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Bruno Leclercq - Introduction À La Philosophie Analytique - La Logique Comme Méthode (2008)
Bruno Leclercq - Introduction À La Philosophie Analytique - La Logique Comme Méthode (2008)
Couverture
Page de titre
Dédicace
Introduction
Conclusion
Glossaire
Bibliographie
Notes
Page de copyright
Résumé
Introduction
Gottlob Frege
1. LA RÉFORME DE LA LOGIQUE
Dans son Idéographie (1879), le mathématicien allemand Gottlob
Frege s’efforce de réactualiser le projet leibnizien de l’édification d’un
langage universel et parfaitement rigoureux qui soit capable de refléter
et d’incarner le Logos – la pensée et le discours rationnels – avec plus
de fidélité et plus de précision que les langues naturelles. En exprimant
avec exactitude les propositions de la science, un tel langage idéal
permettrait de dépasser les particularités purement linguistiques
(sprachlich) que chaque langue naturelle hérite de son évolution
contingente, pour coller étroitement aux caractères de la pensée elle-
même. Bien plus, comme le disait déjà Leibniz, ce langage des
caractères de la pensée (lingua caracteristica) mettrait très clairement à
jour les rapports logiques – rapports de conséquence, de contradiction,
etc. – qu’entretiennent entre elles les propositions exprimées et, par là
même, permettrait d’ « examiner de la manière la plus sûre la force
concluante d’une chaîne de déductions et dénoncer chaque hypothèse
qui veut s’insinuer de façon inaperçue, afin que finalement sa
1
provenance puisse être recherchée » . Grâce à l’expression rigoureuse,
on pourrait, comme dans une démonstration mathématique, vérifier,
étape par étape, que le passage d’une proposition à une autre est bien
conforme aux règles d’inférence logiques – elles aussi très
rigoureusement exprimées – et que la conclusion peut donc être
strictement déduite des prémisses ou qu’elle ne peut l’être que
moyennant l’explicitation de telle ou telle prémisse cachée. Plus rien
dans les raisonnements scientifiques ne serait alors laissé au sentiment
d’évidence ; formulés dans le langage idéal, ces raisonnements
deviendraient tellement exacts et systématiques qu’ils s’apparenteraient
à de purs calculs (calculus ratiocinator).
Or, ce projet d’un langage idéal suppose, d’une part, une parfaite
univocité des signes ; et, d’autre part, la formalisation de la construction
syntaxique de manière telle que les déductions opèrent exclusivement
sur la forme des énoncés, et ce par des procédures algorithmiques qui
2
ne laissent aucune place à l’« intuition » . Le modèle d’une telle
idéographie, pour Frege comme pour Leibniz, c’est l’arithmétique avec
son langage symbolique et ses déductions algébriques : « Le langage
par formules de l’arithmétique est une idéographie puisqu’il exprime
immédiatement la chose sans passer par les sons. [...] La déduction a,
en arithmétique, un cours remarquablement uniforme, et repose
presque toujours sur ce principe que les mêmes transformations
3
opérées sur les mêmes nombres donnent les mêmes résultats » . Le
projet leibnizien tel que le reprend Frege, c’est donc celui d’une algèbre
universelle, c’est-à-dire d’un langage des « caractères » de toute la
pensée scientifique et pas seulement arithmétique. L’idéographie serait
alors au service d’une sorte de rationalité « mathématique » étendue,
qui ne porterait plus seulement sur les théorèmes et les démonstrations
arithmétiques, mais sur toutes les propositions et tous les
raisonnements scientifiques, raison pour laquelle Leibniz, après
Descartes, parle de « mathesis universalis ». Cette entreprise
d’algébrisation de la logique suppose bien sûr aussi que les règles
d’inférence reconnues comme légitimes soient précisément recensées et
qu’elles soient elles-mêmes formalisées pour pouvoir être appliquées
mécaniquement.
Ce type de démarche d’inspiration leibnizienne avait, on le sait, déjà
été tenté par George Boole un quart de siècle avant l’Idéographie de
Frege. Dans Les lois de la pensée (1854), le logicien et mathématicien
anglais s’était en effet assigné la tâche d’exprimer les « lois
fondamentales du raisonnement dans le langage symbolique d’un
4
calcul » de manière à ce que « les procédures formelles de résolution
ou de démonstration soient constamment menées en conformité avec
les lois ainsi déterminées, sans tenir compte de la question de
5
l’interprétabilité des résultats partiels obtenus » . Une telle algèbre
devait alors permettre de formaliser toute une série de raisonnements
pour lesquels il n’existe pas de méthode générale de résolution. Et
Boole avait effectivement construit un calcul permettant de fonder
différentes théories logiques de la déduction, en particulier la
syllogistique d’Aristote et la théorie des probabilités. C’est pourquoi
Boole affirmait que les principes qui régissent son algèbre sont plus
fondamentaux que ceux de ces différentes théories et qu’ils constituent
6
donc les « vrais éléments d’une méthode en logique » .
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Bien plus, Boole disait constater une « équivalence exacte » entre
ces lois les plus fondamentales de la logique et les lois de
l’arithmétique. On semble ici aussi proche que possible de ce qui sera la
thèse logiciste de Frege. Cependant, si Frege reconnaît inscrire ses
recherches dans une tradition qui passe par Leibniz et par Boole, il ne
peut se satisfaire de l’algèbre mise en avant par ce dernier. Il entend en
effet se fixer des « exigences plus élevées » que celles qui président au
système booléen. Plutôt que de trouver un algorithme qui puisse servir
tant aux déductions logiques qu’aux déductions arithmétiques,
moyennant des interprétations différentes des mêmes symboles, Frege
veut développer un symbolisme « à partir de la nature propre de la
logique » pour ensuite mettre cette idéographie au service d’autres
sciences dont les développements « prennent les formes d’une suite
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inférentielle rigoureuse », l’arithmétique étant l’une d’entre elles . Pour
Frege comme pour Leibniz, la logique n’est pas seulement un outil
déductif capable de « résoudre ses problèmes de façon courte et
pratique », mais d’abord et avant tout une langue, qui sert à exprimer
un sens préalable : « [Mon idéographie] doit être capable d’exprimer
non seulement la forme logique, comme le symbolisme de Boole, mais
9
encore un contenu » .
Or, cela implique pour Frege que les principes directeurs de
l’idéographie ne peuvent être choisis arbitrairement et en fonction de
leur utilité opératoire, mais, nous y reviendrons, qu’ils doivent refléter
les lois mêmes de la rationalité. Et cela vaut tant pour les règles de
déduction d’une forme d’énoncé à une autre que pour les règles mêmes
de construction syntaxique des énoncés de l’idéographie. Sur ces deux
points, Frege condamne le caractère artificiel des principes de l’algèbre
booléenne et affirme l’incontestable supériorité de sa propre
idéographie. Du point de vue déductif, le système frégéen se distingue
en effet par sa « simplicité » logique et sa grande sobriété : plutôt
qu’une multitude d’expédients techniques, Frege veut une véritable
théorie axiomatique s’appuyant exclusivement sur des vérités
fondamentales de la raison et respectant en outre le « principe de la
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plus grande limitation possible du nombre de lois primitives » . Et, du
point de vue syntaxique, l’idéographie frégéenne a, comme nous allons
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le voir, le grand avantage d’élucider les liens « organiques » entre la
logique aristotélicienne des prédicats et la logique stoïcienne des
propositions et de les exprimer conjointement au sein d’un même
langage formulaire, là où Boole était obligé de les dissocier et de les
voir comme deux interprétations distinctes de son algèbre. C’est
d’ailleurs la réflexion très profonde de Frege sur les structures
fondamentales de la pensée – et, corrélativement, sur les structures
syntaxiques fondamentales du langage de la pensée – qui lui permet de
développer une véritable théorie de la quantification, ce que Boole ne
fournissait pas plus qu’Aristote.
La force de Frege, c’est en effet d’attaquer de front l’analyse
traditionnelle – aristotélicienne – du jugement en termes de sujet et de
prédicat, mais aussi d’autres distinctions classiques comme celles des
jugements affirmatifs et négatifs, des jugements universels, particuliers
et singuliers ou encore des jugements catégoriques, hypothétiques et
disjonctifs. Pour Frege, ces analyses et distinctions n’ont de
12
signification que linguistique (sprachlich) et non proprement logique .
Sans trop nous y attarder, disons donc quelques mots de la syntaxe
logique mise en évidence par Frege avec toute l’influence que l’on verra
sur la philosophie analytique.
Tout d’abord, Frege conteste l’opposition qui est classiquement faite
en logique entre des jugements affirmatifs et des jugements négatifs. Il
convient pour lui de distinguer soigneusement l’assertion – ou le
jugement – du contenu asserté et jugé (Gedanke), contenu qui en tant
que tel est seulement proposé à la pensée. Ainsi, ce n’est pas, pour
Frege, le « est » de l’énoncé « Socrate est mortel » qui, du point de vue
logique, porte l’affirmation, mais c’est l’assertion elle-même, le fait
d’énoncer cette phrase en la tenant pour vraie, en la reconnaissant
comme vraie ; le « est » n’est quant à lui qu’un élément du contenu
jugé. Il n’y a d’ailleurs, pour Frege, qu’une seule forme de jugement,
l’assertion affirmative, que l’idéographie exprime par le trait vertical de
jugement I (Urteilsstrich) ; la négation ne peut quant à elle apparaître
que dans le contenu jugé, qui est pour sa part introduit par le trait
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horizontal de contenu (Inhaltsstrich) . Ainsi, lorsque je juge que
« Socrate n’est pas coupable d’hérésie », j’affirme positivement (I) un
contenu propositionnel ( ) ; et c’est à ce contenu lui-même
qu’appartient la négation. Celle-ci modifie le contenu jugé (le trait de
négation module le trait de contenu : ), mais, contrairement à ce
que soutient Locke, elle ne défait pas pour autant le jugement.
Cela nous mène à l’analyse frégéenne de la structure du contenu
propositionnel. Selon Frege, c’est la proposition qui est l’unité
élémentaire de la pensée rationnelle, et ce parce que c’est à son niveau
que se pose la question fondamentale de la raison, celle de la valeur de
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vérité, c’est-à-dire du vrai et du faux . D’un concept, on ne peut pas se
demander s’il est vrai ou faux, mais seulement de quels objets il est vrai
et de quels objets il est faux, c’est-à-dire quelles sont les propositions
dans lesquelles ce concept intervient qui sont vraies et quelles sont
celles qui sont fausses. Dès lors, la proposition a une priorité logique
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sur les concepts ; il ne faut pas penser la proposition à partir des
concepts, mais plutôt les concepts à partir de la proposition.
La signification de la proposition n’est pas obtenue par composition de
celle de ses éléments conceptuels ; les concepts sont des composantes
fonctionnelles de propositions, c’est-à-dire que leur signification est
directement liée au rôle qu’ils occupent dans la valeur de vérité des
propositions au sein desquelles ils interviennent. Cette conviction, déjà
partiellement acquise au paragraphe 9 de l’Idéographie, trouvera sa
formulation canonique dans des articles du début des années 1890, qui
bénéficieront de la réflexion sur la notion d’existence opérée dans les
Fondements de l’arithmétique de 1894, réflexion toutefois elle-même
directement issue des acquis propres de l’Idéographie.
Dès 1879, en effet, la structure sujet-prédicat, qui guide l’analyse
logique traditionnelle, est dénoncée comme purement linguistique et
non logique. Que cette analyse logique ne soit pas pertinente, c’est,
pour Frege, ce qu’indique notamment l’équivalence logique d’une
proposition énoncée à la voix active et de la même proposition énoncée
à la voix passive, mais aussi le fait que la décomposition en sujet et
prédicat ne peut, sans violence, être appliquée à toute une série
d’énoncés, notamment mathématiques. Mais l’analyse logique en
termes de sujet et de prédicat a aussi et surtout le grand défaut de
masquer des différences logiques fondamentales comme celle qui existe
entre propositions singulières et propositions universelles. Pour Frege,
en effet, les jugements universels – « L’homme est mortel » ou « Tous
les hommes sont mortels » – d’Aristote n’ont, malgré une structure
linguistique semblable, pas du tout la même structure logique que les
énoncés singuliers – « Socrate est mortel ». Si les énoncés singuliers
constituent d’authentiques prédications attributives d’une propriété M
à un objet-sujet a – on écrira « Ma » pour « a est M » –, les énoncés
universels et particuliers ont une structure bien plus complexe, qui fait
intervenir plusieurs prédications attributives puisqu’il y a plusieurs
prédicats, à savoir « Homme » et « Mortel ».
Ainsi, l’énoncé universel « L’homme est mortel », loin d’être
l’attribution d’une propriété à un objet, est en fait la subordination
d’une propriété à une autre, c’est-à-dire que tous les objets auxquels la
première propriété peut être attribuée sont aussi des objets auxquels la
seconde propriété peut être attribuée. La forme logique de cet énoncé
universel est donc la suivante : être homme implique être mortel, c’est-
à-dire « quel que soit x, si x est Homme, alors x est Mortel ». Dans le
symbolisme de l’Idéographie, on notera :
Ma (a)
Le quantificateur fait partie du contenu jugé et il peut d’ailleurs y
prendre plusieurs places différentes. En effet, une formule telle que
Mx serait ambiguë : Entend-on que « quel que soit x, x n’est pas
M » ou que « pas tous les x sont M » ? L’usage du quantificateur et des
variables gothiques permet de lever l’ambiguïté entre ces deux
propositions complexes : exprime la première, tandis que
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exprime la seconde .
Une fois formalisés le jugement universel et sa négation, le
jugement particulier « Quelques hommes sont aveugles » peut,
conformément au carré logique, être analysé comme le contradictoire
de l’universel négatif « Aucun homme n’est aveugle (c’est-à-dire quel
que soit x, si x est un Homme, x n’est pas Aveugle) ». La forme générale
de « Quelques hommes sont aveugles » est donc « non (pour tout x, si x
est un Homme, x n’est pas Aveugle) » ou :
2. LA SECONDE IDÉOGRAPHIE
On a là l’origine de la compréhension frégéenne de la notion logique
d’« extension » d’un concept ; l’extension d’un concept, c’est la
bipartition que ce concept suscite dans le domaine des objets du
monde entre ceux avec lesquels il constitue des propositions vraies et
ceux avec lesquels il constitue des propositions fausses. C’est ainsi que,
dans la seconde idéographie, les concepts seront envisagés comme des
fonctions. Dire qu’un concept est vrai de certains objets, faux de
certains autres, c’est dire en effet que, rapporté à certains objets, il
produit des propositions vraies et, rapporté à d’autres, il produit des
propositions fausses. Ainsi, le concept « planète » est une fonction qui,
pour toute proposition de la forme « x est une planète », renvoie à vrai
ou faux selon la valeur que prend la variable x. D’où la notion de
« parcours de valeurs » (Werthverlauf) d’une fonction, c’est-à-dire la
série des couples « argument-valeur » qui caractérise cette fonction :
« Mars-vrai, Saturne-vrai, Georges Bush-faux, La Terre-vrai, Londres-
17
faux, etc. » pour le concept « planète » . Dérivée du parcours de
valeurs, l’extension d’un concept désigne quant à elle la série des
arguments auxquels cette fonction associe la valeur « vrai » (« Mars »,
« Saturne », « La Terre », etc.). Insistons avec Frege sur le fait que,
même conçue de la sorte, l’extension d’un concept est un objet logique
complexe qui ne se résume jamais à un agrégat d’objets purs et
simples. À cet égard, Frege condamne fermement les confusions
qu’entraîne le fait de traiter les termes conceptuels comme des « noms
communs », qui ne différeraient des noms propres que par le nombre
18
d’objets qu’ils désignent .
La caractérisation frégéenne du concept comme fonction est
cruciale ; elle détermine toute une nouvelle analyse de la syntaxe
logique. Contrairement aux objets, les concepts sont
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fondamentalement « insaturés » : pour prétendre à une valeur de
vérité, le concept « planète » doit attendre qu’un argument lui soit joint
de manière à composer avec lui une proposition vraie (« Mars est une
planète ») ou fausse (« Georges Bush est une planète »). L’attribution
d’une propriété à un objet, ou plutôt la subsomption d’un objet sous un
concept, est ce qui constitue le propre de la prédication dans son sens
proprement logique. Objet et concept, tels sont donc les deux éléments
logiques fondamentaux au sein du contenu jugeable. Il convient, pour
Frege, de bien les distinguer de ces éléments linguistiques que sont le
sujet et le prédicat et dont la scolastique faisait les pivots de la logique
des prédicats. Contrairement à l’idée que le terme « homme » pouvait
être parfois sujet – comme dans « L’homme est mortel » –, parfois
prédicat – comme dans « Socrate est un homme » –, Frege soutient
avec la plus grande vigueur que ce qui est objet ne peut jamais être
20
concept et que ce qui est concept ne peut jamais être objet . Dans
« L’homme est mortel », le sujet linguistique « homme » est un concept
et il n’est dès lors en aucun cas l’objet-sujet d’une quelconque
prédication au sens proprement logique.
Il importe au plus haut point de bien distinguer objet et concept, et
ce même là où il n’y a qu’un individu qui tombe sous un concept. Ainsi,
le concept « satellite naturel de la Terre » ne s’identifie pas à l’objet
Lune et le concept « actuel Président des États-Unis » ne s’identifie pas
à l’objet George Walker Bush. Quant aux concepts vides, c’est-à-dire les
concepts sous lesquels ne tombe aucun objet, ils ne s’identifient en
aucun cas à des « non-objets » ou à des objets imaginaires : « licorne »
et « montagne d’or » sont des concepts parfaitement pourvus de sens
même s’ils ne sont satisfaits par aucun objet du monde réel. Pour le
dire autrement : un énoncé dont le sujet linguistique est un nom
propre sans référent objectif (« Blublu est chauve ») est dénué de sens,
mais il n’en va pas de même d’un énoncé dont le sujet linguistique est
un terme conceptuel vide (« Les hommes bicentenaires sont chauves »).
Même les énoncés dont le sujet linguistique est un terme conceptuel
vide par principe – en vertu de l’incompatibilité des caractères
définitoires de ce concept – ne sont pas dénués de sens (« Un carré
rond est un polygone régulier »).
La nouvelle analyse logique a, on l’a compris, un modèle
mathématique. L’expression « x est une planète » doit être envisagée de
2
manière similaire à l’équation irrésolue « x = 4 ». Cette dernière n’est
pas une proposition, puisqu’elle n’a pas de valeur de vérité ; elle n’en
2 2
acquiert qu’une fois saturée par un nombre (« 2 = 4 » est vrai, « 6 =
4 » est faux, etc.). Le parcours de valeurs de cette équation est : « 1-
faux, 2-vrai, 3-faux, -2-vrai, etc. » Au sens dérivé, son extension est
l’objet logique : « 2, -2 ». Quant à l’équation à deux inconnues « x + y
= 9 », elle est doublement insaturée et a pour parcours de valeurs une
série des triplets (argument1-argument2-valeur de vérité) : « 1-1-faux,
3-6-vrai, 2-7-vrai, 9-12-faux, etc. ». C’est alors la série des couples qui
rendent vraie cette équation – « 3-6, 2-7, etc. » – qui constitue son
extension au sens dérivé, extension dont on sait, par l’Analyse, qu’elle
trouve sa représentation géométrique dans une droite. De même, il y a,
en dehors des mathématiques, des concepts doublement insaturés tels
que « père », dont la forme est « x est le père de y », qui sont satisfaits
par des couples d’individus. Cette idée d’insaturation multiple est à la
base de la théorie logique des relations, à laquelle Russell donnera ses
lettres de noblesse.
Notons que la distinction fondamentale entre argument et fonction
apparaissait déjà au paragraphe 9 de l’Idéographie, mais qu’elle y était
envisagée comme un trait lié à la systématicité de la langue permettant
la construction d’une multitude d’énoncés par substitution de valeurs
différentes à une même composante, considérée comme variable :
« Socrate est mortel », « Platon est mortel », « Aristote est mortel », etc.
Dans « Fonction et concept », la distinction entre argument et fonction
est désormais conçue comme une distinction essentielle, qui fonde la
structure logique de la prédication entendue comme saturation des
21
concepts par les objets .
Cette structure logique fondamentale semble cependant mise à mal
par une série d’énoncés où des objets sont manifestement rapportés à
des objets – « Zorro est Don Diego de la Vega » – mais aussi par des
énoncés où des concepts sont manifestement rapportés à des
concepts – « L’homme est mortel ». Nous traiterons des premiers
lorsque nous envisagerons les jugements d’identité. Quant aux seconds,
nous avons vu le traitement que Frege leur réservait dès l’Idéographie.
Dans la nouvelle terminologie, l’énoncé universel « L’homme est
mortel » est en fait la subordination d’un concept à un autre, c’est-à-
dire que l’ensemble des arguments qui renvoient à la valeur « vrai »
selon la fonction « x est un homme » renvoient aussi à la valeur « vrai »
selon la fonction « x est mortel » ; ou encore l’ensemble des objets de
l’extension de « homme » appartiennent aussi à l’extension de
« mortel ». Quant à l’énoncé particulier, c’est une proposition complexe
énonçant des rapports de conditionnalité entre des fonctions et donc
entre leurs parcours de valeurs : il n’est pas vrai que tous les arguments
qui renvoient à vrai selon la fonction H ne renvoient pas à vrai selon la
fonction M ; ou encore : il n’est pas vrai que tous les objets inclus dans
l’extension de H sont exclus de l’extension de M. Enfin, l’énoncé
d’existence « Il y a des hommes » affirme que l’on peut trouver au
moins un argument qui renvoie à vrai pour la fonction « x est un
homme » ; bref, que l’extension de ce concept n’est pas vide.
Comme le fait voir cette analyse logique, le jugement d’existence dit
quelque chose de l’extension d’un concept. Dire qu’« Il y a des
hommes », c’est dire que des objets du monde satisfont le concept
« homme ». En fait, comme l’explique Frege dans les Fondements de
l’arithmétique, c’est autour du concept et non des objets eux-mêmes que
se pose la question de l’existence. Cela n’a, pour Frege, pas de sens de se
demander s’il y a ou non Jules César ; par contre, cela a du sens de se
demander s’il y a un « général romain qui a conquis la Gaule et qui est
devenu seul consul après avoir vaincu les armées de Pompée ». Jules
César est en fait l’objet qui satisfait ce concept et permet d’attribuer à
ce concept cette « propriété de second degré » qu’est l’existence. Certes,
on peut être tenté de dire que tel ou tel objet existe, que Jules César ou
Leo Sachse existe, mais en fait c’est déjà là quelque chose que l’on
présupposait du fait même d’en faire les référents de noms propres et
les sujets possibles de jugements prédicatifs. Pour Frege, l’utilisation de
noms propres comporte une présupposition de référence ; si le nom
propre ne désigne pas un objet – s’il est donc un pseudo-nom propre –,
22
la proposition dans laquelle il est inséré n’a pas de valeur de vérité .
Dire que Leo Sachse existe en ce sens, ce n’est rien d’autre que dire que
l’expression « Leo Sachse » désigne bien un objet qui satisfait aux
conditions logiques minimales qui caractérisent tout objet, comme être
23
identique à soi-même . Par contre, parler d’« enseignants de
l’Université de Iena » n’implique encore aucun engagement
ontologique, raison pour laquelle, d’ailleurs, cela a du sens de se
demander s’il existe ou non de tels enseignants, c’est-à-dire si le
concept « enseignants de l’Université de Iena » est ou non satisfait par
au moins un objet.
Cette analyse a une importance considérable sur la manière de
poser les questions d’existence dans les sciences ou en philosophie.
Ainsi, la condition pour pouvoir se demander si Dieu existe, c’est de
reconnaître d’abord que le terme « Dieu » n’est pas un nom propre, qu’il
ne désigne pas directement un objet – sans quoi la question serait
absurde –, mais que c’est un terme conceptuel ; ensuite, il faut s’efforcer
de préciser ce concept en identifiant ses caractères définitoires
(Merkmale), de manière à pouvoir entreprendre la recherche d’objets
du monde susceptibles de satisfaire ce concept et, par là, répondre à la
question de la vacuité ou non de son extension. Et c’est ainsi qu’en
définitive l’intuition kantienne selon laquelle l’existence n’est pas un
prédicat réel trouve, dans l’analyse frégéenne, un fondement logique.
Dans les termes de Frege, l’existence est une propriété de second
24
degré ; elle porte sur des concepts définis par des caractères, mais
l’existence n’est pas elle-même un de ces caractères.
De même, dit Frege dans les paragraphes 46 et suivants des
Fondements de l’arithmétique, le nombre est une propriété de second
degré ; il porte sur un concept et non sur des objets. Ce n’est pas des
objets Mercure, Venus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Neptune et
Uranus que l’on dit qu’ils sont huit, mais bien du concept « planète du
système solaire » que l’on dit qu’il y en a huit, c’est-à-dire que huit
objets le satisfont ou encore que son extension comporte huit objets.
On voit ici comment cette réflexion sur l’existence et le nombre dans
les Fondements de l’arithmétique annonce les idées de parcours de
valeurs et d’extension et finalement toute la théorie de la quantification
de la seconde idéographie, qui ne sera parfaitement explicitée que dans
les textes du début des années 1890. Or, les Fondements comportent
également une réflexion profonde sur la notion logique d’identité, qui
est à l’origine d’un autre apport majeur de la seconde idéographie.
Les énoncés qui rapportent un objet à un autre objet – « Zorro est
Don Diego de la Vega » – semblent en effet, nous l’avons dit, échapper
à la structure logique fondamentale de la saturation du concept par
l’objet puisqu’ils mettent directement en relation deux objets. Dès le
paragraphe 8 l’Idéographie, Frege interprétait les jugements d’identité
comme l’affirmation – « synthétique » – que deux signes ont pour
« contenu » la même chose, quoique déterminée de deux manières
différentes, et qu’ils peuvent donc être utilisés à la place l’un de
25
l’autre . Par la suite, insistant sur le caractère proprement informatif
de certains jugements d’identité tels que « Jean-Paul II est Karol
Wojtyla », « Zorro est Don Diego de la Vega », « Phosphorus (l’astre
brillant du matin) est Vesperus (l’astre brillant du soir) », il sera
amené, dans « Sens et signification » (1891), à proposer une théorie
générale de l’identité : deux noms propres peuvent avoir le même objet
26
pour signification (Bedeutung) et néanmoins exprimer des sens
différents. L’identification, c’est donc cette reconnaissance d’un même
objet sous des sens (Sinn) différents. Ici encore, la réflexion de 1884
fut cruciale. En effet, comme l’indiquent déjà les paragraphes 57 et 63
à 67 des Fondements de l’arithmétique, le modèle de la proposition
d’identité, c’est l’égalité arithmétique : 2 + 2 = 3 + 1. Or, pour Frege,
de part et d’autre d’une égalité arithmétique, c’est un seul et même
objet – tel ou tel nombre – qui est signifié (bedeutet), même s’il est visé
27
(gemeint) selon deux sens différents .
Pour Frege, qui subira sur ce point les critiques de Russell et
Wittgenstein, cette distinction de la signification (Bedeutung) et du
sens (Sinn), qui vaut pour les noms propres, doit être étendue aux
autres expressions linguistiques. Ainsi, selon « Sens et signification »,
les énoncés propositionnels ont, d’une part, un sens, à savoir la
« pensée » (Gedanke) – le contenu propositionnel – qu’ils expriment, et,
d’autre part, une signification, c’est-à-dire qu’ils renvoient à un
28
« objet », à savoir leur valeur de vérité . La conception même des
concepts comme fonctions imposait en effet de considérer les valeurs
de vérité – le vrai et le faux – comme des objets pouvant constituer la
valeur de telle ou telle fonction pour tel ou tel argument. Comme le
nombre, la valeur de vérité est donc un objet, mais un objet logique
29
assez complexe . Conséquence de cette extension de la problématique
du sens et de la signification aux énoncés propositionnels, il faut
considérer qu’il y a identité de tous les énoncés qui ont même valeur de
vérité. Ainsi, « 2 + 2 = 3 + 1 », « 4 > 2 » et « La Lune est un satellite
de la Terre » ont le même objet – le vrai – pour signification ; dès lors,
« 2 + 2 = 3 + 1 » = « 4 > 2 » = « La Lune est un satellite de la
Terre ».
Quant aux termes conceptuels, ils doivent aussi, selon Frege, voir
distinguer leur sens de leur signification. L’analyse traditionnelle
conçoit les termes conceptuels comme des noms communs qui
renvoient à plusieurs objets ; le nom commun « chat » désignerait
l’ensemble de tous les chats comme le nom propre « Félix » désigne un
chat particulier. Or, pour Frege, un terme conceptuel ne renvoie que
très indirectement à des objets ; il renvoie d’abord à un concept – c’est-
à-dire une fonction – qui définit ensuite un parcours de valeurs et une
30
extension où interviennent des objets .
Reste cependant que, ainsi analysé, le jugement d’identité semble
encore rapporter directement un objet à un autre objet sans passer par
la structure logique de la saturation des concepts par les objets. Et
pourtant, c’est bien ici, une fois encore, cette structure logique de la
saturation qui est première. En effet, le critère d’identité de « deux »
objets désignés sous des signes différents et visés sous des sens
différents, c’est pour Frege le principe leibnizien de substituabilité
(dans les contextes extensionnels) : deux objets a et b sont identiques
s’ils sont indiscernables, c’est-à-dire s’ils ont les mêmes propriétés :
a = b si et seulement si pour toute fonction F, Fa renvoie à la même
valeur de vérité que Fb.
C’est donc, une fois encore, dans la mesure où ils peuvent saturer
des concepts dans des propositions équivalentes que les objets a et b
peuvent être identifiés. Le jugement d’identité présuppose la structure
logique de la saturation. Bien plus, dans la mesure où l’identité entre
propositions n’est rien d’autre que l’équivalence logique, le signe
d’identité ou d’égalité ne doit plus être considéré comme un signe
31
primitif ; il peut être défini à partir du biconditionnel .
Notons encore qu’il n’y a pas à proprement parler d’identité des
termes conceptuels – dans la mesure où ceux-ci n’ont pas directement
des objets pour signification –, mais il y a quelque chose de similaire et
qui est en quelque sorte l’inverse de l’identité leibnizienne des objets :
deux termes conceptuels sont substituables l’un à l’autre s’ils ont pour
signification des fonctions indiscernables, c’est-à-dire des fonctions qui
ont même parcours de valeurs, qui renvoient aux mêmes valeurs de
32 2
vérité pour les mêmes arguments . Ainsi, la fonction « x = 1 » est
2
équivalente à la fonction « (x + 1) = 2 (x + 1) ». Ce principe, qui
constituera la loi V des Lois fondamentales de l’arithmétique, permet de
passer de l’identité des fonctions à l’identité des parcours de valeurs –
considérés comme objets – et notamment d’identifier entre elles des
fonctions de degrés de complexité différents par passage à leurs
parcours de valeurs. Dès « Fonction et concept », Frege considère ce
principe comme une loi aussi fondamentale qu’indémontrable ; dans
l’introduction des Lois fondamentales, il reconnaît que cette loi pourrait
être contestée, mais affirme que lui-même la tient pour « purement
logique ». C’est cependant en elle que, dans sa correspondance avec
Russell et dans la postface au tome II des Lois fondamentales, il verra
plus tard la source des paradoxes logiques. Il faut dire qu’à partir du
moment où les parcours de valeurs sont eux-mêmes considérés comme
des objets (logiques complexes), ils entrent dans le domaine des
arguments de n’importe quelle fonction. Et on voit immédiatement
poindre la circularité vicieuse : une fonction définit un parcours de
valeurs, mais, pour établir celui-ci, on doit notamment se demander si
cette fonction renvoie à vrai ou à faux pour ce parcours de valeurs lui-
même, parcours de valeurs qui n’est cependant pas encore
complètement défini…
3. LE RÉALISME PLATONICIEN
Revenons cependant au projet général de l’idéographie. Contre
Boole, avons-nous dit, Frege entend développer son système à partir de
la « nature propre de la logique ». Or, cela n’implique pas seulement
que la syntaxe logique corresponde aux structures fondamentales de la
rationalité par delà leur expression grammaticale contingente, mais
aussi que les axiomes du système logique s’imposent comme énonçant
des vérités rationnelles incontestables, et que les règles de déduction
33
s’imposent comme traduisant des principes rationnels fondamentaux
(comme le Modus Ponens), de manière telle que la vérité nécessaire des
prémisses se communique aux conclusions. C’est en quelque sorte
« sous la dictée du Logos » que Frege prétend écrire l’Idéographie ; si la
notation est bien sûr en partie arbitraire, les principes énoncés
constituent pour Frege le seul et unique système formel possible pour la
logique.
Se dessine alors chez Frege un incontestable absolutisme logique,
qui, nous allons le voir, affirme, à la manière de Platon, l’existence
autonome d’un monde du Logos qui a ses propres entités et ses propres
lois. Ce « platonisme » est cependant moins, chez Frege, une position
métaphysique de principe que le revers d’une position logique
radicalement antipsychologiste. Dans presque chacun de ses textes et
plus longuement encore dans la préface des Lois fondamentales de
l’arithmétique, Frege se livre en effet à une attaque en règle contre
34
« l’invasion pernicieuse de la psychologie dans la logique » . La
condamnation frégéenne du psychologisme est sans ambiguïté : « La
logique n’est, pas plus que la géométrie ou la physique, l’endroit
approprié pour mener des investigations psychologiques. Expliquer le
cours de l’activité de pensée et de jugement, c’est certainement un
35
objectif réalisable, mais pas un objectif logique » . La logique repose
sur les lois nécessaires de la rationalité et n’est en aucun cas science
des « lois de la pensée » entendues comme lois de la nature
conformément auxquelles la pensée effective procède et au moyen
desquelles on pourrait expliquer le processus de pensée singulier d’une
personne déterminée « un peu comme on s’explique le mouvement
36
d’une planète par la loi de la gravitation » . Ainsi, le principe logique
d’identité « Tout objet est identique à lui-même » est un principe de la
raison ; ce n’est pas une simple loi psychologique qui constate qu’« Il
est impossible aux hommes de 1893 de reconnaître un objet comme
37
différent de lui-même » .
Que les lois normatives de la logique ne puissent s’identifier aux lois
descriptives et explicatives de la psychologie, c’est, dit Frege, ce que
montre le fait qu’il est effectivement possible de violer par la pensée les
lois logiques : « Les lois de l’inférence effective ne sont pas toutes des
lois de l’inférence valide, sans quoi les inférences fautives seraient
38
impossibles » . Les lois logiques entendent précisément faire le tri,
parmi les processus de pensée réels qu’étudie la psychologie, entre
ceux qui sont légitimes et ceux qui ne le sont pas. Purement descriptive
et explicative, la psychologie ne peut opérer elle-même ce tri, mais doit
rendre compte indifféremment de tous les processus de pensée réels :
l’opinion fausse et l’opinion vraie, souligne Frege, « adviennent l’une
39
comme l’autre selon des lois psychologiques » . Les processus
psychologiques réels « peuvent conduire aussi bien à l’erreur qu’à la
vérité » ; ils « n’ont absolument pas de relation interne à la vérité » et
« se comportent indifféremment à l’égard de l’opposition du vrai et du
40
faux » . À l’inverse, les lois logiques impliquent des « prescriptions
41
pour l’opinion, la pensée, le jugement, le raisonnement » .
L’antipsychologisme de Frege ne se réduit cependant pas à cette
affirmation de la normativité de la logique, qu’avait déjà énoncée Kant.
À cette objection kantienne au psychologisme, s’ajoute en effet une
argumentation nettement plus bolzanienne. Sans s’y référer
explicitement, Frege réitère en effet la distinction fondamentale entre
« sens objectif » et « représentation subjective » formulée par Bernard
Bolzano cinquante ans plus tôt. En confondant les idées comme états
d’esprit et leurs contenus objectifs, et en tâchant de rendre compte de
ces contenus par leur genèse psychologique, le psychologisme
42
moderne a engendré un relativisme sceptique : les significations que
comportent les connaissances humaines apparaissent désormais
comme de simples produits d’actes psychiques de sujets humains
connaissants. L’idée de blancheur, par exemple est supposée issue d’un
acte d’abstraction à partir de l’impression de tel ou tel objet blanc ;
l’idée de licorne est dite résulter de l’association de l’idée d’un corps de
cheval avec celui d’un buste d’homme etc. Pour Frege, par contre, les
significations sont objectives, partageables et préexistantes à leur saisie
par tel ou tel sujet concret. Ainsi, le contenu de l’égalité 2 + 3 = 5
« n’est ni le résultat d’un processus interne, ni le produit d’une activité
mentale de l’homme, mais quelque chose d’objectif, autrement dit
quelque chose qui, pour tous les êtres rationnels, pour tous ceux qui
peuvent le saisir, est exactement le même, tout comme, par exemple, le
43
soleil est quelque chose d’objectif » . Il y a, dit Frege, une sorte de
44
« patrimoine commun » de pensées (Gedanken) auxquelles tous les
sujets peuvent avoir accès à un moment ou un autre. La pensée, au
sens de contenu propositionnel, « se tient en face de tous ceux qui la
45
conçoivent, toujours de la même manière et identique à elle-même » .
C’est dès lors une sorte de platonisme de la signification qui se
dessine, Frege évoquant même explicitement l’existence d’un
46
« troisième domaine » , le domaine des significations, irréductible
tant au domaine des objets sensibles qu’au domaine des
représentations subjectives. Comme les corps physiques et
contrairement aux représentations, les pensées sont objectives, mais,
contrairement aux corps, les pensées n’existent nulle part, et en cela
elles sont plus proches des représentations subjectives :
« À l’inverse des représentations, les pensées n’appartiennent pas à l’esprit
individuel (elles ne sont pas subjectives), mais elles sont au contraire
indépendantes de l’activité de pensée, et se tiennent de la même manière
(objectivement) en face de chacun ; elles ne sont pas produites par l’activité
de pensée, mais seulement saisies par elle. En ce sens, elles sont semblables
aux corps physiques. Elles s’en distinguent en ce qu’elles sont non spatiales
et, pour l’essentiel, intemporelles, on pourrait peut-être dire aussi non
effectives, au moins pour autant que leur être propre n’est susceptible d’être
affecté par aucune altération. Par cette absence de spatialité, elles
47
ressemblent aux représentations » .
Parce qu’ils sont incapables de reconnaître la possibilité d’un
domaine qui soit objectif, bien que non réel ou « non effectif »
(nichtwirklich), les logiciens psychologistes « tiennent sans plus le non
48
effectif pour subjectif » ; ils prennent les concepts pour des
représentations et « les affectent ainsi à la psychologie ». Or, pour
Frege, ni le sujet ni le prédicat d’un jugement logique ne sont des
représentations au sens psychologique. Ce sont des contenus objectifs,
bien que non effectifs, qui existent avant qu’un esprit les saisisse et
indépendamment de cette activité. Ne pas reconnaître cette
« autonomie » des contenus de la pensée entraîne les logiciens
psychologistes à des théories extrêmement confuses qui portent sur les
mécanismes de la représentation plutôt que sur des distinctions
proprement logiques comme celles que Frege, quant à lui, opère entre
argument et fonction ou entre fonction de premier et de deuxième
niveau : « Et c’est ainsi que se font nos gros livres de logique,
boursouflés d’une graisse psychologique mauvaise pour la santé, et qui
49
cache toutes les formes plus délicates » .
Dans cette perspective antipsychologiste bolzanienne, la logique
n’entend pas énoncer les lois causales de la représentation ou de la
pensée en tant qu’actes psychiques, mais bien les lois de dépendance et
de contradiction qui existent entre les contenus objectifs eux-mêmes.
Et ces lois sont des « lois de l’être », des lois descriptives, bien qu’elles
ne soient pas des lois naturelles puisqu’elles ne dépendent de rien de
réel, contrairement aux lois physiques et psychologiques. C’est alors en
définitive cet absolutisme logique bolzanien, et non plus l’argument
kantien de la normativité, qui constitue le motif principal de
l’antipsychologisme frégéen : pour Frege, les « lois » logiques ne sont
en fait pas exclusivement normatives comme les « lois » morales ou
politiques ; ce sont d’abord et avant tout des lois théoriques, les lois du
50
monde de la raison, « les lois les plus générales de l’être-vrai » :
« J’entends par lois de la logique, écrit Frege dans la préface aux Lois
fondamentales, non pas les lois psychologiques de ce qui est tenu pour
51
vrai, mais les lois de ce qui est vrai » . Et c’est de la logique en ce sens
absolu que découle, dans un second temps, la normativité logique : on
peut bien, écrit Frege dans la même préface, imaginer des êtres « qui
pourraient effectuer des jugements contredisant nos lois de la
logique », mais précisément la logique nous impose de considérer que
de tels êtres n’ont pas raison, qu’ils n’ont pas « le droit » de penser
comme ils le font, qu’ils ne sont pas dans le vrai.
