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Paul Claudel: poétique et mystique des pierres précieuses

Michel Lioure

L'Esprit Créateur, Volume 45, Number 2, Summer 2005, pp. 31-41 (Article)

Published by Johns Hopkins University Press


DOI: https://doi.org/10.1353/esp.2010.0284

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Paul Claudel:
poétique et mystique des pierres précieuses
Michel Lioure

LE 13 SEPTEMBRE 1937, CLAUDEL NOTAIT dans son Journal


qu'il avait effectué, lors d'un voyage à Paris, une visite «chez
Cartier», le joaillier dans la famille duquel son fils Pierre était entré
par son mariage, et qu'il avait passé «une matinée ensoleillée à l'étude des
pierres précieuses»1. Quelques jours auparavant, il avait consigné dans son
Journal d'abondantes notes et citations empruntées aux Commentaria in
Scripturam Sacram et notamment aux Commentaria in Apocalypsim de Cor-
nelius a Lapide, jésuite et théologien liégeois (1566-1637) qui analysait le
symbolisme des pierres précieuses qui constituent, selon l'Apocalypse
(21:17-21) «les XII fondements de la Jérusalem céleste»2. Le 27 octobre, il
retournait «chez Cartier pour étudier les perles et les pfierres] semi-pré-
cieuses»: «les perles, s'exclamait-il, quelle merveille!»3. De cette expérience
et de cette réflexion est issu un texte admirable et rarement cité, publié par les
soins de la maison Cartier à 1600 exemplaires en 1938 et repris en 1946 dans
le recueil de L'Œil écoute: «La Mystique des pierres précieuses»4. Si Claudel
emprunte à son modèle et retranscrit fidèlement les données de l'interpréta-
tion symbolique avancée par le savant jésuite, il s'en distingue et se laisse
aller, selon sa méthode exégétique et son inspiration poétique, à une médita-
tion personnelle inspirée par son propre imaginaire.
Claudel, qui n'a pas manqué de se documenter, n'ignore pas que l'évêque
Marbode, au XIF siècle, a «consacré aux gemmes un poème en hexamètres
rugueux», Le Lapidaire, et que Boèce et Albert le Grand en ont aussi vanté,
non sans quelque «fantaisie», les vertus magiques: «Telle pierre guérit de la
gravelle et telle autre de la colère, telle est un spécifique contre le mal de dents
et telle autre contre la luxure» (342). Son informateur principal est Cornelius
a Lapide, dont il a consulté et utilisé les commentaires sur l'Apocalypse en
vue de ses propres exégèses. Mais s'il reprend consciencieusement les inter-
prétations proposées par le théologien, qui s'aventurait, «assez arbitrairement»,
avouait Claudel, à voir dans les «célestes minéraux» de l'Apocalypse une
allusion aux «XII apôtres» ou «une figure des XII articles» du Credo (344), et
tout en prétendant suivre «modestement pas à pas et le chapeau à la main» son
«guide Cornelius», il ne laissait pas de prendre ses distances envers
«l'ingénieux exégète» en assortissant ses citations de formules restrictives ou

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poliment dubitatives: «paraît-il», «serait», «nous dit-on», «ajoute le commen-


