Vous êtes sur la page 1sur 425

Élaborés pour les étudiants du premier cycle universitaire, les ouvrages

de la collection « L’ atelier philosophique » s’adressent également à un


large public d’enseignants comme à tous ceux qui s’intéressent à la
philosophie. Alliant exigence, rigueur proprement philosophique et
souci de grande clarté, leurs auteurs se donnent pour ambition d’offrir
les repères indispensables pour s’orienter dans les nombreux domaines
de la philosophie. Philosophes majeurs ou questions primordiales de la
philosophie sont abordés sous des angles innovants et actuels qui font
de ces ouvrages autant d’impulsions philosophiques. Ils offrent au
lecteur des outils pour continuer, par lui-même, sa découverte des
concepts et de la pensée philosophique.
Collection dirigée par Daniel Giovannangeli et Sébastien Laoureux

Laurence BOUQUIAUX, Bruno LECLERCQ, Logique formelle et


e
argumentation, 3 éd.
Édouard DELRUELLE, De l’homme et du citoyen. Une
introduction à la philosophie politique
Sophie KLIMIS, L’énigme de l’humain et l’invention de la
politique. Les racines grecques de la philosophie moderne et
contemporaine
Sophie KLIMIS, Penser, délibérer, juger : pour une philosophie
de la justice en acte(s)
L’ATELIER D’ESTHÉTIQUE, Esthétique et philosophie de l’art.
Repères historiques et thématiques
Bruno LECLERCQ, Introduction à la philosophie analytique. La
e
logique comme méthode, 2 éd.
Juliette SIMONT, Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de liberté
À Paul Gochet,
mon maître en philosophie analytique
SOMMAIRE

Couverture

Page de titre

Dédicace

Introduction

Chapitre 1. Gottlob Frege

Chapitre 2. Bertrand Russell

Chapitre 3. Ludwig Wittgenstein

Chapitre 4. Rudolf Carnap

Chapitre 5. Willard Van Orman Quine

Chapitre 6. Philosophie du langage ordinaire

Conclusion

Glossaire

Bibliographie

Index des notions


Index des auteurs

Notes

Page de copyright

Résumé
Introduction

Si l’on en juge d’après le nombre de chercheurs et de publications


qui se sont, explicitement ou implicitement, rangés sous sa bannière, la
philosophie analytique aura été le paradigme dominant de
e
l’investigation philosophique au XX siècle. Bien qu’initiée en Europe
centrale, c’est dans le monde anglo-saxon plus que sur le Vieux
Continent que cette nouvelle façon de philosopher aura assuré sa
suprématie, au point qu’on oppose parfois la démarche analytique à
une philosophie dite « continentale » et supposée tantôt plus
métaphysique et spéculative, tantôt plus critique à l’égard de la raison
logique. En réalité, bien sûr, de très nombreux contre-exemples
démentent tant ce partage géographique sommaire que l’homogénéité
prétendue des deux blocs. Mais il reste que c’est Russell qui a
popularisé les idées de Frege et que c’est en Angleterre ou aux États-
Unis que Wittgenstein, Carnap, Tarski et bien d’autres ont fait carrière
et école.
Dans le présent ouvrage introductif, il ne s’agira pas de donner un
aperçu synoptique de l’ensemble des travaux qui ont été accomplis
jusqu’aujourd’hui dans l’école analytique. Il ne s’agira pas davantage de
présenter, sous forme de système, l’ensemble des thèses qui
constitueraient l’hypothétique doctrine enseignée dans cette école et
acceptée par chacun de ses membres. Pas plus que la phénoménologie,
la philosophie analytique n’est-elle un système de pensée unitaire au
sens d’une série ordonnée de thèses considérées comme vraies par tous
ceux qui adhèrent à ce système. Comme la phénoménologie, la
philosophie analytique est avant tout une méthode, une stratégie
particulière pour aborder et, si possible, résoudre les problèmes
traditionnels de la philosophie. Dès lors, ce sont les grands principes
directeurs de cette méthode, tels qu’ils ont été développés et mis au
point dans une série de travaux fondateurs, mais aussi tels qu’ils
éclairent le propos de l’ensemble des travaux postérieurs, que le
présent ouvrage s’efforcera d’exposer. À cet égard, notre Introduction à
la philosophie analytique. La logique comme méthode peut être
considérée comme le pendant exact de l’Introduction à la méthode
phénoménologique, de notre collègue et ami Denis Seron.
Une différence notable d’avec ce dernier ouvrage réside cependant
dans le fait que, là où Denis Seron pouvait s’en tenir essentiellement à
l’œuvre fondatrice d’Edmund Husserl, il nous a paru ici indispensable
de nous référer aux travaux de plusieurs pères fondateurs de l’école
analytique, pour montrer comment le paradigme s’est progressivement
constitué, mais aussi sensiblement modifié, dans le courant du
e
XX siècle, jusqu’à être presque entièrement remis en question et
réélaboré par l’une de ses plus grandes figures, le philosophe américain
Willard Van Orman Quine. Notre préoccupation méthodologique
s’articulera donc quand même autour d’un fil conducteur génétique, qui
se bornera cependant à passer en revue les auteurs et travaux les plus
décisifs, ceux qui constituent incontestablement les principaux points
d’inflexion du développement de la démarche analytique.
C’est avec la mise au point d’un nouvel outil d’analyse logique –
l’idéographie frégéenne – que naît la philosophie analytique à la fin du
e
XIX siècle. Au départ, il s’agit essentiellement d’une réforme de la
logique envisagée pour elle-même, mais aussi pour permettre une
expression plus rigoureuse et plus exacte des raisonnements
scientifiques, notamment mathématiques, de manière à en chasser les
derniers bastions de l’intuition, potentiellement subjective et
trompeuse. Chez Gottlob Frege, comme ce sera également le cas chez
Bertrand Russell, cette entreprise se met en outre au service d’un projet
épistémologique particulier, à savoir le logicisme, c’est-à-dire la
fondation de l’arithmétique, puis de l’ensemble des mathématiques, sur
la seule logique déductive.
D’emblée, cependant, cette refondation de la logique – et, à partir
d’elle, des mathématiques – revêt des enjeux philosophiques majeurs,
enjeux pas seulement épistémologiques mais aussi et surtout
ontologiques. Simultanément à la question du statut du nombre est en
effet posée à nouveaux frais la question de l’existence ; et celle-ci reçoit
chez Frege une réponse tout à fait originale à partir de la distinction
logico-grammaticale du concept et de l’objet, réponse qui va d’ailleurs
mener Frege à penser le concept comme fonction, ce qui aura une
importance décisive pour toute la philosophie analytique.
D’une manière plus générale, il apparaît que, pour prétendre à une
valeur théorique, la philosophie doit, comme n’importe quelle science,
pouvoir formuler ses thèses et ses interrogations dans un langage
rigoureux et logiquement articulé, dans une idéographie. Or, en
précisant de manière très stricte les règles permettant de construire des
expressions logiquement bien formées, la « grammaire logique » sous-
jacente à cette idéographie permet désormais de distinguer clairement
ce qui est logiquement pensable et dicible de ce qui est logiquement
insensé ; et elle devient ainsi la clé de la résolution ou de la dissolution
de toute une série de problèmes philosophiques traditionnels dont
l’expression imprécise avait jusqu’ici masqué le caractère trivial ou, au
contraire, logiquement aberrant. En définitive, c’est même toute une
ontologie formelle que cette grammaire logique caractérise autour de la
distinction des noms propres d’objets et des termes conceptuels.
Notons à cet égard – nous le montrerons plus précisément dans le
cours de cet ouvrage – que, malgré les convictions platonisantes que
l’on prête généralement, et à juste titre, à Frege et au premier Russell,
c’est en fait, comme le montrera toute la philosophie analytique
postérieure, une ontologie profondément nominaliste que recèle la
distinction de l’objet et du concept et la considération de ce dernier
comme une simple fonction classificatoire.
Ludwig Wittgenstein est celui qui aura vu le plus clairement cette
intrication fondamentale de la grammaire logique et de l’ontologie.
Son Tractatus logico-philosophicus est d’ailleurs entièrement consacré à
essayer de dire l’ontologie formelle qui est impliquée par l’idéographie
frégéo-russellienne, donc à dire ce que, précisément, selon lui, on ne
peut pas dire mais qu’on peut seulement montrer dans la forme même
du langage utilisé pour exprimer sa pensée.
Rudolf Carnap, lui aussi, prendra pleinement conscience de cette
intrication. Sa Construction logique du monde peut d’ailleurs être vue
comme une réflexion générale sur l’ontologie de la science dans un
sens assez large, ontologie que doit révéler la (re)construction logique
des objets du discours scientifique. Par ailleurs, en faisant
explicitement de la dicibilité logique – donc de l’exprimabilité du
discours dans l’idéographie telle que complétée par son propre langage
constructif – le critère ultime de toute prétention au sens, Carnap
revendiquera ouvertement les présupposés ontologiques de l’analyse
frégéo-russellienne et prétendra même les imposer à l’ensemble de la
pensée philosophique.
Cette radicalité, cependant, sera ressentie, au sein même de l’école
analytique, comme une limite de ce premier modèle ; et c’est cela qui
mènera à l’infléchissement de la démarche analytique vers un autre
type de recherche, le second Wittgenstein et les philosophes oxoniens
du langage ordinaire s’efforçant désormais de montrer tout ce qui, dans
le langage quotidien, est parfaitement sensé et ne se laisse pourtant
pas – ou trop mal – capturer par l’analyse frégéo-russellienne. Dans
cette nouvelle perspective, l’idée que la grammaire du discours traduit
une ontologie – et donc que l’analyse du langage est un outil
philosophique privilégié – est entièrement maintenue. Mais analyser le
langage, ce n’est plus nécessairement en proposer la transcription
idéographique rigoureuse ; c’est également mettre en évidence l’usage
quotidien de telle ou telle expression, usage qui en révèle le sens
profond.
Cette seconde philosophie analytique, qui, à partir des années 1930
et surtout 1940, prend le relais de la première, s’inscrit néanmoins
dans la continuité immédiate de celle-ci, avec laquelle elle ne rompt
donc que très partiellement. Ainsi, par exemple, on peut voir dans les
travaux de Gilbert Ryle sur les « erreurs de catégorie » – travail qu’il
mène essentiellement par des analyses d’usage d’expressions du
langage quotidien – la poursuite directe de son travail sur les
« expressions systématiquement trompeuses » – travail qu’il avait mené
dans une perspective d’analyse logique très russellienne. De même, on
peut voir dans les célèbres recherches de John Langshaw Austin sur les
expressions performatives – recherches qu’il fonde sur une analyse
d’usage – une contribution au travail de démarcation entre
propositions authentiques (susceptibles d’être vraies ou fausses) et
pseudo-propositions – travail que le premier Wittgenstein et les
membres du Cercle de Vienne avaient accompli sur le fondement
d’analyses logiques.
À elle seule, l’évolution de Wittgenstein illustre parfaitement la
rupture et la continuité qu’implique le tournant pris par la philosophie
analytique. Si le second Wittgenstein se montre explicitement critique
à l’égard de certains présupposés naïfs du premier, force est de
constater que ses recherches sur les jeux de langage et leur grammaire
philosophique consistent essentiellement à élargir et approfondir le
propos du Tractatus. En fait, de la première à la seconde philosophie
analytique, le projet philosophique d’investigation onto-logique reste
globalement le même, mais la méfiance qui était portée sur le langage
quotidien, supposé imparfait, se retourne désormais également contre
cette prétention particulière à l’uniformiser artificiellement qu’est la
transcription idéographique. Loin, toutefois, de s’opposer
systématiquement, analyse logique et analyse d’usage cohabitent et se
complètent dans la plupart des travaux de l’école analytique, qui
connaît alors son apogée.
Paradoxalement, cependant, c’est à ce même moment qu’un de ses
représentants les plus éminents va faire exploser le paradigme de
l’intérieur. Héritier direct de Carnap et, à travers lui, de la première
philosophie analytique, mais aussi profondément influencé par la
seconde et par le lien qu’elle établit entre significations et pratiques,
Willard Van Orman Quine ne fait au fond que développer « jusqu’au
bout » les principes élaborés par ses prédécesseurs, mais son grand
mérite est de montrer que, dans leur radicalité, ces principes sont en
fait logiquement intenables. Dès lors, à bien des égards, on peut dire
que Quine referme la parenthèse philosophique que Frege avait
ouverte ; tirant toutes les conséquences de l’enseignement de ses
maîtres, l’élève prometteur fait œuvre de fossoyeur, au point que, d’une
certaine façon, on doive sans doute, après Quine, parler de philosophie
« post-analytique ».
Le travail accompli au sein de l’école analytique n’aura pas, pour
autant, été vain. Si, comme sans doute n’importe quelle autre
démarche philosophique, la philosophie analytique repose sur des
présupposés critiquables, elle n’en propose pas moins une grille de
lecture extrêmement puissante et féconde des problèmes
philosophiques traditionnels et elle fournit des outils d’analyse dont
aujourd’hui encore, alors même qu’ils s’en détachent, les héritiers de
cette tradition tirent le plus grand parti.
Proche des grands textes et centrée sur les problèmes
philosophiques eux-mêmes, notre introduction à la méthode analytique
s’efforce de montrer précisément comment les solutions esquissées par
Frege, Russell et Moore à quelques grandes questions de la philosophie
ont « fait école » et suscité les développements que représentent les
travaux de leurs héritiers. La philosophie analytique est ainsi visitée à
travers ses interrogations majeures, perspective qui permet à la fois de
montrer toute la cohérence de cette pensée et de la présenter d’une
manière nouvelle qui devrait intéresser tous ceux que la radicalité de
certaines thèses analytiques avait convaincus de s’en détourner. Pour la
facilité de lecture, nous avons ajouté des notes de synthèse en fin de
chaque chapitre, ainsi qu’un glossaire en fin d’ouvrage qui reprend et
explique les principales notions qui sont à l’œuvre chez nos auteurs.
Articulé à l’index, ce glossaire permet par ailleurs de retracer
l’évolution qu’ont subies ces notions dans le développement de la
pensée analytique.
Notre gratitude va à Daniel Giovannangeli, notre maître en
phénoménologie, qui a réservé une place à cet ouvrage dans sa belle
collection « L’atelier philosophique », ainsi qu’à Julie Sansdrap, des
éditions De Boeck Supérieur, qui a accompagné avec une grande
patience sa réalisation. Nous remercions aussi Sandrine Minot, Thomas
Rapaille et Catherine Fauville, qui ont assuré des relectures partielles
du manuscrit.
Chapitre 1

Gottlob Frege

1. LA RÉFORME DE LA LOGIQUE
Dans son Idéographie (1879), le mathématicien allemand Gottlob
Frege s’efforce de réactualiser le projet leibnizien de l’édification d’un
langage universel et parfaitement rigoureux qui soit capable de refléter
et d’incarner le Logos – la pensée et le discours rationnels – avec plus
de fidélité et plus de précision que les langues naturelles. En exprimant
avec exactitude les propositions de la science, un tel langage idéal
permettrait de dépasser les particularités purement linguistiques
(sprachlich) que chaque langue naturelle hérite de son évolution
contingente, pour coller étroitement aux caractères de la pensée elle-
même. Bien plus, comme le disait déjà Leibniz, ce langage des
caractères de la pensée (lingua caracteristica) mettrait très clairement à
jour les rapports logiques – rapports de conséquence, de contradiction,
etc. – qu’entretiennent entre elles les propositions exprimées et, par là
même, permettrait d’ « examiner de la manière la plus sûre la force
concluante d’une chaîne de déductions et dénoncer chaque hypothèse
qui veut s’insinuer de façon inaperçue, afin que finalement sa
1
provenance puisse être recherchée » . Grâce à l’expression rigoureuse,
on pourrait, comme dans une démonstration mathématique, vérifier,
étape par étape, que le passage d’une proposition à une autre est bien
conforme aux règles d’inférence logiques – elles aussi très
rigoureusement exprimées – et que la conclusion peut donc être
strictement déduite des prémisses ou qu’elle ne peut l’être que
moyennant l’explicitation de telle ou telle prémisse cachée. Plus rien
dans les raisonnements scientifiques ne serait alors laissé au sentiment
d’évidence ; formulés dans le langage idéal, ces raisonnements
deviendraient tellement exacts et systématiques qu’ils s’apparenteraient
à de purs calculs (calculus ratiocinator).
Or, ce projet d’un langage idéal suppose, d’une part, une parfaite
univocité des signes ; et, d’autre part, la formalisation de la construction
syntaxique de manière telle que les déductions opèrent exclusivement
sur la forme des énoncés, et ce par des procédures algorithmiques qui
2
ne laissent aucune place à l’« intuition » . Le modèle d’une telle
idéographie, pour Frege comme pour Leibniz, c’est l’arithmétique avec
son langage symbolique et ses déductions algébriques : « Le langage
par formules de l’arithmétique est une idéographie puisqu’il exprime
immédiatement la chose sans passer par les sons. [...] La déduction a,
en arithmétique, un cours remarquablement uniforme, et repose
presque toujours sur ce principe que les mêmes transformations
3
opérées sur les mêmes nombres donnent les mêmes résultats » . Le
projet leibnizien tel que le reprend Frege, c’est donc celui d’une algèbre
universelle, c’est-à-dire d’un langage des « caractères » de toute la
pensée scientifique et pas seulement arithmétique. L’idéographie serait
alors au service d’une sorte de rationalité « mathématique » étendue,
qui ne porterait plus seulement sur les théorèmes et les démonstrations
arithmétiques, mais sur toutes les propositions et tous les
raisonnements scientifiques, raison pour laquelle Leibniz, après
Descartes, parle de « mathesis universalis ». Cette entreprise
d’algébrisation de la logique suppose bien sûr aussi que les règles
d’inférence reconnues comme légitimes soient précisément recensées et
qu’elles soient elles-mêmes formalisées pour pouvoir être appliquées
mécaniquement.
Ce type de démarche d’inspiration leibnizienne avait, on le sait, déjà
été tenté par George Boole un quart de siècle avant l’Idéographie de
Frege. Dans Les lois de la pensée (1854), le logicien et mathématicien
anglais s’était en effet assigné la tâche d’exprimer les « lois
fondamentales du raisonnement dans le langage symbolique d’un
4
calcul » de manière à ce que « les procédures formelles de résolution
ou de démonstration soient constamment menées en conformité avec
les lois ainsi déterminées, sans tenir compte de la question de
5
l’interprétabilité des résultats partiels obtenus » . Une telle algèbre
devait alors permettre de formaliser toute une série de raisonnements
pour lesquels il n’existe pas de méthode générale de résolution. Et
Boole avait effectivement construit un calcul permettant de fonder
différentes théories logiques de la déduction, en particulier la
syllogistique d’Aristote et la théorie des probabilités. C’est pourquoi
Boole affirmait que les principes qui régissent son algèbre sont plus
fondamentaux que ceux de ces différentes théories et qu’ils constituent
6
donc les « vrais éléments d’une méthode en logique » .
7
Bien plus, Boole disait constater une « équivalence exacte » entre
ces lois les plus fondamentales de la logique et les lois de
l’arithmétique. On semble ici aussi proche que possible de ce qui sera la
thèse logiciste de Frege. Cependant, si Frege reconnaît inscrire ses
recherches dans une tradition qui passe par Leibniz et par Boole, il ne
peut se satisfaire de l’algèbre mise en avant par ce dernier. Il entend en
effet se fixer des « exigences plus élevées » que celles qui président au
système booléen. Plutôt que de trouver un algorithme qui puisse servir
tant aux déductions logiques qu’aux déductions arithmétiques,
moyennant des interprétations différentes des mêmes symboles, Frege
veut développer un symbolisme « à partir de la nature propre de la
logique » pour ensuite mettre cette idéographie au service d’autres
sciences dont les développements « prennent les formes d’une suite
8
inférentielle rigoureuse », l’arithmétique étant l’une d’entre elles . Pour
Frege comme pour Leibniz, la logique n’est pas seulement un outil
déductif capable de « résoudre ses problèmes de façon courte et
pratique », mais d’abord et avant tout une langue, qui sert à exprimer
un sens préalable : « [Mon idéographie] doit être capable d’exprimer
non seulement la forme logique, comme le symbolisme de Boole, mais
9
encore un contenu » .
Or, cela implique pour Frege que les principes directeurs de
l’idéographie ne peuvent être choisis arbitrairement et en fonction de
leur utilité opératoire, mais, nous y reviendrons, qu’ils doivent refléter
les lois mêmes de la rationalité. Et cela vaut tant pour les règles de
déduction d’une forme d’énoncé à une autre que pour les règles mêmes
de construction syntaxique des énoncés de l’idéographie. Sur ces deux
points, Frege condamne le caractère artificiel des principes de l’algèbre
booléenne et affirme l’incontestable supériorité de sa propre
idéographie. Du point de vue déductif, le système frégéen se distingue
en effet par sa « simplicité » logique et sa grande sobriété : plutôt
qu’une multitude d’expédients techniques, Frege veut une véritable
théorie axiomatique s’appuyant exclusivement sur des vérités
fondamentales de la raison et respectant en outre le « principe de la
10
plus grande limitation possible du nombre de lois primitives » . Et, du
point de vue syntaxique, l’idéographie frégéenne a, comme nous allons
11
le voir, le grand avantage d’élucider les liens « organiques » entre la
logique aristotélicienne des prédicats et la logique stoïcienne des
propositions et de les exprimer conjointement au sein d’un même
langage formulaire, là où Boole était obligé de les dissocier et de les
voir comme deux interprétations distinctes de son algèbre. C’est
d’ailleurs la réflexion très profonde de Frege sur les structures
fondamentales de la pensée – et, corrélativement, sur les structures
syntaxiques fondamentales du langage de la pensée – qui lui permet de
développer une véritable théorie de la quantification, ce que Boole ne
fournissait pas plus qu’Aristote.
La force de Frege, c’est en effet d’attaquer de front l’analyse
traditionnelle – aristotélicienne – du jugement en termes de sujet et de
prédicat, mais aussi d’autres distinctions classiques comme celles des
jugements affirmatifs et négatifs, des jugements universels, particuliers
et singuliers ou encore des jugements catégoriques, hypothétiques et
disjonctifs. Pour Frege, ces analyses et distinctions n’ont de
12
signification que linguistique (sprachlich) et non proprement logique .
Sans trop nous y attarder, disons donc quelques mots de la syntaxe
logique mise en évidence par Frege avec toute l’influence que l’on verra
sur la philosophie analytique.
Tout d’abord, Frege conteste l’opposition qui est classiquement faite
en logique entre des jugements affirmatifs et des jugements négatifs. Il
convient pour lui de distinguer soigneusement l’assertion – ou le
jugement – du contenu asserté et jugé (Gedanke), contenu qui en tant
que tel est seulement proposé à la pensée. Ainsi, ce n’est pas, pour
Frege, le « est » de l’énoncé « Socrate est mortel » qui, du point de vue
logique, porte l’affirmation, mais c’est l’assertion elle-même, le fait
d’énoncer cette phrase en la tenant pour vraie, en la reconnaissant
comme vraie ; le « est » n’est quant à lui qu’un élément du contenu
jugé. Il n’y a d’ailleurs, pour Frege, qu’une seule forme de jugement,
l’assertion affirmative, que l’idéographie exprime par le trait vertical de
jugement I (Urteilsstrich) ; la négation ne peut quant à elle apparaître
que dans le contenu jugé, qui est pour sa part introduit par le trait
13
horizontal de contenu (Inhaltsstrich) . Ainsi, lorsque je juge que
« Socrate n’est pas coupable d’hérésie », j’affirme positivement (I) un
contenu propositionnel ( ) ; et c’est à ce contenu lui-même
qu’appartient la négation. Celle-ci modifie le contenu jugé (le trait de
négation module le trait de contenu : ), mais, contrairement à ce
que soutient Locke, elle ne défait pas pour autant le jugement.
Cela nous mène à l’analyse frégéenne de la structure du contenu
propositionnel. Selon Frege, c’est la proposition qui est l’unité
élémentaire de la pensée rationnelle, et ce parce que c’est à son niveau
que se pose la question fondamentale de la raison, celle de la valeur de
14
vérité, c’est-à-dire du vrai et du faux . D’un concept, on ne peut pas se
demander s’il est vrai ou faux, mais seulement de quels objets il est vrai
et de quels objets il est faux, c’est-à-dire quelles sont les propositions
dans lesquelles ce concept intervient qui sont vraies et quelles sont
celles qui sont fausses. Dès lors, la proposition a une priorité logique
15
sur les concepts ; il ne faut pas penser la proposition à partir des
concepts, mais plutôt les concepts à partir de la proposition.
La signification de la proposition n’est pas obtenue par composition de
celle de ses éléments conceptuels ; les concepts sont des composantes
fonctionnelles de propositions, c’est-à-dire que leur signification est
directement liée au rôle qu’ils occupent dans la valeur de vérité des
propositions au sein desquelles ils interviennent. Cette conviction, déjà
partiellement acquise au paragraphe 9 de l’Idéographie, trouvera sa
formulation canonique dans des articles du début des années 1890, qui
bénéficieront de la réflexion sur la notion d’existence opérée dans les
Fondements de l’arithmétique de 1894, réflexion toutefois elle-même
directement issue des acquis propres de l’Idéographie.
Dès 1879, en effet, la structure sujet-prédicat, qui guide l’analyse
logique traditionnelle, est dénoncée comme purement linguistique et
non logique. Que cette analyse logique ne soit pas pertinente, c’est,
pour Frege, ce qu’indique notamment l’équivalence logique d’une
proposition énoncée à la voix active et de la même proposition énoncée
à la voix passive, mais aussi le fait que la décomposition en sujet et
prédicat ne peut, sans violence, être appliquée à toute une série
d’énoncés, notamment mathématiques. Mais l’analyse logique en
termes de sujet et de prédicat a aussi et surtout le grand défaut de
masquer des différences logiques fondamentales comme celle qui existe
entre propositions singulières et propositions universelles. Pour Frege,
en effet, les jugements universels – « L’homme est mortel » ou « Tous
les hommes sont mortels » – d’Aristote n’ont, malgré une structure
linguistique semblable, pas du tout la même structure logique que les
énoncés singuliers – « Socrate est mortel ». Si les énoncés singuliers
constituent d’authentiques prédications attributives d’une propriété M
à un objet-sujet a – on écrira « Ma » pour « a est M » –, les énoncés
universels et particuliers ont une structure bien plus complexe, qui fait
intervenir plusieurs prédications attributives puisqu’il y a plusieurs
prédicats, à savoir « Homme » et « Mortel ».
Ainsi, l’énoncé universel « L’homme est mortel », loin d’être
l’attribution d’une propriété à un objet, est en fait la subordination
d’une propriété à une autre, c’est-à-dire que tous les objets auxquels la
première propriété peut être attribuée sont aussi des objets auxquels la
seconde propriété peut être attribuée. La forme logique de cet énoncé
universel est donc la suivante : être homme implique être mortel, c’est-
à-dire « quel que soit x, si x est Homme, alors x est Mortel ». Dans le
symbolisme de l’Idéographie, on notera :

où symbolise l’implication « matérielle » entre deux propositions.

Et on voit ici qu’il y a une relation générale d’implication qui vaut


pour une multitude de couples de propositions prédicatives singulières
portant sur un même objet-sujet : si Socrate est un homme, alors
Socrate est mortel ; si Platon est un homme, alors Platon est mortel ;
etc. Notons au passage que cette implication généralisée, que Russell
appellera « implication formelle », illustre parfaitement l’articulation de
la logique aristotélicienne des prédicats et de la logique stoïcienne des
propositions dans l’idéographie frégéenne, articulation que l’écriture en
deux dimensions de l’idéographie exprime de manière particulièrement
claire puisque l’axe vertical traduit les compositions – par les
connecteurs propositionnels – des propositions simples présentées sur
l’axe horizontal.
La formalisation de la généralité (quel que soit x), qui deviendra
théorie de la quantification dans les Fondements de l’arithmétique grâce
à une réflexion sur les notions d’existence et de nombre, est un apport
majeur de la logique frégéenne. Dès l’Idéographie, Frege maîtrise
d’ailleurs parfaitement la notion de portée d’un quantificateur :
(où « a » est une constante latine, remplaçant
le nom propre « Socrate ») exprime la
Ma proposition (prédicative) singulière « Socrate
est mortel »,
(où « a » est une variable gothique) traduit la
proposition (complexe) universelle « Quel que
soit a, a est mortel », c’est-à-dire « Tout est
mortel ».

Ma (a)
Le quantificateur fait partie du contenu jugé et il peut d’ailleurs y
prendre plusieurs places différentes. En effet, une formule telle que
Mx serait ambiguë : Entend-on que « quel que soit x, x n’est pas
M » ou que « pas tous les x sont M » ? L’usage du quantificateur et des
variables gothiques permet de lever l’ambiguïté entre ces deux
propositions complexes : exprime la première, tandis que
16
exprime la seconde .
Une fois formalisés le jugement universel et sa négation, le
jugement particulier « Quelques hommes sont aveugles » peut,
conformément au carré logique, être analysé comme le contradictoire
de l’universel négatif « Aucun homme n’est aveugle (c’est-à-dire quel
que soit x, si x est un Homme, x n’est pas Aveugle) ». La forme générale
de « Quelques hommes sont aveugles » est donc « non (pour tout x, si x
est un Homme, x n’est pas Aveugle) » ou :

Comme le jugement général, le jugement particulier n’est pas une


prédication simple, mais une proposition complexe énonçant des
rapports de « conditionnalité » entre une multitude de couples de
propositions ayant un objet-sujet en commun.
L’analyse du jugement particulier – « Quelques hommes sont
aveugles » ou « Il y a des hommes aveugles » – mène à celle du cas plus
simple où le jugement d’existence porte sur un seul concept, comme
dans « Il y a des hommes ». L’analyse logique de ce jugement
d’existence sera véritablement la clé de l’ouvrage de 1884 et de sa
théorie du nombre, mais aussi, d’une manière plus générale, la clé du
passage de la première à la seconde idéographie avec sa
compréhension du concept comme fonction. La proposition « Il y a des
hommes » doit en effet, pour Frege, être analysée comme « non (tous
sont des non-hommes) » ou encore « non (pour tout x, x n’est pas un
homme) », qui s’écrit : . Cela veut dire qu’il n’est pas vrai que, quel
que soit l’objet qui prenne la place de x dans « x n’est pas un homme »,
on obtienne une proposition vraie ou encore qu’il n’est pas vrai que,
quel que soit l’objet qui prenne la place de x dans « x est un homme »,
on obtienne une proposition fausse. On peut donc trouver au moins un
objet qui, mis à la place de x, rend vraie une proposition de la forme
« x est un homme ». Bref, la propriété « homme » est satisfaite par au
moins un objet. À l’inverse, dire qu’« Il n’y a pas de créature vivante
extra-terrestre », c’est dire que la propriété « créature vivante extra-
terrestre » n’est satisfaite par aucun objet.

2. LA SECONDE IDÉOGRAPHIE
On a là l’origine de la compréhension frégéenne de la notion logique
d’« extension » d’un concept ; l’extension d’un concept, c’est la
bipartition que ce concept suscite dans le domaine des objets du
monde entre ceux avec lesquels il constitue des propositions vraies et
ceux avec lesquels il constitue des propositions fausses. C’est ainsi que,
dans la seconde idéographie, les concepts seront envisagés comme des
fonctions. Dire qu’un concept est vrai de certains objets, faux de
certains autres, c’est dire en effet que, rapporté à certains objets, il
produit des propositions vraies et, rapporté à d’autres, il produit des
propositions fausses. Ainsi, le concept « planète » est une fonction qui,
pour toute proposition de la forme « x est une planète », renvoie à vrai
ou faux selon la valeur que prend la variable x. D’où la notion de
« parcours de valeurs » (Werthverlauf) d’une fonction, c’est-à-dire la
série des couples « argument-valeur » qui caractérise cette fonction :
« Mars-vrai, Saturne-vrai, Georges Bush-faux, La Terre-vrai, Londres-
17
faux, etc. » pour le concept « planète » . Dérivée du parcours de
valeurs, l’extension d’un concept désigne quant à elle la série des
arguments auxquels cette fonction associe la valeur « vrai » (« Mars »,
« Saturne », « La Terre », etc.). Insistons avec Frege sur le fait que,
même conçue de la sorte, l’extension d’un concept est un objet logique
complexe qui ne se résume jamais à un agrégat d’objets purs et
simples. À cet égard, Frege condamne fermement les confusions
qu’entraîne le fait de traiter les termes conceptuels comme des « noms
communs », qui ne différeraient des noms propres que par le nombre
18
d’objets qu’ils désignent .
La caractérisation frégéenne du concept comme fonction est
cruciale ; elle détermine toute une nouvelle analyse de la syntaxe
logique. Contrairement aux objets, les concepts sont
19
fondamentalement « insaturés » : pour prétendre à une valeur de
vérité, le concept « planète » doit attendre qu’un argument lui soit joint
de manière à composer avec lui une proposition vraie (« Mars est une
planète ») ou fausse (« Georges Bush est une planète »). L’attribution
d’une propriété à un objet, ou plutôt la subsomption d’un objet sous un
concept, est ce qui constitue le propre de la prédication dans son sens
proprement logique. Objet et concept, tels sont donc les deux éléments
logiques fondamentaux au sein du contenu jugeable. Il convient, pour
Frege, de bien les distinguer de ces éléments linguistiques que sont le
sujet et le prédicat et dont la scolastique faisait les pivots de la logique
des prédicats. Contrairement à l’idée que le terme « homme » pouvait
être parfois sujet – comme dans « L’homme est mortel » –, parfois
prédicat – comme dans « Socrate est un homme » –, Frege soutient
avec la plus grande vigueur que ce qui est objet ne peut jamais être
20
concept et que ce qui est concept ne peut jamais être objet . Dans
« L’homme est mortel », le sujet linguistique « homme » est un concept
et il n’est dès lors en aucun cas l’objet-sujet d’une quelconque
prédication au sens proprement logique.
Il importe au plus haut point de bien distinguer objet et concept, et
ce même là où il n’y a qu’un individu qui tombe sous un concept. Ainsi,
le concept « satellite naturel de la Terre » ne s’identifie pas à l’objet
Lune et le concept « actuel Président des États-Unis » ne s’identifie pas
à l’objet George Walker Bush. Quant aux concepts vides, c’est-à-dire les
concepts sous lesquels ne tombe aucun objet, ils ne s’identifient en
aucun cas à des « non-objets » ou à des objets imaginaires : « licorne »
et « montagne d’or » sont des concepts parfaitement pourvus de sens
même s’ils ne sont satisfaits par aucun objet du monde réel. Pour le
dire autrement : un énoncé dont le sujet linguistique est un nom
propre sans référent objectif (« Blublu est chauve ») est dénué de sens,
mais il n’en va pas de même d’un énoncé dont le sujet linguistique est
un terme conceptuel vide (« Les hommes bicentenaires sont chauves »).
Même les énoncés dont le sujet linguistique est un terme conceptuel
vide par principe – en vertu de l’incompatibilité des caractères
définitoires de ce concept – ne sont pas dénués de sens (« Un carré
rond est un polygone régulier »).
La nouvelle analyse logique a, on l’a compris, un modèle
mathématique. L’expression « x est une planète » doit être envisagée de
2
manière similaire à l’équation irrésolue « x = 4 ». Cette dernière n’est
pas une proposition, puisqu’elle n’a pas de valeur de vérité ; elle n’en
2 2
acquiert qu’une fois saturée par un nombre (« 2 = 4 » est vrai, « 6 =
4 » est faux, etc.). Le parcours de valeurs de cette équation est : « 1-
faux, 2-vrai, 3-faux, -2-vrai, etc. » Au sens dérivé, son extension est
l’objet logique : « 2, -2 ». Quant à l’équation à deux inconnues « x + y
= 9 », elle est doublement insaturée et a pour parcours de valeurs une
série des triplets (argument1-argument2-valeur de vérité) : « 1-1-faux,
3-6-vrai, 2-7-vrai, 9-12-faux, etc. ». C’est alors la série des couples qui
rendent vraie cette équation – « 3-6, 2-7, etc. » – qui constitue son
extension au sens dérivé, extension dont on sait, par l’Analyse, qu’elle
trouve sa représentation géométrique dans une droite. De même, il y a,
en dehors des mathématiques, des concepts doublement insaturés tels
que « père », dont la forme est « x est le père de y », qui sont satisfaits
par des couples d’individus. Cette idée d’insaturation multiple est à la
base de la théorie logique des relations, à laquelle Russell donnera ses
lettres de noblesse.
Notons que la distinction fondamentale entre argument et fonction
apparaissait déjà au paragraphe 9 de l’Idéographie, mais qu’elle y était
envisagée comme un trait lié à la systématicité de la langue permettant
la construction d’une multitude d’énoncés par substitution de valeurs
différentes à une même composante, considérée comme variable :
« Socrate est mortel », « Platon est mortel », « Aristote est mortel », etc.
Dans « Fonction et concept », la distinction entre argument et fonction
est désormais conçue comme une distinction essentielle, qui fonde la
structure logique de la prédication entendue comme saturation des
21
concepts par les objets .
Cette structure logique fondamentale semble cependant mise à mal
par une série d’énoncés où des objets sont manifestement rapportés à
des objets – « Zorro est Don Diego de la Vega » – mais aussi par des
énoncés où des concepts sont manifestement rapportés à des
concepts – « L’homme est mortel ». Nous traiterons des premiers
lorsque nous envisagerons les jugements d’identité. Quant aux seconds,
nous avons vu le traitement que Frege leur réservait dès l’Idéographie.
Dans la nouvelle terminologie, l’énoncé universel « L’homme est
mortel » est en fait la subordination d’un concept à un autre, c’est-à-
dire que l’ensemble des arguments qui renvoient à la valeur « vrai »
selon la fonction « x est un homme » renvoient aussi à la valeur « vrai »
selon la fonction « x est mortel » ; ou encore l’ensemble des objets de
l’extension de « homme » appartiennent aussi à l’extension de
« mortel ». Quant à l’énoncé particulier, c’est une proposition complexe
énonçant des rapports de conditionnalité entre des fonctions et donc
entre leurs parcours de valeurs : il n’est pas vrai que tous les arguments
qui renvoient à vrai selon la fonction H ne renvoient pas à vrai selon la
fonction M ; ou encore : il n’est pas vrai que tous les objets inclus dans
l’extension de H sont exclus de l’extension de M. Enfin, l’énoncé
d’existence « Il y a des hommes » affirme que l’on peut trouver au
moins un argument qui renvoie à vrai pour la fonction « x est un
homme » ; bref, que l’extension de ce concept n’est pas vide.
Comme le fait voir cette analyse logique, le jugement d’existence dit
quelque chose de l’extension d’un concept. Dire qu’« Il y a des
hommes », c’est dire que des objets du monde satisfont le concept
« homme ». En fait, comme l’explique Frege dans les Fondements de
l’arithmétique, c’est autour du concept et non des objets eux-mêmes que
se pose la question de l’existence. Cela n’a, pour Frege, pas de sens de se
demander s’il y a ou non Jules César ; par contre, cela a du sens de se
demander s’il y a un « général romain qui a conquis la Gaule et qui est
devenu seul consul après avoir vaincu les armées de Pompée ». Jules
César est en fait l’objet qui satisfait ce concept et permet d’attribuer à
ce concept cette « propriété de second degré » qu’est l’existence. Certes,
on peut être tenté de dire que tel ou tel objet existe, que Jules César ou
Leo Sachse existe, mais en fait c’est déjà là quelque chose que l’on
présupposait du fait même d’en faire les référents de noms propres et
les sujets possibles de jugements prédicatifs. Pour Frege, l’utilisation de
noms propres comporte une présupposition de référence ; si le nom
propre ne désigne pas un objet – s’il est donc un pseudo-nom propre –,
22
la proposition dans laquelle il est inséré n’a pas de valeur de vérité .
Dire que Leo Sachse existe en ce sens, ce n’est rien d’autre que dire que
l’expression « Leo Sachse » désigne bien un objet qui satisfait aux
conditions logiques minimales qui caractérisent tout objet, comme être
23
identique à soi-même . Par contre, parler d’« enseignants de
l’Université de Iena » n’implique encore aucun engagement
ontologique, raison pour laquelle, d’ailleurs, cela a du sens de se
demander s’il existe ou non de tels enseignants, c’est-à-dire si le
concept « enseignants de l’Université de Iena » est ou non satisfait par
au moins un objet.
Cette analyse a une importance considérable sur la manière de
poser les questions d’existence dans les sciences ou en philosophie.
Ainsi, la condition pour pouvoir se demander si Dieu existe, c’est de
reconnaître d’abord que le terme « Dieu » n’est pas un nom propre, qu’il
ne désigne pas directement un objet – sans quoi la question serait
absurde –, mais que c’est un terme conceptuel ; ensuite, il faut s’efforcer
de préciser ce concept en identifiant ses caractères définitoires
(Merkmale), de manière à pouvoir entreprendre la recherche d’objets
du monde susceptibles de satisfaire ce concept et, par là, répondre à la
question de la vacuité ou non de son extension. Et c’est ainsi qu’en
définitive l’intuition kantienne selon laquelle l’existence n’est pas un
prédicat réel trouve, dans l’analyse frégéenne, un fondement logique.
Dans les termes de Frege, l’existence est une propriété de second
24
degré ; elle porte sur des concepts définis par des caractères, mais
l’existence n’est pas elle-même un de ces caractères.
De même, dit Frege dans les paragraphes 46 et suivants des
Fondements de l’arithmétique, le nombre est une propriété de second
degré ; il porte sur un concept et non sur des objets. Ce n’est pas des
objets Mercure, Venus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Neptune et
Uranus que l’on dit qu’ils sont huit, mais bien du concept « planète du
système solaire » que l’on dit qu’il y en a huit, c’est-à-dire que huit
objets le satisfont ou encore que son extension comporte huit objets.
On voit ici comment cette réflexion sur l’existence et le nombre dans
les Fondements de l’arithmétique annonce les idées de parcours de
valeurs et d’extension et finalement toute la théorie de la quantification
de la seconde idéographie, qui ne sera parfaitement explicitée que dans
les textes du début des années 1890. Or, les Fondements comportent
également une réflexion profonde sur la notion logique d’identité, qui
est à l’origine d’un autre apport majeur de la seconde idéographie.
Les énoncés qui rapportent un objet à un autre objet – « Zorro est
Don Diego de la Vega » – semblent en effet, nous l’avons dit, échapper
à la structure logique fondamentale de la saturation du concept par
l’objet puisqu’ils mettent directement en relation deux objets. Dès le
paragraphe 8 l’Idéographie, Frege interprétait les jugements d’identité
comme l’affirmation – « synthétique » – que deux signes ont pour
« contenu » la même chose, quoique déterminée de deux manières
différentes, et qu’ils peuvent donc être utilisés à la place l’un de
25
l’autre . Par la suite, insistant sur le caractère proprement informatif
de certains jugements d’identité tels que « Jean-Paul II est Karol
Wojtyla », « Zorro est Don Diego de la Vega », « Phosphorus (l’astre
brillant du matin) est Vesperus (l’astre brillant du soir) », il sera
amené, dans « Sens et signification » (1891), à proposer une théorie
générale de l’identité : deux noms propres peuvent avoir le même objet
26
pour signification (Bedeutung) et néanmoins exprimer des sens
différents. L’identification, c’est donc cette reconnaissance d’un même
objet sous des sens (Sinn) différents. Ici encore, la réflexion de 1884
fut cruciale. En effet, comme l’indiquent déjà les paragraphes 57 et 63
à 67 des Fondements de l’arithmétique, le modèle de la proposition
d’identité, c’est l’égalité arithmétique : 2 + 2 = 3 + 1. Or, pour Frege,
de part et d’autre d’une égalité arithmétique, c’est un seul et même
objet – tel ou tel nombre – qui est signifié (bedeutet), même s’il est visé
27
(gemeint) selon deux sens différents .
Pour Frege, qui subira sur ce point les critiques de Russell et
Wittgenstein, cette distinction de la signification (Bedeutung) et du
sens (Sinn), qui vaut pour les noms propres, doit être étendue aux
autres expressions linguistiques. Ainsi, selon « Sens et signification »,
les énoncés propositionnels ont, d’une part, un sens, à savoir la
« pensée » (Gedanke) – le contenu propositionnel – qu’ils expriment, et,
d’autre part, une signification, c’est-à-dire qu’ils renvoient à un
28
« objet », à savoir leur valeur de vérité . La conception même des
concepts comme fonctions imposait en effet de considérer les valeurs
de vérité – le vrai et le faux – comme des objets pouvant constituer la
valeur de telle ou telle fonction pour tel ou tel argument. Comme le
nombre, la valeur de vérité est donc un objet, mais un objet logique
29
assez complexe . Conséquence de cette extension de la problématique
du sens et de la signification aux énoncés propositionnels, il faut
considérer qu’il y a identité de tous les énoncés qui ont même valeur de
vérité. Ainsi, « 2 + 2 = 3 + 1 », « 4 > 2 » et « La Lune est un satellite
de la Terre » ont le même objet – le vrai – pour signification ; dès lors,
« 2 + 2 = 3 + 1 » = « 4 > 2 » = « La Lune est un satellite de la
Terre ».
Quant aux termes conceptuels, ils doivent aussi, selon Frege, voir
distinguer leur sens de leur signification. L’analyse traditionnelle
conçoit les termes conceptuels comme des noms communs qui
renvoient à plusieurs objets ; le nom commun « chat » désignerait
l’ensemble de tous les chats comme le nom propre « Félix » désigne un
chat particulier. Or, pour Frege, un terme conceptuel ne renvoie que
très indirectement à des objets ; il renvoie d’abord à un concept – c’est-
à-dire une fonction – qui définit ensuite un parcours de valeurs et une
30
extension où interviennent des objets .
Reste cependant que, ainsi analysé, le jugement d’identité semble
encore rapporter directement un objet à un autre objet sans passer par
la structure logique de la saturation des concepts par les objets. Et
pourtant, c’est bien ici, une fois encore, cette structure logique de la
saturation qui est première. En effet, le critère d’identité de « deux »
objets désignés sous des signes différents et visés sous des sens
différents, c’est pour Frege le principe leibnizien de substituabilité
(dans les contextes extensionnels) : deux objets a et b sont identiques
s’ils sont indiscernables, c’est-à-dire s’ils ont les mêmes propriétés :
a = b si et seulement si pour toute fonction F, Fa renvoie à la même
valeur de vérité que Fb.
C’est donc, une fois encore, dans la mesure où ils peuvent saturer
des concepts dans des propositions équivalentes que les objets a et b
peuvent être identifiés. Le jugement d’identité présuppose la structure
logique de la saturation. Bien plus, dans la mesure où l’identité entre
propositions n’est rien d’autre que l’équivalence logique, le signe
d’identité ou d’égalité ne doit plus être considéré comme un signe
31
primitif ; il peut être défini à partir du biconditionnel .
Notons encore qu’il n’y a pas à proprement parler d’identité des
termes conceptuels – dans la mesure où ceux-ci n’ont pas directement
des objets pour signification –, mais il y a quelque chose de similaire et
qui est en quelque sorte l’inverse de l’identité leibnizienne des objets :
deux termes conceptuels sont substituables l’un à l’autre s’ils ont pour
signification des fonctions indiscernables, c’est-à-dire des fonctions qui
ont même parcours de valeurs, qui renvoient aux mêmes valeurs de
32 2
vérité pour les mêmes arguments . Ainsi, la fonction « x = 1 » est
2
équivalente à la fonction « (x + 1) = 2 (x + 1) ». Ce principe, qui
constituera la loi V des Lois fondamentales de l’arithmétique, permet de
passer de l’identité des fonctions à l’identité des parcours de valeurs –
considérés comme objets – et notamment d’identifier entre elles des
fonctions de degrés de complexité différents par passage à leurs
parcours de valeurs. Dès « Fonction et concept », Frege considère ce
principe comme une loi aussi fondamentale qu’indémontrable ; dans
l’introduction des Lois fondamentales, il reconnaît que cette loi pourrait
être contestée, mais affirme que lui-même la tient pour « purement
logique ». C’est cependant en elle que, dans sa correspondance avec
Russell et dans la postface au tome II des Lois fondamentales, il verra
plus tard la source des paradoxes logiques. Il faut dire qu’à partir du
moment où les parcours de valeurs sont eux-mêmes considérés comme
des objets (logiques complexes), ils entrent dans le domaine des
arguments de n’importe quelle fonction. Et on voit immédiatement
poindre la circularité vicieuse : une fonction définit un parcours de
valeurs, mais, pour établir celui-ci, on doit notamment se demander si
cette fonction renvoie à vrai ou à faux pour ce parcours de valeurs lui-
même, parcours de valeurs qui n’est cependant pas encore
complètement défini…

3. LE RÉALISME PLATONICIEN
Revenons cependant au projet général de l’idéographie. Contre
Boole, avons-nous dit, Frege entend développer son système à partir de
la « nature propre de la logique ». Or, cela n’implique pas seulement
que la syntaxe logique corresponde aux structures fondamentales de la
rationalité par delà leur expression grammaticale contingente, mais
aussi que les axiomes du système logique s’imposent comme énonçant
des vérités rationnelles incontestables, et que les règles de déduction
33
s’imposent comme traduisant des principes rationnels fondamentaux
(comme le Modus Ponens), de manière telle que la vérité nécessaire des
prémisses se communique aux conclusions. C’est en quelque sorte
« sous la dictée du Logos » que Frege prétend écrire l’Idéographie ; si la
notation est bien sûr en partie arbitraire, les principes énoncés
constituent pour Frege le seul et unique système formel possible pour la
logique.
Se dessine alors chez Frege un incontestable absolutisme logique,
qui, nous allons le voir, affirme, à la manière de Platon, l’existence
autonome d’un monde du Logos qui a ses propres entités et ses propres
lois. Ce « platonisme » est cependant moins, chez Frege, une position
métaphysique de principe que le revers d’une position logique
radicalement antipsychologiste. Dans presque chacun de ses textes et
plus longuement encore dans la préface des Lois fondamentales de
l’arithmétique, Frege se livre en effet à une attaque en règle contre
34
« l’invasion pernicieuse de la psychologie dans la logique » . La
condamnation frégéenne du psychologisme est sans ambiguïté : « La
logique n’est, pas plus que la géométrie ou la physique, l’endroit
approprié pour mener des investigations psychologiques. Expliquer le
cours de l’activité de pensée et de jugement, c’est certainement un
35
objectif réalisable, mais pas un objectif logique » . La logique repose
sur les lois nécessaires de la rationalité et n’est en aucun cas science
des « lois de la pensée » entendues comme lois de la nature
conformément auxquelles la pensée effective procède et au moyen
desquelles on pourrait expliquer le processus de pensée singulier d’une
personne déterminée « un peu comme on s’explique le mouvement
36
d’une planète par la loi de la gravitation » . Ainsi, le principe logique
d’identité « Tout objet est identique à lui-même » est un principe de la
raison ; ce n’est pas une simple loi psychologique qui constate qu’« Il
est impossible aux hommes de 1893 de reconnaître un objet comme
37
différent de lui-même » .
Que les lois normatives de la logique ne puissent s’identifier aux lois
descriptives et explicatives de la psychologie, c’est, dit Frege, ce que
montre le fait qu’il est effectivement possible de violer par la pensée les
lois logiques : « Les lois de l’inférence effective ne sont pas toutes des
lois de l’inférence valide, sans quoi les inférences fautives seraient
38
impossibles » . Les lois logiques entendent précisément faire le tri,
parmi les processus de pensée réels qu’étudie la psychologie, entre
ceux qui sont légitimes et ceux qui ne le sont pas. Purement descriptive
et explicative, la psychologie ne peut opérer elle-même ce tri, mais doit
rendre compte indifféremment de tous les processus de pensée réels :
l’opinion fausse et l’opinion vraie, souligne Frege, « adviennent l’une
39
comme l’autre selon des lois psychologiques » . Les processus
psychologiques réels « peuvent conduire aussi bien à l’erreur qu’à la
vérité » ; ils « n’ont absolument pas de relation interne à la vérité » et
« se comportent indifféremment à l’égard de l’opposition du vrai et du
40
faux » . À l’inverse, les lois logiques impliquent des « prescriptions
41
pour l’opinion, la pensée, le jugement, le raisonnement » .
L’antipsychologisme de Frege ne se réduit cependant pas à cette
affirmation de la normativité de la logique, qu’avait déjà énoncée Kant.
À cette objection kantienne au psychologisme, s’ajoute en effet une
argumentation nettement plus bolzanienne. Sans s’y référer
explicitement, Frege réitère en effet la distinction fondamentale entre
« sens objectif » et « représentation subjective » formulée par Bernard
Bolzano cinquante ans plus tôt. En confondant les idées comme états
d’esprit et leurs contenus objectifs, et en tâchant de rendre compte de
ces contenus par leur genèse psychologique, le psychologisme
42
moderne a engendré un relativisme sceptique : les significations que
comportent les connaissances humaines apparaissent désormais
comme de simples produits d’actes psychiques de sujets humains
connaissants. L’idée de blancheur, par exemple est supposée issue d’un
acte d’abstraction à partir de l’impression de tel ou tel objet blanc ;
l’idée de licorne est dite résulter de l’association de l’idée d’un corps de
cheval avec celui d’un buste d’homme etc. Pour Frege, par contre, les
significations sont objectives, partageables et préexistantes à leur saisie
par tel ou tel sujet concret. Ainsi, le contenu de l’égalité 2 + 3 = 5
« n’est ni le résultat d’un processus interne, ni le produit d’une activité
mentale de l’homme, mais quelque chose d’objectif, autrement dit
quelque chose qui, pour tous les êtres rationnels, pour tous ceux qui
peuvent le saisir, est exactement le même, tout comme, par exemple, le
43
soleil est quelque chose d’objectif » . Il y a, dit Frege, une sorte de
44
« patrimoine commun » de pensées (Gedanken) auxquelles tous les
sujets peuvent avoir accès à un moment ou un autre. La pensée, au
sens de contenu propositionnel, « se tient en face de tous ceux qui la
45
conçoivent, toujours de la même manière et identique à elle-même » .
C’est dès lors une sorte de platonisme de la signification qui se
dessine, Frege évoquant même explicitement l’existence d’un
46
« troisième domaine » , le domaine des significations, irréductible
tant au domaine des objets sensibles qu’au domaine des
représentations subjectives. Comme les corps physiques et
contrairement aux représentations, les pensées sont objectives, mais,
contrairement aux corps, les pensées n’existent nulle part, et en cela
elles sont plus proches des représentations subjectives :
« À l’inverse des représentations, les pensées n’appartiennent pas à l’esprit
individuel (elles ne sont pas subjectives), mais elles sont au contraire
indépendantes de l’activité de pensée, et se tiennent de la même manière
(objectivement) en face de chacun ; elles ne sont pas produites par l’activité
de pensée, mais seulement saisies par elle. En ce sens, elles sont semblables
aux corps physiques. Elles s’en distinguent en ce qu’elles sont non spatiales
et, pour l’essentiel, intemporelles, on pourrait peut-être dire aussi non
effectives, au moins pour autant que leur être propre n’est susceptible d’être
affecté par aucune altération. Par cette absence de spatialité, elles
47
ressemblent aux représentations » .
Parce qu’ils sont incapables de reconnaître la possibilité d’un
domaine qui soit objectif, bien que non réel ou « non effectif »
(nichtwirklich), les logiciens psychologistes « tiennent sans plus le non
48
effectif pour subjectif » ; ils prennent les concepts pour des
représentations et « les affectent ainsi à la psychologie ». Or, pour
Frege, ni le sujet ni le prédicat d’un jugement logique ne sont des
représentations au sens psychologique. Ce sont des contenus objectifs,
bien que non effectifs, qui existent avant qu’un esprit les saisisse et
indépendamment de cette activité. Ne pas reconnaître cette
« autonomie » des contenus de la pensée entraîne les logiciens
psychologistes à des théories extrêmement confuses qui portent sur les
mécanismes de la représentation plutôt que sur des distinctions
proprement logiques comme celles que Frege, quant à lui, opère entre
argument et fonction ou entre fonction de premier et de deuxième
niveau : « Et c’est ainsi que se font nos gros livres de logique,
boursouflés d’une graisse psychologique mauvaise pour la santé, et qui
49
cache toutes les formes plus délicates » .
Dans cette perspective antipsychologiste bolzanienne, la logique
n’entend pas énoncer les lois causales de la représentation ou de la
pensée en tant qu’actes psychiques, mais bien les lois de dépendance et
de contradiction qui existent entre les contenus objectifs eux-mêmes.
Et ces lois sont des « lois de l’être », des lois descriptives, bien qu’elles
ne soient pas des lois naturelles puisqu’elles ne dépendent de rien de
réel, contrairement aux lois physiques et psychologiques. C’est alors en
définitive cet absolutisme logique bolzanien, et non plus l’argument
kantien de la normativité, qui constitue le motif principal de
l’antipsychologisme frégéen : pour Frege, les « lois » logiques ne sont
en fait pas exclusivement normatives comme les « lois » morales ou
politiques ; ce sont d’abord et avant tout des lois théoriques, les lois du
50
monde de la raison, « les lois les plus générales de l’être-vrai » :
« J’entends par lois de la logique, écrit Frege dans la préface aux Lois
fondamentales, non pas les lois psychologiques de ce qui est tenu pour
51
vrai, mais les lois de ce qui est vrai » . Et c’est de la logique en ce sens
absolu que découle, dans un second temps, la normativité logique : on
peut bien, écrit Frege dans la même préface, imaginer des êtres « qui
pourraient effectuer des jugements contredisant nos lois de la
logique », mais précisément la logique nous impose de considérer que
de tels êtres n’ont pas raison, qu’ils n’ont pas « le droit » de penser
comme ils le font, qu’ils ne sont pas dans le vrai.

4. LE LOGICISME
Dans la mesure où il y a une seule rationalité, l’entreprise frégéenne
impose en outre de s’interroger sur la possibilité de réduire tout ou
partie des mathématiques à la logique ; c’est là le programme du
logicisme. Dès l’avant-propos de l’Idéographie (1879), Frege formule en
effet le projet de fonder intégralement l’arithmétique sur la logique. Et,
dans la dernière partie de cet ouvrage, il pose déjà les premiers
« jalons » de cette entreprise en proposant « quelques éléments d’une
théorie générale des suites » qui permettent notamment une
construction logique de la notion de « propriété héréditaire » sur
laquelle repose l’induction de Bernouilli. Précisé dans les Fondements
de l’arithmétique (1884) puis réalisé par des démonstrations formelles
rigoureuses dans les Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), le
programme logiciste suppose la redéfinition des notions arithmétiques
fondamentales – nombre, égalité, suite, etc. – en notions logiques et la
traduction des axiomes et règles d’inférence mathématiques en
axiomes et règles d’inférence logiques. De cette manière, il semble
possible de réduire entièrement la rationalité arithmétique à la
rationalité logique et d’imposer à cette discipline mathématique la
même rigueur déductive qu’à la logique :
« L’idéal d’une méthode rigoureusement scientifique en mathématiques,
que je me suis efforcé de réaliser ici, et que l’on pourrait bien appeler
euclidien, je souhaiterais le décrire ainsi. On ne peut certainement pas
exiger que tout soit démontré, parce que c’est impossible ; mais on peut
demander que toutes les propositions qu’on utilise sans les démontrer
soient énoncées expressément comme telles, afin qu’on reconnaisse
distinctement sur quoi la construction complète repose. On doit ainsi
s’efforcer de réduire le plus possible le nombre de ces lois primitives, en
démontrant tout ce qui est démontrable. De plus, et en cela je vais plus loin
qu’Euclide, je demande que tous les modes d’inférence utilisés soient
énumérés auparavant. [...] Ce n’est que quand ces transitions sont
décomposées en étapes logiques simples qu’on peut se convaincre que rien
52
d’autre que la logique ne sert de base » .

Outre l’intérêt épistémologique intrinsèque de ce programme, il y a


là un enjeu fondamental pour la théorie de la connaissance. En effet, si
les principes fondamentaux de l’arithmétique sont des lois logiques et
s’il n’y a entre ces axiomes et les théorèmes arithmétiques que des
inférences purement logiques, cela voudrait dire que cette discipline
e
mathématique – que le XIX siècle avait montré être la plus
fondamentale de toutes – serait de part en part analytique et déductive
et non pas, comme le prétendait Kant, synthétique a priori et fondée
53
sur des intuitions pures . Que l’arithmétique puisse ainsi être tirée
tout entière de la logique, voilà ce qui, selon Frege, contredirait
définitivement la fable kantienne de la « stérilité de la logique
54
pure » .
Comme pour la logique, l’axiomatisation de l’arithmétique
s’accompagne chez Frege d’un certain « platonisme » ou
55
« pythagorisme » : les axiomes ne font que traduire des vérités
nécessaires de la raison ; les règles de déduction sont celles qu’impose
la rationalité logique ; et, dès lors, les théorèmes que ces axiomes et ces
règles permettent d’obtenir sont tout simplement l’expression de vérités
fondamentales sur les êtres de raison que sont les nombres. Pas plus
que le géographe, le mathématicien ne peut créer son objet d’étude ; il
doit découvrir (entdecken) et reconnaître (erkennen) le « royaume des
nombres » tel qu’il est. Bien sûr, les nombres n’existent pas à la manière
des objets qui se présentent dans l’expérience sensible, mais, comme
d’ailleurs les droites et les points, ce sont des objets « effectifs »
(wirklich), qui se donnent immédiatement à la raison. « 2 » et « 3 »,
mais aussi d’autres expressions arithmétiques telles que « sin 1 », « 1 »,
« log1 », sont des noms propres, qui ont pour signification (Bedeutung)
des nombres, dont l’existence et les propriétés sont présupposées par les
démonstrations arithmétiques. Les objets mathématiques, pense Frege,
existent dans le troisième monde, non pas certes à la manière des êtres
réels, mais à la manière des êtres possibles : le nombre
156.428.753.147.156.268 est un possible, comme l’est la droite
parallèle à telle droite donnée et passant par tel point donné.
Les signes logiques et mathématiques renvoient à des êtres qui leur
préexistent. Et de la même manière que le géomètre se sert de figures
dessinées pour démontrer les propriétés des cercles et des carrés
auxquels ces figures renvoient, l’arithméticien utilise des symboles pour
représenter les nombres en soi. Si donc le calcul se caractérise par des
opérations purement formelles et quasi-mécaniques qui laissent à
l’écart la signification des symboles utilisés, il faut se rappeler que la
syntaxe elle-même est tout entière construite à partir de la sémantique,
que le calcul est d’abord langue et que le sens est en principe toujours
restituable. À cet égard, Frege critique sévèrement la conception
nominaliste-formaliste qui fait des nombres de simples signes et qui se
permet donc d’introduire régulièrement de nouveaux signes dans le
calcul sans montrer qu’à ces signes correspondent bien d’authentiques
objets mathématiques. C’est le cas de mathématiciens comme
56
Hankel , mais aussi de logiciens disciples de Boole comme
57
Schröder . Cette « incapacité à distinguer entre un signe et ce qu’il
désigne » entraîne d’ailleurs de graves incompréhensions de l’égalité
arithmétique, laquelle, nous l’avons vu, n’est pour Frege rien d’autre
que l’identité : c’est le même nombre, bien que désigné de deux
manières différentes, qui apparaît des deux côtés d’une égalité
arithmétique.
Mais, une fois encore, c’est surtout contre le psychologisme que Frege
défend son platonisme mathématique. L’antipsychologisme de Frege en
mathématiques est par ailleurs plus exacerbé encore que son
antipsychologisme en logique : « Il peut être utile d’examiner les
représentations qui accompagnent la pensée mathématique et leur
déroulement ; mais que la psychologie ne s’imagine pas concourir en
58
quoi que ce soit au fondement de l’arithmétique » . Frege traque les
tendances psychologisantes dans les conceptions que ses
contemporains se font du nombre, au point que presque pas un
n’échappe à ses critiques. Ainsi, il démonte évidemment la théorie de
Mill selon laquelle le nombre 3 serait défini à partir d’observations
sensibles comme celles qu’un groupe de 3 choses peut être séparé en
59
un groupe de 2 choses et un groupe de 1 chose . Cette conception
selon laquelle « le nombre est quelque chose comme un tas, un essaim
où les choses figurent en chair et en os », Frege la qualifie de « la plus
60
naïve » . D’une manière plus générale, il conteste qu’un nombre
cardinal soit quelque chose comme « un ensemble, une multiplicité ou
61
une pluralité » d’éléments homogènes juxtaposés et combat ainsi
62 63
longuement les théories de Biermann , de Weierstrass et de
Thomae, contre lequel il souligne que le temps n’est, pas plus que
64
l’espace, le principe de la distinction des unités d’un nombre . Mais
Frege nie également que ce soit par des processus d’abstraction qu’on
puisse obtenir le concept d’unité ou celui de nombre cardinal. Sur ce
65
point, il fait, non sans sarcasmes, la leçon à Cantor et bien sûr à
Husserl dans son célèbre compte-rendu de la Philosophie de
l’arithmétique.
Contre toutes ces tentatives de fonder les concepts d’unité et de
nombre sur les propriétés sensibles des objets physiques ou sur les
capacités psychologiques de l’esprit, Frege insiste quant à lui sur le
caractère purement « intelligible » de ces concepts. Par ailleurs, à
66
toutes ces théories – pourtant très différentes les unes des autres –
qui interprètent peu ou prou les nombres comme des ensembles
d’objets – objets éventuellement abstraits au point de devenir de pures
unités –, Frege adresse un même ensemble de reproches. Tout d’abord,
il indique une confusion généralisée entre la signification du signe
arithmétique « + » et celle du « et » du discours quotidien, c’est-à-dire
entre les concepts d’addition et de simple liaison conjonctive. Ensuite,
il met en évidence trois écueils contre lesquels ces théories ne peuvent
manquer d’échouer, trois éléments fondamentaux dont elles ne
peuvent rendre compte sans artifice : « Le premier est de savoir
comment l’identité des unités est compatible avec leur discernabilité ;
le second est constitué par les nombres zéro et un ; le troisième par les
67
grands nombres » .
Pour Frege, les nombres ne sont pas des agrégats ou des ensembles
d’objets, mais des objets logiques d’un niveau supérieur obtenus par
des opérations de mise en « corrélation biunivoque » d’ensembles
d’objets, ou plutôt d’extensions de concepts. Pour Frege, en effet, nous
l’avons vu, un énoncé de nombre, comme d’ailleurs un énoncé
d’existence, n’attribue pas une propriété particulière – l’existence ou
une quantité déterminée – à un objet ou à un groupe d’objets, mais
porte toujours sur un concept, dont il signale que l’extension – c’est-à-
dire l’ensemble des objets qui satisfont les caractères propres à ce
concept – est vide ou comporte au contraire plus ou moins d’éléments.
Et chaque nombre est donc défini comme un ensemble d’extensions de
concepts qui peuvent être corrélés par une bijection, de même qu’une
« direction » de droite peut être définie par un ensemble de droites
parallèles les unes aux autres.
Grâce à cette analyse, accomplie dans les paragraphes 45 à 53 des
Fondements de l’arithmétique, Frege parvient à surmonter toutes les
difficultés théoriques sur lesquels ses contemporains butent en raison
68
de leurs théories « naïves » du nombre. Le problème de l’unité et de
la discernabilité est résolu au paragraphe 54 : bien que distincts les uns
des autres, des objets (Mars, la Terre, Jupiter, etc.) sont identiques en
tant qu’ils tombent d’une seule et même façon sous un concept
(« planète du système solaire »). Le nombre 0 est traité aux
paragraphes 74 et 75 et le nombre 1 au paragraphe 77 ; le premier est
tout simplement défini par les extensions de concepts qu’aucun objet
ne satisfait, le second par l’extension du concept « identique à 0 »,
concept que l’objet 0 et lui seul satisfait. Enfin, Frege indique dans les
paragraphes 79 à 86 que sa théorie du nombre cardinal vaut aussi pour
les grands nombres et même pour les nombres infinis introduits par
Cantor dans son « ouvrage remarquable ».

5. LA TROISIÈME IDÉOGRAPHIE
À propos de l’Idéographie, nous avions traité des distinctions
malheureuses – parce que superficielles et seulement linguistiques –
faites par la tradition entre jugements affirmatifs et jugements
négatifs, ainsi qu’entre jugements universels, particuliers et singuliers.
Le texte de 1879 contenait également une critique sévère de la
distinction classique des jugements catégoriques, hypothétiques et
disjonctifs. Tout d’abord, en effet, le conditionnel et la disjonction
relèvent, comme la négation, du contenu propositionnel – de la simple
« pensée » – et non du type d’assertion ou de jugement, de sorte que les
énoncés catégoriques, hypothétiques et disjonctifs ne constituent en
aucun cas des types de jugements différents. Un énoncé hypothétique,
par exemple, est le contenu propositionnel complexe d’un jugement et
non un complexe de jugements. Lorsque j’affirme « Si par un point de
l’espace on peut mener plusieurs parallèles à une droite donnée
(axiome de Lobachevsky), alors la somme des angles d’un triangle est
inférieure à 180° (un des théorèmes de Lobachevsky) », je juge vrai le
tout de la proposition hypothétique et ne me prononce pas séparément
sur son antécédent et son conséquent.
Par ailleurs, les propositions hypothétiques et disjonctives – il s’agit
ici de la disjonction exclusive de la dialectique – sont des compositions
de pensées catégoriques. Comme la négation, le conditionnel (de la
proposition hypothétique) et la disjonction exclusive sont des
opérations qui permettent de construire des propositions complexes à
partir de propositions simples. Et, à cet égard, les propositions
hypothétiques ou disjonctives ne sont en rien particulières par rapport
à d’autres compositions de pensées comme celles qui résultent de la
conjonction, de la disjonction non-exclusive ou du biconditionnel.
Frege montre d’ailleurs dans le paragraphe 7 de l’Idéographie qu’on
peut retrouver toutes ces compositions de pensées à partir de
l’implication et de la négation, c’est-à-dire qu’avec deux opérations on
69
peut construire toutes les autres .
Pour le Frege de l’Idéographie, tous ces connecteurs logiques
participent au contenu de la pensée composée. Ainsi, le signe A a-
t-il le sens de la négation. De même, le signe a-t-il le sens de la
conditionnalité du conséquent A vis-à-vis de l’antécédent B. A « dépend
de » B. C’est d’ailleurs ce sens que Frege décelait dans les jugements
universels ; « Tous les hommes sont bipèdes » exprime la généralité
d’une conditionnalité. Cependant, en définissant rigoureusement ce
conditionnel comme « B ne peut être vrai et A faux », l’Idéographie
n’exprimait qu’un sens appauvri de la conditionnalité du langage
quotidien et même du langage scientifique, qui exige généralement que
soient précisés les rapports de sens entre A et B qui justifient cette
conditionnalité. n’est donc pas toute la conditionnalité, mais
seulement ce que Russell allait appeler « implication matérielle » ; son
sens se réduit à une certaine fonction de vérité de la proposition
complexe vis-à-vis de la vérité des propositions simples qui la
composent, raison pour laquelle est vrai :
Or, un pas de plus vers le vérifonctionnalisme est franchi lorsque
Frege affirme dans ses textes sur l’identité (seconde idéographie) que
les pensées de même valeur de vérité sont substituables quel que soit
leur sens. Les connecteurs de la logique des propositions deviennent
alors de pures opérations extensionnelles sur les valeurs de vérité, c’est-à-
dire qu’ils servent à construire de nouvelles valeurs de vérité à partir
70
d’autres valeurs de vérité . Ainsi, la négation est l’opération
d’inversion de valeur de vérité ; quant au conditionnel, il produit le
vrai dans tous les cas, sauf quand son antécédent est le vrai et son
71
conséquent le faux .
Dans les Recherches logiques (postérieures aux entretiens avec
Wittgenstein), ces opérations seront d’ailleurs exclusivement définies
par leurs conditions extensionnelles de vérité – « tables de vérité » – et
elles impliqueront chacune des règles d’inférence propre – sortes de
règles de déduction naturelle à la Gentzen –, là où, on s’en souvient,
l’Idéographie n’avait retenu que l’inférence unique du Modus Ponens. En
définitive, ces opérations que sont les compositions de pensée sont
donc interprétées comme de pures fonctions de vérité, c’est-à-dire des
fonctions qui renvoient de valeurs de vérité-arguments à des valeurs de
vérité-valeurs. Ainsi, la négation, dit Frege dans la deuxième Recherche
logique, est insaturée ; mais, une fois saturée par une valeur de vérité,
elle donne lieu à une valeur de vérité. Les connecteurs binaires comme
le conditionnel, dit la troisième Recherche, sont quant à eux
doublement insaturés : ils donnent une valeur de vérité lorsqu’ils sont
saturés de part et d’autre par des valeurs de vérité.
Or, ceci nous ramène aux rapports du contenu propositionnel et de
l’assertion de sa vérité. En effet, lorsque, dans « Fonction et concept »
puis dans les Lois fondamentales, A et sont définis comme
des fonctions de vérité, une troisième fonction de vérité fondamentale
leur est adjointe, à savoir A, fonction dont la valeur (de vérité) est
vrai quand A a pour signification (Bedeutung) le vrai. Donc, dès la
seconde idéographie, le trait horizontal ( ) ne renvoie plus tant au
contenu propositionnel en tant que sens, mais plutôt désormais en tant
72
que valeur de vérité .
Quant au trait vertical (I), Frege le conserve dans sa seconde
idéographie pour exprimer l’assertion du contenu, c’est-à-dire
l’affirmation de sa vérité. De l’assertion, cependant, se distingue
désormais le jugement proprement dit, qui est le passage du sens à la
signification, c’est-à-dire à la valeur de vérité de l’énoncé
propositionnel. Le jugement, dit Frege, intervient avec l’intérêt de
connaissance, lorsque la préoccupation pour le sens fait place à la
préoccupation pour la valeur de vérité. Dans la deuxième idéographie,
on a donc le trio : pensée-jugement-assertion, le trait vertical
exprimant l’assertion et le trait horizontal exprimant le contenu, c’est-
à-dire le sens et sa valeur de vérité, le jugement étant justement le
passage de l’un à l’autre.
Dans ses réflexions pour une troisième idéographie, Frege en vient à
73
abandonner le trait vertical . En effet, constate-t-il, l’assertion – le
jugement au sens de l’Idéographie, c’est-à-dire la reconnaissance de
74
vérité, le « tenir pour vrai » – ne relève pas proprement de la logique,
75
mais davantage de la psychologie ; elle n’a donc rien à faire dans le
symbolisme. Bien plus, si la logique exprime dans son langage
symbolique les rapports de vérité entre propositions, il ne lui
appartient pas de dire que telle ou telle proposition est vraie. Le fait
qu’une proposition est vraie ne change rien à son sens et ne peut donc
faire partie du contenu représenté. C’est pourquoi l’attribut « vrai » n’a
pas de sens et n’est donc pas un prédicat pour les propositions, même
pas un prédicat de second degré. Dans le paragraphe 3 de l’Idéographie,
Frege affirmait par contre explicitement que « est vrai » ou « est un
fait » (I) est une sorte de prédicat pour les énoncés propositionnels.
Ceci nous amène en définitive à la notion de « fait ». Dans les
Recherches logiques, Frege utilise timidement mais explicitement la
76
notion de « fait » et la définit comme une pensée vraie . C’est donc
désormais le fait et non plus la valeur de vérité qu’un énoncé
propositionnel a pour signification. Frege semble donc se convertir sur
le tard à une ontologie des faits du type de celle que défend son
disciple Wittgenstein. Notons à cet égard que Frege conteste cependant
qu’il y ait des faits positifs et des faits négatifs. Dans la seconde
Recherche logique, Frege affirme en effet qu’un seul et même fait peut
être exprimé dans un énoncé affirmatif ou dans un énoncé négatif,
comme « Jean est célibataire » et « Jean n’est pas marié ». Il en
concluait qu’il n’y a pas de pensées, donc pas de faits, qui soient par
nature positives ou négatives, mais que deux pensées peuvent
77
seulement être la négation l’une de l’autre .

RÉSUMÉ
Comme Leibniz en avait déjà formulé le projet, Gottlob Frege
entend doter la pensée scientifique d’une idéo-graphie, c’est-à-
dire d’un langage rationnel qui pourrait tout à la fois mettre en
évidence, par son lexique, les concepts de la science et leurs
traits définitoires (une lingua caracteristica) et refléter, dans
ses articulations syntaxiques, les articulations logiques des
énoncés sur lesquels opèrent les raisonnements scientifiques (un
calculus ratiocinator). La mise au point d’un tel langage
suppose cependant une réforme de la logique héritée de la
tradition et notamment une analyse dépassant la structure
sujet-prédicat, qui est seulement linguistique et non
proprement logique.
La formalisation des jugements universels et particuliers
d’Aristote mène rapidement Frege à la structure qui sera au
fondement de sa seconde idéographie, à savoir celle de la
saturation des concepts – envisagés comme fonctions – par des
objets individuels, qui constituent les arguments de ces
fonctions et renvoient, à travers elles, à des valeurs de vérité (le
vrai et le faux). Chaque concept devient alors un principe
classificatoire qui sépare les objets du monde entre ceux qui
satisfont ce concept et ceux qui ne le satisfont pas. Une fois le
parcours de valeurs d’un concept ainsi déterminé, on peut alors
se poser des questions telles que celles de l’existence ou du
nombre d’objets qui satisfont ce concept ; l’existence et le
nombre sont donc toujours des propriétés de second degré,
puisqu’elles ne s’attribuent pas directement à des objets, mais
bien à des ensembles d’objets regroupés par une propriété
commune, c’est-à-dire à des extensions de concepts.
D’emblée, la distinction entre objets individuels et principes
classificatoires a une portée nominaliste. Frege, cependant,
défend lui-même un certain réalisme platonicien, c’est-à-dire
qu’il considère que concepts et propositions ont eux-mêmes, en
tant que significations partageables par tous, une certaine
objectivité, quoique bien sûr différente de celle des réalités
sensibles. Par antipsychologisme, Frege se refuse d’identifier les
significations des termes conceptuels ou énoncés
propositionnels à des représentations ou idées qui seraient dans
la tête des sujets qui les pensent. Et c’est pourquoi, comme
Platon, il fait l’hypothèse d’une sorte de monde des entités
idéales, où trouvent également leur place les valeurs de vérité,
les parcours de valeurs ou encore les nombres.
Un apport majeur du travail de Frege consiste d’ailleurs dans
une définition des nombres comme ensembles d’extensions de
concepts qui peuvent être mises en corrélation biunivoque les
unes avec les autres. Plus généralement, la caractérisation en
termes purement logiques des notions arithmétiques
fondamentales – telles que la relation de « succession » – lui
permet de ramener les principes de l’arithmétique à des lois
logiques, dont les théorèmes arithmétiques peuvent en outre
être tirés par des règles d’inférence qui sont elles aussi
intégralement logiques. Tel est l’objectif affirmé du logicisme
frégéen que de réduire l’arithmétique à la logique et d’y
remplacer ainsi l’intuition mathématique et ses jugements
synthétiques a priori par la déduction logique et ses jugements
purement analytiques.
Prolongeant sans cesse son interrogation sur la réalisabilité de
cette ambition logiciste, mais aussi sur l’analyse logique qui doit
la rendre possible et qui doit plus généralement permettre
l’expression rigoureuse de la pensée scientifique, Frege
proposera encore une troisième version de son idéographie,
dont les aménagements – tels que l’interprétation purement
vérifonctionnelle des connecteurs logiques ou l’abandon du trait
de jugement – vont dans le sens des évolutions que certains de
ses héritiers impriment également à sa pensée.

Quelles sont toutes les conséquences logiques du remplacement


de l’analyse en termes de sujet et de prédicat par celle en termes
de fonctions et d’arguments ? Et quelles sont ses conséquences
ontologiques ? Le nominalisme qui se dégage de cette analyse
n’entre- t-il pas en tension avec les exigences réalistes de l’anti-
psychologisme ? Enfin, quelles sont la valeur et la portée du
projet logiciste ? Toutes ces questions qui ont préoccupé Frege du
début à la fin de son œuvre sont aussi celles qui vont guider la
réflexion de Bertrand Russell.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS


ANGELELLI I., Étude sur Frege et la philosophie traditionnelle, Paris,
Vrin, 2007.
ANSCOMBE G.E.M. et GEACH P.T., Trois philosophes. Aristote, Thomas,
Frege, Paris, Ithaque, 2014.
BELNA J.P., La notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege, Paris,
Vrin, Mathesis, 1996.
BENMAKHLOUF A., Frege, Paris, Ellipses, 2001.
BENMAKHLOUF A., Frege. Le nécessaire et le superflu, Paris, Vrin, 2002.
BENMAKHLOUF A., Gottlob Frege. Logicien philosophe, Paris, Presses
Universitaires de France, 1997.
BENMAKHLOUF A., Le vocabulaire de Frege, Paris, Ellipses, 2001.
BOUVERESSE J., Le troisième monde. Signification, vérité et
connaissance chez Frege, Paris, Collège de France, 2015 (livre
numérique).
BRISART R., Husserl-Frege. Les ambiguïtés de l’antipsychologisme, Paris,
Vrin, 2002.
DE ROUILHAN P., Frege. Les paradoxes de la représentation, Paris,
Éditions de Minuit, 1988.
DUMMETT M., Les origines de la philosophie analytique, Paris,
Gallimard, 1991.
ENGEL P., Identité et référence : la théorie des noms propres chez Frege et
Kripke, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1985.
LARGEAULT J., Logique et philosophie chez Frege, Louvain,
Nauwelaerts, 1970.
MARION M. et VOIZARD A. (dir.), Frege, Logique et philosophie, Paris,
L’Harmattan, 1998.
STEPANIANS M., Gottlob Frege. Une introduction, Londres, College
Publications, 2007.
Chapitre 2

Bertrand Russell

1. LA GRAMMAIRE PHILOSOPHIQUE
Longtemps resté inaperçu, le projet logiciste de Frege va être
redécouvert – ou plutôt réinventé – au tournant du siècle par Bertrand
Russell. Rompant avec les positions idéalistes de ses tout premiers
écrits, ce dernier est en effet amené, par une réflexion propre quoique
inspirée des travaux de logiciens et mathématiciens de l’école italienne,
à proposer une réforme de la logique très similaire à celle que Frege
défendait de son côté depuis plus de vingt ans. C’est chez Giuseppe
Peano, qu’il avait rencontré au Congrès international de
mathématiques de 1900, que Russell dit avoir découvert les idées
directrices de ses premières analyses logico-grammaticales, et en
particulier la différence de structure logique entre l’énoncé singulier
« Socrate est mortel » et l’énoncé universel « Tous les hommes sont
mortels », mais aussi la distinction entre une classe qui ne comporte
qu’un seul membre – comme la classe des satellites naturels de la
Terre – et l’individu lui-même – la Lune. Ces idées, qui remettent en
question tant les fondements de la logique traditionnelle d’origine
aristotélicienne que les développements plus récents d’un calcul des
classes purement extensionnel au sein de l’école de Boole, étaient, nous
l’avons vu, au centre même de la réflexion frégéenne. Faute,
cependant, de familiarité avec l’œuvre du logicien de Iena, Russell doit
redécouvrir seul les grandes structures de la rationalité que –
moyennant quelques variantes sur lesquelles nous reviendrons – Frege
avait déjà mises en évidence.
En apparence, cependant, le point de départ des Principes des
mathématiques de 1903 est sensiblement différent de celui de Frege.
Loin de se défier d’emblée des structures linguistiques, Russell voit en
elles un guide relativement sûr pour l’analyse logique :
« À mon sens, l’étude de la grammaire est susceptible de jeter bien plus de
lumière sur les problèmes philosophiques que ne le supposent
communément les philosophes. Quoiqu’on ne puisse admettre a priori qu’à
une distinction grammaticale correspond une authentique différence
philosophique, la première est un début de preuve de l’existence de la
seconde et peut le plus souvent être utilisée avec succès comme source de
découverte […] La grammaire me semble au total bien plus nous
rapprocher d’une logique correcte que ne le pensent généralement les
philosophes ; et dans ce qui suit, sans être notre maître, elle sera notre
78
guide » .
C’est dès lors de la distinction des substantifs, des adjectifs et des
verbes que part Russell. Cependant, comme il le remarque d’emblée, de
nombreux substantifs sont en fait des adjectifs et des verbes
substantivés, comme c’est le cas pour « humanité », qui est dérivé de
« humain », ou pour « suite », qui est dérivé de « suivre ». Or, dans la
mesure où il dénote le même concept que « humain », le substantif
« humanité » doit plutôt être assimilé aux adjectifs – ou prédicats – et
être soigneusement distingué d’expressions désignant effectivement
des substances comme le font les noms propres, qui sont au fond les
plus authentiques « substantifs ».
On le voit, prétendument guidée par la grammaire, l’analyse de
Russell fait d’emblée place à des considérations logiques qui imposent
un sérieux remaniement des catégories linguistiques. Loin d’être
simplement tirée des grammaires empiriques, la « grammaire
philosophique » de Russell est en fait bel et bien une syntaxe logique
similaire à celle qui présidait à l’analyse frégéenne. Dans un appendice
ajouté in extremis aux Principes des mathématiques, Russell rend
d’ailleurs hommage aux analyses très profondes de Frege en la matière,
79
analyses qu’il regrette d’avoir découvertes un peu tard . Sur ce plan
de l’analyse logique, il souligne la supériorité de Frege sur Peano, dont
80
il préfère toutefois la notation plus « commode » .
Comme chez Frege, le but explicite de Russell est la (re)formulation
rigoureusement exacte et précise des propositions et des raisonnements
de la science. L’expression des idées dans un langage symbolique qui
répond aux règles de la grammaire philosophique – grammaire de la
raison – permet en effet à toute proposition « d’être représentée
visuellement comme un tout, ou tout au plus en deux ou trois parties,
qui épousent ses divisions naturelles et sont elles aussi symboliquement
81
représentées » . À cet égard, les langues quotidiennes et leurs
grammaires réelles sont tout à fait déficientes : « Le langage ordinaire
ne peut fournir d’aide de cette sorte. Sa structure grammaticale ne
fournit pas de représentations toujours distinctes des relations entre les
idées en question. “Une baleine est grosse” et “Un est un nombre” ont
ainsi la même apparence ; de sorte que l’œil n’est d’aucune aide pour
82
l’imagination » . En procurant une image précise et exacte des
relations entre les idées, le symbolisme logique a l’avantage de
permettre de poursuivre le raisonnement de manière rigoureuse là où
l’intuition laissée à elle-même est débordée par la complexité du sujet.
Dès les Principes de mathématiques de 1903, Russell met en évidence
la nature fonctionnelle des concepts, c’est-à-dire le fait qu’ils font place
en leur sein à une ou plusieurs variables – x est mortel, x est plus grand
que y – et que, selon les arguments qui se substituent à ces variables,
ils donnent lieu à des propositions vraies ou fausses, c’est-à-dire que,
pour chaque argument, ils renvoient à une des deux valeurs de vérité
possibles. Une fonction propositionnelle telle que « x est mortel », dit
Russell, n’est pas en elle-même une proposition, mais « une sorte de
83
représentation schématique » permettant, moyennant la spécification
de la variable, de construire d’authentiques propositions susceptibles
de valeur de vérité : « φx est une fonction propositionnelle si, pour
chaque valeur de x, φx est une proposition déterminée quand x est
donné […] Une fonction propositionnelle sera en général vraie pour
84
certaines valeurs de la variable et fausse pour d’autres » .
Les propositions les plus simples, dit Russell, sont celles où un et un
seul concept – « prédicat » – est attribué à un et un seul terme lui-
même non prédicatif, c’est-à-dire non conceptuel. Ainsi en va-t-il par
exemple de « Socrate est humain ». Toutefois, dans la mesure où la
prédication « x est humain » doit être analysée comme une fonction
propositionnelle, on comprend qu’à chaque prédicat – ici « humain » –
correspond en fait un « concept de classe » – ici « homme » – qui, en
quelque sorte, opère un « tri » entre l’ensemble des termes auxquels ce
prédicat est attribué dans des propositions vraies et l’ensemble de ceux
auxquels il est attribué dans des propositions fausses. La parenté avec
l’analyse frégéenne est patente. Russell lui-même le reconnaît
volontiers dans l’appendice A de ses Principes des mathématiques : « le
mot Begriff est utilisé par Frege pour signifier à peu près la même chose
85
que fonction propositionnelle » . Frege, dit Russell, a développé une
analyse très claire de ce qu’est une fonction et l’a très clairement
appliquée à la prédication conceptuelle, en ménageant même une place
pour les fonctions propositionnelles à plusieurs variables, c’est-à-dire
pour les relations. Frege a en outre très justement distingué entre les
fonctions de premier ordre et les fonctions de second ordre, qui ont le
concept lui-même pour élément variable.
Sa conception – très frégéenne – des concepts amène par ailleurs
Russell à une interprétation des énoncés universels et des énoncés
existentiels très semblable à celle de Frege. Un énoncé universel
consiste en une implication formelle, c’est-à-dire en une classe infinie
d’implications matérielles. Là où l’implication matérielle « relie deux
propositions quelconques pourvu que la première soit fausse ou la
seconde vraie », l’implication formelle est « l’assertion, pour chaque
valeur de la variable ou des variables, d’une fonction propositionnelle
qui, pour chaque valeur de la variable ou des variables, affirme une
86
implication » . Dire que « Tous les hommes sont mortels », c’est dire
de n’importe quel individu x que « si x est un homme, alors x est
mortel ». Ainsi reformulée, la proposition universelle énonce un
rapport d’inclusion entre la classe des hommes et la classe des mortels
et, comme l’avait déjà souligné Peano, elle se distingue nettement de la
proposition singulière « Socrate est mortel » qui énonce l’appartenance
d’un individu à une classe.
Notons que chez Russell comme chez Frege, cette théorie de
l’implication formelle est directement liée à une conception
universaliste des champs de variation des variables des fonctions
propositionnelles. En effet, selon Russell, lorsqu’on dit que « Tous les
hommes sont mortels », on ne dit pas quelque chose qui ne vaudrait
que pour certains objets particuliers, à savoir les hommes. On dit
quelque chose qui vaut absolument pour tous les objets du monde,
toutes les valeurs possibles que peut en théorie prendre la variable x ;
et ce qu’on dit, c’est que « si cet objet est un homme, alors, il est
mortel », ce qui est vrai de n’importe quel objet. Contrairement à ce que
pense Peano, le premier concept – « homme » – ne restreint pas le
domaine de variation des valeurs possibles du second concept –
« mortel ». Il en va exactement de même dans l’énoncé « Tous les
nombres satisfont la loi du carré de la somme », qui veut dire « Si x et y
2 2 2
sont des nombres, alors (x + y) = x + 2xy + y » et qui, loin de ne
valoir que pour les nombres, vaut pour n’importe quelles valeurs de x
et y – en ce compris « Socrate et Platon », dit Russell.
Quant aux propositions existentielles – comme « il y a des
mammifères marins » –, Russell souligne, une fois encore comme
Frege, qu’elles ne consistent pas en l’attribution d’une propriété
particulière à certains individus particuliers, ceux qu’isolerait le
concept « mammifère marin » ; il s’agit bien plutôt d’affirmer d’un
certain concept envisagé comme fonction propositionnelle – « x est un
mammifère marin » – qu’il est rendu vrai par certaines valeurs de x.
L’existence est donc une propriété des concepts – ou des classes que ces
concepts définissent – et non des individus. « Nous pouvons dire :
“l’auteur de Waverley existe” et nous pouvons dire : “Scott est l’auteur
de Waverley”, mais “Scott existe” est de la mauvaise grammaire. […]
Chaque fois qu’un nom est employé comme un nom, c’est de la
87
mauvaise grammaire que de dire “cela existe” » . Et ce qui vaut pour
l’énoncé d’existence vaut exactement de la même manière pour
l’énoncé numérique : « Seules les classes ont des nombres ; de ce qui
est communément appelé un objet, il n’est pas juste de dire qu’il est
88
un » .
La notion russellienne de classe, on le voit, est, comme Russell lui-
même le reconnaît, l’équivalent de la notion frégéenne de parcours de
valeur (Werthverlauf) en son sens dérivé. Or, cela indique que, bien
qu’il parle volontiers en termes de « classe », Russell maintient le point
de vue au moins partiellement intensionaliste de Frege ; loin de se
réduire à de simples ensembles de termes, les classes sont définies
intensionnellement par des concepts, donc des fonctions
propositionnelles : « Les Begriffe précèdent leur extension, et c’est une
erreur que d’essayer, ainsi que le fait Schröder, de fonder l’extension
sur les individus ; cela conduit au calcul des régions (Gebiete), non pas
89
à la logique » . Ce point de vue, dit Russell, est d’ailleurs
indispensable pour rendre compte des classes infinies d’une part, de la
classe nulle d’autre part, qui ne peuvent ni les unes ni l’autre être
définies en extension, c’est-à-dire par l’énumération de leurs termes.
Bien plus, seul un point de vue intensionaliste permet de rendre
compte de la distinction qu’opère Peano entre une classe ne contenant
qu’un seul terme et ce terme lui-même.
Néanmoins, les mathématiques exigent que deux classes, même
définies par des concepts différents, soient identiques si elles
comprennent les mêmes termes. C’est pourquoi Russell adopte un
extensionalisme minimaliste sous la forme du principe selon lequel
« plusieurs fonctions peuvent déterminer une seule et même classe
d’objets » ou encore « une même classe d’objets peut avoir plusieurs
90
fonctions déterminantes » , ce qui correspond d’ailleurs au principe
des Lois fondamentales de l’arithmétique selon lequel « deux fonctions
propositionnelles ont le même parcours quand elles ont la même valeur
pour chaque valeur de x, c’est-à-dire quand pour chaque valeur de x
91
toutes deux sont vraies ou toutes deux sont fausses » . Pour tenir
ensemble ces exigences intensionalistes et extensionalistes, Russell
exploite la distinction entre la classe en tant que « une » et la classe en
tant que « plusieurs ». Dans l’appendice consacré à Frege, cependant,
Russell s’aperçoit que même cette distinction ne suffit pas à tenir
ensemble les deux types d’exigences. Et c’est ce qui l’amènera par la
suite, comme nous le verrons, à reformuler sa théorie des classes.
Si donc la très grande proximité à Frege dans l’analyse logique
russellienne est manifeste, il faut cependant noter que le point de
92
départ « grammatical » de Russell l’a rendu attentif, dès 1901 , à une
catégorie syntaxique à laquelle Frege n’avait porté que peu d’attention,
à savoir celle des verbes ou plutôt celle des concepts de relation dénotés
93
par ces verbes. Pour Russell, ici influencé par George Edward Moore ,
les relations sont des notions primitives, irréductibles à de simples
prédicats : non seulement, en effet, une relation est-elle toujours
attribuée à une paire (ou un triplet, un quadruplet, etc.) d’objets – la
relation « plus étendu que » ne peut être correctement attribuée à Paris
ou Bruxelles, mais seulement à la paire qu’ils constituent ensemble –
mais l’ordre des objets auxquels cette relation est attribuée est
rarement indifférent – le couple ordonné <Paris, Bruxelles> satisfait la
relation « plus étendu que », alors le couple ordonné <Bruxelles,
Paris> la rend fausse :
« On est tenté de considérer la relation comme définissable en extension au
moyen d’une classe de couples. Ceci présente l’avantage formel d’éviter la
nécessité de la proposition primitive qu’il y a dans chaque couple une
relation ne reliant aucune autre paire de termes. Mais il faut donner un
sens à ce couple, distinguer le référent du relatum : aussi le couple devient-
il essentiellement différent d’une classe de deux termes, et doit-il être lui-
94
même introduit comme une idée primitive » .
Pour le reste, cependant, les relations ont, comme les prédicats
simples, valeur de « fonctions propositionnelles », à cette différence
près qu’elles sont « poly-insaturées ».
2. RÉALISME PLATONICIEN ET RÉFÉRENTIALISME
Quoique déjà spectaculaire, l’accord entre Russell et Frege ne
s’arrête pas à l’analyse logique ; il s’étend aussi à une conception du
sens radicalement antipsychologiste – voire platonisante – et à la
prétention logiciste de fonder les mathématiques sur la seule logique
déductive.
En ce qui concerne l’antipsychologisme de Russell, il trouve, nous le
verrons dans le dernier chapitre, son inspiration chez George Edward
Moore. C’est en effet à ce dernier que Russell dit devoir la thèse de
l’indépendance des propositions par rapport à l’esprit connaissant.
Dans les Principes des mathématiques, cette thèse prend notamment la
forme de la distinction entre la simple considération d’une proposition
et son assertion effective, distinction rendue notamment nécessaire par
le cas des jugements complexes faisant intervenir plusieurs
propositions et leurs relations logiques. Ainsi, lorsque j’affirme que « si
le 23 juin 1901 était un lundi, le 27 juin 1901 était un vendredi »,
j’affirme la proposition conditionnelle totale, mais pas nécessairement
chacune des deux propositions simples qui la composent. Ces deux
proposition simples, je ne fais que les « considérer », c’est-à-dire que je
ne les envisage que pour le sens qu’elles ont et sans prendre position
quant à leur valeur de vérité.
Comme Russell le remarque dans l’appendice A des Principes, cette
distinction correspond à la distinction frégéenne entre simple pensée –
Gedanke – et jugement – Urteil –, distinction que Frege traduisait dans
son symbolisme au moyen des traits horizontaux et verticaux. S’il juge
la réflexion frégéenne à cet égard plus « subtile » que la sienne –
surtout dans sa version remaniée de l’idéographie qui distingue
Gedanke, valeur de vérité et assertion au sens de reconnaissance de la
vérité –, Russell montre cependant une réticence à intégrer la
question – au moins partiellement psychologique – de l’assertion ou de
la reconnaissance de vérité dans l’analyse logique et à lui réserver un
signe propre au sein du symbolisme. Nous avons vu que Frege lui-
même changera d’avis à cet égard dans ses derniers travaux.
Comme chez Frege, l’affirmation russellienne de l’autonomie du
contenu propositionnel simplement considéré par rapport à tout acte réel
de jugement n’est à vrai dire qu’une facette d’un objectivisme logique
plus large qui confine au réalisme platonicien. Plus explicitement
encore que Frege, Russell fait-il d’ailleurs allégeance à la doctrine
platonicienne des idées en divers endroits de ses ouvrages de jeunesse.
Ce « réalisme platonicien » ou « pythagorisme », que Russell se
95
reprochera plus tard , s’inscrit à la convergence de deux partis pris du
jeune Russell fraîchement converti par Moore à l’antipsychologisme. Le
premier consiste à reconnaître l’existence d’un « monde des
universaux » à côté de celui des données des sens ; le second à affirmer
la présence d’un référent derrière chaque expression du langage.
Bien qu’empiriste, Russell se refuse à réduire une idée générale ou
« abstraite » comme celle du rouge aux impressions singulières
provoquées en moi par le contact sensible avec des choses rouges. Par
antipsychologisme, Russell affirme l’autonomie des universaux et il
soutient même la possibilité d’une connaissance ou d’une fréquentation
directe (acquaintance) de ces « universaux » ou « abstracta », que sont
notamment les qualités sensibles comme les couleurs ou les sons, les
relations spatiales, temporelles ou de ressemblance ou encore les
96
notions logiques abstraites . Dans la préface aux Principes des
mathématiques, Russell s’était d’ailleurs assigné pour objectif non
seulement de mettre en évidence les notions logiques primitives à
partir desquelles les mathématiques pouvaient être obtenues, mais
aussi d’amener ces notions logiques primitives elles-mêmes à l’évidence
de la connaissance directe : « L’examen des indéfinissables – qui
constitue la partie principale de la logique philosophique – est un effort
pour voir – et faire voir aux autres – clairement ces entités, de façon
que l’esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance directe que l’on
97
a du rouge ou du goût de l’ananas » . En définitive donc, comme chez
Frege, la logique, par ailleurs entièrement déductive, repose
intégralement sur la vérité de certaines propositions primitives
relatives aux notions indéfinissables, vérité qui est saisie par une
connaissance directe de la raison.
Pour le jeune Russell comme pour Frege, ce réalisme logique
implique que la logique n’est pas seulement un outil déductif, mais
aussi un langage qui exprime des vérités de la raison. C’est ce qui
apparaît clairement lorsque Russell, rejoignant en fait Bolzano sur ce
point, dit que « la logique est tout aussi synthétique que toutes les
98
autres sortes de vérité » . Comme Frege, nous allons y venir, Russell
rejette l’idée kantienne de mathématiques synthétiques a priori fondées
sur des intuitions sensibles pures ; à cette conception « intuitionniste »
des mathématiques, Russell oppose le projet logiciste, c’est-à-dire la
réduction des mathématiques à la logique. Cela voudrait dire que les
mathématiques seraient, comme la logique, entièrement analytiques ; et
c’est en effet, nous l’avons vu, la conclusion que tire Frege, du moins
pour l’arithmétique. Mais, pour le jeune Russell, Kant a tout aussi bien
tort de considérer que la logique elle-même est analytique ; elle est,
selon lui, synthétique, bien que non fondée sur des intuitions sensibles
pures, mais sur des connaissances directes (acquaintance) de la raison.
On retrouve donc chez Russell la double critique que Bolzano adressait
déjà à Kant : un énoncé comme « 7 + 2 = 9 » est, contrairement à ce
que pense Kant, analytique en ce qu’il n’est qu’une instanciation
particulière d’une loi universelle « a + (b + c) = (a + b) + c » qui ne
fait intervenir que des formes logiques ; mais cette loi universelle a
elle-même un contenu et est donc, contrairement à ce que pense Kant,
synthétique.
L’autre parti pris du jeune Russell qui alimente son « réalisme
platonicien », c’est sa conception strictement référentialiste de la
signification :
« Les mots ont tous une signification au simple sens où ce sont des
symboles qui représentent autre chose qu’eux-mêmes. Mais une
proposition, à moins d’être linguistique, ne contient pas elle-même des
mots ; elle contient les entités indiquées par les mots […] C’est-à-dire que
quand un homme figure dans une proposition (par exemple “j’ai rencontré
un homme dans la rue”), la proposition ne porte pas sur le concept un
homme, mais sur quelque chose de tout à fait différent, quelque bipède réel
99
dénoté par le concept » .
Ce référentialisme prend en fait une forme assez complexe. Comme
Alexius Meinong et d’autres philosophes de l’école de Brentano, Russell
soutient que chaque utilisation d’un nom dans une phrase douée de
sens présuppose l’être (being) d’un objet – Russell dit un « terme » –
désigné par ce nom :
« L’être est ce qui appartient à tout terme concevable, à tout objet de
pensée possible – en bref, à tout ce qui peut apparaître dans une
proposition vraie ou fausse, et à toutes ces propositions elles-mêmes. […]
Les nombres, les dieux d’Homère, les relations, les chimères et les espaces
quadridimensionnels ont tous l’être, car si elles n’étaient pas des entités
d’une certaine sorte, nous ne pourrions faire des propositions les
concernant. Donc être est un attribut général de tout et mentionner
100
quelque chose, c’est montrer qu’il est » .
Comme celle de Meinong, l’ontologie de Russell est donc très riche
et comprend des objets fictifs, des objets abstraits, des objets logiques,
etc.
En particulier, les concepts prédicatifs – essentiellement exprimés
par des adjectifs, éventuellement substantivés – et les concepts de
relation – essentiellement exprimés par des verbes, éventuellement
substantivés – doivent être considérés comme des termes au même titre
que les choses sensibles, essentiellement exprimées par ces vrais
substantifs que sont les noms propres. Le référentialisme rejoint alors
la reconnaissance du « monde des universaux ». Cependant, dans la
première théorie russellienne de la signification, il se double d’une
doctrine de la dénotation qui soutient que, mis en relation avec certains
mots logiques, les mots désignant des concepts prédicatifs ou
relationnels en viennent à « dénoter » des choses ou des objets logiques
telles que des classes ou des relations. Ainsi, si l’expression « satellite
naturel de la Terre » a pour référence – et donc signification – un
concept, elle forme avec l’article défini « le », qui est un opérateur
logique, une expression dénotante « le satellite naturel de la Terre » qui
dénote l’unique chose satisfaisant ce concept, à savoir la Lune, c’est-à-
dire cette chose que le nom propre « la Lune » signifie pour sa part
directement. De même, avec l’expression logique « tous les », le mot
« homme » constitue une expression dénotante qui dénote la classe des
hommes, qu’on pourrait aussi caractériser en énumérant la liste des
choses qui satisfont le concept « homme ». Et c’est pourquoi en
définitive les propositions, bien qu’elles fassent intervenir des concepts,
ne portent généralement pas sur eux, mais sur des choses ou sur des
objets logiques :
« Un concept dénote quand, s’il figure dans une proposition, la proposition
ne porte pas sur le concept, mais sur un terme lié d’une façon particulière
au concept. Si je dis “j’ai rencontré un homme”, la proposition ne porte pas
sur un homme : ceci est un concept qui ne marche pas dans les rues, mais
vit dans les limbes obscurs des livres de logique. Ce que j’ai rencontré était
une chose, non pas un concept, un homme réel qui a un tailleur et un
compte en banque ou un pub et une femme saoule. De même, la
proposition “n’importe quel nombre fini est soit pair soit impair” est
manifestement vraie ; cependant le concept n’importe quel nombre fini
n’est ni pair ni impair. Seuls les nombres particuliers sont pairs ou
101
impairs » .
Bien que, dans l’appendice des Principes des mathématiques
consacrés à Frege, Russell rapporte cette distinction entre le concept
lui-même et ce qu’il dénote à la distinction – « à peu près équivalente
102
quoique pas tout à fait » – du Sinn et de la Bedeutung chez Frege, il
doit bien reconnaître qu’il y a entre les deux doctrines une série de
différences significatives, et en particulier le fait que Frege étend le
schéma du Sinn et de la Bedeutung aux noms propres ainsi qu’aux
propositions. Or, pour sa part, Russell dénie aux noms propres tout
« sens » en dehors de leur référence, laquelle est d’ailleurs dans ce cas
atteinte par une désignation directe et non pas une dénotation ; et, par
ailleurs, il reconnaît aux propositions un « sens », mais pas de
dénotation, ou en tout cas considère que celle-ci ne peut pas s’identifier
à leur valeur de vérité, sans quoi il faudrait admettre que toutes les
propositions vraies dénotent la même chose. Si Russell ne reviendra
jamais sur ces deux objections à la doctrine frégéenne de la
signification, il abandonnera par contre d’autres aspects de sa propre
doctrine de 1903, donnant de fait raison à Frege sur ce point. Prenant
en effet la pleine mesure de l’analyse des concepts comme fonctions
propositionnelles, il mettra de côté toute la théorie des expressions
dénotantes – qui sentait encore trop la vieille analyse en termes de
noms propres et de noms communs – au profit d’une véritable théorie
de la quantification.