4. LE LOGICISME
Dans la mesure où il y a une seule rationalité, l’entreprise frégéenne
impose en outre de s’interroger sur la possibilité de réduire tout ou
partie des mathématiques à la logique ; c’est là le programme du
logicisme. Dès l’avant-propos de l’Idéographie (1879), Frege formule en
effet le projet de fonder intégralement l’arithmétique sur la logique. Et,
dans la dernière partie de cet ouvrage, il pose déjà les premiers
« jalons » de cette entreprise en proposant « quelques éléments d’une
théorie générale des suites » qui permettent notamment une
construction logique de la notion de « propriété héréditaire » sur
laquelle repose l’induction de Bernouilli. Précisé dans les Fondements
de l’arithmétique (1884) puis réalisé par des démonstrations formelles
rigoureuses dans les Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), le
programme logiciste suppose la redéfinition des notions arithmétiques
fondamentales – nombre, égalité, suite, etc. – en notions logiques et la
traduction des axiomes et règles d’inférence mathématiques en
axiomes et règles d’inférence logiques. De cette manière, il semble
possible de réduire entièrement la rationalité arithmétique à la
rationalité logique et d’imposer à cette discipline mathématique la
même rigueur déductive qu’à la logique :
« L’idéal d’une méthode rigoureusement scientifique en mathématiques,
que je me suis efforcé de réaliser ici, et que l’on pourrait bien appeler
euclidien, je souhaiterais le décrire ainsi. On ne peut certainement pas
exiger que tout soit démontré, parce que c’est impossible ; mais on peut
demander que toutes les propositions qu’on utilise sans les démontrer
soient énoncées expressément comme telles, afin qu’on reconnaisse
distinctement sur quoi la construction complète repose. On doit ainsi
s’efforcer de réduire le plus possible le nombre de ces lois primitives, en
démontrant tout ce qui est démontrable. De plus, et en cela je vais plus loin
qu’Euclide, je demande que tous les modes d’inférence utilisés soient
énumérés auparavant. [...] Ce n’est que quand ces transitions sont
décomposées en étapes logiques simples qu’on peut se convaincre que rien
52
d’autre que la logique ne sert de base » .
5. LA TROISIÈME IDÉOGRAPHIE
À propos de l’Idéographie, nous avions traité des distinctions
malheureuses – parce que superficielles et seulement linguistiques –
faites par la tradition entre jugements affirmatifs et jugements
négatifs, ainsi qu’entre jugements universels, particuliers et singuliers.
Le texte de 1879 contenait également une critique sévère de la
distinction classique des jugements catégoriques, hypothétiques et
disjonctifs. Tout d’abord, en effet, le conditionnel et la disjonction
relèvent, comme la négation, du contenu propositionnel – de la simple
« pensée » – et non du type d’assertion ou de jugement, de sorte que les
énoncés catégoriques, hypothétiques et disjonctifs ne constituent en
aucun cas des types de jugements différents. Un énoncé hypothétique,
par exemple, est le contenu propositionnel complexe d’un jugement et
non un complexe de jugements. Lorsque j’affirme « Si par un point de
l’espace on peut mener plusieurs parallèles à une droite donnée
(axiome de Lobachevsky), alors la somme des angles d’un triangle est
inférieure à 180° (un des théorèmes de Lobachevsky) », je juge vrai le
tout de la proposition hypothétique et ne me prononce pas séparément
sur son antécédent et son conséquent.
Par ailleurs, les propositions hypothétiques et disjonctives – il s’agit
ici de la disjonction exclusive de la dialectique – sont des compositions
de pensées catégoriques. Comme la négation, le conditionnel (de la
proposition hypothétique) et la disjonction exclusive sont des
opérations qui permettent de construire des propositions complexes à
partir de propositions simples. Et, à cet égard, les propositions
hypothétiques ou disjonctives ne sont en rien particulières par rapport
à d’autres compositions de pensées comme celles qui résultent de la
conjonction, de la disjonction non-exclusive ou du biconditionnel.
Frege montre d’ailleurs dans le paragraphe 7 de l’Idéographie qu’on
peut retrouver toutes ces compositions de pensées à partir de
l’implication et de la négation, c’est-à-dire qu’avec deux opérations on
69
peut construire toutes les autres .
Pour le Frege de l’Idéographie, tous ces connecteurs logiques
participent au contenu de la pensée composée. Ainsi, le signe A a-
t-il le sens de la négation. De même, le signe a-t-il le sens de la
conditionnalité du conséquent A vis-à-vis de l’antécédent B. A « dépend
de » B. C’est d’ailleurs ce sens que Frege décelait dans les jugements
universels ; « Tous les hommes sont bipèdes » exprime la généralité
d’une conditionnalité. Cependant, en définissant rigoureusement ce
conditionnel comme « B ne peut être vrai et A faux », l’Idéographie
n’exprimait qu’un sens appauvri de la conditionnalité du langage
quotidien et même du langage scientifique, qui exige généralement que
soient précisés les rapports de sens entre A et B qui justifient cette
conditionnalité. n’est donc pas toute la conditionnalité, mais
seulement ce que Russell allait appeler « implication matérielle » ; son
sens se réduit à une certaine fonction de vérité de la proposition
complexe vis-à-vis de la vérité des propositions simples qui la
composent, raison pour laquelle est vrai :
Or, un pas de plus vers le vérifonctionnalisme est franchi lorsque
Frege affirme dans ses textes sur l’identité (seconde idéographie) que
les pensées de même valeur de vérité sont substituables quel que soit
leur sens. Les connecteurs de la logique des propositions deviennent
alors de pures opérations extensionnelles sur les valeurs de vérité, c’est-à-
dire qu’ils servent à construire de nouvelles valeurs de vérité à partir
70
d’autres valeurs de vérité . Ainsi, la négation est l’opération
d’inversion de valeur de vérité ; quant au conditionnel, il produit le
vrai dans tous les cas, sauf quand son antécédent est le vrai et son
71
conséquent le faux .
Dans les Recherches logiques (postérieures aux entretiens avec
Wittgenstein), ces opérations seront d’ailleurs exclusivement définies
par leurs conditions extensionnelles de vérité – « tables de vérité » – et
elles impliqueront chacune des règles d’inférence propre – sortes de
règles de déduction naturelle à la Gentzen –, là où, on s’en souvient,
l’Idéographie n’avait retenu que l’inférence unique du Modus Ponens. En
définitive, ces opérations que sont les compositions de pensée sont
donc interprétées comme de pures fonctions de vérité, c’est-à-dire des
fonctions qui renvoient de valeurs de vérité-arguments à des valeurs de
vérité-valeurs. Ainsi, la négation, dit Frege dans la deuxième Recherche
logique, est insaturée ; mais, une fois saturée par une valeur de vérité,
elle donne lieu à une valeur de vérité. Les connecteurs binaires comme
le conditionnel, dit la troisième Recherche, sont quant à eux
doublement insaturés : ils donnent une valeur de vérité lorsqu’ils sont
saturés de part et d’autre par des valeurs de vérité.
Or, ceci nous ramène aux rapports du contenu propositionnel et de
l’assertion de sa vérité. En effet, lorsque, dans « Fonction et concept »
puis dans les Lois fondamentales, A et sont définis comme
des fonctions de vérité, une troisième fonction de vérité fondamentale
leur est adjointe, à savoir A, fonction dont la valeur (de vérité) est
vrai quand A a pour signification (Bedeutung) le vrai. Donc, dès la
seconde idéographie, le trait horizontal ( ) ne renvoie plus tant au
contenu propositionnel en tant que sens, mais plutôt désormais en tant
72
que valeur de vérité .
Quant au trait vertical (I), Frege le conserve dans sa seconde
idéographie pour exprimer l’assertion du contenu, c’est-à-dire
l’affirmation de sa vérité. De l’assertion, cependant, se distingue
désormais le jugement proprement dit, qui est le passage du sens à la
signification, c’est-à-dire à la valeur de vérité de l’énoncé
propositionnel. Le jugement, dit Frege, intervient avec l’intérêt de
connaissance, lorsque la préoccupation pour le sens fait place à la
préoccupation pour la valeur de vérité. Dans la deuxième idéographie,
on a donc le trio : pensée-jugement-assertion, le trait vertical
exprimant l’assertion et le trait horizontal exprimant le contenu, c’est-
à-dire le sens et sa valeur de vérité, le jugement étant justement le
passage de l’un à l’autre.
Dans ses réflexions pour une troisième idéographie, Frege en vient à
73
abandonner le trait vertical . En effet, constate-t-il, l’assertion – le
jugement au sens de l’Idéographie, c’est-à-dire la reconnaissance de
74
vérité, le « tenir pour vrai » – ne relève pas proprement de la logique,
75
mais davantage de la psychologie ; elle n’a donc rien à faire dans le
symbolisme. Bien plus, si la logique exprime dans son langage
symbolique les rapports de vérité entre propositions, il ne lui
appartient pas de dire que telle ou telle proposition est vraie. Le fait
qu’une proposition est vraie ne change rien à son sens et ne peut donc
faire partie du contenu représenté. C’est pourquoi l’attribut « vrai » n’a
pas de sens et n’est donc pas un prédicat pour les propositions, même
pas un prédicat de second degré. Dans le paragraphe 3 de l’Idéographie,
Frege affirmait par contre explicitement que « est vrai » ou « est un
fait » (I) est une sorte de prédicat pour les énoncés propositionnels.
Ceci nous amène en définitive à la notion de « fait ». Dans les
Recherches logiques, Frege utilise timidement mais explicitement la
76
notion de « fait » et la définit comme une pensée vraie . C’est donc
désormais le fait et non plus la valeur de vérité qu’un énoncé
propositionnel a pour signification. Frege semble donc se convertir sur
le tard à une ontologie des faits du type de celle que défend son
disciple Wittgenstein. Notons à cet égard que Frege conteste cependant
qu’il y ait des faits positifs et des faits négatifs. Dans la seconde
Recherche logique, Frege affirme en effet qu’un seul et même fait peut
être exprimé dans un énoncé affirmatif ou dans un énoncé négatif,
comme « Jean est célibataire » et « Jean n’est pas marié ». Il en
concluait qu’il n’y a pas de pensées, donc pas de faits, qui soient par
nature positives ou négatives, mais que deux pensées peuvent
77
seulement être la négation l’une de l’autre .
RÉSUMÉ
Comme Leibniz en avait déjà formulé le projet, Gottlob Frege
entend doter la pensée scientifique d’une idéo-graphie, c’est-à-
dire d’un langage rationnel qui pourrait tout à la fois mettre en
évidence, par son lexique, les concepts de la science et leurs
traits définitoires (une lingua caracteristica) et refléter, dans
ses articulations syntaxiques, les articulations logiques des
énoncés sur lesquels opèrent les raisonnements scientifiques (un
calculus ratiocinator). La mise au point d’un tel langage
suppose cependant une réforme de la logique héritée de la
tradition et notamment une analyse dépassant la structure
sujet-prédicat, qui est seulement linguistique et non
proprement logique.
La formalisation des jugements universels et particuliers
d’Aristote mène rapidement Frege à la structure qui sera au
fondement de sa seconde idéographie, à savoir celle de la
saturation des concepts – envisagés comme fonctions – par des
objets individuels, qui constituent les arguments de ces
fonctions et renvoient, à travers elles, à des valeurs de vérité (le
vrai et le faux). Chaque concept devient alors un principe
classificatoire qui sépare les objets du monde entre ceux qui
satisfont ce concept et ceux qui ne le satisfont pas. Une fois le
parcours de valeurs d’un concept ainsi déterminé, on peut alors
se poser des questions telles que celles de l’existence ou du
nombre d’objets qui satisfont ce concept ; l’existence et le
nombre sont donc toujours des propriétés de second degré,
puisqu’elles ne s’attribuent pas directement à des objets, mais
bien à des ensembles d’objets regroupés par une propriété
commune, c’est-à-dire à des extensions de concepts.
D’emblée, la distinction entre objets individuels et principes
classificatoires a une portée nominaliste. Frege, cependant,
défend lui-même un certain réalisme platonicien, c’est-à-dire
qu’il considère que concepts et propositions ont eux-mêmes, en
tant que significations partageables par tous, une certaine
objectivité, quoique bien sûr différente de celle des réalités
sensibles. Par antipsychologisme, Frege se refuse d’identifier les
significations des termes conceptuels ou énoncés
propositionnels à des représentations ou idées qui seraient dans
la tête des sujets qui les pensent. Et c’est pourquoi, comme
Platon, il fait l’hypothèse d’une sorte de monde des entités
idéales, où trouvent également leur place les valeurs de vérité,
les parcours de valeurs ou encore les nombres.
Un apport majeur du travail de Frege consiste d’ailleurs dans
une définition des nombres comme ensembles d’extensions de
concepts qui peuvent être mises en corrélation biunivoque les
unes avec les autres. Plus généralement, la caractérisation en
termes purement logiques des notions arithmétiques
fondamentales – telles que la relation de « succession » – lui
permet de ramener les principes de l’arithmétique à des lois
logiques, dont les théorèmes arithmétiques peuvent en outre
être tirés par des règles d’inférence qui sont elles aussi
intégralement logiques. Tel est l’objectif affirmé du logicisme
frégéen que de réduire l’arithmétique à la logique et d’y
remplacer ainsi l’intuition mathématique et ses jugements
synthétiques a priori par la déduction logique et ses jugements
purement analytiques.
Prolongeant sans cesse son interrogation sur la réalisabilité de
cette ambition logiciste, mais aussi sur l’analyse logique qui doit
la rendre possible et qui doit plus généralement permettre
l’expression rigoureuse de la pensée scientifique, Frege
proposera encore une troisième version de son idéographie,
dont les aménagements – tels que l’interprétation purement
vérifonctionnelle des connecteurs logiques ou l’abandon du trait
de jugement – vont dans le sens des évolutions que certains de
ses héritiers impriment également à sa pensée.
Bertrand Russell
1. LA GRAMMAIRE PHILOSOPHIQUE
Longtemps resté inaperçu, le projet logiciste de Frege va être
redécouvert – ou plutôt réinventé – au tournant du siècle par Bertrand
Russell. Rompant avec les positions idéalistes de ses tout premiers
écrits, ce dernier est en effet amené, par une réflexion propre quoique
inspirée des travaux de logiciens et mathématiciens de l’école italienne,
à proposer une réforme de la logique très similaire à celle que Frege
défendait de son côté depuis plus de vingt ans. C’est chez Giuseppe
Peano, qu’il avait rencontré au Congrès international de
mathématiques de 1900, que Russell dit avoir découvert les idées
directrices de ses premières analyses logico-grammaticales, et en
particulier la différence de structure logique entre l’énoncé singulier
« Socrate est mortel » et l’énoncé universel « Tous les hommes sont
mortels », mais aussi la distinction entre une classe qui ne comporte
qu’un seul membre – comme la classe des satellites naturels de la
Terre – et l’individu lui-même – la Lune. Ces idées, qui remettent en
question tant les fondements de la logique traditionnelle d’origine
aristotélicienne que les développements plus récents d’un calcul des
classes purement extensionnel au sein de l’école de Boole, étaient, nous
l’avons vu, au centre même de la réflexion frégéenne. Faute,
cependant, de familiarité avec l’œuvre du logicien de Iena, Russell doit
redécouvrir seul les grandes structures de la rationalité que –
moyennant quelques variantes sur lesquelles nous reviendrons – Frege
avait déjà mises en évidence.
En apparence, cependant, le point de départ des Principes des
mathématiques de 1903 est sensiblement différent de celui de Frege.
Loin de se défier d’emblée des structures linguistiques, Russell voit en
elles un guide relativement sûr pour l’analyse logique :
« À mon sens, l’étude de la grammaire est susceptible de jeter bien plus de
lumière sur les problèmes philosophiques que ne le supposent
communément les philosophes. Quoiqu’on ne puisse admettre a priori qu’à
une distinction grammaticale correspond une authentique différence
philosophique, la première est un début de preuve de l’existence de la
seconde et peut le plus souvent être utilisée avec succès comme source de
découverte […] La grammaire me semble au total bien plus nous
rapprocher d’une logique correcte que ne le pensent généralement les
philosophes ; et dans ce qui suit, sans être notre maître, elle sera notre
78
guide » .
C’est dès lors de la distinction des substantifs, des adjectifs et des
verbes que part Russell. Cependant, comme il le remarque d’emblée, de
nombreux substantifs sont en fait des adjectifs et des verbes
substantivés, comme c’est le cas pour « humanité », qui est dérivé de
« humain », ou pour « suite », qui est dérivé de « suivre ». Or, dans la
mesure où il dénote le même concept que « humain », le substantif
« humanité » doit plutôt être assimilé aux adjectifs – ou prédicats – et
être soigneusement distingué d’expressions désignant effectivement
des substances comme le font les noms propres, qui sont au fond les
plus authentiques « substantifs ».
On le voit, prétendument guidée par la grammaire, l’analyse de
Russell fait d’emblée place à des considérations logiques qui imposent
un sérieux remaniement des catégories linguistiques. Loin d’être
simplement tirée des grammaires empiriques, la « grammaire
philosophique » de Russell est en fait bel et bien une syntaxe logique
similaire à celle qui présidait à l’analyse frégéenne. Dans un appendice
ajouté in extremis aux Principes des mathématiques, Russell rend
d’ailleurs hommage aux analyses très profondes de Frege en la matière,
79
analyses qu’il regrette d’avoir découvertes un peu tard . Sur ce plan
de l’analyse logique, il souligne la supériorité de Frege sur Peano, dont
80
il préfère toutefois la notation plus « commode » .
Comme chez Frege, le but explicite de Russell est la (re)formulation
rigoureusement exacte et précise des propositions et des raisonnements
de la science. L’expression des idées dans un langage symbolique qui
répond aux règles de la grammaire philosophique – grammaire de la
raison – permet en effet à toute proposition « d’être représentée
visuellement comme un tout, ou tout au plus en deux ou trois parties,
qui épousent ses divisions naturelles et sont elles aussi symboliquement
81
représentées » . À cet égard, les langues quotidiennes et leurs
grammaires réelles sont tout à fait déficientes : « Le langage ordinaire
ne peut fournir d’aide de cette sorte. Sa structure grammaticale ne
fournit pas de représentations toujours distinctes des relations entre les
idées en question. “Une baleine est grosse” et “Un est un nombre” ont
ainsi la même apparence ; de sorte que l’œil n’est d’aucune aide pour
82
l’imagination » . En procurant une image précise et exacte des
relations entre les idées, le symbolisme logique a l’avantage de
permettre de poursuivre le raisonnement de manière rigoureuse là où
l’intuition laissée à elle-même est débordée par la complexité du sujet.
Dès les Principes de mathématiques de 1903, Russell met en évidence
la nature fonctionnelle des concepts, c’est-à-dire le fait qu’ils font place
en leur sein à une ou plusieurs variables – x est mortel, x est plus grand
que y – et que, selon les arguments qui se substituent à ces variables,
ils donnent lieu à des propositions vraies ou fausses, c’est-à-dire que,
pour chaque argument, ils renvoient à une des deux valeurs de vérité
possibles. Une fonction propositionnelle telle que « x est mortel », dit
Russell, n’est pas en elle-même une proposition, mais « une sorte de
83
représentation schématique » permettant, moyennant la spécification
de la variable, de construire d’authentiques propositions susceptibles
de valeur de vérité : « φx est une fonction propositionnelle si, pour
chaque valeur de x, φx est une proposition déterminée quand x est
donné […] Une fonction propositionnelle sera en général vraie pour
84
certaines valeurs de la variable et fausse pour d’autres » .
Les propositions les plus simples, dit Russell, sont celles où un et un
seul concept – « prédicat » – est attribué à un et un seul terme lui-
même non prédicatif, c’est-à-dire non conceptuel. Ainsi en va-t-il par
exemple de « Socrate est humain ». Toutefois, dans la mesure où la
prédication « x est humain » doit être analysée comme une fonction
propositionnelle, on comprend qu’à chaque prédicat – ici « humain » –
correspond en fait un « concept de classe » – ici « homme » – qui, en
quelque sorte, opère un « tri » entre l’ensemble des termes auxquels ce
prédicat est attribué dans des propositions vraies et l’ensemble de ceux
auxquels il est attribué dans des propositions fausses. La parenté avec
l’analyse frégéenne est patente. Russell lui-même le reconnaît
volontiers dans l’appendice A de ses Principes des mathématiques : « le
mot Begriff est utilisé par Frege pour signifier à peu près la même chose
85
que fonction propositionnelle » . Frege, dit Russell, a développé une
analyse très claire de ce qu’est une fonction et l’a très clairement
appliquée à la prédication conceptuelle, en ménageant même une place
pour les fonctions propositionnelles à plusieurs variables, c’est-à-dire
pour les relations. Frege a en outre très justement distingué entre les
fonctions de premier ordre et les fonctions de second ordre, qui ont le
concept lui-même pour élément variable.
Sa conception – très frégéenne – des concepts amène par ailleurs
Russell à une interprétation des énoncés universels et des énoncés
existentiels très semblable à celle de Frege. Un énoncé universel
consiste en une implication formelle, c’est-à-dire en une classe infinie
d’implications matérielles. Là où l’implication matérielle « relie deux
propositions quelconques pourvu que la première soit fausse ou la
seconde vraie », l’implication formelle est « l’assertion, pour chaque
valeur de la variable ou des variables, d’une fonction propositionnelle
qui, pour chaque valeur de la variable ou des variables, affirme une
86
implication » . Dire que « Tous les hommes sont mortels », c’est dire
de n’importe quel individu x que « si x est un homme, alors x est
mortel ». Ainsi reformulée, la proposition universelle énonce un
rapport d’inclusion entre la classe des hommes et la classe des mortels
et, comme l’avait déjà souligné Peano, elle se distingue nettement de la
proposition singulière « Socrate est mortel » qui énonce l’appartenance
d’un individu à une classe.
Notons que chez Russell comme chez Frege, cette théorie de
l’implication formelle est directement liée à une conception
universaliste des champs de variation des variables des fonctions
propositionnelles. En effet, selon Russell, lorsqu’on dit que « Tous les
hommes sont mortels », on ne dit pas quelque chose qui ne vaudrait
que pour certains objets particuliers, à savoir les hommes. On dit
quelque chose qui vaut absolument pour tous les objets du monde,
toutes les valeurs possibles que peut en théorie prendre la variable x ;
et ce qu’on dit, c’est que « si cet objet est un homme, alors, il est
mortel », ce qui est vrai de n’importe quel objet. Contrairement à ce que
pense Peano, le premier concept – « homme » – ne restreint pas le
domaine de variation des valeurs possibles du second concept –
« mortel ». Il en va exactement de même dans l’énoncé « Tous les
nombres satisfont la loi du carré de la somme », qui veut dire « Si x et y
2 2 2
sont des nombres, alors (x + y) = x + 2xy + y » et qui, loin de ne
valoir que pour les nombres, vaut pour n’importe quelles valeurs de x
et y – en ce compris « Socrate et Platon », dit Russell.
Quant aux propositions existentielles – comme « il y a des
mammifères marins » –, Russell souligne, une fois encore comme
Frege, qu’elles ne consistent pas en l’attribution d’une propriété
particulière à certains individus particuliers, ceux qu’isolerait le
concept « mammifère marin » ; il s’agit bien plutôt d’affirmer d’un
certain concept envisagé comme fonction propositionnelle – « x est un
mammifère marin » – qu’il est rendu vrai par certaines valeurs de x.
L’existence est donc une propriété des concepts – ou des classes que ces
concepts définissent – et non des individus. « Nous pouvons dire :
“l’auteur de Waverley existe” et nous pouvons dire : “Scott est l’auteur
de Waverley”, mais “Scott existe” est de la mauvaise grammaire. […]
Chaque fois qu’un nom est employé comme un nom, c’est de la
87
mauvaise grammaire que de dire “cela existe” » . Et ce qui vaut pour
l’énoncé d’existence vaut exactement de la même manière pour
l’énoncé numérique : « Seules les classes ont des nombres ; de ce qui
est communément appelé un objet, il n’est pas juste de dire qu’il est
88
un » .
La notion russellienne de classe, on le voit, est, comme Russell lui-
même le reconnaît, l’équivalent de la notion frégéenne de parcours de
valeur (Werthverlauf) en son sens dérivé. Or, cela indique que, bien
qu’il parle volontiers en termes de « classe », Russell maintient le point
de vue au moins partiellement intensionaliste de Frege ; loin de se
réduire à de simples ensembles de termes, les classes sont définies
intensionnellement par des concepts, donc des fonctions
propositionnelles : « Les Begriffe précèdent leur extension, et c’est une
erreur que d’essayer, ainsi que le fait Schröder, de fonder l’extension
sur les individus ; cela conduit au calcul des régions (Gebiete), non pas
89
à la logique » . Ce point de vue, dit Russell, est d’ailleurs
indispensable pour rendre compte des classes infinies d’une part, de la
classe nulle d’autre part, qui ne peuvent ni les unes ni l’autre être
définies en extension, c’est-à-dire par l’énumération de leurs termes.
Bien plus, seul un point de vue intensionaliste permet de rendre
compte de la distinction qu’opère Peano entre une classe ne contenant
qu’un seul terme et ce terme lui-même.
Néanmoins, les mathématiques exigent que deux classes, même
définies par des concepts différents, soient identiques si elles
comprennent les mêmes termes. C’est pourquoi Russell adopte un
extensionalisme minimaliste sous la forme du principe selon lequel
« plusieurs fonctions peuvent déterminer une seule et même classe
d’objets » ou encore « une même classe d’objets peut avoir plusieurs
90
fonctions déterminantes » , ce qui correspond d’ailleurs au principe
des Lois fondamentales de l’arithmétique selon lequel « deux fonctions
propositionnelles ont le même parcours quand elles ont la même valeur
pour chaque valeur de x, c’est-à-dire quand pour chaque valeur de x
91
toutes deux sont vraies ou toutes deux sont fausses » . Pour tenir
ensemble ces exigences intensionalistes et extensionalistes, Russell
exploite la distinction entre la classe en tant que « une » et la classe en
tant que « plusieurs ». Dans l’appendice consacré à Frege, cependant,
Russell s’aperçoit que même cette distinction ne suffit pas à tenir
ensemble les deux types d’exigences. Et c’est ce qui l’amènera par la
suite, comme nous le verrons, à reformuler sa théorie des classes.
Si donc la très grande proximité à Frege dans l’analyse logique
russellienne est manifeste, il faut cependant noter que le point de
92
départ « grammatical » de Russell l’a rendu attentif, dès 1901 , à une
catégorie syntaxique à laquelle Frege n’avait porté que peu d’attention,
à savoir celle des verbes ou plutôt celle des concepts de relation dénotés
93
par ces verbes. Pour Russell, ici influencé par George Edward Moore ,
les relations sont des notions primitives, irréductibles à de simples
prédicats : non seulement, en effet, une relation est-elle toujours
attribuée à une paire (ou un triplet, un quadruplet, etc.) d’objets – la
relation « plus étendu que » ne peut être correctement attribuée à Paris
ou Bruxelles, mais seulement à la paire qu’ils constituent ensemble –
mais l’ordre des objets auxquels cette relation est attribuée est
rarement indifférent – le couple ordonné <Paris, Bruxelles> satisfait la
relation « plus étendu que », alors le couple ordonné <Bruxelles,
Paris> la rend fausse :
« On est tenté de considérer la relation comme définissable en extension au
moyen d’une classe de couples. Ceci présente l’avantage formel d’éviter la
nécessité de la proposition primitive qu’il y a dans chaque couple une
relation ne reliant aucune autre paire de termes. Mais il faut donner un
sens à ce couple, distinguer le référent du relatum : aussi le couple devient-
il essentiellement différent d’une classe de deux termes, et doit-il être lui-
94
même introduit comme une idée primitive » .
Pour le reste, cependant, les relations ont, comme les prédicats
simples, valeur de « fonctions propositionnelles », à cette différence
près qu’elles sont « poly-insaturées ».
2. RÉALISME PLATONICIEN ET RÉFÉRENTIALISME
Quoique déjà spectaculaire, l’accord entre Russell et Frege ne
s’arrête pas à l’analyse logique ; il s’étend aussi à une conception du
sens radicalement antipsychologiste – voire platonisante – et à la
prétention logiciste de fonder les mathématiques sur la seule logique
déductive.
En ce qui concerne l’antipsychologisme de Russell, il trouve, nous le
verrons dans le dernier chapitre, son inspiration chez George Edward
Moore. C’est en effet à ce dernier que Russell dit devoir la thèse de
l’indépendance des propositions par rapport à l’esprit connaissant.
Dans les Principes des mathématiques, cette thèse prend notamment la
forme de la distinction entre la simple considération d’une proposition
et son assertion effective, distinction rendue notamment nécessaire par
le cas des jugements complexes faisant intervenir plusieurs
propositions et leurs relations logiques. Ainsi, lorsque j’affirme que « si
le 23 juin 1901 était un lundi, le 27 juin 1901 était un vendredi »,
j’affirme la proposition conditionnelle totale, mais pas nécessairement
chacune des deux propositions simples qui la composent. Ces deux
proposition simples, je ne fais que les « considérer », c’est-à-dire que je
ne les envisage que pour le sens qu’elles ont et sans prendre position
quant à leur valeur de vérité.
Comme Russell le remarque dans l’appendice A des Principes, cette
distinction correspond à la distinction frégéenne entre simple pensée –
Gedanke – et jugement – Urteil –, distinction que Frege traduisait dans
son symbolisme au moyen des traits horizontaux et verticaux. S’il juge
la réflexion frégéenne à cet égard plus « subtile » que la sienne –
surtout dans sa version remaniée de l’idéographie qui distingue
Gedanke, valeur de vérité et assertion au sens de reconnaissance de la
vérité –, Russell montre cependant une réticence à intégrer la
question – au moins partiellement psychologique – de l’assertion ou de
la reconnaissance de vérité dans l’analyse logique et à lui réserver un
signe propre au sein du symbolisme. Nous avons vu que Frege lui-
même changera d’avis à cet égard dans ses derniers travaux.
Comme chez Frege, l’affirmation russellienne de l’autonomie du
contenu propositionnel simplement considéré par rapport à tout acte réel
de jugement n’est à vrai dire qu’une facette d’un objectivisme logique
plus large qui confine au réalisme platonicien. Plus explicitement
encore que Frege, Russell fait-il d’ailleurs allégeance à la doctrine
platonicienne des idées en divers endroits de ses ouvrages de jeunesse.
Ce « réalisme platonicien » ou « pythagorisme », que Russell se
95
reprochera plus tard , s’inscrit à la convergence de deux partis pris du
jeune Russell fraîchement converti par Moore à l’antipsychologisme. Le
premier consiste à reconnaître l’existence d’un « monde des
universaux » à côté de celui des données des sens ; le second à affirmer
la présence d’un référent derrière chaque expression du langage.
Bien qu’empiriste, Russell se refuse à réduire une idée générale ou
« abstraite » comme celle du rouge aux impressions singulières
provoquées en moi par le contact sensible avec des choses rouges. Par
antipsychologisme, Russell affirme l’autonomie des universaux et il
soutient même la possibilité d’une connaissance ou d’une fréquentation
directe (acquaintance) de ces « universaux » ou « abstracta », que sont
notamment les qualités sensibles comme les couleurs ou les sons, les
relations spatiales, temporelles ou de ressemblance ou encore les
96
notions logiques abstraites . Dans la préface aux Principes des
mathématiques, Russell s’était d’ailleurs assigné pour objectif non
seulement de mettre en évidence les notions logiques primitives à
partir desquelles les mathématiques pouvaient être obtenues, mais
aussi d’amener ces notions logiques primitives elles-mêmes à l’évidence
de la connaissance directe : « L’examen des indéfinissables – qui
constitue la partie principale de la logique philosophique – est un effort
pour voir – et faire voir aux autres – clairement ces entités, de façon
que l’esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance directe que l’on
97
a du rouge ou du goût de l’ananas » . En définitive donc, comme chez
Frege, la logique, par ailleurs entièrement déductive, repose
intégralement sur la vérité de certaines propositions primitives
relatives aux notions indéfinissables, vérité qui est saisie par une
connaissance directe de la raison.
Pour le jeune Russell comme pour Frege, ce réalisme logique
implique que la logique n’est pas seulement un outil déductif, mais
aussi un langage qui exprime des vérités de la raison. C’est ce qui
apparaît clairement lorsque Russell, rejoignant en fait Bolzano sur ce
point, dit que « la logique est tout aussi synthétique que toutes les
98
autres sortes de vérité » . Comme Frege, nous allons y venir, Russell
rejette l’idée kantienne de mathématiques synthétiques a priori fondées
sur des intuitions sensibles pures ; à cette conception « intuitionniste »
des mathématiques, Russell oppose le projet logiciste, c’est-à-dire la
réduction des mathématiques à la logique. Cela voudrait dire que les
mathématiques seraient, comme la logique, entièrement analytiques ; et
c’est en effet, nous l’avons vu, la conclusion que tire Frege, du moins
pour l’arithmétique. Mais, pour le jeune Russell, Kant a tout aussi bien
tort de considérer que la logique elle-même est analytique ; elle est,
selon lui, synthétique, bien que non fondée sur des intuitions sensibles
pures, mais sur des connaissances directes (acquaintance) de la raison.
On retrouve donc chez Russell la double critique que Bolzano adressait
déjà à Kant : un énoncé comme « 7 + 2 = 9 » est, contrairement à ce
que pense Kant, analytique en ce qu’il n’est qu’une instanciation
particulière d’une loi universelle « a + (b + c) = (a + b) + c » qui ne
fait intervenir que des formes logiques ; mais cette loi universelle a
elle-même un contenu et est donc, contrairement à ce que pense Kant,
synthétique.
L’autre parti pris du jeune Russell qui alimente son « réalisme
platonicien », c’est sa conception strictement référentialiste de la
signification :
« Les mots ont tous une signification au simple sens où ce sont des
symboles qui représentent autre chose qu’eux-mêmes. Mais une
proposition, à moins d’être linguistique, ne contient pas elle-même des
mots ; elle contient les entités indiquées par les mots […] C’est-à-dire que
quand un homme figure dans une proposition (par exemple “j’ai rencontré
un homme dans la rue”), la proposition ne porte pas sur le concept un
homme, mais sur quelque chose de tout à fait différent, quelque bipède réel
99
dénoté par le concept » .
Ce référentialisme prend en fait une forme assez complexe. Comme
Alexius Meinong et d’autres philosophes de l’école de Brentano, Russell
soutient que chaque utilisation d’un nom dans une phrase douée de
sens présuppose l’être (being) d’un objet – Russell dit un « terme » –
désigné par ce nom :
« L’être est ce qui appartient à tout terme concevable, à tout objet de
pensée possible – en bref, à tout ce qui peut apparaître dans une
proposition vraie ou fausse, et à toutes ces propositions elles-mêmes. […]
Les nombres, les dieux d’Homère, les relations, les chimères et les espaces
quadridimensionnels ont tous l’être, car si elles n’étaient pas des entités
d’une certaine sorte, nous ne pourrions faire des propositions les
concernant. Donc être est un attribut général de tout et mentionner
100
quelque chose, c’est montrer qu’il est » .
Comme celle de Meinong, l’ontologie de Russell est donc très riche
et comprend des objets fictifs, des objets abstraits, des objets logiques,
etc.
En particulier, les concepts prédicatifs – essentiellement exprimés
par des adjectifs, éventuellement substantivés – et les concepts de
relation – essentiellement exprimés par des verbes, éventuellement
substantivés – doivent être considérés comme des termes au même titre
que les choses sensibles, essentiellement exprimées par ces vrais
substantifs que sont les noms propres. Le référentialisme rejoint alors
la reconnaissance du « monde des universaux ». Cependant, dans la
première théorie russellienne de la signification, il se double d’une
doctrine de la dénotation qui soutient que, mis en relation avec certains
mots logiques, les mots désignant des concepts prédicatifs ou
relationnels en viennent à « dénoter » des choses ou des objets logiques
telles que des classes ou des relations. Ainsi, si l’expression « satellite
naturel de la Terre » a pour référence – et donc signification – un
concept, elle forme avec l’article défini « le », qui est un opérateur
logique, une expression dénotante « le satellite naturel de la Terre » qui
dénote l’unique chose satisfaisant ce concept, à savoir la Lune, c’est-à-
dire cette chose que le nom propre « la Lune » signifie pour sa part
directement. De même, avec l’expression logique « tous les », le mot
« homme » constitue une expression dénotante qui dénote la classe des
hommes, qu’on pourrait aussi caractériser en énumérant la liste des
choses qui satisfont le concept « homme ». Et c’est pourquoi en
définitive les propositions, bien qu’elles fassent intervenir des concepts,
ne portent généralement pas sur eux, mais sur des choses ou sur des
objets logiques :
« Un concept dénote quand, s’il figure dans une proposition, la proposition
ne porte pas sur le concept, mais sur un terme lié d’une façon particulière
au concept. Si je dis “j’ai rencontré un homme”, la proposition ne porte pas
sur un homme : ceci est un concept qui ne marche pas dans les rues, mais
vit dans les limbes obscurs des livres de logique. Ce que j’ai rencontré était
une chose, non pas un concept, un homme réel qui a un tailleur et un
compte en banque ou un pub et une femme saoule. De même, la
proposition “n’importe quel nombre fini est soit pair soit impair” est
manifestement vraie ; cependant le concept n’importe quel nombre fini
n’est ni pair ni impair. Seuls les nombres particuliers sont pairs ou
101
impairs » .
Bien que, dans l’appendice des Principes des mathématiques
consacrés à Frege, Russell rapporte cette distinction entre le concept
lui-même et ce qu’il dénote à la distinction – « à peu près équivalente
102
quoique pas tout à fait » – du Sinn et de la Bedeutung chez Frege, il
doit bien reconnaître qu’il y a entre les deux doctrines une série de
différences significatives, et en particulier le fait que Frege étend le
schéma du Sinn et de la Bedeutung aux noms propres ainsi qu’aux
propositions. Or, pour sa part, Russell dénie aux noms propres tout
« sens » en dehors de leur référence, laquelle est d’ailleurs dans ce cas
atteinte par une désignation directe et non pas une dénotation ; et, par
ailleurs, il reconnaît aux propositions un « sens », mais pas de
dénotation, ou en tout cas considère que celle-ci ne peut pas s’identifier
à leur valeur de vérité, sans quoi il faudrait admettre que toutes les
propositions vraies dénotent la même chose. Si Russell ne reviendra
jamais sur ces deux objections à la doctrine frégéenne de la
signification, il abandonnera par contre d’autres aspects de sa propre
doctrine de 1903, donnant de fait raison à Frege sur ce point. Prenant
en effet la pleine mesure de l’analyse des concepts comme fonctions
propositionnelles, il mettra de côté toute la théorie des expressions
dénotantes – qui sentait encore trop la vieille analyse en termes de
noms propres et de noms communs – au profit d’une véritable théorie
de la quantification.
3. LA RECONQUÊTE NOMINALISTE
Entamé dès 1905 dans le célèbre « De la dénotation », ce
remaniement de la théorie de la signification constituera en même
temps une formidable reconquête nominaliste des positions
ontologiques précédemment tenues par le réalisme platonicien. Parmi
les étapes de cette reconquête, il faut, selon Russell lui-même, compter
la théorie des descriptions, l’abolition des classes, la substitution de
constructions logiques complexes aux notions de « point de l’espace »,
d’« instant du temps » ou de « particule de matière », et finalement la
considération de toutes les constantes logiques « comme une partie du
103
langage, non pas comme une partie de ce dont parle le langage » .
C’est à l’article « De la dénotation » qu’on doit la théorie des
descriptions définies. Russell y reprend l’analyse d’expressions – telles
que « le satellite naturel de la Terre » – qui dénotent de manière
déterminée un et un seul objet. Frege, on l’a dit, assimile ce type
d’expressions à des noms propres, qui ont un objet unique pour
signification-référence (Bedeutung), mais qui ont également un sens
(Sinn), de telle sorte que deux noms propres de sens différents
peuvent – tel est le principe même des jugements d’identité – avoir le
même objet pour signification, comme c’est le cas de « Zorro » et « Don
Diego de la Vega », « Jean-Paul II » et « Karol Wojtyla » ou encore
« l’astre brillant du matin » et « l’astre brillant du soir ». Pour Russell,
cependant, les authentiques noms propres n’ont pas de sens, mais
seulement une référence ; par contre, des expressions comme « l’astre
brillant du matin » et « l’astre brillant du soir » ont bien un sens – et
donc ici deux sens différents –, mais cela n’est vrai que précisément
parce que ce ne sont pas des noms propres, mais des expressions
descriptives qui font intervenir des concepts. Les cas de l’authentique
nom propre et de la description définie sont donc tout à fait différents :
le premier désigne directement un individu singulier ; la seconde a,
comme toute expression conceptuelle, un sens – une intension – qui
délimite alors une extension – l’ensemble des objets qui satisfont ce
concept –, extension qui, dans ce cas, comporte un et un seul individu.