tateur» (346). «Notre bon Corneille», écrit-il même assez familièrement,
«n'est pas quelquefois sans abattre des noix» (344). Aussi Claudel ne s'ab-
stient-il pas non seulement d'orner, de prolonger et d'enrichir le commentaire
en lui adjoignant des références et des réflexions issues de son immense cul-
ture biblique, mais aussi de l'entourer de variations inspirées, à propos des
pierres précieuses, par sa sensibilité et son imagination personnelles.
L'essai de Claudel s'ouvre en effet par un feu d'artifice de métaphores
implicites évoquant les brillants par référence à tout ce qui dans le monde
émet une lumière ou une lueur, de la plus modeste à la plus éclatante: «ver
luisant», «mouches à feu», «insectes», «goutte de rosée qui flamboie dans le
matin de mai», «arbre habillé de verglas», «étoile» enfin, de la «toute petite»
à celle qui «triomphe au bandeau de l'aurore». Chacun de ces objets brillants
est à son tour orné d'une ramification d'images et de métaphores à valeur pit-
toresque ou symbolique: le ver luisant «allume tous les soirs sa petite lanterne
pour lire dans son bréviaire», les mouches à feu «entrecroisent leurs paraphes
vertigineux», le poisson des profondeurs, «le phare au front, rôde dans la
ténèbre liquide», les insectes sont «des bijoux rutilants et mordorés», l'arbre
entouré de verglas est un «guerrier de pied en cap dans sa panoplie de verre,
dans son harnachement de feu», l'étoile est «comme une piqûre» ou «comme
une goutte» d'un «élixir liquide». À ces objets merveilleux, le désir ou l'ima-
gination attribuent des «pouvoirs magiques»: qui les tiendrait dans sa main
«pénétrerait les mystères». Ils sont une «source de rayons», analogues à ceux,
«les visibles» et les «invisibles», que l'on manipule en laboratoire, à ce
radium dont !'«opération philosophale» agit bien au-delà de «tout ce que les
vieux alchimistes ont consigné dans leurs grimoires». Le jeu des rapproche-
ments et des associations se poursuit par une élévation mystique: ces objets
lumineux sont «une miette de Dieu», un éclat de «cette lumière qui a créé le
monde» (339-40). Ainsi dès le prélude est tressée, en une longue phrase et
quelques exclamations lyriques, une éblouissante guirlande d'images allant de
la nature au surnaturel et suggérant déjà le sens à la fois poétique et religieux
du symbolisme attaché aux pierres précieuses.
L'évocation des pierres entraînera de nouvelles images, empruntées aux
registres végétaux ou, plus naturellement, géologiques ou cosmiques. La
pierre, ensevelie dans les profondeurs de la terre, est un «marron dans sa
bogue», un «fruit interne» (340), une «noix parfaite», une «rose» ou encore
un «soleil minuscule» (341). La perle est «une goutte de lait», un «fruit
détaché de sa tige» (350), un «fruit de la mer» (351), elle est un «pétale», un
«pur grêlon, comme ceux dans le ciel que conçoit la foudre» (352). Les perles

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noires sont des «gouttes de nuit liquide et mordorée» (353). La variété des
images est égale à la diversité des pierres et de leurs couleurs: «Il y a des
bulles d'huile et des pleurs de déesse. Il y a des gouttes rondes qui demeurent
comme empoisonnées par la lune ... Il y en a qui sont du miel et d'autres de
l'or spiritualise» (349). Le poète «rêve» et se laisse entraîner, par le biais d'un
rapprochement entre l'éclat de la pierre et l'étincellement des étoiles, à toute
une rêverie cosmique où flamboient «des météores, des comètes qui para-
phent l'infini à toute vitesse», ou «des joujoux, comme Saturne avec son
anneau», «des étoiles jumelles, associées comme sur le même chaton», «des
novae qui consomment en une explosion soudaine tout un matériel accumulé
et puis font semblant de s'éteindre», comme «cette dormeuse à l'oreille d'une
femme tout à coup allumée par un rayon de lune et puis qui se dissout dans la
nuit» (343): l'imagination, lancée dans les espaces infinis, revient tout
naturellement, par une délicate évocation féminine, à la réalité terrestre et
minérale. Mais ces ornements féminins, «ces colliers, ces boucles d'oreilles,
ces broches, ces pendentifs, ces bracelets», provoquent un nouvel envol de
l'imagination poétique et mystique. Jouant sur les mots, ou plutôt sur les
métaphores en usage dans le langage commun, le poète enchaîne les images
aquatiques et cosmiques: ce sont tantôt des «rivières d'eau et de feu» qui ruis-
sellent au cou des femmes, et tantôt des objets célestes, une «nébuleuse» ou
«une grappe qui est une constellation», «une étoile double» accrochée aux
oreilles: «On dirait que le firmament tout entier a été mis au pillage!».
Séquence éblouissante et conclue, comme un finale, par une métaphore hardi-
ment musicale: «un arpège de diamants». La Bible est aussi convoquée pour
comparer ces bijoux brillants aux «Sept Étoiles qui flamboyaient au front de
l'Ange précipité» ou aux «Arma lucis» dont il est question dans l'Épître aux
Romains (13:12) de saint Paul (354).
Le poète aime aussi, par le jeu des images, associer l'abstrait et le concret,
prêter un aspect sensible aux réalités intelligibles, et inversement conférer une
valeur spirituelle aux objets matériels. La formation des pierres, au sein de la
terre, est semblable à l'opération du «philosophe qui, par le brassage d'une
multitude de faits, arrive au concept, au joyau abstrait d'une définition
irréprochable». La pierre est le fruit d'un «prodige minéral», qui engendre une
entité paradoxale, à la fois matérielle et conceptuelle: «un nombre solide», un
«vide solide» (341). Elle est le produit d'une «condensation de l'éternel et de
l'abstrait», d'«une pression comme celle de l'esprit qui s'appesantit sur une
pensée unique», une «condensation de l'éternel et de l'abstrait» (348): «le
filon, arrivant à la perfection par la contraction, engendre le concept et cet astre
en lui potentiel». Les pierres, enfouies «au cœur de la roche», sont d'«éter-

