d'aller parler avec 1'enfant à l'extérieur pour lui laisser
dire ce qu'il a à dire. Comme toujours, tout dépend des
circonstances. Le comportement responsable et mûr est
celui qui consiste à reconnaître que les autres existent,
et que les circonstances imposent une forme de respect.
Je ne suggère certainement pas d'être insensible aux
préférences des autres et d'être aussi égoïste qu'eux :
«C'est mon enfant et il peut faire ce qu'il veut. » Pas
du tout! Évidemment, si l'enfant s'ennuie et ne désire
pas suivre le reste du film, s'agite et commence à faire
du bruit, il est juste de sacrifier votre désir personnel
de regarder le film et de sortir jouer avec l'enfant. Au
milieu du xx< siècle, un gourou indien allait au cinéma
avec ses élèves et sortait toujours (avec eux) juste au
moment où tout le monde commençait à être captivé
par le film (et tenait à voir la fin).
On peut laisser les enfants faire un peu de bruit au
restaurant : après tout, ils ont le droit d'être excités à
l'occasion d'un événement spécial ! Certaines personnes
s'offusquent de ce qu'un enfant observe les gens assis
à une autre table. Ces gens sont pris dans leur propre
marécage de négativité et de haine envers eux-mêmes ;
avec ou sans « aide », ils y restent. Il faut avoir pitié
d'eux (avec compassion, bien sûr), et comprendre que
dans les lieux publics nous sommes souvent en contact
avec des gens pour qui les enfants semblent ne pas
exister. Nous donnons des coups de pied aux cailloux
et nous ne nous en soucions pas, n'est-ce pas? Pour la
plupart des gens assis à côté de nous au restaurant, les
enfants sont de simples cailloux. Impossible de raison-
ner avec de telles personnes. Il est donc préférable de

217
ne pas soumettre les enfants à leur colère et à leur into-
lérance. Il n'est pas nécessaire pour autant de déranger
inutilement les gens. On ne devrait permettre à aucun
enfant d'être turbulent au point d'interférer, voire
même détruire l'atmosphère environnante. Rappelez-
vous que la maison avec sa culture et le restaurant avec
la sienne, plus formelle, sont des lieux différents.
Nous devrions accorder aux enfants l'espace pour
s'enthousiasmer et se laisser un peu aller à des compor-
tements de leur âge. Après tout, le serveur ou la ser-
veuse reçoivent justement un pourboire pour essuyer
la table quand un enfant renverse accidentellement du
jus de fruits. Un enfant de quatre ans peut se comporter
comme un adulte dans un restaurant chic, mais seule-
ment en réprimant sa nature d'enfant de quatre ans. Ne
l'emmenez pas là où on attend de lui qu'il soit autre
chose que ce qu'il est. Le prix qu'il paye est trop élevé.
Chaque espace particulier nous impose des respon-
sabilités sociales particulières. Si nous emmenons
notre enfant à l'épicerie, il est de notre responsabilité
de veiller à ce qu'il ne coure pas dans les allées en
jetant par terre tout ce qu'il peut saisir. C'est tout. Il
ne s'agit pas de le réduire au silence et de le bâillonner
de notre main pour qu'il ne dérange pas quelqu'un en
parlant. Comme l'a dit Jim Morrison, les gens sont
étranges et, où que l'on se trouve, quelqu'un risque de
s'offusquer de quelque chose ! Nous devons protéger
l'enfant et, comme il a déjà été dit : on peut parfois
plaire à quelques personnes, mais on ne peut plaire à
tout le monde tout le temps. Nous ne devrions pas nous
attendre à ce que notre enfant plaise à tout le monde
tout le temps. Après tout, il devrait être évident que
nous n'y arrivons pas nous-même, même si notre psy-
chologie tordue nous force à essayer.
Il est dans la nature des enfants de pousser des cris
aigus, de chanter et de pleurer. Les gens qui vont dans

218
des lieux publics, où ils sont susceptibles de rencontrer
des enfants, devraient comprendre que ce sont des
enfants. Aucun adulte ne devrait s'aventurer là où l'on
trouve des enfants, à moins de consentir au délice du
bruit qu'ils font. Je parle, bien sûr, d'un niveau de bruit
raisonnable. Les enfants sont pleins d'énergie ; nous
n'avons pas à en faire des poupées qui émettent un son
uniquement quand on le leur demande. Il nous incombe
en revanche de veiller à ce qu'ils ne mettent pas l'épi-
cerie sens dessus dessous.
L'adulte doit aider l'enfant à définir sa responsabi-
lité par rapport à son environnement. Il devrait y avoir
un temps où les enfants peuvent faire tout le bruit
qu'ils veulent, et un autre où la tranquillité est de mise.
Il ne s'agit pas de dire aux enfants de garder le silence,
mais de les aider à reconnaître les circonstances et les
réponses appropriées. Plus ils apprennent à reconnaître
une large palette de circonstances, plus ils apprennent
à «changer de vitesse» rapidement et en douceur, et
plus, devenus adultes, ils seront en mesure de gérer la
vie de façon détendue et adroite. Mais si papa frappe
son enfant en disant : « Encore un mot et ton compte
est bon», je dirais qu'il n'agit de manière responsable
ni envers 1'environnement ni envers 1'enfant.
Combien d'entre nous, si nous examinons notre
passé, se sont fait enseigner les bonnes manières ?
Mais cela avait rarement quelque chose à voir avec un
discernement objectif. Nous avons donc appris que les
hommes traitent toujours les femmes de telle manière,
ou que les femmes traitent toujours leur mari de telle
manière. Ou on nous a appris que « les petits garçons
sont toujours ... » ou que « les petites filles font tou-
jours ... », bref le b.-a.-ba du «tout le monde il est beau,
tout le monde il est gentil». Tout dépend des circons-
tances. À 1' intérieur de la maison, si les enfants font
trop de bruit, nous pouvons leur dire que c'est le genre

219
de bruit qui convient à 1' extérieur et ils comprennent.
Nous devons voir quand vient le moment de dire : « Ici
et en ce moment, telle chose est déplacée, mais si vous
voulez sortir de la chambre ... » C'est ainsi qu'ils
apprennent, en plus de 1' exemple que nous leur don-
nons, bien sûr, ce qui demeure 1' enseignement le plus
puissant.

Dans les espaces sacrés


Dans des occasions très solennelles, la ligne direc-
trice est : l'enfant dérange-t-il? Il ne s'agit pas de
savoir si nous pensons, ou si l'enfant pense, qu'il
dérange ou que les autres sont affectés. Les parents
s'identifient souvent à l'impression que va donner leur
enfant. Dans des circonstances solennelles, ils sont tel-
lement terrorisés - le moindre écart de conduite de leur
enfant risquant de rejaillir sur leur image - qu'ils le
surveillent comme des faucons. Cela provoque tou-
jours de l'agitation et crée une atmosphère irréelle,
ajoutant une tension extrême entre les parents et 1'en-
fant. Ne culpabilisez pas vos enfants et ne les impli-
quez pas dans vos propres insécurités, vos fantaisies et
vos névroses.
Quelle est la véritable situation ? Si 1'enfant tourne
autour de son père ou de sa mère ou grimpe sur lui ,
cela peut exiger beaucoup d'énergie de la part de ce
dernier, mais ne crée pas nécessairement un dérange-
ment dans l'espace. C'est quelque chose que je permet-
trais. Il s'agit de déterminer ce qui crée vraiment un
dérangement dans 1' environnement, et non dans notre
mental suspicieux. Voilà où il faut diriger l'attention.
Dans une occasion solennelle, je ferais comprendre
à 1'enfant qu'il serait bien d'être attentif pendant le
récital , par exemple. Mais je ne forcerais rien, à moins
que 1'enfant ne se roule sur six personnes, donne des
coups de pied à qui n'en veut pas ou dérange de façon

220
évidente toute 1' atmosphère. Évidemment, si j'emmène
un enfant dans une célébration très formelle et rituali-
sée, je tâcherai de m'asseoir en périphérie et non en
plein centre de l'attention. La sécurité et le sacré
influent sur l'établissement des limites. Si vous croyez
que l'enfant a toutes les chances d'être turbulent,
asseyez-vous à l'arrière ou près de l'allée, de façon à
pouvoir vous éclipser facilement.
Les enfants recherchent 1'action. Les rituels touchent
plusieurs niveaux de leur conscience, mais leur niveau
énergétique de petit enfant qui veut jouer reste
inchangé. Si vous leur dites : « Nous allons sortir si tu
ne peux pas rester tranquille », ils veulent presque tou-
jours rester. Mais vouloir rester et se calmer de façon à
pouvoir rester sont deux choses bien différentes.
Demeurer complètement tranquille est très éprou-
vant pour un enfant. Il arrive toujours un point où,
malgré son désir de rester, il préférera se trouver
dehors en train de jouer et il le fera sentir. À ce
moment-là je n'essaierais pas de le forcer par l'argu-
mentation, encore moins par la menace. Bien sûr, si les
gens étaient plus sensibles aux enfants, ils accepte-
raient généreusement de voir leur espace sacré quelque
peu envahi par eux. La plupart des adultes sont beau-
coup trop égoïstes pour permettre aux enfants de rica-
ner ou chuchoter un peu ; les enfants ne bénéficieront
donc pas d'un combat psychique ou verbal sans impor-
tance mené en leur nom. Je les emmènerais dehors et
laisserais les adultes offensés macérer dans leur petit
jus, qu'ils en soient conscients ou non.

Agir de façon responsable signifie pouvoir recon-


naître, en toute circonstance, ce qui est approprié, et
sacrifier nos préférences rigides de façon à agir selon

221
l'intelligence de la situation générale. Ce principe
transcende toutes les limites. Il est très utile aux
enfants d'apprendre à respecter les espaces, d'ap-
prendre que chaque espace a ses caractéristiques et sa
raison d'être et qu'une personne sage - un adulte
sage - sait être sensible et respecter les différents
espaces, sait «se mettre au diapason de 1'espace tel
qu'il se présente à lui ».
Tout est question de circonstances dans une culture
où tout événement est perçu exactement pour ce qu'il
est, sans attente subjective, sans projection. Quand on
ne reconnaît pas les événements pour ce qu'ils sont et
qu'on n'en discerne pas les différentes textures, on
aborde tout selon la même attitude rigide et ce n'est
pas juste. C'est cela qui amène les ënfants à étouffer
leur sensibilité, leur discernement, le raffinement de
leur goûts et leurs particularismes. Les limites et la
discipline doivent dépendre de notre capacité de recon-
naître la vérité de chaque circonstance telle qu'elle se
présente au moment où elle se présente. Cela ne peut
jamais être une action valable à tous les niveaux et une
fois pour toutes !

Faire face à l'insatisfaction des enfants

La plupart des enfants sont insatisfaits de quelque


chose dans leur vie : 1'herbe est toujours plus verte
dans la cour du voisin (il peut y avoir du vrai dans les
vieux clichés).
Les enfants qui se plaignent d'avoir à vivre dans un
milieu qui n'est pas totalement saturé de jeux vidéo,
de télévision, d'avidité et de compétition, et d'avoir à
entendre les adultes discourir sur la « conscience », ne
sont pas différents de ce que nous étions. La plupart
d'entre nous nous plaignions de notre milieu, alors que

222
nous VIVIons comme nos enfants prétendent vouloir
vivre. Enfant unique, plutôt gâté, j'ai fait la même
chose et j'ai rouspété autant que quiconque. Rétrospec-
tivement, je peux dire que je jouissais d'une situation
familiale très enviable (mes parents étaient très doux,
ils me criaient rarement après et leurs exigences étaient
très justes, comparées à celles des familles de mes
amis) ; mais cela ne rn' empêchait pas d'ergoter et de
vouloir d'autres choses, comme du chocolat et du
Coca-Cola tout les jours, gourmandises qu'on ne me
permettait qu'occasionnellement.
Les parents ressentent un pincement quand leurs
enfants leur demandent : « Pourquoi devons-nous vivre
ici ? » ou encore : « Pourquoi ne puis-je pas être
comme tous les autres enfants ? » Pourtant, où que
nous vivions et quoi que nous fassions, ils revendique-
ront : « Pourquoi ne puis-je pas avoir un chien ? » ou
quoi que ce soit d'autre qu'ils n'ont pas et dont ils se
sentent privés. Si nous répondons : « Écoute, nous
vivons dans un appartement, qui est tout ce que nous
pouvons nous permettre, et le règlement interdit les
chiens », ils rétorqueront : « Pourquoi ne déména-
geons-nous pas ? »
Il peut être difficile de tracer des limites intelligentes
et de s'en tenir à nos principes quand il n'y a que
décadence et chaos autour de nous. Mais pour le bien
de notre enfant - pour sa santé physique et mentale,
pour 1'équilibre de sa personnalité - nous nous devons
de «garder le cap», comme hurle le capitaine à ses
matelots au milieu de la tempête.
Il est crucial que nous puissions montrer à nos
enfants que nous les aimons assez pour leur offrir autre
chose que 1'horreur et les sévices habituels qui tiennent
lieu de vie familiale dans le monde moderne. Ils peu-
vent peut-être souhaiter vivre n'importe où ailleurs (à
cause du milieu social ou de je ne sais quel égoïsme),

223
mais ça vaut la peine de les aimer assez pour leur offrir
une autre vie : ils en apprécieront plus tard les bien-
faits, qu'ils soient consciemment d'accord ou non au
moment où ils grandissent.
Aller à contre-courant leur transmet quelque chose
d'important au niveau du ressenti. Bien des enfants
nous verront aller à l'encontre du courant actuel d'une
forme d'éducation dommageable et humiliante, à
contre-courant d'un environnement qui porte à l'auto-
destruction et aux drogues, même si cela semble atti-
rant pour un temps. Quand ils auront suffisamment
grandi pour réaliser ce qu'ils ont acquis à travers nous,
ils nous en seront extrêmement reconnaissants. Dans
quinze ans, ils nous remercieront et nous loueront de
les avoir éduqués avec un peu de conscience, de jus-
tice, de clarté et d'honnêteté, et de leur avoir offert une
véritable relation.
7

La violence envers les enfants


tolérance zéro

L'épidémie

Quiconque envisage d'élever des enfants doit abso-


lument lire Alice Miller. La clarté nécessaire pour les
éduquer correctement veut que nous fassions honnête-
ment face à notre propre labyrinthe psychologique.
Quand je confronte ses idées avec ce qui se passe habi-
tuellement en société, je crois être victime d'hallucina-
tions. Je vois effectivement, comme elle l'a exprimé si
intelligemment et si passionnément, les gens soumettre
leurs enfants à tant de violences que c'en est grotesque,
et montre en outre combien ils sont incapables de voir
la réalité. Cela m'a ouvert les yeux. Je n'avais aucune
idée de l'étendue de la violence envers les enfants,
sous une forme ou une autre, dans notre société. C'est
réellement incroyable, et se situe aux antipodes de la
consctence.
Avez-vous remarqué ces parents qui maltraitent
leurs enfants dans un magasin ? Celui-ci pleure, ils le
frappent en disant : «Arrête de pleurer ou je vais te
frapper pour de bon.» Comme il continue à se
plaindre, ils le frappent à nouveau. Bientôt, l'enfant se
recroqueville, tremblant et gémissant comme un chien

225
battu. La peur ne constitue pas un moyen de dissuasion
juste pour contenir un enfant.
Un jour, une femme s'est tournée vers son petit gar-
çon- il devait avoir environ deux ans- et s'est mise à
hurler qu' il était« une petite merde». Elle m'a ensuite
regardé en souriant, sous-entendant par là qu'un autre
adulte comprendrait son comportement et le tolérerait,
ou serait d'accord pour penser que tous les enfants sont
de parfaits enquiquineurs. Voilà le degré d'ignorance
auquel nous sommes arrivés ! Pas étonnant que le
monde soit si rempli de violence, de crimes et de
dépravations : devenu adulte, un enfant maltraité doit
inconsciemment percevoir tous les adultes comme ces
personnes qui lui ont autrefois fait violence.
Il est aujourd'hui inconfortable de se retrouver en
société, compte tenu de la manière dont les gens trai-
tent en général leurs enfants. Les innombrables faits de
violence à leur encontre sont Je symptôme caricatural
d'un malaise qui s'étend à la société tout entière, d'un
monde devenu fou. La plupart d'entre nous sont des
naïfs, ou alors ils ferment les yeux de honte pour ne
pas voir l'horreur de cette pratique généralisée. Bien
peu parmi nous ont échappé à la violence sous une
forme ou une autre pendant leur enfance, y compris
1'humiliation verbale, la violence émotionnelle et phy-
sique. Bien peu d'entre nous sont prêts à reconnaître
que la violence à 1' égard des enfants - appelons cela
ignorance ou aveuglement, si vous voulez - constitue
la maladie la plus pernicieuse de notre civilisation.
Il est temps de cesser de faire 1'autruche, de sortir
notre tête du sable. Nous devons nous engager à ne pas
entretenir cette violence dans nos propres familles, à
ne pas faire ce qu'on nous a fait. Il est bien possible
que la survie même de 1'humanité en dépende.
Pour des adultes suffisamment mûrs, au cœur déjà
ouvert, la venue d'un premier enfant sera probablement

226
1'occasion de leur offrir un traitement sage et sans vio-
lence. Mais souvent, les jeunes adultes sont égoïstes et
ont le cœur fermé à double tour. Pour de tels adultes
immatures, les enfants ne sont qu'une plume de plus à
leur chapeau, un autre accomplissement, encore « un
truc» qu'ils peuvent manipuler, dominer, exhiber, et
dont ils peuvent se vanter. Impossible de dire à de tels
adultes ce qu'ils doivent faire avec leurs enfants : papa
est au boulot toute la journée et maman peut bien faire
ce qu'elle veut avec ses gosses ... personne ne viendra
lui reprocher quoi que ce soit. Maman sort avec ses
copines et papa en profite pour bousculer 1'enfant sans
qu'elle en sache rien. Bien des adultes ont un compor-
tement secret, sombre et pervers vis-à-vis de leurs
enfants, et cela conduit à des tragédies.
Pour les femmes, l'enfant peut devenir l'ultime jouet
à manipuler, le plus charmant objet lui permettant
d ' être complimentée, une vraie poupée vivante. Pour
les hommes, il constitue souvent une flèche de plus
dans leur carquois de masculinité, de pouvoir. Quand
un homme déclare : « C ' est mon enfant», il faut en
fait traduire par : «J'ai une queue. » (Comme si cela
n' était pas déjà évident, franchement. Ce devrait l'être,
si l'on en juge par les dix premières années passées à
presque l'arracher avec sa main. Heureusement qu'elle
est bien attachée, je vous jure !)
Certains d'entre nous sont sortis de 1'enfance en
bonne santé, mais beaucoup (la plupart, en fait) n'ont
pas eu cette chance. Nous sommes les exemples ambu-
lants de la banalisation de la violence envers les
enfants. Je crois en l'adage : «Si vous ne faites pas
partie de la solution, vous faites partie du problème. »
(C'est une déclaration que vous avez peut-être vue
entourée de fleurs et de beaux oiseaux sur 1'un de ces
posters qui pullulent dans les magasins new age.) Et
c'est vrai ! Ne pas faire face à la prolifération et à la

227
banalisation de la violence dans notre civilisation
constitue un sérieux péché d'omission. Ne pas travail-
ler à son éradication, c'est soutenir sa propagation.
Cela doit cesser si nous voulons éviter la destruction
complète de notre civilisation.
La plupart des gens ne se donnent même pas la peine
d'essayer de corriger leurs erreurs et la violence qu'ils
ont infligée à leurs enfants. Soit ils nient totalement
soit ils concluent : «Ce qui est fait est fait. C'est trop
tard ; passons à autre chose ... » Ils font comme si tout
allait bien, en espérant que tout restera confortablement
caché dans le placard et ne surgira pas tout à coup pour
venir les sortir de leur torpeur.
On ne s'en sort pas si facilement. Il n'est pas juste
de négliger aujourd'hui les devoirs que nous avons
envers nos enfants en refusant de faire face à ce que
nous avons subi. Si nous ne regardons pas en face les
mauvais traitements qu'on nous a infligés, il est à peu
près certain que nous les infligerons à nos enfants.
Peut-être ne perpétrerons-nous pas ces crimes en usant
de la même violence (dans bien des cas, elle sera plus
subtile), mais nous le ferons . Il suffira que les circons-
tances soient propices, que la pression monte, que nous
finissions par craquer pour nous transformer en de
véritables tortionnaires. C'est possible! Un bon
nombre d'entre nous le seraient déjà (si ce n'est le cas
en ce moment) s'ils n'avaient eu recours à l'avorte-
ment à quatorze, quinze, dix-neuf, vingt-trois ans, ou
par chance, parce qu'ils n'ont pas réussi à mettre une
fille enceinte ou que celle-ci n'est pas tombée enceinte
avant d'être assez mûre pour faire face aux consé-
quences.
Pour moi, la vie consciente ne consiste pas en une
sorte de relation sentimentale, romantique et aveugle
avec les réalités de nos motifs névrotiques. Il faut
devenir, de pied en cap (dans notre personnalité, notre

228
psychologie et nos sensibilités), des être humains élé-
gants et sages, pleins de dignité et de compassion pour
nous-mêmes et pour les autres.
Dès avant sa naissance, passés les premiers mois, un
fœtus apprend la cruauté ou la gentillesse ; la violence
peut démarrer dès ce très jeune âge. À l'origine, il peut
y avoir l'attitude de la mère envers le fœtus ou le son
de la voix du père qui vocifère contre la mère. Il n'est
donc jamais trop tôt pour reconsidérer notre discerne-
ment, ou notre conscience de nous-même, et pour nous
atteler à un vrai changement de perspective.

Comment les enfants perçoivent la violence à


leur égard

Un enfant victime de maltraitance considère toujours


que c'est de sa faute. Il ne peut concevoir qu'un adulte
le torture de façon arbitraire : il en arrive à la conclu-
sion qu'il le mérite, qu'il est foncièrement mauvais ou
qu ' il a fait quelque chose de vraiment épouvantable.
C'est ainsi que l'enfant concevra une image de lui-
même tissée d'humiliation , d ' insécurité et d ' auto-
dépréciation, image qui pourra demeurer toute sa vie.
Une mère ou un père bat son enfant. Au début, 1'en-
fant panique : son instinct de survie est sollicité, car il
considère que son existence est en danger. Si 1'enfant
accepte la violence parce qu'il croit en être la cause, il
pense que les parents lui permettront de continuer à
être leur enfant, de demeurer dans la famille. Tel est le
mécanisme. Il n'entre pas dans son entendement qu'un
être aimé puisse faire ce qu'il lui fait, à moins qu'il
(l'enfant) ne soit fautif. C'est la seule conclusion à
laquelle peut parvenir un jeune enfant. En revanche, si
la violence commence à l'âge de douze ans (l'œuvre
d'un beau-père, d'une belle-mère ou d'un professeur

229
vicieux, par exemple), alors que la personnalité de
l'enfant est déjà formée, celui-ci a la capacité de
comprendre que la violence appartient à l'adulte, non
à lui-même.
Les enfants ne jugent pas le comportement en termes
de bon et mauvais : ils ne tracent pas de tels clivages
moraux. Pour un bébé, il n'y a ni bon ni mauvais. Si
on le frappe, il ne ressent que de la douleur, il ne rai-
sonne pas : « Papa est mauvais, maman est mauvaise »,
mais a le sentiment d'être la cause ou la source de cette
expérience.
Nous avons probablement tous entendu des histoires
d'enfants terriblement négligés et maltraités, mais qui
ne veulent pas quitter les parents qui les maltraitent.
Ils aiment leur maman et leur papa ! Il existe des cas
où les enfants sont continuellement battus, traités de
manière vraiment épouvantable. Quand l'assistante
sociale arrive et leur annonce qu'elle va les envoyer
dans une famille gentille, les enfants refusent de partir.
Ils sont certes maltraités, mais leur famille est la seule
réalité qu'ils connaissent et ils y sont très attachés : ils
sentent qu'ils appartiennent à cette famille, même si
elle est sordide.
En grandissant, il arrive même que nous oubliions
la violence qui a pu nous être infligée dans notre
enfance. Nous avons seulement une vague sensation
de «malaise». Quand quelqu'un parle de notre père,
aussitôt nous le défendons : « Oh ! il était très bon pour
moi, il m'aimait. Il n'a fait que ce qui était bon pour
moi. » Pourtant, quelque chose nous travaille à l'inté-
rieur : il y a quelque chose d'autre dans la profondeur,
mais nous nous rappelons uniquement combien il y
avait d'amour, même s'il faut fantasmer pour tout blan-
chir, même s'il faut tout inventer. Pourquoi se donner
du mal à se souvenir du reste? C'est trop atroce.
Même dans les pires familles, de bonnes choses peu-

230
vent parfois arriver, comme lorsque nous a été donné
le rôle principal dans la pièce de théâtre de la classe
de Terminale. Ah, comme nos parents étaient fiers de
nous ! Comme c'était formidable ! «C'est mon
enfant ! », avons-nous entendu notre père dire à la per-
sonne assise à côté de lui, dans la quatrième rangée.
Alors, peu importe tout ce qui se passait par ailleurs
au sein de la famille, certains faits suffisaient à nous
convaincre que c'était une bonne famille, un environ-
nement plein d'amour. Il y avait là une forme de grati-
fication : nous pouvions prétendre être des personnes
confiantes, utiles, fortes , satisfaites, positives, désirées,
et prétendre que nous apportions une contribution posi-
tive. Voilà ce qu'on appelle l' ignorance aveugle, qui
est au cœur du mandala de la dénégation psycholo-
gique. Où cela commence-t-il ? Directement aux
niveaux élémentaires. Cette ignorance est au cœur de
l'ego : elle est le centre même de ce mandala, le man-
dala de 1'illusion.
Ce n'est pas parce que nous n'avons pas gagné le
prix Nobel que nous manquons d'estime personnelle.
C'est parce que nous pensons être foncièrement mau-
vais, essentiellement tarés en tant qu'êtres humains. Ce
manque d'estime de soi ne vient pas d'un manque de
génie créatif : cela n' a rien à voir avec ça. C'est la
violence patente de nos parents, ou leur négligence
inconsciente, qui nous a inculqué l'idée que nous
n'étions pas voulus, que nous n'étions pas nécessaires
dans la famille. Parfois même, nous avons cru n'être
pas au bon endroit, ni dans la bonne famille, et que la
cigogne (ou Dieu) avait commis une grossière erreur.

231
La dénégation de la violence faite aux enfants

Mon ex-femme est infirmière. Un jour, durant son


internat (elle était en stage dans un hôpital du comté
de Westchester, NY, qui accueillait beaucoup de gens
n'ayant ni assurance ni ressources financières), une
grosse femme de cent soixante kilos arriva en se plai-
gnant de crampes. Elle hurlait et donnait du fil à
retordre à tous les médecins, se montrant particulière-
ment difficile. L'un des docteurs, qui devait l'exami-
ner, lui demanda de se dévêtir. Juste comme elle
enlevait sa jupe, un enfant sortit. Les crampes s'arrêtè-
rent. Elle regarda le bébé et s'exclama : «D'où ça
sort ? » Elle refusa complètement de reconnaître sa
maternité. Presque hystérique, elle assurait ne pas
savoir d'où venait l'enfant.
Deux ou trois choses me frappent dans cette histoire.
La première est qu'un tel poids sert de paravent, de
masque protecteur contre le monde, mais il peut aussi
insensibiliser, s'il est d'origine psychologique. Derrière
son poids, cette femme s'abritait non seulement de la
douleur mais aussi de la réalité. Elle ressentait probable-
ment des indispositions d'ordre digestif lors des neuf
mois précédents. Elle ne devait pas ressentir une très
grande douleur puisqu'elle s'est rendue à l'hôpital en
invoquant un problème mineur : elle n'avait que «des
crampes». De toute évidence, le travail d'accouchement
ne la touchait pas ; elle ne le sentait même pas !
La deuxième chose qui me frappe dans cette histoire
est caractéristique de ce que font bien des gens. Cette
femme obèse qui prétendait ne pas savoir comment le
bébé était arrivé là, outre le fait qu'elle ne s'était pas
sentie en travail, avait probablement été maltraitée
dans son enfance, fréquemment battue. Qui sait ? Cela
semble en tout cas un scénario très plausible, « un pari
facile ». Sans doute a-t-elle anesthésié non seulement

232
son corps mais aussi son mental, pour ne pas voir la
réalité de son enfance au point de feindre ignorer d'où
venait le bébé. Un cas extrême.
Pour bien des gens, la souffrance va totalement à
l'encontre de l'idée qu'ils se font du monde, elle est
tellement proscrite que quelques petites souffrances
suffisent à un moment donné à les porter à se couper
d'une certaine intensité. Pour ne pas sentir la souf-
france, ils sacrifieront des plaisirs de même intensité à
l'autre extrémité de l'échelle des sensations.
Nous avons tous un seuil au-delà duquel nous nous
coupons de la réalité, à cause de la terrible peur de
l'extinction, de la destruction, issue de la violence
subie dans notre enfance. En deçà du seuil, nous res-
sentons la douleur, mais au-delà, nous nous coupons.
Dans des cas graves, certains vont se couper presque
totalement, de façon à ne rien ressentir. Ils deviennent
vides, complètement sourds à toute intrusion, y
compris la douleur, l'amour, l'affection et la tendresse.
Une perspective claire nous permet de voir la souf-
france incroyable qu'ils ont dû endurer (et qu'ils endu-
rent toujours intérieurement), mais dont ils se sont
complètement coupés, étant étrangers à tout ressenti ou
même reconnaissance. Il suffit de regarder leur visage.
Une telle souffrance ne peut qu'affecter leur apparence
physique, l'expression de leur visage, leur santé, leur
voix et leur comportement. Bien sûr, ces gens expli-
quent toujours tout par des causes extérieures. En les
observant, on pourrait se dire : « Mon Dieu ! ils souf-
frent.» Nous nous imaginons qu'ils le ressentent, qu'il
est impossible qu'ils ne le sentent pas, mais tel n'est
pas le cas. S'ils le ressentaient, ils auraient une autre
apparence. Ils se sont coupés de toute association
consciente, de toute connexion avec la souffrance que
nous sentons en eux.
À l'âge adulte, nous rationalisons la violence éprou-

233
vée dans notre enfance. N'avons-nous pas tous entendu
des phrases du genre : «Mon père m'a battu, mais cela
ne faisait pas mal du tout. J'ai appris la discipline et le
courage. Si je mettais mes coudes sur la table, ma mère
me donnait une bonne fessée ; mais c'est ainsi que j'ai
acquis de bonnes manières. Cela ne fait pas mal. D'ail-
leurs il faut avoir de bonnes manières. » Et pourquoi
avons-nous besoin de bonnes manières? Voyez la civi-
lisation américaine : pourquoi avons-nous besoin que
de bonnes manières soient apprises de la manière for-
te ? Nous sommes des créatures tellement frustres et
grossières comparées au reste du monde, y compris aux
pays du tiers monde ! La culture ? Nous ne savons
même pas ce que ce mot veut dire ! Un peu de véritable
culture ne ferait sûrement pas de tort, mais nous ne
l'apprendrons pas par la violence au nom d'une éduca-
tion à la politesse. JAMAIS, AU GRAND JAMAIS!
Il existe une différence entre défouler sa colère sur
un enfant et simplement être une personne passionnée,
ou très enflammée, mais foncièrement bonne. Il n'est
jamais approprié de déverser nos colères et nos frustra-
tions sur un enfant comme s'il en était la cause. Cela
ne signifie pas ne pas pleurer ou se mettre en colère
devant lui. Simplement, nous ne le blâmons pas lors-
qu' il est à 1'évidence innocent. Avez-vous assisté au
spectacle d'un enfant sans défense devant un parent,
un frère ou une sœur plus âgés qui le frappe et le bat ?
Il ne se défend pas. Mais plus tard, il trouve quelqu'un
ou quelque chose, un chat ou un chien, qui ne peut ou
ne veut se défendre, et il lui donne la volée. Nous ne
devrions pas nous retenir d'exprimer des émotions et
des sentiments très intenses, mais à condition que l'en-
fant n'en soit pas l'objet, voilà tout.

234
Aujourd'hui, je vais jàire quelque chose de
parfaitement inusité :je vais me plaindre, pes-
ter contre vous. Je sais que vous allez trouver
ça inhabituel par rapport à ce qui précède,
mais quelque chose m 'a finalement fait sortir
de mes gonds. Vous serez peut-être choqués
que l'expert que je prétends être ne puisse se
contenir à ce point, qu'il ait si peu de patients,
pardon, si peu de patience, au point de vomir
toute cette bile sur vous, gentils lecteurs, mais
il me faut confesser que c'est bien le cas.
Ce qui me fait bouillir - comme s'il était
besoin de le dire après le premier paragra-
phe ! -, c'est que des adultes ne puissent faire
face à une situation, un problème, une crampe,
un nœud en rapport avec un autre adulte ;
qu 'un adulte ne puisse pas (pour quelque rai-
son difficile à concevoir) ou ne veuille pas
(pour des raisons aussi difficiles à concevoir)
échanger avec un autre adulte, directement,
ouvertement et honnêtement, et que, sous le
coup de la frustration et incapable de faire
face avec maturité à son poison, il transporte
ses conflits sur les enfants innocents de l'autre,
qui n'en veulent certainement pas. Je suis sûr,
pour faire une petite agression -je veux dire
une digression-, que vous comprendrez pour-
quoi je me suis retrouvé dans le domaine de
la transformation personnelle et non dans le
domaine légal. Mais retournons à notre sujet
et répétons-le, pour plus de clarté : utiliser les
enfants de quelqu'un pour faire mal à ses
parents, dans le cadre d 'un conflit, est parfai-
tement méprisable. Ces gens-là ont besoin
d'une douche froide de réalité, et je souhaite
qu'ils la reçoivent le plus tôt possible.

