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(Revue Question De. No 15.

Novembre-Décembre 1976)

« Je cherche l’Or du temps… » Ces mots qu’André Breton écrivit en 1924, et qui sont reproduits
sur sa tombe, nous rappellent l’importance qu’occupa l’Alchimie dans sa vie. Pourtant, à
propos de la pensée du « pape du surréalisme », on parle beaucoup de littérature, de peinture,
de politique, moins d’hermétisme, jamais, pratiquement, d’alchimie. Or cette dernière apparaît
clairement — pour qui sait en soulever les voiles — au long de son œuvre. Richard Danier dans
une thèse dirigée par le Pr Michaud, soutenue à Nanterre, souligne les rapports étroits entre
le surréalisme (et Breton en particulier) et l’ésotérisme ; dans le cadre limité de cet article, il
se borne à l’aspect alchimique, principalement à travers trois livres (trois « œuvres », pourrait-
on dire) de Breton : Nadja, l’Amour fou, Arcane 17.

Il convient de rappeler, au préalable, que Breton possédait une solide connaissance de


l’alchimie : Flamel, Maïer, Fludd, Paracelse, Fulcanelli et son disciple Canseliet lui furent
familiers[1]. Outre cette connaissance, Breton, on n’en peut douter, a été conquis par certains
aspects de l’alchimie, qui ont renforcés l’attrait que cette dernière pouvait exercer sur son
système de pensée. Un surréaliste ne peut en effet que se sentir attiré par un courant d’idées en
lutte contre l’Eglise, la pensée officielle et l’esprit scientifique. En outre, Breton a pu aussi être
saisi par le merveilleux que représente l’alchimie, merveilleux qu’il ne cessa d’invoquer, source
pour lui de connaissance et de beauté, en opposition à ce réalisme dont il fit tant de procès ;
merveilleux, ce qu’obtient l’artiste dans son athanor ; merveilleux, le combat des deux natures,
l’envol du phénix, l’élaboration de la Pierre et les transformations spirituelles de l’opérateur ;
merveilleux aussi les textes alchimiques. Citons Breton lui-même : Les recherches surréalistes
présentent avec les recherches alchimiques une remarquable analogie de but : la pierre
philosophale n’est rien d’autre que ce qui devrait permettre à l’imagination de l’homme de
prendre sur toutes choses une revanche éclatante[2].

« NADJA » (1928) : LA QUETE DE LA CONNAISSANCE

Ce roman ne peut être valablement compris, dans notre propos, qu’à la lumière des deux
suivants. C’est la première pierre de la quête de Breton, qui prendra tout son sens alchimique
par la suite : Nadja, c’est le début du mot espérance, « mais le début seulement ». A cette
époque, Breton est dans un état particulièrement réceptif. Les termes de quête et de disponibilité
caractérisent le mieux son attitude : on est là sur la piste, ou plutôt à l’affût de ce hasard objectif,
dira-t-il de lui-même dans les Vases communicants. Ses recherches dans le monde de
l’inconscient et des pouvoirs surréels s’effectuent avec ferveur. Son engagement politique
vacille (il entre au P.C.F. en 1927 et le quitte peu après)… Dans cet état, il ouvre Nadja par la
relation de sa rencontre fortuite avec cette dernière à un carrefour (place Franz-Liszt, à Paris),
entre une église (Saint-Vincent-de-Paul) et la librairie de l’Humanité (rue La Fayette), résumant
ainsi grossièrement sa position devant deux voies contradictoires. Puis il nous révèle qu’il
cherche à « descendre dans les bas-fonds de l’esprit », ce qui signifie pour lui revenir au «
théâtre des Deux-Masques ». Ce théâtre est aussi un théâtre mental, et c’est dans le bas-fond de
son esprit qu’il devra se dévoiler et jeter les masques de ses multiples personnalités internes.
Mais qu’y joue-t-on ? Les Détraqués, avoue-t-il, histoire sur des filles de Lesbos qui se conclut
(l’unité n’étant pas réalisée dans le couple naturel) par la mort de l’enfant. Et Breton de
continuer la description de son état en cherchant à rencontrer dans la nuit, dans un bois, une
femme belle et nue, c’est-à-dire la vérité dans une situation sombre et broussailleuse.