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nel[le]s stalactites» issues des «congélations de l'intelligence» (349). La perle


est une «condensation de la valeur», «une solidification de la conscience», une
«abstraction jusqu'à la lumière de toutes les couleurs» (350). Elle peut évoquer
ou figurer aussi les plus délicates effusions des sentiments que trahit le mou-
vement ou la coloration de la chair: Γ «orient» de la perle fine est «comme un
visage qui se tourne, comme une joue sous le regard qui se colore de sensibi-
lité et de pudeur» (352): plus que «l'éclat du minéral», ce qui en «émane» alors
est «une tendresse intime». La perle noire est chargée de tout un poids d'af-
fectivité, de souvenirs et de nostalgie amoureuse: elle est «comme une parole
toute ronde dans la nuit, comme un feu de cette barque dans de profondes
ténèbres qui s'approche pour nous emmener, comme une guirlande que nous
laissons derrière nous de tous ces êtres que nous avons aimés» (353). La con-
sidération des pierres entraîne une profusion d'images et d'impressions
touchant à tous les domaines de l'intelligence et de la sensibilité.
Si les pierres engagent l'imagination dans diverses voies intellectuelles,
affectives ou spirituelles, elles n'en demeurent pas moins, aux yeux et, doit-
on dire, aux doigts de Claudel, un objet matériel, palpable et sensible. «Tout
cela n'est pas un rêve», écrit-il, «c'est vrai». Les pierres sont «l'esprit entre
nos doigts qui s'est fait matière, l'invisible qui s'est fait substance et pierre»
(340). Ce trésor est «tangible, durable, inextinguible» (348). Tous ces
«morceaux de lumière», écrit Claudel, nous les «tenons», nous les «pétris-
sons» (349). La perle est cette « babiole nacrée» qu'il se plaisait à palper chez
le plus grand joaillier de Paris: «Je tiens cela dans le creux de ma main [...]
Je la fais tourner au bout d'une aiguille entre mes doigts» (352). Cet objet pré-
cieux, lumineux, est présent et accessible à nos sens: «nous avons contact
avec elle», elle «touche», au propre et au figuré, elle est «fraîche et vivifiante
caresse pour l'œil, pour l'épiderme et pour l'âme» (351). Elle est douée de
qualités à la fois sensibles et sentimentales, elle s'offre à la vue, au toucher,
mais touche aussi le cœur, comme un être humain: «c'est quelque chose
d'aimable, de suave, d'onctueux, d'affectueux, j'allais dire d'humain» (352).
Elle est comme un intermédiaire entre les sens et l'âme, entre le charnel et le
spirituel, entre l'humain et le divin.
Loin d'être un trésor inaccessible, un idéal lointain, la pierre précieuse est
offerte à notre appréhension, à notre possession: «C'est à nous!». Aussi bien
n'est-elle obtenue que par l'action de l'homme: extraite «à coups de pic, Ã
coups de barre à mine, à longueur de patience et de forêt», elle est «un pro-
duit de l'effort» (340), un fruit de l'art, celui du prospecteur, de l'artisan, de
l'orfèvre. Pour achever le travail de la nature, «il faut que la main de l'homme
s'ajoute à ce caillou qui l'invite», «il faut qu'un lent polissage vienne dissiper