235
C'en est déjà assez que les parents blâment
leurs propres enfants pour leur merde (celle
des parents), sans que ces enfants aient à subir
davantage de blâmes et d'humiliations à cause
des échecs relationnels de leurs parents. En
fait, les parents qui blâment leurs enfants pour
leur propres échecs devraient aussi recevoir la
même douche, et très vite si vous n y voyez pas
d'inconvénients.
Dans tous les cas, et particulièrement celui
dont nous parlons avec tant de passion en ce
moment Oe prends cela à cœur et j'espère que
vous y mettez la même passion, que vous soyez
d'accord ou non), il serait utile qu'un adulte
qui se considère ouvert, mûr et conscient règle
ses problèmes avec un autre adulte directe-
ment. Ça vaut mieux que de s'adonner aux
ragots et d'empoisonner l'innocence et le bon-
heur des enfants, parce que la plupart d'entre
eux ne se défendront pas, ils ne pourront éclai-
rer le nœud ou le problème de l'agresseur, ou
parce qu'ils sont petits et jàciles à battre,
contrairement à leurs parents. Le comporte-
ment juste et sain pour un adulte consiste à
régler directement son désaccord avec la per-
sonne concernée. Se tourner vers les enfants
de celle-ci - c 'est certes plus facile et plus
sûr - pour soulager ses frustrations et fitir ses
responsabilités est à la fois lâche et infâme.
Voilà pour la mauvaise nouvelle. Et voici la
bonne maintenant. Il arrive également qu'un
individu normalement constitué, à qui ne vien-
drait jamais l'idée de déverser ses problèmes
sur un enfant en temps ordinaire, éprouve par-
fois un moment de faiblesse et perde sa luci-
dité. Dans ce cas, il s'en rend compte en

236
considérant ce qu'il vient de faire, laissant le
remords réduire les probabilités d'une réci-
dive à peu près à zéro. Voilà qui est dit, et je
dois avouer que me sens nettement mieux à
présent!
Journal, 9 juillet 1990

Les résultats

La violence faite à des enfants engendre des adultes


au comportement inadapté. C'est bien connu, la vio-
lence physique, particulièrement de nature sexuelle,
peut mener - et mène souvent - à la prostitution, ou à
son opposé, la frigidité. Je ne parle pas seulement de
la prostitution pour de l'argent, mais de la prostitution
de nos idéaux, de notre intégrité et de notre responsabi-
lité personnelle. La violence émotionnelle peut égale-
ment être assez puissante pour engendrer de tels
comportements : «Dieu que j'aurais préféré que tu ne
sois pas né ! lâche-moi, veux-tu ? Je rentre juste du
boulot ; laisse-moi le temps de décompresser. Je vais
au travail toute la journée pour toi et dès que je mets
le pied dans la maison, tu viens pleurnicher. Fous-moi
la paix ! »Ce genre de violence anéantit l'image de soi
d'un jeune enfant, qui a besoin de l'attention bienveil-
lante, du soutien et de l'affection de sa mère ou de son
père. Tous les enfants sont faibles, parce que plus petits
et plus facilement dominés ; ils deviennent donc facile-
ment victimes d'adultes inconscients et hargneux.
Avez-vous déjà observé un petit enfant d'un ou deux
ans qu'on lance dans les airs, rigolant, poussant des
cris de joie aigus, et qui en redemande? Les enfants
ne connaissent pas la peur, à moins que des facteurs
biologiques ne les rendent allergiques à l'acrobatie
aérienne. Dans ce cas, un père, un oncle ou un grand

237
frère violent qui mène le jeu suppose qu'un enfant qui
n'apprécie pas ce genre d'activité est un faible, une
poule mouillée, et il croit que l'enfant a besoin d'être
endurci, alors que celui-ci hurle de terreur. Certains
enfants ont une propension pour l'activité physique
déchaînée, d'autres pas. Ceux qui ont cette propension
ne connaissent pas la peur. Vous vous en êtes peut-être
émerveillés et avez pensé : «Dieu, qu'ils sont
confiants. »
Bien sûr qu'ils sont confiants. Pourquoi ne le
seraient-ils pas? Après tout, en ce qui les concerne, ils
sont dans les bras de Dieu ! La confiance est naturelle
chez un enfant, jusqu'à ce qu'on lui enseigne le
contraire. Le tissu psychologique d'un enfant (les traits
de sa future personnalité résultant des conditionne-
ments de son milieu, qui détermineront ses rapports
dominants avec la vie) n'est pas entièrement tissé à
l'âge d'un an et demi ou deux ans. Les traits commen-
cent à émerger, mais ils ne sont pas encore complète-
ment installés. C'est à ce niveau que se développe la
peur. Quand un enfant atteint l'âge de deux ans, on
entend souvent affirmer avec orgueil : « Le petit Pierre
se révèle soudain une vraie personnalité », l'air de
dire : «Comme c'est formidable ! » On ignore que le
petit Pierre vient juste d'arrêter de grandir. La vie s'ar-
rête pratiquement là pour un individu, car il cesse de
vivre la plénitude pour laquelle il a été créé.
Les enfants font naturellement confiance. À 1'âge
d'un an et demi, ils vont manger tout ce qu'on leur pro-
pose, ou du moins vont-ils y goûter. Certains adultes
trouvent cela tellement incroyable (car autant qu'ils se
souviennent, jamais personne ne leur a montré une telle
confiance) qu'ils font mal à leur enfant par une sorte de
méchanceté rancunière. Ils vont continuellement tester
l'enfant en le battant, en l'enfermant dans un placard
fermé à clef, en lui hurlant dessus, en lui mentant, en

238
lui donnant à manger du poivre de Cayenne, du jus de
citron ou de la moutarde forte. Vous êtes peut-être allés
dans un restaurant chinois où quelqu'un (les pères ont
souvent cette tendance) prend de la moutarde forte et
en donne au bébé, et quand l'enfant se met à hurler, ça
les fait rire. Cette forme de violence transforme un
enfant non seulement en un individu névrotique, mais
en un parfait psychopathe qui pourtant continue en
général à aimer ses parents et va même jusqu'à leur
démontrer son amour. N'est-ce pas inimaginable? Il y
en a, c'est vrai , mais fort rares, qui sont tellement en
contact avec leur haine d'avoir été maltraités qu'ils
réagissent, et même violemment, contre ceux qui ont
abusé d'eux; mais ce n'est pas courant. Le plus sou-
vent, l'adulte s'en tire et la rage de l'enfant se tourne
vers d'autres, à moins qu'elle ne se transforme en
haine de soi et en autodestruction. Un enfant peut
inconsciemment conclure que s'il est assez mauvais et
indésirable pour que ses parents bien-aimés le traitent
de façon si vicieuse, il ferait mieux de disparaître
(c'est-à-dire mourir). Certains enfants se mettent alors
en tête d'accomplir ce travail par eux-mêmes, en
s' adonnant à des drogues dures, à des activités dange-
reuses, ou bien en développant des maladies psychoso-
matiques qui peuvent aller jusqu'au suicide.
Une fille dont le père a abusé sexuellement, à moins
que ce ne soit la mère (en introduisant des objets dans
les orifices de l'enfant) tendra à rechercher des parte-
naires qui lui feront la même chose. Peu importe qu'il
ait été si mal traité, l'enfant aime encore ce parent qui
pour lui représente le modèle du genre (masculin ou
féminin). Une fille dont le père a abusé aborde ses
rapports avec la polarité masculine de façon tordue et
aberrante et éprouve de grandes difficultés à vivre avec
quelqu'un qui ne soit pas comme elle. Il peut arriver
qu'elle ait une relation avec un homme qui ne la mal-

239
traite ni physiquement ni verbalement : il lui sera très
difficile de vivre avec un tel homme. Elle tendra à pro-
voquer la violence en lui disant : « Mets-toi en colère
de temps en temps ! », parce qu'elle ne comprend pas
que quelqu'un puisse l'aimer sans violence et sans
reproduire l'environnement de son enfance. Elle sent :
«S'il n'est pas violent, c'est qu'il ne m'aime pas, car
papa m'aimait et il était violent. Comment un papa
pourrait-il ne pas aimer son enfant ? »
Voilà, c'est comme ça.

Une relation profondément bouleversée

Un enfant dont la relation primordiale est profondé-


ment bouleversée, remplie de névroses et de psychoses,
la ressent surtout comme un manque d'amour. Ce
genre de relation existe souvent dans le cas où la mère
est tellement bourrée de cocaïne ou d'héroïne qu'elle
est incapable de s'occuper de son bébé. Ce n'est pas
tant la drogue elle-même qui fait tous ces ravages que
l'incapacité de la mère d' aimer son enfant d'une
manière que celui-ci ressente comme étant de l'amour.
Bien sûr, l'instinct de survie nous fait souvent voir de
telles situations comme de l'amour, comme si le fait
d'être battu était une marque d'amour. En même
temps, il existe en nous une faculté cognitive primor-
diale - appelons-la conscience, âme, être, peu
importe - qui nous donne la capacité de ressentir s'il
y a réellement de l'amour ou s'il n'y en a pas, de même
qu'elle est capable de reconnaître s'il y a violence ou
s'il n'y en a pas. Les relations premières profondément
bouleversées seront donc nombreuses parmi les toxico-
manes et les alcooliques qui ont des enfants, surtout
s'ils sont très intoxiqués. Dans le cas d'un alcoolique
qm conserve assez de conscience pour accorder .un

240
véritable amour attentionné à son enfant, sa dépen-
dance à l'alcool passera relativement inaperçue jusqu'à
ce que l'enfant soit assez âgé pour en prendre
conscience.
Le même problème peut surgir si la mère est sérieu-
sement malade durant les deux premières années de
l'enfant, et que celui-ci est pris en charge par des
parents qui n'en ont pas vraiment envie. Il va de soi
que la même situation malsaine va se développer si
la mère se rend complice de sévices constants envers
l'enfant, ou si elle n'essaie pas de l'en protéger.
L'impression première de ne pas être aimé, qui
généralement s'enracine dans l'inconscient quand l'en-
fant grandit, s'accompagne souvent d'une espérance
insatiable et insaisissable. Cela constitue le fondement
de bien des névroses. Ainsi, la plupart des psycho-
logues et des psychiatres affirment qu'il n'existe rien
de tel que la nymphomanie : ce qu'on prend pour de
la nymphomanie n'est qu'une tentative de compenser
le sentiment de ne pas avoir été aimé durant l'enfance.
Certaines personnes ont besoin qu'on les compli-
mente constamment, sinon elles se sentent abattues,
déprimées et sans valeur. Cela aussi remonte à la
carence primordiale. Je suis sûr que la plupart d'entre
vous êtes entrés en relation (et pas seulement quand
vous aviez quinze ans) avec quelqu'un qui vous
demandait constamment : «Est-ce que tu m'aimes?
Dis-moi que tu m'aimes.» Quel que soit le nombre de
fois où vous lui disiez que vous l'aimiez, ce n'était
jamais assez, parce que son besoin était bien plus pro-
fond dans 1'inconscient que tous les sentiments
d'amour qu'elle pouvait percevoir par les sens et l'in-
tellect. Ce besoin premier ne peut être comblé par des
interactions ordinaires. Ces personnes ont besoin d'être
constamment rassurées pour seulement demeurer un
peu fonctionnelles. Le mécanisme de compensation ne
fonctionne pas et, bien sûr, la blessure ne guérit jamais.

241
Mais, heureusement, on peut guérir une telle bles-
sure d'une autre manière, en s'adressant au lieu secret
d'où émane le sentiment de ne pas être aimé. [Nous
examinerons certaines de ces méthodes dans le para-
graphe intitulé «Aider les victimes».]

Aller trop loin

Ces temps-ci, avec toutes les accusations et les peurs


d'abus sexuels à la maternelle et autres endroits de ce
genre, de plus en plus d'écoles exigent que les profes-
seurs ne touchent jamais aux enfants. C'est à mon avis
aller trop loin. Les enseignants décents se retrouvent
complètement handicapés par les quelques malades qui
ne devraient pas enseigner du tout.
On pouvait lire dans Playboy un article sur cet
homme qui, à la fois père remarquable et formidable
avocat pour enfants, était engagé dans une âpre et
amère bataille pour son divorce et la garde de son
enfant. Sa femme l'accusa d'abus sexuels envers leur
fillette de cinq ans. Aussitôt, la cour se retourna contre
lui et refusa la garde partagée, ajoutant qu'il ne devait
pas se trouver en présence de sa fille à moins d'être
accompagné d'une personne de l'assistance sociale
désignée par la cour. C'était l'objet de sa bataille juri-
dique. Il passa le test du détecteur de mensonge, trois
assistantes sociales l'accompagnèrent lors de ses
visites à sa fille et tout le monde fut d'accord pour
confirmer qu'il était sain d'esprit. Mais son ex-femme
n'en démordait pas. Un jour qu'il allait chercher sa
fille, le père de son ex-femme tira sur lui et le tua,
alors que la fillette était dans la maison.
Notre société perd la raison. Nous sommes passés
d'une indifférence totale et d'abus légalisés (les règles
de discipline d'il y a cent ans recommandaient de

242
battre les enfants régulièrement) à la paranoïa complète
et la peur des abus sexuels là où il n'y a qu'une affec-
tion honnête, non envahissante, et qui fait cruellement
défaut. Même les enseignants, qui devraient également
nourrir les enfants sur ce plan-là, marchent sur des
œufs, car n'importe qui peut porter des accusations
d'abus sexuels sur les données les plus futiles. Avez-
vous entendu parler du cas McMartin ? En rentrant de
l'école, un petit Califomien raconta quelque chose que
ses parents prirent pour un abus sexuel. Ils en vinrent
à accuser le professeur d'abus sexuels envers plusieurs
enfants de sa classe et d'incitation à faire des choses
ensemble. Ce fut un immense scandale : dès la pre-
mière accusation, vingt ou trente autres parents prirent
le train en marche. Le FBI s'en mêla : les enfants (plu-
sieurs avaient trois ou quatre ans) furent soumis à des
contre-interrogatoires sévères, avec des lampes vives
et deux individus derrière le dos, leur posant des ques-
tions. Parlez-moi d'abus !
Le professeur fut finalement innocenté U'ignore les
détails). Même après ce constat d'innocence, les
parents n'en restèrent pas là, voulant crucifier cet
homme pour le tort qu'eux-mêmes avaient fait subir à
leurs enfants, alléguant que ce professeur était la cause
de tous leurs problèmes. Qui peut dire s'il y eut abus
sexuel ou non dans ce cas ? Mais le manque évident
de sensibilité envers les enfants dans la façon de mener
cette affaire fut un cauchemar. Les chasseurs de sor-
cières ne se soucient pas des enfants de la soi-disant
sorcière. Ils ne veulent que la «justice » Ue veux dire :
« du sang »).

243
Aider les victimes

Réduire les risques au minimum


En cas d'abus, les priorités d'un adulte sain
devraient être claires. Si le père rentre soûl et cherche
à battre la première personne qui lui tombe sous la
main, il est impératif que la mère s'enfuie avec son
bébé, au lieu d'engager le duel avec le père : «Dieu
du ciel, Bruno, faut-il que tu rentres encore une fois
beurré? C'est toujours pareil : je ne peux même pas
acheter une laitue et toi tu bois ton salaire tous les
vendredis soirs ... » Bing, bang, bing, et le bébé reste
étendu en pleurs sur le divan tandis que la mère se
prend une raclée.
Si la mère ne protège pas son enfant, un autre adulte,
s'il y en a un sur place, devrait l'empêcher d'assister
au combat ou d'y être mêlé. Il incombe aux parents
d'éloigner un enfant d'un tel environnement, afin de
réduire au minimum les retombées négatives, quelles
que soient les circonstances ! Quand une fillette est
battue presque jusqu'à l'inconscience par son père et
qu ' elle va le raconter à sa mère, celle-ci ne devrait en
aucun cas tolérer ou justifier un tel traitement. Elle doit
lui accorder beaucoup d'affection, la prendre contre
elle, la caresser et la rassurer avec douceur : cela réta-
blit l'équilibre. Tl ne s'agit pas de dire : «Oh ! mon
enfant, pauvre petite, je suis tellement désolée, mais tu
sais, papa est terriblement sous tension ces temps-ci . »
Ce genre de bêtises n'a aucun sens et n'aide en rien
1'enfant. Beaucoup d'affection, avec des caresses :
voilà une des meilleures manières de réduire le trauma-
tisme d'un enfant en présence d'une influence négative
importante dans sa vie.
La première fois qu'un tel traitement a lieu, bien sûr,
la meilleure chose à faire est de sortir et de rester à
l'extérieur. N'importe qui est assez lucide pour voir

244
venir ce genre de choses. On peut donc avoir recours
à une assistance professionnelle ou une thérapie avec
Je conjoint, ou mettre fin à la relation avant que les
enfants ne soient impliqués. L'une des pires (et des
plus stupides) choses qu'une femme puisse faire dans
ces cas-là est de tomber enceinte pour tenter d'adoucir
ou de réparer les dommages causés à la relation par un
homme abusif, cruel et violent.
Ce sujet étant aujourd'hui plus largement connu du
public, ainsi que les dangers qu'il comporte, davantage
de femmes acceptent de quitter leur mari pour épargner
leurs enfants, et davantage de pères demandent la garde
de leurs enfants pour les sauver d'une mère qui leur
fait subir des sévices. Autrefois, bien des mères endu-
raient des situations très malsaines et n ' auraient jamais
soutenu publiquement leur enfant contre leur mari :
ce n'était pas socialement acceptable pour une femme
dépendante. Dieu merci, les temps ont changé et ils
continuent de changer.

Briser le cycle
L'une des choses les plus importantes dont parle
Alice Miller dans ses ouvrages est que si les parents se
réconcilient avec les sévices dont, enfants, ils ont été
victimes, ou avec ceux qu'ils ont eux-mêmes infligés
à leurs enfants, ceux-ci seront moins affectés par les
conditionnements de leurs parents.
Il s'agit là d'un point crucial, car si (comme certains
Je suggèrent) la seule manière de recouvrer la santé
psychologique est de reconstruire, reprogrammer sai-
nement chacune des tares psychologiques venues de
1'enfance, s'attendre à une aide psychologique est
absurde. On n'y arriverait pas, car on ne pourrait
jamais mettre complètement à jour et remodeler 1'im-
mense réservoir d'expériences de l'enfance : il est trop
vaste. Certains pratiquent la « thérapie primale » : ils

245
régressent dans leur tendre enfance jusqu'à réintégrer
le ventre maternel, collectionnant les expériences pri-
males (or vous ne pouvez régresser plus loin que votre
naissance ou lorsque vous aviez quelques mois dans le
sein de votre mère). Quand ils sont lassés des « expé-
riences primales », ils se lancent dans l'analyse tran-
sactionnelle ou quelque autre thérapie transpersonnelle,
toujours à cause de ce sentiment de ne pas être aimé.
C'est sans fin, parce les événements à se remémorer, à
revivre et à reconditionner sont innombrables.
Répétons-le donc : quand un père ou une mère se
réconcilie avec sa responsabilité dans les sévices
infligés à leur enfant (selon le sens qu'Alice Miller
donne au terme de «sévices»), celui-ci va immédiate-
ment cesser d'être limité par la dynamique psycholo-
gique et pathologique qui le relie à ses parents. D'après
cette dynamique, les parents conditionnent l'enfant
d'une certaine manière et celui-ci continue à se référer
à ce conditionnement (que cela ait du sens ou non)
jusqu'à l'âge de cinquante ans, alors qu'il y a bien
longtemps que les parents sont morts et enterrés ! Cette
grâce qui vient aux parents - le sentiment de faire
sienne sa propre tendance à infliger des sévices et, plus
profondément, des abus dont ils ont été victimes et
qu'ils ont refoulés durant leur enfance - permet un
espace, donne une chance à leurs enfants de ne plus
être à la merci des schémas passés : les enfants peuvent
commencer à vivre libres des chaînes et des liens des
vieilles habitudes chroniques.
J'effectue beaucoup de travail psychologique avec
mes étudiants, mais, occasionnellement, dans le
contexte d'une démarche plus globale orientée sur la
santé, la guérison et la véritable salubrité mentale, plu-
tôt que comme solution à un problème spécifique. Un
peu de travail psychologique peut aider de façon très
simple les gens à vivre ensemble dans le cadre de rela-

246
ti ons intimes. Alléger la rancune, 1'avidité, la posses-
sion, les sentiments liés au territoire, entre autres, peut
rendre la vie infiniment plus gracieuse. La transforma-
tion personnelle, la libération des entraves que sont les
problèmes et les conflits psychologiques, passe par une
vision claire et intransigeante de la dynamique psycho-
logique qui nous rend impuissants.
Si nous suivons les brillants principes d'Alice Miller
en matière de nettoyage et de purification, nous pou-
vons brûler notre passé et l'oublier. À quoi sert-il?
Que nous rappelle-t-il ? Tout le plaisir que nous avons
eu lors de notre fête d'anniversaire? Oui. Mais vien-
nent aussi les souvenirs où notre père nous a battus.
Souvent, nous ne nous rappelons pas consciemment cet
aspect, mais il agit sur nous de manière bien plus
conséquente que le souvenir de notre fête d'anniver-
saire. Passer son temps à ressortir de la cave les mêmes
événements est non seulement ennuyeux - une totale
perte de temps, d'énergie et de ressources - , mais per-
pétue aussi quelque chose qui mérite d'être mort et
enterré. Notre passé appartient à 1' histoire, il appartient
aux biographes, non à la vie, qui est créatrice, déli-
cieuse, excitante, sans cesse en mouvement et recèle
d'infinies possibilités.
8

Dire la vérité
La parole et l'honnêteté

Le langage

Les enfants ne réagissent pas aux divers stimuli de


la même façon que les adultes. N'étant pas intellectuel-
lement mûrs et n'ayant pas l'expérience de la vie, ils
ne peuvent tirer des conclusions comme le font les
adultes. Supposons par exemple que nous racontions
cette plaisanterie à un ami : « Dis donc, ce tee-shirt est
vraiment moche; mais où l'as-tu dégoté? Aux
puces?» Un adulte sait qu'il s'agit d'un jeu, d'une
innocente taquinerie, alors que les enfants prennent
tout au pied de la lettre. Les adultes ne comprennent
pas qu'un enfant puisse être marqué pour la vie par un
commentaire innocent. Un de mes amis d'autrefois
avait l'habitude d'accueillir un camarade en lui disant :
« Hé ! Salut, tu ressembles à une merde aujourd'hui ! »
Il disait ça avec un sourire, avec de la chaleur dans le
cœur et il prenait la personne dans ses bras. Il était très
amical, exubérant, du genre à vous donner sa chemise.
Mais son langage était terrible et ses enfants en por-
taient la marque. À leur adolescence, leur comporte-
ment en était clairement imprégné.
Autre exemple : quand leur enfant atteint l'âge de

248
deux ou trois ans, beaucoup de gens disent : « Je pré-
fère nettement les enfants de trois ans aux bébés. Ils
sont vraiment comme des personnes maintenant. » Il
faut savoir que ce n'est pas une remarque innocente
pour un enfant. Beaucoup d'enfants sont traités comme
s'ils n'étaient pas des êtres humains durant les six ou
neuf premiers mois de leur existence. Croyez-le ou
non, ils sont sensibles à cette opinion. Ils entendent
tous les mots prononcés en leur présence, qu'ils leurs
soient destinés ou non. Il est donc impératif que nous
soyons très clairs quant à ce que nous disons en leur
présence. Souvent, ils ne nous demandent pas de leur
expliquer ce qu'ils entendent : ils tirent leurs propres
conclusions et les enregistrent. Lorsqu'ils ressortiront
cette conclusion et que nous entendrons ce qu'elle a
d'étrange, nous tenterons de la corriger, mais il sera
trop tard : l'idée est trop fortement engrammée dans
leur comportement et leur conscience. J'ai souvent
entendu un enfant de quatre ou cinq ans me raconter
ce qu'il avait entendu de la bouche d'un autre enfant
en le prenant pour un fait véridique. Et quand j'es-
sayais de faire valoir l'information correcte, il était tel-
lement certain que j'étais mal informé qu'il y avait très
peu de chances qu'il me fasse confiance et accepte un
« ajustement ».
Les enfants entendent tout. Un enfant peut être en
train de jouer dans un coin de la salle à manger, tandis
que dans un autre coin les adultes sont en train de dis-
cuter d'un sujet qu'on ne devrait pas évoquer devant
lui; bien évidemment, l'enfant entend. Il peut ne pas
le montrer sur le coup, mais deux ou trois jours plus
tard, quand on mentionnera le nom de quelqu'un, l'en-
fant rapportera un racontar, ou donnera un commen-
taire qu'il a de toute évidence entendu alors que nous
croyions qu'il n'écoutait pas. Si nous lui demandons
alors : «Où as-tu entendu ça?» l'enfant aura l'air

249
ment porteur de confusion pour les enfants, mais il met
aussi en avant une attitude d'agressivité compétitive et
une tendance à rabaisser les amis, que les enfants ne
saisissent pas, même si les adultes le disent pour rire.
Dans leur inconscience, les adultes rient automati-
quement à de telles remarques. En fait, la majorité
d'entre nous avons ri à l'époque, transmettant ainsi un
double message aux enfants. Ils se demandent : « Ces
gens de l'autre équipe sont-ils des amis ou des enne-
mis?»
Un autre exemple : un homme parlait travail avec
un autre adulte et disait : « Les républicains nous étran-
glent. » Immédiatement, un des enfants demande, sur
un ton angoissé : « Ils étranglent qui ? » Plus tard, cet
homme me demanda si son langage avait été déplacé ;
je lui ai répondu que oui, que c'était porteur de confu-
sion. Notre langage courant est truffé d'expressions qui
peuvent faire réagir les enfants, même si le ton de notre
voix n'est ni menaçant ni humiliant.
Quand j'ai commencé à enseigner, je donnais une
conférence sur la façon dont le langage génère des
maladies psychosomatiques. Ainsi, si on a l'habitude
de constamment utiliser l'expression «mon cul ! »,
cela nous prédispose littéralement aux hémorroïdes. Il
en est ainsi de tout langage qui se réfère au corps.
« Mes pieds me font atrocement mal » : cela peut
entraîner une chute. J'essaie même de ne pas utiliser
le mot« malade». Pour moi, avoir un rhume, ce n'est
pas être «malade». Prétendre être «malade» alors
qu'on a un rhume et prétendre avoir besoin de garder le
lit pendant des jours est une complaisance scandaleuse.
Savez-vous pourquoi nous faisons ça? Parce que nous
avons appris que nous sommes malades quand nous
attrapons un rhume : c'est un conditionnement, une
pensée erronée. Pour moi, être malade veut dire être
vraiment malade : avoir les oreillons, plus de 40° de

258
fièvre, un empoisonnement alimentaire, quelque chose
qui nous empêche vraiment de fonctionner ; mais pas
un rhume. Nous attrapons un rhume et nous nous ren-
dons malade. C'est quelque chose que nous cultivons
par association d'idées durant notre enfance, et nous
nous déclarons malades par pur espoir de recevoir de
1' attention.
Ce qu'il y a de bien dans ces exemples, c'est qu'ils
nous permettent de mettre à jour nos mécanismes, de
voir à quel point nous sommes mécaniquement incons-
cients. L'observer permet de retourner les circons-
tances à notre avantage. Quand on le voit vraiment,
quand on est ébranlé par cette vision, on arrête de fonc-
tionner de façon mécanique, ou du moins cela diminue.
li se peut même que nous parlions moins, et cela n'est
pas si terrible.

« Méchant » est un mot à surveiller. Même les gens


conscients et sensibles aux enfants peuvent avoir ten-
dance à les présenter plutôt agressifs, comme de « mé-
chants » enfants. Les enfants, surtout les plus jeunes,
ne sont pas malveillants. Au lieu de nous en tenir à
cette idée qu'ils sont méchants, pourquoi ne pas obser-
ver leurs activités et nous demander quelle est la meil-
leure façon d'y faire face? Parfois ils s'ennuient, tout
simplement. Peut-être imitent-ils la violence de leurs
parents ou réagissent-ils au fait d'avoir été diminués
ou d'avoir subi des sévices. Nous devrions nous effor-
cer de ne pas étiqueter leurs actes ni de les couler dans
un moule inventé par notre propre mental. Nous pou-
vons plutôt tenter de voir ce qu'il y a derrière leurs
actes et découvrir ce dont ils ont besoin pour être diffé-
rents.
Il importe d'utiliser avec eux un langage élégant.

259
« Sale » est un autre mot dont on abuse. Le goudron
est sale ; la peinture à 1'huile qui sèche sur la peau est
sale. La terre, le pus, les substances visqueuses des
insectes : cela n'est pas sale. Sale veut dire quelque
chose qu'il faut vraiment nettoyer. Si on nous a roulés
dans le goudron et aspergés de plumes, alors nous
sommes sales ; mais si nous sommes couverts de boue
de la tête aux pieds, nous ne sommes pas sales, parce
que tout ce qu'il y a à faire c'est de sauter dans l'eau
et la boue disparaît. Un tissu sale est celui qui
comporte des taches qui ne partent pas. Ce qui dispa-
raît aussitôt que nous le mettons dans la machine à
laver n'est pas sale. Quand un enfant s'entend appeler
«sale», sa logique lui dicte qu'il est lui-même fonda-
mentalement sale.
Les enfants sont extrêmement sensibles aux noms
dont on les affuble. Récemment, un enfant que je
connais appela une adulte par un sobriquet. Celle-ci
lui dit : «Ce n'est pas correct; je ne t'affuble pas de
sobriquets. » Ce à quoi l'enfant rétorqua : « Si, tu le
fais. Tu m'a appelé pelote. » Il sentait là une connota-
tion négative. La conclusion de cette anecdote est que
nous devrions appeler les enfants par leur nom, parce
que c'est ainsi qu'ils se reconnaissent et veulent être
appelés.
Par ailleurs, j'estime qu'il y a de la place pour des
expressions de tendresse. C'est un sujet qui demande
à chacun d'agir selon son ressenti, et non de s'en tenir
à une attitude rigide. C'est l'esprit du principe qui doit
animer notre action, et cela à partir du cœur, non à
partir d'un ensemble de lois rigides. On peut toujours
contourner la chose en se contentant d'appeler les
enfants par leur nom de baptême et ne s'inquiéter de
rien. Mais ce serait abandonner un aspect de la relation.
Le langage est une façon pour les êtres humains de se
témoigner de l'amour. Alors, appeler un enfant« mon

260
chéri » dans un esprit clair (sans prétention, affectation
ou parti pris) peut être une façon chaleureuse d'entrer
en contact avec lui. Mais constamment appeler un
enfant «mon amour» dans un esprit d'hypocrisie sen-
timentale n'est pas recommandable.
Veillez à dire aux enfants des choses qu'ils peuvent
comprendre en fonction de leur âge et non en fonction
de ce que nous comprenons. Les adultes peuvent faci-
lement lire entre les lignes, pas les enfants. Par exem-
ple, si nous sommes en route pour une certaine
destination et disons à un adulte que nous mangerons
une fois arrivés, il demandera quelle est la distance. Si
nous lui disons : trois cents kilomètres, il en déduira
que nous mangerons dans environ deux heures. Si nous
disons la même chose à un enfant, ça ne veut rien dire.
S'il est très jeune, «deux heures» ne veut rien dire
non plus, car son attention ne dépasse pas quinze
minutes, et quand il a faim, il veut manger maintenant.
Si nous disons que ça va prendre beaucoup de temps,
c'est différent de trois heures, mais il faudra probable-
ment le lui rappeler souvent et l'encourager pour qu'il
puisse contenir sa faim. Nous ne voulons certainement
pas qu'il se sente mal, juste parce que nous sommes
ennuyés par sa question qui revient toutes les dix
minutes : « Quand allons-nous arriver ? » Après tout,
c'est nous qui sommes les adultes, n'est-ce pas? Nous
devrions par conséquent être capables de faire preuve
de patience, d'amour et de confiance. Mais si, mais si !

Comment ils apprennent


Les enfants apprennent à parler correctement en
écoutant les gens parler, non quand on les corrige. Une
fillette ne pouvait prononcer la lettre Y : elle disait
« les œufs » au lieu de « les yeux ». Je la laissais dire
et elle a appris en grandissant. Pourquoi une fillette se
sentirait elle mal à cause de son innocence ? Je ne 1'ai

261
jamais corrigée et ne me suis jamais penché sur elle
pour le prononcer «correctement». Tous ceux qui
entendaient « les œufs » savaient ce qu'elle voulait
dire. Si elle est la seule à dire « les œufs » au milieu
d'une classe où tout le monde dit «les yeux», elle se
mettra à dire « les yeux » dès qu'elle sera prête ; elle
ne perd rien. Les enfants n'ont aucun besoin de quel-
qu'un pour leur faire remarquer leurs particularismes
de langage ou pour s'en moquer. Nous ne devrions pas
trop corriger les enfants qui apprennent à parler. Ils
apprendront à parler en écoutant les autres.
Je me souviens avoir appris à parler et à me compor-
ter en imitant les gens de mon entourage. Leur inten-
tion a porté ses fruits, tout autant que leurs actions. Si
nous oublions un peu notre idée de tout faire à la per-
fection, les enfants seront touchés par notre intention :
articuler et parler et agir à partir du cœur. Les enfants
ressentent la sincérité et 1' authenticité, même si les
actes sont quelque peu maladroits ou excentriques. De
plus, nous ne pouvons connaître leur réaction à notre
intention dans le court terme, il faut des années.

Complimentez avec naturel


Ceci est probablement un truisme pour bon nombre
d'entre vous : on devrait apprécier les réalisations des
enfants sans être sirupeux ou verbeux. Beaucoup de
parents ont cette idée qu'il doivent complimenter leur
enfant, mais ils tartinent tellement épais que 1'exercice
devient contre-productif. Quand un enfant nous
apporte un gribouillage, nous devrions éviter de dire :
«Oh! quel artiste tu es. Je vais l'encadrer; c'est telle-
ment extraordinaire ! Tu es un petit Picasso. » Car lors-
qu'il aura grandi, il reconnaîtra notre hypocrisie et
1'affectation de nos compliments. Il a fait de son
mieux, mais il sait qu'il n'est ni Picasso ni Chagall. Il
désire seulement que nous soyons reconnaissant pour

262
ce qu'il nous offre, à cause de l'amour qu'il partage
avec nous; il n'est pas nécessaire d'en rajouter et de
trouver fantastique chaque petite fleur qu'il a peinte.
Accordez-lui votre pleine attention quand il vous
apporte quelque chose : faites-lui un sourire, une
caresse, dites-lui que vous aimez son dessin, c'est
tout ! Vous étendre sur les mêmes éloges encore et
encore ne lui donne pas plus confiance ; au contraire,
cela ternit la joie et la spontanéité de l'échange. Évitez
donc de telles erreurs de jugement.
Tout dépend aussi de la manière dont nous compli-
mentons nos enfants et 1' effet que cela produit sur eux.
Nous ne voulons certainement pas passer la journée à
complimenter la moindre petite chose qu'ils font ! Si le
compliment est authentique, au lieu d'être une tentative
d'augmenter leur confiance, c'est une réponse parfaite.
S'ils grimpent sur un tabouret, nous n'allons pas leur
dire : « Oh ! comme tu montes bien sur le tabouret ! »
Quand tout ce qu'un enfant accomplit est récompensé,
il développe l'habitude de tout faire en vue d'une
récompense. Il peut se perdre totalement et réprimer
son originalité afin d'accomplir ce qu'un adulte impor-
tant désire qu'il fasse, de façon à récolter le prix, la
louange. Il devient totalement malléable, pour utiliser
un mot courant dans le langage psychologique.
Certains éducateurs avancent même qu'il est malsain
de complimenter la création artistique d'un enfant, car
il ajustera alors sa créativité naturelle de façon à méri-
ter l'approbation de son professeur : il dessinera tou-
jours l'arbre de la même façon. Un compliment
authentique, en accord avec ce que nous sommes, ne
produira pas cet effet pervers. Si nous sommes habi-
tuellement réservés et que nous entrons soudain en
transe quand nous complimentons nos enfants, ils
rechercheront cela et se demanderont en même temps
pourquoi nous sommes si différents avec eux.

263
Il va sans dire que la création des enfants, dont ils
sont si fiers, ne devrait jamais être qualifiée de « nul-
le », « minable », « épouvantable », etc. Bien sûr, si
nous sommes nous-même un amoncellement névro-
tique d'insécurités et de frustrations tortueuses, l'édu-
cation en profondeur à laquelle vise ce livre vous
mettra peut-être sur la voie du naturel avec nos enfants.
Donc, avant d'ouvrir la bouche, nous devrions réflé-
chir un instant et, seulement alors, parler consciem-
ment. Normalement, cela suffit à deviner ce qui
convient le mieux à un enfant.