Résumons : Breton est à un « carrefour » du développement de sa personnalité qu’il sonde


profondément ; c’est alors que surgit de son inconscient Nadja. Jung a noté, dans Psychologie
et Alchimie[3], que les manifestations de l’inconscient empruntent un caractère féminin et, qui
plus est, fée ou sirène, forme sous laquelle se dessine Nadja. De plus, lors de sa première
rencontre, elle apparaît de dos, ce qui souligne son aspect caché. Nous ne nous étendrons pas
sur la description de Nadja : tout concourt à la peindre comme un être mystérieux, mais savant,
voyant même, envoyé à Breton pour l’éclairer et lui montrer sa voie : C’était une étoile vers
laquelle vous alliez. Vous ne pouviez manquer d’aller à cette étoile.

Escorté de son Mentor, Breton, partant du nord de Paris et se dirigeant vers le sud, s’arrête dîner
dans l’île de la Cité. Cet épisode, au centre du livre, sur une place au cœur de Paris et dans une
île, place le couple au « cœur du monde », d’ailleurs perçu comme tel par Breton: J’ai senti
m’abandonner peu à peu l’envie d’aller ailleurs. Alors Nadja parle à Breton. Elle lui dit sa
certitude d’un souterrain passant sous eux, désignant ainsi le courant inconscient de sa
personnalité, puis lui montre une fenêtre noire qui — comme sur son ordre s’illumine en rouge
: la lumière est le savoir ; le noir et le rouge, les couleurs de début et de fin d’Œuvre alchimique
; la fenêtre, l’ouverture sur l’avenir de Breton. Mais cette dernière est encore barrée d’un rideau
qu’il faudra lever : C’est de là que tout peut venir, c’est là que tout commence.

Plus loin, le couple s’engage sur le Pont-au-Change[4] et se dirige vers l’ouest, toujours à la
poursuite du soleil (franchir la Seine au Pont-au-Change, c’est se purifier par l’eau et troquer
ses habits…). Nadja se fait plus explicite : C’est vrai que le feu et l’eau sont la même chose
[…] ; le feu et l’or, c’est tout différent. Rendre semblables les éléments opposés, n’est-ce pas
là le travail alchimique, réglé par les dissolutions et combustions ? Mais attention ! L’or
alchimique n’est pas l’or du profane ! Les philosophes par le feu cherchent le feu de vie et non
un vulgaire métal. Enfin, la promenade s’achève au jardin des Tuileries devant un jet d’eau
symbolisant le jaillissement lucide de la conscience. Du souterrain au jet, l’unification de la
personnalité de Breton passera par le choix de l’alchimie, lui permettant seule d’unir les
contraires. Mais il n’en est qu’à l’étude de son état et au début de son évolution. Ajoutons que
la date de sa première rencontre avec Nadja est le 4 octobre : 4, chiffre de la pierre cubique,
base de l’Œuvre, octobre, sous le signe de la Balance, caractérisant l’état d’âme du poète[5].

L’AMOUR FOU (1937) : LA MARCHE INITIATIQUE

Malgré dix années d’écart, ce roman fait suite au précédent. D’une part, Nadja se termine par
l’annonce d’Aube, à qui est dédié le dernier chapitre de l’Amour fou, d’autre part, tous deux
retracent une rencontre décisive pour l’auteur avec une femme ; enfin, de nombreuses «
séquences » se retrouvent d’un roman à l’autre. Sans les citer, retenons-en au moins le nombre
: une douzaine !

Ainsi qu’il le fit avec Nadja, Breton traverse Paris au bras d’une compagne désignée ici sous le
nom d’Ondine[6]. Le premier point de convergence des deux personnages se trouve face au
cimetière du Nord et le point d’aboutissement, l’union du couple, dans l’hôtel face à l’hôpital
de la Maternité[7]. Du nord au sud, du cimetière à la Maternité… ce tracé est à l’évidence celui
de l’initiation, de la marche vers la lumière, de la mort et de la résurrection[8].