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l'obscurité inhérente, effacer la rugosité adventice, accentuer le clivage, éli-


miner le défaut, éveiller l'œil secret, compléter la rose ébauchée». C'est grâce
à «la main de l'ouvrier» qu'est obtenu l'éclat de ce «soleil» artificiel qui «doit
ses rayons à la géométrie» (341). Ces merveilles sont «quelque chose de
fabriqué», elles «ne se passent pas de la collaboration de l'homme», «il faut
qu'il y mette la main» pour achever et «parfaire le vœu occulte du minéral»
(350). La perle elle-même, apparemment pur produit de la nature et de la mer,
avant de briller dans la main de l'amateur, a cependant été péniblement décou-
verte «à tâtons dans les profondeurs» et recueillie par «un pauvre diable aveu-
gle et sourd dont le poids de l'eau extérieure a fait éclater les tympans» (352).
Et si ces «merveilles éparses» exigent d'être «achevées par l'art», elles
doivent encore, afin de devenir de vrais bijoux, être assemblées et mises en
valeur par la «monture», qui leur confère «cet ordre, cette beauté concertée
qui les rassemble et qui les rattache à la personne humaine dont elles con-
stituent l'illumination et la parure» (353).
À l'effort humain correspond celui de la nature. Pour imaginer et suggérer
le processus de formation des minéraux, Claudel recourt à des concepts con-
formes à sa vision du monde et à son tempérament propre. C'est en effet en
termes de travail, d'énergie, de forces, au sens physique du mot, comme un
combat contre la résistance, un affrontement de puissances en action, qu'il
conçoit et décrit l'élaboration des pierres au sein de la terre. Découvertes au
cœur de «ce que le roc a de plus compact et de plus contrarié», elles sont le
fruit de «la compression d'un monde» (340). Pour aboutir à cette concrétion,
«il a fallu la presse cosmique, l'action qui est passion d'un monde en révolte
contre sa propre inertie, l'étreinte tellurique, le vomissement du feu intérieur
[...] l'écrasement millénaire de ces couches qui se compénètrent». La pierre
est le produit raffiné de «l'usine métamorphique». Elle est aussi l'aboutisse-
ment d'un travail de formation comparable à la gestation, à un gigantesque
enfantement: c'est «une espèce de création ou de parturition», le fruit de «la
nature en travail» (341). La perception claudélienne des pierres est conforme
à la vision d'un univers conçu comme un réseau de forces en mouvement, où
«rien, dans la nature, ne se trouve à l'état d'inertie», où toute chose, animal,
végétal ou minéral, «exprime un état de tension permanent de l'effort dont elle
est l'acte» et entretient avec les autres un rapport «du fait de la résistance
qu'elle offre, de l'action qu'elle exerce et de la réaction qu'elle subit»5.
Conformément à l'intuition de Baudelaire—et de Claudel—selon laquelle
il existe une correspondance entre les sens comme entre les choses, en sorte
que tout dans la nature et dans l'esprit est «réciproque, converse, correspon-
dant»6, une analogie s'établit, à propos des pierres, entre les perceptions dont