L'honnêteté

N 'essayez pas d 'être parfait avec eux


(personne ne l'est)
Il est vraiment sain que les enfants sachent que les
adultes sont humains. Après tout, nous le sommes.
Nous ne leur donnerons le change que pour un certain
temps ; ils ne marcheront pas aux tentatives des adultes
de paraître infaillibles. Ils s'aperçoivent assez tôt que
nous commettons des erreurs : de jugement par exem-
ple. Si nous ne sommes pas honnêtes, ils n'auront pas
confiance en nous. En revanche, s'ils savent que nous
faisons de notre mieux, que nous sommes plus âgés,
que nous avons plus d'expérience et donc une certaine
sagesse (que nous sommes prêts à partager avec eux),
alors ils feront confiance à notre statut de comman-
dant : ils étudieront comment nous nous y prenons et
apprendront autant de nos succès que de nos échecs.
Sinon, ils deviendront hermétiques à tout.
Quand un enfant fait une crise, nous pouvons lui
dire par exemple : « Tu sais, moi aussi je me fâche
parfois et c'est drôlement difficile. Je te comprends.»
Nous pouvons sympathiser avec lui. Bien sûr, cette

264
réponse repose sur le fait que nous sympathisons de
fait ; faire semblant ne suffit pas, il nous faut vraiment
le comprendre. Les enfants nous regardent alors
comme s'ils n'avaient jamais cru que nous puissions
ressentir les mêmes choses qu'eux. A ce moment, nous
pouvons dire : «Je sais comment tu te sens. Je passe
par là moi aussi. Quand rien ne semble fonctionner,
c'est aussi difficile pour moi que pour toi. Je tâche d'y
voir clair et de bien le gérer. » Les enfants sont fâchés
après eux-mêmes quand les choses ne vont pas comme
ils veulent ; ils ne savent comment gérer la contrariété.
Je me suis exprimé en ces termes à quelques reprises
avec mes deux aînés : ils interrompaient toujours ce
qu'ils faisaient et écoutaient. Si mon fils disait :
«Alors là, c'est une véritable arnaque, ce jouet vient
de se casser», je répondais : «Eh ! oui, ça ne semble
pas juste, n'est-ce pas?» Alors, il arrêtait et écoutait.
Une fois qu'ils sont disposés à nous écouter, nous pou-
vons leur expliquer des choses. Je ne dirais jamais :
«Arrête ça. Grandis un peu, c'est la vie ! », mais plu-
tôt : « Je sens aussi que les choses sont parfois injustes,
mais il arrive que nous n'y puissions rien. » Et sûre-
ment pas : «Mais je t'avais bien dit de ne pas jouer
trop fort avec ce truc ! »
Nous devrions tâcher de ne pas trébucher sur nos
propres problèmes et demeurer objectifs avec les
enfants. Si nous perdons notre sang froid en leur pré-
sence, nous pouvons dire, après nous être calmés :
« Oh ! je me suis emporté cette fois-ci. Je ferai mieux
la prochaine fois. » Il faut leur faire comprendre que
nous n'essayons pas de faire semblant d'être ce que
nous ne sommes pas. Parfois, ils vous donneront une
petite tape dans le dos et diront : « C'est bon, papa.
C'est bon. »

265
ment porteur de confusion pour les enfants, mais il met
aussi en avant une attitude d'agressivité compétitive et
une tendance à rabaisser les amis, que les enfants ne
saisissent pas, même si les adultes le disent pour rire.
Dans leur inconscience, les adultes rient automati-
quement à de telles remarques. En fait, la majorité
d'entre nous avons ri à l'époque, transmettant ainsi un
double message aux enfants. Ils se demandent : « Ces
gens de l'autre équipe sont-ils des amis ou des enne-
mis?»
Un autre exemple : un homme parlait travail avec
un autre adulte et disait : « Les républicains nous étran-
glent. » Immédiatement, un des enfants demande, sur
un ton angoissé : « Ils étranglent qui ? » Plus tard, cet
homme me demanda si son langage avait été déplacé ;
je lui ai répondu que oui, que c'était porteur de confu-
sion. Notre langage courant est truffé d'expressions qui
peuvent faire réagir les enfants, même si le ton de notre
voix n'est ni menaçant ni humiliant.
Quand j'ai commencé à enseigner, je donnais une
conférence sur la façon dont le langage génère des
maladies psychosomatiques. Ainsi, si on a l'habitude
de constamment utiliser l'expression «mon cul ! »,
cela nous prédispose littéralement aux hémorroïdes. Il
en est ainsi de tout langage qui se réfère au corps.
« Mes pieds me font atrocement mal » : cela peut
entraîner une chute. J'essaie même de ne pas utiliser
le mot« malade». Pour moi, avoir un rhume, ce n'est
pas être «malade». Prétendre être «malade» alors
qu'on a un rhume et prétendre avoir besoin de garder le
lit pendant des jours est une complaisance scandaleuse.
Savez-vous pourquoi nous faisons ça? Parce que nous
avons appris que nous sommes malades quand nous
attrapons un rhume : c'est un conditionnement, une
pensée erronée. Pour moi, être malade veut dire être
vraiment malade : avoir les oreillons, plus de 40° de

258
fièvre, un empoisonnement alimentaire, quelque chose
qui nous empêche vraiment de fonctionner ; mais pas
un rhume. Nous attrapons un rhume et nous nous ren-
dons malade. C'est quelque chose que nous cultivons
par association d'idées durant notre enfance, et nous
nous déclarons malades par pur espoir de recevoir de
1' attention.
Ce qu'il y a de bien dans ces exemples, c'est qu'ils
nous permettent de mettre à jour nos mécanismes, de
voir à quel point nous sommes mécaniquement incons-
cients. L'observer permet de retourner les circons-
tances à notre avantage. Quand on le voit vraiment,
quand on est ébranlé par cette vision, on arrête de fonc-
tionner de façon mécanique, ou du moins cela diminue.
li se peut même que nous parlions moins, et cela n'est
pas si terrible.

« Méchant » est un mot à surveiller. Même les gens


conscients et sensibles aux enfants peuvent avoir ten-
dance à les présenter plutôt agressifs, comme de « mé-
chants » enfants. Les enfants, surtout les plus jeunes,
ne sont pas malveillants. Au lieu de nous en tenir à
cette idée qu'ils sont méchants, pourquoi ne pas obser-
ver leurs activités et nous demander quelle est la meil-
leure façon d'y faire face? Parfois ils s'ennuient, tout
simplement. Peut-être imitent-ils la violence de leurs
parents ou réagissent-ils au fait d'avoir été diminués
ou d'avoir subi des sévices. Nous devrions nous effor-
cer de ne pas étiqueter leurs actes ni de les couler dans
un moule inventé par notre propre mental. Nous pou-
vons plutôt tenter de voir ce qu'il y a derrière leurs
actes et découvrir ce dont ils ont besoin pour être diffé-
rents.
Il importe d'utiliser avec eux un langage élégant.

259
« Sale » est un autre mot dont on abuse. Le goudron
est sale ; la peinture à 1'huile qui sèche sur la peau est
sale. La terre, le pus, les substances visqueuses des
insectes : cela n'est pas sale. Sale veut dire quelque
chose qu'il faut vraiment nettoyer. Si on nous a roulés
dans le goudron et aspergés de plumes, alors nous
sommes sales ; mais si nous sommes couverts de boue
de la tête aux pieds, nous ne sommes pas sales, parce
que tout ce qu'il y a à faire c'est de sauter dans l'eau
et la boue disparaît. Un tissu sale est celui qui
comporte des taches qui ne partent pas. Ce qui dispa-
raît aussitôt que nous le mettons dans la machine à
laver n'est pas sale. Quand un enfant s'entend appeler
«sale», sa logique lui dicte qu'il est lui-même fonda-
mentalement sale.
Les enfants sont extrêmement sensibles aux noms
dont on les affuble. Récemment, un enfant que je
connais appela une adulte par un sobriquet. Celle-ci
lui dit : «Ce n'est pas correct; je ne t'affuble pas de
sobriquets. » Ce à quoi l'enfant rétorqua : « Si, tu le
fais. Tu m'a appelé pelote. » Il sentait là une connota-
tion négative. La conclusion de cette anecdote est que
nous devrions appeler les enfants par leur nom, parce
que c'est ainsi qu'ils se reconnaissent et veulent être
appelés.
Par ailleurs, j'estime qu'il y a de la place pour des
expressions de tendresse. C'est un sujet qui demande
à chacun d'agir selon son ressenti, et non de s'en tenir
à une attitude rigide. C'est l'esprit du principe qui doit
animer notre action, et cela à partir du cœur, non à
partir d'un ensemble de lois rigides. On peut toujours
contourner la chose en se contentant d'appeler les
enfants par leur nom de baptême et ne s'inquiéter de
rien. Mais ce serait abandonner un aspect de la relation.
Le langage est une façon pour les êtres humains de se
témoigner de l'amour. Alors, appeler un enfant« mon

260
chéri » dans un esprit clair (sans prétention, affectation
ou parti pris) peut être une façon chaleureuse d'entrer
en contact avec lui. Mais constamment appeler un
enfant «mon amour» dans un esprit d'hypocrisie sen-
timentale n'est pas recommandable.
Veillez à dire aux enfants des choses qu'ils peuvent
comprendre en fonction de leur âge et non en fonction
de ce que nous comprenons. Les adultes peuvent faci-
lement lire entre les lignes, pas les enfants. Par exem-
ple, si nous sommes en route pour une certaine
destination et disons à un adulte que nous mangerons
une fois arrivés, il demandera quelle est la distance. Si
nous lui disons : trois cents kilomètres, il en déduira
que nous mangerons dans environ deux heures. Si nous
disons la même chose à un enfant, ça ne veut rien dire.
S'il est très jeune, «deux heures» ne veut rien dire
non plus, car son attention ne dépasse pas quinze
minutes, et quand il a faim, il veut manger maintenant.
Si nous disons que ça va prendre beaucoup de temps,
c'est différent de trois heures, mais il faudra probable-
ment le lui rappeler souvent et l'encourager pour qu'il
puisse contenir sa faim. Nous ne voulons certainement
pas qu'il se sente mal, juste parce que nous sommes
ennuyés par sa question qui revient toutes les dix
minutes : « Quand allons-nous arriver ? » Après tout,
c'est nous qui sommes les adultes, n'est-ce pas? Nous
devrions par conséquent être capables de faire preuve
de patience, d'amour et de confiance. Mais si, mais si !

Comment ils apprennent


Les enfants apprennent à parler correctement en
écoutant les gens parler, non quand on les corrige. Une
fillette ne pouvait prononcer la lettre Y : elle disait
« les œufs » au lieu de « les yeux ». Je la laissais dire
et elle a appris en grandissant. Pourquoi une fillette se
sentirait elle mal à cause de son innocence ? Je ne 1'ai

261
jamais corrigée et ne me suis jamais penché sur elle
pour le prononcer «correctement». Tous ceux qui
entendaient « les œufs » savaient ce qu'elle voulait
dire. Si elle est la seule à dire « les œufs » au milieu
d'une classe où tout le monde dit «les yeux», elle se
mettra à dire « les yeux » dès qu'elle sera prête ; elle
ne perd rien. Les enfants n'ont aucun besoin de quel-
qu'un pour leur faire remarquer leurs particularismes
de langage ou pour s'en moquer. Nous ne devrions pas
trop corriger les enfants qui apprennent à parler. Ils
apprendront à parler en écoutant les autres.
Je me souviens avoir appris à parler et à me compor-
ter en imitant les gens de mon entourage. Leur inten-
tion a porté ses fruits, tout autant que leurs actions. Si
nous oublions un peu notre idée de tout faire à la per-
fection, les enfants seront touchés par notre intention :
articuler et parler et agir à partir du cœur. Les enfants
ressentent la sincérité et 1' authenticité, même si les
actes sont quelque peu maladroits ou excentriques. De
plus, nous ne pouvons connaître leur réaction à notre
intention dans le court terme, il faut des années.

Complimentez avec naturel


Ceci est probablement un truisme pour bon nombre
d'entre vous : on devrait apprécier les réalisations des
enfants sans être sirupeux ou verbeux. Beaucoup de
parents ont cette idée qu'il doivent complimenter leur
enfant, mais ils tartinent tellement épais que 1'exercice
devient contre-productif. Quand un enfant nous
apporte un gribouillage, nous devrions éviter de dire :
«Oh! quel artiste tu es. Je vais l'encadrer; c'est telle-
ment extraordinaire ! Tu es un petit Picasso. » Car lors-
qu'il aura grandi, il reconnaîtra notre hypocrisie et
1'affectation de nos compliments. Il a fait de son
mieux, mais il sait qu'il n'est ni Picasso ni Chagall. Il
désire seulement que nous soyons reconnaissant pour

262
ce qu'il nous offre, à cause de l'amour qu'il partage
avec nous; il n'est pas nécessaire d'en rajouter et de
trouver fantastique chaque petite fleur qu'il a peinte.
Accordez-lui votre pleine attention quand il vous
apporte quelque chose : faites-lui un sourire, une
caresse, dites-lui que vous aimez son dessin, c'est
tout ! Vous étendre sur les mêmes éloges encore et
encore ne lui donne pas plus confiance ; au contraire,
cela ternit la joie et la spontanéité de l'échange. Évitez
donc de telles erreurs de jugement.
Tout dépend aussi de la manière dont nous compli-
mentons nos enfants et 1' effet que cela produit sur eux.
Nous ne voulons certainement pas passer la journée à
complimenter la moindre petite chose qu'ils font ! Si le
compliment est authentique, au lieu d'être une tentative
d'augmenter leur confiance, c'est une réponse parfaite.
S'ils grimpent sur un tabouret, nous n'allons pas leur
dire : « Oh ! comme tu montes bien sur le tabouret ! »
Quand tout ce qu'un enfant accomplit est récompensé,
il développe l'habitude de tout faire en vue d'une
récompense. Il peut se perdre totalement et réprimer
son originalité afin d'accomplir ce qu'un adulte impor-
tant désire qu'il fasse, de façon à récolter le prix, la
louange. Il devient totalement malléable, pour utiliser
un mot courant dans le langage psychologique.
Certains éducateurs avancent même qu'il est malsain
de complimenter la création artistique d'un enfant, car
il ajustera alors sa créativité naturelle de façon à méri-
ter l'approbation de son professeur : il dessinera tou-
jours l'arbre de la même façon. Un compliment
authentique, en accord avec ce que nous sommes, ne
produira pas cet effet pervers. Si nous sommes habi-
tuellement réservés et que nous entrons soudain en
transe quand nous complimentons nos enfants, ils
rechercheront cela et se demanderont en même temps
pourquoi nous sommes si différents avec eux.

263
Il va sans dire que la création des enfants, dont ils
sont si fiers, ne devrait jamais être qualifiée de « nul-
le », « minable », « épouvantable », etc. Bien sûr, si
nous sommes nous-même un amoncellement névro-
tique d'insécurités et de frustrations tortueuses, l'édu-
cation en profondeur à laquelle vise ce livre vous
mettra peut-être sur la voie du naturel avec nos enfants.
Donc, avant d'ouvrir la bouche, nous devrions réflé-
chir un instant et, seulement alors, parler consciem-
ment. Normalement, cela suffit à deviner ce qui
convient le mieux à un enfant.

L'honnêteté

N 'essayez pas d 'être parfait avec eux


(personne ne l'est)
Il est vraiment sain que les enfants sachent que les
adultes sont humains. Après tout, nous le sommes.
Nous ne leur donnerons le change que pour un certain
temps ; ils ne marcheront pas aux tentatives des adultes
de paraître infaillibles. Ils s'aperçoivent assez tôt que
nous commettons des erreurs : de jugement par exem-
ple. Si nous ne sommes pas honnêtes, ils n'auront pas
confiance en nous. En revanche, s'ils savent que nous
faisons de notre mieux, que nous sommes plus âgés,
que nous avons plus d'expérience et donc une certaine
sagesse (que nous sommes prêts à partager avec eux),
alors ils feront confiance à notre statut de comman-
dant : ils étudieront comment nous nous y prenons et
apprendront autant de nos succès que de nos échecs.
Sinon, ils deviendront hermétiques à tout.
Quand un enfant fait une crise, nous pouvons lui
dire par exemple : « Tu sais, moi aussi je me fâche
parfois et c'est drôlement difficile. Je te comprends.»
Nous pouvons sympathiser avec lui. Bien sûr, cette

264
réponse repose sur le fait que nous sympathisons de
fait ; faire semblant ne suffit pas, il nous faut vraiment
le comprendre. Les enfants nous regardent alors
comme s'ils n'avaient jamais cru que nous puissions
ressentir les mêmes choses qu'eux. A ce moment, nous
pouvons dire : «Je sais comment tu te sens. Je passe
par là moi aussi. Quand rien ne semble fonctionner,
c'est aussi difficile pour moi que pour toi. Je tâche d'y
voir clair et de bien le gérer. » Les enfants sont fâchés
après eux-mêmes quand les choses ne vont pas comme
ils veulent ; ils ne savent comment gérer la contrariété.
Je me suis exprimé en ces termes à quelques reprises
avec mes deux aînés : ils interrompaient toujours ce
qu'ils faisaient et écoutaient. Si mon fils disait :
«Alors là, c'est une véritable arnaque, ce jouet vient
de se casser», je répondais : «Eh ! oui, ça ne semble
pas juste, n'est-ce pas?» Alors, il arrêtait et écoutait.
Une fois qu'ils sont disposés à nous écouter, nous pou-
vons leur expliquer des choses. Je ne dirais jamais :
«Arrête ça. Grandis un peu, c'est la vie ! », mais plu-
tôt : « Je sens aussi que les choses sont parfois injustes,
mais il arrive que nous n'y puissions rien. » Et sûre-
ment pas : «Mais je t'avais bien dit de ne pas jouer
trop fort avec ce truc ! »
Nous devrions tâcher de ne pas trébucher sur nos
propres problèmes et demeurer objectifs avec les
enfants. Si nous perdons notre sang froid en leur pré-
sence, nous pouvons dire, après nous être calmés :
« Oh ! je me suis emporté cette fois-ci. Je ferai mieux
la prochaine fois. » Il faut leur faire comprendre que
nous n'essayons pas de faire semblant d'être ce que
nous ne sommes pas. Parfois, ils vous donneront une
petite tape dans le dos et diront : « C'est bon, papa.
C'est bon. »

265
Si l'un de nos enfants a le don de nous exaspérer, il
n'est pas interdit de nous effondrer en larmes, si nous
en éprouvons le besoin. C'est souvent tout ce dont il a
besoin pour entrevoir les choses différemment. Un
enfant de quatre ans qui a 1'habitude de manipuler tout
l'environnement n'a aucune idée des difficultés que
cela occasionne pour les autres. Pour lui, ce n'est qu'un
comportement habituel. La manipulation constitue sa
stratégie en matière de relations et elle est déjà incons-
ciente. Voyant sa mère en larmes, il demandera :
«Qu'est-ce qui se passe, maman? Pourquoi pleures-
tu ? » Il est sincère. Les enfants ont de la compassion
pour nous et ils désirent améliorer les choses. Il n'y a
rien qui les surprenne davantage que de voir un adulte
pleurer à la suite de ce qu'ils ont dit ou fait. Aucune
parole ne saurait les faire réfléchir davantage à leurs
actes ou leurs paroles. Quand ils découvrent à quel
point nous prenons les choses sérieusement et combien
nous sommes affectés, cela leur permet d'observer une
pause et de réfléchir, dans la mesure où leur âge le leur
permet. Il leur est si pénible de penser qu'ils peuvent
faire pleurer leur mère que le choc peut amener une
transformation en eux. J'ai vraiment vu un renverse-
ment complet (et de toute évidence permanent) de
comportement le jour où la mère, n'en pouvant plus,
s'est mise à pleurer. Mais n'en faites pas une habitude
et ne blâmez pas les enfants pour les limites de votre
tolérance. Bien sûr, en vieillissant ils réalisent leur
pouvoir de blesser ou de guérir les autres. Mais en ce
qui concerne les tout petits, il s'agit d'un comporte-
ment acquis. Il n'est pas désirable de feindre les pleurs
ou la peine (ils s'en rendraient compte), mais il arrive
que les larmes se manifestent, à cause de notre propre
sentiment d'incompétence, de frustration ou d'impuis-
sance.

266
Des excuses sincères
Supposons que nous soyons des êtres conditionnés,
ligotés par nos propres mécanismes. Supposons que
notre enfant nous fasse sortir de nos gonds et que nous
ne puissions plus nous contenir : alors nous le frap-
pons. Que faire lorsque nous reprenons nos esprits ?
Nous devrions le prendre dans nos bras, lui dire que
nous l'aimons, nous excuser. Nous pouvons dire :
«Maman (papa) a perdu la tête et ce n'était pas correct
de te frapper. J'ai de mauvaises habitudes que je ne
peux pas toujours contrôler. » Nous lui expliquons que
nous avons commis une erreur et lui prodiguons beau-
coup d'affection : voilà ce que nous faisons. Et nous
ne justifions plus jamais les coups en disant que c'est
parce que nous 1'aimons encore !
Un aspect essentiel du don d'affection est de ne pas
nous imposer à 1' enfant ; même le prendre dans nos
bras peut être une forme subtile de violence, si nous le
retenons tandis qu'il essaie de s'éloigner. Prodiguer de
l'affection à un enfant consiste à lui offrir 1'attention
et les caresses qu'il permet et avec lesquelles il se sent
à l'aise. Le saisir sans avertissement et le rudoyer au
nom de l'affection, tandis qu'il hurle pour qu'on le
laisse, ne fait que compliquer les problèmes. Les
enfants ont grand besoin de l'affection des adultes et
des autres enfants; mais il s'agit d'une affection
offerte librement et non forcée ou opprimante.
Après avoir perdu le contrôle de soi et hurlé, ou
frappé, les excuses sont nécessaires ; immédiatement
après, pas le jour suivant, car le jour suivant est un
autre univers pour les enfants, surtout les plus jeunes.
Tout de suite après, tandis qu'ils sont recroquevillés
dans leur coin, craignant d'être à nouveau frappés,
nous devons aller au devant d'eux, respirer profondé-
ment, les prendre dans nos bras, les serrer contre nous,
leur faire sentir notre attention et nous excuser en

267
disant par exemple : « Les adultes ne sont pas parfaits,
Je suis vraiment désolé. Les adultes ne sont pas par-
faits. »

Dire la vérité aux enfants


Je suis tout à fait favorable au fait de dire la vérité
aux enfants, mais pas pour s'en servir comme d'une
arme pour les maintenir dans le rang. Supposons par
exemple que nous offrions à l'enfant un jouet délicat,
fragile , comme de la porcelaine, et que nous lui
disions : «Attention, c ' est très fragile. Si tu le fais
tomber par terre ou le cognes contre quelque chose de
dur, ça peut se casser. » L'enfant prendra note de ce
qu'on lui a dit, mais dans un moment d'enthousiasme
il peut cogner son jouet contre le mur. Si le jouet se
casse, il va se mettre à pleurer : « Maman, répare-le. »
Dans ce cas particulier, la vérité est celle-ci : «Je t'ai
dit que c'était fragile et que le fait de le cogner contre
le mur risquait de le casser.» C'est la vérité. Nous
pouvons ajouter : «Voyons maintenant ce que nous
pouvons faire avec de la colle ... » Il va de soi que vous
ne les blâmerez pas d'avoir oublié la réalité, vous allez
simplement souligner de façon factuelle la réalité phy-
Sique.
Nous avons cependant tendance à distraire l'enfant
et tenter de diriger son attention ailleurs, en lui disant,
si cela à 1'air d'un accident : «Bon, on peut toujours
aller en acheter un autre. » Nous ne voulons pas imagi-
ner que notre enfant a fracassé l'objet contre le mur
juste pour vérifier sa fragilité. Mais souvent, les
parents se comportent avec leurs enfants comme s'il
s'agissait d'un accident alors que c'était clairement
délibéré. L'enfant le sait et si nous essayons de dégui-
ser l'événement en accident, nous l'acquittons de la
responsabilité de son acte intentionnel, en lui disant par
exemple : « On pourra en trouver un autre. Nous allons

268
en ville samedi pour la foire et nous y verrons peut-
être quelque chose qui te plaira. » Ou bien : « De toute
façon, je n'aimais pas ce jouet.» Il est bon d'essayer
de réconforter l'enfant, mais il importe aussi de lui pré-
senter la vérité, quelle qu'elle soit ! Il faut le faire de
façon simple, directe, en évitant la sentimentalité dithy-
rambique. Rappelez-vous que souvent les enfants n'en
veulent pas « un autre » ; ils veulent revoir celui-ci et
seulement celui-ci. Nous devrions donc nous montrer
compréhensifs et patients.
Si certains enfants n'ont pas besoin qu'on leur rap-
pelle souvent la réalité, d'autres en revanche ont besoin
qu'on la leur rappeJJe régulièrement. Par exemple:« Si
tu frappes Thomas, voilà ce qui va se passer. .. » Les
petits enfants pardonnent et oublient facilement ; alors
quand un enfant ne veut pas jouer avec un autre, c'est
qu'il a ses raisons. Si nous lui disons : «Ah! Thomas
n'était pas de bonne humeur aujourd'hui», nous ne lui
présentons pas la réalité, qui est : « Tu sais, durant ces
deux dernières années, chaque fois que tu as rencontré
Thomas tu l'as bousculé, frappé en lui donnant des
coups de poing. Voilà pourquoi il ne veut pas jouer
avec toi . » Quoi de plus simple ? Alors il pleure et dit :
« J'voulais pas vraiment lui faire de mal. » Alors il
convient de lui dire : «C'est merveilleux que tu aies
bon cœur ; après avoir frappé quelqu'un, tu ne te sens
pas bien ; mais si vraiment tu ne voulais pas lui faire
de mal, alors tu dois d'abord apprendre à ne pas le
frapper. »
Si l'enfant avoue : «Mais je ne sais pas comment
m'en empêcher», alors nous devons l'y aider. Notre
propos n'est pas de rejeter ou d'isoler un enfant sim-
plement parce qu'il faut lui «dire les choses comme
elles sont ».
Nous essayons parfois de protéger nos enfants
comme si la vérité risquait de leur faire du mal. Si nous

269
leur présentons la vérité de façon appropriée, elle ne
leur fera jamais de mal, même si en l'entendant ils en
sont bouleversés. Un enfant qu'il faut ramener à la réa-
lité est habituellement déjà sous l'emprise d'un condi-
tionnement : la vérité va le bouleverser et provoquer
un stress. Mais en même temps, il peut toujours avoir
le désir d'être plus sociable.
Il n'est pas nécessaire de rappeler la vérité très sou-
vent à un enfant qui agit en toute innocence. L'une des
raisons d'établir des limites justes est de l'aider à vivre
le plus possible libre de manipulations. Aucun enfant
(ni aucun adulte) ne vit ainsi tout le temps, mais nous
pouvons sûrement l'aider à demeurer dans l' innocence
autant que possible, de façon à ce qu'il conserve des
relations justes avec les autres et avec son environ-
nement.

Il y a aussi les rêves de grandeur d'un enfant, qui


s'imagine par exemple être un meilleur joueur de bas-
ket que Michael Jordan et pouvoir accomplir des
exploits extraordinaires. Certains parents croient que
ramener leur enfant à la réalité pourrait blesser son
estime de soi, car il est sain qu ' il exerce son imagina-
tion. Je pense qu'en ce cas la vérité est subjective;
peut-être sera-t-il effectivement très bon, dans vingt
ans. Quand un enfant croit pouvoir arrêter une voiture
en se tenant devant elle, comme Superman, mieux vaut
intervenir. Mais s'il ne fait que se laisser aller à ses
fantasmes à propos d'une de ses passions, je laisserais
faire. Cette distinction est importante. Les enfants
vivent beaucoup dans leur imagination et il revient au
bon sens des parents de les ramener à la réalité ou de
les laisser vivre dans leur monde imaginaire et
magique sans faire de commentaire, en y participant

270
même. Si nous choisissons le mauvais moment pour
dire à un enfant que le Père Noël n'existe pas, cela
peut être néfaste. C'est la vérité sur un plan, mais pas
sur l'autre. Pour ce qui est du royaume de l'imaginaire,
il est impérieux de respecter le sens du fantastique des
enfants. Une grande partie de ce que nous estimons
être la réalité de ce monde n'est que notre réalité
rationnelle, qui n'est pas nécessairement la réalité. Où
serions-nous si on avait dit à C.S. Lewis ou J.R.R. Tol-
kien que leur monde imaginaire n'était que ridicule
illusion?
C'est nous qui avons présenté le Père Noël aux
enfants, ils ne l'ont pas inventé, tel un compagnon de
jeu imaginaire que nous pourrions apprécier. C'est
nous qui leur avons transmis l'idée, alors il nous faut
garder l'esprit ouvert et non trop terre à terre et zélé
pour les ramener à des critères adultes de la réalité.

Ne vous montrez pas résignés avec les enfants. Si


un enfant veut jouer dehors et que vous n'avez aucune
envie de jouer avec lui ou même de l'emmener dehors,
le fait de soupirer, de vous plaindre en levant les yeux
au ciel, alors que de toute façon vous allez l'accompa-
gner, n'est pas la meilleure attitude. Si vous devez vous
résigner à vous faire constamment mener par le bout
du nez par les enfants, vous ne devriez pas en avoir
mais envisager la ligature des trompes ou la vasecto-
mie : faites quelque chose ! Si vous êtes trop occupé,
dites-le directement à l'enfant : «Je suis trop occupé
maintenant. Je dois terminer ce projet. Je jouerai avec
toi plus tard. »Mais alors, jouez vraiment avec lui plus
tard. Si vous êtes toujours trop occupé, vous avez un
sérieux problème... et il vous faut affronter votre
refus !

271
Avoir une seule parole
Nous ne devrions avoir qu'une seule parole. Pour
d'autres adultes, une telle fiabilité n'existe peut être
nulle part, mais les enfants assimilent un principe vital
de l'existence en côtoyant des adultes dignes de
confiance. Ils apprennent à respecter leur parole, à être
dignes de confiance et clairs. Bien sûr, à nous de savoir
ce que vaut notre parole ! Nous devons « savoir qui
nous sommes » avant de fixer des limites réalistes et
susceptibles d'être respectées. Comme je l'ai dit plus
tôt, je ne vais pas forcer l'enfant et ne lui ferai pas non
plus subir de sévices ; je ne dirai donc pas : «Écoute-
moi bien, si tu ne changes pas, je vais te tirer les
oreilles, te tordre le nez. Je vais te botter le derrière et
tu auras tellement mal que tu ne pourras plus t'asseoir
pendant une semaine, c'est clair, tu m'as bien
compris?» Je sais que je ne ferai pas ce genre de
choses, alors inutile de bluffer, dans l'espoir qu'une
menace suffisamment puissante réduira l'enfant à la
SOUmiSSIOn.
Nous ne devrions rien promettre à un enfant (jouer
avec lui, des gourmandises, une raclée) si nous ne pen-
sons pas ou ne pouvons pas remplir cette promesse.
Pourquoi étions-nous incrédules quand nos parents
nous disaient ce qu'ils croyaient être bon pour nous?
Nous savions tout, nous étions si intelligents. Nous
avons appris à ne jamais les croire parce qu'ils ne res-
pectaient pas leur parole la plupart du temps. Ils
n'étaient pas fiables sur le coup, donc pas dignes de
confiance à long terme. Si un enfant demande : «Peut-
on aller au cirque?» et que nous répondons par l'affir-
mative, il nous demande quand. Si nous répondons :
«Un des ces jours» et qu'il acquiesce, la confusion
s'installe. «Un de ces jours» n'existe pas pour un
enfant. Il le définira comme la semaine prochaine, par
exemple, et si nous ne l'amenons pas à ce moment-là,

272
il nous accusera de mentir, et aucune explication de
notre part ne le convaincra qu'il ne nous a pas compris.
Réfléchissez donc avant de parler et surveillez vos
paroles ; sinon, même si vous êtes sincère, vous per-
drez votre crédibilité.

Si nous organisons quelque chose avec les enfants,


quelque chose qu'ils planifient pour un moment précis,
et que nous faisons défection, notre crédibilité s'ef-
fondre. Malheureusement, certaines personnes sont
merveilleuses quand eUes tiennent leurs promesses,
mais épuisantes pour parvenir enfin à les réaliser.
Je me souviens d'une femme qui enseignait l'équita-
tion ici. J'imagine qu'eUe n'a jamais été témoin de la
déception d'un enfant impatient qui toute la semaine a
attendu la leçon promise et qu'eUe n'est pas venue.
EUe avait toujours de bonnes excuses : sa voiture avait
eu des pépins, les freins avaient lâché ... Vous n'avez
pas idée de ce qui pouvait arriver à cette femme pour
1' empêcher de se présenter régulièrement pour la leçon
d'équitation. Nous avons dû cesser d'avoir recours à
elle parce que les enfants étaient trop souvent déçus.
Dommage, car c'était un professeur exceptionnel,
quand elle voulait bien consentir à venir. De teUes
déceptions sont dramatiques pour les enfants.
II y en a évidemment qui estiment que les enfants
doivent apprendre la spontanéité et accueillir les situa-
tions inévitables avec calme et philosophie. Ces gens
disent : «C'est la vie et les enfants doivent apprendre
à faire avec. » Pour ma part, je considère inacceptable
d'anéantir la confiance et l'espoir d'un enfant innocent
qui adore une activité particulière. D'un côté, il est vrai
qu'ils doivent apprendre la spontanéité et accepter de
bonne grâce les changements de plans, mais d'un autre

273
côté, l'adulte doit se montrer digne de la confiance des
enfants et des autres adultes. Il est plus important
qu'un enfant apprenne à être fiable qu'à faire face aux
déceptions de façon philosophique et sans émotion.
Les adultes ne devraient donc jamais promettre ou
accepter de faire quelque chose pour ou avec un enfant
s'ils ne sont pas prêts à le faire. Même si les enfants
n'ont pas spécialement hâte que la chose promise se
réalise, les faire attendre est irresponsable. Nous ne
devrions pas nous impliquer si nous ne sommes pas
prêts à respecter nos promesses et nos engagements,
et... à l'heure dite !
Quand les enfants sont un peu plus grands, nous
pouvons leur confier honnêtement : «Je n'ai pas bien
réfléchi quand j'ai dit ça et je n'avais pas prévu que
les circonstances allaient changer; il nous faudra peut-
être changer le moment ou faire autre chose. » Mais
les très jeunes enfants sont incapables d'imaginer
qu'un adulte tout-puissant ne puisse accomplir ce qu'il
a promis de faire : ils nous font naturellement
confiance jusqu'à ce que nous leur prouvions qu'ils ont
tort. Il serait préférable, pour leur maturation et leur
éducation, qu'ils puissent avoir confiance en nous. Il
serait également préférable qu'ils apprennent que per-
sonne n'est digne de confiance en observant des situa-
tions qui ne les mettent pas en cause eux-mêmes, mais
plutôt la vie et les amis d'autres enfants, ou en obser-
vant des personnes moins proches d'eux que papa et
maman. Les enfants demeureraient ainsi fondamentale-
ment innocents, c'est-à-dire qu'ils feraient confiance
mais sans être naïfs, et percevraient bien la nature
humaine. Cependant ils ne sentiraient pas le besoin,
inconscient ou non, de devenir eux-mêmes indignes de
confiance de façon à pouvoir survivre parmi les adultes
indignes. « Mensonge pour mensonge » (ou hypocrisie
pour hypocrisie) ne constitue pas un modèle.