Comme les noms propres, les descriptions définies comportent bien
un présupposé d’existence (et d’unicité), mais il est d’un tout autre
ordre que celui des noms propres. Une proposition qui contiendrait un
nom propre sans référent – « Blublu est chauve » – est, comme le disait
Frege, totalement dénuée de sens ; une proposition qui contiendrait
une description définie satisfaite par aucun objet – « l’actuel roi de
France est chauve » – est simplement fausse. Dans le premier cas, c’est
l’existence d’un individu singulier qui est présupposée par l’usage
même d’un nom propre – Blublu – qui, à la manière d’un index,
prétend le désigner. Dans le second cas, il n’y a pas ce type d’index et
donc pas de réel présupposé d’existence ; il y a plutôt affirmation
implicite de ce qu’un concept – actuel roi de France – est satisfait par
un objet (et par lui seul), affirmation qui fait partie intégrante du
contenu de l’assertion totale. La proposition « Blublu est chauve »
présuppose l’existence d’un certain individu nommé Blublu et dit de lui
qu’il est chauve ; c’est pourquoi elle est absurde si cet individu n’existe
pas. La proposition « L’actuel roi de France est chauve » dit qu’il y a
bien un et un seul actuel roi de France et en outre que celui-ci est
chauve ; elle est donc fausse si une partie de ce qu’elle affirme est faux.
Cette distinction entre deux sortes de « présupposé » d’existence, on
le voit, est en fait corrélative de la distinction, déjà opérante chez
Frege, entre deux types de questions d’existence, celles qui portent sur
les individus et qui ne peuvent pas être posées au sein du langage – à
partir du moment où on utilise le nom propre George Bush, cela
suppose qu’on lui reconnaît un référent et cela n’a donc pas de sens de
se demander si ce référent existe – et celles qui portent sur les
extensions de concepts et qui sont théoriquement pertinentes – on peut
se demander s’il y a un actuel président des États-Unis, c’est-à-dire si
un individu singulier du monde satisfait aux propriétés caractéristiques
du concept « actuel président des États-Unis » : « Quand, dans le
langage ordinaire ou en philosophie, quelque chose est dit “exister”,
c’est toujours quelque chose de décrit, ce n’est pas quelque chose
d’immédiatement présenté, comme une saveur ou une tache de
couleur, mais quelque chose comme “la matière” ou “l’esprit” ou
“Homère” (signifiant “l’auteur des poèmes homériques”), qui est connu
par description comme “le tel-et-tel”, et est donc de la forme (ιx)
104
(φx) » .
Il peut sembler totalement artificiel de rejeter ainsi l’usage du terme
« existence » pour les individus et de le réserver aux extensions de
concept, et d’autant plus artificiel que la question conceptuelle
d’existence renvoie directement à la question individuelle d’existence ;
en effet, se demander s’il existe des « satellites naturels de la Terre » ou
des « actuels rois de France », c’est se demander si des individus du
monde satisfont aux propriétés caractéristiques de ce concept, donc s’il
« existe » bien dans le monde de tels individus… Russell ne méconnaît
bien sûr pas du tout ce problème. Il insiste seulement sur le fait que la
résolution de la question individuelle d’existence ne peut être qu’extra-
théorique ; c’est l’expérience qui fournit la liste des objets du monde et
c’est l’expérience qui détermine la valeur de vérité d’énoncés singuliers
comme « La Lune est satellite naturel de la Terre » ou « Jacques Chirac
est actuel roi de France ». Et ce n’est qu’une fois la valeur de vérité des
énoncés singuliers déterminée par l’expérience que commence le
questionnement théorique – conceptuel – sur l’existence ou non de
105
« satellites naturels de la Terre » ou d’« actuels rois de France » .
Or, cette distinction de deux questions d’existence remet aussi
entièrement en cause l’analyse des présupposés d’existence qui était
faite dans l’école de Brentano, notamment par Alexius Meinong. Pour
Meinong, toutes les propositions dont le sujet est un nom propre ou
une description définie présupposent l’existence d’un certain objet que
ce nom propre ou cette description définie désigne, même si cette
existence n’est pas nécessairement la subsistance effective des choses
réelles. Ainsi, « Pégase est un cheval ailé » présuppose l’existence – bien
que pas la subsistance effective – d’un certain objet imaginaire, dont on
affirme par ailleurs qu’il est un cheval ailé ; de même, « le plus grand
nombre naturel n’a pas de successeur » présuppose l’existence d’un
certain objet impossible dont on affirme par ailleurs qu’il n’a pas de
successeur. Outre le fait qu’elle implique une ontologie luxuriante et
débridée qui pose en soi question, une telle analyse, dit Russell, impose
d’admettre que certains de ces objets échappent au principe de non-
contradiction. Ainsi, il serait à la fois vrai et faux que le plus grand
106
nombre naturel a un successeur . De même, il serait sans doute à la
fois vrai et faux que l’actuel roi de France est le chef de l’État français.
En distinguant avec Frege la question du sens et celle de la
signification ou référence des descriptions définies, Russell peut se
passer de l’ontologie exubérante de Meinong : si l’énoncé « l’actuel roi
de France est chauve » n’est pas dénué de sens, ce n’est pas,
contrairement à ce que soutenaient les brentaniens, parce que son
expression-sujet – « l’actuel roi de France » – a un référent dans le
monde, mais bien parce que cette expression a un sens (conceptuel)
parfaitement déterminé. Cependant, l’extension de ce concept est vide,
c’est-à-dire qu’aucun objet du monde ne le satisfait ; ce qui, insistons-y,
ne revient pas à dire que cette expression n’a pas de référent. Seuls les
noms propres prétendent désigner directement des objets, et cela
précisément – c’est là que Russell se sépare de Frege – parce qu’ils n’ont
pas de sens. Les expressions conceptuelles, quant à elles, et notamment
les descriptions définies, ont un sens et ne désignent pas directement
des objets, mais ne se rapportent à des objets que dans la mesure où ce
sens conceptuel est ou non satisfait par certains objets du monde. En
quelque sorte, l’analyse meinongienne a eu le tort de généraliser à tout
sujet propositionnel – y compris les descriptions définies – ce qui ne
vaut que pour les noms propres et a donc postulé à chaque fois
l’existence d’un référent. Quant à l’analyse frégéenne, pour précisément
tenir compte des descriptions définies, elle a très correctement
introduit la question du sens à côté de celle de la référence, mais elle a
à tort généralisé cette distinction sens-référence à tous les sujets
propositionnels singularisants, y compris les noms propres, sans bien
s’apercevoir que la pertinence de la question du sens pour les
descriptions définies était justement ce qui distinguait ces expressions
des authentiques noms propres et les rapprochait au contraire de
n’importe quelle autre expression conceptuelle qui ne désigne pas
directement des objets, mais ne se rapporte à des objets que parce que
son sens définit une extension.
Pas plus que les expressions conceptuelles prédicatives, dit Russell,
les descriptions définies n’ont de « signification » (meaning) au sens de
« référent » ; elles expriment des concepts que les différents objets du
monde satisfont ou non. Pour le dire autrement, leur rôle de sujet dans
la proposition n’est qu’apparent, exactement comme c’était le cas dans
les jugements universels. S’il y a un sujet authentique de la proposition
« l’actuel roi de France est chauve », c’est l’objet, l’entité qui satisferait
éventuellement le concept « actuel roi de France », de même que le
sujet authentique de la proposition « tous les hommes sont mortels »,
c’est chaque entité qui satisfait le concept « homme ». À l’égard de ces
entités, les concepts « actuel roi de France » ou « homme » ont en fait
encore et toujours valeur « prédicative » – les objets du monde sont ou
non « actuel roi de France », sont ou non « homme » –, au sens de la
prédication logique que, comme Frege, Russell analyse en termes de
saturation d’une fonction propositionnelle par un objet :
« Si je dis “Scott était un homme”, c’est là un énoncé de la forme “x était un
homme” et qui a “Scott” pour sujet. Mais si je dis “L’auteur de Waverley
était un homme”, il ne s’agit pas d’un énoncé de la forme “x était un
homme” et il n’a pas “l’auteur de Waverley” pour sujet. […] Nous pouvons
remplacer “L’auteur de Waverley était un homme” par “Une et une seule
107
entité a écrit Waverley et cette entité était un homme” » .
De même que les propositions universelles avaient dû être
reformulées, les propositions ayant pour sujet des descriptions définies
doivent être reformulées, de sorte qu’elles affirment très clairement
deux choses très différentes : d’abord, qu’une et une seule entité est
l’auteur de Waverley ou est l’actuel roi de France – ce n’est donc là plus
désormais un présupposé d’existence (et d’unicité) mais une partie de
ce qui est affirmé – ensuite, que cette entité a telle ou telle
108
propriété . La proposition complexe totale ayant alors la forme d’une
conjonction, elle est fausse si au moins une des deux parties de
l’affirmation est fausse, ce qui implique qu’il suffit qu’il ne soit pas vrai
qu’une et une seule entité du monde soit actuel roi de France pour que
la proposition totale « l’actuel roi de France est chauve » soit fausse. Et
cela explique aussi que les propositions apparemment contradictoires
« l’actuel roi de France est chauve » et « l’actuel roi de France n’est pas
chauve » puissent être toutes deux fausses.
Tout d’abord, en effet, il faut noter que, dans la proposition
« l’actuel roi de France n’est pas chauve », la portée de la négation est
ambiguë, dans la mesure où on peut comprendre que c’est la première
partie de la proposition complexe totale qui est niée – il est faux
qu’« une et une seule entité du monde soit actuel roi de France » – ou
que c’est la seconde partie qui est niée – il est vrai qu’« une et une seule
entité du monde soit actuel roi de France », mais il est faux que « cette
entité soit chauve ». Dans la première interprétation de « L’actuel roi de
France n’est pas chauve », l’occurrence de « l’actuel roi de France », est,
dit Russell, secondaire, c’est-à-dire que l’existence d’un actuel roi de
France n’est pas assumée préalablement à l’affirmation négative, mais
qu’elle fait partie du contenu même de cette affirmation négative. Cette
distinction entre occurrence primaire et secondaire permet aussi de
différencier les interprétations de re et de dicto de l’énoncé « George IV
se demandait si Scott était l’auteur de Waverley ». Dans la première,
George IV assume préalablement l’existence d’une et une seule entité
satisfaisant le concept « auteur de Waverley » – l’occurrence de
« l’auteur de Waverley » est donc primaire – et se demande si cette
entité est identique à celle qu’il connaît sous le nom propre « Scott ».
Dans la seconde interprétation, l’existence d’une et une seule entité
satisfaisant le concept « auteur de Waverley » fait partie des
interrogations de George IV et n’est donc pas préalablement assumée ;
on parle alors d’occurrence secondaire.
Or, si on admet que l’occurrence de « l’actuel roi de France » est
secondaire, les propositions « l’actuel roi de France est chauve » et
« l’actuel roi de France n’est pas chauve » ne sont contradictoires qu’en
apparence, mais leur reformulation logique fait apparaître
explicitement qu’elles partagent une affirmation commune, à savoir
« une et une seule entité est actuel roi de France », qui, si elle est
fausse, rend fausses les deux propositions totales. De même, dans la
mesure où elles assument toutes deux l’existence (et l’unicité) d’un plus
grand nombre naturel, les propositions « le plus grand nombre naturel
a un successeur » et « le plus grand nombre naturel n’a pas de
successeur » sont-elles toutes deux fausses. Telle est l’élégante réponse
qu’apporte Russell à l’hypothèse meinongienne d’objets impossibles
violant le principe de non-contradiction.
Mais, on l’aura compris, l’analyse de Russell ne permet pas
seulement de remplacer les objets impossibles et les objets inactuels de
Meinong par des concepts dont l’extension est vide ; elle rend possible
une stratégie beaucoup plus large de « réduction ontologique », qui
met en évidence la nature conceptuelle de toute une série d’expressions
linguistiques, dont on aurait donc tort de penser qu’elles désignent
directement un référent dans le monde. Ainsi, l’expression « l’être le
plus parfait » est une description définie, c’est-à-dire qu’elle ne prétend
pas désigner directement un objet du monde à la manière d’un nom
propre, mais qu’elle a un sens conceptuel, éventuellement satisfait par
certains objets du monde. Utiliser l’expression « l’être le plus parfait »
comme sujet grammatical d’une proposition ne présuppose donc pas
ipso facto la reconnaissance de l’existence d’un tel être, mais implique
seulement que, conjointement à l’affirmation manifeste de la
proposition, sont également affirmées l’existence et l’unicité de l’entité
satisfaisant le concept « être le plus parfait », affirmations qui
pourraient être fausses et qui doivent donc elles-mêmes être établies
arguments à l’appui.
Bien plus, montre Russell, ouvrant ainsi la voie à un nominalisme
radical dans l’école analytique, on peut penser que de nombreux noms
propres de notre langage sont de pseudo-noms propres et qu’ils
dissimulent en fait des descriptions définies déguisées. Ainsi,
« Apollon », loin de désigner directement un référent, est une
expression qui a un « sens », « ce qu’Apollon veut dire selon les
109
dictionnaires traditionnels, à savoir “le roi-soleil” » . Si donc aucun
objet du monde ne satisfait ce concept de « roi-soleil », toutes les
propositions qui prennent « Apollon » pour sujet en occurrence
primaire peuvent être considérées comme fausses. Progressivement,
Russell s’oriente ainsi vers une position selon laquelle les seuls
authentiques noms propres seraient les déictiques « ceci » ou « ça »,
tandis que la plupart des autres sujets possibles de propositions ne
désigneraient pas directement des objets, mais consisteraient en fait en
110
concepts pouvant être satisfaits par des objets ou encore en
fonctions propositionnelles comportant des variables marquant la place
pour d’authentiques objets. Ainsi, dans le chapitre II des Principia
mathematica, il écrira :
« Les plus clairs exemples de propositions qui ne contiennent pas de
variables apparentes sont ceux qui expriment des jugements immédiats de
perception, tels que “ceci est rouge” ou “ceci est douloureux”, où “ceci” est
quelque chose d’immédiatement donné. Dans d’autres jugements, même là
où, à première vue, il n’y a pas de variable apparente, il arrive souvent qu’il
y en ait en fait une. Prenez par exemple “Socrate est humain”. Pour Socrate
lui-même, il n’y a pas de doute que Socrate représentait un objet dont il
était immédiatement conscient, et que le jugement “Socrate est humain” ne
contenait aucune variable apparente. Mais pour nous, qui ne connaissons
Socrate que par description, le mot “Socrate” ne peut vouloir dire ce qu’il
voulait dire pour lui ; il veut plutôt dire “la personne ayant telles et telles
111
propriétés”, par exemple “le philosophe athénien qui a bu la ciguë” » .
Après l’analyse des descriptions définies, une seconde étape de
l’abandon russellien de la foi platonicienne en l’existence d’un monde
autonome du Logos fut, selon Russell lui-même, « l’abolition des
classes ». Conçue comme l’ensemble des objets qui satisfont une
fonction propositionnelle, une classe, disait Russell dans l’appendice A
des Principes, peut être comprise soit comme « parcours de valeurs »
comme le fait Frege, soit comme « le tout composé des termes de la
classe », soit comme « la conjonction numérique des termes de la
classe ». Dans les deux premiers cas, la classe serait elle-même une
entité unique, mais son existence serait philosophiquement douteuse ;
dans le troisième, il ne s’agirait tout simplement pas d’une entité
unique. C’est finalement à l’idée de parcours de valeurs que se range
Russell à la fin des Principes, à la différence près que, contrairement à
Frege, il conçoit ce parcours de valeurs comme un « objet d’un type
112
logique différent » que les objets-valeurs. Russell insiste dès lors sur
la signification toute particulière de la notion d’existence lorsqu’il s’agit
de classes. Ainsi, dans le § 25 des Principes :
« Ce que nous avons appelé l’existence d’une classe est également une
notion très importante, et il ne faut pas supposer qu’elle signifie ce que
signifie l’existence en philosophie. Une classe est dite exister quand elle a
au moins un terme. En voici une définition formelle : a est une classe
existante quand et seulement quand n’importe quelle proposition est vraie
pourvu que “x est un a” l’implique toujours, quelle que soit la valeur que
113
nous donnions à x » .
114
Dans un article de 1906 intitulé « Les paradoxes de la logique » ,
cependant, Russell, guidé par le « principe de l’économie des idées
primitives », en vient à ne considérer les classes que comme des
symboles dont l’usage est défini par le système mais qui n’ont pas de
signification autonome. Certes, une classe peut être traitée comme un
nouvel « objet » – la « classe en tant que une » de 1903 –,
mais, construite en tant que parcours de valeurs d’une fonction, elle est
une « fiction logique » qui est ontologiquement éliminable. C’est
pourquoi les Principia mathematica pourront traiter les classes juste
après les descriptions définies dans le chapitre sur les symboles
incomplets :
« Les symboles des classes, comme ceux des descriptions, sont dans notre
système des symboles incomplets : leurs usages sont définis, mais eux-
mêmes sont supposés ne rien vouloir dire du tout. C’est-à-dire que les
usages de ces symboles sont définis de telle sorte que, quand le definiens est
substitué au definiendum, il ne reste aucun symbole qui puisse être supposé
représenter une classe. Aussi les classes, dans la mesure où elles sont
introduites, ne le sont que comme des commodités purement symboliques
ou linguistiques, et non comme des objets authentiques tels que le sont
115
leurs membres quand ce sont des individus » .
Et comme les mathématiques sont, nous le verrons, entièrement
fondées sur la théorie des classes, le pythagorisme devra là aussi céder
le pas face au nominalisme : « Les nombres cardinaux ayant été définis
comme des classes de classes, ils deviennent également “des
116
commodités” purement symboliques ou linguistiques » .
Notons que Russell n’entend pas désormais rejeter l’existence des
classes ; il affirme seulement que la logique est neutre face à cette
question ontologique et que, contrairement à ce que lui-même avait cru
dans un premier temps, elle n’implique pas nécessairement l’existence
des classes. Le nominalisme russellien est donc moins une position de
principe qu’une attitude méthodologique :
« Il n’est cependant pas nécessaire à notre entreprise d’affirmer
dogmatiquement qu’il n’existe rien de tel que les classes. Il nous suffit de
montrer que les symboles incomplets que nous introduisons comme des
représentants des classes permettent d’obtenir toutes les propositions pour
lesquelles les classes auraient pu paraître essentielles. Une fois ceci montré,
le simple principe de l’économie des idées primitives conduit à la non-
117
introduction des classes si ce n’est en tant que symboles incomplets » .
Rappelons cependant que si la « no class theory » affirme désormais
la réduction ontologique de la classe « en tant qu’une » à la « classe en
tant que multiple », Russell maintient une conception au moins
partiellement intensionaliste de la logique, celle que Frege avait
défendue contre les booléens :
« C’est un vieux débat que celui de savoir si la logique formelle doit
s’occuper des intensions ou des extensions. D’une façon générale, les
logiciens dont la formation est principalement philosophique se sont
prononcés en faveur des intensions, tandis que ceux dont la formation est
principalement mathématique se sont décidés en faveur des extensions.
Dans les faits, il semble que, tandis que la logique mathématique exige des
extensions, la logique philosophique refuse de fournir autre chose que des
intensions. Notre théorie des classes en prend acte et réconcilie ces deux
faits apparemment opposés en montrant qu’une extension (qui est la même
chose qu’une classe) est un symbole incomplet dont l’usage acquiert
118
toujours son sens au moyen d’une référence à l’intension » .
La définition même des classes à partir des fonctions
propositionnelles formellement équivalentes exprime parfaitement ce
mélange d’intensionalisme et d’extensionalisme.
Une troisième étape de l’abandon du platonisme, opérée sous
l’influence de Whitehead, sera la considération des objets physiques
119
comme des « pseudo-entités » réductibles à des constructions
logiques composées d’événements sensibles. Comme en
mathématiques, nous allons y venir, c’est une « méthode d’abstraction
extensive » qui permet d’opérer cette réduction : les propositions de la
physique naïve attribuant certaines propriétés à ces entités
ontologiques suspectes que sont les objets physiques, on cherche à
définir des propriétés extensionnellement équivalentes qui seraient
fonction de propriétés de ces entités ontologiquement moins suspectes
que sont les ceci et les ça directement éprouvés dans l’expérience
sensible.
« La méthode par laquelle on procède à la construction est étroitement
analogue dans ces cas et dans tous les autres similaires. Étant donné un
ensemble de propositions ayant un rapport nominal avec les entités
prétendument inférées, nous retenons les propriétés qui sont exigées des
prétendues entités pour qu’elles rendent ces propositions vraies. Avec un
petit peu d’ingéniosité logique, nous construisons quelque fonction logique
d’entités moins hypothétiques qui ont les propriétés requises. Nous
substituons cette fonction construite aux entités prétendument inférées, et
ainsi nous obtenons une interprétation nouvelle et moins sujette au doute
que l’ensemble des propositions en question. Cette méthode, si fructueuse
en philosophie des mathématiques, se révélera également applicable en
philosophie de la physique, à laquelle je n’en doute pas, elle aurait dû être
appliquée depuis déjà longtemps n’était le fait que tous ceux qui ont étudié
ce sujet auparavant ignoraient complètement la logique
120
mathématique » .
À la position réaliste qui prétend inférer l’existence d’objets
physiques à partir des phénomènes sensibles qui n’en seraient que les
manifestations ou même les conséquences, Russell oppose une attitude
bien plus nominaliste qui affirme qu’on peut construire les objets
physiques et leurs propriétés comme de simples fonctions logiques – et
donc des « abréviations » – des entités et propriétés directement
senties. En outre, l’espace et le temps objectifs peuvent eux-mêmes être
construits comme des fonctions logiques à partir des perspectives
immédiatement éprouvées. La théorie physique est ainsi intégralement
maintenue mais, faisant office de rasoir d’Occam, la méthode
réductionniste d’abstraction permet de se passer de postuler l’existence
des points de l’espace, des instants ou des particules de matière, les uns
et les autres étant entièrement constructibles à partir des données
empiriques. Cette stratégie a bien sûr l’avantage philosophique d’un
engagement ontologique bien moins important : « La suprême maxime
en philosophie scientifique : chaque fois qu’il est possible, on doit
121
substituer les constructions logiques aux entités inférées » . Dans son
Aufbau, nous le verrons, Carnap se souviendra de ce processus
« constitutif » qui construit des objets de niveau supérieur à partir de
propriétés de niveau inférieur…
Bien sûr, il reste à s’interroger sur la nature des données empiriques
elles-mêmes et de ces entités sensibles immédiatement éprouvées
qu’elles prétendent livrer. À cet égard, la réflexion russellienne sur
« l’ameublement du monde » connaîtra une évolution qui va d’un
réalisme des sense data à un monisme neutre inspiré de celui de
William James. Le principe directeur de tout ce questionnement
ontologique est cependant fondamentalement épistémologique et, en
dernière analyse, logique. En effet, la distinction logique, au sein de la
structure propositionnelle, entre l’argument et la fonction (insaturée),
et corrélativement la distinction syntaxique, dans l’idéographie, entre
le nom propre authentique et le terme conceptuel ou relationnel est
sous-jacente à la distinction russellienne de la connaissance par
fréquentation directe (acquaintance) et de la connaissance par
description ; et cette distinction épistémologique est à son tour le fil
conducteur de toute l’interrogation sur la nature des éléments ultimes
qui « meublent » le monde.
En différenciant le statut logique d’un authentique nom propre
comme « la Lune » – qui désigne directement son référent – de celui
d’une description (conceptuelle) définie comme « le satellite naturel de
la Terre » – qui ne mène à un individu qu’au travers d’un long
processus d’identification de l’extension d’un ou plusieurs concepts –, la
théorie des descriptions définies traçait en effet clairement l’opposition
de deux types de connaissance : l’une, directe, des individus particuliers
que désignent les noms propres authentiques ou les déictiques, l’autre
à propos de ces mêmes individus mais par l’intermédiaire de concepts,
c’est-à-dire en tant qu’ils satisfont ces concepts. La première
connaissance est pure fréquentation, pur contact des individus et ne
comporte encore aucune formulation propositionnelle ; elle est donc
antérieure à la question même de la vérité. La seconde, par contre, ne
peut se concevoir qu’au sein des propositions, c’est-à-dire dans le cadre
de la saturation de concepts ou de fonctions propositionnelles par des
arguments ; elle est dès lors intimement liée à la question de la vérité :
connaître la Lune comme le satellite naturel de la Terre, c’est savoir
que la proposition « La Lune est satellite naturel de la Terre » est vraie
et que la fonction propositionnelle « x est satellite naturel de la Terre »
ne donne lieu à des propositions vraies pour aucune autre instanciation
de x. Or, cette dichotomie épistémologique impose d’une part la
reconnaissance ontologique d’individus particuliers « simples », qui
peuvent être connus par fréquentation directe, et d’autre part la
reconnaissance du caractère conceptuellement construit de toutes les
autres entités ontologiques. D’où bien sûr le nominalisme évoqué ci-
dessus.
Mais qu’en est-il des individus particuliers simples eux-mêmes ? Au
début des années 1910, les individus singuliers désignés par les noms
propres authentiques – et surtout par les déictiques « ceci » ou
« cela » – et directement connus par fréquentation (acquaintance) sont
principalement, pour Russell, les données des sens (sense data), c’est-à-
dire des entités immédiatement éprouvées par le sujet connaissant et
dont on peut donc interroger le caractère objectif. La réalité des objets
physiques, quant à elle, n’est pas directement connue (acquaintance),
mais seulement inférée de ces données, puis, sous l’influence de
Whitehead, elle sera conçue comme logiquement construite à partir de
ces données. Mais, en 1919 dans « On propositions : what they are and
how they mean », Russell opte finalement pour la solution
122
jamesienne : antérieures à la distinction du sujet et de l’objet, les
données sensorielles ont un statut métaphysique neutre et c’est à partir
d’elles que se constituent d’une part les réalités mentales (cf. The
analysis of the Mind, 1921) et d’autre part les réalités physiques (cf. The
analysis of the Matter, 1927). Ce ne sont donc plus les données
sensorielles elles-mêmes mais des faisceaux de qualités sensorielles qui
peuvent constituer les référents objectifs des noms propres
authentiques.
Enfin, une quatrième étape de la renonciation au platonisme sera
franchie par Russell dans la seconde moitié des années 1910 sous
l’influence cette fois de son disciple et ami Ludwig Wittgenstein. Pour
l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, en effet, nous le verrons,
toute proposition factuelle – qui affirme qu’« il en est ainsi » – est
astreinte à des conditions de vérité ; elle est vraie si l’état de choses
qu’elle énonce existe, fausse s’il n’existe point. Des énoncés logiques
tels que « p v ~p », par contre, sont tautologiques, c’est-à-dire vrais en
toutes circonstances ; n’ayant pas de « conditions de vérité », ils ne
représentent donc aucun état de choses particulier puisqu’ils admettent
« chaque état de fait possible ». De même, puisqu’elle n’est vraie sous
aucune condition, la contradiction n’admet aucun état de fait.
Tautologie et contradiction ne sont donc pas des images de quelque
réalité que ce soit ; elles ne disent rien, mais expriment seulement la
« logique du monde ».
Si les énoncés logiques ne disent rien, les signes logiques tels que
« non », « et », « ou » ne représentent aucune entité. Rien dans la réalité
ne correspond à la négation, ce que montre « le fait que les signes “p”
et “~p” puissent dire la même chose », c’est-à-dire qu’un même état de
chose puisse être exprimé par une proposition positive comme par une
proposition négative – « Monsieur Dupont est célibataire » ou
« Monsieur Dupont n’est pas marié ». Il en va de même pour la
disjonction, dans la mesure où toute proposition disjonctive peut être
reformulée de façon à ce que le lien disjonctif ne soit plus apparent. Il
n’existe donc pas d’« objets logiques », contrairement à ce que
soutiennent Frege et Russell. La forme logique des états de choses n’est
pas à proprement parler représentée – reflétée –, mais seulement
« montrée » (zeigen, aufweisen) dans le langage.
Ces prises de position wittgensteiniennes, on le voit, vont
directement à l’encontre de l’idée « platonicienne » d’un monde du
Logos qui serait décrit dans les énoncés logiques. Et ce qui est mis en
question, c’est donc aussi la thèse chère à Frege selon laquelle, en plus
d’un système déductif, la logique serait aussi un langage et surtout une
théorie qui énoncerait des vérités de la raison. Pour Wittgenstein, les
formes logiques, qui servent à penser tout contenu, sont précisément
des formes, qui ne sont elles-mêmes le contenu d’aucune proposition.
Or, comme l’attestent notamment ses « Conférences sur la philosophie
123
de l’atomisme logique » de 1918, Russell se convertit dans une large
mesure à ce point de vue dans le courant des années 1910, renonçant
ainsi à l’idée – qu’il partageait avec Bolzano – selon laquelle la logique
serait « aussi synthétique que toutes les autres sortes de vérité ».
Dans l’Introduction de 1937 à la seconde édition des Principes des
mathématiques, Russell écrira : « Les constantes logiques doivent être
considérés comme une partie du langage, non pas comme une partie
de ce dont parle le langage. De sorte que la logique s’avère ainsi
beaucoup plus linguistique que je ne le pensais à l’époque où j’écrivais
124
les Principes » . Pour autant, Russell ne pourra jamais consentir au
relativisme, voire au conventionnalisme logique que ralliera Carnap :
« Il est clair qu’il doit exister une manière de définir la logique autrement
que par rapport à un langage particulier. […] Quelques logiciens, tel
Carnap dans sa Syntaxe logique du langage, réduisent, dans des proportions
qui me paraissent excessives, l’ensemble du problème à une question de
choix linguistique. Dans l’ouvrage mentionné, Carnap dispose de deux
langages logiques, l’un qui admet l’axiome multiplicatif et l’axiome de
l’infini, l’autre non. Je ne peux moi-même admettre qu’une telle question
doive être tranchée par un choix arbitraire. Il me semble que ces axiomes
soit possèdent, soit ne possèdent pas le caractère de vérité formelle qui
caractérise la logique, et que, dans le premier cas, ils doivent être inclus
dans toute logique, tandis que dans le second cas ils doivent en être
125
exclus » .
De même, bien qu’il en vienne à admettre que les signes logiques ne
peuvent prétendre désigner aucune entité de la raison qui leur
préexiste, Russell ne pourra cependant jamais adopter le point de vue
formaliste selon lequel le sens de ces signes est tout simplement défini
au sein du système. Cette idée, qu’avec Frege il avait critiquée dès
1903, Russell continuera à la rejeter en 1937 au nom, cependant,
d’arguments moins platonisants que pragmatistes :
« L’interprétation formaliste de la mathématique n’est aucunement
nouvelle, mais nous laisserons de côté ses formes les plus anciennes. Telle
que la présente Hilbert, par exemple dans la sphère du nombre, elle
consiste à laisser les entiers non définis, mais à affirmer à leur propos des
axiomes propres à rendre possible la déduction des propositions
arithmétiques habituelles. En d’autres termes nous n’assignons aucun sens à
nos symboles 0, 1, 2… sinon en ce qu’ils doivent avoir certaines propriétés
énumérées dans les axiomes. […] Les formalistes ont oublié que nous
avons besoin des nombres non seulement pour additionner, mais aussi pour
compter. Des propositions telles que “il y avait 12 apôtres” ou “Londres a
6 millions d’habitants” ne peuvent être interprétées dans leur système. Car
le symbole “0” peut être considéré comme représentant n’importe quel
entier fini sans pour autant rendre faux aucun des axiomes de Hilbert.
Aussi chaque nombre-symbole devient-il infiniment ambigu. Les formalistes
sont comme un horloger si soucieux de faire de belles montres qu’il en
oublie qu’elles ont pour fin de donner l’heure et omet de ce fait certains
126
rouages » .
4. LE LOGICISME
S’il retrouve et développe l’essentiel des analyses logiques de Frege et
s’il partage son antipsychologisme, Russell va aussi populariser et
prolonger le projet logiciste du philosophe de Iena. Ses Principes des
Mathématiques (1903), puis les Principia mathematica (1910) rédigés
avec Alfred North Whitehead, poursuivent un objectif foncièrement
similaire à celui des travaux frégéens : « fournir la preuve que la
totalité de la mathématique pure traite exclusivement de concepts
définissables au moyen d’un très petit nombre de concepts logiques
127
fondamentaux » . Avec Russell, l’entreprise réductionniste est même
étendue à d’autres champs que l’arithmétique, y compris à la géométrie
ou à la physique pure, que Frege jugeait quant à lui synthétiques et
128 129
irréductibles à la logique . De l’aveu même de Russell , les
Principia mathematica sont conçus comme une réfutation générale de
l’idée kantienne d’a priori synthétique.
Déjà, dit Russell, le travail – interne aux mathématiques –
d’arithmétisation de l’Analyse a porté un coup dur à la thèse
intuitionniste kantienne. En effet, en définissant tous les nombres, y
compris les irrationnels, à partir des entiers, les travaux de Weierstrass,
Dedekind ou Cantor ont défait l’argument selon lequel seule l’intuition
pouvait rendre compte du continu géométrique. Car, qu’il soit ou non
le continu intuitif, le continu de Cantor, dit Russell, suffit entièrement
130
aux mathématiques ; et l’arithmétique élémentaire à partir de
laquelle on peut le définir repose entièrement, comme l’a montré
Peano, sur un système déductif très simple ne faisant intervenir que
quelques notions fondamentales.
C’est, dès lors, de ce « point d’orgue du travail mathématique
131
moderne » que représente le Formulaire de Peano que Russell
entend partir pour son propre travail : « L’exposé du Formulaire a le
mérite inestimable de montrer que toute l’arithmétique peut être
développée à partir de trois notions fondamentales (en plus de celles
de la logique générale) et de cinq propositions fondamentales
132
concernant ces notions » . Dans la lignée de Frege, Russell se donne
pour programme de « réduire » les notions primitives de l’axiomatique
de Peano – 0, entier fini et successeur de – à des notions logiques
133
univoques et de démontrer les axiomes de Peano ainsi traduits à
partir de quelques principes logiques fondamentaux :
« Une fois la mathématique pure traditionnelle réduite à la théorie des
nombres naturels, l’étape suivante dans l’analyse logique consistait à
réduire cette théorie elle-même au plus petit ensemble possible de
prémisses et de termes non définis dont tout le reste pouvait être dérivé. Ce
travail a été accompli par Peano. [...] Il est temps à présent de considérer
les motifs qui obligent à aller au-delà du point de vue de Peano, ultime
accomplissement de l’“arithmétisation” des mathématiques, jusqu’à la
conception de Frege, qui réussit le premier à “logiciser” les mathématiques,
c’est-à-dire à réduire à la logique les notions arithmétiques dont ses
prédécesseurs avaient montré qu’elles suffisaient pour reconstruire les
134
mathématiques » .
C’est donc tout d’abord à une définition en termes purement
logiques de la notion de « nombre » (cardinal entier fini) que Russell
s’attelle dans les Principes des mathématiques. De manière similaire à
Frege, il caractérise le nombre comme cette propriété de pouvoir être
mis en corrélation biunivoque les uns avec les autres que peuvent
partager toute une série d’ensembles d’objets ; lorsqu’une telle bijection
est possible entre les membres de plusieurs ensembles, ils sont
équinumériques, c’est-à-dire qu’ils ont un certain nombre comme
propriété commune. Un nombre est donc d’abord une propriété, mais
une propriété de classes d’objets, classes elles-mêmes
intensionnellement « définies » par des propriétés ; la classe des « jours
de la semaine » est équinumérique à la classe des « nains dans le conte
Blanche-neige des frères Grimm ». On retrouve bien là l’idée frégéenne
de « propriété de second ordre ». Cependant le « principe
d’abstraction » qui met en évidence cette propriété de second ordre est
simultanément constitutif d’un objet : en tant que propriété commune à
diverses classes, le nombre définit la classe de ces classes
135
équinumériques ; et c’est là « l’objet-nombre » . Cet usage de
propriétés de second ordre pour définir des objets de niveau supérieur
est le principe même d’une « méthode d’abstraction extensive » plus
générale, que, nous l’avons dit, Russell utilisera aussi pour la
construction des objets physiques et que Carnap reprendra
systématiquement dans l’Aufbau.
Après avoir défini la notion générale de nombre en termes logiques,
il reste bien sûr à caractériser rigoureusement chaque nombre en
particulier. Et c’est ainsi qu’on se sert d’une propriété purement
logique – « n’être pas identique à soi-même » – pour définir une classe
vide permettant de construire ensuite le nombre 0 comme la classe des
classes qui peuvent être mises en corrélation biunivoque avec cette
classe vide. Le nombre 1 peut ensuite être défini comme la classe des
classes qui peuvent être mises en corrélation biunivoque avec la classe
des termes qui sont identiques à 0, classe qui est par définition un
singleton puisque l’identité entre eux de tous les termes de la classe
garantit qu’il n’y a en fait qu’un seul objet. De même, pour définir le
nombre 2, on construit logiquement la classe des termes qui sont
identiques à 0 ou à 1, et le nombre 2 est la classe des classes qui
peuvent être mises en corrélation biunivoque avec elle.
À leur tour, les opérations élémentaires de multiplication ou
d’addition peuvent être définies en termes purement logiques, ce qui
suppose, cependant, de résoudre certains problèmes spécifiques, dans
la mesure où, par exemple, le cardinal issu de l’union de deux
ensembles n’est pas nécessairement la somme des cardinaux des deux
ensembles de départ, puisqu’ils peuvent éventuellement avoir des
membres communs. Une fois l’addition définie, la notion de
« successeur immédiat » est envisagée à partir de l’opération « +1 ».
Mais l’induction mathématique suppose l’itération infinie de cette
relation de succession immédiate et la possibilité d’envisager dans sa
totalité l’ensemble de tous les successeurs d’un nombre donné. Pour
définir cette notion générale de « successeur », Frege avait, dès 1879,
fait appel aux notions logiquement définies de « classe héréditaire » et
de « relation ancestrale ». Et c’est cette stratégie – « la meilleure pour
traiter ces questions » – que Russell adoptera à son tour dans les
136
Principia mathematica .
En ce qui concerne maintenant les cinq axiomes du système
péanien, on peut montrer assez facilement qu’ils découlent directement
des définitions logiques précédemment établies. Et c’est donc bien
toute l’arithmétique de Peano qui trouve ainsi un fondement logique.
Bien plus, souligne Russell, cette fondation logiciste a pour grand
avantage de fixer une signification précise et constante aux notions
arithmétiques fondamentales que l’axiomatique de Peano ne
caractérisait que par leurs propriétés structurelles. À vrai dire, en effet,
les axiomes de Peano sont satisfaits par une multitude de domaines
d’objets et pas seulement par l’ensemble des entiers à partir de 0 ; ce
que ces axiomes définissent, c’est seulement une structure, un système
de positions et de relations, dont la suite des entiers à partir de 0 n’est
qu’une interprétation. Or, cela, qui est considéré comme un atout par
les mathématiciens formalistes, est regardé par contre par Russell
comme un défaut majeur, auquel sa propre démarche apporte par
contre un remède en définissant d’abord les objets arithmétiques eux-
mêmes avant d’énoncer une série de principes précisant leurs relations.
Après avoir fondé l’arithmétique des entiers finis – et sur cette
première base, celle des négatifs et des rationnels –, Russell étend son
effort à l’arithmétique cantorienne des cardinaux infinis, mais aussi à
l’arithmétique des nombres réels que Dedekind caractérise à partir de
suites de rationnels. Cette notion de « suite » – avec les idées d’ordre et
de progression qu’elle comporte – peut en fait être définie à partir des
notions logiques d’asymétrie, de transitivité et de connexité d’une
relation. Avec les réels, il devient alors possible de donner une
caractérisation logique du continu, du moins du continu dont ont
besoin l’Analyse et la géométrie. Mais bien d’autres développements
mathématiques peuvent encore recevoir une caractérisation logique.
C’est ainsi, par exemple, que, dans le chapitre XLIV des Principes,
Russell esquisse une théorie logique des nombres complexes et
corrélativement des séries géométriques à plusieurs dimensions.