La promenade du couple (marche de nuit qui prend fin au petit matin) passe par :

— le square des Innocents qui évoque le fameux massacre, thème cher à Flamel selon Fulcanelli
et parfaitement connu de Breton ;
— Notre-Dame de Paris, dont l’auteur ne retient que la grande rosace du vitrail où domine le
rouge solaire, se souvenant de la leçon du même Fulcanelli sur le sens de la couleur des rosaces
en rapport avec les étapes du Grand Œuvre ;

— le pont au Change, déjà rencontré dans Nadja. Mais au-delà du symbolisme spatial que nous
ne pouvons approfondir ici, le temps est également significatif. L’apparition d’Ondine se fit un
10 avril (Bélier) et la randonnée le 29 mai (Gémeaux) : Pour le Bélier et le Taureau, ainsi que
les Jumeaux, ils apprennent que c’est en ce temps-là que le sage alchimique doit aller au-devant
de la matière… La période de printemps, où l’Esprit vital réanime toutes les plantes, où la rosée
de mai descend sur terre, est celle choisie par les alchimistes qui, recréant la vie dans leur
athanor, suivent ce qui est écrit dans le grand Livre de la Nature. La nuit que traverse Breton
lors de sa marche correspond à l’étape nécessaire avant l’illumination. La nuit ou la mort est le
signe de la décomposition du compost, preuve de l’exactitude de la préparation de l’Œuf
philosophique et gage de réussite future. Cette étape est symbolisée dans le rituel maçonnique
par le Cabinet de réflexion. La nuit dans Paris correspond à l’épreuve probatoire, la descente
de Breton au plus bas de lui-même, l’abandon de l’impur, la mort à la vie profane. C’est au plus
profond de l’obscurité que la fenêtre s’ouvrira sur la révélation ; au cœur du microcosme, le
poète aura une vision cosmique : les fenêtres donnaient sur la voie Lactée. Cette épreuve
d’involution (de dissolution de l’Œuf philosophique par le Mercure) ne va pas sans poser de
problèmes au néophyte[9] : Je crains de tomber dans l’inconnu… ma confiance en moi subit
une crise assez grave. Au long du chapitre sont décrites les hésitations, puis la victoire de Breton
sur lui-même et la marche vers l’Etoile guide : Grande nuit, chasse de mon cœur tout ce qui
n’est pas foi en mon étoile nouvelle.

Ondine, dont le rôle est capital, apparaît dans le roman sous une double symbolique : celle de
l’eau, bien sûr (naïade, ondine), mais aussi celle du feu. Elle a pour emblèmes des lampions et
le tournesol, plante solaire. Ses cheveux sont tantôt d’eau, tantôt de feu. Cette compagne d’eau
et de feu est désignée par les Auteurs comme eau ignée, eau ardente, eau de feu, c’est-à-dire le
dissolvant ou Mercure nécessaire à la putréfaction, entraînant la séparation des éléments avant
la conjonction du Soufre et du Mercure.

Le chapitre quatrième porte ainsi essentiellement sur l’étape de mort et résurrection de « solve
et coagula ». Le pur est séparé de l’impur dans le creuset (Breton mentionne bien ces « déchets
horribles ») et la matière peut mourir pour se régénérer, purifiée : Ondine est le Mercure, Breton
le Soufre. C’est le Premier Œuvre (chap. IV, période de printemps).

Le chapitre V traitera de la transmutation du noir au blanc, du parachèvement de l’Œuvre (la