274
L'honnêteté envers nous-mêmes
Aucune personne de ma connaissance n'a atteint un
état de sainteté tel qu'il lui permette de ne jamais être
contrarié ou mis en colère par un enfant de temps à
autre. Si notre mental est immature, incontrôlable, nous
songerons sérieusement à frapper un enfant qui nous
tape sur les nerfs ou à crier après lui. Les gens ont des
pensées violentes ; tout le monde en a et il n'y a rien
de mal à ça. Mais si nous ne cessons de répéter d'une
voix éthérée combien nos enfants sont merveilleux,
combien nous les aimons et ne sommes jamais
dérangés par eux alors qu'intérieurement nous refou-
lons notre rage, ce n'est sain ni pour les enfants ni
pour nous. Les enfants sont parfois difficiles et il arrive
qu'ils nous mettent à l'épreuve. Nous pouvons
admettre qu'ils le soient, tant vis-à-vis de nous que vis-
à-vis d'eux-mêmes (en temps et lieu appropriés). Cela
n'entache en rien notre amour pour eux : c'est seule-
ment qu'ils sont plus énergiques que ce que peuvent
supporter nos nerfs. L'enfant le plus merveilleux, le
plus beau, le plus aimant et le plus parfait peut à 1' oc-
casion faire des chichis et mettre nos nerfs à vif.
Les enfants ont constamment besoin d'attention ... et
ils font du bruit... et tout ce qui s'ensuit. Et non seule-
ment ils ont besoin d'une attention constante, mais en
plus ils la réclament. Ils ignorent nos règles et nos
seuils de tolérance. Si nous admettons qu'ils nous
tapent sur les nerfs, qu'ils dérangent notre tranquillité
habituelle, mais que nous reconnaissons que cela n'a
rien à voir avec notre amour pour eux, que c'est plutôt
notre manque de patience, alors cela ne créera aucune
difficulté. Ça passera, sans plus. Nous ne serons pas
piégés par des pensées du genre : « Quel monstre je
suis. Je suis épouvantable, je déteste mon enfant. »
Non. Quand nous nous disons la vérité sur la manière
dont nos enfants nous tapent sur les nerfs, nous accep-

275
tons simplement la responsabilité de notre jeu mental
égocentrique. Bien des gens le refusent. Il est facile de
constater combien certaines personnes sont poussées à
bout par leurs enfants tout en refusant de l'admettre :
elles font porter toute la responsabilité sur l'enfant et
refusent d'accepter une quelconque responsabilité per-
sonnelle.
Il est bien préférable d'admettre notre impatience et
notre frustration. Mais nous n'avons pas à le dire aux
enfants à moins de le faire avec amour, sans menaces,
car ils ne comprendraient pas. Dire : « Maintenant j'ai
envie de te frapper» est très déplacé. Mais dire : « Je
suis en colère parce que je pense que tu n'aurais pas
dû déchirer la couverture de mon nouveau livre» n'en-
gage aucune menace et transmet le message voulu. Si
nous sommes vraiment fâché envers un enfant, nous ne
devrions jamais lui dire que nous ne le sommes pas.
Vous pouvez dire : «Là je suis vraiment fâché, mais
je t'aime quand même. Simplement, je veux que tu
arrêtes de jeter ton lait par terre ».
Quand je suivais le cours EST 1, l'instructeur a
abordé le thème des enfants en tout juste deux minutes.
Il a dit : «Nous allons parler des enfants », et tous
ceux qui avaient des enfants attendaient impatiemment.
Puis il a continué : « Vous devez admettre que les
enfants sont parfois des emmerdeurs royaux. Vrai-
ment. » Bien des gens qui suivaient ce cours et avaient
essayé de toujours aimer leurs enfants en toutes cir-
constances, de ne jamais se fâcher contre eux ni d'être
dérangés par eux, eurent un mouvement de recul et se
rebellèrent : «Alors c'est ça la solution de Werner

1. Le cours EST (Erhard Seminar Training) a été mis au point


par Werner Erhard au début des années soixante-dix. Il contient de
puissantes méthodes de confrontation pour nous aider à cesser de
nier la réalité.

276
pour 1'éducation des enfants ? Deux minutes ? » Les
enfants sont parfois des emmerdeurs royaux. Vraiment.
«Juste des emmerdeurs? Rien d'autre? Qu'en est-il
de la joie, de la beauté, de la tendresse ? » En fait, nous
ne nions pas la joie, la beauté et la tendresse. Nous ne
nions que ce que nous ne voulons pas voir, non ce que
nous aimons voir. Rien dans la vie n'est tout blanc ou
tout noir. Rien n'est toujours ou jamais, sauf ceci : la
vie n'estjamais tout blanc ou tout noir. La vie a tou-
jours deux aspects : la douleur et le plaisir, la laideur
et la beauté, la joie et la souffrance.
Si nous pouvions admettre qu'il arrive des moments,
même s'ils sont peu fréquents, où nous sommes à court
de patience, et des moments où nos enfants ne font rien
pour nous mettre hors de nous (ce qui représente la
majeure partie du temps) , nous pouvons leur donner
tout ce que nous avons à leur offrir, librement, sans
restriction ni calcul. Si, lorsqu'ils sont «des emmer-
deurs » nous nous obstinons à prétendre que tout va
bien, que nous sommes parfaitement sereins, non
affectés (ces enfants étant après tout notre chair et
notre sang) nous allons nous couper d'eux et rendre la
relation fausse . Or, si elle est fausse en ces moments,
elle l' est également en d'autres, quand nous essayons
de rendre la relation « réelle » autrement. Nous nous
coupons d'eux parce que nous établissons une équation
dans laquelle notre agacement équivaut de notre part à
un manque d'amour. Nous sentant menacés par l'éven-
tualité de ne pas aimer nos enfants, nous n'arrivons pas
à réconcilier le fait que nous les aimons toujours en
toutes circonstances et le fait que nous perdons parfois
patience et nous fâchons contre eux.
Voilà pourquoi tant de sévices sont imposés aux
enfants. Les gens «essaient d'aimer» leurs enfants
tout le temps, quoi qu'il arrive. Quand ils n'y arrivent
pas, ils se détestent ; il se produit alors une explosion

277
de violence qui s'abat sur ce qui est le plus proche, les
enfants eux-mêmes le plus souvent, puisque, selon une
logique tordue, les enfants sont la cause de cette crise
de haine envers soi-même. Ces adultes essaient de blâ-
mer ce ou plutôt, ici, « ceux » qu'ils croient être la
cause de leur échec. Il s'agit bien sûr d'une explication
simpliste et n'identifiant qu'une des multiples causes
d'abus envers les enfants; mais c'est une cause qu'il
convient certainement de prendre en considération.

La nécessité de porter littéralement toute notre atten-


tion à chaque élément de notre relation avec notre
enfant est une formidable pratique vers laquelle il faut
tendre. Il nous incombe d'offrir aux enfants un langage
approprié, un environnement émotionnel approprié
ainsi qu'un large éventail de stimuli ; cela sera du plus
grand profit pour leur croissance vers la maturité, le
bonheur et la santé à l'âge adulte.
9

Une éducation pour la vie

Le continuum 1 de la vie

L'un des points fondamentaux de la thèse de


Liedloff établit le fait que les enfants qu'on entoure de
soins de façon inconditionnelle, et qui bénéficient de
contacts corporels étroits avec leurs parents et les
proches jusqu'à ce qu'ils soient prêts à explorer d'eux-
mêmes leur environnement, reçoivent l'attention
nécessaire et établissent les liens énergétiques qui leur
assurent joie et aisance dans le présent ainsi qu'un sain
développement dans l'avenir. Dans ce chapitre, je me
fonde sur ces principes pour examiner la valeur et les
moyens pratiques d'une intégration des enfants à «la
vie telle qu'elle est», dans la société dans laquelle ils
sont nés, cherchant à accroître leur confiance en soi
et leur indépendance, tout en encourageant leur bonté
naturelle et leur confiance inhérente en leur instinct.
Pour que le concept de continuum fonctionne dans
notre vie, il faut pleinement intégrer les enfants à la
société, en commençant avant la naissance. Dès qu'une

1. Note de l' éditeur américain : Le terme « continuum» est ici


utilisé dans le sens que lui donne Jean Liedloff dans son livre nova-
teur, The Continuum Concept, NY, Penguin, 1975, fondé sur sa vie
parmi les Indiens Yekwana de 1' Amérique du Sud.

279
femme se sait enceinte, elle peut entreprendre d'aider
cet autre membre à part entière de la société à s'inté-
grer à divers niveaux, par la célébration de la joie qui
précède la naissance. Il y a bien sûr plus que cela, mais
je n'exprime ici que le thème principal.
Outre qu'ils sont sensés, les principes de Liedloff
font écho à un sens inné de droiture et de justice, même
si le monde actuel semble bien éloigné de ces notions.
Je n'ai vu nulle part en Occident ces principes parfaite-
ment appliqués, même dans des situations idéales.
Néanmoins, les parents les plus sincères et les plus
dévoués peuvent les mettre en pratique pour le plus
grand bien de leurs enfants, pour leur propre bien ainsi
que celui de la société. Nous devons simplement effec-
tuer les transpositions nécessaires de ces principes dans
notre société.
Avant qu'un enfant ne marche, il est sain qu'il soit
témoin de tout ce que nous faisons dans notre vie quo-
tidienne : c'est ainsi qu'il apprend. Tl est important
qu'un des parents le porte et garde un contact physique
ininterrompu avec lui au cours de son activité quoti-
dienne. Dans les communautés autochtones, c'est plus
facile et naturel que dans le monde technologique
pressé de notre civilisation occidentale. Ces sociétés
respectent la venue en ce monde d'un enfant comme
un événement miraculeux : il est dès le début pleine-
ment désiré et aimé, de façon tacite et sans question.
L'idée d'accorder de l'attention à l'enfant, telle que
nous 1' exposons dans cet ouvrage, est ici redondante,
car déjà enracinée dans ces sociétés au sein desquelles
existe vraiment une communauté distincte des femmes
et des enfants, où de tels liens sont davantage encou-
ragés. Le parent poursuit une vie normale et productive
que les enfants n'interrompent pas, sauf pour des rai-
sons organiques et évidentes : se nourrir, prendre un
bain, jouer, etc. Les enfants sont alors les témoins de

280
la vie telle qu'elle se déroule, à son rythme et dans sa
variété.
Selon ces principes, lors de la phase « dans les
bras» (jusqu'à ce qu'un enfant ait deux ou trois ans)
nous recommandons de maintenir un contact physique.
Les porte-bébés guatémaltèques sont parfaits, tant que
l'enfant s'y sent confortable; quand il commence à
s'intéresser activement au monde environnant, une
étape naturelle de son développement, nous le laissons
explorer à volonté.
Au cours de cette phase, les parents devraient vaquer
à leurs occupations habituelles (écrire, travailler, etc.)
tandis que l'enfant les observe. Je préfère que le bébé
soit porté à l'avant plutôt qu'à l'arrière ou sur le côté,
de façon à ce qu'il puisse assister à notre vie et garder
un contact oculaire avec nous. En grandissant, il
essaiera de nous amener à faire ce qu'il veut, plutôt
que ce que nous voulons. Il s'agit alors moins d'une
question de compromis de la part des adultes par rap-
port à leur vie que d'un ajustement qui prenne en
considération 1' indépendance grandissante de 1'enfant
et son besoin de stimuli variés (c'est-à-dire davantage
orientés vers lui-même).

Voir les enfants nous aider dans nos tâches quoti-


diennes est vraiment formidable. Plus ils obtiennent
d'encouragements, mieux c'est. Dès qu'ils sont
capables de mettre un pied devant 1'autre, ils peuvent
certainement porter une serviette humide sur la corde
à linge ou une assiette sale jusqu'à 1' évier. Les enfants
adorent aider maman et papa. Si nous leur en laissons
le loisir et leur accordons la liberté d'apprendre sans
rester suspendu au-dessus d'eux pour guider leur
moindre mouvement, ils continueront à aider. Les

281
d'éducation consciente avec diligence et amour, ils res-
sentent l'amour malgré tous nos défauts. Aucun d'entre
nous ne sera un parent parfait, mais nos enfants peu-
vent néanmoins se sentir aimés, contrairement à cer-
tains d'entre nous quand nous étions enfants.
Notre volonté d'encourager les passions de nos
enfants devrait leur être évidente, même si nous devons
fixer des limites inhérentes à leur âge, leur niveau
d'habileté et autres facteurs. Voici quelques exemples.
L'une de nos filles adore l'équitation : pour elle,
c'est naturel, elle s'y sent à 1'aise, n'a pas peur et aime
vraiment ces animaux. Pour moi, les chevaux sont de
gros animaux stupides pour lesquels je n'ai décidément
aucune sympathie. Mais je n'essaie pas d'inculquer
mon parti pris évident aux autres. Quand elle a
commencé à monter à cheval, à l'âge de trois ou quatre
ans, nous l'avons complètement encouragée. Nous
avons trouvé des professeurs, et chaque fois qu'elle en
montrait le désir nous étions prêts à changer nos plans
afin de l'encourager. Nous avons même acquis deux
chevaux.
Bien des adultes ayant ma névrose à propos des che-
vaux auraient dit : « Quoi, des chevaux ? Tu veux
monter sur ces grosses bêtes stupides et têtues ? Elles
devraient être jetées en pâture aux chiens. Pourquoi ne
pas faire quelque chose de délicat : comme peindre,
écrire, méditer?» Mais nous l'avons laissé faire ce
qu'elle voulait, en rendant grâce au ciel qu'elle n'ait
pas voulu jouer de la cornemuse ou des percussions ;
mais si c'était ce qu'elle avait voulu, nous aurions fait
de même, nous lui aurions procuré de quoi satisfaire
sa passiOn.
Un des adolescents voulait jouer de la guitare et il
s'obstinait à pratiquer quatre à cinq heures par jour.
Au début, à peine était-il capable de jouer trois notes
d'affilée. Chaque jour, pendant des heures, il s'achar-

303
nait sur le pauvre instrument... Puis, il en a eu assez de
jouer sur une simple guitare acoustique et s'est procuré
un petit ampli - petit, mais très puissant. Il poussait le
volume de ce truc au maximum. Ensuite il s'est pro-
curé ce truc « fuzz » : on aurait dit un ouragan dans la
maison. Plus il faisait de bruit, plus il aimait ça. Et
c'était tellement sain pour lui ! Il a appris en pratiquant
toutes ces heures chaque jour, tout seul. Après un cer-
tain temps, il devint, et est resté, un excellent guitariste,
un musicien accompli : la musique le remplit. Cela fait
plus que compenser le « bruit » initial.
Oui, ça vaut la peine de supporter beaucoup de bruit
afin de ne pas étouffer un talent naturel et lui permettre
de s'épanouir. Nous parlons ici de la vie d'un jeune
homme. Je suis prêt à supporter autant de bruit qu'ille
faut pour la vie d'un jeune homme. C'est ce que nous
faisons quand nous voulons encourager la liberté et
l'épanouissement de quelqu'un. Il peut, bien sûr, y
avoir des limites raisonnables, comme pratiquer le jour
plutôt que la nuit, quand tout le monde a besoin de
dormir. Mais il y a moyen d'ajuster ces limites de
façon réaliste sur la passion en question sans en faire
des outils de répression arbitraire de façon à ce que
nous, adultes, conservions le contrôle et la domination.
Il n'est pas nécessaire de montrer aux enfants «qui
commande ici» et de faire dans l'autoritarisme dur; il
s'agit plutôt, grâce à des conseils avisés, de l' amour et
du bon sens, de les aider à participer à la vie familiale
en tenant compte de tous.

Les enfants devraient être encouragés, dès qu'ils


peuvent comprendre, à rechercher des guides éclairés.
Ils devraient réaliser le besoin de conseils experts dans
leur vie dans tous les domaines. Ainsi, un enfant doué

304
dans un art précis aura beaucoup de difficulté à le maî-
triser sans le concours sérieux de quelqu'un qui a déjà
maîtrisé cette forme d'art (même s'il est vrai que cer-
tains y sont arrivés). Il existe beaucoup d'excellents
musiciens qui ne peuvent lire la musique et qui, dans
une certaine mesure, ont appris seul ; mais la plupart
ont appris grâce aux autres (et ont été désireux d' ap-
prendre grâce aux autres), surtout pour affiner lèur
technique. Nous voulons que nos enfants apprennent à
bien mettre à profit leurs talents, avec sagesse, et non
à se faire inculquer un comportement appris par cœur,
tout cpmme la plupart d'entre nous ont eu a mémoriser
des vers de Molière ou des poésies de Lamartine à
l'école. Ce que nous voulons, c'est qu'ils apprennent
avec sensibilité et profondeur.

L'école à la maison : défis et joies

Pour des parents, c'est tout un art que de faire


1'école à leurs propres enfants. Car si une autorité hors
de la famille exige un travail pour le lendemain, l'en-
fant le fera; mais si c'est la mère ou le père, l'enfant
utilise tout son arsenal habituel pour ne pas faire ce
qui lui est demandé. Si nous ne sommes pas tout à fait
clairs, enseigner à la maison, c'est ouvrir la porte aux
chamailleries et à un combat incessant. Bien sûr, ce
peut être aussi une grande joie, si les parents sont prêts
à accepter tout ce que cela comporte. Il faut établir des
limites fermes et s'y tenir avec amour et humour, sans
perdre le sens de la mesure.
Faire l'école à la maison implique que les enfants
soient parfaitement intégrés à ce qui se passe dans la
maison, avec les gens qui s'y trouvent, ce qui se passe
dans la cuisine, le lavage, les rénovations, en plus des
projets de créations artistiques et académiques. L'ap-

305
prentissage suit davantage les horaires de l'enfant que
celui des parents. Certains enfants n'aiment pas
commencer à faire des mathématiques avant huit ou
neuf heures du soir, par exemple, ou avant d'avoir
atteint l'âge de neuf ou dix ans. Le matin, il se peut
qu'ils préfèrent 1'art, ou, au contraire, à cinq ans ils
peuvent avoir le goût des mathématiques. Accepter de
se plier à ces besoins est une des différences majeures
entre l'école privée et l'école à la maison. Un parent
doit donc demeurer très souple dans son horaire, afin
de répondre parfaitement aux schémas d'apprentissage
et aux intérêts de 1'enfant.
Il se peut que nous sentions ne pas pouvoir accorder
aux enfants tout ce dont ils ont besoin et ce qu'ils dési-
rent, s'il y a à la maison des frères et des sœurs d'âges
et de niveaux différents, avec des degrés de développe-
ment émotionnel et intellectuel inégaux. Cela peut
représenter une énorme charge, qui n'a rien à voir avec
le fait d'envoyer les enfants à l'école chaque matin et
de les accueillir après leur journée, sans autre implica-
tion que de leur demander ce qu'ils ont appris à 1'école
aujourd'hui et les entendre répondre : « Rien. » Faire
l'école à la maison peut être difficile, mais comporte
aussi d'immenses gratifications, tant pour les parents
que pour les enfants.

Quand je dirigeais l'école à la maison, un


des enfants refusait ni plus ni moins de faire
quoi que ce soit dans quelque matière que ce
soit, sauf en artisanat et ce pendant deux ans.
Je me débattis amèrement dans cette situation,
paniquée en pensant à l'avenir de cette enfant.
Elle est maintenant au collège et réussit bien.
Il n y eut aucun problème et son père me répé-
tait constamment : « Tout ce qui m'intéresse,
c'est qu'elle aille à l'école heureuse et qu'elle
en revienne de même. » Et ce fut fait.

306
Ce fut une grande leçon pour moi dans
l'éducation des enfants, car j'étais une
maniaque, certaine de représenter le bien de
cette enfant. Je le faisais, dans un sens. J'ai
vraiment pu réaliser que tout ce qui se passait
autour de l'apprentissage s 'était imprégné en
elle, qu'il y ait eu apparence d'engagement ou
non de sa part. Tout ce que les autres enfants
avaient appris, elle l'avait absorbé. Cette
enfant qui semblait à un niveau de cinquième
passa en seconde dans une école publique, et
c'était extraordinaire de voir comme elle pos-
sédait toutes les habiletés dont elle avait
besoin, obtenant de très bonnes notes dès le
début de l'année. Ce fut une grande expé-
rience : cela a changé beaucoup de choses
pour moi.
Professeur à la maison

Si 1'on opte pour 1'école à la maison, je préconise


de ne pas adopter d'emblée le programme de l'école
publique, ce qui semblerait pourtant le plus simple.
L'école à la maison différera beaucoup selon l'environ-
nement. Pour bien des parents, 1'école publique est
avant tout un moyen de faire garder les enfants : ils
sont heureux de ne pas avoir à s' en occuper toute la
journée. Pour eux, l'école est une récréation, une pause
quotidienne. Ceci est très courant et de tels parents sont
très frustrés à la moindre tentative d'enseigner quoi
que ce soit à leurs enfants à la maison. L'école à la
maison représente beaucoup de travail : c'est une déci-
sion que 1'on ne doit pas prendre à la légère.
D'un autre côté, quand je regarde le genre d'éduca-
tion prodigué dans une famille ordinaire inconsciente,
je ne puis imaginer que l'enfant rencontre à l'école
des problèmes qu'il ne rencontre déjà à la maison. Les

307
parents conscients trouveront à juste titre que l'école
publique ne convient pas à leurs enfants. Il serait certes
merveilleux de voir de meilleures écoles publiques,
tant sur le plan académique que sur le plan pratique.
J'aimerais voir des programmes pratiques, de l'art culi-
naire, de 1'artisanat, de la construction, toutes sortes de
choses qu'ils n'obtiennent actuellement qu'au compte-
gouttes. D'autre part, quand le programme public est
pauvre, c'est l'encouragement et le respect témoignés
par les professeurs à la maison et à l'école qui stimule-
ront les enfants à chercher et à obtenir ce qu'ils veu-
lent. S'ils se sentent respectés, ils exigeront ce dont ils
ont besoin et effectueront beaucoup de recherches par
eux-mêmes, ce qui est très sain.

Conclusion :
Une éducation pour la vie

La plupart des parents élèvent leurs enfants en leur


transmettant les principes avec lesquels ils ont grandi,
sous prétexte que ce qui était pour bon pour eux l'est
pour leurs enfants. Ces principes les maintiennent
cependant dans de telles limitations et les forcent à
percevoir et ressentir de façon tellement étroite que
devenus adultes ils sont complètement tordus, ce qui
est la norme aujourd'hui.
Tant que nous élèverons nos enfants comme nous
l'avons été ils commettront les mêmes erreurs que
nous, même si nous cherchons à les en protéger. Éle-
vez-les de façon à ce qu'ils puissent gérer les pro-
blèmes et les erreurs que nous n'avons pas su, et ne
savons peut-être toujours pas gérer. Je prends pour
acquis que notre éducation n'était pas en résonance
avec la conscience, pas idéale, qu'elle était d'une cer-
taine manière abusive, diminuante, manipulatrice ... La

308
question se pose alors : comment élever nos enfants
différemment si nous sommes encore le produit d'une
éducation inconsciente et enchaînés à des méthodes
abusives ? Si nous sommes totalement honnêtes par
rapports aux abus que nous avons pu subir sur les plans
physique, sexuel, psychique, émotionnel ou psycholo-
gique, il y a des chances pour que nous nous compor-
tions de façon à ne pas reproduire de tels abus chez
nos enfants. Mais si nous nous mentons, il y a toutes
les chances pour que nous les traitions comme nous
1'avons été. Nous devons tous ensemble être conscients
de 1'échec de nos parents en ce qui nous concerne, et
nous efforcer d'être différents avec nos enfants et ceux
avec qui nous sommes en contact. C'est la seule
manière de briser le cercle.
Nos enfants craqueront de temps à autre : c'est la
vie. Nous pouvons les y préparer, leur montrer
comment gérer les difficultés inattendues et le stress
normal associé à la croissance ; nous pourrons aussi
leur montrer comment trouver leur chemin à travers la
puberté, à travers les relations intimes et profession-
nelles et la découverte de soi.
À mon sens, la chose la plus précieuse que nous
puissions léguer à nos enfants, c'est la volonté, l'ai-
sance et la faculté d'être attentifs lorsque cela se révèle
nécessaire, la capacité d'apprendre à apprendre et
d'être bienveillants et sensibles tant à l'égard des
autres que des situations et de 1'environnement. S'ils y
parviennent, ils pourront connaître le succès n'importe
où, avec n'importe quoi , et comprendre immédiate-
ment tout ce qu'ils auront besoin d'apprendre.
10

Les jeux d'enfants


Les émotions, la gestion del 'énergie, les disputes

Les émotions

Cela vous semblera probablement évident, mais il


ne faut jamais essayer de culpabiliser les enfants par
rapport à leurs émotions ; nous devrions au contraire
les laisser généreusement exprimer la peur, la peine, la
colère, la frustration, la fierté, l'avidité, etc. Ces émo-
tions ne sont pas mauvaises. On peut les exagérer, s'y
vautrer ou les dramatiser, mais elles sont aussi des
manifestations très naturelles de l'enfant par rapport à
son environnement. Un enfant qui veut pleurer va pleu-
rer et cela est très sain. Pourquoi lui dire : «Tu n'as pas
besoin de pleurer. »Peut-être en a-t-il vraiment besoin,
qu'en savons-nous?
Les enfants passent par toute une palette d'états
d'âme, certains malheureux, et il est important de gar-
der à l'esprit que même si nous leur donnons tout, ils
ne seront satisfaits que s'ils décident de l'être. Même
si nous sommes heureux nous-mêmes, et si l'enfant
sait qu'il lui est possible de l'être, il ne le sera que s'il
le choisit. Nous aurons beau lui suggérer : « Tu peux
être heureux », il nous regardera et dira : « Je ne veux
pas. »Quand ille voudra, ille sera. S'il ignore qu'il peut

310
être heureux, nous pouvons lui suggérer de façon directe,
mais douce, qu'il jouit de divers niveaux de contrôle sur
ses humeurs et ses états d'âme.
Il arrive qu'un enfant ne se rende pas compte de ce
qu'il ressent. Dans ce cas, si un adulte sent objective-
ment cette émotion que l'enfant a de la difficulté à
définir et à gérer, il peut lui dire : «Tu as l'air triste :
est-ce exact ? » ou : « On dirait que tu es en colère :
c'est bien ça?», plutôt que : «Tu es triste ... ou en
colère. » Il est préférable de ne pas lui dire quelle émo-
tion nous croyons qu ' il éprouve, mais d'établir un dia-
logue avec lui, si cela s'avère nécessaire.
Il existe en fait deux approches. Si l' enfant à pris
1'habitude de se laisser facilement entraîner à répondre
de façon émotive et à être submergé au point de perdre
toute lucidité, certaines indications lui seront utiles. Tl
suffit parfois qu'il quitte la pièce ou déplace son atten-
tion pour immédiatement se calmer. On peut alors
demander : « Est-ce que cela te fait peur ? » « Es-tu en
colère à cause de ça ? », « On dirait que ça te rend
triste ; y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? »
Généralement, il répondra : « Non », mais se sentira
néanmoins rassuré et content de savoir que nous
sommes à son écoute et disponible s'il veut venir à
nous. Nous ne devrions pas le forcer à venir cependant,
soit en le harcelant pour le faire parler soit en le pre-
nant dans nos bras alors qu'il n'en a pas envie.
Poser des questions est une chose, énoncer des affir-
mations sur un ton cassant en est une autre : « Tu es
fâché parce que Katie a pris ton jouet, pas vrai ? Je
sais que c'est ça.» Extorquer une confession peut diffi-
cilement être considéré comme une grande preuve
d'amour. Fondamentalement, nous devrions éviter de
dire aux enfants qui ils sont. En leur disant : « Il
semble que tu sois fâché ; y a-t-il quelque chose que
je puisse faire?», on leur laisse la possibilité de

311
d'accomplir quelque chose à une incapacité de leur
part. Il ne faut pas les pousser tant qu'ils sont jeunes.
Ils y arriveront à leur rythme, quand ils seront prêts, si
nous y croyons. Nombre d' entre nous pensons, devant
le refus d' un enfant, qu'il en est incapable, ou qu'il ne
le veut vraiment pas. C'est parfois le cas, mais souvent
complètement subjectif. Ce qu'ils disent en fait, c'est
qu'ils ne veulent pas le faire à la leur. Leur réaction
dépend de la manière dont 1'adulte interagit avec eux.
C'est le contexte de nos attentes qui est important
pour eux plus que les modalités changeantes qui font
perdre de vue 1'essentiel. S'occuper des modalités, ce
n'est pas considérer l'espace mais le contenu. Pour
considérer le contenu il faudrait trop de temps, ce ne
serait ni réaliste ni pratique.

En général, un enfant à qui on aura accordé toute


l'attention nécessaire dans son jeune âge, avec l'amour,
la douceur et le soutien nécessaires, aura confiance en
lui et ressentira du bien-être. À quatre, cinq ou six ans,
1'insécurité ne le poussera pas à constamment essayer
d'attirer l'attention des adultes. Il sera bien en lui-
même. S'il ne reçoit pas l'attention dont sa saine crois-
sance a vraiment besoin, si on le néglige tôt dans la
vie, il n'aura de cesse de vouloir attirer 1'attention sur
lui (même si le père joue pleinement son rôle, ce sera
surtout la mère qui devra veiller à tout ça).
L'expérience me démontre que plus on met en avant
les principes énoncés dans ce livre, plus l'enfant déve-
loppe sa confiance en lui-même : on n'aura pas, alors,
à le surveiller constamment. Les enfants élevés en
accord avec les principes de base du continuum
deviennent très indépendants et ils sont désireux d' ex-
périmenter et d'explorer; ils sont en outre compétents
et fiables.

291
L'arrière-plan de l'éducation

On m'a un jour demandé combien de générations il


faudrait pour créer une société fondée sur la conscience
et qui pourrait durer des siècles. La discussion porta
sur le genre d'éducation nécessaire : faut-il enseigner
aux enfants les idées et la philosophie, ou bien les
choses pratiques ? Quel système d'éducation faut- il
mettre au point ?
Je reviens souvent au livre de Idries Shah 1, Learning
how to Learn, car le plus beau cadeau pour un enfant,
si nous pouvons le lui donner, est de lui enseigner le
discernement par rapport au processus même de 1'ap-
prentissage, plutôt que de nous égarer dans une mon-
tagne de faits. Un enfant qui a appris à apprendre saura
facilement trier les données utiles. Avec le discerne-
ment, il peut choisir l'information la plus appropriée à
chaque situation donnée.
Les petits enfants veulent toujours accomplir davan-
tage qu'ils ne le peuvent : leur mental précède leur
corps. Certains d'entre nous ont probablement observé
leurs propres enfants ou ceux des autres voulant lire à
tout prix mais n'y arrivant pas. Ce désir intense consti-
tue 1'outil le plus puissant dans leur apprentissage.
Presque tous les enfants que j'ai vus veulent accomplir
des choses techniques ou mécaniques bien au-delà de
leurs capacités. Ils apprennent en essayant, même si
leurs premières tentatives sont décevantes. Il nous faut
donc leur offrir la chance d'expérimenter des choses
que nous croyons un peu au-dessus de leurs capacités,
tout en demeurant du côté du simple bon sens. Laisser
un enfant de trois ans couper sa banane peut produire
des tranches inégales et écrasées, mais il apprendra

l. Shah, Idries, Learning how to Learn, New York, Penguin,


Arkana, 1978.

292
vite. Laisser un enfant de cet âge démonter une montre
et la remonter est tellement loin de sa compréhension
et de ses talents en mécanique que la déception inévi-
table serait contre-productive dans son apprentissage.
Des résultats encourageants le galvanisent, mais l'inca-
pacité totale lui ôte toute envie d'apprendre.
Les enfants n'ont pas besoin d'être attentifs pour
apprendre, que ce soit à 1'école ou à la maison. Ils
peuvent absorber en étant simplement plongés dans
1'atmosphère, même pour des matières faisant particu-
lièrement appel au cerveau gauche comme les mathé-
matiques et la grammaire. Il s peuvent sembler ne pas
s'y intéresser, et pourtant ils apprennent. Je l'ai même
remarqué chez les plus jeunes, en jouant avec eux.
Ainsi semblaient-ils complètement ignorer 1'histoire
que j'essayais de leur raconter: ils se précipitaient sur
les murs, criaient, n'entendaient pas un mot et vou-
laient faire autre chose. Mais dès que nous étions
dehors pour une autre activité, ils étaient capables de
raconter l'histoire mot pour mot. Ils en avaient absorbé
chaque partie, mais de façon non linéaire.
Même si les enfants ne prêtent pas attention à la
musique classique, par exemple, et déclarent la détes-
ter, ils en absorbent probablement beaucoup plus qu'on
ne croit. L'attention périphérique ou inconsciente d'un
enfant est étonnante. Nous n'avons donc aucun besoin
de contrôler leur attention de la façon linéaire qui nous
est si coutumière à nous, adultes. Laissons-les jouer et
rêvasser tout en continuant à leur enseigner ce que
nous voulons qu'ils apprennent. Ils 1'absorberont à leur
manière et l'utiliseront à volonté quand le moment sera
venu. Une grande partie de l'éducation n'est qu'infor-
mations à absorber. Ils sont comme des éponges sèches
dans une bassine d'eau : ils s'imbibent de ces informa-
tions; c'est leur nature, après tout. Dans cette ligne de
pensée, je voudrais souligner à tous ceux qui ense1-

293
gnent aux enfants, ne serait-ce qu'une heure par
semaine, qui en ont, qui en désirent ou qui ont quoi
que ce soit à faire avec eux à quelque niveau que ce
soit, l'importance de lire certains livres fondamentaux
de John Holt 1 et de Joseph Chilton Pearce 2 , qui sont
des études aussi importantes que celles nécessaires à
la pratique de toute profession ou activité spécialisée.
Essayer d'éduquer des enfants dans la conscience sans
d'abord étudier John Holt serait aussi fou que de tenter
de voler sans ailes.
Malheureusement, le système scolaire actuel est
complètement orienté vers le succès matériel. Après
tout, pourquoi le succès ? Pour voyager, posséder une
belle maison, payer les factures , avoir une voiture,
toutes ces « valeurs » matérielles ? Rien de tout cela
ne saura pleinement satisfaire notre monde émotionnel
et mental, ni celui des sentiments profonds dont nous,
humains, sommes capables. De même qu'à de rares
exceptions près nous n'avons pas été éduqués en vue
d'une appréciation esthétique ou d'une expression
créatrice raffinée.
Le ressenti est en fait la première dimension qui se
développe chez un enfant. C'est cela qui devrait être
mis en avant à l'école, surtout dans les premières
années, pour poser les fondements d'un apprentissage
futur fructueux. Mais aujourd'hui, pour ce qui est de
l'éducation, on s'en remet surtout à un verbiage
dépourvu de sens, on mise sur le langage et la pensée.
S'il est vrai que le champ de la pensée et du langage
doit être développé, de façon à ce que l'enfant ne soit
pas isolé dans son seul « corps du ressenti », il ne faut

1. Holt, John, Why Children Fait, Escape From Childhood et


How Children Learn.
2. Chilton Pearce, Joseph, The Magical Child, The Magical
Child Returns.