3. LA RECONQUÊTE NOMINALISTE
Entamé dès 1905 dans le célèbre « De la dénotation », ce
remaniement de la théorie de la signification constituera en même
temps une formidable reconquête nominaliste des positions
ontologiques précédemment tenues par le réalisme platonicien. Parmi
les étapes de cette reconquête, il faut, selon Russell lui-même, compter
la théorie des descriptions, l’abolition des classes, la substitution de
constructions logiques complexes aux notions de « point de l’espace »,
d’« instant du temps » ou de « particule de matière », et finalement la
considération de toutes les constantes logiques « comme une partie du
103
langage, non pas comme une partie de ce dont parle le langage » .
C’est à l’article « De la dénotation » qu’on doit la théorie des
descriptions définies. Russell y reprend l’analyse d’expressions – telles
que « le satellite naturel de la Terre » – qui dénotent de manière
déterminée un et un seul objet. Frege, on l’a dit, assimile ce type
d’expressions à des noms propres, qui ont un objet unique pour
signification-référence (Bedeutung), mais qui ont également un sens
(Sinn), de telle sorte que deux noms propres de sens différents
peuvent – tel est le principe même des jugements d’identité – avoir le
même objet pour signification, comme c’est le cas de « Zorro » et « Don
Diego de la Vega », « Jean-Paul II » et « Karol Wojtyla » ou encore
« l’astre brillant du matin » et « l’astre brillant du soir ». Pour Russell,
cependant, les authentiques noms propres n’ont pas de sens, mais
seulement une référence ; par contre, des expressions comme « l’astre
brillant du matin » et « l’astre brillant du soir » ont bien un sens – et
donc ici deux sens différents –, mais cela n’est vrai que précisément
parce que ce ne sont pas des noms propres, mais des expressions
descriptives qui font intervenir des concepts. Les cas de l’authentique
nom propre et de la description définie sont donc tout à fait différents :
le premier désigne directement un individu singulier ; la seconde a,
comme toute expression conceptuelle, un sens – une intension – qui
délimite alors une extension – l’ensemble des objets qui satisfont ce
concept –, extension qui, dans ce cas, comporte un et un seul individu.
Comme les noms propres, les descriptions définies comportent bien
un présupposé d’existence (et d’unicité), mais il est d’un tout autre
ordre que celui des noms propres. Une proposition qui contiendrait un
nom propre sans référent – « Blublu est chauve » – est, comme le disait
Frege, totalement dénuée de sens ; une proposition qui contiendrait
une description définie satisfaite par aucun objet – « l’actuel roi de
France est chauve » – est simplement fausse. Dans le premier cas, c’est
l’existence d’un individu singulier qui est présupposée par l’usage
même d’un nom propre – Blublu – qui, à la manière d’un index,
prétend le désigner. Dans le second cas, il n’y a pas ce type d’index et
donc pas de réel présupposé d’existence ; il y a plutôt affirmation
implicite de ce qu’un concept – actuel roi de France – est satisfait par
un objet (et par lui seul), affirmation qui fait partie intégrante du
contenu de l’assertion totale. La proposition « Blublu est chauve »
présuppose l’existence d’un certain individu nommé Blublu et dit de lui
qu’il est chauve ; c’est pourquoi elle est absurde si cet individu n’existe
pas. La proposition « L’actuel roi de France est chauve » dit qu’il y a
bien un et un seul actuel roi de France et en outre que celui-ci est
chauve ; elle est donc fausse si une partie de ce qu’elle affirme est faux.
Cette distinction entre deux sortes de « présupposé » d’existence, on
le voit, est en fait corrélative de la distinction, déjà opérante chez
Frege, entre deux types de questions d’existence, celles qui portent sur
les individus et qui ne peuvent pas être posées au sein du langage – à
partir du moment où on utilise le nom propre George Bush, cela
suppose qu’on lui reconnaît un référent et cela n’a donc pas de sens de
se demander si ce référent existe – et celles qui portent sur les
extensions de concepts et qui sont théoriquement pertinentes – on peut
se demander s’il y a un actuel président des États-Unis, c’est-à-dire si
un individu singulier du monde satisfait aux propriétés caractéristiques
du concept « actuel président des États-Unis » : « Quand, dans le
langage ordinaire ou en philosophie, quelque chose est dit “exister”,
c’est toujours quelque chose de décrit, ce n’est pas quelque chose
d’immédiatement présenté, comme une saveur ou une tache de
couleur, mais quelque chose comme “la matière” ou “l’esprit” ou
“Homère” (signifiant “l’auteur des poèmes homériques”), qui est connu
par description comme “le tel-et-tel”, et est donc de la forme (ιx)
104
(φx) » .
Il peut sembler totalement artificiel de rejeter ainsi l’usage du terme
« existence » pour les individus et de le réserver aux extensions de
concept, et d’autant plus artificiel que la question conceptuelle
d’existence renvoie directement à la question individuelle d’existence ;
en effet, se demander s’il existe des « satellites naturels de la Terre » ou
des « actuels rois de France », c’est se demander si des individus du
monde satisfont aux propriétés caractéristiques de ce concept, donc s’il
« existe » bien dans le monde de tels individus… Russell ne méconnaît
bien sûr pas du tout ce problème. Il insiste seulement sur le fait que la
résolution de la question individuelle d’existence ne peut être qu’extra-
théorique ; c’est l’expérience qui fournit la liste des objets du monde et
c’est l’expérience qui détermine la valeur de vérité d’énoncés singuliers
comme « La Lune est satellite naturel de la Terre » ou « Jacques Chirac
est actuel roi de France ». Et ce n’est qu’une fois la valeur de vérité des
énoncés singuliers déterminée par l’expérience que commence le
questionnement théorique – conceptuel – sur l’existence ou non de
105
« satellites naturels de la Terre » ou d’« actuels rois de France » .
Or, cette distinction de deux questions d’existence remet aussi
entièrement en cause l’analyse des présupposés d’existence qui était
faite dans l’école de Brentano, notamment par Alexius Meinong. Pour
Meinong, toutes les propositions dont le sujet est un nom propre ou
une description définie présupposent l’existence d’un certain objet que
ce nom propre ou cette description définie désigne, même si cette
existence n’est pas nécessairement la subsistance effective des choses
réelles. Ainsi, « Pégase est un cheval ailé » présuppose l’existence – bien
que pas la subsistance effective – d’un certain objet imaginaire, dont on
affirme par ailleurs qu’il est un cheval ailé ; de même, « le plus grand
nombre naturel n’a pas de successeur » présuppose l’existence d’un
certain objet impossible dont on affirme par ailleurs qu’il n’a pas de
successeur. Outre le fait qu’elle implique une ontologie luxuriante et
débridée qui pose en soi question, une telle analyse, dit Russell, impose
d’admettre que certains de ces objets échappent au principe de non-
contradiction. Ainsi, il serait à la fois vrai et faux que le plus grand
106
nombre naturel a un successeur . De même, il serait sans doute à la
fois vrai et faux que l’actuel roi de France est le chef de l’État français.
En distinguant avec Frege la question du sens et celle de la
signification ou référence des descriptions définies, Russell peut se
passer de l’ontologie exubérante de Meinong : si l’énoncé « l’actuel roi
de France est chauve » n’est pas dénué de sens, ce n’est pas,
contrairement à ce que soutenaient les brentaniens, parce que son
expression-sujet – « l’actuel roi de France » – a un référent dans le
monde, mais bien parce que cette expression a un sens (conceptuel)
parfaitement déterminé. Cependant, l’extension de ce concept est vide,
c’est-à-dire qu’aucun objet du monde ne le satisfait ; ce qui, insistons-y,
ne revient pas à dire que cette expression n’a pas de référent. Seuls les
noms propres prétendent désigner directement des objets, et cela
précisément – c’est là que Russell se sépare de Frege – parce qu’ils n’ont
pas de sens. Les expressions conceptuelles, quant à elles, et notamment
les descriptions définies, ont un sens et ne désignent pas directement
des objets, mais ne se rapportent à des objets que dans la mesure où ce
sens conceptuel est ou non satisfait par certains objets du monde. En
quelque sorte, l’analyse meinongienne a eu le tort de généraliser à tout
sujet propositionnel – y compris les descriptions définies – ce qui ne
vaut que pour les noms propres et a donc postulé à chaque fois
l’existence d’un référent. Quant à l’analyse frégéenne, pour précisément
tenir compte des descriptions définies, elle a très correctement
introduit la question du sens à côté de celle de la référence, mais elle a
à tort généralisé cette distinction sens-référence à tous les sujets
propositionnels singularisants, y compris les noms propres, sans bien
s’apercevoir que la pertinence de la question du sens pour les
descriptions définies était justement ce qui distinguait ces expressions
des authentiques noms propres et les rapprochait au contraire de
n’importe quelle autre expression conceptuelle qui ne désigne pas
directement des objets, mais ne se rapporte à des objets que parce que
son sens définit une extension.
Pas plus que les expressions conceptuelles prédicatives, dit Russell,
les descriptions définies n’ont de « signification » (meaning) au sens de
« référent » ; elles expriment des concepts que les différents objets du
monde satisfont ou non. Pour le dire autrement, leur rôle de sujet dans
la proposition n’est qu’apparent, exactement comme c’était le cas dans
les jugements universels. S’il y a un sujet authentique de la proposition
« l’actuel roi de France est chauve », c’est l’objet, l’entité qui satisferait
éventuellement le concept « actuel roi de France », de même que le
sujet authentique de la proposition « tous les hommes sont mortels »,
c’est chaque entité qui satisfait le concept « homme ». À l’égard de ces
entités, les concepts « actuel roi de France » ou « homme » ont en fait
encore et toujours valeur « prédicative » – les objets du monde sont ou
non « actuel roi de France », sont ou non « homme » –, au sens de la
prédication logique que, comme Frege, Russell analyse en termes de
saturation d’une fonction propositionnelle par un objet :
« Si je dis “Scott était un homme”, c’est là un énoncé de la forme “x était un
homme” et qui a “Scott” pour sujet. Mais si je dis “L’auteur de Waverley
était un homme”, il ne s’agit pas d’un énoncé de la forme “x était un
homme” et il n’a pas “l’auteur de Waverley” pour sujet. […] Nous pouvons
remplacer “L’auteur de Waverley était un homme” par “Une et une seule
107
entité a écrit Waverley et cette entité était un homme” » .
De même que les propositions universelles avaient dû être
reformulées, les propositions ayant pour sujet des descriptions définies
doivent être reformulées, de sorte qu’elles affirment très clairement
deux choses très différentes : d’abord, qu’une et une seule entité est
l’auteur de Waverley ou est l’actuel roi de France – ce n’est donc là plus
désormais un présupposé d’existence (et d’unicité) mais une partie de
ce qui est affirmé – ensuite, que cette entité a telle ou telle
108
propriété . La proposition complexe totale ayant alors la forme d’une
conjonction, elle est fausse si au moins une des deux parties de
l’affirmation est fausse, ce qui implique qu’il suffit qu’il ne soit pas vrai
qu’une et une seule entité du monde soit actuel roi de France pour que
la proposition totale « l’actuel roi de France est chauve » soit fausse. Et
cela explique aussi que les propositions apparemment contradictoires
« l’actuel roi de France est chauve » et « l’actuel roi de France n’est pas
chauve » puissent être toutes deux fausses.
Tout d’abord, en effet, il faut noter que, dans la proposition
« l’actuel roi de France n’est pas chauve », la portée de la négation est
ambiguë, dans la mesure où on peut comprendre que c’est la première
partie de la proposition complexe totale qui est niée – il est faux
qu’« une et une seule entité du monde soit actuel roi de France » – ou
que c’est la seconde partie qui est niée – il est vrai qu’« une et une seule
entité du monde soit actuel roi de France », mais il est faux que « cette
entité soit chauve ». Dans la première interprétation de « L’actuel roi de
France n’est pas chauve », l’occurrence de « l’actuel roi de France », est,
dit Russell, secondaire, c’est-à-dire que l’existence d’un actuel roi de
France n’est pas assumée préalablement à l’affirmation négative, mais
qu’elle fait partie du contenu même de cette affirmation négative. Cette
distinction entre occurrence primaire et secondaire permet aussi de
différencier les interprétations de re et de dicto de l’énoncé « George IV
se demandait si Scott était l’auteur de Waverley ». Dans la première,
George IV assume préalablement l’existence d’une et une seule entité
satisfaisant le concept « auteur de Waverley » – l’occurrence de
« l’auteur de Waverley » est donc primaire – et se demande si cette
entité est identique à celle qu’il connaît sous le nom propre « Scott ».
Dans la seconde interprétation, l’existence d’une et une seule entité
satisfaisant le concept « auteur de Waverley » fait partie des
interrogations de George IV et n’est donc pas préalablement assumée ;
on parle alors d’occurrence secondaire.
Or, si on admet que l’occurrence de « l’actuel roi de France » est
secondaire, les propositions « l’actuel roi de France est chauve » et
« l’actuel roi de France n’est pas chauve » ne sont contradictoires qu’en
apparence, mais leur reformulation logique fait apparaître
explicitement qu’elles partagent une affirmation commune, à savoir
« une et une seule entité est actuel roi de France », qui, si elle est
fausse, rend fausses les deux propositions totales. De même, dans la
mesure où elles assument toutes deux l’existence (et l’unicité) d’un plus
grand nombre naturel, les propositions « le plus grand nombre naturel
a un successeur » et « le plus grand nombre naturel n’a pas de
successeur » sont-elles toutes deux fausses. Telle est l’élégante réponse
qu’apporte Russell à l’hypothèse meinongienne d’objets impossibles
violant le principe de non-contradiction.
Mais, on l’aura compris, l’analyse de Russell ne permet pas
seulement de remplacer les objets impossibles et les objets inactuels de
Meinong par des concepts dont l’extension est vide ; elle rend possible
une stratégie beaucoup plus large de « réduction ontologique », qui
met en évidence la nature conceptuelle de toute une série d’expressions
linguistiques, dont on aurait donc tort de penser qu’elles désignent
directement un référent dans le monde. Ainsi, l’expression « l’être le
plus parfait » est une description définie, c’est-à-dire qu’elle ne prétend
pas désigner directement un objet du monde à la manière d’un nom
propre, mais qu’elle a un sens conceptuel, éventuellement satisfait par
certains objets du monde. Utiliser l’expression « l’être le plus parfait »
comme sujet grammatical d’une proposition ne présuppose donc pas
ipso facto la reconnaissance de l’existence d’un tel être, mais implique
seulement que, conjointement à l’affirmation manifeste de la
proposition, sont également affirmées l’existence et l’unicité de l’entité
satisfaisant le concept « être le plus parfait », affirmations qui
pourraient être fausses et qui doivent donc elles-mêmes être établies
arguments à l’appui.
Bien plus, montre Russell, ouvrant ainsi la voie à un nominalisme
radical dans l’école analytique, on peut penser que de nombreux noms
propres de notre langage sont de pseudo-noms propres et qu’ils
dissimulent en fait des descriptions définies déguisées. Ainsi,
« Apollon », loin de désigner directement un référent, est une
expression qui a un « sens », « ce qu’Apollon veut dire selon les
109
dictionnaires traditionnels, à savoir “le roi-soleil” » . Si donc aucun
objet du monde ne satisfait ce concept de « roi-soleil », toutes les
propositions qui prennent « Apollon » pour sujet en occurrence
primaire peuvent être considérées comme fausses. Progressivement,
Russell s’oriente ainsi vers une position selon laquelle les seuls
authentiques noms propres seraient les déictiques « ceci » ou « ça »,
tandis que la plupart des autres sujets possibles de propositions ne
désigneraient pas directement des objets, mais consisteraient en fait en
110
concepts pouvant être satisfaits par des objets ou encore en
fonctions propositionnelles comportant des variables marquant la place
pour d’authentiques objets. Ainsi, dans le chapitre II des Principia
mathematica, il écrira :
« Les plus clairs exemples de propositions qui ne contiennent pas de
variables apparentes sont ceux qui expriment des jugements immédiats de
perception, tels que “ceci est rouge” ou “ceci est douloureux”, où “ceci” est
quelque chose d’immédiatement donné. Dans d’autres jugements, même là
où, à première vue, il n’y a pas de variable apparente, il arrive souvent qu’il
y en ait en fait une. Prenez par exemple “Socrate est humain”. Pour Socrate
lui-même, il n’y a pas de doute que Socrate représentait un objet dont il
était immédiatement conscient, et que le jugement “Socrate est humain” ne
contenait aucune variable apparente. Mais pour nous, qui ne connaissons
Socrate que par description, le mot “Socrate” ne peut vouloir dire ce qu’il
voulait dire pour lui ; il veut plutôt dire “la personne ayant telles et telles
111
propriétés”, par exemple “le philosophe athénien qui a bu la ciguë” » .
Après l’analyse des descriptions définies, une seconde étape de
l’abandon russellien de la foi platonicienne en l’existence d’un monde
autonome du Logos fut, selon Russell lui-même, « l’abolition des
classes ». Conçue comme l’ensemble des objets qui satisfont une
fonction propositionnelle, une classe, disait Russell dans l’appendice A
des Principes, peut être comprise soit comme « parcours de valeurs »
comme le fait Frege, soit comme « le tout composé des termes de la
classe », soit comme « la conjonction numérique des termes de la
classe ». Dans les deux premiers cas, la classe serait elle-même une
entité unique, mais son existence serait philosophiquement douteuse ;
dans le troisième, il ne s’agirait tout simplement pas d’une entité
unique. C’est finalement à l’idée de parcours de valeurs que se range
Russell à la fin des Principes, à la différence près que, contrairement à
Frege, il conçoit ce parcours de valeurs comme un « objet d’un type
112
logique différent » que les objets-valeurs. Russell insiste dès lors sur
la signification toute particulière de la notion d’existence lorsqu’il s’agit
de classes. Ainsi, dans le § 25 des Principes :
« Ce que nous avons appelé l’existence d’une classe est également une
notion très importante, et il ne faut pas supposer qu’elle signifie ce que
signifie l’existence en philosophie. Une classe est dite exister quand elle a
au moins un terme. En voici une définition formelle : a est une classe
existante quand et seulement quand n’importe quelle proposition est vraie
pourvu que “x est un a” l’implique toujours, quelle que soit la valeur que
113
nous donnions à x » .
114
Dans un article de 1906 intitulé « Les paradoxes de la logique » ,
cependant, Russell, guidé par le « principe de l’économie des idées
primitives », en vient à ne considérer les classes que comme des
symboles dont l’usage est défini par le système mais qui n’ont pas de
signification autonome. Certes, une classe peut être traitée comme un
nouvel « objet » – la « classe en tant que une » de 1903 –,
mais, construite en tant que parcours de valeurs d’une fonction, elle est
une « fiction logique » qui est ontologiquement éliminable. C’est
pourquoi les Principia mathematica pourront traiter les classes juste
après les descriptions définies dans le chapitre sur les symboles
incomplets :
« Les symboles des classes, comme ceux des descriptions, sont dans notre
système des symboles incomplets : leurs usages sont définis, mais eux-
mêmes sont supposés ne rien vouloir dire du tout. C’est-à-dire que les
usages de ces symboles sont définis de telle sorte que, quand le definiens est
substitué au definiendum, il ne reste aucun symbole qui puisse être supposé
représenter une classe. Aussi les classes, dans la mesure où elles sont
introduites, ne le sont que comme des commodités purement symboliques
ou linguistiques, et non comme des objets authentiques tels que le sont
115
leurs membres quand ce sont des individus » .
Et comme les mathématiques sont, nous le verrons, entièrement
fondées sur la théorie des classes, le pythagorisme devra là aussi céder
le pas face au nominalisme : « Les nombres cardinaux ayant été définis
comme des classes de classes, ils deviennent également “des
116
commodités” purement symboliques ou linguistiques » .
Notons que Russell n’entend pas désormais rejeter l’existence des
classes ; il affirme seulement que la logique est neutre face à cette
question ontologique et que, contrairement à ce que lui-même avait cru
dans un premier temps, elle n’implique pas nécessairement l’existence
des classes. Le nominalisme russellien est donc moins une position de
principe qu’une attitude méthodologique :
« Il n’est cependant pas nécessaire à notre entreprise d’affirmer
dogmatiquement qu’il n’existe rien de tel que les classes. Il nous suffit de
montrer que les symboles incomplets que nous introduisons comme des
représentants des classes permettent d’obtenir toutes les propositions pour
lesquelles les classes auraient pu paraître essentielles. Une fois ceci montré,
le simple principe de l’économie des idées primitives conduit à la non-
117
introduction des classes si ce n’est en tant que symboles incomplets » .
Rappelons cependant que si la « no class theory » affirme désormais
la réduction ontologique de la classe « en tant qu’une » à la « classe en
tant que multiple », Russell maintient une conception au moins
partiellement intensionaliste de la logique, celle que Frege avait
défendue contre les booléens :
« C’est un vieux débat que celui de savoir si la logique formelle doit
s’occuper des intensions ou des extensions. D’une façon générale, les
logiciens dont la formation est principalement philosophique se sont
prononcés en faveur des intensions, tandis que ceux dont la formation est
principalement mathématique se sont décidés en faveur des extensions.
Dans les faits, il semble que, tandis que la logique mathématique exige des
extensions, la logique philosophique refuse de fournir autre chose que des
intensions. Notre théorie des classes en prend acte et réconcilie ces deux
faits apparemment opposés en montrant qu’une extension (qui est la même
chose qu’une classe) est un symbole incomplet dont l’usage acquiert
118
toujours son sens au moyen d’une référence à l’intension » .
La définition même des classes à partir des fonctions
propositionnelles formellement équivalentes exprime parfaitement ce
mélange d’intensionalisme et d’extensionalisme.
Une troisième étape de l’abandon du platonisme, opérée sous
l’influence de Whitehead, sera la considération des objets physiques
119
comme des « pseudo-entités » réductibles à des constructions
logiques composées d’événements sensibles. Comme en
mathématiques, nous allons y venir, c’est une « méthode d’abstraction
extensive » qui permet d’opérer cette réduction : les propositions de la
physique naïve attribuant certaines propriétés à ces entités
ontologiques suspectes que sont les objets physiques, on cherche à
définir des propriétés extensionnellement équivalentes qui seraient
fonction de propriétés de ces entités ontologiquement moins suspectes
que sont les ceci et les ça directement éprouvés dans l’expérience
sensible.
« La méthode par laquelle on procède à la construction est étroitement
analogue dans ces cas et dans tous les autres similaires. Étant donné un
ensemble de propositions ayant un rapport nominal avec les entités
prétendument inférées, nous retenons les propriétés qui sont exigées des
prétendues entités pour qu’elles rendent ces propositions vraies. Avec un
petit peu d’ingéniosité logique, nous construisons quelque fonction logique
d’entités moins hypothétiques qui ont les propriétés requises. Nous
substituons cette fonction construite aux entités prétendument inférées, et
ainsi nous obtenons une interprétation nouvelle et moins sujette au doute
que l’ensemble des propositions en question. Cette méthode, si fructueuse
en philosophie des mathématiques, se révélera également applicable en
philosophie de la physique, à laquelle je n’en doute pas, elle aurait dû être
appliquée depuis déjà longtemps n’était le fait que tous ceux qui ont étudié
ce sujet auparavant ignoraient complètement la logique
120
mathématique » .
À la position réaliste qui prétend inférer l’existence d’objets
physiques à partir des phénomènes sensibles qui n’en seraient que les
manifestations ou même les conséquences, Russell oppose une attitude
bien plus nominaliste qui affirme qu’on peut construire les objets
physiques et leurs propriétés comme de simples fonctions logiques – et
donc des « abréviations » – des entités et propriétés directement
senties. En outre, l’espace et le temps objectifs peuvent eux-mêmes être
construits comme des fonctions logiques à partir des perspectives
immédiatement éprouvées. La théorie physique est ainsi intégralement
maintenue mais, faisant office de rasoir d’Occam, la méthode
réductionniste d’abstraction permet de se passer de postuler l’existence
des points de l’espace, des instants ou des particules de matière, les uns
et les autres étant entièrement constructibles à partir des données
empiriques. Cette stratégie a bien sûr l’avantage philosophique d’un
engagement ontologique bien moins important : « La suprême maxime
en philosophie scientifique : chaque fois qu’il est possible, on doit
121
substituer les constructions logiques aux entités inférées » . Dans son
Aufbau, nous le verrons, Carnap se souviendra de ce processus
« constitutif » qui construit des objets de niveau supérieur à partir de
propriétés de niveau inférieur…
Bien sûr, il reste à s’interroger sur la nature des données empiriques
elles-mêmes et de ces entités sensibles immédiatement éprouvées
qu’elles prétendent livrer. À cet égard, la réflexion russellienne sur
« l’ameublement du monde » connaîtra une évolution qui va d’un
réalisme des sense data à un monisme neutre inspiré de celui de
William James. Le principe directeur de tout ce questionnement
ontologique est cependant fondamentalement épistémologique et, en
dernière analyse, logique. En effet, la distinction logique, au sein de la
structure propositionnelle, entre l’argument et la fonction (insaturée),
et corrélativement la distinction syntaxique, dans l’idéographie, entre
le nom propre authentique et le terme conceptuel ou relationnel est
sous-jacente à la distinction russellienne de la connaissance par
fréquentation directe (acquaintance) et de la connaissance par
description ; et cette distinction épistémologique est à son tour le fil
conducteur de toute l’interrogation sur la nature des éléments ultimes
qui « meublent » le monde.
En différenciant le statut logique d’un authentique nom propre
comme « la Lune » – qui désigne directement son référent – de celui
d’une description (conceptuelle) définie comme « le satellite naturel de
la Terre » – qui ne mène à un individu qu’au travers d’un long
processus d’identification de l’extension d’un ou plusieurs concepts –, la
théorie des descriptions définies traçait en effet clairement l’opposition
de deux types de connaissance : l’une, directe, des individus particuliers
que désignent les noms propres authentiques ou les déictiques, l’autre
à propos de ces mêmes individus mais par l’intermédiaire de concepts,
c’est-à-dire en tant qu’ils satisfont ces concepts. La première
connaissance est pure fréquentation, pur contact des individus et ne
comporte encore aucune formulation propositionnelle ; elle est donc
antérieure à la question même de la vérité. La seconde, par contre, ne
peut se concevoir qu’au sein des propositions, c’est-à-dire dans le cadre
de la saturation de concepts ou de fonctions propositionnelles par des
arguments ; elle est dès lors intimement liée à la question de la vérité :
connaître la Lune comme le satellite naturel de la Terre, c’est savoir
que la proposition « La Lune est satellite naturel de la Terre » est vraie
et que la fonction propositionnelle « x est satellite naturel de la Terre »
ne donne lieu à des propositions vraies pour aucune autre instanciation
de x. Or, cette dichotomie épistémologique impose d’une part la
reconnaissance ontologique d’individus particuliers « simples », qui
peuvent être connus par fréquentation directe, et d’autre part la
reconnaissance du caractère conceptuellement construit de toutes les
autres entités ontologiques. D’où bien sûr le nominalisme évoqué ci-
dessus.
Mais qu’en est-il des individus particuliers simples eux-mêmes ? Au
début des années 1910, les individus singuliers désignés par les noms
propres authentiques – et surtout par les déictiques « ceci » ou
« cela » – et directement connus par fréquentation (acquaintance) sont
principalement, pour Russell, les données des sens (sense data), c’est-à-
dire des entités immédiatement éprouvées par le sujet connaissant et
dont on peut donc interroger le caractère objectif. La réalité des objets
physiques, quant à elle, n’est pas directement connue (acquaintance),
mais seulement inférée de ces données, puis, sous l’influence de
Whitehead, elle sera conçue comme logiquement construite à partir de
ces données. Mais, en 1919 dans « On propositions : what they are and
how they mean », Russell opte finalement pour la solution
122
jamesienne : antérieures à la distinction du sujet et de l’objet, les
données sensorielles ont un statut métaphysique neutre et c’est à partir
d’elles que se constituent d’une part les réalités mentales (cf. The
analysis of the Mind, 1921) et d’autre part les réalités physiques (cf. The
analysis of the Matter, 1927). Ce ne sont donc plus les données
sensorielles elles-mêmes mais des faisceaux de qualités sensorielles qui
peuvent constituer les référents objectifs des noms propres
authentiques.
Enfin, une quatrième étape de la renonciation au platonisme sera
franchie par Russell dans la seconde moitié des années 1910 sous
l’influence cette fois de son disciple et ami Ludwig Wittgenstein. Pour
l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, en effet, nous le verrons,
toute proposition factuelle – qui affirme qu’« il en est ainsi » – est
astreinte à des conditions de vérité ; elle est vraie si l’état de choses
qu’elle énonce existe, fausse s’il n’existe point. Des énoncés logiques
tels que « p v ~p », par contre, sont tautologiques, c’est-à-dire vrais en
toutes circonstances ; n’ayant pas de « conditions de vérité », ils ne
représentent donc aucun état de choses particulier puisqu’ils admettent
« chaque état de fait possible ». De même, puisqu’elle n’est vraie sous
aucune condition, la contradiction n’admet aucun état de fait.
Tautologie et contradiction ne sont donc pas des images de quelque
réalité que ce soit ; elles ne disent rien, mais expriment seulement la
« logique du monde ».
Si les énoncés logiques ne disent rien, les signes logiques tels que
« non », « et », « ou » ne représentent aucune entité. Rien dans la réalité
ne correspond à la négation, ce que montre « le fait que les signes “p”
et “~p” puissent dire la même chose », c’est-à-dire qu’un même état de
chose puisse être exprimé par une proposition positive comme par une
proposition négative – « Monsieur Dupont est célibataire » ou
« Monsieur Dupont n’est pas marié ». Il en va de même pour la
disjonction, dans la mesure où toute proposition disjonctive peut être
reformulée de façon à ce que le lien disjonctif ne soit plus apparent. Il
n’existe donc pas d’« objets logiques », contrairement à ce que
soutiennent Frege et Russell. La forme logique des états de choses n’est
pas à proprement parler représentée – reflétée –, mais seulement
« montrée » (zeigen, aufweisen) dans le langage.
Ces prises de position wittgensteiniennes, on le voit, vont
directement à l’encontre de l’idée « platonicienne » d’un monde du
Logos qui serait décrit dans les énoncés logiques. Et ce qui est mis en
question, c’est donc aussi la thèse chère à Frege selon laquelle, en plus
d’un système déductif, la logique serait aussi un langage et surtout une
théorie qui énoncerait des vérités de la raison. Pour Wittgenstein, les
formes logiques, qui servent à penser tout contenu, sont précisément
des formes, qui ne sont elles-mêmes le contenu d’aucune proposition.
Or, comme l’attestent notamment ses « Conférences sur la philosophie
123
de l’atomisme logique » de 1918, Russell se convertit dans une large
mesure à ce point de vue dans le courant des années 1910, renonçant
ainsi à l’idée – qu’il partageait avec Bolzano – selon laquelle la logique
serait « aussi synthétique que toutes les autres sortes de vérité ».
Dans l’Introduction de 1937 à la seconde édition des Principes des
mathématiques, Russell écrira : « Les constantes logiques doivent être
considérés comme une partie du langage, non pas comme une partie
de ce dont parle le langage. De sorte que la logique s’avère ainsi
beaucoup plus linguistique que je ne le pensais à l’époque où j’écrivais
124
les Principes » . Pour autant, Russell ne pourra jamais consentir au
relativisme, voire au conventionnalisme logique que ralliera Carnap :
« Il est clair qu’il doit exister une manière de définir la logique autrement
que par rapport à un langage particulier. […] Quelques logiciens, tel
Carnap dans sa Syntaxe logique du langage, réduisent, dans des proportions
qui me paraissent excessives, l’ensemble du problème à une question de
choix linguistique. Dans l’ouvrage mentionné, Carnap dispose de deux
langages logiques, l’un qui admet l’axiome multiplicatif et l’axiome de
l’infini, l’autre non. Je ne peux moi-même admettre qu’une telle question
doive être tranchée par un choix arbitraire. Il me semble que ces axiomes
soit possèdent, soit ne possèdent pas le caractère de vérité formelle qui
caractérise la logique, et que, dans le premier cas, ils doivent être inclus
dans toute logique, tandis que dans le second cas ils doivent en être
125
exclus » .
De même, bien qu’il en vienne à admettre que les signes logiques ne
peuvent prétendre désigner aucune entité de la raison qui leur
préexiste, Russell ne pourra cependant jamais adopter le point de vue
formaliste selon lequel le sens de ces signes est tout simplement défini
au sein du système. Cette idée, qu’avec Frege il avait critiquée dès
1903, Russell continuera à la rejeter en 1937 au nom, cependant,
d’arguments moins platonisants que pragmatistes :
« L’interprétation formaliste de la mathématique n’est aucunement
nouvelle, mais nous laisserons de côté ses formes les plus anciennes. Telle
que la présente Hilbert, par exemple dans la sphère du nombre, elle
consiste à laisser les entiers non définis, mais à affirmer à leur propos des
axiomes propres à rendre possible la déduction des propositions
arithmétiques habituelles. En d’autres termes nous n’assignons aucun sens à
nos symboles 0, 1, 2… sinon en ce qu’ils doivent avoir certaines propriétés
énumérées dans les axiomes. […] Les formalistes ont oublié que nous
avons besoin des nombres non seulement pour additionner, mais aussi pour
compter. Des propositions telles que “il y avait 12 apôtres” ou “Londres a
6 millions d’habitants” ne peuvent être interprétées dans leur système. Car
le symbole “0” peut être considéré comme représentant n’importe quel
entier fini sans pour autant rendre faux aucun des axiomes de Hilbert.
Aussi chaque nombre-symbole devient-il infiniment ambigu. Les formalistes
sont comme un horloger si soucieux de faire de belles montres qu’il en
oublie qu’elles ont pour fin de donner l’heure et omet de ce fait certains
126
rouages » .

4. LE LOGICISME
S’il retrouve et développe l’essentiel des analyses logiques de Frege et
s’il partage son antipsychologisme, Russell va aussi populariser et
prolonger le projet logiciste du philosophe de Iena. Ses Principes des
Mathématiques (1903), puis les Principia mathematica (1910) rédigés
avec Alfred North Whitehead, poursuivent un objectif foncièrement
similaire à celui des travaux frégéens : « fournir la preuve que la
totalité de la mathématique pure traite exclusivement de concepts
définissables au moyen d’un très petit nombre de concepts logiques
127
fondamentaux » . Avec Russell, l’entreprise réductionniste est même
étendue à d’autres champs que l’arithmétique, y compris à la géométrie
ou à la physique pure, que Frege jugeait quant à lui synthétiques et
128 129
irréductibles à la logique . De l’aveu même de Russell , les
Principia mathematica sont conçus comme une réfutation générale de
l’idée kantienne d’a priori synthétique.
Déjà, dit Russell, le travail – interne aux mathématiques –
d’arithmétisation de l’Analyse a porté un coup dur à la thèse
intuitionniste kantienne. En effet, en définissant tous les nombres, y
compris les irrationnels, à partir des entiers, les travaux de Weierstrass,
Dedekind ou Cantor ont défait l’argument selon lequel seule l’intuition
pouvait rendre compte du continu géométrique. Car, qu’il soit ou non
le continu intuitif, le continu de Cantor, dit Russell, suffit entièrement
130
aux mathématiques ; et l’arithmétique élémentaire à partir de
laquelle on peut le définir repose entièrement, comme l’a montré
Peano, sur un système déductif très simple ne faisant intervenir que
quelques notions fondamentales.
C’est, dès lors, de ce « point d’orgue du travail mathématique
131
moderne » que représente le Formulaire de Peano que Russell
entend partir pour son propre travail : « L’exposé du Formulaire a le
mérite inestimable de montrer que toute l’arithmétique peut être
développée à partir de trois notions fondamentales (en plus de celles
de la logique générale) et de cinq propositions fondamentales
132
concernant ces notions » . Dans la lignée de Frege, Russell se donne
pour programme de « réduire » les notions primitives de l’axiomatique
de Peano – 0, entier fini et successeur de – à des notions logiques
133
univoques et de démontrer les axiomes de Peano ainsi traduits à
partir de quelques principes logiques fondamentaux :
« Une fois la mathématique pure traditionnelle réduite à la théorie des
nombres naturels, l’étape suivante dans l’analyse logique consistait à
réduire cette théorie elle-même au plus petit ensemble possible de
prémisses et de termes non définis dont tout le reste pouvait être dérivé. Ce
travail a été accompli par Peano. [...] Il est temps à présent de considérer
les motifs qui obligent à aller au-delà du point de vue de Peano, ultime
accomplissement de l’“arithmétisation” des mathématiques, jusqu’à la
conception de Frege, qui réussit le premier à “logiciser” les mathématiques,
c’est-à-dire à réduire à la logique les notions arithmétiques dont ses
prédécesseurs avaient montré qu’elles suffisaient pour reconstruire les
134
mathématiques » .
C’est donc tout d’abord à une définition en termes purement
logiques de la notion de « nombre » (cardinal entier fini) que Russell
s’attelle dans les Principes des mathématiques. De manière similaire à
Frege, il caractérise le nombre comme cette propriété de pouvoir être
mis en corrélation biunivoque les uns avec les autres que peuvent
partager toute une série d’ensembles d’objets ; lorsqu’une telle bijection
est possible entre les membres de plusieurs ensembles, ils sont
équinumériques, c’est-à-dire qu’ils ont un certain nombre comme
propriété commune. Un nombre est donc d’abord une propriété, mais
une propriété de classes d’objets, classes elles-mêmes
intensionnellement « définies » par des propriétés ; la classe des « jours
de la semaine » est équinumérique à la classe des « nains dans le conte
Blanche-neige des frères Grimm ». On retrouve bien là l’idée frégéenne
de « propriété de second ordre ». Cependant le « principe
d’abstraction » qui met en évidence cette propriété de second ordre est
simultanément constitutif d’un objet : en tant que propriété commune à
diverses classes, le nombre définit la classe de ces classes
135
équinumériques ; et c’est là « l’objet-nombre » . Cet usage de
propriétés de second ordre pour définir des objets de niveau supérieur
est le principe même d’une « méthode d’abstraction extensive » plus
générale, que, nous l’avons dit, Russell utilisera aussi pour la
construction des objets physiques et que Carnap reprendra
systématiquement dans l’Aufbau.
Après avoir défini la notion générale de nombre en termes logiques,
il reste bien sûr à caractériser rigoureusement chaque nombre en
particulier. Et c’est ainsi qu’on se sert d’une propriété purement
logique – « n’être pas identique à soi-même » – pour définir une classe
vide permettant de construire ensuite le nombre 0 comme la classe des
classes qui peuvent être mises en corrélation biunivoque avec cette
classe vide. Le nombre 1 peut ensuite être défini comme la classe des
classes qui peuvent être mises en corrélation biunivoque avec la classe
des termes qui sont identiques à 0, classe qui est par définition un
singleton puisque l’identité entre eux de tous les termes de la classe
garantit qu’il n’y a en fait qu’un seul objet. De même, pour définir le
nombre 2, on construit logiquement la classe des termes qui sont
identiques à 0 ou à 1, et le nombre 2 est la classe des classes qui
peuvent être mises en corrélation biunivoque avec elle.
À leur tour, les opérations élémentaires de multiplication ou
d’addition peuvent être définies en termes purement logiques, ce qui
suppose, cependant, de résoudre certains problèmes spécifiques, dans
la mesure où, par exemple, le cardinal issu de l’union de deux
ensembles n’est pas nécessairement la somme des cardinaux des deux
ensembles de départ, puisqu’ils peuvent éventuellement avoir des
membres communs. Une fois l’addition définie, la notion de
« successeur immédiat » est envisagée à partir de l’opération « +1 ».
Mais l’induction mathématique suppose l’itération infinie de cette
relation de succession immédiate et la possibilité d’envisager dans sa
totalité l’ensemble de tous les successeurs d’un nombre donné. Pour
définir cette notion générale de « successeur », Frege avait, dès 1879,
fait appel aux notions logiquement définies de « classe héréditaire » et
de « relation ancestrale ». Et c’est cette stratégie – « la meilleure pour
traiter ces questions » – que Russell adoptera à son tour dans les
136
Principia mathematica .
En ce qui concerne maintenant les cinq axiomes du système
péanien, on peut montrer assez facilement qu’ils découlent directement
des définitions logiques précédemment établies. Et c’est donc bien
toute l’arithmétique de Peano qui trouve ainsi un fondement logique.
Bien plus, souligne Russell, cette fondation logiciste a pour grand
avantage de fixer une signification précise et constante aux notions
arithmétiques fondamentales que l’axiomatique de Peano ne
caractérisait que par leurs propriétés structurelles. À vrai dire, en effet,
les axiomes de Peano sont satisfaits par une multitude de domaines
d’objets et pas seulement par l’ensemble des entiers à partir de 0 ; ce
que ces axiomes définissent, c’est seulement une structure, un système
de positions et de relations, dont la suite des entiers à partir de 0 n’est
qu’une interprétation. Or, cela, qui est considéré comme un atout par
les mathématiciens formalistes, est regardé par contre par Russell
comme un défaut majeur, auquel sa propre démarche apporte par
contre un remède en définissant d’abord les objets arithmétiques eux-
mêmes avant d’énoncer une série de principes précisant leurs relations.
Après avoir fondé l’arithmétique des entiers finis – et sur cette
première base, celle des négatifs et des rationnels –, Russell étend son
effort à l’arithmétique cantorienne des cardinaux infinis, mais aussi à
l’arithmétique des nombres réels que Dedekind caractérise à partir de
suites de rationnels. Cette notion de « suite » – avec les idées d’ordre et
de progression qu’elle comporte – peut en fait être définie à partir des
notions logiques d’asymétrie, de transitivité et de connexité d’une
relation. Avec les réels, il devient alors possible de donner une
caractérisation logique du continu, du moins du continu dont ont
besoin l’Analyse et la géométrie. Mais bien d’autres développements
mathématiques peuvent encore recevoir une caractérisation logique.
C’est ainsi, par exemple, que, dans le chapitre XLIV des Principes,
Russell esquisse une théorie logique des nombres complexes et
corrélativement des séries géométriques à plusieurs dimensions.
Après avoir traité du fondement logique de la géométrie projective,
de la géométrie descriptive et de la géométrie métrique, les Principes
des mathématiques s’achèvent sur quelques éléments d’une définition
logique de ces notions fondamentales de la dynamique que sont la
matière et le mouvement. Dans ces derniers chapitres, l’opposition à
Kant est particulièrement manifeste. La section sur l’espace s’achève
d’ailleurs par une discussion des première et seconde antinomies
kantiennes respectivement consacrées aux idées d’infinité et de
continuité. Si elles ne peuvent reposer sur des intuitions pures, ces
idées, dit Russell, peuvent par contre être définies logiquement et ce de
telle manière que les prétendues antinomies se dissolvent d’elles-
mêmes. Quant aux grands principes fondamentaux de la physique
pure, leur statut « synthétique a priori » est sévèrement contesté par
Russell :
« en aucun cas, [les lois fondamentales du mouvement] ne peuvent être
prises comme des vérités a priori nécessairement applicables à tout monde
matériel possible. Les vérités a priori de la dynamique sont seulement celles
de la logique : en tant que système de raisonnement déductif, la dynamique
n’exige rien de plus, tandis qu’en tant que science de ce qui existe, elle
137
exige l’expérience et l’observation » .

Expérience sensible et forme logique : tels sont les deux éléments


nécessaires et suffisants de la physique et plus généralement des
sciences empiriques, dit Russell dès 1903. C’est cette conviction très
ferme qui guidera bien sûr les travaux – réalisés en collaboration avec
Whitehead – pour définir les particules matérielles, les points de
l’espace, les instants du temps ou le mouvement comme de « simples »
fonctions logiques des sensations. Et c’est aussi cette conviction qui
constituera le credo majeur des empiristes logiques du Cercle de
Vienne.

5. LES PARADOXES LOGIQUES


Cependant, s’il est celui qui tout à la fois popularise et développe le
projet logiciste de Frege, Russell est aussi celui qui, très tôt, met à mal
ce projet par la découverte des paradoxes logiques, et en particulier du
fameux paradoxe de la « classe des classes qui ne se comprennent pas
elles-mêmes ». Une telle classe est-elle membre d’elle-même ? Si oui,
c’est qu’elle répond à la propriété de ne pas se comprendre elle-même,
et donc elle n’est pas membre d’elle-même, d’où contradiction. Si non,
c’est qu’elle ne répond pas à la propriété de ne pas se comprendre elle-
même, et donc elle est bien membre d’elle-même, d’où contradiction.
Rapidement, Russell met en évidence la parenté de tels paradoxes
logiques avec certains paradoxes mathématiques – comme celui du
plus grand ordinal épinglé par Burali Forti en 1897 –, mais aussi avec
certains paradoxes linguistiques très anciens – comme celui
d’Épiménide le Crétois qui dit « je mens ».
Dans une lettre du 16 juin 1902, Russell fait part à Frege de cette
difficulté, qu’il identifie rapidement comme un grave écueil pour le
projet logiciste. La réponse de Frege témoigne de ce que ce dernier
prend lui aussi très au sérieux cette découverte : « Votre découverte de
la contradiction, écrit Frege à Russell, m’a surpris au plus haut point et,
j’allais presque dire, m’a consterné, puisque de ce fait, le fondement sur
138
lequel je pensais voir se construire l’arithmétique se met à vaciller » .
Le problème, en effet, c’est que ce paradoxe n’a rien d’anodin et de
périphérique ; il est inhérent à de nombreux développements des
mathématiques où certains nombres nouveaux sont caractérisés comme
ayant toutes les propriétés des nombres alors que, ainsi acceptés parmi
l’ensemble des nombres, ils en modifient les propriétés générales et
donc leurs propres propriétés constitutives.
Dans les mois qui suivent leur premier échange de courrier, Frege et
Russell – qui travaillent alors, le premier sur le second volume des Lois
fondamentales de l’arithmétique, le second sur ses Principes des
mathématiques – vont s’atteler à trouver une parade à l’apparition de
telles antinomies, se soumettant l’un à l’autre leurs tentatives de
solution dans une correspondance intense, qui est par ailleurs
l’occasion d’une très large exploration des domaines de l’ontologie et
de la grammaire pure sur lesquels doit reposer tout l’édifice logique. Et
les développements que Frege et Russell introduisent in extremis dans
139
leurs écrits en cours constituent d’ailleurs deux états ponctuels de
cette réflexion sur les paradoxes. C’est dans l’axiome V de son
système – qui énonce que deux fonctions propositionnelles sont
équivalentes si et seulement si elles déterminent des extensions
140
identiques – que Frege voit la source de cette difficulté et, dans une
note de son propre ouvrage, Russell semble acquiescer à cette
141
analyse , qu’au paragraphe 104, il cherchait pour sa part à formuler
dans les termes de la « classe comme une » et de la « classe comme
multiple » : « nous avons pris pour axiomatique que partout où il y a
classe comme multiple il y a classe comme une ; mais cet axiome ne
doit pas être admis universellement et il semble avoir été la source du
142
paradoxe » .
Esquissée à titre d’ébauche dans le second appendice des Principes
des mathématiques, la théorie russellienne des types stipule qu’il
convient de maintenir distincts différents niveaux d’objets, de manière
telle qu’une classe d’objets ne puisse être membre d’une autre classe à
la manière dont un objet individuel est membre d’une classe d’objets
individuels ; une classe d’objets ne peut, dit Russell, être membre que
d’une classe d’un niveau supérieur, c’est-à-dire d’une classe de classes, et
une classe de classes ne peut à son tour être membre que d’une classe
de classes de classes. De cette façon, on évite la construction de la
classe des classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes et d’autres
non-sens du même genre.
Cette hiérarchie des types, cependant, ne permet de résoudre qu’une
partie des paradoxes. Elle laisse subsister toute une série d’expressions
qui posent des problèmes de circularité, dans la mesure où elles
définissent des entités au moyen de fonctions qui peuvent prendre
pour valeur de variable ces entités elles-mêmes et qui présupposent
donc que ces entités qu’elles définissent soient déjà définies… Russell
devra donc compliquer sa théorie des types ; et à cet égard sa réflexion
passera par un dialogue avec le mathématicien Henri Poincaré sur la
notion de circularité.
Dès 1903, Russell, qui avait consacré les paragraphes 100 à 105 de
ses Principes des mathématiques à l’exposé du paradoxe de la « classe
des classes qui ne se comprennent pas elles-mêmes » et à ses enjeux,
avait également formulé ce paradoxe en termes de « prédication » au
paragraphe 78 : certains concepts en effet satisfont à leurs propres
propriétés définitoires et peuvent donc être correctement prédiqués
d’eux-mêmes ; c’est le cas notamment du concept « concept » qui est
lui-même un concept, contrairement au concept « humain », qui n’est
pas lui-même humain. Si l’on distingue alors, parmi les concepts, ceux
qui sont prédicables d’eux-mêmes et ceux qui ne le sont pas, il faut se
demander où classer le concept « non prédicable de soi-même » lui-
même… car, si ce concept ne se satisfait pas lui-même, on doit le
ranger parmi les « non-prédicable de soi-même », mais alors il se
satisfait ; et à l’inverse, si ce concept se satisfait lui-même, il n’est pas
non-prédicable de lui-même et ne satisfait donc pas ses propres
propriétés définitoires.
Bien qu’elle ne soit qu’une variante du paradoxe de la classe des
classes qui ne se comprennent pas elles-mêmes, cette formulation en
termes de prédication aura une importance historique. En 1905, en
effet, dans « Sur certaines difficultés de la théorie des nombres
transfinis et les types d’ordre », Russell propose de dénier le statut de
prédicat aux fonctions qui ne peuvent déterminer une classe
d’arguments sous peine de contradiction. Et, dans ces fonctions, Russell
inclut celles qui ne peuvent prendre pour valeurs de variables les
entités qu’elles sont censées définir. Or, cela amène Poincaré à
suggérer que la non-prédicativité d’une fonction est généralement le
résultat de son auto-référentialité. Rapidement, Poincaré et les
« intuitionnistes » de l’école française s’emparent de cette notion
d’imprédicativité et la généralisent en un critère de non-validité des
définitions mathématiques. Ils dénoncent ainsi comme
« imprédicatives » les définitions de nombres qui recourent à l’usage du
mot « tous » pour renvoyer à un ensemble infini d’objets, sans qu’on
puisse être sûr que certains d’entre eux ne sont pas eux-mêmes définis
par cette définition :
« C’est la croyance à l’existence de l’infini actuel qui a donné naissance à
ces définitions imprédicatives. Je m’explique : dans ces définitions figure le
mot tous, ainsi qu’on le voit dans les exemples cités plus haut. Le mot tous a
un sens bien net quand il s’agit d’un nombre fini d’objets ; pour qu’il en eût
encore un, quand les objets sont en nombre infini, il faudrait qu’il y eût un
infini actuel. Autrement tous ces objets ne pourront pas être conçus comme
posés antérieurement à leur définition et alors si la définition d’une notion
N dépend de tous les objets A, elle peut être entachée de cercle vicieux, si
parmi les objets A il y en a qu’on ne peut définir sans faire intervenir la
143
notion N elle-même » .
Plus généralement, l’imprédicativité caractérise les définitions qui
déterminent une entité par sa place dans une classification tout en
modifiant cette classification même par l’introduction de cette
144
entité .
De son côté, dans un article en français intitulé « Les paradoxes de
la logique », Russell formule en 1906 un principe général d’exclusion
du cercle vicieux – « Ce qui contient une variable apparente ne doit pas
145
être une variable possible de cette variable » – qui s’intégrera en
1908 à sa théorie des types – « Ce qui contient une variable apparente
doit être d’un autre type que les valeurs possibles de cette
146
variable » – puis donnera lieu à l’idée d’« ordre » des fonctions
propositionnelles, l’ordre d’une fonction traduisant en fait le type de
présupposition qu’elle implique. Pour la théorie « ramifiée » des types,
une fonction devra être « prédicative », c’est-à-dire être d’un « ordre »
147
supérieur à celui de ses arguments possibles .
On peut bien sûr se demander quelle est la nature de ces règles et
de ces interdits qui caractérisent la théorie des types logiques. Pourquoi
une classe ne peut-elle être membre que d’une classe d’un niveau
supérieur ? Pourquoi une fonction doit-elle être d’un ordre supérieur à
celui de ses arguments possibles ? Pour Russell, qui est en cela l’héritier
direct de l’analyse idéographique de Frege, il s’agit là de règles
« grammaticales » – au sens de la grammaire pure logique ou de la
grammaire philosophique –, c’est-à-dire de principes qui régissent la
construction syntaxique des expressions et distinguent celles qui
peuvent prétendre faire sens et celles qui ne le peuvent pas. Car c’est
bien de « non-sens » qu’il s’agit lorsqu’une expression linguistique viole
les principes de la théorie des types. Les types logiques définissent en
fait autant de domaines de « signifiance » propres à certaines fonctions
propositionnelles, c’est-à-dire de domaines de valeurs que peuvent
prendre leur variable si on veut que l’expression totale ait un sens :
« Toute fonction propositionnelle φ(x) a, en plus de son parcours de
vérité (range of truth), un parcours de signifiance (range of
significance), c’est-à-dire un parcours au sein duquel x doit se trouver si
148
φ(x) doit être une proposition, qu’elle soit vraie ou fausse » .
Une expression qui viole les principes de la théorie ramifiée des
types logiques – et qui fait, par exemple, d’une classe un membre
d’elle-même ou qui attribue à un parcours de valeurs les propriétés qui
reviennent à des objets individuels – n’est pas fausse ni même
contradictoire ; elle est tout simplement grammaticalement mal
construite et est donc un pur non-sens au même titre qu’une expression
qui prédiquerait un argument d’un autre argument :
« L’essence technique de la théorie des types se réduit à ceci : étant donné
une fonction propositionnelle φ(x) dont toutes les valeurs sont vraies, il y a
des expressions qu’il n’est pas légitime de substituer à x. Par exemple :
toutes les valeurs de “si x est un homme, x est mortel” sont vraies, et nous
pouvons en inférer “si Socrate est un homme, Socrate est mortel”, mais
nous ne pouvons en inférer : “Si la loi de contradiction est un homme, la loi
de contradiction est mortel”. La théorie des types déclare qu’il s’agit là d’un
ensemble de mots dépourvus de sens, et donne des règles pour déterminer
les valeurs que x peut recevoir dans φ(x). Le détail comporte des difficultés
et des complications, mais le principe général n’est que la forme plus
précise d’un principe depuis toujours reconnu. Dans la logique
traditionnelle, on avait coutume de souligner qu’une expression comme “la
vertu est triangulaire” n’est ni vraie ni fausse, mais aucune tentative n’était
faite pour parvenir à un ensemble de règles permettant de décider si une
série donnée de mots était ou non signifiante. C’est ce que réalise la théorie
des types. Aussi ai-je par exemple affirmé plus haut que “les classes de
choses n’étaient pas des choses”. Ce qui veut dire que, si “x est membre de
la classe α” est une proposition et “φx” est une proposition, alors “φα” n’est
pas une proposition, mais une collection de symboles dépourvue de
149
sens » .
La théorie ramifiée des types, cependant, a le grand désavantage de
rendre illégitimes toute une série de développements mathématiques
qui font référence par exemple à toutes les propriétés d’un certain objet
ou toutes les fonctions qui sont vraies pour un argument. En vertu de
la théorie des types, en effet, il convient de distinguer ces propriétés ou
ces fonctions selon leur ordre et donc d’envisager séparément pour un
argument a toutes ses propriétés d’ordre n, toutes ses propriétés
d’ordre n+1, toutes ses propriétés d’ordre n+2, etc. La conjonction de
celles-ci – l’expression « toutes les propriétés de a » – est un non-sens
puisqu’elle lie des objets d’ordres différents. Or, comme le reconnaît
Russell, la possibilité même des mathématiques
« exige absolument que nous disposions d’une méthode nous permettant de
formuler des affirmations dans l’ensemble équivalentes à la signification
que nous visons quand nous parlons (de manière approximative) de “toutes
les propriétés de x”. Nombreux sont les cas où cette nécessité apparaît, et
tout spécialement en relation avec l’induction mathématique. Certes, en
utilisant “un quelconque” plutôt que “tous les”, nous pouvons dire : “Une
propriété quelconque, possédée par 0, et par le successeur de tout nombre
qui les possède, est une propriété de tous les nombres finis”. Mais nous ne
pouvons poursuivre en disant : “Un nombre fini est un nombre qui possède
toutes les propriétés possédées par 0 et par tout nombre qui les
150
possède” » .

C’est la raison pour laquelle Russell introduit un axiome de


réductibilité, qui suppose qu’à toute fonction d’un domaine d’arguments
est formellement équivalente une fonction prédicative, c’est-à-dire une
fonction qui soit d’un ordre immédiatement supérieur à celui de ses
151
arguments . De cette façon, toutes les fonctions – d’ordre divers –
qui sont vraies pour un argument ou pour un ensemble d’arguments
peuvent être réduites à des fonctions équivalentes d’un seul et même
ordre, l’ordre n+1 si n est l’ordre des arguments. Russell illustre
l’utilisation de cet axiome par un exemple très éclairant. L’énoncé
« Napoléon avait toutes les qualités qui font un grand général »
attribue à l’individu Napoléon une propriété de second ordre,
puisqu’elle est en fait fonction d’un ensemble de propriétés qu’ont
d’autres individus. Mais l’axiome de réductibilité énonce qu’on peut
remplacer cette propriété de second ordre par une propriété de premier
ordre équivalente, à savoir ici une certaine propriété « commune à tous
les grands généraux », c’est-à-dire une fonction qui définit la classe des
grands généraux, les incluant tous et excluant tout autre individu.
Notons, dit Russell, que cette propriété est peut-être tout simplement
une disjonction de propriétés individualisantes (comme « être né soit à
Pella en Macédoine tel jour de ~356 à telle heure précise, soit à Rome
tel jour de ~101 à telle heure, soit dans un village hun sur les bords du
Danube tel jour de 395 à telle heure, soit à Herstal tel jour de 688 à
telle heure, soit à Ajaccio tel jour de 1769 à telle heure, soit… »).
L’axiome de réductibilité affirme qu’on peut toujours faire une telle
opération.
Le problème de la solution de Russell aux paradoxes logiques, c’est,
tout d’abord, qu’en séparant des types d’objets différents, elle restreint
le domaine de variation des variables des énoncés analytiques, avec
pour conséquence que les lois logiques et arithmétiques n’énoncent
plus les lois nécessaires de la rationalité en général et du monde en
général, mais d’un niveau seulement de la rationalité, d’un type
d’objets seulement. Lorsque, trois mois seulement après sa première
lettre à Frege, Russell esquissait l’hypothèse d’une théorie des types
comme solution aux paradoxes, Frege s’était déjà montré pleinement
conscient de la difficulté :
« J’ai pesé le pour et le contre de maintes possibilités de résoudre la
contradiction, y compris celles que vous indiquez, à savoir que l’on ait à
concevoir les parcours de valeurs, et du même coup les classes, comme une
espèce particulière d’objets dont les noms n’ont pas le droit d’apparaître à
toutes les places d’argument de première espèce. Une classe ne serait pas
un objet au plein sens du mot [...] On serait également amené à distinguer
différentes places d’argument de première espèce, en effet il y en aurait
certaines où pourraient se placer aussi bien des noms des objets
proprement dits que des noms des objets improprement dits, d’autres où ne
pourraient se placer que des noms des objets proprement dits, et d’autres
encore où pourraient se placer des noms des objets improprement dits. [...]
on obtient une telle diversité d’objets et de fonctions qu’il devient difficile
152
d’établir un système complet de lois logiques » .
Contrairement à l’idéographie de Peano, qui restreignait le champ
de significations des variables à une série de conditions contraignantes
en fonction des transformations que subissent les propositions dans
lesquelles elles s’inscrivent, l’idéographie de Frege voulait un domaine
« véritablement illimité », à cette restriction près, bien sûr, que « objets
et fonctions, de par leur différence fondamentale de nature, ne peuvent
153
pas être mis à la place les uns des autres » . Dans le paragraphe 7
des Principes, nous l’avons dit, Russell insistait lui aussi sur le fait que
les variables en arithmétique ne sont pas restreintes à représenter des
nombres, mais que le champ de variation est « absolument dépourvu
de limites » dans la mesure où, par exemple, la proposition « x et y sont
2 2 2
des nombres implique (x+y) = x +2xy+y » (où + est défini comme
un opérateur logique) reste valable si à x et y, nous substituons Socrate
et Platon, et ce en vertu de l’implication matérielle : « l’hypothèse et la
conséquente sont dans ce cas fausses, mais l’implication est toujours
154
vraie » . Parce qu’il restait attaché à la notion de « termes », Russell
défendait même l’universalité totalement illimitée du domaine de
variation, où cohabitaient tous les « termes », qu’ils soient objets ou
concepts. Dans l’appendice A des Principes, il donnait néanmoins raison
à Frege pour ce qui est de la restriction du domaine aux seules entités
« saturées ».
Les paradoxes logiques obligent cependant à des restrictions
nettements plus drastiques. Après avoir tâché de rendre compte de ces
restrictions sans trop attenter à l’universalité du domaine de variation
des variables, et ce par la théorie dite du « zig-zag » qui distingue la
classe comme une et la classe comme multiple, Russell doit finalement
reconnaître la nécessité de distinguer une série de domaines de
signifiance rigoureusement distincts, qui sont les fameux « types ». Et,
bien sûr, l’axiome de réductibilité ne suffit pas à dépasser cette
multiplication des types, si ce n’est dans les calculs et de manière
purement opératoire.
Par ailleurs, la théorie des types et l’introduction de l’axiome de
réductibilité semblent assez arbitraires et motivées par des
considérations purement pratiques. Russell convient lui-même que la
classification des types a pour seul but de « justifier notre refus de nous
lancer dans des suites de raisonnements qui conduisent à des
155
conclusions contradictoires » . Bien plus, il reconnaît que
l’acceptation de l’axiome de réductibilité ne s’impose pas par les seules
lois de la raison et qu’en outre elle n’est pas ontologiquement anodine,
même si, dit-il, elle est moindre que la supposition – « faite jusqu’ici
156
sans aucune hésitation » – de l’existence de classes. « Du strict point
de vue logique, avoue Russell, je ne vois aucune raison de penser que
l’axiome de réductibilité est une vérité logiquement nécessaire, ce
qu’on veut dire lorsqu’on affirme qu’il est vrai dans tous les mondes
possibles. C’est donc un défaut d’admettre cet axiome dans un système
157
de logique, quand bien même il serait empiriquement vrai » . Pour
un logiciste, il est évidemment un peu gênant de devoir avouer que
l’axiome de réductibilité est loin de s’imposer de lui-même et que son
adoption ne se justifie que parce qu’il permet de déduire de
nombreuses propositions quasi-indubitables, que rien de plus plausible
ne permet d’obtenir.
Bien plus, comme Russell le reconnaît lui-même dans la préface de
1937 à ses Principes, d’autres axiomes, comme l’axiome de l’infini ou
l’axiome multiplicatif, qu’il avait introduit pour, respectivement, fonder
le troisième axiome de Peano et définir logiquement la multiplication
arithmétique, sont, eux aussi, éminemment contestables. Le premier
suppose l’existence d’au moins une classe infinie, engagement
ontologique étranger à la pure logique. Le second suppose que
certaines sélections d’éléments qui sont possibles dans les classes finies
soient également possibles dans des classes infinies, ce qui est loin
d’être certain… Avec son axiome du choix, Ernst Zermelo assumera lui
aussi ce genre de supposition, mais il reconnaîtra quant à lui volontiers
qu’il s’agit là d’un axiome posé arbitrairement et il ne prétendra pas
énoncer une loi incontestable du Logos.
Techniquement parlant, le système de Frege-Russell est sauvé, mais
philosophiquement parlant, son objectivité vacille : il ne peut plus
prétendre être la pure et simple expression du Logos. Le mathématicien
allemand Hermann Weyl ne s’y trompera pas. Avec Russell, dit en
substance Weyl, le projet logiciste perd beaucoup de son intérêt ; les
mathématiques ne sont pas fondées sur le Paradis du Logos, mais sur
un Paradis que les logiciens façonnent au gré des circonstances. Dans
les années 1920, le mathématicien Frank Plumpton Ramsey, influencé
par Wittgenstein, s’attachera à résoudre les difficultés que posent la
théorie des types et l’axiome de réductibilité. Toutefois, s’ils évitent
certains des inconvénients de la théorie des types ramifiée, ses
Fondements des mathématiques de 1925 n’accomplissent le programme
logiciste que de manière limitée. Il est possible, moyennant certains
axiomes, dont le caractère logique est plus ou moins contestable, de
construire l’arithmétique à partir de la logique, mais une telle
construction comporte toujours un caractère partiellement arbitraire.
Dans ce cas, objectera-t-on au logicisme, autant reconnaître les notions
mathématiques comme primitives et irréductibles aux notions logiques,
ainsi que le font des mathématiciens comme Peano pour
l’arithmétique, mais aussi Zermelo pour la théorie des ensembles.
La découverte des paradoxes logiques est une formidable désillusion
pour Frege. D’une part, il est effectivement impensable qu’un système
de logique directement dicté par le Logos entraîne des contradictions.
D’autre part, la solution de Russell ne peut convenir à Frege dans la
mesure où elle implique de renoncer à la prétention de déduire les
principes logiques et mathématiques de la seule essence de la
rationalité. Un tel renoncement, écrit Jean Largeault, est tout à fait
comparable à l’abandon, par qui y croit, de l’idée d’un droit naturel,
c’est-à-dire de la possibilité de déduire les préceptes moraux et
législatifs de la seule nature des choses.
L’échec du projet logiciste apparut de manière si flagrante à Frege
qu’il en vint peu à peu à délaisser le champ de l’arithmétique pour se
consacrer à celui de la géométrie, où il renouera avec des conceptions
bien plus kantiennes. Selon les mots de Russell, « Frege fut si troublé
par cette contradiction qu’il abandonna sa tentative de déduire
l’arithmétique de la logique, à laquelle il avait jusque-là voué sa vie.
Comme les pythagoriciens quand ils se heurtèrent aux
incommensurables, il prit refuge dans la géométrie et apparemment
considéra que le travail de sa vie jusqu’à cette époque avait été une
158
erreur » . Les derniers textes de Frege montrent en effet un
philosophe conscient des impasses auxquelles son projet aboutit, mais
résolu à tirer les leçons de cet échec et à chercher la vérité sur de
nouvelles bases : « Mes efforts pour apporter de la lumière sur les
questions concernant le mot “nombre”, les termes numériques
individuels et les signes numériques, semblent avoir abouti à un échec
complet. Cependant, ces efforts n’ont pas été tout à fait vains.
Justement à cause de cet échec, on peut en tirer quelque
159
connaissance » . Renonçant à fonder les mathématiques sur la
« source logique » de la connaissance, Frege reporte désormais ses
160
espoirs sur la « source géométrique et temporelle » qui rappelle
furieusement l’intuition pure kantienne : « Plus j’y ai réfléchi, plus j’ai
été convaincu que l’arithmétique et la géométrie se sont développées
sur la même base – en fait géométrique –, si bien que toutes les
161
mathématiques sont à proprement parler de la géométrie » .
Pour sa part, Russell n’entend pas renoncer au projet logiciste.
Cependant, le type de solution technique – introduction de contraintes
syntaxiques, d’axiomes ad hoc, etc. – qu’il apporte aux problèmes
logiques tels que celui des paradoxes, mais aussi les remaniements
nominalistes que, dès 1905, il imprime à sa théorie référentialiste de la
signification ainsi qu’à son ontologie platonisante, vont
progressivement rapprocher sa position de celle des formalistes.

RÉSUMÉ
Comme Frege et, au départ, indépendamment de lui, Bertrand
Russell s’efforce d’explorer les structures logiques de la pensée
et de son expression dans un langage rationnel. La grammaire
philosophique qu’il met alors en évidence rejoint l’analyse
idéographique frégéenne en ce qu’elle regarde un concept
comme une fonction propositionnelle qui, pour chaque valeur
de sa variable, constitue une proposition vraie ou fausse. Une
telle fonction définit ainsi ce que Frege appelait un « parcours
de valeurs » et que Russell appelle une « classe », c’est-à-dire
l’ensemble des objets qui satisfont ce concept ou rendent vraie
cette fonction propositionnelle. Bien que différents par leur
sens, deux concepts peuvent être satisfaits par les mêmes objets
et donc définir une même classe ; ils sont alors
extensionnellement équivalents quoique intensionnellement
distincts. À noter encore que certains concepts – les
« relations » – comportent plusieurs variables et ne sont donc
satisfaits que par des couples (paires ordonnées) ou des triplets
ordonnés d’objets.
De même que Frege, Russell défend, par antipsychologisme, un
certain objectivisme logique qui confine au réalisme
platonicien. Dans les Principes des mathématiques de 1903,
ce réalisme s’articule aussi à un référentialisme généralisé qui
voit un référent derrière chaque terme – ou du moins chaque
substantif – du langage, y compris donc derrière les noms de
dieux et créatures de la mythologie ou encore les termes logico-
mathématiques.
Ce réalisme, Russell va cependant l’abandonner
progressivement au profit d’analyses qui insisteront au contraire
sur le caractère non référentiel de certaines expressions
linguistiques, telles que les descriptions définies – qui
identifient un objet au moyen d’une description conceptuelle
qu’il est le seul à satisfaire –, les symboles de classes ou les
termes d’objets physiques. Dans tous ces cas, la reconquête
nominaliste passe par la démonstration de ce que les pseudo-
entités auxquelles les expressions en question semblent référer
ne sont que des constructions logiques qui s’appuient sur des
fonctions qui sont, quant à elles, satisfaites par les objets de la
sensation, seules authentiques entités effectives.
Comme chez Frege, l’analyse logique de Russell doit être mise
au service des disciplines scientifiques, à commencer par les
mathématiques. En formulant rigoureusement la science
rationnelle dans le langage idéographique, on pourra montrer
qu’elle ne répond à aucun autre principe de raisonnement que
ceux de la logique déductive, mais aussi qu’elle ne part
d’aucune autre vérité fondamentale que les axiomes de la
logique. Tel est le principe du logicisme, principe que Russell
entend étendre au-delà de la seule arithmétique jusqu’à
l’ensemble des mathématiques voire l’ensemble des principes
purs de la science rationnelle.
D’emblée, cependant, Russell s’aperçoit d’une faille dans
l’entreprise frégéenne, faille qui est directement due à l’analyse
logique : en autorisant les fonctions – et leurs parcours de
valeurs – à être elles-mêmes les valeurs d’autres fonctions, Frege
laisse la porte ouverte à des paradoxes logiques, apparemment
insurmontables. La seule solution consiste, selon Russell, à
distinguer plusieurs types d’objets, dont chacun constitue le
domaine de valeurs propre aux fonctions de type
correspondant, de sorte que, par exemple, un parcours de
valeurs – une classe – ne puisse jamais être une des valeurs de
la fonction par laquelle il est d’abord défini. Si elle permet de
sauver le logicisme, cette théorie des types logiques apparaît
cependant comme un expédient technique dont la Raison ne
peut entièrement rendre compte, raison pour laquelle,
contrairement à Russell, Frege lui-même ne peut s’en montrer
satisfait.

Quelle est la « grammaire » qui convient à l’idéographie ? En quoi


les énoncés linguistiques semblent-ils imposer des « engagements
ontologiques » ? Et comment – c’est-à-dire par quelles
reformulations – peut-on éviter certains de ces engagements,
notamment dans le discours de la science ? Jusqu’à quel point
peut-on espérer tirer de la logique l’ensemble des principes
rationnels de la pensée scientifique ? Et quelle classification des
objets une telle reconstruction logique impose-t-elle ? Toutes ces
questions, qui sont celles du premier Russell, vont profondément
déterminer l’évolution de la philosophie analytique, en particulier
les travaux de Wittgenstein, Carnap et Quine.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS


BENMAKHLOUF A., Bertrand Russell. L’atomisme Logique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1998.
BENMAKHLOUF A., Le vocabulaire de Russell, Paris, Ellipses, 2002.
BENMAKHLOUF A., Russell, Paris, Les Belles Lettres, 2004.
DE ROUILHAN P., Russell et le cercle des paradoxes, Paris, Presses
Universitaires de France, 1996.
VERNANT D., Bertrand Russell, Paris, Flammarion, 2003.
VERNANT D., La philosophie mathématique de Russell, Paris, Vrin,
1993.
VUILLEMIN J., Leçons sur la première philosophie de Russell, Paris,
Armand Colin, 1968.
Chapitre 3

Ludwig Wittgenstein

Si le Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein est un


des ouvrages majeurs de la pensée contemporaine, c’est précisément
parce qu’il s’efforce d’expliciter d’une manière systématique le projet
philosophique qui est mis en œuvre par l’élaboration frégéo-
russellienne d’une idéographie ou d’un langage de la raison. C’est en
définitive l’ambition même de la philosophie analytique que
Wittgenstein entend tout à la fois exprimer et légitimer dans ce
« traité » fondamental. Mais, si la démarche wittgensteinienne est donc
capitale en ce qu’elle touche directement à l’essence de l’interrogation
philosophique, elle est aussi, nous allons le voir, extrêmement
intéressante du fait qu’elle prétend ouvertement démontrer sa propre
impossibilité, c’est-à-dire non pas l’impossibilité du projet de la
philosophie analytique, mais l’impossibilité de l’explicitation et de la
mise en discours théorique de ce projet.

1. LA TRIPLE ISOMORPHIE DE LA RAISON, DU LANGAGE


ET DU MONDE
Comme le montre le Tractatus, le noyau même de l’entreprise
idéographique, c’est l’idée d’une homologie de structure entre la raison,
le langage et le monde. Pour Frege et Russell, l’ensemble des contenus
de pensée et de représentation est logiquement articulé. Dès lors, pour
prétendre exprimer adéquatement et rigoureusement les contenus de
pensée, le langage doit reproduire cette « structure » ou cette « forme
logique » ; c’est là évidemment tout le fondement du projet
d’élaboration d’un langage de la raison. Mais une autre thèse
indissociable de ce projet est que les formes ontologiques du monde se
laissent deviner dans les formes logiques de la pensée rationnelle et
donc aussi dans les structures syntaxiques du langage idéal qui
l’exprime parfaitement ; c’est là, cette fois, le fondement de la méthode
analytique en philosophie. Avec le Tractatus, détaillons ces deux aspects
de la démarche frégéo-russellienne.
Exprimer fidèlement la pensée au moyen d’une terminologie
univoque et d’une syntaxe qui traduise les articulations logiques de la
pensée, telle est précisément, nous l’avons vu, l’objectif d’une
idéographie. Le langage quotidien est en effet défaillant à cet égard ; il
est plein d’équivocités, dont les plus graves concernent la forme
logique même des propositions. Par exemple, « le mot “est” apparaît
comme copule, comme signe d’égalité et comme expression de
162
l’existence » . Or, en exprimant ainsi par un seul et même mot des
formes logiques aussi différentes que celles de la prédication, de
l’identité ou de l’existence, la langue usuelle ne peut qu’engendrer de
nombreuses confusions et méprises et, par là même, des difficultés
philosophiques qui ne surgissent qu’en raison de l’expression
inadéquate de la pensée dans la langue usuelle. La plupart des
propositions et des questions qui ont été écrites touchant les matières
philosophiques, dit Wittgenstein, « ne sont pas fausses, mais sont
dépourvues de sens. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre
à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart
des propositions et questions des philosophes découlent de notre
163
incompréhension de la logique de la langue » . C’est pourquoi, pour
éviter ces erreurs, « il nous faut employer une langue symbolique qui
les exclut, qui n’use pas du même signe pour des symboles différents,
ni n’use, en apparence de la même manière, de signes qui dénotent de
manières différentes. Une langue symbolique donc qui obéisse à la
164
grammaire logique – à la syntaxe logique » . Telle est bien, nous
l’avons vu, l’ambition de la langue idéale mise au point par Frege et
Russell, langue idéale qui, ajoute Wittgenstein, n’est cependant elle-
même « pas encore exempte de toute erreur ».
Le premier souci de l’entreprise idéographique, c’est donc de calquer
au mieux les formes rationnelles de la pensée, ce que, en vertu de ses
contraintes d’évolution historiques, anthropologiques ou pragmatiques,
les langues usuelles ne peuvent pas faire : « La langue usuelle déguise
la pensée. Et de telle manière que l’on ne peut, d’après la forme
extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille ;
car la forme extérieure du vêtement est modelée à de tout autres fins
165
qu’à celle de faire connaître la forme du corps » . Retrouver la forme
authentique de la pensée sous son vêtement langagier trompeur, ou
plutôt, puisqu’il faut bien exprimer la pensée de manière accessible aux
sens, doter la pensée d’un vêtement qui respecte ses formes et les
mette en évidence, c’est ce que visent en tout premier lieu Frege et
Russell. Et leur but n’est donc pas seulement d’exprimer plus
exactement la pensée, mais aussi, par le moyen de cette analyse logique
au-delà des apparences linguistiques, de résoudre ou de dissoudre des
problèmes philosophiques que seule une expression maladroite dans la
langue usuelle faisait surgir. « Toute philosophie, dit Wittgenstein, est
“critique du langage”. […] Le mérite de Russell est d’avoir montré que
la forme logique apparente de la proposition n’est pas nécessairement
166
sa forme logique réelle » .
Or, si l’entreprise idéographique requiert donc un parallélisme du
langage idéal et de la pensée rationnelle, la philosophie analytique
suppose aussi, nous l’avons annoncé, un parallélisme de l’un et de
l’autre avec le monde. Dans la mesure, en effet, où la pensée est
167
« l’image logique des faits » , elle doit, comme toute image, se
« conformer » à ce qu’elle représente, c’est-à-dire qu’elle doit en
reproduire la forme. Une image, en effet, se caractérise toujours par
une forme ; elle « consiste en ceci, que ses éléments sont entre eux
168
dans un rapport déterminé » . Et c’est parce qu’une image a une telle
« forme » ou « structure » qu’elle peut prétendre représenter le monde :
« Cette interdépendance des éléments de l’image, nommons-la sa
structure, et la possibilité de cette interdépendance sa forme de
représentation. La forme de représentation est la possibilité que les
choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de
169
l’image » .
Parce qu’elle a une forme, la pensée peut, comme toute image, être
plus ou moins conforme à la réalité qu’elle représente et elle peut donc
se soumettre à la question de la vérité, c’est-à-dire à la question du
caractère correct ou non de la représentation : « Ce que toute image,
quelle que soit sa forme, doit avoir en commun avec la réalité pour
pouvoir proprement la représenter – correctement ou non – c’est la
170
forme logique, c’est-à-dire la forme de la réalité » . Que la forme
logique de la pensée rationnelle ne soit rien d’autre que la « forme de
la réalité », c’est ce qui montre bien que la pensée rationnelle a la
même structure que le monde. Et puisque le langage idéal a également
la même structure que la pensée rationnelle, il a donc lui aussi par
transitivité la même structure que le monde. Sous-jacent au projet
idéographique de la philosophie analytique naissante, il y a donc bien
un présupposé d’isomorphie entre la syntaxe du langage idéal, la logique
de la pensée rationnelle et l’ontologie formelle.
La question se pose cependant de savoir lequel de ces trois champs
impose sa structure aux autres. À première vue, l’ordre est évident : le
monde dicte sa structure à la pensée rationnelle, qui est son « image »,
et celle-ci impose à son tour sa structure au langage idéal, qui
l’exprime de manière perceptible aux sens. C’est d’ailleurs cet ordre qui
semble guider les développements du Tractatus, puisque celui-ci
explicite d’abord la structure du monde avant d’en venir à sa
représentation dans la pensée puis enfin à l’expression langagière de
celle-ci dans la proposition. Mais, à vrai dire, si le projet d’idéographie
repose effectivement sur l’affirmation de la priorité de la pensée
rationnelle sur la syntaxe du langage – celle-ci doit reproduire celle-
là –, il y a par contre une indétermination fondamentale – sur laquelle
toute la philosophie analytique est fondée – quant à la préséance de
l’ontologie sur la logique ou de la logique sur l’ontologie. Car, en fait,
chez Frege comme chez Russell, c’est bien à partir de la structure
logique de la pensée rationnelle qu’est dégagée l’ontologie formelle.
L’idée même de résoudre les questions philosophiques et notamment
ontologiques par l’analyse logique – c’est-à-dire par l’analyse de la
possibilité même de penser rationnellement ces questions et de les
exprimer dans ce langage de la raison qu’est l’idéographie –, cette idée
même indique bien qu’en fait c’est la structure logique de la pensée
rationnelle qui est première et qui doit imposer sa loi au monde.
En définitive, le projet fondamental de Frege et Russell réside dans
cette double dimension : il convient tout d’abord d’élaborer un langage
idéal dont la syntaxe reproduise les structures fondamentales de la
pensée rationnelle – il faut mettre au point une idéographie – ; et, de
ce qui peut être ainsi correctement pensé et exprimé, il s’agit ensuite de
dégager les conséquences ontologiques – l’idéographie doit servir d’outil
d’analyse philosophique. Et c’est cette double dimension que le
Tractatus explicite lorsqu’il thématise la triple isomorphie du monde,
de la raison et du langage ; même si l’on peut se demander s’il n’y a pas
beaucoup de naïveté – ou au contraire de ruse – à laisser penser, par
l’ordre d’exposition, que, pour être rationnelle, la pensée aurait à se
conformer à la structure du monde, alors que, dans la pratique de la
philosophie analytique, c’est bien plutôt l’ontologie qui est priée de se
conformer à la logique.

2. L’ATOMISME LOGIQUE
L’atomisme logique défendu par Wittgenstein dans le Tractatus
constitue une belle illustration de ce renversement d’ordre. Une thèse
essentielle qui repose au fondement de l’analyse frégéo-russellienne –
thèse qu’une fois encore Wittgenstein a pour mérite d’expliciter –, c’est
en effet que l’entité fondamentale de la pensée rationnelle, c’est la
« pensée » au sens restreint où l’entendait Frege, c’est-à-dire le contenu
propositionnel de représentation (Gedanke). Il y a en effet une priorité
du contenu propositionnel à l’égard de la raison, dans la mesure où
c’est au niveau de la proposition plutôt qu’au niveau du concept que se
joue la question fondamentale que la raison adresse à la
représentation, à savoir la question de la vérité : « L’image s’accorde ou
171
non avec la réalité ; elle est correcte ou non, vraie ou fausse » .
172
C’est par ce qu’elle figure – c’est-à-dire par son sens – qu’une
image est en accord ou en désaccord avec la réalité et qu’elle est donc
vraie ou fausse. Mais cela veut dire que la problématique du sens est
directement liée à celle de la vérité et que c’est donc la pensée
susceptible d’être vraie ou fausse, la pensée propositionnelle (Gedanke),
qui a, à proprement parler, un sens (Sinn), à savoir, nous y viendrons,
des conditions de vérité. Et c’est en fait parce qu’ils contribuent au sens
et à la détermination des conditions de vérité de la pensée
propositionnelle – et similairement de l’énoncé propositionnel – que les
autres éléments de la pensée – et les autres éléments du langage –
intéressent la raison. « Seule la proposition a un sens (Sinn) ; ce n’est
que lié dans une proposition que le nom a une signification
173
(Bedeutung) » . De même, nous le verrons, les « expressions » – c’est-
à-dire les parties de la proposition qui caractérisent son sens – « n’ont
174
de signification que dans la proposition » . Il y a donc bien une
priorité logique de la pensée propositionnelle sur ses composantes et de
l’énoncé propositionnel sur ses termes.
Or, ce qui nous intéresse, c’est que cette primauté logique de la
pensée propositionnelle se reporte sur le champ ontologique et y
implique la primauté ontologique du fait. Parce que c’est le fait qui rend
ou non vraie la pensée propositionnelle, c’est lui et non la chose qui est
l’entité fondamentale du monde : « Le monde est la totalité des faits,
175
non des choses » . Le fait ou l’état de choses prime sur la chose ;
celle-ci est relative à celui-là : « il fait partie de l’essence d’une chose
176
d’être élément constitutif d’un état de choses » .
Fidèle à son entreprise d’explicitation du projet frégéo-russellien,
Wittgenstein dévoile l’ontologie que l’analyse logique de Frege et
Russell implique : puisque les pensées propositionnelles sont les entités
logiques fondamentales qui composent la pensée rationnelle, les faits
sont les entités ontologiques élémentaires, les « atomes » qui
composent le monde. « Le monde, dit Wittgenstein, se décompose en
177
faits » . Cette thèse, qui résume l’atomisme logique, veut, nous allons
le voir, tout à la fois dire, d’une part, que la complexité du monde se
laisse analyser en faits simples et, d’autre part, que les faits simples eux-
mêmes sont indécomposables ou du moins que leurs « constituants » ne
sont pas des entités autonomes. Mais tout cela ne vaut bien sûr dans le
champ de l’ontologie que parce que le point de vue logique y prévaut ;
par « monde », il faut en fait, en philosophie analytique, comprendre
178
« l’espace logique » des faits . Dès lors, c’est parce que les conditions
de vérité des propositions complexes sont purement fonction des
conditions de vérité des propositions simples que la complexité du
monde se laisse analyser en fait simples ; et c’est parce que les noms
n’ont de rapport à la vérité qu’au sein des propositions que les choses
ne sont pas des entités ontologiques autonomes.
Avant de développer ces deux points, réinsistons sur les rapports de
la question du sens et de la question de la vérité. Une proposition
élémentaire est vraie ou fausse selon que l’état de choses qu’elle
énonce existe ou non : « Si la proposition élémentaire est vraie, l’état
de choses subsiste (besteht) ; si la proposition élémentaire est fausse,
179
l’état de choses ne subsiste pas » . Les conditions de vérité des
propositions ne sont donc rien d’autre que les conditions de réalisation
ou d’existence des états de choses qu’elles énoncent. Et c’est en fait
dans ces conditions de vérité que réside le sens d’une proposition
élémentaire, sens qui est donc préalable à la valeur de vérité de la
proposition, puisque les conditions de vérité peuvent être connues sans
qu’on sache encore si elles sont ou non réalisées : « Comprendre une
proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie. (On peut
180
donc comprendre sans savoir si elle est vraie) » .
Notons en passant que, puisque la vérité d’une proposition dépend
de la réalisation de ses conditions de vérité – donc de l’existence d’états
de choses –, il ne peut y avoir de proposition vraie a priori. En effet,
une proposition ne pourrait être vraie a priori que si son sens même
impliquait sa vérité, c’est-à-dire si ses conditions de vérité impliquaient
nécessairement leur réalisation effective : « Une pensée correcte a
181
priori serait telle que sa possibilité détermine sa vérité » . Mais cela
voudrait dire que la vérité de la proposition n’aurait plus à proprement
parler de « conditions », qu’elle ne dépendrait plus de la réalisation
contingente des états de choses du monde. La simple considération du
sens de la proposition suffirait à connaître sa valeur de vérité ; il ne
faudrait plus en outre évaluer son accord avec la réalité : « Nous ne
pourrions savoir a priori qu’une pensée est vraie, que si sa vérité
pouvait être reconnue dans la pensée même (sans objet de
182
comparaison) » . Autant dire qu’il serait abusif de parler de vérité
dans cette perspective, puisque, rappelons-le, « c’est dans l’accord ou le
désaccord du sens de l’image avec la réalité que consiste sa vérité ou sa
183
fausseté » .
Dans la mesure donc où la question du sens s’identifie à celle des
conditions de vérité, on comprend que la pensée propositionnelle
élémentaire (Gedanke) constitue l’unité fondamentale du sens,
l’« atome » du champ de la pensée ou de la représentation rationnelle.
Et c’est par rapport à cette unité de sens que devront se définir, d’une
part, les pensées propositionnelles plus complexes et, d’autre part, ces
« composantes » de la pensée propositionnelle élémentaire que sont les
concepts. Car l’atomisme logique, c’est tout à la fois la thèse que le sens
des pensées propositionnelles complexes est entièrement analysable en
termes de conditions de vérité des propositions élémentaires qui les
constituent et la thèse que les « expressions » intrapropositionnelles ne
sont rien d’autre que des composantes fonctionnelles de propositions
élémentaires.
Nous sommes déjà familiers avec la seconde thèse. Dans la droite
ligne de Frege et Russell, Wittgenstein conçoit les expressions
conceptuelles comme des fonctions propositionnelles, c’est-à-dire que
leur sens est intimement lié à la possibilité même d’intervenir dans des
propositions vraies ou fausses. Les expressions conceptuelles sont les
vecteurs mêmes du sens (Sinn), mais ce n’est que dans la proposition
que la problématique du sens rejoint celle de la vérité et donc du
rapport au monde représenté : « L’expression n’a de signification
184
(Bedeutung) que dans la proposition » . Pour Frege, rappelons-le, le
concept « chat » est caractérisé par un ensemble de traits définitoires
(Merkmale) qui fixent son sens, mais il n’acquiert une signification que
dans la mesure où il intervient dans des propositions vraies de la forme
« x est un chat » ; sa signification réside alors dans son extension, c’est-
à-dire dans l’ensemble des objets x qui renvoient à la valeur de vérité
« vrai » par cette fonction propositionnelle. Selon Frege, ce sont
d’abord les propositions qui ont une signification, à savoir leur valeur
de vérité ; et c’est ensuite seulement par rapport à cette signification –
en prenant ces valeurs de vérité comme domaine de valeurs – que
peut se définir la signification – l’extension – d’une expression
conceptuelle envisagée comme fonction. Le Tractatus reprend cette
analyse, à la différence près, nous le verrons, que, pour Wittgenstein,
ce sont les faits et non les valeurs de vérité que les propositions ont pour
signification. Mais, pour le reste, l’idée reste la même : la priorité
logique des propositions sur les expressions conceptuelles implique une
priorité ontologique des faits sur les extensions de concepts, qui n’ont
pas d’existence autonome, mais seulement dérivée des faits.
L’autre composante des propositions, ce sont les noms propres. Ici,
la situation est très différente des expressions conceptuelles. Car un
nom propre a quant à lui directement une signification, à savoir l’objet
qu’il désigne : « Les signes simples utilisés dans la proposition
s’appellent noms. Le nom signifie (bedeutet) l’objet. L’objet est sa
signification. […] Le nom est dans la proposition le représentant de
185
l’objet » . Mais, en vertu précisément de cette référentialité directe,
les noms, dit Wittgenstein qui rejoint sur ce point Russell, sont des
signes simples dépourvus de traits définitoires, donc de sens (Sinn) :
« Le nom ne saurait être fractionné en éléments par une définition :
186
c’est un signe primitif » . Et Wittgenstein d’expliciter alors la théorie
russellienne des descriptions définies : « Le complexe ne peut être
donné que par une description, et celle-ci convient ou ne convient pas.
La proposition dans laquelle il est question d’un complexe, si celui-ci
n’existe pas, ne sera pas dénuée de sens (unsinnig), mais simplement
187
fausse » . Lorsqu’un objet n’est pas simplement désigné par son nom
mais qu’il est identifié par une description complexe, c’est en fait qu’il y
a intervention de concepts. Dans ce cas, l’expression descriptive a bien
du sens, puisqu’elle est conceptuelle, mais elle peut aussi dès lors
éventuellement être dénuée de toute extension, rendant par là même
fausse toute proposition dans laquelle elle s’inscrit.
Contrairement à l’analyse frégéenne qui accorde d’emblée un Sinn
et une Bedeutung à tout type d’expression, l’analyse russellienne, à
laquelle Wittgenstein se rallie, simplifie le tableau par souci de
cohérence avec la distinction radicale du concept et de l’objet que
Frege lui-même avait opérée : les noms propres ont d’emblée un
référent, mais ils n’ont pas de sens ; les expressions conceptuelles –
parmi lesquelles les descriptions définies – ont un sens mais
n’acquièrent une signification qu’à travers le processus de
détermination de leur extension.
En fait, seule la proposition a tout à la fois un sens – des conditions
de vérité qui sont fonction des expressions conceptuelles qu’elle
188
contient – et une signification – à savoir un fait, une situation, un
état de choses, c’est-à-dire littéralement un certain état des choses
auxquelles la proposition renvoie à travers ses noms propres ou les
189
valeurs de ses variables . Il y a évidemment un lien ontologique
direct entre la signification d’une proposition et la signification des
noms propres qu’elle contient. Mais propositions et noms propres n’ont
pas pour autant une signification de la même manière : « Les situations
190
peuvent être décrites, non nommées » ; réciproquement, « je ne puis
que nommer les objets. […] Je ne puis qu’en parler, non les énoncer
191
(de la même manière) » . De même que la proposition est le lieu
d’accès des expressions conceptuelles à la signification, elle est à
l’inverse le lieu d’accès des noms propres au domaine du sens. Dans la
proposition, les objets ne sont plus seulement nommés, mais décrits ;
ils ne sont plus seulement désignés mais leurs propriétés sont
énoncées. C’est dire si le rapport de la proposition à l’état de choses
qu’elle énonce est différent du rapport du nom à la chose qu’elle
désigne. Les propositions ne sont pas de noms, pas même des noms
composés, comme pourraient le laisser penser les apparences
linguistiques. « La proposition, dit Wittgenstein, n’est pas un mélange
192
de mots. […] La proposition est articulée » .
Les noms seuls peuvent désigner des choses, mais c’est l’articulation
logique – syntaxique – de la proposition qui lui permet d’énoncer des
états de choses. C’est là en fait, dit Wittgenstein, un principe qui vaut
pour toute représentation et notamment la représentation picturale. Le
rose d’une tache de peinture du tableau renvoie directement au rose de
tel ou tel visage représenté ; mais c’est la configuration spatiale des
taches de peinture du tableau qui lui permet de figurer une scène
particulière, un certain « état de choses » :
« Aux objets correspondent, dans l’image, les éléments de celle-ci. […]
L’image consiste en ceci, que ses éléments sont entre eux dans un rapport
déterminé. L’image est un fait. Que les éléments de l’image soient entre eux
dans un rapport déterminé présente ceci : que les choses sont entre elles
dans ce rapport. Cette interdépendance des éléments de l’image, nommons-
la sa structure, et la possibilité de cette interdépendance sa forme de
représentation. La forme de représentation est la possibilité que les choses
193
soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l’image » .
Or, il en va exactement de même pour cette image particulière
qu’est la proposition : « Un nom est mis pour une chose, un autre pour
une autre, et ils sont reliés entre eux, de telle sorte que le tout, comme
194
un tableau vivant, figure un état de choses » . C’est donc
l’articulation syntaxique complexe des noms dans la proposition qui
représente la configuration particulière des choses dans l’état de choses :
« La proposition et la situation qu’elle présente doivent posséder le
195
même degré de multiplicité logique (mathématique) » .
On pourrait être tenté de ne voir là qu’une forme élaborée de
théorie de la représentation (et de la vérité) comme correspondance : il
appartiendrait au monde de dicter ses formes à la pensée et au
langage. Mais ce qu’il faut en fait comprendre – et que le Tractatus
montre bien, à défaut de le dire toujours explicitement –, c’est que,
pour la philosophie analytique, il s’agit en fait moins de dégager
l’articulation logique de la pensée rationnelle et du langage idéal à
partir de l’articulation ontologique du monde que de mettre en
évidence, en sens inverse, l’articulation ontologique du monde à partir
de l’articulation logique de la pensée rationnelle et du langage idéal.
Car l’ontologie que défend le Tractatus est en fait au moins autant une
conséquence de l’idéographie qu’un modèle pour celle-ci.
Ainsi, les rapports ontologiques entre les choses et les états de
choses sont en fait déduits des rapports logiques qu’entretiennent les
noms et les propositions dans l’analyse frégéo-russellienne. La
proposition est une connexion articulée de noms propres et
d’expressions conceptuelles, qui ne trouvent leur signification qu’en
elle. C’est pourquoi, de la même manière, « l’état de choses est une
connexion d’objets (entités, choses). Il fait partie de l’essence d’une
196
chose d’être élément constitutif d’un état de choses » . Certes, un
nom est « indépendant » des propositions dans lesquelles il intervient,
puisqu’il peut intervenir dans différentes propositions. Mais il n’a
néanmoins de sens que parce qu’il intervient dans des propositions. Et
c’est pourquoi « la chose est indépendante, en tant qu’elle peut se
présenter dans toutes situations possibles, mais cette forme
d’indépendance est une forme d’interdépendance avec l’état de choses,
une forme de non-indépendance. (Il est impossible que des mots
apparaissent à la fois de deux façons différentes, isolés et dans la
197
proposition) » . Un authentique nom propre est simple et n’est pas
une description définie, mais il est dans son essence d’entrer en
relation dans des propositions avec des concepts descriptifs. Et c’est
pourquoi une chose est un pur « ceci » qui n’a en lui-même aucune
198
complexité et aucun trait caractéristique (Merkmale) – pas même
199
une couleur –, mais il est néanmoins dans l’essence d’une chose
d’avoir à chaque fois telle ou telle propriété, d’être à chaque fois dans
200
un « état » particulier , donc de participer à un état de choses : « De
même que nous ne pouvons absolument nous figurer des objets
spatiaux en dehors de l’espace, des objets temporels en dehors du
temps, de même ne pouvons-nous figurer aucun objet en dehors de la
possibilité de sa connexion avec d’autres. Si je puis me figurer l’objet lié
dans l’état de choses, je ne puis me le figurer en dehors de la possibilité
201
de ce lien » .
Une même chose peut être tantôt dans tel état tantôt dans tel autre
état. Il faut donc distinguer, d’une part, les choses, qui existent
« indépendamment » de ce qui a lieu et constituent donc la « substance
202
du monde » et, d’autre part, les états de choses, qui sont les
configurations particulières de la réalité dans lesquelles se trouvent
constamment les choses. Se dessine donc, en quelque sorte, une double
ontologie, qui renvoie à la double problématique d’existence chez
Frege : d’une part, il y a les choses, qui sont absolument simples, qui
sont de purs « ceci » et dont on doit donc se borner à reconnaître
l’existence sans rien pouvoir encore en dire ; d’autre part, il y a « ce qui
a lieu », c’est-à-dire l’inscription de ces choses dans des « états »
particuliers, qui peuvent quant à eux être décrits et énoncés. S’en tenir
à recenser les objets simples du monde, ce n’est pas encore connaître le
monde ; il faut encore savoir ce qui a lieu, dans quels états sont les
objets simples du monde. Comme le dit Russell dans son Introduction
au Tractatus : « Le monde n’est pas décrit simplement en nommant
tous les objets qu’il contient ; il est également nécessaire de connaître
203
les faits atomiques dont ils sont les constituants » .
Frege, on s’en souvient, rapportait l’interrogation d’existence à la
question de la vérité d’énoncés prédicatifs singuliers : demander s’il
existe des planètes du système solaire, c’est demander si le concept
« planète du système solaire » est satisfait par au moins un objet, c’est-
à-dire si au moins un énoncé de la forme « x est planète du système
solaire » est vrai. Et, pour Frege, cette interrogation d’existence, qui
porte sur des concepts et passe par la vérité de propositions, prime sur
une autre interrogation d’existence, celle qui porte sur les objets – Leo
Sachse existe-t-il ? – et qui ne peut être posée dans le langage sans être
triviale, puisque l’usage même d’un nom propre pour désigner Leo
Sachse rend la question caduque. Et c’est au fond par son caractère non
logique que cette autre interrogation d’existence – interrogation sur ce
que Russell appelle « l’ameublement du monde » – avait été négligée
par Frege. Or, c’est pour une raison similaire que Wittgenstein accorde
une priorité ontologique aux faits par rapport aux choses. Les faits
s’énoncent dans des propositions qui sont vraies ou fausses ; les objets
se donnent dans des actes qui échappent à la question de la vérité. Et
c’est parce que la pensée rationnelle – la pensée qui est responsable à
l’égard du vrai et du faux – passe par les propositions plutôt que par les
noms que, pour Wittgenstein, « le monde est la totalité des faits, non
204
des choses » . C’est donc bien la logique qui impose ici sa loi à
l’ontologie. Certes, l’ordre d’exposition du Tractatus, qui commence par
parler du monde avant de passer à la pensée puis au langage, semble
laisser penser le contraire. Mais force est de constater qu’aucune
justification n’est apportée aux affirmations ontologiques du début du
Tractatus et qu’elles ne font donc qu’exprimer l’ontologie qui se
dégage, par la suite, de l’analyse logique frégéo-russellienne et de leur
idéo-graphie.
Que les états de choses soient les éléments du monde et qu’ils ne soient
pas eux-mêmes décomposables en d’autres entités plus simples, comme
par exemple les choses, telle est donc une des deux thèses majeures de
l’atomisme logique.
L’autre thèse est celle de la vérifonctionalité généralisée des
propositions du langage idéal : les conditions de vérité des propositions
complexes sont purement et simplement fonction des conditions de vérité
des propositions élémentaires qui interviennent en elles. Ainsi, la vérité de
la proposition complexe « Il pleut en ce moment sur Londres et sur
Paris » dépend entièrement de la vérité des propositions élémentaires
« Il pleut en ce moment sur Londres » et « Il pleut en ce moment sur
Paris » ; et la loi de cette dépendance est fixée par une fonction de
vérité que traduit la « table de vérité » de la conjonction :

p q p∧q
V V V
V F F
F V F
F F F
Si les deux propositions élémentaires sont vraies, la proposition
complexe est vraie.
Si la première des deux propositions est vraie et la seconde fausse, la
proposition complexe est fausse.
Si la première des deux propositions est fausse et la seconde vraie, la
proposition complexe est fausse.
Si les deux propositions élémentaires sont fausses, la proposition
complexe est fausse.