cinquième pierre est la clé de voûte au-dessus de la base quadrangulaire). Figurent dans ce
chapitre (exotériquement un voyage du couple aux îles Canaries) : l’Ile, le Jardin, la Montagne,
éléments constitutifs de nombre de récits traditionnels. Si l’on poursuit sur une carte l’axe nord-
sud entamé au chapitre précédent, les îles les plus proches du tropique du Cancer sont bien les
Canaries. Ce tropique où brille le soleil d’été correspond, sur l’axe solsticial, au sud de l’axe
polaire (apogée de la course du soleil). L’île proche de ce tropique serait alors le point
d’aboutissement d’une quête de l’illumination ou plus précisément, comme dit Breton, d’un
âge d’or, de la vie perdue. Sur le plan strictement alchimique, l’île désigne le lieu à l’écart où
l’Adepte pourra œuvrer, construire son laboratoire. De plus, elle est également un « Centre du
monde » d’où il pourra recréer la vie dans l’Œuf alchimique. La Montagne (ici un volcan)
désigne à l’évidence l’athanor avec son feu souterrain et sa cheminée. Quant au Jardin (le parc
de la Orotava), il sera l’Œuf, le germe de la Pierre qui sera introduit dans le four. Pour bien
nous convaincre, Breton le décrit comme un lieu clos, harmonieux, rassemblant toutes les
richesses de la création, où les contraires coexistent. L’alchimiste n’ayant d’autre ambition que
de reconstituer à son échelle l’œuvre du Créateur, il lui fait cet œuf, microcosme de la Nature,
réplique de l’Œuf du monde. Par ailleurs, ce jardin est assimilé au Jardin des Hespérides (la
Cabale phonétique nous dévoile dans le texte le gardien, le dragon « faussement endormi »),
qui est assimilé à la matière merveilleuse de l’Œuvre. Au terme de sa quête, Breton débarque
dans une île, y trouve le volcan et le jardin : le travail est prêt. Ce n’est plus désormais qu’un «
jeu d’enfant » jusqu’à l’obtention de la Pierre qui apparaît à la fin du chapitre : A flan d’abîme,
construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé. La transmutation (succession dans
le temps de différentes phases) est reproduite par l’ascension du pic (succession de différents
paliers), le cœur virant insensiblement au rouge blanc… A la base du pic (début de l’Œuvre),
la couleur est, bien entendu, le noir (des ombres, du sable noir, « sable des nuits »). Au sommet
(fin), Breton peut entonner un hymne à la lumière, au diamant étincelant, après être passé par
les étapes de mort et de résurrection (désignées par celles de différentes plantes et du phénix).

Les multiples états de la matière dans l’Œuf seront ceux de la Matière unique : il n’y a pas
vraiment création, mais développements des germes dans la Materia prima. Cette unicité,
souvent représentée par le cercle (Cf. l’ouroboros) est ici soulignée : Les lourds serpents se
déroulent […] autour du banc circulaire. Il est normal que soit associé au symbole du jardin
celui du cercle et de l’unité : serpents, bancs dans le jardin ou sur les places, jardin entouré d’un
pré, île entourée d’eau…

La notion de Quinte-essence doit naturellement occuper une place de choix dans ce chapitre.
Pour les Adeptes, elle est le sperme, l’Elixir, le baulme du soufre, l’humide radical, la semence,
l’eau permanente, le sel de sagesse, la liqueur sacrée, le sang du Christ… soit le germe, la
permanence de la Vie présente dans tous les états de la nature, la semence que doivent cueillir
les alchimistes pour développer leur Pierre. Breton fait allusion à la récolte de cette liqueur
(massacre des Innocents) : Les petits enfants menés 1à […] dans l’espoir qu’ils
s’accoutumassent à le répandre (leur sang)… ; faute de la répandre, ils « répandaient le lait ».
Sang, lait, puis, plus loin, sperme, lave brûlante, toutes ces images sont étroitement associées
pour désigner un seul et même élément.

Au sommet du volcan, le Grand Œuvre est accompli : Breton (Soufre-mâle) et Ondine


(Mercure-femme) sont unis autour d’un feu, dans leur amour total (union des éléments
auparavant dispersés). Breton, au terme de sa quête, a retrouvé l’androgynie primitive, la
perfection originelle (âge d’or). L’Œuvre est avant tout une œuvre d’amour : La recréation, la
recoloration perpétuelle du monde dans un seul être, telles qu’elles s’accomplissent par
l’Amour… Et le livre de se clore par le chapitre septième, dernier jour de la Création, fin du
Travail, où apparaît l’Enfant-Roi, Aube, la fille de Breton.