Après avoir traité du fondement logique de la géométrie projective,
de la géométrie descriptive et de la géométrie métrique, les Principes
des mathématiques s’achèvent sur quelques éléments d’une définition
logique de ces notions fondamentales de la dynamique que sont la
matière et le mouvement. Dans ces derniers chapitres, l’opposition à
Kant est particulièrement manifeste. La section sur l’espace s’achève
d’ailleurs par une discussion des première et seconde antinomies
kantiennes respectivement consacrées aux idées d’infinité et de
continuité. Si elles ne peuvent reposer sur des intuitions pures, ces
idées, dit Russell, peuvent par contre être définies logiquement et ce de
telle manière que les prétendues antinomies se dissolvent d’elles-
mêmes. Quant aux grands principes fondamentaux de la physique
pure, leur statut « synthétique a priori » est sévèrement contesté par
Russell :
« en aucun cas, [les lois fondamentales du mouvement] ne peuvent être
prises comme des vérités a priori nécessairement applicables à tout monde
matériel possible. Les vérités a priori de la dynamique sont seulement celles
de la logique : en tant que système de raisonnement déductif, la dynamique
n’exige rien de plus, tandis qu’en tant que science de ce qui existe, elle
137
exige l’expérience et l’observation » .
RÉSUMÉ
Comme Frege et, au départ, indépendamment de lui, Bertrand
Russell s’efforce d’explorer les structures logiques de la pensée
et de son expression dans un langage rationnel. La grammaire
philosophique qu’il met alors en évidence rejoint l’analyse
idéographique frégéenne en ce qu’elle regarde un concept
comme une fonction propositionnelle qui, pour chaque valeur
de sa variable, constitue une proposition vraie ou fausse. Une
telle fonction définit ainsi ce que Frege appelait un « parcours
de valeurs » et que Russell appelle une « classe », c’est-à-dire
l’ensemble des objets qui satisfont ce concept ou rendent vraie
cette fonction propositionnelle. Bien que différents par leur
sens, deux concepts peuvent être satisfaits par les mêmes objets
et donc définir une même classe ; ils sont alors
extensionnellement équivalents quoique intensionnellement
distincts. À noter encore que certains concepts – les
« relations » – comportent plusieurs variables et ne sont donc
satisfaits que par des couples (paires ordonnées) ou des triplets
ordonnés d’objets.
De même que Frege, Russell défend, par antipsychologisme, un
certain objectivisme logique qui confine au réalisme
platonicien. Dans les Principes des mathématiques de 1903,
ce réalisme s’articule aussi à un référentialisme généralisé qui
voit un référent derrière chaque terme – ou du moins chaque
substantif – du langage, y compris donc derrière les noms de
dieux et créatures de la mythologie ou encore les termes logico-
mathématiques.
Ce réalisme, Russell va cependant l’abandonner
progressivement au profit d’analyses qui insisteront au contraire
sur le caractère non référentiel de certaines expressions
linguistiques, telles que les descriptions définies – qui
identifient un objet au moyen d’une description conceptuelle
qu’il est le seul à satisfaire –, les symboles de classes ou les
termes d’objets physiques. Dans tous ces cas, la reconquête
nominaliste passe par la démonstration de ce que les pseudo-
entités auxquelles les expressions en question semblent référer
ne sont que des constructions logiques qui s’appuient sur des
fonctions qui sont, quant à elles, satisfaites par les objets de la
sensation, seules authentiques entités effectives.
Comme chez Frege, l’analyse logique de Russell doit être mise
au service des disciplines scientifiques, à commencer par les
mathématiques. En formulant rigoureusement la science
rationnelle dans le langage idéographique, on pourra montrer
qu’elle ne répond à aucun autre principe de raisonnement que
ceux de la logique déductive, mais aussi qu’elle ne part
d’aucune autre vérité fondamentale que les axiomes de la
logique. Tel est le principe du logicisme, principe que Russell
entend étendre au-delà de la seule arithmétique jusqu’à
l’ensemble des mathématiques voire l’ensemble des principes
purs de la science rationnelle.
D’emblée, cependant, Russell s’aperçoit d’une faille dans
l’entreprise frégéenne, faille qui est directement due à l’analyse
logique : en autorisant les fonctions – et leurs parcours de
valeurs – à être elles-mêmes les valeurs d’autres fonctions, Frege
laisse la porte ouverte à des paradoxes logiques, apparemment
insurmontables. La seule solution consiste, selon Russell, à
distinguer plusieurs types d’objets, dont chacun constitue le
domaine de valeurs propre aux fonctions de type
correspondant, de sorte que, par exemple, un parcours de
valeurs – une classe – ne puisse jamais être une des valeurs de
la fonction par laquelle il est d’abord défini. Si elle permet de
sauver le logicisme, cette théorie des types logiques apparaît
cependant comme un expédient technique dont la Raison ne
peut entièrement rendre compte, raison pour laquelle,
contrairement à Russell, Frege lui-même ne peut s’en montrer
satisfait.
Ludwig Wittgenstein
2. L’ATOMISME LOGIQUE
L’atomisme logique défendu par Wittgenstein dans le Tractatus
constitue une belle illustration de ce renversement d’ordre. Une thèse
essentielle qui repose au fondement de l’analyse frégéo-russellienne –
thèse qu’une fois encore Wittgenstein a pour mérite d’expliciter –, c’est
en effet que l’entité fondamentale de la pensée rationnelle, c’est la
« pensée » au sens restreint où l’entendait Frege, c’est-à-dire le contenu
propositionnel de représentation (Gedanke). Il y a en effet une priorité
du contenu propositionnel à l’égard de la raison, dans la mesure où
c’est au niveau de la proposition plutôt qu’au niveau du concept que se
joue la question fondamentale que la raison adresse à la
représentation, à savoir la question de la vérité : « L’image s’accorde ou
171
non avec la réalité ; elle est correcte ou non, vraie ou fausse » .
172
C’est par ce qu’elle figure – c’est-à-dire par son sens – qu’une
image est en accord ou en désaccord avec la réalité et qu’elle est donc
vraie ou fausse. Mais cela veut dire que la problématique du sens est
directement liée à celle de la vérité et que c’est donc la pensée
susceptible d’être vraie ou fausse, la pensée propositionnelle (Gedanke),
qui a, à proprement parler, un sens (Sinn), à savoir, nous y viendrons,
des conditions de vérité. Et c’est en fait parce qu’ils contribuent au sens
et à la détermination des conditions de vérité de la pensée
propositionnelle – et similairement de l’énoncé propositionnel – que les
autres éléments de la pensée – et les autres éléments du langage –
intéressent la raison. « Seule la proposition a un sens (Sinn) ; ce n’est
que lié dans une proposition que le nom a une signification
173
(Bedeutung) » . De même, nous le verrons, les « expressions » – c’est-
à-dire les parties de la proposition qui caractérisent son sens – « n’ont
174
de signification que dans la proposition » . Il y a donc bien une
priorité logique de la pensée propositionnelle sur ses composantes et de
l’énoncé propositionnel sur ses termes.
Or, ce qui nous intéresse, c’est que cette primauté logique de la
pensée propositionnelle se reporte sur le champ ontologique et y
implique la primauté ontologique du fait. Parce que c’est le fait qui rend
ou non vraie la pensée propositionnelle, c’est lui et non la chose qui est
l’entité fondamentale du monde : « Le monde est la totalité des faits,
175
non des choses » . Le fait ou l’état de choses prime sur la chose ;
celle-ci est relative à celui-là : « il fait partie de l’essence d’une chose
176
d’être élément constitutif d’un état de choses » .
Fidèle à son entreprise d’explicitation du projet frégéo-russellien,
Wittgenstein dévoile l’ontologie que l’analyse logique de Frege et
Russell implique : puisque les pensées propositionnelles sont les entités
logiques fondamentales qui composent la pensée rationnelle, les faits
sont les entités ontologiques élémentaires, les « atomes » qui
composent le monde. « Le monde, dit Wittgenstein, se décompose en
177
faits » . Cette thèse, qui résume l’atomisme logique, veut, nous allons
le voir, tout à la fois dire, d’une part, que la complexité du monde se
laisse analyser en faits simples et, d’autre part, que les faits simples eux-
mêmes sont indécomposables ou du moins que leurs « constituants » ne
sont pas des entités autonomes. Mais tout cela ne vaut bien sûr dans le
champ de l’ontologie que parce que le point de vue logique y prévaut ;
par « monde », il faut en fait, en philosophie analytique, comprendre
178
« l’espace logique » des faits . Dès lors, c’est parce que les conditions
de vérité des propositions complexes sont purement fonction des
conditions de vérité des propositions simples que la complexité du
monde se laisse analyser en fait simples ; et c’est parce que les noms
n’ont de rapport à la vérité qu’au sein des propositions que les choses
ne sont pas des entités ontologiques autonomes.
Avant de développer ces deux points, réinsistons sur les rapports de
la question du sens et de la question de la vérité. Une proposition
élémentaire est vraie ou fausse selon que l’état de choses qu’elle
énonce existe ou non : « Si la proposition élémentaire est vraie, l’état
de choses subsiste (besteht) ; si la proposition élémentaire est fausse,
179
l’état de choses ne subsiste pas » . Les conditions de vérité des
propositions ne sont donc rien d’autre que les conditions de réalisation
ou d’existence des états de choses qu’elles énoncent. Et c’est en fait
dans ces conditions de vérité que réside le sens d’une proposition
élémentaire, sens qui est donc préalable à la valeur de vérité de la
proposition, puisque les conditions de vérité peuvent être connues sans
qu’on sache encore si elles sont ou non réalisées : « Comprendre une
proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie. (On peut
180
donc comprendre sans savoir si elle est vraie) » .
Notons en passant que, puisque la vérité d’une proposition dépend
de la réalisation de ses conditions de vérité – donc de l’existence d’états
de choses –, il ne peut y avoir de proposition vraie a priori. En effet,
une proposition ne pourrait être vraie a priori que si son sens même
impliquait sa vérité, c’est-à-dire si ses conditions de vérité impliquaient
nécessairement leur réalisation effective : « Une pensée correcte a
181
priori serait telle que sa possibilité détermine sa vérité » . Mais cela
voudrait dire que la vérité de la proposition n’aurait plus à proprement
parler de « conditions », qu’elle ne dépendrait plus de la réalisation
contingente des états de choses du monde. La simple considération du
sens de la proposition suffirait à connaître sa valeur de vérité ; il ne
faudrait plus en outre évaluer son accord avec la réalité : « Nous ne
pourrions savoir a priori qu’une pensée est vraie, que si sa vérité
pouvait être reconnue dans la pensée même (sans objet de
182
comparaison) » . Autant dire qu’il serait abusif de parler de vérité
dans cette perspective, puisque, rappelons-le, « c’est dans l’accord ou le
désaccord du sens de l’image avec la réalité que consiste sa vérité ou sa
183
fausseté » .
Dans la mesure donc où la question du sens s’identifie à celle des
conditions de vérité, on comprend que la pensée propositionnelle
élémentaire (Gedanke) constitue l’unité fondamentale du sens,
l’« atome » du champ de la pensée ou de la représentation rationnelle.
Et c’est par rapport à cette unité de sens que devront se définir, d’une
part, les pensées propositionnelles plus complexes et, d’autre part, ces
« composantes » de la pensée propositionnelle élémentaire que sont les
concepts. Car l’atomisme logique, c’est tout à la fois la thèse que le sens
des pensées propositionnelles complexes est entièrement analysable en
termes de conditions de vérité des propositions élémentaires qui les
constituent et la thèse que les « expressions » intrapropositionnelles ne
sont rien d’autre que des composantes fonctionnelles de propositions
élémentaires.
Nous sommes déjà familiers avec la seconde thèse. Dans la droite
ligne de Frege et Russell, Wittgenstein conçoit les expressions
conceptuelles comme des fonctions propositionnelles, c’est-à-dire que
leur sens est intimement lié à la possibilité même d’intervenir dans des
propositions vraies ou fausses. Les expressions conceptuelles sont les
vecteurs mêmes du sens (Sinn), mais ce n’est que dans la proposition
que la problématique du sens rejoint celle de la vérité et donc du
rapport au monde représenté : « L’expression n’a de signification
184
(Bedeutung) que dans la proposition » . Pour Frege, rappelons-le, le
concept « chat » est caractérisé par un ensemble de traits définitoires
(Merkmale) qui fixent son sens, mais il n’acquiert une signification que
dans la mesure où il intervient dans des propositions vraies de la forme
« x est un chat » ; sa signification réside alors dans son extension, c’est-
à-dire dans l’ensemble des objets x qui renvoient à la valeur de vérité
« vrai » par cette fonction propositionnelle. Selon Frege, ce sont
d’abord les propositions qui ont une signification, à savoir leur valeur
de vérité ; et c’est ensuite seulement par rapport à cette signification –
en prenant ces valeurs de vérité comme domaine de valeurs – que
peut se définir la signification – l’extension – d’une expression
conceptuelle envisagée comme fonction. Le Tractatus reprend cette
analyse, à la différence près, nous le verrons, que, pour Wittgenstein,
ce sont les faits et non les valeurs de vérité que les propositions ont pour
signification. Mais, pour le reste, l’idée reste la même : la priorité
logique des propositions sur les expressions conceptuelles implique une
priorité ontologique des faits sur les extensions de concepts, qui n’ont
pas d’existence autonome, mais seulement dérivée des faits.
L’autre composante des propositions, ce sont les noms propres. Ici,
la situation est très différente des expressions conceptuelles. Car un
nom propre a quant à lui directement une signification, à savoir l’objet
qu’il désigne : « Les signes simples utilisés dans la proposition
s’appellent noms. Le nom signifie (bedeutet) l’objet. L’objet est sa
signification. […] Le nom est dans la proposition le représentant de
185
l’objet » . Mais, en vertu précisément de cette référentialité directe,
les noms, dit Wittgenstein qui rejoint sur ce point Russell, sont des
signes simples dépourvus de traits définitoires, donc de sens (Sinn) :
« Le nom ne saurait être fractionné en éléments par une définition :
186
c’est un signe primitif » . Et Wittgenstein d’expliciter alors la théorie
russellienne des descriptions définies : « Le complexe ne peut être
donné que par une description, et celle-ci convient ou ne convient pas.
La proposition dans laquelle il est question d’un complexe, si celui-ci
n’existe pas, ne sera pas dénuée de sens (unsinnig), mais simplement
187
fausse » . Lorsqu’un objet n’est pas simplement désigné par son nom
mais qu’il est identifié par une description complexe, c’est en fait qu’il y
a intervention de concepts. Dans ce cas, l’expression descriptive a bien
du sens, puisqu’elle est conceptuelle, mais elle peut aussi dès lors
éventuellement être dénuée de toute extension, rendant par là même
fausse toute proposition dans laquelle elle s’inscrit.
Contrairement à l’analyse frégéenne qui accorde d’emblée un Sinn
et une Bedeutung à tout type d’expression, l’analyse russellienne, à
laquelle Wittgenstein se rallie, simplifie le tableau par souci de
cohérence avec la distinction radicale du concept et de l’objet que
Frege lui-même avait opérée : les noms propres ont d’emblée un
référent, mais ils n’ont pas de sens ; les expressions conceptuelles –
parmi lesquelles les descriptions définies – ont un sens mais
n’acquièrent une signification qu’à travers le processus de
détermination de leur extension.
En fait, seule la proposition a tout à la fois un sens – des conditions
de vérité qui sont fonction des expressions conceptuelles qu’elle
188
contient – et une signification – à savoir un fait, une situation, un
état de choses, c’est-à-dire littéralement un certain état des choses
auxquelles la proposition renvoie à travers ses noms propres ou les
189
valeurs de ses variables . Il y a évidemment un lien ontologique
direct entre la signification d’une proposition et la signification des
noms propres qu’elle contient. Mais propositions et noms propres n’ont
pas pour autant une signification de la même manière : « Les situations
190
peuvent être décrites, non nommées » ; réciproquement, « je ne puis
que nommer les objets. […] Je ne puis qu’en parler, non les énoncer
191
(de la même manière) » . De même que la proposition est le lieu
d’accès des expressions conceptuelles à la signification, elle est à
l’inverse le lieu d’accès des noms propres au domaine du sens. Dans la
proposition, les objets ne sont plus seulement nommés, mais décrits ;
ils ne sont plus seulement désignés mais leurs propriétés sont
énoncées. C’est dire si le rapport de la proposition à l’état de choses
qu’elle énonce est différent du rapport du nom à la chose qu’elle
désigne. Les propositions ne sont pas de noms, pas même des noms
composés, comme pourraient le laisser penser les apparences
linguistiques. « La proposition, dit Wittgenstein, n’est pas un mélange
192
de mots. […] La proposition est articulée » .
Les noms seuls peuvent désigner des choses, mais c’est l’articulation
logique – syntaxique – de la proposition qui lui permet d’énoncer des
états de choses. C’est là en fait, dit Wittgenstein, un principe qui vaut
pour toute représentation et notamment la représentation picturale. Le
rose d’une tache de peinture du tableau renvoie directement au rose de
tel ou tel visage représenté ; mais c’est la configuration spatiale des
taches de peinture du tableau qui lui permet de figurer une scène
particulière, un certain « état de choses » :
« Aux objets correspondent, dans l’image, les éléments de celle-ci. […]
L’image consiste en ceci, que ses éléments sont entre eux dans un rapport
déterminé. L’image est un fait. Que les éléments de l’image soient entre eux
dans un rapport déterminé présente ceci : que les choses sont entre elles
dans ce rapport. Cette interdépendance des éléments de l’image, nommons-
la sa structure, et la possibilité de cette interdépendance sa forme de
représentation. La forme de représentation est la possibilité que les choses
193
soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l’image » .
Or, il en va exactement de même pour cette image particulière
qu’est la proposition : « Un nom est mis pour une chose, un autre pour
une autre, et ils sont reliés entre eux, de telle sorte que le tout, comme
194
un tableau vivant, figure un état de choses » . C’est donc
l’articulation syntaxique complexe des noms dans la proposition qui
représente la configuration particulière des choses dans l’état de choses :
« La proposition et la situation qu’elle présente doivent posséder le
195
même degré de multiplicité logique (mathématique) » .
On pourrait être tenté de ne voir là qu’une forme élaborée de
théorie de la représentation (et de la vérité) comme correspondance : il
appartiendrait au monde de dicter ses formes à la pensée et au
langage. Mais ce qu’il faut en fait comprendre – et que le Tractatus
montre bien, à défaut de le dire toujours explicitement –, c’est que,
pour la philosophie analytique, il s’agit en fait moins de dégager
l’articulation logique de la pensée rationnelle et du langage idéal à
partir de l’articulation ontologique du monde que de mettre en
évidence, en sens inverse, l’articulation ontologique du monde à partir
de l’articulation logique de la pensée rationnelle et du langage idéal.
Car l’ontologie que défend le Tractatus est en fait au moins autant une
conséquence de l’idéographie qu’un modèle pour celle-ci.
Ainsi, les rapports ontologiques entre les choses et les états de
choses sont en fait déduits des rapports logiques qu’entretiennent les
noms et les propositions dans l’analyse frégéo-russellienne. La
proposition est une connexion articulée de noms propres et
d’expressions conceptuelles, qui ne trouvent leur signification qu’en
elle. C’est pourquoi, de la même manière, « l’état de choses est une
connexion d’objets (entités, choses). Il fait partie de l’essence d’une
196
chose d’être élément constitutif d’un état de choses » . Certes, un
nom est « indépendant » des propositions dans lesquelles il intervient,
puisqu’il peut intervenir dans différentes propositions. Mais il n’a
néanmoins de sens que parce qu’il intervient dans des propositions. Et
c’est pourquoi « la chose est indépendante, en tant qu’elle peut se
présenter dans toutes situations possibles, mais cette forme
d’indépendance est une forme d’interdépendance avec l’état de choses,
une forme de non-indépendance. (Il est impossible que des mots
apparaissent à la fois de deux façons différentes, isolés et dans la
197
proposition) » . Un authentique nom propre est simple et n’est pas
une description définie, mais il est dans son essence d’entrer en
relation dans des propositions avec des concepts descriptifs. Et c’est
pourquoi une chose est un pur « ceci » qui n’a en lui-même aucune
198
complexité et aucun trait caractéristique (Merkmale) – pas même
199
une couleur –, mais il est néanmoins dans l’essence d’une chose
d’avoir à chaque fois telle ou telle propriété, d’être à chaque fois dans
200
un « état » particulier , donc de participer à un état de choses : « De
même que nous ne pouvons absolument nous figurer des objets
spatiaux en dehors de l’espace, des objets temporels en dehors du
temps, de même ne pouvons-nous figurer aucun objet en dehors de la
possibilité de sa connexion avec d’autres. Si je puis me figurer l’objet lié
dans l’état de choses, je ne puis me le figurer en dehors de la possibilité
201
de ce lien » .
Une même chose peut être tantôt dans tel état tantôt dans tel autre
état. Il faut donc distinguer, d’une part, les choses, qui existent
« indépendamment » de ce qui a lieu et constituent donc la « substance
202
du monde » et, d’autre part, les états de choses, qui sont les
configurations particulières de la réalité dans lesquelles se trouvent
constamment les choses. Se dessine donc, en quelque sorte, une double
ontologie, qui renvoie à la double problématique d’existence chez
Frege : d’une part, il y a les choses, qui sont absolument simples, qui
sont de purs « ceci » et dont on doit donc se borner à reconnaître
l’existence sans rien pouvoir encore en dire ; d’autre part, il y a « ce qui
a lieu », c’est-à-dire l’inscription de ces choses dans des « états »
particuliers, qui peuvent quant à eux être décrits et énoncés. S’en tenir
à recenser les objets simples du monde, ce n’est pas encore connaître le
monde ; il faut encore savoir ce qui a lieu, dans quels états sont les
objets simples du monde. Comme le dit Russell dans son Introduction
au Tractatus : « Le monde n’est pas décrit simplement en nommant
tous les objets qu’il contient ; il est également nécessaire de connaître
203
les faits atomiques dont ils sont les constituants » .
Frege, on s’en souvient, rapportait l’interrogation d’existence à la
question de la vérité d’énoncés prédicatifs singuliers : demander s’il
existe des planètes du système solaire, c’est demander si le concept
« planète du système solaire » est satisfait par au moins un objet, c’est-
à-dire si au moins un énoncé de la forme « x est planète du système
solaire » est vrai. Et, pour Frege, cette interrogation d’existence, qui
porte sur des concepts et passe par la vérité de propositions, prime sur
une autre interrogation d’existence, celle qui porte sur les objets – Leo
Sachse existe-t-il ? – et qui ne peut être posée dans le langage sans être
triviale, puisque l’usage même d’un nom propre pour désigner Leo
Sachse rend la question caduque. Et c’est au fond par son caractère non
logique que cette autre interrogation d’existence – interrogation sur ce
que Russell appelle « l’ameublement du monde » – avait été négligée
par Frege. Or, c’est pour une raison similaire que Wittgenstein accorde
une priorité ontologique aux faits par rapport aux choses. Les faits
s’énoncent dans des propositions qui sont vraies ou fausses ; les objets
se donnent dans des actes qui échappent à la question de la vérité. Et
c’est parce que la pensée rationnelle – la pensée qui est responsable à
l’égard du vrai et du faux – passe par les propositions plutôt que par les
noms que, pour Wittgenstein, « le monde est la totalité des faits, non
204
des choses » . C’est donc bien la logique qui impose ici sa loi à
l’ontologie. Certes, l’ordre d’exposition du Tractatus, qui commence par
parler du monde avant de passer à la pensée puis au langage, semble
laisser penser le contraire. Mais force est de constater qu’aucune
justification n’est apportée aux affirmations ontologiques du début du
Tractatus et qu’elles ne font donc qu’exprimer l’ontologie qui se
dégage, par la suite, de l’analyse logique frégéo-russellienne et de leur
idéo-graphie.
Que les états de choses soient les éléments du monde et qu’ils ne soient
pas eux-mêmes décomposables en d’autres entités plus simples, comme
par exemple les choses, telle est donc une des deux thèses majeures de
l’atomisme logique.
L’autre thèse est celle de la vérifonctionalité généralisée des
propositions du langage idéal : les conditions de vérité des propositions
complexes sont purement et simplement fonction des conditions de vérité
des propositions élémentaires qui interviennent en elles. Ainsi, la vérité de
la proposition complexe « Il pleut en ce moment sur Londres et sur
Paris » dépend entièrement de la vérité des propositions élémentaires
« Il pleut en ce moment sur Londres » et « Il pleut en ce moment sur
Paris » ; et la loi de cette dépendance est fixée par une fonction de
vérité que traduit la « table de vérité » de la conjonction :
p q p∧q
V V V
V F F
F V F
F F F
Si les deux propositions élémentaires sont vraies, la proposition
complexe est vraie.
Si la première des deux propositions est vraie et la seconde fausse, la
proposition complexe est fausse.
Si la première des deux propositions est fausse et la seconde vraie, la
proposition complexe est fausse.
Si les deux propositions élémentaires sont fausses, la proposition
complexe est fausse.
p q pvq
V V V
V F V
F V V
F F F
Si les deux propositions élémentaires sont vraies, la proposition
complexe est vraie.
Si la première des deux propositions est vraie et la seconde fausse, la
proposition complexe est vraie.
Si la première des deux propositions est fausse et la seconde vraie, la
proposition complexe est vraie.
Si les deux propositions élémentaires sont fausses, la proposition
complexe est fausse.
On voit donc que la spécificité d’un connecteur logique
vérifonctionnel, c’est de constituer des propositions complexes dont les
conditions de vérité sont entièrement fonction des conditions de vérité
des propositions élémentaires qui les composent. Et puisque le sens
d’une proposition s’identifie à ses conditions de vérité, cela veut dire
que le sens de la proposition complexe est entièrement fonction du sens
des propositions élémentaires. Le passage des propositions élémentaires
à la proposition complexe n’implique donc l’intervention d’aucun sens
nouveau, si ce n’est la loi de dépendance vérifonctionnelle qu’exprime
la table de vérité du connecteur logique. Dans un tel contexte
vérifonctionnel, il n’y a donc pas d’authentique « synthèse » au sens
kantien de l’apparition d’un sens nouveau par la mise en relation des
données élémentaires ; le sens de la proposition complexe est
entièrement réductible par analyse logique au sens des propositions
élémentaires qui la composent.
Or, la thèse wittgensteinienne de vérifonctionalité généralisée, c’est
que toute proposition complexe est « fonction de vérité des
205
propositions élémentaires » . Donc toutes les pensées
propositionnelles complexes sont logiquement analysables en pensées
propositionnelles élémentaires ; la pensée tout entière se dissout
logiquement en ses atomes propositionnels. Pour le dire autrement, on
peut, par des fonctions de vérité, composer toutes les pensées
propositionnelles complexes à partir des propositions élémentaires :
« À supposer que toutes les propositions élémentaires me soient
données, on peut alors simplement demander : quelles propositions
puis-je former à partir d’elles ? Et la réponse est : toutes les
206
propositions, ainsi se trouvent-elles délimitées » . On peut en effet
combiner les fonctions de vérité les plus simples de multiples façons de
manière à constituer une multitude d’articulations logiques
vérifonctionnelles entre propositions et donc une multitude de
propositions complexes nouvelles, mais toutes restent précisément
analysables en leurs atomes, les propositions élémentaires : « Toutes
les propositions sont les résultats d’opérations de vérité sur des
207
propositions élémentaires » .
Et puisque toutes les pensées propositionnelles complexes du champ
de la pensée – et, corrélativement, toutes les propositions complexes
du champ du langage – sont constituées à partir des propositions
élémentaires par des fonctions de vérité, elles ne peuvent avoir entre
elles que des liens logiques et eux-mêmes vérifonctionnels. Ainsi,
quelles que soient les propositions élémentaires p et q, la proposition
complexe conjonctive « p ∧ q » entretient des relations logiques avec
la proposition complexe disjonctive « p v q », à savoir notamment que
lorsque la première est vraie, la seconde est nécessairement vraie, donc
que l’une implique l’autre. Ces relations, dit Wittgenstein, sont des
« relations internes » (5.2), c’est-à-dire qu’elles sont nécessaires et liées
aux fonctions de vérité mêmes qui les constituent l’une et l’autre. Il ne
s’agit pas de relations contingentes et qui dépendraient elles-mêmes du
monde.
Par contre, les propositions élémentaires n’entretiennent les unes
avec les autres aucune relation vérifonctionnelle, sans quoi elles ne
seraient pas élémentaires mais pourraient être constituées les unes à
208
partir des autres par des fonctions de vérité . Que les propositions
élémentaires soient logiquement indépendantes les unes des autres, c’est
là aussi une thèse majeure de l’atomisme logique. Le schéma global qui
se dégage de l’atomisme logique est donc le suivant : de l’ensemble des
pensées propositionnelles élémentaires indépendantes résultent toutes
les pensées propositionnelles complexes par des combinaisons de sens
vérifonctionnelles, c’est-à-dire purement logiques. La « matière » de la
pensée est faite de propositions élémentaires et sa forme combinatoire
est entièrement logique.
Or, en vertu du triple isomorphisme, ce schéma se reporte non
seulement dans le champ du langage idéal, mais aussi dans le champ
du monde. En ontologie, il faut en effet également supposer que les
faits complexes (Tatsache) sont entièrement décomposables par
l’analyse logique en faits élémentaires ou « états de choses »
(Sachverhalt). Ces états de choses sont logiquement indépendants les
uns des autres, de telle manière que « Quelque chose peut isolément
209
avoir lieu ou ne pas avoir lieu, et tout le reste demeurer inchangé » .
Cette indépendance mutuelle des états de choses implique qu’aucune
inférence déductive n’est possible de l’un à l’autre : « On ne peut en
aucune manière déduire de la subsistance d’une situation quelconque
210
la subsistance d’une autre situation totalement différente » . En
particulier, poursuit Wittgenstein, il n’y a pas « de lien causal qui
211
justifierait une telle déduction » . Pure et simple conséquence de
l’indépendance logique des pensées propositionnelles élémentaires,
l’indépendance ontologique des états de choses exclut la possibilité
qu’existent entre les états de choses des liens causaux qui les lient
intrinsèquement les uns aux autres. Si des inférences déductives sont
possibles, elles ne peuvent avoir lieu qu’entre des faits complexes
(Tatsache) – correspondants ontologiques des pensées
propositionnelles complexes – et ce en vertu des relations internes qui
lient ces faits complexes de par leur dépendance vérifonctionnelle à
l’égard d’états de choses élémentaires communs.
Il n’y a au fond dans le monde rien d’autre que des états de choses
élémentaires. Tous les faits complexes du monde ne sont que des
dérivés logiques de ces atomes ontologiques : « Le monde est
complètement décrit par la donnée de toutes les propositions
élémentaires, plus la donnée de celles qui sont vraies et de celles qui
212
sont fausses » . Or, cela veut également dire que les articulations
logiques elles-mêmes n’ont aucune valeur ontologique. Il n’y a pas, dit
213
Wittgenstein, d’« objets logiques » . Entre l’état de choses « Il pleut
actuellement sur Paris » et le fait plus complexe « Il ne pleut pas
actuellement sur Paris », fait complexe qui est entièrement fonction de
l’état de choses précité, il n’y a l’intervention d’aucune nouvelle entité
ontologique : « Que les signes “p” et “~p” puissent dire la même chose
est important. Car cela montre que, dans la réalité, rien ne correspond
au signe “~”. […] Les propositions “p” et “~p” ont un sens opposé,
214
mais il leur correspond une seule et même réalité » . Le monde se
réduit donc à sa « matière », à savoir l’ensemble des états de choses qui
subsistent. Quant à la forme du monde, elle est intégralement logique
et non réelle : « Il est évident que v, ⊃, etc., ne sont pas des relations
au sens de : à droite, à gauche, etc. La possibilité des définitions
réciproques des signes logiques “primitifs” de Frege et Russell montre
déjà que ce ne sont pas des signes primitifs, et encore mieux qu’ils ne
215
désignent aucune relation » .
Que la forme (logique) du monde ne soit pas elle-même une partie
du monde, c’est encore et toujours une conséquence de l’atomisme
logique. Et cette thèse, Wittgenstein l’exprime de multiples façons. Une
manière de le dire consiste, comme nous venons de le voir, à affirmer
que la forme logique des faits s’exprime dans l’idéographie par certains
connecteurs logiques ainsi que par les règles même de la syntaxe, mais
que ceux-ci n’ont pas eux-mêmes de « contenu », qu’ils ne représentent
rien de particulier dans le monde : « La possibilité de la proposition
repose sur le principe de la position de signes comme représentants des
objets. Ma pensée fondamentale est que les “constantes logiques” ne
sont les représentants de rien. Que la logique des faits ne peut elle-
216
même avoir de représentant » .
Une autre manière de le dire consiste à affirmer que les lois logiques
ne disent rien de la réalité du monde. En effet, toute proposition
(complexe) de la forme « p v ~p » – par exemple, « Il pleut ou il ne
pleut pas actuellement sur Paris » – sera nécessairement vraie quelle
que soit la valeur de vérité de p. Mais, dit Wittgenstein, cela veut
également dire que la vérité de cette proposition complexe ne dépend
plus vraiment des conditions de vérité de la proposition élémentaire
« p » et donc qu’elle ne dépend plus non plus de l’état du monde. Étant
nécessairement vrai, cet énoncé complexe n’a pas à proprement parler
de conditions de vérité dans le monde, et il ne peut donc prétendre
représenter le monde. Contrairement aux authentiques propositions,
cet énoncé ne dit pas ce qui a lieu quand il est vrai. Qu’il soit vrai
qu’« Il pleut ou il ne pleut pas actuellement sur Paris », cela ne nous dit
en fait rien sur l’état du monde ; de même d’ailleurs que ne nous dit
rien sur l’état du monde le fait que soit faux l’énoncé « Il pleut et il ne
pleut pas actuellement sur Paris ».
Les tautologies et les contradictions ne disent rien sur le monde. Le
passage du Tractatus est célèbre :
« Parmi les groupes possibles de conditions de vérité, il existe deux cas
extrêmes. Dans l’un d’eux, la proposition est vraie pour toutes les
possibilités de vérité des propositions élémentaires. Nous disons que les
conditions de vérité sont tautologiques. Dans le second cas, la proposition
est fausse pour toutes les possibilités de vérité : les conditions de vérité sont
contradictoires. Dans le premier cas, nous appelons la proposition
tautologie, dans le second cas contradiction. La proposition montre ce
qu’elle dit, la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien.
La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est
inconditionnellement vraie ; et la contradiction n’est vraie sous aucune
condition. La tautologie et la contradiction sont vides de sens. […] La
tautologie et la contradiction ne sont pas des images de la réalité. Elles ne
figurent aucune situation possible. Car celle-là permet toute situation
possible, celle-ci aucune. Dans la tautologie les conditions de l’accord avec
le monde – les relations de figuration – s’annulent mutuellement, de sorte
217
qu’elles n’entretiennent aucune relation de figuration avec la réalité » .
Puisque les lois logiques sont des tautologies, elles ne disent rien et
n’ont donc aucun contenu propre. Pour Wittgenstein, une erreur
majeure serait de penser que les lois logiques décrivent la forme logique
du monde – les articulations logiques entre les faits – de la même
manière que les propositions factuelles décrivent la matière du
monde – les faits eux-mêmes : « Les propositions de la logique sont des
tautologies. Les propositions de la logique ne disent donc rien. (Ce sont
les propositions analytiques). Les théories qui font apparaître une
proposition de la logique comme ayant un contenu sont toujours
218
fausses » . En fait, la forme logique du monde, ce n’est pas quelque
chose que les lois logiques disent, mais plutôt quelque chose qu’elles
montrent par le fait même d’être des tautologies, c’est-à-dire par le fait
d’être inconditionnellement vraies : « Que les propositions de la
logique soient des tautologies montre les propriétés formelles –
219
logiques – de la langue, du monde » . Les lois logiques « figurent
220
l’échafaudage du monde ; elles ne traitent de rien » .
À cet égard, c’est aussi et peut-être surtout à Frege que Wittgenstein
adresse ses critiques. Pour l’auteur de l’Idéographie, le fait que la
logique soit un langage en même temps qu’un calcul implique que les
lois logiques fondamentales soient elles-mêmes des propositions
énonçant des vérités, bien que des vérités particulières puisqu’elles
portent sur les structures logiques du monde et qu’elles sont
nécessaires. La logique était, pour Frege, une théorie, qui part de
propositions énonçant des vérités nécessaires immédiatement évidentes
et qui, par des règles d’inférence immédiatement évidentes, en déduit
d’autres vérités nécessaires. Pour Wittgenstein, par contre, c’est le fait
même d’être une tautologie qui fait d’une proposition une loi logique.
Les lois logiques ne sont pas l’énonciation symbolique de vérités
nécessaires ; ce sont des formules que les contraintes du système
221
symbolique lui-même rendent tautologiques . Les tautologies sont de
purs produits du système formel ; et c’est pourquoi elles ne peuvent
prétendre dire la forme du monde – par leur « contenu » –, mais
seulement la montrer – par leur statut même de tautologie dans le
système. « Que par exemple les propositions “p” et “~p” dans la
connexion “~(p ∧ ~p)” engendrent une tautologie montre qu’elles se
contredisent l’une l’autre. Que les propositions “p ⊃ q”, “p” et “q” liées
sous la forme : “[(p ⊃ q) ∧ p] ⊃ q” engendrent une tautologie
montre que q suit de p et de p ⊃ q. Que “(∀x) Fx ⊃ Fa” soit une
222
tautologie montre que Fa suit de (∀x) Fx, etc. » .
Par leur statut même de tautologie, les lois logiques et les règles
d’inférence manifestent la forme logique du monde ; et à cet égard, il
n’y a pas, contrairement à ce que pensait Frege, de loi logique ni de
règle d’inférence plus fondamentale qu’une autre :
« On peut toujours concevoir la logique de telle sorte que chaque
proposition soit sa propre démonstration. Toutes les propositions de la
logique ont une égale légitimité, il n’y a pas parmi elles de lois
fondamentales essentielles et de propositions dérivées. Chaque tautologie
montre par elle-même qu’elle est une tautologie. Il est clair que le nombre
des “lois logiques fondamentales” est arbitraire, car on pourrait dériver la
logique d’une seule loi fondamentale, par exemple en prenant le produit
logique des lois fondamentales de Frege. (Frege dirait peut-être que cette
loi fondamentale ne serait plus alors immédiatement évidente. Mais il est
remarquable qu’un penseur aussi rigoureux que Frege ait fait appel au
degré d’évidence comme critère de la proposition logique). La logique n’est
223
pas une théorie, mais une image qui reflète le monde » .
En fait, ce sont les contraintes formelles mêmes du système
symbolique – du « langage » – qui reflètent la logique du monde. Elles
la reflètent, mais elles ne l’énoncent pas. C’est parce qu’il a la même
forme que le monde que le langage idéal peut prétendre représenter le
monde, mais cette forme commune, qui rend possible la
représentation, n’est pas elle-même représentée. Une image, dit
Wittgenstein, « peut représenter toute réalité dont elle a la forme.
L’image spatiale tout ce qui est spatial, l’image en couleur tout ce qui
est coloré, etc. Mais sa forme de représentation, l’image ne peut la
224
représenter ; elle la montre » . Et ce qui vaut pour toute image vaut
en particulier pour l’image logique qu’est la pensée propositionnelle :
« La proposition peut figurer la totalité de la réalité, mais elle ne peut
figurer ce qu’elle doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir figurer
celle-ci : la forme logique. Pour pouvoir figurer la forme logique, il faudrait
que nous puissions, avec la proposition, nous placer en dehors de la
logique, c’est-à-dire en dehors du monde. La proposition ne peut figurer la
forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, celle-ci
ne peut le figurer. Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par elle
l’exprimer. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle
225
l’indique » .
L’idéographie doit donc faire apparaître la forme logique du monde
dans sa structure même, c’est-à-dire sa syntaxe. Et, lorsque c’est le cas, il
n’est plus nécessaire de dire cette forme : « Il en résulte que nous
pourrions aussi bien nous passer des propositions logiques, puisque,
dans une notation convenable, nous pouvons déjà reconnaître les
propriétés formelles des propositions à la seule inspection de celles-
226
ci » .
6. LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION
Que le langage soit avant tout pratique dans une forme de vie, c’est
ce qui explique qu’un jeu de langage partiellement indéterminé puisse
néanmoins fonctionner. Le fait que certaines règles de la grammaire ne
soient pas complètement précisées et que l’usage de certains termes ne
soit pas parfaitement délimité n’empêche pas que le jeu soit praticable
dans de nombreuses autres circonstances ; pas plus qu’un peu
d’incertitude dans les recommandations quant à l’usage du marteau
dans certaines circonstances particulières – peut-il servir à casser telle
ou telle roche ? – ne fait obstacle à son utilisation quotidienne. « “Cette
loi n’a pas été édictée en prévision de cas de ce genre”. Est-elle pour
311
autant dénuée de sens ? » . Bien au contraire ; que la grammaire ne
prescrive pas tout, qu’elle laisse des libertés dans l’usage, c’est même
une des conditions de son utilité : un ensemble d’outils n’est salutaire
que s’il permet certaines innovations et permet notamment de faire
face à certaines situations imprévues. La grammaire doit donner au
312
langage « le degré de liberté nécessaire » . Pour qu’un langage
« fonctionne », pour qu’il ait prise sur le monde, il faut des
313
inexactitudes, des « aspérités », du « frottement » .