De même, la vérité de la proposition complexe « Il pleut en ce


moment sur Londres ou sur Paris » est fonction de la vérité des deux
propositions élémentaires. Mais bien sûr la loi de dépendance qui
caractérise la disjonction est différente de celle qui caractérise la
conjonction :

p q pvq
V V V
V F V
F V V
F F F
Si les deux propositions élémentaires sont vraies, la proposition
complexe est vraie.
Si la première des deux propositions est vraie et la seconde fausse, la
proposition complexe est vraie.
Si la première des deux propositions est fausse et la seconde vraie, la
proposition complexe est vraie.
Si les deux propositions élémentaires sont fausses, la proposition
complexe est fausse.
On voit donc que la spécificité d’un connecteur logique
vérifonctionnel, c’est de constituer des propositions complexes dont les
conditions de vérité sont entièrement fonction des conditions de vérité
des propositions élémentaires qui les composent. Et puisque le sens
d’une proposition s’identifie à ses conditions de vérité, cela veut dire
que le sens de la proposition complexe est entièrement fonction du sens
des propositions élémentaires. Le passage des propositions élémentaires
à la proposition complexe n’implique donc l’intervention d’aucun sens
nouveau, si ce n’est la loi de dépendance vérifonctionnelle qu’exprime
la table de vérité du connecteur logique. Dans un tel contexte
vérifonctionnel, il n’y a donc pas d’authentique « synthèse » au sens
kantien de l’apparition d’un sens nouveau par la mise en relation des
données élémentaires ; le sens de la proposition complexe est
entièrement réductible par analyse logique au sens des propositions
élémentaires qui la composent.
Or, la thèse wittgensteinienne de vérifonctionalité généralisée, c’est
que toute proposition complexe est « fonction de vérité des
205
propositions élémentaires » . Donc toutes les pensées
propositionnelles complexes sont logiquement analysables en pensées
propositionnelles élémentaires ; la pensée tout entière se dissout
logiquement en ses atomes propositionnels. Pour le dire autrement, on
peut, par des fonctions de vérité, composer toutes les pensées
propositionnelles complexes à partir des propositions élémentaires :
« À supposer que toutes les propositions élémentaires me soient
données, on peut alors simplement demander : quelles propositions
puis-je former à partir d’elles ? Et la réponse est : toutes les
206
propositions, ainsi se trouvent-elles délimitées » . On peut en effet
combiner les fonctions de vérité les plus simples de multiples façons de
manière à constituer une multitude d’articulations logiques
vérifonctionnelles entre propositions et donc une multitude de
propositions complexes nouvelles, mais toutes restent précisément
analysables en leurs atomes, les propositions élémentaires : « Toutes
les propositions sont les résultats d’opérations de vérité sur des
207
propositions élémentaires » .
Et puisque toutes les pensées propositionnelles complexes du champ
de la pensée – et, corrélativement, toutes les propositions complexes
du champ du langage – sont constituées à partir des propositions
élémentaires par des fonctions de vérité, elles ne peuvent avoir entre
elles que des liens logiques et eux-mêmes vérifonctionnels. Ainsi,
quelles que soient les propositions élémentaires p et q, la proposition
complexe conjonctive « p ∧ q » entretient des relations logiques avec
la proposition complexe disjonctive « p v q », à savoir notamment que
lorsque la première est vraie, la seconde est nécessairement vraie, donc
que l’une implique l’autre. Ces relations, dit Wittgenstein, sont des
« relations internes » (5.2), c’est-à-dire qu’elles sont nécessaires et liées
aux fonctions de vérité mêmes qui les constituent l’une et l’autre. Il ne
s’agit pas de relations contingentes et qui dépendraient elles-mêmes du
monde.
Par contre, les propositions élémentaires n’entretiennent les unes
avec les autres aucune relation vérifonctionnelle, sans quoi elles ne
seraient pas élémentaires mais pourraient être constituées les unes à
208
partir des autres par des fonctions de vérité . Que les propositions
élémentaires soient logiquement indépendantes les unes des autres, c’est
là aussi une thèse majeure de l’atomisme logique. Le schéma global qui
se dégage de l’atomisme logique est donc le suivant : de l’ensemble des
pensées propositionnelles élémentaires indépendantes résultent toutes
les pensées propositionnelles complexes par des combinaisons de sens
vérifonctionnelles, c’est-à-dire purement logiques. La « matière » de la
pensée est faite de propositions élémentaires et sa forme combinatoire
est entièrement logique.
Or, en vertu du triple isomorphisme, ce schéma se reporte non
seulement dans le champ du langage idéal, mais aussi dans le champ
du monde. En ontologie, il faut en effet également supposer que les
faits complexes (Tatsache) sont entièrement décomposables par
l’analyse logique en faits élémentaires ou « états de choses »
(Sachverhalt). Ces états de choses sont logiquement indépendants les
uns des autres, de telle manière que « Quelque chose peut isolément
209
avoir lieu ou ne pas avoir lieu, et tout le reste demeurer inchangé » .
Cette indépendance mutuelle des états de choses implique qu’aucune
inférence déductive n’est possible de l’un à l’autre : « On ne peut en
aucune manière déduire de la subsistance d’une situation quelconque
210
la subsistance d’une autre situation totalement différente » . En
particulier, poursuit Wittgenstein, il n’y a pas « de lien causal qui
211
justifierait une telle déduction » . Pure et simple conséquence de
l’indépendance logique des pensées propositionnelles élémentaires,
l’indépendance ontologique des états de choses exclut la possibilité
qu’existent entre les états de choses des liens causaux qui les lient
intrinsèquement les uns aux autres. Si des inférences déductives sont
possibles, elles ne peuvent avoir lieu qu’entre des faits complexes
(Tatsache) – correspondants ontologiques des pensées
propositionnelles complexes – et ce en vertu des relations internes qui
lient ces faits complexes de par leur dépendance vérifonctionnelle à
l’égard d’états de choses élémentaires communs.
Il n’y a au fond dans le monde rien d’autre que des états de choses
élémentaires. Tous les faits complexes du monde ne sont que des
dérivés logiques de ces atomes ontologiques : « Le monde est
complètement décrit par la donnée de toutes les propositions
élémentaires, plus la donnée de celles qui sont vraies et de celles qui
212
sont fausses » . Or, cela veut également dire que les articulations
logiques elles-mêmes n’ont aucune valeur ontologique. Il n’y a pas, dit
213
Wittgenstein, d’« objets logiques » . Entre l’état de choses « Il pleut
actuellement sur Paris » et le fait plus complexe « Il ne pleut pas
actuellement sur Paris », fait complexe qui est entièrement fonction de
l’état de choses précité, il n’y a l’intervention d’aucune nouvelle entité
ontologique : « Que les signes “p” et “~p” puissent dire la même chose
est important. Car cela montre que, dans la réalité, rien ne correspond
au signe “~”. […] Les propositions “p” et “~p” ont un sens opposé,
214
mais il leur correspond une seule et même réalité » . Le monde se
réduit donc à sa « matière », à savoir l’ensemble des états de choses qui
subsistent. Quant à la forme du monde, elle est intégralement logique
et non réelle : « Il est évident que v, ⊃, etc., ne sont pas des relations
au sens de : à droite, à gauche, etc. La possibilité des définitions
réciproques des signes logiques “primitifs” de Frege et Russell montre
déjà que ce ne sont pas des signes primitifs, et encore mieux qu’ils ne
215
désignent aucune relation » .
Que la forme (logique) du monde ne soit pas elle-même une partie
du monde, c’est encore et toujours une conséquence de l’atomisme
logique. Et cette thèse, Wittgenstein l’exprime de multiples façons. Une
manière de le dire consiste, comme nous venons de le voir, à affirmer
que la forme logique des faits s’exprime dans l’idéographie par certains
connecteurs logiques ainsi que par les règles même de la syntaxe, mais
que ceux-ci n’ont pas eux-mêmes de « contenu », qu’ils ne représentent
rien de particulier dans le monde : « La possibilité de la proposition
repose sur le principe de la position de signes comme représentants des
objets. Ma pensée fondamentale est que les “constantes logiques” ne
sont les représentants de rien. Que la logique des faits ne peut elle-
216
même avoir de représentant » .
Une autre manière de le dire consiste à affirmer que les lois logiques
ne disent rien de la réalité du monde. En effet, toute proposition
(complexe) de la forme « p v ~p » – par exemple, « Il pleut ou il ne
pleut pas actuellement sur Paris » – sera nécessairement vraie quelle
que soit la valeur de vérité de p. Mais, dit Wittgenstein, cela veut
également dire que la vérité de cette proposition complexe ne dépend
plus vraiment des conditions de vérité de la proposition élémentaire
« p » et donc qu’elle ne dépend plus non plus de l’état du monde. Étant
nécessairement vrai, cet énoncé complexe n’a pas à proprement parler
de conditions de vérité dans le monde, et il ne peut donc prétendre
représenter le monde. Contrairement aux authentiques propositions,
cet énoncé ne dit pas ce qui a lieu quand il est vrai. Qu’il soit vrai
qu’« Il pleut ou il ne pleut pas actuellement sur Paris », cela ne nous dit
en fait rien sur l’état du monde ; de même d’ailleurs que ne nous dit
rien sur l’état du monde le fait que soit faux l’énoncé « Il pleut et il ne
pleut pas actuellement sur Paris ».
Les tautologies et les contradictions ne disent rien sur le monde. Le
passage du Tractatus est célèbre :
« Parmi les groupes possibles de conditions de vérité, il existe deux cas
extrêmes. Dans l’un d’eux, la proposition est vraie pour toutes les
possibilités de vérité des propositions élémentaires. Nous disons que les
conditions de vérité sont tautologiques. Dans le second cas, la proposition
est fausse pour toutes les possibilités de vérité : les conditions de vérité sont
contradictoires. Dans le premier cas, nous appelons la proposition
tautologie, dans le second cas contradiction. La proposition montre ce
qu’elle dit, la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien.
La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est
inconditionnellement vraie ; et la contradiction n’est vraie sous aucune
condition. La tautologie et la contradiction sont vides de sens. […] La
tautologie et la contradiction ne sont pas des images de la réalité. Elles ne
figurent aucune situation possible. Car celle-là permet toute situation
possible, celle-ci aucune. Dans la tautologie les conditions de l’accord avec
le monde – les relations de figuration – s’annulent mutuellement, de sorte
217
qu’elles n’entretiennent aucune relation de figuration avec la réalité » .
Puisque les lois logiques sont des tautologies, elles ne disent rien et
n’ont donc aucun contenu propre. Pour Wittgenstein, une erreur
majeure serait de penser que les lois logiques décrivent la forme logique
du monde – les articulations logiques entre les faits – de la même
manière que les propositions factuelles décrivent la matière du
monde – les faits eux-mêmes : « Les propositions de la logique sont des
tautologies. Les propositions de la logique ne disent donc rien. (Ce sont
les propositions analytiques). Les théories qui font apparaître une
proposition de la logique comme ayant un contenu sont toujours
218
fausses » . En fait, la forme logique du monde, ce n’est pas quelque
chose que les lois logiques disent, mais plutôt quelque chose qu’elles
montrent par le fait même d’être des tautologies, c’est-à-dire par le fait
d’être inconditionnellement vraies : « Que les propositions de la
logique soient des tautologies montre les propriétés formelles –
219
logiques – de la langue, du monde » . Les lois logiques « figurent
220
l’échafaudage du monde ; elles ne traitent de rien » .
À cet égard, c’est aussi et peut-être surtout à Frege que Wittgenstein
adresse ses critiques. Pour l’auteur de l’Idéographie, le fait que la
logique soit un langage en même temps qu’un calcul implique que les
lois logiques fondamentales soient elles-mêmes des propositions
énonçant des vérités, bien que des vérités particulières puisqu’elles
portent sur les structures logiques du monde et qu’elles sont
nécessaires. La logique était, pour Frege, une théorie, qui part de
propositions énonçant des vérités nécessaires immédiatement évidentes
et qui, par des règles d’inférence immédiatement évidentes, en déduit
d’autres vérités nécessaires. Pour Wittgenstein, par contre, c’est le fait
même d’être une tautologie qui fait d’une proposition une loi logique.
Les lois logiques ne sont pas l’énonciation symbolique de vérités
nécessaires ; ce sont des formules que les contraintes du système
221
symbolique lui-même rendent tautologiques . Les tautologies sont de
purs produits du système formel ; et c’est pourquoi elles ne peuvent
prétendre dire la forme du monde – par leur « contenu » –, mais
seulement la montrer – par leur statut même de tautologie dans le
système. « Que par exemple les propositions “p” et “~p” dans la
connexion “~(p ∧ ~p)” engendrent une tautologie montre qu’elles se
contredisent l’une l’autre. Que les propositions “p ⊃ q”, “p” et “q” liées
sous la forme : “[(p ⊃ q) ∧ p] ⊃ q” engendrent une tautologie
montre que q suit de p et de p ⊃ q. Que “(∀x) Fx ⊃ Fa” soit une
222
tautologie montre que Fa suit de (∀x) Fx, etc. » .
Par leur statut même de tautologie, les lois logiques et les règles
d’inférence manifestent la forme logique du monde ; et à cet égard, il
n’y a pas, contrairement à ce que pensait Frege, de loi logique ni de
règle d’inférence plus fondamentale qu’une autre :
« On peut toujours concevoir la logique de telle sorte que chaque
proposition soit sa propre démonstration. Toutes les propositions de la
logique ont une égale légitimité, il n’y a pas parmi elles de lois
fondamentales essentielles et de propositions dérivées. Chaque tautologie
montre par elle-même qu’elle est une tautologie. Il est clair que le nombre
des “lois logiques fondamentales” est arbitraire, car on pourrait dériver la
logique d’une seule loi fondamentale, par exemple en prenant le produit
logique des lois fondamentales de Frege. (Frege dirait peut-être que cette
loi fondamentale ne serait plus alors immédiatement évidente. Mais il est
remarquable qu’un penseur aussi rigoureux que Frege ait fait appel au
degré d’évidence comme critère de la proposition logique). La logique n’est
223
pas une théorie, mais une image qui reflète le monde » .
En fait, ce sont les contraintes formelles mêmes du système
symbolique – du « langage » – qui reflètent la logique du monde. Elles
la reflètent, mais elles ne l’énoncent pas. C’est parce qu’il a la même
forme que le monde que le langage idéal peut prétendre représenter le
monde, mais cette forme commune, qui rend possible la
représentation, n’est pas elle-même représentée. Une image, dit
Wittgenstein, « peut représenter toute réalité dont elle a la forme.
L’image spatiale tout ce qui est spatial, l’image en couleur tout ce qui
est coloré, etc. Mais sa forme de représentation, l’image ne peut la
224
représenter ; elle la montre » . Et ce qui vaut pour toute image vaut
en particulier pour l’image logique qu’est la pensée propositionnelle :
« La proposition peut figurer la totalité de la réalité, mais elle ne peut
figurer ce qu’elle doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir figurer
celle-ci : la forme logique. Pour pouvoir figurer la forme logique, il faudrait
que nous puissions, avec la proposition, nous placer en dehors de la
logique, c’est-à-dire en dehors du monde. La proposition ne peut figurer la
forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, celle-ci
ne peut le figurer. Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par elle
l’exprimer. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle
225
l’indique » .
L’idéographie doit donc faire apparaître la forme logique du monde
dans sa structure même, c’est-à-dire sa syntaxe. Et, lorsque c’est le cas, il
n’est plus nécessaire de dire cette forme : « Il en résulte que nous
pourrions aussi bien nous passer des propositions logiques, puisque,
dans une notation convenable, nous pouvons déjà reconnaître les
propriétés formelles des propositions à la seule inspection de celles-
226
ci » .

3. LES LIMITES DU LANGAGE


Tout ce qui vient d’être dit apporte un important éclairage sur les
propos par lesquels le Tractatus s’achève, aphorismes largement
commentés tels que « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le
227
silence » ou encore « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre,
228
c’est le Mystique » . Lues isolément, ces assertions pourraient
sembler porteuses d’une critique de la rationalité au nom de l’assertion
de l’existence d’une sphère de problèmes et d’enjeux qui échappent à la
pensée rationnelle et au langage de la raison. Or, il semble bien que,
comme nous venons de le montrer, la première et principale « chose »
qui ne puisse être représentée dans la pensée et dite dans le langage,
ce soit en fait la rationalité elle-même. C’est d’abord et avant tout la
forme logique du monde que la pensée ne peut prendre pour contenu et
que le langage ne peut dire, mais que l’une et l’autre peuvent
seulement refléter par leurs propres formes.
Il revient à la syntaxe de l’idéographie d’« exprimer » – ou plutôt
d’exhiber – ce qui ne peut être énoncé dans le langage. Que « les
propositions sont les entités élémentaires du langage », que « la forme
générale d’une proposition consiste en la saturation de fonctions
propositionnelles par des arguments », que « certains énoncés sont
tautologiques et qu’ils ne sont donc pas des authentiques propositions
pourvues de conditions de vérité » : tout cela ne peut pas être dit dans
le langage, mais doit apparaître au niveau du symbolisme même. Loin
de critiquer la rationalité, Wittgenstein semble donc au contraire
défendre un rationalisme radical : en effet, ce qui échappe à la
préoccupation rationnelle pour la vérité et qui ne peut donc se dire
dans les propositions d’un langage, ce sont les principes les plus
229
essentiels de la rationalité elle-même . Et si ceux-ci ne se soumettent
pas à la question du vrai et du faux, c’est tout simplement parce que la
logique n’a de compte à rendre à rien d’autre qu’elle-même. C’est là le
sens de la célèbre formule : « La logique doit prendre soin d’elle-
230
même » .
La rationalité est une forme et non un contenu. Il ne s’agit donc pas,
en logique, d’énoncer des principes dont la vérité nécessaire serait
garantie par quelque évidence que ce soit ; il s’agit plutôt de refléter,
dans la syntaxe d’un langage idéal, les formes rationnelles qui sont tout
à la fois celles de la pensée et du monde, et ce de manière à pouvoir
alors dire dans le langage ce qui peut s’y dire, à savoir non pas la forme
rationnelle du monde mais sa matière factuelle. La conformité logique
du langage idéal ne relève pas elle-même de la vérité à laquelle
prétendent les propositions du langage ; elle est la condition de
possibilité de toute prétention à la vérité. « La logique est
231
transcendantale » .
Vouloir dire dans le langage ce qu’on ne peut que montrer par sa
syntaxe est, pour Wittgenstein, une erreur monumentale. Et, à cet
égard, Frege et Russell eux-mêmes ne sont pas à l’abri de tout
reproche. Ainsi, par exemple, Russell se croit-il obligé de justifier – par
des propositions sur les signes logiques – les contraintes syntaxiques
qu’impose sa théorie des types. En fait, les contraintes syntaxiques d’un
232
langage stratifié en types se suffisent à elles-mêmes . De même,
Russell croit nécessaire d’affirmer, par l’axiome de l’infini, l’existence
d’une infinité d’objets différents dans le monde ; or, cela, c’est ce qu’il
aurait seulement dû montrer en inscrivant un nombre infini de noms
233
dans le lexique de son langage . D’une manière plus générale, la
différence – ou, au contraire, l’identité – entre deux objets n’est pas
quelque chose qui doit se dire, mais quelque chose qui doit se montrer
par l’usage de signes différents – ou, au contraire, d’un même signe :
« J’exprime l’égalité des objets par l’égalité des signes, et non au moyen
d’un signe d’égalité. J’exprime la différence des objets par la différence
234
des signes » . C’est pourquoi une expression telle que « a = a » n’est
qu’une pseudo-proposition ; elle est « triviale » et elle n’a pas vraiment
sa place dans une idéographie correcte. Et l’expression « a = b » n’est
pas davantage recevable, puisque l’identité des objets devrait en
principe être reflétée par l’identité des signes utilisés : « Frege dit que
les deux expressions ont une même signification mais des sens
différents. Mais l’essentiel dans l’équation est qu’elle n’est pas
nécessaire pour montrer que les deux expressions mises en connexion
par les signes d’égalité ont la même signification, car ceci les deux
235
expressions elles-mêmes le font voir » .
Pour Wittgenstein, l’avantage d’une idéographie, c’est précisément
de ne plus devoir dire ce que l’expression symbolique même laisse
parfaitement voir. Les contraintes formelles du langage idéal lui-même
permettent de saisir immédiatement le statut (onto)logique de tout ce
qui est pensé et représenté dans le langage.
« Que quelque chose tombe sous un concept formel comme l’un de ses
objets ne peut être exprimé par une proposition. Mais cela se montre dans
le signe même de cet objet. (Le nom montre qu’il dénote un objet, le chiffre
monte qu’il dénote un nombre, etc.) Les concepts formels ne peuvent,
comme les concepts propres, être présentés au moyen d’une fonction. Car
leurs caractères, les propriétés formelles, ne sont pas exprimés par des
fonctions. L’expression de la propriété formelle est un trait de certains
236
symboles » .
Parce qu’ils relèvent de la « forme » de la pensée, les « concepts
formels » ne sont en fait pas, pour Wittgenstein, d’authentiques
concepts, satisfaits par certains objets et non par d’autres :
« Ainsi le nom variable “x” est le signe propre du pseudo-concept objet.
Chaque fois que le mot “objet” (“chose”, “entité”, etc.) est correctement
employé, il est exprimé dans l’idéographie par le moyen du nom variable.
Par exemple dans la proposition : “Il y a deux objets qui…”, au moyen de
“(∃ x,y)…”. Chaque fois qu’il en est autrement, qu’il est donc utilisé
comme nom de concept propre, naissent des pseudo-propositions
dépourvues de sens. Ainsi ne peut-on dire : “Il y a des objets”, comme on
dit par exemple : “Il y a des livres”. Et encore moins : “Il y a 100 objets” ;
ou “Il y a ℵ0 objets”. Il est dépourvu de sens parler du nombre de tous les
objets. Or, il en est de même pour les mots “complexe”, “fait”, fonction”,
237
“nombre”, etc. » .
Pour Wittgenstein, la confusion des concepts formels et des concepts
238
proprement dits – qui « pénètre toute l’ancienne logique » , mais
encore aussi les travaux de Frege et Russell – est à l’origine
d’énormément de problèmes philosophiques mal posés. On ne peut en
fait se demander si un objet satisfait ou non le concept formel « objet »
comme on se demande s’il satisfait ou non le concept « chat ». Et on ne
peut donc non plus se demander s’il existe des objets comme on se
demande s’il existe des chats. Qu’un objet soit un objet, c’est ce que
montre immédiatement l’usage d’un nom propre pour le désigner dans
le langage ; l’ontologie transparaît dans les contraintes formelles de
l’idéographie. Or, parce qu’elle a voulu prendre les formes
fondamentales de la pensée ou du monde pour thème et non pour
forme de son discours, la philosophie traditionnelle a précisément
commis cette erreur d’avoir fait violence à l’idéographie en considérant
par exemple les concepts formels comme d’authentiques concepts ou
en cherchant à énoncer des vérités profondes sur la forme du monde.
Comme le dit Russell dans sa préface au Tractatus : « La philosophie
et les solutions traditionnelles naissent de l’ignorance des principes de
239
symbolisation et d’un usage erroné du langage » . Mais cet usage
erroné, c’est précisément ce que, par ses contraintes formelles,
l’idéographie doit rendre impossible. Dans ce cas, il ne sera même plus
nécessaire de plaider pour l’évidence de tel ou tel principe formel
comme Frege et Russell se sentaient encore obligés de le faire.
L’idéographie fournit elle-même toutes les intuitions ontologiques
nécessaires, ce qui veut aussi dire qu’à elle seule elle suffit à nous
garantir du non-sens et de l’erreur logique : « Si, de l’évidence dont
Russell a tant parlé, on peut en logique se dispenser, c’est seulement
parce que la langue empêche elle-même toute faute logique. Le
caractère a priori de la logique consiste dans l’impossibilité de rien
240
penser d’illogique » .
On voit donc par là que la simple expression adéquate des
propositions vraies dans le langage idéal remplit déjà l’essentiel du
travail philosophique. L’œuvre du philosophe n’est pas de produire de
nouvelles propositions – les propositions philosophiques – dont le sujet
serait plus profond ou plus fondamental que la plupart des
propositions quotidiennes ; c’est seulement de rendre claires les
propositions quotidiennes en les reformulant dans l’idéographie et en
révélant par là même leur forme logique et leur articulation
ontologique :
« Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La
philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre
philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. Le résultat de
la philosophie n’est pas de produire des “propositions philosophiques”, mais
de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et
nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire,
241
troubles et confuses » .

En clarifiant ainsi les énoncés du discours, l’analyse logique permet


simultanément de dissoudre certains « grands » problèmes
philosophiques en montrant leur caractère mal formulé. L’analyse
logique est donc en définitive l’outil critique par excellence de la
philosophie, celui qui permet de séparer les authentiques propositions
qui parlent du monde, des énoncés logiquement mal construits et donc
dépourvus de sens : « La méthode correcte en philosophie consisterait
proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les
propositions des sciences de la nature – quelque chose qui, par
conséquent, n’a rien à faire avec la philosophie –, puis quand quelqu’un
d’autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer
toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une signification
242
à certains signes » . La philosophie, dit encore Wittgenstein, « doit
marquer les frontières du pensable, et partant de l’impensable. Elle doit
délimiter l’impensable de l’intérieur par le moyen du pensable. Elle
signifiera l’indicible en figurant le dicible dans sa clarté. Tout ce qui
peut proprement être pensé peut être exprimé. Tout ce qui se laisse
243
exprimer se laisse exprimer clairement » .
Reste alors le problème de savoir quel est, à cet égard, le statut du
Tractatus logico-philosophicus lui-même. Car, lorsqu’il affirme la triple
isomorphie de la pensée, du langage et du monde, lorsqu’il explicite la
structure atomique de la pensée ou lorsqu’il met en évidence les limites
du langage, Wittgenstein ne produit-il pas lui-même des énoncés
insensés ? Effectivement, c’est bien le cas. Tel est en effet le principal
paradoxe du Tractatus que, en pleine cohérence avec son propre
propos, il condamne in fine comme insensée sa propre entreprise :
« Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me
comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque
par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour
ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces
propositions pour voir correctement le monde. Sur ce dont on ne peut
244
parler, il faut garder le silence » .

4. LA DIVERSITÉ DES JEUX DE LANGAGE ET LEURS


RÈGLES NON LOGIQUES
Mis à part un article publié en 1929 et intitulé « Some remarks on
logical form », Wittgenstein ne fait rien paraître entre le Tractatus
logico-philosophicus et les Recherches philosophiques qui, à titre
posthume, exprimeront sa nouvelle manière de penser, manière de
penser dont la rupture avec celle qui prévalait dans le Tractatus est
telle que Wittgenstein lui-même a demandé qu’on publie autant que
possible ses deux grands ouvrages conjointement pour mieux en faire
apparaître les profondes divergences. Dans les Recherches, plusieurs des
thèses les plus centrales du Tractatus et le projet même d’une
idéographie sont en effet sévèrement contestés, Wittgenstein donnant
d’ailleurs une certaine emphase à son changement d’opinion en
adressant ses critiques à « l’auteur du Tractatus logico-philosophicus »
comme s’il s’agissait d’un opposant philosophique.
Toutefois, sans vouloir gommer les incontestables divergences entre
le « premier » et le « second » Wittgenstein, il est sans doute plus
instructif encore de s’intéresser à la profonde continuité du projet
philosophique wittgensteinien sous l’apparente diversité de ses
expressions. Pour ce faire, les textes rédigés par Wittgenstein lors de
son retour à la philosophie à la fin des années 1920 et au début des
années 1930 constituent évidemment un maillon très éclairant. Il s’agit
notamment des Remarques philosophiques (1929-1930) et du « Big
Typescript » dont une version remaniée est connue sous le nom de
Grammaire philosophique (1930-1932), textes qui sont donc
représentatifs de la pensée d’un « Wittgenstein de la transition ». Par
rapport au Tractatus, on y voit apparaître deux modifications majeures.
D’une part, il ne s’agit plus désormais d’envisager l’élaboration d’un
langage idéal, d’une langue de la Raison, mais plutôt d’étudier notre
langage et de distinguer ce qu’il y a en lui d’essentiel et ce qui est en lui
inessentiel à sa fin de représentation. D’autre part, il convient
désormais de reconnaître que les rapports d’inférence entre
propositions – et, corrélativement, les rapports de dépendance entre
états de choses – ne se réduisent pas aux seuls rapports
vérifonctionnels qui avaient été mis en évidence dans le Tractatus ; la
rationalité qui structure tout à la fois la pensée, le langage et le monde
va au-delà de la logique vérifonctionnelle et, contrairement à ce que
soutenait le Tractatus, elle implique des liens nécessaires entre les
propositions élémentaires elles-mêmes par l’intermédiaire de leurs
concepts. Développons ces deux points.
Tout l’intérêt d’une idéographie résidait dans sa capacité à
représenter adéquatement le monde. Mais cela, dit Wittgenstein, notre
langage quotidien le fait déjà très largement malgré certaines
imperfections et certains échecs. Dès lors, plutôt que de construire de
toutes pièces un nouveau langage parfaitement artificiel, mieux vaut
chercher à déterminer en quoi notre langage parvient à représenter
adéquatement le monde et en quoi il y échoue :
« Comme il serait étrange que la logique s’occupe d’un langage “idéal” et
non du nôtre. En effet, que pourrait bien exprimer ce langage idéal ? mais
justement ce que nous exprimons actuellement dans notre langage
habituel ; alors c’est sur celui-ci que la logique doit donc porter son
investigation. […] L’analyse logique est l’analyse de quelque chose que
nous avons, non de quelque chose que nous n’avons pas. Elle est donc
l’analyse des propositions comme elles sont (il serait étrange que la société
humaine ait parlé jusqu’à maintenant sans parvenir à constituer une
245
proposition correcte) » .
Se mettre en quête du langage idéal, ce ne doit au fond être rien
d’autre que de chercher l’essence du langage, c’est-à-dire la forme
qu’ont en commun tous les langages qui représentent adéquatement le
monde. Et c’est en fait cette forme commune qui reflètera alors
l’essence du monde tel qu’il nous apparaît : « Si on fait comme une
description de la classe des langages qui satisfont leur fin, on aura ce
faisant montré ce qu’il y a d’essentiel en eux et donné ainsi une re-
246
présentation immédiate de l’expérience immédiate » . Au début des
Remarques philosophiques, Wittgenstein donne le nom de
247
« phénoménologie » à cette simple description – par opposition à
« explication » – de l’essence du monde telle qu’elle transparaît dans
l’essence de notre langage : « Connaître ce qui est essentiel à notre
langage et ce qui est inessentiel à sa fin de re-présentation – connaître
les parties de notre langage qui sont des roues tournant à vide –, une
telle connaissance aboutit à la construction d’un langage
248
phénoménologique » .
Bien qu’elle ne soit plus guère employée par la suite, cette
expression wittgensteinienne de « langage phénoménologique » traduit
bien le fait que le second Wittgenstein réitère en fait l’ambition du
premier d’aller chercher dans le langage la logique des phénomènes, la
logique du monde tel qu’il nous apparaît. Malgré le renoncement à une
idéographie, c’est encore la pertinence de la démarche analytique en
philosophie qui est revendiquée ; pour Wittgenstein, identifier la
« logique » du langage, c’est toujours en même temps mettre à nu
l’essence du monde. La seule nouveauté, c’est que, pour Wittgenstein
désormais, les formes du monde se reflètent déjà dans le langage
quotidien et non pas exclusivement dans un langage de la Raison qu’il
faudrait au préalable construire : « Je pense », dit Wittgenstein aux
membres du Cercle de Vienne en 1929, « que nous avons une langue,
la langue usuelle. Nous n’avons pas besoin d’inventer d’abord un
nouveau langage ni de construire un symbolisme. Car le langage
courant est déjà la langue, pourvu que nous le libérions des obscurités
qui se cachent en lui. Notre langage est déjà parfaitement en ordre, si
249
toutefois nous sommes au clair avec ce qu’il symbolise » . Bien sûr,
le travail d’analyse du philosophe a toujours pour objectif la
« clarification » et même parfois la « remise en ordre » du discours.
Mais, s’il importe de retrouver dans le langage un certain « ordre » là
où règne la confusion, il ne s’agit pas d’y rétablir l’Ordre – l’ordre idéal
qui serait celui du monde de la Raison, comme chez Platon et Frege –,
mais plus simplement de le remettre en ordre de marche, de faire en
sorte qu’il puisse fonctionner et remplir son rôle, comme le fait
normalement un jeu de langage dans la vie quotidienne : « Nous
voulons établir un ordre dans notre connaissance de l’emploi du
langage : un ordre dans un but déterminé ; un ordre parmi de
250
nombreux autres possibles, et non l’Ordre » .
Il ne faut pas penser l’idéalité ou l’exactitude comme un ordre
parfait qui serait dissimulé sous le fatras linguistique et qu’il faudrait
aller redécouvrir. Il peut être utile, dans certaines circonstances et en
fonction de certains objectifs, de clarifier des expressions du langage
qui sont confuses ou trompeuses ; mais cela ne veut pas dire qu’on vise
à terme le langage parfait. La clarté, l’exactitude sont des buts relatifs
et non absolus : « Selon ma façon de voir, quelque chose ne peut être
confus ou non clair que par référence à quelque chose qui a été établi
251
par nous comme but de la clarté : donc du relatif » . Remettre le
langage en état de marche, ce n’est pas « affiner ou compléter d’une
manière extraordinaire le système de règles qui régissent l’emploi de
252
nos mots » , mais seulement permettre à ces règles de remplir leur
fonction, quelle qu’elle soit. Et ici on voit poindre un élément essentiel
du renoncement au langage idéal. Depuis le Tractatus, en effet,
Wittgenstein a pris conscience de ce fait fondamental que le langage a
plusieurs fonctions et pas seulement celle de décrire comment est le
monde, pas seulement de dire qu’« il en est ainsi ».
253
Contrairement à ce que soutenait le paragraphe 4.5 du Tractatus ,
il existe une multiplicité indéfinie de sortes de phrases ; toutes n’ont
pas le même statut. Certaines servent à décrire le monde, d’autres à
exprimer des émotions ou à témoigner de la sympathie, d’autres encore
à recueillir des informations, à intimer des ordres, à persuader, à
insulter, etc. Car, bien sûr, la grande diversité des « jeux » auxquels,
dans sa plasticité, le langage se prête, est tout simplement le reflet de
la plasticité même de notre vie et de la diversité de ses « formes ».
« Combien existe-t-il de catégories de phrases ? L’assertion, l’interrogation
et l’ordre peut-être ? – Il y en a d’innombrables, il y a d’innombrables
catégories d’emplois différents de tout ce que nous nommons “signes”,
“mots”, “phrases”. Et cette diversité n’est rien de fixe, rien de donné une
fois pour toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nouveaux
jeux de langage (Sprachspiel), pourrions-nous dire, voient le jour, tandis
254
que d’autres vieillissent et tombent dans l’oubli » .

Or, c’est précisément parce qu’elles négligent cette multiplicité


d’usages que la plupart des philosophies du langage – et
corrélativement la plupart des ontologies – sont inadéquates : « Nous
n’avons pas conscience de l’indicible disparité existant entre les jeux de
langage quotidiens, parce que les vêtements de notre langage
255
uniformisent tout » . Le langage, dit Wittgenstein, est un poste
d’aiguillage : ses propositions sont autant de manettes dont l’apparence
globalement similaire cache en fait des fonctions différentes. « La
proposition “Ceci est beau et ceci n’est pas beau” est d’une autre sorte
que, par exemple, “Le soleil se lève”, son mode d’emploi est très
différent. Mais de telles différences, il y en a à foison dans le domaine
256
des propositions » . Le problème, dit Wittgenstein, c’est que le
257
langage tout entier a « résonance propositionnelle (Satzklang) » et
qu’on croit donc à tort qu’il n’a qu’un seul usage, celui d’énoncer des
états de choses : « Le défaut fondamental de la logique de Russell, et
de la mienne également dans le Tractatus, est que ce qu’est une
proposition y est illustré par deux ou trois exemples qui sont des lieux
communs, et est par conséquent présupposé comme compris sur le
258
mode de la généralité » .
De même, bien qu’ils s’alignent les uns à côté des autres comme les
outils sur un établi de menuisier, les mots qui composent ces
propositions sont destinés à des usages aussi divers que peuvent en
avoir les outils du menuisier. Ici encore, les diversités fonctionnelles
peuvent être masquées par la similarité des apparences linguistiques :
bien que tous trois substantifs, les mots « chaise », « justice » et
« désir » répondent en fait à des règles d’usage aussi différentes les
unes des autres qu’un tournevis, un ciseau à bois ou un coin à fendre
malgré certaines parentés de leur aspect. À qui ignore l’usage qui en est
fait dans les divers jeux de langage, tous les mots se ressemblent,
comme se ressemblent encore les différentes lignes tracées sur une
carte d’état major pour qui ne sait rien de leurs fonctions. L’analyse
d’usage, par contre, fait apparaître différents types de mots, régis par
des pratiques très différentes. Et la classification de ces différents types
doit aller bien au-delà de la catégorisation « substantifs, adjectifs,
verbes, adverbes,... », puisqu’aux contraintes syntaxiques s’ajoutent des
impossibilités d’intersubstitution sémantiques :
« Si on nous remontre que le langage peut tout exprimer à l’aide de
substantifs, adjectifs et verbes, il nous faut dire qu’il est alors nécessaire,
dans chaque cas, de distinguer entre des types tout à fait différents de
substantifs, etc., étant donné que des règles grammaticales différentes sont
valables pour eux. Ce qui le montre, c’est qu’il n’est pas permis de les
substituer l’un à l’autre. Par là se montre que leur caractère de substantifs
était seulement du superficiel et que nous avons affaire en réalité à des
alliances de mots tout à fait différentes. Les alliances du mot ne sont
déterminées que par toutes les règles grammaticales qui régissent un mot
et, considéré ainsi, notre langage a une masse de types de mots
259
différents » .
La forme sous laquelle une « signification » est projetée dans le
langage – substantif, verbe, adjectif, proposition complète,... – ne nous
dit en fait pas encore quel est son statut, ni quel rapport elle entretient
avec le signe linguistique qui la représente. Et la logique s’est trop
longtemps contentée d’une analyse grammaticale sommaire et, par là
même, d’une ontologie simpliste : « J’inclinerai à dire : la vieille
logique comporte bien plus de conventions et de physique qu’on ne
l’aurait cru. Si le substantif est le nom d’un corps, si le verbe est par
exemple la désignation d’un mouvement, si l’adjectif sert à la
description de la propriété d’un corps, on voit bien à quel point cette
260
logique est pleine de présupposés » .
Comme Frege et Russell, Wittgenstein oppose à la « grammaire de
surface », qui se laisse leurrer par les analogies linguistiques, une
261
« grammaire profonde » qui puisse fonder une authentique analyse
logique. Comme eux, il affirme notamment que « le schéma sujet-
prédicat sert de projection pour un nombre infini de formes logiques
262
différentes » . Cependant, si l’analyse frégéo-russellienne en termes
d’objets et de fonctions propositionnelles a permis de distinguer, sous
la similarité des apparences linguistiques, des formes logiques aussi
différentes que la simple subsomption d’un objet sous un concept,
l’implication formelle, l’affirmation d’existence ou l’affirmation
d’identité, elle n’a pas encore, pour Wittgenstein, fait suffisamment
droit à la multiplicité des rapports ontologiques effectifs de
subsomption d’objets sous des concepts. Ainsi, bien qu’on dise « Ses
gestes sont vifs » comme on dit « Ses cheveux sont gris », les rapports
de la « propriété » au « substrat » n’ont en fait pas du tout la même
valeur ontologique dans l’un et l’autre cas. Une action n’a pas une
« propriété » (par exemple celle de la rapidité ; ou bien celle de la
263
bonté) comme les cheveux ont une couleur .
De même, les emplois d’un nom, par exemple, sont très divers. Et la
dénomination – le fait pour un nom d’être « attaché comme une
264
étiquette à une chose » – n’est qu’un des jeux de langage, qu’une
des fonctions possibles du nom. Tous les termes que nous appelons
« noms » ne désignent pas un objet de la même manière. « En disant :
“Chaque mot du langage désigne quelque chose”, nous n’avons encore
absolument rien dit, à moins que nous n’ayons expliqué de façon
265
précise quelle distinction nous souhaitons faire » . Au fond, c’est
presque à tort que nous mettons en avant la notion générale de
« nom » : « Nous appelons “nom” des choses très diverses ; le mot
“nom” caractérise de nombreux types d’emplois différents d’un mot qui
sont apparentés les uns aux autres de bien des manières
266
différentes » . On reconnaît là bien sûr une critique frégéo-
russellienne, qui dénonçait l’amalgame que ne peut qu’entraîner la
notion de nom, puisque y cohabitent les noms propres, qui désignent
directement un objet du monde, et les noms communs, c’est-à-dire les
termes conceptuels substantifs, qui ne renvoient à des objets qu’à
travers la délimitation d’extension de concepts. Mais la critique
wittgensteinienne va au-delà de cela ; il s’agit aussi, pour lui, de
montrer la diversité des modes de signification que peuvent revêtir des
noms communs tels que « chaise », « justice », « désir », etc.
Dans une certaine mesure, en laissant croire qu’il n’y a qu’un seul
mode de rapport entre les signes linguistiques et les objets du monde,
la notion même de « signification » obscurcit le fonctionnement du
langage plus qu’elle ne l’éclaire. « Le concept général de la signification
d’un mot recouvre le fonctionnement du langage d’un rideau de brume
267
qui en rend impossible une vision claire » . Lorsqu’il parle de la
signification, Saint Augustin, par exemple, ne décrit qu’un seul jeu de
langage, qu’un système de communication particulier, qui « ne
268
recouvre pas tout ce que nous nommons langage » . C’est dès lors à
montrer le caractère simpliste d’une telle conception de la signification
que seront consacrés les premiers paragraphes des Recherches
philosophiques.
Si, pour le second Wittgenstein, l’analyse logique – idéographique –
frégéo-russellienne ne suffit plus, c’est donc en fait parce qu’il y a une
multiplicité irréductible de jeux de langage, entre lesquels n’existent
que des analogies partielles, des « ressemblances de famille
269
(Familienähnlichkeiten) » , et non une structure idéale commune. Or,
cette diversité des jeux de langage quotidiens, que Wittgenstein oppose
désormais à l’uniformité forcée et trompeuse de l’idéographie, nous
mène à la seconde modification majeure que Wittgenstein imprime à sa
pensée après le Tractatus. Chaque jeu de langage, en effet, se
caractérise par des règles particulières de fonctionnement et d’usage,
par une « grammaire », qui impose au discours des contraintes
supplémentaires à celles qui relèvent de la logique vérifonctionnelle
envisagée dans le Tractatus. Wittgenstein prend en particulier
conscience de ce qu’il y a, entre les propositions d’un jeu de langage,
des rapports nécessaires qui ne concernent pas seulement la forme des
propositions complexes mais aussi le contenu des propositions
élémentaires. Ainsi, la proposition « Le chat est gris » n’est pas
seulement en rapport d’opposition avec sa contradictoire « Le chat n’est
pas gris », mais aussi avec des propositions telles que « Le chat est
blanc » ou « Le chat est noir ». De même en va-t-il des propositions « Le
cendrier est circulaire » et « Le cendrier est triangulaire » ou des
propositions « La table est longue de 2m » et « La table est longue de
3m ». Or, ces rapports d’opposition ne sont pas de pures et simples
contradictions logiques, car ils n’apparaissent pas dans la forme de
l’énoncé (comme entre « p » et « ~p »), mais ils exigent de tenir
compte du sens même de certains des concepts contenus dans la
proposition.
C’est entre les concepts, c’est-à-dire entre des éléments infra-
propositionnels que se jouent ces relations nécessaires. Chaque
détermination conceptuelle – « gris », « circulaire », « long de 2m » – ne
s’oppose pas à une et une seule détermination contradictoire, mais à
toute une série de déterminations qui, appartenant à un même genre,
sont incompatibles entre elles : « gris » avec l’ensemble des autres
couleurs, « circulaire » avec l’ensemble des autres formes spatiales,
« long de 2m » avec l’ensemble des autres mesures de longueur. Or, ce
réseau de relations nécessaires entre des déterminations conceptuelles
implique que les propositions élémentaires « Le chat est gris » et « Le
chat est noir » ne sont pas indifférentes les unes aux autres, mais
qu’elles entretiennent au contraire les unes avec les autres une
« parenté élémentaire », c’est-à-dire des « relations internes ». Il y a
donc bien, dit Wittgenstein, une « construction logique qui marche sans
l’aide des fonctions de vérité (...) En effet, si différents degrés
s’excluent mutuellement, de la présence de l’un suit la non-présence de
l’autre. Alors, c’est que deux propositions élémentaires peuvent se
270
contredire » .
Dans le Tractatus, on s’en souvient, Wittgenstein affirmait que deux
propositions « élémentaires » – propositions qui ne comportent aucune
forme logique – sont toujours indépendantes l’une de l’autre : « Il est
clair que le produit logique de deux propositions élémentaires ne peut
271
être ni une tautologie ni une contradiction » . C’est pourquoi il
rangeait les lois nécessaires des couleurs dans l’ordre de la seule
272
nécessité qu’il connaissait alors, la tautologie . Dès les Remarques
Philosophiques, il revient sur cette conception et conteste que les
principes qui reposent sur les formes logiques soient les seuls à fonder
des inférences :
« Je ne savais pas encore tout cela lorsque j’élaborais mon travail et mon
opinion était alors que tout raisonnement repose sur la forme de la
tautologie. Je n’avais pas vu alors qu’un raisonnement peut aussi avoir la
forme : un homme fait 2 mètres, donc il n’en fait pas 3. Cela est lié à ma
croyance d’alors que les propositions élémentaires devaient nécessairement
être indépendantes ; de l’existence d’un état de choses, on ne pourrait pas
conclure à la non-existence d’un autre. Mais si ma façon actuelle de voir le
système propositionnel est correcte, l’est tout autant la règle selon laquelle
on peut conclure de l’existence d’un état de choses à la non-existence de
273
tous les autres qui sont décrits par le système propositionnel » .

C’est donc un nouveau type de nécessité rationnelle que


Wittgenstein identifie. Des contraintes de rationalité pèsent sur le
système des couleurs ou le système numérique ; et ces contraintes
s’expriment notamment par des interdits syntaxiques ou
« grammaticaux » qui régissent le sens et le contresens. Dès lors, les
notions de « couleur » ou de « nombre » doivent apparaître chacune à
la tête d’un des chapitres de la grammaire. Ce ne sont pas là de simples
concepts empiriques, mais de véritables concepts formels, des
« catégories » qui définissent des types d’être particuliers. Chacune de
ces catégories détermine en effet un groupe de significations de même
« valeur », c’est-à-dire qui peuvent prendre les mêmes places et tenir
les mêmes rôles dans un jeu de langage. « Quand l’enfant apprend
“bleu est une couleur, rouge est une couleur, vert, jaune, tout cela ce
sont des couleurs”, il n’apprend rien de neuf sur les couleurs, mais il
apprend la signification d’une variable dans des propositions comme
“l’image a de belles couleurs”, etc. Une proposition de ce genre donne à
274
l’enfant les valeurs d’une variable » . Et, ici encore, il en va de même
pour le concept formel de « nombre », dont le Tractatus disait déjà :
« Le concept de nombre n’est rien d’autre que ce qu’il y a de commun à
tous les nombres, la forme générale du nombre. Le concept de nombre
275
est le nombre variable » .
Ces variables ont pour caractéristique de ne pouvoir recevoir qu’une
seule détermination à la fois : « deux déterminations de la même
276
espèce (coordonnées) sont impossibles » . Une même dimension,
une même inconnue algébrique ne peuvent avoir à la fois les valeurs 4
et 5 ; un son ne peut être à la fois un sol et un si ; une étendue ne peut
être en même temps rouge et verte. Ce sont là des nécessités régies par
la syntaxe :
« La syntaxe interdit une construction comme “A est vert et A est rouge”.
(On a au premier abord le sentiment qu’il y a là injustice à l’égard de cette
proposition ; comme si cette interdiction la dépouillait partiellement de ses
droits de proposition), mais, pour “A est vert”, la proposition “A est rouge”
n’est pour ainsi dire pas une autre proposition – et c’est là proprement ce
que maintient la syntaxe – mais une autre forme de la même proposition.
La syntaxe regroupe par ce moyen les propositions qui sont une
277
détermination » .

5. GRAMMAIRE PHILOSOPHIQUE ET ONTOLOGIE


Des deux préoccupations nouvelles de Wittgenstein – préoccupation
pour les contraintes de rationalité autres que vérifonctionnelles et
préoccupation pour ces contraintes telles qu’elles œuvrent dans nos
jeux de langage quotidiens eux-mêmes –, naît l’idée d’une nouvelle
« grammaire philosophique », qui s’attache à mettre en évidence une
série de concepts catégoriaux non logiques – comme celui de couleur,
de nombre, de forme spatiale, etc. –, mais aussi à dégager les rapports
nécessaires entre concepts empiriques dans les différents domaines du
langage que ces catégories définissent. Simultanément, seraient ainsi
mises en évidence certaines des formes nécessaires de notre monde ; car
la grammaire philosophique est aussi une ontologie. Et chaque
« chapitre de la grammaire philosophique » livre ainsi un ensemble de
connaissances a priori sur un aspect ou une « région » du monde.
Si donc la grammaire philosophique du second Wittgenstein se
présente comme une réflexion élargie sur les structures de la
rationalité qui organisent tout à la fois la pensée, le langage et le
monde, la question fondamentale qui restait irrésolue dans le
Tractatus, à savoir celle de l’ordre de fondation des structures logique
syntaxique et ontologique, se repose à nouveau. Est-ce l’organisation
structurelle du monde qui dicte à la pensée ses contraintes rationnelles
et au langage ses règles grammaticales ? Ou bien est-ce l’organisation
de la pensée qui impose leurs formes au langage d’une part et au
monde d’autre part ? Ou encore est-ce éventuellement le langage qui
prescrit à la pensée et au monde leurs structures ? Ce questionnement,
qui porte en fait sur les fondements mêmes de la démarche analytique
en philosophie, Wittgenstein l’aborde désormais frontalement et
explicitement.
Contrairement au doute que laissait planer l’ordre d’exposition du
Tractatus, l’hypothèse d’une priorité fondationnelle de l’ontologie sur la
logique et la syntaxe est clairement rejetée par l’auteur des Remarques
philosophiques. Que « la syntaxe ne peut pas être justifiée », telle sera
278
même une des principales thèses du second Wittgenstein . La
grammaire n’est pas dictée par une structure ontologique préalable ;
elle est le fondement de toute signification et de toute représentation
du monde. Bien loin qu’il soit le simple reflet du monde, bien loin que
sa structure copie celle du monde, bien loin que ses termes
reproduisent les éléments du monde, le langage donne plutôt au
monde sa structure et ses limites. « Les conventions de la grammaire ne
tirent pas leur justification d’une description de ce qui est re-présenté.
Toute description de ce genre présuppose déjà les règles de la
279
grammaire » . Les catégories grammaticales ne sont pas la
traduction des différences ontologiques ; c’est au contraire la
280
grammaire qui « dit quelle sorte d’objet » est chaque chose. La
grammaire ne décrit pas, mais exprime l’essence des choses.
C’est à travers le langage que nous classifions les choses et que nous
les pensons, si bien que les règles de la grammaire fixent nos concepts,
déterminent ce qui est concevable et ce qui est insensé, précisent
quelles notions sont compatibles entre elles et lesquelles sont
inconciliables, et par là même nous imposent des certitudes
ontologiques. « Nous sommes habitués à un certain partage des choses.
281
La langue, ou les langues, nous l’ont rendu naturel » . Si un certain
« ordre des choses » s’impose à nous comme évident, ce n’est pas parce
qu’il se donne dans une quelconque intuition intellectuelle, mais parce
qu’il a été institué par des règles de nos jeux de langage : chaque
282
« mouvement grammatical » donne à voir de nouveaux
phénomènes. Et s’il n’y a pas place pour le doute, c’est parce qu’on ne
doute pas d’une règle ; on s’y conforme. « “Mais quand tu as une
certitude, n’est-ce pas simplement parce que tu fermes les yeux devant
283
le doute ?” – Ils sont fermés » .
Que nous jugions nécessaires ou impossibles certaines choses, cela
ne doit pas s’expliquer par l’essence du monde – et, moins encore, par
les propriétés d’un hypothétique monde idéal dont le monde réel ne
serait qu’une instanciation contingente – ; cela se voit simplement dans
les règles de nos jeux de langage. « Que ce soit un non-sens (unsinnig)
de dire d’une couleur qu’elle est une tierce plus haute qu’une autre,
voilà qui ne peut pas être prouvé. Je puis seulement dire : “Qui utilise
ces mots avec la signification que je leur donne ne peut pas associer de
sens à cette combinaison ; si elle a un sens pour lui, c’est qu’il
284
comprend autre chose que moi par ces mots” » . Le langage est un
jeu, c’est-à-dire un ensemble de règles grammaticales, et celles-ci ne
sont conventionnelles que parce qu’elles ne sont pas rendues
inéluctables par la nature des choses. « Pourrais-je décrire la finalité
des conventions grammaticales en disant que je dois les adopter parce
que, disons, les couleurs ont certaines propriétés – dans ce cas ces
conventions seraient superflues puisque alors il me serait possible de
285
dire ce que précisément les conventions excluent » .
D’autres jeux de langage sont possibles, qui délimiteraient d’autres
mondes. Ainsi, on peut parfaitement imaginer des communautés qui,
dans certains domaines, penseraient beaucoup plus précisément que
nous, et emploieraient différents termes là où nous n’en utilisons
qu’un. Des communautés pourraient attacher beaucoup d’importance à
ce dont nous nous désintéressons et se désintéresser de ce qui est
important pour nous. Une telle communauté développerait un autre
système de concepts et une autre vision du monde. « Ce que je veux
dire est qu’une éducation tout autre que la nôtre pourrait aussi être
286
l’assise d’une tout autre conceptualité » . De même, on pourrait
concevoir un jeu de langage de la douleur tout différent du nôtre ; où,
par exemple, seules les blessures intersubjectivement observables
seraient prises en considération. Et, de même encore, la géométrie ou
la théorie des couleurs pourraient, pour des raisons diverses, être très
différentes de ce qu’elles sont.
Ce qui paraît naturel et nécessaire est donc relatif à notre forme de
vie. Paradoxalement, c’est précisément parce qu’elles sont
conventionnelles que nos divisions conceptuelles nous semblent
évidentes : elles sont nécessaires, c’est-à-dire qu’elles sont imposées par
nos formes de vie. Si nous n’en sommes pas conscients, c’est parce
qu’« il n’y a pas de contre-forme opposée à la forme de notre
287
monde » . C’est pourquoi les « expériences de pensée » auxquelles
Wittgenstein se livre sont salutaires ; elles mettent en évidence la
relativité des formes : « Si tu crois que nos concepts sont les bons, sont
ceux qui conviennent à des hommes intelligents, et que quelqu’un qui
en aurait d’autres ne comprendrait par conséquent pas ce que nous
comprenons, imagine alors certains faits généraux de la nature autres
qu’ils ne sont, et d’autres formations conceptuelles que les nôtres te
288
paraîtront naturelles » .
Par ailleurs, en imaginant d’autres mondes possibles, on dégage plus
nettement la forme propre au nôtre. On montre sa structure, c’est-à-
dire les rapports nécessaires entre significations tels qu’ils sont prescrits
par les règles de notre grammaire. Ces expériences de pensée sont
donc un moyen précieux pour conduire les investigations
289
grammaticales et elles constituent l’outil même de la philosophie.
Car étudier la syntaxe, c’est étudier en même temps l’ontologie ; les
règles de grammaire révèlent « l’essence du monde ».
Pour autant, les règles de grammaire ne peuvent prétendre énoncer
ou dire l’essence du monde. À cet égard, elles jouent exactement le
même rôle que les tautologies du Tractatus. Les énoncés nécessaires de
la logique montraient la structure a priori du monde, mais n’étaient pas
pour autant des « propositions » susceptibles d’être vraies ou fausses
selon leur conformité ou non à cette structure a priori qui leur
préexisterait. Or, ce qui vaut pour la logique et les mathématiques vaut
aussi pour d’autres jeux de langage comme celui des touts et des
parties, celui de l’harmonie des sons, celui des couleurs, ou celui des
propriétés mentales. Et si la notion de règle a donc un sens élargi par
rapport à celui de tautologie – puisqu’il ne vaut pas seulement pour les
énoncés vérifonctionnellement nécessaires –, le terme même de
« règle » a aussi et surtout pour avantage de marquer très nettement la
différence par rapport au terme de « proposition » et de signaler son
caractère normatif – ou « transcendantal » – plutôt que descriptif. « Si la
grammaire affirme que vous ne pouvez dire d’un son qu’il est rouge,
cela ne signifie pas que le dire est faux, mais que c’est un non-sens – en
290
d’autres termes, que ce n’est pas le moins du monde un langage » .
Le jeu de langage des couleurs auquel Wittgenstein consacre une
attention particulière et constante va nous permettre d’illustrer les
rapports entre grammaire et ontologie. Wittgenstein, nous l’avons dit,
souligne d’emblée la similitude du statut des lois des couleurs avec les
lois mathématiques : « “Il n’y a pas de vert rougeâtre” est une
proposition de même famille que celles dont nous usons comme
291
d’axiomes en mathématiques » . Dans les deux cas, il s’agit de mettre
en évidence des règles qui régissent le discours : « L’octaèdre des
couleurs est grammaire car il dit que nous pouvons parler d’un bleu
292
tirant sur le rouge mais non d’un vert tirant sur le rouge, etc. » . Dire
que ces énoncés sont des règles, c’est les opposer aux propositions
empiriques. Il ne s’agit en effet en aucun cas de propositions décrivant
les rapports observés entre des couleurs réelles. « Nous avons un
système des couleurs comme nous avons un système des nombres. Ces
systèmes tiennent-ils à notre nature, ou à la nature des choses ? Lequel
faut-il dire ? – Ils ne tiennent pas à la nature des nombres ou des
293
couleurs » . Affirmer avec l’octaèdre des couleurs que le vert est à
équidistance du bleu et du jaune, ce n’est pas constater, mais prescrire
294
la « nature des choses » . Bien plus, dire que le rouge existe, ce n’est
295
rien d’autre que reconnaître au mot « rouge » une signification . Et,
pour que je puisse observer le rouge, le système des couleurs tout
entier doit déjà être installé : « Le rouge est quelque chose de
spécifique ; mais c’est ce que nous ne voyons pas quand nous
regardons quelque chose de rouge. Nous y voyons les phénomènes que
296
nous délimitons par le jeu de langage avec le mot “rouge” » .
Les lois des couleurs n’ont pas pour objet de décrire certains
phénomènes réels, mais d’énoncer les possibilités de toute description.
Il ne s’agit donc pas de faire une science expérimentale des couleurs ;
toute science expérimentale présuppose plutôt déjà les lois d’essence
des couleurs. Et c’est en ce sens que Wittgenstein pouvait parler de
« phénoménologie » : « La phénoménologie (Phänomenologie) n’établit
que les possibilités. Alors la phénoménologie serait donc la grammaire
de la description de ces faits sur lesquels la physique construit ses
théories. Expliquer est plus que décrire. Mais toute explication contient
297
une description » . Notons que ces lois « phénoménologiques » des
couleurs ne sont pas non plus des propositions « psychologiques »
reliant les possibilités d’apparition et de coexistence de couleurs à la
nature de l’appareil psychique humain. L’octaèdre des couleurs, dit
Wittgenstein, est une « représentation grammaticale, non
298
psychologique » .
Ici encore, c’est en imaginant d’autres mondes, qu’on dégage – par
« l’absurde » – tout à la fois notre propre système des couleurs et son
caractère conventionnel.
« Dans un monde autre, les couleurs pourraient jouer un autre rôle que
dans le nôtre. Imagine différents cas. (1) Certaines couleurs liées à
certaines formes. Le rouge circulaire, le vert quadrangulaire, etc. (2) Les
couleurs ne peuvent être produites. On ne peut colorer les choses. (3) Telle
couleur toujours liée à une odeur désagréable ou à un poison. (4) Le
daltonisme beaucoup plus fréquent que chez nous. (5) Différentes nuances
de gris sont chose fréquente ; toutes les autres couleurs extrêmement rares.
(6) Nous pouvons reproduire de mémoire un grand nombre de nuances de
couleur. Si notre système de numération est lié au nombre de nos doigts,
pourquoi notre système de couleur ne serait-il pas lié à la façon particulière
dont les couleurs apparaissent ? (7) Une couleur apparaît toujours dans un
passage graduel vers une autre couleur. (8) Les couleurs apparaissent
299
toujours dans l’ordre de l’arc-en-ciel » .
Le système des couleurs est un instrument ; il est davantage de
l’ordre de l’utilité que de la vérité. Dès lors, si nos formes de vie étaient
différentes, il est probable que les règles des couleurs seraient elles
aussi sensiblement différentes.
Or, cela nous mène au fondement ultime des règles grammaticales
et, corrélativement, des lois de la rationalité et des structures
ontologiques. Car, pour être conventionnelles – et non directement
prescrites par le monde –, les règles des jeux de langage ne sont pas
pour autant parfaitement arbitraires. Elles sont en effet directement
ancrées dans des pratiques quotidiennes de donation de sens. Les jeux
de langage, en effet, s’inscrivent dans des « formes de vie », où ils
tiennent un rôle utilitaire. « Le langage est un instrument. Ses concepts
300
sont des instruments » . Et dès lors qu’ils sont des outils, leur usage
leur impose certaines contraintes quant à leur forme.
Comme les actions, les paroles satisfont des besoins, agissent sur
autrui et changent le monde. Et de la même façon que tous les actes ne
conviennent pas à toutes les situations, toutes les paroles ne sont pas
adaptées à toutes les circonstances : elles n’ont parfois aucun effet sur
le monde ou ont des effets non désirés. Paroles et choses sont, comme
301
le dit Wittgenstein, « dans le même espace » . Les hommes
échangent des paroles comme ils échangent des biens et ces « dons
linguistiques » sont d’autant plus pertinents qu’autrui peut en tirer
profit. « Oui, il faut toujours te poser cette question : Quelle
information de telles propositions apportent-elles à celui à qui tu
302
t’adresses ? Ce qui veut dire : quel usage peut-il en faire ? » .
Or, que chacun puisse tirer profit des paroles des autres, cela
suppose d’abord que tous utilisent les mêmes mots de la même
manière. Pour qu’il y ait règle, il faut une certaine régularité des
pratiques linguistiques. « Si la règle devenait l’exception et l’exception la
règle, ou si elles devenaient toutes deux des phénomènes de fréquence
à peu près identique, nos jeux de langage normaux perdraient leur
303
intérêt » . Il n’y aurait tout simplement pas de règles s’il n’y avait pas
de pratiques habituelles communes, non pas qu’il faille un large
consensus pour qu’un concept soit adopté – ce que soutiendrait un
conventionnalisme pur et dur –, mais, plus fondamentalement, qu’il
faille une tendance générale à se comporter de telle ou telle façon, à
dire telle ou telle chose, pour qu’il y ait même un concept : « “Si, d’une
façon générale, les hommes ne s’accordaient pas sur la couleur des
choses, et que ces désaccords ne fussent pas exceptionnels, notre
concept de couleur ne pourrait pas exister.” Non ; ce concept
304
n’existerait pas » .
Par ailleurs, ces pratiques elles-mêmes ne sont « régulières » que
parce qu’elles sont utiles au sein de nos formes de vie. C’est l’héritage
pragmatiste de Wittgenstein. En fait, les « formes de vie » – les
manières de fonctionner dans le monde – sont le donné contingent
dont jaillissent les pratiques langagières et par la même le sens :
« Au lieu de l’inanalysable, du spécifique, de l’indéfinissable, un fait : le fait
que nous agissons de telle et telle manière, que, par exemple, nous
punissons certaines actions, que nous établissons un état de fait de telle et
telle manière, que nous donnons des ordres, que nous faisons un rapport,
décrivons des couleurs, nous intéressons aux sentiments des autres. Ce qu’il
faut y ajouter, le donné – pourrait-on dire – serait les faits de la vie, les
305
formes de vie (Lebensformen) » .

Lorsque nous imaginons d’autres communautés qui fonctionneraient


différemment de la nôtre, qui n’attacheraient pas de l’importance aux
mêmes choses que nous, qui auraient d’autres pratiques, qui
développeraient d’autres jeux de langage et se représenteraient donc le
monde autrement, nous imaginons d’autres formes de vie.
Or, si le climat sur Terre était constant, si l’œil humain ne pouvait
distinguer différentes couleurs, si nous n’attachions aucune importance
à porter assistance et soin à autrui, la grammaire des langages humains
serait probablement très différente, dans la mesure où les hommes
n’auraient aucun usage de pans entiers de leurs langages actuels.
« Imagine que j’arrive dans un pays où les couleurs des choses, dirais-je,
changeraient continuellement (à cause de quelque particularité de
l’atmosphère, par exemple). Les habitants de ce pays ne voient jamais de
couleurs constantes. Leur herbe est tantôt verte, tantôt rouge, etc. Ces gens
pourraient-ils apprendre à leurs enfants les termes de couleurs ? – Mais
d’abord, il pourrait se faire que les termes de couleur fassent défaut dans
leur langue. Ce que peut-être, si nous nous en apercevions, nous pourrions
expliquer par le fait que de tels termes auraient trop peu d’emploi pour
306
constituer certains jeux de langage, voire pas d’emploi du tout » .
Insistons sur le fait qu’il n’est pas question pour la philosophie de
s’intéresser aux causes des jeux du langage, à ce qui détermine
l’adoption de telle ou telle règle ; la philosophie doit seulement décrire
l’usage et ainsi identifier le sens :
« Si la formation des concepts peut s’expliquer par des faits naturels, ne
devrions-nous pas nous intéresser, plutôt qu’à la grammaire, à ce qui est
son fondement dans la nature ? – Sans doute manifesterons-nous aussi de
l’intérêt pour la correspondance entre les concepts et certains faits naturels
très généraux. (Il s’agit de faits qui, en raison de leur généralité, ne
retiennent le plus souvent pas notre attention.) Mais notre intérêt ne nous
porte pas à remonter aux causes possibles de la formation des concepts.
Nous ne faisons pas de science naturelle, et pas davantage d’histoire
naturelle – puisque nous pouvons aussi inventer, pour nos propres buts,
307
quelque chose comme une histoire naturelle » .
À cet égard, Wittgenstein maintient l’antipsychologisme hérité de
Frege.
D’une certaine façon, les jeux de langage – et les systèmes
conceptuels qu’ils déploient – sont bien contraints par la structure
factuelle du monde, non pas qu’ils la copient nécessairement, mais bien
que l’activité linguistique est une des facettes du rapport des hommes
au monde. « Tout se passe donc comme si nos concepts, comme si
l’usage que nous faisons des mots, étai(en)t conditionné(s) par un
dispositif factuel […] Le problème qui nous met ici au rouet est
identique à celui que pose la réflexion suivante : “Les hommes ne
pourraient apprendre à compter si tous les objets qui les entourent
étaient entraînés dans un mouvement d’apparition et de disparition
308
trop rapide” » .
En définitive, cela n’a tout simplement pas de sens de demander ce
qui du langage ou du sens est le premier. « Elle renaît sans cesse, la
tentative de délimiter le monde dans le langage et de l’y mettre en
évidence – mais cela ne va pas. Le monde va de soi, ce qui s’exprime
justement en ceci que le langage n’a que lui – et ne peut avoir que lui –
309
pour référence » . Si le monde était différent, les formes de vie et
donc les jeux de langage seraient différents ; et si les jeux de langage
étaient différents, le monde serait perçu différemment. « Le thème et le
langage interagissent (Das Thema ist in Wechselwirkung mit der
310
Sprache) » .

6. LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION
Que le langage soit avant tout pratique dans une forme de vie, c’est
ce qui explique qu’un jeu de langage partiellement indéterminé puisse
néanmoins fonctionner. Le fait que certaines règles de la grammaire ne
soient pas complètement précisées et que l’usage de certains termes ne
soit pas parfaitement délimité n’empêche pas que le jeu soit praticable
dans de nombreuses autres circonstances ; pas plus qu’un peu
d’incertitude dans les recommandations quant à l’usage du marteau
dans certaines circonstances particulières – peut-il servir à casser telle
ou telle roche ? – ne fait obstacle à son utilisation quotidienne. « “Cette
loi n’a pas été édictée en prévision de cas de ce genre”. Est-elle pour
311
autant dénuée de sens ? » . Bien au contraire ; que la grammaire ne
prescrive pas tout, qu’elle laisse des libertés dans l’usage, c’est même
une des conditions de son utilité : un ensemble d’outils n’est salutaire
que s’il permet certaines innovations et permet notamment de faire
face à certaines situations imprévues. La grammaire doit donner au
312
langage « le degré de liberté nécessaire » . Pour qu’un langage
« fonctionne », pour qu’il ait prise sur le monde, il faut des
313
inexactitudes, des « aspérités », du « frottement » .
Régi par des règles, le langage s’assimile à un jeu, mais c’est un jeu
tel qu’il évolue constamment, que de nouvelles règles s’ajoutent, que
d’autres se précisent, que certaines sont abandonnées :
« L’analogie du langage et du jeu ne nous apporte-t-elle donc pas quelque
lumière ? Nous pouvons très bien imaginer des gens qui s’amusent avec un
ballon dans un pré. Ils commencent à jouer à différents jeux existants ; il y
en a certains qu’ils ne mènent pas à terme, et dans l’intervalle, ils lancent le
ballon en l’air au hasard, et pour s’amuser, ils se pourchassent avec le
ballon, s’en servent comme d’un projectile, etc. Après quoi quelqu’un
déclare : Ces gens-là jouent sans interruption à un jeu de ballon, et donc, à
chaque lancer, ils suivent des règles déterminées. Et n’y a-t-il pas aussi le
cas où nous jouons et “make up the rules as we go along” ? Et également
314
celui où nous les modifions – as we go along » .
Que les jeux de langage évoluent, cela s’explique précisément par le
fait qu’ils sont des instruments et qu’ils doivent donc s’adapter aux
modifications de l’environnement et aux nouveaux buts à satisfaire.
Il ne peut, avions-nous dit, y avoir de règles et donc de sens
315
déterminés que « là où la vie suit un cours régulier » . Toutefois, les
formes de vie dont sont issues les règles sont elles-mêmes fluctuantes
et seulement plus ou moins régulières. « L’arrière-plan, c’est tout le
train-train d’une vie. Et notre concept caractérise un certain élément de
ce train-train. Et déjà le concept de “train-train” entraîne
l’indéterminité. Car ce n’est que par une répétition constante que se
produit un “train-train”. Et une “répétition constante” n’a pas de
316
commencement déterminé » . Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que
les règles de nos jeux de langage soient imprécises et évolutives.
On voit donc en quoi l’idée même d’un langage idéal – d’une
idéographie – dont la structure serait définie une fois pour toutes et les
concepts parfaitement déterminés apparaît désormais à Wittgenstein
comme un projet totalement chimérique. La rationalité qui s’exprime
dans le langage ne peut en effet s’envisager en dehors d’une double
perspective génétique et pragmatique ; un jeu de langage a toujours
une histoire et une ou plusieurs fonctions dans des formes de vie.
L’idée même de signification ne peut être détachée des pratiques
quotidiennes et de leurs régularités. Dire que le sens d’une expression
réside dans des contextes d’utilisation, c’est dire qu’il est lié à des
pratiques, à des formes de vie, dans lesquelles il tient une fonction
particulière. Identifier sens et usage, c’est rapporter la signification aux
projets, aux desseins qu’elle sert. « Demande-toi : à quelle occasion,
dans quel but disons-nous cela ? Quelles manières d’agir accompagnent
ces paroles ? (Pense à l’acte de saluer !) Dans quelles scènes emploie-t-
317
on ces manières d’agir, et à quelle fin ? » .
En dernière analyse, le sens de la proposition est sa « finalité », c’est-
à-dire le rôle qu’elle joue dans le jeu de langage et, par là, la place
qu’elle occupe dans la forme de vie. Or, ce rôle s’évalue dans les
contextes d’utilisation de cette proposition, ainsi que dans les
procédures qui président à la vérification de la légitimité de cette
assertion : « Ce que l’on regarde comme le fondement d’une
318
affirmation constitue le sens de cette affirmation » . Déterminer le
sens de la proposition « Il pleut », ce n’est rien d’autre que répondre
aux questions : Dans quels contextes dit-on « Il pleut » ? Et comment
vérifie-t-on éventuellement l’exactitude ou plus généralement la
pertinence de cette affirmation ? À cet égard, l’identification du sens
d’une proposition avec ses conditions de vérité qui avait été faite dans
le Tractatus n’est pas complètement remise en question. Au contraire,
cette thèse est explicitement réaffirmée par le second Wittgenstein :
« Chaque proposition dotée de sens doit nous indiquer par son sens
319
comment nous convaincre de sa vérité ou de sa fausseté » . Mais,
désormais, les conditions de vérité d’une proposition ne constituent
plus qu’un des aspects de son sens : « S’interroger sur la possibilité de
vérifier une proposition et sur son mode de vérification n’est qu’une
forme particulière de la question : “Comment entends-tu cela ?”. La
320
réponse est une contribution à la grammaire de la proposition » .
Parmi les règles qui régissent l’usage d’une proposition, il faut compter
celles qui président à sa vérification ; et l’étude de ces dernières
constitue donc une contribution parmi d’autres à la mise en évidence de
la « grammaire » de cette proposition.
Si la théorie de la signification du second Wittgenstein consiste donc
partiellement en une réinterprétation pragmatiste de celle qui prévalait
dans le Tractatus, elle est en fait aussi et surtout dirigée par une
critique très vive d’un certain mythe philosophique qui conçoit la
signification comme une entité nouvelle qui s’adjoint au symbole et lui
est associée. À juste titre, Frege et Russell avaient dénoncé la
conception psychologiste qui faisait de la signification une entité
mentale subjectivement vécue. La signification d’un mot ne se réduit en
effet en aucun cas à tel ou tel vécu. C’est l’usage d’un signe, et non un
quelconque « sentiment interne », qui détermine sa signification. Deux
expressions n’ont pas des significations identiques parce qu’elles sont
associées au même vécu ; c’est dans la mesure où elles sont utilisées de
la même façon qu’elles acquièrent un même sens. À l’inverse, une
expression a deux significations différentes si elle a deux types
d’emploi assez différents. « “Le mot ‘x’a deux significations”, cela veut
321
dire : il y a deux façons de l’employer » .
C’est l’usage d’un signe et non un quelconque « processus mental »
qui lui confère sa signification. Que la flèche → indique une direction
322
« n’est pas un “abracadabra” que seule l’âme pourrait accomplir » . Il
n’est aucun besoin de supposer que le signe doit, pour ne pas perdre sa
signification, s’accompagner sans cesse de représentations psychiques.
C’est dans l’usage que réside le sens. Le sens n’est donc pas quelque
chose qui s’ajoute au mot ; c’est sa fonction. « On dit : L’important n’est
pas le mot, mais sa signification ; et on pense alors la signification
comme une chose du même genre que le mot, et néanmoins différente
de lui. Ici le mot, et là sa signification. L’argent, et la vache que l’on
323
peut acheter avec. (Mais d’un autre côté : l’argent, et son utilité) » .
Les mots ne sont que des outils. Or, rien ne doit s’ajouter au bâton pour
en faire un levier, sinon une certaine utilisation : « Un mot n’a de
signification que dans l’appareil de la proposition. C’est comme si on
disait qu’un bâton n’est levier qu’au moment de son emploi. Seule
324
l’application qu’on en fait le constitue comme levier » .
Wittgenstein formule l’hypothèse d’une « maladie psychique »
particulière qui rendrait celui qui en souffre incapable de ressentir les
images mentales ou les autres vécus en quoi la signification est
supposée résider. Or, il est clair que si de tels « aveugles à la
signification » se montraient aptes à participer adéquatement à des
échanges linguistiques, on ne leur dénierait certainement pas la
maîtrise du sens des termes qu’ils utilisent sous prétexte qu’ils ne le
« vivent » pas au fond d’eux-mêmes : « Quand j’ai supposé le cas d’un
“aveugle à la signification”, ce fut parce que l’expérience vécue de la
signification semble n’avoir pas d’importance dans l’usage de la langue.
En d’autres termes parce qu’il semble qu’un aveugle à la signification
325
ne perde pas grand-chose » .
Cependant, si le sens d’un mot ne se réduit pas à une « idée » au
sens psychologiste, elle n’est pas non plus une « Idée » au sens
platonicien. Nous avons vu que, par réaction antipsychologiste, Frege
et le premier Russell avaient tous les deux flirté avec une conception
« platonicienne » qui concevait les significations, non comme des
entités mentales subjectives mais comme des entités idéales
intersubjectives, dont Frege alla même jusqu’à dire qu’elles composaient
un « troisième monde » distinct des réalités physiques comme des
réalités psychiques. Pour notre part, nous avons toutefois insisté sur les
tendances inversement nominalistes de l’analyse frégéo-russellienne,
puisque les concepts, qui sont les vecteurs du sens pour Frege et
Russell, ne désignent en fait que des fonctions classificatoires des
entités du monde (les objets) et non pas des entités supplémentaires
qui s’ajouteraient à ces dernières. Reste cependant que Frege et
Russell – et, avec eux, le premier Wittgenstein – ne peuvent s’empêcher
de succomber à un certain mythe de la signification en supposant que
le sens d’un terme du langage doit être parfaitement défini et stable –
de manière à ce que son extension puisse être exactement
déterminée – et qu’il doit préexister à son usage dans des propositions,
puisqu’il sert précisément à en fixer les conditions de vérité. Or, c’est là
une exigence idéographique dont le second Wittgenstein dénonce
explicitement le caractère illusoire.
La plupart des termes de nos langages sont utilisés selon des règles
peu précises et ne sont donc pas parfaitement univoques. Et ce n’est
pas là un défaut de nos langues empiriques, lesquelles ne
parviendraient pas à rendre compte de sens par ailleurs exacts. C’est,
pour Wittgenstein, un trait essentiel de la plupart de nos concepts que
de n’avoir pas de signification ferme et définitive. Car, comme nous
l’avons vu, bien loin que les concepts pâtissent de leur imprécision,
celle-ci est plutôt nécessaire à leur usage quotidien : « Frege compare
le concept à une circonscription, et il dit qu’une circonscription non
clairement délimitée ne peut en aucune façon être nommée
“circonscription”. Probablement cela veut-il dire que nous ne pouvons
rien en faire. – Mais est-il dénué de sens que de dire : “Tiens-toi à peu
326
près là !” ? » . La même critique s’adresse d’ailleurs à la prétention
russellienne de réduire certains noms propres à des descriptions
conceptuelles aux traits définitoires parfaitement définis :
« D’après Russell, nous pouvons dire : Le nom “Moïse” peut être défini au
moyen de différentes descriptions. Par exemple, comme “l’homme qui
conduisit les Israélites à travers le désert”, comme “l’homme qui vécut à
cette époque et en ce lieu, et qui reçut le nom de ‘Moïse’”, “l’homme qui,
enfant, fut sauvé des eaux du Nil par la fille de Pharaon”, etc. Et selon
qu’on adopte l’une ou l’autre de ces définitions, la proposition “Moïse a
existé” acquiert un sens différent, et il en va de même pour toutes les autres
propositions portant sur Moïse. (...) Mais quand j’énonce quelque chose au
sujet de Moïse – suis-je dans tous les cas prêt à substituer à “Moïse” l’une
quelconque de ces descriptions ? Peut-être dirais-je que par “Moïse”
j’entends l’homme qui a fait toutes les choses que la Bible attribue à Moïse,
ou du moins, bon nombre de ces choses. Mais combien ? Ai-je décidé
combien de choses devraient se révéler fausses pour que je renonce à ma
proposition et la considère comme fausse ? Le nom “Moïse” possède-t-il
donc pour moi un emploi fixe et univoquement déterminé dans tous les cas
possibles ? – N’est-il pas vrai que j’ai pour ainsi dire toute une série de
béquilles en réserve, et que je suis prêt à m’appuyer sur l’une si on me retire
327
l’autre, et vice versa ? » .
Puisque le sens réside dans l’usage, et que l’usage est le plus souvent
fluctuant, multiple, mal délimité, il ne faut pas s’étonner que de
nombreuses significations ne soient pas parfaitement déterminées.
« Quand nous considérons l’usage réel d’un mot, nous voyons quelque
chose de fluctuant (…) Ainsi, on pourrait dire que l’usage du mot
“bon” (au sens éthique) est composé d’un très grand nombre de jeux
apparentés. Qui seraient pour ainsi dire les facettes de l’usage. Mais
justement, c’est la connexion de ces facettes, leur parenté, qui créent ici
328
un concept » . Il en va exactement de même pour les concepts de
« nombre » ou de « jeu » ; dans la vie quotidienne, ils font l’objet d’une
multitude de jeux de langage différents qui ne se ressemblent que
partiellement. Leur signification est donc assez « vague », « floue »,
même si on peut bien sûr inventer un nouveau jeu où ces mots ne
seraient utilisés que dans certains contextes précis. « Qu’est-ce qui est
encore un jeu, qu’est-ce qui n’en est plus un ? Peux-tu indiquer des
limites ? Non. Tu peux tracer certaines limites, car jusqu’ici aucune n’a
329
été tracée » . C’est, par exemple, ce que fait l’arithmétique avec le
mot « nombre » ou la physique avec le mot « force ».

7. ANALYSE DU LANGAGE ET CLARIFICATION


ONTOLOGIQUE
Malgré donc des divergences manifestes par rapport à ses propres
convictions ou présuppositions du Tractatus, le second Wittgenstein
reste, on le voit, fondamentalement accroché au projet philosophique
du premier. Il s’agit encore et toujours d’identifier les structures a priori
du monde, de la pensée et du langage, structures fondamentales qui ne
peuvent pas elles-mêmes se dire dans le langage mais seulement se
montrer dans sa syntaxe ou sa grammaire.
À cet égard, d’ailleurs, les investigations grammaticales ne
constituent pas seulement un outil d’exploration ontologique, mais
aussi et peut-être surtout un instrument critique à l’égard de toute une
série de mésinterprétations philosophiques dues à l’incapacité de
reconnaître des différences d’usage. En effet, tant qu’il est envisagé
dans sa dynamique fonctionnelle, le langage ne demande que des
interventions de clarification très ponctuelles et ciblées. Mais dès qu’on
s’en tient à des analogies superficielles qui négligent et masquent les
différences d’usage, le risque de confusions majeures est grand. Bien
des problèmes philosophiques ont ainsi pour origine l’utilisation d’un
terme selon les règles d’un autre qui lui ressemble, ce qui ne peut
évidemment mener qu’à exprimer – et donc à comprendre – de
manière incorrecte des problématiques tout entières. « On a peine à
imaginer à quel point un problème peut se voir totalement bloqué par
les manières fausses de l’exprimer qu’entasse génération après
génération, sur des kilomètres, de sorte qu’il est presque impossible de
330
percer jusqu’à lui » .
Une bonne partie de ces mésinterprétations sont en fait à mettre au
compte de la philosophie elle-même. C’est en effet une tendance
propre à l’attitude théorique que de chercher à « uniformiser » les jeux
de langage pour y dégager des concepts stables. Il s’agit là bien sûr
d’une prétention tout à fait légitime et qui n’est pas dangereuse en soi.
Au fond, fixer le sens de termes tels que « force », « masse » ou
« corps » comme le fait la physique, c’est seulement créer un nouveau
jeu de langage ; les sciences particulières ne font que définir de
nouvelles règles d’usage pour certains termes. Seule la « philosophie »
entendue comme interprétation de jeux de langage existants inspire de
véritables craintes à Wittgenstein ; ce qu’il dénonce, c’est en fait
l’incapacité à décrire ces jeux tels qu’ils se jouent dans la vie
quotidienne.
Bien comprise, la tâche philosophique de clarification doit donc
consister à montrer que « les choses » sont tout à la fois beaucoup plus
compliquées et beaucoup plus simples que l’on se les représente.
Beaucoup plus compliquées, tout d’abord, parce qu’en voulant
uniformiser on s’en tient aux similarités d’apparences au détriment de
différences essentielles. La philosophie doit dès lors faire surgir les
distinctions ; elle doit montrer ce qui sépare les règles d’usage de tel
terme de celles de tel autre. Elle doit aussi montrer que certains
termes, loin d’avoir une signification parfaitement déterminée, jouent
un rôle dans une multitude de jeux de langage différents, qu’ils ont
plusieurs usages distincts ou partiellement recoupés : « Quand tu butes
sur une difficulté, demande-toi toujours : comment avons-nous appris
la signification de ce mot (“bon”, par exemple) ? Sur quel type
d’exemples ? Dans quels jeux de langage ? (Tu verras alors plus
facilement que le mot doit avoir toute une famille de
331
significations) » . Négliger cette diversité, cette fluctuation de l’usage
au nom de la signification – éventuellement complexe – qui doit lui
correspondre, ce ne peut qu’entraîner des confusions inextricables. « À
la question de savoir si jusqu’ici les philosophes ont toujours dit le non-
sens, on pourrait donner cette réponse : non, simplement ils n’ont pas
remarqué qu’ils emploient un même mot dans des significations
332
complètement différentes » . On pense à quelques utilisations du
terme et on croit avoir cerné son sens, sans chercher à identifier ses
multiples contextes d’apparition possible. « Cause principale des
maladies philosophiques – un régime unilatéral : On nourrit sa pensée
333
d’une seule sorte d’exemples » . C’est parce qu’elle a à lutter contre
des simplifications outrancières que la philosophie doit chercher la
clarté dans la distinction.
En un autre sens cependant, l’élucidation philosophique fait advenir
le simple là où régnait la complexité des explications. Renonçant à
justifier quoi que ce soit, abandonnant les tentatives chimériques de
trouver ailleurs les principes de toutes choses, la philosophie doit
seulement montrer leur sens dans la vie quotidienne. Il ne peut s’agir
de chercher à expliquer l’usage, mais seulement de le décrire le plus
globalement possible, pour qu’apparaisse son rôle dans nos formes de
vie. « Pour “tirer au clair” la grammaire d’un terme, la philosophie doit
donc seulement décrire son usage et tâcher d’avoir une vue d’ensemble
de ses contextes appropriés d’utilisation, de façon à saisir le jeu de
langage particulier dans lequel s’insère et la fonction que remplit (la fin
334
que sert) ce jeu dans notre forme de vie » . Dans cette perspective, la
philosophie a bien un rôle « fondationnel » dans la mesure où elle
renvoie toute signification au jeu de langage qui la déploie, mais elle
ne peut en aucun cas fonder à son tour celui-ci : « La philosophie ne
doit en aucune manière porter atteinte à l’usage effectif du langage,
elle ne peut donc, en fin de compte, que le décrire. Car elle ne peut pas
335
non plus le fonder. Elle laisse toute chose en l’état » . Les formes de
vie, les jeux de langage sont l’évidence ultime et il est tout simplement
absurde de vouloir encore expliquer ce qu’il suffit de voir : « La
philosophie se contente de placer toute chose devant nous, sans rien
expliquer ni déduire. – Comme tout est offert, là, à la vue, il n’y a rien
336
à expliquer » .
Si la philosophie tient une place essentielle dans la recherche de la
connaissance, ce n’est donc pas parce qu’elle mettrait en évidence les
« principes cachés de toutes choses » ou certaines réalités qui seraient,
sans elle, inaccessibles à l’homme de la rue. Pour Wittgenstein, la
philosophie ne s’attache qu’à clarifier le langage en le débarrassant
justement de toute une série de discours interprétatifs fourvoyants :
« Nous avons le sentiment que nous devrions percer à jour les phénomènes
(die Erscheinungen durchschauen) : Notre recherche cependant n’est pas
dirigée sur les phénomènes, mais, pourrait-on dire, sur les “possibilités” des
phénomènes (…) Nos considérations sont donc grammaticales. Et elles
élucident notre problème en écartant des mécompréhensions relatives à
l’usage des mots et provoquées notamment par certaines analogies entre les
formes d’expression qui ont cours dans différents domaines de notre
337
langage » .
Les jeux de langage primitifs sont obscurcis – et parfois rendus
incompréhensibles – par les théories qui s’y ajoutent, par ces faubourgs
uniformes construits autour de la vieille cité. Toutes ces constructions
nouvelles, censées consolider les jeux de langage primitifs, les
défigurent. « Un problème philosophique est de la forme : “Je ne m’y
338
retrouve pas” » . Pour retrouver le sens dans toute sa simplicité,
pour éclairer le cœur historique, la philosophie doit dès lors consacrer
autant d’efforts à abattre ces faubourgs qu’on en a consacré à les
édifier. Le langage est le seul et unique matériau dont se constituent à
la fois la vieille ville et les faubourgs. Le sens que l’usage des mots a
rendu possible, ce sont d’autres usages de ces mêmes mots qui finissent
par le masquer. Aux contextes primitifs de l’utilisation du mot
« douleur », contextes liés aux pratiques de soins, il faut désormais
ajouter des utilisations telles que « la douleur est un état mental », « je
sais les douleurs que j’ai, pas celles qu’a autrui », etc. De tels ajouts
rendent le jeu plus confus, raison pour laquelle la philosophie
revendique la remise en valeur du jeu primitif. « Ce dont il s’agit
toujours en philosophie, c’est d’appliquer une série de principes
extrêmement simples que tout enfant connaît, et la seule difficulté –
elle est énorme – est de les appliquer dans la confusion que crée notre
339
langage » .
Bien qu’elle se borne donc à décrire les jeux de langage, la tâche
philosophique reste ardue ; non pas que les jeux eux-mêmes soient
nécessairement très compliqués, mais bien qu’il faille sans cesse
démêler l’écheveau des « nœuds de pensée » que les mouvements de la
pensée théorique ont produits dans nos jeux de langage quotidiens :
« Pourquoi la philosophie est-elle aussi compliquée ? Elle devrait pourtant
être tout à fait simple. – La philosophie défait dans notre pensée les nœuds
que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c’est pour cela qu’il lui
faut accomplir des mouvements aussi compliqués que le sont ces nœuds.
Donc, quoique le résultat de la philosophie soit simple, la méthode par
laquelle elle y accède ne peut pas l’être. La complexité de la philosophie
n’est pas celle de sa matière, mais celle des nodosités de notre entendement
340
(unseres verknoteten Verstandes) » .
Notons bien sûr qu’il ne s’agit pas du tout, pour Wittgenstein, de
rejeter toute activité théorique ; certaines constructions s’avèrent utiles,
certains « mouvements » pertinents. Et telle est précisément la tâche de
la philosophie que d’opérer le tri :
« Au cours d’une recherche scientifique nous disons toute sorte de choses,
nous produisons quantité d’énoncés, dont nous ne comprenons pas le rôle
dans la recherche. Car tout n’est pas dit, il s’en faut, dans un but dont nous
aurions conscience, mais notre bouche “parle toute seule”. Nous avançons
par des mouvements de pensée hérités de la tradition, nous opérons
automatiquement le passage d’une idée à l’autre dans les formes
canoniques. Ce n’est qu’ensuite que nous devons faire le tri de tout ce que
nous avons dit. Nous avons fait quantité de mouvements inutiles, voire
inopportuns, et nous devons maintenant clarifier philosophiquement ces
341
mouvements de pensée » .
Tandis qu’il travaille et retravaille la définition de ce projet
philosophique que les Recherches philosophiques consacreront,
Wittgenstein amorce lui-même cette entreprise de clarification dans
différents jeux de langage et, en particulier, il s’intéresse à deux
domaines conceptuels que les philosophes, fourvoyés par une
conception simpliste du langage, ont souvent mésinterprétés : le ou les
jeu(x) de langage mathématique(s) et le ou les jeu(x) de langage
psychologique(s). Nous commencerons par ces derniers.
Le second Wittgenstein se livre à une critique très vive de la
psychologie philosophique issue de l’opposition moderne entre corps et
esprit, conçus comme deux réalités distinctes et parallèles, et surtout
de l’interprétation moderne de cette distinction en termes d’extérieur et
d’intérieur : selon une telle conception, l’esprit connaît immédiatement
et indubitablement ce qui lui est intérieur, c’est-à-dire ses idées, ses
pensées, ses sensations, ses images, ses volitions, ses émotions, mais il
n’a une connaissance que médiate et douteuse des objets extérieurs, et
bien sûr une connaissance plus médiate et plus douteuse encore des
pensées, des sensations, des volitions des autres sujets.
En faveur d’une telle conception, on peut d’ailleurs faire valoir une
asymétrie très forte entre les usages à la première personne des
expressions psychologiques (« j’ai mal », « je crois », « je souhaite »,
etc.), qui ne laissent pas de place au doute, et les usages à la troisième
personne (« il a mal », « il croit », « il souhaite », etc.), qui relèvent
toujours de la supposition. C’est, dira-t-on, le sujet lui-même qui peut
distinguer s’il souffre vraiment ou s’il simule sa douleur ; de même,
c’est le sujet lui-même qui – dans la lecture silencieuse ou le calcul
mental – peut savoir s’il lit ou calcule vraiment ou s’il fait semblant de
lire ou de calculer, parce que c’est lui qui a l’accès le plus direct à ce
qui se passe réellement en lui. Les comportements extérieurs sont les
mêmes, mais ils sont ou non accompagnés de l’état mental de la
douleur, de l’activité psychique de la lecture silencieuse ou du calcul
mental.
Les comportements ne seraient donc que la surface en deçà de
laquelle la psychologie doit s’efforcer d’investiguer. Plus profond que le
monde « extérieur » dont font encore partie le corps humain et ses
comportements, se dessine dès lors l’image d’un « monde intérieur »
fait d’objets et de faits – états mentaux, activités psychiques – d’un
genre tout à fait particulier parce qu’ils sont essentiellement « privés »,
c’est-à-dire qu’un sujet et un seul y a un accès tout à fait privilégié.
Bien plus, ce sont ces états mentaux et ces activités psychiques qui sont
la cause réelle des comportements ; tel individu se comporte de telle ou
telle manière parce qu’il a mal ou parce qu’il croit que…
Bien qu’apparemment très cohérente, toute cette conception
« mentaliste » de la psychologie est vigoureusement dénoncée par
Wittgenstein. Elle repose, selon lui, sur une interprétation simpliste
(augustinienne) des substantifs psychologiques (« douleur »,
« croyance », « désir », « espoir », etc.) comme désignant
nécessairement des objets ; et sur une interprétation simpliste des
énoncés psychologiques (« je ressens une douleur à la jambe »,
« j’éprouve de l’amour pour… », « je souhaite que… », etc.) comme
étant nécessairement descriptifs. Et puisque ces « objets désignés » et
ces « faits décrits » ne sont pas des objets et des faits extérieurs, on
suppose que ce sont des objets et des faits d’un autre genre qui existent
ou se déroulent parallèlement aux objets et aux faits extérieurs.
Or, pour Wittgenstein, les énoncés « J’ai mal », « J’essaie de lever le
bras », « Je crois que… » n’ont pas le même statut que « J’ai grandi de
12 centimètres » ou « J’ai le bras cassé ». Ces derniers sont
authentiquement descriptifs ; les premiers, par contre, ne décrivent pas
des états internes, mais expriment directement ce que je vis. Dire « j’ai
mal », estime Wittgenstein, ne décrit pas plus mon état de douleur que
crier « Aïe ! » ou même que pleurer ; ce sont là toutes expressions plus
ou moins naturelles de la douleur. L’expression « J’ai mal » n’est donc
pas la description de ce qui cause le comportement de douleur ; elle est
elle-même un des « comportements de douleur ». J’ai socialement
appris à remplacer certaines des expressions primitives de la douleur
(pleurs, convulsions, grimaces, etc.) par des expressions langagières.
J’ai appris à dire « J’ai mal » dans les bons contextes, c’est-à-dire dans
les contextes où les autres pouvaient effectivement reconnaître que je
souffrais, sur le fondement des circonstances et de mes
« comportements de douleur ». En fait, contrairement à ce que laissait
supposer le privilège de l’usage à la première personne des termes
psychologiques (« J’ai mal ») sur leur usage à la troisième personne
(« Il a mal »), c’est l’usage à la troisième personne qui est le plus
fondamental et l’usage à la première personne en est dérivé ; j’ai appris
à dire « J’ai mal » dans les contextes où les autres disaient de moi « Il a
mal ».
C’est dire si les critères de l’utilisation correcte de l’expression « J’ai
mal » ne sont pas prioritairement privés. Si, aujourd’hui encore, je dis
« Je n’ai pas mal » alors que je suis soumis à la torture et que mon
visage et mon corps expriment de la douleur, personne ne me croira. Et
je ne pourrai pas dire : « mais je sais tout de même bien ce que je
ressens ». De même, ne peut légitimement dire « je lis vraiment ce
texte » ou « j’effectue vraiment ces opérations de calcul » que celui qui,
par la suite, se montre capable de répondre correctement à certaines
questions. Ce n’est pas ce que je vis intérieurement, mais des critères
intersubjectifs, qui déterminent si je lis effectivement ou non, si je
calcule effectivement ou non.
Certes, il reste que je suis le seul à vivre ma douleur, à ressentir
certaines impressions ou certaines images lorsque je calcule
mentalement. Mais ces sensations, ces impressions, ces images, dit
Wittgenstein, ne sont pas des objets. Tout ce que je vis subjectivement
est exactement tel que cela m’apparaît ; on est donc irrémédiablement
dans l’ordre de l’apparence, et non de la connaissance et de la
recherche de vérité. Par principe, je ne peux pas me tromper sur ce que
je ressens immédiatement ; mais, par principe, je ne peux donc pas non
plus avoir raison. Il faut des critères pour qu’on puisse distinguer le
vrai du faux, et ici je n’ai précisément pas de critère. Tout ce qui me
semble vrai est vrai ou, du moins, il me semble. Comment puis-je
même être sûr que la sensation que j’éprouve à l’instant est bien la
même sensation que j’éprouvais hier et que ce n’est pas ma mémoire
qui me joue des tours ? J’en suis certain ; mais précisément je suis seul
juge et sans autre critère que ma propre conviction. C’est pourquoi il
serait abusif de considérer cela comme une connaissance et ma
sensation comme un objet de connaissance.
Cette critique radicale du mentalisme a parfois mené les
commentateurs à rapprocher Wittgenstein du behaviorisme, qui
conteste l’existence des états mentaux et propose de s’en tenir à l’étude
de ce qui est intersubjectivement observable, à savoir les
comportements. Wittgenstein se défend pourtant lui-même d’une telle
position. Il ne nie pas que les douleurs, les émotions, mais aussi les
représentations ou les envies, soient subjectivement ressenties. Ce qu’il
affirme, c’est que ces vécus subjectifs, ces impressions, ces images, ne
constituent pas le sens des termes psychologiques.
« “Mais tu admettras tout de même qu’il y a une différence entre un
comportement de douleur accompagné de douleur et un comportement de
douleur en l’absence de douleur ?” – L’admettre ? Pourrait-il y avoir
différence plus grande ! – “Et pourtant tu en reviens toujours à ce résultat :
La sensation elle-même est un rien.” – Certainement pas ! Elle n’est pas un
quelque chose, mais elle n’est pas non plus un rien ! Le résultat est
seulement qu’un rien fait aussi bien l’affaire qu’un quelque chose dont on
ne peut rien dire. Nous n’avons fait que rejeter la grammaire qui voulait ici
342
s’imposer à nous » .
Le combat de Wittgenstein est « grammatical », il combat
résolument l’image – suggérée par un mauvaise interprétation du
langage – selon laquelle la psychologie aurait pour objet des réalités
mentales à découvrir « sous la surface » des comportements ; il ne dit
pas pour autant que la psychologie doit s’en tenir à étudier la surface,
ou qu’il n’y a rien sous la surface : « C’est se fourvoyer exactement de la
même manière que de dire qu’il n’y a que surface et rien dessous et de
dire qu’il y a quelque chose sous la surface et non pas seulement la
343
surface » . Wittgenstein conteste plutôt l’image même de surface et
de profondeur, l’idée qu’il y aurait deux réalités parallèles ; ce qui n’est
pas pour autant réduire l’une à l’autre : « “N’es-tu donc pas un
behaviouriste masqué ? Au fond, ne dis-tu pas que tout est fiction, sauf
le comportement humain ?” – Si je parle d’une fiction, c’est d’une
344
fiction grammaticale » .
Il ne faut pas se laisser enfermer dans l’alternative « désigner des
états mentaux ou désigner des comportements » ; c’est cela qui est trop
réducteur : « Est-ce que je dis, en somme, que “l’âme est, elle aussi,
quelque chose du corps, et rien d’autre” ? Non. (Je ne suis pas si
345
pauvre en catégories.) » . Les termes psychologiques ne désignent
pas des objets d’un genre particulier ; voir, penser ne sont pas des
« phénomènes internes ». Mais il y a bien des phénomènes typiques de
la vision et de la pensée, des situations et des comportements qui
autorisent, dans le jeu de langage, à parler de « voir » ou de « penser ».
« Je dirais volontiers que la psychologie a affaire à certains aspects de
la vie humaine. Ou encore : à certains phénomènes – mais les mots
346
“penser”, “craindre”, etc. ne désignent pas ces phénomènes » .
Le défaut commun au mentalisme et au behaviorisme est de
concevoir le jeu de langage psychologique sur le modèle augustinien.
En introduisant dans ce jeu des formules unificatrices telles qu’« état
mental », « objet privé » ou « phénomène interne », le mentalisme l’a
rendu plus mystérieux qu’il n’était ; il a rangé les termes
347
psychologiques « dans le mauvais tiroir » . De même, l’introduction
d’expressions telles que « je perçois mes douleurs », « je connais mes
désirs » ou « je sais que j’ai peur » a amené plus de confusion que de
clarté, dans la mesure où l’on donne l’illusion d’une similitude de
rapports entre, d’une part, la conscience et ses vécus et, d’autre part, le
sujet et des objets externes. Or, si les impressions visuelles, les
douleurs, les désirs ou les peurs sont de simples vécus subjectivement
et immédiatement ressentis, on ne peut dire de la conscience qu’elle les
a, qu’elle les perçoit ou qu’elle les connaît, puisque cela impliquerait
qu’ils soient indépendants d’elle et qu’il soit possible qu’elle ne les ait,
perçoive ou connaisse pas.
Comme pour les jeux de langage psychologiques, il existe une
interprétation simpliste – « augustinienne » – des jeux de langage
mathématiques, qui voit un objet mathématique derrière chaque terme
ou du moins chaque substantif mathématique et qui voit dans chaque
énoncé mathématique la description d’un fait ou d’un état de choses
mathématique. Ainsi, Frege lui-même, nous l’avons vu, pense que toute
démonstration géométrique présuppose l’existence d’entités (points,
droites, plans), décrites par les propositions géométriques, et que les
expressions arithmétiques désignent des nombres, dont l’existence et
les propriétés sont présupposées par les démonstrations arithmétiques.
348
De même, dans un article de 1929 intitulé « Mathema-tical proof » ,
que Wittgenstein prend pour cible principale dans ses Cours sur les
fondements des mathématiques, le mathématicien G.H. Hardy soutient
que les théorèmes mathématiques sont des propositions dont la vérité
et la fausseté est absolue et indépendante du fait que nous la
connaissons ou non ; qu’il y a donc en mathématiques quelque chose
(something, some object) à découvrir, à connaître – par exemple un fait
correspondant à la conjecture de Goldbach, à savoir le « fait » que tout
nombre pair est égal à la somme de deux nombres premiers – ; enfin
que la tâche du mathématicien consiste, comme pour le géographe qui
répertorie les montagnes, à observer une « réalité objective », puis à
formuler et à noter ses constatations, bref à faire « l’histoire naturelle
349
du domaine des nombres » .
Dès le Tractatus, Wittgenstein s’était élevé contre une telle
conception. De même que les signes logiques ne désignent pas de
nouvelles entités – il n’y a rien qui s’ajoute à l’arbre et à la pomme
lorsque je dis « l’arbre et la pomme » –, les signes mathématiques ont
un rôle fonctionnel mais pas de référent. Et les formules
mathématiques ne décrivent pas davantage le monde que les
tautologies ; parce qu’ils sont toujours vrais, les énoncés
mathématiques ne disent rien sur le monde, mais en montrent
seulement la « forme ».
Lorsqu’il revient aux mathématiques dans le cadre de sa réflexion
sur les jeux de langage, le second Wittgenstein réinterprète cette
nécessité de principe des énoncés logiques et mathématiques en termes
de règles du jeu. Les tautologies et les égalités mathématiques sont ce
qui est incontestable dans notre langage, le fixe autour duquel tout le
reste tourne. Ces principes fondamentaux ne sont jamais remis en
question, mais servent plutôt à remettre en question. Quelles
expériences pourraient en effet confirmer ou infirmer qu’une
proposition ne peut être à la fois vraie et fausse, que 2 + 2 = 4 ou que
l’espace est tridimensionnel ? Les lois logiques et mathématiques n’ont
rien à craindre d’une confrontation avec l’expérience sensible ; elles y
ont autorité. Si, tracé sur le papier puis mesuré, un triangle ne satisfait
pas à la loi « la somme de ces angles = 180° », seuls le tracé ou la
350
mesure seront mis en doute . De même, si deux objets ajoutés à
deux autres sur le plateau d’une balance ne s’équilibrent pas avec
quatre, mais avec cinq objets identiques sur l’autre plateau, c’est le
dispositif expérimental et non la loi arithmétique qui sera mis en cause.
Aucune expérience ne peut non plus déterminer si une droite coupe
bien un cercle en maximum deux points, si AB et BA sont bien les deux
seules permutations possibles des éléments A et B ou si une équation
du second degré a bien deux racines ; car ces lois participent à la
définition des termes « droite », « cercle », « permutation » ou
« racine ».
Tous ces énoncés sont moins des propositions descriptives
susceptibles d’être vraies ou fausses que des normes prescriptives qui
commandent le vrai et le faux. Les mathématiques sont un « réseau de
351
normes » , de règles qui régissent l’usage des signes et déterminent
ainsi leur signification. L’arithmétique est la grammaire des nombres ;
la géométrie celle des figures spatiales. Dès lors, les mathématiciens ne
sont pas tant des découvreurs que des inventeurs : ils tracent la route
des mathématiques en en fixant les règles ; et, ce faisant, ils constituent
les mathématiques plutôt qu’ils ne les décrivent.
Sur ce point, Wittgenstein rejoint le point de vue de l’école
formaliste, pour laquelle les mathématiciens établissent
conventionnellement les règles du jeu avec pour seule contrainte
d’éviter la contradiction. Il va même plus loin que les formalistes,
puisque, selon lui, il n’y a rien à craindre d’éventuelles contradictions
cachées. Dans la mesure, en effet, où les principes mathématiques sont
les règles d’un jeu, il n’y a aucune inquiétude à avoir tant que le jeu
fonctionne. Et si, en cours de partie, on remarque que deux règles se
contredisent en ce qu’elles prescrivent des comportements opposés, on
peut toujours adopter une troisième règle qui impose qu’on accorde la
352
priorité à l’une d’entre elles lorsqu’elles entrent en conflit .
Toutefois, Wittgenstein rappelle que les jeux de langage sont partie
intégrante de nos formes de vie et qu’à cet égard n’importe quelle règle
n’est pas pertinente ; contrairement à ce qu’affirment les formalistes,
les mathématiques ne sont pas qu’un pur jeu formel indépendant des
ses applications possibles ; elles sont au contraire essentiellement liées
à leurs applications. C’est cette application, c’est-à-dire leur usage
quotidien, qui leur confère leur sens. Et quand on dit leur usage, on
devrait plutôt dire leurs usages, car ce qu’on appelle mathématiques est
en fait constitué d’une multitude de jeux de langage qui répondent à
des formes de vie très diverses. À cet égard, le terme même de
« mathématique » est troublant dans la mesure où il présente comme
353
unité un ensemble de pratiques bien différentes les unes des autres .
Ainsi, parler de « nombres » à propos de 1, π, √-1 ou ∞, c’est gommer
les différences radicales de leurs fonctions dans les mathématiques :
« L’emploi d’un concept imaginaire de nombre est fondamentalement
différent de celui du concept de nombre cardinal (par exemple) ; la
différence est ici plus grande que ne le révèlent les seules opérations
354
mathématiques » .
Et cela d’ailleurs était déjà vrai pour les termes psychologiques : la
mésinterprétation générale du jeu de langage psychologique qui mène
à concevoir les états mentaux sur le modèle des objets physiques a
aussi eu pour effet de négliger les spécificités des différents termes
psychologiques : douleurs, croyances, intentions, représentations,
émotions ne sont dans cette perspective que des variétés d’états
mentaux. Or, si l’on en juge d’après la diversité des comportements qui
leur sont spécifiques et le caractère hétéroclite des circonstances qui
autorisent l’usage de ces termes, les différences entre eux sont
fondamentales. Les « états mentaux » sont aussi dissemblables, dit
Wittgenstein, que ne le sont entre eux les nombres – par exemple : 1,
2/9, √-1, √2, ∞, π… – ou que ne le sont les « propriétés » d’un objet
quelconque – par exemple : la température, la couleur, la rapidité du
355
courant d’une pièce d’eau . Ainsi, certains états semblent avoir une
durée et donc pouvoir être interrompus, d’autres non. Certains états
ont des expressions corporelles caractéristiques, d’autres non. Certains
semblent soumis à la volonté, d’autres non. Certains peuvent être mis à
l’épreuve, d’autres non. Certains s’expriment toujours dans des énoncés
intentionnels (je crois que…, j’espère que…), d’autres non (je souffre,
je suis angoissé ou joyeux,...).
Faire œuvre de philosophe, ce n’est rien d’autre, pour Wittgenstein,
que de montrer toutes ces différences fonctionnelles, différences que
négligent trop souvent les discours théoriques qui cherchent à dire
l’essence de tel ou tel jeu de langage et de tel ou tel domaine
ontologique.