« ARCANE 17 » (1945) : L’HYMNE A LA RENAISSANCE

Alors que la guerre sévissait de par le globe, Breton écrivit cet hymne à la vie, à la liberté, à
l’amour. Il venait de rencontrer celle qui restera sa compagne (Elisa Bindhoff Enet), l’être
unique, indispensable complément de son moi. En exil, hors du théâtre des opérations, il peut
méditer sur l’état du monde, saisi du même désespoir horrifié devant la guerre qu’en 1914, aux
origines du surréalisme. Alors il prône la révolte contre la condition actuelle de l’homme,
réclame la rupture avec les tenants de la société établie (l’armée, l’Eglise, le pseudo-esprit
logique, positiviste…) et apporte les germes d’un esprit nouveau, pouvant seul régénérer
l’homme. Et cet esprit nouveau trouve ses fondements dans l’alchimie, la renaissance n’étant
possible qu’une fois admises — comme en alchimie — la présence du germe de Vie dans tous
les corps et la reconnaissance d’un état de départ imparfait, déchu. De toute évidence, Breton
présente l’homme et la société actuelle comme déchus (en récusant toutefois l’idée que cet état
soit lié à une « faute » originelle), mais garde sa foi en sa libération, sa régénération : Non, en
dépit de certaines apparences, tout n’est pas encore sacrifié au Moloch militaire. La chute n’est
plus une faute, mais la phase nécessaire d’une dialectique de mort et résurrection. L’homme est
libre de tout péché (malgré l’Eglise catholique, fidèle à ses méthodes d’obscurcissement). La
chute se caractérise par la rupture de l’Unité, la dislocation des êtres en sexes opposés, des
individus en conscients et inconscients, de la matière en différents éléments : le réveil
coïncidera donc avec la reconstitution de l’Unité et de l’autre être, d’un autre sexe […] qui lui
soit sous tous rapports apparié, au point que l’un sans l’autre apparaisse comme le produit de
dislocation d’un seul bloc de lumière. Tous les appels à la femme procèdent de ce désir. Voilà
expliqué l’invocation de Mélusine par Breton, la femme-enfant qui doit sauver l’homme adulte.

De même que l’alchimiste cherche à réincruder les métaux morts, à réintroduire l’esprit vital,
Breton cherche à revivifier la société, à rénover. A partir de l’expérience d’Elisa (mort de sa
fille, tentative de suicide, puis renaissance à la vie et à l’amour de Breton), il nous livre le moyen
de régénérer la vie : l’alchimie. D’abord le mot lui-même est lâché, puis les allusions de plus
en plus précises surgissent : l’androgyne (le rebis), le pélican qui verse son sang pour nourrir
ses petits et renaître en eux (phénix), l’île où, en abordant (dans la nef hermétique), on croise
des drapeaux noirs, jaunes, rouges… Cette île est encore ici décrite comme un centre du monde,
hors du temps, de la « folie de l’heure », où les différents règnes de la création cohabitent et
dont la légende de l’ogre dévorant les jeunes filles nous évoque une fois de plus le thème cher
du massacre des Innocents[10]… Face au rocher de l’île, l’Artiste est le témoin émerveillé du
spectacle dans son athanor. Il y surveille le déroulement des phases par une « fenêtre »
(maintenant dévoilée). Le « cube noir de la fenêtre » devient, en fin de spectacle, une étoile,
celle du 17e arcane des Tarots. Cette lame, expliquée par O. Wirth comme décrivant l’éveil à la
lumière (mythe d’Isis), est fidèlement (voire textuellement) retranscrite par Breton[11]. Il nous
faut changer de morale et de logique ; reconstituer la science sacrée ; voilà ce que réclame
Breton en clamant sa confiance dans l’éternel reverdissement de ses raisons d’espérer, au
moment où elles peuvent paraître détruites. Et alors l’auteur nous livre, sous sa plume, un
véritable texte alchimique ; il est regrettable que nous n’ayons pas la place ici de le reproduire
(de le dévoiler), car il s’agit d’un superbe couplet, parfaitement structuré, résumant l’Œuvre. Y
apparaissent clairement : l’influence de la lune, la mer philosophique, la séparation des deux
natures, leur combat, les couleurs de l’Œuvre et, après la nuit du combat et la mort, l’aurore de
la résurrection et de l’union avec l’éclosion de la rose qui dit « toute l’Egypte sacrée », l’Egypte
d’où provient, selon la légende, l’alchimie…