294
pas pour autant perdre de vue un certain équilibre et
une certaine perspective. Pour les enfants qui auront
grandi et mûri en recevant un enseignement strictement
intellectuel, les convictions qu'ils auront acquises dans
leur première éducation n'auront plus de poids parce
que c'était des convictions intellectuelles et non des
convictions ressenties. Il s'agit donc d'intégrer leur
corps à leur éducation dès la première phase de leur
développement.
Ma conception en matière d ' éducation des enfants
consiste à mettre au premier plan leur santé émotion-
nelle, physique et peut-être spirituelle ; les matières
académiques sont secondaires. Elles ne sont pas négli-
geables, mais doivent être mises en place en leur
temps. Enseignées sur une base de névrose ou de psy-
chose, elles ne peuvent porter les mêmes fruits qu'en-
seignées à des enfants qui ont établi un rapport
heureux, innocent et ouvert avec la vie. Les ensei-
gnants entraînés uniquement aux matières acadé-
miques, coupés de la vie intérieure, mettent trop
l' accent sur l'enseignement de faits et de chiffres au
détriment des véritables besoins de leurs élèves dans la
vie. L'un des rôles d'un bon professeur consister à éta-
blir les bases de l'éducation, de sorte que les matières
académiques puissent pousser en terre fertile. Mais il
est frustrant de constater combien peu de professeurs
sont formés dans ces deux domaines.
Il me semble qu'enseigner les matières académiques
est un don, ou alors qu'il y faut beaucoup d'entraîne-
ment. Mais même avec 1' entraînement, tout le monde
n'y arrive pas. Nombre d'entre nous sont sans doute
fort bien intentionnés, mais ils ne savent pas comment
s'y prendre. En revanche, enseigner les fondements
d'une attitude saine au niveau des émotions et de la
psyché vient naturellement à quiconque les vit de
manière authentique. Des parents conscients facilitent
grandement la tâche des professeurs.

295
Je sens parfois une très grande appréhension quand
des adultes, ne sachant pas ce qu'est une éducation
consciente, prennent des décisions et édictent des
règles concernant la meilleure manière d'élever leurs
enfants. Le problème ne consiste pas à améliorer d'an-
ciennes règles ou à en édicter de nouvelles ; le pro-
blème vient de ce que des adultes ignorent ce que c'est
que d'avoir quatre, neuf, douze ou treize ans.
Si nous sentions ce que sont les enfants, à n'importe
quel âge, leurs valeurs, leur vision du monde, leurs
préférences et aversions, au lieu de penser à ce qu'ils
devraient être en tant qu'adultes, la situation serait tout
autre. On ne peut absolument pas enseigner aux enfants
sans être au fait de leurs besoins et de leurs états
d'âme. Je le répète : sans avoir d'abord établi une rela-
tion avec eux (compris leur vision), il est déraisonnable
de leur demander de nous suivre, même si nous
sommes doux et justes. Ce n'est pas qu'ils ne le vou-
dront pas, mais plutôt qu'ils ne le pourront pas.
Si les enfants sentent que d'une certaine façon nous
les comprenons, il y aura sûrement des discussions, ils
seront parfois en désaccord avec nous, mais ils
comprendront ce que nous voulons leur dire et respec-
teront les limites que nous établissons car celles-ci leur
sembleront sensées. Si nous ne comprenons pas leur
point de vue, nous édictons des règles strictement aca-
démiques et vides, nous établissons des règles de
comportement pour chaque occasion et les faisons
appliquer de gré ou de force . Cela ne conduit qu'à les
rendre obéissants mais insatisfaits, souvent amers et
rebelles.
Le problème ne vient pas des enfants, de leurs
désirs, de leurs besoins et de leur enthousiasme. C'est

296
à nous en tant qu'adultes de ressentir leur point de vue
afin de pouvoir définir au mieux les limites à établir.
Une adolescente de treize ans qui vit une rupture avec
son premier petit ami ne représente peut-être pas un
problème pour nous; en fait, ce peut être un soulage-
ment. Nous avons eu nos histoires d'amour, nous
sommes passés par là et avons tendance à penser : « Tu
t'en remettras, tu es jeune. Un de perdu dix de retrou-
vés .. . » Nous jouissons d'une perspective qui leur
échappe. Pour un adolescent, une rupture, c'est vrai-
ment très important. Sa vie sociale tout entière repose
sur cette situation pour les six années à venir. Si nous
n'arrivons pas à ressentir la position des enfants, nous
échouerons : nous ne pourrons être bienveillants ni
gérer leurs émotions de façon satisfaisante. Quand un
enfant a besoin de quelque chose, il n'est pas néces-
saire de tout laisser tomber et d'accourir, mais si nous
ne savons pas ressentir leur point de vue, nous ne pour-
rons gérer leurs besoins de façon satisfaisante, pour
eux et pour nous, et ils seront probablement de plus en
plus frustrés.
Avez-vous déjà vu un petit garçon assister à un
mariage ou un enterrement, en complet cravate, habillé
comme un petit adulte ou, pire, dont on attend qu'il se
conduise comme un adulte coincé de quarante ans, tan-
dis que maman le regarde : «N'est-ce pas la plus belle
petite chose que vous ayez vue ? Il est tellement adora-
ble ! »Pour ma part j'ai toujours envie de le débarras-
ser de son complet, de déchirer sa cravate et de
l'habiller avec de vieux pantalons usagés. De tels
parents disent toujours : «C'est mon petit homme. »
Et dire qu'on parle de comprendre ce que ressent un
enfant ! Il est très injuste d'attendre des enfants qu'ils
soient de petits adultes ou quoi que ce soit d'autre que
ce qu'ils sont.
Une certaine éducation formelle est sans doute utile

297
pour apprendre à se comporter en société : J'élégance,
le protocole, la manière de se conduire avec les
humains : il nous faut une base. C'est comme pour lire
une carte du ciel astrologique ou des cartes de tarot :
les cartes fournissent une certaine base, qui ouvre la
porte à la perception d'informations diverses, mais ces
images déclenchent aussi quelque chose. Il en va ainsi
de 1'éducation formelle : apprendre à dire « merci »,
«s'il vous plaît», «de rien» et autres choses fonda-
mentales constitue une base essentielle. Manger avec
une fourchette, ne pas s'empiffrer et en mettre partout
sur nos vêtements, tout en parlant et postillonnant,
constitue la base des bonnes manières à table.
Il vaut la peine d'établir un fondement de courtoisie
dans nos rapports, tant formels qu'intimes. C'est beau-
coup une question de respect que nous nous vouons les
uns aux autres en diverses circonstances. Encore une
fois, on ne peut l'imposer, mais le respect ne saurait
être passé sous silence dans toute éducation formelle,
toute formation personnelle. Celle-ci mettrait l'accent
sur le respect essentiel libre de toute subjectivité psy-
chologique. Mais cela doit d'abord procéder d'une
sorte de communication organique, d'un ressenti
envers les autres et les divers espaces.
Par exemple, en ce qui concerne la manière de
prendre soin des outils, on devrait apprendre à les
remettre à leur place et dans le même état qu'au
moment où ils ont été pris. Il n'est pas question d'ap-
prendre à se servir d'un marteau et ensuite de se rappe-
ler qu'il faut en prendre soin. Il s'agit d'apprendre que
se servir d'un marteau et en prendre soin sont une seule
et même chose. Ranger les choses devient alors auto-
matique. On ne devrait faire aucune distinction entre
se servir des outils et les entretenir : les deux choses
sont interdépendantes. Voilà pour les outils.
Chacun des aspects de la vie pratique - s'habiller,

298
cette façon de gérer l'énergie dans notre propre vie
-car l'exemple constitue toujours le fondement de tout
enseignement efficace. Je ne veux pas dire qu'ils
devraient toujours apprendre silencieusement et qu'il
nous faudrait toujours faire comme si on ne voyait rien.
Notre intervention, si elle est certes nécessaire, doit se
faire sous la forme d'unfeed-back, pas sous la forme
d'un sermon ou d' une interdiction face à une activité
ou un comportement innocents.
Quand les enfants courent et crient dans la maison,
par exemple, j'interviendrais en expliquant le principe
de règles de conduite qui conviennent en fonction des
différentes circonstances, ce que nous avons largement
évoqué dans les chapitres précédents. Je leur dirais :
« Ce niveau de bruit ne convient pas à cet endroit, mais
vous pouvez très bien aller dehors et faire encore
davantage de bruit. » Lorsqu'un enfant a beaucoup
d'énergie agressive qui ne soit pas spécialement dirigée
contre quelqu'un, il est utile de lui suggérer une autre
activité (à part aller frapper un autre enfant), comme
par exemple sortir et briser des cailloux, ou construire
un château.
Parfois, les adultes organisent un jeu énergique et
certains enfants peuvent y participer sans que le bruit
ne devienne assourdissant. Il s'agit de sentir quand les
choses commencent à échapper à tout contrôle et de
dire simplement : « Prenez une bonne respiration ;
nous commençons à faire un peu trop de bruit. Voulez-
vous aller jouer dehors, jouer à chat perché, courir ? »
Ou encore : « Jouons à quelque chose de plus tran-
quille pendant un certain temps. » Nous devons être à
même de sentir 1' atmosphère sans nous perdre dans
l'intensité croissante du jeu des enfants au point d'ou-
blier les autres et 1' espace où nous nous trouvons.

320
Les disputes et autres «jeux d'enfants»

Idéalement, en présence des enfants, les adultes


seront l'exemple même de la gentillesse, de la généro-
sité et de la compassion. Mais il convient également
de se poser la question : que peut-on raisonnablement
attendre d'enfants d'âge scolaire, qu'apprendront-ils
vraiment ? Si 1' on peut effectivement attendre de leur
part une gentillesse ou une bonne volonté générale, on
ne peut pas l'espérer dans chaque interaction en parti-
culier. Il y a plus de chances que les enfants soient
gentils, généreux et compatissants avec les étrangers et
les enfants qu'ils ne connaissent pas qu'avec leurs
intimes (amis, famille, surtout les frères et sœurs, avec
qui ils peuvent se laisser aller). Se chamailler et taqui-
ner les plus petits semble universel. Les coup de becs
ne sont pas seulement affaire de poules.
Ma naïveté m'amène à croire qu'il doit bien y avoir
une société dans laquelle les grands n'ont pas besoin de
harceler les petits. Dans des circonstances ordinaires, il
convient de savoir si les enfants sont bons amis et s'ils
s'amusent bien ensemble. Si c'est le cas, ils vont pro-
bablement se chamailler âprement de temps à autre et
être déplaisants les uns envers les autres, surtout s'ils
veulent impressionner un nouvel ami, s'ils sont en
compétition, ou pour quelque autre raison. Mais en
gros, si les enfants sont de proches amis, leur amitié
peut souffrir quelques égratignures, car l'amour, ou
1'affection, est à 1' arrière-plan de leurs relations.
En tant qu'adulte responsable, nous pouvons avec
douceur et constance évoquer la « morale » aux
enfants, sans les forcer à entrer dans ce moule : ils
nous entendront. Même si le prix à payer pour devenir
gentils, généreux et compatissants exige qu'ils partent
et soient livrés à eux-mêmes (au collège, ou pour un
travail dans une autre ville), tant que c'est notre res-

321
ponsabilité, 1' important est qu'ils le deviennent. Il faut
parfois mettre de la distance entre eux et la famille
pour que s'établisse ce comportement, mais le jeu en
vaut la chandelle. Il est plus naturel pour un enfant
d'être ouvert aux autres que cruel et étroit d'esprit.
Nous n'avons pas à rôder autour des enfants qui
jouent afin de nous assurer qu'ils se comportent correc-
tement et ne se maltraitent pas. De temps à autre, une
querelle éclate, mais le plus souvent ils règlent cela
eux-mêmes quand ils sentent que les adultes les sou-
tiennent dans leur action et s'ils ont confiance en eux
et sont authentiques avec eux-mêmes. Il se peut qu'un
enfant prenne le dessus et domine tout le monde, s'as-
surant que tout fonctionne toujours selon ses désirs,
mais après un certain temps, les autres cesseront de
l'écouter.
Les enfants se débrouillent très bien. Si nous ne leur
laissons pas 1'espace et ne leur accordons pas notre
soutien pour qu'ils règlent leurs différends eux-mêmes,
ils n'apprendront pas à gérer les relations entre per-
sonnes. Évidemment, si la sécurité d'un enfant est en
jeu, nous devons intervenir sur-le-champ. Je ne laisse-
rais pas les plus âgés tabasser les plus jeunes. Si le
plus âgé commence à brandir le petit train en bois, je
l'arrêterais tout de suite. S'il y a un risque réel de dom-
mage physique, j'interviens; sinon, il est étonnant de
voir combien les enfants se débrouillent bien tout seuls.
Ils ont surtout besoin de savoir d'une part qu'un adulte
est disponible si nécessaire - s'ils ne peuvent régler
une situation eux-mêmes -, et d'autre part que s'ils
hurlent au secours nous accourons.
S'il y a un risque de dommage psychologique,
comme lorsqu'un enfant plus grand traite un plus petit
de laid, gros ou stupide, je tends à intervenir, surtout
si celui qui est 1' objet de tels quolibets ne sait pas
encore parler. Je dirai au plus âgé : « Si tu veux lui

322
parler ainsi, attends qu'il sache parler pour te répondre.
Alors vous pourrez régler ça ensemble. Si tu veux 1'in-
sulter, il pourra t'insulter à son tour et tu verras si tu
apprécies. Mais pour le moment, il est sans défense,
alors calme un peu tes ardeurs. »
Tl peut être difficile de ne pas humilier inconsciem-
ment un enfant agressif qui se querelle, surtout si nous
protégeons de façon évidente notre enfant contre celui
de quelqu'un d'autre. Souvent, quand deux enfants se
battent, j'interpose mon corps entre les deux. Sans dire
un mot, j'arrête le combat pour une petite pause. Je
peux alors dire : «Les gens ne sont pas plus faits pour
être frappés que les chaises pour avoir leur pieds
sciés», ou quelque chose de ce genre, sans les culpabi-
liser. Les enfants sont très sensibles à la culpabilité, à
moins qu'ils ne soient déjà tellement enfermés dans
leur coquille et conditionnés que ça ne les dérange
plus, et cela peut arriver, même à quatre ans. L'image
de soi d'un jeune enfant innocent est très fragile.
Quand elle est encore en voie de formation, il faut être
très prudent par rapport à ce qui nous semble un usage
ordinaire de la langue, mais peut se révéler dévastateur
pour 1' enfant.
J'essaie de ne pas moraliser et de choisir soigneuse-
ment mes mots et mon langage quand je m'adresse aux
enfants. Quand je leur parle et fais référence à eux ou
à d'autres, je n'utilise pas le mot «méchant». Je ne
dirai jamais : « Ne sois pas méchant », mais plutôt :
« Tu pourrais être plus patient, ou gentil, ou moins exi-
geant. » Je pourrais dire quelque chose comme :
«Vous devrez jouer chacun de votre côté si la bagarre
commence.» S'ils ne font que se bousculer, je n'inter-
viens pas tout de suite; j'attends qu'ils en viennent aux
morsures ou aux égratignures. Les trois quarts du
temps ils s'arrêtent avant. Mais s'ils en viennent aux
morsures, je dis à l'agresseur : «Tu peux me mordre. »

323
d'éducation consciente avec diligence et amour, ils res-
sentent l'amour malgré tous nos défauts. Aucun d'entre
nous ne sera un parent parfait, mais nos enfants peu-
vent néanmoins se sentir aimés, contrairement à cer-
tains d'entre nous quand nous étions enfants.
Notre volonté d'encourager les passions de nos
enfants devrait leur être évidente, même si nous devons
fixer des limites inhérentes à leur âge, leur niveau
d'habileté et autres facteurs. Voici quelques exemples.
L'une de nos filles adore l'équitation : pour elle,
c'est naturel, elle s'y sent à 1'aise, n'a pas peur et aime
vraiment ces animaux. Pour moi, les chevaux sont de
gros animaux stupides pour lesquels je n'ai décidément
aucune sympathie. Mais je n'essaie pas d'inculquer
mon parti pris évident aux autres. Quand elle a
commencé à monter à cheval, à l'âge de trois ou quatre
ans, nous l'avons complètement encouragée. Nous
avons trouvé des professeurs, et chaque fois qu'elle en
montrait le désir nous étions prêts à changer nos plans
afin de l'encourager. Nous avons même acquis deux
chevaux.
Bien des adultes ayant ma névrose à propos des che-
vaux auraient dit : « Quoi, des chevaux ? Tu veux
monter sur ces grosses bêtes stupides et têtues ? Elles
devraient être jetées en pâture aux chiens. Pourquoi ne
pas faire quelque chose de délicat : comme peindre,
écrire, méditer?» Mais nous l'avons laissé faire ce
qu'elle voulait, en rendant grâce au ciel qu'elle n'ait
pas voulu jouer de la cornemuse ou des percussions ;
mais si c'était ce qu'elle avait voulu, nous aurions fait
de même, nous lui aurions procuré de quoi satisfaire
sa passiOn.
Un des adolescents voulait jouer de la guitare et il
s'obstinait à pratiquer quatre à cinq heures par jour.
Au début, à peine était-il capable de jouer trois notes
d'affilée. Chaque jour, pendant des heures, il s'achar-

303
nait sur le pauvre instrument... Puis, il en a eu assez de
jouer sur une simple guitare acoustique et s'est procuré
un petit ampli - petit, mais très puissant. Il poussait le
volume de ce truc au maximum. Ensuite il s'est pro-
curé ce truc « fuzz » : on aurait dit un ouragan dans la
maison. Plus il faisait de bruit, plus il aimait ça. Et
c'était tellement sain pour lui ! Il a appris en pratiquant
toutes ces heures chaque jour, tout seul. Après un cer-
tain temps, il devint, et est resté, un excellent guitariste,
un musicien accompli : la musique le remplit. Cela fait
plus que compenser le « bruit » initial.
Oui, ça vaut la peine de supporter beaucoup de bruit
afin de ne pas étouffer un talent naturel et lui permettre
de s'épanouir. Nous parlons ici de la vie d'un jeune
homme. Je suis prêt à supporter autant de bruit qu'ille
faut pour la vie d'un jeune homme. C'est ce que nous
faisons quand nous voulons encourager la liberté et
l'épanouissement de quelqu'un. Il peut, bien sûr, y
avoir des limites raisonnables, comme pratiquer le jour
plutôt que la nuit, quand tout le monde a besoin de
dormir. Mais il y a moyen d'ajuster ces limites de
façon réaliste sur la passion en question sans en faire
des outils de répression arbitraire de façon à ce que
nous, adultes, conservions le contrôle et la domination.
Il n'est pas nécessaire de montrer aux enfants «qui
commande ici» et de faire dans l'autoritarisme dur; il
s'agit plutôt, grâce à des conseils avisés, de l' amour et
du bon sens, de les aider à participer à la vie familiale
en tenant compte de tous.

Les enfants devraient être encouragés, dès qu'ils


peuvent comprendre, à rechercher des guides éclairés.
Ils devraient réaliser le besoin de conseils experts dans
leur vie dans tous les domaines. Ainsi, un enfant doué

304
dans un art précis aura beaucoup de difficulté à le maî-
triser sans le concours sérieux de quelqu'un qui a déjà
maîtrisé cette forme d'art (même s'il est vrai que cer-
tains y sont arrivés). Il existe beaucoup d'excellents
musiciens qui ne peuvent lire la musique et qui, dans
une certaine mesure, ont appris seul ; mais la plupart
ont appris grâce aux autres (et ont été désireux d' ap-
prendre grâce aux autres), surtout pour affiner lèur
technique. Nous voulons que nos enfants apprennent à
bien mettre à profit leurs talents, avec sagesse, et non
à se faire inculquer un comportement appris par cœur,
tout cpmme la plupart d'entre nous ont eu a mémoriser
des vers de Molière ou des poésies de Lamartine à
l'école. Ce que nous voulons, c'est qu'ils apprennent
avec sensibilité et profondeur.

L'école à la maison : défis et joies

Pour des parents, c'est tout un art que de faire


1'école à leurs propres enfants. Car si une autorité hors
de la famille exige un travail pour le lendemain, l'en-
fant le fera; mais si c'est la mère ou le père, l'enfant
utilise tout son arsenal habituel pour ne pas faire ce
qui lui est demandé. Si nous ne sommes pas tout à fait
clairs, enseigner à la maison, c'est ouvrir la porte aux
chamailleries et à un combat incessant. Bien sûr, ce
peut être aussi une grande joie, si les parents sont prêts
à accepter tout ce que cela comporte. Il faut établir des
limites fermes et s'y tenir avec amour et humour, sans
perdre le sens de la mesure.
Faire l'école à la maison implique que les enfants
soient parfaitement intégrés à ce qui se passe dans la
maison, avec les gens qui s'y trouvent, ce qui se passe
dans la cuisine, le lavage, les rénovations, en plus des
projets de créations artistiques et académiques. L'ap-

305
prentissage suit davantage les horaires de l'enfant que
celui des parents. Certains enfants n'aiment pas
commencer à faire des mathématiques avant huit ou
neuf heures du soir, par exemple, ou avant d'avoir
atteint l'âge de neuf ou dix ans. Le matin, il se peut
qu'ils préfèrent 1'art, ou, au contraire, à cinq ans ils
peuvent avoir le goût des mathématiques. Accepter de
se plier à ces besoins est une des différences majeures
entre l'école privée et l'école à la maison. Un parent
doit donc demeurer très souple dans son horaire, afin
de répondre parfaitement aux schémas d'apprentissage
et aux intérêts de 1'enfant.
Il se peut que nous sentions ne pas pouvoir accorder
aux enfants tout ce dont ils ont besoin et ce qu'ils dési-
rent, s'il y a à la maison des frères et des sœurs d'âges
et de niveaux différents, avec des degrés de développe-
ment émotionnel et intellectuel inégaux. Cela peut
représenter une énorme charge, qui n'a rien à voir avec
le fait d'envoyer les enfants à l'école chaque matin et
de les accueillir après leur journée, sans autre implica-
tion que de leur demander ce qu'ils ont appris à 1'école
aujourd'hui et les entendre répondre : « Rien. » Faire
l'école à la maison peut être difficile, mais comporte
aussi d'immenses gratifications, tant pour les parents
que pour les enfants.

Quand je dirigeais l'école à la maison, un


des enfants refusait ni plus ni moins de faire
quoi que ce soit dans quelque matière que ce
soit, sauf en artisanat et ce pendant deux ans.
Je me débattis amèrement dans cette situation,
paniquée en pensant à l'avenir de cette enfant.
Elle est maintenant au collège et réussit bien.
Il n y eut aucun problème et son père me répé-
tait constamment : « Tout ce qui m'intéresse,
c'est qu'elle aille à l'école heureuse et qu'elle
en revienne de même. » Et ce fut fait.

306
Ce fut une grande leçon pour moi dans
l'éducation des enfants, car j'étais une
maniaque, certaine de représenter le bien de
cette enfant. Je le faisais, dans un sens. J'ai
vraiment pu réaliser que tout ce qui se passait
autour de l'apprentissage s 'était imprégné en
elle, qu'il y ait eu apparence d'engagement ou
non de sa part. Tout ce que les autres enfants
avaient appris, elle l'avait absorbé. Cette
enfant qui semblait à un niveau de cinquième
passa en seconde dans une école publique, et
c'était extraordinaire de voir comme elle pos-
sédait toutes les habiletés dont elle avait
besoin, obtenant de très bonnes notes dès le
début de l'année. Ce fut une grande expé-
rience : cela a changé beaucoup de choses
pour moi.
Professeur à la maison

Si 1'on opte pour 1'école à la maison, je préconise


de ne pas adopter d'emblée le programme de l'école
publique, ce qui semblerait pourtant le plus simple.
L'école à la maison différera beaucoup selon l'environ-
nement. Pour bien des parents, 1'école publique est
avant tout un moyen de faire garder les enfants : ils
sont heureux de ne pas avoir à s' en occuper toute la
journée. Pour eux, l'école est une récréation, une pause
quotidienne. Ceci est très courant et de tels parents sont
très frustrés à la moindre tentative d'enseigner quoi
que ce soit à leurs enfants à la maison. L'école à la
maison représente beaucoup de travail : c'est une déci-
sion que 1'on ne doit pas prendre à la légère.
D'un autre côté, quand je regarde le genre d'éduca-
tion prodigué dans une famille ordinaire inconsciente,
je ne puis imaginer que l'enfant rencontre à l'école
des problèmes qu'il ne rencontre déjà à la maison. Les

307
parents conscients trouveront à juste titre que l'école
publique ne convient pas à leurs enfants. Il serait certes
merveilleux de voir de meilleures écoles publiques,
tant sur le plan académique que sur le plan pratique.
J'aimerais voir des programmes pratiques, de l'art culi-
naire, de 1'artisanat, de la construction, toutes sortes de
choses qu'ils n'obtiennent actuellement qu'au compte-
gouttes. D'autre part, quand le programme public est
pauvre, c'est l'encouragement et le respect témoignés
par les professeurs à la maison et à l'école qui stimule-
ront les enfants à chercher et à obtenir ce qu'ils veu-
lent. S'ils se sentent respectés, ils exigeront ce dont ils
ont besoin et effectueront beaucoup de recherches par
eux-mêmes, ce qui est très sain.

Conclusion :
Une éducation pour la vie

La plupart des parents élèvent leurs enfants en leur


transmettant les principes avec lesquels ils ont grandi,
sous prétexte que ce qui était pour bon pour eux l'est
pour leurs enfants. Ces principes les maintiennent
cependant dans de telles limitations et les forcent à
percevoir et ressentir de façon tellement étroite que
devenus adultes ils sont complètement tordus, ce qui
est la norme aujourd'hui.
Tant que nous élèverons nos enfants comme nous
l'avons été ils commettront les mêmes erreurs que
nous, même si nous cherchons à les en protéger. Éle-
vez-les de façon à ce qu'ils puissent gérer les pro-
blèmes et les erreurs que nous n'avons pas su, et ne
savons peut-être toujours pas gérer. Je prends pour
acquis que notre éducation n'était pas en résonance
avec la conscience, pas idéale, qu'elle était d'une cer-
taine manière abusive, diminuante, manipulatrice ... La

308
question se pose alors : comment élever nos enfants
différemment si nous sommes encore le produit d'une
éducation inconsciente et enchaînés à des méthodes
abusives ? Si nous sommes totalement honnêtes par
rapports aux abus que nous avons pu subir sur les plans
physique, sexuel, psychique, émotionnel ou psycholo-
gique, il y a des chances pour que nous nous compor-
tions de façon à ne pas reproduire de tels abus chez
nos enfants. Mais si nous nous mentons, il y a toutes
les chances pour que nous les traitions comme nous
1'avons été. Nous devons tous ensemble être conscients
de 1'échec de nos parents en ce qui nous concerne, et
nous efforcer d'être différents avec nos enfants et ceux
avec qui nous sommes en contact. C'est la seule
manière de briser le cercle.
Nos enfants craqueront de temps à autre : c'est la
vie. Nous pouvons les y préparer, leur montrer
comment gérer les difficultés inattendues et le stress
normal associé à la croissance ; nous pourrons aussi
leur montrer comment trouver leur chemin à travers la
puberté, à travers les relations intimes et profession-
nelles et la découverte de soi.
À mon sens, la chose la plus précieuse que nous
puissions léguer à nos enfants, c'est la volonté, l'ai-
sance et la faculté d'être attentifs lorsque cela se révèle
nécessaire, la capacité d'apprendre à apprendre et
d'être bienveillants et sensibles tant à l'égard des
autres que des situations et de 1'environnement. S'ils y
parviennent, ils pourront connaître le succès n'importe
où, avec n'importe quoi , et comprendre immédiate-
ment tout ce qu'ils auront besoin d'apprendre.
10

Les jeux d'enfants


Les émotions, la gestion del 'énergie, les disputes

Les émotions

Cela vous semblera probablement évident, mais il


ne faut jamais essayer de culpabiliser les enfants par
rapport à leurs émotions ; nous devrions au contraire
les laisser généreusement exprimer la peur, la peine, la
colère, la frustration, la fierté, l'avidité, etc. Ces émo-
tions ne sont pas mauvaises. On peut les exagérer, s'y
vautrer ou les dramatiser, mais elles sont aussi des
manifestations très naturelles de l'enfant par rapport à
son environnement. Un enfant qui veut pleurer va pleu-
rer et cela est très sain. Pourquoi lui dire : «Tu n'as pas
besoin de pleurer. »Peut-être en a-t-il vraiment besoin,
qu'en savons-nous?
Les enfants passent par toute une palette d'états
d'âme, certains malheureux, et il est important de gar-
der à l'esprit que même si nous leur donnons tout, ils
ne seront satisfaits que s'ils décident de l'être. Même
si nous sommes heureux nous-mêmes, et si l'enfant
sait qu'il lui est possible de l'être, il ne le sera que s'il
le choisit. Nous aurons beau lui suggérer : « Tu peux
être heureux », il nous regardera et dira : « Je ne veux
pas. »Quand ille voudra, ille sera. S'il ignore qu'il peut

310
être heureux, nous pouvons lui suggérer de façon directe,
mais douce, qu'il jouit de divers niveaux de contrôle sur
ses humeurs et ses états d'âme.
Il arrive qu'un enfant ne se rende pas compte de ce
qu'il ressent. Dans ce cas, si un adulte sent objective-
ment cette émotion que l'enfant a de la difficulté à
définir et à gérer, il peut lui dire : «Tu as l'air triste :
est-ce exact ? » ou : « On dirait que tu es en colère :
c'est bien ça?», plutôt que : «Tu es triste ... ou en
colère. » Il est préférable de ne pas lui dire quelle émo-
tion nous croyons qu ' il éprouve, mais d'établir un dia-
logue avec lui, si cela s'avère nécessaire.
Il existe en fait deux approches. Si l' enfant à pris
1'habitude de se laisser facilement entraîner à répondre
de façon émotive et à être submergé au point de perdre
toute lucidité, certaines indications lui seront utiles. Tl
suffit parfois qu'il quitte la pièce ou déplace son atten-
tion pour immédiatement se calmer. On peut alors
demander : « Est-ce que cela te fait peur ? » « Es-tu en
colère à cause de ça ? », « On dirait que ça te rend
triste ; y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? »
Généralement, il répondra : « Non », mais se sentira
néanmoins rassuré et content de savoir que nous
sommes à son écoute et disponible s'il veut venir à
nous. Nous ne devrions pas le forcer à venir cependant,
soit en le harcelant pour le faire parler soit en le pre-
nant dans nos bras alors qu'il n'en a pas envie.
Poser des questions est une chose, énoncer des affir-
mations sur un ton cassant en est une autre : « Tu es
fâché parce que Katie a pris ton jouet, pas vrai ? Je
sais que c'est ça.» Extorquer une confession peut diffi-
cilement être considéré comme une grande preuve
d'amour. Fondamentalement, nous devrions éviter de
dire aux enfants qui ils sont. En leur disant : « Il
semble que tu sois fâché ; y a-t-il quelque chose que
je puisse faire?», on leur laisse la possibilité de

311
répondre : «Non». Nous répliquerons alors : «D'ac-
cord», mais s'il répond : «Bien sûr que je suis fâché.
Sinon, pourquoi aurais-je cassé trois jouets ? Je suis
très en colère», nous répliquerons encore : «D'ac-
cord.»
Il est sain d'encourager les enfants à être authen-
tiques avec eux-mêmes. Nous connaissons tous le « dé-
ni», comme on l'appelle couramment en thérapie ces
temps-ci. Plus les enfants se montrent capables de
reconnaître et d'exprimer leurs sentiments sainement,
sans dramatisation ni manipulation, plus ils seront des
adultes sains.

Se montrer d'humeur égale


Il y a deux manières de réagir à la chute d'un enfant
et à la surprise qui en découle. Nous pouvons bondir
et le saisir, ajoutant un deuxième choc du fait de la
rapidité et de 1'intensité de notre réaction, surtout si
cette explosion d'énergie s'accompagne de peur et de
tremblements dans la voix. Hurler d'une voix stridente
est une façon sûre de l'apeurer, de le faire pleurer et
de 1'amener à réagir de façon exagérée, même si nous
disons des choses aussi simples que : « Est-ce que tu
t'es fait mal? Est-ce que tu vas bien?»
Nous pouvons aussi prendre l'enfant calmement et
lui dire : «As-tu mal? Ça a l'air d'aller», ou :
« Quelle surprise, dis donc ! » Bien sûr, si 1' enfant s'est
vraiment fait mal - un genou ou un coude écorché - il
faut prendre les mesures nécessaires, mais s'il s'agit
d'une petite égratignure, c'est notre réaction qui déter-
minera si l'enfant reprendra son jeu après un bref
moment de réconfort ou si l'affaire deviendra un évé-
nement majeur.
Quand je vois un enfant tomber, je me fie à ma
propre sensibilité et à mon expérience pour savoir s'il
s'est vraiment fait mal. Un jour, quand j'étais enfant,

312
je jouais avec un ami : nous poussions chacun de notre
côté d'une porte, en riant et nous amusant. Sa main
dérapa alors sur le bois et traversa la vitre, ce qui lui
fit une blessure profonde de près d'un centimètre. Cela
faisait peur. Enfants, nous avons beaucoup brisé de
verre sans nous faire mal de façon sérieuse. Mais dès
que sa main eut traversé la vitre, nous savions instincti-
vement que c'était sérieux. La blessure ne saigna pas
tout de suite, mais en la voyant je dis : « Allons à la
maison, vite ! », alors que je disais d'habitude : «Ça
va, ce n'est rien», et on continuait à jouer. Il courut
chez lui, sa mère s'en occupa immédiatement et tout
rentra dans 1'ordre ; la blessure guérit rapidement et il
n'y eut aucun dommage sérieux.
Notre égalité d'humeur dans différentes situations
enseigne cette égalité d'humeur à nos enfants. Au
contraire, si nous réagissons trop vivement, par la
panique ou, à 1' opposé, par 1'hystérie, nous développe-
rons chez eux l'incertitude et l'incapacité de réagir
promptement de manière calme et appropriée. Nous
devrions donc être pour eux des modèles d'équanimité.
Évitez de paniquer pour des peccadilles : par exemple,
si en mangeant ils ont les mains poisseuses et renver-
sent de la nourriture partout, y compris sur leurs vête-
ments, ou si leur jus de fraise atterrit sur notre corsage
ou notre chemise. Si je prévois d'emmener les enfants
manger des glaces, je mets des vêtements auxquels je
ne tiens pas trop. Je ne porte pas mon plus beau panta-
lon, ce qui m'obligerait à faire de l'acrobatie pour évi-
ter leurs cornets de glace au chocolat et leurs mains
s'agitant dangereusement dans ma direction. Il vaut la
peine de prévoir de petites choses comme celle-là.
Il existe aussi des manières de communiquer l'émer-
veillement, comme lorsque l'enfant montre un jouet
précieux ou un trésor qu'il a trouvé; mais il n'est pas
nécessaire d'en mettre trois couches. Ne sommes-nous

313
pas parfois ravis sans qu'il y ait des gestes et des mani-
festations cosmiques pour le souligner ? Je dirais que
oui. Il arrive que nous soyons authentiquement ravis
de la grande joie de quelqu'un d'autre, que nous
soyons en résonance avec lui sans avoir besoin de lui
sauter au cou, de le prendre dans nos bras, de l'embras-
ser et de lui taper dans le dos. Nous restons tranquille-
ment assis, dans le ravissement, rayonnant de joie.
Généralement, un hochement de la tête, un son de
reconnaissance suffisent largement.
Nous pouvons aussi faire preuve d'égalité d'humeur
quand un enfant nous demande de ne pas oublier
quelque chose. Nous disons alors : «D'accord», au
lieu de : «Oui ! oui ! je n'oublierai pas, ne t'inquiète
pas, je vais m'en rappeler! M'arrive-t-il d'oublier?
Inutile de me le rappeler.» Nous n'avons pas non plus
besoin de leur crier après d'une voix tonitruante. Si
nous apprenons à communiquer dans la simplicité, la
clarté et la confiance, les enfants auront confiance en
nos communications. Bien sûr, pour conserver leur
confiance, il nous faut demeurer dignes de confiance.