RÉSUMÉ
Dans le Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein
entreprend d’expliciter dans toute leur radicalité les principes et
enjeux du projet philosophique mis en œuvre par Frege et
Russell. Au fondement de ce projet, il y a la thèse de la triple
isomorphie de la raison, du langage et du monde : le
langage rationnel – l’idéographie – doit refléter, dans ses
structures syntaxiques, les articulations logiques de la pensée,
mais celles-ci sont alors aussi les articulations ontologiques,
les formes structurelles du monde tel qu’il peut être
rationnellement pensé et dit.
Cette triple structure, c’est l’atomisme logique qui en donne la
clé. Comme les analyses logiques de Frege et Russell l’ont
montré, c’est la pensée propositionnelle (Gedanke) qui est
l’atome de la pensée rationnelle, car c’est elle qui est susceptible
d’être vraie ou fausse ; les concepts ne sont que des
composantes fonctionnelles de ces pensées propositionnelles.
Dès lors, ce sont les phrases et non les mots qui sont les unités
fondamentales du langage ; et ce sont les faits – ou états de
choses – et non les choses qui sont les unités fondamentales du
monde. Par ailleurs, toute pensée rationnelle, aussi complexe
qu’elle soit, est entièrement analysable en termes de conditions
de vérité des pensées propositionnelles élémentaires qui la
constitue. Et, dès lors, toute théorie peut être réduite à une
fonction de vérité de phrases élémentaires ; de son côté, le
monde se dissout en faits. Cela veut aussi dire que la forme du
monde est entièrement logique et non réelle et que les « vérités
logiques » – tautologies – ne sont pas des vérités sur le monde,
puisque, étant nécessairement vraies, elles n’ont pas de
conditions de vérité dans le monde. Matière factuelle et forme
logique (vérifonctionnelle), telles sont donc les deux
composantes de la pensée, du langage et du monde.
Or, cela veut dire que la rationalité est entièrement forme et
n’est pas elle-même contenu, c’est-à-dire qu’on ne peut pas elle-
même la dire dans le langage ; on peut seulement la montrer –
l’exhiber, la refléter – dans la structure de l’idéographie. On
touche là les limites du langage, lequel peut assurément dire
la matière factuelle du monde mais ne peut pas dire
l’« essentiel », à savoir sa forme. Parce qu’ils ont ignoré ce
principe et qu’ils ont essayé de dire l’essence du monde, les
philosophes ont produit une multitude d’énoncés insensés,
qu’une reformulation idéographique rigoureuse devrait en
principe permettre d’éviter.

Que sont la matière et la forme du monde ou du moins du monde


rationnel ? Qu’en sont les atomes et quels sont les liens qui les
unissent ? Et qu’est-ce que le langage peut dire du monde ?
Qu’est-ce qui distingue une phrase sensée d’une phrase insensée ?
Toutes ces questions qui guident le Tractatus seront aussi les fils
conducteurs du travail de Rudolf Carnap.

En cherchant à approfondir ces questions, Wittgenstein va


cependant lui-même renoncer, dans un second temps, à
certaines des réponses qu’il leur avait fournies dans le
Tractatus, et, par là même, sans doute, à une part du projet
logiciste hérité de Frege et Russell. Lorsqu’il reprend son travail
philosophique à la fin des années 1920, Wittgenstein se propose
en effet d’étudier la pensée rationnelle telle qu’elle est à l’œuvre
dans le langage quotidien plutôt que telle qu’elle serait
parfaitement reflétée dans une idéographie envisagée comme
langage idéal. À l’encontre du modèle canonique de la
proposition qui énonce un fait et qui est vraie ou fausse selon
que ce fait est ou non réalisé dans le monde, Wittgenstein
s’intéresse désormais aux multiples fonctions ou rôles de la
proposition et des autres expressions linguistiques dans les jeux
de langage quotidiens ; fonctions ou rôles qui recèlent le sens
de ces propositions et doivent donc être eux-mêmes au cœur de
l’analyse. Simultanément, Wittgenstein se montre attentif à une
multitude de contraintes rationnelles qui structurent tout à la
fois le langage, la pensée rationnelle et le monde et ne se
réduisent cependant pas aux liens vérifonctionnels qu’il avait
étudiés dans le Tractatus. C’est désormais la diversité des jeux
de langage et leurs règles non-logiques qui sont au centre des
préoccupations wittgensteiniennes.
Le projet, néanmoins, reste globalement le même. Il s’agit
d’identifier les structures du monde à travers les contraintes
rationnelles qui s’expriment dans le langage. Bref, il s’agit
d’explorer d’un même coup la grammaire philosophique et
l’ontologie. Les règles de cette grammaire – telles qu’« Il n’y a
pas de vert rougeâtre » – reprennent à cet égard le rôle que
jouaient les tautologies dans le Tractatus. Nécessairement
vraies, elles ne sont pas d’authentiques vérités factuelles et ne
disent donc rien sur le monde mais montrent plutôt sa forme.
Dans la mesure, cependant, où ces phrases ne deviennent des
règles qu’en vertu de régularités dans les pratiques
linguistiques et que de telles régularités n’existent que parce
que ces pratiques s’inscrivent dans des formes de vie qui sont
autant de manières de fonctionner dans le monde, on ne peut
considérer que les règles sont parfaitement arbitraires ; au
contraire, elles sont bien, à travers les formes de vie, contraintes
d’une certaine façon par le monde lui-même.
Avec les notions de « jeu de langage », de « pratique » et de
« forme de vie », Wittgenstein en vient à proposer une théorie
de la signification comme usage : chaque expression
linguistique voit son sens caractérisé par la manière dont elle
est quotidiennement utilisée. Cela plaide contre un certain
mythe de la signification qui, dans une conception
platonicienne issue de l’antipsychologisme, faisait du sens une
entité autonome et préalable à son expression dans le langage.
En dénonçant ce mythe, dont Frege, Russell et lui-même dans le
Tractatus s’étaient montrés tributaires, Wittgenstein remet
aussi en question l’idée selon laquelle un concept aurait
nécessairement une extension parfaitement définie au moyen
des traits définitoires de son intension. Au contraire, si on part
de l’usage, il faut admettre que la plupart des concepts ont des
contextes d’utilisation qui ne sont pas parfaitement délimités et
que leur sens n’est pas parfaitement défini par une liste précise
de traits définitoires.
Le rôle du philosophe, dès lors, c’est de montrer toute cette
complexité réelle du langage quotidien pour éviter que des
simplifications outrancières en obscurcissent le sens. C’est donc,
encore et toujours, par l’analyse du langage qu’on parvient à la
clarification ontologique, mais l’analyse est désormais analyse
d’usage plutôt qu’analyse logique ou reformulation
idéographique.

Quelles sont les contraintes rationnelles que peut faire apparaître


l’analyse logique et quelles sont celles qui lui échappent ? Quels
sont les présupposés contestables du langage idéal envisagé
par Frege ? Et en quoi le langage quotidien exprime-t-il la raison
d’une manière que l’idéographie ne peut prendre en charge ?
Peut-on encore et toujours espérer trouver les formes nécessaires
du monde dans les structures du langage ? Bref, comment faut-il
tout à la fois poursuivre et reconsidérer le projet frégéo-
russellien ? Ces questions, qui sont celles du second Wittgenstein,
trouveront un formidable écho chez les philosophes du langage
ordinaire.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS


AYER A., Wittgenstein ou le génie face à la métaphysique, Paris, Seghers,
1986.
BOUVERESSE J., La force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la
nécessité, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
BOUVERESSE J., Le mythe de l’intériorité, Paris, Éditions de Minuit,
1976.
BOUVERESSE J., Le pays des possibles, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
CAVELL S., Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la
moralité et la tragédie, Paris, Seuil, 2012.
CHAUVIRÉ C., Lire le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein,
Paris, Vrin, 2009.
CHAUVIRÉ C., Ludwig Wittgenstein, Paris, Le Seuil, « Points », 1989.
CHAUVIRÉ C., Voir le visible. La seconde philosophie de Wittgenstein,
Paris, PUF, 2003.
CHAUVIRÉ C., Wittgenstein en héritage. Philosophie de l’esprit,
épistémologie, pragmatisme, Paris, Kimé, 2011.
CHAUVIRÉ C., LAUGIER S. et ROSAT J.-J. (dir.), Wittgenstein. Les mots
de l’esprit ; philosophie de la psychologie, Paris, Vrin, 2002.
CHAUVIRÉ C. et PLAUD S. (dir.), Lectures de Wittgenstein, Paris,
Ellipses, 2012.
CHAUVIRÉ C. et SACKUR J., Le vocabulaire de Wittgenstein, Paris,
Ellipses, 2015.
COMETTI J.P., Philosopher avec Wittgenstein, Paris, PUF, 1996.
DIAMOND C., L’esprit réaliste. Wittgenstein, la philosophie et l’esprit,
Paris, PUF, 2004.
GANDON S., Logique et langage. Études sur le premier Wittgenstein,
Paris, Vrin, 2002.
GLOCK H.J., Dictionnaire Wittgenstein, Paris, Gallimard, 2003.
GRANGER G.G., Invitation à la lecture de Wittgenstein, Paris, Alinea,
1990.
HACKER Peter M. S., Wittgenstein, Paris, Le Seuil, « Points », 2000.
HADOT P., Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004.
HINTIKKA J., Investigation sur Wittgenstein, Liege, Mardaga, 1995.
HOTTOIS G., Pour une métaphilosophie du langage, Paris, Vrin, 1981.
LAUGIER S., Wittgenstein. Le mythe de l’inexpressivité, Paris, Vrin,
2010.
LAUGIER S., Wittgenstein. Les sens de l’usage, Paris, Vrin, 2009.
LAUGIER S. (dir.), Wittgenstein. Métaphysique et jeux de langage, Paris,
PUF, 2001.
LAUGIER S. et CHAUVIRÉ C. (dir.), Lire les Recherches philosophiques
de Wittgenstein, Paris, Vrin, 2006.
LOCK G., Wittgenstein : philosophie, logique, thérapeutique, Paris, PUF,
1992.
MARION M., Ludwig Wittgenstein, Introduction au « Tractatus logico-
philosophicus », Paris, PUF, 2004.
MONK R., Wittgenstein. Le devoir de génie, Paris, Flammarion, 2009.
PASTORINI C., Ludwig Wittgenstein. Une introduction, Paris, Pocket,
2011.
PERRIN D., Le flux et l’instant – Wittgenstein aux prises avec le mythe du
présent, Paris, Vrin, 2007.
PERRIN D. et SOUTIF L. (dir.), Wittgenstein en confrontation, Paris,
L’harmattan, 2011.
PLAUD S., Wittgenstein, Paris, Ellipses, 2009.
RAÏD L., L’illusion de sens. Le problème du réalisme chez le second
Wittgenstein, Paris, Éditions Kimé, 2006.
RIGAL E. (dir.), Wittgenstein. État des lieux, Paris, Vrin, 2008.
ROMANO C. (dir.), Wittgenstein, Paris, Cerf, 2013.
SACKUR J., Formes et faits. Analyse et théorie de la connaissance dans
l’atomisme logique, Paris, Vrin, 2005.
SCHMITZ F., Wittgenstein, Paris, Les Belles Lettres, 2003.
SCHMITZ F., Wittgenstein, la philosophie et les mathématiques, Paris,
PUF, 1988.
SCHULTE J., Lire Wittgenstein. Dire et montrer, Paris, L’Éclat, 2002.
SOULEZ A., Wittgenstein et le tournant grammatical, Paris, PUF, 2004.
SOULEZ A. et SEBESTIK J. (dir.), Wittgenstein et la philosophie
aujourd’hui, Paris, L’harmattan, 2001.
TRAVIS C., Les liaisons ordinaires. Wittgenstein sur la pensée et le
monde, Paris, Vrin, 2003.
YOUNES R., Introduction à Wittgenstein, Paris, La Découverte, 2016.
Chapitre 4

Rudolf Carnap

Au moment où Wittgenstein s’apprête à retourner à Cambridge et à


y remettre en question certains des principes directeurs du projet de
philosophie analytique qu’il avait explicités dans son Tractatus logico-
philosophicus, paraît à Berlin, en 1928, Der Aufbau der logische Welt de
Rudolf Carnap.

1. LA RECONSTRUCTION LOGIQUE DU MONDE


Carnap avait été l’élève de Frege à Iena au début des années 1910 et
il avait lu avec enthousiasme les Principia mathematica de Russell et
Whitehead. Le projet général de l’Aufbau s’inscrit dans la continuité
directe de leur entreprise d’analyse logique au service non seulement
de la formulation rigoureuse du discours scientifique, mais aussi de la
résolution de toute une série de problèmes philosophiques qui ne
surgissent qu’en raison de confusions et d’inexactitudes dans
l’expression quotidienne des vérités factuelles. C’est par la mise en
évidence des rapports logiques qu’entretiennent entre eux les
principaux concepts du discours scientifique que Carnap entend plus
particulièrement œuvrer à cette entreprise :
« La clarification des rapports mutuels des concepts scientifiques fera
apparaître sous un jour nouveau un grand nombre de problèmes
philosophiques parmi les plus généraux. On montrera que certains
problèmes se trouvent considérablement simplifiés grâce à l’intelligence
ainsi acquise de la théorie de la connaissance tandis que d’autres se
356
révèlent comme de faux problèmes » .
Comme le dira la préface de la réédition de l’ouvrage en 1961, la
stratégie générale de l’Aufbau consiste en fait en une « reconstruction
rationnelle » du discours scientifique, c’est-à-dire en la recherche de
définitions nouvelles pour les concepts de la science, définitions
nouvelles qui « doivent l’emporter sur les anciennes en clarté et en
exactitude », mais aussi « s’intégrer dans un édifice conceptuel
357 358
systématique » ; une telle « clarification conceptuelle » permet
alors de résoudre ou de dissoudre des problèmes philosophiques qui
paraissaient extrêmement complexes, voire inextricables.
La spécificité de la démarche analytique, c’est donc de « clarifier »,
de « remettre en ordre » le discours théorique plutôt que de lui ajouter
des thèses nouvelles et originales : « L’apport du système de
constitution pour l’éclaircissement des problèmes philosophiques ne
consiste pas à représenter des connaissances nouvelles par leur
contenu qui pourraient être appliquées à résoudre ces problèmes ; en
réalité, il réside uniquement dans une mise en ordre uniforme des
concepts, permettant une compréhension plus fine de la question que
359
pose chaque problème individuel et l’approche d’une solution » . Le
cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage est d’ailleurs entièrement
consacré à fournir de nouveaux éclairages sur différents problèmes
philosophiques à partir des résultats obtenus par la reconstruction
rationnelle et systématique du discours scientifique opérée dans les
chapitres précédents.
Mettre en évidence les rapports logiques qu’entretiennent entre eux
les concepts de la science, ce n’est rien d’autre, pour Carnap, que
montrer comment ces concepts peuvent être définis les uns par rapport
aux autres – et donc « construits » les uns à partir des autres – en
termes purement logiques. Frege et Russell avaient montré comment la
notion de nombre pouvait être « construite » par des opérations
purement logiques à partir de la notion de fonction propositionnelle.
Carnap entend, pour sa part, montrer qu’une notion comme celle
d’« atome » peut être définie comme classe de relations satisfaites par
certaines entités scientifiques plus fondamentales et qu’une notion
comme celle de « molécule » peut à son tour être définie en termes
purement logiques à partir de celle d’atome. Le « système de
constitution » consiste donc à donner à chaque entité de la science son
expression logique exacte de manière à ce qu’apparaissent, dans
l’expression même, les rapports logiques que cette entité entretient
avec toutes les autres et, éventuellement, les différences de type
logique qui la séparent de telle ou telle autre entité de la théorie
scientifique. Comme chez Frege et Russell, c’est donc la retranscription
idéographique du discours de la science qui est fixée comme objectif,
dans la mesure où cette retranscription devrait faire immédiatement
apparaître les rapports fonctionnels entre les différents concepts
utilisés, ainsi que les rapports déductifs entre les propositions
théoriques dans lesquelles ces concepts interviennent.
Néanmoins, cette expression exacte dans l’idéographie n’est
évidemment possible que là où la science permet déjà de déterminer
comment les entités de niveau supérieur pourraient être définies en
termes purement logiques à partir des entités de niveau inférieur. Or,
ce qui, en vertu de l’état d’avancement de la science, est aujourd’hui
possible pour les rapports entre molécule et atome reste encore très
problématique pour les rapports, par exemple, entre une entité de la
psychologie comme un désir et des entités de l’éthologie comme des
comportements ou des entités de la neurophysiologie comme des états
d’activation neuronale. Tant que la science n’en saura pas plus sur les
conditions neurologiques nécessaires et suffisantes pour l’apparition de
tel ou tel désir, la reconstruction rationnelle du concept de désir ne
pourra bien sûr pas être menée dans le détail. Pour Carnap, cependant,
ce n’est pas là une objection de principe au projet constitutif, mais
seulement un problème pratique qui va se résoudre au fur et à mesure
des progrès de la science :
« Dans l’ébauche qui va suivre, nous ne donnerons dans ce langage
fondamental [le langage symbolique de la logique] que la constitution des
niveaux inférieurs. Ce n’est pas que les objets des catégories plus élevées
s’avèrent particulièrement difficiles à exprimer dans ce langage, mais le
problème de la constitution des objets de niveaux plus élevés n’est pas
encore précisément résolu et cette constitution ne peut être donnée qu’à
grands traits. Dès que le contenu de la constitution d’un objet quelconque
est précisément connu, la formulation logistique n’offre plus de
360
difficulté » .
Si donc le système constitutif de Carnap partage avec l’idéographie
frégéenne l’objectif d’éclairer certaines grandes questions au moyen de
la clarification conceptuelle du discours de la science, le travail de
Carnap s’inscrit également dans la droite ligne de l’ambition logiciste de
Frege. L’idée de La construction logique du monde est au fond d’achever
le programme logiciste en étendant systématiquement la démarche de
361
reconstruction logique à toutes les sciences empiriques. Ce n’est
donc pas seulement l’arithmétique qui est de part en part logique
comme le pensait Frege, ni même seulement l’ensemble des
mathématiques comme le montraient les Principia mathematica, mais
bien l’ensemble de la structure rationnelle de la science, y compris de
la science empirique.
Dans la Critique de la raison pure, Kant avait insisté sur le caractère
synthétique a priori et non analytique des grands principes rationnels
qui sont au fondement des mathématiques et des sciences empiriques.
Ce que Carnap montre, c’est qu’il est au contraire possible de
reconstruire toute la pensée scientifique de manière à ce que, outre le
divers de l’expérience sensible, il n’y ait rien d’autre que des fonctions
conceptuelles et relationnelles reliées les unes aux autres par des
rapports entièrement logiques. Dès lors, tout le contenu informatif de
la science provient de l’expérience sensible ; et les principes qui
régissent le traitement intellectuel de ces données empiriques sont
quant à eux intégralement analytiques et donc, comme le dit
Wittgenstein, tautologiques, c’est-à-dire dénués de tout contenu
informatif propre :
« Les propositions ou théorèmes d’un système de constitution, écrit Carnap
au paragraphe 106, se divisent en deux catégories différentes. Les
théorèmes de la première catégorie peuvent être déduits uniquement des
définitions (les axiomes logiques, sans l’emploi desquels aucune déduction
n’est possible, étant présupposés). Nous les appelons théorèmes
“analytiques”. Les théorèmes de la seconde catégorie par contre indiquent
une relation entre objets constitués, établie seulement au moyen de
l’expérience. Nous les appelons théorèmes “empiriques”. […] Selon la
formulation kantienne, les théorèmes analytiques sont des jugements
analytiques a priori et les théorèmes empiriques des jugements synthétiques
a posteriori. Les “jugements synthétiques a priori” qui sont à la base de la
problématique kantienne de la théorie de la connaissance, n’existent pas du
362
tout du point de vue de la théorie de la constitution » .

Bien sûr, il y a dans les sciences naturelles une démarche


synthétique, qui peut seule mettre en évidence les relations de base
entre éléments d’un domaine et les lois de leurs transformations, mais
cette démarche est entièrement dépendante de l’expérience et donc a
posteriori. Par exemple, c’est par investigation empirique que nous
trouvons « si une certaine relation construite est ou non transitive, etc.,
363
ou si deux classes se recouvrent partiellement ou non, etc. » . Mais,
une fois cette structure et ces lois de transformation dégagées et
formalisées, devient possible une « science pure » qui procède par une
démarche purement analytique et a priori dans un système déductif qui
peut même être axiomatisé : les « théorèmes » de la science peuvent
être obtenus de ses lois fondamentales par des opérations qui sont
entièrement régies par des principes logiques et mathématiques,
principes mathématiques eux-mêmes réduits à des principes logiques
par Frege et Russell. Matériau sensible et forme logique : telles sont
donc, pour l’empirisme logique, les deux seules composantes de la
science.
Entrons maintenant plus avant dans le détail du système de
constitution pour voir comment fonctionne cette entreprise
d’achèvement du projet logiciste. Une première question délicate
consiste dans l’identification du niveau ontologique élémentaire qui
constituera la « base » du système constitutif, à partir de laquelle les
entités ou pseudo-entités de toutes les « sphères » pourront être
construites logiquement. Quels sont les objets élémentaires de la
science, les objets que les fonctions propositionnelles les plus simples
prennent pour arguments ? Plusieurs hypothèses sont a priori
possibles. Dans la mesure où les objets psychiques et spirituels (geistig)
peuvent être logiquement construits à partir des objets physiques, de
leurs propriétés et de leurs relations, on pourrait, dit Carnap au
paragraphe 59, considérer que les objets physiques sont les objets
élémentaires du système constitutif. Dans les années qui suivront la
publication de l’Aufbau, Carnap adoptera d’ailleurs cette position
physicaliste sous l’influence d’Otto Neurath et d’autres membres du
364
Cercle de Vienne . En 1928, cependant, Carnap défend une
démarche fondationnelle plus radicale qui est directement inspirée des
systèmes constitutifs d’Ernst Mach ou Edmund Husserl, lesquels
entendent partir de ce qui est le plus immédiatement vécu – et
notamment senti – et y ramener tous les objets y compris les objets
365
physiques eux-mêmes . Du point de vue gnoséologique, en effet,
l’expérience sensible est présupposée par la connaissance d’objets
physiques ; dès lors, prendre les expériences sensibles plutôt que les
objets physiques pour point de départ d’un système de constitution a
pour avantage de le rendre d’autant plus intuitif qu’il coïncide avec
l’ordre de la construction des connaissances. Pour l’Aufbau, les objets
physiques doivent donc être construits comme classe de relations entre
certaines expériences sensibles, expériences sensibles qui sont, dans ce
système, plus « fondamentales » que les objets physiques.
Reste cependant à préciser en quoi consiste cette base expérientielle
« infra » physique. Tout d’abord, se pose la question du caractère
subjectif ou non des vécus élémentaires. D’une certaine façon, partir
des vécus plutôt que des objets matériels, c’est adopter le solipsisme
pour méthode puisque l’ensemble des objets de connaissance – y
compris les vécus d’autrui, ce que Carnap appelle
l’« hétéropsychisme » – doivent être constitués sur le fondement de ce
qui est immédiatement vécu de manière personnelle, ce que Carnap
appelle le « psychisme propre » ou « autopsychisme ». Ce solipsisme
n’est cependant qu’un principe méthodologique, dicté par l’immédiateté
gnoséologique du vécu propre, et non une prise de position théorique –
métaphysique – sur l’existence exclusive ou même privilégiée du vécu
propre. À cet égard, c’est la réduction phénoménologique théorisée par
Husserl qui constitue pour Carnap le modèle même d’un tel solipsisme
méthodologique. Toutefois, comme beaucoup de psychologues et
théoriciens de la connaissance empiristes, Carnap insiste sur le fait que
le Moi lui-même n’est pas une composante immédiate du vécu et qu’il
doit donc lui aussi être constitué à partir du donné, qui est d’abord
neutre ou impersonnel. Dès lors, on ne peut proprement parler de
« solipsisme méthodologique » et de point de départ subjectif dans le
domaine du vécu propre que rétrospectivement, c’est-à-dire une fois
constitués le Moi et les autres sujets. Sur ce point, Carnap indique sa
divergence par rapport à la phénoménologie husserlienne dans sa
version idéaliste comme par rapport au néo-kantisme d’un Natorp.
Se pose ensuite la question de la nature exacte des vécus
élémentaires. Ce sont les sensations – par exemple, la sensation de
rouge – qui constituaient les éléments ultimes du système constitutif
d’Ernst Mach. Pour Carnap, cependant, ces sensations sont déjà elles-
mêmes le produit de processus d’abstraction qui les isolent dans le
366 e
vécu . Depuis la fin du XIX siècle, les psychologues et les théoriciens
de la connaissance n’ont cessé de montrer que l’atomisme est intenable
et que, loin d’être composés à partir de constituants simples, les états
de conscience sont d’emblée des unités indivisibles, au sein desquelles
on ne peut isoler que par abstraction des moments tels qu’une
sensation visuelle spécifique ou un sentiment particulier. Ces
« moments » du vécu doivent donc eux-mêmes être constitués dans le
système de l’Aufbau.
C’est là l’objet d’une démarche constitutive que Carnap qualifie de
« quasi-analyse » puisqu’elle revient à faire apparaître, au sein d’unités
indivisibles, des objets plus simples qui semblent être les constituants
de ces unités mais sont en fait obtenus par abstraction à partir d’elles.
La méthode de cette quasi-analyse est une méthode logique qui dérive
du principe d’abstraction de Frege et Russell et qui consiste donc à
constituer les qualités sensibles et autres prétendues composantes du
vécu comme des classes de classes de propriétés des vécus ou des
relations entre vécus. En fait, les vécus sont simplement classés en
fonction de leurs relations de parenté à différents égards, et ce sont ces
classes qui constituent les éléments prétendument plus simples que les
vécus. La démarche est donc « synthétique », puisque de nouveaux
objets sont constitués à partir des propriétés des vécus et des relations
qu’ils entretiennent entre eux, mais ces objets sont en fait des substituts
formels de ce que seraient les composants du vécu si une authentique
analyse en était possible ; ce sont, dit le paragraphe 74 de l’Aufbau, les
« quasi-constituants » du vécu. Il n’y a donc pas de contradiction à dire
que les vécus élémentaires sont des unités indivisibles et à parler
néanmoins de leurs « constituants », pourvu qu’on se souvienne qu’il
s’agit seulement de quasi-constituants, obtenus à partir des vécus
élémentaires par quasi-analyse. Ainsi en va-t-il donc de qualités
sensibles comme le rouge. Quant aux sensations singulières ou
individuelles – le rouge senti ici et maintenant –, elles sont définies au
paragraphe 93 comme des paires ordonnées formées d’une qualité
sensible et d’un vécu élémentaire singulier. Loin d’être les éléments
ultimes du système de constitution, les sensations singulières sont donc
elles-mêmes constituées en tant que classe de classes de ressemblances
indicées d’un rapport à un vécu élémentaire individuel.
Ce sont donc en définitive les vécus élémentaires indivisibles et les
relations de parenté entre eux qui constituent la trame fondamentale
du système constitutif. Ces « relations de parenté », d’ailleurs très peu
nombreuses – identité partielle, ressemblance partielle, voisinage dans
le champ sensoriel, relation d’ordre linéaire au sein de suites
intensives, etc. –, sont les principes de toute synthèse et, au
paragraphe 83, Carnap les rapproche explicitement des « catégories »
et autres « formes » kantiennes. Bien plus, il semble à Carnap qu’on
puisse se contenter d’une seule relation fondamentale dont toutes les
autres peuvent être dérivées : il s’agit du « rappel de ressemblance »
(Ähnlichkeitserinnerung), relation qui lie les vécus x et y s’ils sont
reconnus comme partiellement semblables en comparant la
367
représentation mémorielle de x avec y . Sur la base de ce rappel de
ressemblance, on peut, montre Carnap, constituer des cercles de
ressemblance entre vécus puis, à partir d’eux, des classes de qualité,
ensuite les qualités sensibles comme classes de ces classes et enfin les
sensations singulières. Le rapport de ressemblance serait donc l’unique
rapport synthétique entre vécus élémentaires, à partir duquel toutes les
propriétés et entités ou quasi-propriétés et quasi-entités de la science
pourraient alors être constituées de manière analytique, c’est-à-dire par
des méthodes de construction logique comme l’abstraction extensive de
Frege. Dans les paragraphes 153 à 155 de l’Aufbau, Carnap montre
même qu’une fois réalisée la construction logique de tous les objets de
la science sur le fondement de la relation de « rappel de
ressemblance », on peut redéfinir cette relation fondamentale comme
« la seule relation qui permet de constituer les objets de la science de
cette façon », si bien qu’on peut ainsi – un peu artificiellement, il est
vrai – substituer à la relation fondamentale – qui a un contenu de sens
précis et n’est donc pas elle-même purement logique – une relation
définie rétrospectivement en termes purement logiques.
Il est important de noter que le concept premier du système
constitutif, auquel tous les concepts de la science doivent être
rapportés, est un concept relationnel et que c’est donc avant tout une
structure de relations qui constitue la base du système de constitution.
C’est d’ailleurs une des thèses principales de l’Aufbau que les
descriptions de propriété en science peuvent être dérivées de
descriptions de relation et même de descriptions de structure. Par
« description de propriété », on entend une description qui indique
quelles propriétés appartiennent aux objets particuliers d’un domaine ;
par « description de relation », on entend une description qui indique
quelles relations existent entre les objets du domaine « sans rien dire
368
des objets eux-mêmes » ; par « description de structure », on entend
une description de relation qui ne tient compte que des propriétés
formelles de ces relations et non de leur contenu de sens spécifique.
Une telle description de structure peut être obtenue en énumérant
simplement les listes des couples d’éléments liés par les relations sans
en dire davantage sur ces éléments ni sur ces relations ; on peut aussi
représenter cette structure par les diagrammes sagittaux de chaque
relation (les éléments du domaine sont représentés par des points et
une flèche part de chaque point vers les points avec lesquels il se
trouve dans cette relation). De ces listes de couples ou de ces
diagrammes sagittaux, se dégagent les propriétés formelles de chaque
relation telles que les éventuelles symétrie, réflexivité, transitivité,
connexité, etc.
Or, la thèse de l’Aufbau est qu’une telle caractérisation structurelle
d’un domaine suffit à le définir pour la science et qu’elle permet en
outre de définir sur son fondement un ou plusieurs domaines
d’« entités » de niveau supérieur – des classes de couples de la relation
ou des relations entre couples de la relation, etc. – qui peuvent à leur
tour faire l’objet d’une investigation scientifique. Car tel est bien le
projet de « construction logique » du monde : définir les uns à partir
des autres et niveau par niveau tous les objets des différents domaines
de la science (objets physiques, atomes, molécules, cellules,
organismes, comportements, états mentaux, objets spirituels, rapports
sociaux, valeurs, etc.) en caractérisant les « entités » de chaque niveau
comme certaines configurations structurelles particulières des entités
de niveau inférieur, de telle sorte qu’en définitive toutes les disciplines
scientifiques ne soient plus que des niveaux d’analyse logique différents
d’une seule et même base expérientielle, celle des vécus élémentaires
liés par la relation de rappel de ressemblance, tout premier niveau du
système constitutif.

2. NOMINALISME ET PSEUDO-ENTITÉS
Mais en quoi réside exactement cette construction logique ? Pour
Carnap, constituer un objet a à partir d’objets b et c, c’est établir une
règle générale qui indique comment transformer les propositions
369
portant sur a en propositions portant sur b et c . Lorsqu’une telle
règle de traduction existe – c’est-à-dire que, pour toute fonction
propositionnelle portant sur a, il y a une fonction propositionnelle de
même extension portant exclusivement sur b et c –, a est alors dit
370
« réductible » à b et c . L’idée de constituer tous les objets de la
science les uns à partir des autres, Carnap dit l’hériter notamment de
371
Mach, d’Avenarius, de Husserl et de Meinong . Mais, pour Carnap,
comme pour Russell et Whitehead, une telle constitution doit donc
reposer sur les principes de construction logique de la théorie des
classes et surtout de la théorie des relations : « Classes et relations sont
372
les types formels des niveaux de constitution » . Par quelques règles
formelles de constitution de classes, de relations, de classes de classes,
de classes de relations, de relations de classes, etc., – règles que Carnap
formule notamment au paragraphe 104 –, on peut construire une
multitude d’« objets » de types logiques supérieurs qui sont autant de
« complexes logiques » des éléments du système. Et c’est ainsi que,
selon l’Aufbau, « les objets de toutes les sciences sont constitués à partir
des mêmes objets fondamentaux simplement par l’application des
373
formes de niveaux, classe et relation » .
Cela suppose évidemment une thèse d’extensionalité forte selon
laquelle, dans toute proposition portant sur une fonction
propositionnelle, celle-ci peut être remplacée par le symbole de son
extension (classe ou relation), thèse que Carnap justifie en montrant
que les prétendues propositions « intensionnelles » ne portent pas sur
des fonctions propositionnelles mais sur leur sens. Par la méthode
extensionnelle de constitution, on peut alors remplacer toutes les
fonctions propositionnelles de la science par des fonctions
propositionnelles extensionnellement équivalentes qui sont
exclusivement satisfaites par les seuls objets au sens propre, à savoir les
vécus élémentaires liés par la relation fondamentale du « rappel de
ressemblance ». Dans le paragraphe 119, Carnap formule ainsi la
traduction idéographique précise d’un concept scientifique
élémentaire – celui de classe sensible – en termes de rapports de rappel
de ressemblance ; cela donne évidemment une forme logique déjà
assez complexe.
En vertu de la coextensivité des fonctions propositionnelles, ces
transformations constitutives garantissent que la valeur logique des
propositions de la science – c’est-à-dire leur valeur de vérité – sera
intégralement préservée, même si la valeur cognitive de ces
propositions – les contenus de représentation qui leur sont associés –
peut bien entendu être modifiée si l’on parle d’états neuronaux plutôt
que de désirs. Dans sa « reconstruction rationnelle » du système de la
science, la théorie de la constitution, dit Carnap, ne prétend conserver
que la teneur logique et non nécessairement psychologique ou cognitive
des propositions scientifiques.
Dans le paragraphe 159, Carnap rapporte l’identification des
fonctions propositionnelles coextensives à la théorie frégéenne de
l’identité de signification (Bedeutung) en dépit des différences de sens
(Sinn), théorie qu’il relit cependant à la lumière de la théorie
russellienne des descriptions définies. En effet, ce que Carnap assume
d’emblée, c’est qu’à part quelques authentiques noms propres, toutes
les désignations d’objet sont en fait des caractérisations conceptuelles
et qu’elles ont donc bien un sens (Sinn). Dès lors, deux désignations
d’objet peuvent avoir la même signification – désigner le même objet –
mais des sens différents. Leur valeur logique est la même, mais pas
leur valeur cognitive. Telle est, pour Carnap, le principe général des
jugements d’identité : « Le critère de l’identité de signification réside
dans la substituabilité : deux désignations ont la même signification si,
pour toute fonction propositionnelle dans laquelle l’introduction de
l’une des désignations forme une phrase vraie, il en est de même si l’on
introduit l’autre désignation. Telle est la définition de l’identité
374
logique » .
Reste à savoir comment concrètement les différents objets de la
science pourront être logiquement constitués les uns à partir des autres
ou logiquement réduits les uns aux autres. C’est évidemment à la
science de nous indiquer en quoi exactement les organismes vivants
sont des complexes logiques de cellules, en quoi les cellules sont des
complexes logiques de molécules ou en quoi les molécules sont des
375
complexes logiques d’atomes . Et c’est d’ailleurs parce que la
recherche est très avancée dans ce domaine que nous pouvons déjà
non seulement esquisser les grandes lignes de la constitution des objets
des sciences naturelles, mais même, dans de nombreux cas, développer
précisément et dans le détail la forme logique de cette constitution. Il
en va un peu différemment pour les objets des sciences humaines ou
des sciences de l’esprit ; notre connaissance scientifique de ces objets –
comme l’inconscient, les coutumes ou les groupes sociologiques – est
souvent encore insuffisante en 1928 pour qu’on puisse déjà donner la
forme logique exacte de leur (re)constitution. Mais, avons-nous dit,
cela n’est pas pour autant, pour Carnap, une objection de principe au
projet constitutif ; avec les progrès de la science, tous les obstacles
factuels seront progressivement levés.
Une question toutefois particulièrement difficile concerne plus
spécifiquement les passages d’un niveau constitutif à un autre, c’est-à-
dire le passage du niveau des vécus élémentaires au niveau des objets
physiques, le passage du niveau des objets physiques au niveau des
objets psychiques et le passage du niveau des objets psychiques au
niveau des objets « spirituels » (geistig). Déterminer quelles fonctions
propositionnelles – ou quels complexes logiques de fonctions
propositionnelles – d’un niveau sont exactement équivalentes à des
fonctions propositionnelles d’un autre niveau, c’est un travail que la
science n’a pas encore réalisé de manière suffisamment complète et
systématique, mais c’est aussi un travail souvent parasité par des
considérations métaphysiques sur l’« essence » supposée des objets des
différents niveaux et de leurs relations. Ainsi, la question scientifique de
la correspondance psychophysique est-elle sans cesse obscurcie par des
considérations métaphysiques sur l’essence de la relation entre corps et
esprit. Mais, dit Carnap, le projet constitutif doit se contenter d’établir
des correspondances extensionnelles entre fonctions propositionnelles
des différents niveaux, correspondances que les sciences empiriques
peuvent lui fournir ; il ne se préoccupe pas des problèmes
métaphysiques d’essence, qui sont d’ailleurs empiriquement
376
indécidables . Une fois encore, il faut rappeler que seule la valeur
logique des réductions importe au projet constitutif.
Indépendamment, donc, de tout enjeu métaphysique, on peut, selon
Carnap et d’après l’état de la science, supposer que les objets spirituels
pourront être réduits à – ou rationnellement reconstitués à partir de –
leurs manifestations psychiques et que les objets psychiques seront
réductibles à – ou logiquement constructibles à partir de – leurs
expressions psychiques. Quant aux objets physiques, ils doivent
pouvoir être constitués à partir des vécus – la base « autopsychique » –
malgré l’apparente difficulté de passer de la subjectivité du flux du
vécu à l’intersubjectivité des objets physiques. Pour le Carnap de 1928,
cette difficulté est en fait un faux problème, dans la mesure où ce sont
seulement les propriétés structurelles du vécu qui intéressent la
science, même au niveau autopsychique ; dès lors, étant communes à
tous les flux de vécu, ces propriétés structurelles peuvent sans réelle
377
difficulté fonder des objets intersubjectifs .
Ainsi dessiné, le projet de l’Aufbau est donc bien une sorte
d’accomplissement de l’entreprise frégéo-russellienne, tant en ce qui
concerne l’ambition idéographique qu’en ce qui concerne la thèse
logiciste. Il s’agit en effet tout d’abord de (re)formuler l’ensemble du
discours scientifique dans une idéographie rigoureuse qui fasse
immédiatement apparaître les rapports formels entre les propositions
de la science ainsi qu’entre les entités que ces propositions font
intervenir ; il s’agit ensuite de montrer que ces rapports formels sont
purement logiques – et donc, dit Wittgenstein, « vides de sens
propre » – et non pas, comme le prétendait Kant, « synthétiques a
priori ».
Avec Russell, nous avons par ailleurs montré toute la portée
nominaliste que revêt potentiellement le projet logiciste. En effet, si des
entités du discours scientifique comme les classes, les nombres ou les
points de l’espace peuvent être construites de manière purement
logique, ce ne sont en fait que de pseudo-entités sans portée
ontologique nouvelle, puisqu’il s’agit de simples manières abrégées de
parler de certaines relations (ou classes de relations) particulières entre
ces authentiques entités élémentaires que sont les objets. Or, c’est
exactement le même point de vue qu’on retrouve dans l’Aufbau, dont
l’introduction commence d’ailleurs par la citation de Russell : « The
supreme maxim in scientific philosophing is this : Wherever possible,
378
logical constructions are to be substituted for inferred entities » . Si l’on
parvient à construire rationnellement des entités telles que les atomes
comme de simples abréviations pour certaines configurations de
données sensibles, on se dispense de devoir postuler l’existence de ces
entités comme ce qui serait sous-jacent aux phénomènes empiriques et
pourrait seul les expliquer.
Reconstruit logiquement, l’atome n’est plus qu’une pseudo-entité et
le symbole « atome » n’est qu’un « nom », c’est-à-dire en fait pas du
tout un nom propre – qui désignerait directement un objet – mais bien
l’abréviation d’une expression conceptuelle complexe. À vrai dire,
Carnap ne tire pas tout à fait cette conclusion nominaliste ; il affirme
plutôt que la science n’a pas à se prononcer sur l’existence « en soi »
des entités dont elle parle, puisqu’elle peut parfaitement elle-même se
donner ces entités par pure construction logique :
« Le système de constitution montre que l’on peut constituer tous les objets
à partir de “mes vécus élémentaires” en tant qu’éléments fondamentaux ;
en d’autres termes, compte tenu de la signification de “constituer”, on peut
transformer toutes les propositions (scientifiques), en conservant leur
valeur logique, en propositions portant sur mes vécus (plus exactement, sur
des relations entre mes vécus). Tout objet qui n’est pas lui-même l’un de
mes vécus, est alors un quasi-objet ; son nom sert à parler de mes vécus de
manière abrégée. Au sein du système de constitution et par suite de la
science rationnelle, le nom a donc seulement la valeur d’une abréviation ;
la question de savoir s’il désigne en outre quelque chose “d’existant en soi”
379
appartient à la métaphysique et n’a aucune place dans la science » .
Cela veut dire aussi qu’à part les vécus élémentaires eux-mêmes, les
objets de la science ne sont pas identifiés par « monstration » – « by
acquaintance », dirait Russell –, mais bien par une caractérisation
relationnelle, c’est-à-dire une description définie, qui est satisfaite par
une et une seule configuration de vécus élémentaires. Se dessine dès
lors chez Carnap une ontologie à la fois très riche et très
parcimonieuse. Très riche parce que sont structurellement caractérisées
toute une série d’entités de niveaux différents, entités qui font l’objet
d’investigations et de propositions vraies ou fausses. Très parcimonieuse
néanmoins dans la mesure où la caractérisation structurelle de ces
entités n’est en fait qu’une description définie, qui est satisfaite par ces
seuls authentiques objets que sont les vécus élémentaires.
Insistons sur le fait que, pour Carnap comme d’ailleurs pour Russell,
cette maxime « nominaliste » a valeur de principe purement
méthodologique et est indépendante de toute prise de position
métaphysique, par exemple « réaliste », « idéaliste » ou « solipsiste ».
Parler de « quasi-objet », c’est indiquer qu’un objet du discours est un
« complexe logique » d’éléments et n’est donc pas du même type
logique que ceux-ci ; ce n’est pas nier par principe sa « réalité ». À vrai
dire, poursuit Carnap, la notion de réalité elle-même doit être revisitée,
puisque la théorie de la constitution indique notamment que les objets
matériels qu’étudie la science sont eux-mêmes des quasi-objets, c’est-à-
dire des complexes logiques de vécus élémentaires. En fait, tous les
objets du système de constitution sont des « complexes logiques » des
objets fondamentaux du système et sont intégralement réductibles à
eux. Néanmoins, n’étant pas du même type que leurs éléments, ces
complexes logiques – classes, relations, classes de classes, classes de
relations, etc. – ne sont pas simplement la totalité de leurs éléments ;
380
ce sont des complexes « indépendants » de leurs éléments .
L’influence russellienne est prégnante : les classes ou les relations ne
sont pas des objets du domaine de leurs éléments mais, à l’égard de ce
domaine, ce ne sont que des « quasi-objets » ; et les signes qui y
réfèrent ne sont pas d’authentiques noms d’objets mais des signes
insaturés qui ne peuvent qu’improprement occuper la place
grammaticale des noms propres, en particulier la place du sujet
d’énoncés authentiquement prédicatifs. D’où l’importance des règles de
traduction qui permettent de retransformer les phrases portant sur des
quasi-objets en phrases où seuls d’authentiques noms d’objets occupent
la place des noms propres.
Profondément inspirée par ses maîtres, l’entreprise de l’Aufbau mène
à son terme le projet logiciste et l’accomplit dans toutes ses
conséquences ontologiques et épistémologiques. Ainsi, l’universalisme
logique de Frege et Russell se mue-t-il, dans l’Aufbau, en principe
d’unification de la science. Frege, nous l’avons vu, affirmait l’unité et
l’universalité du domaine d’objets que parcourent toutes les fonctions
propositionnelles du discours théorique. Or, cette thèse, que partageait
le premier Russell, n’avait en fait été remise en question par ce dernier
qu’au nom de la distinction des types logiques, distinction qui impose
de restreindre le domaine de variation des arguments d’une fonction
propositionnelle aux objets d’un type donné. Cependant, dans la
mesure où les objets de type supérieur ne sont, chez Russell, que des
classes ou des relations d’objets de type inférieur, la théorie
russellienne des types implique en fait moins la définition de domaines
ontologiques disjoints et parallèles que la hiérarchisation du domaine
universel des objets en différents types caractérisés par leur niveau de
complexité logique.
Mais c’est là aussi exactement ce que souligne Carnap dans l’Aufbau.
D’une part, en effet, comme l’affirme le paragraphe 4, il n’y a qu’un
seul domaine d’objets et, d’autre part, comme le souligne le
paragraphe 25, il faut distinguer plusieurs niveaux de complexité
logique dans la constitution des pseudo-objets de la science, chacun de
381
ces niveaux définissant une « sphère d’objets » spécifique. Ces deux
thèses, qui peuvent sembler incompatibles, trouvent leur
conciliation dans le paragraphe 41 :
« Il est maintenant possible de reconnaître en quel sens sont compatibles
les deux thèses de la théorie de la constitution que nous avons déjà établies
auparavant mais qui paraissaient se contredire. Il s’agit des thèses de l’unité
du domaine de l’objet et de la pluralité des types d’objets indépendants.
Dans le système de constitution, tous les objets sont constitués à partir de
certains objets fondamentaux mais selon une construction par niveaux.
Comme la constitution s’opère à partir des mêmes objets fondamentaux, il
s’en suit que les propositions portant sur tous les objets peuvent être
transformées en propositions sur ces objets fondamentaux, de sorte que la
science, en vertu de la signification logique de ses propositions, ne traite
que d’un unique domaine. Tel est le sens de la première thèse. La science
cependant ne fait nullement dans sa démarche pratique un usage constant
de cette convertibilité en transformant effectivement toutes ses
propositions. Au contraire, ses propositions présentent en règle la forme de
propositions portant sur des objets constitués, non sur des objets
fondamentaux. Et ces objets constitués appartiennent à des niveaux de
constitution différents qui tous sont étrangers les uns aux autres. Suivant la
forme logique de ses propositions, la science a donc affaire à de multiples
types d’objets indépendants. Tel est le sens de la seconde thèse. La
cohérence des deux thèses repose sur la possibilité de constituer à partir
des mêmes objets fondamentaux différents niveaux correspondant à des
382
sphères d’objets distincts » .
Très justement, Carnap voit, dans cette ontologie unifiée et
stratifiée, le corrélat d’une conception unifiée de la science. Car, en
rapportant tous les concepts de la science les uns aux autres à travers
leurs liens logiques mutuels, ce que Carnap vise, c’est bien évidemment
aussi et surtout une science unitaire, dont les différentes disciplines ne
porteraient pas sur des domaines ontologiques différents – le domaine
des corps, le domaine des esprits ou des états mentaux, le domaine des
objets sociaux ou culturels, le domaine des valeurs, etc. – mais
constitueraient bien plutôt des niveaux de discours distincts, bien que
logiquement dépendants les uns des autres, sur un seul et même
domaine d’« objets » fondamentaux : « Si un système de constitution des
concepts ou des objets du type que nous avons indiqué s’avère possible,
il s’en suit que les objets ne se répartissent pas en domaines disjoints,
qu’il n’y a au contraire qu’un domaine d’objets et donc qu’une seule
383
science » .

3. L’INSIGNIFIANCE DE LA MÉTAPHYSIQUE
Par ailleurs, ce projet d’unification de la science se double chez
Carnap d’une entreprise de démarcation du discours scientifique par
rapport à la métaphysique, entreprise qui s’inscrit là aussi dans la
droite ligne des pionniers de la philosophie analytique. Comme chez
Frege et Russell, la retranscription idéographique d’un énoncé est, pour
Carnap, ce qui garantit qu’il est logiquement bien construit et qu’il a un
sens. Dès lors, dit l’Aufbau, là où les entités dont on parle peuvent
trouver une expression idéographique rigoureuse dans le système de
constitution – c’est-à-dire que leur nature et leur complexité logique
sont parfaitement déterminées et apparentes –, on est en science ;
lorsque ce n’est pas le cas ou lorsqu’on veut aller au-delà de ce que la
transcription idéographique fait clairement apparaître, on est en
métaphysique. Et, pour Carnap, la plus grande suspicion doit porter sur
le discours métaphysique dans la mesure où, ne pouvant énoncer ses
thèses de manière logiquement rigoureuse, ce discours est
constamment en danger de formuler des affirmations ou des questions
logiquement mal construites et donc insensées.
En outre, chez Carnap, ce critère de reconstructibilité logique
coïncide avec un autre critère de démarcation entre science et
métaphysique, qui sera au coeur de l’article « Pseudo-problèmes en
philosophie » : celui de la vérifiabilité empirique. Car, en effet, dès qu’un
énoncé peut être traduit dans le système de constitution, ses conditions
empiriques de vérité sont rigoureusement établies, puisqu’il est ainsi
logiquement transformé en une proposition – souvent logiquement très
complexe – qui porte uniquement sur des relations simples entre vécus
élémentaires et, à travers eux, entre sensations :
« Indiquer l’essence d’un objet ou, ce qui revient au même, la signification
du symbole d’un objet consiste donc à fournir les critères de vérité des
phrases dans lesquelles le symbole de cet objet peut apparaître. […] Pour
l’essence constitutionnelle d’un objet, le critère réside dans la formule de
constitution de l’objet en tant que règle de transformation à l’aide de
laquelle toute phrase dans laquelle apparaît le symbole de l’objet, peut être
progressivement traduite en phrases portant sur des objets d’un niveau de
constitution inférieur et finalement en une phrase portant uniquement sur
la (les) relation(s) fondamentale(s). Si nous considérons que les paires de
vécus formant la liste constitutive de la (des) relation(s) fondamentale(s)
traduisent les états de choses originels, le type de critère précédent consiste
donc à réduire toutes les phrases portant sur l’objet dont on recherche
l’essence constitutionnelle, aux phrases dont on peut établir la valeur de
384
vérité en fonction des états de choses originels » .
Kant avait qualifié de « métaphysique » toute application de la
rationalité théorique à des objets excédant l’expérience sensible. Ce
que montre Carnap, c’est que la reconstruction logique de l’objet d’un
discours théorique est la meilleure manière de garantir sa signification
empirique, c’est-à-dire ses conditions empiriques d’existence. Telle est
la ligne de force du « positivisme logique » de Carnap : par la
construction purement logique de ses « objets », la science peut se
385
donner leur « essence constitutionnelle » sans se préoccuper de leur
essence métaphysique et peut vérifier leur existence empirique – la
satisfaction ou non de ces concepts complexes par des vécus
élémentaires – tout en se dispensant de toute interrogation
métaphysique sur leur existence « en soi ».
Que toute la science empirique ne soit que forme logique et
matériau sensoriel ; que, tout entière, elle procède par classification
conceptuelle et relationnelle des vécus élémentaires et par construction
de complexes logiques sur la base de ces classifications : telle est la
thèse générale que défend l’Aufbau à partir des outils logiques forgés
par Frege et Russell, à savoir :
la distinction radicale du concept et de l’objet, l’interprétation
du concept comme fonction et l’analyse de la prédication
comme saturation d’une fonction par un objet-argument ;
la théorie russellienne des descriptions définies qui renforce
encore cette distinction en mettant en lumière de pseudo-noms
propres qui ne désignent pas directement un objet, mais
l’isolent par une caractérisation conceptuelle qu’il est le seul à
satisfaire ;
la construction logique de classes par les fonctions
propositionnelles et surtout de classes de classes qui satisfont
des propriétés communes (principe d’abstraction) ;
la logique des relations de Russell, qui enrichit énormément
cette stratégie de construction logique d’entités de niveau
supérieur.

Cependant, dans la mesure où les entités logiquement construites de


la science peuvent être à leur tour les arguments de fonctions –
conceptuelles ou relationnelles – de niveau supérieur, elles ont bien
quand même, pour Carnap, un authentique statut d’objet. Et c’est
finalement ce qui explique que, bien qu’héritier de Frege et Russell,
Carnap en vient à relativiser la distinction radicale du concept et de
l’objet qui était au fondement de toute leur analyse logique :
« Comme nous employons constamment ici le terme “objet” dans son sens
le plus large, à chaque concept correspond un objet et un seul, “son objet”
(à ne pas confondre avec les objets qui tombent sous le concept). Nous
parlons donc également de l’“objet” des concepts généraux. [...] Qu’un
symbole déterminé corresponde au concept ou à l’objet, qu’une proposition
vaille pour des concepts ou des objets, cela ne traduit aucune différence
d’ordre logique, mais tout au plus d’ordre psychologique relative à la
représentation subjective. Au fond, il ne s’agit pas du tout de deux
conceptions différentes mais seulement de deux manières différentes de
formuler l’interprétation. C’est pourquoi dans la théorie de la constitution,
nous parlons tantôt des objets tantôt des concepts constitués sans faire de
386
différence essentielle » .
Dans le contexte de la philosophie analytique dont elle est issue,
cette affirmation de l’Aufbau semble totalement paradoxale, mais elle
n’est au fond que l’aboutissement logique de la radicalisation
russellienne de la distinction objet-concept par la théorie des
descriptions définies. Ce que dit Carnap, c’est en fait que tous les
concepts peuvent à leur tour figurer en position d’objet – dans des
propositions d’ordre supérieur –, mais ce qui l’intéresse, c’est aussi et
surtout que, à l’inverse, presque tout ce qui figure en position d’objet
dans le discours scientifique est précisément de nature conceptuelle,
c’est-à-dire fonctionnelle : « Le concept et son objet sont la même
chose. Cette identité ne traduit cependant pas une substantialisation
du concept ; à l’inverse elle confère plutôt à l’objet un statut de
387
fonction » .
Dans la foulée de l’Aufbau, Carnap fait paraître une série d’articles
reprenant et développant certaines de ses thèses fondamentales à
destination d’un public plus large. Moins techniques et souvent
simplificateurs, ces textes expriment aussi de manière plus radicale des
prises de position philosophiques assez tranchées, que renforcent à
l’époque les effervescentes discussions du Cercle de Vienne auxquelles
Carnap participe très activement. Chacun de ces textes prend alors
l’allure d’un plaidoyer contre la métaphysique traditionnelle, pour une
philosophie mise au service de la science et pour l’usage en philosophie
de l’analyse logique frégéo-russellienne. Caricaturaux et souvent même
outranciers, ces textes ont sans doute moins de pertinence
philosophique que le projet constitutif dessiné dans l’Aufbau.
Cependant, en raison précisément de leur simplicité et de leur
radicalité, ces textes représentent – et ont représenté aux yeux de
beaucoup – une sorte de quintessence de l’empirisme logique, de son
positivisme et de son scientisme exacerbés. C’est pour cette raison –
mais aussi parce qu’on y perçoit déjà certaines évolutions de la pensée
de Carnap – qu’il nous faut dire ici quelques mots de ces textes.
Peu après l’Aufbau, paraît l’article « Pseudo-problèmes en
philosophie ». Après avoir reformulé le projet d’une reconstruction
rationnelle de la science qui permettrait de justifier chacune de ses
connaissances en montrant comment elle peut se réduire à la
connaissance d’objets plus simples et finalement à la connaissance
d’objets directement éprouvés dans l’expérience sensible, cet article
met au jour un critère général de signification ou plutôt de
« signifiance » (meaningfullness) pour tous les énoncés du discours.
L’idée, très wittgensteinienne, qui préside à l’établissement de ce
critère, est que le sens d’un énoncé réside dans ses conditions de vérité,
à savoir la réalisation ou non du fait ou de l’état de choses qu’il énonce.
Et puisqu’il faut connaître les conditions de vérité avant de savoir si
elles sont ou non réalisées, « on peut savoir qu’un énoncé a du sens
388
avant de savoir s’il est vrai ou faux » . Pour Carnap, cependant, les
« conditions de vérité » wittgensteiniennes ne peuvent être que des
conditions empiriques de vérité. Avoir du sens, dit Wittgenstein, c’est
avoir un contenu factuel ; et avoir un contenu factuel, ajoute Carnap,
c’est être empiriquement testable : « On dit d’un énoncé p qu’il a un
“contenu factuel” si on peut au moins concevoir des expériences qui
supporteraient p ou le contradictoire de p, et si on peut indiquer leurs
389
caractéristiques » .
Un énoncé dont les conditions empiriques de vérité ne seraient pas
clairement fixées est exclu du projet constitutif et, par là, de la science,
parce qu’il est purement et simplement dépourvu de sens. Dans la
catégorie des non-sens, il rejoint ainsi les énoncés grammaticalement
incorrects comme « Berlin cheval bleu » ou « Et ou de quoi », mais aussi
les phrases grammaticalement correctes qui commettent des erreurs
sémantiques comme « Cette pierre est triste » ou « Ce triangle est
vertueux ». Par ses règles de formation rigoureusement stipulées,
l’idéographie permet de faire très précisément le tri entre les suites de
signes dénuées de sens et les énoncés logiquement bien construits. En
outre, comme l’avaient suggéré les Principia mathematica, la
reformulation idéographique permet d’exclure les erreurs d’association
des catégories sémantiques – « triste » n’est pas une propriété qui
convient aux pierres –, qui, dans l’Aufbau, apparaissent clairement
comme des violations de la distinction des types logiques. Enfin, ce que
Carnap montre, c’est que l’écriture idéographique permet aussi d’éviter
ce non-sens particulier qu’est la vérifiabilité empirique, puisque la
reformulation d’un énoncé dans le langage logique du système de
constitution de la science universelle garantit par là même sa
réductibilité à des énoncés d’expérience.
Kant avait affirmé que lorsque la raison s’aventure au-delà de la
sphère de l’expérience possible et n’applique plus les catégories de
l’entendement à l’intuition, elle ne peut plus prétendre connaître. Or,
ce critère kantien de démarcation entre science et métaphysique doit à
la fois être réaffirmé et sensiblement revu. Comme Kant, Carnap
souligne en effet comment les « antinomies » de la métaphysique sont
vouées à se perpétuer indéfiniment, faute d’expérience qui puisse
trancher les débats. Mais, pour Carnap, la sortie de la sphère de
l’expérience possible n’est pas un problème de trop grande abstraction ;
au fond, tous les énoncés des niveaux supérieurs de la science reposent
au contraire exclusivement sur des principes logiques d’abstraction.
Mais, précisément, pour Carnap, un énoncé échappe à la sphère de
l’expérience possible lorsqu’il porte sur des entités qui ne peuvent
précisément pas être construites par des principes logiques
d’abstraction qui garantissent son équivalence extensionnelle avec – et
donc sa traductibilité dans – des énoncés de niveau inférieur. Dans le
cas où cette traduction n’est pas possible, les « entités » évoquées
pèchent tout à la fois par leur absence de forme logique déterminée et
par leur irréductibilité au « divers de l’intuition sensible ». C’est
pourquoi, selon Carnap, ces entités échappent à la raison en même
temps qu’à l’expérience possible ; les énoncés qui les évoquent sont
doublement dénués de sens.
On le voit, le simple critère carnapien de démarcation entre science
et métaphysique est porteur d’un positivisme anti-métaphysique radical
ainsi que d’un scientisme exacerbé, puisque, en définitive, seuls les
énoncés de la science font sens. Ces positions, on les retrouve dans le
manifeste du Cercle de Vienne rédigé en 1929 avec Hans Hahn et Otto
Neurath, mais aussi dans des articles qui paraissent dans les premiers
numéros de la revue Erkenntnis que Carnap fonde en 1930 avec Hans
Reichenbach. Ainsi, dans le premier numéro de cette revue, Carnap
publie un article intitulé « L’ancienne et la nouvelle logique », dans
lequel il salue l’avènement d’une nouvelle méthode en philosophie,
« méthode scientifique » qui consiste dans « l’analyse logique des
390
propositions et des notions de la science expérimentale » . Dans la
perspective de cette nouvelle méthode, la philosophie, loin d’être un
« domaine de connaissance qui s’étendrait à côté ou au-dessus de la
science expérimentale », trouve au contraire toute sa valeur à servir la
science en établissant clairement la signification de ses propositions au
moyen de l’analyse logique.
Au-delà donc du simple « outil » supplémentaire pour l’interrogation
philosophique, la nouvelle analyse logique implique une redéfinition
du projet même de la philosophie, dans la mesure où, s’appliquant au
discours des philosophes eux-mêmes, elle impose de faire le tri entre
leurs propositions logiquement bien construites et leurs énoncés qui
sont tout simplement dénués de sens, parce qu’ils violent par exemple
la hiérarchie des types logiques ou parce qu’ils ne sont pas
empiriquement définissables. Le jugement de Carnap sur l’histoire de la
philosophie est d’ailleurs extrêmement sévère : « Toute philosophie, au
sens ancien du mot, qu’elle se réclame de Platon, saint Thomas, Kant,
Schelling ou Hegel, qu’elle édifie une nouvelle “métaphysique de l’être”
ou une “philosophie dialectique”, apparaît, devant la critique
inexorable de la logique nouvelle, comme une doctrine, non pas fausse
dans son contenu, mais comme logiquement insoutenable, donc
391
dépourvue de signification » .
L’année suivante, dans le second tome d’Erkenntnis, Carnap retape
sur le même clou dans un article intitulé « La science et la
métaphysique devant l’analyse logique du langage ». La métaphysique,
dit-il d’emblée, n’est pas imparfaite en ce qu’elle serait fausse, douteuse
ou inutile, mais bien, plus gravement, en ce que « ses prétendues
392
propositions sont complètement dépourvues de sens » . Certes, les
énoncés métaphysiques ont toute l’apparence grammaticale de
propositions, mais une analyse logique rigoureuse montre qu’il ne s’agit
là que de pseudo-propositions qui utilisent des termes dépourvus de
sens ou qui violent les règles de la syntaxe logique.
En ce qui concerne le premier problème – celui des termes
dépourvus de sens –, il a trait, comme l’indique Wittgenstein, à la
question de l’existence ou non de critères de vérité précis pour les
énoncés élémentaires dans lesquels ces termes interviennent. Or, pour
Carnap, ces conditions de vérité doivent en définitive être empiriques,
c’est-à-dire qu’il faut que les critères de vérité de chaque énoncé
élémentaire soient définis par rapport à la vérité d’autres énoncés
faisant intervenir des termes plus simples jusqu’à ce qu’on parvienne à
des énoncés d’observation ou « énoncés protocolaires » qui trouvent
leurs critères de vérité dans l’expérience. Les termes pour lesquels il
n’existe pas, en définitive, de critère expérimental doivent être rejetés
comme dénués de sens : « Imaginons, à titre d’exemple, qu’on forme le
mot nouveau “babu” et qu’on vienne affirmer qu’il y a des choses
babues et d’autres qui ne le sont pas. Réclamons le critère : comment,
dans un cas concret, établir qu’une chose est ou n’est pas babue ? Peut-
être, nous répondra-t-on, qu’il n’existe pas de critère expérimental.
Dans ce cas, nous refuserons d’admettre un mot pareil. On va s’obstiner
néanmoins à soutenir qu’il y a des choses babues et des choses non
babues ; que ce n’est énigme que pour la seule intelligence chétive des
hommes de les distinguer. Nous nous obstinerons, à notre tour, à
393
regarder cela comme un vain bavardage » . Le premier problème de
la métaphysique, dit Carnap, c’est que nombre de termes qu’elle
utilise – par exemple « principe », « Dieu », « idée », « cause première »,
« absolu », « être en soi » – n’ont guère de critères expérimentaux plus
précis et donc guère plus de sens que « babu ».
Le second problème de la métaphysique consiste en une violation
régulière des règles de la syntaxe logique. Même lorsque les termes ont
individuellement un sens, ils ne peuvent constituer une phrase vraie ou
fausse s’ils sont juxtaposés de manière incorrecte. Et, à cet égard,
l’accord avec les règles linguistiques ne suffit pas. « César est un
nombre premier » est un énoncé correct du point de vue de la syntaxe
française, mais il est exclu par la distinction des types logiques. Dans
une langue construite conformément aux règles de la syntaxe logique,
l’agrammaticalité de cet énoncé apparaîtrait aussi manifestement que
celle de l’énoncé « César est et ». Or, il en va de même, selon Carnap,
de très nombreux énoncés métaphysiques, comme par exemple ceux
qui portent sur « le néant » dans la doctrine métaphysique de Martin
Heidegger, « qui exerce présentement en Allemagne la plus grande
394
influence » . En quelques pages très célèbres, Carnap montre que
Heidegger produit de nombreux énoncés qui sont corrects du point de
vue linguistique et paraissent sensés par analogie linguistique avec des
énoncés de langage usuel, mais qui contreviennent en fait à la syntaxe
logique et ne peuvent donc même pas être formulés en elle. Dans la
foulée, Carnap condamne toutes les affirmations métaphysiques
d’existence – preuves d’existence de Dieu, cogito cartésien, etc. – qui
reposent sur une conception de l’existence comme attribut d’un objet
individuel. Conformément à Frege et à Russell, Carnap insiste pour sa
part sur le fait que l’existence est une propriété de second degré :
« Par l’usage d’un verbe “être”, un prédicat se trouve illusoirement présumé
là où il n’y en a aucun. Depuis longtemps, déjà, on s’est rendu compte que
l’existence n’est pas un attribut (Kant, et sa réfutation de la preuve
ontologique de l’existence de Dieu). Mais, seule, la logique moderne est ici
conséquente, en introduisant le symbole de l’existence dans une forme
syntaxique telle que ce symbole ne peut pas être attaché (comme le serait
395
un prédicat) à un symbole d’objet, mais seulement à un prédicat » .
La conclusion de cet article est sans appel : non seulement la plupart
des propositions de la métaphysique traditionnelle manquent de sens,
mais la métaphysique est vouée par principe à une telle inanité. En
effet, le but même qu’elle poursuit – « découvrir et décrire une
connaissance inaccessible à la science expérimentale » – la condamne à
utiliser « des mots sans critère, partant sans signification » ou à
attribuer à des objets d’un type logique élevé des propriétés qui ne lui
396
conviennent pas . La métaphysique, dit Carnap, est nécessairement
faite de pseudo-propositions. Expression poétique du sentiment de la
vie, elle donne, par la forme de ses productions, « l’illusion d’être ce
qu’elle n’est pas ». « Elle se donne la forme d’une théorie, d’un système
de propositions servant (en apparence) à se fonder les uns les autres ;
elle semble posséder ainsi un contenu comme les vraies théories ; et
397
nous avons vu qu’il n’en est rien » .
On peut difficilement concevoir discours anti-métaphysique plus
péremptoire… Dès 1929, il faut le dire, Carnap avait très clairement,
avec ses amis du Cercle de Vienne, fait allégeance à une « manière de
398
penser hostile à la spéculation et rivée à l’expérience » . Dans le
manifeste de ce mouvement, rédigé avec Hans Hahn et Otto Neurath,
le point de vue « anti-métaphysique » était explicitement revendiqué,
tant pour ce qui est des héritages qu’en ce qui concerne la définition
même du projet philosophique qui rassemble les membres de ce
mouvement : « D’année en année, s’est affirmée une uniformité
croissante due à une attitude spécifiquement scientifique : “Ce qui se
laisse dire se laisse dire clairement” (Wittgenstein). Un accord est
finalement possible, malgré la diversité des opinions. Cet accord est
donc par là même requis. Il est devenu toujours plus manifeste que
cette attitude, non seulement affranchie de la métaphysique mais
399
dirigée contre elle, signe le but qui nous est commun à tous » .
Comme les autres textes de Carnap de la même époque, le
« Manifeste » du Cercle de Vienne plaide pour une certaine conception
de la philosophie qui ne lui attribue aucun objet et aucune thèse
propres, mais seulement la tâche de clarifier les discours qui prétendent
400
dire le vrai . Loin d’être un spécialiste des « profondeurs » cachées et
insondables de l’être, le philosophe doit, comme tout scientifique,
veiller plutôt à la clarté et à la netteté de ce qui apparaît en surface. En
particulier, sa mission est d’éclairer par l’analyse logique toutes les
propositions de la science au sens large et donc de les reformuler de
manière à ce que leurs articulations essentielles apparaissent nettement
au grand jour. À cet égard, le Manifeste dénonçait les « errements » de
la métaphysique, tant en ce qui concerne son manque de rigueur dans
la formulation qu’en ce qui concerne sa prétention à aboutir, par le seul
raisonnement, à des connaissances dont le contenu ne serait pas
empiriquement décidable. Comme l’avait montré l’Aufbau, les seules
propositions authentiques sont celles qui trouvent leur formulation
dans l’idéographie du système constitutif et les seuls objets
authentiques sont ceux qui peuvent être logiquement définis dans ce
système à partir de la base expérientielle : « Est réel, dit le Manifeste,
401
ce qui peut être intégré à tout l’édifice de l’expérience » . C’est
pourquoi il n’y a, pour le Cercle de Vienne, « pas de philosophie comme
science fondamentale et universelle, à côté ou au-dessus des différents
domaines de l’unique science de l’expérience ; il n’existe aucun chemin
qui mène à la connaissance d’un contenu, à part le chemin de
402
expérience » .
Ce texte collectif, qui, on le voit, contenait déjà en germes tous les
« brûlots » ultérieurs de Carnap à l’encontre de la métaphysique, est
particulièrement intéressant parce qu’il lie explicitement le nouveau
403
projet philosophique à un projet politique résolument progressiste
404
qui se revendique de « l’esprit des Lumières » et s’oppose à des
préjugés obscurantistes hérités de la tradition. L’avant-dernier
paragraphe du « Manifeste », que nous citons in extenso, est, à cet
égard, particulièrement éloquent :
« Les tendances métaphysiques et théologisantes qui de plus en plus
s’imposent maintenant dans bien des associations et sectes, dans les livres
et les revues, dans les conférences et les cours universitaires, semblent
s’alimenter aux violentes luttes sociales et économiques d’aujourd’hui : un
groupe de combattants accrochés au passé dans le domaine social cultive
des attitudes métaphysiques et théologiques caduques au contenu depuis
longtemps dépassé ; tandis que l’autre groupe, tourné vers les temps
nouveaux, repousse, particulièrement en Europe centrale, ces attitudes et
reste rivé au sol de la science de l’expérience. Ce développement épouse
celui des processus de la production modernes dont l’organisation
technique due aux machines se renforce et laisse d’autant moins de place
aux représentations métaphysiques. Il correspond également au
désenchantement de larges masses à l’égard de ceux qui prêchent des
attitudes métaphysiques et théologiques caduques. À tel point que dans
plusieurs pays les masses rejettent aujourd’hui ces doctrines avec une
conscience bien plus aiguë que par le passé, et qu’elles s’inclinent en même
temps – ce qui va de pair avec une attitude pro-socialiste – à une
conception empiriste, terre à terre. Auparavant, le matérialisme était
l’expression de ce point de vue ; mais entre-temps, l’empirisme moderne
s’est développé en se dégageant de ses ébauches insuffisantes, et a trouvé
405
dans la conception scientifique du monde sa véritable assise » .
Si la confusion des genres est manifeste dans ce texte, elle explique
aussi un peu de la virulence des attaques anti-métaphysiques de
Carnap et de ses alliés viennois ; convaincus que la science, soumise au
contrôle de la logique et de l’expérience, constitue le meilleur rempart
contre les discours irrationnels et les idéologies barbares, les membres
du Cercle de Vienne affirment haut et fort leur credo scientiste, credo
qui, par son excessive radicalité, a, il faut le dire, beaucoup discrédité
le projet philosophique, par ailleurs extrêmement original et puissant,
d’un système constitutif alternatif à celui de l’idéalisme transcendantal.

4. LA SYNTAXE LOGIQUE DU LANGAGE


En 1934, soit six ans seulement après Der Aufbau der logische Welt,
Carnap publie Die logische Syntax der Sprache, qui reprend le projet
constitutif sur une base assez différente. Comme l’indiquent les titres
mêmes des ouvrages, les considérations sur la « construction logique
du monde » font désormais place à des considérations sur la « structure
logique du langage ». Sous l’influence conjointe des travaux de David
Hilbert, de Kurt Gödel et des logiciens de l’école polonaise, en
particulier Alfred Tarski, le projet logiciste hérité de Frege et Russell
est considérablement réaménagé pour faire place à une réflexion
métalogique sur la prétention même de capturer la rationalité
mathématique et plus généralement scientifique dans un système
symbolique déductivo-formel. En tant que langage et en tant que
calcul, l’idéographie devient elle-même l’objet d’investigations qui
témoignent d’un renoncement à l’idée « platonisante » selon laquelle la
logique devrait constituer le fondement ultime des sciences rationnelles
parce qu’elle n’est elle-même que l’expression des grands principes
immuables du monde du Logos. Le système scientifique est maintenant
envisagé dans une perspective qui se veut explicitement hilbertienne.
À vrai dire, cependant, le projet de 1928 contenait déjà en germe
beaucoup des nouvelles inflexions. Au paragraphe 15, la
caractérisation structurelle des objets de la science avait en effet déjà
été rapprochée par Carnap de la stratégie hilbertienne des « définitions
implicites », qui constituent l’objet plus qu’elles le décrivent. En outre,
l’appareil logique dans lequel la science reposait tout entière était déjà
406
envisagé comme un ensemble de « stipulations conventionnelles »
plutôt que comme un ensemble de vérités fondamentales de la raison à
la manière de Frege. Et c’est le statut de « règles » plutôt que de
connaissances synthétiques a priori que, dans le paragraphe 103 de
l’Aufbau, Carnap avait revendiqué pour les principes constitutifs.
Dans la Syntaxe logique du langage, ce changement de perspective
est affirmé d’emblée. Après avoir plaidé pour l’usage de l’analyse
logique en philosophie et pour sa mise au service de la science, la
préface de 1934 ajoute immédiatement que plusieurs « idéographies »
sont possibles pour exprimer les mathématiques et les sciences
empiriques. Loin de s’offusquer, en frégéen, de cette diversité – un peu
cacophonique – des analyses logiques, Carnap dit regretter pour sa part
le conformisme des analyses logiques de son époque, conformisme qui
a précisément sa source dans une certaine conception frégéenne de la
logique : « Le fait qu’aucune tentative n’a été faite de s’aventurer
encore plus à l’écart des formes classiques est peut-être dû à l’opinion
largement répandue que toute déviation de ce type doit être justifiée –
c’est-à-dire qu’on doit prouver que la nouvelle forme de langage est
“correcte” et qu’elle constitue une traduction fiable de la “vraie
407
logique” » .
La logique, qui, dans la perspective logiciste, constitue l’intégralité
de la forme du système de la science, doit, pour Carnap, être elle-
même repensée dans une perspective hilbertienne plutôt que
frégéenne. Là où Frege prétendait « assigner d’abord une signification
aux symboles logico-mathématiques fondamentaux et considérer
ensuite quelles phrases et inférences apparaissent comme logiquement
correctes conformément à cette signification » – c’est-à-dire
conformément aux rapports idéaux qu’entretiennent les entités idéales
du monde du Logos –, Hilbert suggère de « choisir postulats et règles
d’inférence arbitrairement » – bien qu’en respectant certaines
contraintes métalogiques – et de « déterminer, par là même, la
signification des symboles logiques fondamentaux que ces postulats et
408
règles font intervenir » . Débarrassée de son fondement
métaphysique, la logique devient conventionnelle, mais n’en est pas
moins rigoureuse. Telle est l’idée qui gouverne le « principe de
tolérance » :
« En logique, il n’y a pas de morale. Chacun est libre de construire sa propre
logique, c’est-à-dire sa propre forme de langage, comme il souhaite. Tout ce
qui est exigé de lui est que, s’il veut le discuter, il doit énoncer ses
méthodes clairement, et donner des règles syntaxiques plutôt que des
409
arguments philosophiques » .
Dans cette perspective nouvelle, toute entreprise constitutive doit
donc commencer par préciser la « syntaxe logique » qui régira son
langage, c’est-à-dire qu’elle doit énoncer l’ensemble des règles de
formation de ses expressions linguistiques, ainsi que l’ensemble des
règles de leur transformation, c’est-à-dire les règles d’inférence d’une
expression linguistique à une autre. Ainsi conçue dans ses règles
purement formelles, l’« idéographie » est d’abord et avant tout un
calcul ; elle ne devient vraiment langage que lorsqu’elle sert à exprimer
des propositions empiriques. En elle-même, la logique n’est pas
langage. Comme l’a montré Wittgenstein, on ne peut pas vraiment
considérer que des tautologies ou des règles énoncent quoi que ce soit :
« Lorsque nous disons que la syntaxe pure est concernée par les formes de
phrases, ce “concernée par” est entendu dans un sens figuré. Une phrase
analytique n’est pas vraiment “concernée par” quoi que ce soit, de la
manière dont une phrase empirique l’est ; car la phrase analytique est sans
contenu. Le figuré “concerné par” est ici entendu dans le même sens que
celui dans lequel l’arithmétique est dite concernée par les nombres, ou la
410
géométrie pure par les constructions géométriques » .

Hilbert fut le premier à concevoir les mathématiques comme un pur


calcul, c’est-à-dire comme un ensemble de formules régies par des
règles de formation et de transformation. La théorie de ce calcul,
l’étude de cette syntaxe, il l’a appelée « métamathématique ». Par
analogie et en suivant les avancées qu’ont déjà faites sur ce terrain les
logiciens polonais, on peut, dit Carnap, appeler « métalogique » l’étude
de la syntaxe logique.
La question se pose alors de savoir si la métalogique peut être
exprimée dans le langage même dont elle étudie la syntaxe. Le
Tractatus avait explicitement rejeté cette possibilité, affirmant que le
langage ne peut pas dire mais seulement montrer sa propre forme.
D’autres, comme Jacques Herbrand, ont indiqué, à propos des
mathématiques, que le métalangage – dans lequel la syntaxe d’un
système formel est étudié – doit nécessairement répondre lui-même à
une syntaxe différente que le système qu’il étudie. Pour sa part,
cependant, Carnap se montre convaincu en 1934 qu’« il est possible de
411
se débrouiller avec un seul langage » et que la syntaxe peut être
exprimée dans ce langage lui-même sans engendrer de contradiction.
La preuve de cette possibilité, Carnap la voit dans l’arithmétisation de
la syntaxe des mathématiques à travers la fameuse stratégie des
« nombres de Gödel ».
Par la méthode de Gödel, chaque expression possible du langage-
objet se voit attribuer un nombre unique, de telle sorte qu’on peut
désormais formuler les règles de formation et de transformation du
langage-objet comme des énoncés de l’arithmétique élémentaire. Bien
plus, on peut alors, par le calcul arithmétique, démontrer certaines
propriétés intéressantes de la syntaxe du langage-objet. Ainsi, pour
montrer que telle ou telle phrase du langage est indémontrable au
moyen des règles de transformation du système, on montrera
désormais que cette phrase, entendue comme suite de symboles
caractérisée par un nombre, ne peut jamais se trouver à la fin d’une
preuve, entendue comme suite de symboles caractérisée par un autre
nombre ; il suffit pour ce faire de montrer qu’il n’y a pas de nombre de
Gödel qui a tel ou tel rapport arithmétique avec le nombre de Gödel
caractéristique de cette phrase.
Dans un langage suffisamment riche comme l’est celui de
l’arithmétique, on peut donc, dit Carnap, exprimer la syntaxe du
langage logique, syntaxe dont, comme l’ont montré Frege et Russell, la
syntaxe arithmétique n’est elle-même qu’une partie. En tant que
langage-objet, la logique (et sa partie arithmétique) est une syntaxe
pure, un ensemble de pures règles de formation et de transformation
sur des symboles non interprétés. En tant que métalangage, par contre,
l’arithmétique est une syntaxe descriptive, c’est-à-dire que ses symboles
ont un sens spécifique – ils désignent des suites de signes du langage-
objet – et les combinaisons syntaxiques de ces symboles dans le
métalangage sont donc des fonctions des règles particulières de
formation et de transformation des suites de signes du langage-objet.
En tant que métalinguistiques, les formules arithmétiques énoncent
donc les propriétés formelles de la syntaxe spécifique à ce langage-
objet. Et, à cet égard, dit Carnap, la pure syntaxe n’est en définitive
412
« rien d’autre qu’une partie de l’arithmétique » .
En dépit de ses nouvelles préoccupations métalogiques d’inspiration
hilbertienne, Carnap n’a pas l’impression de trahir le logicisme. Pour
lui, l’apparente contradiction entre les positions logiciste et formaliste
repose sur une confusion entre mathématiques pures et mathématiques
appliquées. Le point de vue formaliste est parfaitement pertinent pour
tout ce qui concerne les mathématiques pures, mais celles-ci ne
peuvent être appliquées à des contenus empiriques sans que soit prise
en compte la signification des symboles mathématiques. Et c’est à cet
égard que le logicisme joue un rôle essentiel, en donnant des nombres
une définition univoque et directement applicable aux ensembles réels
d’objets. Nous citons ici longuement Carnap, qui semble reprendre le
point de vue de Russell :
« La vue formaliste a raison de soutenir que la construction du système peut
être effectuée de manière purement formelle, c’est-à-dire sans référence à
la signification des symboles ; qu’il suffit de poser des règles de
transformation, d’où découlent la validité de certaines phrases et les
relations de conséquence entre certaines phrases ; et qu’il n’est pas non plus
nécessaire de poser ou de répondre à des questions de nature matérielle qui
vont au-delà de la structure formelle. Mais la tâche qui est ainsi tracée n’est
certainement pas remplie par un calcul mathématique seul. Car ce calcul ne
contient pas toutes les phrases qui contiennent des symboles
mathématiques et qui sont pertinentes pour la science, à savoir ces phrases
qui sont concernées par l’application des mathématiques, c’est-à-dire des
phrases descriptives synthétiques avec des symboles mathématiques. Par
exemple, la phrase “Dans cette pièce, il y a maintenant deux personnes
présentes” ne peut pas être dérivée de la phrase “Charles et Pierre sont
maintenant dans cette pièce et personne d’autre” avec la seule aide du
calcul logico-mathématique, comme cela est habituellement projeté par les
formalistes ; mais cela peut être dérivé avec l’aide du système logiciste, à
savoir sur la base de la définition par Frege de “2”. Une fondation logique
des mathématiques n’est donnée que lorsqu’est construit un système qui
rend possibles des dérivations de ce genre. Le système doit contenir des
règles générales de formation en ce qui concerne l’occurrence des symboles
mathématiques dans des phrases synthétiques descriptives également, en
même temps que des règles de conséquence pour de telles phrases. C’est
seulement de cette manière que l’application des mathématiques, c’est-à-
dire le calcul avec des nombres d’objets empiriques et des mesures de
grandeurs empiriques, est rendue possible et systématisée. Une structure de
ce genre remplit simultanément les exigences du formalisme et du logicisme.
Car, d’un côté, la procédure est purement formelle, et de l’autre, la
signification des symboles mathématiques est établie et par là l’application
des mathématiques en science réelle est rendue possible, à savoir, par
413
l’inclusion du calcul mathématique dans le langage total » .

C’est en définitive un logicisme très différent de celui de Frege que


Carnap revendique dans les dernières pages de la Syntaxe logique du
langage : « L’exigence du logicisme est ainsi formulée de cette façon : la
tâche de la fondation logique des mathématiques n’est pas remplie par
une métamathématique (c’est-à-dire par une syntaxe des
mathématiques) seule, mais seulement par une syntaxe du langage
total, qui contient à la fois des phrases logico-mathématiques et
414
synthétiques » . Quant à la thèse logiciste selon laquelle les
mathématiques sont intégralement réductibles à la logique, Carnap,
sous un air de ne pas vouloir trancher, lui propose une réponse très
clairement hilbertienne :
« Que, dans la construction d’un système du genre décrit, seuls les symboles
logiques dans le sens plus étroit soient inclus parmi les symboles primitifs
(comme chez Frege et Russell) ou aussi les symboles mathématiques
(comme chez Hilbert), et que seules les phrases logiques primitives dans le
sens plus étroit doivent être prises comme sentences L-primitives, ou aussi
les phrases mathématiques, n’est pas une question d’importance
415
philosophique, mais seulement d’expédience technique » .

Bien plus, cette conception hilbertienne de la logique permet à


Carnap de rendre compte également de cette troisième position
philosophique quant au fondement des mathématiques qu’est
l’intuitionisme. En 1930, déjà, alors que, face à l’intuitioniste Heyting
et au formaliste von Neumann, il représentait l’école logiciste lors d’un
symposium sur les fondements philosophiques des mathématiques à
Königsberg, Carnap avait insisté sur la possibilité de « concilier » les
points de vue dans une perspective plus large qui les envisagerait
simplement comme trois systèmes formels différents. Son exposé avait,
dès lors, été moins partisan que « technique » ; reconnaissant certaines
des difficultés que rencontre le système russellien, il avait mis en avant
dans cette conférence les solutions qui peuvent y être apportées, grâce
notamment aux travaux de Ramsey. Il concluait en insistant sur les
points communs plutôt que sur les différences qui existent entre la
416
position logiciste et les positions formaliste ou intuitioniste .
Dans la Syntaxe, Carnap propose deux systèmes logiques différents,
l’un (le langage II) qui permet une quantification illimitée sur les
individus mais aussi la quantification sur des prédicats et des foncteurs
et correspond aux besoins logiques des mathématiques classiques,
l’autre (le langage I) qui en constitue un sous-langage et dont les
limites correspondent aux exigences des mathématiques intuitionistes.
Il n’y a, selon Carnap, aucune raison logique de préférer l’un à l’autre,
l’objectif étant au contraire de montrer que plusieurs systèmes sont
possibles et qu’ils ont les uns avec les autres des relations syntaxiques
déterminées : « Lorsque nous construisons ici notre langage I de telle
manière que ce soit un langage défini et qu’il satisfasse certaines
conditions posées par l’intuitionisme, nous n’avons pas simplement
l’intention de suggérer que c’est la seule forme possible ou justifiable
de langage. Nous inclurons au contraire le langage défini I comme un
sous-langage dans le langage II plus compréhensif et la forme des deux
417
langages sera regardée comme matière à convention » . La bonne
manière de formuler la question, dit Carnap,
« n’est pas “Des symboles indéfinis (ou imprédicatifs) sont-ils
admissibles ?”, car, dans la mesure où il n’y a pas de morale en logique, on
ne voit pas la signification que peut avoir ici “admissible”. Le problème ne
peut être exprimé que de la manière suivante : “Comment allons-nous
construire un langage particulier ? Admettrons-nous des symboles de ce
genre ou non ? Et quelles seront les conséquences de chacune de ces
manières de faire ?”. La question est donc de choisir la forme de langage,
c’est-à-dire d’établir des règles de syntaxe et d’investiguer leurs
418
conséquences » .
On voit en quoi la nouvelle perspective – profondément
hilbertienne – relativise les prétentions logicistes de Frege. Carnap,
cependant, continue à se revendiquer du logicisme, qu’il ramène à la
thèse selon laquelle « tous les termes des mathématiques peuvent être
419
interprétés en termes de logique » . Quoique relative à une manière
particulière de construire la syntaxe du langage scientifique, cette thèse
reste essentielle pour Carnap, dans la mesure où elle permet de
maintenir le projet d’une construction du monde qui soit entièrement
logique, c’est-à-dire analytique et non synthétique a priori. Dans les
paragraphes 38 à 40 de la Syntaxe, Carnap montre d’ailleurs une
nouvelle fois comment on peut définir logiquement les nombres
cardinaux puis, à partir d’eux, les nombres réels puis, à partir de ces
derniers, les positions spatio-temporelles de la matière auxquelles on
peut attribuer des propriétés physiques simples puis, construites à
partir d’elles, des propriétés physiques plus complexes, et ainsi de suite
jusqu’à l’ensemble des propriétés biologiques, psychologiques, sociales
et culturelles. Une fois mises en évidence, les lois empiriques de ces
différentes sciences – lois qui permettent d’inférer certains faits à partir
d’autres faits observés – peuvent être traitées comme de simples règles
de transformation.
Sans être résolues dans la Syntaxe davantage que dans l’Aufbau,
toutes les questions concernant l’unité de la science et la possibilité de
réduire les sciences sociales ou culturelles aux sciences psychologiques,
celles-ci aux sciences biologiques et ces dernières aux sciences
physiques reçoivent en tout cas leur formulation syntaxique rigoureuse
dans le paragraphe 83. En outre, la Syntaxe rend compte de la manière
dont les énoncés de la science peuvent être confrontés à l’expérience :
« Une phrase de physique (…) sera testée en déduisant des conséquences
sur le fondement des règles de transformation du langage, jusqu’à ce qu’on
parvienne à des phrases qui ont la forme de phrases protocolaires. Celles-ci
sont alors comparées avec les phrases protocolaires qui ont déjà été
affirmées et elles sont soit confirmées soit réfutées par ces dernières. Si une
phrase qui est une conséquence L de certaines phrases P-primitives
contredit une phrase qui a été affirmée comme phrase protocolaire, alors
un changement doit intervenir dans le système. Par exemple, les règles P
peuvent être modifiées de telle manière que ces phrases primitives
particulières ne sont plus valides ; ou c’est la phrase protocolaire qui peut
être considérée comme non valide ; ou encore ce sont les règles L qui ont
été utilisées dans la déduction qui peuvent être modifiées. Il n’y a pas de
420
règle établie quant au type de changement qui doit intervenir » .
À cette occasion, Carnap, annonçant Quine, souligne qu’« il est, en
général, impossible de tester une phrase hypothétique isolée. […] Au
fond, le test s’applique, non pas à une hypothèse isolée mais au
système entier de la physique comme système d’hypothèses (Duhem,
421
Poincaré) » . Par ailleurs, renvoyant à des travaux en cours de
Reichenbach, Hempel et Popper sur les probabilités, il rappelle que la
confrontation avec l’expérience ne peut, en raison de la non-validité de
l’induction, jamais confirmer définitivement les hypothèses universelles
de la science.
Depuis Gödel, cependant, le projet logiciste est très sérieusement
mis en question. Par le moyen de l’arithmétisation de la syntaxe
arithmétique, Gödel a précisément montré en 1931 qu’aucun système
axiomatique fini et consistant capable de formaliser l’arithmétique n’est
complet, c’est-à-dire qu’on peut toujours construire dans le système des
propositions – propositions « bien formées », parfaitement sensées et
donc, en vertu du principe du tiers exclu, vraies ou fausses – qui ne
peuvent être ni prouvées ni réfutées par les axiomes et les règles
d’inférence du système. Cela veut dire que l’ensemble des propositions
valides du système est nécessairement plus étendu que celui des
théorèmes, et donc que la notion de « conséquence logique » n’est pas
intégralement captée par la dérivabilité formelle au sein du système
axiomatique. De cela, la Syntaxe logique du langage doit
impérativement tenir compte, car c’est la manière même dont Frege et
Russell avaient conçu l’entreprise logiciste qui est remise en question.
Si la logique prétend fonder les mathématiques, elle ne peut plus le
faire en s’efforçant de les tirer d’un système déductif fondé sur un
nombre fini d’axiomes et de règles d’inférences logiques. Il faut au
contraire théoriser une notion plus large de « conséquence logique »,
irréductible à la dérivabilité au sein d’un système déductif formel, qui
puisse rendre compte de la validité de toutes les propositions
arithmétiques, même celles qui ne sont pas dérivables dans le système.
On se demandera peut-être ce que peut bien vouloir dire la validité
d’une proposition logique ou arithmétique en dehors de sa
démonstrabilité dans le système axiomatique ; et cela peut-être
d’autant plus encore si, comme le Carnap de 1934, on a renoncé à
l’idée d’une validité absolue et qu’on insiste au contraire sur la
relativité de la validité à un système logique particulier.
En développant les notions de « tautologie » et de « contradiction »,
le Tractatus de Wittgenstein avait en fait déjà donné un aperçu de cette
notion de validité pour la logique des propositions. Dans la mesure, en
effet, où les règles de formation des propositions complexes –
exemple : si p et q sont des propositions, pÙq est une proposition – se
doublent de règles précisant comment la vérité de ces propositions
complexes est fonction de la vérité des propositions plus simples qui les
composent, on peut déterminer les conditions de vérité de chaque
proposition complexe – c’est-à-dire déterminer dans quels « cas » elle
est vraie – et donc aussi identifier les propositions complexes valides,
c’est-à-dire vraies dans tous les cas, pour n’importe quelle assignation
de valeur de vérité aux propositions simples qui la composent. On
dispose donc, dans cette optique, d’une notion de validité autonome
par rapport à la démonstrabilité axiomatique, avec d’ailleurs pour
conséquence que se posent très clairement les questions de la
complétude et de la correction du système axiomatique de la logique
des propositions : ce système permet-il de dériver comme ses
théorèmes toutes les tautologies propositionnelles et rien qu’elles ?
Avec cette notion de « tautologie », définie en termes de conditions
de vérité, Wittgenstein a en fait adjoint une sémantique à la syntaxe du
langage des propositions et s’est ainsi donné les moyens de fournir une
définition de la conséquence logique autonome par rapport à la
dérivabilité formelle : « La vérité d’une proposition p suit de la vérité
d’une proposition q quand tous les fondements de vérité de la seconde
422
sont fondements de vérité de la première » . Toutefois, comme le fait
remarquer Carnap, ce qui vaut pour le calcul des propositions ne peut
être transposé sans difficulté à la logique des prédicats. Les conditions
de vérité d’un énoncé quantifié universellement sur un domaine
d’objets infini sont « indéfinies », c’est-à-dire qu’on ne peut les
caractériser de manière finie en fonction d’un nombre fini d’énoncés
singuliers. Et cela est plus vrai encore pour des systèmes plus riches
comme ceux de l’arithmétique ; on ne peut pas nécessairement
déterminer, en un nombre fini de pas, la valeur de vérité d’un énoncé
n n n
arithmétique bien formé tel que « x + y = z n’a pas de solution
423
entière non nulle pour n≥3 » (théorème de Fermat) . La question est
donc de savoir comment caractériser l’analyticité mathématique
indépendamment de la dérivabilité d’une manière plus générale que ce
que fait Wittgenstein.
À partir des notions de « vérité » et de « satisfaction » – dont une
définition formelle est déjà proposée dans un célèbre article de 1933 –,
mais aussi et surtout de la notion de « modèle », Alfred Tarski
élaborera une sémantique généralisée permettant de penser les notions
d’analyticité et de conséquence logique indépendamment de leurs
correspondants syntaxiques que sont la démonstrabilité et la
dérivabilité. Les questions de complétude – tous les théorèmes sont-ils
des vérités logiques ? – trouveront alors leur sens canonique en théorie
des systèmes formels. Dès le début des années 1940, Carnap apportera
d’ailleurs lui-même des contributions majeures à cette entreprise
sémantique.
Au moment où il écrit la Syntaxe, Carnap ne dispose cependant pas
encore d’une telle élaboration de la sémantique et, comme Bernard
Bolzano près de cent ans plus tôt dans la Wissenschaftslehre, c’est dès
lors sur des considérations encore largement syntaxiques qu’il s’efforce
de définir les notions de conséquence logique, d’analyticité, de
contradiction, de synonymie, etc. L’idée générale est qu’il y a un lien de
conséquence logique entre deux phrases – ex. : « Charles est
célibataire » et « Charles n’est pas marié » – si l’inférence de l’une à
l’autre est « nécessaire » en ce sens que le schéma de phrase « … n’est
pas marié » peut remplacer le schéma de phrase « … est célibataire »
de manière absolument universelle, c’est-à-dire quel que soit l’individu
qui occupe la position « … ». Bien que liant apparemment des phrases
très simples du langage I, ce rapport logique de conséquence ne peut
pas être capturé par des règles de dérivation du langage I pour la
raison qu’il lie en fait deux schémas de phrase et qu’il faudrait en fait un
nombre infini de règles de passage de phrase à phrase – de « Charles et
célibataire » à « Charles n’est pas marié », de « Benoît est célibataire » à
« Benoît n’est pas marié », etc. – pour en rendre compte. Pour définir la
notion de conséquence logique entre deux phrases, on doit donc faire
appel à deux classes – le plus souvent infinies – de phrases constituées
à partir des phrases de départ par des substitutions sur un de leurs
éléments.
Une fois définie la notion de « conséquence logique », on peut
définir comme « analytique » une phrase qui est la conséquence logique
424
d’une classe nulle de phrases ; comme « contradictoire » une phrase
dont toutes les phrases sont la conséquence logique ; et comme
425
« synthétique » une phrase qui n’est analytique ni contradictoire . Le
« contenu » ou « sens » d’une phrase est alors défini comme la classe
des phrases non analytiques qui en sont les conséquences logiques.
Deux phrases qui ont le même contenu sont dites « équipotentes » en
un sens qui est donc bien distinct de l’équivalence syntaxique. Et deux
expressions sont dites « synonymes » quand chaque phrase dans
laquelle la première apparaît est équipotente à une phrase dans
laquelle cette première expression est remplacée par la seconde. Dans
le langage II, toutes ces définitions sont nettement plus complexes.
Elles imposent de réduire chaque énoncé du langage à une forme-
standard, dont on peut ensuite déterminer si elle est analytique,
contradictoire ou synthétique selon une série assez complexe de
critères syntaxiques. Les notions de « conséquence logique », de
« contenu » ou de « synonymie » sont ensuite définies à partir des
notions d’analyticité et de contradiction.

5. NOMINALISME ET ÉNONCÉS QUASI-SYNTAXIQUES


Tout le travail réalisé sur la syntaxe logique de la science permet à
Carnap de reformuler sa dénonciation des « pseudo-énoncés » de la
métaphysique. Comme La construction logique du monde, La syntaxe
logique du langage s’achève en effet sur une critique des questions et
réponses philosophiques qui reposent sur une mauvaise compréhension
de la syntaxe logique du langage qui prétend les exprimer. Cette
réflexion commence en fait dès le paragraphe 41 de la Syntaxe, qui
insiste sur la distinction entre la désignation d’un objet et l’objet qu’elle
désigne. Cette distinction, qui ne pose généralement pas problème,
s’avère particulièrement cruciale quand l’objet désigné est lui-même
une expression linguistique. Ainsi en va-t-il dans « “Paris” est
bisyllabique » ou dans « “3” est un chiffre arabe ». Ici, la mise entre
guillemets de « Paris » et de « 3 » est indispensable pour indiquer que
ce n’est pas Paris ou 3 mais leurs désignations qui occupent la place de
sujet dans la phrase. À cet égard, Carnap rend hommage à la rigueur
de Frege qui formula l’exigence de cette distinction et la respecta lui-
même très rigoureusement, donnant ainsi le « premier exemple d’une
426
forme syntaxique exacte de discours » .
Sur la base de cette distinction, Carnap énonce dans le
paragraphe 63 la nécessité de bien distinguer les propriétés des objets
et les propriétés syntaxiques de leurs désignations, et cela même
lorsqu’il y a une correspondance systématique entre propriété d’objet et
propriété syntaxique. Ainsi, en vertu de la définition du concept
« frère », je peux à la fois dire qu’aucun objet ne satisfait la propriété
« x est le frère de x » – (∀x) (~Broth(x,x)) – et que « “être frère de” est
une relation irréflexive en vertu des règles logiques (L-irréflexive) ». Si,
par facilité d’expression, nous voulions dire ou écrire qu’« être frère est
une relation L-irréflexive » – LIrr(Broth) –, nous aurions alors affaire à
une phrase « quasi- syntaxique » qui semble attribuer des propriétés
syntaxiques aux objets eux-mêmes ou à leurs propriétés d’objets. Pour
être bien formée, cette phrase devrait en fait être reformulée de
manière à ne plus attribuer ces propriétés syntaxiques qu’à des
désignations d’objets ou de propriétés d’objets ; on passerait alors
explicitement à ce que Carnap appelle « mode formel du discours »,
qui, contrairement au « mode matériel », ne prétend pas parler des
objets eux-mêmes, mais seulement de la forme du langage de la
théorie. Ainsi, dit Carnap, lorsque j’énonce « 5 est un nombre », je
produis en fait une phrase quasi-syntaxique, qui semble attribuer à
l’objet 5 une propriété ontologique particulière, mais qu’on doit en
toute rigueur reformuler sur le mode formel par « “5” est un terme
numérique », qui fait plus clairement apparaître qu’il s’agit seulement
ici d’attribuer à un certain symbole de notre langage le statut
syntaxique qui lui revient.
Une telle stratégie de reformulation des énoncés quasi-syntaxiques
en énoncés explicitement syntaxiques est ensuite mise au service de la
thèse – ou plutôt de l’hypothèse – d’extensionalité, qui affirme la
possibilité de traduire toute phrase intensionnelle du langage en
phrase extensionnelle. Bien que tout langage ne soit pas
nécessairement extensionnel – à cet égard, Carnap adresse au Tractatus
et à son propre Aufbau le reproche d’avoir affirmé l’extensionalité du
langage de la science en omettant le fait qu’il y a une multiplicité de
langages possibles pour la science, y compris des langages non
extensionnels –, il est, dit le paragraphe 67 de la Syntaxe, toujours
possible de le rendre extensionnel par des reformulations.
En particulier, des problèmes de non-extensionalité surgissent
classiquement lorsqu’une proposition ou une autre expression du
langage apparaît dans les contextes suivants :
dans la portée d’un verbe d’attitude intentionnelle comme dans
« Charles affirme qu’il pleut actuellement à Paris » ou « Charles
croit que 4 est (un nombre) premier » ;
dans des énoncé métalinguistiques tels que « Paris est contenu
dans Il pleut actuellement à Paris » ou « Premier(3) est obtenu
à partir de Premier(x) en substituant 3 à la place de x » ;
dans des énoncé modaux tels qu’« Il est possible qu’il pleuve
actuellement à Paris » ou « Il est nécessaire que 3 soit
premier » ;
dans des énoncés faisant intervenir une implication ou une
équivalence stricte (et pas seulement matérielle) comme « 4
n’est pas premier parce qu’il est pair » ou « Il pleut
actuellement à Paris parce qu’une forte condensation
d’humidité s’est produite au-dessus de Paris (avec l’idée que
cette condensation doit nécessairement entraîner la pluie en
vertu d’une loi physique) ».