Régi par des règles, le langage s’assimile à un jeu, mais c’est un jeu
tel qu’il évolue constamment, que de nouvelles règles s’ajoutent, que
d’autres se précisent, que certaines sont abandonnées :
« L’analogie du langage et du jeu ne nous apporte-t-elle donc pas quelque
lumière ? Nous pouvons très bien imaginer des gens qui s’amusent avec un
ballon dans un pré. Ils commencent à jouer à différents jeux existants ; il y
en a certains qu’ils ne mènent pas à terme, et dans l’intervalle, ils lancent le
ballon en l’air au hasard, et pour s’amuser, ils se pourchassent avec le
ballon, s’en servent comme d’un projectile, etc. Après quoi quelqu’un
déclare : Ces gens-là jouent sans interruption à un jeu de ballon, et donc, à
chaque lancer, ils suivent des règles déterminées. Et n’y a-t-il pas aussi le
cas où nous jouons et “make up the rules as we go along” ? Et également
314
celui où nous les modifions – as we go along » .
Que les jeux de langage évoluent, cela s’explique précisément par le
fait qu’ils sont des instruments et qu’ils doivent donc s’adapter aux
modifications de l’environnement et aux nouveaux buts à satisfaire.
Il ne peut, avions-nous dit, y avoir de règles et donc de sens
315
déterminés que « là où la vie suit un cours régulier » . Toutefois, les
formes de vie dont sont issues les règles sont elles-mêmes fluctuantes
et seulement plus ou moins régulières. « L’arrière-plan, c’est tout le
train-train d’une vie. Et notre concept caractérise un certain élément de
ce train-train. Et déjà le concept de “train-train” entraîne
l’indéterminité. Car ce n’est que par une répétition constante que se
produit un “train-train”. Et une “répétition constante” n’a pas de
316
commencement déterminé » . Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que
les règles de nos jeux de langage soient imprécises et évolutives.
On voit donc en quoi l’idée même d’un langage idéal – d’une
idéographie – dont la structure serait définie une fois pour toutes et les
concepts parfaitement déterminés apparaît désormais à Wittgenstein
comme un projet totalement chimérique. La rationalité qui s’exprime
dans le langage ne peut en effet s’envisager en dehors d’une double
perspective génétique et pragmatique ; un jeu de langage a toujours
une histoire et une ou plusieurs fonctions dans des formes de vie.
L’idée même de signification ne peut être détachée des pratiques
quotidiennes et de leurs régularités. Dire que le sens d’une expression
réside dans des contextes d’utilisation, c’est dire qu’il est lié à des
pratiques, à des formes de vie, dans lesquelles il tient une fonction
particulière. Identifier sens et usage, c’est rapporter la signification aux
projets, aux desseins qu’elle sert. « Demande-toi : à quelle occasion,
dans quel but disons-nous cela ? Quelles manières d’agir accompagnent
ces paroles ? (Pense à l’acte de saluer !) Dans quelles scènes emploie-t-
317
on ces manières d’agir, et à quelle fin ? » .
En dernière analyse, le sens de la proposition est sa « finalité », c’est-
à-dire le rôle qu’elle joue dans le jeu de langage et, par là, la place
qu’elle occupe dans la forme de vie. Or, ce rôle s’évalue dans les
contextes d’utilisation de cette proposition, ainsi que dans les
procédures qui président à la vérification de la légitimité de cette
assertion : « Ce que l’on regarde comme le fondement d’une
318
affirmation constitue le sens de cette affirmation » . Déterminer le
sens de la proposition « Il pleut », ce n’est rien d’autre que répondre
aux questions : Dans quels contextes dit-on « Il pleut » ? Et comment
vérifie-t-on éventuellement l’exactitude ou plus généralement la
pertinence de cette affirmation ? À cet égard, l’identification du sens
d’une proposition avec ses conditions de vérité qui avait été faite dans
le Tractatus n’est pas complètement remise en question. Au contraire,
cette thèse est explicitement réaffirmée par le second Wittgenstein :
« Chaque proposition dotée de sens doit nous indiquer par son sens
319
comment nous convaincre de sa vérité ou de sa fausseté » . Mais,
désormais, les conditions de vérité d’une proposition ne constituent
plus qu’un des aspects de son sens : « S’interroger sur la possibilité de
vérifier une proposition et sur son mode de vérification n’est qu’une
forme particulière de la question : “Comment entends-tu cela ?”. La
320
réponse est une contribution à la grammaire de la proposition » .
Parmi les règles qui régissent l’usage d’une proposition, il faut compter
celles qui président à sa vérification ; et l’étude de ces dernières
constitue donc une contribution parmi d’autres à la mise en évidence de
la « grammaire » de cette proposition.
Si la théorie de la signification du second Wittgenstein consiste donc
partiellement en une réinterprétation pragmatiste de celle qui prévalait
dans le Tractatus, elle est en fait aussi et surtout dirigée par une
critique très vive d’un certain mythe philosophique qui conçoit la
signification comme une entité nouvelle qui s’adjoint au symbole et lui
est associée. À juste titre, Frege et Russell avaient dénoncé la
conception psychologiste qui faisait de la signification une entité
mentale subjectivement vécue. La signification d’un mot ne se réduit en
effet en aucun cas à tel ou tel vécu. C’est l’usage d’un signe, et non un
quelconque « sentiment interne », qui détermine sa signification. Deux
expressions n’ont pas des significations identiques parce qu’elles sont
associées au même vécu ; c’est dans la mesure où elles sont utilisées de
la même façon qu’elles acquièrent un même sens. À l’inverse, une
expression a deux significations différentes si elle a deux types
d’emploi assez différents. « “Le mot ‘x’a deux significations”, cela veut
321
dire : il y a deux façons de l’employer » .
C’est l’usage d’un signe et non un quelconque « processus mental »
qui lui confère sa signification. Que la flèche → indique une direction
322
« n’est pas un “abracadabra” que seule l’âme pourrait accomplir » . Il
n’est aucun besoin de supposer que le signe doit, pour ne pas perdre sa
signification, s’accompagner sans cesse de représentations psychiques.
C’est dans l’usage que réside le sens. Le sens n’est donc pas quelque
chose qui s’ajoute au mot ; c’est sa fonction. « On dit : L’important n’est
pas le mot, mais sa signification ; et on pense alors la signification
comme une chose du même genre que le mot, et néanmoins différente
de lui. Ici le mot, et là sa signification. L’argent, et la vache que l’on
323
peut acheter avec. (Mais d’un autre côté : l’argent, et son utilité) » .
Les mots ne sont que des outils. Or, rien ne doit s’ajouter au bâton pour
en faire un levier, sinon une certaine utilisation : « Un mot n’a de
signification que dans l’appareil de la proposition. C’est comme si on
disait qu’un bâton n’est levier qu’au moment de son emploi. Seule
324
l’application qu’on en fait le constitue comme levier » .
Wittgenstein formule l’hypothèse d’une « maladie psychique »
particulière qui rendrait celui qui en souffre incapable de ressentir les
images mentales ou les autres vécus en quoi la signification est
supposée résider. Or, il est clair que si de tels « aveugles à la
signification » se montraient aptes à participer adéquatement à des
échanges linguistiques, on ne leur dénierait certainement pas la
maîtrise du sens des termes qu’ils utilisent sous prétexte qu’ils ne le
« vivent » pas au fond d’eux-mêmes : « Quand j’ai supposé le cas d’un
“aveugle à la signification”, ce fut parce que l’expérience vécue de la
signification semble n’avoir pas d’importance dans l’usage de la langue.
En d’autres termes parce qu’il semble qu’un aveugle à la signification
325
ne perde pas grand-chose » .
Cependant, si le sens d’un mot ne se réduit pas à une « idée » au
sens psychologiste, elle n’est pas non plus une « Idée » au sens
platonicien. Nous avons vu que, par réaction antipsychologiste, Frege
et le premier Russell avaient tous les deux flirté avec une conception
« platonicienne » qui concevait les significations, non comme des
entités mentales subjectives mais comme des entités idéales
intersubjectives, dont Frege alla même jusqu’à dire qu’elles composaient
un « troisième monde » distinct des réalités physiques comme des
réalités psychiques. Pour notre part, nous avons toutefois insisté sur les
tendances inversement nominalistes de l’analyse frégéo-russellienne,
puisque les concepts, qui sont les vecteurs du sens pour Frege et
Russell, ne désignent en fait que des fonctions classificatoires des
entités du monde (les objets) et non pas des entités supplémentaires
qui s’ajouteraient à ces dernières. Reste cependant que Frege et
Russell – et, avec eux, le premier Wittgenstein – ne peuvent s’empêcher
de succomber à un certain mythe de la signification en supposant que
le sens d’un terme du langage doit être parfaitement défini et stable –
de manière à ce que son extension puisse être exactement
déterminée – et qu’il doit préexister à son usage dans des propositions,
puisqu’il sert précisément à en fixer les conditions de vérité. Or, c’est là
une exigence idéographique dont le second Wittgenstein dénonce
explicitement le caractère illusoire.
La plupart des termes de nos langages sont utilisés selon des règles
peu précises et ne sont donc pas parfaitement univoques. Et ce n’est
pas là un défaut de nos langues empiriques, lesquelles ne
parviendraient pas à rendre compte de sens par ailleurs exacts. C’est,
pour Wittgenstein, un trait essentiel de la plupart de nos concepts que
de n’avoir pas de signification ferme et définitive. Car, comme nous
l’avons vu, bien loin que les concepts pâtissent de leur imprécision,
celle-ci est plutôt nécessaire à leur usage quotidien : « Frege compare
le concept à une circonscription, et il dit qu’une circonscription non
clairement délimitée ne peut en aucune façon être nommée
“circonscription”. Probablement cela veut-il dire que nous ne pouvons
rien en faire. – Mais est-il dénué de sens que de dire : “Tiens-toi à peu
326
près là !” ? » . La même critique s’adresse d’ailleurs à la prétention
russellienne de réduire certains noms propres à des descriptions
conceptuelles aux traits définitoires parfaitement définis :
« D’après Russell, nous pouvons dire : Le nom “Moïse” peut être défini au
moyen de différentes descriptions. Par exemple, comme “l’homme qui
conduisit les Israélites à travers le désert”, comme “l’homme qui vécut à
cette époque et en ce lieu, et qui reçut le nom de ‘Moïse’”, “l’homme qui,
enfant, fut sauvé des eaux du Nil par la fille de Pharaon”, etc. Et selon
qu’on adopte l’une ou l’autre de ces définitions, la proposition “Moïse a
existé” acquiert un sens différent, et il en va de même pour toutes les autres
propositions portant sur Moïse. (...) Mais quand j’énonce quelque chose au
sujet de Moïse – suis-je dans tous les cas prêt à substituer à “Moïse” l’une
quelconque de ces descriptions ? Peut-être dirais-je que par “Moïse”
j’entends l’homme qui a fait toutes les choses que la Bible attribue à Moïse,
ou du moins, bon nombre de ces choses. Mais combien ? Ai-je décidé
combien de choses devraient se révéler fausses pour que je renonce à ma
proposition et la considère comme fausse ? Le nom “Moïse” possède-t-il
donc pour moi un emploi fixe et univoquement déterminé dans tous les cas
possibles ? – N’est-il pas vrai que j’ai pour ainsi dire toute une série de
béquilles en réserve, et que je suis prêt à m’appuyer sur l’une si on me retire
327
l’autre, et vice versa ? » .
Puisque le sens réside dans l’usage, et que l’usage est le plus souvent
fluctuant, multiple, mal délimité, il ne faut pas s’étonner que de
nombreuses significations ne soient pas parfaitement déterminées.
« Quand nous considérons l’usage réel d’un mot, nous voyons quelque
chose de fluctuant (…) Ainsi, on pourrait dire que l’usage du mot
“bon” (au sens éthique) est composé d’un très grand nombre de jeux
apparentés. Qui seraient pour ainsi dire les facettes de l’usage. Mais
justement, c’est la connexion de ces facettes, leur parenté, qui créent ici
328
un concept » . Il en va exactement de même pour les concepts de
« nombre » ou de « jeu » ; dans la vie quotidienne, ils font l’objet d’une
multitude de jeux de langage différents qui ne se ressemblent que
partiellement. Leur signification est donc assez « vague », « floue »,
même si on peut bien sûr inventer un nouveau jeu où ces mots ne
seraient utilisés que dans certains contextes précis. « Qu’est-ce qui est
encore un jeu, qu’est-ce qui n’en est plus un ? Peux-tu indiquer des
limites ? Non. Tu peux tracer certaines limites, car jusqu’ici aucune n’a
329
été tracée » . C’est, par exemple, ce que fait l’arithmétique avec le
mot « nombre » ou la physique avec le mot « force ».
RÉSUMÉ
Dans le Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein
entreprend d’expliciter dans toute leur radicalité les principes et
enjeux du projet philosophique mis en œuvre par Frege et
Russell. Au fondement de ce projet, il y a la thèse de la triple
isomorphie de la raison, du langage et du monde : le
langage rationnel – l’idéographie – doit refléter, dans ses
structures syntaxiques, les articulations logiques de la pensée,
mais celles-ci sont alors aussi les articulations ontologiques,
les formes structurelles du monde tel qu’il peut être
rationnellement pensé et dit.
Cette triple structure, c’est l’atomisme logique qui en donne la
clé. Comme les analyses logiques de Frege et Russell l’ont
montré, c’est la pensée propositionnelle (Gedanke) qui est
l’atome de la pensée rationnelle, car c’est elle qui est susceptible
d’être vraie ou fausse ; les concepts ne sont que des
composantes fonctionnelles de ces pensées propositionnelles.
Dès lors, ce sont les phrases et non les mots qui sont les unités
fondamentales du langage ; et ce sont les faits – ou états de
choses – et non les choses qui sont les unités fondamentales du
monde. Par ailleurs, toute pensée rationnelle, aussi complexe
qu’elle soit, est entièrement analysable en termes de conditions
de vérité des pensées propositionnelles élémentaires qui la
constitue. Et, dès lors, toute théorie peut être réduite à une
fonction de vérité de phrases élémentaires ; de son côté, le
monde se dissout en faits. Cela veut aussi dire que la forme du
monde est entièrement logique et non réelle et que les « vérités
logiques » – tautologies – ne sont pas des vérités sur le monde,
puisque, étant nécessairement vraies, elles n’ont pas de
conditions de vérité dans le monde. Matière factuelle et forme
logique (vérifonctionnelle), telles sont donc les deux
composantes de la pensée, du langage et du monde.
Or, cela veut dire que la rationalité est entièrement forme et
n’est pas elle-même contenu, c’est-à-dire qu’on ne peut pas elle-
même la dire dans le langage ; on peut seulement la montrer –
l’exhiber, la refléter – dans la structure de l’idéographie. On
touche là les limites du langage, lequel peut assurément dire
la matière factuelle du monde mais ne peut pas dire
l’« essentiel », à savoir sa forme. Parce qu’ils ont ignoré ce
principe et qu’ils ont essayé de dire l’essence du monde, les
philosophes ont produit une multitude d’énoncés insensés,
qu’une reformulation idéographique rigoureuse devrait en
principe permettre d’éviter.
Rudolf Carnap
2. NOMINALISME ET PSEUDO-ENTITÉS
Mais en quoi réside exactement cette construction logique ? Pour
Carnap, constituer un objet a à partir d’objets b et c, c’est établir une
règle générale qui indique comment transformer les propositions
369
portant sur a en propositions portant sur b et c . Lorsqu’une telle
règle de traduction existe – c’est-à-dire que, pour toute fonction
propositionnelle portant sur a, il y a une fonction propositionnelle de
même extension portant exclusivement sur b et c –, a est alors dit
370
« réductible » à b et c . L’idée de constituer tous les objets de la
science les uns à partir des autres, Carnap dit l’hériter notamment de
371
Mach, d’Avenarius, de Husserl et de Meinong . Mais, pour Carnap,
comme pour Russell et Whitehead, une telle constitution doit donc
reposer sur les principes de construction logique de la théorie des
classes et surtout de la théorie des relations : « Classes et relations sont
372
les types formels des niveaux de constitution » . Par quelques règles
formelles de constitution de classes, de relations, de classes de classes,
de classes de relations, de relations de classes, etc., – règles que Carnap
formule notamment au paragraphe 104 –, on peut construire une
multitude d’« objets » de types logiques supérieurs qui sont autant de
« complexes logiques » des éléments du système. Et c’est ainsi que,
selon l’Aufbau, « les objets de toutes les sciences sont constitués à partir
des mêmes objets fondamentaux simplement par l’application des
373
formes de niveaux, classe et relation » .
Cela suppose évidemment une thèse d’extensionalité forte selon
laquelle, dans toute proposition portant sur une fonction
propositionnelle, celle-ci peut être remplacée par le symbole de son
extension (classe ou relation), thèse que Carnap justifie en montrant
que les prétendues propositions « intensionnelles » ne portent pas sur
des fonctions propositionnelles mais sur leur sens. Par la méthode
extensionnelle de constitution, on peut alors remplacer toutes les
fonctions propositionnelles de la science par des fonctions
propositionnelles extensionnellement équivalentes qui sont
exclusivement satisfaites par les seuls objets au sens propre, à savoir les
vécus élémentaires liés par la relation fondamentale du « rappel de
ressemblance ». Dans le paragraphe 119, Carnap formule ainsi la
traduction idéographique précise d’un concept scientifique
élémentaire – celui de classe sensible – en termes de rapports de rappel
de ressemblance ; cela donne évidemment une forme logique déjà
assez complexe.
En vertu de la coextensivité des fonctions propositionnelles, ces
transformations constitutives garantissent que la valeur logique des
propositions de la science – c’est-à-dire leur valeur de vérité – sera
intégralement préservée, même si la valeur cognitive de ces
propositions – les contenus de représentation qui leur sont associés –
peut bien entendu être modifiée si l’on parle d’états neuronaux plutôt
que de désirs. Dans sa « reconstruction rationnelle » du système de la
science, la théorie de la constitution, dit Carnap, ne prétend conserver
que la teneur logique et non nécessairement psychologique ou cognitive
des propositions scientifiques.
Dans le paragraphe 159, Carnap rapporte l’identification des
fonctions propositionnelles coextensives à la théorie frégéenne de
l’identité de signification (Bedeutung) en dépit des différences de sens
(Sinn), théorie qu’il relit cependant à la lumière de la théorie
russellienne des descriptions définies. En effet, ce que Carnap assume
d’emblée, c’est qu’à part quelques authentiques noms propres, toutes
les désignations d’objet sont en fait des caractérisations conceptuelles
et qu’elles ont donc bien un sens (Sinn). Dès lors, deux désignations
d’objet peuvent avoir la même signification – désigner le même objet –
mais des sens différents. Leur valeur logique est la même, mais pas
leur valeur cognitive. Telle est, pour Carnap, le principe général des
jugements d’identité : « Le critère de l’identité de signification réside
dans la substituabilité : deux désignations ont la même signification si,
pour toute fonction propositionnelle dans laquelle l’introduction de
l’une des désignations forme une phrase vraie, il en est de même si l’on
introduit l’autre désignation. Telle est la définition de l’identité
374
logique » .
Reste à savoir comment concrètement les différents objets de la
science pourront être logiquement constitués les uns à partir des autres
ou logiquement réduits les uns aux autres. C’est évidemment à la
science de nous indiquer en quoi exactement les organismes vivants
sont des complexes logiques de cellules, en quoi les cellules sont des
complexes logiques de molécules ou en quoi les molécules sont des
375
complexes logiques d’atomes . Et c’est d’ailleurs parce que la
recherche est très avancée dans ce domaine que nous pouvons déjà
non seulement esquisser les grandes lignes de la constitution des objets
des sciences naturelles, mais même, dans de nombreux cas, développer
précisément et dans le détail la forme logique de cette constitution. Il
en va un peu différemment pour les objets des sciences humaines ou
des sciences de l’esprit ; notre connaissance scientifique de ces objets –
comme l’inconscient, les coutumes ou les groupes sociologiques – est
souvent encore insuffisante en 1928 pour qu’on puisse déjà donner la
forme logique exacte de leur (re)constitution. Mais, avons-nous dit,
cela n’est pas pour autant, pour Carnap, une objection de principe au
projet constitutif ; avec les progrès de la science, tous les obstacles
factuels seront progressivement levés.
Une question toutefois particulièrement difficile concerne plus
spécifiquement les passages d’un niveau constitutif à un autre, c’est-à-
dire le passage du niveau des vécus élémentaires au niveau des objets
physiques, le passage du niveau des objets physiques au niveau des
objets psychiques et le passage du niveau des objets psychiques au
niveau des objets « spirituels » (geistig). Déterminer quelles fonctions
propositionnelles – ou quels complexes logiques de fonctions
propositionnelles – d’un niveau sont exactement équivalentes à des
fonctions propositionnelles d’un autre niveau, c’est un travail que la
science n’a pas encore réalisé de manière suffisamment complète et
systématique, mais c’est aussi un travail souvent parasité par des
considérations métaphysiques sur l’« essence » supposée des objets des
différents niveaux et de leurs relations. Ainsi, la question scientifique de
la correspondance psychophysique est-elle sans cesse obscurcie par des
considérations métaphysiques sur l’essence de la relation entre corps et
esprit. Mais, dit Carnap, le projet constitutif doit se contenter d’établir
des correspondances extensionnelles entre fonctions propositionnelles
des différents niveaux, correspondances que les sciences empiriques
peuvent lui fournir ; il ne se préoccupe pas des problèmes
métaphysiques d’essence, qui sont d’ailleurs empiriquement
376
indécidables . Une fois encore, il faut rappeler que seule la valeur
logique des réductions importe au projet constitutif.
Indépendamment, donc, de tout enjeu métaphysique, on peut, selon
Carnap et d’après l’état de la science, supposer que les objets spirituels
pourront être réduits à – ou rationnellement reconstitués à partir de –
leurs manifestations psychiques et que les objets psychiques seront
réductibles à – ou logiquement constructibles à partir de – leurs
expressions psychiques. Quant aux objets physiques, ils doivent
pouvoir être constitués à partir des vécus – la base « autopsychique » –
malgré l’apparente difficulté de passer de la subjectivité du flux du
vécu à l’intersubjectivité des objets physiques. Pour le Carnap de 1928,
cette difficulté est en fait un faux problème, dans la mesure où ce sont
seulement les propriétés structurelles du vécu qui intéressent la
science, même au niveau autopsychique ; dès lors, étant communes à
tous les flux de vécu, ces propriétés structurelles peuvent sans réelle
377
difficulté fonder des objets intersubjectifs .
Ainsi dessiné, le projet de l’Aufbau est donc bien une sorte
d’accomplissement de l’entreprise frégéo-russellienne, tant en ce qui
concerne l’ambition idéographique qu’en ce qui concerne la thèse
logiciste. Il s’agit en effet tout d’abord de (re)formuler l’ensemble du
discours scientifique dans une idéographie rigoureuse qui fasse
immédiatement apparaître les rapports formels entre les propositions
de la science ainsi qu’entre les entités que ces propositions font
intervenir ; il s’agit ensuite de montrer que ces rapports formels sont
purement logiques – et donc, dit Wittgenstein, « vides de sens
propre » – et non pas, comme le prétendait Kant, « synthétiques a
priori ».
Avec Russell, nous avons par ailleurs montré toute la portée
nominaliste que revêt potentiellement le projet logiciste. En effet, si des
entités du discours scientifique comme les classes, les nombres ou les
points de l’espace peuvent être construites de manière purement
logique, ce ne sont en fait que de pseudo-entités sans portée
ontologique nouvelle, puisqu’il s’agit de simples manières abrégées de
parler de certaines relations (ou classes de relations) particulières entre
ces authentiques entités élémentaires que sont les objets. Or, c’est
exactement le même point de vue qu’on retrouve dans l’Aufbau, dont
l’introduction commence d’ailleurs par la citation de Russell : « The
supreme maxim in scientific philosophing is this : Wherever possible,
378
logical constructions are to be substituted for inferred entities » . Si l’on
parvient à construire rationnellement des entités telles que les atomes
comme de simples abréviations pour certaines configurations de
données sensibles, on se dispense de devoir postuler l’existence de ces
entités comme ce qui serait sous-jacent aux phénomènes empiriques et
pourrait seul les expliquer.
Reconstruit logiquement, l’atome n’est plus qu’une pseudo-entité et
le symbole « atome » n’est qu’un « nom », c’est-à-dire en fait pas du
tout un nom propre – qui désignerait directement un objet – mais bien
l’abréviation d’une expression conceptuelle complexe. À vrai dire,
Carnap ne tire pas tout à fait cette conclusion nominaliste ; il affirme
plutôt que la science n’a pas à se prononcer sur l’existence « en soi »
des entités dont elle parle, puisqu’elle peut parfaitement elle-même se
donner ces entités par pure construction logique :
« Le système de constitution montre que l’on peut constituer tous les objets
à partir de “mes vécus élémentaires” en tant qu’éléments fondamentaux ;
en d’autres termes, compte tenu de la signification de “constituer”, on peut
transformer toutes les propositions (scientifiques), en conservant leur
valeur logique, en propositions portant sur mes vécus (plus exactement, sur
des relations entre mes vécus). Tout objet qui n’est pas lui-même l’un de
mes vécus, est alors un quasi-objet ; son nom sert à parler de mes vécus de
manière abrégée. Au sein du système de constitution et par suite de la
science rationnelle, le nom a donc seulement la valeur d’une abréviation ;
la question de savoir s’il désigne en outre quelque chose “d’existant en soi”
379
appartient à la métaphysique et n’a aucune place dans la science » .
Cela veut dire aussi qu’à part les vécus élémentaires eux-mêmes, les
objets de la science ne sont pas identifiés par « monstration » – « by
acquaintance », dirait Russell –, mais bien par une caractérisation
relationnelle, c’est-à-dire une description définie, qui est satisfaite par
une et une seule configuration de vécus élémentaires. Se dessine dès
lors chez Carnap une ontologie à la fois très riche et très
parcimonieuse. Très riche parce que sont structurellement caractérisées
toute une série d’entités de niveaux différents, entités qui font l’objet
d’investigations et de propositions vraies ou fausses. Très parcimonieuse
néanmoins dans la mesure où la caractérisation structurelle de ces
entités n’est en fait qu’une description définie, qui est satisfaite par ces
seuls authentiques objets que sont les vécus élémentaires.
Insistons sur le fait que, pour Carnap comme d’ailleurs pour Russell,
cette maxime « nominaliste » a valeur de principe purement
méthodologique et est indépendante de toute prise de position
métaphysique, par exemple « réaliste », « idéaliste » ou « solipsiste ».
Parler de « quasi-objet », c’est indiquer qu’un objet du discours est un
« complexe logique » d’éléments et n’est donc pas du même type
logique que ceux-ci ; ce n’est pas nier par principe sa « réalité ». À vrai
dire, poursuit Carnap, la notion de réalité elle-même doit être revisitée,
puisque la théorie de la constitution indique notamment que les objets
matériels qu’étudie la science sont eux-mêmes des quasi-objets, c’est-à-
dire des complexes logiques de vécus élémentaires. En fait, tous les
objets du système de constitution sont des « complexes logiques » des
objets fondamentaux du système et sont intégralement réductibles à
eux. Néanmoins, n’étant pas du même type que leurs éléments, ces
complexes logiques – classes, relations, classes de classes, classes de
relations, etc. – ne sont pas simplement la totalité de leurs éléments ;
380
ce sont des complexes « indépendants » de leurs éléments .
L’influence russellienne est prégnante : les classes ou les relations ne
sont pas des objets du domaine de leurs éléments mais, à l’égard de ce
domaine, ce ne sont que des « quasi-objets » ; et les signes qui y
réfèrent ne sont pas d’authentiques noms d’objets mais des signes
insaturés qui ne peuvent qu’improprement occuper la place
grammaticale des noms propres, en particulier la place du sujet
d’énoncés authentiquement prédicatifs. D’où l’importance des règles de
traduction qui permettent de retransformer les phrases portant sur des
quasi-objets en phrases où seuls d’authentiques noms d’objets occupent
la place des noms propres.
Profondément inspirée par ses maîtres, l’entreprise de l’Aufbau mène
à son terme le projet logiciste et l’accomplit dans toutes ses
conséquences ontologiques et épistémologiques. Ainsi, l’universalisme
logique de Frege et Russell se mue-t-il, dans l’Aufbau, en principe
d’unification de la science. Frege, nous l’avons vu, affirmait l’unité et
l’universalité du domaine d’objets que parcourent toutes les fonctions
propositionnelles du discours théorique. Or, cette thèse, que partageait
le premier Russell, n’avait en fait été remise en question par ce dernier
qu’au nom de la distinction des types logiques, distinction qui impose
de restreindre le domaine de variation des arguments d’une fonction
propositionnelle aux objets d’un type donné. Cependant, dans la
mesure où les objets de type supérieur ne sont, chez Russell, que des
classes ou des relations d’objets de type inférieur, la théorie
russellienne des types implique en fait moins la définition de domaines
ontologiques disjoints et parallèles que la hiérarchisation du domaine
universel des objets en différents types caractérisés par leur niveau de
complexité logique.
Mais c’est là aussi exactement ce que souligne Carnap dans l’Aufbau.
D’une part, en effet, comme l’affirme le paragraphe 4, il n’y a qu’un
seul domaine d’objets et, d’autre part, comme le souligne le
paragraphe 25, il faut distinguer plusieurs niveaux de complexité
logique dans la constitution des pseudo-objets de la science, chacun de
381
ces niveaux définissant une « sphère d’objets » spécifique. Ces deux
thèses, qui peuvent sembler incompatibles, trouvent leur
conciliation dans le paragraphe 41 :
« Il est maintenant possible de reconnaître en quel sens sont compatibles
les deux thèses de la théorie de la constitution que nous avons déjà établies
auparavant mais qui paraissaient se contredire. Il s’agit des thèses de l’unité
du domaine de l’objet et de la pluralité des types d’objets indépendants.
Dans le système de constitution, tous les objets sont constitués à partir de
certains objets fondamentaux mais selon une construction par niveaux.
Comme la constitution s’opère à partir des mêmes objets fondamentaux, il
s’en suit que les propositions portant sur tous les objets peuvent être
transformées en propositions sur ces objets fondamentaux, de sorte que la
science, en vertu de la signification logique de ses propositions, ne traite
que d’un unique domaine. Tel est le sens de la première thèse. La science
cependant ne fait nullement dans sa démarche pratique un usage constant
de cette convertibilité en transformant effectivement toutes ses
propositions. Au contraire, ses propositions présentent en règle la forme de
propositions portant sur des objets constitués, non sur des objets
fondamentaux. Et ces objets constitués appartiennent à des niveaux de
constitution différents qui tous sont étrangers les uns aux autres. Suivant la
forme logique de ses propositions, la science a donc affaire à de multiples
types d’objets indépendants. Tel est le sens de la seconde thèse. La
cohérence des deux thèses repose sur la possibilité de constituer à partir
des mêmes objets fondamentaux différents niveaux correspondant à des
382
sphères d’objets distincts » .
Très justement, Carnap voit, dans cette ontologie unifiée et
stratifiée, le corrélat d’une conception unifiée de la science. Car, en
rapportant tous les concepts de la science les uns aux autres à travers
leurs liens logiques mutuels, ce que Carnap vise, c’est bien évidemment
aussi et surtout une science unitaire, dont les différentes disciplines ne
porteraient pas sur des domaines ontologiques différents – le domaine
des corps, le domaine des esprits ou des états mentaux, le domaine des
objets sociaux ou culturels, le domaine des valeurs, etc. – mais
constitueraient bien plutôt des niveaux de discours distincts, bien que
logiquement dépendants les uns des autres, sur un seul et même
domaine d’« objets » fondamentaux : « Si un système de constitution des
concepts ou des objets du type que nous avons indiqué s’avère possible,
il s’en suit que les objets ne se répartissent pas en domaines disjoints,
qu’il n’y a au contraire qu’un domaine d’objets et donc qu’une seule
383
science » .
3. L’INSIGNIFIANCE DE LA MÉTAPHYSIQUE
Par ailleurs, ce projet d’unification de la science se double chez
Carnap d’une entreprise de démarcation du discours scientifique par
rapport à la métaphysique, entreprise qui s’inscrit là aussi dans la
droite ligne des pionniers de la philosophie analytique. Comme chez
Frege et Russell, la retranscription idéographique d’un énoncé est, pour
Carnap, ce qui garantit qu’il est logiquement bien construit et qu’il a un
sens. Dès lors, dit l’Aufbau, là où les entités dont on parle peuvent
trouver une expression idéographique rigoureuse dans le système de
constitution – c’est-à-dire que leur nature et leur complexité logique
sont parfaitement déterminées et apparentes –, on est en science ;
lorsque ce n’est pas le cas ou lorsqu’on veut aller au-delà de ce que la
transcription idéographique fait clairement apparaître, on est en
métaphysique. Et, pour Carnap, la plus grande suspicion doit porter sur
le discours métaphysique dans la mesure où, ne pouvant énoncer ses
thèses de manière logiquement rigoureuse, ce discours est
constamment en danger de formuler des affirmations ou des questions
logiquement mal construites et donc insensées.
En outre, chez Carnap, ce critère de reconstructibilité logique
coïncide avec un autre critère de démarcation entre science et
métaphysique, qui sera au coeur de l’article « Pseudo-problèmes en
philosophie » : celui de la vérifiabilité empirique. Car, en effet, dès qu’un
énoncé peut être traduit dans le système de constitution, ses conditions
empiriques de vérité sont rigoureusement établies, puisqu’il est ainsi
logiquement transformé en une proposition – souvent logiquement très
complexe – qui porte uniquement sur des relations simples entre vécus
élémentaires et, à travers eux, entre sensations :
« Indiquer l’essence d’un objet ou, ce qui revient au même, la signification
du symbole d’un objet consiste donc à fournir les critères de vérité des
phrases dans lesquelles le symbole de cet objet peut apparaître. […] Pour
l’essence constitutionnelle d’un objet, le critère réside dans la formule de
constitution de l’objet en tant que règle de transformation à l’aide de
laquelle toute phrase dans laquelle apparaît le symbole de l’objet, peut être
progressivement traduite en phrases portant sur des objets d’un niveau de
constitution inférieur et finalement en une phrase portant uniquement sur
la (les) relation(s) fondamentale(s). Si nous considérons que les paires de
vécus formant la liste constitutive de la (des) relation(s) fondamentale(s)
traduisent les états de choses originels, le type de critère précédent consiste
donc à réduire toutes les phrases portant sur l’objet dont on recherche
l’essence constitutionnelle, aux phrases dont on peut établir la valeur de
384
vérité en fonction des états de choses originels » .
Kant avait qualifié de « métaphysique » toute application de la
rationalité théorique à des objets excédant l’expérience sensible. Ce
que montre Carnap, c’est que la reconstruction logique de l’objet d’un
discours théorique est la meilleure manière de garantir sa signification
empirique, c’est-à-dire ses conditions empiriques d’existence. Telle est
la ligne de force du « positivisme logique » de Carnap : par la
construction purement logique de ses « objets », la science peut se
385
donner leur « essence constitutionnelle » sans se préoccuper de leur
essence métaphysique et peut vérifier leur existence empirique – la
satisfaction ou non de ces concepts complexes par des vécus
élémentaires – tout en se dispensant de toute interrogation
métaphysique sur leur existence « en soi ».
Que toute la science empirique ne soit que forme logique et
matériau sensoriel ; que, tout entière, elle procède par classification
conceptuelle et relationnelle des vécus élémentaires et par construction
de complexes logiques sur la base de ces classifications : telle est la
thèse générale que défend l’Aufbau à partir des outils logiques forgés
par Frege et Russell, à savoir :
la distinction radicale du concept et de l’objet, l’interprétation
du concept comme fonction et l’analyse de la prédication
comme saturation d’une fonction par un objet-argument ;
la théorie russellienne des descriptions définies qui renforce
encore cette distinction en mettant en lumière de pseudo-noms
propres qui ne désignent pas directement un objet, mais
l’isolent par une caractérisation conceptuelle qu’il est le seul à
satisfaire ;
la construction logique de classes par les fonctions
propositionnelles et surtout de classes de classes qui satisfont
des propriétés communes (principe d’abstraction) ;
la logique des relations de Russell, qui enrichit énormément
cette stratégie de construction logique d’entités de niveau
supérieur.
6. DE LA SYNTAXE À LA SÉMANTIQUE
Contemporaine des premiers travaux de Tarski sur la sémantique
formelle, toute cette recherche « syntaxique » de Carnap pointe sans
cesse vers la nécessité d’une sémantique, à laquelle Carnap lui-même
va bientôt se consacrer et apporter des contributions majeures. Ainsi, à
l’occasion d’une analyse d’« antinomies syntaxiques » comme le
paradoxe du menteur, Carnap reconnaît, dans la Syntaxe, que la vérité
et la fausseté ne sont pas véritablement des propriétés syntaxiques et
que, au mieux, on peut, dans la syntaxe, exprimer la validité par
l’analyticité et le fait que « si un énoncé est vrai, un autre l’est aussi »
441
par la « conséquence logique » .
Par ailleurs, lorsqu’il définit trois manières de construire un système
axiomatique, Carnap s’interroge sur le type d’interprétation – de
modèle – que chacun doit recevoir. Dans une perspective syntaxique, il
conçoit ces modèles comme des traductions du langage interprété dans
un autre langage ; dans une des manières de construire un système
axiomatique – en prenant pour axiomes des fonctions propositionnelles
avec des variables primitives libres –, le modèle consiste cependant à
identifier des séries de valeur de substitution qui rendent vrais les
axiomes.
Enfin, nous l’avons vu, la Syntaxe soutient la possibilité de dire la
syntaxe dans le langage lui-même. En utilisant la stratégie des nombres
de Gödel – ce qui ne nécessite d’introduire qu’un seul symbole primitif
supplémentaire –, on peut même le faire sans ajouter d’axiome et de
règle d’inférence supplémentaire, puisque les axiomes et les règles qui
régissent le comportement des nombres de Gödel représentant les
symboles de la syntaxe ne sont rien d’autres que les lois de
l’arithmétique, qu’on peut tirer du système. Cependant, certains des
concepts métalogiques ne peuvent être définis au sein du langage.
Ainsi, dans le langage I, la définition de certains concepts comme
« dérivable » ou « démontrable » suppose des opérateurs illimités qui
n’apparaissent pas dans le langage I, mais seulement dans le langage II.
Dans ce cas, il faut donc un langage plus puissant pour exprimer
certaines propriétés métalogiques du langage-objet. Mais, dans le
langage II, le problème se pose à nouveau pour certains concepts
métalogiques comme celui d’« analyticité ». Carnap montre qu’on peut
formuler la définition de ce terme pour le langage II dans une syntaxe
strictement formalisée, mais ce n’est pas celle du langage II. D’une
manière plus générale, Carnap montre que, pour aucun langage non
contradictoire, la définition d’« analytique » dans ce langage ne peut
être formulée dans la syntaxe de ce langage lui-même. Sur ce point – et
sur celui de l’impossibilité de démontrer la non-contradiction du
langage II dans le langage II lui-même, contrairement à l’espoir de
Hilbert –, Carnap renvoie à la démonstration de Gödel et,
ponctuellement, à l’article de Tarski « Le concept de vérité dans les
langues formalisées » paru en langue polonaise en 1933.
Après la parution de la Syntaxe et notamment dans la foulée de la
parution en 1936 de la traduction allemande du texte de Tarski,
Carnap se lance à son tour dans les recherches sémantiques. Dès 1942,
il publie Introduction to semantics, un volume introductif à une série
d’études sémantiques plus techniques qui doivent le suivre. D’emblée,
ce nouvel ouvrage revendique la nécessité d’ajouter à l’analyse
purement formelle du langage une « théorie de la signification et de
442
l’interprétation » . À cet égard, Carnap rend hommage aux travaux
fondateurs de l’école de Varsovie et, singulièrement, à ceux de
443
Tarski . Dans le même temps, il signale les réticences de certains de
ses « camarades empiristes » à l’égard de notions sémantiques comme
celles de « proposition » – distinguée de la « phrase » qui l’exprime – ou
de « vérité ». Quine, qui est remercié un peu plus loin pour ses
remarques critiques sur une version antérieure du manuscrit, est
certainement visé par cette remarque.
