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Michel Lioure
L'Esprit Créateur, Volume 45, Number 2, Summer 2005, pp. 31-41 (Article)
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noires sont des «gouttes de nuit liquide et mordorée» (353). La variété des
images est égale à la diversité des pierres et de leurs couleurs: «Il y a des
bulles d'huile et des pleurs de déesse. Il y a des gouttes rondes qui demeurent
comme empoisonnées par la lune ... Il y en a qui sont du miel et d'autres de
l'or spiritualise» (349). Le poète «rêve» et se laisse entraîner, par le biais d'un
rapprochement entre l'éclat de la pierre et l'étincellement des étoiles, à toute
une rêverie cosmique où flamboient «des météores, des comètes qui para-
phent l'infini à toute vitesse», ou «des joujoux, comme Saturne avec son
anneau», «des étoiles jumelles, associées comme sur le même chaton», «des
novae qui consomment en une explosion soudaine tout un matériel accumulé
et puis font semblant de s'éteindre», comme «cette dormeuse à l'oreille d'une
femme tout à coup allumée par un rayon de lune et puis qui se dissout dans la
nuit» (343): l'imagination, lancée dans les espaces infinis, revient tout
naturellement, par une délicate évocation féminine, à la réalité terrestre et
minérale. Mais ces ornements féminins, «ces colliers, ces boucles d'oreilles,
ces broches, ces pendentifs, ces bracelets», provoquent un nouvel envol de
l'imagination poétique et mystique. Jouant sur les mots, ou plutôt sur les
métaphores en usage dans le langage commun, le poète enchaîne les images
aquatiques et cosmiques: ce sont tantôt des «rivières d'eau et de feu» qui ruis-
sellent au cou des femmes, et tantôt des objets célestes, une «nébuleuse» ou
«une grappe qui est une constellation», «une étoile double» accrochée aux
oreilles: «On dirait que le firmament tout entier a été mis au pillage!».
Séquence éblouissante et conclue, comme un finale, par une métaphore hardi-
ment musicale: «un arpège de diamants». La Bible est aussi convoquée pour
comparer ces bijoux brillants aux «Sept Étoiles qui flamboyaient au front de
l'Ange précipité» ou aux «Arma lucis» dont il est question dans l'Épître aux
Romains (13:12) de saint Paul (354).
Le poète aime aussi, par le jeu des images, associer l'abstrait et le concret,
prêter un aspect sensible aux réalités intelligibles, et inversement conférer une
valeur spirituelle aux objets matériels. La formation des pierres, au sein de la
terre, est semblable à l'opération du «philosophe qui, par le brassage d'une
multitude de faits, arrive au concept, au joyau abstrait d'une définition
irréprochable». La pierre est le fruit d'un «prodige minéral», qui engendre une
entité paradoxale, à la fois matérielle et conceptuelle: «un nombre solide», un
«vide solide» (341). Elle est le produit d'une «condensation de l'éternel et de
l'abstrait», d'«une pression comme celle de l'esprit qui s'appesantit sur une
pensée unique», une «condensation de l'éternel et de l'abstrait» (348): «le
filon, arrivant à la perfection par la contraction, engendre le concept et cet astre
en lui potentiel». Les pierres, enfouies «au cœur de la roche», sont d'«éter-
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elles sont l'objet et les réalités auxquelles elles renvoient. Dans leur lumière et
leurs couleurs, comme en une fresque impressionniste où les divers plans du
réel se mêlent et se confondent en un seul reflet, l'œil reconnaît «le même iris,
la même palette suave et les mêmes nuances qui se jouent dans l'atmosphère,
sur la surface des eaux et que copie diligemment la tapisserie de nos prairies et
de nos parterres» (348). En vertu de la loi d'analogie, confirmée par les
affinités de couleur, «le joyau répond à la fleur». Il n'est rien dans les tons du
ciel ou la carnation d'un visage humain qui ne soit mystérieusement esquissé
dans les couleurs minérales et comme inclus dans les pierres: «Il n'y a pas un
des coups de pinceau du soir ou de la matinée, pas une variation de ces beaux
yeux que nous interrogeons, pas une invention de l'animal et de la plante, Ã qui
le génie plutonien n'ait fourni de correspondant et qui manque, étalé sur le
velours noir, à la collection du lapidaire». Tous les moments du jour, toutes les
variations de la lumière ont leur équivalent dans le langage imagé des pierres:
«Quand nous parlons d'un beau ciel d'été, nous ne croyons pouvoir mieux
faire que de le comparer au saphir. Sa pâleur, c'est le béryl». Leurs couleurs ne
laissent pas d'évoquer et de figurer jusqu'aux éléments d'un paysage, au climat