La thèse de Carnap, explicitée aux paragraphes 66 à 69, c’est que


tous ces contextes intensionnels résultent en fait de phrases quasi-
syntaxiques qui semblent porter sur les objets mêmes de la théorie
(Paris, la pluie, 3), mais qui portent en réalité sur des expressions de la
théorie (« Paris », « 3 », « Il pleut actuellement sur Paris », « 3 est
premier ») et qui doivent donc être reformulées sur le mode formel
pour que leur caractère proprement syntaxique apparaisse clairement :
« Charles dit “Il pleut actuellement sur Paris” », « Charles croit “3 est
premier” », « “Paris” est contenu dans “Il pleut actuellement sur
Paris” », « “Premier(3)” est obtenu à partir de “Premier(x)” en
substituant “3” à la place de “x” », « “Il pleut actuellement sur Paris” est
non contradictoire », « “3 est premier” est analytique », « “4 n’est pas
premier” est une L-conséquence (conséquence en vertu des règles de
transformation logique) de “4 est pair” », « “Il pleut actuellement sur
Paris” est une P-conséquence (conséquence en vertu des règles de
transformation physique) de “Une forte condensation d’humidité s’est
produite au-dessus de Paris” », etc. Ainsi reformulées, toutes ces
phrases sont explicitement syntaxiques et sont par ailleurs
parfaitement extension-nelles : dans des propositions syntaxiques du
mode formel, les phrases qui sont équivalentes en tant qu’éléments
linguistiques peuvent être substituées l’une à l’autre salva veritate.
La stratégie de reformulation proposée par la Syntaxe permet donc,
selon Carnap, de se passer de développer des logiques intensionnelles
et de rendre plutôt compte de ces traits intensionnels du langage
comme des propriétés syntaxiques de ce langage :
« C.I. Lewis fut le premier à souligner qu’il n’y a pas, dans le langage de
Russell, de moyen d’exprimer le fait qu’une certaine phrase vaut
nécessairement ou qu’une phrase particulière est une conséquence d’une
autre. […] Bien que l’assertion de Lewis soit correcte, elle ne fait pas
apparaître de lacune au sein du langage de Russell. L’exigence qu’un
langage soit capable d’exprimer la nécessité, la possibilité, la relation de
conséquence, etc. est en elle-même légitime ; nous, par exemple, nous la
satisfaisons dans le cas de nos langages I et II, non pas par le moyen de
quelque chose de supplémentaire à ces langages, mais par la formulation
427
de leur syntaxe » .
Cela implique notamment qu’on considère l’implication stricte entre
deux propositions comme une relation syntaxique de conséquence
entre les phrases correspondantes. A vrai dire, souligne Carnap en
1934, il n’est pas nécessaire de développer une logique de la
signification pour déterminer les rapports logiques qu’entretiennent les
phrases du langage au-delà de leurs seuls liens vérifonctionnels.
Formuler des règles syntaxiques d’un langage suffit entièrement à cet
objectif : « Il est théoriquement possible d’établir les relations logiques
(relation de conséquence, de compatibilité, etc.) entre deux phrases
écrites en chinois sans comprendre leur sens, pourvu que la syntaxe du
chinois soit donnée. (En pratique, cela n’est possible que dans le cas
428
des langages construits artificiellement plus simples) » . En
définitive, l’avantage de rendre compte de ces traits intensionnels en
termes syntaxiques est triple : cela permet de s’en tenir à une logique
extensionnelle classique et à son métalangage ; cela permet d’éviter
que des expressions quasi-syntaxiques faisant intervenir des notions
comme celle des de « proposition », d’« implication stricte » ou de
« nécessité » soient interprétées sur le mode matériel comme
caractérisant les objets mêmes de la théorie ; et cela permet enfin de
relativiser ces notions à la syntaxe de tel ou tel langage, si bien qu’on
ne peut plus laisser croire que la nécessité, l’implication entre deux
propositions ou même leur sens seraient indépendants du langage qui
les reflète – qui les « montre » – dans sa syntaxe.
S’il sert donc la thèse de l’extensionalité, le traitement carnapien des
énoncés « quasi-syntaxiques » débouche dans la cinquième partie de la
Syntaxe sur une réflexion quant au statut du discours philosophique.
On peut en effet distinguer deux types d’énoncés dans le discours
théorique : ceux qui sont formulés sur le mode matériel et qui
attribuent des propriétés à des objets (empiriques) et ceux qui sont
formulés sur le mode formel et qui traitent des propriétés syntaxiques
des éléments linguistiques du ou des langages dans lesquels les
énoncés du premier type sont formulés. Or, il y a là, pour Carnap, la
ligne exacte de partage entre la science et la philosophie entendue
comme « logique de la science ». En effet, il peut sembler à première
vue que la philosophie comporte elle aussi des questions d’objet, soit
qu’elle étudie des objets non empiriques (la chose en soi, l’absolu, le
transcendantal, les Idées, la cause ultime du monde, l’être et le non-
être, l’impératif catégorique, les valeurs, etc.), soit qu’elle attribue des
propriétés particulièrement abstraites (l’objectivité, la réalité, la
nécessité, etc.) aux objets empiriques. Mais ce n’est là, en fait, qu’une
apparence due à un usage peu rigoureux voire incorrect du langage.
Comme l’a montré l’Aufbau, les phrases qui portent sur des objets non
empiriques s’avèrent à l’analyse être des « pseudo-phrases » dénuées de
tout contenu, c’est-à-dire non seulement de tout contenu empirique,
mais aussi de tout contenu logique puisqu’il est impossible de les
formuler rigoureusement sans violer les règles de formation d’une
idéographie, parmi lesquelles la distinction des types logiques. Quant
aux phrases qui attribuent des propriétés particulièrement abstraites
aux objets empiriques, ce sont généralement des énoncés quasi-
syntaxiques, c’est-à-dire des énoncés logiques portant sur des phrases,
des fonctions de phrase, des théories, mais improprement formulés sur
le mode matériel du discours.
À cet égard, Carnap se revendique explicitement de Wittgenstein,
lequel a fait très clairement apparaître le caractère « formel » et non
« matériel » de la logique et a rigoureusement dénoncé comme dénuées
de sens les prétendues « propositions » de la métaphysique, soit qu’elles
sont dépourvues de conditions de vérité, soit qu’elles essaient de dire
ce que le langage ne peut que montrer et pas dire. Mais Wittgenstein ne
fait, sur ce point, pas de distinction entre la métaphysique et la logique
de la science, dont relève son propre travail. Pour lui, la rationalité – la
forme logique – du monde est la première des choses que le langage ne
peut pas dire et qu’il faut donc taire. Les tautologies, qui reflètent cette
forme logique, ne disent rien du monde ; inconditionnellement vraies,
elles ne sont d’ailleurs pas soumises à des conditions de vérité. Pour sa
part, Carnap reconnaît que la logique est purement formelle et que les
tautologies ne disent rien de la « matière » du monde. Par contre,
Gödel à l’appui, il affirme que la syntaxe du langage peut être exprimée
dans le langage lui-même ; dès lors, la forme du langage – et
l’ontologie formelle correspondante – peut être dite dans des énoncés
syntaxiques parfaitement corrects mais envisagés sur le mode formel
du discours.
C’est d’ailleurs cette « traductibilité dans le mode formel du
429
discours » qui distingue, selon Carnap, les pseudo-phrases de la
métaphysique et les phrases quasi-syntaxiques de la philosophie
authentique. Ainsi en va-t-il, par exemple, lorsqu’on dit que « La lune
est une chose, mais 5 n’est pas une chose ». Wittgenstein avait, à juste
titre, souligné que le terme universel « chose », comme ceux d’« objet »,
« entité », « fait », « propriété », « relation », « fonction », « nombre »,
n’est pas un terme conceptuel comme « rouge » ou « sphérique », mais
un « concept formel » qui ne peut correctement être attribué à un objet
individuel. Pour Carnap, cependant, cette phrase, quoique
improprement formulée, n’est pas entièrement dénuée de sens. Elle
s’efforce en fait de dire sur le mode matériel ce qui ne peut être dit que
sur le mode formel. C’est une phrase « quasi-syntaxique » dont la
reformulation syntaxique correcte est : « “La Lune” est un nom de
chose, mais “5” n’est pas un nom de chose ». De même, « L’amitié n’est
pas une propriété, mais une relation » est la transposition sur le mode
matériel de la phrase syntaxique correcte du mode formel : « “amitié”
est un terme de relation (relation-word), pas un terme de
430
propriété » . L’expression est maladroite, mais, tant que la
traductibilité sur le mode formel est possible, elle n’est pas entièrement
dénuée du sens et ne doit donc pas nécessairement être éliminée :
« Puisqu’elle est généralement utilisée et souvent plus facile à
comprendre, elle peut bien être conservée à sa place. Mais c’est une
bonne chose d’être conscient de son usage, de manière à éviter les
obscurités et les pseudo-problèmes qui en résultent facilement
431
sinon » .
Le genre de pseudo-problèmes philosophiques que le mode
d’expression matériel peut engendrer est par exemple qu’une fois qu’on
a dit que 5 n’est pas une chose mais un nombre, on se demande si les
nombres sont des entités idéales, s’ils sont des fictions, des produits de
l’imagination, s’ils ont une existence extra-mentale ou s’ils n’existent
que dans l’esprit, s’ils existent en acte ou seulement en puissance, etc.
De même, après avoir dit que l’amitié est une relation, on s’interroge
sur le type d’entité que sont les relations et on s’engage aussitôt dans la
querelle des universaux. Reformuler les phrases initiales sur le mode
formel permet de dégonfler tous ces problèmes métaphysiques. Dans
ces phrases, il s’agit seulement de distinguer, dans tel ou tel langage,
plusieurs catégories syntaxiques différentes – noms de choses, noms de
nombres, termes de propriétés, termes de relation, etc. – et de
rapporter certaines des expressions du langage à l’une ou l’autre de ces
catégories.
« L’habitude de formuler le discours dans le mode matériel nous pousse en
premier lieu à nous tromper nous-mêmes quant à l’objet de nos
investigations : des phrases à pseudo-objets nous fourvoient et nous font
penser que nous traitons d’objets extralinguistiques tels que des nombres,
des choses, des propriétés, des expériences, des états de choses, l’espace, le
temps, etc. ; et le fait qu’en réalité il s’agit du langage et de ce qui lui est
relié (telles que les expressions numériques, les désignations de choses, les
coordonnées spatiales, etc.) nous est caché par le mode matériel du
discours. Ce fait ne devient clair que par la traduction dans le mode formel
du discours, ou, en d’autres mots, dans les phrases syntaxiques à propos du
432
langage et des expressions linguistiques » .
Un autre avantage de cette reformulation sur le mode formel est
que, contrairement à ce que pensait Wittgenstein, on va pouvoir ainsi
parler de la logique de la science et résoudre d’éventuels débats à son
propos. Tout d’abord, on peut correctement dire qu’un terme de
propriété n’est pas un terme de chose. La phrase qui y correspond sur
le mode matériel – « Une propriété n’est pas une chose » – semble mal
formée, notamment parce qu’elle viole la théorie des types logiques.
Mais, reformulée sur le mode formel, elle ne parle plus que
d’expressions linguistiques et ne pose plus de problème de type.
Ensuite, en « disant » – en énonçant dans le métalangage – les
propriétés syntaxiques d’un langage, on se donne les moyens de
comparer ses avantages avec ceux d’autres langages. Ainsi, deux
systèmes formels différents peuvent envisager, pour l’un, les
expressions numériques comme des expressions du niveau 2
(expressions de classes de classes) et, pour l’autre, les expressions
numériques comme des expressions d’individus (niveau 0). Ce sont là,
clairement, deux manières différentes de rendre compte de
l’arithmétique dans le système formel et chacune a ses avantages. Mais
le dire ainsi, c’est faire tout autre chose que se quereller indéfiniment
sur le mode matériel pour savoir si les nombres sont
fondamentalement des objets primitifs, comme le pensent les
mathématiques classiques, ou des classes de classes, comme le pensent
les logicistes.
De même, on peut énoncer sur le mode formel que, dans tel système
constitutif, toutes les phrases dans lesquelles apparaît une désignation
de chose est équivalente à une classe de phrases dans lesquelles
apparaissent des désignations de sense data, alors que, dans tel autre
système constitutif, toutes les phrases dans lesquelles apparaît une
désignation de chose est équivalente à une classe de phrases dans
lesquelles apparaissent des coordonnées spatio-temporelles et certains
foncteurs descriptifs de la physique. Ainsi envisagées comme deux
syntaxes possibles pour la science, le phénoménisme et le physicalisme
ne sont pas deux positions métaphysiques irrémédiablement ennemies,
ce que pourrait laisser croire leurs formulations sur le mode matériel
« Une chose est un complexe de sense data » ou « Une chose est un
433
complexe d’entités matérielles atomiques » .
Irrésolubles en tant qu’antinomies métaphysiques – on ne peut
s’empêcher de voir là encore une allusion et une leçon faites à Kant –,
ces débats « fondationnels » trouvent sur le mode formel une
présentation qui rapporte chacune des deux positions du langage au
système formel qui la promeut ; et la question devient alors
simplement de savoir quel langage adopter pour exprimer quoi. Et c’est
dans cette optique que Carnap relit alors sur le mode formel toute une
série de grandes thèses philosophiques. Ainsi, sur la question des
fondements des mathématiques, la phrase de Kronecker « Dieu créa les
nombres naturels ; tous les autres nombres sont l’œuvre de l’homme »
devient « Les symboles de nombres naturels sont des symboles
primitifs ; les expressions de nombres négatifs, de fractions et de
434
nombres réels sont introduites par définition » . En épistémologie, la
phrase « Les seules données primitives sont des relations entre
expériences » devient « Seuls les prédicats à plusieurs termes dont les
arguments appartiennent au genre des expressions d’expérience
435
apparaissent comme symboles primitifs descriptifs » . En
« philosophie de la nature », les phrases « Le temps est continu » et « Le
temps est infini dans les deux directions » deviennent respectivement
« Les expressions de nombres réels sont utilisées comme coordonnées
temporelles » et « Toute expression de nombre réel positive ou négative
436
peut être utilisée comme coordonnée temporelle » .
Dans cette perspective, les phrases du Tractatus elles-mêmes
peuvent être reformulées sur le mode formel : « Le monde est la
totalité des faits et non des choses » devient « La science est un système
de phrases, non de noms » ; « L’identité n’est pas une relation entre
objets » devient « Le symbole d’identité n’est pas un symbole
437
descriptif » . Parce qu’il croit que la syntaxe peut être dite, Carnap,
contrairement à Wittgenstein lui-même, n’estime pas que le Tractatus
s’efforce de dire ce qu’on ne peut que montrer et qu’en toute rigueur il
faudrait donc mieux taire. Certes, Wittgenstein dit sur le mode matériel
ce qu’il vaudrait mieux exprimer sur le mode formel. Mais même cela
n’est pas nécessairement une faute ; pour Carnap, le mode matériel du
discours est dangereux – il prête à de nombreux mésusages – mais « il
438
n’est pas en lui-même erroné » . La reformulation sur le mode formel
des thèses ontologiques du Tractatus, cependant, éclaire à la fois très
nettement le projet de cet ouvrage – l’ontologie formelle n’est que le
revers de la syntaxe du langage – et en atténue l’ambition – n’étant que
le revers de la syntaxe du langage, l’ontologie formelle n’est qu’en
apparence un discours sur le monde et sur sa forme. Au fond, du début
à la fin, le Tractatus ne parle que de la syntaxe idéographique. Et cela
est d’autant plus vrai si, comme le Carnap de 1934, on considère que
sont quasi-syntaxiques non seulement les énoncés « ontologiques »
mais aussi les énoncés « sémantiques ». En effet, « La conférence d’hier
traitait de Babylone » peut être reformulée comme « Dans la
conférence d’hier apparaissait le mot “Babylone” » ; « Le mot “luna” en
latin désigne la Lune » devient « Il y a une traduction d’expression
équipotente du latin en français dans laquelle le mot “la Lune” est le
corrélat du mot “luna” » ; « La phrase anglaise “Snow is white” signifie
que la neige est blanche » devient « Il y a une traduction de phrase
équipotente de l’anglais en français dans laquelle la phrase “La neige
est blanche” est le corrélat de “Snow is white” » [inspiré de Tarski, cet
exemple n’est pas celui de Carnap] ; « Les expressions “gendre” et
“beau-fils” ont le même sens » devient « “gendre” et “beau-fils” sont L-
synonymes » ; « Les expressions “étoile du matin” et “étoile du soir” ont
des sens différents mais désignent le même objet » devient « “étoile du
matin” et “étoile du soir” ne sont pas L-synonymes mais bien P-
synonymes ».
Le Tractatus avait affirmé l’homologie de structure de l’idéographie,
de la pensée rationnelle – l’ensemble structuré des « Gedanke », c’est-à-
dire des « propositions » – et du monde. Or, si, comme le prétend la
Syntaxe, les énoncés ontologiques et les énoncés sémantiques ne sont
que des formulations sur le mode matériel d’énoncés syntaxiques
correspondants, cette thèse centrale du Tractatus devient tout
simplement triviale.
À bien des égards, le combat anti-métaphysique de la Syntaxe
reproduit celui des textes antérieurs de Carnap. On y retrouve
explicitement le partage de la science empirique et de la philosophie
entendue comme logique de la science empirique, partage qui ne laisse
aucun champ libre à la métaphysique :
« La philosophie métaphysique essaie d’aller au-delà des questions
scientifiques empiriques d’un domaine de la science et de poser des
questions concernant la nature des objets du domaine. Nous tenons ces
questions pour des pseudo-questions. La logique de la science non-
métaphysique adopte elle aussi un point de vue différent de celui de la
science empirique, non pas, cependant, parce qu’elle suppose quelque
transcendance métaphysique, mais parce qu’elle fait des formes de langage
elles-mêmes les objets d’une investigation nouvelle. Selon cette vue, il n’est,
pour tout domaine de la science, possible de parler que dans ou à propos
des phrases de ce domaine, et donc il n’est possible d’énoncer que des
439
phrases sur les objets du domaine ou des phrases syntaxiques » .
La nouveauté de la Syntaxe, cependant, c’est l’irréductible diversité
des formes de langage. Or, cela seul implique un certain infléchissement
du combat anti-métaphysique vers la dénonciation des dangers d’un
mode usuel de discours – le mode « matériel » – qui, en attribuant des
propriétés formelles à des objets plutôt qu’à leurs désignations, ne fait
pas clairement apparaître que cette « attribution » est relative à la
syntaxe d’un langage particulier. Et, à cet égard, d’ailleurs, les grandes
thèses philosophiques a priori – sur les genres d’être, sur les nécessités,
sur les essences, etc. – ne sont pas les seules en cause. Énormément de
propositions apparemment empiriques relèvent également de modes
« transposés » du discours ; quasi-syntaxiques, elles doivent être
reformulées en propositions syntaxiques pour trouver leur sens
authentique : « Rouler au-dessus de 120 km/h sur une autoroute belge
est un crime pénal » est la transposition de « La description “rouler au-
dessus de 120 km/h sur une autoroute” appartient à la liste des crimes
440
énoncés dans le code pénal belge » .

6. DE LA SYNTAXE À LA SÉMANTIQUE
Contemporaine des premiers travaux de Tarski sur la sémantique
formelle, toute cette recherche « syntaxique » de Carnap pointe sans
cesse vers la nécessité d’une sémantique, à laquelle Carnap lui-même
va bientôt se consacrer et apporter des contributions majeures. Ainsi, à
l’occasion d’une analyse d’« antinomies syntaxiques » comme le
paradoxe du menteur, Carnap reconnaît, dans la Syntaxe, que la vérité
et la fausseté ne sont pas véritablement des propriétés syntaxiques et
que, au mieux, on peut, dans la syntaxe, exprimer la validité par
l’analyticité et le fait que « si un énoncé est vrai, un autre l’est aussi »
441
par la « conséquence logique » .
Par ailleurs, lorsqu’il définit trois manières de construire un système
axiomatique, Carnap s’interroge sur le type d’interprétation – de
modèle – que chacun doit recevoir. Dans une perspective syntaxique, il
conçoit ces modèles comme des traductions du langage interprété dans
un autre langage ; dans une des manières de construire un système
axiomatique – en prenant pour axiomes des fonctions propositionnelles
avec des variables primitives libres –, le modèle consiste cependant à
identifier des séries de valeur de substitution qui rendent vrais les
axiomes.
Enfin, nous l’avons vu, la Syntaxe soutient la possibilité de dire la
syntaxe dans le langage lui-même. En utilisant la stratégie des nombres
de Gödel – ce qui ne nécessite d’introduire qu’un seul symbole primitif
supplémentaire –, on peut même le faire sans ajouter d’axiome et de
règle d’inférence supplémentaire, puisque les axiomes et les règles qui
régissent le comportement des nombres de Gödel représentant les
symboles de la syntaxe ne sont rien d’autres que les lois de
l’arithmétique, qu’on peut tirer du système. Cependant, certains des
concepts métalogiques ne peuvent être définis au sein du langage.
Ainsi, dans le langage I, la définition de certains concepts comme
« dérivable » ou « démontrable » suppose des opérateurs illimités qui
n’apparaissent pas dans le langage I, mais seulement dans le langage II.
Dans ce cas, il faut donc un langage plus puissant pour exprimer
certaines propriétés métalogiques du langage-objet. Mais, dans le
langage II, le problème se pose à nouveau pour certains concepts
métalogiques comme celui d’« analyticité ». Carnap montre qu’on peut
formuler la définition de ce terme pour le langage II dans une syntaxe
strictement formalisée, mais ce n’est pas celle du langage II. D’une
manière plus générale, Carnap montre que, pour aucun langage non
contradictoire, la définition d’« analytique » dans ce langage ne peut
être formulée dans la syntaxe de ce langage lui-même. Sur ce point – et
sur celui de l’impossibilité de démontrer la non-contradiction du
langage II dans le langage II lui-même, contrairement à l’espoir de
Hilbert –, Carnap renvoie à la démonstration de Gödel et,
ponctuellement, à l’article de Tarski « Le concept de vérité dans les
langues formalisées » paru en langue polonaise en 1933.
Après la parution de la Syntaxe et notamment dans la foulée de la
parution en 1936 de la traduction allemande du texte de Tarski,
Carnap se lance à son tour dans les recherches sémantiques. Dès 1942,
il publie Introduction to semantics, un volume introductif à une série
d’études sémantiques plus techniques qui doivent le suivre. D’emblée,
ce nouvel ouvrage revendique la nécessité d’ajouter à l’analyse
purement formelle du langage une « théorie de la signification et de
442
l’interprétation » . À cet égard, Carnap rend hommage aux travaux
fondateurs de l’école de Varsovie et, singulièrement, à ceux de
443
Tarski . Dans le même temps, il signale les réticences de certains de
ses « camarades empiristes » à l’égard de notions sémantiques comme
celles de « proposition » – distinguée de la « phrase » qui l’exprime – ou
de « vérité ». Quine, qui est remercié un peu plus loin pour ses
remarques critiques sur une version antérieure du manuscrit, est
certainement visé par cette remarque.
Dans la nouvelle perspective, des notions comme celles de
conséquence logique, d’analyticité ou de synonymie ne sont plus
définies syntaxiquement mais à travers des conditions de vérité et de
satisfaction. En outre, les notions de dérivabilité formelle ou de
contradiction formelle sont envisagées comme des notions sémantiques
particulières. Finalement, c’est toute la théorie de la déduction logique
qui « devient elle-même une partie de la sémantique ».
Un paragraphe ajouté en appendice à l’Introduction to semantics fait
le point sur les modifications apportées par rapport à l’approche qui
était celle de la Syntaxe. Sans être erroné, le travail effectué en 1934
pour définir en termes syntaxiques une notion de conséquence logique
plus large que celle de dérivabilité – travail consistant essentiellement
à rapporter la dérivabilité initiale à une dérivabilité plus puissante –
gagne, dit Carnap, à être remplacé par une définition sémantique de la
vérité et de la conséquence. Les notions sémantiques de « vérité
logique » et « vérité factuelle » remplacent avantageusement les
notions de « phrases logiques » et « phrases descriptives » qui étaient
distinguées au paragraphe 22 de la Syntaxe. Le concept d’extensionalité
doit lui aussi être d’abord regardé comme un concept sémantique, dont
on peut ensuite définir un correspondant syntaxique. L’hypothèse
d’extensionalité reste maintenue, bien que réinterprétée en termes
sémantiques. Le principe de tolérance est, lui aussi, maintenu, mais il
concerne prioritairement la construction d’un système sémantique, qui,
quant à lui, contraint alors la construction de la syntaxe qui prétend en
rendre compte adéquatement. Et, bien sûr, certaines des thèses
fondamentales de la Syntaxe qui en guidaient l’approche générale
doivent être abandonnées.
« Au paragraphe 71 de la Syntaxe, il était dit qu’une analyse du langage est
soit formelle et donc syntaxique soit psychologique. Aujourd’hui, je dirais
qu’il y a la possibilité d’une analyse sémantique en plus de ces deux sortes
d’analyse (dont la seconde est celle que j’appellerais maintenant
“pragmatique”). Dès lors, je ne crois plus qu’“une logique de la signification
est superflue” ; je considère désormais la sémantique comme
l’accomplissement de la recherche ancienne d’une logique de la
signification, recherche qui n’avait pas encore trouvé auparavant de
444
réponse précise et satisfaisante » .
Quant à la caractérisation de la philosophie comme étude
syntaxique du langage de la science, elle doit évidemment être
445
élargie à « l’analyse sémiotique » , c’est-à-dire l’analyse logique –
syntaxique et sémantique – du langage, mais aussi l’étude –
pragmatique – de l’acquisition et de la communication de la
connaissance.
Dans les années qui suivent l’Introduction to semantics, Carnap
poursuit le travail entamé dans cette direction. En 1943, paraît
Formalization of logic, le second volume des « Études sémantiques »,
puis, en 1947, Meaning and necessity, qui s’aventure en outre sur le
terrain des logiques modales quantifiées.
En 1950, pour répondre notamment à une objection empiriste
contre le fait que sa sémantique l’oblige à admettre des entités comme
des propositions, Carnap revient une fois encore sur la problématique
philosophique des questions d’existence et sur la distinction entre
questions scientifiques – sensées et légitimes – et questions
métaphysiques – illégitimes, parce que dénuées de sens. Dans une large
mesure, les thèses développées dans l’article « Empirisme, sémantique
446
et ontologie » reprennent le point de vue développé en 1934. Fidèle
aux principes qui le guidaient dans la Syntaxe logique du langage,
Carnap oppose les questions ontologiques internes aux questions
ontologiques externes. Les premières, qui demandent quelles sont les
entités qui existent au sein d’un cadre linguistique particulier, sont les
seules qui intéressent Carnap. Leurs réponses doivent pouvoir être
justifiées selon les modalités prévues par le cadre. Ainsi en va-t-il en
biologie, en physique nucléaire ou en mathématiques de questions
comme « il y a-t-il des éléphants ? », « des électrons ? », « des nombres
premiers plus grands qu’un million ? ». Les réponses aux deux
premières questions sont susceptibles de preuves empiriques, bien
qu’assez différentes l’une de l’autre, la réponse à la troisième d’une
preuve logique.
Les questions ontologiques externes, par contre, qui interrogent
l’existence d’entités indépendamment de tout cadre linguistique sont,
pour Carnap, insensées ; elles ne sont d’ailleurs jamais posées ni par les
scientifiques ni par l’homme de la rue, mais seulement par les
philosophes. Ces derniers voudraient qu’on détermine quelles sont les
entités existantes avant la construction de tout langage et qu’on
n’introduise alors dans le langage que les entités ainsi reconnues
comme légitimes. Or, si chaque cadre linguistique implique bien la
447
« reconnaissance » de certaines entités , il ne s’agit pas, pour Carnap,
d’une quelconque croyance théorique en la « réalité » – au sens
absolu – de ces entités, mais seulement de l’adoption de certaines
formes linguistiques. Et la question de savoir quelles formes
linguistiques adopter n’est en rien une question « théorique »,
« cognitive », mais une question purement pratique liée à l’usage que
448
l’on veut faire du langage concerné .
En particulier, la question de savoir s’il convient d’introduire le mot
« nombre » dans tel ou tel langage ne doit pas, pour Carnap, opposer
ceux qui croient que l’existence des nombres en tant qu’entités
effectives leur donne le droit de faire des affirmations sémantiques sur
les nombres comme designata des numéraux et ceux qui croient que,
puisqu’il n’y a pas de nombres, le mot « nombre » ne peut être introduit
que comme simple moyen d’abréviation. Dans cette dispute, dit
Carnap, « je suis incapable d’imaginer quel genre de preuve serait
considérée comme pertinente par les philosophes des deux camps et,
du coup, une fois découverte, pourrait trancher le débat, ou du moins
449
rendre une des deux thèses plus probable que l’autre » . La question
est plutôt celle de l’intérêt même de tel ou tel langage et, à cet égard,
introduire des termes abstraits se révèle parfois très utile, voire
indispensable. On reconnaît là évidemment un écho à la critique
antérieure du mode matériel du discours. Reformulés « sur le mode
formel », tous les énoncés de la science sont très clairement liés à un
langage particulier et le statut ontologique des « objets » étudiés dans
ce langage est manifestement interne à ce langage.
Qu’en est-il alors des entités abstraites de la sémantique elle-même ?
Qu’en est-il en particulier des propositions que la sémantique reconnaît
comme designata des phrases et auxquelles elle attribue des propriétés
spécifiques ? Dans un compte-rendu de Meaning and necessity, Gilbert
Ryle taxe de « théorie grotesque » le principe « “Fido”-Fido » selon
lequel chaque expression du langage désignerait une entité sémantique
de la même manière qu’un nom propre – « Fido » – désigne un individu
réel – le chien Fido. Pour Carnap, cependant, les critiques de Ryle sont
déplacées, dans la mesure où il ne s’agit en aucun cas pour le
sémanticien Carnap de faire des assertions ontologiques théoriques,
pas plus d’ailleurs que des assertions épistémico-psychologiques sur le
fait que telle ou telle entité sémantique serait immédiatement donnée
dans l’expérience sensible ou dans une quelconque intuition
rationnelle. Refusant de poser la question ontologique externe, Carnap
ne se veut ni réaliste ni nominaliste en sémantique, rejetant ces deux
450
thèses métaphysiques comme autant de « pseudo-affirmations » . S’il
y a reconnaissance par Carnap d’entités sémantiques, elle est toujours
intra-théorique ; et la question est donc de savoir s’il est plus ou moins
utile ou plus ou moins pertinent de développer une théorie sémantique
comme il le fait.
« La question externe n’est pas une question théorique, mais plutôt la
question de savoir si, oui ou non, nous adoptons ces formes linguistiques.
Cette adoption n’a nul besoin de justification théorique (sauf sous le
rapport du caractère bien adapté et de la fécondité), parce qu’elle
n’implique ni croyance ni assertion. Ryle dit que le principe “Fido”-Fido est
une “théorie grotesque”. Grotesque ou non, Ryle a tort de l’appeler une
théorie. Il s’agit plutôt de la décision pratique d’adopter certains
451
cadres » .
Le Carnap converti à la sémantique conclut alors, comme le Carnap
de la Syntaxe, par le principe de tolérance linguistique : « Soyons
circonspects quand il s’agit de faire des assertions et critiques quand il
s’agit de les examiner, mais tolérants quand il s’agit d’autoriser des
452
formes linguistiques » .

RÉSUMÉ
Reprenant le programme, esquissé par Russell et Whitehead, de
refondation logique des mathématiques et de l’ensemble des
principes de la rationalité scientifique, Carnap entreprend une
reconstruction logique du monde, c’est-à-dire une
reformulation idéographique de la science qui fasse
explicitement apparaître comment chaque entité du discours
scientifique est logiquement construite comme une fonction
complexe des propriétés et relations satisfaites par les vécus
élémentaires. À partir de ces propriétés et relations
immédiatement ressenties, on peut en effet construire, niveau
par niveau et au moyen d’opérations purement logiques, les
« objets » autopsychiques – vécus subjectifs plus ou moins
complexes – ; puis, à partir de leurs propriétés et relations, les
« objets » physiques ; puis, à partir des propriétés et relations
de ceux-ci, les « objets » hétéropsychiques – états mentaux
intersubjectivement appréhendables – ; puis, à partir des
propriétés et relations de ces derniers, les « objets » spirituels,
c’est-à-dire sociaux et culturels. À noter que les sensations elles-
mêmes – que des empiristes comme Mach mettaient au
fondement de toute la constitution du savoir scientifique – sont
déjà, pour Carnap, des constructions logiques à partir des vécus
élémentaires, dont elles ne peuvent être isolées que par un
principe logique d’abstraction que Carnap appelle « quasi-
analyse ». Dans cette perspective, toute la science apparaît
comme exclusivement constituée d’un matériau empirique –
les vécus élémentaires – et d’une forme logique, de sorte qu’il
n’y a plus aucune place pour le synthétique a priori kantien.
Par ailleurs, tous les « objets » de la science apparaissent comme
entièrement définis par des descriptions conceptuelles qui sont
ou non satisfaites par certaines configurations des vécus
élémentaires, seuls objets fondamentaux du système de la
science. À l’égard de ces derniers, les « objets » de la science ne
sont que des « constructions logiques », dont les propriétés ont
sans doute un sens spécifique et une teneur cognitive
particulière, mais sont néanmoins extensionnellement
équivalentes à des arrangements logiques complexes de
propriétés et relations des vécus élémentaires. On voit alors que
ce système permet tout à la fois de disposer de nombreux
niveaux de discours sur la réalité, niveaux de discours qui
portent chacun sur un type d’entités particulier, et de considérer
néanmoins, conformément au nominalisme, que toutes ces
entités ne sont que des pseudo-entités.
Dans la foulée, Carnap peut alors soutenir que toutes les entités
du discours qui ne peuvent être logiquement reconstruites de
cette manière pèchent doublement contre la raison. D’une part,
en effet, elles ne peuvent pas trouver leur place exacte dans
l’idéographie et sont donc suspectes d’être aussi dénuées de
sens que des expressions grammaticalement incorrectes comme
« Berlin cheval bleu » ou « pierre triste » ; d’autre part, comme
les propriétés qu’on attribue à ces entités ne sont pas
réductibles – extensionnellement équivalentes – à des propriétés
et relations des vécus élémentaires, on risque fort de formuler à
leur égard des énoncés « insensés » car dénués de conditions
(empiriques) de vérité. De là naît le combat positiviste et
scientiste de Carnap, qui en vient à clamer l’insignifiance de
toute métaphysique.
Dans la suite de son travail, Carnap fait davantage droit à la
multiplicité des manières de reconstruire rationnellement la
science, en défendant, avec Hilbert et contre Frege, la pluralité
des systèmes formels possibles. Un « principe de tolérance »
logique permet alors de choisir librement la syntaxe logique
du langage – c’est-à-dire l’ensemble des règles de formation et
de transformation des énoncés – de la science en ne se
contraignant que, d’une part, par des exigences métalogiques
(consistance, simplicité, complétude, etc.) et, d’autre part et de
manière subsidiaire, par la possibilité de trouver des
interprétations ou applications intéressantes. À cet égard, le
logicisme de Frege et Russell n’est donc qu’une des manières
possibles d’envisager les mathématiques, comme l’est d’ailleurs
l’intuitionisme de Brouwer, dont Carnap s’efforce de rendre
compte au moyen d’une syntaxe alternative à celle dont Frege
et Russell s’étaient servis pour fonder les mathématiques sur la
logique.
La perspective conventionnaliste dans laquelle s’inscrit
désormais Carnap n’atténue cependant pas son combat anti-
métaphysique, mais l’amène seulement à le reformuler. Puisque
plusieurs syntaxes et plusieurs constructions logiques sont
possibles pour la science, on peut aussi y trouver différents
types d’entités, dont l’existence est donc toujours relative au
langage et au système logique que l’on adopte. Or, une erreur
classique de la métaphysique, c’est précisément de négliger
cette relativité et d’affirmer ou de nier l’existence au sens absolu
de ce qui est en fait nécessairement lié à une syntaxe
particulière. Comme l’avait déjà regretté -Wittgenstein, la
métaphysique cherche à énoncer sur le « mode matériel » –
c’est-à-dire comme contenu – ce qui relève en fait de la forme
du discours. Toutefois, contrairement à Wittgenstein, Carnap
prétend qu’il est quand même possible de dire cette forme, mais
cela implique de passer au « mode formel » du discours, qui
énonce par exemple que le signe « 3 » est un nom de nombre.
Dans la lignée d’un certain nominalisme, Carnap qualifie de
« quasi-syntaxiques » les énoncés comme « 3 est un nombre »,
qui semblent porter sur les objets de la théorie mais portent en
fait sur les expressions de la théorie ; et il reproche alors à la
métaphysique de négliger leur caractère quasi-syntaxique et de
prétendre en tirer des thèses ontologiques absolues plutôt que
relatives à telle ou telle syntaxe.
Enfin, dans un troisième moment de son travail, Carnap se
préoccupe de rendre compte, par la sémantique, d’une série de
propriétés logiques des systèmes comme celles de
« conséquence logique » ou d’« analyticité », dont il avait
d’abord cherché à rendre compte en termes purement
syntaxiques. Ce passage de la syntaxe à la sémantique sera
alors l’occasion d’une nouvelle reformulation de sa critique de la
métaphysique, dénoncée cette fois pour sa prétention à poser
des questions ontologiques externes alors que seules ont du
sens les questions ontologiques internes.
Quelles sont les seules authentiques entités dont parle la science
et quels sont les objets de son discours qui relèvent exclusivement
de l’appareil logique et conceptuel ? Peut-on réduire logiquement
tous les énoncés de la science à des énoncés portant sur les vécus
élémentaires ? Et quelle conception de la « réduction » cette
entreprise présuppose-t-elle ? Que faut-il penser des énoncés qui
échappent à cette reformulation logique et à cette réduction ? N’y
a-t-il qu’une seule manière de procéder à la reconstruction
rationnelle de la science ? Et, sinon, quelles sont les implications
ontologiques de la pluralité des syntaxes possibles pour la
science ? Ces questions, qui sont au cœur de toute l’œuvre de
Carnap, seront aussi au fondement du travail – critique – de
Quine.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS


LAUGIER S. (dir.), Carnap et la construction logique du monde, Paris,
Vrin, 2001.
LEPAGE F., RIVENC F. et PAQUETTE M., Carnap aujourd’hui, Paris,
Vrin, 2003.
OUELBANI M., Le Cercle de Vienne, Paris, Presses Universitaires de
France, 2006.
PROUST J., Questions de forme. Logique et proposition analytique de
Kant à Carnap, Paris, Fayard, 1986.
RIVENC F., Recherches sur l’universalisme logique. Russell, Carnap,
Paris, Payot, 1993.
SCHMITZ F., Le Cercle de Vienne¸ Paris, Vrin, 2009.
VERLEY X., Carnap. Le symbolique et la philosophie, Paris, L’Harmattan,
2003.
Chapitre 5

Willard Van Orman Quine

Formé à Harvard par Alfred North Whitehead, le complice de


Russell dans la rédaction des Principia mathematica, William Van
Orman Quine a suivi, en 1932-1933, un long séjour d’études en Europe
et principalement à Vienne auprès de Moritz Schlick et des membres de
son « Cercle », à Varsovie auprès d’Alfred Tarski et de ses collègues
logiciens de l’école polonaise, et à Prague où Carnap venait d’être
nommé enseignant et où il achevait alors la rédaction de la Syntaxe.
Profondément marqué par les recherches de Carnap, auquel il
consacre d’ailleurs une série de conférences dès son retour aux États-
Unis, le travail de Quine s’inscrit presque entièrement dans un dialogue
avec celui de son maître, soit qu’il en constitue un développement
direct – notamment sur la question des engagements ontologiques –,
soit qu’au contraire il en dénonce et en rejette certains des présupposés
les plus centraux – parmi lesquels la conception russellienne des classes
comme entités abstraites, le logicisme dans sa forme platonisante, la
présupposition de l’existence d’entités sémantiques telles que les
significations ou les propositions, la distinction de l’analytique et du
synthétique ou encore le projet réductionniste fondé sur l’atomisme
logique. À cet égard, l’œuvre de Quine, qui est un pur produit de l’école
analytique, en constitue certainement aussi la critique la plus puissante
et dévastatrice, pour la raison précisément qu’elle est menée de
l’intérieur même de l’édifice analytique et plus particulièrement de
l’intérieur du cadre du positivisme logique, dont il reprend tout à la
fois les outils logiques et les exigences empiriques.
L’essentiel de cette critique apparaît assez tôt dans le parcours de
Quine, soit dès la fin des années 1930 et alors même que Carnap
poursuit, de son côté, l’élaboration de son entreprise analytique. Sans
pour autant être moins riche, le travail ultérieur de Quine peut être
considéré comme le déploiement et la radicalisation de ses découvertes
de jeunesse. Le mot et la chose (Word and object), qui fait, en 1960, la
synthèse des travaux de Quine et qui contient en germe beaucoup des
développements ultérieurs, est, à cet égard, sans conteste, le maître
ouvrage de Quine. Dans ce chapitre, nous nous efforcerons cependant
de montrer comment les analyses et thèses de Quine se sont
progressivement mises en place et enchaînées. Nous renverrons à Le
mot et la chose pour le traitement plus détaillé des questions abordées.

1. LE CRITÈRE D’ENGAGEMENT ONTOLOGIQUE


e
Dès 1939, Quine prononce, au V Congrès international pour l’Unité
de la science, une conférence intitulée « Une approche logique du
453
problème ontologique » . Il y établit de manière très claire son
fameux critère d’engagement ontologique, selon lequel toute théorie
reconnaît implicitement l’existence des entités qui constituent les
valeurs de ses variables liées. Directement fondé sur la distinction
logique des objets et des fonctions et donc sur l’analyse logique des
phrases en expressions qui désignent directement des objets – les
« noms » – et en expressions qui participent du sens de la phrase mais
ne désignent rien – les « symboles incomplets » ou expressions
syncatégorématiques –, ce critère identifie comme authentiques
« noms » d’un langage toutes les expressions constantes qui
« remplacent les variables et sont remplacées par des variables selon les
454
lois de quantification habituelles » . Ce sont, dit Quine, ces valeurs
que peuvent prendre les variables des fonctions propositionnelles et
non les fonctions propositionnelles elles-mêmes qui constituent le lieu
même où se joue la référence de la théorie ; c’est à travers ces
arguments, qui saturent les fonctions propositionnelles de la théorie,
que la théorie fait référence aux entités dont elle parle et auxquelles
elle attribue des propriétés ou des relations. Dès lors, être, c’est, pour
455
Quine, « être la valeur d’une variable » .
Ce critère, dit Quine, implique donc évidemment que la question de
savoir quelles entités sont requises par un discours dépend en fait de
456
« quelles positions sont accessibles aux variables de ce langage » et
que sa réponse est dès lors toujours relative à la manière dont ce
langage est logiquement structuré. L’ontologie présupposée par un
langage dépend précisément du langage dans lequel le discours est
formulé, tant et si bien qu’« un changement de langage implique
457
d’ordinaire un changement d’ontologie » . On reconnaît là, bien sûr,
une thèse profondément carnapienne, du moins une thèse du Carnap
qui, depuis la Syntaxe, prône le principe de tolérance linguistique.
D’ailleurs, nous l’avons vu, Carnap lui-même assimilera, dans son
article « Empirisme, sémantique et ontologie », ce critère formulé par
Quine à sa propre affirmation de la relativité ou de l’« internalité » des
questions ontologiques, c’est-à-dire de leur relativité au cadre
théorique et linguistique qui permet leur formulation.
Il y a cependant, poursuit Quine dans son texte de 1939, « un sens
important dans lequel la question ontologique transcende la
convention linguistique » ; on peut en effet se demander « à quel point
ou dans quelle mesure notre ontologie peut-elle être économique pour
que nous ayons encore un langage adéquat à tous les objectifs de la
458
science ? » . Plutôt que de se résoudre à constater la diversité des
langages et de leurs ontologies sous-jacentes, on peut, dit Quine, se
demander si, à expressivité scientifique égale, certains langages ne sont
pas plus parcimonieux que d’autres en matière d’engagement
ontologique. Et c’est sous cette forme, poursuit Quine, que survit la
question ontologique, la question de ce qui est. Comme Carnap, Quine
rapporte la question des présupposés ontologiques des théories aux
cadres linguistiques dans lesquels ces théories sont exprimées et,
comme Carnap, il estime que l’adoption de tel ou tel cadre linguistique
est essentiellement question de fécondité. Mais ce que Quine ajoute,
c’est qu’à fécondité égale, c’est le cadre linguistique le plus économique
du point de vue ontologique qui est préférable.
Bien que Carnap n’ait eu de cesse de montrer le caractère descriptif
et donc conceptuel de l’identification de la plupart des objets de la
science – objets qu’avec Russell il qualifiait dès lors de « pseudo-
objets » – et bien qu’il ait à de nombreuses reprises insisté sur la
relativité linguistique de toute affirmation d’existence, l’auteur de
l’Aufbau et de la Syntaxe ne se revendiquait pas du nominalisme, qu’il
considérait comme une prise de position métaphysique, c’est-à-dire
459
relative aux questions ontologiques externes . Quine, par contre,
interprète le projet carnapien dans une perspective plus résolument
nominaliste et il prône, pour la construction du langage de la science,
la recherche du meilleur rapport « expressivité » / « coût ontologique ».
Ce « nominalisme » de principe, qui est sans doute l’un des
principaux lieux de la divergence de Quine d’avec Carnap, s’exprime
d’emblée dans le travail de Quine, et notamment dans la conférence de
1939. Quine y suggère en effet de généraliser la stratégie, mise au
point par Russell et reprise par Carnap, de conceptualisation du monde
au moyen des « descriptions définies ». Lorsque, comme l’ont fait
Russell et Carnap, on traduit certaines des expressions de la science qui
sont en position de variables en d’autres expressions qui sont
insaturées – « syncatégorématiques » – et se rapportent à des variables
plus primitives, cela permet, dit Quine, de montrer que le premier type
d’expression n’était qu’une manière abrégée de parler, mais qu’il
n’impliquait pas vraiment d’engagement ontologique. Puisqu’elles sont
logiquement réductibles à d’autres entités, les entités que ces
expressions semblaient désigner ne sont en fait que des « fictions »
logiques :
« Parler comme si certaines expressions étaient des noms, c’est autoriser ces
expressions à remplacer ou à être remplacées par des variables
conformément aux lois de la quantification. Mais s’il s’agit simplement
d’une manière de parler commode et théoriquement évitable, il doit être
possible de traduire cette tournure en une autre qui n’exige pas que les
expressions en question puissent remplacer ou être remplacées par des
variables. Les expressions en question doivent être syncatégorématiques et
l’usage des variables de quantification à la place de telles expressions doit
être expliqué par des définitions, des conventions d’abréviation de notation.
C’est dans de telles extensions définitionnelles de la quantification qu’on
peut considérer que consiste l’introduction d’entités fictives […] La
différence entre réalité et fiction peut donc être considérée comme se
ramenant à la différence entre la quantification définie et la quantification
460
de la notation primitive » .

Une telle stratégie, dit Quine, est fondamentalement nominaliste,


comme l’est le projet de « construction logique du monde », qui
consiste à partir d’un langage portant exclusivement sur des « individus
concrets (quoi qu’ils puissent être) » et d’étendre ensuite
progressivement la quantification à d’autres « objets » par des
définitions contextuelles. Et si certains « objets » de la science
classique – et notamment des mathématiques classiques – résistaient à
cette entreprise, cela n’obligerait pas encore pour autant le nominaliste
à s’avouer vaincu ; il lui resterait en effet encore la possibilité d’éliminer
les entités qu’il ne peut réduire, en montrant que ces « fragments
461
récalcitrants de la science ne lui sont pas essentiels » .
Dans un texte très célèbre de 1948, Quine sera plus explicite encore
dans son parti pris nominaliste. Dans « De ce qui est », il affirmera
d’emblée son goût des paysages ontologiques désertiques et sa volonté
de raser, comme Occam, la barbe de Platon et, avec elle, tous les
462
« bidonvilles » ontologiques , c’est-à-dire tous les domaines de
« sous-entités » qui, à défaut d’exister actuellement comme les réalités
sensibles, jouiraient néanmoins d’un autre type d’existence sous la
forme de l’être de raison, de l’être possible, de l’être consistant, de
l’être fictif, etc. Pour Quine, cette diversité des modes d’existence et
leur distinction d’avec l’existence en acte constitue ni plus ni moins que
463
« la ruine de notre bon vieux mot “exister” » .
Bien sûr, Quine ne nie pas qu’on puisse parler d’« objets » qui
n’existent pas réellement – comme Pégase ou la coupole ronde carrée
de Berkeley College –, ne fût-ce que pour affirmer précisément qu’ils
n’existent pas. Mais utiliser de telles expressions du langage n’implique
pas nécessairement, selon Quine, de reconnaître l’existence de quelque
objet que ce soit. Si, à la suite de Frege, on distingue bien « signifier »
et « nommer », on peut éviter la tentation d’hypostasier tout ce dont on
parle. Par sa théorie des descriptions définies, Russell a d’ailleurs bien
montré que certaines expressions linguistiques individualisantes ne
sont pas d’authentiques noms, mais des symboles incomplets qui
n’acquièrent de signification que dans le contexte d’un énoncé pris
comme un tout. Il a même montré que certaines constantes apparentes
du langage sont en fait des descriptions définies déguisées et qu’on
peut par exemple traiter « Pégase » comme « le cheval ailé qui fut
capturé par Bellérophon » de telle sorte que le contenu de cette
expression devienne conceptuel et non nécessairement référentiel. Ce
que la reformulation russellienne fait bien apparaître, c’est que la
charge ontologique ne repose pas sur les expressions signifiantes ou
conceptuelles du langage, mais bien sur les constantes et variables
d’individus auxquelles ces expressions signifiantes peuvent être
rapportées. Dans « l’auteur de Waverley est un poète », la « charge de
464
la référence objective » n’est pas davantage portée par « auteur de
Waverley » que par « poète », mais bien par la variable « x » dont il est
dit qu’il y a un x et un seul qui satisfait le concept « auteur de
Waverley » et que ce x satisfait également le concept « poète ».
En fait, les noms propres d’un langage sont de mauvais indicateurs
de l’engagement ontologique de celui-ci, dans la mesure où ils peuvent
se révéler n’être que des descriptions définies déguisées. « Pégase »
n’est en fait rien d’autre que le x qui satisfait le concept « cheval ailé
qui fut capturé par Bellérophon » et ce n’est en fait que de ce qui
pourrait constituer une valeur de ce x qu’on reconnaît implicitement
l’existence. À cet égard, Quine affirme d’ailleurs qu’on pourrait
reformuler tous les noms propres de manière à faire mieux apparaître
ce qui, en eux, porte la charge ontologique et ce qui, en eux, est doué
de sens ou du moins destiné à intervenir dans des énoncés doués de
sens : « Bertrand Russell » devient « le x qui Bertrand Russellise ». Les
variables de quantification sont donc, réitère Quine en 1948, les
véritables porteurs des engagements ontologiques de tout discours :
« Nous sommes coupables d’une présupposition ontologique
particulière si, et seulement si, l’objet présumé de la présupposition
doit être compté parmi les entités du domaine parcouru par nos
465
variables afin de rendre vraie l’une de nos affirmations » .
Insistons, avec Quine, sur le fait qu’un tel critère d’engagement
ontologique ne prétend précisément pas dire ce qui est et ce qui n’est
pas, mais seulement ce qui est ou n’est pas pour telle ou telle théorie, ce
466
dont telle ou telle théorie présuppose ou non l’existence . Comme
l’affirmait déjà Carnap, la question ontologique est un problème qui
467
« concerne proprement le langage » ; l’ontologie d’un discours est
fonction de sa syntaxe, mais aussi de l’ensemble de ses « schèmes
468
conceptuels » , puisque ce sont les concepts qui tiennent le rôle des
fonctions dans lesquelles interviennent les variables de quantification.
Et on pourrait donc penser que Quine rejoint purement et simplement
la position de Carnap – principe de tolérance syntaxique et relativité de
l’ontologie au langage – s’il n’indiquait à diverses reprises que
l’économie ontologique constitue en elle-même un des objectifs du
théoricien et qu’il est donc en soi utile de développer des systèmes
nominalistes qui soient par ailleurs les plus puissants possibles.
Ce point de vue est évidemment décisif dans le travail de Quine et
c’est lui qui le guidera dans une remise en question du logicisme hérité
de Frege et Russell, ainsi que dans un rejet d’entités sémantiques
comme les significations ou les propositions, rejet qui impliquera une
critique radicale du projet analytique. Tous ces enjeux apparaissent
d’ailleurs déjà de manière assez explicite dans « De ce qui est », ainsi
d’ailleurs que dans un article paru l’année précédente et partiellement
issu de la conférence de 1939.
Dans « La logique et la réification des universaux », Quine se penche
sur la question de la pertinence de quantifier sur des variables de
prédicat ou des variables de proposition et, dès lors, de reconnaître ou
non une existence aux universaux ou aux propositions en tant
qu’entités autonomes. Sans vraiment trancher cette question elle-
même, Quine encourage toute stratégie qui permettrait de se passer de
devoir présupposer ce type d’existence. Ainsi, par exemple, il plaide
pour traiter un principe de la logique des propositions tel que [(p ⊃ q)
∧ ~ q] ⊃ ~p comme un « schéma » axiomatique tel que tous les
énoncés concrets de cette forme sont vrais, plutôt que comme un
authentique énoncé universel quantifiant sur des propositions : (∀ p)
(∀ q) {[(p ⊃ q) ∧ ~ q] ⊃ ~p}. En effet, seule la seconde
interprétation nous engage ontologiquement à l’égard des
469
propositions .
Pour certains développements logiques, cependant, on est parfois
contraint de quantifier authentiquement sur les prédicats ou du moins
sur les classes. C’est notamment le cas lorsque, pour caractériser la
nature de suite, Frege définit la relation ancestrale de la façon
suivante : « x est un ancêtre de y si x appartient à toute classe qui
470
contient y et tous les parents de ses propres membres » . On passe
alors dans une logique du second ordre qui présuppose l’existence
d’entités abstraites comme les classes. Toutefois, dit Quine,
« La majeure partie du raisonnement logique se déroule à un niveau qui ne
présuppose pas d’entités abstraites. Ce raisonnement provient pour
l’essentiel de la théorie de la quantification [dont les lois peuvent être
représentées par des schémas qui n’impliquent pas de quantification sur les
variables de classes]. La plus grande partie de ce qui est d’ordinaire formulé
en termes de classes, de relations et même de nombres, peut être
facilement reformulé schématiquement à l’intérieur de la théorie de la
471
quantification, en ajoutant éventuellement la théorie de l’identité » .
Or, dès lors qu’une telle reformulation est possible, dit Quine, il faut
l’opérer, de manière à retarder au maximum le besoin de passer à la
logique du second ordre, dont les engagements ontologiques sont plus
forts : « Je considère donc comme un défaut qu’une formulation
générale de la théorie de la référence décrive notre discours comme
faisant référence à des entités abstraites dès le départ plutôt que
seulement quand il y a vraiment intention d’y référer. D’où mon
souhait de maintenir la distinction entre les termes généraux et les
472
termes singuliers abstraits » . Tant que c’est possible, je dois préférer
dire que « Fido est un chien » plutôt que « Fido appartient à la classe
des chiens » ou « Fido possède la caninité ».
La stratégie générale que Quine recommande est la suivante :
« En général, il est important, je pense, de montrer comment les objectifs
d’un certain segment des mathématiques peuvent être remplis avec une
ontologie réduite, tout comme il est important de montrer comment, en
mathématiques, une preuve jusque-là non-constructive peut être effectuée
de manière constructive. L’intérêt de ce type de progrès ne repose pas plus
sur une intolérance radicale à l’égard des entités abstraites qu’il ne repose
sur une intolérance radicale à l’égard des preuves non-constructives. La
chose importante est de comprendre notre instrument ; d’avoir l’œil sur les
diverses présuppositions des diverses parties de notre théorie, et de les
réduire quand cela nous est possible. Ainsi, nous serons le mieux préparés à
découvrir, le cas échéant, que nous pouvons globalement nous dispenser
d’une hypothèse dont le caractère ad hoc et contre-intuitif nous était
473
toujours resté sur le cœur » .
Ainsi Quine avait-il lui-même publié, dès 1937, des « Nouveaux
fondements pour la logique mathématique », qui consistaient en une
importante simplification des principes généraux des Principia
mathematica et qui étaient destinés, comme eux, à « traduire toutes les
474
mathématiques dans la logique » . Or, dans des « remarques »
ajoutées par la suite à cet article, Quine insistait sur l’intérêt de
distinguer, dans ce système, les principes propres à la théorie des
fonctions de vérité propositionnelles avec leurs conséquences
spécifiques, les principes propres à la théorie de la quantification avec
leurs conséquences spécifiques et, enfin, les principes propres à la
théorie des classes avec leurs conséquences spécifiques. Il est en effet
important de noter que seule cette troisième partie du système
présuppose l’existence des classes ou d’entités similaires ; dès lors, il
faut qu’on puisse identifier exactement quels théorèmes dépendent de
ces axiomes pour savoir quand précisément on contracte un
engagement ontologique à l’égard d’entités abstraites et même
éventuellement pour évaluer si ces théorèmes « valent » les
engagements ontolo-giques qu’ils imposent de contracter.
2. RÉSERVES À L’ÉGARD DU LOGICISME
Dans « La logique et la réification des universaux », Quine reprend
précisément cette question en mettant en perspective différentes
manières, historiquement attestées et plus ou moins ontologiquement
contraignantes, de fonder les mathématiques. Si une certaine
quantification sur les classes semble absolument indispensable à
l’expressivité mathématique, Quine signale qu’on peut éventuellement
en proposer une formulation « conceptualiste », qui considère que les
classes sont « construites plutôt que découvertes [par les
475
hommes] » –, quitte à devoir renoncer à certains théorèmes
classiques comme la preuve par Cantor de l’existence d’infinis non
dénombrables. Quine poursuit alors en indiquant clairement la
divergence de cette position – qu’il rapproche de l’intuitionisme de
Weyl – d’avec le logicisme russellien :
« Le platonicien peut tout digérer sauf une contradiction ; et quand une
contradiction apparaît, il est satisfait si on l’enlève par une restriction ad
hoc. Le conceptualiste est plus délicat ; il tolère l’arithmétique élémentaire
et bien plus encore, mais il regimbe contre la théorie des infinis supérieurs
et contre certaines parties de la théorie supérieure des nombres réels. Il y a
un aspect fondamental, toutefois, sur lequel les conceptualistes et les
platoniciens se rejoignent : ils admettent tous les deux irréductiblement des
universaux, des classes, comme valeurs de leurs variables liées. La théorie
platonicienne des classes et la théorie conceptualiste des classes diffèrent
seulement en ce que, dans la théorie platonicienne, l’univers des classes est
limité à contre-cœur et le moins possible par des restrictions dont le seul
objectif est d’éviter les paradoxes, tandis que, dans la théorie
conceptualiste, l’univers des classes est limité de bon cœur et sévèrement,
d’une façon que l’on peut exprimer par la métaphore de la création
476
progressive [des classes en fonction des besoins] » .
Comme Carnap, qui avait développé deux langages différents dans
la Syntaxe, Quine semble voir là deux possibilités différentes de fonder
les mathématiques avec, à la clé, des résultats différents. Toutefois,
Quine se montre manifestement plus sensible que Carnap aux
exigences intuitionistes, exigences qu’il interprète comme un souci de
parcimonie ontologique. Par contre, il se défend très explicitement de
la position « héroïque » ou « don Quichotesque » du nominaliste pur et
dur, qui renoncerait en bloc à toute quantification sur les universaux
au prix de l’abandon total d’une grande partie des mathématiques. À
vrai dire, souligne Quine, une telle position nominaliste radicale
n’empêcherait pas entièrement toute activité mathématique ; il reste
toujours possible, bien sûr, de faire des mathématiques sans vraiment y
croire, c’est-à-dire de développer les systèmes formels comme des purs
jeux de signes et sans leur accorder aucune signifiance effective. Telle
est au fond, dira-t-il l’année suivante dans « De ce qui est », la position
des formalistes de l’école de Hilbert :
« Le formaliste conserve les mathématiques classiques en les considérant
comme un jeu de notations non signifiantes. Ce jeu de notations peut avoir
encore son utilité – en sus de l’utilité dont il a déjà fait preuve en tant que
béquille pour la physique ou la technologie. Mais l’utilité n’implique pas la
signifiance, en aucun sens linguistique littéral. Pas plus que le succès des
mathématiciens, quand il s’agit de produire des théorèmes et de trouver des
fondements objectifs à l’accord de leurs résultats mutuels, n’implique la
477
signifiance » .
Souvent, cependant, la position formaliste dépasse ce point de vue
strictement nominaliste et présuppose quand même la signifiance des
systèmes formels. Le formaliste, dit Quine dans « Sur la réification des
universaux », prétend que « Tous les services que les mathématiques
rendent à la science peuvent en théorie l’être également, même si c’est
de manière moins simple, par des méthodes vraiment nominalistes –
sans l’aide de mathématiques dépourvues de sens dont la pure syntaxe
478
est décrite de manière nominaliste » . Mais réaliser ce projet est en
soi une gageure et, comme le montre la théorie de la démonstration
« finitiste » de Hilbert, la tentation constante à cet égard est en fait de
se rabattre sur une position conceptualiste. En définitive, Quine semble
considérer que la position conceptualiste est « la plus forte des
479
trois » . En vérité, cependant, il se refuse de trancher ce débat sur le
terrain ontologique lui-même, c’est-à-dire sur le terrain de la question
de l’existence ou non de certains universaux ou encore de l’infini en
acte. Il appelle plutôt à déplacer le débat « sur le plan sémantique » et
à comparer les théories d’après ce que la construction formelle de leur
langage impose de contracter comme engagements ontologiques en
mettant cela en regard des objectifs que cette construction formelle
leur permet d’atteindre.
Si, donc, les recommandations de Quine réitèrent le principe de
tolérance linguistique de Carnap, on voit aussi que, contrairement à la
neutralité métaphysique affichée par son maître, Quine cultive un
penchant assez net pour le nominalisme et son rasoir d’Occam, raison
pour laquelle, par exemple, il ne peut embrasser sans scrupules le
logicisme de ses prédécesseurs, qui fait un usage dispendieux de la
quantification sur les classes. Quine, cependant, ne s’interdit pas
définitivement tout passage à une logique de second ordre et, d’une
manière plus générale, il ne se résout jamais à la position radicale du
nominaliste pur et dur qui renoncerait entièrement à une science utile
à cause des engagements ontologiques qu’elle exige. Quine apporte
d’ailleurs lui-même des contributions significatives au projet
480
logiciste .
La même chose vaut évidemment pour le débat qui oppose
phénoménistes et physicalistes sur les objets premiers de la science. Les
deux ontologies, dit Quine à la suite de Carnap, sont essentiellement
liées à des manières différentes de construire le langage de la science ;
ce qui est une entité primitive pour l’une est pour l’autre un « mythe »,
c’est-à-dire une construction logique ultérieure qui permet des
481
manières de parler plus commodes . Quant à la question de savoir
comment trancher entre ces différentes manières de construire le
langage de la science, elle dépend de leurs mérites respectifs en
482
fonction des « intérêts et objectifs variés qui sont les nôtres » . Par
souci d’économie ontologique, dit Quine, il est évidemment intéressant
de « voir jusqu’à quel point le schème conceptuel physicaliste peut être
483
réduit à un schème phénoméniste » . Mais si la physique s’avère
irréductible in toto, il ne faut pas l’abandonner pour autant ; les
objectifs qu’elle permet d’atteindre valent peut-être le surcoût
d’engagement ontologique qu’elle nous impose.
3. LE PROCÈS DES INTENSIONS
La prudence de Quine à l’égard des engagements ontologiques
constitue le principal fondement de sa défiance à l’égard de la
reconnaissance d’entités sémantiques telles que les « significations » ou
les propositions. Nous avons vu que Quine privilégiait
systématiquement toutes les stratégies de reformulation qui dispensent
de quantifier sur ces entités sémantiques. Dans d’autres textes,
cependant, Quine va nettement plus loin et marque un refus très ferme
d’admettre jamais l’existence de telles entités. Il faut dire que, comme
nous allons le voir, ces entités posent de grosses difficultés quant à
leurs critères d’identité. Or, telle est la maxime que Quine va répéter
inlassablement au nom de l’uniformité de la logique : « Point d’entité
sans identité ». Admettre des semi-entités inaccessibles aux
mécanismes classiques d’identité et de quantification, ce serait
484
admettre une « rupture de la logique » .
Cette question des éventuelles entités sémantiques trouve un enjeu
particulier en logique dans la problématique du traitement des
« contextes intensionnels ». Alors que Carnap, nous l’avons vu, venait
de se lancer dans l’aventure de la sémantique formelle au début des
années 1940 et qu’il explorait le terrain de la logique modale pour
publier Meaning and necessity en 1947, Quine rédige à l’époque
quelques textes plutôt circonspects vis-à-vis de toute cette entreprise.
Dans l’article « Notes sur l’existence et la nécessité » de 1943, Quine
commence par rappeler le problème de ce qu’il appelle l’« opacité
référentielle » des contextes intensionnels, qu’il s’agisse de contextes
métalinguistiques comme les citations, de contextes de verbes
intentionnels (croire que, ignorer que, espérer que, etc.) ou de
contextes modaux (nécessité, possibilité, etc.). Par « opacité
référentielle », Quine entend le fait que les identiques n’y sont pas
nécessairement substituables salva veritate. Ainsi, bien que Cicéron soit
identique à Tullius, il est tout à fait possible que « Philippe ignore que
Tullius a dénoncé Catilina » soit vrai et que pourtant « Philippe ignore
que Cicéron a dénoncé Catilina » soit faux. De même, bien que l’astre
brillant du matin soit en fait identique à l’astre brillant du soir – l’un et
l’autre sont Vénus –, on ne considérera pas que « Nécessairement, s’il y
a de la vie sur l’astre brillant du matin, alors il y a de la vie sur l’astre
brillant du soir » est vrai alors pourtant qu’est vrai « Nécessairement,
s’il y a de la vie sur l’astre brillant du matin, alors il y a de la vie sur
485
l’astre brillant du matin » .
Outre la non-substituabilité des identiques, l’opacité référentielle
des contextes intensionnels, ajoute Quine, pose un problème quant aux
lois de quantification. De « Philippe ignore que Tullius a dénoncé
Catilina », je ne peux tirer, par simple généralisation existentielle, que
« Il y a quelqu’un dont Philippe ignore qu’il (ce quelqu’un) a dénoncé
Catilina » : (∃x) (Philippe ignore que x a dénoncé Catilina). En effet,
si l’argument qui satisfait cette fonction propositionnelle est l’individu
Tullius, c’est donc aussi Cicéron, mais Cicéron ne satisfait pas cette
fonction propositionnelle, car Philippe n’ignore pas que Cicéron a
dénoncé Catilina. De même, de « Nécessairement, s’il y a de la vie sur
l’astre brillant du matin, alors il y a de la vie sur Phosphorus », je ne
peux obtenir par généralisation existentielle qu’« Il y a quelque chose
tel que nécessairement, s’il y a de la vie sur l’astre brillant du matin,
alors il y a de la vie sur cette chose », car si l’argument qui satisfait
cette fonction propositionnelle est l’astre brillant du matin, c’est donc
aussi en fait l’astre brillant du soir, mais ce dernier ne satisfait pas cette
fonction propositionnelle. Manifestement, dit Quine, dans les contextes
intensionnels, certains des principes logiques les plus fondamentaux
s’avèrent sensibles à la « manière de référer » aux individus.
Cet article de Quine va susciter de nombreuses réactions et stimuler
la réflexion de ceux qui, à l’époque, s’efforcent d’élaborer une logique
modale quantifiée. Une première solution semble être de considérer
que ce ne sont pas les individus eux-mêmes – Cicéron, Vénus –, mais
bien le sens même des termes « Tullius », « Cicéron », « l’astre brillant
du matin » ou « l’astre brillant du soir » qui constituent les « objets » ou
« arguments » de tous ces énoncés intensionnels. L’idée que les noms
propres ont un sens et que ce sens est lui-même un objet du discours
était déjà, nous l’avons vu, une idée défendue par Frege. Et
aujourd’hui, dit Quine à la fin des années 1940, c’est cette idée que
reprennent Church et Carnap avec la notion de « concepts
486
d’individu » , notion qui corrige toutefois Frege dans une perspective
russellienne puisque le « sens » du nom propre est ici pris en charge
par un « concept ». Cette solution, cependant, déplaît à Quine, parce
qu’elle impose de prendre pour arguments – et de quantifier sur – des
487
« valeurs intensionnelles » et, dès lors, en vertu du critère
d’engagement ontologique, de reconnaître leur existence. Or,
l’identification même de ce type d’entités pose problème. Elle suppose
qu’on dispose d’une notion claire de synonymie, notion que la Syntaxe,
nous l’avons vu, définissait à partir des notions de conséquence logique
et d’analyticité. Mais, nous y viendrons, ces notions elles-mêmes
semblent discutables pour Quine.
Une autre solution pour la langue modale quantifiée consiste à
considérer à l’inverse que les objets ont certaines propriétés
nécessairement et indépendamment de la manière qu’on utilise pour y
référer. Certaines des manières de référer à ces objets soulignent ces
propriétés « nécessaires » tandis que d’autres y référent à travers des
propriétés plus « accidentelles » ou « contingentes ». Ainsi, pour
identifier le nombre 9, la description définie « successeur de 8 » est
plus propre que la description définie « nombre de planètes du système
488
solaire », qui l’identifie de manière contingente . Et c’est donc
seulement la première expression qui fera apparaître la nécessité de la
relation de supériorité de 9 à 7. C’est pourquoi, il est vrai que
« Nécessairement, le successeur de 8 est supérieur à 7 » alors qu’il n’est
pas vrai que « Nécessairement, le nombre de planètes du système
solaire est supérieur à 7 ».
Une telle conception, qui guide les travaux d’Arthur Smullyan, de
Ruth Barcan, et de Frederic Fitch, renoue manifestement avec
l’essentialisme aristotélicien, qui considère que les objets ont des
propriétés essentielles en eux-mêmes et indépendamment de la
manière dont nous les identifions à travers les classifications
conceptuelles du langage :
« Ce retour à l’essentialisme aristotélicien est exigé si la quantification à
travers les contextes modaux doit être retenue. Un objet, en lui-même et
quel que soit son nom ou en l’absence d’un tel nom, doit être vu comme
ayant certaines de ses caractéristiques nécessairement et d’autres de
manière contingente, malgré le fait que ces dernières s’ensuivent tout aussi
analytiquement de certaines manières de spécifier l’objet que les premières
s’ensuivent d’autres manières de le spécifier. En fait, nous voyons plutôt
directement que toute logique modale quantifiée est forcée de montrer un
489
tel favoritisme relativement aux caractéristiques d’un objet » .

Et cette conception rompt entièrement avec le point de vue de


Wittgenstein, de Carnap et même du père de la logique modale, C.I.
490
Lewis , point de vue selon lequel toute nécessité est analytique et
dépend du sens des termes conceptuels utilisés. Pour la philosophie
analytique, la nécessité n’est pas dans les objets eux-mêmes ou dans les
relations entre objets, mais dans les relations entre concepts.
« L’essentialisme est violemment incompatible avec l’idée, approuvée
par Carnap, Lewis, et d’autres, d’expliquer la nécessité par l’analycité.
Car un tel appel à l’analycité peut prétendre distinguer les
caractéristiques essentielles et accidentelles d’un objet seulement
relativement à la manière dont l’objet est spécifié, et non absolument.
Pourtant, le champion de la logique modale quantifiée doit accepter
491
l’essentialisme » .
L’aversion de Quine vis-à-vis de l’essentialisme est telle qu’il préfère
encore renoncer à la logique modale quantifiée :
« La seule manière de pratiquer la logique modale quantifiée est d’accepter
l’essentialisme aristotélicien. Défendre l’essentialisme aristotélicien ne fait,
cependant, pas partie de mes intentions. Une telle philosophie est tout aussi
déraisonnable de mon point de vue que de celui de Carnap ou Lewis. Et
pour conclure, je dirai ceci, que Carnap ou Lewis n’ont pas affirmé : tant pis
pour la logique modale quantifiée. Par voie de conséquence : tant pis, aussi,
pour la logique modale non quantifiée ; car, si nous ne nous proposons pas
de quantifier à travers l’opérateur de nécessité, l’usage de cet opérateur
cesse d’avoir tout avantage clair relativement à la simple citation d’une
492
phrase et l’affirmation qu’elle est analytique » .
On voit ici, une fois encore, la radicalisation nominaliste de la
position quinienne par rapport à celle de Carnap : le principe de
tolérance linguistique doit s’accompagner d’une évaluation des coûts
ontologiques ; et, dans le cas de la logique modale quantifiée, le
rapport « coût ontologique » / « gain d’expressivité » semble à Quine
nettement trop élevé. Non pas que Quine se refuse par principe à
admettre l’existence d’autre chose que des objets physiques – il admet
d’ailleurs celle des classes –, mais bien que les « entités » sémantiques
manquent d’« identité », c’est-à-dire qu’elles ne se conforment pas aux
lois logiques classiques de l’identité et de la quantification.
À la fin de son article de 1947, Quine montre que les expressions
« l’attribut d’être tel ou tel » ou « la proposition que… » sont elles aussi
référentiellement opaques et donc que les « soucis occasionnés par les
modalités logiques » le sont aussi par l’admission des attributs – par
opposition aux classes – ou par l’admission des propositions en tant
493
que significations . Comme les phrases modales, les termes
d’attributs et les termes de propositions « entrent en conflit avec une
494
vue non essentialiste de l’univers » , du moins lorsqu’on quantifie à
travers eux, c’est-à-dire lorsqu’ils sont sous la portée de quantificateurs
et contiennent en eux-mêmes la ou les variables de quantification. À
cet égard, dit Quine, « la plupart des logiciens, sémanticiens, et
philosophes analytiques qui parlent librement d’attributs, de
propositions, ou de modalités logiques, trahissent une incapacité
d’apprécier qu’ils impliquent par là une position métaphysique sur
495
laquelle eux-mêmes ne seraient guère prêts à fermes les yeux » . Et
la chose est, pour Quine, d’autant plus regrettable lorsque rien, du
point de vue des besoins d’expressivité, ne justifie d’adopter ce point de
vue. Ainsi, les Principia mathematica ne font formellement intervenir
que des contextes extensionnels et n’ont donc aucun besoin d’admettre,
comme ils le font, les attributs comme entités.
L’attaque en règle contre les entités sémantiques est aussi au cœur
de « De ce qui est ». Comme il défend, contre les penseurs
référentialistes, la distinction entre signifier et nommer, Quine insiste
sur le fait que tous les termes du langage ne désignent pas
nécessairement un objet, mais qu’ils n’ont pas non plus nécessairement
une signification au sens où cette signification serait une entité
abstraite autonome :
« Je n’hésite pas à refuser d’admettre les significations, car cela n’implique
pas pour moi de nier que les énoncés et les mots soient pourvus de
signification. McX et moi pourrions nous accorder à la lettre sur une
classification des formes linguistiques distinguant celles qui sont pourvues
de signification et celles qui ne le sont pas, même si McX conçoit le fait
d’être doué de signification comme le fait d’avoir (en un sens vague de
“avoir”) une certaine entité abstraite qu’il appelle une signification, ce qui
496
n’est pas mon cas » .

Pour Quine, on peut avoir de la « signification » des expressions


linguistiques une conception qui n’implique pas d’y voir des
universaux : « Je reste libre de maintenir que le fait qu’une expression
linguistique concrète soit douée de signification (ou signifiante, comme
je préfère dire pour ne pas suggérer une hypostase des significations
comme entités) est un fait irréductible et ultime ; ou je peux
entreprendre d’analyser directement ce fait en termes de ce que font
les gens en présence des expressions linguistiques en question, ou
497
d’autres expressions similaires » . On reconnaît, bien sûr, dans cette
seconde hypothèse une conception de la signification qui s’apparente à
celle que défend à l’époque Ludwig Wittgenstein en termes d’« usage »
et de « pratiques ». Or, cette conception sera déterminante dans
l’évolution ultérieure de la pensée de Quine, évolution dont les jalons
sont d’ailleurs déjà posés en 1948. Il n’y a, dit Quine, « que deux façons
ordinaires de parler (ou d’avoir l’air de parler) de significations qui
soient utiles : en termes d’avoir des significations, à savoir de
signifiance, et en termes d’identité de signification, ou de synonymie ».
Or, ce sont ces deux phénomènes linguistiques – la signifiance et la
synonymie – qui sont au fondement de toute la théorie des
significations. Si on parvient à rendre compte de ces deux phénomènes
sans postuler d’entités abstraites, on pourra se débarrasser de ce que
Quine appellera bientôt le « mythe de la signification » : « c’est un
problème aussi difficile qu’important que d’expliquer ces adjectifs de
“signifiant” et de “synonyme” avec un degré suffisant de clarté et de
rigueur (de préférence, selon moi, en termes de comportement). Mais
la valeur explicative d’entités intermédiaires spéciales et irréductibles
498
appelées significations est sûrement illusoire » .
Dans le chapitre VI de Le mot et la chose, Quine montrera comment
on peut s’efforcer de « fuir loin des intensions » en préférant
systématiquement les classes aux attributs et en faisant des phrases
éternelles, plutôt que des propositions, les porteurs de la valeur de
vérité, ainsi que l’objet des attitudes intentionnelles. En évacuant ainsi
les contextes intensionnels par un passage au métalangage, Quine se
montre évidemment un héritier direct de la stratégie carnapienne de
reformulation sur le « mode formel » du discours. À vrai dire,
reconnaîtra cependant Quine, il s’agit là d’une fuite un peu désespérée,
car, dans le cas des attitudes intentionnelles au moins, on ne peut
échapper complètement à toute opacité référentielle. Mais, une fois
opéré ce constat, on pourrait, comme le fait Brentano, en tirer la
conclusion que « les constructions intentionnelles sont indispensables
499
et qu’il est important d’avoir une science autonome de l’intention » ;
Quine, pour sa part, préfère y voir la preuve que « les constructions
intentionnelles manquent de fondement et qu’une science de
l’intention est vide ». Plus qu’à une ontologie dépouillée, c’est en fait,
comme le montre le paragraphe 47, à une conception résolument
extensionaliste de la logique que Quine fait allégeance.
Dans une note du dernier chapitre de Le mot et la chose, Quine
conteste d’ailleurs l’étiquette « nominaliste » que nombreux
commentateurs lui accolent. Ses interventions en ontologie sont plutôt
méthodologiques : il invite à mettre en évidence les présupposés
ontologiques de chaque théorie pour qu’on puisse vérifier si l’on ne
peut exprimer les thèses de manière ontologiquement plus
économique. Mais lui-même est parfaitement conscient des avantages
que certaines manières de parler coûteuses et irremplaçables peuvent
parfois représenter d’un point de vue théorique, en matière notamment
de « simplicité théorique ». Car souvent ce qu’on gagne en termes de
parcimonie ontologique, on le perd en termes de simplicité théorique.
Lorsque, comme c’était le projet de Carnap dans l’Aufbau, on peut
réduire les manières de parler économiquement contraignantes des
niveaux de constitution supérieurs à des manières de parler qui ne
concernent que les expériences élémentaires, on peut considérer que
les premières ne sont que des abréviations commodes des secondes,
qui, il est vrai, seraient sans cela très complexes. Mais lorsque
l’introduction de variables irréductibles s’avère indispensable, toute la
question est de savoir si les entités nouvelles sont vraiment « utiles ».
Or, à cet égard, les classes se recommandent à nous, non seulement
par leur conformité aux principes d’identité extensionnelle, mais aussi
et surtout par leur extraordinaire « polyvalence » qui leur permet de
« rendre les services habituellement rendus par des espèces très variées
500
d’objets abstraits » . À l’inverse, admettre l’existence de « possibles
non actualisés » ou de « faits » ne permet, dit Quine, de servir « aucun
501
dessein sérieux » . Et, à cet égard, les propositions semblent à Quine
plus proches des faits que des classes.

4. LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION
Entamée dès les années 1940, toute cette réflexion de Quine sur les
contextes intensionnels, ainsi que sur les notions de signifiance et de
synonymie, le mène rapidement à la thèse d’indétermination de la
traduction et à la critique de la notion d’analycité.
Dans un texte de 1951 intitulé « Le problème de la signification en
linguistique », Quine reprend cette problématique à partir du cas du
grammairien qui cherche à « spécifier la classe des phrases
502
signifiantes » de tel ou tel langage particulier, ainsi que du cas du
« lexicographe » qui cherche à « identifier les significations » à l’œuvre
dans ce langage. Pour isoler les caractères essentiels de ces deux
entreprises spécifiques, Quine imagine que grammairien et
lexicographe soient confrontés à un langage que personne n’a encore
jamais étudié et pour lequel ils ne disposent pas encore de
connaissance autre que celle qui provient de leur expérience de terrain.
Il montre alors toutes les difficultés principielles qui guettent le travail
de l’un et de l’autre. En particulier, le grammairien ne peut se
contenter de recenser les suites sonores que les locuteurs du langage
reconnaissent comme signifiantes, c’est-à-dire les suites sonores qui ne
suscitent pas chez eux de « réaction suggérant une bizarrerie
503
idiomatique » ; il doit mettre au jour une série de lois de
composition des unités sonores de manière à cerner l’ensemble des
suites sonores signifiantes possibles. Par ailleurs, à l’égard de ces unités
sonores, il doit faire le tri entre les différences acoustiques qui
importent, c’est-à-dire qui modifient la signification, et celles qui « sont
simplement des idiosyncrasies de voix et d’accent sans
504
conséquence » . Bref, il doit isoler les « phonèmes », ce qui semble
présupposer le travail du lexicographe, puisqu’il faut donc savoir quand
deux expressions ont la même signification.
Quant au lexicographe, pour déterminer quand deux expressions
ont la même signification, il doit adopter des stratégies de substitution
salva veritate. Mais cela est manifestement insuffisant car sont
substituables salva veritate des expressions conceptuelles
extensionnellement équivalentes – c’est-à-dire satisfaites par les mêmes
individus – et néanmoins sémantiquement différentes – c’est-à-dire
caractérisées par des traits définitoires différents. En outre, lorsqu’il
s’efforce d’isoler les cas de synonymie authentiques en regardant de
près si les situations qui évoquent les deux expressions et les effets que
ces deux expressions produisent sur les auditeurs sont vraiment
similaires, le lexicographe doit disposer de critères concernant les
éléments pertinents pour délimiter cette « similarité », car deux
situations ou deux effets ne sont jamais parfaitement identiques. Or,
établir ces critères impose de faire toute une série de conjectures sur
les préoccupations des locuteurs, mais aussi sur la manière dont ils
conçoivent le monde, deux égards sur lesquels le lexicographe sera
sans doute tenté de projeter ses propres schèmes ou ceux de sa
communauté. Au final, le lexique dégagé sera donc une hypothèse
globale, qui est certes compatible avec les observations empiriques,
mais qui n’est pas à proprement parler vraie ou fausse, dans la mesure
où, « en définitive, il n’y a rien sur quoi le lexicographe puisse avoir
505
raison ou tort » . On a là les principes généraux de la dénonciation
du mythe de la signification et de la célèbre thèse de l’indétermination
de la traduction, principes qui sont aussi au fondement de l’attaque
frontale que Quine mène à la même époque contre le positivisme
logique de Carnap.
Avant, cependant, d’en venir à la critique des « deux dogmes de
l’empirisme », approfondissons encore les reproches que Quine adresse
à la notion même de « signification ». Dans une conférence de 1957
prononcée à Royaumont lors d’un colloque réunissant et confrontant
philosophes analytiques et philosophes « continentaux », Quine s’en
prend explicitement au « mythe de la signification » et se propose de
506
démontrer qu’est à la fois « mal fondée et superficielle » la notion
générale de signification entendue comme « sorte d’abstraction supra-
linguistique, dont les formes du langage seraient le pendant ou
507
l’expression » .
Quine commence toutefois par souligner le grand intérêt qu’a eu
cette notion dans l’histoire de la philosophie pour dépasser les notions
encore plus contestables d’« essence » d’abord et d’« idée » ensuite.
Plutôt que de considérer, comme Platon et Aristote, que les objets eux-
mêmes ont des propriétés essentielles et d’autres seulement
accidentelles – par exemple que l’eau a pour propriété essentielle d’être
une substance matérielle composée d’hydrogène et d’oxygène et pour
propriété accidentelle d’être potable – la philosophie avait, dit Quine,
fait un premier pas, à l’époque moderne, en rapportant ces distinctions
aux représentations plutôt qu’aux objets – la représentation que le
chimiste a de l’eau contient l’idée d’hydrogène et celle d’oxygène alors
que la représentation que s’en fait l’homme ordinaire contient l’idée de
la potabilité – et elle a fait un pas de plus lorsque, avec Frege et
d’autres, elle les a rapportées aux significations des mots plutôt qu’à ces
entités subjectives que sont les représentations – en tant que
caractérisé par la science, le sens du mot « eau » a pour trait définitoire
d’être composé d’hydrogène et d’oxygène alors que son sens, pour
508
l’homme ordinaire, a la potabilité dans ses traits définitoires .
Un avantage majeur de s’intéresser aux significations des expressions
linguistiques est évidemment, dit Quine, que ces expressions et leurs
usages tombent sous le coup de l’observation empirique. Mais,
précisément, ajoute-t-il, il n’y là un avantage que si nous ne nous
départissons pas de cette attitude empirique et si nous n’hypostasions
pas les significations comme de nouvelles entités parfaitement
autonomes par rapport aux expressions linguistiques et à leurs usages.
Une situation qui montre particulièrement bien ce lien essentiel entre
les significations et les usages est celle du linguiste en situation de
« traduction radicale », c’est-à-dire de traduction de la langue d’un
peuple resté jusqu’ici sans contact avec notre civilisation, de sorte qu’il
n’existe pas encore de tables de concordance lexicales ou
grammaticales de cette langue avec la nôtre. La seule donnée que
pourra utiliser ce linguiste pour identifier la signification des
expressions de ses interlocuteurs réside bien évidemment dans
l’observation de leurs pratiques, ainsi que dans l’expérimentation que
représentent ses tentatives personnelles de pratique de la langue
confrontées à l’approbation ou à la désapprobation de ses
interlocuteurs.
C’est ainsi que de premières hypothèses de traduction pourront être
formulées à propos des phrases occasionnelles telles que « Gavagaï »,
expression qui est utilisée par les indigènes dans des circonstances
similaires à celles qui nous feraient dire « Tiens, voilà un lapin ». Les
deux phrases semblent avoir la même signification-stimulus, notion
que Quine définit de la manière suivante : la signification-stimulus
d’une phrase occasionnelle P pour un sujet S est le couple ordonné
composé de la classe des stimuli sensoriels qui dicteraient
l’acquiescement du sujet S à la phrase occasionnelle P et de la classe
des stimuli sensoriels qui dicteraient la dénégation de la phrase
occasionnelle P par le sujet S. Cette stratégie de traduction ne vaut pas,
cependant, de la même manière pour des phrases perdurables telles
que « Il y a des maisons de briques dans Elm Street » ou « Paris est la
capitale de la France », phrases auxquelles les interlocuteurs peuvent
acquiescer dans des circonstances très diverses et indépendamment
même de toute confrontation à certains stimuli particuliers. Par
ailleurs, même dans le cas des phrases occasionnelles, l’acquiescement
ou la dénégation peuvent ne pas résulter de certains stimuli immédiats
mais aussi d’une série de renseignements annexes (collateral
information) dont ils disposent. Il faut donc restreindre la portée de
cette signification-stimulus aux seules phrases observationnelles, c’est-à-
dire aux phrases occasionnelles pour lesquelles l’acquiescement ou le
refus du sujet ne dépend jamais du secours de renseignements
509
annexes .
À partir des phrases observationnelles recueillies, le traducteur
poursuivra son travail en fractionnant ces phrases en vocables qui
reviennent souvent et qui semblent donc être les « mots » indigènes. Il
fera alors tout à la fois des hypothèses sur la grammaire de la langue
indigène – sur les principes de décomposition des phrases en mots ou
de composition des mots en phrases – et sur le lexique de cette
langue – sur l’ensemble des mots de cette langue, dont il cherche en
outre des correspondants dans sa propre langue. Mais le lieu de la
confirmation empirique de toutes ces hypothèses sera toujours les
phrases entières car ce sont elles qui reçoivent ou non l’acquiescement
des interlocuteurs :
« Le manuel auquel l’ethnologue aboutit doit être considéré comme un
manuel de traduction phrase par phrase. Quels que soient les détails de la
méthode employée pour transcrire le vocabulaire et pour exposer les règles
syntaxiques, sa valeur se juge à la corrélation sémantique qu’il permet
d’établir entre des phrases françaises et toutes les phrases indigènes
possibles, dont le nombre est infini […] Bien que l’élaboration et la
présentation d’une telle corrélation sémantique entre des phrases
dépendent en fait d’analyses qui résolvent les phrases en éléments
arbitrairement découpés qui sont les mots, c’est au niveau de la phrase
510
entière que se situe la justification de leur synonymie » .
Notons que, sous la forme pratique de l’acquiescement des
locuteurs, on retrouve ici la priorité de la question de la vérité, qui avait
amené Frege à affirmer le principe selon lequel ce sont les énoncés et
non les mots qui constituent l’élément de base de l’analyse rationnelle.
Le problème, évidemment, c’est que de très nombreuses hypothèses
de travail sont possibles et que toute une série d’entre elles sont
compatibles avec l’observation des usages linguistiques de la
communauté indigène. Selon les hypothèses grammaticales qu’il
élabore, le traducteur fera telle ou telle hypothèse lexicale, de manière
à ce que l’ensemble de sa conjecture « colle » avec l’observation. Mais,
en définitive, un nombre considérable de corrélations sémantiques
globales différentes pourraient s’autoriser des mêmes preuves. Dans la
pratique, bien sûr, le nombre de ces corrélations sémantiques globales
théoriquement possibles se réduira drastiquement du fait que le
traducteur va postuler un maximum de similitudes entre la langue
indigène et la sienne tant en ce qui concerne les principes de
décomposition syntaxique qu’en ce qui concerne les découpages
lexicaux. Il va, en gros, privilégier les hypothèses analytiques qui
rendent la langue indigène la plus compréhensible pour les gens de sa
propre communauté linguistique et qui rendent la traduction la plus
simple d’une langue à l’autre : « La méthode qui part des hypothèses
analytiques consiste à se catapulter dans le langage indigène au moyen
de l’énergie fournie par sa propre langue, par la force de la vitesse
511
acquise » .
Néanmoins, l’hypothèse globale de traduction – grammaire et
lexique – qu’il propose restera toujours une hypothèse, qui va loin au-
delà de ce qui est effectivement observé – l’acquiescement des
indigènes à des phrases – et qui est au mieux compatible avec ces
observations : « Quelle que soit la quantité de données linguistiques
indigènes amassées avant ou après la formulation des hypothèses, il
reste que la traduction de la plupart des phrases indigènes ne peut
jamais être étayée que de place en place, à la façon d’un pont
suspendu : leur traduction ne ressort des hypothèses analytiques que
lorsqu’on utilise celles-ci au-delà des points d’appui qui les
512
soutiennent » .
Bien plus, dit Quine, on peut à peine dans ce cas parler
d’« hypothèse », puisque rien ne permet de déterminer si les
hypothèses analytiques sont effectivement vraies. Tout ce qu’il y a, ce
sont des pratiques linguistiques, que les hypothèses de traduction nous
rendent compréhensibles, mais il n’y a pas de réalité qui correspondrait
au « vrai » découpage sémantique indigène et qui pourrait
définitivement donner raison ou tort au traducteur. Bien sûr, lorsque
deux langues ont évolué à partir d’une même origine commune,
l’hypothèse d’une similarité des principes de composition syntaxiques
513
et des découpages sémantiques est particulièrement plausible , mais
dans le cas d’une traduction radicale, cela reste une hypothèse
totalement invérifiable. Au lieu d’une hypothèse, on devrait donc plutôt
parler d’un principe heuristique : pour nous rendre compréhensible la
langue indigène, le traducteur doit maximaliser les similarités entre
cette langue et la nôtre, raison pour laquelle il ne faut pas s’étonner
que d’autres cultures semblent procéder à des découpages sémantiques
très similaires aux nôtres – c’est là simplement un effet de traduction –
et raison pour laquelle, à l’inverse, on pourra reprocher au traducteur
qui nous rendrait une culture étrangère totalement incompréhensible
car trop différente de la nôtre de n’avoir peut-être pas privilégié les
514
traductions « les plus heureuses » .
Avec cette affirmation nette de l’indétermination principielle de
toute traduction, Quine bat donc en brèche l’idée même de
« signification » comme cette « chose que les mots transportent et que
515
la traduction conserve » . À l’encontre de l’idée selon laquelle les
significations préexisteraient aux langages et trouveraient en chacun
d’eux une manière spécifique de s’exprimer, Quine estime qu’il n’y a
pas de royaume des significations, mais seulement des processus de
traduction de langage à langage. Au sein même de la philosophie
analytique, Quine réinscrit le problème herméneutique. On comprend
cependant que ce problème, que le projet idéographique frégéen avait
écarté, préparait déjà son retour depuis l’adoption par Carnap du
principe de tolérance syntaxique. Depuis 1934, Carnap, lui-même,
affirmait d’ailleurs que, plutôt que de parler d’une construction des
mathématiques à partir de la logique ou des objets physiques à partir
des expériences élémentaires, il fallait parler de traduction possible du
langage mathématique dans celui de la logique et de traduction
possible du langage physique dans le langage autopsychique. Ces
traductions, disait Carnap, sont d’ailleurs réversibles, si bien que
chaque ontologie peut servir à interpréter l’autre.
À la fin de son article, Quine évoque encore deux raisons pour
lesquelles on présuppose généralement l’existence de significations et
notamment de propositions. Une de ces deux raisons, que nous avons
déjà traitée, concerne le problème des contextes intensionnels et en
particulier celui des attitudes intentionnelles propositionnelles – croire
que, espérer que, etc. – ou attributives – manquer de, etc.. L’autre est la
nécessité de considérer la proposition comme le porteur de la valeur de
vérité d’un énoncé ; c’est, dit-on, le sens ou contenu objectif de la
phrase – la proposition en soi bolzanienne, la « Gedanke » frégéenne –
qui est vrai ou faux. Quine montre cependant que les seules phrases
qui peuvent être dites vraies ou fausses indépendamment du sujet qui
les emploie et de leur contexte d’usage sont les « phrases éternelles »,
où tous les déictiques – « je », « ici », « maintenant », « ceci », … – ont
été remplacés par des indicateurs objectifs. Or, pour ces phrases, il
n’existe précisément pas de possibilité de fixer leur sens par leur
contexte d’utilisation comme c’est le cas pour les phrases
observationnelles (signification-stimulus). Ces « propositions » posent
donc d’énormes problèmes d’identification, raison pour laquelle Quine
préfère voir dans les phrases elles-mêmes les porteurs de la valeur de
vérité.
En définitive, conclut Quine en 1957,
« la notion de signification semble acceptable parce qu’elle est moins
absurde que les notions qu’elle a remplacées. Elle semble acceptable en
outre en raison de ses bons services, services qu’on lui attribue ou qu’on
attend d’elle comme élément support de la vérité et comme objet visé par
les attitudes propositionnelles et attributives. Mais en fait, cette notion de
signification est comme un feu follet qui s’évanouit dès qu’on veut le saisir :
les bons offices qu’on lui attribue ou qu’on en espère reposent sur des
erreurs d’imputation et de faux espoirs. La compréhension philosophique a
tout à gagner d’une limitation de l’usage que nous ferons de cette notion de
signification aux seuls cas ou contextes dans lesquels nous pouvons lui
attribuer un sens en toute conscience ; et ces emplois sont
516
extraordinairement peu nombreux » .
5. L’INSCRUTABILITÉ DE LA RÉFÉRENCE
Dressé contre le « mythe de la signification », l’argumentaire relatif
à la situation de traduction radicale a fait émerger un autre élément
qu’il nous faut maintenant examiner. Lorsqu’il évoquait le cas traductif
le plus favorable – celui des phrases observationnelles, pour lesquelles
il est possible de déterminer des correspondances synonymiques de
langue à langue par la similarité des significations-stimulus –, Quine
avait fait remarquer que la synonymie de deux expressions n’était pas
encore une garantie de ce que ces deux expressions ont la même
extension, c’est-à-dire parlent des mêmes objets. En effet, même si
« Gavagaï » peut être corrélé avec notre expression « Tiens, voilà un
lapin », nous ne pouvons que faire l’hypothèse que les indigènes
attribuent comme nous une fonction propositionnelle comme « lapin »
à des objets unitaires perdurant dans le temps plutôt qu’à de « brefs
segments temporels de réalité » ou à des « morceaux non séparés de
517
réalité » . Sauf à projeter notre ontologie dans celle des indigènes,
nous ne savons pas – et n’avons aucun moyen de savoir – de quel genre
d’objets sont les arguments par lesquels les indigènes saturent les
fonctions propositionnelles dans le langage qui est le leur. Comme
l’indique le critère fixé en 1939, l’ontologie présupposée par une
théorie est relative à la construction formelle de son langage. Mais
cette construction formelle fait partie de ce dont le traducteur doit faire
l’hypothèse à partir de la seule donnée des contextes d’utilisation des
phrases du langage, ainsi que de l’acquiescement ou de la dénégation
des interlocuteurs à cette utilisation.
En 1957, soit l’année même où Quine donne sa conférence à
Royaumont, paraît également l’article « Parler d’objets ». Dans ce texte,
Quine remet en scène la situation de traduction radicale et il réinsiste
sur le fait que, lorsqu’il n’y a pas déjà de longue tradition traductive
entre deux langues, la possibilité d’établir des correspondances entre
elles repose sur la seule similarité des significations-stimulus des
énoncés occasionnels. Le problème, évidemment, c’est qu’un linguiste
ne peut se contenter d’une « liste brute d’équivalences de phrase à
phrase » ; il doit « réduire l’infinité potentielle des phrases indigènes en
une liste, assez bornée pour être maniable, de constructions
grammaticales et de formants [phonèmes, morphèmes, mots,
518
etc.] » . Or, pour établir le lexique et la grammaire de la langue, le
linguiste ne peut procéder que par des hypothèses analytiques à partir
des données observées : les contextes d’usage des phrases et les
conditions apparentes d’acquiescement ou de dénégation des
interlocuteurs à l’égard de ces phrases. Mais, puisque plusieurs – et
même d’innombrables – ensembles d’hypothèses analytiques sont
519
compatibles avec ces mêmes données, le travail de « créativité » du
linguiste serait presque totalement arbitraire s’il ne s’imposait la
contrainte de maximaliser la simplicité et le caractère « naturel » de ces
hypothèses pour lui et nous qui sommes membres de sa communauté
linguistique. Ce que fait le linguiste, c’est au fond projeter un
maximum de nos propres principes de composition syntaxique et de
nos propres découpages lexicaux dans le langage indigène. Et cela, dit
Quine, n’est pas dû au fait qu’il est particulièrement difficile de scruter
« l’esprit indigène », c’est-à-dire l’ensemble des principes rationnels qui
structurent ses « pensées » – au sens de « Gedanken » frégéennes –,
mais bien plus sérieusement au fait qu’il n’y a tout simplement « rien à
520
scruter » ; il n’y a pas de royaume des « pensées » et des
significations indigènes indépendant des usages linguistiques
indigènes.
Or, c’est dans cette perspective d’indétermination principielle de la
traduction que se pose aussi le problème ontologique. En effet,
identifier l’ontologie sous-jacente aux discours et théories indigènes
suppose qu’on ait mis au jour la structure de leur langage et les
521
« mécanismes d’identité et de quantification » qui y opèrent. Mais
tout ce dont dispose le linguiste, ce sont encore et toujours les
significations-stimulus propres à toute une série de phrases
occasionnelles. Et il ne peut, sur cette base seule, trancher entre la
multitude d’hypothèses possibles quant à la structure logique de la
langue et quant à ses mécanismes d’identité et de quantification. Ainsi,
de ce que « Gavagaï » s’utilise dans les contextes où nous dirions
« Tiens, voilà un lapin », il ne peut être encore certain que les indigènes
structurent bien leur langage de manière à réserver, comme nous, le
rôle de valeurs possibles des variables des fonctions propositionnelles à
des objets unitaires perdurant dans le temps. Les usages linguistiques
indigènes sont tout à fait compatibles avec l’hypothèse selon laquelle
les arguments possibles des fonctions propositionnelles sont des
« segments temporels de lapins » ou des « parties entières et non
détachées de lapin », ou encore des « manifestations localisées de
522
lapinité » .
De même que l’attribution d’un schème « idéologique » – d’un
ensemble d’« idées », de notions, de significations –, l’attribution d’un
schème ontologique aux indigènes fait en fait partie de l’hypothèse
globale de traduction et c’est cette hypothèse tout entière qui doit
passer l’épreuve des faits. Et, à cet égard, beaucoup de conjectures
ontologiques – par exemple sur l’existence de tel ou tel objet abstrait
dans la pensée indigène – ne peuvent être évaluées que « sur leur
cohérence, ou bien au nom de considérations relatives à la simplicité
globale d’une théorie dont les points de contact ultimes avec
523
l’expérience seront aussi éloignés de ces énoncés que l’on voudra » .
En réalité, dit Quine, il n’y a pas de raison de penser que notre
schème – ou « patron » – objectifiant serait « un trait invariable de la
nature humaine ». Si nous le retrouvons partout, c’est tout simplement
parce que « Rien qu’en comprenant ou en traduisant les phrases
d’autrui, nous sommes obligés d’adapter au nôtre le patron
524
d’objectification d’autrui, quel qu’il soit » . Il est douteux, dit Quine,
« que nous trouvions une culture fort différente de la nôtre, qui
montrerait une prédilection pour un univers du discours très bizarre :
tout simplement parce que ce caractère bizarre ébranlerait la confiance
525
que nous avons en la justesse de notre dictionnaire de traduction » .
Dans des conférences John Dewey prononcées à l’Université
Columbia en 1968 et publiées aussitôt sous le titre « Relativité de
l’ontologie », Quine développe cette problématique esquissée dix ans
plus tôt et réengage une fois encore le débat avec Carnap. Après un
hommage à John Dewey, dont il salue la critique précoce du mythe de
la signification et de l’idée d’un langage privé – à un moment, dit
Quine, « où Wittgenstein soutenait encore sa théorie du langage-
526
copie » – au profit d’une conception naturaliste voire behavioriste,
qui n’envisage la signification qu’à travers les pratiques linguistiques
publiquement identifiables et, en définitive, comme des « propriétés du
527
comportement » , Quine aborde le problème de la traduction de
langue à langue. Il insiste sur le fait que, là où deux traductions
divergentes s’accordent parfaitement avec toutes les dispositions au
comportement des locuteurs, il n’y a pas de raison de considérer que
l’une est vraie et l’autre fausse, contrairement à ce que postule l’idée
d’un musée des significations selon laquelle « les mots et les phrases
528
d’une langue possèdent des significations déterminées » ,
significations qui changeraient simplement d’étiquette lorsqu’on passe
dans une autre langue. Pour Quine, la sous-détermination des
hypothèses analytiques de traduction par l’observation des usages
linguistiques est principielle, puisqu’il n’y a rien au-delà des pratiques
linguistiques.
Et ce problème est d’autant plus aigu que, comme le montre bien
Quine, toutes les hypothèses sont interreliées, de sorte que la
modification d’une hypothèse peut être compensée par des
arrangements sur d’autres hypothèses. L’exemple que prend
régulièrement Quine est celui de la traduction en anglais des
expressions française « Je n’ai rien » ou espagnole « No hay nada ».
Habitué à traduire « rien » et « nada » par « nothing », le locuteur
anglais peut s’étonner de ce que les hispanophones et les francophones
ajoutent ici la particule « ne » ou « no », qui a elle-même généralement
valeur de négation. Dans ces langues, « nothing » semble donc exprimé
tantôt par « rien » (« nada ») et tantôt par « ne… rien » (« no…
nada »). Cette hypothèse de divergence lexicale est cependant moins
plausible qu’une hypothèse de similarité lexicale – « nothing » =
« rien » = « nada » – accompagnée d’une hypothèse de divergence
syntaxique – le français et l’espagnol imposent une redondance de la
négation qui n’a pas valeur de double négation. Une troisième
interprétation serait encore possible : en postulant la similarité lexicale
et grammaticale, on traduit par « I don’t have nothing » et on explique
alors le fait que les locuteurs refusent d’identifier leur expression avec
la phrase qui correspond dans leur langue à « I have something » par
l’hypothèse qu’ils sont irrationnels… Solution qui est évidemment la
moins convaincante.
La chose se complique encore si l’on note que, parmi les hypothèses
analytiques que formule le traducteur, ne figurent pas seulement des
hypothèses quant au lexique, quant à la grammaire et quant à la
logique des indigènes, mais aussi des hypothèses quant à l’ontologie qui
est inscrite dans leur langue. Car, on l’a dit, là non plus, l’observation
elle-même ne suffit pas à trancher entre ces hypothèses :
« La seule différence entre les lapins, les parties non détachées de lapins, et
les segments temporels de lapins, réside dans leur individuation. Si vous
prenez, dans leur totalité, la portion éparpillée de l’univers spatio-temporel
qui est constituée de lapins, puis celle qui en est constituée de parties de
lapin non détachées, puis celle qui en est constituée de segments temporels
de lapin, vous trouverez les trois fois la même portion éparpillée de
l’univers. La seule différence réside dans la manière dont vous avez
découpé en tranches cette portion de l’univers. Or la modalité du
découpage en tranches n’est pas de nature à s’apprendre par ostension ni
par simple conditionnement, même répétés avec toute la persistance que
529
l’on veut » .
Ici encore, le problème est aggravé du fait que, les hypothèses
analytiques étant toutes interreliées, des hypothèses ontologiques
divergentes peuvent être compatibles avec le même donné
« moyennant des arrangements compensatoires » dans d’autres
hypothèses analytiques, en particulier des hypothèses « idéologiques »,
c’est-à-dire relatives au lexique et à ses schèmes conceptuels. En
pratique, bien sûr, le linguiste réduit cette indétermination en écartant
d’emblée des choix « aussi pervers » que « partie non détachée de
lapin » ou « segment temporel de lapin » et il privilégie l’hypothèse
qu’« Un objet qui dure, qui jouit d’une homogénéité relative, et qui se
déplace comme un tout en s’enlevant sur un fond, est
530
vraisemblablement la référence d’une expression courte » .
Cependant, les choix alternatifs ne sont en fait qualifiés de pervers que
parce qu’ils divergent de ceux de la communauté du linguiste. En
pratique, donc, c’est son ontologie que le linguiste impose à la langue
qu’il traduit, et ce en vertu d’un « principe de charité » qui tend à
maximaliser la rationalité de ses interlocuteurs de son point de vue.
Cet exemple, comme celui des classificateurs japonais ou celui des
termes singuliers abstraits en anglais, montre que ce n’est pas
seulement le sens (ou l’intension) des expressions d’un langage qui est
indéterminé, mais c’est aussi leur référence (ou leur extension). Les
significations-stimulus, et plus généralement, l’ostension, ne
531
permettent pas de trancher entre les hypothèses rivales . En fait, dit
Quine, l’ontologie est relative au langage. Non seulement parce que,
d’après le critère ontologique, les présuppositions d’existence d’un
discours dépendent de la structure du langage dans lequel il est
formulé. Mais encore parce que toute question sur l’ontologie propre à
un langage « n’a de sens que relativement à quelque langage d’arrière-
532
plan » ; nous ne pouvons nous demander si les membres de telle ou
telle tribu conçoivent les arguments de leur langage comme des objets
unitaires perdurant dans le temps, des segments temporels d’objets
unitaires ou des parties non détachées de tout, que parce que toutes
ces hypothèses trouvent une expression dans notre langue. On ne peut
dire que dans une langue ce que sont les objets présupposés par une
autre langue. « Ce qui fait sens, c’est de dire comment une théorie
d’objets est interprétable ou réinterprétable dans une autre, non point
de vouloir dire ce que sont les objets d’une théorie, absolument
533
parlant » . Tout questionnement ontologique est relatif à une langue
d’arrière-plan, avec son « cadre de référence » ou « système de
534
coordonnées » ; et il n’y a pas plus de questionnement ontologique
absolu qu’il n’y a de système de coordonnées spatio-temporelles absolu.
Tout ce qu’on peut faire, c’est dire l’ontologie d’une théorie dans un
autre langage, bref lui donner un modèle. Par une « fonction de
représentation » ou « fonction délégante », on applique un univers sur
535
une partie ou la totalité d’une autre .
Mais cela veut aussi dire qu’on ne peut formuler le gain d’économie
ontologique que permet la reformulation de certaines théories dans
d’autres langages qu’à partir du langage initial ou de tout autre
langage qui permet d’exprimer l’ontologie plus large qui peut être
réduite. Seule une théorie plus riche, où « les variables et leurs valeurs
représentent une affaire sérieuse », permet d’apprécier la parcimonie
ontologique de la nouvelle théorie. Carnap, dit Quine, avait opposé
l’usage sur le mode « matériel » et l’usage sur le mode « quasi-
syntaxique » des concepts formels ou Allwörter comme « chose,
nombre, propriété, etc. » ; et, par la suite, il avait distingué les
questions ontologiques « externes » qui interrogent l’existence de telles
entités indépendamment de toute théorie spécifique et les questions
ontologiques internes qui rapportent toute interrogation d’existence à
un cadre théorique. Cependant, cette distinction supposait de
concevoir les concepts formels comme des prédicats qui entrent dans la
signification même des termes auxquels ils sont attribués, conception
que Quine conteste en même temps que les notions de signification et
d’analycité, nous allons y venir.
Un article de 1951 fait bien comprendre ce que Quine reproche à la
distinction carnapienne des questions ontologiques externes et des
questions ontologiques internes. Dans « On Carnap’s view on
536
ontology » , texte issu d’une conférence que Quine a prononcée
devant Carnap à l’Université de Chicago, Quine montre que, pour
définir un champ théorique – comme le système numérique – au sein
duquel peuvent être posées des questions d’existence « internes » – « il
y a-t-il des nombres premiers entre 100 et 120 ? » –, Carnap doit
d’abord faire intervenir un concept catégoriel – le concept de nombre –
qui isole donc les entités du monde qui pourront constituer les
arguments de la théorie et saturer ses fonctions propositionnelles. Et
c’est alors au sein de la classe des entités qui satisfont ce concept
catégoriel – la classe des entités qui satisfont le concept « nombre » –
qu’on peut poser une question théorique d’existence, c’est-à-dire la
question de savoir si tel ou tel concept de la théorie – nombre premier
entre 100 et 120 – est ou non satisfait par au moins un argument.
Mais, dit Quine, on ne voit pas très bien ce qui ferait la distinction de
nature entre le premier concept – le concept catégoriel de « nombre »
avec la classe catégorielle qu’il définit – et les seconds concepts qui
définissent des « sous-classes » au sein de la classe catégorielle. Il est
d’ailleurs parfaitement concevable qu’une des classes catégorielles que
Carnap met en avant apparaisse elle-même, dans un certain langage,
comme une sous-classe d’une autre classe plus englobante ; c’est
d’ailleurs le cas des nombres à l’égard des entités logiques (extensions
de concepts) dans les travaux de Frege et Russell.
En vertu, cependant, du projet logiciste, Carnap peut espérer
maintenir une distinction formelle entre différents types de classes et
revendiquer, par exemple, un statut particulier pour la classe des
nombres eu égard à la forme logique spécifique de ses membres, c’est-
à-dire à leur type logique. Et, sans doute, peut-il faire de même pour
les objets physiques en montrant exactement quel type logique leur
confère le système formel de la science. Mais tout cela suppose la
théorie russellienne des types logiques, théorie qui n’est pas acceptée
dans toute théorie des ensembles, et notamment dans l’importante
axiomatisation qu’a proposée Ernst Zermelo. En outre, même en
acceptant la théorie des types logiques, on peut, moyennant une
convention d’ambiguïté typique utilisée par Russell lui-même, perdre
tout fondement à la distinction formelle des classes catégorielles et de
leurs sous-classes. Or, en perdant cette distinction formelle, Carnap
perd aussi toute raison d’affirmer que, contrairement à l’existence de
cygnes noirs, l’existence d’objets physiques est analytique ; dans un
cadre théorique où la classe catégorielle est elle-même une sous-classe,
ce dernier énoncé n’est plus analytiquement vrai. D’où la critique que
Quine adresse encore à Carnap dans son texte de 1967, mais aussi
dans une conférence de la même époque intitulée « Existence et
quantification ».
Carnap, dit Quine dans cette conférence, a sans doute raison
d’affirmer la « relativité ou l’internalité » des questions ontologiques –
l’existence de lapins blancs n’est pas prouvée de la même manière que
l’existence de nombres premiers entre 10 et 20 –, mais il a tort
d’exclure comme totalement insensée la question de l’existence même
des choses physiques ou des nombres. La différence entre l’affirmation
d’existence de lapins et l’affirmation d’existence de choses physiques
est, dit Quine, une différence de degré plutôt que de nature : « Notre
théorie de la nature traverse toutes les nuances, depuis le fait le plus
concret jusqu’aux spéculations sur la courbure de l’espace-temps ou sur
la création continue d’atomes d’hydrogène dans un univers en
expansion ; et nos preuves traversent toutes les nuances
correspondantes, de l’observation spécifique jusqu’à des considérations
qui ont l’ampleur du système. Les quantifications existentielles d’espèce
philosophique appartiennent à la même théorie inclusive et se situent
537
au bout du chemin, très loin du fait observable » . Nous pouvons, dit
Quine, avoir des raisons d’affirmer l’existence des choses physiques ou
des nombres et de rejeter par contre celle des propositions ou des
attributs, c’est-à-dire d’inclure les premiers dans le parcours de valeurs
de nos variables et d’en exclure les seconds : « En faveur des nombres
et des classes il y a la puissance et l’aisance que ces entités procurent à
la physique théorique ainsi qu’à tel autre discours systématique sur la
nature. À l’encontre des propositions et des attributs, il y a certaines
irrégularités de comportement en connexion avec l’identité et la
538
substitution » .
Dans la suite de cette conférence, Quine se penche alors sur la
conception substitutionnelle des quantificateurs. À la suite de
Stanislaw Lesniewski, Ruth Barcan a proposé une interprétation
substitutionnelle des quantificateurs qui ne distingue pas les noms du
reste du vocabulaire et ne leur attribue donc pas de portée référentielle
particulière. Les quantificateurs sont alors réinterprétés comme liant,
non pas des valeurs référentielles, mais seulement des expressions
susceptibles d’être substituées à d’autres expressions salva veritate :
« Une quantification existentielle substitutionnelle comptera pour vraie
si et seulement s’il y a une expression qui transforme la phrase ouverte
située après le quanteur en une phrase vraie, lorsqu’on substitue cette
expression à la variable de la phrase ouverte. Une quantification
universelle comptera pour vraie si aucune substitution ne falsifie la
539
phrase ouverte » .
Quine fait alors remarquer qu’une telle conception a pour avantage
de mettre la quantification directement en lien avec le comportement
linguistique des locuteurs : pour détecter un énoncé universel ou
existentiel, il suffit de constater les substitutions d’expressions qui
conservent l’assentiment des interlocuteurs. Par ailleurs, cette
interprétation semble éviter les engagements ontologiques de la
conception classique des quantificateurs – conception dite
« objectuelle » ou « référentielle ». Cependant, dit Quine, « cela ne veut
pas dire que des théories qui emploient la quantification
substitutionnelle et pas de quantification objectuelle peuvent s’en tirer
540
sans objets » . Lorsqu’on traduit une théorie formulée en
quantification substitutionnelle sous une forme classique, ces
présupposés ontologiques réapparaissent. En fait, la quantification
substitutionnelle dissimule les engagements ontologiques alors que la
quantification objectuelle classique les fait explicitement apparaître.
C’est pourquoi, pour sa part, Quine privilégie l’interprétation
référentielle des quantificateurs : « la quantification référentielle est la
541
langue-clé de l’ontologie » . On voit par là que Quine, loin de
« sauter » sur les potentialités nominalistes apparentes de
l’interprétation substitutionnelle, préfère l’interprétation référentielle
pour la raison précisément qu’elle met au jour les engagements
ontologiques.