Dans la nouvelle perspective, des notions comme celles de
conséquence logique, d’analyticité ou de synonymie ne sont plus
définies syntaxiquement mais à travers des conditions de vérité et de
satisfaction. En outre, les notions de dérivabilité formelle ou de
contradiction formelle sont envisagées comme des notions sémantiques
particulières. Finalement, c’est toute la théorie de la déduction logique
qui « devient elle-même une partie de la sémantique ».
Un paragraphe ajouté en appendice à l’Introduction to semantics fait
le point sur les modifications apportées par rapport à l’approche qui
était celle de la Syntaxe. Sans être erroné, le travail effectué en 1934
pour définir en termes syntaxiques une notion de conséquence logique
plus large que celle de dérivabilité – travail consistant essentiellement
à rapporter la dérivabilité initiale à une dérivabilité plus puissante –
gagne, dit Carnap, à être remplacé par une définition sémantique de la
vérité et de la conséquence. Les notions sémantiques de « vérité
logique » et « vérité factuelle » remplacent avantageusement les
notions de « phrases logiques » et « phrases descriptives » qui étaient
distinguées au paragraphe 22 de la Syntaxe. Le concept d’extensionalité
doit lui aussi être d’abord regardé comme un concept sémantique, dont
on peut ensuite définir un correspondant syntaxique. L’hypothèse
d’extensionalité reste maintenue, bien que réinterprétée en termes
sémantiques. Le principe de tolérance est, lui aussi, maintenu, mais il
concerne prioritairement la construction d’un système sémantique, qui,
quant à lui, contraint alors la construction de la syntaxe qui prétend en
rendre compte adéquatement. Et, bien sûr, certaines des thèses
fondamentales de la Syntaxe qui en guidaient l’approche générale
doivent être abandonnées.
« Au paragraphe 71 de la Syntaxe, il était dit qu’une analyse du langage est
soit formelle et donc syntaxique soit psychologique. Aujourd’hui, je dirais
qu’il y a la possibilité d’une analyse sémantique en plus de ces deux sortes
d’analyse (dont la seconde est celle que j’appellerais maintenant
“pragmatique”). Dès lors, je ne crois plus qu’“une logique de la signification
est superflue” ; je considère désormais la sémantique comme
l’accomplissement de la recherche ancienne d’une logique de la
signification, recherche qui n’avait pas encore trouvé auparavant de
444
réponse précise et satisfaisante » .
Quant à la caractérisation de la philosophie comme étude
syntaxique du langage de la science, elle doit évidemment être
445
élargie à « l’analyse sémiotique » , c’est-à-dire l’analyse logique –
syntaxique et sémantique – du langage, mais aussi l’étude –
pragmatique – de l’acquisition et de la communication de la
connaissance.
Dans les années qui suivent l’Introduction to semantics, Carnap
poursuit le travail entamé dans cette direction. En 1943, paraît
Formalization of logic, le second volume des « Études sémantiques »,
puis, en 1947, Meaning and necessity, qui s’aventure en outre sur le
terrain des logiques modales quantifiées.
En 1950, pour répondre notamment à une objection empiriste
contre le fait que sa sémantique l’oblige à admettre des entités comme
des propositions, Carnap revient une fois encore sur la problématique
philosophique des questions d’existence et sur la distinction entre
questions scientifiques – sensées et légitimes – et questions
métaphysiques – illégitimes, parce que dénuées de sens. Dans une large
mesure, les thèses développées dans l’article « Empirisme, sémantique
446
et ontologie » reprennent le point de vue développé en 1934. Fidèle
aux principes qui le guidaient dans la Syntaxe logique du langage,
Carnap oppose les questions ontologiques internes aux questions
ontologiques externes. Les premières, qui demandent quelles sont les
entités qui existent au sein d’un cadre linguistique particulier, sont les
seules qui intéressent Carnap. Leurs réponses doivent pouvoir être
justifiées selon les modalités prévues par le cadre. Ainsi en va-t-il en
biologie, en physique nucléaire ou en mathématiques de questions
comme « il y a-t-il des éléphants ? », « des électrons ? », « des nombres
premiers plus grands qu’un million ? ». Les réponses aux deux
premières questions sont susceptibles de preuves empiriques, bien
qu’assez différentes l’une de l’autre, la réponse à la troisième d’une
preuve logique.
Les questions ontologiques externes, par contre, qui interrogent
l’existence d’entités indépendamment de tout cadre linguistique sont,
pour Carnap, insensées ; elles ne sont d’ailleurs jamais posées ni par les
scientifiques ni par l’homme de la rue, mais seulement par les
philosophes. Ces derniers voudraient qu’on détermine quelles sont les
entités existantes avant la construction de tout langage et qu’on
n’introduise alors dans le langage que les entités ainsi reconnues
comme légitimes. Or, si chaque cadre linguistique implique bien la
447
« reconnaissance » de certaines entités , il ne s’agit pas, pour Carnap,
d’une quelconque croyance théorique en la « réalité » – au sens
absolu – de ces entités, mais seulement de l’adoption de certaines
formes linguistiques. Et la question de savoir quelles formes
linguistiques adopter n’est en rien une question « théorique »,
« cognitive », mais une question purement pratique liée à l’usage que
448
l’on veut faire du langage concerné .
En particulier, la question de savoir s’il convient d’introduire le mot
« nombre » dans tel ou tel langage ne doit pas, pour Carnap, opposer
ceux qui croient que l’existence des nombres en tant qu’entités
effectives leur donne le droit de faire des affirmations sémantiques sur
les nombres comme designata des numéraux et ceux qui croient que,
puisqu’il n’y a pas de nombres, le mot « nombre » ne peut être introduit
que comme simple moyen d’abréviation. Dans cette dispute, dit
Carnap, « je suis incapable d’imaginer quel genre de preuve serait
considérée comme pertinente par les philosophes des deux camps et,
du coup, une fois découverte, pourrait trancher le débat, ou du moins
449
rendre une des deux thèses plus probable que l’autre » . La question
est plutôt celle de l’intérêt même de tel ou tel langage et, à cet égard,
introduire des termes abstraits se révèle parfois très utile, voire
indispensable. On reconnaît là évidemment un écho à la critique
antérieure du mode matériel du discours. Reformulés « sur le mode
formel », tous les énoncés de la science sont très clairement liés à un
langage particulier et le statut ontologique des « objets » étudiés dans
ce langage est manifestement interne à ce langage.
Qu’en est-il alors des entités abstraites de la sémantique elle-même ?
Qu’en est-il en particulier des propositions que la sémantique reconnaît
comme designata des phrases et auxquelles elle attribue des propriétés
spécifiques ? Dans un compte-rendu de Meaning and necessity, Gilbert
Ryle taxe de « théorie grotesque » le principe « “Fido”-Fido » selon
lequel chaque expression du langage désignerait une entité sémantique
de la même manière qu’un nom propre – « Fido » – désigne un individu
réel – le chien Fido. Pour Carnap, cependant, les critiques de Ryle sont
déplacées, dans la mesure où il ne s’agit en aucun cas pour le
sémanticien Carnap de faire des assertions ontologiques théoriques,
pas plus d’ailleurs que des assertions épistémico-psychologiques sur le
fait que telle ou telle entité sémantique serait immédiatement donnée
dans l’expérience sensible ou dans une quelconque intuition
rationnelle. Refusant de poser la question ontologique externe, Carnap
ne se veut ni réaliste ni nominaliste en sémantique, rejetant ces deux
450
thèses métaphysiques comme autant de « pseudo-affirmations » . S’il
y a reconnaissance par Carnap d’entités sémantiques, elle est toujours
intra-théorique ; et la question est donc de savoir s’il est plus ou moins
utile ou plus ou moins pertinent de développer une théorie sémantique
comme il le fait.
« La question externe n’est pas une question théorique, mais plutôt la
question de savoir si, oui ou non, nous adoptons ces formes linguistiques.
Cette adoption n’a nul besoin de justification théorique (sauf sous le
rapport du caractère bien adapté et de la fécondité), parce qu’elle
n’implique ni croyance ni assertion. Ryle dit que le principe “Fido”-Fido est
une “théorie grotesque”. Grotesque ou non, Ryle a tort de l’appeler une
théorie. Il s’agit plutôt de la décision pratique d’adopter certains
451
cadres » .
Le Carnap converti à la sémantique conclut alors, comme le Carnap
de la Syntaxe, par le principe de tolérance linguistique : « Soyons
circonspects quand il s’agit de faire des assertions et critiques quand il
s’agit de les examiner, mais tolérants quand il s’agit d’autoriser des
452
formes linguistiques » .
RÉSUMÉ
Reprenant le programme, esquissé par Russell et Whitehead, de
refondation logique des mathématiques et de l’ensemble des
principes de la rationalité scientifique, Carnap entreprend une
reconstruction logique du monde, c’est-à-dire une
reformulation idéographique de la science qui fasse
explicitement apparaître comment chaque entité du discours
scientifique est logiquement construite comme une fonction
complexe des propriétés et relations satisfaites par les vécus
élémentaires. À partir de ces propriétés et relations
immédiatement ressenties, on peut en effet construire, niveau
par niveau et au moyen d’opérations purement logiques, les
« objets » autopsychiques – vécus subjectifs plus ou moins
complexes – ; puis, à partir de leurs propriétés et relations, les
« objets » physiques ; puis, à partir des propriétés et relations
de ceux-ci, les « objets » hétéropsychiques – états mentaux
intersubjectivement appréhendables – ; puis, à partir des
propriétés et relations de ces derniers, les « objets » spirituels,
c’est-à-dire sociaux et culturels. À noter que les sensations elles-
mêmes – que des empiristes comme Mach mettaient au
fondement de toute la constitution du savoir scientifique – sont
déjà, pour Carnap, des constructions logiques à partir des vécus
élémentaires, dont elles ne peuvent être isolées que par un
principe logique d’abstraction que Carnap appelle « quasi-
analyse ». Dans cette perspective, toute la science apparaît
comme exclusivement constituée d’un matériau empirique –
les vécus élémentaires – et d’une forme logique, de sorte qu’il
n’y a plus aucune place pour le synthétique a priori kantien.
Par ailleurs, tous les « objets » de la science apparaissent comme
entièrement définis par des descriptions conceptuelles qui sont
ou non satisfaites par certaines configurations des vécus
élémentaires, seuls objets fondamentaux du système de la
science. À l’égard de ces derniers, les « objets » de la science ne
sont que des « constructions logiques », dont les propriétés ont
sans doute un sens spécifique et une teneur cognitive
particulière, mais sont néanmoins extensionnellement
équivalentes à des arrangements logiques complexes de
propriétés et relations des vécus élémentaires. On voit alors que
ce système permet tout à la fois de disposer de nombreux
niveaux de discours sur la réalité, niveaux de discours qui
portent chacun sur un type d’entités particulier, et de considérer
néanmoins, conformément au nominalisme, que toutes ces
entités ne sont que des pseudo-entités.
Dans la foulée, Carnap peut alors soutenir que toutes les entités
du discours qui ne peuvent être logiquement reconstruites de
cette manière pèchent doublement contre la raison. D’une part,
en effet, elles ne peuvent pas trouver leur place exacte dans
l’idéographie et sont donc suspectes d’être aussi dénuées de
sens que des expressions grammaticalement incorrectes comme
« Berlin cheval bleu » ou « pierre triste » ; d’autre part, comme
les propriétés qu’on attribue à ces entités ne sont pas
réductibles – extensionnellement équivalentes – à des propriétés
et relations des vécus élémentaires, on risque fort de formuler à
leur égard des énoncés « insensés » car dénués de conditions
(empiriques) de vérité. De là naît le combat positiviste et
scientiste de Carnap, qui en vient à clamer l’insignifiance de
toute métaphysique.
Dans la suite de son travail, Carnap fait davantage droit à la
multiplicité des manières de reconstruire rationnellement la
science, en défendant, avec Hilbert et contre Frege, la pluralité
des systèmes formels possibles. Un « principe de tolérance »
logique permet alors de choisir librement la syntaxe logique
du langage – c’est-à-dire l’ensemble des règles de formation et
de transformation des énoncés – de la science en ne se
contraignant que, d’une part, par des exigences métalogiques
(consistance, simplicité, complétude, etc.) et, d’autre part et de
manière subsidiaire, par la possibilité de trouver des
interprétations ou applications intéressantes. À cet égard, le
logicisme de Frege et Russell n’est donc qu’une des manières
possibles d’envisager les mathématiques, comme l’est d’ailleurs
l’intuitionisme de Brouwer, dont Carnap s’efforce de rendre
compte au moyen d’une syntaxe alternative à celle dont Frege
et Russell s’étaient servis pour fonder les mathématiques sur la
logique.
La perspective conventionnaliste dans laquelle s’inscrit
désormais Carnap n’atténue cependant pas son combat anti-
métaphysique, mais l’amène seulement à le reformuler. Puisque
plusieurs syntaxes et plusieurs constructions logiques sont
possibles pour la science, on peut aussi y trouver différents
types d’entités, dont l’existence est donc toujours relative au
langage et au système logique que l’on adopte. Or, une erreur
classique de la métaphysique, c’est précisément de négliger
cette relativité et d’affirmer ou de nier l’existence au sens absolu
de ce qui est en fait nécessairement lié à une syntaxe
particulière. Comme l’avait déjà regretté -Wittgenstein, la
métaphysique cherche à énoncer sur le « mode matériel » –
c’est-à-dire comme contenu – ce qui relève en fait de la forme
du discours. Toutefois, contrairement à Wittgenstein, Carnap
prétend qu’il est quand même possible de dire cette forme, mais
cela implique de passer au « mode formel » du discours, qui
énonce par exemple que le signe « 3 » est un nom de nombre.
Dans la lignée d’un certain nominalisme, Carnap qualifie de
« quasi-syntaxiques » les énoncés comme « 3 est un nombre »,
qui semblent porter sur les objets de la théorie mais portent en
fait sur les expressions de la théorie ; et il reproche alors à la
métaphysique de négliger leur caractère quasi-syntaxique et de
prétendre en tirer des thèses ontologiques absolues plutôt que
relatives à telle ou telle syntaxe.
Enfin, dans un troisième moment de son travail, Carnap se
préoccupe de rendre compte, par la sémantique, d’une série de
propriétés logiques des systèmes comme celles de
« conséquence logique » ou d’« analyticité », dont il avait
d’abord cherché à rendre compte en termes purement
syntaxiques. Ce passage de la syntaxe à la sémantique sera
alors l’occasion d’une nouvelle reformulation de sa critique de la
métaphysique, dénoncée cette fois pour sa prétention à poser
des questions ontologiques externes alors que seules ont du
sens les questions ontologiques internes.
Quelles sont les seules authentiques entités dont parle la science
et quels sont les objets de son discours qui relèvent exclusivement
de l’appareil logique et conceptuel ? Peut-on réduire logiquement
tous les énoncés de la science à des énoncés portant sur les vécus
élémentaires ? Et quelle conception de la « réduction » cette
entreprise présuppose-t-elle ? Que faut-il penser des énoncés qui
échappent à cette reformulation logique et à cette réduction ? N’y
a-t-il qu’une seule manière de procéder à la reconstruction
rationnelle de la science ? Et, sinon, quelles sont les implications
ontologiques de la pluralité des syntaxes possibles pour la
science ? Ces questions, qui sont au cœur de toute l’œuvre de
Carnap, seront aussi au fondement du travail – critique – de
Quine.
4. LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION
Entamée dès les années 1940, toute cette réflexion de Quine sur les
contextes intensionnels, ainsi que sur les notions de signifiance et de
synonymie, le mène rapidement à la thèse d’indétermination de la
traduction et à la critique de la notion d’analycité.
Dans un texte de 1951 intitulé « Le problème de la signification en
linguistique », Quine reprend cette problématique à partir du cas du
grammairien qui cherche à « spécifier la classe des phrases
502
signifiantes » de tel ou tel langage particulier, ainsi que du cas du
« lexicographe » qui cherche à « identifier les significations » à l’œuvre
dans ce langage. Pour isoler les caractères essentiels de ces deux
entreprises spécifiques, Quine imagine que grammairien et
lexicographe soient confrontés à un langage que personne n’a encore
jamais étudié et pour lequel ils ne disposent pas encore de
connaissance autre que celle qui provient de leur expérience de terrain.
Il montre alors toutes les difficultés principielles qui guettent le travail
de l’un et de l’autre. En particulier, le grammairien ne peut se
contenter de recenser les suites sonores que les locuteurs du langage
reconnaissent comme signifiantes, c’est-à-dire les suites sonores qui ne
suscitent pas chez eux de « réaction suggérant une bizarrerie
503
idiomatique » ; il doit mettre au jour une série de lois de
composition des unités sonores de manière à cerner l’ensemble des
suites sonores signifiantes possibles. Par ailleurs, à l’égard de ces unités
sonores, il doit faire le tri entre les différences acoustiques qui
importent, c’est-à-dire qui modifient la signification, et celles qui « sont
simplement des idiosyncrasies de voix et d’accent sans
504
conséquence » . Bref, il doit isoler les « phonèmes », ce qui semble
présupposer le travail du lexicographe, puisqu’il faut donc savoir quand
deux expressions ont la même signification.
Quant au lexicographe, pour déterminer quand deux expressions
ont la même signification, il doit adopter des stratégies de substitution
salva veritate. Mais cela est manifestement insuffisant car sont
substituables salva veritate des expressions conceptuelles
extensionnellement équivalentes – c’est-à-dire satisfaites par les mêmes
individus – et néanmoins sémantiquement différentes – c’est-à-dire
caractérisées par des traits définitoires différents. En outre, lorsqu’il
s’efforce d’isoler les cas de synonymie authentiques en regardant de
près si les situations qui évoquent les deux expressions et les effets que
ces deux expressions produisent sur les auditeurs sont vraiment
similaires, le lexicographe doit disposer de critères concernant les
éléments pertinents pour délimiter cette « similarité », car deux
situations ou deux effets ne sont jamais parfaitement identiques. Or,
établir ces critères impose de faire toute une série de conjectures sur
les préoccupations des locuteurs, mais aussi sur la manière dont ils
conçoivent le monde, deux égards sur lesquels le lexicographe sera
sans doute tenté de projeter ses propres schèmes ou ceux de sa
communauté. Au final, le lexique dégagé sera donc une hypothèse
globale, qui est certes compatible avec les observations empiriques,
mais qui n’est pas à proprement parler vraie ou fausse, dans la mesure
où, « en définitive, il n’y a rien sur quoi le lexicographe puisse avoir
505
raison ou tort » . On a là les principes généraux de la dénonciation
du mythe de la signification et de la célèbre thèse de l’indétermination
de la traduction, principes qui sont aussi au fondement de l’attaque
frontale que Quine mène à la même époque contre le positivisme
logique de Carnap.
Avant, cependant, d’en venir à la critique des « deux dogmes de
l’empirisme », approfondissons encore les reproches que Quine adresse
à la notion même de « signification ». Dans une conférence de 1957
prononcée à Royaumont lors d’un colloque réunissant et confrontant
philosophes analytiques et philosophes « continentaux », Quine s’en
prend explicitement au « mythe de la signification » et se propose de
506
démontrer qu’est à la fois « mal fondée et superficielle » la notion
générale de signification entendue comme « sorte d’abstraction supra-
linguistique, dont les formes du langage seraient le pendant ou
507
l’expression » .
Quine commence toutefois par souligner le grand intérêt qu’a eu
cette notion dans l’histoire de la philosophie pour dépasser les notions
encore plus contestables d’« essence » d’abord et d’« idée » ensuite.
Plutôt que de considérer, comme Platon et Aristote, que les objets eux-
mêmes ont des propriétés essentielles et d’autres seulement
accidentelles – par exemple que l’eau a pour propriété essentielle d’être
une substance matérielle composée d’hydrogène et d’oxygène et pour
propriété accidentelle d’être potable – la philosophie avait, dit Quine,
fait un premier pas, à l’époque moderne, en rapportant ces distinctions
aux représentations plutôt qu’aux objets – la représentation que le
chimiste a de l’eau contient l’idée d’hydrogène et celle d’oxygène alors
que la représentation que s’en fait l’homme ordinaire contient l’idée de
la potabilité – et elle a fait un pas de plus lorsque, avec Frege et
d’autres, elle les a rapportées aux significations des mots plutôt qu’à ces
entités subjectives que sont les représentations – en tant que
caractérisé par la science, le sens du mot « eau » a pour trait définitoire
d’être composé d’hydrogène et d’oxygène alors que son sens, pour
508
l’homme ordinaire, a la potabilité dans ses traits définitoires .
Un avantage majeur de s’intéresser aux significations des expressions
linguistiques est évidemment, dit Quine, que ces expressions et leurs
usages tombent sous le coup de l’observation empirique. Mais,
précisément, ajoute-t-il, il n’y là un avantage que si nous ne nous
départissons pas de cette attitude empirique et si nous n’hypostasions
pas les significations comme de nouvelles entités parfaitement
autonomes par rapport aux expressions linguistiques et à leurs usages.
Une situation qui montre particulièrement bien ce lien essentiel entre
les significations et les usages est celle du linguiste en situation de
« traduction radicale », c’est-à-dire de traduction de la langue d’un
peuple resté jusqu’ici sans contact avec notre civilisation, de sorte qu’il
n’existe pas encore de tables de concordance lexicales ou
grammaticales de cette langue avec la nôtre. La seule donnée que
pourra utiliser ce linguiste pour identifier la signification des
expressions de ses interlocuteurs réside bien évidemment dans
l’observation de leurs pratiques, ainsi que dans l’expérimentation que
représentent ses tentatives personnelles de pratique de la langue
confrontées à l’approbation ou à la désapprobation de ses
interlocuteurs.
C’est ainsi que de premières hypothèses de traduction pourront être
formulées à propos des phrases occasionnelles telles que « Gavagaï »,
expression qui est utilisée par les indigènes dans des circonstances
similaires à celles qui nous feraient dire « Tiens, voilà un lapin ». Les
deux phrases semblent avoir la même signification-stimulus, notion
que Quine définit de la manière suivante : la signification-stimulus
d’une phrase occasionnelle P pour un sujet S est le couple ordonné
composé de la classe des stimuli sensoriels qui dicteraient
l’acquiescement du sujet S à la phrase occasionnelle P et de la classe
des stimuli sensoriels qui dicteraient la dénégation de la phrase
occasionnelle P par le sujet S. Cette stratégie de traduction ne vaut pas,
cependant, de la même manière pour des phrases perdurables telles
que « Il y a des maisons de briques dans Elm Street » ou « Paris est la
capitale de la France », phrases auxquelles les interlocuteurs peuvent
acquiescer dans des circonstances très diverses et indépendamment
même de toute confrontation à certains stimuli particuliers. Par
ailleurs, même dans le cas des phrases occasionnelles, l’acquiescement
ou la dénégation peuvent ne pas résulter de certains stimuli immédiats
mais aussi d’une série de renseignements annexes (collateral
information) dont ils disposent. Il faut donc restreindre la portée de
cette signification-stimulus aux seules phrases observationnelles, c’est-à-
dire aux phrases occasionnelles pour lesquelles l’acquiescement ou le
refus du sujet ne dépend jamais du secours de renseignements
509
annexes .
À partir des phrases observationnelles recueillies, le traducteur
poursuivra son travail en fractionnant ces phrases en vocables qui
reviennent souvent et qui semblent donc être les « mots » indigènes. Il
fera alors tout à la fois des hypothèses sur la grammaire de la langue
indigène – sur les principes de décomposition des phrases en mots ou
de composition des mots en phrases – et sur le lexique de cette
langue – sur l’ensemble des mots de cette langue, dont il cherche en
outre des correspondants dans sa propre langue. Mais le lieu de la
confirmation empirique de toutes ces hypothèses sera toujours les
phrases entières car ce sont elles qui reçoivent ou non l’acquiescement
des interlocuteurs :
« Le manuel auquel l’ethnologue aboutit doit être considéré comme un
manuel de traduction phrase par phrase. Quels que soient les détails de la
méthode employée pour transcrire le vocabulaire et pour exposer les règles
syntaxiques, sa valeur se juge à la corrélation sémantique qu’il permet
d’établir entre des phrases françaises et toutes les phrases indigènes
possibles, dont le nombre est infini […] Bien que l’élaboration et la
présentation d’une telle corrélation sémantique entre des phrases
dépendent en fait d’analyses qui résolvent les phrases en éléments
arbitrairement découpés qui sont les mots, c’est au niveau de la phrase
510
entière que se situe la justification de leur synonymie » .
Notons que, sous la forme pratique de l’acquiescement des
locuteurs, on retrouve ici la priorité de la question de la vérité, qui avait
amené Frege à affirmer le principe selon lequel ce sont les énoncés et
non les mots qui constituent l’élément de base de l’analyse rationnelle.
Le problème, évidemment, c’est que de très nombreuses hypothèses
de travail sont possibles et que toute une série d’entre elles sont
compatibles avec l’observation des usages linguistiques de la
communauté indigène. Selon les hypothèses grammaticales qu’il
élabore, le traducteur fera telle ou telle hypothèse lexicale, de manière
à ce que l’ensemble de sa conjecture « colle » avec l’observation. Mais,
en définitive, un nombre considérable de corrélations sémantiques
globales différentes pourraient s’autoriser des mêmes preuves. Dans la
pratique, bien sûr, le nombre de ces corrélations sémantiques globales
théoriquement possibles se réduira drastiquement du fait que le
traducteur va postuler un maximum de similitudes entre la langue
indigène et la sienne tant en ce qui concerne les principes de
décomposition syntaxique qu’en ce qui concerne les découpages
lexicaux. Il va, en gros, privilégier les hypothèses analytiques qui
rendent la langue indigène la plus compréhensible pour les gens de sa
propre communauté linguistique et qui rendent la traduction la plus
simple d’une langue à l’autre : « La méthode qui part des hypothèses
analytiques consiste à se catapulter dans le langage indigène au moyen
de l’énergie fournie par sa propre langue, par la force de la vitesse
511
acquise » .
Néanmoins, l’hypothèse globale de traduction – grammaire et
lexique – qu’il propose restera toujours une hypothèse, qui va loin au-
delà de ce qui est effectivement observé – l’acquiescement des
indigènes à des phrases – et qui est au mieux compatible avec ces
observations : « Quelle que soit la quantité de données linguistiques
indigènes amassées avant ou après la formulation des hypothèses, il
reste que la traduction de la plupart des phrases indigènes ne peut
jamais être étayée que de place en place, à la façon d’un pont
suspendu : leur traduction ne ressort des hypothèses analytiques que
lorsqu’on utilise celles-ci au-delà des points d’appui qui les
512
soutiennent » .
Bien plus, dit Quine, on peut à peine dans ce cas parler
d’« hypothèse », puisque rien ne permet de déterminer si les
hypothèses analytiques sont effectivement vraies. Tout ce qu’il y a, ce
sont des pratiques linguistiques, que les hypothèses de traduction nous
rendent compréhensibles, mais il n’y a pas de réalité qui correspondrait
au « vrai » découpage sémantique indigène et qui pourrait
définitivement donner raison ou tort au traducteur. Bien sûr, lorsque
deux langues ont évolué à partir d’une même origine commune,
l’hypothèse d’une similarité des principes de composition syntaxiques
513
et des découpages sémantiques est particulièrement plausible , mais
dans le cas d’une traduction radicale, cela reste une hypothèse
totalement invérifiable. Au lieu d’une hypothèse, on devrait donc plutôt
parler d’un principe heuristique : pour nous rendre compréhensible la
langue indigène, le traducteur doit maximaliser les similarités entre
cette langue et la nôtre, raison pour laquelle il ne faut pas s’étonner
que d’autres cultures semblent procéder à des découpages sémantiques
très similaires aux nôtres – c’est là simplement un effet de traduction –
et raison pour laquelle, à l’inverse, on pourra reprocher au traducteur
qui nous rendrait une culture étrangère totalement incompréhensible
car trop différente de la nôtre de n’avoir peut-être pas privilégié les
514
traductions « les plus heureuses » .
Avec cette affirmation nette de l’indétermination principielle de
toute traduction, Quine bat donc en brèche l’idée même de
« signification » comme cette « chose que les mots transportent et que
515
la traduction conserve » . À l’encontre de l’idée selon laquelle les
significations préexisteraient aux langages et trouveraient en chacun
d’eux une manière spécifique de s’exprimer, Quine estime qu’il n’y a
pas de royaume des significations, mais seulement des processus de
traduction de langage à langage. Au sein même de la philosophie
analytique, Quine réinscrit le problème herméneutique. On comprend
cependant que ce problème, que le projet idéographique frégéen avait
écarté, préparait déjà son retour depuis l’adoption par Carnap du
principe de tolérance syntaxique. Depuis 1934, Carnap, lui-même,
affirmait d’ailleurs que, plutôt que de parler d’une construction des
mathématiques à partir de la logique ou des objets physiques à partir
des expériences élémentaires, il fallait parler de traduction possible du
langage mathématique dans celui de la logique et de traduction
possible du langage physique dans le langage autopsychique. Ces
traductions, disait Carnap, sont d’ailleurs réversibles, si bien que
chaque ontologie peut servir à interpréter l’autre.
À la fin de son article, Quine évoque encore deux raisons pour
lesquelles on présuppose généralement l’existence de significations et
notamment de propositions. Une de ces deux raisons, que nous avons
déjà traitée, concerne le problème des contextes intensionnels et en
particulier celui des attitudes intentionnelles propositionnelles – croire
que, espérer que, etc. – ou attributives – manquer de, etc.. L’autre est la
nécessité de considérer la proposition comme le porteur de la valeur de
vérité d’un énoncé ; c’est, dit-on, le sens ou contenu objectif de la
phrase – la proposition en soi bolzanienne, la « Gedanke » frégéenne –
qui est vrai ou faux. Quine montre cependant que les seules phrases
qui peuvent être dites vraies ou fausses indépendamment du sujet qui
les emploie et de leur contexte d’usage sont les « phrases éternelles »,
où tous les déictiques – « je », « ici », « maintenant », « ceci », … – ont
été remplacés par des indicateurs objectifs. Or, pour ces phrases, il
n’existe précisément pas de possibilité de fixer leur sens par leur
contexte d’utilisation comme c’est le cas pour les phrases
observationnelles (signification-stimulus). Ces « propositions » posent
donc d’énormes problèmes d’identification, raison pour laquelle Quine
préfère voir dans les phrases elles-mêmes les porteurs de la valeur de
vérité.
En définitive, conclut Quine en 1957,
« la notion de signification semble acceptable parce qu’elle est moins
absurde que les notions qu’elle a remplacées. Elle semble acceptable en
outre en raison de ses bons services, services qu’on lui attribue ou qu’on
attend d’elle comme élément support de la vérité et comme objet visé par
les attitudes propositionnelles et attributives. Mais en fait, cette notion de
signification est comme un feu follet qui s’évanouit dès qu’on veut le saisir :
les bons offices qu’on lui attribue ou qu’on en espère reposent sur des
erreurs d’imputation et de faux espoirs. La compréhension philosophique a
tout à gagner d’une limitation de l’usage que nous ferons de cette notion de
signification aux seuls cas ou contextes dans lesquels nous pouvons lui
attribuer un sens en toute conscience ; et ces emplois sont
516
extraordinairement peu nombreux » .
5. L’INSCRUTABILITÉ DE LA RÉFÉRENCE
Dressé contre le « mythe de la signification », l’argumentaire relatif
à la situation de traduction radicale a fait émerger un autre élément
qu’il nous faut maintenant examiner. Lorsqu’il évoquait le cas traductif
le plus favorable – celui des phrases observationnelles, pour lesquelles
il est possible de déterminer des correspondances synonymiques de
langue à langue par la similarité des significations-stimulus –, Quine
avait fait remarquer que la synonymie de deux expressions n’était pas
encore une garantie de ce que ces deux expressions ont la même
extension, c’est-à-dire parlent des mêmes objets. En effet, même si
« Gavagaï » peut être corrélé avec notre expression « Tiens, voilà un
lapin », nous ne pouvons que faire l’hypothèse que les indigènes
attribuent comme nous une fonction propositionnelle comme « lapin »
à des objets unitaires perdurant dans le temps plutôt qu’à de « brefs
segments temporels de réalité » ou à des « morceaux non séparés de
517
réalité » . Sauf à projeter notre ontologie dans celle des indigènes,
nous ne savons pas – et n’avons aucun moyen de savoir – de quel genre
d’objets sont les arguments par lesquels les indigènes saturent les
fonctions propositionnelles dans le langage qui est le leur. Comme
l’indique le critère fixé en 1939, l’ontologie présupposée par une
théorie est relative à la construction formelle de son langage. Mais
cette construction formelle fait partie de ce dont le traducteur doit faire
l’hypothèse à partir de la seule donnée des contextes d’utilisation des
phrases du langage, ainsi que de l’acquiescement ou de la dénégation
des interlocuteurs à cette utilisation.
En 1957, soit l’année même où Quine donne sa conférence à
Royaumont, paraît également l’article « Parler d’objets ». Dans ce texte,
Quine remet en scène la situation de traduction radicale et il réinsiste
sur le fait que, lorsqu’il n’y a pas déjà de longue tradition traductive
entre deux langues, la possibilité d’établir des correspondances entre
elles repose sur la seule similarité des significations-stimulus des
énoncés occasionnels. Le problème, évidemment, c’est qu’un linguiste
ne peut se contenter d’une « liste brute d’équivalences de phrase à
phrase » ; il doit « réduire l’infinité potentielle des phrases indigènes en
une liste, assez bornée pour être maniable, de constructions
grammaticales et de formants [phonèmes, morphèmes, mots,
518
etc.] » . Or, pour établir le lexique et la grammaire de la langue, le
linguiste ne peut procéder que par des hypothèses analytiques à partir
des données observées : les contextes d’usage des phrases et les
conditions apparentes d’acquiescement ou de dénégation des
interlocuteurs à l’égard de ces phrases. Mais, puisque plusieurs – et
même d’innombrables – ensembles d’hypothèses analytiques sont
519
compatibles avec ces mêmes données, le travail de « créativité » du
linguiste serait presque totalement arbitraire s’il ne s’imposait la
contrainte de maximaliser la simplicité et le caractère « naturel » de ces
hypothèses pour lui et nous qui sommes membres de sa communauté
linguistique. Ce que fait le linguiste, c’est au fond projeter un
maximum de nos propres principes de composition syntaxique et de
nos propres découpages lexicaux dans le langage indigène. Et cela, dit
Quine, n’est pas dû au fait qu’il est particulièrement difficile de scruter
« l’esprit indigène », c’est-à-dire l’ensemble des principes rationnels qui
structurent ses « pensées » – au sens de « Gedanken » frégéennes –,
mais bien plus sérieusement au fait qu’il n’y a tout simplement « rien à
520
scruter » ; il n’y a pas de royaume des « pensées » et des
significations indigènes indépendant des usages linguistiques
indigènes.
Or, c’est dans cette perspective d’indétermination principielle de la
traduction que se pose aussi le problème ontologique. En effet,
identifier l’ontologie sous-jacente aux discours et théories indigènes
suppose qu’on ait mis au jour la structure de leur langage et les
521
« mécanismes d’identité et de quantification » qui y opèrent. Mais
tout ce dont dispose le linguiste, ce sont encore et toujours les
significations-stimulus propres à toute une série de phrases
occasionnelles. Et il ne peut, sur cette base seule, trancher entre la
multitude d’hypothèses possibles quant à la structure logique de la
langue et quant à ses mécanismes d’identité et de quantification. Ainsi,
de ce que « Gavagaï » s’utilise dans les contextes où nous dirions
« Tiens, voilà un lapin », il ne peut être encore certain que les indigènes
structurent bien leur langage de manière à réserver, comme nous, le
rôle de valeurs possibles des variables des fonctions propositionnelles à
des objets unitaires perdurant dans le temps. Les usages linguistiques
indigènes sont tout à fait compatibles avec l’hypothèse selon laquelle
les arguments possibles des fonctions propositionnelles sont des
« segments temporels de lapins » ou des « parties entières et non
détachées de lapin », ou encore des « manifestations localisées de
522
lapinité » .
De même que l’attribution d’un schème « idéologique » – d’un
ensemble d’« idées », de notions, de significations –, l’attribution d’un
schème ontologique aux indigènes fait en fait partie de l’hypothèse
globale de traduction et c’est cette hypothèse tout entière qui doit
passer l’épreuve des faits. Et, à cet égard, beaucoup de conjectures
ontologiques – par exemple sur l’existence de tel ou tel objet abstrait
dans la pensée indigène – ne peuvent être évaluées que « sur leur
cohérence, ou bien au nom de considérations relatives à la simplicité
globale d’une théorie dont les points de contact ultimes avec
523
l’expérience seront aussi éloignés de ces énoncés que l’on voudra » .
En réalité, dit Quine, il n’y a pas de raison de penser que notre
schème – ou « patron » – objectifiant serait « un trait invariable de la
nature humaine ». Si nous le retrouvons partout, c’est tout simplement
parce que « Rien qu’en comprenant ou en traduisant les phrases
d’autrui, nous sommes obligés d’adapter au nôtre le patron
524
d’objectification d’autrui, quel qu’il soit » . Il est douteux, dit Quine,
« que nous trouvions une culture fort différente de la nôtre, qui
montrerait une prédilection pour un univers du discours très bizarre :
tout simplement parce que ce caractère bizarre ébranlerait la confiance
525
que nous avons en la justesse de notre dictionnaire de traduction » .
Dans des conférences John Dewey prononcées à l’Université
Columbia en 1968 et publiées aussitôt sous le titre « Relativité de
l’ontologie », Quine développe cette problématique esquissée dix ans
plus tôt et réengage une fois encore le débat avec Carnap. Après un
hommage à John Dewey, dont il salue la critique précoce du mythe de
la signification et de l’idée d’un langage privé – à un moment, dit
Quine, « où Wittgenstein soutenait encore sa théorie du langage-
526
copie » – au profit d’une conception naturaliste voire behavioriste,
qui n’envisage la signification qu’à travers les pratiques linguistiques
publiquement identifiables et, en définitive, comme des « propriétés du
527
comportement » , Quine aborde le problème de la traduction de
langue à langue. Il insiste sur le fait que, là où deux traductions
divergentes s’accordent parfaitement avec toutes les dispositions au
comportement des locuteurs, il n’y a pas de raison de considérer que
l’une est vraie et l’autre fausse, contrairement à ce que postule l’idée
d’un musée des significations selon laquelle « les mots et les phrases
528
d’une langue possèdent des significations déterminées » ,
significations qui changeraient simplement d’étiquette lorsqu’on passe
dans une autre langue. Pour Quine, la sous-détermination des
hypothèses analytiques de traduction par l’observation des usages
linguistiques est principielle, puisqu’il n’y a rien au-delà des pratiques
linguistiques.
Et ce problème est d’autant plus aigu que, comme le montre bien
Quine, toutes les hypothèses sont interreliées, de sorte que la
modification d’une hypothèse peut être compensée par des
arrangements sur d’autres hypothèses. L’exemple que prend
régulièrement Quine est celui de la traduction en anglais des
expressions française « Je n’ai rien » ou espagnole « No hay nada ».
Habitué à traduire « rien » et « nada » par « nothing », le locuteur
anglais peut s’étonner de ce que les hispanophones et les francophones
ajoutent ici la particule « ne » ou « no », qui a elle-même généralement
valeur de négation. Dans ces langues, « nothing » semble donc exprimé
tantôt par « rien » (« nada ») et tantôt par « ne… rien » (« no…
nada »). Cette hypothèse de divergence lexicale est cependant moins
plausible qu’une hypothèse de similarité lexicale – « nothing » =
« rien » = « nada » – accompagnée d’une hypothèse de divergence
syntaxique – le français et l’espagnol imposent une redondance de la
négation qui n’a pas valeur de double négation. Une troisième
interprétation serait encore possible : en postulant la similarité lexicale
et grammaticale, on traduit par « I don’t have nothing » et on explique
alors le fait que les locuteurs refusent d’identifier leur expression avec
la phrase qui correspond dans leur langue à « I have something » par
l’hypothèse qu’ils sont irrationnels… Solution qui est évidemment la
moins convaincante.
La chose se complique encore si l’on note que, parmi les hypothèses
analytiques que formule le traducteur, ne figurent pas seulement des
hypothèses quant au lexique, quant à la grammaire et quant à la
logique des indigènes, mais aussi des hypothèses quant à l’ontologie qui
est inscrite dans leur langue. Car, on l’a dit, là non plus, l’observation
elle-même ne suffit pas à trancher entre ces hypothèses :
« La seule différence entre les lapins, les parties non détachées de lapins, et
les segments temporels de lapins, réside dans leur individuation. Si vous
prenez, dans leur totalité, la portion éparpillée de l’univers spatio-temporel
qui est constituée de lapins, puis celle qui en est constituée de parties de
lapin non détachées, puis celle qui en est constituée de segments temporels
de lapin, vous trouverez les trois fois la même portion éparpillée de
l’univers. La seule différence réside dans la manière dont vous avez
découpé en tranches cette portion de l’univers. Or la modalité du
découpage en tranches n’est pas de nature à s’apprendre par ostension ni
par simple conditionnement, même répétés avec toute la persistance que
529
l’on veut » .