d'un continent, aux contours du terrain: «La mer est cliente de tous nos échan-
tillons d'aigue-marine. L'azur lourd et compact des masses liquides qu'as-
somme le soleil des tropiques, c'est le lapis-lazuli et la malachite. La topaze,
c'est le désert et tous les aromates de la terre qui brûle ... L'agate, ce sont
toutes les sinuosités du relief et du labour» (349). De même que Claudel avait
noté à propos des vitraux, dans le «Dimanche» des Conversations dans le Loir-
et-Cher, que «la lumière, quand elle se fait couleur», fait appel «non seulement
à notre rétine mais à tous nos sens», et qu'il avait comparé «les enchantements
du Mans et de Chartres» à «un bouquet d'aromates», il lui semblait, en con-
sidérant les pierres, que «ce n'est pas seulement notre prunelle qu'elles
piquent, chacune avec un accent différent, c'est notre goût»: «l'une est acide,
l'autre fond comme du miel entre la langue et le palais». En amateur averti et
dégustateur gourmand, il se lançait dans une succulente et plaisante improvi-
sation sur les correspondances entre les pierres et les crus: «L'une serait pour
nous comme du bourgogne, l'autre comme un château-yquem, et celle-ci
comme du xérès ou un très vieux madère, et celle-ci a l'ardeur d'un alcool, et
celle-ci la gaillardise généreuse et comme héroïque du chablis, et celle-ci
couleur de cuivre monte au nez comme un champagne effervescent» (350).
Cependant ces correspondances des sens ne sont elles-mêmes, ainsi que
l'avait pressenti Baudelaire et conformément aux convictions de Claudel, que
des cas particuliers et limités de Y «universelle analogie» qui relie le
«matériel» au «spirituel», le profane au sacré7. Pour découvrir le sens des
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pierres, en «évaluer» la vertu, il faut, écrit Claudel, «plus que la lampe des
mineurs: celle d'Aladin» ou mieux «celle de la Vierge sage, qui mêle sa
flamme aux quinquets des Vierges folles» (348). C'est là clairement signifier
qu'au-delà de la jouissance et des analogies sensuelles auxquelles il se com-
plaît, il entend les considérer, comme une parabole, à la lueur d'une interpré-
tation plus proprement morale et mystique. Laissant aux lapidaires et aux
«spécialistes» une analyse et une classification scientifiques, il les classe en
deux catégories relevant déjà d'un choix personnel, poétique et surtout sym-
bolique: «les transparentes» et les «opaques», à savoir «les unes qui accueil-
lent le rayon et les autres qui le repoussent, les unes qui ont un cÂœur, j'allais
dire qui ont une âme, et les autres qui ne se servent que de leur surface, les
unes pénétrées et les autres caressées: émeraude et jade, saphir et turquoise,
hématite et rubis», autrement dit les plus réceptives ou les moins perméables
à la lumière, à l'esprit, à la grâce, à la divinité. La prédilection de Claudel va
bien évidemment à «la pierre translucide», au diamant qu'il compare au
«buisson ardent» où Moïse avait perçu la présence et la fulguration de Dieu
(341). À ces «prunelles fées» ont été de tous temps attribuées des propriétés
occultes et magiques, une vertu «à la fois médicale et mystique», à laquelle
est adjoint un symbolisme humain et divin, comme à «la bague de fiançailles
ou celle de l'évêque qui est le sacrement de son mariage avec le diocèse»
(341). On songe alors à ce saphir, «goutte de nuit abstraite» où «le Pur en soi
se condense jusqu'à l'azur, et l'azur jusqu'à la Nuit»8, «prunelle de la pri-
mordiale cécité», qu'un personnage de La Ville aimait à contempler pour
entrer «dans la considération de l'extase» et qui brillera, au dénouement du
drame, «étoile de pierre bleue»9, au doigt du poète converti en évêque. Ou
encore à la «prunelle fée»10 qu'Orian, dans Le Père humilié, porte à son doigt,
cette «pierre qui voit clair» et qui le «conduit au travers de l'obscurité»11,
symbolisant la lumière intérieure et sacrée de la grâce et de l'amour qui
guidera l'héroïne aveugle, à travers les ténèbres de l'âme et de la chair, vers
la révélation de la vérité divine. Et dans Le Soulier de satin c'est à travers un
«crâne translucide» en cristal de roche, «éponge spirituelle», «appareil Ã
savoir», que le Roi d'Espagne entrevoit le désastre de son armada12. Ainsi
Claudel, bien avant de composer son essai sur La Mystique des pierres pré-
cieuses, en avait médité et illustré, dans son théâtre, les pouvoirs magiques et
le symbolisme ambivalent, renvoyant alternativement, selon la nature et la
couleur des gemmes, à la lumière et à l'obscurité, à la connaissance et Ã
l'ignorance, aux ténèbres et à l'illumination spirituelles.