LES TROIS OEUVRES : UN PROCESSUS ALCHIMIQUE

Les trois romans étudiés, outre leur analogie exotérique, forment un tout dans une interprétation
alchimique. Nadja, la cause première, marque la phase préparatoire, celle de la conception, de
la recherche, du rassemblement des différents éléments en vue de l’action future. Le lecteur est,
pour sa part, sensibilisé à l’alchimie évoquée par petites touches, plutôt que de manière
coordonnée. L’Amour fou retrace l’exécution, le processus alchimique. Nous assistons à la
succession des étapes ; les errements dans Nadja deviennent ici marche ordonnée, puis
ascension où aucune hésitation n’est permise quant au but à atteindre. Arcane 17 traduit la
réussite finale. Cet ouvrage se situe au-delà de l’élaboration alchimique. L’apparition de
l’Etoile coïncide avec le succès. L’accent n’est plus mis sur un processus, mais sur les pouvoirs
et qualités de la Pierre procurant liberté, amour et vie.
Chacune des trois femmes, prétextes des romans, désignent un aspect différent de la Pierre.
Nadja est la matière première, à l’état sauvage. C’est l’objet méprisé que l’Artiste devra
dompter et qui sera pour lui source de joies (Flamel). Ondine, on l’a vu, est le Mercure des
philosophes. Elisa, décrite comme la fée Mélusine, ou la femme-enfant qui vient régénérer le
monde en portant l’esprit nouveau, est, bien entendu, la Pierre de vie à son état final.

Parallèlement à la description d’une alchimie opérative, les trois livres retracent les
transformations intérieures du poète. Nadja, comme nous l’avons déjà remarqué, traduit
l’insatisfaction totale au niveau psychique de son auteur à la recherche de lui-même. Breton
apparaît entouré de plusieurs femmes dans ce livre : le couple idéal n’est pas encore formé.
Dans l’Amour fou, il croit avoir trouvé l’être complémentaire unique ; les femmes de son rêve,
au premier chapitre, semblent se fondre dans la personne d’Ondine. Mais le livre reste un appel
à l’amour unique et Ondine n’est pas encore la seule présence féminine. Dans Arcane 17,
Breton, adulte uni à la femme-enfant, voit sa personnalité structurée, unifiée, équilibrée. Plus
de quête ni de marche, plus d’appels à l’amour fou désormais trouvé. Breton célèbre un seul
être au long du livre ; ici se réalise ce qui commença dans Nadja qui, par moments, donnait
« l’illusion très singulière (du) personnage de Mélusine… » Breton a trouvé son anima, cette
partie rejetée du conscient qu’il s’agit de faire resurgir : c’est la femme « perdue puis retrouvée
». Par elle il peut entrer désormais en communication providentielle avec les forces
élémentaires de la nature.

La multiplicité des récits n’est qu’apparente, car tous se correspondent et se fondent dans la
même unité. Unité, mais aussi foisonnement, traduisant les multiples états et qualités de la
Pierre unique. Structure concentrique où chaque scène s’ouvre sur une autre. Nous regardons
par des fenêtres successives. Breton nous précise bien que le conte, le réel, le rêve ne s’opposent
pas il n’y a qu’une seule scène, mais « à plusieurs plans ». Le cadre unique de la fenêtre polarise
la lecture en fondant les plans du mental, du théâtral, du vécu, du rêvé, de la politique, du
poétique, de l’ésotérique, du moral…

Il nous semble que, pour les deux premiers livres au moins, Breton ne construisit pas sciemment
ses récits sur un plan alchimique. L’alchimie, par son inconscient, s’est plutôt glissée dans son
écriture. Au contraire, dans Arcane 17, la présence de textes alchimiques dénote la prise de
conscience de la Science sacrée. Le langage symbolique tient lieu, dans ces œuvres de Breton,
de langage onirique et retrace le processus d’individualisation. La trame alchimique est le
témoin de l’évolution de l’auteur (non ressentie au début car n’affectant pas son conscient)
comme peuvent l’être les rêves[12]. Nadja et l’Amour fou marquent des phases cruciales de
l’évolution de la personnalité de Breton, alors qu’il intègre peu à peu ses diverses expériences
oniriques, spirites, littéraires, poétiques, révolutionnaires, hermétiques… Avec Arcane 17, le
processus est terminé, il n’y a plus différents niveaux de lecture, mais un seul, incluant
exotérisme-ésotérisme, conscient-inconscient, vécu-rêve. Mais Breton ne fut pas un initié.
L’hermétisme alchimique servit à donner une dimension nouvelle et une unité dans ses
recherches personnelles. Poursuivre ses connaissances alchimiques eût été pour lui privilégier
une voie particulière. La liberté consiste a ne pas s’engager à fond sur le chemin des symboles
: il ne voulut (ou ne put ?) devenir un hermétiste.