Ici encore, le problème est aggravé du fait que, les hypothèses
analytiques étant toutes interreliées, des hypothèses ontologiques
divergentes peuvent être compatibles avec le même donné
« moyennant des arrangements compensatoires » dans d’autres
hypothèses analytiques, en particulier des hypothèses « idéologiques »,
c’est-à-dire relatives au lexique et à ses schèmes conceptuels. En
pratique, bien sûr, le linguiste réduit cette indétermination en écartant
d’emblée des choix « aussi pervers » que « partie non détachée de
lapin » ou « segment temporel de lapin » et il privilégie l’hypothèse
qu’« Un objet qui dure, qui jouit d’une homogénéité relative, et qui se
déplace comme un tout en s’enlevant sur un fond, est
530
vraisemblablement la référence d’une expression courte » .
Cependant, les choix alternatifs ne sont en fait qualifiés de pervers que
parce qu’ils divergent de ceux de la communauté du linguiste. En
pratique, donc, c’est son ontologie que le linguiste impose à la langue
qu’il traduit, et ce en vertu d’un « principe de charité » qui tend à
maximaliser la rationalité de ses interlocuteurs de son point de vue.
Cet exemple, comme celui des classificateurs japonais ou celui des
termes singuliers abstraits en anglais, montre que ce n’est pas
seulement le sens (ou l’intension) des expressions d’un langage qui est
indéterminé, mais c’est aussi leur référence (ou leur extension). Les
significations-stimulus, et plus généralement, l’ostension, ne
531
permettent pas de trancher entre les hypothèses rivales . En fait, dit
Quine, l’ontologie est relative au langage. Non seulement parce que,
d’après le critère ontologique, les présuppositions d’existence d’un
discours dépendent de la structure du langage dans lequel il est
formulé. Mais encore parce que toute question sur l’ontologie propre à
un langage « n’a de sens que relativement à quelque langage d’arrière-
532
plan » ; nous ne pouvons nous demander si les membres de telle ou
telle tribu conçoivent les arguments de leur langage comme des objets
unitaires perdurant dans le temps, des segments temporels d’objets
unitaires ou des parties non détachées de tout, que parce que toutes
ces hypothèses trouvent une expression dans notre langue. On ne peut
dire que dans une langue ce que sont les objets présupposés par une
autre langue. « Ce qui fait sens, c’est de dire comment une théorie
d’objets est interprétable ou réinterprétable dans une autre, non point
de vouloir dire ce que sont les objets d’une théorie, absolument
533
parlant » . Tout questionnement ontologique est relatif à une langue
d’arrière-plan, avec son « cadre de référence » ou « système de
534
coordonnées » ; et il n’y a pas plus de questionnement ontologique
absolu qu’il n’y a de système de coordonnées spatio-temporelles absolu.
Tout ce qu’on peut faire, c’est dire l’ontologie d’une théorie dans un
autre langage, bref lui donner un modèle. Par une « fonction de
représentation » ou « fonction délégante », on applique un univers sur
535
une partie ou la totalité d’une autre .
Mais cela veut aussi dire qu’on ne peut formuler le gain d’économie
ontologique que permet la reformulation de certaines théories dans
d’autres langages qu’à partir du langage initial ou de tout autre
langage qui permet d’exprimer l’ontologie plus large qui peut être
réduite. Seule une théorie plus riche, où « les variables et leurs valeurs
représentent une affaire sérieuse », permet d’apprécier la parcimonie
ontologique de la nouvelle théorie. Carnap, dit Quine, avait opposé
l’usage sur le mode « matériel » et l’usage sur le mode « quasi-
syntaxique » des concepts formels ou Allwörter comme « chose,
nombre, propriété, etc. » ; et, par la suite, il avait distingué les
questions ontologiques « externes » qui interrogent l’existence de telles
entités indépendamment de toute théorie spécifique et les questions
ontologiques internes qui rapportent toute interrogation d’existence à
un cadre théorique. Cependant, cette distinction supposait de
concevoir les concepts formels comme des prédicats qui entrent dans la
signification même des termes auxquels ils sont attribués, conception
que Quine conteste en même temps que les notions de signification et
d’analycité, nous allons y venir.
Un article de 1951 fait bien comprendre ce que Quine reproche à la
distinction carnapienne des questions ontologiques externes et des
questions ontologiques internes. Dans « On Carnap’s view on
536
ontology » , texte issu d’une conférence que Quine a prononcée
devant Carnap à l’Université de Chicago, Quine montre que, pour
définir un champ théorique – comme le système numérique – au sein
duquel peuvent être posées des questions d’existence « internes » – « il
y a-t-il des nombres premiers entre 100 et 120 ? » –, Carnap doit
d’abord faire intervenir un concept catégoriel – le concept de nombre –
qui isole donc les entités du monde qui pourront constituer les
arguments de la théorie et saturer ses fonctions propositionnelles. Et
c’est alors au sein de la classe des entités qui satisfont ce concept
catégoriel – la classe des entités qui satisfont le concept « nombre » –
qu’on peut poser une question théorique d’existence, c’est-à-dire la
question de savoir si tel ou tel concept de la théorie – nombre premier
entre 100 et 120 – est ou non satisfait par au moins un argument.
Mais, dit Quine, on ne voit pas très bien ce qui ferait la distinction de
nature entre le premier concept – le concept catégoriel de « nombre »
avec la classe catégorielle qu’il définit – et les seconds concepts qui
définissent des « sous-classes » au sein de la classe catégorielle. Il est
d’ailleurs parfaitement concevable qu’une des classes catégorielles que
Carnap met en avant apparaisse elle-même, dans un certain langage,
comme une sous-classe d’une autre classe plus englobante ; c’est
d’ailleurs le cas des nombres à l’égard des entités logiques (extensions
de concepts) dans les travaux de Frege et Russell.
En vertu, cependant, du projet logiciste, Carnap peut espérer
maintenir une distinction formelle entre différents types de classes et
revendiquer, par exemple, un statut particulier pour la classe des
nombres eu égard à la forme logique spécifique de ses membres, c’est-
à-dire à leur type logique. Et, sans doute, peut-il faire de même pour
les objets physiques en montrant exactement quel type logique leur
confère le système formel de la science. Mais tout cela suppose la
théorie russellienne des types logiques, théorie qui n’est pas acceptée
dans toute théorie des ensembles, et notamment dans l’importante
axiomatisation qu’a proposée Ernst Zermelo. En outre, même en
acceptant la théorie des types logiques, on peut, moyennant une
convention d’ambiguïté typique utilisée par Russell lui-même, perdre
tout fondement à la distinction formelle des classes catégorielles et de
leurs sous-classes. Or, en perdant cette distinction formelle, Carnap
perd aussi toute raison d’affirmer que, contrairement à l’existence de
cygnes noirs, l’existence d’objets physiques est analytique ; dans un
cadre théorique où la classe catégorielle est elle-même une sous-classe,
ce dernier énoncé n’est plus analytiquement vrai. D’où la critique que
Quine adresse encore à Carnap dans son texte de 1967, mais aussi
dans une conférence de la même époque intitulée « Existence et
quantification ».
Carnap, dit Quine dans cette conférence, a sans doute raison
d’affirmer la « relativité ou l’internalité » des questions ontologiques –
l’existence de lapins blancs n’est pas prouvée de la même manière que
l’existence de nombres premiers entre 10 et 20 –, mais il a tort
d’exclure comme totalement insensée la question de l’existence même
des choses physiques ou des nombres. La différence entre l’affirmation
d’existence de lapins et l’affirmation d’existence de choses physiques
est, dit Quine, une différence de degré plutôt que de nature : « Notre
théorie de la nature traverse toutes les nuances, depuis le fait le plus
concret jusqu’aux spéculations sur la courbure de l’espace-temps ou sur
la création continue d’atomes d’hydrogène dans un univers en
expansion ; et nos preuves traversent toutes les nuances
correspondantes, de l’observation spécifique jusqu’à des considérations
qui ont l’ampleur du système. Les quantifications existentielles d’espèce
philosophique appartiennent à la même théorie inclusive et se situent
537
au bout du chemin, très loin du fait observable » . Nous pouvons, dit
Quine, avoir des raisons d’affirmer l’existence des choses physiques ou
des nombres et de rejeter par contre celle des propositions ou des
attributs, c’est-à-dire d’inclure les premiers dans le parcours de valeurs
de nos variables et d’en exclure les seconds : « En faveur des nombres
et des classes il y a la puissance et l’aisance que ces entités procurent à
la physique théorique ainsi qu’à tel autre discours systématique sur la
nature. À l’encontre des propositions et des attributs, il y a certaines
irrégularités de comportement en connexion avec l’identité et la
538
substitution » .
Dans la suite de cette conférence, Quine se penche alors sur la
conception substitutionnelle des quantificateurs. À la suite de
Stanislaw Lesniewski, Ruth Barcan a proposé une interprétation
substitutionnelle des quantificateurs qui ne distingue pas les noms du
reste du vocabulaire et ne leur attribue donc pas de portée référentielle
particulière. Les quantificateurs sont alors réinterprétés comme liant,
non pas des valeurs référentielles, mais seulement des expressions
susceptibles d’être substituées à d’autres expressions salva veritate :
« Une quantification existentielle substitutionnelle comptera pour vraie
si et seulement s’il y a une expression qui transforme la phrase ouverte
située après le quanteur en une phrase vraie, lorsqu’on substitue cette
expression à la variable de la phrase ouverte. Une quantification
universelle comptera pour vraie si aucune substitution ne falsifie la
539
phrase ouverte » .
Quine fait alors remarquer qu’une telle conception a pour avantage
de mettre la quantification directement en lien avec le comportement
linguistique des locuteurs : pour détecter un énoncé universel ou
existentiel, il suffit de constater les substitutions d’expressions qui
conservent l’assentiment des interlocuteurs. Par ailleurs, cette
interprétation semble éviter les engagements ontologiques de la
conception classique des quantificateurs – conception dite
« objectuelle » ou « référentielle ». Cependant, dit Quine, « cela ne veut
pas dire que des théories qui emploient la quantification
substitutionnelle et pas de quantification objectuelle peuvent s’en tirer
540
sans objets » . Lorsqu’on traduit une théorie formulée en
quantification substitutionnelle sous une forme classique, ces
présupposés ontologiques réapparaissent. En fait, la quantification
substitutionnelle dissimule les engagements ontologiques alors que la
quantification objectuelle classique les fait explicitement apparaître.
C’est pourquoi, pour sa part, Quine privilégie l’interprétation
référentielle des quantificateurs : « la quantification référentielle est la
541
langue-clé de l’ontologie » . On voit par là que Quine, loin de
« sauter » sur les potentialités nominalistes apparentes de
l’interprétation substitutionnelle, préfère l’interprétation référentielle
pour la raison précisément qu’elle met au jour les engagements
ontologiques.
7. LE RETOUR DU PSYCHOLOGISME
e
En 1968, une conférence faite à Vienne au 14 Congrès
international de philosophie scelle plus encore la rupture de Quine
d’avec le positivisme logique viennois. Écho aux « Deux dogmes de
l’empirisme », « L’épistémologie devenue naturelle » dénonce les
présupposés du projet philosophique de Carnap et, plus généralement,
de la tradition analytique dans laquelle il s’insère. Après avoir procédé
à une évaluation de l’ambition logiciste en mathématique – il y a un
véritable intérêt à traduire les mathématiques dans la théorie des
ensembles, mais cette traduction ne permet pas vraiment plus
d’évidence ni de certitude –, Quine se penche sur l’ambition
constructionniste ou réductionniste dans les sciences empiriques. À cet
égard, il souligne les avantages qu’a représentés la stratégie frégéenne
des « définitions conceptuelles » – plutôt que de se voir directement
assigner un référent, toute une série d’expressions du langage ne
trouvent leur sens qu’à travers la fonction qu’elles exercent dans la
détermination de la valeur de vérité des propositions dans lesquelles
elles interviennent –, stratégie qui s’est épanouie dans la théorie
russellienne des descriptions définies ; il souligne aussi les ressources
qu’a pu fournir la théorie des ensembles pour la construction d’une
multitude d’objets logiques nouveaux à partir du divers des
impressions sensibles.
Spectaculairement mise en œuvre dans l’Aufbau de Carnap,
l’entreprise constructionniste est fascinante dans la mesure où elle
semble accomplir les espoirs empiristes de Hume de rapporter toute
signification complexe à ses origines dans des impressions sensibles et
de rapporter toute vérité théorique à ses fondements dans ces mêmes
impressions. Cependant, même si elle pouvait définir tous les concepts
scientifiques à partir des seules relations entre données sensorielles,
cette stratégie constructionniste ne pourrait jamais prouver l’ensemble
des énoncés scientifiques à partir des seules expériences sensibles.
Comme Hume l’avait déjà montré, la moindre généralisation
universelle à partir des expériences réellement effectuées échappe à la
certitude des inférences déductives ; et ce problème de l’induction ne
trouve évidemment pas sa solution dans le logicisme. Mais, en outre,
Carnap n’est jamais parvenu à fournir des règles de traduction
réductive permettant vraiment de formuler les énoncés de la science en
termes d’observation. Lui-même renonça d’ailleurs à l’espoir de trouver
de telles règles de traduction et il opta dès 1936 pour une entreprise
plus modeste de réduction qui passait par des implications plutôt que
par des équivalences et ne permettait donc pas d’éliminer totalement
les entités de niveau supérieur.
Le problème majeur, dit Quine, c’est qu’aucun énoncé théorique
portant sur des corps ne trouve, dans l’expérience, « un fonds
552
d’implications capable de passer pour lui être propre » . Ce sont
toujours plusieurs – et même « une masse d’ » – énoncés théoriques qui
ont ensemble des implications au niveau de l’expérience. Dès lors,
l’expérience ne peut ni déterminer la valeur de vérité ni fixer la
signification d’un énoncé théorique isolé même très simple. Ce sont
toujours d’amples théories, prises comme des touts, qui sont
corroborées ou infirmées par l’expérience, mais aussi qui trouvent en
elle une signification. La théorie vérificationniste de la signification, en
effet, peut être conservée pourvu qu’on la détache de l’atomisme et
qu’on l’envisage de manière holiste : c’est la science tout entière et non
la phrase singulière qui trouve ses conditions de vérité – et donc sa
signification – dans l’expérience.
Quine s’interroge en outre sur la pertinence du projet même d’une
« reconstruction rationnelle » de l’édifice de la science à partir de
l’expérience. Cette stratégie ayant échoué pour des raisons
principielles, pourquoi, demande Quine, ne pas « simplement se borner
553
à voir comment procède réellement cette construction ? » . Pourquoi
ne pas étudier comment effectivement les stimulations sensorielles des
êtres humains les amènent à formuler des théories ? Au fond, dit
Quine, l’épistémologie étudie un phénomène naturel, à savoir la
production de théories par des êtres naturels – les hommes. Pourquoi
ne pas laisser l’épistémologie aux bons soins des sciences naturelles, à
commencer par la psychologie ? À la fin de son article, Quine s’efforce
d’ailleurs lui-même de proposer une caractérisation psychologique des
phrases d’observation, qui sont et restent la pierre d’angle de
l’épistémologie sur le plan conceptuel – de la détermination de la
signification des autres énoncés – comme sur le plan doctrinal – de la
554
détermination de la vérité des autres énoncés . Comme le
montraient les paragraphes 10 à 14 de Le mot et la chose, on peut en
effet, à partir de la signification-stimulus, retrouver les notions de
synonymie et d’analycité, du moins pour les phrases observationnelles
ou pour les phrases d’un locuteur unique.
Cette hypothèse d’une épistémologie naturalisée, on le voit, va
directement à l’encontre de l’antipsychologisme qui avait guidé toute la
philosophie analytique depuis Frege. Et Quine en est parfaitement
conscient, lui qui utilise explicitement le terme d’« antipsychologisme »
pour évoquer la conception qu’il juge aujourd’hui révolue. Ce
revirement spectaculaire s’inscrit toutefois dans la droite ligne de sa
remise en question des notions de signification et d’analycité. En
s’attaquant au « mythe de la signification », Quine avait déjà pourfendu
le « platonisme » que Frege et le premier Russell avaient érigé contre le
psychologisme des philosophies de la représentation. Bien sûr, Quine
n’entend pas réidentifier les significations à des représentations
subjectives ; au contraire, les « usages » linguistiques sont la garantie
de leur intersubjectivité. Mais cette conception, qui est, comme celle de
Wittgenstein, héritée du pragmatisme d’un James ou d’un Dewey,
réouvre la voie à un certain naturalisme qui étudie les significations à
travers les processus psychologiques et sociaux de leur production
555
effective . Et, bien sûr, l’abandon de la distinction de l’analytique et
du synthétique plaide exactement dans le même sens : puisqu’on ne
peut identifier les synonymies – et, par là, les énoncés analytiques –
qu’à travers l’observation empirique des usages, il faut penser, contre
Frege, Russell, Wittgenstein et Carnap, que la théorie de la science ne
pourra être entièrement analytique mais devra inévitablement
comporter, au côté de l’analyse logique, une bonne dose d’investigation
empirique.
Bien sûr, Quine connaît les objections de principe qu’une telle
épistémologie naturalisée doit immédiatement rencontrer. En
particulier, il sait que lui sera reprochée la circularité de la démarche
qui consiste à confier la tâche de fonder les sciences naturelles à la
psychologie, qui est l’une d’entre elles. Quine, cependant, assume
pleinement cette circularité. De son point de vue, l’épistémologie – et,
plus généralement, la philosophie – ne peut revendiquer une position
de surplomb par rapport aux autres disciplines qui constituent avec
elles l’ensemble de notre savoir théorique ; elle ne peut donc prétendre
fournir à ces disciplines leur fondement justificatif sans avoir elle-
556
même à être justifiée . Le holisme de Quine veut que le savoir soit
un tout organique dont chaque élément – chaque énoncé théorique –
reçoive le support de tous les autres, mais dont chaque élément peut
aussi – à des degrés plus ou moins grands – être révisé si l’ensemble
théorique est démenti par l’expérience. Or, la philosophie, dit Quine,
fait partie de ce tout du savoir et elle n’en est pas le support extérieur ;
elle n’est pas le fondement ultime, mais elle est, elle aussi, embarquée
dans l’aventure de la connaissance et soumise à ses contraintes de
développement. Reprenant une métaphore de Neurath, Quine voit le
savoir comme un bateau qui navigue sur le flot de l’expérience et subit
ses contraintes sans jamais pouvoir retourner au port pour s’y
reconstruire entièrement sur des bases nouvelles et parfaitement
assurées ; c’est en pleine mer que le bateau doit être réparé et modifié
au fur et à mesure des événements et des besoins auxquels il doit faire
face.
RÉSUMÉ
Dans la foulée des travaux de Carnap sur la relativité de
l’ontologie de la science à son système syntaxique, Quine met
au point le critère d’engagement ontologique des théories et
des discours : être (dans un discours), c’est être la valeur d’une
variable quantifiée (de ce discours). Pour Quine, il importe de
faire apparaître très clairement les engagements ontologiques
des théories, de manière à pouvoir évaluer si les gains
d’expressivité que permet leur formulation justifie les coûts
ontologiques qu’elle impose. De manière générale, Quine
défend une position nominaliste minimale, qui exige qu’on
distingue clairement les parties d’une théorie qui présupposent
certains engagements ontologiques de celles qui ne les
présupposent pas et qui, à expressivité égale, encourage à
chercher la formulation syntaxique qui est la plus
parcimonieuse sur le plan ontologique.
Cette attitude amène Quine à exprimer certaines réserves à
l’égard du logicisme mis en œuvre par Frege et Russell, dans la
mesure où ces auteurs faisaient un usage dispendieux de la
quantification sur les classes et sur d’autres entités abstraites.
Quine recommande pour sa part de s’en tenir à la logique du
premier ordre tant que c’est possible et de ne passer à la
logique du second ordre que lorsque c’est strictement
nécessaire.
Plus radicalement, Quine dénonce la quantification sur ces
entités abstraites que sont les entités sémantiques, c’est-à-dire
les significations des expressions linguistiques. Ce procès des
intensions, Quine le fait au nom des problèmes que posent les
contextes intensionnels à l’égard des lois logiques classiques,
problèmes que Quine résume sous l’expression d’« opacité
référentielle ». En particulier, les intensions ont un
comportement déviant à l’égard des lois de l’identité, ce qui
amène Quine à constater qu’elles ne disposent pas de critères
clairs d’identité et ne peuvent donc, d’après lui, prétendre au
statut d’entités.
Cette méfiance à l’égard des entités sémantiques devient bientôt
critique du mythe de la signification. Rejoignant le second
Wittgenstein, Quine montre en effet, par l’exemple de la
situation de traduction radicale, que la signification des
expressions linguistiques réside entièrement dans leur usage et
ne peut en aucun cas être hypostasiée comme une sorte d’entité
autonome qui trouverait à s’exprimer de manières différentes
dans les différentes langues existantes. Toute traduction,
montre Quine, consiste à construire des hypothèses d’analyse à
partir d’énoncés occasionnels simples dont le sens est
identifiable à travers leur contexte d’utilisation (notion de
« signification-stimulus »). Mais il y a toujours une infinité
d’hypothèses analytiques qui sont théoriquement compatibles
avec un même ensemble d’observations linguistiques, de sorte
que l’indétermination de la traduction est principielle et
qu’elle ne peut être réduite dans la pratique que parce que le
traducteur privilégie les hypothèses qui rapprochent au
maximum la grammaire et le lexique de la langue qu’il traduit
de la grammaire et du lexique de sa propre langue. Or, cela
veut dire qu’il projette en fait sa propre syntaxe et sa propre
sémantique dans la langue qu’il traduit.
Bien plus, constate Quine, le traducteur doit également faire des
hypothèses quant à l’ontologie sous-jacente au langage qu’il
étudie – ontologie, qui, d’après son critère d’engagement
ontologique, dépend essentiellement de la syntaxe de ce
langage. Or, là encore, pour se rendre compréhensible la pensée
du peuple qu’il étudie, le traducteur va projeter un maximum de
son propre « patron (schème) ontologique » dans le leur. À
l’indétermination du sens des expressions linguistiques, s’ajoute
donc l’inscrutabilité de leur référence, qui est, elle aussi,
jusqu’à un certain point, effet de la traduction. Carnap avait
donc raison d’insister sur l’« internalité » des questions
ontologiques, c’est-à-dire leur relativité à un langage. Par
contre, dit Quine, il avait tort de considérer que les questions
métaphysiques comme celles de l’existence des nombres ou des
objets physiques – questions qu’il disait « externes » – ne
peuvent pas elles-mêmes être rapportées à un langage rationnel
où les concepts de « nombre » ou d’« objet physique »
apparaîtraient comme de simples concepts satisfaits ou non par
les objets du domaine plutôt que comme « concepts formels »
définitoires de ce domaine.
Avec le mythe de la signification, s’effondre l’un des deux
dogmes de l’empirisme logique, à savoir celui de la
distinction nette de l’analytique et du synthétique. Quine
montre en effet que la notion d’« analyticité » renvoie à celle de
« synonymie » et que, si on veut éviter la circularité, celle-ci
suppose l’observation empirique des pratiques linguistiques. Par
ailleurs, Quine dénonce également le dogme, forgé par
Wittgenstein et Carnap, du réductionnisme vérificationniste.
Quine montre que l’atomisme logique est intenable et que les
énoncés de la science n’ont généralement pas de conditions
empiriques de vérité individuellement, mais seulement
collectivement, dans la mesure où c’est leur conjonction qui
implique une série de conséquences empiriques qui peuvent ou
non être effectivement réalisées. Une expérience ne permet
donc généralement pas d’établir la fausseté d’un énoncé
individuel mais seulement d’une conjonction d’énoncés, de sorte
que plusieurs remaniements théoriques sont toujours possibles
pour faire face à cette réfutation. Il y a donc sous-
détermination de la théorie par l’expérience ; et l’atomisme
empiriste doit faire place au holisme empiriste.
La science est un tout solidaire et la philosophie – en particulier
l’épistémologie – fait elle-même partie de ce tout qui permet de
rendre compte de manière plus ou moins adéquate de
l’expérience. Loin de pouvoir fonder les sciences sur des bases
aprioriques parfaitement assurées, l’épistémologie doit
emprunter aux sciences empiriques – et en particulier à la
psychologie – une part de ses propres arguments et de sa propre
justification. Contre toute la tradition qui allait de Frege à
Carnap, c’est donc un certain retour au psychologisme que
Quine avalise en naturalisant l’épistémologie.
RÉSUMÉ
Ami et collègue de Russell – dont il initie d’ailleurs la
conversion antipsychologiste –, George Edward Moore est lui
aussi un des piliers de l’école analytique. Contrairement au co-
auteur des Principia mathematica, cependant, l’auteur des
Principia ethica ne conçoit pas l’analyse des problèmes
philosophiques comme leur retranscription dans un langage
idéographique idéal. C’est dans le langage ordinaire que Moore
mène l’essentiel de ses analyses sur le sens des concepts utilisés
et la manière dont ils sont logiquement rapportés les uns aux
autres. Par ailleurs, pour établir ses propres thèses, Moore
utilise régulièrement des arguments de sens commun qui ne
peuvent que paraître simplistes aux yeux critiques du
philosophe. L’ambition de Moore, cependant, c’est précisément
de montrer que c’est ce genre d’évidences très simples qui est au
fondement ultime de toute preuve et que le philosophe ne peut
contester entièrement leur validité qu’au risque de saper la
notion même de preuve et, avec elle, toute l’entreprise de
justification rationnelle (donner des raisons, avoir raison, etc.).
Revenant à la fin de sa vie sur les textes de Moore, Wittgenstein
montrera comment ces textes interrogent le jeu de la certitude
et du doute et comment ils dénoncent l’attitude philosophique
du doute universel et hyperbolique. On ne peut
rationnellement, dit au fond Moore, ni douter de tout ni douter
sans bonne raison de douter. En définitive, ce sont les
méthodes de la philosophie que tout le travail de Moore
interroge.
Héritier des problématiques de Russell, Gilbert Ryle se montre
aussi profondément influencé par la manière de philosopher de
Moore. Dès lors, son attitude à l’égard de l’entreprise de
reformulation idéographique se montre souvent ambiguë : bien
qu’il juge éclairante une telle stratégie d’analyse logique – que
lui-même mène généralement de manière informelle –, Ryle
semble généralement considérer qu’elle n’est vraiment utile que
pour éviter les conclusions hâtives du philosophe, mais que
l’utilisateur ordinaire des expressions concernées n’en a pas
vraiment besoin parce que, dans leur usage quotidien, ces
expressions sont le plus souvent suffisamment claires. En outre,
comme le second Wittgenstein, Ryle en vient à penser que c’est
précisément dans le langage quotidien plutôt que dans un
langage idéal que s’expriment essentiellement la plupart des
contraintes de la rationalité, et en particulier les contraintes
sémantiques que ne peut capturer la syntaxe idéographique,
même dotée de la théorie des types logiques. À cet égard,
l’analyse d’usage complète l’analyse logique informelle en
envisageant, moins rigoureusement mais plus finement, certains
problèmes réels pris dans toute leur complexité.
Traducteur de Frege, John Austin interroge le mythe de la
signification comme Quine et Wittgenstein. Et, comme Moore, il
explore le jeu de la certitude et du doute. Mais ce qui fait
surtout la parenté avec Moore et le second Wittgenstein, c’est
que, pour démêler ces questions, Austin part systématiquement
d’une investigation lente et détaillée de l’usage quotidien des
expressions correspondantes. Les problèmes philosophiques
surgissent précisément lorsqu’on ne prend pas suffisamment
garde à l’ensemble des règles parfois très complexes qui
régissent l’usage de telle ou telle expression dans le langage
ordinaire. En voulant simplifier les choses à partir de quelques
exemples grossiers, le philosophe en vient à rendre
incompréhensible voire paradoxal l’usage d’un terme, pourtant
non problématique dans la vie quotidienne. Observateur attentif
et patient de la pratique de langage de l’homme ordinaire,
Austin est aussi, bien sûr, celui qui met en évidence le caractère
performatif et non descriptif de certains énoncés. Loin,
cependant, d’en tirer, comme l’aurait fait Carnap, la conclusion
qu’il s’agit là de pseudo-propositions, Austin interroge plutôt la
notion même de proposition – notion qui est au fondement de
l’analyse frégéo-russellienne – à partir de la problématique des
actes (locutoires, illocutoires, perlocutoires) du discours.
Dans la foulée, il remet en question le « fétiche » positiviste de
la distinction de la valeur et du fait.
Analyse
L’analyse, comme méthode philosophique, est l’objet de cet ouvrage
tout entier et ne peut donc ici être explicitée en quelques lignes.
Disons seulement que, de Frege à Quine, toute clarification des
problèmes philosophiques doit passer par l’analyse logique, c’est-à-
dire la reformulation de ces problèmes dans le langage de la raison –
l’idéographie –, qui est seul à même de faire apparaître précisément
l’ensemble de leurs articulations logiques. À l’analyse, les questions
peuvent alors s’avérer plus faciles à résoudre, mais aussi parfois se
révéler absurdes – parce que violant les principes même de la
formulation d’une pensée rationnelle – ou tout simplement triviales –
une fois reformulé, un énoncé qui semblait profond apparaît
simplement « tautologique ».
Pour le second Wittgenstein et les philosophes du langage ordinaire,
la clarification doit plutôt venir de l’analyse d’usage, c’est-à-dire de la
description patiente de l’usage quotidien des expressions qui
interviennent dans les questions philosophiques. Une fois encore,
l’analyse permet de voir que le problème, tel qu’il était préalablement
formulé, échappait à toute solution rationnelle, parce que les
expressions employées n’avaient pas de sens défini ou avaient un sens
complètement étranger aux pratiques de la vie quotidienne qui sont
censées déterminer son importance et ses enjeux.
L’Analyse est aussi une discipline mathématique, celle qui envisage les
figures géométriques comme fonctions algébriques et fait ainsi le lien
entre géométrie et arithmétique. Lorsqu’il est question de l’Analyse en
ce sens mathématique dans cet ouvrage (dans les développements
consacrés au projet logiciste chez Frege et Russell), le mot figure avec
un « A » majuscule.
Analytique – synthétique
Kant appelait « analytique » une proposition – comme « ce chat gris
est coloré » – dont l’idée du prédicat (de l’attribut) est contenue dans
l’idée du sujet, de sorte que la proposition est nécessairement vraie.
Au contraire, une proposition – comme « ce chat est gris » – est
« synthétique » si l’idée du prédicat n’est pas contenue dans l’idée du
sujet. Pour savoir que « ce chat est gris » on ne peut se contenter
d’analyser les idées en jeu ; il faut tirer l’information d’ailleurs, en
l’occurrence de l’expérience. Kant pensait que des propositions
mathématiques comme « 7 + 2 = 9 » ou « La somme des angles d’un
triangle est égale à 180° » sont synthétiques et qu’elles sont
néanmoins connaissables a priori, c’est-à-dire qu’elles ne dérivent
d’aucune expérience sensible particulière, mais seulement de la forme
même de toute expérience sensible : il ne peut y avoir de sensation
que dans un espace pourvu de certaines propriétés géométriques et
dans une succession temporelle qui préfigure les suites arithmétiques.
La géométrie et l’arithmétique, disait donc Kant, reposent sur des
« intuitions pures », c’est-à-dire des intuitions sensibles purifiées de
tout contenu et réduites à l’expérience de formes spatiales ou
temporelles.
En fondant l’arithmétique puis l’ensemble des mathématiques sur la
logique, Frege et Russell veulent au contraire affirmer que les
propositions mathématiques sont aussi analytiques que des axiomes
logiques comme le principe de non-contradiction ~(p∧~p). Cela
voudrait dire qu’elles n’ont pas de « contenu informationnel » propre
et qu’elles ne supposent aucune intuition particulière, mais seulement
des analyses et des déductions.
Carnap a fondé tout son positivisme logique sur l’idée que la totalité
des principes rationnels de la science que Kant disait « synthétiques a
priori » étaient logiques, donc analytiques, et que les seuls énoncés
synthétiques de la science étaient donc les énoncés empiriques, dont
elle tire dès lors toutes ses informations.
Quine, cependant, a dénoncé cette distinction de l’analytique et du
synthétique en montrant qu’on ne pouvait identifier les rapports de
synonymie entre deux concepts – et donc l’analycité de la phrase qui
attribue l’un à l’autre – que par l’observation des usages linguistiques,
donc par l’expérience.
Connecteur vérifonctionnel
On appelle « connecteur » un rapport logique entre deux propositions
simples tel qu’il permet de composer à partir d’elles une proposition
complexe. Par exemple, à partir des propositions « Il pleut » et « La
route est mouillée », on compose la proposition complexe « Il pleut et
la route est mouillée » grâce au connecteur « et » ; ou alors on
compose la proposition complexe « Il pleut parce que la route est
mouillée » grâce au connecteur « parce que ».
Certains de ces connecteurs sont tels qu’ils permettent de déterminer
la valeur de vérité des propositions complexes uniquement en
fonction de la valeur de vérité des propositions simples qui la
composent. Ainsi, la valeur de vérité d’ « Il pleut et la route est
mouillée » dépend exclusivement de la valeur de vérité d’« Il pleut » et
de « La route est mouillée » : si les deux propositions simples sont
vraies, la proposition complexe est vraie, et dès qu’une des deux
propositions simples est fausse, la proposition complexe est fausse. Le
connecteur « et » (la conjonction que l’on note ∧) est donc un
« connecteur vérifonctionnel » ; on peut caractériser son sens par une
« fonction de vérité » qui attribue à la proposition complexe la valeur
de vérité « vrai » quand les deux propositions simples ont la valeur de
vérité « vrai » et qui attribue à la proposition complexe la valeur de
vérité « faux » quand au moins une des propositions simples a la
valeur de vérité « faux ». Le connecteur « ne… pas » (la négation que
l’on note ~) est la fonction de vérité qui attribue la valeur « faux » à
~p quand p est vrai et la valeur « vrai » à ~p quand p est « faux ». Le
connecteur « ou » (la disjonction non exclusive que l’on note v) est la
fonction de vérité qui attribue la valeur « vrai » à p vq quand au moins
une des deux propositions est vraie et la valeur « faux » à pvq quand p
et q sont tous deux faux. Le connecteur « si… alors… » (conditionnel
matériel que l’on note ⊃) attribue la valeur de vérité « faux » à p ⊃q
quand p est vrai et q faux et la valeur de vérité « vrai » à p ⊃q dès que
q est faux ou que p est vrai. Le connecteur « parce que » (lien causal)
n’est, par contre, pas vérifonctionnel.
Wittgenstein a théorisé les fonctions de vérité en les transcrivant dans
des tables de vérité et postulé qu’elles étaient les seuls rapports
logiques possibles entre propositions d’une théorie, de sorte qu’on
peut toujours déterminer la valeur de vérité de la théorie si l’on
connaît la valeur de vérité individuelle de toutes les propositions
simples qui la composent ainsi que les lois des connecteurs
vérifonctionnels et des autres opérateurs logiques.
La logique vérifonctionnelle est « extensionnelle », puisque chaque
proposition simple n’intervient dans la valeur de vérité des
propositions complexes qu’en tant qu’elle est vraie ou fausse et
indépendamment de ses liens de sens avec les autres propositions ;
elle peut donc être remplacée par n’importe quelle autre proposition
qui a la même valeur de vérité.
Extensionalité – intensionalité
Frege avait distingué le sens (Sinn) et la signification (Bedeutung) des
termes conceptuels. Le sens ou « intension » est l’ensemble des traits
caractéristiques (Merkmale) que les objets doivent avoir pour
satisfaire le concept : pour être « satellite naturel de la Terre », il faut
être un corps physique, n’avoir pas été produit par l’homme et se
déplacer en orbite autour de la Terre. La signification ou « extension »
est l’ensemble des objets qui satisfont le concept, c’est-à-dire
l’ensemble des x qui rendent vrai « x est un satellite naturel de la
Terre », en l’occurrence ici un seul objet, à savoir la Lune.
Deux concepts sont extensionnellement équivalents s’ils sont satisfaits
par les mêmes objets. Par exemple, « prédécesseur immédiat de Bill
Clinton à la Maison blanche » et « père de George Walker Bush » ; ou
encore « créature ayant au moins un rein » et « créature ayant un
cœur » (il semble que tous les individus ayant un cœur ont au moins
un rein et réciproquement). Deux concepts extensionnellement
équivalents ne sont pas pour autant intensionnellement équivalents ; ils
n’ont pas le même sens.
Dans toute une série de contextes – dits « extensionnels » –, remplacer
l’un par l’autre deux concepts extensionnellement équivalents ne
modifie pas la valeur de vérité des phrases dans lesquelles ils
interviennent : puisque ces concepts sont vrais des mêmes objets,
chaque fois qu’un des deux concepts est attribué à un objet dans une
phrase vraie, on a toujours une phrase vraie si on lui substitue l’autre
concept ; « Mistigri a au moins un rein » est vrai si et seulement si
« Mistigri a un cœur » est vrai. Cependant, dans certains contextes –
dits « intensionnels » ou, comme le dit Quine, « référentiellement
opaques » –, ce n’est pas le cas. Ainsi, il se peut que « Je crois que les
chats sont des créatures ayant un cœur » soit vrai mais que « Je crois
que les chats sont des créatures ayant un rein » soit faux ; et, de
même, il se peut que « Le père de George Walker Bush a
nécessairement un fils » soit vrai et que « Le prédécesseur immédiat
de Bill Clinton à la Maison Blanche a nécessairement un fils » soit
faux.
Si Frege et même Russell se montraient sensibles à ces contextes
intensionnels, ils ont surtout développé des outils logiques permettant
de traiter les contextes extensionnels : la classe des créatures ayant un
rein étant équivalente à la classe des créatures ayant un cœur, elles
sont une seule et même chose.
Carnap a exploité cet extensionalisme pour « réduire » certains
concepts de la science – par exemple, des concepts psychologiques – à
d’autres – par exemple, des concepts neurophysiologiques – qui ont
un sens différent mais qui leur sont extensionnellement équivalents,
c’est-à-dire qui sont satisfaits par les mêmes configurations de
données des sens.
Quine, pour sa part, a montré que les logiques intensionnelles – et
notamment modales – devaient implicitement admettre l’existence de
ces entités abstraites que sont les « sens » des termes et des phrases ;
et il a rejeté ces logiques pour la raison précisément que, à défaut
d’autoriser la substitution des expressions salva veritate, elles ne
disposent pas de critères d’identité des entités dont elles parlent. Or,
pour Quine, il n’y a « point d’entité sans identité ».
Fonction propositionnelle
Frege interprétait un concept comme une « fonction », c’est-à-dire
comme un principe classificatoire des objets du monde, qui, pour
chacun d’eux, renvoie à « vrai » ou à « faux » selon que cet objet
satisfait ou non le concept. Ainsi, d’après l’expression de Russell, le
concept de « chat » s’identifie à la fonction propositionnelle « x est un
chat » qui renvoie à « vrai » pour tous les individus qui, mis à la place
de x, rendent la proposition vraie et qui renvoie à « faux » pour tous
les individus qui, mis à la place de x, rendent la proposition fausse.
Certaines fonctions propositionnelles – comme « x est le père de y »
ou « x dit du mal de y à z » – peuvent contenir plusieurs « places
libres » ; elles caractérisent alors ces concepts particuliers que sont les
« relations ». Dans ce cas, ce sont des couples ordonnés d’individus
(ou des triplets, des quadruplets, etc.) qu’elles renvoient à chaque fois
à « vrai » ou à « faux ». Ainsi, pour la fonction « x est le père de y », le
couple <George Herbert Bush, George Walker Bush> renvoie à
« vrai » mais le couple <George Walker Bush, George Herbert Bush>
renvoie à faux.
Selon cette manière de voir, il faut donc opposer les individus –
désignés par des noms propres –, qui sont les seuls véritables objets
du monde, et les fonctions – exprimées par les termes conceptuels ou
relationnels –, qui sont de simples principes classificatoires. En tant
que fonctions, les concepts sont « insaturés » ; ce sont des « symboles
incomplets », c’est-à-dire qu’ils ont en leur sein une ou plusieurs
places libres et qu’ils doivent attendre que des individus prennent
cette (ces) place(s) libre(s) pour pouvoir dire quelque chose sur le
monde. « x est un chat » ne dit rien sur le monde, mais « George
Walker Bush est un chat » dit quelque chose, qui est faux.