6. L’EFFONDREMENT DES DEUX DOGMES DE


L’EMPIRISME LOGIQUE
Articulée à la critique du « mythe de la signification », qui, nous
l’avons vu, interroge le « platonisme » de Frege et du premier Russell,
ainsi que les traces qu’il a laissées dans la philosophie analytique
ultérieure, se développe dans les travaux du jeune Quine une mise en
question d’une notion qui est centrale dans tout le projet même de la
philosophie analytique, à savoir la notion d’analyticité. Cette mise en
question trouve sa formulation la plus spectaculaire dans un article de
1951, qui dénonce « deux dogmes » au fondement de l’empirisme
logique que son maître Carnap a hérité de Russell et Wittgenstein. Le
premier de ces dogmes est précisément la notion même de « vérité
analytique », c’est-à-dire de « vérité fondée sur les significations et
542
indépendamment des questions de fait » . Le second est celui de la
possibilité de réduire toutes les connaissances théoriques de la science
à des énoncés observationnels qui sont individuellement rendus vrais
ou faux par les faits du monde donnés dans l’expérience sensible.
D’emblée, la problématique de l’analycité renvoie évidemment à
celle de la signification. L’idée présupposée, c’est que les significations
entretiennent entre elles des relations indépendamment des faits,
indépendamment de ce qui a effectivement lieu dans le monde. En
philosophie analytique, cette idée s’appuie notamment sur la
distinction opérée par Frege entre « Sinn » et « Bedeutung », c’est-à-
dire, pour un concept, entre son intension caractérisée par ses traits
définitoires et son extension caractérisée par l’ensemble des objets qui
le satisfont ; et, pour une expression individualisante, entre l’objet à
laquelle elle réfère et la manière dont elle y fait référence. Qu’un
concept puisse être parfaitement défini sans qu’on sache encore quels
objets le satisfont ; et, de même, qu’une proposition puisse avoir un
sens parfaitement déterminé sans qu’on sache encore si les faits du
monde la rendent vraie ou fausse ; tout cela plaide bien dans le sens de
la distinction de la question de la signification et de celle de la vérité
en fonction des faits. La question spécifique de l’analycité surgit alors
lorsque le sens d’une proposition suffit à lui seul pour déterminer si elle
est vraie ou fausse, c’est-à-dire qu’il n’est pas besoin d’aller voir si les
faits du monde la rendent vraie ou fausse. Dans le Tractatus,
Wittgenstein avait mis particulièrement en évidence les tautologies ou
vérités logiques, c’est-à-dire les énoncés qui sont et restent vrais pour
toute réinterprétation de leurs composants autres que les particules
logiques. Ainsi, « Aucun homme non marié n’est marié » est une
tautologie, puisqu’il reste vrai pour toute réinterprétation possible de
« homme » et de « marié ».
Cependant, certains énoncés comme « Aucun célibataire n’est
marié » ne sont pas des tautologies, mais sont analytiques parce qu’ils
peuvent être transformés en tautologies si l’on remplace les synonymes
543
par des synonymes . Mais, dans ce cas, l’analycité renvoyant à la
synonymie, toute la question est alors de savoir si la synonymie se
laisse déterminer « indépendamment des faits ». Et, nous l’avons vu, la
thèse de Quine, c’est évidemment que non ; sauf dans le cas très
spécifique de « l’introduction explicitement conventionnelle de
544
notations nouvelles dans le simple but de l’abréviation » , la
synonymie ne peut être établie par le lexicographe que sur le
fondement de l’observation des usages. Le critère de Leibniz selon
lequel deux expressions sont synonymes si elles sont intersubstituables
dans tous les contextes salva veritate pose en fait plus de questions
qu’elle en résout. Tout d’abord, il n’est pas vrai que deux synonymes
comme « célibataire » et « non marié » sont parfaitement
intersubstituables salva veritate. Ensuite, et surtout,
l’intersubstituabilité salva veritate ne permet pas, dans les contextes
intensionnels classiques, de distinguer le cas des expressions qui ont
effectivement le même sens du cas des expressions qui ont
accidentellement la même extension. Seuls les contextes modaux
imposent cette différence : « Il est nécessaire que tous les célibataires
sont non-mariés » est vrai, tandis qu’est faux « Il est nécessaire que
toutes les créatures ayant un cœur sont des créatures ayant des
545
reins » . Mais ces énoncés modaux présupposent évidemment déjà
eux-mêmes la notion d’analycité ou celle d’identité de significations.
Avec la synonymie, l’analycité est donc renvoyée à l’observation des
usages et, par là même, rapportée à des jugements synthétiques. Au
fond, que la problématique de la synonymie renvoie nécessairement à
l’observation des usages, c’était là déjà ce que Wittgenstein avait mis en
évidence lorsque, après s’être préoccupé des seules tautologies dans le
Tractatus, il s’était ensuite intéressé à d’autres contraintes rationnelles
qui trouvent, dans les pratiques, leur statut de règle. Comme Quine, il
avait alors attiré l’attention sur un inévitable « glissement du
546
positivisme logique vers le pragmatisme » . Comme Quine et à la
même époque, Wittgenstein en arrivait d’ailleurs, nous le verrons dans
le prochain chapitre, à contester toute distinction nette entre énoncés
analytiques et énoncés synthétiques.
Le second dogme du positivisme logique que Quine dénonce dans
son célèbre article de 1951 est celui du réductionnisme.
Intrinsèquement liée à l’affirmation du Tractatus selon laquelle le sens
de l’énoncé réside dans ses conditions de vérité, la théorie
vérificationniste de la signification considère que « la signification d’un
énoncé est la méthode par laquelle ce dernier est spécifiquement
547
confirmé ou infirmé » . Or, dans la perspective du réductionnisme –
dont l’Aufbau est le plus bel exemple –, on considère que « tout énoncé
doué de sens peut être traduit en un énoncé (vrai ou faux) portant sur
548
l’expérience immédiate » . La signification de tous les énoncés du
langage – ou du moins tous les énoncés doués de sens – réside dès lors
dans des conditions empiriques de vérité très précises, dans des
conditions de stimulation sensorielles dont on peut clairement
identifier si elles sont ou non réalisées.
Cependant, la réduction des objets physiques aux expériences
élémentaires ou sense data étant impossible pour des raisons de
principe, le programme de l’Aufbau était irréalisable et Carnap lui-
même a renoncé à ce réductionnisme radical pour lui préférer des
stratégies plus faibles de traduction de tous les énoncés en énoncés sur
les objets physiques. Mais Carnap a maintenu l’idée que chaque énoncé
de la science a ses propres conditions de vérité et qu’il peut être
confirmé ou infirmé individuellement par l’expérience. C’était là, nous
l’avons vu, une des thèses principales de l’atomisme logique :
l’indépendance des propositions atomiques les unes par rapport aux
autres en ce qui concerne la vérité. Or, pour Quine, c’est une idée
erronée. Pour lui, « nos énoncés sur le monde extérieur affrontent le
tribunal de l’expérience sensible, non pas individuellement, mais
549
seulement collectivement » . En effet, comme l’avait déjà vu Pierre
Duhem à propos des théories physiques, il est impossible de confirmer
ou d’infirmer individuellement chacun des énoncés d’une théorie par
l’expérience. Ce sont toujours en effet plusieurs énoncés théoriques qui
concourent à la prédiction d’un énoncé empirique. Dès lors, si cette
prédiction ne se réalise pas, on sait que la conjonction des énoncés
théoriques dont elle a été déduite est fausse, mais cela ne nous dit pas
encore lequel de ces énoncés doit être considéré comme faux et
abandonné. Pour éliminer la contradiction entre les énoncés théoriques
et la nouvelle observation, plusieurs réarrangements théoriques sont
possibles et ce n’est pas la nouvelle observation qui permet, à elle
seule, de trancher. Il y a, dit Quine, une sous-détermination de la théorie
par l’expérience :
« La science totale est un champ de forces, dont les conditions limites
seraient l’expérience. Si un conflit avec l’expérience intervient à la
périphérie, des réajustements s’opèrent à l’intérieur du champ. Il faut alors
redistribuer les valeurs de vérité entre certains de nos énoncés. La
réévaluation de certains énoncés entraîne la réévaluation de certains
autres, à cause de leurs liaisons logiques – quant aux lois logiques elles-
mêmes, elles ne sont à leur tour que des énoncés de plus dans le système,
des éléments plus éloignés dans le champ. Lorsqu’on a réévalué un énoncé,
on doit en réévaluer d’autres, qui peuvent être soit des énoncés qui lui sont
logiquement liés, soit les énoncés de liaison logique eux-mêmes. Mais le
champ total est tellement sous-déterminé par ses conditions limites, à
savoir l’expérience, qu’on a toute latitude pour choisir les énoncés qu’on
veut réévaluer, au cas où interviendrait une seule expérience contraire.
Aucune expérience particulière n’est, en tant que telle, liée à un énoncé
particulier situé à l’intérieur du champ, si ce n’est indirectement, à travers
des considérations d’équilibre concernant le champ pris comme un
550
tout » .
En définitive, ce sont des considérations liées à la simplicité
théorique et au souci de maintenir un maximum de principes familiers,
surtout s’ils sont assez « centraux » dans la théorie, qui imposent de
choisir un réarrangement théorique plutôt qu’un autre. À cet égard,
comme les pierres d’une arche, les énoncés de la science tiennent
finalement leur solidité au moins autant de leur cohésion avec les
autres énoncés théoriques que du soutien que leur apporte
individuellement l’expérience. Et, en cas de coup dur, ce sont souvent
les énoncés les moins bien soutenus par les autres énoncés qui
« sautent » les premiers. Parfois, cependant, des remaniements sont
opérés plus en profondeur, si bien que la distinction entre les énoncés
révisables en fonction des faits et des énoncés qui sont vrais par
principe est une question de degré plutôt que de nature. On voit en
quoi cette question est liée à celle de l’abandon de la distinction de
l’analytique et du synthétique et, à cet égard, une fois encore, nous le
verrons, on trouve là une parenté avec les travaux wittgensteiniens de
la même époque. De ces considérations épistémologiques, on peut tirer
qu’il est fourvoyant de parler des conditions de vérité – et donc aussi
du contenu empirique – d’un énoncé individuel. L’unité de signification
empirique est une théorie tout entière et même « la science prise
551
comme un tout » . À l’empirisme de Carnap fondé sur l’atomisme
logique, Quine oppose un empirisme holiste.

7. LE RETOUR DU PSYCHOLOGISME
e
En 1968, une conférence faite à Vienne au 14 Congrès
international de philosophie scelle plus encore la rupture de Quine
d’avec le positivisme logique viennois. Écho aux « Deux dogmes de
l’empirisme », « L’épistémologie devenue naturelle » dénonce les
présupposés du projet philosophique de Carnap et, plus généralement,
de la tradition analytique dans laquelle il s’insère. Après avoir procédé
à une évaluation de l’ambition logiciste en mathématique – il y a un
véritable intérêt à traduire les mathématiques dans la théorie des
ensembles, mais cette traduction ne permet pas vraiment plus
d’évidence ni de certitude –, Quine se penche sur l’ambition
constructionniste ou réductionniste dans les sciences empiriques. À cet
égard, il souligne les avantages qu’a représentés la stratégie frégéenne
des « définitions conceptuelles » – plutôt que de se voir directement
assigner un référent, toute une série d’expressions du langage ne
trouvent leur sens qu’à travers la fonction qu’elles exercent dans la
détermination de la valeur de vérité des propositions dans lesquelles
elles interviennent –, stratégie qui s’est épanouie dans la théorie
russellienne des descriptions définies ; il souligne aussi les ressources
qu’a pu fournir la théorie des ensembles pour la construction d’une
multitude d’objets logiques nouveaux à partir du divers des
impressions sensibles.
Spectaculairement mise en œuvre dans l’Aufbau de Carnap,
l’entreprise constructionniste est fascinante dans la mesure où elle
semble accomplir les espoirs empiristes de Hume de rapporter toute
signification complexe à ses origines dans des impressions sensibles et
de rapporter toute vérité théorique à ses fondements dans ces mêmes
impressions. Cependant, même si elle pouvait définir tous les concepts
scientifiques à partir des seules relations entre données sensorielles,
cette stratégie constructionniste ne pourrait jamais prouver l’ensemble
des énoncés scientifiques à partir des seules expériences sensibles.
Comme Hume l’avait déjà montré, la moindre généralisation
universelle à partir des expériences réellement effectuées échappe à la
certitude des inférences déductives ; et ce problème de l’induction ne
trouve évidemment pas sa solution dans le logicisme. Mais, en outre,
Carnap n’est jamais parvenu à fournir des règles de traduction
réductive permettant vraiment de formuler les énoncés de la science en
termes d’observation. Lui-même renonça d’ailleurs à l’espoir de trouver
de telles règles de traduction et il opta dès 1936 pour une entreprise
plus modeste de réduction qui passait par des implications plutôt que
par des équivalences et ne permettait donc pas d’éliminer totalement
les entités de niveau supérieur.
Le problème majeur, dit Quine, c’est qu’aucun énoncé théorique
portant sur des corps ne trouve, dans l’expérience, « un fonds
552
d’implications capable de passer pour lui être propre » . Ce sont
toujours plusieurs – et même « une masse d’ » – énoncés théoriques qui
ont ensemble des implications au niveau de l’expérience. Dès lors,
l’expérience ne peut ni déterminer la valeur de vérité ni fixer la
signification d’un énoncé théorique isolé même très simple. Ce sont
toujours d’amples théories, prises comme des touts, qui sont
corroborées ou infirmées par l’expérience, mais aussi qui trouvent en
elle une signification. La théorie vérificationniste de la signification, en
effet, peut être conservée pourvu qu’on la détache de l’atomisme et
qu’on l’envisage de manière holiste : c’est la science tout entière et non
la phrase singulière qui trouve ses conditions de vérité – et donc sa
signification – dans l’expérience.
Quine s’interroge en outre sur la pertinence du projet même d’une
« reconstruction rationnelle » de l’édifice de la science à partir de
l’expérience. Cette stratégie ayant échoué pour des raisons
principielles, pourquoi, demande Quine, ne pas « simplement se borner
553
à voir comment procède réellement cette construction ? » . Pourquoi
ne pas étudier comment effectivement les stimulations sensorielles des
êtres humains les amènent à formuler des théories ? Au fond, dit
Quine, l’épistémologie étudie un phénomène naturel, à savoir la
production de théories par des êtres naturels – les hommes. Pourquoi
ne pas laisser l’épistémologie aux bons soins des sciences naturelles, à
commencer par la psychologie ? À la fin de son article, Quine s’efforce
d’ailleurs lui-même de proposer une caractérisation psychologique des
phrases d’observation, qui sont et restent la pierre d’angle de
l’épistémologie sur le plan conceptuel – de la détermination de la
signification des autres énoncés – comme sur le plan doctrinal – de la
554
détermination de la vérité des autres énoncés . Comme le
montraient les paragraphes 10 à 14 de Le mot et la chose, on peut en
effet, à partir de la signification-stimulus, retrouver les notions de
synonymie et d’analycité, du moins pour les phrases observationnelles
ou pour les phrases d’un locuteur unique.
Cette hypothèse d’une épistémologie naturalisée, on le voit, va
directement à l’encontre de l’antipsychologisme qui avait guidé toute la
philosophie analytique depuis Frege. Et Quine en est parfaitement
conscient, lui qui utilise explicitement le terme d’« antipsychologisme »
pour évoquer la conception qu’il juge aujourd’hui révolue. Ce
revirement spectaculaire s’inscrit toutefois dans la droite ligne de sa
remise en question des notions de signification et d’analycité. En
s’attaquant au « mythe de la signification », Quine avait déjà pourfendu
le « platonisme » que Frege et le premier Russell avaient érigé contre le
psychologisme des philosophies de la représentation. Bien sûr, Quine
n’entend pas réidentifier les significations à des représentations
subjectives ; au contraire, les « usages » linguistiques sont la garantie
de leur intersubjectivité. Mais cette conception, qui est, comme celle de
Wittgenstein, héritée du pragmatisme d’un James ou d’un Dewey,
réouvre la voie à un certain naturalisme qui étudie les significations à
travers les processus psychologiques et sociaux de leur production
555
effective . Et, bien sûr, l’abandon de la distinction de l’analytique et
du synthétique plaide exactement dans le même sens : puisqu’on ne
peut identifier les synonymies – et, par là, les énoncés analytiques –
qu’à travers l’observation empirique des usages, il faut penser, contre
Frege, Russell, Wittgenstein et Carnap, que la théorie de la science ne
pourra être entièrement analytique mais devra inévitablement
comporter, au côté de l’analyse logique, une bonne dose d’investigation
empirique.
Bien sûr, Quine connaît les objections de principe qu’une telle
épistémologie naturalisée doit immédiatement rencontrer. En
particulier, il sait que lui sera reprochée la circularité de la démarche
qui consiste à confier la tâche de fonder les sciences naturelles à la
psychologie, qui est l’une d’entre elles. Quine, cependant, assume
pleinement cette circularité. De son point de vue, l’épistémologie – et,
plus généralement, la philosophie – ne peut revendiquer une position
de surplomb par rapport aux autres disciplines qui constituent avec
elles l’ensemble de notre savoir théorique ; elle ne peut donc prétendre
fournir à ces disciplines leur fondement justificatif sans avoir elle-
556
même à être justifiée . Le holisme de Quine veut que le savoir soit
un tout organique dont chaque élément – chaque énoncé théorique –
reçoive le support de tous les autres, mais dont chaque élément peut
aussi – à des degrés plus ou moins grands – être révisé si l’ensemble
théorique est démenti par l’expérience. Or, la philosophie, dit Quine,
fait partie de ce tout du savoir et elle n’en est pas le support extérieur ;
elle n’est pas le fondement ultime, mais elle est, elle aussi, embarquée
dans l’aventure de la connaissance et soumise à ses contraintes de
développement. Reprenant une métaphore de Neurath, Quine voit le
savoir comme un bateau qui navigue sur le flot de l’expérience et subit
ses contraintes sans jamais pouvoir retourner au port pour s’y
reconstruire entièrement sur des bases nouvelles et parfaitement
assurées ; c’est en pleine mer que le bateau doit être réparé et modifié
au fur et à mesure des événements et des besoins auxquels il doit faire
face.

RÉSUMÉ
Dans la foulée des travaux de Carnap sur la relativité de
l’ontologie de la science à son système syntaxique, Quine met
au point le critère d’engagement ontologique des théories et
des discours : être (dans un discours), c’est être la valeur d’une
variable quantifiée (de ce discours). Pour Quine, il importe de
faire apparaître très clairement les engagements ontologiques
des théories, de manière à pouvoir évaluer si les gains
d’expressivité que permet leur formulation justifie les coûts
ontologiques qu’elle impose. De manière générale, Quine
défend une position nominaliste minimale, qui exige qu’on
distingue clairement les parties d’une théorie qui présupposent
certains engagements ontologiques de celles qui ne les
présupposent pas et qui, à expressivité égale, encourage à
chercher la formulation syntaxique qui est la plus
parcimonieuse sur le plan ontologique.
Cette attitude amène Quine à exprimer certaines réserves à
l’égard du logicisme mis en œuvre par Frege et Russell, dans la
mesure où ces auteurs faisaient un usage dispendieux de la
quantification sur les classes et sur d’autres entités abstraites.
Quine recommande pour sa part de s’en tenir à la logique du
premier ordre tant que c’est possible et de ne passer à la
logique du second ordre que lorsque c’est strictement
nécessaire.
Plus radicalement, Quine dénonce la quantification sur ces
entités abstraites que sont les entités sémantiques, c’est-à-dire
les significations des expressions linguistiques. Ce procès des
intensions, Quine le fait au nom des problèmes que posent les
contextes intensionnels à l’égard des lois logiques classiques,
problèmes que Quine résume sous l’expression d’« opacité
référentielle ». En particulier, les intensions ont un
comportement déviant à l’égard des lois de l’identité, ce qui
amène Quine à constater qu’elles ne disposent pas de critères
clairs d’identité et ne peuvent donc, d’après lui, prétendre au
statut d’entités.
Cette méfiance à l’égard des entités sémantiques devient bientôt
critique du mythe de la signification. Rejoignant le second
Wittgenstein, Quine montre en effet, par l’exemple de la
situation de traduction radicale, que la signification des
expressions linguistiques réside entièrement dans leur usage et
ne peut en aucun cas être hypostasiée comme une sorte d’entité
autonome qui trouverait à s’exprimer de manières différentes
dans les différentes langues existantes. Toute traduction,
montre Quine, consiste à construire des hypothèses d’analyse à
partir d’énoncés occasionnels simples dont le sens est
identifiable à travers leur contexte d’utilisation (notion de
« signification-stimulus »). Mais il y a toujours une infinité
d’hypothèses analytiques qui sont théoriquement compatibles
avec un même ensemble d’observations linguistiques, de sorte
que l’indétermination de la traduction est principielle et
qu’elle ne peut être réduite dans la pratique que parce que le
traducteur privilégie les hypothèses qui rapprochent au
maximum la grammaire et le lexique de la langue qu’il traduit
de la grammaire et du lexique de sa propre langue. Or, cela
veut dire qu’il projette en fait sa propre syntaxe et sa propre
sémantique dans la langue qu’il traduit.
Bien plus, constate Quine, le traducteur doit également faire des
hypothèses quant à l’ontologie sous-jacente au langage qu’il
étudie – ontologie, qui, d’après son critère d’engagement
ontologique, dépend essentiellement de la syntaxe de ce
langage. Or, là encore, pour se rendre compréhensible la pensée
du peuple qu’il étudie, le traducteur va projeter un maximum de
son propre « patron (schème) ontologique » dans le leur. À
l’indétermination du sens des expressions linguistiques, s’ajoute
donc l’inscrutabilité de leur référence, qui est, elle aussi,
jusqu’à un certain point, effet de la traduction. Carnap avait
donc raison d’insister sur l’« internalité » des questions
ontologiques, c’est-à-dire leur relativité à un langage. Par
contre, dit Quine, il avait tort de considérer que les questions
métaphysiques comme celles de l’existence des nombres ou des
objets physiques – questions qu’il disait « externes » – ne
peuvent pas elles-mêmes être rapportées à un langage rationnel
où les concepts de « nombre » ou d’« objet physique »
apparaîtraient comme de simples concepts satisfaits ou non par
les objets du domaine plutôt que comme « concepts formels »
définitoires de ce domaine.
Avec le mythe de la signification, s’effondre l’un des deux
dogmes de l’empirisme logique, à savoir celui de la
distinction nette de l’analytique et du synthétique. Quine
montre en effet que la notion d’« analyticité » renvoie à celle de
« synonymie » et que, si on veut éviter la circularité, celle-ci
suppose l’observation empirique des pratiques linguistiques. Par
ailleurs, Quine dénonce également le dogme, forgé par
Wittgenstein et Carnap, du réductionnisme vérificationniste.
Quine montre que l’atomisme logique est intenable et que les
énoncés de la science n’ont généralement pas de conditions
empiriques de vérité individuellement, mais seulement
collectivement, dans la mesure où c’est leur conjonction qui
implique une série de conséquences empiriques qui peuvent ou
non être effectivement réalisées. Une expérience ne permet
donc généralement pas d’établir la fausseté d’un énoncé
individuel mais seulement d’une conjonction d’énoncés, de sorte
que plusieurs remaniements théoriques sont toujours possibles
pour faire face à cette réfutation. Il y a donc sous-
détermination de la théorie par l’expérience ; et l’atomisme
empiriste doit faire place au holisme empiriste.
La science est un tout solidaire et la philosophie – en particulier
l’épistémologie – fait elle-même partie de ce tout qui permet de
rendre compte de manière plus ou moins adéquate de
l’expérience. Loin de pouvoir fonder les sciences sur des bases
aprioriques parfaitement assurées, l’épistémologie doit
emprunter aux sciences empiriques – et en particulier à la
psychologie – une part de ses propres arguments et de sa propre
justification. Contre toute la tradition qui allait de Frege à
Carnap, c’est donc un certain retour au psychologisme que
Quine avalise en naturalisant l’épistémologie.

Quelles sont les entités dont la science présuppose l’existence ? Et


comment juger de l’acceptabilité de tels engagements
ontologiques ? Que faut-il dès lors penser du projet logiciste de
Frege et Russell ou du physicalisme auquel Carnap s’est converti
après l’Aufbau ? Et que penser des intensions que Carnap prend
pour valeur de quantification dans son système de logique
modale ? Qu’est-ce qu’une signification et quels sont ses critères
d’identité ? La signification et la référence des expressions
linguistiques préexistent-elles à l’usage de ces expressions ? Si ce
n’est pas le cas, l’empirisme logique est-il encore tenable ? Et
qu’en est-il du projet de reconstruction rationnelle de la science ?
Telles sont les questions que Quine hérite de son maître Carnap
et qu’il lui retourne de manière critique, fissurant par là même les
assises les plus solides de l’entreprise analytique et réintroduisant
en son sein les questions herméneutiques et pragmatiques.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS


DELPLA, I., Quine, Davidson. Le principe de charité, Paris, Presses
Universitaires de France, 2001.
GOCHET P., Quine en perspective. Essai de philosophie comparée, Paris,
Flammarion, 1978.
HOOKWAY C., Quine, Bruxelles, De Boeck, 1993.
LAUGIER S., L’apprentissage de l’obvie. L’anthropologie logique de Quine,
Paris, Vrin, 2002.
MONNOYER J.-M. (dir.), Lire Quine. Logique et ontologie Paris, L’Éclat,
2006.
MONTMINY M., Les fondements empiriques de la signification, Paris,
Vrin, 2002.
OLIVIER M., Quine, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
ROSSI J.G., Le vocabulaire de Quine, Paris, Ellipses, 2001.
Chapitre 6

Philosophie du langage ordinaire

Si l’œuvre de Quine a énormément contribué à remettre en question


le projet philosophique qui va du logicisme de Frege au positivisme
557
logique de Carnap , elle est par ailleurs concomitante avec une autre
transformation du paradigme analytique, qu’on voit d’ailleurs déjà à
l’œuvre dans les travaux du second Wittgenstein. Cette seconde
transformation, c’est évidemment le passage de l’analyse logique à
l’analyse du langage ordinaire. Pour présenter et illustrer cette seconde
forme de la démarche analytique, nous pourrions recourir aux travaux
de très nombreux auteurs. Comme nous l’avons fait dans le reste de
l’ouvrage, nous voudrions cependant, dans ce dernier chapitre, insister
sur la continuité des travaux de cette nouvelle génération de
philosophes analytiques avec ceux des pères fondateurs.
À cet égard, il nous faudra commencer par souligner le rôle qu’a pu
jouer sur l’ensemble de la philosophie analytique un acteur que nous
avons jusqu’à présent laissé à l’écart, pour la raison qu’il n’inscrit pas
ses recherches dans le cadre du projet idéographique frégéen, mais qui
pourrait pourtant être considéré, au même titre que Frege et Russell,
comme un des fondateurs de l’école analytique. George Edward Moore
est le contemporain exact et le collègue direct de Russell à Cambridge
et il a exercé sur ce dernier ainsi que sur Wittgenstein une influence
que l’un et l’autre reconnurent décisive. Figure dominante de la
e
philosophie anglaise de la première moitié du xx siècle, directeur de la
très importante revue Mind entre 1921 et 1947, il inspira également
toute une série de penseurs britanniques qui s’étaient convaincus des
vertus de l’analyse mais ne pouvaient se résoudre au logicisme de
Russell.
Ces philosophes, ce sont notamment ceux qui, à Oxford à partir des
années 1930 et 1940, allaient mettre en oeuvre la manière de
philosopher qu’on appelle généralement « philosophie du langage
ordinaire ». Nettement moins unifiée que l’entreprise logiciste, cette
manière de faire de la philosophie constitue donc une seconde forme
du paradigme analytique, forme qui partage avec la première une série
de traits communs que nous chercherons à dégager ici. Pour ce faire,
nous nous intéresserons plus particulièrement aux travaux de Gilbert
Ryle ou John Langshaw Austin, travaux qui remettent en question
certaines des ambitions affichées par Frege et Russell tout en héritant
de ces derniers une série de préoccupations et de méthodes. Comme
nous l’avons fait à l’intérieur même de l’œuvre de Wittgenstein, nous
chercherons donc à montrer, dans les pages qui suivent, la continuité
et les ruptures entre analyse logique et analyse d’usage.

1. MOORE ET LES MÉTHODES DE LA PHILOSOPHIE


Avant d’expliciter le singulier mélange d’analyse logique informelle
et d’arguments de sens commun que Moore va promouvoir au titre de
méthode philosophique, il faut dire quelques mots du rôle qu’il exerça
très tôt sur la détermination du projet philosophique de son ami
Russell. Dans un article de 1899 intitulé « La nature du jugement »,
Moore, qui, comme Russell, avait jusqu’alors subi l’influence idéaliste
de Francis Bradley et John Mc Taggart, repart d’une thèse de Bradley
selon laquelle les idées sont, en tant que significations, non pas des
états d’esprit subjectifs, mais des « parties du contenu des signes que
558
l’esprit détache de ces signes et considère à part de leur existence » .
Moore se réjouit que Bradley se refuse d’assimiler, comme d’autres, les
significations à des états mentaux, mais il regrette que le reste de la
philosophie de Bradley soit pourtant contaminé de cette erreur.
Pour éviter toute ambiguïté, Moore suggère de ne plus utiliser le
terme d’« idée » mais de lui préférer – du moins lorsqu’il s’agit d’une
signification universelle – celui de « concept », dont l’équivalent
allemand est « Begriff ». Et aussitôt, bien sûr, Moore met en garde
contre toute conception de concept qui en ferait une idée abstraite
entendue comme état d’esprit obtenu à partir d’une idée simple par un
processus psychique d’abstraction.
« Les concepts, dirons-nous, sont des objets possibles de pensée. Nous ne
les avons pas définis pour autant. Nous avons simplement affirmé qu’ils
peuvent entrer en relation avec un penseur ; or, afin qu’ils puissent faire
quoi que ce soit, ils doivent déjà être quelque chose. Il est indifférent à leur
nature que quelqu’un les pense ou non. Ils sont immuables et la relation
dans laquelle ils entrent avec le sujet connaissant ne comporte ni action ni
réaction. C’est une relation unique qui s’instaure ou s’interrompt par une
modification dans le sujet sans que le concept soit cause ou effet d’une telle
modification. Si l’occurrence de la relation a sans nul doute ses causes et
559
ses effets, ceux-ci ne résident que dans le sujet » .
Cette notion non psychologique de concept permet alors à Moore de
proposer une nouvelle conception de jugement : « Lorsque je dis “La
chimère a trois têtes”, la chimère n’est pas une idée dans mon esprit, et
pas davantage une partie d’une telle idée. Je n’entends rien asserter au
sujet de mes états d’esprit, mais bien une connexion spécifique de
concepts. Si le jugement est faux, ce n’est pas parce que mes idées ne
correspondent pas à la réalité, mais parce qu’une telle conjonction de
560
concepts ne se trouve point parmi les existants » .
L’antipsychologisme de Moore, on le voit, rejoint celui de Frege. Or,
c’est, notoirement, l’antipsychologisme formulé dans ce texte de 1899
qui a sorti Russell de son sommeil idéaliste et l’a orienté vers ses
intérêts logiques. Peut-être même l’influence de ce texte sur Russell a-t-
elle été plus importante encore qu’on le pense généralement. Sans bien
sûr les relier d’une manière parfaitement structurée et convaincante, le
texte de Moore contient en effet certaines thèses très originales qui
trouveront leur place dans la théorie logique de Russell. L’existence,
écrit Moore, « est logiquement subordonnée à la vérité ; la vérité ne
saurait être définie par référence à l’existence, mais bien l’existence par
561
référence à la vérité » . Plus loin, Moore affirme qu’« une chose
commence à être intelligible quand elle est analysée en ses concepts
constituants. La diversité matérielle des choses, que l’on prend
562
généralement comme point de départ, est seulement dérivée » . Et,
plus loin encore, que « la perception doit être considérée
philosophiquement comme la prise de connaissance d’une proposition
563
existentielle » .
Cinq ans plus tard, alors que Russell fait paraître ses Principes des
mathématiques, Moore publie pour sa part ce qui restera son maître
ouvrage, les Principia ethica. Ce traité, qui, d’après ce qu’en dit Moore
dans la préface, a bien failli s’intituler « Prolégomènes à toute éthique
future voulant se constituer comme science », n’entend pas vraiment
être une éthique et répondre à la question de savoir ce qui est bien et
ce qui est mal. Il s’agit plutôt de « découvrir les principes
564
fondamentaux du raisonnement éthique » ; l’objectif principal de
l’ouvrage, ajoute Moore, c’est « l’établissement de ces principes, plutôt
que d’autres conclusions auxquelles on parviendra peut-être en en
565
faisant usage » . Bref, Moore veut proposer une méta-éthique qui
puisse servir de cadre d’analyse pour toute éthique future. À cet égard,
la stratégie philosophique de Moore ne lui semble pas seulement valoir
pour l’éthique, mais bien pour tout travail philosophique. La préface
commence en effet par ces mots : « Il m’apparaît que, dans le domaine
de l’éthique comme dans toutes les autres études philosophiques, les
difficultés et les désaccords dont l’histoire est pleine sont dus
principalement à une cause très simple : à savoir l’essai de répondre à
des questions sans découvrir auparavant quelle est précisément la
566
question à laquelle on souhaite répondre » . C’est ce « travail
d’analyse et de distinction », préalable à la recherche de réponses, que
Moore donne pour tâche première à la philosophie.
Après avoir identifié dans la question de ce qu’est le bien la question
principale et la plus générale de l’éthique, Moore parvient rapidement
à la conclusion que le bien est un des « termes absolus en fonction
567
desquels il faut définir tout ce qui est susceptible de définition » . La
notion de « bien », dit Moore, est comme celle de « jaune », une notion
568
simple, qu’on ne peut analyser ni expliquer à qui ne la connaît déjà .
Et, comme la notion de « jaune », on perd la notion de « bien »
lorsqu’on cherche à l’identifier à une autre notion. En effet, c’est
commettre un sophisme que d’identifier le jaune à un phénomène
naturel particulier, par exemple certaines vibrations lumineuses. Car il
faut d’abord savoir ce qu’est le jaune pour se demander ensuite quelles
vibrations lumineuses entraînent la perception du jaune. Et cela prouve
à soi seul que ces vibrations ne constituent pas le sens du mot
« jaune », puisque, sinon, il n’y aurait pas à mener la recherche
empirique des phénomènes qui causent la perception du jaune. Or,
c’est un même « sophisme naturaliste » qu’on commet lorsqu’on
identifie le bien à un phénomène naturel. Si le bien était identique à un
phénomène naturel – par exemple le plaisir –, on ne pourrait
demander si ce phénomène – le plaisir – est vraiment un bien. Mais
cette question est pourtant parfaitement légitime, et cela montre que le
sens du mot « bien » ne s’identifie pas au plaisir : « Dire que le plaisir
est un bien n’a aucun sens, sauf si le bien est autre chose que le
569
plaisir » .
En fait, dit Moore, on ne peut, en éthique, énoncer des propositions
sur le bien que parce qu’elles ne sont pas déjà analytiques. Tel est le
ressort de l’argument de la « question ouverte » : « quelque définition
qu’on donne du bien, on pourra toujours demander, sans que ce soit
absurde, à propos du complexe ainsi défini, s’il est lui-même un
570
bien » . Certains ont affirmé que le bien est le plaisir ; d’autres que le
bien est ce qu’il est désirable de désirer. Mais éprouver du plaisir, est-
ce un bien ? Désirer désirer telle ou telle chose, est-ce un bien ? Ces
questions restent ouvertes parce que les propositions correspondantes
ne sont pas analytiquement vraies :
« Un simple examen suffit à chacun pour se convaincre que le prédicat de
cette proposition – “bien” – est positivement différent de la notion de
“désirer désirer” qui entre dans son sujet : “Que nous désirions désirer A est
un bien”, cela n’est aucunement un simple équivalent de : “Que A soit un
bien est un bien.” Il peut être vrai que ce que nous désirons désirer est
toujours aussi un bien ; il se peut même que la proposition converse soit
également vraie : il est cependant très douteux qu’il en soit ainsi, et par le
simple fait que nous comprenons très bien le sens de ce doute, on voit
571
clairement que notre esprit a bien affaire à deux idées distinctes » .
Manifestement, c’est ici une argumentation formelle que Moore met
en oeuvre : quel que soit ce qu’on met à la place de X – à part le bien
lui-même –la question « X est-il vraiment un bien ? » reste ouverte et
ne trouve pas sa réponse en elle-même. Cet argument, Moore va le
développer dans l’ensemble des Principia ethica et l’opposer à toute une
série de théories éthiques, qui identifient le bien à quelque phénomène
naturel – la santé, la survie, la meilleure adaptation, etc. – ou même à
quelque phénomène suprasensible – l’union avec Dieu, etc. Dans tous
572
les cas, Moore dénonce la présence d’un « sophisme naturaliste »
avec, en outre, pour conséquence qu’on en vient à considérer qu’il n’y a
qu’une seule sorte de choses qui sont bonnes puisque, après avoir
identifié le bien à autre chose, on est obligé d’affirmer de toutes les
autres choses qu’étant différentes de cette chose qui s’identifie au bien,
elles ne peuvent donc être le bien. Dès le paragraphe 11, Moore avait
d’ailleurs souligné qu’identifier le bien à autre chose rendait impossible
de considérer favorablement toute autre proposition éthique.
On le voit, bien qu’elle ne développe pas d’outils logiques formels, la
démarche des Principia ethica est profondément structurée par une
analyse logique dont le rôle est d’éclairer le statut – voire même la
signification – des énoncés éthiques particuliers. Moore y insiste : son
argumentation ne réfute, sur le fond de leurs prises de position
éthiques, ni l’hédonisme égoïste, ni l’utilitarisme de Bentham et Mill, ni
l’évolutionnisme de Spencer, ni aucune éthique métaphysique. Moore
ne prétend pas démontrer que le plaisir ou la santé ne sont pas des
biens. Sa critique porte seulement sur la forme des argumentations que
mettent en place la plupart des théories éthiques ; généralement, elles
ne parviennent à démontrer que telle ou telle chose est bonne qu’après
avoir erronément identifié le bien à autre chose que lui-même. En
montrant que cette identification est sophistique, Moore ne montre pas
que les conclusions de ces théories sont fausses, mais seulement
573
qu’elles manquent de fondement .
Interroger le sens même des questions philosophiques et les
conditions dans lesquelles elles peuvent trouver une réponse sensée,
telle est la démarche qu’en 1903, les Principia ethica mettent en œuvre
et qu’ils vont léguer à l’école analytique.
Telle est d’ailleurs encore la stratégie que Moore développe lui-
même dans un texte célèbre paru la même année et intitulé « La
réfutation de l’idéalisme ». Moore y analyse longuement la maxime
idéaliste « esse est percipi » avant de se prononcer sur sa valeur de
vérité. Il distingue plusieurs sens que peuvent avoir chacun des trois
termes de la maxime et il s’efforce d’identifier, à leur croisement, une
signification que pourrait avoir cette maxime pour n’être pas un pur
truisme ou, au contraire, une absurdité totale. En fin de compte, il
parvient à la conclusion que, par cette maxime, les idéalistes entendent
nier l’existence d’objets « extérieurs » à l’esprit, c’est-à-dire d’objets qui
seraient indépendants de la perception – et plus généralement la
connaissance – que l’esprit en a. Or, c’est à réfuter un tel « idéalisme
solipsiste » et à défendre l’idée – « de sens commun » – selon laquelle,
non seulement des objets existent dans l’espace indépendamment de la
conscience que nous en avons, mais encore nous pouvons disposer à
leur égard de connaissances certaines et indubitables, que Moore va
consacrer plusieurs de ses textes les plus célèbres.
Au premier abord, cependant, ces textes de Moore semblent d’une
insupportable naïveté, dans la mesure où l’unique argument que Moore
finit toujours par opposer à l’idéalisme est une affirmation péremptoire
du style : je sais tout de même, et nous savons tous, que je suis un être
humain avec un corps, que je suis né à un certain moment du passé,
que je suis constamment resté très proche de la surface de la Terre, que
la Terre existait bien avant que naisse mon corps et que de nombreux
corps humains y avaient vécu avant moi, que ces corps avaient eu,
comme le mien, de nombreuses expériences perceptives, des attentes,
des croyances, des sentiments, etc.. Du fait que de telles propositions
sont vraies, on peut, dit Moore, tirer des certitudes « métaphysiques »
importantes, telles que la réalité de choses matérielles, de leurs
relations spatiales, de leur inscription temporelle, ainsi que la réalité de
« Sois (Selves) ».
Certes, certains philosophes ont jugé fausse ou même contradictoire
l’une ou l’autre de ces thèses métaphysiques, mais Moore ne juge pas
opportun de se pencher sur leurs arguments. Il les rejette en bloc pour
la raison que, bien qu’il eût en effet été parfaitement possible que
l’espace, le temps, les choses matérielles ou les « Sois » ne fussent pas
réels, il se fait qu’ils le sont et que nous le savons avec certitude. En
faveur de cette thèse, dit Moore en 1925 dans « Apologie du sens
commun », « je crois n’avoir aucun argument meilleur que celui-ci – à
savoir que toutes les propositions que j’ai citées plus haut sont en fait
574
vraies » , comme le montre d’ailleurs le fait que presque tous les
êtres humains rationnels les jugent vraies. Quatorze ans plus tard,
Moore ressert, dans « Preuve qu’il y a un monde extérieur », le même
genre d’arguments qui n’en sont pas : pour démontrer l’existence d’un
monde extérieur, c’est-à-dire l’existence d’objets dans l’espace hors de
moi, il me suffit, dit-il, de l’établir à propos de quelques objets qui
serviront de paradigmes. Or, ajoute-t-il, « je puis prouver maintenant
qu’il existe deux mains humaines. Comment ? Je lève mes deux mains
et je dis, en agitant la main droite, “Voici une main”, et j’ajoute, agitant
575
de même la main gauche, “En voici une autre” » .
Moore, bien sûr, est conscient de ce que son lecteur attend autre
chose d’une réfutation de l’idéalisme. Ses arguments simplistes,
cependant, lui permettent de lancer le vrai débat : « Mais ai-je bien
prouvé à l’instant l’existence de deux mains humaines ? Je l’ai prouvée,
et j’insiste et sur la parfaite rigueur de la preuve, et sur l’impossibilité
d’apporter éventuellement une meilleure preuve, ou plus rigoureuse,
576
de quoi que ce soit » . Lorsque je lève mes mains devant mes yeux, je
sais qu’il existe deux mains humaines et il serait absurde, dit Moore, de
suggérer que je ne fais que le croire et que ce n’est peut-être pas vrai.
D’ailleurs, je sais avec certitude bien d’autres choses du même genre, y
compris des choses du passé, comme le fait qu’il y a quelques instants
j’ai levé mes mains en l’air, et que mes mains existaient donc déjà à
certains moments du passé. On soutiendra peut-être, dit Moore, que ce
ne sont pas là des preuves. Pourtant, insiste-t-il, « nous considérons
tous en permanence les preuves de cet ordre comme absolument
conclusives – comme des mises au point définitives de questions
577
auparavant douteuses » .
Telle est encore la thèse que défend Moore dans un article de 1941
intitulé « Certitude » : on ne peut me reprocher d’être certain de la
vérité de certains énoncés, et même d’énoncés factuels – c’est-à-dire
dont la fausseté n’aurait pas été contradictoire – comme « je suis à
l’intérieur d’un bâtiment » ou « je porte des vêtements » ; bien au
contraire, dans les circonstances telles qu’elles sont, ne pas être certain
578
de ce que j’affirme serait absurde . Alors, bien sûr, des philosophes
ne se satisferont pas de preuves de ce genre ; ils voudront qu’il soit
encore prouvé que j’ai raison de penser ce que j’affirme ; sans une telle
preuve, diront-ils, ma conviction est juste une question de foi. Mais, dit
579
Moore , c’est là une des erreurs principales de la philosophie que de
vouloir tout prouver, même ce dont nous sommes certains et qui réside
à la base de toute preuve. À cet égard, ce que, depuis « La réfutation de
l’idéalisme », Moore dénonce en fait dans le scepticisme idéaliste, c’est
tout simplement un sophisme de « renversement de la charge de la
preuve » : « La question qui mérite d’être posée au sujet des choses
matérielles n’est donc pas : quelle raison avons-nous de supposer
qu’existe quelque chose qui corresponde à nos sensations ? Mais
plutôt : quelle raison avons-nous de supposer que les choses
matérielles n’existent pas, puisque leur existence a exactement la
580
même évidence que celle de nos sensations ? » .
Aussi insatisfaisants qu’ils puissent paraître au philosophe sur la
question du réalisme et de l’idéalisme, ces textes de Moore ont une
importance que, selon nous, son élève et ami Ludwig Wittgenstein
mettra parfaitement en évidence, éclairant par là même l’intérêt que,
malgré ses écarts manifestes d’avec la stratégie de l’analyse logique, la
démarche de Moore a pu susciter chez d’autres philosophes
analytiques.
C’est précisément parce qu’ils semblent interrompre la
démonstration à un moment crucial et refuser de prouver ce qui est
peut-être le plus problématique, que les textes de Moore ont interpellé
Wittgenstein, qui leur a consacré, dans les derniers mois de sa vie, les
notes publiées en 1969 de manière posthume sous le titre De la
certitude. Il est clair que, pour Wittgenstein, les questions mêmes que
se pose Moore, les débats métaphysiques dans lesquels il prend
position, celui de l’existence ou non du monde « extérieur », celui de la
réalité ou non des choses matérielles, de l’espace et du temps, n’ont
tout simplement pas de sens. Sur ce point, on l’a vu, le Wittgenstein
des Investigations philosophiques était resté fidèle à celui du Tractatus
logico-philosophicus : il y a des questions qui ne peuvent être posées,
des réponses qui ne peuvent être apportées dans le langage ; ces
problématiques concernant l’essence du monde sont inexprimables, et
peuvent seulement se montrer dans la forme du langage, c’est-à-dire,
dit désormais le second Wittgenstein, dans sa grammaire, dans son
usage.
Or, justement, ce qui intéresse Wittgenstein dans les affirmations de
Moore, c’est qu’elles pointent en direction de l’essence du monde. À cet
égard, cependant, Moore se montre lui-même assez maladroit en
martelant sans cesse des « je sais » là où ses opposants disent « je ne
sais pas » : « L’erreur de Moore réside en ceci : à l’affirmation selon
laquelle on ne peut pas savoir telle chose, répliquer : “Je sais telle
581
chose” » . Pour Wittgenstein, l’usage du verbe « savoir » devrait être
réservé aux propositions contingentes dont la vérité est l’objet d’une
interrogation méthodique. Or, puisque Moore affirme que les
propositions qu’il évoque sont précisément soustraites à ce type
d’interrogation, il est, pour Wittgenstein, aussi absurde dans ce
contexte de dire « je sais » que « je ne sais pas ».
Moore, cependant, a mis le doigt sur quelque chose de très
important : certains énoncés apparemment factuels prétendent à la
vérité, bien qu’aucune justification ne doive ou même ne puisse être
fournie pour les fonder. Que pourrait en effet répondre Moore à celui
qui exigerait de lui qu’il fonde son affirmation que la Terre existait
vraiment il y a des millions d’années et qu’elle n’est pas simplement
apparue il y a cent ans, munie d’indices qui tendent à faire croire
qu’elle est plus ancienne ? De même, écrit Wittgenstein, « si je dis “J’ai
deux mains”, que puis-je ajouter pour indiquer qu’on peut faire fond
sur ce que je dis ? – tout au plus que les circonstances en jeu sont les
582
circonstances ordinaires » . Les évidences ont précisément pour
caractère propre de ne pas pouvoir être fondées sur des bases plus
solides qu’elles-mêmes. Ce que Moore montre, c’est en fait « qu’il faut,
pour nous, que certaines propositions tiennent d’elles-mêmes
583
solidement » . Sous des apparences maladroites, c’est là le véritable
point fort des arguments de Moore : « Au lieu de “Je sais… ”, Moore ne
pouvait-il pas dire : “Il est solidement fixé pour moi que… ” ? Et même
aussi : “Il est solidement fixé pour moi et pour beaucoup d’autres
584
que… ” » .
Dans son Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein avait réservé le
nom de « tautologies » aux énoncés vérifonctionnels tels qu’« il pleut
ou il ne pleut pas », qui ne peuvent en aucun cas être faux et qui n’ont
donc pas de conditions de vérité dépendantes du monde. Ces énoncés,
soulignait alors -Wittgenstein, ne disent rien sur le monde, mais
expriment seulement la forme logique du langage de la pensée
rationnelle et, indissociablement, la forme logique du monde. Loin
d’être elles-mêmes des propositions qui prétendraient énoncer quelque
chose, les tautologies constituent l’arrière-fond structurel du langage
dans lequel seulement d’authentiques propositions peuvent être
formulées. Or, ce statut d’incontestabilité, Wittgenstein l’avait étendu,
dès les Remarques philosophiques, à une série d’énoncés qui ne reposent
pas, comme les tautologies, sur les seuls rapports logiques
vérifonctionnels, mais bien aussi sur les rapports de sens entre certains
concepts. Désormais, Wittgenstein devait envisager tous ces énoncés
incontestables comme des règles de la grammaire philosophique tout
en maintenant l’idée du Tractatus selon laquelle de tels énoncés, dont
la valeur de vérité n’est pas contingente, ne sont pas véritablement des
propositions ; ils ne disent rien sur le monde, mais ils expriment ou
montrent sa forme, forme dans laquelle doivent s’insérer les
authentiques propositions du langage.
Or, ce dont Moore rend conscient Wittgenstein, c’est que, parmi les
énoncés incontestables, il ne faut plus seulement compter les énoncés
logiques et ceux qui régissent les différentes grammaires régionales,
585
mais aussi toute une série d’apparentes « propositions empiriques » .
Bien plus, des propositions de ce genre, qui tout à la fois portent sur
des réalités matérielles et « valent pour nous comme certaines », sont
586
« innombrables » . Parmi bien d’autres, Wittgenstein prend pour
exemples l’énoncé que « si le bras de quelqu’un est coupé, il ne
repousse pas » ou celui que « si on a tranché la tête, l’homme est mort
587
et ne retrouve jamais la vie » . Bien que portant sur des réalités
matérielles – et donc, en théorie, fondés sur des observations –, ces
énoncés ne sont en fait pas de simples hypothèses empiriques, qui
emporteraient notre assentiment parce qu’elles sont fréquemment
vérifiées, mais resteraient néanmoins susceptibles d’être réfutées à tout
moment par l’expérience. Dans la vie quotidienne, je ne mets pas à
l’épreuve ma croyance qu’« il y a là une main (plus précisément ma
588
main) » . Manifestement, cet énoncé a un autre statut que celui de
589
l’hypothèse qu’« à telle distance du soleil existe une planète » . Or,
c’est à cette catégorie particulière d’énoncés que Moore fait appel dans
ses démonstrations. « Quand Moore dit qu’il sait ceci et cela, il ne fait
en réalité qu’énumérer des propositions empiriques que nous affirmons
sans les vérifier spécialement ; donc des propositions qui jouent un rôle
logique particulier dans le système de nos propositions
590
empiriques » .
On comprend alors tout à la fois le crédit et le reproche que
Wittgenstein fait aux arguments de Moore : « Ce qui nous intéresse ici,
ce n’est pas le fait d’être sûr, mais le savoir. C’est-à-dire, ce qui nous
intéresse, c’est le fait que si le jugement doit être possible, il ne peut
exister aucun doute quant à certaines propositions empiriques. Ou
encore : “Je suis enclin à croire que n’est pas forcément proposition
591
empirique tout ce qui a la forme d’une proposition empirique” » .
Mieux que quiconque, Moore montre que certaines propositions
échappent à l’exigence d’une preuve, qu’elles constituent des certitudes
fondamentales sur lesquelles repose même tout le système des preuves
empiriques. Autant dire que ce ne sont pas elles-mêmes de simples
propositions empiriques. En disant « je sais », Moore affirme ou
réaffirme en fait la prétention de certains énoncés à l’incontestabilité ;
il exige que tous acceptent ces énoncés, non pas comme des vérités,
mais comme des évidences indubitables. Le « je sais » de Moore est
normatif ; il dit ce que nous avons le droit de croire, et même le devoir
de croire sous peine d’être exclus de la rationalité : « Si nous disons
savoir que…, nous entendons par là que tout homme raisonnable, dans
notre situation, le saurait aussi, que ce serait déraisonnable de la
mettre en doute. De la sorte Moore n’entend pas dire seulement qu’il
sait, mais aussi que tout être doué de raison, à sa place, le saurait de
592
même » .
Indépendamment de ce qu’ils prétendent établir, les arguments de
Moore soulignent le caractère prescriptif de l’évidence. « À quelqu’un
qui voudrait formuler des objections contre les propositions
indubitables, on pourrait simplement dire : “Absurdités que tout
593
cela !”. Autrement dit ne pas lui répondre mais l’admonester » . Si
quelqu’un croyait et affirmait que la Terre a pris naissance il y a 50 ans,
nous essaierions de lui faire admettre qu’il a tort et de le rallier à notre
image du monde, ce qui, dit Wittgenstein, « se produirait par l’effet
594
d’une sorte de persuasion » . Bien sûr, il s’agit toujours d’expliquer,
de donner des raisons, mais le fondement ultime de toute raison, c’est
la persuasion. Plus généralement, le système du savoir est lié à des
règles du jeu, c’est-à-dire que chacun apprend ce que c’est que juger, ce
que c’est que savoir et justifier ses connaissances, ce que c’est que
douter et dans quelles circonstances il convient de douter : « Lorsque
l’enfant apprend le langage, il apprend du même coup ce qu’il y a lieu
d’examiner et ce qui ne suppose pas d’examen. Lorsqu’il apprend qu’il y
a une armoire dans la chambre, on ne lui enseigne pas à douter si ce
qu’il voit ultérieurement est toujours une armoire ou seulement un
595
trompe-l’oeil de théâtre » .
Et telle est l’autre leçon que Wittgenstein tire des travaux de
Moore : dans le jeu du savoir, le doute ne peut occuper qu’une place
bien déterminée. « On se fait, dit Wittgenstein, une image fausse du
596
doute » . L’idéaliste croit pouvoir et même devoir douter de tout. Or,
douter se fait toujours à l’intérieur d’une forme de vie et d’un jeu de
langage ; le doute y tient un rôle particulier, une place lui est réservée.
Mais, précisément, il ne s’agit pas de douter intempestivement, à tort et
à travers ; les circonstances dans lesquelles il convient de douter sont
codifiées. Tout doute qui ne respecte pas ces règles, est rejeté comme
insensé, dénué de sens. « Pour douter, ne faut-il pas des raisons qui
597
fondent le doute ? » . Nous ne pouvons pas comprendre celui qui
doute de l’existence de ses propres mains lorsqu’il les a sous les yeux,
pas plus que celui qui doute de ce que la Terre existait déjà avant sa
naissance. Nous ne pouvons même pas qualifier de « doute » leurs
questionnements.
La raison de notre incompréhension est que nous ne voyons pas ce
qu’une personne qui douterait de ces choses « ferait encore valoir
598
comme évidence » . Que pourrait bien accepter comme preuve qu’il
a deux mains celui qui douterait de leur existence malgré qu’on les lui
montre ? Pour qu’il y ait proprement doute, dit Wittgenstein, il faut
qu’il y ait possibilité de prouver. On ne peut douter dans le vide, sans
savoir vraiment de quoi on doute, c’est-à-dire sans savoir ce qui serait
susceptible de mettre un terme au doute. « Un doute sans fin n’est pas
599
même un doute » . Dès lors, tout doute suppose la possibilité d’une
certitude. « Qui voudrait douter de tout n’irait pas même jusqu’au
600
doute. Le jeu du doute lui-même présuppose la certitude » .
Bien plus, la problématique du doute est liée à celle de l’éventualité
d’une erreur. Or, dit Wittgenstein, une erreur n’est possible que sur
fond d’un arrière-plan de certitude : « Une erreur n’a pas seulement
une cause, mais aussi un fondement. Ce qui veut dire à peu près :
l’erreur est susceptible de trouver sa place dans ce que sait
601
correctement celui qui se trompe » . Il n’y a d’erreur que dans un
système qui distingue l’erreur de la vérité. Dès lors, le doute ne peut
être universel ; il s’articule toujours autour de certitudes. Les
croyances, dit Wittgenstein, « forment un système, un édifice
602
(Gebäude) » ; et cet édifice est tel que toutes les hypothèses – celle,
par exemple, qu’une fois, sans que je le sache, j’ai peut-être été
emmené un instant très loin de la Terre – ne peuvent y trouver place,
s’y ajuster. La raison en est que ce système d’hypothèses est fondé sur
un système de règles de vérification tel que ce qui ne peut pas faire
l’objet d’une vérification selon ces règles n’est pas vraiment une
hypothèse : « Les questions que nous posons et nos doutes reposent sur
ceci : certaines propositions sont soustraites au doute, comme des
603
gonds sur lesquels tournent ces questions et doutes » . On peut
mettre en question la vérité de certains énoncés, comme on peut
mettre en question la correction de certains calculs ; mais on ne peut
pas plus douter de la vérité de tous les énoncés que de la correction de
tous les calculs : « Un homme qui présumerait que tous nos calculs sont
incertains et que nous ne pouvons nous fier à aucun d’entre eux (il le
justifierait en disant qu’il y a partout possibilité d’erreur), nous le
604
donnerions peut-être pour fou » .
C’est donc un holisme épistémologique que, dans ces années 1950-
1951, Wittgenstein défend : « Notre savoir forme un large système. Et
c’est seulement dans ce système que l’élément isolé a la valeur que
605
nous lui conférons » . Non seulement donc les propositions de notre
« savoir » font système, mais ce système s’articule autour de certains
gonds, de certains énoncés fixes, qui permettent de poser la question
de la vérité ou de la fausseté des propositions factuelles, tout en étant
eux-mêmes indubitables. Ces éléments fixes, on les repère au fait qu’ils
ne sont jamais remis en question dans la pratique du jeu de langage,
alors que tout autour d’eux l’est ou peut l’être. « Je peux les trouver
après coup, comme je trouve l’axe de rotation d’un corps en révolution.
L’axe n’est pas fixé au sens où il serait maintenu fixe, mais c’est le
606
mouvement tout alentour qui le détermine comme immobile » .
Dans nos jeux de langage, certains énoncés sont donc plus mobiles
et plus susceptibles d’être abandonnés, tandis que d’autres sont plus
fixes et ne sont réfutables qu’au prix d’une modification complète du
système. Si ce qui semblait jusqu’alors inaccessible au doute s’avérait
une fausse supposition, j’aurais l’impression, dit Wittgenstein, que cela
« pulvérise en dessous de mes pieds le sol sur lequel je m’appuie pour
faire quelque jugement que ce soit », que « tous mes repères sont
607
annihilés » . Étant donné l’attachement dont on fait preuve à leur
égard et le statut d’incontestabilité qu’on leur accorde, les énoncés fixes
de la théorie ont peu de chance d’être abandonnés, puisqu’il faut pour
cela que ce qui amène à les rejeter soit plus solide encore que ces
énoncés : « S’il arrivait quelque chose (si par exemple on me disait
quelque chose) qui soit de nature à éveiller en moi des doutes quant à
mon nom, il y aurait assurément quelque chose aussi qui donnerait une
apparence douteuse aux fondements mêmes de ces doutes et je
pourrais par conséquent décider de conserver la croyance qui était la
608
mienne » . Telle était d’ailleurs bien l’idée qui était à l’origine de la
notion d’énoncés indiscutables : si les évidences centrales étaient mises
en question, par quoi le seraient-elles, par quelles évidences ? On ne
peut douter de tout à la fois, on ne peut mettre à l’épreuve toutes les
évidences à la fois, pour la raison que ce qui pourrait nous amener à
contester une évidence supposerait lui-même certaines évidences :
« même si nous vérifions, nous présupposons déjà ce faisant quelque
chose que l’on ne vérifie pas » ; par exemple, « l’expérimentation à
laquelle je me livre pour vérifier une proposition présuppose la vérité
de la proposition selon laquelle l’appareil que je crois y voir (et autres
609
choses de ce genre) y est réellement » .
Notons cependant que, si certains énoncés font autorité et ne
peuvent être remis en cause que parce qu’ils seraient incompatibles
avec des énoncés plus fixes encore, leur incontestabilité n’est pas
absolue ; des modifications dans les énoncés fixes restent possibles. Un
des exemples privilégiés de Wittgenstein en atteste d’ailleurs : à la suite
de Moore, Wittgenstein répète en effet souvent – une dizaine d’années
seulement avant l’exploit de Gagarine et moins de vingt ans avant celui
d’Armstrong – qu’il est certain qu’« aucun être humain ne s’est jamais
éloigné à très grande distance de la Terre » et n’est par exemple
« jamais allé sur la Lune ». Ce qui fut hier un énoncé incontestable est
devenu aujourd’hui une proposition fausse ; nos énoncés incontestables
actuels peuvent donc un jour être abandonnés. Et cette possibilité n’est
d’ailleurs pas spécifique aux énoncés d’apparence empirique. Pour
Wittgenstein, en effet, les grammaires régionales peuvent elles aussi
être modifiées, pour autant cependant que de nouveaux jeux de
langage prennent appui sur des formes de vie nouvelles. Mais, bien sûr,
puisque les règles des systèmes métriques ou les principes des couleurs
tiennent un rôle important dans nos pratiques, on comprend qu’elles
soient en fait peu sujettes à des modifications.
Que l’incontestabilité actuelle n’implique pas l’impossibilité absolue
d’être un jour abandonné, cela veut aussi dire que la possibilité d’être
un jour abandonné n’empêche pas un énoncé d’être aujourd’hui
« incontestable » : « Puis-je maintenant faire la prophétie que les
hommes ne rejetteront jamais les propositions arithmétiques que nous
connaissons aujourd’hui ? (…Non…) Mais cela justifierait-il un doute
610
de notre part ? » . L’évolution possible des mathématiques dans le
futur ne change rien au statut épistémologique actuel de leurs
principes fondamentaux Or, cela vaut de la même manière pour les
énoncés empiriques centraux : ainsi, que « la Terre est ronde » est,
avant même les satellites photographiques, une évidence, dans la
mesure où « nous en sommes persuadés (überzeugt) » et où « nous
persévérerons dans cette opinion à moins que change toute l’idée que
611
nous nous faisons de la nature » . Dès lors, « si on soustrait au doute
la proposition 12 × 12 = 144, alors il faut y soustraire aussi les
612
propositions non mathématiques » . Est tout simplement soustrait au
doute tout ce qui est fondamental : « Je veux dire : si on ne s’étonne pas
de ce que les propositions arithmétiques (par exemple les tables de
multiplications) sont “absolument certaines”, pourquoi serait-on surpris
que la proposition “Ceci est ma main” le soit également ? Il faut que
613
quelque chose nous soit enseigné comme fondation » .
Désormais, Wittgenstein conçoit donc en termes graduels la
distinction nette qu’il opérait depuis le Tractatus entre énoncés
incontestables et authentiques propositions. Il y a, dans nos jeux de
langage, dans nos systèmes d’énoncés, des énoncés plus ou moins
incontestables, plus ou moins fixes. Bien plus, les mêmes énoncés
peuvent, dans l’évolution du jeu de langage, se rigidifier ou se
fluidifier. Wittgenstein répète en effet à diverses reprises qu’il n’y a pas
de limite bien marquée entre les « propositions méthodologiques » et
les « propositions empiriques », entre « les règles » et « les propositions
614
empiriques » . Des propositions empiriques, hypothétiques, peuvent
devenir des règles, des énoncés incontestables à la base de toute
description ; cela est même arrivé souvent dans l’histoire des sciences.
Mais l’inverse est aussi vrai : des énoncés incontestables sont devenus
des hypothèses réfutables, parfois même réfutées. « On pourrait se
représenter certaines propositions, empiriques de forme, comme
solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions
empiriques fluides, non solidifiées ; et que cette relation se modifierait
avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions
615
durcies se liquéfiant » .
Dès lors, parmi les énoncés les plus solides, les plus fixes, il n’y a pas
seulement des énoncés analytiques, des tautologies (Tractatus), mais
toute une série d’énoncés synthétiques (Remarques philosophiques), y
compris empiriques (De la certitude). La dichotomie du Tractatus entre
la structure analytique montrée par la forme du langage et le contenu
matériel énoncé dans les propositions simples, qui avait tant séduit
Carnap et le Cercle de Vienne, est donc devenue caduque. À l’opposé
exact de l’atomisme du Tractatus, la position épistémo-logique que
Wittgenstein défend en 1951, l’année de sa mort et l’année même où
paraît « Two dogmas of empiricism » de Quine, est un holisme tel que
les énoncés du langage n’ont pas de conditions de vérité indépendantes
les unes des autres, mais ne peuvent être rendus faux qu’en vertu de la
vérité d’autres énoncés du système, considérés comme plus solides,
plus fixes, plus incontestables.
Qu’il y ait une rationalité à l’œuvre dans les pratiques quotidiennes
de preuve, telle est incontestablement la leçon que, comme
Wittgenstein, d’autres admirateurs de Moore vont tirer de ses textes et
qu’ils vont alors opposer, non seulement à la métaphysique
traditionnelle, mais aussi, à certains égards, à la philosophie analytique
de première génération, qui s’était concentrée sur la seule rationalité
de la logique formelle. Au-delà de cet enseignement, ce que Moore
lègue à ses héritiers philosophiques, c’est aussi et peut-être surtout une
démarche qui combine singulièrement des analyses logiques
616
informelles et des exigences d’intuitivité. Du problème du bien à
celui de la réalité du monde extérieur, Moore n’aura eu de cesse de
poser la question de la méthode philosophique. Et, aux pensées
profondes et abstraites, il n’aura cessé de rappeler qu’aussi brillantes
qu’elles soient, elles ne peuvent se permettre de contredire les
principes logiques et les évidences simples qui sont au fondement de
toute pensée rationnelle.
De cela, sauront se souvenir les philosophes du langage ordinaire et
notamment celui qui succèdera à Moore à la tête de la revue Mind en
1947, le philosophe d’Oxford Gilbert Ryle.

2. RYLE : ANALYSE LOGIQUE INFORMELLE ET ANALYSE


D’USAGE
Parmi les tout premiers articles de Ryle, articles directement
préoccupés de problématiques logiques – notamment « Negation » en
1929 et « Are there propositions ? » en 1930 – se trouve un texte qui
fera date et qui est intitulé « Systematically misleading expressions ». Cet
article de 1932 est entièrement consacré à dénoncer des formulations
langagières trompeuses, c’est-à-dire des formulations qui « sont
couchées dans une forme syntaxique qui est impropre aux faits qu’elles
énoncent et qui est plutôt propre à des faits d’une forme logique assez
617
différente de celle des faits énoncés » . En fait, les expressions
trompeuses qu’envisage Ryle dans cet article sont très globalement
celles que Russell avait envisagées avant lui et dont il avait proposé
une reformulation logique dans l’idéographie frégéenne.
Ainsi, les énoncés « quasi-platoniciens » comme « La non-ponctualité
est répréhensible » ou « La vertu est sa propre récompense » ne
consistent pas, comme leur forme apparente pourrait le laisser croire,
en l’attribution d’une propriété à une entité abstraite ou à un
« universel ». Ce que nous voulons vraiment dire, écrit Ryle, c’est « ce
qui est mieux exprimé par “Qui que ce soit qui manque de ponctualité
618
mérite la réprobation des autres pour sa non-ponctualité” » . Ce sont
alors clairement des êtres humains qui occupent la position de sujet de
l’énoncé et on dit d’eux que, s’ils ont la propriété de n’être pas
ponctuels, alors ils ont la propriété d’être condamnables par autrui. On
reconnaît là la reformulation des énoncés généraux par l’implication
formelle qu’opèrent Frege et Russell.
De même, dans les énoncés « quasi-ontologiques » – tels que « Dieu
existe », « Satan n’existe pas », « les carrés ronds n’existent pas » ou
encore « Mr Pickwick est une fiction » – il ne s’agit pas, contrairement à
l’apparence, de nier la qualité d’existence aux entités qui font ici office
de sujet. Le sujet et le prédicat de ces énoncés ne sont en fait
qu’apparents. « Dieu existe » veut en fait dire que « Quelque chose et
elle seule est omnisciente, omnipotente et infiniment bonne » ; et
« Satan n’existe pas » doit être reformulé en « Il n’y a rien et en tout cas
rien d’unique qui soit diabolique ». On reconnaît ici exactement la
reformulation russellienne par les descriptions définies.
De même, encore, des expressions quasi-descriptives telles que « le
fils aîné de Jones » ou « la plus grande montagne du monde » semblent
se comporter comme des noms propres dans la mesure où elles ne
réfèrent qu’à un seul individu. On les retrouve dès lors souvent en
position de sujet d’énoncés prédicatifs. Cependant, dit Ryle, ces
expressions ont elles-mêmes valeur prédicative et elles ne sont pas
référentielles. Ainsi, « l’énoncé complet “le fils de Jones s’est marié
aujourd’hui” signifie ce qu’on dit par “quelqu’un (1) est un fils de
Jones, (2) est plus âgé que les autres fils de Jones et (3) s’est marié
aujourd’hui” ». Pour que l’énoncé complet soit vrai, dit Ryle, il faut que
ses trois composants soient vrais. Or, « qu’il y ait quelqu’un pour quoi
(1) et (2) sont tous deux vrais n’est pas garanti du seul fait qu’on
619
l’énonce » ; l’expression « le fils aîné de Jones » peut parfaitement
620
être vide. On retrouve une fois encore l’analyse russellienne .
Ryle indique d’ailleurs, comme Russell et Whitehead puis Carnap
l’avaient fait pour les coordonnées spatiales de l’espace objectif, que
cette reformulation vaut aussi pour les localisations : quand il apparaît
dans des énoncés de la forme « x est au sommet ou près du sommet ou
au-dessus du sommet de l’arbre », « le sommet de l’arbre » ne renvoie à
aucun référent, mais signifie l’attribut d’avoir une position relative. De
même en va-t-il encore pour Ryle d’expressions comme « l’idée d’avoir
des vacances » ou « la signification de telle expression ». Dans tous ces
cas, on peut être tenté d’y voir des expressions référentielles et de
penser qu’il y a quelque chose à quoi ces expressions renvoient, mais il
n’y a là que des descriptions conceptuelles.
Ryle poursuit son article par un appel nominaliste qui, une fois
encore, fait écho au Russell de « De la dénotation » :
« J’ai choisi ces trois types principaux d’expressions systématiquement
fourvoyantes parce que toutes de la même façon nous fourvoient dans une
même direction. Elles suggèrent toutes l’existence de nouvelles sortes
d’objets ou, pour le dire autrement, elles sont des tentations de “multiplier
les entités”. […] La prescription d’Occam était donc, de mon point de vue,
“Ne traite pas toutes les expressions qui ressemblent grammaticalement à
des noms propres ou à des phrases en “le …” référentielles comme si elles
étaient vraiment des noms propres ou des phrases en “le …”
621
référentielles” » .
Deux éléments montrent cependant un léger écart du jeune Ryle
d’avec le strict point de vue russellien. Tout d’abord, Ryle ne cesse
d’indiquer dans son article que les expressions « trompeuses » ne
peuvent en fait tromper que les philosophes ou du moins ceux qui
« s’embarquent dans l’abstraction » tout en supposant que « tout
énoncé donne dans sa syntaxe la clé de la forme logique du fait qu’il
622
rapporte » . Les « utilisateurs naïfs » de telles expressions, quant à
eux, « ne souffrent pas d’un quelconque doute ou d’une quelconque
confusion quant à ce que ces expressions signifient et ils n’ont en
aucune manière besoin de résultats de l’analyse philosophique pour
continuer à utiliser de manière intelligible leurs modes ordinaires
623
d’expression » . Bien qu’il accorde beaucoup de valeur philosophique
à l’analyse logique et à la reformulation logiquement correcte des
énoncés trompeurs, Ryle affirme explicitement et à de nombreuses
reprises que le langage ordinaire n’a pas vraiment besoin de cette
reformulation et qu’il est, le plus souvent, parfaitement clair pour ses
utilisateurs même si sa formulation est logiquement maladroite.
Bien plus, Ryle montre une certaine défiance à l’égard de certains
présupposés du projet de reformulation lui-même. Bien qu’il plaide
explicitement en faveur de l’analyse logique, Ryle formule aussitôt des
doutes quant à la prétention que la forme logique d’un énoncé puisse
simplement reproduire les articulations du fait qu’il énonce :
« Moi-même je ne peux pas accorder de crédit à ce qui semble être la
doctrine de -Wittgenstein [Ryle parle ici du premier Wittgenstein] et de
l’école des grammairiens logiques qui lui font allégeance, selon laquelle ce
qui rend une expression formellement correcte est une relation de
représentation univoque réelle et non conventionnelle entre la composition
624
de l’expression et celle du fait » .
Dans le fait que Socrate est fâché ou dans le fait que soit Socrate était
sage soit Platon était malhonnête, « je ne vois aucune concaténation de
parties telles qu’on puisse tenir la concaténation des parties du discours
625
comme répondant au même plan architectural général » . Les termes
mêmes employés par les partisans de l’analyse logique, ajoute Ryle,
sont d’ailleurs « assez mal choisis et susceptibles de causer eux-mêmes
626
des perplexités non nécessaires » . Ce que Ryle dénonce ici, c’est au
fond ce que le Tractatus s’adressait comme reproche à lui-même : en
essayant de dire les principes de l’analyse logique, on s’engage soi-
même dans une sorte de discours philosophique « profond », qui ne
peut qu’induire en erreur.
En définitive, Ryle semble ambigu quant à la place de l’analyse
logique dans le travail philosophique. D’une part, en effet, il affirme :
« Nous pouvons souvent réussir à énoncer un fait dans une forme de
mots nouvelle qui exhibe ce que l’autre forme échouait à exhiber. Et je
tends actuellement à croire que c’est là ce qu’est l’analyse
philosophique et que c’est là la seule et unique fonction de la
627
philosophie » . D’autre part, il se rétracte aussitôt pour défendre une
position moins radicale : « Mais, comme la confession est bonne pour
l’âme, je dois admettre que je ne savoure pas vraiment les conclusions
auxquelles mènent ces conclusions. J’assignerais plus volontiers à la
philosophie une tâche plus sublime que la détection des sources
d’erreurs de construction et de théories absurdes récurrentes dans les
tournures linguistiques. Cependant, que la philosophie soit au moins
628
cela [à savoir l’analyse], je ne peux en douter sérieusement » .
Un autre article important de Ryle, paru quelques années plus tard,
témoigne de cette même ambiguïté à l’égard de l’héritage russellien. Il
s’agit cette fois d’une mise en rapport de la théorie des types logiques
avec la problématique classique des « catégories ». Dans ce texte
intitulé « Categories » et publié en 1938 dans les Proceedings of the
Aristotelian Society, Ryle commence par interpréter la doctrine
aristotélicienne des catégories comme une réflexion sur les différents
types d’éléments qui peuvent intervenir dans une proposition simple.
Pour faire apparaître ces différents types d’éléments ou « facteurs de
phrase » (sentence factors), Aristote s’intéresse aux différents types de
question qui peuvent être formulées et recevoir une réponse dans une
proposition simple. Qui a commis tel ou tel acte ? Qu’a-t-il exactement
fait ? Quand ? Où ? Combien de fois ? En quelle quantité ? De quelle
manière ? Chacun de ces adverbes interrogatifs autorise certains types
de réponses et pas d’autres. Ils sont la marque d’une certaine « place »
de la proposition qui est par principe réservée à un certain type
d’éléments et par principe interdite aux autres.
« Ainsi “De quelle dimension ? (how big)” accepte “haut de six pieds”, “haut
de cinq pieds”, “63 kilos (ten stones)”, “70 kilos (eleven stones)”, etc. et
n’accepte pas “à cheveux clairs”, “dans le jardin”, ou “un tailleur de pierre”.
“Où ?” accepte des prédicats de lieu, “De quelle sorte ?” accepte des
prédicats de genre, “Comment ? (what like)” accepte des qualités, et ainsi
de suite. Deux prédicats qui satisfont le même adverbe interrogatif sont de
la même catégorie, et deux prédicats qui ne satisfont pas le même adverbe
629
interrogatif sont de catégories différentes » .
Selon la place qu’ils peuvent occuper dans les propositions simples,
les « termes » ou « facteurs de phrase » sont classés en différents
630
types . Dès lors, l’identification et la classification de ces types ou
« catégories » de termes est corrélative de l’identification et de la
631
classification des « variétés de formes propositionnelles » . Et, au
fond, dit Ryle, ce qu’Aristote avait fait en pointant du doigt les formes
d’interrogation possibles n’était rien d’autre que la mise en évidence
des formes possibles de fonction propositionnelle. « Car, après tout,
“fonction propositionnelle”, c’est simplement “question” dit de manière
sophistiquée. La fonction propositionnelle “x a le nez retroussé” ne
diffère de “Qui a le nez retroussé ?” que dans des associations
pratiques ; et “Socrate est P” ne montre rien de plus ou de moins que
“Où est Socrate ?” ou “Comment (what like) est Socrate ?” ou “Quelle
632
taille a Socrate ?” selon le genre choisi » . En marquant la place
d’une variable par un adverbe interrogatif, Aristote avait donc en
quelque sorte anticipé la notion moderne de « fonction
propositionnelle ». Mais, en insistant sur la diversité et l’irréductibilité
de ces questions les unes aux autres, il avait aussi montré d’emblée
qu’il y a plusieurs types de fonctions propositionnelles et que n’importe
quel argument ne peut pas occuper n’importe quelle place ni saturer
633
n’importe quelle fonction propositionnelle .
Bien que conformes à la règle syntaxique de saturation des fonctions
propositionnelles par des arguments, certaines compositions de
significations sont donc exclues pour la raison que la fonction
propositionnelle n’est pas saturée par un argument qui lui convient ou
du moins qui lui convient à cette place-là. Au-delà de la question de la
bonne formation syntaxique des énoncés, se pose dès lors la question de
leur signifiance – de leur cohérence sémantique –, question qui suppose
une distinction des catégories de « termes » irréductible à la distinction
des fonctions syntaxiques :
« Les questions sur les types de facteurs ne sont, d’une certaine façon, que
des questions sur les possibilités de co-signifiance de certaines classes
d’expressions […]. Deux facteurs de proposition sont de catégories
différentes ou de types différents s’il y a des schémas de phrases tels que,
quand les expressions pour ces facteurs sont importées comme
compléments alternatifs aux mêmes signes de place vide, les phrases
634
résultantes ont un sens dans un cas et sont absurdes dans l’autre » .

On reconnaît là exactement la problématique russellienne des types


logiques.
Dans une vision logiciste, les objets des types logiques supérieurs
sont logiquement construits à partir des objets des types inférieurs – ce
sont des classes ou des relations d’objets du type inférieur –, raison
pour laquelle la reformulation idéographique complète d’une
expression, qui déploie cette construction logique, fait immédiatement
apparaître le type logique ou la « catégorie de signifiance » à laquelle
appartient cette expression. Dès lors, pour éliminer les erreurs de
catégorie, on peut compléter les règles de bonne formation syntaxique
du langage par de nouvelles règles de formation, qui excluent des
combinaisons d’expressions ayant telle ou telle forme. Et, à cet égard,
le travail de Rudolf Carnap dans l’Aufbau s’inscrit exactement dans la
perspective russellienne. Conformément au projet logiciste, nous
l’avons dit, Carnap définit logiquement tous les « objets » de la science
les uns à partir des autres dans une gradation de niveaux ou de
« sphères », qui constituent autant de champs sémantiques distincts.
Dès lors, puisque la distinction de ces champs a un fondement dans la
forme logique même des objets qui les constituent, il est clair que toute
violation éventuelle de ces distinctions de niveau serait immédiatement
rendue apparente et disqualifiée par la retranscription idéographique
complète de l’énoncé.
Ryle, cependant, ne semble pas vraiment se ranger à ce point de
vue. Comme Russell et dans la continuité de « Systematically misleading
expressions », Ryle dénonce les confusions résultant des discours qui
échouent à montrer la forme logique exacte de ce qu’ils énoncent ; et,
en philosophe analytique, il appelle à dissiper ces confusions par une
reformulation plus correcte des énoncés obscurs. Mais, manifestement,
il ne croit pas ou plus que la solution à toutes les incongruités
sémantiques puisse se trouver par une retranscription idéographique
rigoureuse et l’ajout de nouvelles règles de formation. En effet, Ryle
envisage une notion générale de type qui ne se réduit pas à celle de
« type logique » et il affirme même explicitement que certaines
violations des règles de type ne relèvent pas des problèmes logiques de
paradoxes ou de cercles vicieux auxquels Russell s’est intéressé. La
problématique de la cohérence sémantique dépasse de loin le problème
formel de la distinction des types logiques et c’est la raison pour
laquelle, à travers des critiques qu’il adresse officiellement à Aristote et
à Kant, Ryle fait, à Russell comme à Carnap, le reproche de
635
présupposer qu’« il y a un catalogue fini de catégories ou de types » .
Pour Ryle, la liste des types n’est pas et ne pourra jamais être
complète ni même capturée par quelques règles de formation
prédéfinies, raison pour laquelle le projet idéographique est sans doute
voué à l’échec : « Je ne pense pas qu’on puisse jamais dire d’un langage
symbolique donné en logique formelle que ses symboles sont
maintenant adéquats pour la symbolisation de toutes les différences
636
possibles de type ou de forme » . Quinze ans plus tard, dans la
conférence inaugurale des Tarner Lectures – prononcées en 1953 et
publiées l’année suivante sous le titre Dilemmas –, Ryle écrira
exactement dans la même veine :
« Certains aristotéliciens loyaux, qui, comme tous les loyalistes ont ossifié
l’enseignement du maître, ont traité sa liste des catégories comme si elle
fournissait les cases dans lesquelles pourrait ou devrait être rangé chaque
terme utilisé ou utilisable dans le discours technique et non technique.
Chaque concept doit être soit de la Catégorie I, soit de la Catégorie II, …
soit de la Catégorie X. Mais de nos jours il existe des penseurs qui, loin de
trouver cette réserve de cases intolérablement exiguë, la trouvent trop
généreuse ; et qui sont prêts à dire de n’importe quel concept qu’on leur
présente “Est-ce une Qualité ? Si non, c’est une Relation.” […] La vérité,
c’est qu’il n’y pas tout juste deux ou tout juste dix métiers logiques
différents qui sont ouverts aux termes et concepts que nous employons
dans le discours ordinaire et technique ; il y a un nombre indéfini de tels
637
métiers et un nombre indéfini de dimensions à leurs différences » .
On voit là une critique qui porte contre les partisans de
l’idéographie autant que contre les métaphysiciens scolastiques.
Les remarques que Ryle formule dans son texte « Categories » vont
dans le sens d’une conception des champs sémantiques qui,
contrairement à celle de l’Aufbau, échappe à la théorie des types
logiques et, par là, aux seules contraintes de la forme logique ; les
contraintes d’intersubstituabilité ne peuvent se réduire aux interdits
liés aux différences formelles des types logiques russelliens. Alors qu’en
1932 Ryle partageait encore l’idée des fondateurs de la philosophie
analytique selon laquelle bon nombre de difficultés philosophiques
pourraient trouver leur solution ou leur dissolution si, au-delà de leur
forme grammaticale apparente, on pouvait en donner une analyse
logique exacte, il va, après l’article « Categories », mettre de plus en
plus ses espoirs dans l’élucidation pragmatique du fonctionnement
quotidien du langage. Et c’est là en fait un virage tout à fait similaire à
celui que Ludwig Wittgenstein avait pour sa part amorcé quelques
années auparavant : après avoir exalté l’ambition idéographique dont
son Tractatus explicitait tous les enjeux ontologiques et
épistémologiques, Wittgenstein s’était intéressé, dès son retour à
Cambridge et ses Remarques philosophiques, à la diversité des jeux de
langage qui sont opérés quotidiennement. Il ne s’agissait plus
désormais d’envisager l’élaboration d’un langage idéal, d’une langue de
la Raison capable de refléter parfaitement dans sa syntaxe les
articulations logiques de la pensée, mais plutôt d’étudier le
fonctionnement de notre langage et de distinguer ce qu’il y a en lui
d’essentiel et ce qui est en lui inessentiel à sa fin de représentation.
La proximité de Ryle au second Wittgenstein apparaît de manière
particulièrement claire lorsqu’on compare le projet de son principal
ouvrage – La notion d’esprit, publié en 1949 – avec celui des Remarques
sur la philosophie de la psychologie de Wittgenstein, rédigées à la même
époque, c’est-à-dire dans les années 1947-1948. Wittgenstein, nous
l’avons vu, s’en prend à une conception « augustinienne » du langage,
qui tend à postuler l’existence d’un référent derrière chaque terme du
langage, et donc, en psychologie, à envisager l’existence de tout un
monde d’objets, états et événements mentaux qui seraient dénommés
par les termes psychologiques de la science et du langage courant.
Cette conception « mentaliste » de la psychologie repose, selon
Wittgenstein, sur une interprétation simpliste des substantifs
psychologiques (douleur, croyance, désir, espoir, etc.) comme étant
essentiellement référentiels et sur une interprétation simpliste des
énoncés psychologiques (« je ressens une douleur à la jambe »,
« j’éprouve de l’amour pour… », « je souhaite que… », etc.) comme
étant essentiellement descriptifs ; et, puisque ces « objets désignés » et
ces « faits décrits » ne sont pas des objets et des faits « extérieurs », on
suppose que ce sont des objets et des faits d’un autre genre qui existent
ou se déroulent parallèlement aux objets et faits « extérieurs ».
C’est contre cette image des deux mondes parallèles – l’intérieur et
l’extérieur – que Wittgenstein formule la plupart de ses
« remarques »… Or, dans La notion d’esprit, Ryle critique le mentalisme
dans une perspective qui rejoint très largement celle de Wittgenstein.
Derrière les termes psychologiques de la vie quotidienne, les
philosophes – Descartes en tête – ont, dit Ryle, postulé l’existence
d’objets et états mentaux par analogie avec le cas des termes et des
objets ou états physiques. Cependant, dit Ryle, c’est là mécomprendre
l’usage réel et donc la véritable fonction de ces termes psychologiques.
Lorsqu’on s’intéresse à la manière, ou plutôt aux très nombreuses et
diverses manières dont nous utilisons quotidiennement ces termes, on
voit qu’il ne s’agit généralement pas d’usages référentiels qui
serviraient à désigner des entités mentales, mais de toute une série de
pratiques d’expression individuelle, de qualification du comportement
d’autrui ou de formulation d’hypothèses prédictives sur le comportement
d’autrui, toutes pratiques que les « remarques » de Wittgenstein avaient
également mises en évidence.
Pour souligner ces différences de « fonctions logiques » entre les
expressions psychologiques du langage et les expressions physiques,
Ryle reprend la notion d’« erreur de catégorie » qu’il avait thématisée
en 1938 :
« J’espère montrer que cette théorie est complètement fausse, fausse en
principe et non en détail car elle n’est pas seulement un assemblage
d’erreurs particulières mais une seule grosse erreur d’un genre particulier, à
savoir une erreur de catégorie. En effet, cette théorie représente les faits de
la vie mentale comme s’ils appartenaient à un type logique ou à une
catégorie (ou à une série de types logiques ou de catégories), alors qu’en
fait ils appartiennent à une autre catégorie ou à un type logique
638
différent » .

Deux pages plus loin, Ryle précise la nature de cette énorme


méprise qui est à l’origine de toute une conception erronée du mental :
« Le propos de ma critique est de montrer qu’une famille d’erreurs de
catégorie radicales se trouve à l’origine de la théorie de la double vie. La
représentation de la personne humaine comme un fantôme ou un esprit
mystérieusement niché dans une machine dérive de cette théorie. À ce
propos, il est vrai que la pensée, les sentiments et les activités
intentionnelles ne peuvent être décrits dans les seuls langages de la
physique, de la chimie et de la physiologie. Mais les tenants du dogme de la
double vie en ont conclu qu’ils devaient être décrits dans un langage
parallèle. Puisque le corps humain est une unité complexe et organisée,
l’esprit humain doit, selon eux, être une autre unité, également complexe et
organisée, bien que différemment, constituée d’une autre substance et
ayant un autre genre de structure. Ou encore, puisque le corps humain,
comme toute autre parcelle de matière, est un champ de causes et d’effets,
ils voient dans l’esprit un autre champ de causes et d’effets quoique (Dieu
639
merci !) non de causes et d’effets mécaniques » .
L’argumentaire de La notion d’esprit a fait l’objet de très nombreux
commentaires et les catégories mêmes qui sont ici au centre de la
confusion ont été interprétées de différentes manières. En quelques
belles pages de son Lire Ryle aujourd’hui, Lucie Antoniol fait en 1993 le
point sur ces interprétations. Après avoir envisagé puis rejeté tour à
tour les hypothèses selon lesquelles les catégories confondues seraient
celles du corps et de l’esprit, celles de l’événement et de la disposition
ou celles de la substance et de la disposition, Lucie Antoniol insiste sur
les arguments qui plaident en faveur d’une quatrième interprétation,
qui n’oppose pas d’emblée des catégories ontologiques mais bien
d’abord des catégories sémantiques.
« On connaît les réactions “allergiques” de Ryle à toute espèce de naming
theory of meaning. Or l’erreur des cartésiens consiste précisément à
considérer les prédicats mentaux comme des noms et à postuler des lieux et
des processus fantomatiques que ces noms puissent désigner. Selon Ryle, le
“discours mental” n’a pas pour fonction de nommer quoi que ce soit, mais
bien de qualifier les actions et réactions des gens (actions et réactions qui
640
peuvent aussi bien être publiques que privées) » .