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elles sont l'objet et les réalités auxquelles elles renvoient. Dans leur lumière et
leurs couleurs, comme en une fresque impressionniste où les divers plans du
réel se mêlent et se confondent en un seul reflet, l'œil reconnaît «le même iris,
la même palette suave et les mêmes nuances qui se jouent dans l'atmosphère,
sur la surface des eaux et que copie diligemment la tapisserie de nos prairies et
de nos parterres» (348). En vertu de la loi d'analogie, confirmée par les
affinités de couleur, «le joyau répond à la fleur». Il n'est rien dans les tons du
ciel ou la carnation d'un visage humain qui ne soit mystérieusement esquissé
dans les couleurs minérales et comme inclus dans les pierres: «Il n'y a pas un
des coups de pinceau du soir ou de la matinée, pas une variation de ces beaux
yeux que nous interrogeons, pas une invention de l'animal et de la plante, Ã qui
le génie plutonien n'ait fourni de correspondant et qui manque, étalé sur le
velours noir, à la collection du lapidaire». Tous les moments du jour, toutes les
variations de la lumière ont leur équivalent dans le langage imagé des pierres:
«Quand nous parlons d'un beau ciel d'été, nous ne croyons pouvoir mieux
faire que de le comparer au saphir. Sa pâleur, c'est le béryl». Leurs couleurs ne
laissent pas d'évoquer et de figurer jusqu'aux éléments d'un paysage, au climat
d'un continent, aux contours du terrain: «La mer est cliente de tous nos échan-
tillons d'aigue-marine. L'azur lourd et compact des masses liquides qu'as-
somme le soleil des tropiques, c'est le lapis-lazuli et la malachite. La topaze,
c'est le désert et tous les aromates de la terre qui brûle ... L'agate, ce sont
toutes les sinuosités du relief et du labour» (349). De même que Claudel avait
noté à propos des vitraux, dans le «Dimanche» des Conversations dans le Loir-
et-Cher, que «la lumière, quand elle se fait couleur», fait appel «non seulement
à notre rétine mais à tous nos sens», et qu'il avait comparé «les enchantements
du Mans et de Chartres» à «un bouquet d'aromates», il lui semblait, en con-
sidérant les pierres, que «ce n'est pas seulement notre prunelle qu'elles
piquent, chacune avec un accent différent, c'est notre goût»: «l'une est acide,
l'autre fond comme du miel entre la langue et le palais». En amateur averti et
dégustateur gourmand, il se lançait dans une succulente et plaisante improvi-
sation sur les correspondances entre les pierres et les crus: «L'une serait pour
nous comme du bourgogne, l'autre comme un château-yquem, et celle-ci
comme du xérès ou un très vieux madère, et celle-ci a l'ardeur d'un alcool, et
celle-ci la gaillardise généreuse et comme héroïque du chablis, et celle-ci
couleur de cuivre monte au nez comme un champagne effervescent» (350).
Cependant ces correspondances des sens ne sont elles-mêmes, ainsi que
l'avait pressenti Baudelaire et conformément aux convictions de Claudel, que
des cas particuliers et limités de Y «universelle analogie» qui relie le
«matériel» au «spirituel», le profane au sacré7. Pour découvrir le sens des

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pierres, en «évaluer» la vertu, il faut, écrit Claudel, «plus que la lampe des
mineurs: celle d'Aladin» ou mieux «celle de la Vierge sage, qui mêle sa
flamme aux quinquets des Vierges folles» (348). C'est là clairement signifier
qu'au-delà de la jouissance et des analogies sensuelles auxquelles il se com-
plaît, il entend les considérer, comme une parabole, à la lueur d'une interpré-
tation plus proprement morale et mystique. Laissant aux lapidaires et aux
«spécialistes» une analyse et une classification scientifiques, il les classe en
deux catégories relevant déjà d'un choix personnel, poétique et surtout sym-
bolique: «les transparentes» et les «opaques», à savoir «les unes qui accueil-
lent le rayon et les autres qui le repoussent, les unes qui ont un cÂœur, j'allais
dire qui ont une âme, et les autres qui ne se servent que de leur surface, les
unes pénétrées et les autres caressées: émeraude et jade, saphir et turquoise,
hématite et rubis», autrement dit les plus réceptives ou les moins perméables
à la lumière, à l'esprit, à la grâce, à la divinité. La prédilection de Claudel va
bien évidemment à «la pierre translucide», au diamant qu'il compare au
«buisson ardent» où Moïse avait perçu la présence et la fulguration de Dieu
(341). À ces «prunelles fées» ont été de tous temps attribuées des propriétés
occultes et magiques, une vertu «à la fois médicale et mystique», à laquelle
est adjoint un symbolisme humain et divin, comme à «la bague de fiançailles
ou celle de l'évêque qui est le sacrement de son mariage avec le diocèse»
(341). On songe alors à ce saphir, «goutte de nuit abstraite» où «le Pur en soi
se condense jusqu'à l'azur, et l'azur jusqu'à la Nuit»8, «prunelle de la pri-
mordiale cécité», qu'un personnage de La Ville aimait à contempler pour
entrer «dans la considération de l'extase» et qui brillera, au dénouement du
drame, «étoile de pierre bleue»9, au doigt du poète converti en évêque. Ou
encore à la «prunelle fée»10 qu'Orian, dans Le Père humilié, porte à son doigt,
cette «pierre qui voit clair» et qui le «conduit au travers de l'obscurité»11,
symbolisant la lumière intérieure et sacrée de la grâce et de l'amour qui
guidera l'héroïne aveugle, à travers les ténèbres de l'âme et de la chair, vers
la révélation de la vérité divine. Et dans Le Soulier de satin c'est à travers un
«crâne translucide» en cristal de roche, «éponge spirituelle», «appareil Ã
savoir», que le Roi d'Espagne entrevoit le désastre de son armada12. Ainsi
Claudel, bien avant de composer son essai sur La Mystique des pierres pré-
cieuses, en avait médité et illustré, dans son théâtre, les pouvoirs magiques et
le symbolisme ambivalent, renvoyant alternativement, selon la nature et la
couleur des gemmes, à la lumière et à l'obscurité, à la connaissance et Ã
l'ignorance, aux ténèbres et à l'illumination spirituelles.
Les pierres en effet ne sont pas seulement ni même essentiellement pour
Claudel un ornement destiné à «tinter à l'oreille d'une duchesse ou d'une