Idéographie
Reprenant une idée de Leibniz, Frege a formulé le projet de mettre au
point un langage symbolique dont la structure syntaxique reflèterait
l’articulation logique des idées exprimées – une idéo-graphie –, de
sorte que cette articulation logique soit parfaitement apparente et que
les raisonnements en soient grandement facilités. L’algèbre, qui est un
tel langage, permet, on le sait, de formuler de manière claire puis de
résoudre facilement des problèmes arithmétiques très complexes de
trains qui se croisent en partant de deux gares à des vitesses
différentes ou de baignoires qui fuient par le bas en même temps
qu’on les remplit par le haut. L’idéographie que met au point Frege
est une sorte d’algèbre généralisée à tous les raisonnements.
Frege conçoit cette idéographie comme une sorte de langage de la
raison universelle (Logos) et il n’envisage pas la possibilité d’autres
systèmes concurrents, qui répondraient à d’autres principes logiques.
Russell et le premier Wittgenstein partagent son opinion. Carnap, par
contre, insiste sur la diversité des systèmes symboliques possibles et
prône un « principe de tolérance syntaxique ».
Logicisme
Le logicisme est la thèse selon laquelle on peut fonder tout (Russell)
ou partie (Frege) des mathématiques sur la logique, c’est-à-dire qu’on
peut définir les termes mathématiques en termes logiques et déduire
les axiomes et théorèmes mathématiques à partir des axiomes
logiques par des principes d’inférence qui sont intégralement
logiques. Carnap prolonge cette ambition logiciste en formulant la
prétention de fonder sur la logique tout l’ensemble des principes
rationnels de la science, à l’exclusion, bien sûr, de leur contenu
empirique.
Dans la pratique, cependant, Frege, Russell et Carnap n’ont pu fonder
les mathématiques et les principes rationnels de la science que sur la
théorie des ensembles, dont on peut se demander si elle répond
exclusivement à des principes logiques.
Par ailleurs, en renonçant à l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul système
logique possible – c’est-à-dire un seul ensemble de principes logiques
correspondant aux lois fondamentales de la raison universelle – et en
insistant au contraire, avec les formalistes, sur le caractère
conventionnel des systèmes logiques, Carnap a sérieusement atténué
la portée philosophique du logicisme.
Métaphysique
On appelle « Métaphysique » une série de traités d’Aristote qui, dans
son œuvre, ont été classés après les ouvrages de physique et qui
traitent par ailleurs des principes généraux de l’être ou de la réalité
au-delà de la seule nature physique. Pour Kant, la métaphysique est
cette discipline philosophique qui s’aventure à produire des
raisonnements et des théories au-delà de ce qui peut être confirmé ou
infirmé par l’expérience sensible.
Par leurs analyses logiques, Frege, Russell et Wittgenstein ont montré
que certaines questions de la métaphysique sont logiquement mal
construites, au point de ne pas pouvoir espérer recevoir de réponse
rationnelle. Carnap, quant à lui, s’efforce de montrer que toutes les
questions de la métaphysique sont insensées, dans la mesure où elles
sont tout à la fois logiquement mal construites et empiriquement
invérifiables, donc dénuées de conditions de vérité.
Paradoxalement, peut-être, le travail de Carnap, qui consiste à étudier
la structure syntaxique du langage de la science empirique et en
priorité physique, peut, par analogie avec la méta-mathématique de
Hilbert ou la méta-logique de Tarski, recevoir le nom de « méta-
physique ».
Ontologie
L’ontologie est cette branche très abstraite de la philosophie qui pose
la « question de l’être », c’est-à-dire qui se demande ce qu’est exister
et s’il y a éventuellement plusieurs manières d’exister, plusieurs
« types d’être ». Parmi les objets du monde – qui peuvent ou non
satisfaire les fonctions classificatoires de nos théories –, Frege et
Russell se montraient prêts à admettre l’existence d’êtres
intelligibles – les classes, les nombres, les significations, les valeurs de
vérité – en plus des réalités sensibles.
Carnap s’efforça de proposer une reconstruction rationnelle de la
science qui n’admettait qu’un seul type d’être individuel – à savoir les
« expériences élémentaires » ou « données des sens » –, mais qui, par
des descriptions conceptuelles et descriptives, construisait
logiquement tous les autres « objets » à partir d’eux. S’appuyant sur la
théorie des types de Russell, Carnap pouvait ainsi dire qu’il n’y a
qu’un seul type d’être fondamental, mais une multitude d’êtres
logiquement dérivés. Par la suite, cependant, il en vint à prôner un
principe de tolérance ontologique corrélativement à un principe de
tolérance syntaxique.
Identifiant « être » ou « exister » à « être un objet », c’est-à-dire être
un des arguments possible des fonctions propositionnelles d’un
discours ou d’une théorie, Quine s’efforce de repérer les
« engagements » ontologiques que chaque discours ou chaque théorie
contracte, c’est-à-dire les types d’être dont elle admet implicitement
l’existence en les prenant comme arguments de ses fonctions
propositionnelles.
Proposition
Pour Frege, les énoncés linguistiques ont un sens ou « contenu », qui
est « objectif » en ce qu’il peut être partagé par tous et en ce qu’il
subsiste même si personne ne le pense ni l’énonce. Ce contenu
objectif, que Bernard Bolzano appelait déjà « phrase ou proposition en
soi » (Satz an sich), a une valeur de vérité (le « vrai » ou le « faux »)
peu importe que quelqu’un le sache ou non. Non sans ambiguïté,
Frege donne à ce sens objectif le nom de « pensée » (Gedanke) ;
Russell, pour sa part, l’appelle « proposition » (proposition).
Dans le Tractatus, Wittgenstein assimile le sens d’une phrase à ses
conditions de vérité et renvoie dès lors ce sens au fait ou à l’état de
choses qui doit avoir lieu dans le monde pour que la phrase soit vraie.
Quine, pour sa part, critique violemment la notion de « proposition »
et plus généralement celle de « signification » ; il n’est, selon lui, pas
nécessaire d’admettre l’existence de telles entités abstraites, dont les
critères d’identité ne sont pas clairs.
Psychologisme
Les philosophes modernes ont conçu les significations des mots du
langage comme des « représentations » ou « idées » que les sujets ont
à l’esprit. Ils se sont ainsi montrés coupables de « psychologisme » en
confondant le fait d’avoir une idée, de penser quelque chose, de
vouloir dire quelque chose – qui est un état psychique – avec le
contenu objectif de cette idée ou de cette pensée, contenu objectif
qu’un autre sujet pourrait tout aussi bien saisir que le premier et qui
resterait objectif même si jamais aucun sujet ne le saisissait : même si
jamais personne ne formule la proposition que « George Walker Bush
est le père de Socrate », cette proposition a un sens parfaitement
identifiable.
L’antipsychologisme, que Frege hérite de Bernard Bolzano par
e
l’intermédiaire d’une série de logiciens allemands du XIX siècle et qu’il
transmet à Russell, Wittgenstein et Carnap, est la position de ceux qui
dénoncent cette confusion et affirment l’autonomie des contenus de
pensée et des significations par rapport aux états d’esprit de ceux qui
les pensent. La logique, et plus généralement la théorie de la
connaissance, qui étudient les rapports de justification entre
propositions – entendues comme significations des phrases –, sont
donc, selon eux, indépendantes de la psychologie et de toute autre
science empirique.
L’antipsychologisme peut ainsi mener à un certain platonisme – ou
« réalisme » platonicien –, qui affirme que les significations ont en soi
une existence, bien que différente de celle des réalités empiriques.
Quine dénonce ce platonisme, rejette l’existence d’entités telles que
les significations et considère qu’on ne peut traiter les questions de
signifiance ou de synonymie qu’à travers l’observation empirique des
usages linguistiques. Les sciences empiriques doivent donc faire leur
retour en épistémologie.
Quantificateur
Aristote avait mis en évidence certains principes d’inférence relatifs
aux raisonnements contenant le mots « Tous les » ou « Quelques ».
Ainsi, si « Tous les hommes sont mortels » et « Socrate est un
homme », on peut en déduire que « Socrate est mortel ».
À partir de son interprétation des concepts conne fonctions
propositionnelles, Frege a fourni un traitement logique systématique
de tous ces raisonnements aristotéliciens et de bien d’autres, en
considérant que les opérateurs logiques « Tous les » et « Quelques »
sont des quantificateurs qui servent à « parcourir » l’ensemble des
arguments possibles d’une ou plusieurs fonction(s)
propositionnelle(s). « Tout est triste » veut dire que « x est triste » est
vrai quel que soit ce qui prend la place de x. Si l’on dit que « Certaines
(ou quelques) choses sont tristes », on veut dire qu’« Il y a des choses
tristes », c’est-à-dire que « x est triste » n’est pas faux pour toutes les
valeurs de x. On appelle « quantificateur universel » le quantificateur
« Tous les » (qu’on note ∀) et « quantificateur particulier » ou
« quantificateur existentiel » le quantificateur « Quelques … » ou « Il y
a … » (qu’on note ∃).
Du fait qu’un énoncé universel est vrai – « Tout est triste » –, on peut
tirer que n’importe laquelle de ses instanciations singulières est vraie :
« Socrate est triste », « La Lune est triste », etc. (Principe
d’instanciation universelle). Du fait qu’un énoncé singulier est vrai –
« Socrate est triste » –, on peut tirer que la phrase existentielle
correspondante est vraie : « Quelque chose est triste » ou « Il y a au
moins une chose triste » (Principe de généralisation existentielle).
Puisque les quantificateurs parcourent l’ensemble des objets du
monde à la recherche de ceux qui satisfont tel ou tel concept
théorique, Quine souligne que les objets dont une théorie admet
implicitement l’existence sont ceux qui constituent les arguments
possibles des fonctions propositionnelles de cette théorie, c’est-à-dire
ceux qui, dans les phrases de la théorie, peuvent remplacer les
variables x qui sont sous la « portée » des quantificateurs.
Stanislas Lesniewski puis Ruth Barcan ont proposé une interprétation
« substitutionnelle » plutôt qu’« objectuelle » des quantificateurs. Il
s’agit alors de penser que les quantificateurs ne parcourent pas
l’ensemble des objets du monde possibles, mais seulement l’ensemble
des expressions linguistiques possibles qui peuvent prendre la place du
symbole « x » dans tel ou tel énoncé ouvert. Pour Quine, cependant,
cette stratégie ne permet qu’en apparence de se passer des objets.
Car, bien sûr, si une phrase comme « Socrate est mortel » est vraie, ce
n’est pas seulement parce que la substitution de l’expression
« Socrate » à l’expression « x » rend vraie la phrase ouverte « x est
mortel » ; c’est aussi parce qu’un certain individu est, de fait, mortel.
Tautologie
Wittgenstein a réservé le nom de « tautologies » aux propositions
complexes dont la valeur de vérité est le « vrai », quelle que soit la
valeur de vérité des propositions simples qui les composent. Ainsi,
« Colombus est la capitale de l’Ohio » a des conditions de vérité
factuelles, c’est-à-dire que cet énoncé est vrai ou faux selon que le
monde est de telle ou telle façon. Mais « Colombus est ou n’est pas la
capitale de l’Ohio » est vrai quel que soit l’état du monde. Dès lors, dit
Wittgenstein, cet énoncé ne dit rien du monde ; il n’a pas de
conditions de vérité factuelles et donc pas de contenu factuel.
Carnap s’est servi de cette idée pour affirmer que les théories
scientifiques tiennent tout leur contenu factuel des propositions
empiriques simples qui les composent, mais qu’elles n’introduisent
aucun contenu factuel nouveau par les rapports logiques –
vérifonctionnels – qu’elles établissent entre ces propositions simples.
Les théories sont donc empiriques dans leur contenu et tautologiques
dans leur forme.
Bibliographie
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Duhem P. 1, 2
Frege G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92,
93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104,
105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114,
115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134,
135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,
145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154,
155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164,
165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184,
185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194,
195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204,
205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214,
215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224,
225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234,
235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244,
245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, 254,
255, 256, 257
Gödel K. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Hahn H. 1, 2
Hilbert D. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Husserl E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15
James W. 1, 2, 3, 4
Kant E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21
Kripke S. 1, 2, 3
Lewis C.I. 1, 2, 3, 4
Mach E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Meinong A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Mill J.S. 1, 2
Moore G.E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57
Natorp P. 1, 2
Neurath O. 1, 2, 3, 4
Peano G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17
Poincaré H. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Quine W.V.O. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78,
79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91,
92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103,
104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113,
114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123,
124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141
Ramsey F. 1, 2
Reichenbach H. 1, 2
Russell B. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92,
93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104,
105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114,
115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134,
135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,
145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154,
155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164,
165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184,
185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194,
195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204,
205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214,
215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224,
225, 226, 227
Ryle G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56
Schlick M. 1
Tarski A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Weierstrass K. 1, 2
Weyl H. 1, 2
Whitehead A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Wittgenstein L. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78,
79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91,
92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103,
104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113,
114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123,
124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143,
144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153,
154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163,
164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173,
174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183,
184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193,
194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203,
204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213,
214, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221
Zermelo E. 1, 2, 3, 4, 5
Notes
1. G. FREGE, Idéographie (1879), Paris, Vrin, 1999, préface, p. 6. Frege
compare l’apport de son idéographie à celui d’un microscope par rapport à l’œil
nu.
2. C’est là un des principes les plus fondamentaux de la doctrine frégéenne :
« On ne doit tirer de l’intuition aucune raison démonstrative » (« La logique
calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1881), in Écrits posthumes,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 42).
3. G. FREGE, « La science justifie le recours à une idéographie » (1882), in
Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 68.
4. G. BOOLE, Les lois de la pensée (1854), Paris, Vrin, coll. Mathesis, 1992,
chap. I, paragraphe 5, p. 25.
5. ibid., chap. V, paragraphe 4, p. 82.
13. À cet égard, Frege définit une position originale dans les débats logiques
e
au XIX siècle sur le statut de la négation. Cf. sur ce point Denis Seron, « La
controverse sur la négation de Bolzano à Windelband », in Philosophie, 2006,
vol. 90, pp. 58-78. Cf. aussi les belles pages d’Ali Benmakhlouf dans Frege. Le
nécessaire et le superflu, Paris, Vrin, 2002, pp. 101-110.
14. Par Gedanke, Frege entend exclusivement les contenus « jugeables » et
susceptibles d’être vrais ou faux, bref les propositions. Que la logique se
préoccupe prioritairement des contenus propositionnels, qui sont susceptibles
d’une valeur de vérité, c’est ce dont se souviendront tant Carnap qu’Austin.
15. Frege appelle « Begriffsschrift » son langage logique, dans la mesure où il
entend exclusivement exprimer le « contenu conceptuel » des énoncés
linguistiques, par opposition aux effets communicationnels du langage : voie
active/voie passive, figures de style, termes allusifs ou suggestifs (Winke), etc.
C’est ce contenu conceptuel qui cristallise la teneur scientifique des énoncés et
c’est lui seul qui peut intervenir dans les déductions rationnelles, tandis que
beaucoup de sophismes pèchent justement par leur sensibilité aux effets
communicationnels du langage. De l’aveu de Frege lui-même, cependant, cette
notion de « contenu conceptuel », et l’expression dérivée d’« écriture
conceptuelle », est un peu malheureuse puisque, pour lui et contrairement à
Aristote ou Boole, c’est le niveau du contenu de pensée susceptible de valeur de
vérité (la Gedanke, la « proposition ») qui est l’élément logique de base à partir
duquel les autres éléments, dont les concepts, doivent être envisagés.
16. Notons que, dans les deux cas, la négation, qui est, elle aussi, composante
du contenu jugé, porte sur la totalité d’une proposition : dans le second cas sur
la proposition complexe « Tous les hommes sont mortels », dans le premier sur
chacune des propositions prédicatives simples « Socrate est mortel », « Platon
est mortel », etc. Cette conception diffère de celle de Boole, qui, suivant une
suggestion d’Aristote, tendait à distinguer les deux cas en faisant porter la
négation dans le second cas sur la copule du jugement universel (« Tous les
hommes ne sont pas mortels ») et dans le premier cas sur le prédicat de ce
jugement (« Tous les hommes sont non-mortels (immortels) »). Or, que cette
distinction soit artificielle, c’est ce que montre le cas de l’énoncé singulier
(seule authentique prédication logique), pour lequel les deux négations
(« Socrate n’est pas mortel » et « Socrate est immortel ») s’identifient.
17. « Fonction et concept » (1891), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit.,
p. 90 ; lettre à Russell du 3/8/1902, in Gottlob Frege-Bertrand Russell
correspondance, Paris, E.P.E.L., 1994, p. 64.
18. « La logique calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1881), op. cit.,
p. 17.
19. Ali Benmakhlouf montre bien le lien que cette notion d’insaturation
entretient avec la notion d’« analyse » (BENMAKHLOUF A., Frege. Le nécessaire
et le superflu, op. cit., pp. 87-91). Cette insaturation sera d’ailleurs au cœur de
la quasi-totalité des développements de notre propre lecture de la philosophie
analytique.
20. Cf. le débat avec Benno Kerry : « Concept et objet » (1892), in Écrits
logiques et philosophiques, op. cit., mais aussi « Sur le concept de nombre »
(1891-1892), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 107-138.
21. Sur les notions de « fonction » et de « variable », cf. aussi « Défauts
logiques dans les mathématiques » (1898-1899), in Écrits posthumes, op. cit.,
pp. 187-197 ; « La logique dans les mathématiques » (1914), in Écrits
posthumes, op. cit., pp. 279 et sq.
22. « Dialogue avec Pünjer » (avant 1884), in Écrits posthumes, op. cit., p. 74 ;
« Sens et signification » (1892), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit.,
p. 109 ; pp 115-117 ; « Concept et objet » (1892), op. cit., p. 139 ; « Logique »
(1897), in Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 153. Le
présupposé d’existence que Brentano voyait sous le sujet de tout énoncé
prédicatif ne vaut, pour Frege, que lorsque le sujet grammatical de l’énoncé
prétend désigner un objet. On voit là une réflexion qu’on retrouvera chez
Russell dans « On denoting » (1905) où les solutions de type meinongienne,
mais aussi la solution artificielle de Frege (« le roi actuel de France » désigne
l’objet : classe nulle) seront rejetées.
23. « Dialogue avec Pünjer » (avant 1884), op. cit., pp. 75-78.
24. « Concept et objet » (1892), op. cit., pp. 134-136. Le concept d’existence
est la fonction de second degré « a une extension non-vide », qui prend pour
argument des concepts et pour valeur des valeurs de vérité.
25. Idéographie (1879), op. cit., paragraphe 8, pp. 28-29.
26. Dans les traductions des textes de Frege, les termes allemands « bedeuten »
et « Bedeutung » sont tantôt rendus par « dénoter » et « dénotation », tantôt par
« signifier » et « signification ». La première traduction est notamment due à
l’usage rétrospectif d’un terme de Russell. Comme la conception frégéenne s’en
écarte assez nettement, nous optons pour la seconde (« signification »), même
si – en raison de sa quasi-synonymie avec le terme de « sens » en français – elle
marque moins la différence avec la notion de « Sinn », à laquelle Frege l’oppose
pourtant : pour Frege, le sens d’une expression est l’ensemble de ses traits
définitoires, tandis que sa signification est toujours un objet (en un sens large).
27. Pour Wittgenstein, nous le verrons, un langage parfaitement logique
devrait pouvoir se passer de l’identité en désignant univoquement chaque objet
par un et un seul signe. L’identité serait ainsi exprimée par mais non dite dans
le formalisme (Tractatus logico-philosophicus (1921), trad. G.G. Granger, Paris,
Gallimard, coll. Tel, 1993, paragraphes 5.53, 5.533, 6.232).
28. Les contextes intensionnels échappent cependant à cette règle, puisque,
dans ce cas, c’est la pensée elle-même qui est la signification (Bedeutung) de
l’énoncé propositionnel (« Sens et signification » (1892), op. cit., pp. 112 et
sq.).
29. « Sens et signification » (1892), op. cit., pp. 110 ; « Fonction et concept »
(1891), op. cit., p. 92. Dans les Lois fondamentales de l’arithmétique, Frege
s’attachera d’ailleurs à montrer qu’il se définit à partir d’une propriété de
second degré des propositions comme le nombre se définit à partir d’une
propriété de second degré des concepts (Lois fondamentales de l’arithmétique
(1893), paragraphe 10).
30. À cet égard, Frege fait notamment la leçon à Edmund Husserl, qui voit à
juste titre que le terme conceptuel a pour signification un concept, mais qui
pense que celui-ci renvoie directement aux objets qui le satisfont (Cf.
notamment « Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund
Husserl » (1894), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit., p. 153 ; Lettre à
Husserl du 24/5/1891, in Frege-Husserl correspondance, Mauvezin, TER, 1987,
pp. 25-27).
31. G. FREGE, Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface et
introduction traduites dans J. P. BELNA, La notion de nombre chez Dedekind,
Cantor, Frege, Paris, Vrin, 1996.
32. « Fonction et concept » (1891), op. cit., pp. 85-87 ; « Compte-rendu de la
Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl » (1894), op. cit., p. 148.
33. Dans ces certains passages des Lois de la pensée, Boole se montrait lui aussi
très attentif à cette condition pesant sur une déduction purement formelle :
« que les lois selon lesquelles on mène la procédure ne soient fondées que sur
le sens ou la signification, préalablement fixés, des symboles employés » (G.
BOOLE, Les lois de la pensée (1854), op. cit., chap. I, paragraphe 6, p. 25).
115. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317. Quine montrera
que cette « no class theory » ne permet pas vraiment de se passer d’entités
abstraites.
e
116. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
p. X, trad. fr., op. cit., p. 15.
117. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317.
118. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317.
e
119. Principes des mathématiques (1903), introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., p. X, trad. fr., op. cit., p. 15.
120. « The relation of sense data to physics » (1914), réédité comme
chapitre 8 de Mysticism and Logic and Other essays, Londres, Allen&Unwin,
1917, cité en français d’après D. VERNANT, Bertrand Russell, op. cit., p. 246.
121. « The relation of sense data to physics » (1914), cité d’après D.
VERNANT, Bertrand Russell, op. cit., p. 248.
122. « On propositions : what they are and how they mean » (1919), réédité
dans Logic and knowledge, London, Allen & Unwin, 1956. Notons que Russell
avait consacré deux articles à James en 1908 (« Le pragmatisme », publié dans
l’Edinburgh Review) et 1909 (« La conception de la vérité de W. James », publié
dans l’Albany Review), articles réédités comme chap. V et IV des Essais
philosophiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1997. Dans
« Knowledge by acquaintance and knowledge by description » (1911), « The
relations of sense data to physics » (1914) et « On the experience of time »
(1915), Russell avait en outre déjà fait droit à une autre idée jamesienne, celle
d’une connaissance directe (acquaintance) de certaines relations, comme les
relations spatiales ou temporelles ou les relations de ressemblance ; et il s’était
déjà appuyé sur certaines notions jamesiennes, comme celle de « specious
present » pour rendre compte par exemple de la connaissance directe de la
relation d’antériorité temporelle.
123. « Conférences sur la philosophie de l’atomisme logique » (1918), in Écrits
de logique philosophique, op. cit., pp. 335-442. Cf. en particulier les sections III
et VIII.
e
124. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., p. XI, trad. fr., op. cit., p. 16. Dans l’Histoire de mes idées philosophiques
(op. cit., chap. VIII, p. 128), Russell écrira même : « Je ne pense plus que les
lois de la logique sont les lois des choses ; au contraire, je les considère
aujourd’hui comme purement linguistiques ».
e
125. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., p. XII, trad. fr., op. cit., p. 17.
e
126. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., pp. 5-6, trad. fr., op. cit., p. 10.
127. Principes des mathématiques (1903), Préface, op. cit., p. XV, trad. fr.,
op. cit., p. 3.
128. G. FREGE, Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit.,
paragraphes 13-14, p. 141 ; paragraphe 89, p. 213. La dissertation doctorale
de Frege en 1873 commençait d’ailleurs par l’affirmation fondamentale que la
géométrie repose sur l’intuition (cf. J.P. BELNA, La notion de nombre chez
Dedekind, Cantor, Frege, op. cit., p. 199).
129. B. RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap.
VII, p. 93. Cf. aussi l’introduction à la seconde édition des Principes où Russell
affirme que, « grâce aux progrès de la logique symbolique », l’idée kantienne
selon laquelle « le raisonnement mathématique n’est pas strictement formel,
mais recourt toujours à des intuitions, à savoir la connaissance a priori de
l’espace et du temps » est aujourd’hui « capable d’une réfutation définitive et
irrévocable » (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 4, op. cit., p. 4,
trad. fr., op. cit., p. 23).
130. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 335, op. cit., p. 358.
131. C’est, nous l’avons dit, dans les travaux de Peano – qui « traitait de la
géométrie sans se servir de figures, illustrant de la sorte l’inutilité de
l’Anschauung de Kant » (B. RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques
(1959), op. cit., chap. VII, p. 90) – que Russell dit avoir trouvé l’inspiration de
ses propres recherches.
132. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 120, op. cit., p. 124.
133. « [Peano et ses disciples] soutiennent que les diverses branches des
mathématiques ont divers indéfinissables, au moyen desquels les idées
restantes de ces branches sont définies. Je soutiens pour ma part – et une part
importante de mon objectif est de prouver – que toutes les mathématiques
pures (y compris la géométrie et la dynamique rationnelle) ne contiennent
qu’un ensemble d’indéfinissables, à savoir les concepts logiques discutés dans
la première partie » (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 108,
op. cit., p. 112).
134. Introduction à la philosophie mathématique (1921), Paris, Payot, 1991,
pp. 40-41, 43.
135. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 111, op. cit., p. 115.
136. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 495, op. cit.,
p. 500, trad. fr., op. cit., p. 187.
137. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 462, op. cit., p. 488.
138. Lettre de Frege à Russell du 22 juin 1902, in Gottlob Frege – Bertrand
Russell, Correspondance, Paris, EPEL, 1994, p. 49.
139. Frege introduit quelques remarques à ce sujet dans sa préface au second
volume des Lois fondamentales de l’arithmétique (1903) et Russell ajoute deux
appendices à ses Principes des mathématiques (1903).
140. Lettre de Frege à Russell du 22/6/1902, in Gottlob Frege – Bertrand
Russell, Correspondance, op. cit., pp. 49-50. Il est intéressant, cependant, de
constater que, dès 1893, Frege avait vu dans cette loi le point faible de son
système : « Une querelle ne peut naître, pour autant que je puisse le voir, qu’à
propos de ma loi fondamentale (V) sur les parcours de valeurs, qui n’a peut-
être pas encore été énoncée expressément par les logiciens, bien qu’on l’ait à
l’esprit quand on parle, par exemple, des extensions de concepts. Je la tiens
pour purement logique » (G. FREGE, Les lois fondamentales de l’arithmétique
(1893), préface, op. cit., p. 319).
141. Principes des mathématiques (1903), app. A, note finale, op. cit., p. 522,
trad. fr., p. 190.
142. ibid., paragraphe 104, p. 104. Sur le rapport de la « classe comme une »
avec le « parcours de valeur de Frege », cf. app. A, paragraphe 484, pp. 510-
512, trad. fr. op. cit., pp. 173-175.
143. H. POINCARÉ, « Les derniers efforts des logisticiens », in Science et
méthode (1908), Paris, Flammarion, 1930, p. 212.
144. H. POINCARÉ, « La logique de l’infini » (1909), dans Dernières pensées
(1913), Paris, Flammarion, 1930, pp. 100-109. Sur l’apport – très relatif – de
Poincaré à Russell, cf. P. DE ROUILHAN, Russell et le cercle des paradoxes, Paris,
Presses Universitaires de France, pp. 135-148. Sur la notion d’imprédicativité
et son destin, cf. P. GOCHET et P. GRIBOMONT, Logique, vol. II, Paris, Hermès,
1994, pp. 35-36.
145. « Les paradoxes de la logique », in Revue de métaphysique et de morale,
1906, p. 634.
146. B. RUSSELL, « Mathematical logic as based on the theory of types »
(1908), in American Journal of Mathematics, 1908, p. 237, partiellement
traduit en français dans Logique et fondements des mathématiques, op. cit.,
p. 324.
147. Principia mathematica (1910), chapitre II, paragraphe V, trad. fr., op. cit.,
pp. 285-294. Sur les notions – qui doivent absolument être distinguées – de
« type » et d’« ordre », cf. les très belles pages 247 à 257 de P. DE ROUILHAN,
Russell et le cercle des paradoxes, op. cit.
148. Principes des mathématiques (1903), app. B, paragraphe 497, op. cit.,
p. 523, trad. fr. op. cit., p. 192.
149. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la seconde édition
(1937), op. cit., p. XIV, trad. fr. op. cit., p. 19.
150. Principia mathematica (1910), chap. II, trad. fr., op. cit., p. 330. Il est
intéressant de noter que Russell avait pressenti ce genre de difficultés dès ses
premières formulations de la théorie des types logiques, comme par exemple
au paragraphe 498 des Principes des mathématiques.
151. Principia mathematica (1910), chap. II, paragraphe VI, trad. fr., op. cit.,
pp. 294-300. Frege, pour sa part, n’avait pas besoin d’un axiome de
réductibilité pour la raison que, partout où cela est nécessaire, il substituait, en
vertu de l’axiome V, à une fonction le parcours de valeurs correspondant,
parcours de valeurs réputé du même ordre que les objets. Sur ce point, cf. J.
VUILLEMIN, La première philosophie de Russell, Paris, Armand Colin, 1968,
p. 309.
152. Lettre de Frege à Russell du 23 septembre 1902, in Gottlob Frege –
Bertrand Russell, Correspondance, op. cit., pp. 68-69.
153. G. FREGE, « Justification de mes principes plus rigoureux de définition »
(1897-1898), in Écrits posthumes, op. cit., p. 182.
154. B. RUSSELL, Principes des mathématiques (1903), paragraphe 7, op. cit.,
p. 7, trad. fr. op. cit., p. 26.
155. Principia mathematica (1910), chap. I, trad. fr., op. cit., p. 253. En 1944,
dans sa contribution au volume The philosophy of Bertrand Russell édité par
Schlipp, Kurt Gödel montrera cependant que l’axiome de réductibilité
représente lui-même une contradiction potentielle pour la théorie des types
ramifiée.
156. Principia mathematica (1910), chapitre II, paragraphe VI, trad. fr.,
op. cit., p. 298. Rappelons que, contrairement à ce qu’il semble dire ici, Russell
n’a jamais accepté comme non-problématique l’existence de classes. Dans
chacune de ses formulations de la théorie des classes, il discute très
sérieusement la notion de « classe » et ses diverses conceptions possibles.
157. Introduction à la philosophie mathématique (1919), op. cit., chap. XVII,
p. 353. Dans le paragraphe 500 des Principes (op. cit., p. 528, trad. fr., p. 199),
déjà, lorsqu’il évoquait l’éventuelle nécessité de distinguer différents ordres de
proposition pour résoudre certains types de paradoxes, Russell y rechignait
alors, trouvant cette solution « trop radicale et très artificielle ».
158. Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap. VII, p. 95.
159. G. FREGE, « Le nombre » (1924), in Écrits posthumes, op. cit., p. 313.
160. G. FREGE, « Les sources de connaissance en mathématiques et en
sciences mathématiques de la nature », in Écrits posthumes, op. cit., pp. 315-
323.
161. G. FREGE, « Nombres et arithmétique » (1924-1925) in Écrits posthumes,
op. cit., p. 27. Cf. aussi « Nouvelle tentation de fondation de l’arithmétique »
(1924-1925) in Écrits posthumes, op. cit., p. 329 : « J’ai dû abandonner
l’opinion que l’arithmétique est une branche de la logique et que, par
conséquent, en arithmétique, tout doit être démontré de façon purement
logique. Deuxièmement, j’ai dû abandonner l’opinion que l’arithmétique n’a
pas besoin non plus d’emprunter à l’intuition aucune de ses preuves ; j’entends
par intuition la source géométrique de connaissance, c’est-à-dire la source de
connaissance dont découlent les axiomes de la géométrie ».
162. L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus (1921), trad. G.G.
Granger, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993, paragraphe 3.323, pp. 46-47.
163. ibid., paragraphe 4.003, p. 51.
164. ibid., paragraphe 3.325, p. 47.
165. ibid., paragraphe 4.002, pp. 50-51.
166. ibid., paragraphe 4.0031, p. 51.
167. ibid., paragraphe 3, p. 41.
168. ibid., paragraphe 2.14, p. 38.
169. ibid., paragraphes 2.15 et 2.151, p. 38.
170. ibid., paragraphe 2.18, pp. 39-40.
171. ibid., paragraphe 2.21, p. 40.
172. ibid., paragraphe 2.221, p. 40.
173. ibid., paragraphe 3.3, p. 45.
174. ibid., paragraphe 3.314, p. 45.
175. ibid., paragraphe 1.1, p. 33.
176. ibid., paragraphe 2.011, p. 34.
177. ibid., paragraphe 1.2, p. 33.
178. ibid., paragraphe 1.13, p. 33.
179. ibid., paragraphe 4.25, p. 64.
180. ibid., paragraphe 4.024, p. 53.
181. ibid., paragraphe 3.04, p. 41.
182. ibid., paragraphe 3.05, p. 41.
183. ibid., paragraphe 2.222, p. 40.
184. ibid., paragraphe 3.314, p. 45.
185. ibid., paragraphe 3.202 à 3.22, p. 43.
186. ibid., paragraphe 3.26, p. 44.
187. ibid., paragraphe 3.24, p. 44.
188. ibid., paragraphe 3.318, p. 46.
189. ibid., paragraphe 4.063, p. 56. Bien sûr, le sens et la signification d’une
proposition sont intimement liés puisque les conditions de vérité de la
proposition ne sont rien d’autre que la réalisation du fait qu’elle énonce.
190. ibid., paragraphe 3.144, p. 43.
191. ibid., paragraphe 3.221, p. 43.
192. ibid., paragraphe 3.141, p. 42.
193. ibid., paragraphes 2.13 à 2.151, p. 38.
194. ibid., paragraphe 4.0311, p. 54.
195. ibid., paragraphe 4.04, pp. 54-55.
196. ibid., paragraphe 2.01-2.011, p. 34.
197. ibid., paragraphe 2.0122, p. 34.
198. ibid., paragraphe 2.02, p. 35.
199. ibid., paragraphe 2.0233, p. 36.
200. Ainsi, une tache dans le champ visuel ne peut être conçue sans être dans
un certain « état » : « Une tache dans le champ visuel n’a certes pas besoin
d’être rouge, mais elle doit avoir une couleur » (ibid., paragraphe 2.0131,
p. 35).
201. ibid., paragraphe 2.0121, p. 34.
202. ibid., paragraphe 2.024, p. 36.
203. B. RUSSELL, « Introduction » au Tractatus logico-philosophicus (1922),
Paris, Gallimard, 1993, p. 18.
204. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 1.1, p. 33 ; cf.
aussi paragraphe 2.04, p. 37.
205. ibid., paragraphe 5, p. 70.
206. ibid., paragraphe 4.51, p. 70.
207. ibid., paragraphe 5.3, p. 78.
208. ibid., paragraphe 4.211, p. 63 : « Un signe qu’une proposition est
élémentaire, c’est qu’aucune proposition élémentaire ne peut être en
contradiction avec elle ». Cf. aussi paragraphe 5. 134, p. 73 : « D’une
proposition élémentaire ne suit aucune autre ».
209. ibid., paragraphe 1.21, p. 33.
210. ibid., paragraphe 5.135, p. 73. Cf. aussi paragraphe 6.37, p. 108 et
paragraphe 6.375, p. 109.
211. ibid., paragraphe 5.136, p. 73.
212. ibid., paragraphe 4.26, p. 64.
213. ibid., paragraphe 5.4, p. 79.
214. ibid., paragraphe 4.0621, p. 56. cf. aussi paragraphe 5.44, p. 80 : « S’il y
avait un objet nommé “~”, “~~p” devrait dire autre chose que “p”. Car l’une
des deux propositions traiterait justement de ~, et l’autre point ».
215. ibid., paragraphe 5.42, p. 79.
216. ibid., paragraphe 4.0312, p. 54.
217. ibid., paragraphe 4.46 à 4.462, p. 68.
218. ibid., paragraphe 6.1 à 6.111, p. 96.
219. ibid., paragraphe 6.12, p. 97.
220. ibid., paragraphe 6.124, pp. 100-101.
221. « Si nous connaissons la syntaxe logique d’un symbolisme quelconque,
alors nous sont déjà données toutes les propositions de la logique » (ibid.,
paragraphe 6.124, p. 101).
222. ibid., paragraphe 6.1201, p. 97.
223. ibid., paragraphes 6.1265 à 6.13, pp. 101-102.
224. ibid., paragraphe 2.171-2.172, p. 39.
225. ibid., paragraphe 4.121, p. 58.
226. ibid., paragraphe 6.122, p. 99.
227. ibid., paragraphe 7, p. 112.
228. ibid., paragraphe 6.522, p. 112.
229. ibid., paragraphe 4.12, p. 58.
230. ibid., paragraphe 5.473, p. 82.
231. ibid., paragraphe 6.13, p. 102.
232. ibid., paragraphes 3.331 à 3.334, p. 48.
233. ibid., paragraphe 5.535, pp. 88-89.
234. ibid., paragraphe 5.53, p. 87.
235. ibid., paragraphe 6.232, p. 103. Wittgenstein en conclut que « le signe
d’égalité n’est donc pas un élément essentiel de l’idéographie ».
236. ibid., paragraphe 4.126, pp. 60-61.
237. ibid., paragraphe 4.1272, p. 61.
238. ibid., paragraphe 4.126, p. 60.
239. B. RUSSELL, « Introduction » au Tractatus logico-philosophicus (1922),
Paris, Gallimard, 1993, p. 13.
240. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 5.4731, p. 83.
Cf. aussi paragraphe 5.4733, p. 83.
241. ibid., paragraphe 4.112, p. 57.
242. ibid., paragraphe 6.53, p. 112.
243. ibid., paragraphe 4.116, p. 58.
244. ibid., paragraphes 6.54 – 7, p. 112.
245. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 3, p. 53.
246. ibid., paragraphe 1, p. 51.
247. Si ce terme de « phénoménologie » est loin de recouvrir chez
Wittgenstein la signification qu’il a à la même époque dans la philosophie de
Husserl, des points communs sont cependant à noter. Tout d’abord, en ne
s’intéressant pas d’abord au monde réel, mais plutôt au monde tel qu’il
apparaît dans le langage, c’est-à-dire le sens qu’il prend pour nous,
Wittgenstein opère une sorte de réduction phénoménologique. Par ailleurs, ce
que Wittgenstein vise, ce n’est pas décrire tel ou tel phénomène particulier,
mais chercher les structures nécessaires du monde, les « relations internes »
qu’entretiennent entre eux certains contenus ; à cet égard, il adopte clairement
un point de vue éidétique.
248. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 1, p. 51.
249. Ludwig Wittgenstein et le Cercle de Vienne (1929), extrait cité dans
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Presses Universitaires de
France, pp. 239-240.
250. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 132, p. 89.
251. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 208, p. 246.
252. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 133, p. 89.
253. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 4.5, p. 70 : « La
forme générale de la proposition est : ce qui a lieu est ainsi et ainsi ».
254. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 23, p. 125.
255. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., partie II, p. 314.
256. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 39, p. 19.
257. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 134, p. 170.
Cf. aussi Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 85, p. 109.
258. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 38, p. 19.
259. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 92, pp. 113-114.
260. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., App. 2, p. 211.
261. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 664, p. 237.
262. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., App. 2, p. 211.
263. ibid., App. 1, p. 207.
264. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 15, p. 34 ;
paragraphe 26, p. 41.
265. ibid., paragraphe 13, p. 33.
266. ibid., paragraphe 38, p. 48.
267. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 5, p. 29.
268. ibid., paragraphe 3, p. 29.
269. Sur la notion d’« air de famille », voir en particulier Recherches
philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphes 66-67, pp. 64-65.
270. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 76, p. 103.
271. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 6.3751, p. 109.
272. ibid., paragraphe 6.375, p. 109 : « Énoncer qu’un point du champ visuel a
dans le même temps deux couleurs différentes est une contradiction » (ibid.,
paragraphe 6.3751, p. 109).
273. Remarques philosophiques (1930), op. cit., App. 2, pp. 303-304. Cf. aussi
paragraphes 82-83, pp. 106-108.
274. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 3, p. 53.
275. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 6.022, p. 96.
276. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 84, p. 108.
277. ibid., paragraphe 86, p. 110.
278. Remarques philosophiques (1930), op. cit., deuxième appendice, p. 309.
279. ibid., paragraphe 7, p. 55.
280. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 373, p. 171.
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