R. D.

Pour mémoire…
André Breton est né en Tinchebray, dans l’Orne, en 1896. Son premier recueil de poèmes, le
Mont de piété, date de 1919, période pendant laquelle il se lia d’amitié avec Apollinaire,
Aragon, Eluard, Soupault. Il fonda en 1924 le surréalisme en écrivant le Premier Manifeste du
surréalisme où se trouve défini ce mouvement. Il adhéra au Parti communiste en 1927,
s’engageant ainsi dans la politique, mais, quelques années plus tard, après une rencontre avec
Trotski, il le quittera, refusant que soient associés marxisme et surréalisme. Il meurt à Paris en
1966.

Les ouvrages d’André Breton

Les champs magnétiques (en collaboration avec Philippe Soupault).

Les pas perdus.

Manifestes du surréalisme (coll. « Idées »).

Introduction au discours sur le feu de réalité.

Nadja (coll. « Folio »).

Le surréalisme et la peinture.

L’amour fou.

Les vases communicants.

Poèmes.

Point du jour.

Entretiens.

Clair de terre, précédé de Mont de piété, suivi de Le revolver à cheveux blancs et de L’air de
l’eau, préface d’Alain Jouffroy (coll. « Poésie »).

Signe ascendant, suivi de Fata morgana, Les états généraux, Des épingles tremblantes,
Xénophiles, Ode à Charles Fourier, Constellations, Le la (coll. « Poésie »).

Perspective cavalière (texte établi par Marguerite Bonnet).

Tous ces ouvrages sont publiés par la N.R.F. (Editions Gallimard).

[1] La pratique de la symbolique alchimique lui a permis de s’exercer à une critique d’une
œuvre d’André Roussel très significative à ce sujet (Fronton Virage, in « Clé des Champs »).
On vérifie ainsi sa maîtrise de la tête de mort, la renaissance, la sublimation, les pierres
au noir, au rouge, au blanc, du dragon éccail1é, du dissolvant, du rebis, de la pierre cubique,
etc., éléments nécessaires à 1a « coction » alchimique.
[2] A. Breton : Manifeste du surréalisme.

[3] C.-G. Jung : Psychologie et Alchimie (Paris, Buchet-Chastel , 1944 et 1973) .

[4] Les lieux cités ne sont pas tous explicitement nommés dans le livre, mais une enquête permet
de les restituer avec certitude.

[5] Le roman est également susceptible d’offrir une interprétation par les Tarots. Nous ne
retiendrons que deux lames, l’Amoureux (représenté à l’intersection de deux chemins) et le
Fou, le guide, « celui qui met en garde contre les divagations » (0. Wirth), qui représentent sans
mal Breton et sa compagne.

[6] Jacqueline Lamba n’est jamais citée sous son vrai nom. Breton s’intéresse plus ici au rôle
et au symbole d’Ondine qu’à la femme réelle.

[7] Comme pour Nadja, une enquête a permis de reconstituer les lieux.

[8] René Guénon a bien noté, dans son Symbolisme de la caverne, que le temple initiatique a
deux portes : celle du nord représentant la descente au tombeau et la mort au matériel ; celle du
sud, c’est-à-dire de la naissance au spirituel. De même, la pierre vile doit mourir dans le
compost pour renaître, parfaite.

[9] Cette dangereuse étape (explosion de l’athanor ou destruction de la personnalité)


expliquerait au niveau du surréalisme l’hécatombe qui sévit clans le mouvement : Artaud,
Leconte, Tanguy, Crevel, Rigaud, Vaché, Gorky, Paalen, Duprey, Seligmann…

[10] Jusqu’à la scène de la grande « lessive » évoquée à cette occasion, reproduisant celle
dépeinte dans le Mutus Liber et commentée par E. Canseliet (Mutus Liber, Ed., J.-J, Pauvert,
Paris).

[11] La légende d’Isis se rattache d’ailleurs étroitement à l’alchimie, selon M. Maïer : « Le


soleil est donc Osiris, la lune, de son côté, Isis, et ce sont les parties du composé… »

[12] C.-G. Jung note dans Psychologie Alchimie les rapports étroits enta l’alchimie et le monde
du rêve.

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