Les crises
En ce qui concerne le comportement des enfants,
on utilise souvent 1'expression « agression enfantine »
pour décrire un comportement apparemment probléma-
tique. Les cris et 1'agitation d'un bébé ou d'un enfant
sont parfaitement normaux quand les parents ne répon-
dent pas à leurs besoins. Nous devrions peut-être appe-
ler les choses par leur vrai nom et parler d'« agression
adulte ». Cela ne signifie pas que nous ne devrions pas
répondre de façon adulte et mûre à ce comportement
et ne rien faire ; mais nous ne condamnons pas 1'enfant
psychiquement, émotionnellement ou verbalement,
comme si ces manifestations étaient le signe de
quelque chose de déficient en lui. Il peut crier, s'agiter,

314
mordre, pincer, donner des coups de pied, cracher.
(Bien que, normalement, quand ils mordent, pincent ou
crachent, les enfants ne soient plus des bébés.)
Dans les cas de crise, je préconise de tenir 1' enfant
contre soi avec le plus de contact physique possible,
tout en lui parlant doucement et avec amour. Tenez-le
avec tendresse mais fermeté. Dites-lui que vous l'ai-
mez beaucoup, dites-lui de respirer profondément et
que les choses peuvent être réglées autrement. Ceci
vaut particulièrement si la crise le met en danger ou
menace l'environnement. S'il n'y a ni danger ni
menace, laissez-le faire, en lui disant que vous êtes là
pour lui avec votre aide, votre affection et vos caresses
autant qu'il veut... Le plus important est de ne pas se
fâcher contre lui, de ne pas le rejeter et l'isoler à cause
de quelque chose qui a souvent dépassé sa capacité de
le gérer.
Le plus souvent, tenir l'enfant et lui parler le cal-
mera suffisamment pour qu'il réalise ce qui se passe,
respire profondément et envisage différemment ce qui
est à l'origine de la crise. Par crise, je veux dire plus
qu'un simple accès de colère : un état dans lequel il
est submergé par ce qui arrive.
Il se peut que nous sentions que 1'enfant utilise la
crise pour attirer notre attention. Il peut avoir pris 1'ha-
bitude de faire des crises sans se rendre compte de sa
manipulation de 1' énergie intense de ces moments-là.
Nous lui dirons alors : «Je t'aime et chaque fois que
tu as besoin de quelque chose, demande-le moi. »
Beaucoup d'enfants ne demandent pas ce qu'ils dési-
rent, soit qu'ils n'aient pas appris, soit qu'ils ignorent
qu'ils peuvent le faire, soit qu'un adulte inconscient
leur ait dit que ça ne sert à rien de demander parce
qu'il n'y aura pas de réponse. Si nous leur faisons sen-
tir qu'ils peuvent obtenir ce qu'ils veulent, ils compren-
dront. (Je parle ici d'un père, ou d'une mère, qui veut

315
vraiment le meilleur pour le développement de ses
enfants. Je présume qu'un parent colérique, moralisa-
teur et abusif ne lit pas ceci.)
Un enfant peut piquer une crise parce qu'il est
frustré. Il arrive souvent que les enfants se fassent une
idée de ce qu'ils veulent faire bien avant d'avoir les
capacités motrices de le réaliser. Ils ont beau essayer,
ils ne peuvent arriver à manifester leur concept. On
peut comprendre leur frustration. Si nous croyons que
c'est la cause de leur crise, nous pouvons dire : «Je
pense que ce que tu veux faire dépasse pour 1'instant
tes capacités, tu grandis et bientôt, sans même t'en ren-
dre compte, tu pourras y arriver. » Rassurez-les, aidez-
les à trouver une façon imaginative d'accomplir ce
qu'ils veulent, en essayant toujours de ne pas tout faire
à leur place. Bien que ça nous soit facile avec notre
motricité, ce n'est pas vraiment ce qu'ils veulent. Ce
qu'ils veulent, c'est savoir comment y arriver par eux-
mêmes.
Il existe une autre façon de gérer une crise que de
dire : «Ne fais pas une crise», en espérant qu'ils vont
vous écouter et cesser. Comme je l'ai déjà mentionné,
le plus important est 1'aspect corporel : ils sont contre
vous et vous leur parlez avec amour et tendresse.
Maintenez le contact physique avec le plus de
constance possible, en leur tenant les bras et les
jambes, afin que dans leur rage aveugle ils ne puissent
vous donner un coup de pied ou vous griffer. Même
s'ils vous repoussent et hurlent, maintenez-les d'une
manière qui les réconforte. S'ils réussissent malgré tout
à vous donner une bonne claque, ne répliquez pas, ne
les repoussez pas : votre colère ne ferait qu'exacerber
leur désespoir et leur frustration. Après tout, leur crise
n'est pas dirigée contre vous; vous êtes simplement
sur leur chemin. Ne les blâmez donc pas pour quelque
chose qui échappe à leur contrôle. Ne les retenez pas

316
avec, sur le visage, le regard d'un geôlier ou d'un bour-
reau, mais dans un esprit de caresse et d'affection.
Normalement, à moins qu'il n'y ait eu une quel-
conque déficience dans son éducation, un enfant ne
pique pas de crise. En revanche, la colère ou les réac-
tions vives sont saines : elles sont 1'illustration de
1'étendue de la gamme des sentiments et des sensa-
tions. Une fillette de deux ans venue dans notre
communauté avec ses parents avait 1'habitude de
piquer des crises. Chaque fois, les hommes comme les
femmes répondaient en la prenant dans leurs bras et
en lui parlant : cela fit une grande différence. Elle est
aujourd'hui une jeune femme exceptionnelle, qui se
contrôle très bien, forte, confiante et très intelligente.
En fait, elle était très sage même à 1'âge de deux ans
(très brillante, très intuitive); j'estime que beaucoup
de ce qui arrivait venait de ce qu'elle prenait
conscience des abus subtils et non subtils, ainsi que
de l'inconscience de tant d'adultes dans son entourage
familial. Cela, ajouté au fait que les adultes ne la
comprenaient pas, la mettait hors d'elle.

Gérer l'énergie

Toute chose possède son contraire, son pôle opposé.


Les enfants peuvent faire la démonstration de compor-
tements contradictoires à différents moments : parfois
ils ont trop de yin, parfois trop de yang 1•

1. Le taoïsme appelle «yin » et « yang >> les deux forces en jeu


dans l' univers. On décrit parfois la force yin, ou force intérieure,
comme l'énergie féminine, la noirceur, l'humide, le lunaire, le cen-
tripète, alors qu'on décrit le yang, ou force extérieure, comme le
masculin, la lumière, le sec, le terrestre, le centrifuge. Dans le pré-
sent exemple, quand un enfant faisait l' expérience du yin pendant
un certain temps, il était réservé, intériorisé, concentré, alors que
l'énergie du yang le rendait extériorisé, dynamique et expansif.

317
Un jour, lors d'un voyage en Inde, nous sommes
allés en voiture visiter un temple hindou qui se trouvait
à 500 kilomètres. La plus jeune enfant n'avait pas
dormi dans la voiture. Arrivée au temple, elle se mit à
courir en décrivant des cercles aussi vite qu'elle le pou-
vait, des cercles de plus en plus grands. C'était un véri-
table tourbillon. Le guide qui nous faisait visiter fit
preuve d'une grande sensibilité en disant : «Cette
enfant a sûrement fait une longue route, il faut la lais-
ser décompresser.» Il s'agissait bien de cela. Pour
équilibrer ses six heures de yin, il fallait un moment de
yang. C'est ce qu'elle fit pendant dix minutes; après
avoir bien pris l'air, elle fut prête à manger quelque
chose et à se calmer. Cette dynamique peut parfois se
produire, elle est tout à fait appropriée et naturelle. Il
est judicieux de reconnaître ces polarités, de les per-
mettre et d'aider au retour à l'équilibre.
Il faut savoir reconnaître la nature positive ou néga-
tive, en termes d'énergie, des choses et des situations
que nous traversons, surtout avec les enfants : cela peut
nous aider à comprendre beaucoup de forces apparem-
ment confuses et contradictoires.

Si on donne à l'énergie toute latitude pour se «dé-


chaîner», se libérer sans contraintes, c'est ce qu'elle
fera. Les enfants débordent d'énergie : ils sont
branchés directement sur le générateur universel, si
1'on peut dire. Quand ils sont trop « remontés » et que
leur énergie devient incontrôlable, ils peuvent souvent
relâcher la pression par eux-mêmes. Ils le font généra-
lement en pleurant, se chamaillant, en faisant des sima-
grées, en s'épuisant, pour finalement tomber de
sommeil. Ils sont souvent ainsi quand ils sont très
excités à propos de quelque chose, au point d'en être

318
saturés, comme à l'occasion d'une fête ou d'une visite
à Disneyland ou à un bon vieux parc d'attractions, ou
pour quelque autre raison.
Ce que nous croyons, ce que nous espérons, c'est
que lorsque l'énergie incontrôlée conduit à la frustra-
tion, aux larmes et aux querelles avec d'autres enfants,
ils vont apprendre par leur propre expérience et par des
directives dépourvues de menaces. Nous les laissons
faire l'apprentissage tout seuls, avec une aide bienveil-
lante et, ce qui est très important, en leur permettant
de nous observer gérer notre énergie : c'est ainsi qu'ils
peuvent intégrer une gestion optimale de leur propre
énergie. Ce n'est pas avec un discours académique
qu'on peut enseigner ce genre de choses, il s'agit d'un
processus expérimental. Il serait également très
compliqué de mettre au point un programme efficace
en ce domaine, car il faut maintenir un équilibre délicat
entre trop de contrôle et pas assez. C'est peut-être rela-
tivement aisé d'y arriver pour un ou deux parents en
présence d'un ou deux enfants, mais très difficile à
une plus grande échelle, comme par exemple pour un
professeur ou un surveillant dans une salle remplie
d'enfants. S'il est vrai que tous les enfants vont
répondre (même si ce n'est pas toujours positivement)
face à un représentant de 1'autorité qui fait suffisam-
ment régner la terreur ou la menace, ce n'est sûrement
pas la bonne manière.
Apprendre à gérer 1'énergie peut commencer sur le
plan verbal avec les plus jeunes enfants ; on leur en
explique toute la dynamique de manière simple et
directe, en parlant brièvement de la respiration pro-
fonde, en prenant une pause de temps à autre : des
choses élémentaires qui pourront être mises en pratique
quand ils sont surexcités. À mesure qu'ils grandissent,
on s'étendra plus longuement sur les principes, en
expliquant encore et toujours, en mettant en pratique

319
cette façon de gérer l'énergie dans notre propre vie
-car l'exemple constitue toujours le fondement de tout
enseignement efficace. Je ne veux pas dire qu'ils
devraient toujours apprendre silencieusement et qu'il
nous faudrait toujours faire comme si on ne voyait rien.
Notre intervention, si elle est certes nécessaire, doit se
faire sous la forme d'unfeed-back, pas sous la forme
d'un sermon ou d' une interdiction face à une activité
ou un comportement innocents.
Quand les enfants courent et crient dans la maison,
par exemple, j'interviendrais en expliquant le principe
de règles de conduite qui conviennent en fonction des
différentes circonstances, ce que nous avons largement
évoqué dans les chapitres précédents. Je leur dirais :
« Ce niveau de bruit ne convient pas à cet endroit, mais
vous pouvez très bien aller dehors et faire encore
davantage de bruit. » Lorsqu'un enfant a beaucoup
d'énergie agressive qui ne soit pas spécialement dirigée
contre quelqu'un, il est utile de lui suggérer une autre
activité (à part aller frapper un autre enfant), comme
par exemple sortir et briser des cailloux, ou construire
un château.
Parfois, les adultes organisent un jeu énergique et
certains enfants peuvent y participer sans que le bruit
ne devienne assourdissant. Il s'agit de sentir quand les
choses commencent à échapper à tout contrôle et de
dire simplement : « Prenez une bonne respiration ;
nous commençons à faire un peu trop de bruit. Voulez-
vous aller jouer dehors, jouer à chat perché, courir ? »
Ou encore : « Jouons à quelque chose de plus tran-
quille pendant un certain temps. » Nous devons être à
même de sentir 1' atmosphère sans nous perdre dans
l'intensité croissante du jeu des enfants au point d'ou-
blier les autres et 1' espace où nous nous trouvons.

320
Les disputes et autres «jeux d'enfants»

Idéalement, en présence des enfants, les adultes


seront l'exemple même de la gentillesse, de la généro-
sité et de la compassion. Mais il convient également
de se poser la question : que peut-on raisonnablement
attendre d'enfants d'âge scolaire, qu'apprendront-ils
vraiment ? Si 1' on peut effectivement attendre de leur
part une gentillesse ou une bonne volonté générale, on
ne peut pas l'espérer dans chaque interaction en parti-
culier. Il y a plus de chances que les enfants soient
gentils, généreux et compatissants avec les étrangers et
les enfants qu'ils ne connaissent pas qu'avec leurs
intimes (amis, famille, surtout les frères et sœurs, avec
qui ils peuvent se laisser aller). Se chamailler et taqui-
ner les plus petits semble universel. Les coup de becs
ne sont pas seulement affaire de poules.
Ma naïveté m'amène à croire qu'il doit bien y avoir
une société dans laquelle les grands n'ont pas besoin de
harceler les petits. Dans des circonstances ordinaires, il
convient de savoir si les enfants sont bons amis et s'ils
s'amusent bien ensemble. Si c'est le cas, ils vont pro-
bablement se chamailler âprement de temps à autre et
être déplaisants les uns envers les autres, surtout s'ils
veulent impressionner un nouvel ami, s'ils sont en
compétition, ou pour quelque autre raison. Mais en
gros, si les enfants sont de proches amis, leur amitié
peut souffrir quelques égratignures, car l'amour, ou
1'affection, est à 1' arrière-plan de leurs relations.
En tant qu'adulte responsable, nous pouvons avec
douceur et constance évoquer la « morale » aux
enfants, sans les forcer à entrer dans ce moule : ils
nous entendront. Même si le prix à payer pour devenir
gentils, généreux et compatissants exige qu'ils partent
et soient livrés à eux-mêmes (au collège, ou pour un
travail dans une autre ville), tant que c'est notre res-

321
ponsabilité, 1' important est qu'ils le deviennent. Il faut
parfois mettre de la distance entre eux et la famille
pour que s'établisse ce comportement, mais le jeu en
vaut la chandelle. Il est plus naturel pour un enfant
d'être ouvert aux autres que cruel et étroit d'esprit.
Nous n'avons pas à rôder autour des enfants qui
jouent afin de nous assurer qu'ils se comportent correc-
tement et ne se maltraitent pas. De temps à autre, une
querelle éclate, mais le plus souvent ils règlent cela
eux-mêmes quand ils sentent que les adultes les sou-
tiennent dans leur action et s'ils ont confiance en eux
et sont authentiques avec eux-mêmes. Il se peut qu'un
enfant prenne le dessus et domine tout le monde, s'as-
surant que tout fonctionne toujours selon ses désirs,
mais après un certain temps, les autres cesseront de
l'écouter.
Les enfants se débrouillent très bien. Si nous ne leur
laissons pas 1'espace et ne leur accordons pas notre
soutien pour qu'ils règlent leurs différends eux-mêmes,
ils n'apprendront pas à gérer les relations entre per-
sonnes. Évidemment, si la sécurité d'un enfant est en
jeu, nous devons intervenir sur-le-champ. Je ne laisse-
rais pas les plus âgés tabasser les plus jeunes. Si le
plus âgé commence à brandir le petit train en bois, je
l'arrêterais tout de suite. S'il y a un risque réel de dom-
mage physique, j'interviens; sinon, il est étonnant de
voir combien les enfants se débrouillent bien tout seuls.
Ils ont surtout besoin de savoir d'une part qu'un adulte
est disponible si nécessaire - s'ils ne peuvent régler
une situation eux-mêmes -, et d'autre part que s'ils
hurlent au secours nous accourons.
S'il y a un risque de dommage psychologique,
comme lorsqu'un enfant plus grand traite un plus petit
de laid, gros ou stupide, je tends à intervenir, surtout
si celui qui est 1' objet de tels quolibets ne sait pas
encore parler. Je dirai au plus âgé : « Si tu veux lui

322
parler ainsi, attends qu'il sache parler pour te répondre.
Alors vous pourrez régler ça ensemble. Si tu veux 1'in-
sulter, il pourra t'insulter à son tour et tu verras si tu
apprécies. Mais pour le moment, il est sans défense,
alors calme un peu tes ardeurs. »
Tl peut être difficile de ne pas humilier inconsciem-
ment un enfant agressif qui se querelle, surtout si nous
protégeons de façon évidente notre enfant contre celui
de quelqu'un d'autre. Souvent, quand deux enfants se
battent, j'interpose mon corps entre les deux. Sans dire
un mot, j'arrête le combat pour une petite pause. Je
peux alors dire : «Les gens ne sont pas plus faits pour
être frappés que les chaises pour avoir leur pieds
sciés», ou quelque chose de ce genre, sans les culpabi-
liser. Les enfants sont très sensibles à la culpabilité, à
moins qu'ils ne soient déjà tellement enfermés dans
leur coquille et conditionnés que ça ne les dérange
plus, et cela peut arriver, même à quatre ans. L'image
de soi d'un jeune enfant innocent est très fragile.
Quand elle est encore en voie de formation, il faut être
très prudent par rapport à ce qui nous semble un usage
ordinaire de la langue, mais peut se révéler dévastateur
pour 1' enfant.
J'essaie de ne pas moraliser et de choisir soigneuse-
ment mes mots et mon langage quand je m'adresse aux
enfants. Quand je leur parle et fais référence à eux ou
à d'autres, je n'utilise pas le mot «méchant». Je ne
dirai jamais : « Ne sois pas méchant », mais plutôt :
« Tu pourrais être plus patient, ou gentil, ou moins exi-
geant. » Je pourrais dire quelque chose comme :
«Vous devrez jouer chacun de votre côté si la bagarre
commence.» S'ils ne font que se bousculer, je n'inter-
viens pas tout de suite; j'attends qu'ils en viennent aux
morsures ou aux égratignures. Les trois quarts du
temps ils s'arrêtent avant. Mais s'ils en viennent aux
morsures, je dis à l'agresseur : «Tu peux me mordre. »

323
Ça m'est d'ailleurs arrivé. Ils peuvent mordre un peu,
mais le cœur n'y est pas et en général ils passent à
autre chose de plus intéressant, à une forme de jeu plus
bénigne. Ils ne veulent pas vraiment me mordre, ils
veulent mordre l'autre enfant; alors, après quelques
secondes ils abandonnent.
Nous devons prendre en considération qui sont les
enfants en question, quel âge ils ont et quel est l'objet
de leur litige. Si un enfant de dix ans taquine celui de
cinq ans, c'est le plus souvent innocent, mais il peut
quand même arriver qu'il faille intervenir. Si cela se
passe entre des enfants de neuf et huit ans, il est plus
que probable qu'ils pourront régler leur différend eux-
mêmes. S'il semble y avoir escalade, nous pouvons
détourner l'attention, mettre un terme à ce qui se
déroulait et faire usage de créativité pour les ramener
au Jeu.

Les groupes du même âge et la préséance

Les enfants apprennent en se mêlant à un groupe


d'amis du même âge, mais ils trouvent aussi important
d'être accueillis par d'autres dans des situations de
groupe. Si les enfants ont neuf ans et que le meneur du
groupe en a onze, il peut arriver qu'ils soient impliqués
dans des comportements violents ; mais en général, ce
ne sera que pour une fois : car, en y réfléchissant plus
tard et en se connectant à leur conscience naturelle,
cela leur aura servi de leçon. Certains enfants sont tel-
lement forts et idéalistes qu'ils feront bande à part s'ils
sentent que le groupe est « à côté de la plaque » ou
injuste. Mais la plupart du temps, il faut une mauvaise
expérience pour convaincre quelqu'un de changer radi-
calement de comportement.
Quand j'étais jeune, entre neuf et onze ans, tous mes

324
amis allaient à la chasse aux petits animaux avec des
pierres, des bâtons ou des arcs et des flèches. J'avais
un arc pour enfant et des flèches dont le bout était
émoussé. Je me souviens - je ne l'oublierai jamais -
avoir tiré joyeusement sur n'importe quelle petite bête
à poil à quatre pattes, des souris aux écureuils en pas-
sant par les chats. Une fois, j'avais réussi à atteindre
un écureuil à la patte et je le surveillais, étendu, sonné,
puis je le vis tenter de se relever en boitant, souffrant
à l'évidence. J'étais tellement sonné moi-même (car je
n'avais pas songé à la souffrance d'un petit animal que
j ' aimais) que je fis le serment de ne plus jamais recom-
mencer. Ce fut une leçon très forte pour la naïveté de
mon jeune âge. Dès lors, je décidai simplement de ne
pas accompagner mes amis lorsqu'ils partaient à la
chasse, même plus tard, à l'adolescence et à l'âge
adulte (avec des fusils).

Bien que les enfants soient capables d'aimer, les


plus jeunes se retrouvent presque toujours au bas de
la hiérarchie. Les plus grands dominent, confiant les
besognes ingrates aux petits, même s'ils les aiment et
les protègent au besoin : « Va faire ceci, va faire cela.
Apporte-moi ceci, apporte-moi cela. » Et voici les
petits en route, tout heureux en général, fiers d'avoir
une mission et excités d'être inclus.
Certains parents s'en offensent profondément, esti-
mant que tout devrait toujours être égal et partagé équi-
tablement. Mais si notre enfant est le plus petit du
groupe, ou bien si nous en avons d'âges différents, ils
ne seront pas égaux et ce n'est pas de la cruauté : c'est
l'ordre de préséance universel, c'est animal; même
entre deux jumeaux il existe une préséance subtile. Le
plus jeune sert les autres, il est le commiSSIOnnaire.

325
C'est le plus âgé qui établit les règles et commande
aux plus petits. Cela peut être très sain. Le comporte-
ment naturel le plus sain peut être bien sûr perverti,
mais cela n'infirme en rien le principe de fond.

Taquiner
Un enfant en accord avec lui-même, qui a traversé
l'enfance dans l'amour et le respect, ne sera jamais
celui qui commence à taquiner les autres. Il supportera
facilement aussi d'être taquiné. Il peut ne pas aimer
cela, mais il sera plus compréhensif, moins susceptible
de «prendre cela au sérieux». De plus, un enfant qui
n'aime pas prendre l'initiative de taquiner les autres,
quand il fait partie d'un groupe qui taquine un autre
groupe, s'intégrera, mais le plus souvent en silence.
Cela vient d'un profond besoin d'appartenir à un
groupe et d'être accepté par ses pairs, mais aussi du
manque d'expérience pour gérer de tels événements,
c'est-à-dire savoir refuser diplomatiquement les taqui-
neries ou simplement se retirer de la situation avec
grâce, sans devenir lui-même un objet de taquineries.
La plupart des taquineries viennent du besoin
d'avoir raison face à des différences évidentes d'appa-
rence, de comportement ou d'opinions marquées : un
mental mal assuré ressent les différences comme le
signe qu'il est peut-être dans l'erreur; un enfant qui a
confiance en lui n'aura probablement pas besoin d'un
motif si faible.

Les mimiques
On devrait encourager le réel talent des enfants à
imiter, mais pas nécessairement la tendance à le faire
en toute occasion. C'est pour eux une forme de jeu, de
découverte, même quand ils imitent des choses désa-
gréables qu'ils ont vues. Ainsi, le spectacle d'un autre
enfant qui joue au méchant leur procure une grande

326
joie : c'est seulement un jeu, comme essayer des dégui-
sements. Si nous leur disons: «Ce n'est pas plaisant»,
ils sont surpris et demandent pourquoi, car ils s'amu-
sent à cette simple imitation autant qu'à tout autre jeu.
Nous sommes ravis de les voir essayer les souliers à
talons hauts de maman : nous sourions et leur parlons
gentiment. Alors ils ne comprennent pas que nous
soyons ennuyés parce qu'ils jouent le rôle du «mau-
vais garçon » ; ils n'y voient aucune méchanceté. Ils
ont observé quelqu'un d'autre, enfant ou adulte, se
comporter de façon étrange pour eux et ils l'imitent
afin de le connaître davantage : c'est une exploration,
une aventure.
Il nous faut expliquer aux enfants assez tôt comment
les événements affectent diversement les gens, tantôt
dans un sens positif, tantôt dans un sens négatif. Mais
nous devrions toujours encourager leur talent pour
exprimer toutes sortes de choses, car ils approfondis-
sent ainsi leur réservoir de connaissances, de senti-
ments et d'états d'être. Nous pouvons leur dire: «Agir
ainsi est parfait quand on joue, mais à table, ce n'est
pas l'endroit approprié. Je trouve cependant que c'est
formidable d'être capable de le faire quand tu le
désires, c'est une autre corde à ton arc. Formidable.»

Résoudre les difficultés


Les enfants finiront par Imlter notre manière de
résoudre nos différends avec les autres, même s'ils
n'agissent pas comme nous au début. Peut-être leur
faudra-t-il attendre de quitter la maison, et même
d'avoir trente ans; peu importe, ils y arriveront.
L'exemple que nous donnons est primordial.
Si nous passons notre temps à crier après notre
conjoint, nous ne pouvons pas espérer que les enfants
qui en sont les témoins ne trouvent pas cela normal et
sain. Après tout, ne faut-il pas habituer nos enfants à

327
voir jusqu'à quel point nous sommes névrosés? Au
début, ils nous croient parfaits et sains de A à Z. Il
nous incombe donc d'être ainsi, afin qu'ils apprennent
à être ainsi, en gardant pour nous-même, le plus long-
temps possible, nos excentricités névrotiques. Cela
nous concerne nous, pas eux.
En ce qui me concerne, l'élément clé est la capacité
à résoudre les différends ; nous ne sommes pas tous
experts en matière de médiation. L'important est que
les enfants voient que nous résolvons nos différends
l'un avec l'autre. Il y a parfois des désaccords : l'un
de nous sort en claquant la porte, le ton monte ; mais
en nous voyant le lendemain marcher bras dessus bras
dessous avec la personne objet de notre agressivité, en
constatant que nous l'aimons encore, que nous sommes
bien ensemble, ils apprendront la résolution des
conflits. Ce sont les résolutions positives qui ont l'im-
pact le plus puissant sur eux. Notre manière de faire a
également une influence : ce serait par conséquent
encore mieux d'arriver à la solution sans explosions
indues sur les plans émotionnel et physique.
Si nous ne savons pas comment résoudre un conflit,
les enfants peuvent nous servir d'exemple. À un
moment donné, un enfant jure qu'il ne jouera jamais
plus avec un autre ; l'instant suivant, il n'en reste
aucune trace : les voilà à nouveau les meilleurs amis
du monde, jouant comme si de rien n'était. La plupart
d'entre nous seraient bien inspirés de profiter d'une
telle leçon ! C'est leur innocence qui leur permet d'être
ainsi ; et c'est en nous voyant agir différemment - ne
pas résoudre les conflits et garder des rancœurs- qu'ils
perdent leur innocence.
Il est très facile de surimposer sur des enfants notre
version de la gestion de l'énergie en cas de désaccord.
Très souvent, discuter est approprié. Il n'est pas néces-
saire de s'assommer verbalement ou physiquement. Il

328
est rare que des adultes soient à même d'y parvenir
avec retenue, pour la bonne raison qu'ils n'ont pas eu
de modèles en ce domaine. Les enfants géreront l'éner-
gie différemment selon leur âge et leur tempérament :
ne tenez pas pour acquis qu'ils doivent tous régler leurs
différends de la même manière ; il est parfaitement
irréaliste de s'attendre à ce que des enfants d'âges dif-
férents se comportent pareillement. A priori, l'idée
qu'ils en viennent aux mains ne nous paraît pas bonne;
il m'apparaît pourtant de plus en plus que c'est un
moyen adéquat et très sain. Le fait d'apprendre à
résoudre un différend à l'âge de six, sept ou huit ans
est un atout certain par rapport à un adulte de trente ou
trente-cinq ans qui dans une situation de conflit n'a ni
moyens ni savoir-faire.
11

Le corps et 1' âme


Nourriture, santé, sexe et Dieu

La nourriture

La meilleure manière d'aider un enfant à établir un


rapport sain avec la nourriture, c'est, comme d'ailleurs
dans tous les autres domaines, de nous en tenir à une
perspective neutre et saine, de façon à ce qu'il
comprenne ce qu'est une nourriture qualitative et nour-
rissante, et ce qui au contraire est malsain ou toxique ;
cela tout en lui laissant une certaine liberté pour faire,
à l'occasion, ses propres expériences.
Où, de toute façon, allez-vous trouver des aliments
totalement naturels et purs ? Nulle part ! Pensez-vous
que les endroits où poussent tous ces légumes biolo-
giques sont cent pour cent vierges de toute pollution ?
Pensez-vous que l'air soit absolument pur? Quand
vous croquez dans une pomme, non seulement vous
absorbez la cire et le colorant sur la peau, mais aussi
l'air du verger et tout ce qu'il y a dans l'eau. Alors,
inutile d'être trop puriste ou dogmatique ; mangez des
aliments sains et vivants, sans chercher la perfection.
Sinon, si vous vous en inquiétez et vous plaignez, vous
transformerez vos enfants en fanatiques de l'alimenta-
tion saine. Laissez-les un peu respirer et vous aussi.

330
Fiez-vous au simple bon sens, procurez-vous les meil-
leurs aliments possibles et détendez-vous.
Quand j'étais enfant, on me servait la même chose
six soirs par semaine : du steak (le meilleur qui soit
disponible), des légumes brûlés et de la salade. Six
soirs par semaine ! Je ne mangeais jamais la salade, je
détestais ça. Quant aux légumes brûlés, j'en prenais le
moins possible, sauf pour les épinards ou les asperges,
que j'aimais : là, j'en mangeais beaucoup (mais si
c'était du chou-fleur, pas question !). Mon petit déjeu-
ner aussi fut le même pendant vingt ans : un demi-
pamplemousse, des toasts, des œufs, du bacon, un
verre de lait et des céréales en boîte. Toujours dans le
même ordre. Seul changement au programme, j'ai pris
des Cheerios pendant dix ans, puis des Wheaties pen-
dant cinq ans et à nouveau des Cheerios pendant cinq
ans ; occasionnellement je remplaçais le demi-pample-
mousse par un jus d'orange frais. Environ une fois par
semaine, parfois plus, nous allions manger à l'extérieur
et essayions alors toutes sortes de nourriture. Même si
notre alimentation de base à la maison était limitée,
simple et prévisible, mes parents m'encourageaient à
essayer tout ce que je pouvais trouver, et ma mère rap-
portait toujours à la maison des fruits exotiques et des
gourmandises. De ce fait, je n'avais de parti pris contre
aucune nourriture. L'impression prédominante était
que ce qu'on nous servait était propre et frais.
Quelle est mon alimentation aujourd'hui? De la
salade, des fruits, des légumes : tout ce que je ne man-
geais pas enfant, mais qui était disponible et sain. Je
mangeais ce que mes parents me servaient, tout le pain
que je voulais, avec autant de beurre que je désirais
mettre dessus, sans plus. Comme on ne m'a pas condi-
tionné à jeter l'anathème sur certains aliments quand
j'étais jeune, je me suis senti libre, par la suite, d'effec-
tuer des choix fondés sur une ouverture d'esprit. J'opte

331
maintenant pour une alimentation végétarienne (avec
quelques exceptions) faite d'aliments sains, frais et
complets. Mais il m'arrive de prendre de la nourriture
industrielle, selon les convives avec qui nous man-
geons et selon les circonstances.
Je me souviens m'être trouvé à table avec une fillette
de cinq ans qui voulait un morceau de beurre de plus
de cent grammes ; je lui ai dit d'accord. Elle le mangea
en entier. Savez-vous ce qui est arrivé ? Rien. Certains
d'entre vous vont penser : «Vous mentez, elle a bien
été malade, j'en suis certaine, vous ne l'avez peut-être
pas remarqué, mais elle a couru jusqu'à sa chambre
pour vomir; il est impossible qu'il ne se soit rien pas-
sé. » Mais non, il n'est rien arrivé. Et vous savez quoi ?
Elle n'a jamais voulu recommencer. Elle a développé
une attitude très conservatrice avec le beurre Uuste ce
qui correspond aux besoins de 1' organisme). Alors
qu'elle venait de dévorer le beurre, je lui demandai,
les yeux écarquillés : «Alors, comment c'était?- Oh,
c'était bon», répondit-elle. Ce fut tout.
De toute évidence, nous devrions faire preuve de
bon sens : un enfant n'abusera de la crème glacée guère
plus d'une ou deux fois. Les enfants élevés sainement
ne tombent pas dans les abus comme nombre d'entre
nous. Ils sont malades une bonne fois et retiennent la
leçon. Dans le même ordre d'idée, certains enfants
vont manger la même chose pendant un bon moment.
Ma fille a traversé une telle période : pendant des mois
elle n'a mangé pratiquement que des bananes, cinq ou
six bananes congelées par jour; cela n'occasionna
aucune problème. Laissez les enfants manger ce qu'ils
désirent. De temps à autre, vous pouvez dire : «N'ai-
merais-tu pas un peu de salade ou de riz?» L'orga-
nisme des enfants, s'il n'est pas programmé par des
adultes «vertueux» et bornés, demandera ce qu'il
veut. S'ils ont besoin de légumes verts et de carottes,
et que cela est disponible, ils en mangeront avec délice.

332
Vous ne souhaitez sûrement pas bourrer vos enfants
de préjugés ; alors, si vous n'aimez pas un certain type
de nourriture, laissez-les se faire leur propre opinion.
Je me souviens d'une période où je préparais du gruau
pour l'une de mes filles, qui était alors plus jeune et le
mangeait sans problème; jusqu'au jour ou sa mère y
goûta et déclara : «Mais il n'y a pas de sel dans ce
gruau ! » Sa voix portait un tel affect par rapport au
sel, qu'après cet épisode, chaque fois ma fille deman-
dait s'il y avait du sel dans le gruau. Elle avait été
impressionnée par 1' intensité du préjugé concernant le
sel. Elle mangeait son gruau sans sel et l'aimait, mais
chaque fois que sa mère était présente, elle allait cher-
cher la salière : une seule réaction avait suffi. Tel que,
le gruau avait bon goût pour elle. L'addition de sel
devint une simple habitude : il y avait une attente gus-
tative psychosomatique qui n'avait rien à voir avec ses
papilles gustatives à l'état naturel.
Nous transmettons nos préjugés à nos enfants de
bien des manières. Supposons qu'un enfant d'un an
goûte à l'ail, au poivre de Cayenne, aux épinards, aux
betteraves ... et qu'il n'aime pas ça. Sa mère en déduira
non seulement que l'enfant n'aime pas ça, mais encore
qu'il ne l'aimera jamais ... à moins qu'il ne s'agisse de
l'un des aliments qu'elle-même préfère. Dans ce cas,
chaque fois qu'il y en a sur la table, la mère en offrira
à 1' enfant. Mais si elle ne 1' aime pas, ou si elle a décidé
(sur la foi du seul rejet initial) que l'enfant ne l'aime
pas, elle supposera à l'avenir que l'enfant ne l'aimera
jamais. Et pendant les vingt prochaines années, chaque
fois que quelqu'un offrira des betteraves à l'enfant, la
mère interviendra en disant : « Il n'aime pas ça. » C'est
automatique.