Pour Ryle, le problème « catégoriel » semble tout entier résider dans


une confusion quant au type de lien qui existe entre certaines
expressions du langage et les réalités qu’elles signifient. Plutôt que de
dénommer des entités ou événements spécifiques, les termes mentaux
serviraient seulement à qualifier les entités et événements désignés par
les termes « physiques ». En s’appuyant sur ce que Ryle lui-même dit
des « termes du penser » dans un article publié de manière posthume
641
et intitulé « Adverbial verbs and verbs of thinking » , on peut, comme
Lucie Antoniol, formuler cette interprétation de la façon suivante :
« Ryle veut prouver que nos prédicats mentaux ont une fonction logique
“adverbiale” plutôt que “substantive” […] Ils ne sont pas les noms
d’habitants d’un monde spécial. Ils sont les accompagnateurs spéciaux de
nos explications des actions et passions ordinaires. Ils nous disent que
certaines affaires humaines sont menées ou subies dans certaines
dispositions, conduites avec un certain style, d’une certaine manière,
dirigées par des personnes prêtes à faire ou subir d’autres choses, ou bien
642
visant un certain résultat » .
Sans doute, d’ailleurs, il y a-t-il là aussi une partie de ce que
Wittgenstein a cherché à montrer dans ses propres réflexions sur
l’usage des termes psychologiques.
Ce renvoi à des fonctions logiques « substantive » et « adverbiale »
éclaire de manière particulièrement intéressante la notion même de
« catégorie » : les termes mentaux comme « désir » ou « croyance » ne
se distinguent pas de termes physiques comme « table » ou « chaise »
par le fait que les uns et les autres renverraient à des réalités de
domaines ontologiques différents, mais bien par le fait que ces termes
entretiennent avec les éléments de la réalité qu’ils signifient des
relations sémantiques complètement différentes ; ce n’est pas la même
chose que de dénommer une entité ou de la qualifier… Les
« catégories » ou les « types logiques » seraient donc essentiellement
définis par des types différents de liens de sens que les termes du
langage entretiennent avec leur signification, types différents de liens
de sens que fait apparaître l’analyse des usages quotidiens des
expressions linguistiques, c’est-à-dire l’étude des pratiques linguistiques
réelles dans leur contexte réel de fonctionnement.
Par ailleurs, comme le souligne d’ailleurs Lucie Antoniol, le renvoi à
des fonctions logiques « substantive » et « adverbiale » montre que ce
problème de l’erreur de catégorie s’inscrit dans la continuité des tout
premiers travaux de Ryle et, par là également, dans la continuité des
travaux de la première philosophie analytique, en particulier de
Russell. Au fond, comme dans « Systematically misleading expressions »,
il s’agit encore et toujours, pour Ryle, de dire que la formulation
apparente de l’énoncé dans la langue quotidienne est trompeuse et
qu’elle dissimule les authentiques articulations logiques du sens
exprimé. Dissiper l’illusion suppose dès lors la reformulation de
l’énoncé dans un langage dont la syntaxe – ici envisagée dans les
termes des « parties du discours » – ferait clairement apparaître les
différences de fonction logique des termes de l’énoncé. Même lorsqu’on
ne croit plus au projet logiciste et à la construction logique des
différents objets de discours les uns à partir des autres, et même
lorsqu’on dénonce l’idée d’une liste finie – un « décalogue » – des
catégories logiques, on peut donc, comme le fait Ryle, chercher à
distinguer différents champs sémantiques par les fonctions « logiques »
ou « grammaticales » différentes que jouent les termes dans la
structure des phrases du langage.
Comme le second Wittgenstein, Ryle s’accroche à l’idée selon
laquelle une « grammaire philosophique » devrait pouvoir mettre en
évidence les quelques grandes fonctions logiques des termes du
langage et prévenir ainsi toutes les expressions systématiquement
fourvoyantes. Bien qu’il ne recoure plus du tout à l’analyse logique au
sens propre, Ryle continue de présenter son travail dans les termes qui
étaient ceux de « Systematically misleading expressions » :
« Dans cet ouvrage, je me propose d’offrir ce qu’avec quelques réserves, on
pourrait appeler une théorie de l’esprit (mind), sans prétendre, pour autant,
fournir d’informations nouvelles à ce sujet. En fait, nous disposons déjà
d’une mine d’informations sur l’esprit et ces informations n’ont pas été
obtenues au moyen d’arguments philosophiques et ne seront pas davantage
abandonnées sous leur pression. Les arguments philosophiques qui
constituent la trame de cet ouvrage n’ont pas la prétention d’accroître notre
connaissance de l’esprit mais de rectifier la géographie logique de la
connaissance que nous en possédons déjà. […] Déterminer la géographie
logique des concepts revient à mettre au jour la logique des propositions
dans lesquelles ils apparaissent, c’est-à-dire à montrer la cohérence ou
l’incohérence de ces propositions avec d’autres et, également, à déterminer
les propositions qu’elles impliquent et celles dont elles suivent. Le type ou
la catégorie logiques auxquels un concept appartient est l’ensemble des
façons dont on peut le manipuler logiquement. C’est pourquoi j’ai voulu
que les arguments-clés employés dans cet ouvrage montrent pourquoi
certains types d’opérations sur les concepts de capacités et de processus
643
mentaux sont en opposition avec les règles de la logique » .
Dans les Tarner Lectures prononcées à Cambridge en 1953,
conférences qui mettent chacune en scène un « dilemme » théorique –
c’est-à-dire, pour Ryle, un conflit entre théories qui sont incompatibles
mais qui ne peuvent pas facilement être départagées parce qu’elles
répondent à des problèmes différents –, Ryle consacre son dernier
exposé à une discussion des mérites et inconvénients respectifs de
l’analyse logique formelle et de l’analyse logique informelle en
philosophie. Or, comme lorsqu’il avait conclu « Systematically
misleading expressions » vingt ans auparavant, Ryle se refuse à trancher
définitivement la question et affirme plutôt que les deux démarches
sont complémentaires.
En effet, après avoir fait état des critiques très vives que
s’échangent, depuis quelques dizaines d’années, les philosophes
partisans de la logique formelle et les philosophes traditionnels – les
premiers accusant les seconds d’imprécision, d’amateurisme ou même
de divagation poétique tandis que les seconds répondent aux premiers
que l’analyse logique ne résout les problèmes qu’après les avoir
simplifiés au point de les vider complètement de leur intérêt –, Ryle
suggère une première hypothèse métaphorique selon laquelle l’analyse
logique constituerait une sorte de « drill » effectué sur le « terrain de
manœuvres », qui permet au travail philosophique de se discipliner et
d’affûter ses armes pour les vraies opérations de combat. Bien sûr,
seules comptent les victoires acquises sur ce terrain réel, mais les
techniques et l’expérience acquises sur le terrain de manœuvres sont
des auxiliaires précieux pour le philosophe qui doit progresser sur le
terrain complexe et difficilement maîtrisable des problèmes réels.
Certes, les logiciens formels ont terriblement appauvri le sens de « et »
ou de « si alors » pour en faire la conjonction et le conditionnel
matériel de leur idéographie calculatoire, mais cet « embrigadement »
logique artificiel n’est pas totalement dénué d’enseignements pour
comprendre la manière dont se comportent ces connecteurs sur le
644
terrain quotidien de leur « vie civile » . En définitive, Ryle renvoie les
deux camps dos à dos : « Il est assez faux de dire que faire de la
logique formelle est faire de la philosophie gratuite et vaine sur des
concepts philosophiquement transparents. Et il est tout aussi faux de
dire que le philosophe fait en amateur de la logique formelle de
fortune sur des concepts mal choisis parce que non logiques. Le champ
de bataille n’est pas un terrain d’exercice de fortune ; et le terrain
645
d’exercice n’est pas un champ de bataille en toc » .
À travers une seconde métaphore, se dessine alors le rôle de
l’analyse du langage quotidien, ainsi que ses rapports avec l’analyse
logique. La plupart des mots, dit Ryle, ont une multitude de fonctions
pratiques dans la vie quotidienne et les règles de leur usage sont tout à
la fois complexes et mal délimitées. Certains d’entre eux, cependant,
ont un rôle important à jouer pour trancher officiellement des
questions qui requièrent une certaine certitude ; les règles de leur
usage doivent alors être formalisées et standardisées pour éviter toute
contestation. C’est ce que fait apparaître l’analogie entre langage et
commerce. Parmi la multitude de biens qu’ils s’échangent, les hommes
échangent certains biens particuliers – des pièces de monnaie et des
billets de banque – dont la valeur est structurée par les contraintes très
rigides du système numérique. Or, il en va de même, dans les échanges
linguistiques, du rôle des connecteurs logiques ; ceux-ci doivent obéir à
des règles d’usage très rigides pour que puissent être tranchées, sans
contestation possible, les questions quant aux conséquences qui
peuvent être tirées de tel ou tel énoncé ou quant à la compatibilité de
tel ou tel énoncé avec tel ou tel autre. Néanmoins, l’analyse du sens des
énoncés ne se réduit évidemment pas à l’étude des règles d’usage de
ces quelques termes standardisés ; ce serait comme réduire tout le
commerce à l’échange de monnaie.
L’analyse du sens des énoncés ne se limite donc pas à l’analyse
logique formelle ; elle suppose aussi qu’on s’intéresse aux règles
d’usage complexes et mal délimitées de tous les autres mots, ce que
font les philosophes du langage ordinaire. C’est là encore et toujours
646
une analyse « logique » bien que moins standardisée :
« L’espoir que les problèmes philosophiques puissent, par des opérations
stéréotypées, être réduits à des problèmes standard de logique formelle est
un rêve sans fondement. Au logicien formel qui fait office d’explorateur, la
logique formelle peut fournir une boussole pour se diriger, mais pas un
chemin sur lequel se diriger et encore moins des rails pour contraindre sa
direction. Là où il y a la forêt vierge, il ne peut y avoir de rails ; et là où les
647
rails existent, la jungle a été défrichée depuis longtemps » .
Parce qu’elle quitte les rails et s’enfonce dans la jungle, la
philosophie du langage ordinaire répond aux objections qu’adressaient
les philosophes traditionnels à l’analyse logique ; l’analyse du langage
travaille précisément en profondeur sur les problèmes réels – et non
artificiels – envisagés dans toute leur complexité. Mais ce qu’elle
cherche à faire, c’est encore et toujours, comme l’analyse logique,
d’identifier les contraintes rationnelles qui pèsent sur les discours et les
pensées, bref de dresser la cartographie logique qui détermine les
propositions de tel ou tel discours et les impasses qui le guettent. Et,
pour établir cette cartographie, le philosophe du langage ordinaire doit
s’appuyer, sans s’y limiter, sur les outils rigides que lui fournit ce
« géomètre » qu’est pour lui le logicien, comme le marchand se sert des
outils du comptable et le soldat de terrain des techniques de combat
apprises sur le terrain de manœuvre.
Quatre ans plus tard, invité, comme Quine, Austin et d’autres
penseurs de l’école analytique, à venir expliquer sa conception de la
philosophie au colloque de Royaumont, Ryle tiendra toutefois un
discours un peu moins optimiste. Définissant les recherches
648
philosophiques comme des « recherches conceptuelles » , Ryle
revendique, en ce sens, l’héritage de Socrate, mais aussi d’Aristote, qui
eut le mérite de s’intéresser à ce que nous disons concrètement plutôt
qu’à envisager les idées comme des essences isolées et autonomes. Ces
« recherches conceptuelles », cependant, connaissent toute la difficulté
qu’avait bien identifiée Wittgenstein : elles s’efforcent de dire ce qu’on
ne peut que montrer. C’est pourquoi, avoue Ryle sur un air un peu
désabusé, « la description philosophique d’un concept doit s’achever en
649
bégaiement » .

3. AUSTIN ET LA PRATIQUE DU LANGAGE DE L’HOMME


ORDINAIRE
Comme Ryle, c’est dans les Collèges de l’Université d’Oxford que
John Langshaw Austin va se former (avant la seconde guerre
mondiale) puis enseigner (après la seconde guerre mondiale). Sa
carrière académique, cependant, sera très brève puisque, plus jeune
que Ryle d’une bonne dizaine d’années, Austin décède en 1960 à l’âge
de 48 ans. Ses deux ouvrages majeurs – Le langage de la perception
(Sense and sensibilia) et Quand dire, c’est faire (How to do things with
words) – seront tous deux publiés de manière posthume à partir de
notes et conférences.
Comme Ryle, Austin inscrit ses premiers travaux dans la continuité
des philosophes analytiques de la première génération. En 1950, il fait
même paraître une traduction anglaise des Grundlagen der Arithmetik
de Frege. Comme Ryle, cependant, Austin néglige systématiquement la
langue formelle pour conduire ses propres analyses. Quant aux
problématiques qu’explorent ses travaux, elles font écho à celles que
Quine, Wittgenstein ou Ryle envisagent à la même époque.
Ainsi, dans « The meaning of a word », conférence prononcée en
1940 à Cambridge et à Oxford, Austin interroge la notion même de
« signification ». Il commence par réitérer le credo de Frege selon lequel
« le sens dans lequel un mot ou une expression “a une signification” est
dérivé du sens dans lequel une phrase a une signification : dire qu’un
mot ou une expression “a une signification”, c’est dire qu’il/elle
apparaît dans des phrases qui “ont une signification” ; et connaître la
signification qu’a un mot ou une expression, c’est connaître les
650
significations des phrases dans lesquelles il ou elle apparaît » .
Ensuite, Austin s’efforce d’énoncer une multitude de questions
différentes qui pourraient être posées à propos de la signification d’un
mot, c’est-à-dire qui commenceraient par les mots « Quelle est la
signification de … ? ». Il montre que certaines d’entre elles sont
parfaitement sensées comme « Quelle est la signification du mot
“rat” ? », « Quelle est la signification du mot “mot” ? » ou « Quelle est
la signification de l’expression “Quelle est la signification de… ?” ? ».
D’autres, par contre, sont résolument insensées. Ainsi en va-t-il par
exemple de la question « Quelle est la signification d’un mot
quelconque ou d’un mot en général ? ». Cette question, dit Austin, est
une question qu’il serait parfaitement absurde d’essayer de poser :
« Je ne peux répondre à une question de la forme “Quelle est la
signification de “x” ?” que si “x” est un mot particulier. Cette question
supposée générale n’est en fait qu’une question fallacieuse du type de celles
qui sont posées en philosophie. Nous pouvons l’appeler l’erreur du
questionnement sur “rien-en-particulier”, qui est une pratique décriée par
l’homme ordinaire (plain man), mais qui est appelée généralisation par le
651
philosophe, qui la considère avec satisfaction » .
Que cette question soit absurde, c’est notamment ce que montre le
fait que la question « Quelle est la signification du mot “rat” ? » se
laisse transformer en la question sensée « Qu’est-ce qu’un rat ? » alors
qu’on ne peut transformer la question « Quelle est la signification d’un
mot quelconque ? » en la question « Qu’est-ce qu’une chose
quelconque ? (What is anything ?) », qui est dénuée de sens. On
pourrait dès lors être tenté de poser la question « Qu’est-ce que la
652
signification d’un mot ? » sur le modèle de « Qu’est-ce qu’un rat ? » .
On s’interrogerait alors directement sur l’essence de cette chose qu’est
la signification et on y répondrait peut-être en parlant d’idées ou de
concepts. Mais cela suppose que la signification soit une chose ou une
entité d’un certain genre, bref cela suppose une conception
platonicienne des significations, qui ne s’explique que parce que nous
avons une conception référentielle des termes du langage et que nous
pensons qu’ils désignent tous certains objets comme le font les noms
propres.
Une autre question qui est régulièrement posée à propos des
significations est la suivante : « La signification de y est-elle incluse
dans la signification de x ? » ou, en d’autres mots, « Le jugement “x est
653
y” est-il analytique ? » . Pour Austin, cependant, cette question
n’aurait de sens que si les significations étaient vraiment des entités qui
pouvaient être incluses les unes dans les autres. En outre, la distinction
des jugements analytiques et des jugements synthétiques n’est, dit
Austin, pas très assurée, car, contrairement à ce que pensent les
partisans d’un langage idéal, la notion de contradiction ne suffit pas à
fonder la notion d’analycité. En plus de difficultés pragmatiques telles
qu’illustrées par l’exemple de l’énonciation de la phrase logiquement
consistante mais pragmatiquement paradoxale « Le chat est sur le
654
paillasson, mais je ne le crois pas » , il y a tout le problème des
rapports sémantiques entre concepts qui ne sont pas capturés par la
forme logique de la phrase : les énoncés « Rose est plus semblable à
rouge que noir » ou « Ce qui est étendu est coloré » sont nécessaires
mais leur négation n’est pas logiquement contradictoire. Pour traiter de
ces énoncés, dit Austin comme Quine, Wittgenstein et Ryle, les règles
syntaxiques de la « langue idéale » ne suffisent pas. Ce qu’il faut, insiste
Austin, c’est décrire dans le détail les phénomènes linguistiques en jeu ;
toute description simplifiée de ceux-ci risque de nous fourvoyer.
Quant à la question de savoir pourquoi plusieurs objets différents
reçoivent un même « nom » dans le langage – question qui pourrait
nous mener à une théorie générale de la signification –, on pourrait,
une fois encore proposer une théorie simple en parlant d’abstraction et
d’universaux. Mais Austin montre qu’il y a une multitude irréductible
de raisons pratiques d’utiliser un même terme dans des circonstances
différentes. Cela rend par là même caduque l’entreprise de fournir une
définition unique de ce qu’est la signification d’un mot. Ici, on le voit,
Austin rejoint tout à la fois le second Wittgenstein des Recherches
philosophiques et le Quine de « De ce qui est » puis du « Mythe de la
signification ».
Dans un texte de 1946, publié dans Mind, Austin interroge la notion
de connaissance comme il a interrogé la notion de signification, c’est-à-
dire en étudiant, dans le détail, dans quelles circonstances nous
utilisons la question « Comment savez-vous que … ? » et comment
nous y répondons. Le texte « Other minds » part en fait du problème de
la connaissance des états mentaux d’autrui, mais, à la manière de
Moore, Austin transforme rapidement ce problème en une
interrogation préalable sur ce qu’est la connaissance. Et, comme
Moore, Austin explore le jeu du doute et de la justification de nos
affirmations du point de vue de sa pratique quotidienne. Quand, et
jusqu’à quel point, demande Austin, cela a-t-il du sens de demander à
autrui de justifier ses prétendues « connaissances » ? Et quelles sont les
procédures conventionnelles pour apporter réponse à ce type de
demande ? Dans quelles circonstances cela a-t-il du sens de douter ? Et
quand peut-on, dans la vie de tous les jours, se déclarer « certain » ?
Toutes ces questions, qui sont celles de Moore et du dernier
Wittgenstein, Austin les aborde du point de vue de ce qui fait sens pour
l’homme de la rue. Car, lorsqu’ils se sont emparés de ces pratiques
quotidiennes de la justification, les philosophes les ont rendues
méconnaissables en exacerbant le doute au-delà du raisonnable ou en
exigeant que soit justifié même ce qui sert en principe de justification.
À quelqu’un qui, mis face à un chardonneret, dit savoir qu’il y a là un
chardonneret, un philosophe demandera « Comment pouvez-vous en
être absolument certain ? » ou encore « Comment savez-vous que c’est
réellement un chardonneret ? que c’est un vrai chardonneret, un
655
chardonneret réel ? » . Poser de telles questions, cependant, c’est
clairement trahir le sens ordinaire qu’ont les mots « certitude » ou
« réalité ». Cela peut certes avoir du sens, dans certaines circonstances,
de demander si le chardonneret qui est là est bien réel. Mais ces
circonstances sont très particulières et assez codifiées ; il faut qu’il y ait
des raisons de douter que ce puisse être un « vrai » chardonneret, ainsi
qu’une hypothèse quant à ce qu’il pourrait être d’autre, sans quoi le
doute est tout simplement insensé : « Le doute ou l’interrogation “Mais
est-ce un vrai ?” a toujours (doit avoir) un fondement spécial, il doit y
avoir quelque raison de suggérer qu’il n’est pas réel, c’est-à-dire une
façon particulière ou un nombre limité de façons particulières dans
lesquelles on suggère que cette expérience pourrait être factice
656
(phoney) » .
Néanmoins, le métaphysicien veut pouvoir poser cette question en
dehors de toute raison précise de douter, en dehors de toute hypothèse
précise sur ce qui pourrait rendre l’expérience factice : « Le piège du
métaphysicien consiste à demander “Est-ce une vraie table ?” (pour
prendre une sorte d’objet qui n’a pas de façon évidente d’être factice)
sans préciser ou délimiter ce qui, en elle, pourrait poser problème
(what may be wrong with it), de sorte que je me sens perdu quant à
657
comment prouver que c’est une vraie table » . Au lieu de rapporter le
sens du mot « réel » aux différents types de circonstances précises qui
justifient son autorisation, le métaphysicien en fait une signification
unique et autonome et, partant, un problème philosophique aussi
profond qu’insoluble :
« C’est l’utilisation du mot “réel” de cette manière qui nous mène à la
supposition – hautement profonde et intrigante – que “réel” a une
signification unique (‘le monde réel’‘les objets matériels’). Au contraire,
nous insisterons toujours sur le fait qu’il faut préciser avec quoi “réel” doit
être contrasté – c’est-à-dire que je dois montrer ce que l’objet n’est pas pour
montrer qu’il est réel : et alors d’habitude nous trouvons, approprié à ce cas
particulier, un mot plus spécifique et moins fatal que nous pouvons
658
substituer à “réel” » .
Appliquant alors ses réflexions à la problématique spécifique de la
connaissance des autres esprits, Austin fait une analyse qui est
également celle de Wittgenstein et Ryle à la même époque : il y a des
pratiques rationnelles d’attribution d’états mentaux à autrui sur le
fondement de son comportement dans telles ou telles circonstances,
c’est-à-dire en justifiant nos affirmations par des observations de ce
comportement ; et ce sont ces justifications qui fixent le sens du mot
« connaître » dans ce jeu, de sorte qu’il est tout simplement insensé de
dire qu’on ne pourrait pas connaître l’esprit d’autrui parce qu’on n’a pas
une expérience directe de ce qui se passe dans sa tête, mais seulement
de certains de ses signes ou symptômes extérieurs. Bien sûr, on peut se
tromper dans cette matière comme dans d’autres. Mais l’idée même de
« se tromper » suppose qu’il y a des procédures codifiées de détection
des cas suspects et de vérification :
« Il y a des procédures établies (plus ou moins grossièrement) pour traiter
les cas suspects de tromperie ou de mécompréhension ou d’inadvertance.
C’est par ce moyen que nous établissons très souvent (bien que nous ne
nous attendions pas à devoir l’établir à chaque fois) que quelqu’un simule
ou qu’il y a une mécompréhension ou qu’il est simplement imperméable à
une émotion ou encore qu’il n’agissait pas volontairement. Ces cas
particuliers, où le doute apparaît et doit être résolu, s’opposent aux cas
normaux qui régissent le domaine sauf s’il y a une suggestion particulière
qu’il y a tromperie et, en outre, qu’il y a tromperie d’un certain genre dont
les circonstances sont intelligibles, c’est-à-dire qu’on peut y regarder de plus
659
près parce que certains motifs particuliers sont suggérés » .
À cette réflexion, Austin ajoute un élément qui annonce, quant à lui,
Quand dire, c’est faire. Comme Wittgenstein, Austin relève que « Je
sais » à la première personne du singulier joue un rôle particulier dans
le jeu du doute et de la justification. Lorsque je dis « je sais » sans
préciser au moment même les justifications de mon affirmation, je
m’engage en quelque sorte vis-à-vis des autres comme dans une
promesse. Je demande aux autres de me faire confiance tout en
stipulant implicitement que je suis habilité à contracter cet
engagement, que je pourrai l’honorer, c’est-à-dire ici que j’ai des
justifications à faire valoir à qui souhaitera être informé. En ce sens,
« Je sais » n’est, comme « Je promets », pas vraiment une expression
descriptive qui énoncerait fidèlement un état de choses effectif ; en
tant qu’engagement, c’est plutôt une manière particulière d’agir. Le
langage, dit Austin, comme le second Wittgenstein, n’est pas tout
entier descriptif.
Le langage de la perception (Sense and sensibilia), qui recueille une
série de conférences et de cours qu’Austin fit plusieurs années de suite
sur le thème de la perception entre 1947 et 1958, reprend toute
l’interrogation épistémologique héritée de Moore. La question qui lance
cette fois la réflexion est celle de savoir si « nous voyons ou percevons
directement des objets matériels » ou « si ce que nous percevons
directement, ce sont seulement des données sensibles (sense
660
data) » . Comme on s’en doute, Austin annonce d’emblée qu’il ne
pourra trancher cette question parce que, formulée de la sorte, elle n’a
tout simplement pas de sens. Toute la doctrine même qui oppose les
choses matérielles et les données sensibles « présente typiquement une
opinion d’érudit imputable à une attention obsessionnelle portée à
quelques mots particuliers dont l’emploi simplifié à l’extrême n’a pas
vraiment été compris, ni soigneusement étudié ou correctement décrit,
mais aussi imputable à une attention obsessionnelle à quelques “faits”
661
(presque toujours les mêmes) imparfaitement étudiés » . Pour
Austin, il est absurde de dire, comme Alfred Ayer – partisan du
positivisme logique et collègue d’Austin à Oxford –, que nous ne
percevons directement que des sense data, mais il est tout aussi absurde
d’affirmer que nous percevons vraiment des choses matérielles : « La
question : “Percevons-nous des choses matérielles ou des données
sensibles ?” paraît sans doute très simple – trop simple –. Elle est tout à
662
fait trompeuse » .
La question de la perception débouche sur une très large réflexion
sur le sens même des termes ou expressions « voir », « percevoir »,
« percevoir directement », « illusion », « illusion trompeuse (delusion) »,
« avoir l’air (look) », « apparaître (appear) », « sembler (seem) » ou
encore « réalité », sens qui n’apparaît dans toute sa complexité que
lorsqu’on étudie précisément et patiemment l’usage qui est fait
quotidiennement de ces termes. Et, pour chacun d’eux, Austin montre
qu’Ayer en fait un usage « pervers » qui le rend incompréhensible et
problématique, voire paradoxal.
L’homme ordinaire défend-il un réalisme naïf ? Croit-il d’emblée,
comme l’affirme Ayer, à l’existence de choses matérielles, dont le
663
philosophe n’est, quant à lui, pas prêt à admettre l’existence ? Cela,
Austin le conteste, et pour de multiples raisons. Tout d’abord,
« l’expression “chose matérielle” n’est pas une expression que l’homme
de la rue utiliserait ». Plus généralement, l’homme de la rue n’oppose
pas les choses matérielles aux sense data ; lorsqu’il est trompé par ses
sens, comme par exemple lorsqu’il voit un bâton se plier dans l’eau ou
lorsqu’il perçoit un bateau en mer plus proche qu’il sait l’être en réalité,
l’homme de la rue ne dira pas qu’il ne perçoit pas des choses
matérielles et perçoit seulement des sense data qui sont trompeurs.
Selon le type d’illusions auquel il est confronté – et il en est beaucoup
de sortes différentes, qu’Austin entend prendre toutes en
considération –, l’homme ordinaire estimera ou non qu’il est trompé
par ses sens, mais, en tout cas, il ne dira généralement pas qu’il a dû
percevoir une chose immatérielle en lieu et place d’une chose
matérielle ; cela il le dira sans doute uniquement dans le cas où il aura
vu quelque chose comme un fantôme ou un éléphant rose.
Par ailleurs, même s’il y a parfois des phénomènes d’illusion,
l’homme de la rue ne considérera pas que ses sens sont généralement
trompeurs ; au contraire, il continuera à leur faire globalement
confiance. Cela ne fait pas pour autant de lui un « réaliste naïf ». Il n’y
a pas vraiment de raison de douter plus que le fait l’homme de la rue.
Lorsque je regarde une chaise à quelques mètres de moi dans la pleine
lumière du jour, douter de ce qu’il y a là une chaise serait tout
664
simplement « dépourvu de sens » . Parler de tromperie, dit Austin,
« n’a de sens que sur un fond de non-tromperie générale. […] Il doit
être possible de reconnaître un cas de tromperie en comparant le cas
665
étrange à des cas plus normaux » . Loin donc que l’attitude de faire
généralement confiance à ses sens soit naïve, elle est, pour Austin, la
seule attitude rationnelle. En définitive, ce qu’Austin montre, c’est que
l’argument de l’illusion généralisée par lequel Ayer entend fonder son
opposition des choses matérielles et des sense data est, sur bien des
points, irrecevable si on comprend les termes qu’utilise Ayer dans leur
signification ordinaire et relativement aux pratiques quotidiennes qui
font leur intérêt pour la raison.
Bien entendu, en combattant Ayer sur cette question particulière des
sense data, Austin vise aussi plus largement certains dogmes
métaphysiques et épistémologiques modernes tels qu’ils s’expriment
notamment dans le positivisme logique. Un de ces dogmes réside sans
doute dans l’usage qui est fait de la notion de « réalité ». Les termes
« réel » et « réalité » sont, dit Austin, des mots normaux du langage
ordinaire. Ils sont utilisés dans certaines circonstances particulières en
contraste avec l’éventualité que tel ou tel phénomène ne soit pas réel
en un sens bien précis : l’oiseau n’est pas réel mais empaillé ; l’arc-en-
ciel n’est qu’un effet optique, il n’est pas réel. Le terme « réel » – qui est
666
d’ailleurs plus usité que celui de « réalité » – a dès lors autant de
sens différents qu’il y a de contrastes possibles de cette sorte. C’est
pourquoi il ne sert pas à désigner une qualité positive. Ce n’est pas un
terme « dominant » (trouser word) ; ce n’est pas lui qui « porte la
culotte » dans le ménage qu’il forme avec ses contraires – « artificiel »,
« postiche », « feint », « imaginaire », etc. –, mais il se voit plutôt dicter
son sens par chacun d’entre eux. Prétendre que le mot « réalité » a une
signification unique et poser la question de ce qui est ou non réel en
dehors de ces contrastes spécifiques et de ces circonstances
particulières, c’est là une prise de position philosophique qui n’est pas
seulement éminemment contestable, mais qui est même franchement
irrationnelle.
Sans doute pourra-t-on répondre que Carnap avait déjà, lui aussi,
exclu que soit posée la question de l’existence – et avec elle, sans
doute, celle de la réalité – en dehors de tout cadre théorique
déterminé. Cependant, Austin va nettement plus loin que cela dans sa
déconstruction de ce concept. Le mot « réel », dit Austin, est un mot
« ajusteur », c’est-à-dire qu’avec d’autres, il sert à adapter constamment
le langage aux exigences innombrables et imprévisibles que lui impose
le monde. Chaque fois qu’un nouvel objet ne se plie pas parfaitement
aux classifications conceptuelles du langage, ce dernier fait preuve de
souplesse en tolérant que l’objet soit rangé sous telle ou telle
classification moyennant l’intervention d’un ou plusieurs mots
« ajusteurs » ; ceux-ci précisent par exemple que l’objet nouveau est
« comme » un porc mais n’est pas « vraiment » un porc. En ce sens,
« vrai » ou « réel » aurait donc essentiellement fonction de
commentaire quant au caractère plus ou moins standard ou
stéréotypique d’un objet à l’égard d’une classification conceptuelle.
Bien plus, ajoute Austin, le mot « réel » est, comme « bon », un
terme évaluatif, un « terme de cotation » ; il indique que nous
accordons une certaine dignité à tel ou tel phénomène et s’oppose
systématiquement à des termes péjoratifs. Or, cela veut évidemment
dire que les jugements de valeur se trouvent déjà au cœur même de la
problématique de la valeur de vérité sur laquelle les positivistes
logiques entendent fonder la science. Car, dit Austin, c’est là qu’est
bien sûr le motif véritable de la théorie des sense data : fournir à la
science un fondement absolu sous la forme d’énoncés absolument vrais
et incorrigibles ; en dépit des illusions qui habitent l’expérience
sensible, il y a bien des données indubitables qui constituent la réalité
ultime dont la science doit rendre compte. La double leçon de Sense
and sensibilia, cependant, c’est qu’« il n’y a pas de phrases
667
intrinsèquement incorrigibles » – si l’on ne peut raisonnablement
douter que dans certaines circonstances, on ne peut non plus jamais
raisonnablement exclure que certaines circonstances nous amènent à
douter – et que, loin de garantir la parfaite objectivité et neutralité de
la science, le jugement de réalité est lui-même un jugement de valeur.
Dans le très célèbre Quand dire, c’est faire, qui reproduit des
conférences prononcées à Harvard en 1955 et qui paraît de manière
posthume en 1962, Austin s’attaque à une certaine conception du
langage qui identifie systématiquement tout énoncé à une description
668
susceptible d’être vraie ou fausse . À cette vision simpliste du
langage, Austin commence par opposer un argument – qu’il rapporte à
Kant plutôt qu’à Carnap et que lui-même juge un peu « dogmatique » –,
selon lequel certains pseudo-énoncés sont des non-sens parce que, à
défaut d’être vérifiables, ils ne sont ni vrais ni faux. Mais Austin ajoute
aussitôt que toute une série de pseudo-énoncés répondent en fait à de
tout autres intentions que l’affirmation et la description et ne
prétendent même pas être vrais ou faux ; par ces énoncés, il ne s’agit
pas de décrire le monde, mais directement d’agir sur le monde. Ainsi en
va-t-il, par exemple, de l’énoncé « Je baptise ce bateau le Queen
Elizabeth », qu’on prononce lorsqu’on brise une bouteille contre la
coque d’un bateau à l’occasion d’une cérémonie officielle, ou encore de
l’énoncé « Je lègue ma montre à mon frère », qu’on peut lire dans un
testament.
Énoncer ces phrases dans les circonstances appropriées, dit Austin,
« ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de
669
faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire » . Telle
est la base de sa célèbre théorie des énoncés « performatifs » par
opposition aux énoncés « constatifs », théorie qu’il s’efforce d’esquisser
dans les conférences 2 à 7 d’How to do things with words. Pour ce faire,
Austin cherche donc à dégager certains des traits essentiels des
énoncés performatifs qui les distinguent des constatifs.
Tout d’abord, Austin insiste sur l’importance des circonstances
d’énonciation des énoncés performatifs ; pour qu’ils produisent leur
effet, il faut que ces circonstances soient appropriées. Par là-même,
Austin pointe du doigt la nécessité de prendre en compte le locuteur
des performatifs, locuteur que, se concentrant sur les constatifs,
l’antipsychologisme de Frege avait mis sur la touche au profit du seul
contenu propositionnel exprimé, la fameuse « Gedanke » conçue sur le
modèle de la « proposition en soi » bolzanienne. Le rôle essentiel du
locuteur pour les performatifs est notamment marqué dans le langage
par l’asymétrie qui existe entre la formulation des énoncés à la
première personne de l’indicatif présent et leur formulation à d’autres
personnes ou d’autres temps. Ainsi, « Je baptise… » est performatif,
670
mais « J’ai baptisé… » ou « Il baptise… » est constatif . Austin
montre que les énoncés à valeur performative peuvent toujours être
reformulés en des énoncés explicitement performatifs à la première
personne de l’indicatif présent, qui mettent clairement l’accent sur leur
source et leurs circonstances d’énonciation : « Coupable ! » équivaut à
« Je vous déclare coupable » ; « Ce taureau est dangereux » inscrit sur
un panneau dans une prairie équivaut à « Moi, propriétaire de cette
prairie, je vous avertis que le taureau est dangereux ».
Par ailleurs, Austin montre que les performatifs se rangent sous la
norme du succès et de l’échec – du « bonheur » (felicity) ou du
« malheur » (infelicity) – plutôt que de la vérité et de la fausseté comme
les énoncés constatifs. Et c’est d’ailleurs en distinguant plusieurs types
d’échecs différents que peuvent rencontrer les performatifs – emplois
inappropriés, défauts ou accrocs au moment de poser l’acte,
insincérités, etc. – qu’Austin procède à une première tentative de
catégorisation des performatifs.
« En plus de la formulation des mots, qui constituent ce que nous avons
appelé le performatif, il faut généralement que nombre de choses se
présentent et se déroulent correctement, pour que l’on considère que l’acte
a été conduit avec bonheur. Nous pourrons espérer découvrir ce que sont
ces conditions par l’examen et le classement des types de cas où quelque
chose fonctionne mal, où l’acte (se marier, parier, léguer, baptiser, ou ce
qu’on voudra) constitue par conséquent, au moins jusqu’à un certain point,
un échec. L’énonciation est alors – pourrions-nous dire – non pas fausse, en
vérité, mais malheureuse. Et voilà pourquoi nous appelons la doctrine des
choses qui peuvent se mal présenter et fonctionner mal, lors de telles
671
énonciations, la doctrine des Échecs » .
Dans la mesure, cependant, où les différentes catégories de
performatifs ne s’excluent pas mutuellement mais semblent se recouper
sans cesse les unes les autres par certains de leurs traits, cette
catégorisation est extrêmement difficile et semble même ne pas
pouvoir être menée à son terme. Comme Wittgenstein et Ryle, Austin
se voit confronté à l’irréductible diversité des jeux de langage, mais
aussi aux « ressemblances de famille » qui rapprochent chaque jeu de
langage de chaque autre par quelque trait de parenté. Bien pire,
constate Austin, un seul et même énoncé peut être à la fois constatif et
performatif ; la phrase « Un taureau est dans le pré » est un
avertissement, mais c’est aussi une description vraie ou fausse. Et la
distinction entre ces deux statuts n’est pas toujours très nette.
D’ailleurs, les critères qui avaient été envisagés précédemment ne
semblent pas fonctionner de manière absolue.
Certains performatifs peuvent en effet être pensés sur le mode de la
vérité ou de la fausseté, ou du moins de leur caractère correct ou non.
Ainsi, un avertissement – « Le taureau va foncer » – peut être erroné
comme une affirmation. À l’inverse, il y a des cas de constatifs qui
peuvent être pensés sur le mode du succès et de l’échec. Ainsi en va-t-
il, pour Austin, des énoncés « putatifs » qui, comme « L’actuel roi de
France est chauve », renvoient à quelque chose qui n’existe pas. Plutôt
que de considérer, comme Russell, qu’un tel énoncé, dont les
présupposés d’existence ne sont pas remplis, est faux ou même, comme
d’autres auteurs, qu’il n’a pas de sens, Austin préfère dire que son
énonciation est malheureuse et plus particulièrement « nulle et non
672
avenue » , c’est-à-dire qu’elle subit le même type d’échec que « Je
baptise ce bateau le Queen Elizabeth » prononcé dans des
circonstances inappropriées. De même, l’énoncé « Le chat est sur le
paillasson, mais je ne crois pas qu’il le soit » – dont Moore avait fait
remarquer qu’il est paradoxal, puisque la première partie de l’énoncé
présuppose l’adhésion du locuteur à ce qu’il dit – doit, pour Austin, se
comprendre en termes d’échec : « Supposons que je dise “Le chat est
sur le paillasson”, alors qu’en réalité je ne le crois pas. De quoi s’agit-
il ? Il s’agit sans aucun doute d’une insincérité. En d’autres termes, le
malheur ici – quoiqu’il touche une affirmation – est exactement le
même que celui qui atteint “Je promets …” lorsque je n’ai pas
673
l’intention, ne crois pas, etc. » .
Quant à la personne, au mode et au temps, ils ne permettent pas de
trancher catégoriquement entre performatifs et constatifs. Tous les
usages à la première personne du présent de l’indicatif ne sont pas, loin
de là, des performatifs. Et certains, comme « Je suis désolé », semblent
tout à la fois performatifs et constatifs. Par ailleurs, il y a toute une
série de performatifs qui se formulent à la voix passive et usent alors
de la deuxième ou troisième personne : « Vous êtes invités à … », « Les
674
voyageurs sont avisés de … », « Il est formellement interdit de … » .
En suivant l’idée que les performatifs implicites peuvent être
reformulés en énoncés à la première personne de l’indicatif présent, on
pourrait, suggère Austin, tenter de sauver les critères grammaticaux en
distinguant certains dispositifs linguistiques primitifs qui sont ambigus
quant à leur nature performative ou constative et des formulations
explicitement performatives qui ont alors tous les traits grammaticaux
requis. Par ailleurs, pour les énoncés dont le statut est ambigu, on
pourrait s’efforcer de trancher au moyen d’une série de tests
linguistiques simples. Par exemple, si, à la suite d’un énoncé comme
« Je suis désolé », cela a du sens de demander une confirmation du
type « L’est-il vraiment ? » ou « Le fait-il vraiment ? », c’est que c’est un
énoncé constatif.
Cependant, comme le montre Austin, on continue de retrouver des
catégories différentes de performatifs, qui ne passent pas les différents
tests de la même façon. La septième conférence aboutit ainsi à un
constat d’échec :
« Faisons le point. Nous avons d’abord examiné la distinction avancée entre
énonciations performatives et constatives. Un certain nombre d’indices
nous ont toutefois amenés à penser que des malheurs pouvaient atteindre
les unes et les autres – et pas seulement les performatives ; de plus, il nous
est apparu que l’exigence d’une conformité ou d’un rapport aux faits
(impératif variable selon les cas) s’applique aussi bien aux performatifs (en
plus de la nécessité pour eux d’être heureux) qu’aux réputés constatifs.
Nous avons échoué à trouver un critère grammatical pour les performatifs,
mais nous avons voulu continuer de croire que tout performatif pouvait, en
principe, être ramené à la forme d’un performatif explicite, et qu’il nous
serait ainsi possible d’établir une liste. Nous avons cependant découvert,
par la suite, qu’en bien des cas il n’est pas facile de décider qu’une
énonciation est ou non performative, même lorsqu’elle présente
apparemment une forme performative explicite ; et de toute façon – comme
il fallait s’y attendre –, restent les énonciations commençant par “J’affirme
que”, qui semblent satisfaire aux conditions du performatif, mais qui sans
aucun doute posent une affirmation et sont donc sans aucun doute
essentiellement vraies ou fausses. Il est temps, après cela, de reprendre le
675
problème à neuf » .
Dans les conférences suivantes, Austin se propose donc de
« reprendre à neuf » tout le problème de la valeur performative des
énoncés en ne distinguant plus, cette fois, différents types d’énoncés
mais différentes fonctions des mêmes énoncés. Et c’est ainsi qu’il
parvient à sa théorie des « actes du discours » (speech acts) locutoires,
illocutoires et perlocutoires. Les actes locutoires, sur lesquels se sont
concentrés les philosophes, consistent en « la production d’une phrase
676
dotée d’un sens et d’une référence » et reprennent les fonctions
phonétiques – production de phonèmes –, phatiques – production de
vocables – et rhétiques – production d’énoncés – du langage. Les actes
illocutoires précisent comment nous employons la locution et quelle
valeur conventionnelle il faut accorder à notre énoncé ; ce sont des
commentaires sur le statut de l’acte locutoire et la manière dont il doit
être interprété. Les actes perlocutoires constituent l’action
d’énonciation envisagée du point de vue de la production d’effets
(intentionnels ou non) sur le monde. Ainsi en va-t-il lorsque je
convaincs quelqu’un ou que je surprends quelqu’un en disant telle ou
telle chose.
Cette nouvelle théorie, qu’Austin s’efforce de préciser à partir de la
huitième conférence, permet alors de rendre compte de
l’entremêlement permanent des constatifs et des performatifs et elle
permet notamment de penser la force illocutoire des affirmations – et
notamment des affirmations putatives –, dès lors envisagées sous la
catégorie du succès et de l’échec. Cependant, on le voit, si la première
théorie – celle qui opposait simplement les performatifs aux
constatifs – pouvait s’inscrire dans la continuité de la tendance
analytique à mettre de côté certains énoncés qui échappent au modèle
de la proposition authentique – celle qui est douée de sens et vraie ou
fausse –, la seconde théorie implique cependant une remise en
question nettement plus radicale de la notion de proposition, qu’elle
oblige à penser systématiquement en termes d’actes du langage. Car
même la fonction locutoire de l’énonciation est un acte. Bien plus,
ajoute Austin, la norme du vrai et du faux n’est au fond pas si
différente de la norme de l’heureux et du malheureux. « Sommes-nous
assurés qu’une affirmation vraie relève d’une autre classe d’appréciation
que la démonstration saine, le conseil judicieux, le jugement
raisonnable et le blâme justifié ? Ces actes n’entretiennent-ils pas des
677
rapports compliqués avec les faits ? » . Ainsi, le verdict de vrai ou de
faux pour le constatif « Il est deux heures et demie » est très similaire
au verdict de succès ou d’échec pour un performatif « verdictif » tel que
678
« J’estime qu’il est deux heures et demie » . Plus globalement,
beaucoup de performatifs – comme les avertissements et les conseils –
s’évaluent par le couple « à tort »/« à raison », qui semble généraliser
le couple « vrai »/« faux ».
En définitive, souligne Austin,
« affirmer, décrire, etc. ne sont que deux termes parmi beaucoup d’autres,
qui désignent les actes illocutoires ; ils ne jouissent d’aucune position
privilégiée. Ils n’occupent en particulier aucune position privilégiée quant à
la relation aux faits – et qui seule permettrait de dire qu’il s’agit du vrai ou
du faux. Vérité ou fausseté, en effet (sauf si nous avons recours à une
abstraction artificielle, toujours possible et même légitime à certaines fins),
sont des mots qui désignent non pas des relations, des qualités (que sais-je
encore ?), mais une dimension d’appréciation : à savoir comment, de quelle
façon plus ou moins satisfaisante, les mots rendent compte de faits,
événements, situations, etc., auxquels ils renvoient. Du même coup, il nous
faut éliminer, au même titre que tant d’autres dichotomies, la distinction
679
habituellement établie entre le “normatif ou l’appréciatif” et le factuel » .
La distinction de la valeur et du fait est un « fétiche » qu’Austin
estime mis en pièce par toutes les analyses de Quand dire, c’est faire.
Avec lui vole également en éclats le fétiche de la distinction du vrai et
du faux. Car, de même qu’un performatif peut être couronné de plus
ou moins de succès, un constatif peut être plus ou moins vrai, en
fonction, par exemple, du degré d’exactitude requis.
Ancrée, donc, en un premier temps, dans la problématique du
partage entre propositions authentiques et pseudo-propositions qui
n’en ont que l’apparence, la pensée d’Austin finit par dynamiter la
notion de proposition authentique en réintroduisant, en son sein,
toutes les impuretés – locuteur, contextes d’énonciation, effets, … –
que Frege et Carnap en avait chassées. Bien plus, à Wittgenstein, qui,
avec les notions d’« usage » et de « pratiques » avait pourtant
réintroduit la dimension pragmatique dans l’analyse du langage, Austin
adresse le reproche d’être encore l’héritier trop fidèle d’une pensée de
la signification qui reste prisonnière de la seule dimension locutoire du
langage et de n’avoir pas assez thématisé la signification en tant que
valeur illocutoire.
Toutefois, il est clair que la démarche philosophique qu’Austin
entreprend est très proche de celle du second Wittgenstein et de Ryle :
loin de vouloir idéaliser l’expression linguistique pour pouvoir en
dégager les quelques grands principes fondamentaux, il entend nourrir
sa réflexion d’exemples nombreux et divers puisés dans le langage
ordinaire :
« Nombre d’entre vous, dit-il lors d’une de ses conférences d’Harvard,
commencent sans doute (et légitimement, dans une certaine mesure) à
s’impatienter de me voir aborder les problèmes de cette façon. Vous
pensez : “Pourquoi ne pas couper court à ce bavardage ? Pourquoi
s’éterniser sur des listes de mots ordinaires, qui désignent ces choses que
nous faisons en liaison avec le fait que nous les disons ? Pourquoi s’attarder
sur des formules telles que “en” et “par le fait de” ? Pourquoi ne pas aller
droit aux faits et les discuter purement et simplement, en termes de
linguistique et de psychologie ? Pourquoi tous ces détours ?” J’admets, bien
sûr, qu’il faudra en arriver là – mais après, et pas avant d’avoir vu ce que
nous pouvons tirer du langage ordinaire, même si ce qui en ressort pèse son
poids de vérité indéniable. Faute de quoi nous négligerions certaines
680
données : nous irions trop vite » .
Seule l’observation patiente de ce que nous disons quotidiennement
permet de bien cerner les problèmes qui s’expriment dans le langage et
d’éviter de tirer des leçons hâtives : c’est, dit Austin à l’entame de sa
douzième et dernière conférence, « l’acte du discours, dans la situation
intégrale de discours, qui est en fin de compte le seul phénomène que
681
nous cherchons de fait à élucider » .
Au terme de ces analyses, on pourrait peut-être se demander s’il
reste quelque chose de l’analyse logique que les premiers philosophes
analytiques entendaient mener pour débarrasser l’expression de la
pensée des formulations ambiguës maladroites ou trompeuses qui sont
le lot des langues naturelles. Le message d’Austin n’est-il pas que, au
contraire, tout est en ordre et limpide dans le langage ordinaire et que
les erreurs d’analyse ne peuvent provenir que de l’entreprise
simplificatrice et uniformisatrice des philosophes, logiciens compris ?
Doit-on en définitive se contenter de décrire les pratiques quotidiennes
en se gardant bien de les analyser ? La réponse d’Austin n’est
évidemment pas celle-là : le langage ordinaire est parfois trompeur,
maladroit ou ambigu ; il charrie parfois avec lui une « métaphysique de
l’âge de pierre » et des conceptions inadéquates. C’est pourquoi il peut
et il doit, ça et là, être réformé. Cependant, une telle réforme ne peut
être entreprise avant d’avoir patiemment étudié l’ensemble de ses
ressources et ses ressorts : « Le langage ordinaire, dit Austin dans un
texte de 1956, n’est certainement pas le dernier mot : en principe, il
peut être complété (supplemented), amélioré (improved upon) et même
supplanté (superseded). Rappelez-vous seulement qu’il est le premier
682
mot » .
Loin qu’il condamne d’avance toute entreprise qui entendrait opérer
la synthèse et la mise en forme des données résultant de l’observation
patiente des pratiques linguistiques, Austin affirme à Royaumont
l’année suivante que la philosophie – « dépotoir de tous les laissés pour
compte des autres sciences, où se retrouve tout ce dont on ne sait pas
comment le prendre » – doit déblayer le terrain pour la recherche
scientifique et céder à des disciplines autonomes chaque parcelle de
savoir qu’elle aura pu délimiter et doter d’une méthode d’investigation
scientifique. « La philosophie au service de la science », tel est au fond le
mot d’ordre que, malgré tout ce qui les sépare, Austin reprend encore à
Carnap.

RÉSUMÉ
Ami et collègue de Russell – dont il initie d’ailleurs la
conversion antipsychologiste –, George Edward Moore est lui
aussi un des piliers de l’école analytique. Contrairement au co-
auteur des Principia mathematica, cependant, l’auteur des
Principia ethica ne conçoit pas l’analyse des problèmes
philosophiques comme leur retranscription dans un langage
idéographique idéal. C’est dans le langage ordinaire que Moore
mène l’essentiel de ses analyses sur le sens des concepts utilisés
et la manière dont ils sont logiquement rapportés les uns aux
autres. Par ailleurs, pour établir ses propres thèses, Moore
utilise régulièrement des arguments de sens commun qui ne
peuvent que paraître simplistes aux yeux critiques du
philosophe. L’ambition de Moore, cependant, c’est précisément
de montrer que c’est ce genre d’évidences très simples qui est au
fondement ultime de toute preuve et que le philosophe ne peut
contester entièrement leur validité qu’au risque de saper la
notion même de preuve et, avec elle, toute l’entreprise de
justification rationnelle (donner des raisons, avoir raison, etc.).
Revenant à la fin de sa vie sur les textes de Moore, Wittgenstein
montrera comment ces textes interrogent le jeu de la certitude
et du doute et comment ils dénoncent l’attitude philosophique
du doute universel et hyperbolique. On ne peut
rationnellement, dit au fond Moore, ni douter de tout ni douter
sans bonne raison de douter. En définitive, ce sont les
méthodes de la philosophie que tout le travail de Moore
interroge.
Héritier des problématiques de Russell, Gilbert Ryle se montre
aussi profondément influencé par la manière de philosopher de
Moore. Dès lors, son attitude à l’égard de l’entreprise de
reformulation idéographique se montre souvent ambiguë : bien
qu’il juge éclairante une telle stratégie d’analyse logique – que
lui-même mène généralement de manière informelle –, Ryle
semble généralement considérer qu’elle n’est vraiment utile que
pour éviter les conclusions hâtives du philosophe, mais que
l’utilisateur ordinaire des expressions concernées n’en a pas
vraiment besoin parce que, dans leur usage quotidien, ces
expressions sont le plus souvent suffisamment claires. En outre,
comme le second Wittgenstein, Ryle en vient à penser que c’est
précisément dans le langage quotidien plutôt que dans un
langage idéal que s’expriment essentiellement la plupart des
contraintes de la rationalité, et en particulier les contraintes
sémantiques que ne peut capturer la syntaxe idéographique,
même dotée de la théorie des types logiques. À cet égard,
l’analyse d’usage complète l’analyse logique informelle en
envisageant, moins rigoureusement mais plus finement, certains
problèmes réels pris dans toute leur complexité.
Traducteur de Frege, John Austin interroge le mythe de la
signification comme Quine et Wittgenstein. Et, comme Moore, il
explore le jeu de la certitude et du doute. Mais ce qui fait
surtout la parenté avec Moore et le second Wittgenstein, c’est
que, pour démêler ces questions, Austin part systématiquement
d’une investigation lente et détaillée de l’usage quotidien des
expressions correspondantes. Les problèmes philosophiques
surgissent précisément lorsqu’on ne prend pas suffisamment
garde à l’ensemble des règles parfois très complexes qui
régissent l’usage de telle ou telle expression dans le langage
ordinaire. En voulant simplifier les choses à partir de quelques
exemples grossiers, le philosophe en vient à rendre
incompréhensible voire paradoxal l’usage d’un terme, pourtant
non problématique dans la vie quotidienne. Observateur attentif
et patient de la pratique de langage de l’homme ordinaire,
Austin est aussi, bien sûr, celui qui met en évidence le caractère
performatif et non descriptif de certains énoncés. Loin,
cependant, d’en tirer, comme l’aurait fait Carnap, la conclusion
qu’il s’agit là de pseudo-propositions, Austin interroge plutôt la
notion même de proposition – notion qui est au fondement de
l’analyse frégéo-russellienne – à partir de la problématique des
actes (locutoires, illocutoires, perlocutoires) du discours.
Dans la foulée, il remet en question le « fétiche » positiviste de
la distinction de la valeur et du fait.

Comment clarifier les problèmes et questions philosophiques


avant de s’atteler à y répondre ? Et qu’est-ce qui pourra compter
comme raison ou comme preuve ? En quoi les arguments du
philosophe diffèrent-ils des arguments de bon sens de l’homme
ordinaire ? Quels sont les mérites respectifs de l’analyse logique
et de l’analyse d’usage ? Et comment pratiquer correctement cette
dernière ? Bref, quelle est la méthode de la philosophie ? Telle est
l’interrogation à laquelle, au-delà de leurs propres contributions à
la résolution ou à la dissolution de problèmes philosophiques
particuliers, Moore, Ryle et Austin se sont livrés en permanence,
comme d’ailleurs avant eux Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap
ou Quine. Car, s’il y a bien une préoccupation directrice de toute
la philosophie analytique, c’est la question de la méthode
philosophique.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS


ANTONIOL L., Lire Ryle aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck, 1993.
ARMENGAUD F., G. E. Moore et la genèse de la philosophie analytique,
Paris, Méridiens Klincksieck, 1985.
COLLECTIF, « Connaissance, nature, sens commun : G.E. Moore »,
Revue de métaphysique et de morale, vol. 51, 2006.
COLLECTIF, « Ryle », Revue internationale de philosophie, vol. 223,
2003.
COLLECTIF, « Usages d’Austin », Revue de métaphysique et de morale,
vol. 46, 2004.
DAVAL R., Austin, Paris, Ellipses, 2000.
DAVAL R., Moore et la philosophie analytique, Paris, Presses
Universitaires de France, 1997.
Conclusion

Sous les critiques conjuguées du second Wittgenstein, de Quine et


des philosophes du langage ordinaire, le projet logiciste, qui avait
guidé la philosophie analytique de Frege à Carnap, semble devoir
baisser le pavillon qu’il avait triomphalement agité au début des
années 1930. Pour autant, l’analyse, en tant que méthode
philosophique, ne doit pas être abandonnée ; comme en témoignait
l’œuvre de Moore, la démarche analytique n’est pas intrinsèquement
liée au logicisme. Et, d’ailleurs, malgré les critiques sévères qu’ils
adressent à leurs prédécesseurs, ni Wittgenstein ni Quine ni Ryle ni
Austin n’ont montré quelque intention de renoncer à un paradigme,
qu’ils ont sans doute remodelé mais dont ils ont préservé l’impulsion et
le motif. Clarifier les questions philosophiques avant de chercher à y
répondre ; reformuler les problèmes pour qu’ils soient intelligibles et
susceptibles d’une solution rationnelle ; déserter les interrogations
insensées et les formules toutes faites ; bref, nettoyer et affiner le
langage même dans lequel la pensée philosophique va devoir s’exercer,
tels sont encore et toujours les préceptes méthodologiques que
recommande l’école analytique.
Entre Quine et les philosophes du langage ordinaire, l’accord n’est
pas pour autant complet sur la manière même de satisfaire à ces
préceptes. Là où Ryle, Austin, Strawson et bien d’autres voient, dans la
reformulation idéographique, un carcan trop étroit qui, pour
l’entreprise de clarification, est, au mieux, un outil insuffisant et, au
pire, un obstacle épistémologique comparable aux plus grands préjugés
métaphysiques, Quine reste, pour sa part, attaché à la traduction en
langue canonique, pour la raison qu’elle est seule à même de faire
surgir certaines propriétés structurelles des discours et, bien sûr, de
683
faire apparaître leurs engagements ontologiques . Il ne s’agit plus
cependant, comme c’était le cas chez Frege, de « réformer » le langage
quotidien ; comme les philosophes d’Oxford, Quine a pris la mesure de
la richesse philosophique que celui-ci contient et c’est précisément à la
mettre plus clairement en évidence que, comme eux, il s’attelle. Les
chapitres V, VI et VII de Le mot et la chose témoignent d’ailleurs de ce
que l’embrigadement logique s’inscrit, pour Quine, dans la continuité
directe des paraphrases dont nous nous servons quotidiennement pour
lever les ambiguïtés du langage. Souple et opportuniste, l’analyse
logique de Quine se revendique de la maxime selon laquelle « il ne faut
pas exposer plus de structure logique qu’il ne paraît utile pour les
684
besoins de la déduction ou pour toute autre recherche engagée » .
Plus souvent conjointes qu’antinomiques, analyse logique et analyse
d’usage prêtent aujourd’hui leur concours à toutes les interrogations
philosophiques et dans toutes les disciplines de la philosophie. Dans cet
ouvrage, nous avons privilégié des préoccupations épistémologiques et
ontologiques pour la raison qu’elles ont historiquement été à l’origine
de l’émergence du paradigme. Mais les Principia ethica de Moore sont
la preuve de la pertinence de la démarche pour d’autres champs de la
philosophie. Et il ne manque pas d’auteurs dans l’école analytique pour
appliquer, par exemple, cette démarche à des questions d’éthique
(notamment Richard Hare, Elizabeth Anscombe), d’esthétique (Arthur
Danto, Nelson Goodman, Stanley Cavell), de philosophie politique
(John Rawls, Robert Nozick, Gerry Cohen, Alasdair MacIntyre, Charles
Taylor, Michael Walzer) ou de philosophie des religions (Alvin
Plantinga, Anthony Flew, Richard Swinbrurne).
En outre, le travail critique de Quine a fait resurgir certains
problèmes que les pères fondateurs avaient cru pouvoir écarter du
champ philosophique. Ainsi, semble levé l’interdit antipsychologiste qui
condamnait toute intervention des sciences empiriques en
épistémologie. Par là-même, semblent légitimées les recherches en
« philosophie de l’esprit » qui ont, sans conteste, pris le devant de la
scène analytique depuis une quarantaine d’années (en particulier
Daniel Dennett, Jerry Fodor, John Searle, Hilary Putnam, Donald
Davidson, Paul Churchland, Thomas Nagel, John McDowell, Fred
Dretske) ; la profonde intrication de la philosophie avec les sciences
cognitives qui s’y fait jour était encore inconcevable pour Carnap, qui
pensait certes que la première devait se mettre au service des secondes,
mais ne pouvait accepter qu’elle trouve en elles ses arguments.
Par ailleurs, la question herméneutique, qu’avait écartée l’ambition
initiale d’un langage de la raison universelle, retrouve après Quine ses
lettres de noblesse. Consécutivement, c’est toute la question même du
réel qui est réhabilitée. Quelle part a le réel et quelle part ont nos
schèmes linguistiques dans nos théories les plus assurées ? Y a-t-il
même un réel indépendant de nos schèmes linguistiques ? Thomas
Kuhn, Donald Davidson, Richard Rorty, Hilary Putnam et d’autres
reposent désormais ces questions que Frege supposait résolues et que
Carnap jugeait insensées.
Enfin, il faut aussi noter la résurgence d’un certain aristotélisme,
voire d’un certain platonisme, qui, cette fois contre Quine autant que
contre Carnap, conteste que les objets soient des purs ceci et ça ne
tenant leurs propriétés que des classifications conceptuelles plus ou
moins arbitraires qui s’exercent dans tel ou tel langage. Avec leur
logique modale, Ruth Barcan et Saul Kripke réaffirment quelque chose
comme un essentialisme, tandis que d’autres – de « l’école de
Manchester » (en particulier Paul Simons, Barry Smith, Kevin
Mulligan) ou de « l’école australienne » (en particulier David
Armstrong) – se préoccupent des qualités que les objets eux-mêmes
doivent avoir pour satisfaire les concepts et rendre les propositions
vraies.
Glossaire

Analyse
L’analyse, comme méthode philosophique, est l’objet de cet ouvrage
tout entier et ne peut donc ici être explicitée en quelques lignes.
Disons seulement que, de Frege à Quine, toute clarification des
problèmes philosophiques doit passer par l’analyse logique, c’est-à-
dire la reformulation de ces problèmes dans le langage de la raison –
l’idéographie –, qui est seul à même de faire apparaître précisément
l’ensemble de leurs articulations logiques. À l’analyse, les questions
peuvent alors s’avérer plus faciles à résoudre, mais aussi parfois se
révéler absurdes – parce que violant les principes même de la
formulation d’une pensée rationnelle – ou tout simplement triviales –
une fois reformulé, un énoncé qui semblait profond apparaît
simplement « tautologique ».
Pour le second Wittgenstein et les philosophes du langage ordinaire,
la clarification doit plutôt venir de l’analyse d’usage, c’est-à-dire de la
description patiente de l’usage quotidien des expressions qui
interviennent dans les questions philosophiques. Une fois encore,
l’analyse permet de voir que le problème, tel qu’il était préalablement
formulé, échappait à toute solution rationnelle, parce que les
expressions employées n’avaient pas de sens défini ou avaient un sens
complètement étranger aux pratiques de la vie quotidienne qui sont
censées déterminer son importance et ses enjeux.
L’Analyse est aussi une discipline mathématique, celle qui envisage les
figures géométriques comme fonctions algébriques et fait ainsi le lien
entre géométrie et arithmétique. Lorsqu’il est question de l’Analyse en
ce sens mathématique dans cet ouvrage (dans les développements
consacrés au projet logiciste chez Frege et Russell), le mot figure avec
un « A » majuscule.

Analytique – synthétique
Kant appelait « analytique » une proposition – comme « ce chat gris
est coloré » – dont l’idée du prédicat (de l’attribut) est contenue dans
l’idée du sujet, de sorte que la proposition est nécessairement vraie.
Au contraire, une proposition – comme « ce chat est gris » – est
« synthétique » si l’idée du prédicat n’est pas contenue dans l’idée du
sujet. Pour savoir que « ce chat est gris » on ne peut se contenter
d’analyser les idées en jeu ; il faut tirer l’information d’ailleurs, en
l’occurrence de l’expérience. Kant pensait que des propositions
mathématiques comme « 7 + 2 = 9 » ou « La somme des angles d’un
triangle est égale à 180° » sont synthétiques et qu’elles sont
néanmoins connaissables a priori, c’est-à-dire qu’elles ne dérivent
d’aucune expérience sensible particulière, mais seulement de la forme
même de toute expérience sensible : il ne peut y avoir de sensation
que dans un espace pourvu de certaines propriétés géométriques et
dans une succession temporelle qui préfigure les suites arithmétiques.
La géométrie et l’arithmétique, disait donc Kant, reposent sur des
« intuitions pures », c’est-à-dire des intuitions sensibles purifiées de
tout contenu et réduites à l’expérience de formes spatiales ou
temporelles.
En fondant l’arithmétique puis l’ensemble des mathématiques sur la
logique, Frege et Russell veulent au contraire affirmer que les
propositions mathématiques sont aussi analytiques que des axiomes
logiques comme le principe de non-contradiction ~(p∧~p). Cela
voudrait dire qu’elles n’ont pas de « contenu informationnel » propre
et qu’elles ne supposent aucune intuition particulière, mais seulement
des analyses et des déductions.
Carnap a fondé tout son positivisme logique sur l’idée que la totalité
des principes rationnels de la science que Kant disait « synthétiques a
priori » étaient logiques, donc analytiques, et que les seuls énoncés
synthétiques de la science étaient donc les énoncés empiriques, dont
elle tire dès lors toutes ses informations.
Quine, cependant, a dénoncé cette distinction de l’analytique et du
synthétique en montrant qu’on ne pouvait identifier les rapports de
synonymie entre deux concepts – et donc l’analycité de la phrase qui
attribue l’un à l’autre – que par l’observation des usages linguistiques,
donc par l’expérience.

Connecteur vérifonctionnel
On appelle « connecteur » un rapport logique entre deux propositions
simples tel qu’il permet de composer à partir d’elles une proposition
complexe. Par exemple, à partir des propositions « Il pleut » et « La
route est mouillée », on compose la proposition complexe « Il pleut et
la route est mouillée » grâce au connecteur « et » ; ou alors on
compose la proposition complexe « Il pleut parce que la route est
mouillée » grâce au connecteur « parce que ».
Certains de ces connecteurs sont tels qu’ils permettent de déterminer
la valeur de vérité des propositions complexes uniquement en
fonction de la valeur de vérité des propositions simples qui la
composent. Ainsi, la valeur de vérité d’ « Il pleut et la route est
mouillée » dépend exclusivement de la valeur de vérité d’« Il pleut » et
de « La route est mouillée » : si les deux propositions simples sont
vraies, la proposition complexe est vraie, et dès qu’une des deux
propositions simples est fausse, la proposition complexe est fausse. Le
connecteur « et » (la conjonction que l’on note ∧) est donc un
« connecteur vérifonctionnel » ; on peut caractériser son sens par une
« fonction de vérité » qui attribue à la proposition complexe la valeur
de vérité « vrai » quand les deux propositions simples ont la valeur de
vérité « vrai » et qui attribue à la proposition complexe la valeur de
vérité « faux » quand au moins une des propositions simples a la
valeur de vérité « faux ». Le connecteur « ne… pas » (la négation que
l’on note ~) est la fonction de vérité qui attribue la valeur « faux » à
~p quand p est vrai et la valeur « vrai » à ~p quand p est « faux ». Le
connecteur « ou » (la disjonction non exclusive que l’on note v) est la
fonction de vérité qui attribue la valeur « vrai » à p vq quand au moins
une des deux propositions est vraie et la valeur « faux » à pvq quand p
et q sont tous deux faux. Le connecteur « si… alors… » (conditionnel
matériel que l’on note ⊃) attribue la valeur de vérité « faux » à p ⊃q
quand p est vrai et q faux et la valeur de vérité « vrai » à p ⊃q dès que
q est faux ou que p est vrai. Le connecteur « parce que » (lien causal)
n’est, par contre, pas vérifonctionnel.
Wittgenstein a théorisé les fonctions de vérité en les transcrivant dans
des tables de vérité et postulé qu’elles étaient les seuls rapports
logiques possibles entre propositions d’une théorie, de sorte qu’on
peut toujours déterminer la valeur de vérité de la théorie si l’on
connaît la valeur de vérité individuelle de toutes les propositions
simples qui la composent ainsi que les lois des connecteurs
vérifonctionnels et des autres opérateurs logiques.
La logique vérifonctionnelle est « extensionnelle », puisque chaque
proposition simple n’intervient dans la valeur de vérité des
propositions complexes qu’en tant qu’elle est vraie ou fausse et
indépendamment de ses liens de sens avec les autres propositions ;
elle peut donc être remplacée par n’importe quelle autre proposition
qui a la même valeur de vérité.

Description déf inie


Frege opposait les termes conceptuels – qui expriment des fonctions
classificatoires – aux noms propres – qui désignent des individus.
Russell, cependant, s’intéresse à certaines expressions – comme
« l’actuel président des États-Unis » – qui identifient un individu
singulier au moyen d’une description conceptuelle. Parce qu’elles ne
renvoient qu’à un seul individu, Frege les traitait comme des noms
propres. Mais Russell montre que la présence en elles de concepts
témoigne de ce que ce sont bien des fonctions classificatoires, qui, en
théorie, pourraient éventuellement renvoyer à « vrai » pour plus d’un
individu ou pour aucun. Ainsi, en 2008, le concept « actuelle reine de
Belgique » est satisfait par deux individus – Fabiola et Paola – de sorte
que l’expression « l’actuelle reine de Belgique » est trompeuse. Utiliser
un concept avec le déterminant défini « le », c’est, dit Russell, affirmer
implicitement l’existence et l’unicité de ce dont on parle ; c’est
affirmer que le concept est satisfait par au moins un objet et par un
seul. Si une de ces deux affirmations est fausse – s’il n’y a pas
d’individu qui satisfait le concept ou s’il y en a plusieurs –, cela
implique que sont fausses également toutes les phrases qui
comportent la description définie en question, par exemple « l’actuel
roi de France » ou « l’actuelle reine de Belgique ».
Cette théorie des descriptions définies a des vertus « nominalistes »,
parce qu’elle permet de considérer que certaines descriptions
individualisantes – comme « l’être parfait, omniscient et
omnipotent » – ne désignent pas nécessairement un individu, mais
expriment une fonction classificatoire qui pourrait n’être satisfaite par
aucun individu ou par plusieurs. Dans ces deux cas, l’expression
« l’être parfait, omniscient et omnipotent », qui affirme implicitement
l’existence et l’unicité de ce dont elle parle, serait trompeuse et les
phrases dans lesquelles elle intervient seraient en fait toutes fausses.
Carnap s’est beaucoup servi de cette idée dans sa reconstruction
rationnelle de la science. Parce qu’ils sont identifiés par des concepts
et non désignés directement par des noms propres, les « objets » de la
science ne sont, selon lui, pas d’authentiques individus du monde,
mais plutôt des fonctions classificatoires qui peuvent ou non être
satisfaites par les individus du monde.

Extensionalité – intensionalité
Frege avait distingué le sens (Sinn) et la signification (Bedeutung) des
termes conceptuels. Le sens ou « intension » est l’ensemble des traits
caractéristiques (Merkmale) que les objets doivent avoir pour
satisfaire le concept : pour être « satellite naturel de la Terre », il faut
être un corps physique, n’avoir pas été produit par l’homme et se
déplacer en orbite autour de la Terre. La signification ou « extension »
est l’ensemble des objets qui satisfont le concept, c’est-à-dire
l’ensemble des x qui rendent vrai « x est un satellite naturel de la
Terre », en l’occurrence ici un seul objet, à savoir la Lune.
Deux concepts sont extensionnellement équivalents s’ils sont satisfaits
par les mêmes objets. Par exemple, « prédécesseur immédiat de Bill
Clinton à la Maison blanche » et « père de George Walker Bush » ; ou
encore « créature ayant au moins un rein » et « créature ayant un
cœur » (il semble que tous les individus ayant un cœur ont au moins
un rein et réciproquement). Deux concepts extensionnellement
équivalents ne sont pas pour autant intensionnellement équivalents ; ils
n’ont pas le même sens.
Dans toute une série de contextes – dits « extensionnels » –, remplacer
l’un par l’autre deux concepts extensionnellement équivalents ne
modifie pas la valeur de vérité des phrases dans lesquelles ils
interviennent : puisque ces concepts sont vrais des mêmes objets,
chaque fois qu’un des deux concepts est attribué à un objet dans une
phrase vraie, on a toujours une phrase vraie si on lui substitue l’autre
concept ; « Mistigri a au moins un rein » est vrai si et seulement si
« Mistigri a un cœur » est vrai. Cependant, dans certains contextes –
dits « intensionnels » ou, comme le dit Quine, « référentiellement
opaques » –, ce n’est pas le cas. Ainsi, il se peut que « Je crois que les
chats sont des créatures ayant un cœur » soit vrai mais que « Je crois
que les chats sont des créatures ayant un rein » soit faux ; et, de
même, il se peut que « Le père de George Walker Bush a
nécessairement un fils » soit vrai et que « Le prédécesseur immédiat
de Bill Clinton à la Maison Blanche a nécessairement un fils » soit
faux.
Si Frege et même Russell se montraient sensibles à ces contextes
intensionnels, ils ont surtout développé des outils logiques permettant
de traiter les contextes extensionnels : la classe des créatures ayant un
rein étant équivalente à la classe des créatures ayant un cœur, elles
sont une seule et même chose.
Carnap a exploité cet extensionalisme pour « réduire » certains
concepts de la science – par exemple, des concepts psychologiques – à
d’autres – par exemple, des concepts neurophysiologiques – qui ont
un sens différent mais qui leur sont extensionnellement équivalents,
c’est-à-dire qui sont satisfaits par les mêmes configurations de
données des sens.
Quine, pour sa part, a montré que les logiques intensionnelles – et
notamment modales – devaient implicitement admettre l’existence de
ces entités abstraites que sont les « sens » des termes et des phrases ;
et il a rejeté ces logiques pour la raison précisément que, à défaut
d’autoriser la substitution des expressions salva veritate, elles ne
disposent pas de critères d’identité des entités dont elles parlent. Or,
pour Quine, il n’y a « point d’entité sans identité ».

Fonction propositionnelle
Frege interprétait un concept comme une « fonction », c’est-à-dire
comme un principe classificatoire des objets du monde, qui, pour
chacun d’eux, renvoie à « vrai » ou à « faux » selon que cet objet
satisfait ou non le concept. Ainsi, d’après l’expression de Russell, le
concept de « chat » s’identifie à la fonction propositionnelle « x est un
chat » qui renvoie à « vrai » pour tous les individus qui, mis à la place
de x, rendent la proposition vraie et qui renvoie à « faux » pour tous
les individus qui, mis à la place de x, rendent la proposition fausse.
Certaines fonctions propositionnelles – comme « x est le père de y »
ou « x dit du mal de y à z » – peuvent contenir plusieurs « places
libres » ; elles caractérisent alors ces concepts particuliers que sont les
« relations ». Dans ce cas, ce sont des couples ordonnés d’individus
(ou des triplets, des quadruplets, etc.) qu’elles renvoient à chaque fois
à « vrai » ou à « faux ». Ainsi, pour la fonction « x est le père de y », le
couple <George Herbert Bush, George Walker Bush> renvoie à
« vrai » mais le couple <George Walker Bush, George Herbert Bush>
renvoie à faux.
Selon cette manière de voir, il faut donc opposer les individus –
désignés par des noms propres –, qui sont les seuls véritables objets
du monde, et les fonctions – exprimées par les termes conceptuels ou
relationnels –, qui sont de simples principes classificatoires. En tant
que fonctions, les concepts sont « insaturés » ; ce sont des « symboles
incomplets », c’est-à-dire qu’ils ont en leur sein une ou plusieurs
places libres et qu’ils doivent attendre que des individus prennent
cette (ces) place(s) libre(s) pour pouvoir dire quelque chose sur le
monde. « x est un chat » ne dit rien sur le monde, mais « George
Walker Bush est un chat » dit quelque chose, qui est faux.

Idéographie
Reprenant une idée de Leibniz, Frege a formulé le projet de mettre au
point un langage symbolique dont la structure syntaxique reflèterait
l’articulation logique des idées exprimées – une idéo-graphie –, de
sorte que cette articulation logique soit parfaitement apparente et que
les raisonnements en soient grandement facilités. L’algèbre, qui est un
tel langage, permet, on le sait, de formuler de manière claire puis de
résoudre facilement des problèmes arithmétiques très complexes de
trains qui se croisent en partant de deux gares à des vitesses
différentes ou de baignoires qui fuient par le bas en même temps
qu’on les remplit par le haut. L’idéographie que met au point Frege
est une sorte d’algèbre généralisée à tous les raisonnements.
Frege conçoit cette idéographie comme une sorte de langage de la
raison universelle (Logos) et il n’envisage pas la possibilité d’autres
systèmes concurrents, qui répondraient à d’autres principes logiques.
Russell et le premier Wittgenstein partagent son opinion. Carnap, par
contre, insiste sur la diversité des systèmes symboliques possibles et
prône un « principe de tolérance syntaxique ».

Logicisme
Le logicisme est la thèse selon laquelle on peut fonder tout (Russell)
ou partie (Frege) des mathématiques sur la logique, c’est-à-dire qu’on
peut définir les termes mathématiques en termes logiques et déduire
les axiomes et théorèmes mathématiques à partir des axiomes
logiques par des principes d’inférence qui sont intégralement
logiques. Carnap prolonge cette ambition logiciste en formulant la
prétention de fonder sur la logique tout l’ensemble des principes
rationnels de la science, à l’exclusion, bien sûr, de leur contenu
empirique.
Dans la pratique, cependant, Frege, Russell et Carnap n’ont pu fonder
les mathématiques et les principes rationnels de la science que sur la
théorie des ensembles, dont on peut se demander si elle répond
exclusivement à des principes logiques.
Par ailleurs, en renonçant à l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul système
logique possible – c’est-à-dire un seul ensemble de principes logiques
correspondant aux lois fondamentales de la raison universelle – et en
insistant au contraire, avec les formalistes, sur le caractère
conventionnel des systèmes logiques, Carnap a sérieusement atténué
la portée philosophique du logicisme.

Métaphysique
On appelle « Métaphysique » une série de traités d’Aristote qui, dans
son œuvre, ont été classés après les ouvrages de physique et qui
traitent par ailleurs des principes généraux de l’être ou de la réalité
au-delà de la seule nature physique. Pour Kant, la métaphysique est
cette discipline philosophique qui s’aventure à produire des
raisonnements et des théories au-delà de ce qui peut être confirmé ou
infirmé par l’expérience sensible.
Par leurs analyses logiques, Frege, Russell et Wittgenstein ont montré
que certaines questions de la métaphysique sont logiquement mal
construites, au point de ne pas pouvoir espérer recevoir de réponse
rationnelle. Carnap, quant à lui, s’efforce de montrer que toutes les
questions de la métaphysique sont insensées, dans la mesure où elles
sont tout à la fois logiquement mal construites et empiriquement
invérifiables, donc dénuées de conditions de vérité.
Paradoxalement, peut-être, le travail de Carnap, qui consiste à étudier
la structure syntaxique du langage de la science empirique et en
priorité physique, peut, par analogie avec la méta-mathématique de
Hilbert ou la méta-logique de Tarski, recevoir le nom de « méta-
physique ».

Ontologie
L’ontologie est cette branche très abstraite de la philosophie qui pose
la « question de l’être », c’est-à-dire qui se demande ce qu’est exister
et s’il y a éventuellement plusieurs manières d’exister, plusieurs
« types d’être ». Parmi les objets du monde – qui peuvent ou non
satisfaire les fonctions classificatoires de nos théories –, Frege et
Russell se montraient prêts à admettre l’existence d’êtres
intelligibles – les classes, les nombres, les significations, les valeurs de
vérité – en plus des réalités sensibles.
Carnap s’efforça de proposer une reconstruction rationnelle de la
science qui n’admettait qu’un seul type d’être individuel – à savoir les
« expériences élémentaires » ou « données des sens » –, mais qui, par
des descriptions conceptuelles et descriptives, construisait
logiquement tous les autres « objets » à partir d’eux. S’appuyant sur la
théorie des types de Russell, Carnap pouvait ainsi dire qu’il n’y a
qu’un seul type d’être fondamental, mais une multitude d’êtres
logiquement dérivés. Par la suite, cependant, il en vint à prôner un
principe de tolérance ontologique corrélativement à un principe de
tolérance syntaxique.
Identifiant « être » ou « exister » à « être un objet », c’est-à-dire être
un des arguments possible des fonctions propositionnelles d’un
discours ou d’une théorie, Quine s’efforce de repérer les
« engagements » ontologiques que chaque discours ou chaque théorie
contracte, c’est-à-dire les types d’être dont elle admet implicitement
l’existence en les prenant comme arguments de ses fonctions
propositionnelles.

Proposition
Pour Frege, les énoncés linguistiques ont un sens ou « contenu », qui
est « objectif » en ce qu’il peut être partagé par tous et en ce qu’il
subsiste même si personne ne le pense ni l’énonce. Ce contenu
objectif, que Bernard Bolzano appelait déjà « phrase ou proposition en
soi » (Satz an sich), a une valeur de vérité (le « vrai » ou le « faux »)
peu importe que quelqu’un le sache ou non. Non sans ambiguïté,
Frege donne à ce sens objectif le nom de « pensée » (Gedanke) ;
Russell, pour sa part, l’appelle « proposition » (proposition).
Dans le Tractatus, Wittgenstein assimile le sens d’une phrase à ses
conditions de vérité et renvoie dès lors ce sens au fait ou à l’état de
choses qui doit avoir lieu dans le monde pour que la phrase soit vraie.
Quine, pour sa part, critique violemment la notion de « proposition »
et plus généralement celle de « signification » ; il n’est, selon lui, pas
nécessaire d’admettre l’existence de telles entités abstraites, dont les
critères d’identité ne sont pas clairs.

Psychologisme
Les philosophes modernes ont conçu les significations des mots du
langage comme des « représentations » ou « idées » que les sujets ont
à l’esprit. Ils se sont ainsi montrés coupables de « psychologisme » en
confondant le fait d’avoir une idée, de penser quelque chose, de
vouloir dire quelque chose – qui est un état psychique – avec le
contenu objectif de cette idée ou de cette pensée, contenu objectif
qu’un autre sujet pourrait tout aussi bien saisir que le premier et qui
resterait objectif même si jamais aucun sujet ne le saisissait : même si
jamais personne ne formule la proposition que « George Walker Bush
est le père de Socrate », cette proposition a un sens parfaitement
identifiable.
L’antipsychologisme, que Frege hérite de Bernard Bolzano par
e
l’intermédiaire d’une série de logiciens allemands du XIX siècle et qu’il
transmet à Russell, Wittgenstein et Carnap, est la position de ceux qui
dénoncent cette confusion et affirment l’autonomie des contenus de
pensée et des significations par rapport aux états d’esprit de ceux qui
les pensent. La logique, et plus généralement la théorie de la
connaissance, qui étudient les rapports de justification entre
propositions – entendues comme significations des phrases –, sont
donc, selon eux, indépendantes de la psychologie et de toute autre
science empirique.
L’antipsychologisme peut ainsi mener à un certain platonisme – ou
« réalisme » platonicien –, qui affirme que les significations ont en soi
une existence, bien que différente de celle des réalités empiriques.
Quine dénonce ce platonisme, rejette l’existence d’entités telles que
les significations et considère qu’on ne peut traiter les questions de
signifiance ou de synonymie qu’à travers l’observation empirique des
usages linguistiques. Les sciences empiriques doivent donc faire leur
retour en épistémologie.

Quantificateur
Aristote avait mis en évidence certains principes d’inférence relatifs
aux raisonnements contenant le mots « Tous les » ou « Quelques ».
Ainsi, si « Tous les hommes sont mortels » et « Socrate est un
homme », on peut en déduire que « Socrate est mortel ».
À partir de son interprétation des concepts conne fonctions
propositionnelles, Frege a fourni un traitement logique systématique
de tous ces raisonnements aristotéliciens et de bien d’autres, en
considérant que les opérateurs logiques « Tous les » et « Quelques »
sont des quantificateurs qui servent à « parcourir » l’ensemble des
arguments possibles d’une ou plusieurs fonction(s)
propositionnelle(s). « Tout est triste » veut dire que « x est triste » est
vrai quel que soit ce qui prend la place de x. Si l’on dit que « Certaines
(ou quelques) choses sont tristes », on veut dire qu’« Il y a des choses
tristes », c’est-à-dire que « x est triste » n’est pas faux pour toutes les
valeurs de x. On appelle « quantificateur universel » le quantificateur
« Tous les » (qu’on note ∀) et « quantificateur particulier » ou
« quantificateur existentiel » le quantificateur « Quelques … » ou « Il y
a … » (qu’on note ∃).
Du fait qu’un énoncé universel est vrai – « Tout est triste » –, on peut
tirer que n’importe laquelle de ses instanciations singulières est vraie :
« Socrate est triste », « La Lune est triste », etc. (Principe
d’instanciation universelle). Du fait qu’un énoncé singulier est vrai –
« Socrate est triste » –, on peut tirer que la phrase existentielle
correspondante est vraie : « Quelque chose est triste » ou « Il y a au
moins une chose triste » (Principe de généralisation existentielle).
Puisque les quantificateurs parcourent l’ensemble des objets du
monde à la recherche de ceux qui satisfont tel ou tel concept
théorique, Quine souligne que les objets dont une théorie admet
implicitement l’existence sont ceux qui constituent les arguments
possibles des fonctions propositionnelles de cette théorie, c’est-à-dire
ceux qui, dans les phrases de la théorie, peuvent remplacer les
variables x qui sont sous la « portée » des quantificateurs.
Stanislas Lesniewski puis Ruth Barcan ont proposé une interprétation
« substitutionnelle » plutôt qu’« objectuelle » des quantificateurs. Il
s’agit alors de penser que les quantificateurs ne parcourent pas
l’ensemble des objets du monde possibles, mais seulement l’ensemble
des expressions linguistiques possibles qui peuvent prendre la place du
symbole « x » dans tel ou tel énoncé ouvert. Pour Quine, cependant,
cette stratégie ne permet qu’en apparence de se passer des objets.
Car, bien sûr, si une phrase comme « Socrate est mortel » est vraie, ce
n’est pas seulement parce que la substitution de l’expression
« Socrate » à l’expression « x » rend vraie la phrase ouverte « x est
mortel » ; c’est aussi parce qu’un certain individu est, de fait, mortel.

Réalisme (platonicien) et nominalisme


Ces termes renvoient à deux positions philosophiques quant à
l’existence des entités abstraites ou des « universaux ». Platon, chef de
file des « réalistes », affirmait que, en plus des roses concrètes qu’on
peut cueillir, humer et offrir à sa fiancée, existe aussi, bien que d’une
autre manière, la « forme générale » ou l’« essence » (ειδος) de la rose,
c’est-à-dire l’ensemble des traits communs qu’ont les roses et qui
permettent de les reconnaître en tant que roses. Que cette « rose en
général » existe, c’est, selon lui, ce que montre le fait qu’on peut
parler de la rose en général et connaître ses propriétés : la rose est
une fleur, la rose a des épines, etc. Aristote, pour sa part, considère
que cette forme générale de la rose n’existe pas en dehors des roses
concrètes qu’on peut cueillir, humer et offrir.
Ce débat renaît à la fin du Moyen Âge sous la forme de la « Querelle
des universaux ». Guillaume d’Occam, qui soutient le point de vue
d’Aristote, affirme que la rose en général n’est pas elle-même quelque
chose, mais est seulement un « nom » que partagent les roses
concrètes. De là vient le terme de « nominalisme ».
Au-delà de la question particulière des « universaux », le réalisme
caractérise toute position « référentialiste » qui voit, derrière chaque
substantif voire même chaque mot du langage, une entité que ce mot
désigne. Ainsi, les expressions « Pégase », « montagne d’or » ou « carré
rond » désigneraient des entités particulières – objets fictifs, objets
possibles non réalisés, objets impossibles, etc. – qui n’existent pas
vraiment comme les réalités sensibles, mais dont on peut parler et
auxquelles on peut attribuer des propriétés.
En envisageant les concepts comme de purs principes classificatoires
et en les opposant aux objets individuels que ces concepts permettent
de classer, Frege a ouvert la voie, en philosophie analytique, à un
rejet du référentialisme. Lui-même, cependant, comme d’ailleurs
Russell à ses débuts, considérait que certains universaux – comme les
nombres ou les significations des termes conceptuels et des phrases –
sont eux-mêmes des objets du monde, dont on peut donc se
demander s’ils satisfont ou non d’autres concepts.
Carnap s’efforça de montrer qu’on pouvait se contenter, en science, de
ces « objets » très simples que sont les données des sens et qu’on
pouvait définir conceptuellement, à partir d’eux, tous les autres
« objets » de la science.
Quine contesta la possibilité de réaliser ce projet constructif. Par
ailleurs, il s’opposa à l’existence d’objets tels que des significations et
en vint dès lors à renoncer à certains développements de la logique –
la logique intensionnelle – qui supposent de considérer les
significations comme des objets.
En étudiant, eux aussi, la question de la signification, le second
Wittgenstein, Ryle et Austin ont insisté sur les multiples formes que
peut prendre cette dernière et rejeté une conception purement
référentialiste du langage.

Tautologie
Wittgenstein a réservé le nom de « tautologies » aux propositions
complexes dont la valeur de vérité est le « vrai », quelle que soit la
valeur de vérité des propositions simples qui les composent. Ainsi,
« Colombus est la capitale de l’Ohio » a des conditions de vérité
factuelles, c’est-à-dire que cet énoncé est vrai ou faux selon que le
monde est de telle ou telle façon. Mais « Colombus est ou n’est pas la
capitale de l’Ohio » est vrai quel que soit l’état du monde. Dès lors, dit
Wittgenstein, cet énoncé ne dit rien du monde ; il n’a pas de
conditions de vérité factuelles et donc pas de contenu factuel.
Carnap s’est servi de cette idée pour affirmer que les théories
scientifiques tiennent tout leur contenu factuel des propositions
empiriques simples qui les composent, mais qu’elles n’introduisent
aucun contenu factuel nouveau par les rapports logiques –
vérifonctionnels – qu’elles établissent entre ces propositions simples.
Les théories sont donc empiriques dans leur contenu et tautologiques
dans leur forme.
Bibliographie

ANTONIOL L., Lire Ryle aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck, 1993.


AUSTIN J., « Other minds » (1946), in Philosophical papers, Oxford,
Clarendon Press, 1961.
AUSTIN J., « The meaning of a word » (1940), in Philosophical papers,
Oxford, Clarendon Press, 1961.
AUSTIN J., Le langage de la perception (1962), Paris, Armand Colin,
1971.
AUSTIN J., Quand dire, c’est faire (1962), Paris, Le Seuil, 1970.
AUSTIN J., Écrits philosophiques (1961), Paris, Le Seuil, 1999.
BARCAN R., « A fonctional calculus based on strict implication »
(1946), Journal of Symbolic Logic, 1946.
BELNA J.P., La notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege, Paris,
Vrin, Mathesis, 1996.
BENMAKHLOUF A., Frege. Le nécessaire et le superflu, Paris, Vrin, 2002.
BENMAKHLOUF A., Gottlob Frege. Logicien philosophe, Paris, Presses
Universitaires de France, 1997.
BOLZANO B., Wissenschaftslehre (1837), Leipzig, Felix Meiner, 1929.
BOOLE G., Les lois de la pensée (1854), Paris, Vrin, coll. Mathesis,
1992.
CANTOR G., « Sur les fondements de la théorie des ensembles
transfinis » (1887-1888), Paris, Hermann, 1899.
CARNAP R., « Empirisme, sémantique et ontologie » (1950) in
Signification et nécessité, Paris, Gallimard, 1997.
CARNAP R., « Foundations of logic and mathematics » (1939),
Chicago, University of Chicago Press, 1950.
CARNAP R., « Intellectual autobiography », in The philosophy of Rudolf
Carnap, The library of living philosophers, Londres, Cambridge
University Press, 1963.
CARNAP R., « L’ancienne et la nouvelle logique » (1930), in Actualités
scientifiques et industrielles, Paris, Hermann, 1933.
CARNAP R., « La science et la métaphysique devant l’analyse logique
du langage » (1931), in Actualités scientifiques et industrielles, Paris,
Hermann, 1934.
CARNAP R., « Scheinprobleme in der Philosophie », Berlin, Weltkreis,
1928, trad. anglaise « Pseudo-problems in philosophy », in The
logical structure of the world, Berkeley, University of California
Press, 1967.
CARNAP R., « The logicist foundations of mathematics » (1930) in
Paul Benacerraf et Hilary Putnam (ed.), Philosophy of mathematics,
Oxford, Basil Blackwell, 1964.
CARNAP R., Die logische Syntax der Sprache (1934), trad. anglaise The
logical syntax of language, Londres, Kegan Paul, 1937.
CARNAP R., HAHN H., NEURATH O., « La conception scientifique du
monde. Le Cercle de Vienne » (1929), in Manifeste du Cercle de
Vienne et autres écrits, Paris, Presses Universitaires de France, 1985.
CARNAP R., Introduction to semantics (1942), Cambridge Mass.,
Harvard University Press, 1946.
CARNAP R., La construction logique du monde, (1928), Paris, Vrin,
2002.
CARNAP R., Les fondements philosophiques de la physique (1966), Paris,
Armand Colin, 1973.
CAVAILLES J., Méthode axiomatique et formalisme (1937), Paris,
Hermann, 1981.
CHURCH A., « Compte-rendu de Quine » (1943), Journal of Symbolic
Logic, 1943.
DE ROUILHAN P., Russell et le cercle des paradoxes, Paris, Presses
Universitaires de france,1996.
FITCH F., « The problem of the morning star and the evening star »
(1949), Philosophy of science, 1949, vol. 16, pp. 137-141. Cf. aussi
Symbolic logic, New York, Ronald Press, 1952.
FREGE G., Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1994.
FREGE G., Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994.
FREGE G., HUSSERL E., Frege-Husserl correspondance, Mauvezin, TER,
1987.
FREGE G., Idéographie (1879), Paris, Vrin, 1999.
FREGE G., Les fondements de l’arithmétique (1884), Paris, Le Seuil,
1969.
FREGE G., Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface et
introduction traduites dans J. P. BELNA, La notion de nombre chez
Dedekind, Cantor, Frege, Paris, Vrin, 1996.
FREGE G., RUSSELL B., Gottlob Frege-Bertrand Russell correspondance,
Paris, E.P.E.L., 1994.
GOCHET P., Quine en perspective. Essai de philosophie comparée, Paris,
Flammarion, 1978.
GOCHET P. et GRIBOMONT P., Logique, vol. II, Paris, Hermes, 1994.
o
HARDY G.H., « Mathematical proof », Mind, vol. 38, n 149, janvier
1929.
IMBERT C., Pour une histoire de la logique, Paris, Presses Universitaires
de France, 1999.
KRIPKE S., Naming and necessity, Cambridge Mass., Harvard University
Press, 1980.
LARGEAULT J., Logique et philosophie chez Frege, Louvain,
Nauwelaerts, 1970.
LECLERCQ B., « Catégories sémantiques et catégories syntaxiques :
relecture critique de la quatrième Recherche logique husserlienne du
point de vue de la philosophie analytique » à paraître dans l’ouvrage
collectif La théorie des catégories. Entre logique et ontologie.
LECLERCQ B., « Les présupposés d’existence de l’école de Brentano à
l’école de Frege », dans Philosophie, 2008, vol. 97, pp. 26-41.
LECLERCQ B., « Noèse, monde de la vie et voir comme », publié dans
Husserl et Wittgenstein. De la description de l’expérience à la
phénoménologie linguistique, Jocelyn Benoist et Sandra Laugier eds.,
Hildesheim, Olms, 2004.
MOORE G.E., « An autobiography » (1942), in The philosophy of G.E.
Moore, P.A. Schilpp ed., Chicago, Northwestern University.
MOORE G.E., « Apologie du sens commun » (1925), in G.E. Moore et la
genèse de la philosophie analytique, op. cit., pp. 136-137.
MOORE G.E., « Certainty » (1941), in Philosophical papers, London,
Allen and Unwin, 1959.
MOORE G.E., « External and internal relations » (1919-1920), in
Philosophical studies, op. cit., pp. 276-309.
MOORE G.E., « Is existence a predicate ? » (1936), in Philosophical
papers, op. cit., pp. 115-126.
MOORE G.E., « La nature du jugement » (1899), in G.E. Moore et la
genèse de la philosophie analytique, Paris, Klincksieck, 1985.
MOORE G.E., « La réfutation de l’idéalisme » (1903), in G.E. Moore et
la genèse de la philosophie analytique, op. cit., pp 85-86.
MOORE G.E., « Preuve qu’il y a un monde extérieur » (1939), in G.E.
Moore et la genèse de la philosophie analytique, op. cit., p. 191.
MOORE G.E., Principia ethica (1903), Paris, Presses Universitaires de
France, 1998.
POINCARÉ H., « La logique de l’infini » (1909), dans Dernières pensées
(1913), Paris, Flammarion, 1930.
POINCARÉ H., « Les derniers efforts des logisticiens », in Science et
méthode (1908), Paris, Flammarion, 1930.
PROUST J., Questions de forme, Paris, Fayard, 1986.
QUINE W. V. O., « Le mythe de la signification » (1957), in La
philosophie analytique, Cahiers de Royaumont, vol. IV, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1962.
QUINE W. V. O., Du point de vue logique, Paris, Vrin, 2003.
QUINE W. V. O., Relativité de l’ontologie et autres essais, Paris, Aubier-
Montaigne, 1977.
QUINE W. V. O., The ways of paradox, New York, Random House,
1966.
QUINE W.V.O., Le mot et la chose (1960), Paris, Flammarion, 1977.
RUSSELL B., « Introduction » au Tractatus logico-philosophicus (1922),
Paris, Gallimard, 1993.
RUSSELL B., « Le pragmatisme » (1908), publié dans l’Edinburgh
Review, 1908.
RUSSELL B., « Les paradoxes de la logique » (1906), réédité dans
Poincaré, Russell, Zermelo et Peano, G. Heinzmann ed., Paris,
Blanchard, 1988.
RUSSELL B., « Mathematical logic as based on the theory of types »
(1908), in American Journal of Mathematics, 1908, p. 237,
partiellement traduit en français dans Logique et fondements des
mathématiques, op. cit., p. 324.
RUSSELL B., « On propositions : what they are and how they mean »
(1919), réédité dans Logic and knowledge, London, Allen & Unwin,
1956.
RUSSELL B., « The existential import of propositions » (1905),
reproduit dans Essays in Analysis, D. Lackey ed., London,
Allen&Unwin, 1973.
RUSSELL B., Essais philosophiques, Paris, Presses Universitaires de
France, 1997.
RUSSELL B., Histoire de mes idées philosophiques (1959), Paris,
Gallimard, coll. Tel, 1961.
RUSSELL B., Principia mathematica (1910), Cambridge, Cambridge
University Press, 1950.
RUSSELL B., Principles of mathematics (1903), Londres, Allen &
Unwin, 1964, p. XVIII, traduction française partielle dans Écrits de
logique philosophique, Paris, Presses Universitaires de France, 1989.
RUSSELL B., Problèmes de philosophie (1912), Paris, Payot, 1989.
RYLE G., « Adverbial verbs and verbs of thinking » (1979) in On
thinking, Oxford, Basil Blackwell, 1979.
RYLE G., « Categories » (1938), in Proceedings of the aristotelian society,
1938, vol. XXXVIII, pp. 189-206, réédité dans les Collected papers,
London, Hutchinson.
RYLE G., « Systematically misleading expressions » (1932), in
Proceedings of the aristotelian society, 1932.
RYLE G., Dilemmas, Cambridge, Cambridge University Press, 1954.
RYLE G., La notion d’esprit (1949), Paris, Payot, 1978.
SERON D., « La controverse sur la négation de Bolzano à
Windelband », in Philosophie, 2006.
SERON D., Introduction à la méthode phénoménologique, Bruxelles, De
Boeck, 2001.
SMULLYAN A., « Modality and description » (1948), Journal of
Symbolic Logic, 1948.
VERNANT D., Bertrand Russell, Paris, Flammarion, 2003.
VUILLEMIN J., La première philosophie de Russell, Paris, Armand Colin,
1968.
WITTGENSTEIN L. et le Cercle de Vienne (1929), extrait cité dans
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Presses
Universitaires de France, ?
WITTGENSTEIN L., Cours de Cambridge 1930-1932, Mauvezin, T.E.R.,
1988.
WITTGENSTEIN L., Cours sur les fondements des mathématiques
(1939), Mauvezin, T.E.R, 1995.
WITTGENSTEIN L., De la certitude (1951), Paris, Gallimard, 1976.
WITTGENSTEIN L., Grammaire philosophique (1930-1933), Paris,
Gallimard, 1980.
WITTGENSTEIN L., Notes sur l’expérience privée et les sense data (1934-
1936), Mauvezin, T.E.R., 1982.
WITTGENSTEIN L., Recherches philosophiques (1933-1949), Paris,
Gallimard, 2004.
WITTGENSTEIN L., Remarques philosophiques (1930), Paris,
Gallimard, 1975.
WITTGENSTEIN L., Remarques sur la philosophie de la psychologie
(1947-1948), I, Mauvezin, T.E.R, 1989.
WITTGENSTEIN L., Tractatus logico-philosophicus (1921), trad. G.G.
Granger, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993.
Index des notions

analytique-synthétique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11,


12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24,
25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63,
64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76,
77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89,
90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112,
113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122,
123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132,
133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142,
143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152,
153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162,
163, 164
connecteur vérifonctionnel 1
description définie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,
13
extensionnalité-intensionnalité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10,
11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49,
50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75,
76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88,
89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111,
112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121,
122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131,
132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141,
142, 143
fonction propositionnelle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11,
12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24,
25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35
idéographie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87
logicisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30
métaphysique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72
ontologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79
psychologisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
quantificateur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
réalisme (platonicien)-nominalisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
tautologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Index des auteurs

Austin J.L. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,


15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49
Barcan-Marcus R. 1, 2, 3, 4, 5, 6
Boole G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Brentano F. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Cantor G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Carnap R. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92,
93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104,
105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114,
115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134,
135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,
145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154,
155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164,
165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184,
185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194
Church A. 1

Dedekind R. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Duhem P. 1, 2
Frege G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92,
93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104,
105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114,
115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134,
135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,
145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154,
155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164,
165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184,
185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194,
195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204,
205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214,
215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224,
225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234,
235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244,
245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, 254,
255, 256, 257
Gödel K. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Hahn H. 1, 2
Hilbert D. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Husserl E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15
James W. 1, 2, 3, 4
Kant E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21

Kripke S. 1, 2, 3
Lewis C.I. 1, 2, 3, 4
Mach E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Meinong A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Mill J.S. 1, 2
Moore G.E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57
Natorp P. 1, 2
Neurath O. 1, 2, 3, 4
Peano G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17
Poincaré H. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Quine W.V.O. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78,
79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91,
92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103,
104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113,
114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123,
124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141
Ramsey F. 1, 2
Reichenbach H. 1, 2
Russell B. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92,
93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104,
105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114,
115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134,
135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,
145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154,
155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164,
165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184,
185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194,
195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204,
205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214,
215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224,
225, 226, 227
Ryle G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56
Schlick M. 1
Tarski A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Weierstrass K. 1, 2
Weyl H. 1, 2
Whitehead A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Wittgenstein L. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78,
79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91,
92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103,
104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113,
114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123,
124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143,
144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153,
154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163,
164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173,
174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183,
184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193,
194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203,
204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213,
214, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221
Zermelo E. 1, 2, 3, 4, 5
Notes
1. G. FREGE, Idéographie (1879), Paris, Vrin, 1999, préface, p. 6. Frege
compare l’apport de son idéographie à celui d’un microscope par rapport à l’œil
nu.
2. C’est là un des principes les plus fondamentaux de la doctrine frégéenne :
« On ne doit tirer de l’intuition aucune raison démonstrative » (« La logique
calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1881), in Écrits posthumes,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 42).
3. G. FREGE, « La science justifie le recours à une idéographie » (1882), in
Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 68.
4. G. BOOLE, Les lois de la pensée (1854), Paris, Vrin, coll. Mathesis, 1992,
chap. I, paragraphe 5, p. 25.
5. ibid., chap. V, paragraphe 4, p. 82.

6. ibid., chap. I, paragraphe 9, p. 29.


7. ibid., chap. I, paragraphe 6, p. 25.
8. G. FREGE, « La logique calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1),
op. cit., p. 21.
9. Les fondements de l’arithmétique (1884), Paris, Le Seuil, 1969,
paragraphe 91, note 1, p. 215. À cet égard, comme le souligne Joëlle Proust
(Questions de forme, Paris, Fayard, 1986, p. 253), Frege rejoint Bernard
Bolzano dans l’affirmation que la logique, bien que purement analytique dans
ses déductions formelles, n’en a pas moins un contenu propre : « A l’égard de ce
qui lui est propre, elle ne se comporte pas formellement ».
10. « La logique calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1881), op. cit.,
p. 48.
11. ibid., p. 27.
12. Idéographie (1879), op. cit., paragraphe 4, p. 18. Ces analyses classiques
sont également remises en question à la même époque par Franz Brentano.
Frege et Brentano proposent cependant des réformes de la logique qui
divergent sur presque tous les points majeurs. Or, cela aura des conséquences
très importantes sur la réflexion logique et ontologique dans les écoles de
pensée dont ils sont l’un et l’autre fondateur. Cf. sur ce point, nos analyses
dans « Les présupposés d’existence de l’école de Brentano à l’école de Frege »,
in Philosophie, 2008, vol. 97, pp. 26-41.