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actrice» (343). À «ces grains d'une matière élue» que l'art élève à une sorte
de «sanctification», les livres sacrés eux-mêmes attribuent une signification
symbolique et une «efficacité mystérieuse» (342). Ainsi le «rational» ou pec-
toral, ce «carré d'or pur orné de douze pierres précieuses» représentant les 12
tribus d'Israël, minutieusement décrit dans l'Exode (28:15-30) et que devait
porter le Grand Prêtre en présence du Tout-Puissant, était investi du «pouvoir
de rendre ou d'éliciter les oracles» (343). La gemme est une «pierrerie sub-
lime» au sens étymologique—élevée, céleste—, une «pierre spirituelle» Ã
laquelle est conférée dans la Bible une valeur divine. Familier de la Bible, Ã
la lecture et à l'interprétation de laquelle il se consacrait depuis de nom-
breuses années, Claudel en avait extrait et noté dans son Journal, en août
1937, plusieurs images et formules auxquelles il se référera dans ses exégèses
et notamment dans son essai sur les pierres précieuses13. Ces pierres en
effet—«sarde, topaze et jaspe, Chrysolithe et onyx et béryl, saphir, escarboucle
et émeraude»14—formaient le vêtement de ce «roi de Tyr» que condamne et
maudit Yahweh, selon Ezéchiel (28:12-19), et que Claudel assimile à Satan, le
«chérubin répudié» (344). Elles étincellent au front de «Celle» (en réalité
celui, le Roi) «dont il est dit dans le psaume» (20:4): «Je poserai sur ton front
une couronne de pierres précieuses». Dans l'Apocalypse enfin elles con-
stituent les «douze fondements» de la Jérusalem céleste énumérés par saint
Jean: «Jaspe, Saphir, Rubis, Émeraude, Sardoine, Sarde, Chrysolithe, Béryl,
Topaze, Chrysoprase, Hyacinthe, Améthyste» (344).
Suivant alors fidèlement «notre bon Corneille»—à savoir Cornelius a
Lapide, dont les interprétations lui semblaient cependant comporter «beau-
coup d'arbitraire»15, Claudel reprend, en les assortissant de bien des moda-
lités conditionnelles et en les enrichissant d'images et de rapprochements de
son cru, les équivalences établies par le théologien entre les douze pierres et
les articles du Credo, fondements de la foi. Ainsi le Jaspe, «pierre aveugle,
sourde base, pacte dur», «compacte assise de tout l'édifice», auquel Claudel
préférait substituer le diamant, qu'il compare au «buisson de rais entrecroisés
qui apparut à Moïse dans le désert», serait mis pour «le seul Dieu créateur».
Le Saphir, «couleur de firmament, couleur de profondeur», serait Jésus-Christ
(344). Le Rubis, «charbon ardent», «feu ou braise», évoquerait le Christ
«conçu du Saint-Esprit», venu pour «apporter le feu dans le monde». L'Éme-
raude illustrerait la Passion: sa couleur verte, évoquant l'herbe et la feuille,
«ce qui le plus humblement unit le ciel et la terre», en ferait «Dieu sur la croix
enraciné à la terre». La Sardoine, «apparentée à l'agate et à l'onyx», donne
lieu à tout un développement sur «l'ongle humain» (345): Cornelius, se
référant à Pline, y voyait, en raison de ses «bandes varicolores», «un symbole