333
Quiconque fonctionne sous la coupe de l'ego consi-
dère le passé comme une entité réelle, vivante, sensée,
sans aucun changement possible. Le passé étant une
réalité pour l'ego, celui qui fonctionne à partir de cette
prétendue réalité entretient un rapport linéaire avec
toutes les choses. L'ego se protège et soutient son
hégémonie indépendante et autonome en établissant
une continuité entre la mémoire du passé et la projec-
tion du futur. Il se protège en présumant qu'il survivra
toujours dans le futur et en déterminant son comporte-
ment à venir à l'aide des expériences passées. Il ne
veut jamais s'investir dans Je moment présent, car le
moment présent est Je seul qui soit libre.
Un comportement fondé sur une liberté authentique
ne prend en considération que le moment présent : il
est une réponse spontanée aux stimuli de ce moment.
Un comportement complètement libre se manifeste de
bien des manières, mais le principe est toujours le
même.
Nous devrions donc laisser beaucoup d'espace à nos
enfants, afin qu'ils puissent aimer quelque chose un
jour, ne pas l'aimer un autre jour et l'aimer à nouveau
plus tard. À mesure qu'ils grandissent, leur goût va
changer, parfois de façon spectaculaire. Dans le
domaine de l'alimentation comme dans tous les
domaines, nous ne devrions pas les enfermer dans des
idées ou des goûts arrêtés une fois pour toutes.

Avoir confiance dans la nourriture


Il est primordial pour un enfant d'avoir confiance
dans la nourriture que lui présentent ses parents. Si
nous faisons sans arrêt des commentaires à propos de
ce qu'ils mangent comme par exemple : «Oh ! là tu
sais, tu n'as pas ta ration quotidienne de protéines. Tu
as besoin de protéines et de vitamines. N'oublie pas
tes vitamines C et B. Ah! et la Bl2! n'oublie pas

334
qu'il te faut de la B 12 et n'oublie pas le calcium, et
gnagnagna ... » nous risquons fort de les transformer en
marionnettes obsédées et névrotiques.
Nous n'avons pas à leur bourrer le crâne avec des
principes de nutrition. Nous ne sommes pas tenus de
leur donner à choisir entre du riz brun de culture biolo-
gique et un cheeseburger industriel graisseux ou des
bâtonnets de poulet frit ; il suffit de leur offrir une
variété d'aliments naturels et frais et de les laisser choi-
sir ce qu'ils veulent. Laissez-les manger ce qu'ils dési-
rent sur la table, autant qu'ils veulent. S'ils
s'empiffrent vraiment, vous pouvez tout simplement
leur dire : «Je pense que tu en as eu assez. »
Ma considération première est que les enfants ont
besoin de limites qui leur paraissent raisonnables, ainsi
qu'aux adultes qui les entourent, et qu'elles ne soient
jamais arbitraires. En ce qui concerne la nourriture,
cela signifie ne pas prendre nos propres convictions à
cœur au point de devenir des gendarmes. Inutile donc
de dire : « Mais ne mange donc pas tant de frites. As-
tu idée de la quantité de graisse que tu absorbes? Ton
foie gnagnagna ... » ou encore : « Sais-tu le mal que
peut te faire le sucre ? Sais-tu que si tu manges des
gâteaux à cette heure ci, tu vas grimper aux rideaux :
tu seras réveillé jusqu'à trois heures du matin et je ne
réussirai pas à te coucher, et blablabla et blablabla ... »
Ce ne sont pas là des limites raisonnables, c'est de
l'hystérie nutritionnelle, dont nous avons de nombreux
exemples autour de nous. Quand un enfant demande
des beignets, nous pouvons lui dire : « Nous avons déjà
pris beaucoup de sucre aujourd'hui, il est préférable de
s'en tenir là; mais on va bientôt se mettre à table. » Si
1'enfant demande pourquoi il est bon d'en rester là, il
nous incombe de connaître 1'ABC de 1' alimentation (et
de nous y tenir), au lieu de tomber dans des réflexions
du genre : « Sucre, mauvais mauvais mauvais. Caféine,

335
mauvais mauvais mauvais. Viande, mauvais mauvais
mauvais.» Ce n'est pas la bonne manière d'éduquer
un enfant en matière de vitamines et de nutrition en
général, c'est plutôt le meilleur moyen de l'en dégoû-
ter. Nourrissez-le de façon adéquate et offrez-lui des
petites gâteries en abondance, en supplément de la
nourriture habituelle juste, diététique et holistique. Plus
tard, quand il sera prêt et voudra apprendre, si nous
sommes compétents en matière de nutrition, nous pour-
rons répondre à ses questions.
Ne dites jamais aux enfants que ce qu'ils mangent
coûte cher. Prenez soin de les encourager dans leur
amour d'aliments véritablement nourrissants. Comment
y arriver? En ne regardant pas sans cesse par-dessus
leur épaule tout en vous inquiétant de leur alimentation
épouvantable et de ce qu'il faut absolument leur faire
absorber des vitamines et des légumes verts. N'en dou-
tez pas, ils seront de toute façon en bonne santé. Leur
énergie vitale les portera naturellement vers ce dont ils
ont besoin ; de plus, les enfants peuvent manger à peu
près n'importe quoi. Ce sont les adultes qui sont
coincés.
De toute évidence, nous n'allons pas nourrir notre
enfant de chocolat à tous les repas ; je suppose qu'un
adulte intelligent a suffisamment de bon sens (oh je
sais, je sais, un tel présupposé pourrait me conduire à
l'échafaud).

La variété : le piment de la vie


Il est utile de varier un peu l'alimentation des
enfants, car s'ils ont une alimentation rigide ils déve-
lopperont des habitudes extrêmement étroites, exclu-
sives, et auront les pires difficultés à accueillir les
possibilités qui s'offriront à eux plus tard. La question
du sucre et des friandises soulève la passion de beau-
coup de parents. Personnellement, j'introduirais le

336
sucre dans leur nourriture le plus tard possible, mais je
suis favorable au fait de permettre aux enfants élevés
en végétariens stricts de consommer de temps en temps
de la viande ou du sucre ; pas souvent, mais de temps
à autre, de façon à ce que leur corps ne grandisse pas
sans avoir reconnu ces autres aliments. Il ne s'agit pas
de le prévoir une fois par semaine ou par mois, mais
dans un intervalle de quelques mois ; un peu de bonne
viande, un peu de poisson, de poulet, de pudding au
chocolat permettent au corps de connaître une variété
de substances. Il convient de ne pas enfermer la consti-
tution chimique du corps dans un modèle si pur qu'il
en devient incapable d'assimiler quoi que ce soit
d'autre.
Dans notre communauté, nous sommes essentielle-
ment végétariens et mangeons très peu d ' aliments pré-
cuisinés, d'additifs chimiques et de produits de
substitution ; mais nous faisons de nombreuses excep-
tions, tant à 1' occasion des jours fériés que des anniver-
saires. En voyage, ou si nous mangeons à l'extérieur,
nous offrons de la crème glacée aux enfants, ainsi que
les spécialités locales et des desserts en abondance. J'ai
toujours été plus strict à la maison et plus « relax » à
1'extérieur. Quand nous voyageons avec les enfants, en
Europe ou ailleurs, nous recherchons donc les aliments
que nous ne consommerions pas normalement, ou les
spécialités locales qui élargiront 1'horizon des enfants.
Ils peuvent manger tout ce qu'ils veulent, dans des
limites raisonnables. Après tout, il s'agit de vacances,
d'aventure. Ils savent que de retour à la maison, fini le
Bratwurst (comme en Allemagne), fini le lapin
(comme en France), fini le chèvre (comme au
Mexique), fini le sucre (comme partout). Les voyages
ne devraient pas être un devoir pour les enfants. Ils
doivent être agréables, ils doivent être une découverte
remplie d'émerveillements et de délices.

337
Les adultes végétariens dont les parents et la famille
ne le sont pas peuvent certainement tolérer un petit
morceau de viande quand ils vont leur rendre visite.
Un tel comportement constitue aussi un excellent
enseignement en matière d'hospitalité : manger ce
qu'on nous sert quand nous sommes invités, y compris
dans notre ancienne demeure. Si maman sert un pot-
au-feu ou du jambon, comme nous l'aimions, nous
devrions en manger et lui faire plaisir. La joie d'une
mère passe ici avant la vertu d'un végétarien confirmé.
Si les enfants ont pris de saines habitudes alimen-
taires à la maison, ils peuvent prendre des libertés à
l'âge de dix-huit ou vingt ans, ou quand ils vont au
collège ; quoi qu'ils fassent, ils reviendront plus tard à
leurs habitudes de base. Voilà mon expérience, en
résumé. Bien souvent, nous ne pourrons voir les résul-
tats de notre manière d'élever nos enfants avant qu'ils
aient trente ans et commencent à élever leurs propres
enfants.

Nourriture et amour
Une manière infaillible d'handicaper nos enfants
consiste à établir pour eux une équation entre nourri-
ture et amour. J'ai connu bien des gens pour qui leur
régime alimentaire est synonyme d'amour. S'ils doi-
vent se priver de leurs suppléments nutritionnels, s'ils
sont punis par la privation de nourriture ou que les
circonstances les empêchent de manger le genre et la
quantité de nourriture qu'ils estiment nécessaires, leur
corps panique et réagit. Ils se croient indignes d'être
des humains, indignes même de marcher sur la terre ;
ils croient qu'ils ne sont pas aimés et qu'il en sera
toujours ainsi, à moins d'avoir leur dose de fer, leur
dessert de crème glacée ou leur troisième portion.
Beaucoup d'adultes utilisent la nourriture au lieu de
1'affection et du respect pour amener les enfants à faire

338
ce qu'ils veulent, ce qui est une manière de les rendre
dépendants. « Ou tu vas te laver, ou tu ne manges pas »
et d'autres phrases de ce genre deviennent des substi-
tuts d'étreintes et de baisers, alors qu'il serait très
simple de demander à un enfant de se laver les mains
avant de manger son sandwich, lorsqu'il est allé jouer
dans l'égout. La nourriture devient un salaire, la rétri-
bution d'un «bon» comportement : 1'enfant reçoit une
glace au lieu d'attention affectueuse. Il apprend rapi-
dement que nourriture égale amour, surtout la nourri-
ture exceptionnelle. Il s'agit généralement d'aliments
sucrés et les enfants savent combien l 'amour est suave.
Ils sont en manque d'amour. Nous les habituons donc,
parfois involontairement, à ne plus pouvoir se passer
des sucreries. Bien sûr, dans les cas graves, c'est la
nourriture elle-même qui est l'objet de la dépendance.
Certains adultes sont tellement réprimés, tellement
coincés et incapables d'offrir de l'affection librement,
que les gourmandises deviennent une tentative de dire
aux enfants qu'ils sont aimés. Mais ceux-ci ne
comprennent pas ces subtilités psychologiques. Ils ont
besoin de beaucoup de contact physique, d'étreintes,
de baisers, de bagarres amicales ; aussi bien des
contacts doux et affectueux que des contacts plus virils,
qui inspirent la confiance. Alors, ne leur remplissez
pas la bouche de friandises quand tout ce qu'ils deman-
dent c'est un sourire, un éloge, une reconnaissance ou
un câlin.

Les « en-cas », ou « casse-croûte », sont pour les


enfants une façon de prendre soin de leurs besoins
organiques. Passer à l'âge adulte requiert énormément
d'énergie : il faut beaucoup de combustible varié. Ces
collations sont bonnes tant qu'elles n'empiètent pas sur

339
les repas. Mais nous devrions veiller à ce qu'elles ne
deviennent pas une habitude névrotique (un passe-
temps, par exemple). Les enfants y mettront fin quand
ils seront prêts, à condition toutefois que nous ne leur
offrions pas ce genre de chose chaque fois qu'ils s'en-
nuient, pour passer le temps.
Je ne recommanderais pas de leur servir uniquement
des chips, des biscuits et des produits laitiers noyés de
«boissons aux fruits» («fabriquées à partir de véri-
table jus de fruits » ). Les en-cas peuvent consister en
un large éventail d'aliments, allant des crudités aux
sandwichs, fruits, céréales et autres bonnes et saines
nourritures.

Le protocole des repas


Quand ils ont l'âge de prendre des décisions, les
enfants devraient pouvoir décider de leurs préférences
alimentaires, particulièrement si le repas est servi sous
forme de buffet. On peut aussi attendre d'eux qu'ils
fassent preuve de sensibilité dans leurs choix et ne
prennent pas par exemple toutes les olives, ou ne
noient pas leur l'assiette sous une montagne de ket-
chup. Mais même si nous emmenons un enfant manger
dans un bon restaurant et que tout ce qu'il mange c'est
une pleine assiette d'olives, il n'y aura pas de mal. Il
ne faut pas les forcer à manger sous prétexte que nous
sommes au restaurant, si tout ce qu'ils veulent c'est
manger des cornichons et des biscuits salés.
Les enfants n'ont pas à toujours être servis les pre-
miers. Les adultes s'en tiennent souvent à cet automa-
tisme, prétendant de la sorte «protéger les jeunes».
Nos enfants ne sont pas démunis et n'ont pas besoin
d'être traités comme si on risquait de manquer de nour-
riture pour eux s'ils ne sont pas servis en premier. Je
ne ferais pas attendre inutilement un enfant de deux
ans et demanderais au garçon ou à la serveuse d'un

340
restaurant de lui apporter son repas le plus tôt possible.
Mais s'il s'agit d'un enfant de sept ans, il doit
comprendre qu'au restaurant il n'a pas à être servi de
manière spéciale et exclusive. Je ne voudrais certes pas
lui imposer une attente interminable, mais un peu de
patience n'a rien de déplacé. Toujours exiger que son
enfant soit servi en premier crée une atmosphère de
pénurie névrotique. Intégrez tout simplement l'enfant
au déroulement normal du repas. Cela ne demande pas
de gros efforts.
Si dans la famille il est d'usage que chacun apporte
sa vaisselle à la cuisine pour être lavée, les enfants
devraient aussi le faire . Si un enfant aide à débarrasser
la table et qu'en apportant son assiette à la cuisine il
fait tomber par terre un peu de salade, ou le morceau
de chou-fleur qu'il n'a pas mangé, il devrait au moins
le ramasser et nettoyer le sol, s'il est assez grand. Mais
n'attendez pas d' un enfant de trois ans la performance
et le sens des responsabilités d'un enfant de douze ans.
Les enfants adorent aider au nettoyage : cela leur
permet de se faire à l'idée d'être responsables, même
si très jeunes ils montrent plus de zèle que d'habileté.
Laissez-les aider à nettoyer et à réparer les dégâts
commis dans leur enthousiasme à faire partie inté-
grante de la vie familiale . (Évitez cependant de net-
toyer leurs oublis en leur présence.)
Si nous faisons toujours pour les enfants ce qu'ils
peuvent faire eux-mêmes, ils finiront par cultiver une
stratégie d'incapacité qui les transformera en parasites.
Une fois adulte, ils auront les pires difficultés, car ils
s'attendront à ce que leur conjoint ou leurs amis, ou
même leur patron, accomplisse ce qu'ils pourraient et
devraient faire facilement eux-mêmes. Cela devient de
la manipulation, un moyen de domination extrêmement
déplaisant.
Nous pouvons laisser les enfants jouer un peu avec

341
leur nourriture : c'est souvent une sorte d'histoire
d'amour. À six mois, ils prennent un grand plaisir à le
faire : il ne faut pas confondre cette joie avec une tenta-
tive délibérée et malicieuse de nous déranger, car il
n'en est absolument rien. Mais si à trois ans, en toute
lucidité, ils lancent délibérément des cuillerées de
nourriture par terre, je les arrêterais.
Chaque individu mange selon un style unique. Vou-
loir que nos enfants mangent comme nous, dans leurs
gestes comme dans leurs attitudes, ce serait étouffer
leur personnalité. La nourriture est un domaine plus
primaire et plus important que le sexe. Une relation
malsaine par rapport au fait de manger, d'ingérer, et
par rapport au caractère nourricier de la nourriture
constitue une maladie fondamentale et peut facilement
s'étendre à tous les domaines de la vie adulte. Alors,
établissez une claire distinction entre le style personnel
de chacun et le fait d'utiliser la nourriture comme ins-
trument de malice. Un enfant de sept ans dans la lune
peut accidentellement renverser son assiette sur la
table, au milieu d'une conversation enjouée ou dans
1'égarement de son rêve éveillé : un simple et doux
rappel de faire plus attention suffira. Il n'est pas néces-
saire de lui faire un sermon sur les manières de se tenir
à table !

La santé

Il y a aussi un aspect négatif dans notre souci d'éle-


ver les enfants dans la conscience : c'est une espèce
d'étouffement maternant par lequel nous sommes si
tournés vers la santé et l'innocence des enfants que
nous les habituons en fait à être effectivement malades,
à perdre leur innocence afin que nous restions à leurs
petits soins.

342
L'autre jour, quelqu ' un a fait cette remarque : «Ne
devrions-nous pas empêcher les enfants d'entretenir
cette idée qu'ils doivent systématiquement prendre
quelque chose chaque fois qu'ils sont malades?» J'ai
répondu : «Tu veux rire : ils l'ont déjà cette idée ! »
Pendant des années, les femmes d'ici se pâmaient au
moindre incident. Elles portaient sur elles leur étui
- comme ceux qu'on portait dans le Far West pour y
mettre le revolver à six coups - rempli de Rescue
Remedy 1, patrouillant, à 1'affût. Dès qu'un enfant tom-
bait sur le court de tennis, elles se ruaient à la vitesse
de 1'éclair, il fallait voir comment ! Ah si nous avions
pu les faire bouger de la sorte quand il s'agissait de
laver la vaisselle ou de partir en voyage ! Nous -avions
des concours à celle qui dégainerait le plus vite son
médicament. Elles couvaient littéralement l'enfant :
Rescue Remedy sur la tête, dans la bouche, dans le
derrière ... là où vous voulez : il y en avait pour tout.
À deux ans, les enfants avaient appris que le moindre
petit bobo devait être traité avec du Rescue Remedy,
des petites pilules blanches et un gros bandage. C'était
déjà à la mode. Maintenant, dès qu'ils se font une
petite coupure d'à peine un millimètre et que vous sor-
tez un pansement, ils vous disent : « Ah non, ce n'est
pas assez gros. » Ce qu'ils veulent, ce sont de GROS
pansements, quatre gros pansements, pour que cela res-
semble à une grosse étoile, avec des couleurs et des
images dessus. C'est à la mode et ça le restera jusqu'à
la fin de leur vie. Et c'est comme ça qu'ils élèveront
leurs enfants.
Dès qu'un enfant tombe et s'égratigne les genoux,
nous devenons hystériques. J'étais ravi la première fois
que ma fille est tombée et s'est égratigné : «Merci

1. Il s'agit des teintures de fleurs de Bach, utilisées pour rééqui-


librer l' organisme après tout traumatisme.

343
mon Dieu : elle saigne, elle est normale. » Enfin, j' exa-
gère un peu. Mais ne faisons pas de nos enfants des
petites choses délicates, des petits anges, des poupées
de porcelaine. Nous devrions adopter la perspective
suivante : ils grandissent, ils tombent, ils se font des
bosses, des bleus, des coupures. Et alors ? Les enfants
récupèrent avec une facilité étonnante. Soignez les
symptômes directement; n'en rajoutez pas, juste ce
qu'il faut et un point c'est tout.
Je n'ai jamais eu d'infection, sauf en Inde, il y a des
années, et je ne prends pas toutes ces choses. Une cou-
pure est une coupure : nettoyez-la et au boulot. Sinon,
voilà ce que ça donne : « Oh ! mon Dieu, mon Dieu,
ça va s'infecter ! Mettez-lui tout de suite ça dans la
bouche, et ça dans les yeux, et ça dans le derrière ... »
Un jour, l'équipe saignante reconnaîtra la validité de
ce que je dis et n'encouragera plus personne à se laisser
aller à son besoin de recevoir de l'attention ou de
l'amour parce qu'il est malade. Certains tombent par-
fois malades parce que c'est la seule manière de rece-
voir de l'attention et des soins exceptionnels. Vous êtes
probablement familiers de cette dynamique : beaucoup
d'enfants ne voient leurs parents rester à la maison et
faire vraiment attention à eux que lorsqu'ils sont
malades. C'est ainsi que nous développons chez eux
l'habitude de tomber malade pour obtenir de l'atten-
tion. Bien des professionnels de la santé savent cela :
beaucoup de patients viennent les consulter parce que
c'est là qu'on leur accorde le plus d'attention dans leur
vie. Les gens s'agglutinent autour d'un médecin qui a
des manières bienveillantes. Tout médecin compte
parmi ses patients un certain nombre d'hypocon-
driaques, souffrant uniquement de maladies psychoso-
matiques. Ils vont voir un thérapeute, quel qu'il soit,
pour recevoir l'attention dont ils ont besoin.
Je me situe plutôt à l'opposé. Une fois, une personne

344
de ma connaissance fut opérée de l'appendice. Deux
jours plus tard, comme on ne voulait pas la laisser ren-
trer chez elle, je me rendis à 1'hôpital (je sais que je
ne devrais pas faire ce genre de choses) et dis à la
«patiente» de s'habiller pour partir, puisque tel était
son désir. Alors que nous nous dirigions vers la sortie,
l'infirmière vint s'interposer:
« Que faites-vous ?
- Que voulez-vous dire par là? C'est une prison
ici, ou un hôpital ? »
Sans doute n'aurais-je pas dû dire cela, mais j'étais
chauffé à blanc, très contrarié qu'on ne veuille pas la
laisser sortir. J'ai ajouté :
« Est-ce la loi ? La police va-t-elle intervenir? Doit-
elle rester à 1'hôpital ?
- Non, mais elle n'a pas totalement récupéré. [À
trois mille dollars par jour, évidemment...]
- Elle est en bonne santé, elle va bien : nous ren-
trons à la maison.
- Vous devez signer une décharge ; nous ne pou-
vons prendre la responsabilité de ce départ.
- Eh bien cessez d'essayer de prendre la responsa-
bilité et laissez-la sortir d'ici. »
Elle courut chercher un médecin, qui répondit avec
un haussement d'épaules : «Faites-leur signer le
papier. Détendez-vous. C'est leur problème. » Nous
avons donc signé la décharge (ils auraient voulu la gar~
der trois ou quatre jours de plus). Elle était en parfaite
santé : rien de grave n'est arrivé. Rien ne pouvait arri-
ver. Si elle était restée, elle aurait simplement avalé
plus de gelée de fruits, de purées instantanées et de lait
chocolaté en guise de repas.

345
• N'enseignez pas aux enfants à se plaindre à tout
bout de champ. Si un de leurs doigts pend, uniquement
retenu par le tendon, d'accord, c'est le moment de s'in-
quiéter. Mais s'ils tombent et se cognent légèrement la
tête, rien de grave, lâchez-les un peu. Donnez-leur un
baiser, compatissez et laissez-les retourner à leurs jeux.
• Vous allez rétorquer: «Comment savoir qu'il n'y
a pas de problème?» Je l'ignore, mais j'imagine
qu'une mère doit savoir si son enfant s'est fait mal, si
c'est son orgueil ou son corps qui est atteint. Quand il
s'égratigne le genou, c'est son orgueil qui est touché,
pas son corps. Vous mettez quelque chose dessus et
vous lui dites que tout va bien.
« Mais non, ça fait mal.
- Oui, je sais. Ça va faire mal un petit moment, et
puis ce sera fini. »
• De temps à autre, il faut savoir être un peu exi-
geant avec nos enfants.
« Tu vas bien. Je sais que se couper avec une feuille
de papier ou s'érafler le genou est douloureux; mais
tu vas bien, vraiment. Ça va guérir vite. Ce n'est pas
SI grave.
- Mais si, c'est grave, ça fait vraiment mal.
- Oui ... je sais que ça fait mal. Moi aussi ça me
fait mal quand ça m'arrive. Mais ce n'est pas grave, tu
peux supporter ça. »
Une telle attitude est saine. Mais n'en faites pas
trop : ne vous attendez pas à ce qu'ils fassent héroïque-
ment fi de la douleur et des réactions de choc ou de
surprise quand ils se font mal ou qu'ils sont malades,
comme s'ils étaient Rambo ou quelque autre
surhomme. Rappelez-vous par-dessus tout que les
enfants sont des enfants, non des adultes : ils ont
besoin de beaucoup de compréhension, de soins, d'af-
fection et d'acceptation.

346
Nos croyances peuvent être très nocives
La plus grande partie de ce que nous disons sur la
nourriture peut s'appliquer à la santé. Nos croyances
peuvent devenir abusives. Beaucoup de mères bran-
chées aliments naturels, vie naturelle, sont radicale-
ment attachées au processus naturel de guérison (dont
je suis); mais mon expérience m'amène à penser que
différer la guérison d'un enfant parce qu'il« n'a qu'un
virus et en viendra à bout tout seul » et que nous ne
voulons pas qu'il dépende des médicaments - même
des remèdes homéopathiques, car après tout « les
pilules sont des pilules » - constitue une très subtile
forme de manipulation, qui pourrait facilement se
transformer en forme plus lourde d'abus de l'enfant.
Laisser un enfant souffrir parce que nous sommes des
puristes est assurément une forme d'abus. Ce n'est
peut-être pas aussi grave que ces fanatiques qui laissent
mourir leur enfant parce qu'ils refusent de l'amener à
l'hôpital pour une transfusion sanguine, mais c'est
quand même prendre la responsabilité de la santé de
l'enfant entre nos mains, alors qu'il serait peut-être
mieux de consulter un naturopathe ou tout autre
médecin.
Il nous incombe de veiller sur la santé de l'enfant
tant qu'il n'est pas en âge de le faire. Un enfant d'un
an ne peut apprendre la guérison naturelle par la souf-
france sans avoir recours à des médicaments. Notre
tâche ne consiste pas à essayer de le convaincre que
«la souffrance n'existe pas», que «les maladies sont
toutes psychosomatiques » ou de le laisser souffrir sans
raison alors qu'il existe des moyens de remédier au
stress immédiat d'une maladie. Il ne peut y avoir d'ex-
cuse à notre manque de clarté à cet égard. Il est de
notre devoir de prendre soin de nos enfants et, si nos
principes de vie sont authentiques et véridiques, ils les
assimileront. Si nous vivons de façon saine, c'est ce

347
qu'ils apprendront en nous observant et en pratiquant
ce mode de vie. Peu importe le nombre de cachets
d'aspirine pour enfant que nous leur donnons, si nous
n'en prenons pas nous-même ils cesseront d'en prendre
lorsqu'ils seront en âge de communiquer et de nous
observer.
Comme je l'ai souligné maintes fois , nos enfants ne
demandent rien de plus que d'être exactement comme
nous : c'est leur premier objectif dans la vie. Leurs
parents sont leurs idoles et ils seront comme nous !
Vous en doutez peut-être parfois, mais croyez-moi,
vous avez plus d'impact dans leur vie, sur leurs
croyances et leur comportement que Luke Skywalker,
Hans Solos ou la Princesse Leia, même si les appa-
rences paraissent contraires. Si nous vivons de façon
authentique avec nous-même, c'est cela qu'ils assimi-
leront. Il ne faut pas nous inquiéter de ce qu'ils seront
corrompus par une aspirine prise à 1'âge de deux ans,
alors qu'ils souffrent.

Le sexe

J'ai lu dans Playboy un article sur les «Topographies


de l'amour». L'auteur y déclarait que chacun de nous
possède son agenda caché dans sa relation, « son propre
tableau de l'amour» : l'amoureux idéal, la scène
d'amour idéale, le programme des activités érotiques.
Ces topographies personnelles de 1' amour sont celles
qui nous guideront à travers notre vie sexuelle d'adulte.
Il affirmait que ces schémas sont établis durant la petite
enfance, peut-être dès l'âge de trois ans.
Cela est important, surtout pour ceux d'entre nous
qui ont des enfants. Nous sommes déjà rivés à notre
«tableau de l'amour», qu'il soit sain ou non. Mais
nous pouvons encore offrir à nos enfants des « tableaux

348
de 1'amour » qui soient sains, naturels et libres, en ne
mettant pas l'accent sur nos perversités.
Le cinéma a une influence, car il capte l'attention
des enfants. C'est pourquoi nous ne les emmenons pas
voir des films dans lesquels de nombreuses scènes
associent la violence et le sexe ; sinon, plus tard, si les
impressions les marquent assez profondément dans
leur affectivité, ils pourraient en venir à ne pas être
capables de faire l'amour sans violence. Généralement,
le «tableau de l'amour» qu'un enfant établit dépend
du rapport au sexe et au corps qu'entretiennent ses
parents et les adultes autour d'eux.
Ainsi, si vous êtes un homme, que vous êtes sous la
douche et qu'un enfant - garçon ou fille - survient par
accident et que vous vous cachiez comme si la nudité
était une chose honteuse, cela leur envoie un message
clair et négatif; cela sera intégré dans leur rapport au
corps et à la sexualité. Bien sûr, il y a aussi des
hommes qui marchent partout «en l'exhibant», autre
démonstration malsaine de manque de confiance et de
clarté sexuelle. Il existe un espace intermédiaire, dans
lequel nous pouvons être nus devant nos enfants, sans
exhibitionnisme ni peur d'être vulnérables. Il est très
sain pour les enfants d'observer le rapport neutre et
aisé de leurs parents avec leur corps, tant nu qu'habillé.
La santé globale du sexe et de la sexualité (deux
choses distinctes) dépend de l'image que nous avons
de notre corps et des sensations associées au plaisir
corporel (et de notre joie à faire plaisir aux autres) ou
de notre suppression ou notre dégoût des fonctions et
sensations corporelles. Ces impressions nous sont
enseignées très tôt dans la vie, bien avant que les rela-
tions sexuelles ne deviennent à l'ordre du jour.
Je me souviens être un jour entré sans avertissement
dans la salle de bains de mes parents, et avoir vu une
serviette se déplacer si rapidement que j'ai crû qu'elle

349
avait lévité. En fait, c'était ma tante qui l'avait saisie
sur le porte-serviettes, pour couvrir son anatomie infé-
rieure. Cette serviette s'est déplacée à une vitesse
supersonique ! Le résultat est que lorsque je suis avec
une femme, s'il n'y a pas une serviette entre nous, je
suis en difficulté. Vous pourrez me trouver en train de
rôder autour de la corde à linge : je mets une heure et
demie à y étendre quatre ou cinq serviettes. Je dois
prendre mon temps, jouer avec les épingles à linge,
regarder les serviettes en me demandant ce qu'il y a
derrière. Intellectuellement, je sais qu'il n'y a rien : je
sais qu'il s'agit de serviettes sur la corde à linge et que
derrière il n'y a rien d'autre que le paysage. Mais
quand vous avez un «tableau de l'amour», vous avez
bel et bien un « tableau », et moi je veux savoir ce
qu'il y a derrière ! Même si en tant qu'adulte je sais
qu'il n'y a que de l'air, en tant qu'enfant je savais qu'il
y avait quelque chose et je voulais savoir quoi. C'est
fascinant, c'est comme un mystère. C'est un territoire
interdit. Je veux l'examiner et satisfaire la curiosité que
j'ignorais avoir jusqu'à ce qu'on me refuse la vision
de ... , de quoi? Je l'ignore encore. Mais il y a quelque
chose de vraiment intéressant derrière cette serviette.
L'auteur de cet article sur les «tableaux de
l'amour » affirme que ce sont les attitudes répressives
et non les permissives qui engendrent les comporte-
ments aberrants. Je suis d'accord. Il est préférable pour
notre enfant, quand il fait irruption dans notre chambre
et nous trouve en train de faire l'amour et demande ce
que nous faisons, que nous nous retournions simple-
ment et lui disions : «Nous faisons l'amour. Pourrais-
tu sortir et fermer la porte ; nous te parlerons quand
nous aurons terminé. » C'est bien mieux que de tirer
les couvertures en hurlant : « Fous le camp de là. Ne
t'ai-je pas dit cent fois de frapper, nom de Dieu?»
C'est probablement ce que certains d'entre nous se

350
sont fait servir, plus jeunes, après être innocemment
entrés dans la chambre à coucher de nos parents alors
qu'ils faisaient «la chose».
Si nous avons élevé nos enfants avec bon sens, avec
humour, et qu'ils surgissent accidentellement dans
notre chambre, ils diront : « Eh ! papa, t'as un bouton
sur les fesses. » Restez cool.
Autre exemple : des petits enfants qui veulent voir
le pénis de leur père créent un conflit pour bien des
hommes. Si un homme est gêné par leur curiosité (ses
enfants peuvent très bien quand même vouloir voir la
chose se trémousser et se dandiner dans la salle de
bains), il peut régler ça de façon ferme, mais sans
engendrer un traumatisme pour l'enfant. Il n'y a pas
moyen d'expliquer comment faire : il faut «jouer à
l'oreille». Plus nous sommes avec les enfants, mieux
nous savons gérer ces situations sans nous énerver.
Ne cachez pas votre corps et ne l'exhibez pas. La
clé consiste à être naturel, sans affectation.

La masturbation
Les enfants jouent avec leurs organes sexuels. Si
nous sommes refoulés et facilement embarrassés, cela
peut provoquer une confusion en nous, à savoir
comment gérer ce genre de situation. Car ils jouent
vraiment avec, ils ne font pas qu'y toucher. Ils sont
étendus là et se sentent bien, en se caressant, en pous-
sant, tirant et quoi encore. Après tout, ces organes sont
localisés de façon pratique, faciles d'accès pour les
doigts. Les petites filles se procurent autant de plaisir
à jouer avec leur petit appareil que les garçons avec le
leur.
Si nous nous montrons vraiment coincés et que nous
balayons leur main nerveusement, ils apprennent que
c'est mal d'une certaine façon; c'est l'amorce d'une
image négative du corps. Moins nous faisons dans la

351
morale, mieux ils traverseront les étapes de leur crois-
sance.
Alors, quoi faire? Rien. Laissez-les jouer.
Certains parmi nous ont très honte d'avoir des
organes génitaux. Voir nos enfants caresser les leurs
nous met dans un tel embarras que nous ne savons pas
si nous devons faire dans notre froc ou virer au vert.
Nous ne pouvons croire à l'innocente liberté dont ils
font preuve ! Bien sûr, quand ils ont treize ans, nous
n'avons aucune envie de les voir se masturber devant
les invités ; mais leur enlever les mains de leurs parties
génitales quand ils sont petits n'est pas génial non plus.
Si nous les laissons suivre leurs inclinations naturelles,
ils vont cultiver un comportement social adéquat et
naturel. C'est quand nous brimons leurs instincts natu-
rels qu'apparaît la sexualité aberrante.
Quand j'étais petit, on a dû attacher mes mains der-
rière mon dos. Je ne me souviens de rien - il y a un
blanc - , mais j'ai réussi à m'en sortir. (Eh! souriez,
voulez-vous? C'est une blague. Il n'est ici question
que d'une branlette, pas d'une vivisection. Détendez-
vous les amis !)