13. À cet égard, Frege définit une position originale dans les débats logiques
e
au XIX siècle sur le statut de la négation. Cf. sur ce point Denis Seron, « La
controverse sur la négation de Bolzano à Windelband », in Philosophie, 2006,
vol. 90, pp. 58-78. Cf. aussi les belles pages d’Ali Benmakhlouf dans Frege. Le
nécessaire et le superflu, Paris, Vrin, 2002, pp. 101-110.
14. Par Gedanke, Frege entend exclusivement les contenus « jugeables » et
susceptibles d’être vrais ou faux, bref les propositions. Que la logique se
préoccupe prioritairement des contenus propositionnels, qui sont susceptibles
d’une valeur de vérité, c’est ce dont se souviendront tant Carnap qu’Austin.
15. Frege appelle « Begriffsschrift » son langage logique, dans la mesure où il
entend exclusivement exprimer le « contenu conceptuel » des énoncés
linguistiques, par opposition aux effets communicationnels du langage : voie
active/voie passive, figures de style, termes allusifs ou suggestifs (Winke), etc.
C’est ce contenu conceptuel qui cristallise la teneur scientifique des énoncés et
c’est lui seul qui peut intervenir dans les déductions rationnelles, tandis que
beaucoup de sophismes pèchent justement par leur sensibilité aux effets
communicationnels du langage. De l’aveu de Frege lui-même, cependant, cette
notion de « contenu conceptuel », et l’expression dérivée d’« écriture
conceptuelle », est un peu malheureuse puisque, pour lui et contrairement à
Aristote ou Boole, c’est le niveau du contenu de pensée susceptible de valeur de
vérité (la Gedanke, la « proposition ») qui est l’élément logique de base à partir
duquel les autres éléments, dont les concepts, doivent être envisagés.
16. Notons que, dans les deux cas, la négation, qui est, elle aussi, composante
du contenu jugé, porte sur la totalité d’une proposition : dans le second cas sur
la proposition complexe « Tous les hommes sont mortels », dans le premier sur
chacune des propositions prédicatives simples « Socrate est mortel », « Platon
est mortel », etc. Cette conception diffère de celle de Boole, qui, suivant une
suggestion d’Aristote, tendait à distinguer les deux cas en faisant porter la
négation dans le second cas sur la copule du jugement universel (« Tous les
hommes ne sont pas mortels ») et dans le premier cas sur le prédicat de ce
jugement (« Tous les hommes sont non-mortels (immortels) »). Or, que cette
distinction soit artificielle, c’est ce que montre le cas de l’énoncé singulier
(seule authentique prédication logique), pour lequel les deux négations
(« Socrate n’est pas mortel » et « Socrate est immortel ») s’identifient.
17. « Fonction et concept » (1891), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit.,
p. 90 ; lettre à Russell du 3/8/1902, in Gottlob Frege-Bertrand Russell
correspondance, Paris, E.P.E.L., 1994, p. 64.
18. « La logique calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1881), op. cit.,
p. 17.
19. Ali Benmakhlouf montre bien le lien que cette notion d’insaturation
entretient avec la notion d’« analyse » (BENMAKHLOUF A., Frege. Le nécessaire
et le superflu, op. cit., pp. 87-91). Cette insaturation sera d’ailleurs au cœur de
la quasi-totalité des développements de notre propre lecture de la philosophie
analytique.
20. Cf. le débat avec Benno Kerry : « Concept et objet » (1892), in Écrits
logiques et philosophiques, op. cit., mais aussi « Sur le concept de nombre »
(1891-1892), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 107-138.
21. Sur les notions de « fonction » et de « variable », cf. aussi « Défauts
logiques dans les mathématiques » (1898-1899), in Écrits posthumes, op. cit.,
pp. 187-197 ; « La logique dans les mathématiques » (1914), in Écrits
posthumes, op. cit., pp. 279 et sq.
22. « Dialogue avec Pünjer » (avant 1884), in Écrits posthumes, op. cit., p. 74 ;
« Sens et signification » (1892), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit.,
p. 109 ; pp 115-117 ; « Concept et objet » (1892), op. cit., p. 139 ; « Logique »
(1897), in Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 153. Le
présupposé d’existence que Brentano voyait sous le sujet de tout énoncé
prédicatif ne vaut, pour Frege, que lorsque le sujet grammatical de l’énoncé
prétend désigner un objet. On voit là une réflexion qu’on retrouvera chez
Russell dans « On denoting » (1905) où les solutions de type meinongienne,
mais aussi la solution artificielle de Frege (« le roi actuel de France » désigne
l’objet : classe nulle) seront rejetées.
23. « Dialogue avec Pünjer » (avant 1884), op. cit., pp. 75-78.
24. « Concept et objet » (1892), op. cit., pp. 134-136. Le concept d’existence
est la fonction de second degré « a une extension non-vide », qui prend pour
argument des concepts et pour valeur des valeurs de vérité.
25. Idéographie (1879), op. cit., paragraphe 8, pp. 28-29.
26. Dans les traductions des textes de Frege, les termes allemands « bedeuten »
et « Bedeutung » sont tantôt rendus par « dénoter » et « dénotation », tantôt par
« signifier » et « signification ». La première traduction est notamment due à
l’usage rétrospectif d’un terme de Russell. Comme la conception frégéenne s’en
écarte assez nettement, nous optons pour la seconde (« signification »), même
si – en raison de sa quasi-synonymie avec le terme de « sens » en français – elle
marque moins la différence avec la notion de « Sinn », à laquelle Frege l’oppose
pourtant : pour Frege, le sens d’une expression est l’ensemble de ses traits
définitoires, tandis que sa signification est toujours un objet (en un sens large).
27. Pour Wittgenstein, nous le verrons, un langage parfaitement logique
devrait pouvoir se passer de l’identité en désignant univoquement chaque objet
par un et un seul signe. L’identité serait ainsi exprimée par mais non dite dans
le formalisme (Tractatus logico-philosophicus (1921), trad. G.G. Granger, Paris,
Gallimard, coll. Tel, 1993, paragraphes 5.53, 5.533, 6.232).
28. Les contextes intensionnels échappent cependant à cette règle, puisque,
dans ce cas, c’est la pensée elle-même qui est la signification (Bedeutung) de
l’énoncé propositionnel (« Sens et signification » (1892), op. cit., pp. 112 et
sq.).
29. « Sens et signification » (1892), op. cit., pp. 110 ; « Fonction et concept »
(1891), op. cit., p. 92. Dans les Lois fondamentales de l’arithmétique, Frege
s’attachera d’ailleurs à montrer qu’il se définit à partir d’une propriété de
second degré des propositions comme le nombre se définit à partir d’une
propriété de second degré des concepts (Lois fondamentales de l’arithmétique
(1893), paragraphe 10).
30. À cet égard, Frege fait notamment la leçon à Edmund Husserl, qui voit à
juste titre que le terme conceptuel a pour signification un concept, mais qui
pense que celui-ci renvoie directement aux objets qui le satisfont (Cf.
notamment « Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund
Husserl » (1894), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit., p. 153 ; Lettre à
Husserl du 24/5/1891, in Frege-Husserl correspondance, Mauvezin, TER, 1987,
pp. 25-27).
31. G. FREGE, Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface et
introduction traduites dans J. P. BELNA, La notion de nombre chez Dedekind,
Cantor, Frege, Paris, Vrin, 1996.
32. « Fonction et concept » (1891), op. cit., pp. 85-87 ; « Compte-rendu de la
Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl » (1894), op. cit., p. 148.
33. Dans ces certains passages des Lois de la pensée, Boole se montrait lui aussi
très attentif à cette condition pesant sur une déduction purement formelle :
« que les lois selon lesquelles on mène la procédure ne soient fondées que sur
le sens ou la signification, préalablement fixés, des symboles employés » (G.
BOOLE, Les lois de la pensée (1854), op. cit., chap. I, paragraphe 6, p. 25).

34. G. FREGE, Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), op. cit., p. 327.


35. « Logique » (1897), in Écrits posthumes, op. cit., p. 171.
36. « Logique » (entre 1879 et 1891), in Écrits posthumes, op. cit., p. 12.
37. Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), op. cit., p. 330.
38. « Logique » (entre 1879 et 1891), op. cit., p. 12.
39. « Recherches logiques » (1918), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit.,
p. 171.
40. « Logique » (entre 1879 et 1891), op. cit., p. 10. Tout comme la
connaissance juste, « l’erreur et le préjugé ont leurs causes » (« Recherches
logiques » (1918), op. cit., p. 171).
41. « Recherches logiques » (1918), op. cit., p. 170.
42. À cet égard, Frege épingle en particulier « le sensualisme de Locke et
l’idéalisme de Berkeley » (« Sur le concept de nombre » (1891-1892), in Écrits
posthumes, op. cit., p. 124), mais aussi les confusions qui subsistent dans
l’œuvre de Kant du fait de son incapacité à distinguer clairement les deux sens
du mot « représentation » (Les fondements de l’arithmétique, op. cit.,
paragraphe 27, note 2, pp. 155-156).
43. « Logique » (entre 1879 et 1891), in Écrits posthumes, op. cit., p. 16. Nous
soulignons.
44. « einen gemeinsamen Schatz ». Claude Imbert traduit plus littéralement «
trésor commun » (« Sens et signification » (1892), op. cit., p. 104).
45. « Logique » (1897), in Écrits posthumes, op. cit., p. 157.
46. « Recherches logiques » (1918), op. cit., p. 184. Notons cependant que ce
« platonisme » s’accompagne chez Frege d’un nominalisme du concept – le
concept n’est pas un objet, mais une fonction logique –, dont va hériter toute la
philosophie analytique et que vont en particulier exploiter des empiristes
farouches comme Russell, Carnap ou Quine. Cf. notre article « Les présupposés
d’existence de l’école de Brentano à l’école de Frege », dans Philosophie, 2008,
vol. 97, pp. 26-41.
47. « Logique » (1897), op. cit., p. 175. Cf. aussi les longs développements sur
la « pensée » dans ses « Recherches logiques » (1918), op. cit., pp. 181-195.
48. Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface, op. cit., p. 331.

49. ibid., p. 339. Le psychologisme, comme le dit Claude Imbert, a


effectivement retardé le développement de la logique contemporaine en
accordant toute l’attention à l’analyse intensionnelle d’une prédication ou
d’une implication plutôt qu’à une analyse extensionnelle. De ce point de vue, la
distinction frégéenne de la fonction et de l’argument est un grand pas en avant
par rapport à la notion de prédicat entendu comme « concept » avec toutes les
ambiguïtés psychologistes pesant sur ce mot (C. IMBERT, Pour une histoire de
la logique, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, pp. 93-94).
50. « Logique » (1897), op. cit., p. 152.
51. Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface, op. cit., p. 329.
52. Les lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface, op. cit., p. 318.
53. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphe 87, p. 211.
Notons que, lorsqu’il critique le synthétique a priori kantien, Frege fait subir
aux notions mêmes de synthéticité et d’aprioricité des modifications semblables
à celles que leur avait fait subir Bolzano. Selon Frege, la distinction kantienne
de l’analytique et du synthétique ne concerne pas la nature du contenu jugé (les
rapports du sujet au prédicat), mais le type de légitimité de l’acte de juger : un
jugement est analytique s’il est déduit des lois logiques par les règles logiques
et synthétique s’il est légitimé par une intuition (Les fondements de
l’arithmétique, op. cit., intro paragraphe 3, chap. I, paragraphes 12-17, chap.
V. Cf. déjà Idéographie, op. cit., paragraphe 24, p. 76). À cet égard, Frege
renverse le raisonnement kantien. En effet, là où, pour Kant, un jugement
synthétique – c’est-à-dire qui contient une information nouvelle – doit être
intuitif – puisque l’information nouvelle qu’il contient doit bien provenir de
quelque source extérieure à l’entendement –, Frege considère qu’un jugement
est synthétique s’il est intuitif. Quant à la distinction de l’a posteriori et de l’a
priori, elle ne peut, pour Frege, survivre en logique qu’à condition d’être
dépsychologisée et donc rendue indépendante des processus réels de
connaissance. C’est pourquoi elle finit par coïncider avec la distinction du
synthétique et de l’analytique (Les fondements de l’arithmétique, op. cit.,
paragraphe 27, note 2, pp. 155-156. Cf. déjà Idéographie (1879), op. cit., p. 5).
54. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphe 17, p. 145.
55. Claude Imbert, dans sa préface à l’ouvrage de J.P. Belna sur La notion de
nombre chez Dedekind, Cantor et Frege (op. cit., p. 14) suggère de parler de
pythagorisme plutôt que de platonisme, dans la mesure où, lorsque Platon lui-
même, évoque, comme dans le Timée, l’existence séparée du monde des
nombres, c’est manifestement un thème pythagoricien qu’il met dans la bouche
de son personnage. Par ailleurs, certains commentateurs ont à juste titre
souligné que ce pythagorisme de Frege était tout entier « négatif », c’est-à-dire
adopté par élimination des thèses concurrentes. Dans la mesure où, pour
Frege, le nombre n’est ni une représentation subjective, ni un être sensible, ni
un dérivé abstrait d’êtres sensibles, ni une création de l’esprit humain, ni un
produit du langage symbolique, il doit être un en soi d’un genre particulier qui
assure l’objectivité aux vérités mathématiques (J. LARGEAULT, Logique et
philosophie chez Frege, Louvain, Nauwelaerts, 1970, p. 58 ; J. P. BELNA, La
notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege, op. cit., pp. 280-281).
56. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphes 94-99,
pp. 217-221.
57. ibid., paragraphe 43, pp. 171-172 ; préface et introduction aux Lois
fondamentales de l’arithmétique (1893), op. cit., pp. 326-327 ; p. 343.
58. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., « Introduction », p. 119.
59. ibid., paragraphes 7-8-9, p. 157. Cf. aussi « Introduction », p. 117 : « Je
suis frappé par la grossièreté de la conception qu’on a du nombre lorsqu’on dit
de l’acte de compter que c’est une pensée par agrégation, qui procède
mécaniquement ».
60. « Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl »
(1894), op. cit., p. 144.
61. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphe 28, pp. 132-
136.
62. « Sur le concept de nombre » (1891-1892), in Écrits posthumes, op. cit.,
pp. 92 et sq.
63. « La logique dans les mathématiques » (1914), op. cit., pp. 258 et sq.
64. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphe 48, pp. 169-
170.
65. « Esquisse pour un commentaire de l’ensemble des traités de Cantor sur la
théorie du transfini » (1890-1892), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 87-90.
66. Frege se montre d’ailleurs scandalisé de ce que les mathématiciens ne
s’entendent pas sur les définitions des notions les plus fondamentales de leurs
disciplines, comme celles de nombre ou d’égalité, mais aussi de fonction ou de
variable, signe du fait qu’ils se préoccupent très peu des fondements de leur
discipline (G. FREGE, « Défauts logiques dans les mathématiques » (1898-
1899), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 196-197).
67. « Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl »
(1894), op. cit., pp. 151-152. Ces difficultés, qu’on retrouve dans presque
chacune des critiques citées ci-dessus, sont traitées longuement dans Les
fondements de l’arithmétique.
68. « J’appelle naïve toute conception pour laquelle le nombre n’est pas un
énoncé portant sur un concept ou une extension de concept, alors que toute
réflexion sur le nombre aboutit d’emblée et nécessairement à cette conclusion »
(« Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl »
(1894), op. cit., p. 144).
69. Pour Wittgenstein, cette inter-traductibilité des connecteurs logiques sera
la preuve qu’il n’y a pas à proprement parler de signes logiques primitifs
(Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphes 5.42 ; 5.46) et
donc pas d’objets logiques (ibid., paragraphes 4.441 ; 5.4).
70. G. FREGE, « Sens et signification » (1892), op. cit., pp 119-121 ; «
Recherches logiques » (1918), op. cit., pp. 222, 234.
71. Notons qu’en conséquence de cette évolution vers l’extensionalisme du
calcul des propositions, on perd également le lien avec le sens authentique de
la conditionnalité entre concepts, puisque les co-extensions « accidentelles » ne
sont pas exclues et que les concepts à extension vide « impliquent » tous les
concepts quels qu’ils soient. Les réflexions de Frege à cet égard sont
nombreuses et se retrouvent notamment dans Frege-Husserl correspondance,
op. cit., pp. 45-49 ; pp. 55-57, dans « Justification de mes principes plus
rigoureux de définition » ((1897-1898), in Écrits posthumes, op. cit., pp 179-
181), dans « Introduction à la logique » ((1906), op. cit., pp. 225-227). Russell
s’interrogera lui aussi sur les rapports entre implication matérielle et
implication formelle, notamment dans les Principles of mathematics (1903),
op. cit., paragraphes 5, 15, 25, 45, chap. III et dans les Principia mathematica
(1910), traduction française partielle dans Écrits de logique philosophique,
op. cit., introduction, pp. 247-249).
72. « Concept et objet » (1892), op. cit., p. 193. Avant « Sens et signification »,
ces deux contenus n’étaient pas distingués.
73. C’est le cas dans les « Recherches logiques », mais aussi déjà dans
« Logique » (1897), op. cit., pp 149-152, donc avant les réflexions de Russell et
Wittgenstein sur l’appartenance de l’assertion à la logique ou à la psychologie.
74. Dans Frege. Le nécessaire et le superflu (op. cit., pp. 193-198), Ali
Benmakhlouf maintient pour sa part une distinction utile entre
« reconnaissance de la vérité » et « tenir pour vrai ».
75. G. FREGE, « Notes pour Ludwig Darmstaedter » (1919), op. cit., p. 299. À
cet égard, les expressions de jugement synthétique ou analytique sont ambiguës
puisqu’elles semblent renvoyer au sens psychologique de jugement et au type
de raison subjective (de motif) de reconnaissance de la vérité, alors qu’il s’agit
en fait des raisons objectives de validation du contenu (jugement au sens
logique). Dès lors, l’expression bolzanienne de « vérité synthétique ou
analytique » est sans doute préférable (« Recherches logiques » (1918), op. cit.,
p. 205 note 1). Wittgenstein développera d’ailleurs une théorie bolzanienne –
purement sémantique – de l’analytique (en terme de « tautologie » Tractatus
logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphes 4.2 et sq.) et de la
conséquence (en termes de « raisons de vérité », ibid., paragraphes 5.11 et sq.).
76. « Recherches logiques » (1918), op. cit., p. 191. Pour Wittgenstein, par
contre, ce sera précisément cette notion de « fait » qui permettra de dépasser la
conception absurde, d’ailleurs déjà rejetée par Russell, selon laquelle les
propositions ont pour signification (Bedeutung) leur valeur de vérité. Si une
proposition a une signification, dit Wittgenstein, ce ne peut être qu’un fait ou
un état de choses. Notons que cette conception donnera en outre un peu plus
de plausibilité au principe selon lequel tous les énoncés vrais sont
intersubstituables dans la mesure où ils ont la même signification (Bedeutung) ;
cette signification commune à toutes les propositions vraies, c’est en effet, pour
Wittgenstein, le monde comme totalité des faits (Tractatus logico-philosophicus
(1921), op. cit., paragraphe 1.11).
77. « Logique » (1897), op. cit., pp. 175-177. C’est là encore exactement ce
qu’affirme Wittgenstein dans le Tractatus : que p et ~p puissent dire la même
chose, c’est ce qui prouve que rien dans la réalité ne correspond à ~. Le signe
de la négation ne représente rien ; p et ~p renvoient à une même réalité, mais
ont des sens opposés. Russell, par contre, dans ses conférences sur l’atomisme
logique (1918), affirmera l’existence de faits généraux et de faits négatifs, mais
pas de faits disjonctifs.
78. B. RUSSELL, Principles of mathematics (1903), Londres, Allen and Unwin,
1964, paragraphe 46, p. 42, traduction française partielle dans Écrits de logique
philosophique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Épiméthée, 1989,
p. 72.
79. Principes des mathématiques (1903), op. cit., p. XVIII, trad. fr., op. cit., p. 6.
N’ayant pu, pour ne pas retarder la publication des Principes, introduire dans le
corps même du texte ses commentaires sur les travaux de Frege, Russell leur
consacre un appendice qui prend souvent les formes d’un hommage appuyé.
80. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 475, op. cit.,
p. 501, trad. fr., op. cit., p. 159 ; cf. aussi Principia mathematica (1910),
Cambridge, Cambridge University Press, 1950, traduction française (très)
partielle dans Écrits de logique philosophique, op. cit., p. 225. Sur la supériorité
du système symbolique de Frege par rapport à celui de Peano, cf. les belles
analyses d’Ali Benmakhlouf, Frege. Le nécessaire et le superflu, op. cit., pp. 27-
30.
81. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 223.
82. ibid. Comme Frege, Russell utilise d’ailleurs la métaphore du microscope
pour parler de l’analyse logique (Histoire de mes idées philosophiques (1959),
Paris, Gallimard, coll. Tel, 1961, chap. XI, p. 166).
83. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 33, op. cit., p. 29, trad. fr.,
op. cit., p. 54.
84. ibid., paragraphe 22, pp. 19-20, trad. fr., op. cit., pp. 42-43.
85. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 481, op. cit.,
p. 507, trad. fr., op. cit., p. 168. À cet égard, ce que Russell dit des fonctions et
des variables (ibid., paragraphe 87, pp. 90-91, trad. fr., op. cit., p. 134) est à
rapprocher de ce que dit Frege dans « Défauts logiques dans les
mathématiques » (1898-1899), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 187-197, ou
dans « La logique dans les mathématiques » (1914), in Écrits posthumes,
op. cit., pp. 279 et sq.
86. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 106, op. cit., p. 106, trad.
fr., op. cit., p. 155.
87. Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap. VII, p. 106.
88. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 132, op. cit., p. 136.
89. ibid., app. A, paragraphe 484, p. 511, trad. fr., op. cit., p. 174.
90. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 252.
91. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 484, op. cit.,
p. 511, trad. fr., op. cit., p. 174.
92. « Sur la logique des relations avec application à la théorie des séries »
(1901), initialement paru dans la Rivista di Matematica, 1901, vol. 7, pp. 115-
148.
93. C’est à l’article de G.E. Moore « On the nature of judgement » que Russell
dit devoir cette opinion philosophique selon laquelle les propositions
relationnelles ne peuvent être simplement ramenées aux propositions
prédicatives (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 27, op. cit.,
p. 24, trad. fr., op. cit., p. 48).
94. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 98, op. cit., p. 99, trad. fr.,
op. cit., p. 145. Dans le chapitre VII de son Bertrand Russell (Paris, Flammarion,
2003, pp. 278-298), Denis Vernant montre bien en quoi cette affirmation de
l’irréductibilité des relations est liée au débat que Russell avait eu avec Leibniz
dans le livre qu’il lui avait consacré en 1899 et, plus loin, au rejet de l’idéalisme
hégélien que, sous l’influence de Moore, Russell accomplit à l’époque.
Contrairement à Leibniz et Bradley, qui conçoivent l’un et l’autre explicitement
les relations comme des propriétés intrinsèques aux termes reliés, Russell
affirme pour sa part désormais l’extériorité des relations par rapport aux
termes et, conjointement, la simplicité atomique de ces derniers. Or, c’est ce
point de vue qui permet à Russell d’étudier les relations pour elles-mêmes et de
s’intéresser à leurs propriétés remarquables comme la symétrie ou l’asymétrie,
la réflexivité, la transitivité mais aussi aux rapports que peuvent entretenir
entre elles deux relations comme celui d’être des « converses » l’une de l’autre.
(Principes des mathématiques (1903), paragraphes 27-30, op. cit., pp. 23-26,
trad. fr., op. cit., pp. 48-51 ; paragraphes 94-99, pp. 95-100, trad. fr., pp. 140-
147).
e
95. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., p. IX, trad. fr., op. cit., p. 14 ; Histoire de mes idées philosophiques,
op. cit., chapitre XVII, pp. 260-262.
96. Problèmes de philosophie (1912), op. cit., chap. X.
97. Principes des mathématiques (1903), préface, op. cit., p. XV, trad. fr.,
op. cit., p. 3.
98. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 434, op. cit., p. 457. Cf. B.
BOLZANO, Wissenschaftslehre (1837), Leipzig, Felix Meiner, 1929,
paragraphe 12, paragraphes 47-49.
99. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 51, op. cit., p. 47, trad. fr.,
op. cit., p. 79.
100. ibid., paragraphe 427, p. 449.
101. ibid., paragraphe 56, p. 53, trad. fr., op. cit., pp. 86-87.
102. ibid., app. A, paragraphe 476, p. 502, trad. fr., op. cit., p. 160.
e
103. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., p. XI, trad. fr., op. cit., p. 16.
104. Principia mathematica, *14, op. cit., pp. 174-175. À noter qu’on ne peut
que contraster cette affirmation péremptoire des Principia mathematica avec la
reconnaissance en 1905 de la légitimité et de la pertinence de l’usage quotidien
et philosophique du terme d’existence pour les individus : « La signification de
l’existence qui apparaît en philosophie et dans la vie de tous les jours est celle
qui peut être prédiquée d’un individu, celle par laquelle nous nous demandons
si Dieu existe, par laquelle nous affirmons que Socrate existe et nions
qu’Hamlet existe » (« The existential import of propositions » (1905), reproduit
dans Essays in Analysis, D. Lackey ed., London, Allen&Unwin, 1973, chap. 4,
pp. 98-102). Notons que cette double attitude à l’égard de l’usage quotidien ou
philosophique est paradigmatique de la prétention générale qu’aura la
philosophie analytique tout à la fois de faire droit aux intuitions logiques
inscrites dans le langage quotidien et de réformer ce langage pour la raison qu’il
amène à développer des analyses logiques ou à tirer des conclusions inexactes.
105. Néanmoins, que, contrairement aux énoncés universels, les énoncés
existentiels renvoient par essence aux énoncés singuliers et donc à des
problèmes empiriques et extra-théoriques d’« existence » – d’où le titre de
l’article « The existential import of propositions » de 1905 –, c’est ce qui
incitera Russell à faire une place particulière au quantificateur existentiel à
côté du quantificateur universel dans les Principia mathematica, alors qu’il avait
jusque-là pensé pouvoir traiter les énoncés existentiels comme de simples
négations d’énoncés universels négatifs. Ainsi, dans « De la dénotation »,
l’existence d’au moins un « père de Charles II » est encore traitée comme « il
n’est pas toujours faux de x que x n’est pas le père de Charles II », ce qui a pour
effet de dissimuler un peu le renvoi à la question non théorique de l’existence
d’un individu satisfaisant les propriétés caractéristiques du concept « père de
Charles II ». Dans les Principia mathematica (trad. fr., op. cit., p. 259), par
contre, l’existence (le caractère non-vide) de la classe « père de Charles II »
(∃ ! π) sera définie comme (∃x) Px (ou (∃x) x ∈π), le quantificateur
existentiel portant bien directement sur la variable x et donc sur ses valeurs
singulières.
106. Russell utilise pour sa part l’exemple du carré rond, mais, dans la mesure
où il s’agit d’une expression universalisante – « les carrés ronds » – plutôt que
d’une authentique description définie singularisante, nous lui préférons ici « le
plus grand nombre naturel ».
107. « De la dénotation » (1905), in Écrits de logique philosophique, op. cit.,
pp. 212-213.
108. De la même manière, dans le cas d’un jugement d’identité tel que
« L’auteur de Waverley est Scott », il s’agit d’affirmer, d’une part, qu’une et une
seule entité du monde satisfait le concept « auteur de Waverley » et, d’autre
part, que cette entité est identique à Scott : « La plus courte façon d’énoncer
que “Scott est l’auteur de Waverley” semble être “Scott a écrit Waverley ; et il
est toujours vrai de y que si y a écrit Waverley, y est identique à Scott” » (ibid.,
p. 217). Notons que Russell peut ainsi affirmer le caractère informatif de tels
jugements d’identité sans recourir comme Frege à l’idée d’un sens (Sinn) des
noms propres. En effet, dire que l’auteur de Waverley est Scott ou que le
premier nombre non premier est 4, c’est, comme le soulignait déjà le
paragraphe 63 des Principes des mathématiques, affirmer quelque chose de
nouveau sur les « entités » individuelles (Scott et 4), à savoir qu’elles satisfont
tel ou tel concept et qu’en outre elles sont les seules à les satisfaire.
109. ibid., pp. 215-216 ; cf. aussi Principia mathematica (1910), trad. fr.,
op. cit., pp. 261-262.
110. À cet égard, on ne peut que souligner la différence avec l’analyse qui était
encore celle des Principes des mathématiques, dans lesquels Russell critiquait
alors Bradley (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 51, op. cit.,
p. 47, trad. fr., op. cit., pp. 78-79).
111. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., pp. 287-288.
112. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 491, p. 517, trad.
fr., p. 183. Dans le chapitre VII de l’Histoire de mes idées philosophiques (op. cit.,
p. 100), il y aura même une démonstration de ce que, étant plus nombreuses
que les choses, les classes de choses ne peuvent pas elles-mêmes être des
choses.
113. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 25, op. cit., p. 21, trad.
fr. op. cit., p. 45. Il en ira de même dans les Principia mathematica : « Une
classe est dite exister quand elle a au moins un membre : “α existe” est dénoté
par “∃!α”. Aussi posons-nous : ∃!α.=.(∃x).x ∈α Df » (Principia mathematica
(1910), chap. I, trad. fr., op. cit., p. 259).
114. « Les paradoxes de la logique » (1906), réédité dans Poincaré, Russell,
Zermelo et Peano, G. Heinzmann éd., Paris, Blanchard, 1988, pp. 121-144.

115. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317. Quine montrera
que cette « no class theory » ne permet pas vraiment de se passer d’entités
abstraites.
e
116. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
p. X, trad. fr., op. cit., p. 15.
117. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317.
118. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317.
e
119. Principes des mathématiques (1903), introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., p. X, trad. fr., op. cit., p. 15.
120. « The relation of sense data to physics » (1914), réédité comme
chapitre 8 de Mysticism and Logic and Other essays, Londres, Allen&Unwin,
1917, cité en français d’après D. VERNANT, Bertrand Russell, op. cit., p. 246.
121. « The relation of sense data to physics » (1914), cité d’après D.
VERNANT, Bertrand Russell, op. cit., p. 248.
122. « On propositions : what they are and how they mean » (1919), réédité
dans Logic and knowledge, London, Allen & Unwin, 1956. Notons que Russell
avait consacré deux articles à James en 1908 (« Le pragmatisme », publié dans
l’Edinburgh Review) et 1909 (« La conception de la vérité de W. James », publié
dans l’Albany Review), articles réédités comme chap. V et IV des Essais
philosophiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1997. Dans
« Knowledge by acquaintance and knowledge by description » (1911), « The
relations of sense data to physics » (1914) et « On the experience of time »
(1915), Russell avait en outre déjà fait droit à une autre idée jamesienne, celle
d’une connaissance directe (acquaintance) de certaines relations, comme les
relations spatiales ou temporelles ou les relations de ressemblance ; et il s’était
déjà appuyé sur certaines notions jamesiennes, comme celle de « specious
present » pour rendre compte par exemple de la connaissance directe de la
relation d’antériorité temporelle.
123. « Conférences sur la philosophie de l’atomisme logique » (1918), in Écrits
de logique philosophique, op. cit., pp. 335-442. Cf. en particulier les sections III
et VIII.
e
124. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., p. XI, trad. fr., op. cit., p. 16. Dans l’Histoire de mes idées philosophiques
(op. cit., chap. VIII, p. 128), Russell écrira même : « Je ne pense plus que les
lois de la logique sont les lois des choses ; au contraire, je les considère
aujourd’hui comme purement linguistiques ».
e
125. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., p. XII, trad. fr., op. cit., p. 17.
e
126. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937),
op. cit., pp. 5-6, trad. fr., op. cit., p. 10.
127. Principes des mathématiques (1903), Préface, op. cit., p. XV, trad. fr.,
op. cit., p. 3.
128. G. FREGE, Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit.,
paragraphes 13-14, p. 141 ; paragraphe 89, p. 213. La dissertation doctorale
de Frege en 1873 commençait d’ailleurs par l’affirmation fondamentale que la
géométrie repose sur l’intuition (cf. J.P. BELNA, La notion de nombre chez
Dedekind, Cantor, Frege, op. cit., p. 199).
129. B. RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap.
VII, p. 93. Cf. aussi l’introduction à la seconde édition des Principes où Russell
affirme que, « grâce aux progrès de la logique symbolique », l’idée kantienne
selon laquelle « le raisonnement mathématique n’est pas strictement formel,
mais recourt toujours à des intuitions, à savoir la connaissance a priori de
l’espace et du temps » est aujourd’hui « capable d’une réfutation définitive et
irrévocable » (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 4, op. cit., p. 4,
trad. fr., op. cit., p. 23).
130. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 335, op. cit., p. 358.
131. C’est, nous l’avons dit, dans les travaux de Peano – qui « traitait de la
géométrie sans se servir de figures, illustrant de la sorte l’inutilité de
l’Anschauung de Kant » (B. RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques
(1959), op. cit., chap. VII, p. 90) – que Russell dit avoir trouvé l’inspiration de
ses propres recherches.
132. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 120, op. cit., p. 124.
133. « [Peano et ses disciples] soutiennent que les diverses branches des
mathématiques ont divers indéfinissables, au moyen desquels les idées
restantes de ces branches sont définies. Je soutiens pour ma part – et une part
importante de mon objectif est de prouver – que toutes les mathématiques
pures (y compris la géométrie et la dynamique rationnelle) ne contiennent
qu’un ensemble d’indéfinissables, à savoir les concepts logiques discutés dans
la première partie » (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 108,
op. cit., p. 112).
134. Introduction à la philosophie mathématique (1921), Paris, Payot, 1991,
pp. 40-41, 43.
135. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 111, op. cit., p. 115.
136. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 495, op. cit.,
p. 500, trad. fr., op. cit., p. 187.
137. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 462, op. cit., p. 488.
138. Lettre de Frege à Russell du 22 juin 1902, in Gottlob Frege – Bertrand
Russell, Correspondance, Paris, EPEL, 1994, p. 49.
139. Frege introduit quelques remarques à ce sujet dans sa préface au second
volume des Lois fondamentales de l’arithmétique (1903) et Russell ajoute deux
appendices à ses Principes des mathématiques (1903).
140. Lettre de Frege à Russell du 22/6/1902, in Gottlob Frege – Bertrand
Russell, Correspondance, op. cit., pp. 49-50. Il est intéressant, cependant, de
constater que, dès 1893, Frege avait vu dans cette loi le point faible de son
système : « Une querelle ne peut naître, pour autant que je puisse le voir, qu’à
propos de ma loi fondamentale (V) sur les parcours de valeurs, qui n’a peut-
être pas encore été énoncée expressément par les logiciens, bien qu’on l’ait à
l’esprit quand on parle, par exemple, des extensions de concepts. Je la tiens
pour purement logique » (G. FREGE, Les lois fondamentales de l’arithmétique
(1893), préface, op. cit., p. 319).
141. Principes des mathématiques (1903), app. A, note finale, op. cit., p. 522,
trad. fr., p. 190.
142. ibid., paragraphe 104, p. 104. Sur le rapport de la « classe comme une »
avec le « parcours de valeur de Frege », cf. app. A, paragraphe 484, pp. 510-
512, trad. fr. op. cit., pp. 173-175.
143. H. POINCARÉ, « Les derniers efforts des logisticiens », in Science et
méthode (1908), Paris, Flammarion, 1930, p. 212.
144. H. POINCARÉ, « La logique de l’infini » (1909), dans Dernières pensées
(1913), Paris, Flammarion, 1930, pp. 100-109. Sur l’apport – très relatif – de
Poincaré à Russell, cf. P. DE ROUILHAN, Russell et le cercle des paradoxes, Paris,
Presses Universitaires de France, pp. 135-148. Sur la notion d’imprédicativité
et son destin, cf. P. GOCHET et P. GRIBOMONT, Logique, vol. II, Paris, Hermès,
1994, pp. 35-36.
145. « Les paradoxes de la logique », in Revue de métaphysique et de morale,
1906, p. 634.
146. B. RUSSELL, « Mathematical logic as based on the theory of types »
(1908), in American Journal of Mathematics, 1908, p. 237, partiellement
traduit en français dans Logique et fondements des mathématiques, op. cit.,
p. 324.
147. Principia mathematica (1910), chapitre II, paragraphe V, trad. fr., op. cit.,
pp. 285-294. Sur les notions – qui doivent absolument être distinguées – de
« type » et d’« ordre », cf. les très belles pages 247 à 257 de P. DE ROUILHAN,
Russell et le cercle des paradoxes, op. cit.
148. Principes des mathématiques (1903), app. B, paragraphe 497, op. cit.,
p. 523, trad. fr. op. cit., p. 192.
149. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la seconde édition
(1937), op. cit., p. XIV, trad. fr. op. cit., p. 19.
150. Principia mathematica (1910), chap. II, trad. fr., op. cit., p. 330. Il est
intéressant de noter que Russell avait pressenti ce genre de difficultés dès ses
premières formulations de la théorie des types logiques, comme par exemple
au paragraphe 498 des Principes des mathématiques.
151. Principia mathematica (1910), chap. II, paragraphe VI, trad. fr., op. cit.,
pp. 294-300. Frege, pour sa part, n’avait pas besoin d’un axiome de
réductibilité pour la raison que, partout où cela est nécessaire, il substituait, en
vertu de l’axiome V, à une fonction le parcours de valeurs correspondant,
parcours de valeurs réputé du même ordre que les objets. Sur ce point, cf. J.
VUILLEMIN, La première philosophie de Russell, Paris, Armand Colin, 1968,
p. 309.
152. Lettre de Frege à Russell du 23 septembre 1902, in Gottlob Frege –
Bertrand Russell, Correspondance, op. cit., pp. 68-69.
153. G. FREGE, « Justification de mes principes plus rigoureux de définition »
(1897-1898), in Écrits posthumes, op. cit., p. 182.
154. B. RUSSELL, Principes des mathématiques (1903), paragraphe 7, op. cit.,
p. 7, trad. fr. op. cit., p. 26.
155. Principia mathematica (1910), chap. I, trad. fr., op. cit., p. 253. En 1944,
dans sa contribution au volume The philosophy of Bertrand Russell édité par
Schlipp, Kurt Gödel montrera cependant que l’axiome de réductibilité
représente lui-même une contradiction potentielle pour la théorie des types
ramifiée.
156. Principia mathematica (1910), chapitre II, paragraphe VI, trad. fr.,
op. cit., p. 298. Rappelons que, contrairement à ce qu’il semble dire ici, Russell
n’a jamais accepté comme non-problématique l’existence de classes. Dans
chacune de ses formulations de la théorie des classes, il discute très
sérieusement la notion de « classe » et ses diverses conceptions possibles.
157. Introduction à la philosophie mathématique (1919), op. cit., chap. XVII,
p. 353. Dans le paragraphe 500 des Principes (op. cit., p. 528, trad. fr., p. 199),
déjà, lorsqu’il évoquait l’éventuelle nécessité de distinguer différents ordres de
proposition pour résoudre certains types de paradoxes, Russell y rechignait
alors, trouvant cette solution « trop radicale et très artificielle ».
158. Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap. VII, p. 95.
159. G. FREGE, « Le nombre » (1924), in Écrits posthumes, op. cit., p. 313.
160. G. FREGE, « Les sources de connaissance en mathématiques et en
sciences mathématiques de la nature », in Écrits posthumes, op. cit., pp. 315-
323.
161. G. FREGE, « Nombres et arithmétique » (1924-1925) in Écrits posthumes,
op. cit., p. 27. Cf. aussi « Nouvelle tentation de fondation de l’arithmétique »
(1924-1925) in Écrits posthumes, op. cit., p. 329 : « J’ai dû abandonner
l’opinion que l’arithmétique est une branche de la logique et que, par
conséquent, en arithmétique, tout doit être démontré de façon purement
logique. Deuxièmement, j’ai dû abandonner l’opinion que l’arithmétique n’a
pas besoin non plus d’emprunter à l’intuition aucune de ses preuves ; j’entends
par intuition la source géométrique de connaissance, c’est-à-dire la source de
connaissance dont découlent les axiomes de la géométrie ».
162. L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus (1921), trad. G.G.
Granger, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993, paragraphe 3.323, pp. 46-47.
163. ibid., paragraphe 4.003, p. 51.
164. ibid., paragraphe 3.325, p. 47.
165. ibid., paragraphe 4.002, pp. 50-51.
166. ibid., paragraphe 4.0031, p. 51.
167. ibid., paragraphe 3, p. 41.
168. ibid., paragraphe 2.14, p. 38.
169. ibid., paragraphes 2.15 et 2.151, p. 38.
170. ibid., paragraphe 2.18, pp. 39-40.
171. ibid., paragraphe 2.21, p. 40.
172. ibid., paragraphe 2.221, p. 40.
173. ibid., paragraphe 3.3, p. 45.
174. ibid., paragraphe 3.314, p. 45.
175. ibid., paragraphe 1.1, p. 33.
176. ibid., paragraphe 2.011, p. 34.
177. ibid., paragraphe 1.2, p. 33.
178. ibid., paragraphe 1.13, p. 33.
179. ibid., paragraphe 4.25, p. 64.
180. ibid., paragraphe 4.024, p. 53.
181. ibid., paragraphe 3.04, p. 41.
182. ibid., paragraphe 3.05, p. 41.
183. ibid., paragraphe 2.222, p. 40.
184. ibid., paragraphe 3.314, p. 45.
185. ibid., paragraphe 3.202 à 3.22, p. 43.
186. ibid., paragraphe 3.26, p. 44.
187. ibid., paragraphe 3.24, p. 44.
188. ibid., paragraphe 3.318, p. 46.
189. ibid., paragraphe 4.063, p. 56. Bien sûr, le sens et la signification d’une
proposition sont intimement liés puisque les conditions de vérité de la
proposition ne sont rien d’autre que la réalisation du fait qu’elle énonce.
190. ibid., paragraphe 3.144, p. 43.
191. ibid., paragraphe 3.221, p. 43.
192. ibid., paragraphe 3.141, p. 42.
193. ibid., paragraphes 2.13 à 2.151, p. 38.
194. ibid., paragraphe 4.0311, p. 54.
195. ibid., paragraphe 4.04, pp. 54-55.
196. ibid., paragraphe 2.01-2.011, p. 34.
197. ibid., paragraphe 2.0122, p. 34.
198. ibid., paragraphe 2.02, p. 35.
199. ibid., paragraphe 2.0233, p. 36.
200. Ainsi, une tache dans le champ visuel ne peut être conçue sans être dans
un certain « état » : « Une tache dans le champ visuel n’a certes pas besoin
d’être rouge, mais elle doit avoir une couleur » (ibid., paragraphe 2.0131,
p. 35).
201. ibid., paragraphe 2.0121, p. 34.
202. ibid., paragraphe 2.024, p. 36.
203. B. RUSSELL, « Introduction » au Tractatus logico-philosophicus (1922),
Paris, Gallimard, 1993, p. 18.
204. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 1.1, p. 33 ; cf.
aussi paragraphe 2.04, p. 37.
205. ibid., paragraphe 5, p. 70.
206. ibid., paragraphe 4.51, p. 70.
207. ibid., paragraphe 5.3, p. 78.
208. ibid., paragraphe 4.211, p. 63 : « Un signe qu’une proposition est
élémentaire, c’est qu’aucune proposition élémentaire ne peut être en
contradiction avec elle ». Cf. aussi paragraphe 5. 134, p. 73 : « D’une
proposition élémentaire ne suit aucune autre ».
209. ibid., paragraphe 1.21, p. 33.
210. ibid., paragraphe 5.135, p. 73. Cf. aussi paragraphe 6.37, p. 108 et
paragraphe 6.375, p. 109.
211. ibid., paragraphe 5.136, p. 73.
212. ibid., paragraphe 4.26, p. 64.
213. ibid., paragraphe 5.4, p. 79.
214. ibid., paragraphe 4.0621, p. 56. cf. aussi paragraphe 5.44, p. 80 : « S’il y
avait un objet nommé “~”, “~~p” devrait dire autre chose que “p”. Car l’une
des deux propositions traiterait justement de ~, et l’autre point ».
215. ibid., paragraphe 5.42, p. 79.
216. ibid., paragraphe 4.0312, p. 54.
217. ibid., paragraphe 4.46 à 4.462, p. 68.
218. ibid., paragraphe 6.1 à 6.111, p. 96.
219. ibid., paragraphe 6.12, p. 97.
220. ibid., paragraphe 6.124, pp. 100-101.
221. « Si nous connaissons la syntaxe logique d’un symbolisme quelconque,
alors nous sont déjà données toutes les propositions de la logique » (ibid.,
paragraphe 6.124, p. 101).
222. ibid., paragraphe 6.1201, p. 97.
223. ibid., paragraphes 6.1265 à 6.13, pp. 101-102.
224. ibid., paragraphe 2.171-2.172, p. 39.
225. ibid., paragraphe 4.121, p. 58.
226. ibid., paragraphe 6.122, p. 99.
227. ibid., paragraphe 7, p. 112.
228. ibid., paragraphe 6.522, p. 112.
229. ibid., paragraphe 4.12, p. 58.
230. ibid., paragraphe 5.473, p. 82.
231. ibid., paragraphe 6.13, p. 102.
232. ibid., paragraphes 3.331 à 3.334, p. 48.
233. ibid., paragraphe 5.535, pp. 88-89.
234. ibid., paragraphe 5.53, p. 87.
235. ibid., paragraphe 6.232, p. 103. Wittgenstein en conclut que « le signe
d’égalité n’est donc pas un élément essentiel de l’idéographie ».
236. ibid., paragraphe 4.126, pp. 60-61.
237. ibid., paragraphe 4.1272, p. 61.
238. ibid., paragraphe 4.126, p. 60.
239. B. RUSSELL, « Introduction » au Tractatus logico-philosophicus (1922),
Paris, Gallimard, 1993, p. 13.
240. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 5.4731, p. 83.
Cf. aussi paragraphe 5.4733, p. 83.
241. ibid., paragraphe 4.112, p. 57.
242. ibid., paragraphe 6.53, p. 112.
243. ibid., paragraphe 4.116, p. 58.
244. ibid., paragraphes 6.54 – 7, p. 112.
245. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 3, p. 53.
246. ibid., paragraphe 1, p. 51.
247. Si ce terme de « phénoménologie » est loin de recouvrir chez
Wittgenstein la signification qu’il a à la même époque dans la philosophie de
Husserl, des points communs sont cependant à noter. Tout d’abord, en ne
s’intéressant pas d’abord au monde réel, mais plutôt au monde tel qu’il
apparaît dans le langage, c’est-à-dire le sens qu’il prend pour nous,
Wittgenstein opère une sorte de réduction phénoménologique. Par ailleurs, ce
que Wittgenstein vise, ce n’est pas décrire tel ou tel phénomène particulier,
mais chercher les structures nécessaires du monde, les « relations internes »
qu’entretiennent entre eux certains contenus ; à cet égard, il adopte clairement
un point de vue éidétique.
248. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 1, p. 51.
249. Ludwig Wittgenstein et le Cercle de Vienne (1929), extrait cité dans
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Presses Universitaires de
France, pp. 239-240.
250. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 132, p. 89.
251. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 208, p. 246.
252. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 133, p. 89.
253. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 4.5, p. 70 : « La
forme générale de la proposition est : ce qui a lieu est ainsi et ainsi ».
254. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 23, p. 125.
255. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., partie II, p. 314.
256. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 39, p. 19.
257. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 134, p. 170.
Cf. aussi Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 85, p. 109.
258. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 38, p. 19.
259. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 92, pp. 113-114.
260. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., App. 2, p. 211.
261. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 664, p. 237.
262. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., App. 2, p. 211.
263. ibid., App. 1, p. 207.
264. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 15, p. 34 ;
paragraphe 26, p. 41.
265. ibid., paragraphe 13, p. 33.
266. ibid., paragraphe 38, p. 48.
267. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 5, p. 29.
268. ibid., paragraphe 3, p. 29.
269. Sur la notion d’« air de famille », voir en particulier Recherches
philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphes 66-67, pp. 64-65.
270. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 76, p. 103.
271. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 6.3751, p. 109.
272. ibid., paragraphe 6.375, p. 109 : « Énoncer qu’un point du champ visuel a
dans le même temps deux couleurs différentes est une contradiction » (ibid.,
paragraphe 6.3751, p. 109).
273. Remarques philosophiques (1930), op. cit., App. 2, pp. 303-304. Cf. aussi
paragraphes 82-83, pp. 106-108.
274. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 3, p. 53.
275. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 6.022, p. 96.
276. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 84, p. 108.
277. ibid., paragraphe 86, p. 110.
278. Remarques philosophiques (1930), op. cit., deuxième appendice, p. 309.
279. ibid., paragraphe 7, p. 55.
280. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 373, p. 171.

281. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,


paragraphe 678, p. 134.
282. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 401, p. 177.
283. ibid., partie II, p. 314.
284. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 4, p. 54. Cf. aussi
« L’expression “C’est là tout ce qui arrive” définit ce que nous appelons
“arriver” » (Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I,
op. cit., paragraphe 637, p. 142).
285. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 4, p. 53.
286. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 707, p. 138.
287. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 47, p. 78.
288. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 48, p. 22. Cf. aussi paragraphe 643, p. 143.
289. « Ce que Mach appelle une expérimentation de pensée
(Gedankenexperiment) n’est naturellement pas une expérimentation du tout.
C’est au fond une considération grammaticale » (Remarques philosophiques
(1930), op. cit., paragraphe 1, p. 52).
290. Cours de Cambridge 1930-1932, Mauvezin, T.E.R., 1988, leçon B IX,
paragraphe 6, p. 54.
291. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 624, p. 139.
292. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 39, p. 73.
293. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 426, p. 91.
294. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 623, p. 139.
295. « Nous voulons seulement interpréter “Le rouge existe” comme l’énoncé :
le mot “rouge” a une signification. Ou peut-être plus justement : “Le rouge
n’existe pas” comme : “Rouge” n’a pas de signification” » (Recherches
philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 58, p. 60).
296. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 619, p. 138.
297. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 1, p. 52. Il est
possible, dit également Wittgenstein, de dégager « une théorie des couleurs
purement phénoménologique, dans laquelle il ne soit question que de ce qui
est réellement perceptible et où n’intervienne aucun de ces objets
hypothétiques que sont les ondes, les cellules, etc. » (ibid., paragraphe 218,
p. 260).
298. ibid., paragraphe 1, p. 52.
299. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 658, pp. 131-132.
300. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 569, p. 215.
301. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 45, p. 76.
302. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 162, p. 36.
303. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 142, p. 95.
304. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 393, p. 85.
305. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 630, p. 140.
306. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 198, p. 44.
307. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., partie II, p. 321.
308. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphes 190-191, p. 42.
309. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 47, p. 78.
310. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 436, p. 106.
311. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 332, p. 73.
312. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 38, p. 72.
313. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 107, p. 83.
314. ibid., paragraphe 83, p. 73. Les expressions anglaises sont dans le texte
allemand.
315. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 653, p. 131.
316. ibid., paragraphes 625-626, p. 126.
317. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 489, p. 197.
318. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., paragraphe 40, p. 89. Cf.
aussi « Chaque proposition est la directive d’une vérification » (Remarques
philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 150, p. 167).
319. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 148, p. 163.
320. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 353, pp. 166.
321. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 53, p. 23.
322. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 454, p. 191.
323. ibid., paragraphe 120, p. 86.
324. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 14, p. 59.
325. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 202, p. 56. Dans la continuité de ses études sur la signification,
Wittgenstein engage également une réflexion sur la perception et sur la
donation de sens qu’elle comporte. La perception, en effet, ne se réduit pas à la
sensation ; elle cherche toujours à donner du sens aux stimuli sensoriels qui se
présentent. C’est un chat qui est vu et non une tache grise ; c’est un cri strident
qui est entendu. Wittgenstein s’intéresse dès lors à cette problématique du
« voir comme » ou de l’« entendre comme » ; et en particulier au phénomène
particulier du changement d’aspect, comme lorsque je vois exactement la
même figure tantôt comme un lapin et tantôt comme un canard. Il se demande
en particulier si – et comment – on peut distinguer dans ce phénomène les
différences qui sont déjà dans la sensation et celles qui relèvent du traitement
intellectuel de cette sensation, voire de l’interprétation consciente et
volontaire.
Une fois de plus, cependant, Wittgenstein conteste que l’aspect perçu, le
« comme » du « voir comme », soit un phénomène mental particulier qu’il faut
chercher à isoler. En fait, dans le jeu de langage relatif aux aspects, ce n’est pas
ce que le sujet ressent intérieurement qui importe, mais ce qu’il est disposé à
dire ou à faire de tel objet ou de telle figure. C’est dans l’ensemble de ses
comportements, notamment de ses comportements linguistiques, que s’évalue
comment le sujet voit les choses et quels aspects il en saisit : selon qu’il parle
d’oreilles ou de bec, selon qu’il complète la figure en lui ajoutant tel ou tel
corps, on dira que le sujet voit la figure comme tête de canard ou tête de lapin.
Cf. notre texte « Noèse, monde de la vie et voir comme », publié dans Husserl et
Wittgenstein. De la description de l’expérience à la phénoménologie linguistique,
Jocelyn Benoist et Sandra Laugier eds., Hildesheim, Olms, 2004, pp. 185-210.
326. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 71, p. 67.
327. ibid., paragraphe 79, pp. 70-71.
328. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., paragraphe 36, p. 85. Le
choix du mot « bon » n’est sans doute pas innocent ; il témoigne d’une
influence des Principia ethica de Moore.
329. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 68, p. 65.
330. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 10, p. 166.
331. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 77, p. 70.
332. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 9, p. 56.
333. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 593, p. 221.
334. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 1, p. 51.
335. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 124, p. 87.
336. ibid., paragraphe 126, p. 88.
337. ibid., paragraphe 90, p. 78.
338. ibid., paragraphe 123, p. 87.
339. Remarques philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 133, p. 148.
340. ibid., paragraphe 2, p. 53.
341. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 155, p. 34.
342. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 304, pp. 152-
153.
343. Notes sur l’expérience privée et les sense data (1934-1936), Mauvezin,
T.E.R., 1982, p. 51.
344. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit. paragraphe 307, p. 153.
345. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,
paragraphe 690, p. 136.
346. ibid., paragraphe 35, p. 8.
347. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 380, p. 82.
o
348. G.H. HARDY, « Mathematical proof », Mind, vol. 38, n 149, janvier
1929, pp. 1-25.
349. L. WITTGENSTEIN, Remarques sur les fondements des mathématiques
(1937-1944), IV/13.
350. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 178, p. 207.
351. Remarques sur les fondements des mathématiques (1939), VII/67.
352. Cours sur les fondements des mathématiques (1939), Mauvezin, T.E.R.,
1995, cours XXI, pp. 216-217.
353. Remarques sur les fondements des mathématiques (1937-1944), VII/7.
354. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit.,
paragraphe 1027, p. 210.
355. ibid., paragraphe 130, p. 40.
356. R. CARNAP, La construction logique du monde, (1928), Paris, Vrin, 2002,
Préface de la première édition, pp. 53-54.
357. ibid., Préface de la seconde édition, p. 45.
358. ibid., Préface de la seconde édition, p. 45.
359. ibid., paragraphe 157, p. 257.
360. ibid., paragraphe 95, p. 183.
361. Dans les Lois fondamentales de l’arithmétique, Frege réserve le terme
« Aufbau » aux passages de pure démonstration formelle, démonstrations
souvent introduites par des développements explicatifs sous le titre de
« Zerlegung ». Carnap, qui reprend le terme d’« Aufbau » insiste lui aussi sur la
rigueur expressive et déductive que permet la symbolisation logique (ibid.,
paragraphe 96, pp. 184-185). Cf. aussi « L’ancienne et la nouvelle logique »
(1930), traduit in Actualités scientifiques et industrielles, 1933, vol. 26, III,
pp. 15-16.
362. R. CARNAP, La construction logique du monde, op. cit., paragraphe 106,
pp. 197-198.
363. ibid., paragraphe 103, pp. 162-163.
364. Pour les physicalistes, c’est en raison de leur intersubjectivité que les
objets physiques constituent la meilleure base pour le système constitutif (ibid.,
préface de la seconde édition, 1961, p. 47).
365. ibid., paragraphe 64, pp. 138-139.
366. ibid., paragraphe 67, p. 144. Sur ce point également, Carnap changera
d’avis après 1928. S’il faut partir de l’expérience vécue, mieux vaut prendre
pour éléments de base les sensations simples, comme le fait Mach, plutôt que
les vécus immédiats dans leur complexité, complexité au sein de laquelle on
isole ensuite par abstraction les moments sensitifs (ibid., Préface de la seconde
édition, p. 47). D’une manière générale, Carnap semblera renoncer après 1928
à la radicalité de son projet fondationnel et « se contenter » d’une
reconstruction logique de l’ensemble du système de la science
indépendamment de toute perspective génétique.
367. ibid., paragraphe 78, p. 162. Dans le paragraphe 135, Carnap montre
comment les célèbres catégories kantiennes de la causalité et de la substance
peuvent être dérivées du rappel de ressemblance.
368. ibid., paragraphe 10, p. 67.
369. ibid., paragraphe 2, p. 58.
370. ibid., paragraphe 2, p. 58. Cf. aussi le paragraphe 35, pp. 101-102.
371. ibid., paragraphe 3, p. 60. Comme chez Meinong et dans d’autres théories
de l’objet, il y a dans l’Aufbau tout à la fois une affirmation d’existence d’une
multitude d’objets de catégories différentes (objets physiques, objets
psychiques, objets spirituels, valeurs, etc.) (ibid., paragraphe 25, pp. 87-88) et
une thèse de fondation de ces différentes catégories d’objets les unes sur les
autres. Cependant, l’outil logique permet à Carnap de concevoir cette
fondation comme une simple réorganisation classificatoire d’un seul et unique
domaine d’objets fondamentaux : les vécus élémentaires ordonnés par des
rapports de ressemblance. « Tous les objets des sciences du réel (en dehors des
vécus élémentaires eux-mêmes qui correspondent aux étoiles) sont comme des
constellations avec des rapports et des combinaisons de constellations, qui sont
formées à partir d’étoiles sans qualités mais susceptibles d’être ordonnées. La
différence des soi-disant catégories d’objets, notamment entre le physique et le
psychique, traduit seulement une différence de type de constellations (ou de
combinaisons de constellations) par suite de divers modes de regroupement »
(ibid., paragraphe 162, p. 269). À cet égard, Carnap peut par exemple donner
un sens précis à la théorie anti-dualiste de James selon laquelle les objets
physiques et les objets psychiques ne sont que deux formes différentes de mise
en ordre du flux du vécu. Sur ce point, d’ailleurs, Carnap se revendique aussi
de Mach ou de Natorp (ibid.).
372. ibid., paragraphe 40, p. 108.
373. ibid., paragraphe 42, p. 112.
374. ibid., paragraphe 159, p. 262. Dans ce paragraphe, Carnap distingue
également ce jugement d’identité au sens propre d’autres jugements
d’identité – identité de type, équivalence, etc. – dont il indique la forme logique
(ibid., paragraphe 159, pp. 262-265).
375. En fait, la science empirique doit essentiellement indiquer quelles
relations existent entre les entités d’un certain niveau et surtout quelles sont les
caractéristiques (symétrie, transitivité, réflexivité, etc.) des relations. Ensuite,
le système de constitution dispose de règles formelles pour constituer des
entités de niveau supérieur à partir de la structure particulière révélée par
l’expérience. Ces règles de constitution elles-mêmes ne sont pas empiriques et
n’ont d’ailleurs aucun « contenu » propre ; elles ne répondent qu’à des
contraintes logiques et ne sont donc en aucun cas des connaissances
synthétiques a priori (ibid., paragraphe 103, p. 192).
376. ibid., paragraphes 20-21, pp. 80-82.
377. ibid., paragraphe 66, p. 143. A vrai dire, on ne peut proprement parler de
subjectivité et d’intersubjectivité qu’au terme du travail constitutif. Avant la
constitution du moi, le flux du vécu n’est pas mon flux de vécu ; et, avant la
constitution d’autrui, de ses vécus et de son monde, la question de
l’intersubjectivité des objets physiques ne se pose même pas. Néanmoins, pour
que le système constitutif soit complet, il faut bien évidemment rendre compte
de la possibilité même de l’intersubjectivité du monde, c’est-à-dire de la
correspondance entre mon monde et celui d’autrui. C’est pourquoi Carnap
consacre les paragraphes 146 à 149 (pp. 240-246) de l’Aufbau à esquisser le
procédé de constitution d’un objet intersubjectif à partir des relations de
correspondance par analogie entre les objets d’un système individuel et les
objets d’autres systèmes qui doivent d’abord être constitués en tant que tels à
l’intérieur du premier système.
378. ibid., p. 57.
379. ibid., paragraphe 160, p. 265.
380. ibid., paragraphe 36, pp. 102-103.
381. ibid., paragraphe 25, p. 87. La relation entre sphères d’objets et types
logiques est explicitement assumée par Carnap aux paragraphes 29 et 30.
382. ibid., paragraphe 41, pp. 110-111.
383. ibid., paragraphe 4, pp. 60-61. En héritier de la théorie des types, Carnap
ajoute évidemment : « En vérité, on peut malgré tout distinguer diverses
catégories d’objets caractérisés par l’appartenance aux différents niveaux du
système de constitution et par la forme de constitution propres aux objets d’un
même niveau ».
384. ibid., paragraphe 161, pp. 266-267.
385. ibid., paragraphe 161, p. 267.
386. ibid., paragraphe 5, p. 61. La syntaxe logique du langage ((1934), trad.
anglaise The logical syntax of language, Londres, Kegan Paul, 1937,
paragraphe 9, p. 26) réitérera cette affirmation : « La division fréquente entre
expressions avec “signification indépendante” (les “noms propres” au sens le
plus large) et les autres (expressions “incomplètes”, “insaturées”,
“syncatégorématiques”) peut être regardée comme plus significative du point
de vue psychologique que du point de vue logique ».
387. ibid., paragraphe 5, p. 62.
388. « Scheinprobleme in der Philosophie », Berlin, Weltkreis, 1928, trad.
anglaise « Pseudo-problems in philosophy », in The logical structure of the
world, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 325.
389. ibid., p. 327.
390. « L’ancienne et la nouvelle logique » (1930), in Actualités scientifiques et
industrielles (Paris, Hermann), 1933, vol. 76, p. 7.
391. ibid., p. 9.
392. « La science et la métaphysique devant l’analyse logique du langage »
(1931), in Actualités scientifiques et industrielles (Paris, Hermann), 1934,
vol. 172, p. 10.
393. ibid., pp. 15-16.
394. ibid., p. 25.
395. ibid., p. 34.
396. ibid., pp. 36-37.
397. ibid., p. 43.
398. H. HAHN, O. NEURATH, R. CARNAP, « La conception scientifique du
monde : le Cercle de Vienne » (1929), in Manifeste du Cercle de Vienne et autres
écrits, Paris, PUF, 1985, p. 109.
399. ibid., p. 113.
400. ibid., p. 115. C’est d’ailleurs pourquoi le positivisme logique lui-même
doit, pour ses défenseurs, être compris plutôt comme une méthode que comme
une doctrine : « La conception scientifique du monde ne se caractérise pas tant
par des thèses propres que par son attitude fondamentale, son point de vue, sa
direction de recherche ». À cet égard, le positivisme logique se distingue de
doctrines métaphysiques comme le réalisme et l’idéalisme qui prétendent
soutenir d’authentiques thèses philosophiques : « les énoncés du réalisme
(critique) et de l’idéalisme sur la réalité ou la non réalité du monde extérieur
comme du moi des autres, ont, eux aussi, un caractère métaphysique, du fait
qu’ils sont exposés aux mêmes objections que l’ancienne métaphysique : il sont
dépourvus de sens, parce que non vérifiables, non factuels » (ibid., p. 118).
Déjà défendu dans l’Aufbau, nous l’avons vu, ce point de vue méthodique
apparaît également dans l’article « L’ancienne et la nouvelle logique ». Il y sert
en particulier à expliquer que le système de constitution phénoméniste fondé
sur le donné tel que mis en œuvre dans l’Aufbau, et le système de constitution
physicaliste ou « matérialiste » fondé sur les objets matériels tel que mis en
œuvre dans « Die physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft »
(1932), ne se contredisent pas, parce que ce ne sont pas des thèses différentes,
mais bien deux applications différentes de la méthode empirico-logique
(« L’ancienne et la nouvelle logique » (1930), op. cit., p. 32).
401. ibid., p. 118.
402. ibid., p. 127.
403. « Les efforts déployés pour réorganiser les relations économiques et
sociales, unifier l’humanité, rénover l’école et l’éducation, sont intimement liés
à la conception scientifique du monde » (ibid., p. 114).
404. ibid., p. 109.
405. ibid., p. 128.
406. ibid., paragraphe 107, p. 200. À cet égard, l’influence du Tractatus sur
Carnap a sans doute été décisive. En interprétant les énoncés logiques comme
des tautologies, qui, à défaut de contenu propre et de conditions de vérité, ne
sont pas de véritables propositions, mais des lois de contraintes formelles
portant sur les combinaisons des propositions authentiques, Wittgenstein avait
ouvert la voie, dans la tradition logiciste, à l’interprétation de la logique
comme ensemble de règles syntaxiques de formation et de transformation. La
notion de « tautologie » est d’ailleurs reprise par Carnap au paragraphe 106,
p. 198. Dans « L’ancienne et la nouvelle logique » (op. cit., p. 29), Carnap avait
déclaré vides parce que tautologiques toutes les propositions de la logique et
des mathématiques, en précisant en outre, comme Wittgenstein, qu’il n’y a, à
cet égard, aucune différence entre les axiomes et les théorèmes. Et c’est
d’ailleurs au nom de ce manque de contenu propre de la logique que Carnap
condamnait les prétentions de la métaphysique à tirer des propositions
synthétiques de la seule raison.
407. R. CARNAP, Die logische Syntax der Sprache (1934), trad. anglaise The
logical syntax of language, Londres, Kegan Paul, 1937, Préface, p. XIII.
408. ibid., Préface, p. XV.
409. ibid., paragraphe 17, p. 52. Dans les disciplines pures comme la logique
ou les mathématiques, le travail du scientifique consiste essentiellement à
déterminer précisément les règles conventionnelles d’une syntaxe. Notons qu’à
cet égard Carnap renoue avec un certain conventionalisme de ses tout premiers
travaux, alors influencés par Poincaré. Cf. notamment « Über die Aufgabe der
Physik und die Anwendung des Grundsatzes der Einfachstheit » (1923) et
« Dreidimensionalität des Raumes und Kausalität : Eine Untersuchung über
den logischen Zusammenhang zweier Fiktionen » (1924). Carnap jouait alors
le conventionnalisme de Poincaré contre l’intuitionisme de Kant. Du philosophe
français, Carnap négligeait tous les textes qui donnent raison à Kant et ne
retenait que la critique du caractère synthétique a priori de la géométrie
euclidienne. Cette lecture partielle des travaux de Poincaré sera d’ailleurs
maintenue dans les textes ultérieurs de Carnap. Cf. notamment Les fondements
philosophiques de la physique (1966), Paris, Armand Colin, 1973, chapitres 13 à
15. C’est faute d’avoir correctement distingué géométrie mathématique et
géométrie physique que Kant aurait tenu les axiomes d’Euclide pour
nécessaires et aurait ainsi forgé l’idée d’une connaissance tout à la fois
synthétique et a priori (chap. 18). Cf. aussi « Foundations of logic and
mathematics » (1939), Chicago, University of Chicago Press, 1950,
paragraphe 22, pp. 55-56. Dans les deux textes, Carnap renvoie à la fameuse
phrase d’Einstein stipulant : « Pour autant que les théorèmes des
mathématiques sont à propos de la réalité, ils ne sont pas certains ; et aussi
longtemps qu’ils sont certains, ils ne sont pas à propos de la réalité ».
410. Die logische Syntax der Sprache (1934), op. cit., paragraphe 2, p. 7.
411. ibid.
412. ibid., paragraphe 24, p. 76. Le « Manifeste du Cercle de Vienne » avait
déjà explicitement plaidé pour un dépassement de l’opposition du logicisme
frégéo-russellien et du formalisme hilbertien au nom de la notion
wittgensteinienne de « tautologie ».
413. R. CARNAP, La syntaxe logique du langage (1934), op. cit., paragraphe 84,
p. 326. On ne peut s’empêcher de noter la parenté de cette réserve que Carnap
formule à l’égard du logicisme avec celle que Russell formulera trois ans plus
tard dans l’introduction à la seconde édition de ses Principles of mathematics.
414. ibid., paragraphe 84, p. 327.
415. ibid.
416. « The logicist foundations of mathematics » (1930) in Paul Benacerraf et
Hilary Putnam (ed.), Philosophy of mathematics, Oxford, Basil Blackwell, 1964,
pp. 31-41.
417. R. CARNAP, La syntaxe logique du langage (1934), op. cit., paragraphe 16,
p. 47.
418. ibid., paragraphe 44, p. 164. À cet égard, Carnap sait parfaitement qu’il
modifie assez radicalement les prétentions intuitionistes, qui n’entendent
précisément pas se ramener à celles d’un système formel (cf. paragraphe 16,
p. 46). En outre, Carnap propose une formalisation des exigences intuitionistes
et/ou finitistes qui diffère sensiblement de l’approche brouwerienne, puisqu’il
montre, dans le paragraphe 15, qu’on peut atteindre ces exigences
intuitionistes sans renoncer au tiers exclu.
419. R. CARNAP, « Reply to Beth » in The philosophy of Rudolf Carnap, op. cit.,
p. 928.
420. ibid., paragraphe 82, p. 317
421. ibid., paragraphe 82, p. 318. À cet égard, comme l’a très bien montré Ali
Benmakhlouf (Frege. Le nécessaire et le superflu, op. cit., pp. 35-40), Carnap se
montre en fait l’héritier de Frege, lequel défendait déjà, à propos des sciences
empiriques, une position holiste et, dans une certaine mesure,
conventionaliste.
422. L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit.,
paragraphe 5.12, p. 72.
423. R. CARNAP, La syntaxe logique du langage (1934), op. cit., paragraphe
pp. 101-102. En 1993, Andrew Wiles est finalement parvenu à démontrer le
théorème de Fermat.
424. ibid., paragraphe 14, p. 39.
425. ibid., paragraphe 14, pp. 39-40. Comme dans l’Aufbau, Carnap défend à
cet égard le point de vue du Tractatus. Désormais, cependant, Carnap insiste
sur le fait que le caractère analytique ou synthétique d’un énoncé dépend de la
syntaxe du langage dans lequel cet énoncé s’inscrit.
426. ibid., paragraphe 42, p. 158. Par la suite, seuls les logiciens de l’école de
Varsovie ont, selon Carnap, scrupuleusement respecté l’exigence frégéenne
(ibid., paragraphe 42, p. 160).
427. ibid., paragraphe 69, pp. 253-254.
428. ibid., paragraphe 71, p. 259.
429. ibid., paragraphe 73, pp. 282-284 ; cf. aussi paragraphe 81, p. 313.
430. ibid., paragraphe 77, pp. 297-298.
431. ibid., paragraphe 75, p. 288.
432. ibid., paragraphe 78, pp. 298-299.
433. ibid., paragraphe 78, pp. 300-301.
434. ibid., paragraphe 79, pp. 304-305.
435. ibid., paragraphe 79, p. 305.
436. ibid., paragraphe 79, p. 307.
437. ibid., paragraphe 79, p. 303.
438. ibid., paragraphe 81, p. 312.
439. ibid., paragraphe 86, p. 331.
440. ibid., paragraphe 80, p. 308.
441. ibid., paragraphe 60b, pp. 216-217.
442. R. CARNAP, Introduction to semantics (1942), Cambridge Mass., Harvard
University Press, 1946, Préface, p. V.
443. ibid., Préface, pp. VI-VII.
444. ibid., paragraphe 39, p. 249.
445. ibid., paragraphe 39, p. 250. Cf. déjà paragraphe 4, p. 9 : « Nous
distinguons trois champs d’investigation des langages. Si dans une
investigation on fait référence explicite à l’énonciateur ou, pour le dire dans
des termes plus généraux, à l’utilisateur du langage, alors nous l’assignons au
champ de la pragmatique. (Que, dans ce cas, référence ou non soit faite aux
designata ne fait aucune différence pour cette classification). Si nous faisons
abstraction de l’utilisateur du langage et que nous analysons uniquement les
expressions et leurs designata, nous sommes dans le champ de la sémantique.
Et, finalement, si nous faisons également abstraction des designata et analysons
uniquement les relations entre expressions, nous sommes dans la syntaxe
(logique). La science du langage tout entière, qui rassemble les trois parties
mentionnées, est appelée sémiotique ».
446. R. CARNAP, « Empirisme, sémantique et ontologie » (1950) in
Signification et nécessité, Paris, Gallimard, 1997, pp. 313-335.
447. À cet égard, Carnap renvoie au critère ontologique de Quine, qu’il
explicite en indiquant que les deux pas essentiels dans la reconnaissance de
l’existence d’un certain type d’entités au sein de la théorie sont : « D’abord,
l’introduction d’un terme général, d’un prédicat de niveau supérieur, pour le
nouveau genre d’entités, nous permettant de dire d’une entité particulière
quelconque qu’elle appartient à ce genre (par exemple, “Rouge est une
propriété”, “Cinq est un nombre”). Ensuite, l’introduction de variables d’un
nouveau type. Les nouvelles entités sont les valeurs de ces variables, auxquelles
les constantes (et, s’il y en a, les expressions closes composées) sont
substituables » (ibid., pp. 324-325). De ce point de vue, reconnaît Carnap,
Quine a sans doute raison de taxer de « réalisme platonicien » la conception
logiciste, qui accepte un langage des mathématiques contenant des variables
de niveau supérieur et est donc engagée ontologiquement à l’égard de ces
variables. Mais il ne s’agit là, selon Carnap, que d’un engagement ontologique
interne et non d’une véritable prise de position métaphysique. Quine, nous le
verrons, conteste cependant la possibilité même de distinguer questions
ontologiques internes et externes.
448. ibid., pp. 316-317 ; pp. 325-326. Wittgenstein avait déjà nié tout contenu
théorique propre à la logique. Les tautologies ne disent rien ; elles sont le cadre
formel des énoncés théoriques. Le combat anti-métaphysique du Cercle de
Vienne est sur ce point l’héritier direct du Tractatus.
449. ibid., p. 331.
450. ibid., p. 327.
451. ibid., p. 330.
452. ibid., p. 335.
453. Les abstracts de ce colloque furent distribués aux participants mais ils ne
purent être publiés en raison de l’invasion allemande de l’Autriche, où était
éditée la revue initiale Erkenntnis, puis de la Hollande, où le Journal of Unified
Science avait pris sa succession. L’article de Quine fut finalement publié en
1942 dans une version remaniée sous le titre « Logic and the reification of
universals » puis, dans sa version originale, dans le recueil The ways of paradox
(New York, Random House, 1966, pp. 64-69).
454. ibid., p. 66.
455. ibid., p. 66.
456. ibid., p. 68.
457. ibid., p. 68.
458. ibid., p. 68. Nous soulignons.
459. R. CARNAP, « Empirisme, sémantique et ontologie » (1950), op. cit., pp.
326-327.
460. W.V.O. QUINE, « A logical approach to the ontological problem » (1939),
in The ways of paradox, op. cit., pp. 66-67.
461. ibid., p. 69.
462. « De ce qui est » (1948), in Du point de vue logique, Paris, Vrin, 2003,
p. 29.
463. ibid., p. 27.
464. ibid., p. 32. Dans « Existence et quantification » ((1966), in Relativité de
l’ontologie et autres essais, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, pp. 109-110), Quine
écrira : « Il se pourra que nous rencontrions des noms propres de ces objets.
Cependant cela ne prouve pas que ces objets soient requis, à moins que nous
soyons capables de montrer que ces noms propres des objets sont employés
dans la théorie en qualité de noms propres de ces objets. Le mot “chien” peut
servir de nom propre d’une espèce animale, mais il peut aussi bien servir
simplement de terme général vrai de chacun d’entre divers individus et qui ne
nomme pas du tout d’objet ; ainsi la présence de ce mot ne prouve pas par elle-
même que l’on suppose des espèces en tant qu’objets. D’ailleurs même
“Pégase”, qui grammaticalement parlant a un statut rigide de nom propre, est
utilisé par des gens qui nient l’existence de son objet. Il y a plus, on l’utilise
quand on nie l’existence de son objet. Qu’est-ce qui pourrait donc passer pour
une preuve qu’une expression sert, à l’intérieur d’une théorie, de nom d’un
objet ? […] Une expression “a” peut figurer dans une théorie, nous l’avons vu,
avec ou sans l’intention de nommer un objet. Ce qui rive le clou, c’est plutôt la
quantification (∃ x) (x=a). La charge de l’import existentiel repose sur le
quanteur existentiel, non pas sur le “a” lui-même ».
465. « De ce qui est » (1948), op. cit., p. 40.
466. ibid., p. 43.
467. ibid., p. 43.
468. ibid., p. 36.
469. « La logique et la réification des universaux » (1947-1950), in Du point de
vue logique, op. cit., pp. 155-160. De même en va-t-il en ce qui concerne les
prédicats « quelconques » F et G dans [(∀x) (Fx ⊃ Gx) ∧ (∃x) Fx] ⊃ (∃x)
Gx
470. ibid., p. 165.
471. ibid., p. 167.
472. ibid., p. 167.
473. ibid., pp. 167-168.
474. « Nouveaux fondements pour la logique mathématique » (1937), in Du
point de vue logique, op. cit., p. 123.
475. « La logique et la réification des universaux » (1947-1950), op. cit., p.
179.
476. ibid., p. 181.
477. « De ce qui est » (1948), op. cit., p. 43.
478. « La logique et la réification des universaux » (1947-1950), op. cit., p.
183.
479. ibid., p. 184.
480. C’est en particulier le cas lorsqu’en 1963 il présente, contre les objections
de Poincaré au logicisme, une preuve de l’induction qui fait l’économie de
l’infini. Sur ce point, cf. Paul Gochet, Quine en perspective. Essai de philosophie
comparée, Paris, Flammarion, 1978, pp. 162-163.
481. « De ce qui est » (1948), op. cit., pp. 41-47.
482. ibid., p. 48.
483. ibid., p. 47.
484. « Parler d’objets » (1957), in Relativité de l’ontologie et autres essais,
op. cit., p. 35.
485. « Référence et modalité » (1943-1947), in Du point de vue logique, op. cit.,
pp. 200-203.
486. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., pp. 215-216. A.
CHURCH, « Compte-rendu de Quine » (1943), Journal of Symbolic Logic, 1943,
vol. 8, pp. 45 et sq. R. CARNAP, Signification et nécessité (1947), op. cit.
487. ibid., p. 214.
488. L’exemple est de Quine. Aujourd’hui, Pluton n’est plus considérée comme
planète du système solaire et le nombre de planètes du système solaire n’est
donc plus 9.
489. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., pp. 216-217. A.
SMULLYAN, « Modality and description » (1948), Journal of Symbolic Logic,
1948, vol. 13, pp. 31-37. R. BARCAN, « A fonctional calculus based on strict
implication » (1946), Journal of Symbolic Logic, 1946, vol. 11, pp. 1-16.
F. FITCH, « The problem of the morning star and the evening star » (1949),
Philosophy of science, 1949, vol. 16, pp. 137-141. Cf. aussi Symbolic logic, New
York, Ronald Press, 1952.
490. C.I. Lewis avait théorisé la notion de nécessité pour rendre compte d’un
rapport d’« implication » entre deux propositions qui ne pouvait se réduire au
conditionnel matériel de Frege et Russell. Il voulait pouvoir traiter les cas où
p ⊃q n’est pas seulement vrai accidentellement (parce que p est faux), mais
bien nécessairement, c’est-à-dire que si p avait été vrai, q aurait dû être vrai, ce
qui est le cas quand p ⊃q est analytique.
491. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., p. 217. Pour Wittgenstein
et Carnap, un objet ne peut avoir nécessairement certaines propriétés qu’en
tant qu’il est défini par une description conceptuelle (cf. les paragraphes 2.011
à 2.0141 du Tractatus).
492. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., p. 218.
493. ibid., pp. 218-219. Dans Le mot et la chose ((1960), Paris, Flammarion,
1977, paragraphe 30, pp. 218-219), Quine montre que c’est précisément pour
rendre compte des défaillances logiques qui affectent les usages intensionnels
des termes conceptuels et des phrases comme ceux des noms propres que
Frege avait généralisé aux trois types d’expressions la distinction du sens
(Sinn) et de la signification (Bedeutung). Pour les tensions qui existent, au sein
même de l’œuvre de Frege, entre l’exigence extensionaliste et le souci pour les
intensions, on se reportera utilement au livre d’Ali Benmakhlouf, Frege. Le
nécessaire et le superflu, op. cit. et en particulier aux pages 44-45 ; 78-79 et
131-136.
494. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., p. 220.
495. ibid., p. 219.
496. « De ce qui est » (1948), op. cit., p. 38.
497. ibid., p. 38.
498. ibid., pp. 38-39.
499. ibid., paragraphe 45, p. 307. Paul Gochet consacre tout le dernier
chapitre de son Quine en perspective (op. cit., pp. 185-201) à rendre compte de
ce que Quine peut dire de l’intentionalité.
500. ibid., paragraphe 55, pp. 366.
501. ibid., paragraphe 51, p. 342.
502. « Le problème de la signification en linguistique » (1951), in Du point de
vue logique, op. cit., p. 85.
503. ibid., p. 92.
504. ibid., p. 87.
505. ibid., p. 103.
506. « Le mythe de la signification » (1957), in La philosophie analytique,
Cahiers de Royaumont, vol. IV, Paris, Les Éditions de Minuit, 1962, p. 139.
507. ibid., p. 139.
508. L’exemple choisi ici n’est pas celui de Quine (qui privilégie le cas de
l’individu qui est à la fois mathématicien et cycliste), mais est volontairement
emprunté à Saul Kripke qui, dans Naming and necessity (Cambridge Mass.,
Harvard University Press, 1980), défiera la conception russello-carnapienne au
nom, précisément, d’arguments modaux qui plaident en faveur d’un retour à
un certain essentialisme.
509. W.V.O. QUINE, « Le mythe de la signification » (1957), op. cit., pp. 151-
152. Cf. Le mot et la chose (1960), op. cit., paragraphes 9-10, pp. 69-83. Dans le
paragraphe 12 (p. 96), Quine rapporte ce lien entre phrases observationnelles,
dont le sens est fixé par la signification-stimulus, et phrases occasionnelles, qui
supposent des renseignements annexes, au couple russellien de la connaissance
par fréquentation directe et de la connaissance par description.
510. « Le mythe de la signification » (1957), op. cit., p. 155.
511. ibid., p. 157.
512. ibid., p. 156. Dans le paragraphe 15 de Le mot et la chose, Quine précise
quels sont ces points d’étaiement qu’une traduction peut trouver dans
l’observation des pratiques.
513. Même dans ce cas, dit Quine, la similarité des découpages sémantiques et
des principes de composition syntaxiques reste une hypothèse. Elle est
d’ailleurs une hypothèse au sein même d’un même langage : les locuteurs d’un
même langage ont des pratiques linguistiques similaires et c’est sur cette base
qu’ils font correspondre les expressions des autres locuteurs aux expressions
homophoniquement semblables qu’eux-mêmes emploient. Cependant, que cela
soit une supposition, c’est ce que montre le fait que parfois elle est démentie ou
plutôt elle est difficile à maintenir (« Relativité de l’ontologie » (1968), in
Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit., pp. 58-59).
514. « Le mythe de la signification » (1957), op. cit., p. 158. « Au-delà d’un
certain point, écrit Quine dans Le mot et la chose, la stupidité de notre
interlocuteur est moins probable qu’une mauvaise traduction » (Le mot et la
chose, op. cit., paragraphe 13, p. 101). Ainsi, plutôt que de postuler comme
Levy-Bruhl, que les populations qu’il étudiait ne partagaient pas notre
rationalité, Malinowski a préféré postuler des homonymies et considérer qu’ils
utilisaient certains termes dans deux sens différents (p. 99 note 1, cf. aussi
p. 191 note 1).
515. « Le mythe de la signification » (1957), op. cit., p. 158.
516. ibid., p. 169.
517. ibid., pp. 147-148.
518. « Parler d’objets » (1957), op. cit., p. 15.
519. ibid., p. 16.
520. ibid., p. 17.
521. ibid., pp. 14-15. Dans une seconde partie de son article, Quine esquisse,
en retraçant quelques grandes étapes de l’acquisition du langage, des éléments
d’une théorie des mécanismes d’identité et de quantification propres à fixer
l’ontologie sous-jacente aux termes de masse, aux termes individuants, aux
termes généraux, aux termes de relation, aux termes singuliers, aux termes
abstraits, etc. (pp. 18-28).
522. ibid., p. 15.
523. ibid., p. 29.
524. ibid., p. 13.
525. ibid., p. 18.
526. « Relativité de l’ontologie » (1957), op. cit., p. 40.
527. ibid., p. 39.
528. ibid., p. 41.
529. ibid., pp. 44-45.
530. ibid., p. 47.
531. ibid., pp. 52-54. Dans cette critique de l’ostension, on retrouve des
objections que Wittgenstein adressait à la conception « augustinienne » du
langage ; contrairement à ce que semble penser Augustin dans ses Confessions,
on ne peut apprendre le sens des mots par simple ostension.
532. ibid., p. 61.
533. ibid., p. 63.
534. ibid., p. 61.
535. ibid., p. 68. Tout cela mène évidemment à relativiser une fois encore
l’ambition logiciste des premiers philosophes analytiques. En effet, dans la
mesure où « spécifier un univers de discours (le domaine de valeur des
variables de quantification) » n’est rien d’autre que « réduire cet univers à un
autre » (p. 56), l’entreprise de définir les nombres naturels à partir d’entités
logiques comme les classes consiste seulement à assigner à l’arithmétique un
modèle (p. 57) qui a ses propres présupposés d’existence. Mais, de toute façon,
les nombres n’existent pas en dehors de l’arithmétique (p. 58) et les classes pas
non plus en dehors de la théorie des classes ou des ensembles. Quine est, sur
ce point encore, l’héritier direct de la Syntaxe carnapienne.
536. « On Carnap’s views on ontology » (1951), in The ways of paradox, op. cit.
537. ibid., p. 114.
538. ibid., p. 114. Par son critère ontologique, Quine ne prétend pas avoir
éclairé la notion d’existence elle-même ; d’une certaine façon, il a simplement
présupposé que l’« existence est ce qu’exprime la quantification existentielle » :
« Nous avons découvert une explication de l’existence singulière “a existe”, qui
est “(∃ x) (x=a)” ; mais vouloir expliquer derechef le quanteur existentiel “il y
a”, “il y a des”, lui-même, vouloir expliquer l’existence générale, c’est une cause
perdue » (« Existence et quantification » (1966), in Relativité de l’ontologie et
autres essais, op. cit., p. 113.). La seule chose dont on puisse rendre compte,
c’est, dit Quine, de la manière dont peuvent être justifiées les quantifications
existentielles. Et, sur ce point, son avis diverge de celui de Carnap. Paul Gochet
fait très justement remarquer que le fait que les énoncés d’existence
catégorielle aient à être justifiés et puissent être faux entraîne un estompement
de la distinction entre non-sens et fausseté (P. GOCHET, Quine en perspective,
op. cit., pp. 128-129).
539. ibid., p. 120.
540. ibid., p. 122.
541. « Relativité de l’ontologie » (1968), op. cit., p. 79.
542. « Les deux dogmes de l’empirisme » (1951), in Du point de vue logique,
op. cit., p. 49.
543. ibid., p. 53.
544. ibid., p. 56.
545. ibid., pp. 61-62.
546. ibid., p. 49.
547. ibid., p. 70.
548. ibid., p. 72. En fait, contrairement à ce qu’espérait Carnap, le passage de
l’expérience élémentaire subjectivement ressentie à la qualité objectivement
située dans l’espace et dans le temps pose problème ; dans l’Aufbau, la relation
même d’attribution d’une qualité à un instant-point reste indéfinie (ibid.,
p. 74). Par ailleurs, comme le souligne Le mot et la chose, l’identité des
sensations subjectives passe nécessairement par le langage intersubjectif ; en-
deçà du langage, il n’y a pas d’identité et donc pas d’entités telles que les
expériences élémentaires (Le mot et la chose (1960), op. cit., paragraphe 1,
p. 27)
549. « Les deux dogmes de l’empirisme » (1951), op. cit., p. 75.
550. ibid., pp. 76-77.
551. « Les deux dogmes de l’empirisme » (1951), op. cit., p. 76. Dans Quine en
perspective (op. cit., pp. 40-42), Paul Gochet montre bien que ce holisme
sémantique (qui implique que deux théories qui sont compatibles avec les
mêmes expériences ont le même contenu) est en fait incompatible avec la
thèse de la sous-détermination de la théorie par l’expérience (qui implique que
plusieurs théories différentes sont compatibles avec les mêmes expériences).
Selon Gochet, le holisme sémantique doit être abandonné.
552. W.V.O. QUINE, « L’épistémologie devenue naturelle » (1968), in
Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit., p. 93.
553. ibid., p. 89.
554. Du point de vue de l’épistémologie naturalisée, dit Quine, une phrase
d’observation « est une phrase sur laquelle tous les locuteurs de la langue
rendent le même verdict quand on leur donne la même stimulation
concomitante » (« L’épistémologie devenue naturelle » (1968), op. cit., p. 101).
555. Comme le second Wittgenstein, Quine parle de l’apprentissage des
significations comme d’un « dressage » ; ce sont les pratiques et non les états
mentaux qui font l’objet du contrôle social exercé par ces « censeurs » que sont
tous nos interlocuteurs (Le mot et la chose (1960), op. cit., paragraphe 2,
pp. 30-35).
556. Que la philosophie ne puisse revendiquer une exception à l’égard de
l’exigence de justification, c’est ce que Quine avait au fond déjà indiqué
lorsqu’il affirmait, contre Carnap, qu’il n’y a pas de différence de nature entre
les concepts formels ou catégoriels et les autres concepts, et que l’existence de
choses physiques ou de nombres pouvait être justifiée tout autant que
l’existence de lapins blancs ou de nombres premiers entre 10 et 20.
557. Nous avons vu toutefois qu’au moment où Quine commence son œuvre
philosophique, Wittgenstein remet lui-même en question le Tractatus et Carnap
affaiblit fortement les prétentions logicistes de l’Aufbau par l’adoption d’un
principe de tolérance syntaxique.
558. G.E. MOORE, « La nature du jugement » (1899), in G.E. Moore et la
genèse de la philosophie analytique, Paris, Klincksieck, 1985, p. 46.
559. ibid., p. 50.
560. ibid., pp. 49-50.
561. ibid., p. 51.
562. ibid., p. 54.
563. ibid., p. 51.
564. Principia ethica (1903), Paris, Presses Universitaires de France, 1998,
préface à la première édition, p. 3.
565. ibid., p. 3.
566. ibid., p. 1.
567. ibid., paragraphe 10, p. 50.
568. ibid., paragraphe 6-7, pp. 46-48.
569. ibid., paragraphe 12, p. 55.
570. ibid., paragraphe 13, p. 56.
571. ibid., paragraphe 13, p. 57.
572. ibid., paragraphe 25, p. 85.
573. ibid., paragraphe 14, p. 61. À cet égard, les Principia ethica ont sans
doute joué un rôle important dans la décision de certains philosophes
analytiques de mettre les énoncés éthiques à l’écart du domaine des
propositions authentiques dont les conditions de vérité sont fonction des faits
du monde. Dans le paragraphe 74 (pp. 187-188), Moore écrit en effet : « Que
ce soit une erreur de réduire toutes les propositions à un type propositionnel
unique, celui des propositions qui affirment soit que quelque chose existe, soit
que quelque chose qui existe a un certain attribut (ce qui veut dire que cette
chose et cet attribut existent dans un certain rapport mutuel), cela se voit
aisément dès lors que l’on se réfère à cette classe particulière qui est celle des
propositions éthiques. Car quel que soit ce dont nous avons peut-être prouvé
l’existence, et quels que soient les deux étants dont nous avons peut-être
prouvé qu’ils sont liés nécessairement l’un à l’autre, cela reste une autre
question, tout à fait distincte, que de savoir si ce qui existe de cette façon est
un bien ». Parce qu’il s’attachera à ce « type propositionnel unique », que
Moore juge illusoire, le Tractatus n’aura d’autre choix que de considérer
l’éthique comme indicible. Quant à Carnap, il devra rejeter les énoncés
éthiques de la philosophie rigoureuse pour la raison qu’ils n’ont pas de
conditions empiriques de vérité.
574. « Apologie du sens commun » (1925), in G.E. Moore et la genèse de la
philosophie analytique, op. cit., p. 144.
575. « Preuve qu’il y a un monde extérieur » (1939), in G.E. Moore et la genèse
de la philosophie analytique, op. cit., p. 191.
576. ibid., p. 191.
577. ibid., p. 192.
578. « Certainty » (1941), in Philosophical papers, London, Allen and Unwin,
1959, p. p. 227.
579. « Preuve qu’il y a un monde extérieur » (1939), op. cit., pp. 194-195.
580. « La réfutation de l’idéalisme » (1903), in G.E. Moore et la genèse de la
philosophie analytique, op. cit., pp 85-86
581. L. WITTGENSTEIN, De la certitude (1951), Paris, Gallimard,
paragraphe 521, p. 124. Comme il l’avait fait pour les énoncés qui expriment
directement des sensations et autres vécus immédiatement ressentis,
Wittgenstein souligne en effet que là où il n’est pas possible de douter, il n’est
pas non plus possible de savoir. Dans la mesure où je ne peux pas douter que
« j’ai mal », que « j’ai peur » ou que « je pense », je ne peux pas non plus dire
que je sais que j’ai mal, que j’ai peur ou que je pense. Il ne s’agit pas là de
propositions factuelles qui pourraient se révéler vraies ou fausses ; dès lors, je
ne peux à proprement parler les « tenir pour vraies ». « Que je sache quelque
chose dépend de la justification ou de la contradiction qu’apporte le
témoignage des preuves. En effet dire qu’on sait qu’on a mal ne veut rien dire »
(ibid., paragraphe 504, p. 121.)
582. ibid., paragraphe 445, p. 109.
583. ibid., paragraphe 112, p. 53.
584. ibid., paragraphe 116, p. 53.
585. ibid., paragraphe 402, p. 100.
586. ibid., paragraphe 273, p. 77-78.
587. ibid., paragraphe 274, p. 78.
588. ibid., paragraphe 9, p. 33.
589. ibid., paragraphe 52, p. 41.
590. ibid., paragraphe 136, p. 56.
591. ibid., paragraphe 308, p. 83. Lorsque Wittgenstein parle ici du fait d’être
sûr comme d’un « état mental », il entend opposer le sentiment de la
conviction, qui relève de la psychologie, et le statut épistémologique de la
certitude. Il ne revient pas pour autant sur sa critique de la façon dont la
psychologie aborde ces « états mentaux ». Pour le Wittgenstein de De la
certitude, il reste clair que c’est dans mon comportement qu’on évalue non
seulement ce que je sais, mais aussi la force de cette conviction. « Ma vie
montre que je sais, ou que je suis sûr, qu’il y a là un siège, une porte, etc. Je dis
par exemple à un ami : “Prends ce siège”, “Ferme la porte”, etc. » (ibid.,
paragraphe 7, p. 32). Cf. aussi paragraphe 14, p. 34 ; paragraphe 285, p. 80.
592. ibid., paragraphe 325, p. 86.
593. ibid., paragraphe 495, p. 119.
594. ibid., paragraphe 262, p. 76. Cf. aussi paragraphe 612, p. 140.
595. ibid., paragraphe 472, p. 115.
596. ibid., paragraphe 249, p. 75.
597. ibid., paragraphe 122, p. 54
598. ibid., paragraphe 231, p. 71.
599. ibid., paragraphe 625, p. 143.
600. ibid., paragraphe 115, p. 53. Cf. aussi paragraphe 337, p. 88.
601. ibid., paragraphe 74, p. 44.
602. ibid., paragraphe 102, p. 50. Cf. aussi paragraphes 140-141-142, pp. 57-
58.
603. ibid., paragraphe 341, p. 89.
604. ibid., paragraphe 217, p. 69. Cf. aussi paragraphe 55, p. 41.
605. ibid., paragraphe 410, p. 101. L’expérience, dit Wittgenstein à l’opposé du
Tractatus, « nous enseigne un ensemble de propositions interdépendantes »
(ibid., paragraphe 274, p. 78).
606. ibid., paragraphe 152, p. 60.
607. ibid., paragraphe 492, p. 118-119.
608. ibid., paragraphe 516, p. 122. Cf. aussi paragraphe 111, p. 52-53.
609. ibid., paragraphe 163, p. 61-62. Cf. aussi paragraphe 345, p. 90.
610. ibid., paragraphe 652, p. 148.
611. ibid., paragraphe 291, p. 81.
612. ibid., paragraphe 653, p. 148.
613. ibid., paragraphes 448-449, p. 110.
614. ibid., paragraphes 318-319, p. 85.
615. ibid., paragraphe 96, p. 49.
616. Contrairement à Russell, Moore n’utilise guère d’idéographie symbolique
pour formuler ses analyses logiques. Cela s’explique notamment parce que
Moore, contrairement à Russell, ne se préoccupe pas de fonder les sciences et
notamment les sciences formelles comme les mathématiques ; sa
préoccupation va plutôt, comme il le dit lui-même, à « deux problèmes, à
savoir, premièrement, le problème d’essayer de clarifier ce que pourrait bien
vouloir dire un philosophe donné en disant telle ou telle chose et,
deuxièmement, le problème de découvrir quelles raisons vraiment
satisfaisantes il pourrait y avoir pour considérer que ce qu’il veut dire est vrai
ou, au contraire, faux » (« An autobiography » (1942), in The philosophy of G.E.
Moore, P.A. Schilpp ed., Chicago, Northwestern University, p. 14). Dans
quelques textes, cependant, notamment lorsqu’il entre en débat avec Russell,
Moore utilise un langage semi-formalisé pour soutenir son argumentation.
617. G. RYLE, « Systematically misleading expressions » (1932), in Proceedings
of the aristotelian society, 1932, vol. XXXII, p. 143.
618. ibid., p. 150.
619. ibid., p. 154.
620. Ryle met cependant en évidence un problème un peu particulier, celui de
l’écart entre les énoncés « Tommy Jones n’est pas l’actuel roi d’Angleterre » et
« Poincaré n’est pas l’actuel roi de France ». Le premier énonce en effet qu’il y a
une personne et une seule qui est actuel roi d’Angleterre et que cette personne
n’est pas identique à Tommy Jones, alors que le second dit simplement que
Poincaré n’est pas actuel roi de France, le « l’ » n’ayant pas ici pour fonction
d’identifier un individu unique par description définie (ibid., p. 158).
621. ibid., p. 165.
622. ibid., p. 146.
623. ibid., p. 142. Cf. aussi p. 148, p. 152, p. 157, p. 162 ou p. 168.
624. ibid., p. 167.
625. ibid., p. 167.
626. ibid., p. 170.
627. ibid., p. 170.
628. ibid., p. 170.
629. Un peu plus loin, le texte se poursuit en intégrant la catégorie de la
substance (« Categories », in Proceedings of the aristotelian society, 1938,
vol. XXXVIII, pp. 189-206, réédité dans les Collected papers, London,
Hutchinson, vol. 2, pp. 170-171). Sur toute cette question des catégories
sémantiques et de leurs rapports aux formes syntaxiques, cf. notre article
« Catégories sémantiques et catégories syntaxiques : relecture critique de la
quatrième Recherche logique husserlienne du point de vue de la philosophie
analytique » (à paraître dans l’ouvrage collectif La théorie des catégories. Entre
logique et ontologie).
630. Qu’en vertu de cette distinction des types de termes, la notion même de
« terme » soit suspecte aux yeux de Ryle, c’est ce qui apparaît plus loin dans
l’article de 1938 : « Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de titre univoque pour
tous les significata d’expressions, puisque, s’il y avait un tel titre, tous les
significata seraient d’un seul et même type. Et c’est justement ceci qui était
erroné depuis le départ dans la terminologie lockienne des “idées” (ideas) ou
dans la terminologie meinongienne des “objets”, mots qui furent employés
précisément pour accomplir cette tâche impossible » (ibid., p. 180)
631. ibid., p. 171.
632. ibid., p. 171.
633. A bien des égards, cependant, Aristote montre qu’il n’a pas du tout pris la
mesure de cette découverte. En effet, dit Ryle, Aristote « semble avoir pensé
que, bien que les termes soient accouplés dans des propositions et qu’il y ait
différentes sortes de termes, il n’y a qu’une sorte d’accouplement (coupling)
[sous-entendu celui du sujet et du prédicat] » (ibid., p. 175). Plus
généralement, Aristote n’aurait tenu aucun compte dans sa logique de son
analyse pourtant remarquable des différentes formes de proposition (ibid.).
634. ibid., p. 181.
635. ibid., p. 179.
636. ibid., p. 179.
637. « Dilemmas », in Dilemmas, Cambridge, Cambridge University Press,
1954, p. 10.
638. G. RYLE, La notion d’esprit (1949), Paris, Payot, 1978, p. 16.
639. ibid., p. 18.
640. L. ANTONIOL, Lire Ryle aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck, 1993, p. 58, et
plus généralement pp. 51-62.
641. G. RYLE, « Adverbial verbs and verbs of thinking » in On thinking,
Oxford, Basil Blackwell, 1979, pp. 17-31.
642. L. ANTONIOL, Lire Ryle aujourd’hui, op. cit., p. 60.
643. G. RYLE, La notion d’esprit (1949), op. cit., pp. 7-8.
644. « Formal and informal logic » (1953), in Dilemmas, op. cit., p. 118.
645. ibid., pp. 118-119.
646. Ryle parle explicitement de « logique des concepts de plaisir, de vision,
de hasard, etc. » (ibid., p. 119).
647. ibid., p. 126.
648. « La phénoménologie contre The concept of mind » (1940), in La
philosophie analytique, op. cit., p. 71.
649. ibid., pp. 74-75.
650. J. AUSTIN, « The meaning of a word » (1940), in Philosophical papers,
Oxford, Clarendon Press, 1961, p. 24.
651. ibid., p. 26.
652. ibid., p. 27.
653. ibid., p. 30.
654. ibid., pp. 31-32.
655. « Other minds » (1946), in Philosophical papers, Oxford, Clarendon Press,
1961, p. 54.
656. ibid., p. 55.
657. ibid., p. 55.
658. ibid., p. 56. À cet égard, Austin constate que les scientifiques font un
usage beaucoup plus circonstancié du mot « réel » que les philosophes (p. 62).
659. ibid., pp. 80-81.
660. Le langage de la perception (1962), Paris, Armand Colin, 1971, p. 22.
661. ibid., p. 23.
662. ibid., p. 24.
663. ibid., pp. 27-28.
664. ibid., p. 31.
665. ibid., p. 32.
666. Le mot « réel », dit Austin, est « tributaire de l’emploi d’un substantif »
(ibid., p. 91). Comme l’existence, la réalité est en fait une propriété de second
degré ; elle ne peut s’attribuer à un objet en lui-même, mais seulement en tant
qu’il tombe sous un concept, en tant qu’il relève de telle ou telle espèce : ce
canard n’est pas réel, c’est-à-dire que ce n’est pas un vrai canard (ibid., p. 92).
Or, dès lors qu’il est relatif à un autre concept, le mot « réel » ne peut en
principe être utilisé de manière autonome, raison pour laquelle, dans la langue
quotidienne, il apparaît de manière privilégiée sous forme d’adjectif.
667. ibid., p. 136.
668. Quand dire, c’est faire (1962), Paris, Le Seuil, 1970, p. 37. Cette
problématique avait d’ailleurs fait l’objet de la conférence qu’Austin prononça
au fameux colloque de Royaumont de 1957, où Quine s’attaquait au « Mythe
de la signification » et où Ryle opposait sa conception de l’esprit à celle de la
phénoménologie.
669. ibid., p. 41.
670. ibid., pp. 84-86. La différence entre les usages de certains verbes à la
première et à la troisième personne est quelque chose qu’Austin, nous l’avons
vu, avait déjà observé dans « Other minds » ; et c’est aussi un élément que le
second Wittgenstein avait beaucoup commenté, tant dans ses Remarques sur la
philosophie de la psychologie que dans De la certitude.
671. ibid., p. 48. Pour le détail de cette tentative de classification, cf. pp. 49-72
672. ibid., p. 77.
673. ibid., p. 77.
674. ibid., pp. 81-82. Les critères ne sont d’ailleurs pas plus lexicaux que
grammaticaux (ibid., pp. 83-84).
675. ibid., p. 107.
676. ibid., p. 119.
677. ibid., pp. 145-146.
678. ibid., p. 145.
679. ibid., pp. 151-152.
680. ibid., p. 130.
681. ibid., p. 151.
682. « A plea for excuses » (1956), in Philosophical papers, op. cit., p. 133.
683. Cf. notamment W.V.O. QUINE, « La logique et la réification des
universaux » (1947-1950), op. cit., pp. 153-155.
684. W.V.O. QUINE, Le mot et la chose (1960), op. cit., paragraphe 33, p. 231.
Pour toute information sur notre fonds et nos nouveautés, consultez notre
site web : www.deboecksuperieur.com

Conception graphique : Primo&Primo

© De Boeck Supérieur s.a., 2013


Rue du Bosquet, 7 – B-1348 Louvain-la-Neuve

Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur et strictement réservée à l'usage
privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre
gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette oeuvre, est strictement interdite
et constitue une contrefaçon prévue par les articles L.335-2 et suivants du
Code de la Propriété Intellectuelle. L'éditeur se réserve le droit de poursuivre
toute atteinte à ses droits de propriétéintellectuelle devant les juridictions
civiles ou pénales.

Ce document numérique a été réalisé par PCA

Vous aimerez peut-être aussi