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de la descente du Christ aux enfers à travers les limbes». La Sarde, «de


couleur brune orange tirant sur le rouge», illustrant donc «la naissance pro-
gressive de la gloire à travers l'opacité», est appropriée à la Résurrection. La
Chrysolithe, «par sa transparence et sa couleur jaune clair», signifierait l'As-
cension. Le Béryl, ou aigue-marine, qui devient dans la mer «invisible comme
l'âme qui se perd en Dieu», renverrait au Jugement des vivants et des morts:
Claudel, méditant et rêvant sur ce «cristal pur où nage du bleu clair» (346), y
devine une image de l'âme humaine, offrant à la lumière divine «un indice
spécifique de réfraction colorée», une «transparence en quelque sorte pas-
sive», «ombre en nous dont nous sommes capables». La Topaze est l'em-
blème de l'Esprit Saint: tandis que le «blanc pur» est «la Vérité abstraite», le
jaune est «l'esprit appliqué à une œuvre, c'est l'activité qualifiée par un
objet», le «mens du poète latin qui pénètre la matière» et la «persuade
jusqu'à devenir de l'or». La Chrysoprase, associant bizarrement par son éty-
mologie «les idées d'or et de porreau», serait l'Église, «invitation de l'or à la
vie», «application de la lumière» au «pouvoir végétatif». L'Hyacinthe est
«quelque chose de trouble aux nuances changeantes et sombres, un mélange
de jaune et brun», où la mystique voit «le symbole de la Rémission des
péchés», «la combustion d'une conscience fumante, la pitié qui s'unit à la
pénitence». La douzième et dernière enfin, «suprême assise de la Jérusalem
céleste», est l'Améthyste, dont le «mélange de bleu et de rouge» serait l'em-
blème de la Résurrection de la chair et de la vie éternelle. La jonction de
toutes ces pierres constituerait alors l'image de la «Communion des Saints»,
«l'édifice de notre rédemption», fait de «couleurs composites» où le matériel
est transfiguré par le spirituel (348). Inspirées d'un code érudit mais trop lour-
dement allégorique et parfois artificiel et spécieux, ces associations valent
surtout par les rapprochements que suggèrent à l'auteur sa connaissance
approfondie des Écritures et sa propre expérience spirituelle.
Claudel est plus libre et plus original dans ses commentaires à propos de
la perle, à laquelle il prête un symbolisme à la fois moral et mystique. La perle
est un «grain métaphysique», une «condensation de la valeur», image en nous
du «désir de la perfection» (350). Elle est cet «Un nécessaire» auquel le
Christ, dans l'Évangile (Luc, 10:42), invite à subordonner les intérêts
matériels. Elle est le «grain de sénevé» (Marc, 4:31), le «pois inestimable»
auquel est comparé le Royaume des cieux et en échange duquel il nous est
conseillé de vendre tous nos biens (Matthieu, 13:46), la «sagesse supérieure
que nous préférons à notre substance» (351). Elle est le «pépin de la Grâce»,
écrira Claudel dans un autre texte où il reprendra les mêmes images et en
ajoutera de nouvelles: «grain métaphysique», «âme ronde», «goutte de lait»,