Le sexe et le lit familial


Quand votre conjoint et vous êtes au lit avec un
jeune enfant, je vous recommande de faire l'amour
quand l'enfant dort profondément. Mais vous pouvez
faire l'amour dans le même lit si vous le désirez. Si
c'est inconfortable, placez provisoirement 1'enfant sur
un tapis, par terre, pour le ramener dans le lit plus tard.
Ou encore, laissez-le dormir dans le lit et allez sur le
plancher vous-mêmes (ou sur le bureau). Un peu de
variété vous ferait peut-être du bien !
Je ne ferais pas l'amour sous les yeux de l'enfant,
mais je ne vois aucun problème à le faire quand il dort
dans la même chambre. C'est naturel, après tout. Parlez

352
régulièrement à l'enfant à ce sujet, de sorte que son
inconscient soit détendu et confortable. Je n'irais pas
jusqu'à lui expliquer les lois de la procréation. Je dirais
plutôt : «Papa et maman vont faire l'amour; alors si
tu entends du bruit, ou si le matelas rebondit partout
dans la chambre, c'est normal. » Cela crée une impres-
sion dans 1'enfant, grâce à laquelle il sera expressif
en faisant l'amour, plutôt qu'étriqué et renfermé. Cela
pourrait lui épargner des années de thérapie. D'autre
part, une fois que l'enfant a sa propre chambre, s'il a
été tenu à l'écart du sujet de l'acte sexuel, il faut savoir
que lorsqu'il entendra sa mère crier comme un diable
(peu importe ce qu'est le diable !), il supposera presque
sûrement qu'elle a de gros ennuis et il aura peur pour
elle. Soyez donc conscients de l'état de veille ou de
sommeil de votre enfant quand vous faites l'amour. Si
vous ne criez pas, par respect pour 1'espace de 1' enfant,
très bien ; mais si vous ne pouvez pas crier, tant pis,
vous ne savez pas ce que vous perdez (et votre parte-
naire aussi).

S'exprimer sans censure


Les enfants élevés dans un environnement conscient,
ouvert et chaleureux peuvent aller poser aux adultes
des questions qui leur tiennent à cœur sans aucune peur
ni gêne. Cette clarté et cette simplicité étonnent les
adultes qui sont eux-mêmes renfermés et refoulés.
Avez-vous observé des fillettes élevées sans pré-
jugés ni rigidité jouer à l'accouchement? Elles écartent
les jambes, retirent la poupée de dessous leur robe. Je
gage que certains d'entre vous seraient plutôt inquiets
à l'idée d'emmener ces enfants en visite chez grand-
maman, hein ? Que ferait grand-maman si elle voyait
une fillette de trois ans écarter les jambes et en tirer
une poupée? Probablement ferait-elle une crise d'apo-
plexie. Ce serait la fin de sa tranquillité d'esprit; à
moins qu'elle ne rugisse de joie.

353
De toute façon, c'est merveilleux d'observer des
enfants pour qui les choses naturelles de la vie (la nais-
sance, la mort, les états d'âme, faire pipi et caca, possé-
der des organes génitaux) représentent des choses
normales. Il est très libérateur de constater que nos
enfants ne sont pas aussi coincés, ou psychologique-
ment constipés, que la plupart d'entre nous sur des
sujets tels que la naissance, le sexe et la mort.
Les enfants sont naturellement curieux et enthou-
siastes à 1' idée de partager leurs découvertes et il est
sain d'accepter ces qualités en eux. De plus, dès qu'on
leur en donne un tant soit peu la chance, les enfants
font de fabuleux interlocuteurs : ils se montrent fasci-
nants et avenants.

Dieu, la religion et la spiritualité

Claudio Naranjo a écrit un livre 1 dans lequel il


expose ses concepts sur 1' éducation et la culture
idéales, fondées sur la relation idéale entre le père, la
mère et l'enfant. En gros, il affirme qu'un bon nombre
des acquis de notre éducation sont destinés à être aban-
donnés au cours de notre vie : nous les aurions de toute
façon appris au cours de notre existence et peut-être de
meilleure manière et plus efficacement. Une formation
holistique ne requiert que deux choses en matière
d'éducation formelle : les mathématiques et la
musique. Le professeur Naranjo relève plusieurs expé-
riences qui montrent que la musique et les mathéma-
tiques enseignées très tôt dans la vie sont les pierres
angulaires permettant de devenir compétent dans bien
d'autres domaines.

1. Claudio Naranjo, The End of Patriarchy and the Dawning of


a Tri-un e Society, Oakland, CA, Amber Lotus, 1994.

354
À son avis, on ne devrait pas enseigner la religion
de façon formelle avant la puberté : un enfant vivant
dans un environnement religieux, si la demeure est reli-
gieuse par nature, héritera certes de cette qualité, mais
inutile de donner un enseignement religieux avant la
puberté. À la puberté, on se libère de la dépendance,
de la sécurité du refuge familial, pour entrer vraiment
en soi en tant qu'adulte. C'est le moment idéal pour
enseigner la religion, car c'est essentiellement cela que
recherchent les gens qui acquièrent l'indépendance de
l'adulte : des réponses universelles. S'ils n'ont reçu
aucun enseignement jusque-là, les enfants n'auront pas
été exposés aux dangers très réels que la religion
devienne une sorte de credo appris par cœur étant
petits ; car intérieurement ils ne ressentent pas ces
credo, sauf sous une forme intuitive et très subtile
(mais ce sens subtil est universel, non pas religieux au
sens des religions organisées). La capacité de ces
jeunes gens à vraiment s'immerger dans les vrais prin-
cipes de la religion n'aura donc pas été endommagée
par des conditionnements dogmatiques et doctrinaires
se situant bien au-delà de leur capacité de compréhen-
sion lorsqu'ils sont jeunes.
C. Naranjo est très critique à l'égard de ce qui se
passe à l'intérieur des religions organisées, où l'on
conditionne les enfants à des pratiques mécaniques plu-
tôt que de les initier aux vraies réalités religieuses.
Ceci ne peut vraiment se produire avant la puberté, car
la conscience n'est pas encore suffisamment élaborée
et ne peut saisir la réalité. Avant la puberté, nous en
sommes encore au stade formateur dans des domaines
moins subtils.
Voilà pourquoi, dans la plupart des cultures autoch-
tones, les expériences d'initiation se font à la puberté.
Plus tôt dans la vie de 1'enfant, la famille peut discuter
des rêves, entre autres, et impliquer l'enfant dans le

355
déroulement normal de la vie familiale, y compris la
spiritualité, sans essayer de lui donner l'expérience de
la réalité transcendantale ; elle permet simplement à
l'enfant de percevoir à son niveau de développement,
tout en répondant à ses questions et sans les bourrer
d'informations préfabriquées.
Quand nous enseignons à des enfants de trois, quatre
ou cinq ans qui était Jésus ou Bouddha, nous essayons
de les instruire d'une réalité transcendantale qui doit
être expérimentée et, pour ce faire, nécessite toutes les
facultés de l'adulte. Il faut alors nécessairement que
cela soit artificiel, car à cet âge ils n'en sont qu'au
stade du développement de leurs capacités physiques
fondamentales. Ensuite, jusqu'à dix ans, ils font l'ex-
périence des réalités émotionnelles. Le centre de la
pensée n'est pas encore développé et c'est un ingré-
dient indispensable pour une compréhension complète
de la réalité spirituelle.
Il en va autrement des histoires. En effet, lorsqu'on
raconte des histoires à l'enfant, on n'attend pas de lui
qu'il incarne la morale ou la réalité transcendantale, si
ce n'est peut-être par intermédiaire. Cela est donc sain,
surtout s'il peut suivre l'histoire et l'imaginer, au lieu
d'être quelque chose qu'il lui faut apprendre avant de
pouvoir en apprécier, par sa propre expérience, la
dimension morale. Nous pouvons faire en sorte que
l'enfant intègre graduellement des vérités supérieures,
mais nous ne devrions pas attendre de lui qu'il
comprenne ces choses de façon pratique alors que son
expérience est purement intuitive et instinctuelle.

Il devrait être naturel de parler à nos enfants de


Dieu, si nous y croyons. Répondre à leurs questions ne
devrait pas poser de problèmes : c'est juste une ques-

356
tion de vocabulaire approprié. La compréhension abs-
traite, philosophique de Dieu qu'a l'adulte dépasse de
beaucoup ce qu'un enfant peut savoir. Mais la compré-
hension de Dieu, ou quel que soit le nom que nous lui
donnons, n'est pas hors de leur portée. Nous n'avons
qu'à parler un langage qu'ils comprennent, en tradui-
sant notre connaissance en termes de ressenti de la réa-
lité telle qu'elle est. Nos explications sont trop
complexes pour eux.

C'est en observant les adultes vivre de façon spiri-


tuelle ou holistique que les enfants en viendront à vivre
ainsi. L'endoctrinement est parfaitement inefficace. Il
existe une grosse différence entre éducation et endoc-
trinement : même enseigner des choses comme lire et
écrire peut être de 1'éducation ou de 1'endoctrinement,
selon que les professeurs enseignent vraiment ou font
simplement avaler de force des informations à leurs
élèves. L'endoctrinement est souvent contre-productif.
Approcher avec lourdeur des sujets qui se réfèrent nor-
malement à la joie intense et à la liberté porte générale-
ment l'endoctriné à rejeter les doctrines.
Nous n'avons pas vraiment à initier en bonne et due
forme nos enfants à nos pratiques spirituelles. J'estime
personnellement que leur montrer quelques minutes de
méditation, ou toute autre pratique, suffit, jusqu'à ce
qu'ils se demandent ce que nous en retirons et qu'ils
décident de l'essayer eux-mêmes. Le plus important,
c'est qu' ils nous voient méditer. De toute façon, jus-
qu'à la puberté, les enfants sont naturellement là où
nous sommes quand nous pratiquons la méditation. Ils
n'ont pas besoin de méditer comme nous, parce qu'ils
sont la méditation, qu'ils soient tranquillement assis ou
jouent bruyamment. La dynamique que cette pratique

357
crée en nous se trouve déjà en eux. Alors, tant qu'ils
conservent un tant soit peu leur innocence, ils médi-
tent. Ils font automatiquement ce pour quoi nous
méditons.
Les enfants n'ont pas besoin qu'on leur apprenne à
ressentir la bénédiction éternelle de la Présence divine
dans leur vie ou dans toute vie. L'important, c'est la
manière dont on leur permet d'en prendre conscience.
Ils prennent conscience de cette Présence par les
adultes qui en sont conscients et dont la vie elle-même
repose sur cette Présence, voilà tout. Si les adultes le
vivent, le langage peut venir se superposer, pour don-
ner des explications, mais les enfants sauront déjà de
quoi il est question. Tout effort acharné au niveau
d'une explication ne ferait que refléter notre propre
confusion et notre propre inconfort par rapport à cette
vie consciente.

Se faire sa propre idée


J'ai pensé à Dieu pour la première fois à 1'âge de
dix-sept ans. Avant, je pensais aux animaux. Je collec-
tionnais toutes sortes de choses : insectes, serpents, tor-
tues, lézards, poissons, oiseaux, chats, mais je ne
pensais jamais à Dieu.
Mon père était un de ces types qui ont réponse à
tout. En fait, quand j'allais à l'école, je n'utilisais
jamais ma grosse encyclopédie, car quand je voulais
savoir quelque chose, par exemple l'orthographe d'un
mot, je le lui demandais. Puis il m'a dit : «Pourquoi
ne vas-tu pas consulter ton dictionnaire ? » Il a compris
que s'il continuait à me donner l'orthographe, je n'ap-
prendrais jamais à utiliser un dictionnaire.
Un jour, à dix-sept ans, j'ai pensé à Dieu et je me
suis dit : « Je me demande ce que mon père pense de
Dieu, étant donné qu'il est une sorte de Dieu. » Je lui
ai donc demandé s'il croyait en Dieu : «J'ai mes

358
croyances, répondit-il, mais je pense que dans ce
domaine il est important que tu en viennes à tes propres
conclusions et que tu prennes tes propres décisions. »
Il ne voulut pas m'en dire plus que : « Si tu veux savoir
s'il y a un Dieu, si tu veux en savoir davantage à ce
propos, tu dois mener ta propre recherche.» Je ne l'ai
fait que six ou sept ans plus tard. Je pensais que je
n'étais pas prêt.
Après m'être intéressé à ma propre forme de spiri-
tualité, étant passionné par toutes ces questions, je pen-
sais : «Mon père est un artiste; je gage que c'est là
un aspect de la vie qui lui est complètement inconnu. »
Alors, je suis allé le trouver : « Connais-tu quoi que ce
soit en matière d'ésotérisme et de mysticisme?» Il se
mit à énumérer des noms:« Tu sais, quand j'avais une
vingtaine d'années, en Europe, j'ai étudié en long et
en large la théosophie de Mme Blavatsky et d'Annie
Besant, et aussi toutes les religions contemporaines,
l'hindouisme, le bouddhisme ... » J'étais sidéré, parce
qu'il n'avait jamais soufflé mot de telles études, n'avait
littéralement jamais dit un seul mot là-dessus, sauf
pour parler des injustices de l'homme envers l'homme.
Il m'a laissé faire mes propres découvertes.
Si je regarde en arrière, je me souviens que mes
parents étaient passionnément impliqués dans des mou-
vements sociaux. Il y a longtemps, c'était en ... était-ce
la guerre de Corée? Je n'en suis pas sûr - il y avait
des défilés à la lueur des bougies dans notre coin, dans
le New Jersey. Ils ne m'ont jamais demandé d'y aller.
La baby-sitter venait me chercher et je demandais à
mes parents où ils allaient. Ils répondaient qu'ils
allaient à une marche contre la guerre, c'est tout. C'est
tout ce dont j'aie jamais entendu parler. Quand il y
avait des invités à table, nous ne discutions que de la
famille, de la vie, d'art et d'autres sujets de ce genre.
Pour la politique, les hommes passaient dans une pièce

359
et les femmes allaient dans l'autre : tout ce qu'il y a
de plus traditionnel. Les hommes parlaient politique,
les femmes politique, potins ou autres sujets. Les
enfants pouvaient entrer et sortir, et s'ils avaient envie
d'écouter ils étaient les bienvenus.
Je n'ai jamais été endoctriné, on ne m'a jamais gavé
d'opinions. On m'a laissé me développer par moi-
même. On ne m'a jamais dit : «La guerre est mauvai-
se.» Seulement, quand je leur demandais où ils allaient
le soir, ils répondaient qu'ils allaient marcher contre la
guerre. Je n'en ai jamais demandé plus et ils n'ont
jamais pris l'initiative de le faire, à moins que je ne
demande spécifiquement ce qui se passait. On ne m'a
jamais abreuvé d'idéologie, même en ce qui concerne
la religion. Dans la ville où j'ai grandi, il y avait beau-
coup de préjugés contre les Juifs : nous ne pouvions
aller au Country Club, ni à la piscine, car c'était inter-
dit aux Juifs (mais je l'ignorais). Nous vivions dans le
quartier pauvre de la ville et à mon école, il y avait des
Noirs, des Orientaux et un peu de tout : des catho-
liques, des épiscopaliens, des presbytériens et moi.
J'étais ami avec tous et ils étaient tous amis avec moi.
Avant l'âge de onze ans, j'ignorais l'existence des pré-
jugés, je n'imaginais même pas qu'on puisse avoir des
préjugés.
Une fois l'an, nous célébrions la Pâque juive avec
les religieux : c'était l'aspect religieux de la famille. À
quatorze ans, j'ai demandé à mon père ce que cela
signifiait: juif, chrétien, qu'est-ce que ça voulait dire?
Comment se faisait-il que nous n'allions pas dans un
temple ? « Si tu veux étudier la religion juive, me
répondit-il, tu peux aller voir celui qui donne des cours
de culture juive aux enfants qui ne sont pas allés à
l'école de la synagogue. Tu peux y aller et étudier si
tu veux ; tu peux aussi aller au temple si tu préfères. »
J'y suis donc allé, pendant six mois, cela n'a pas duré

360
plus. Il y avait dans le cours la plus belle fille que j'aie
jamais vue dans ma vie - elle était même plus belle
que mes chats, c'est tout dire ; quand elle a arrêté d'y
aller, j'ai arrêté aussi.
Mes parents rn' ont laissé me faire ma propre idée,
ce qui était très sain. À ce moment de mon existence,
j'ai choisi les filles. Ils n'étaient pas inquiets ; enfin,
pas trop. En temps et lieu, j'en suis venu à me faire
une vision du monde en résonance avec les vues huma-
nitaires de mes parents.

En ce qui concerne la religion et bien d'autres sujets,


nous pouvons avoir confiance en nos enfants et les lais-
ser développer leur propre sensibilité des choses. Nous
pouvons bien sûr les guider avec douceur; mais c'est
bien autre chose que de les réduire de force à des
croyances ou des expériences étroites et exclusives.
Nous vivons dans un monde extrêmement politisé,
de bien des manières. Il s'y trouve de nombreuses
injustices, de formidables inégalités sociales et des
comportements inhumains, comme les tortures, les
crimes et les mesquineries. Il est important que les
enfants apprennent ces choses par 1' observation et non
en étant entraînés comme des fanatiques, des sadiques,
des bigots, des sexistes, des new agers, des racistes,
des « classicistes », etc.
Les enfants sont fondamentalement innocents, et en
cela fondamentalement bons. Ils aiment vraiment les
autres, les animaux et 1' environnement, jusqu'à ce
qu'on leur enseigne à être égoïstes, avides, hostiles et
méfiants les uns envers les autres. Il est néanmoins
important de les laisser se faire leur propre opinion,
plutôt que d'en faire des radicaux plein d'insultes
enflammées. À ce propos, il est très étrange, aux États-

361
Unis, de voir des enfants de cinq et six ans devant des
cliniques d'avortement, en train de tenir des pancartes
disant : « Assassins ! Les fœtus sont aussi des person-
nes.» Ce sont des enfants ! Ils n'ont aucune idée de ce
qu'il y a derrière ce brouhaha. Ils répètent comme des
perroquets ce que leurs parents disent, seulement dési-
reux de contribuer. Quelle contribution !
Nous pouvons mettre à la disposition des enfants
notre information et notre expérience sur les religions
et d'autres sujets, laissant ensuite s'épanouir leur
propre sensibilité et leur nature. Si on laisse les enfants
se faire leur opinion, ils réaliseront que le monde est
rempli d'injustices. Ils ressentiront la souffrance des
affamés et des torturés, ils feront leur part de travail
pour éliminer de telles horreurs. Ils le feront ! Mais ils
sentiront ces choses depuis leur être intérieur, non dans
le caractère superficiel d'une attitude dont les adultes
et l'environnement les auront nourris de force.
12

Pratique spirituelle pour les parents

Si l'on s y consacre vraiment, l'éducation


des enfants est une pratique qui se révèle plus
ardente et plus dévorante que celle d'un moine
zen assis en sesshin. Cela ne dure pas trois
jours ou un mois, mais près de vingt ans, jour
et nuit, sans interruption. Une fois commencée,
on ne peut y renoncer ni l'oublier. Comme le
travail de l'enfantement ou le travail lui-
même : une fois le processus engagé, il n y a
d'autre choix que de continuer jusqu 'au bout,
de traverser l'océan. Seuls une quête et un
engagement de plus en plus profonds peuvent
nous aider à faire face tant à la douleur qu'à
la pure joie que l'éducation des enfants
apporte par moments. C'est ainsi que l'éduca-
tion consciente des enfants peut nous ouvrir à
la profonde transformation du cœur. Une fois
acceptée, cette pratique s 'entretient d'elle-
même et exige l'approfondissement constant
de notre attention, de notre vulnérabilité, de
notre dévouement, de notre sens du sacrifice
et de notre abandon.

Dans notre communauté, nous tentons d'offrir aux


enfants quelque chose d'idéal, mais nous nous sentons

363
en même temps frustrés, car nous ne sommes pas par-
faits et la vie non plus. Bien sûr, si notre vie était fon-
dée sur un profond rapport au Divin, particulièrement
en tant que manifestation de la nature de la vie elle-
même, nous n'aurions pas à nous inquiéter de savoir si
nous couvrons les demandes de nos enfants ou non.
Cette question ne se poserait même pas. Dans ce
domaine, que j'appelle celui du pratiquant spirituel, la
relation que nous entretenons avec 1'enfant est naturel-
lement et spontanément juste ; quand nous ne vivons
pas dans cet espace, cette relation peut l'être ou pas,
selon 1' état de santé de notre psychisme, la profondeur
et la largeur de notre éducation, de notre sagesse et de
notre créativité.
Un psychisme malsain induit inévitablement une
relation malsaine avec les enfants. Si notre psychisme
est sain et que nous n'avons pas de pratique spirituelle,
cette relation peut encore être excellente et respirer
l'authenticité et la chaleur. En revanche, si nous avons
une pratique spirituelle, il n'y a d'autre façon d'entrer
en contact avec les enfants que dans une attention où
nous les aimons tels qu'ils sont.
Les enfants nous révéleront si nous participons vrai-
ment ou non à ce travail. Ils sont des révélateurs instan-
tanés par rapport à la résonance ou la dissonance de
notre relation avec eux, avec la vérité, la Réalité, la Vie
juste et la justice objective.
La venue des enfants peut bouleverser les relations,
y compris celle que nous avons avec nos habitudes de
vie. Le hic, c'est qu'il faut élever un enfant tout en
apprenant à pratiquer au cœur de cette énorme exi-
gence. Éduquer des enfants constitue donc une pré-
cieuse opportunité pour apprendre comment
« pratiquer » sans se fourvoyer dans une spirale de
confusion et d'insécurité. Cela ne veut pas dire aligner
six heures de méditation formelle et de prière chaque

364
jour, par exemple, car c'est impossible quand on élève
des enfants. Nous apprenons plutôt à pratiquer intérieu-
rement, c'est-à-dire à l'intérieur de cette relation prio-
rztazre avec notre enfant, relation qui exige
extérieurement du temps, de l'énergie, de l'attention et
de constants ajustements.
Dans un couple qui a plusieurs enfants, le plus sou-
vent l'homme travaille à temps plein, de sorte que la
femme doit se charger d'importantes responsabilités
parentales. Celles-ci dévorent le temps et l'énergie,
aucun doute là-dessus, et la femme va souvent arrêter
d' étudier, de méditer ou de pratiquer des exercices,
selon sa pratique spirituelle. Elle aura l'impression de
perdre sa connexion avec le Divin. Mais c'est là pur
non-sens. Si nous vivons simplement la vie telle
qu'elle est, dans la juste perspective, si nous accom-
plissons ce qui est attendu de nous maintenant sans
maugréer ou pleurer sur notre style de vie passé, Dieu
est bien servi. Nous n'avons pas à chercher à accomplir
des actes propres à nous rendre plus séduisants pour le
Divin. Telle est notre action : simplement vivre la vie
telle qu'elle est. Si notre vie elle-même est un ferment
de transformation, alors, tout aussi banal que cela
puisse paraître, cela suffit : on se lève le matin, on
mange, on va travailler et on en revient pour être en
famille, ou on demeure à la maison, on y travaille et
on joue avec les enfants toute la journée, on vaque à
ses occupations, puis on va se coucher. On peut occa-
sionnellement avoir le temps de faire une prière ou un
rituel. Pour un parent, ce quotidien peut se révéler être
une sadhana (pratique spirituelle) aussi valable et pré-
cieuse qu'instruire les masses pour quelqu'un d'autre,
ou qu'un métier prestigieux et excitant, comportant de
nombreuses responsabilités - bref, le genre d'activité
qui fait qu'on a son nom et sa photo dans le journal.
Beaucoup de gens ont l'impression qu'ils sont hors-

365
jeu, que la grâce les évite, qu'ils ne pratiquent plus
quand les circonstances de la vie les empêchent de
prendre part aux pratiques formelles auxquelles ils
étaient habitués et qu'ils aimeraient continuer. Mais il
n'en est pas ainsi, du moins pas automatiquement, sur-
tout pour les parents ayant de jeunes enfants. Simple-
ment être un bon parent, avec la bonne attitude, est une
pratique qui sert Dieu de façon profonde et directe. Il
est, bien sûr, très sain pour un enfant d'observer ses
parents dans une atmosphère de prière et d'adoration,
d'observer en eux la discipline, le discernement, la fia-
bilité et 1'authenticité, mais ces qualités peuvent être
vécues à travers 1'éducation même de 1'enfant : celui-
ci en prend exemple et il pourra plus tard les intégrer
à sa propre pratique spirituelle.
Les pratiques recommandées à l'école (méditation,
étude, exercices quotidiens, etc.) demeurent secon-
daires par rapport à l'attention et aux soins appropriés
accordés aux enfants. Il n'est pas non plus nécessaire
de délaisser des qualités subtiles (ce qui éclaire les
relations, la générosité, la compassion, la patience, la
gentillesse) pour un enfant : il n'y a qu'à les appliquer
à l'éducation.
La discipline (le yoga ou autres exercices, la médita-
tion, etc.) a un impact profond sur la vie spirituelle,
mais la plus haute discipline consiste à élever un enfant
dans l'amour et la responsabilité. La responsabilité spi-
rituelle de la mère est donc d'offrir à l'enfant un envi-
ronnement dans lequel il maintiendra une relation avec
Dieu. Une mère qui faillirait à cette responsabilité et
s'enorgueillirait de sa méditation quotidienne et de ses
exercices tout en négligeant son enfant, et en le refilant
à une baby-sitter, sombrerait dans le ridicule. La mère
(et le père) crée essentiellement un être qui viendra
ajouter aux souffrances de Dieu ou au contraire les
soulager. En ce sens, la mère est presque comme Dieu,

366
en créant quelque chose qui servira le processus de la
vie sur Terre, et même à travers l'univers, ou au
contraire qui le déformera et le détournera.

Perdre quelque chose

Quand vous avez un enfant, à moins d'être vraiment


mûr, d'avoir complètement développé vos quatre pre-
miers chakras 1, vous donnez essentiellement quelque
chose de vous-même (vous abandonnez quelque chose)
au profit de l'éducation de cet enfant. Même mûr, vous
donnez quelque chose : mais alors, vous jouissez d'une
compréhension claire et lucide de cela, et vous ne
« perdez » pas ce que vous donnez, pour ainsi dire. Au
contraire, vous y gagnez, par la maturité de votre
enfant sur le plan humain.
Avant d'avoir un enfant, il se peut que vous fonc-
tionniez bien en tant que pratiquant solitaire, que vous
estimiez savoir ce qu'est la non-dualité 2 • Puis, vous
avez un enfant et la non-dualité s'évapore ... à moins
que vous ne la connaissiez vraiment. Elle s'évanouit et
vous « perdez » quelque chose : 1'attachement que
vous offrez à votre enfant. Vous devez rapatrier cette
vision, pour peu que vous l'ayez eue auparavant, en
permettant à vos enfants d'être complètement ce qu'ils
sont en tant qu'êtres humains et non «vos» enfants.
D'un autre côté, caricaturer le non-attachement en
appelant votre enfant « 1'enfant » serait ridicule. Cer-
tains en ont fait leur mécanisme de survie. Ils ne peu-

1. Les chakras : plexus énergétiques tel que définis dans la phy-


siologie et la métaphysique orientales.
2. Non-dualité : de «non duel», c'est-à-dire non deux. C'est le
principe objectif de la nature de la réalité, par lequel tout est un.
En termes de réalisation spirituelle, c'est la compréhension que tout
est un, que tout est Dieu.

367
vent même pas prononcer « mon enfant » : être aussi
intime, connecté et responsable est trop menaçant. On
dit « 1' enfant » comme dans : « Chéri, 1' enfant vient de
renverser son lait. » C'est une façon de renier et même
de rejeter la relation. Aucun enfant n'est assez endormi
pour ne pas le saisir : c'est dévastateur. Les enfants
tiennent la relation avec leurs parents pour un acquis :
c'est une constante tacite de la réalité de la vie. Réali-
ser qu'un parent les rejette est un choc qui anéantit leur
vision et les encourage à vivre dans le mensonge.
On peut très bien posséder inconsciemment un être
humain, à travers l'attachement. Nos enfants sont donc
les nôtres, mais ils ne sont pas des objets. Une femme
dont la chair et le sang auront nourri l'enfant pendant
neuf mois trouvera très difficile de ne pas percevoir,
même inconsciemment, « cela » comme sien dans un
sens de possession plutôt que de reconnaissance. N'en-
tretenir aucun sentiment que c'est sa« possession, son
«territoire», sa «chose» (sauf au sens ultime où cha-
cun est tout !) constitue la seule manière par laquelle
une femme peut recouvrer ce qu'elle a un jour donné
quand elle a enfanté. Nos enfants sont à nous dans le
même sens que nous sommes à eux - non dans un sens
exclusif qui voudrait dire qu'ils sont nos objets et que
nous sommes les leurs -, mais parce que nous sommes
mère, père et enfant et que cette réalité est totalement
naturelle, organique, telle qu'elle est.

Que voulons-nous ?

De toutes les communautés que j'ai connues, c'est


dans la nôtre que les enfants sont le plus à même de
participer à des événements formels, de dire ce qu'ils
pensent et de recevoir des gourmandises en dehors de
l'alimentation habituelle, entre autres choses. Je ne

368
désire pas modifier cela. C'est dans le domaine de
1' éducation des enfants que mes étudiants éprouvent le
plus de difficultés dans leur sadhana par rapport aux
personnes des autres communautés.
Dans la plupart des communautés, les enfants ne
participent pas aux séances formelles de méditation et
de prière (à moins qu'ils aient un comportement que
les parents allemands, du moins ceux de la dernière
génération, appellent« bon»). Nous faisons beaucoup
de compromis en ce domaine et à bon droit, selon moi.
Il est très difficile pour une communauté sensible aux
enfants comme la nôtre de maintenir en même temps,
comme nous le faisons, le respect des espaces sacrés.
Il n'est pas facile d'offrir à nos enfants la liberté
d'expression sans qu'ils deviennent des tyrans. Cette
gestion est très ardue et provoque parfois de la confu-
sion. Évidemment, à long terme nous bénéficions, de
même que nos enfants, du fait de prévoir ce qu'il faut
pour qu'ils grandissent dans la confiance, la sagesse et
la courtoisie. Mais ce n'est pas tout de prévoir, encore
faut-il pouvoir le gérer sur le terrain.
J'ai connu une autre communauté dans laquelle les
règles étaient très strictes : quiconque ne les observait
pas était exclu. Tout était fixé. On n'y rencontrait
aucune subjectivité, aucune tolérance : on vient à la
salle de méditation, on s'assied, on reste immobile, on
ne tousse pas, on ne fait pas de bruit, on ne bouge pas
un seul muscle. La règle, très précise, ne laissait
aucune place à l'interprétation. Un jour, un enfant de
deux ans et demi péta : le responsable de l'espace
demanda à la mère de sortir avec l'enfant. Selon moi,
cette façon de faire enseigne la constipation et sous-
entend que l'enfant est mauvais parce qu'il a« fait un
prout».
Dans une telle école, les exigences sont peut-être
dures, irréalistes et même cruelles, mais en fait bien

369
plus faciles à mettre en œuvre que dans une école
comme la nôtre où il faut tout découvrir par soi-même,
où il y a tant de décisions à prendre selon les circons-
tances, où l'on doit gérer six choses à la fois après
avoir fait ces découvertes. Il faut s'occuper de ses
enfants, maintenir son attention sur l'espace et se rap-
peler de toutes les règles de bienséance inhérentes à cet
espace. Nous sommes appelés à quelque chose de très
inhabituel, de beaucoup plus difficile qu'un adulte
moyen ne peut l'imaginer.
Il arrive souvent que nous nous sentions comme
devant un «parent critique 1 » en présence d'autres
adultes fouineurs ou vertueux, surtout dans des
endroits publics et mondains où si peu de gens essaient
d'élever les enfants dans la conscience. Ces personnes
désapprouveront nos choix en matière d'éducation et
sentiront qu'il est de leur droit souverain de nous corri-
ger et d'intervenir. Il faut donc nous montrer particuliè-
rement patients, diplomates et habiles en négociant les
espaces que nous partageons avec ces personnes.
De plus, si nous nous sentons ainsi critiqués, nous
ne devrions pas réagir comme un adolescent insolent,
dans un esprit «d'œil pour œil, dent pour dent», dans
une rancœur renfrognée ou pleine d'agressivité. Nous
devrions comprendre combien il est ardu de faire les
choix que nous faisons et difficile de les mettre en pra-
tique ; il nous faut puiser au plus profond de notre cou-
rage et de notre santé mentale. Car la tâche à accomplir
est difficile et ne concerne pas uniquement les parents,
car tous les adultes sont responsables de tous les
enfants. Ce n'est donc pas seulement aux parents de

1. Parent critique : expression inventée par le fondateur de l'ana-


lyse transactionnelle, le psychologue Éric Berne, faisant référence
à l'aspect négatif du parent-ego en chacun, qui juge tout et trouve
généralement matière à désapprobation.

370
s'occuper de leurs enfants en exclusivité, sans 1'aide de
personne : nous devons tous nous engager à les élever,
à les instruire et à maintenir 1'environnement avec
conscience, de façon à ce qu'ils puissent grandir plei-
nement dans la liberté d'être ce qu'ils sont, qu'ils
soient aimés, respectés et qu'on s'occupe d'eux.
L'adulte est le plus souvent trop terrifié par une telle
innocence, trop handicapé dans sa vitalité et son
expression pour ne pas jeter l'anathème sur cette façon
de traiter ainsi les autres, y compris les enfants.

Conclusion

Une relation grandit dans le jeu mutuel des renoncia-


tions et des consentements. Dans le mariage, nous
renonçons à tous les autres partenaires possibles pour
épouser celui avec qui nous avons choisi de passer le
reste de notre vie. Par les choix et les engagements
- des modalités de l'amour - nous nourrissons cette
relation de façon à la faire croître et qu'elle devienne
un outil sacré de dévouement et d'abandon dans notre
travail. Dans la vie spirituelle, nous renonçons à beau-
coup de distractions mondaines, de façon à engager
notre attention et notre énergie au service du Divin. En
choisissant d'ouvrir notre cœur aux enfants, en tant que
parents et amis, nous renonçons à beaucoup d'autres
projets possibles. Ce choix holistique nous permet
d'épouser une pratique qui place les enfants au centre
de notre travail. Au cœur de ces épousailles, nous
découvrons quelles autres formes de dévouement peu-
vent se marier avec notre travail et notre jeu avec les
enfants.
Dès lors, donc, que la sadhana exige que nous
délaissions les attachements, petits et grands, qui (bien
qu'ils semblent rendre la vie plus douce) nous dis-

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traient en fait de la vraie vie, nous faisons de la place
dans le champ de notre attention à ce qui est réel.
Quand nous renonçons à une nuit de sommeil ininter-
rompue, à des moments réguliers pour faire l'amour
avec notre partenaire, ou aux films et aux divertisse-
ments auxquels nous étions habitués, tout cela pour
répondre de façon adéquate aux besoins de nos enfants,
nous nous libérons de fait et nous retrouvons notre
innocence désencombrée en nous reliant à la leur. En
sacrifiant les attachements, les séductions, les divertis-
sements et les fascinations qui nous distraient et nous
coupent de nos enfants, de nos partenaires et de nos
intimes, nous découvrons la pure joie des relations
objectives et authentiquement humaines, la réalité
incommensurable de l'amour dans ses possibilités infi-
nies et suprêmes.

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