Les pierres en effet ne sont pas seulement ni même essentiellement pour
Claudel un ornement destiné à «tinter à l'oreille d'une duchesse ou d'une
actrice» (343). À «ces grains d'une matière élue» que l'art élève à une sorte
de «sanctification», les livres sacrés eux-mêmes attribuent une signification
symbolique et une «efficacité mystérieuse» (342). Ainsi le «rational» ou pec-
toral, ce «carré d'or pur orné de douze pierres précieuses» représentant les 12
tribus d'Israël, minutieusement décrit dans l'Exode (28:15-30) et que devait
porter le Grand Prêtre en présence du Tout-Puissant, était investi du «pouvoir
de rendre ou d'éliciter les oracles» (343). La gemme est une «pierrerie sub-
lime» au sens étymologique—élevée, céleste—, une «pierre spirituelle» Ã
laquelle est conférée dans la Bible une valeur divine. Familier de la Bible, Ã
la lecture et à l'interprétation de laquelle il se consacrait depuis de nom-
breuses années, Claudel en avait extrait et noté dans son Journal, en août
1937, plusieurs images et formules auxquelles il se référera dans ses exégèses
et notamment dans son essai sur les pierres précieuses13. Ces pierres en
effet—«sarde, topaze et jaspe, Chrysolithe et onyx et béryl, saphir, escarboucle
et émeraude»14—formaient le vêtement de ce «roi de Tyr» que condamne et
maudit Yahweh, selon Ezéchiel (28:12-19), et que Claudel assimile à Satan, le
«chérubin répudié» (344). Elles étincellent au front de «Celle» (en réalité
celui, le Roi) «dont il est dit dans le psaume» (20:4): «Je poserai sur ton front
une couronne de pierres précieuses». Dans l'Apocalypse enfin elles con-
stituent les «douze fondements» de la Jérusalem céleste énumérés par saint
Jean: «Jaspe, Saphir, Rubis, Émeraude, Sardoine, Sarde, Chrysolithe, Béryl,
Topaze, Chrysoprase, Hyacinthe, Améthyste» (344).
Suivant alors fidèlement «notre bon Corneille»—à savoir Cornelius a
Lapide, dont les interprétations lui semblaient cependant comporter «beau-
coup d'arbitraire»15, Claudel reprend, en les assortissant de bien des moda-
lités conditionnelles et en les enrichissant d'images et de rapprochements de
son cru, les équivalences établies par le théologien entre les douze pierres et
les articles du Credo, fondements de la foi. Ainsi le Jaspe, «pierre aveugle,
sourde base, pacte dur», «compacte assise de tout l'édifice», auquel Claudel
préférait substituer le diamant, qu'il compare au «buisson de rais entrecroisés
qui apparut à Moïse dans le désert», serait mis pour «le seul Dieu créateur».
Le Saphir, «couleur de firmament, couleur de profondeur», serait Jésus-Christ
(344). Le Rubis, «charbon ardent», «feu ou braise», évoquerait le Christ
«conçu du Saint-Esprit», venu pour «apporter le feu dans le monde». L'Éme-
raude illustrerait la Passion: sa couleur verte, évoquant l'herbe et la feuille,
«ce qui le plus humblement unit le ciel et la terre», en ferait «Dieu sur la croix
enraciné à la terre». La Sardoine, «apparentée à l'agate et à l'onyx», donne
lieu à tout un développement sur «l'ongle humain» (345): Cornelius, se
référant à Pline, y voyait, en raison de ses «bandes varicolores», «un symbole
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Notes