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L'Esprit Créateur

«solidification de la conscience», «semence d'immortalité»16. La perle est une


«élaboration mystique», un «noyau essentiel» dont le rayonnement constitue
comme «l'appel à notre chair d'une chair divine et incorruptible» (352). Son
orient éveille en l'âme «une espèce d'aurore, une espèce d'appétit de
lumière»: «c'est la lampe qui répond au rayon, le mérite qui accueille la
grâce». Les perles noires elles-mêmes ont «un orient qui rayonne» et qui ne
laisse pas d'évoquer, aux yeux de Claudel, la fiancée du Cantique des can-
tiques (1:4): «Je suis noire, mais je suis belle». Aussi les douze «portes de
Jérusalem», dans l'Apocalypse (21:21), seront-elles aussi des perles (353).
Brillant à l'oreille ou au cou des femmes, elle sont moins des «dormeuses»,
ainsi qu'on les appelait autrefois, que des «monilia», des «avertisseurs», de
«perçants conseils de Dieu», dont le rayonnement transmet et perpétue «les
feux inextinguibles de la Grâce» (354).
Qu'il s'appuie sur Cornelius a Lapide ou qu'il s'abandonne à ses propres
intuitions, Claudel, en se référant constamment aux Écritures, applique aux
pierres précieuses une méthode d'interprétation conforme à ses travaux
d'exégèse, où il répudie le sens littéral et ne retient que le sens figuré, sym-
bolique et spirituel. Cette lecture est à ses yeux justifiée dans la mesure où la
Bible est à la fois un message et un poème où l'auteur sacré «se sert pour s'ex-
primer presque uniquement de la figure sous toutes ses formes, comparaison,
métaphore, allégorie, symbole, parabole, allusion, suggestion»17. Or ces
modalités d'expression sont précisément et spécifiquement celles du poète.
Mais pour Claudel le recours au symbole est bien plus qu'un ornement rhé-
torique ou un procédé poétique. Dans l'univers tel qu'il le conçoit, «tout ce
qui est est symbole». Entre les «choses visibles» et les «choses invisibles»
existe un lien de correspondance et de signification réciproques. Les «choses
matérielles», affirme-t-il, ont toutes une «signification spirituelle», «une
valeur inépuisable d'enseignement»: «ce sont les mots du vocabulaire dont se
sert l'auteur de cette Bible qu'est la nature pour nous parler»18. Tout dans la
nature est «allusion»19. En prêtant donc aux pierres précieuses une significa-
tion symbolique, en les insérant à la fois dans un réseau d'analogies naturelles
et dans un contexte sacré, Claudel se conforme à ses convictions de poète et
de croyant. Poésie et mystique ici se rejoignent et se confondent. La «mys-
tique» des pierres précieuses est aussi une poétique, accordée à la sensibilité,
à la culture, à la croyance et à l'imagination de Claudel.

Université de Clermont-Ferrand

40 Summer 2005
Michel Lioure

Notes

1. Paul Claudel, Journal (Paris: Gallimard, 1969), 1:203.


2. Journal, 201-02.
3. Journal, 207.
4. Paul Claudel, ÂŒuvres en prose (Paris: Gallimard, 1969), 339-54.
5. Paul Claudel, Art poétique, Œuvre poétique (Paris: Gallimard, 1969), 155, 165.
6. Charles Baudelaire, «Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains», «Victor Hugo»,
Œuvres complètes (Paris: Gallimard, 1969), 705.
7. Baudelaire, 705.
8. Paul Claudel, La Ville, 2ime version, Théâtre (Paris: Gallimard, 1969), 1:469.
9. La Ville, 481.
10. Paul Claudel, Le Père humilié, Théâtre, 2:508.
11. Le Père humilié, 502.
12. Paul Claudel, Le Soulier de satin, Théâtre, 884.
13. Journal, 2:198.
14. Journal, 2:204, et Au milieu des vitraux de l'Apocalypse, Le Poète et la Bible, (Paris: Galli-
mard, 1969), 1:106.
15. Paul Claudel, Paul Claudel interroge l'Apocalypse, Le Poète, 1:1130.
16. Paul Claudel, L'Épée et le miroir. Le Poète, 1:714.
17. Paul Claudel, Du sens figuré de l'Écriture, Le Poète, 1: 848.
18. Paul Claudel, «L'Art religieux», Œuvres en prose, 112-13.
19. Journal, 2:412 et «La Nature et la morale», dans L'Oiseau noir dans le Soleil levant, Œuvres
en prose, 1184.

Vol. XLV, No. 2 41

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