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Villes en parallèle

Villes en mutation
Brahim Benyoucef

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Benyoucef Brahim. Villes en mutation. In: Villes en parallèle, n°36-37, décembre 2003. Villes algériennes. pp. 90-105;

doi : https://doi.org/10.3406/vilpa.2003.1390

https://www.persee.fr/doc/vilpa_0242-2794_2003_num_36_1_1390

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Résumé
En Algérie, intervient ces dernières années une phase importante de mutations socio-économiques et
politiques, que génère essentiellement le passage de l’économie centralisée à l’économie de marché,
et du système centralisé au pluralisme politique. Ces mutations exercent, à travers la libéralisation du
marché foncier et immobilier, l'impact le plus direct et immédiat sur l'espace. Elles interviennent
également dans un contexte d'exclusion, dont souffre essentiellement la catégorie des jeunes, la plus
importante tranche de la population. Ce phénomène se manifeste dans les villes, à travers les formes
d'habitat et les modes de vie intervenant en marge de la société. Le recul de l’État après 30 années de
présence exclusive, au profit de l’initiative libre des autres acteurs sociaux, conjugué au déficit en outils
et mécanismes de régulation, laisse émerger alors une nouvelle dynamique de changement
socioculturel et spatial, que traduisent les nouvelles stratégies spatiales, variées et contradictoires, que
déploient les différents acteurs et qui s’articulent autour des enjeux urbains et fonciers.

Abstract
Over the last few years, Algeria has witnessed an important phase of socio-economic and political
mutations, mainly generated by the transition from centralized economy to market economy, and from
centralized system to political pluralism. Through the liberalization of the land and real estate market,
these mutations have the most direct and immediate impact on space. They also play a part in an
exclusion context, mainly affecting young people, the most important segment of the population. This
phenomenon is reflected in the cities, through the marginal types of dwelling and lifestyles. The
reduced State intervention after 30 years of exclusive presence, in favor of free initiative from the other
social players, together with the lack of regulation tools and mechanisms, gives rise to a new dynamic
of sociocultural and spatial change, reflected by the new spatial, varied and contradictory strategies
deployed by the various players and which are structured around urban and land stakes.
Brahim BENYOUCEF
■ Résumé : Villes en mutation

En Algérie, intervient ces dernières années une phase importante de mutations socio-économiques
et politiques, que génère essentiellement le passage de l’économie centralisée à l’économie de
marché, et du système centralisé au pluralisme politique. Ces mutations exercent, à travers la
libéralisation du marché foncier et immobilier, l'impact le plus direct et immédiat sur l'espace.
Elles interviennent également dans un contexte d'exclusion, dont souffre essentiellement la
catégorie des jeunes, la plus importante tranche de la population. Ce phénomène se manifeste
dans les villes, à travers les formes d'habitat et les modes de vie intervenant en marge de la
société. Le recul de l’État après 30 années de présence exclusive, au profit de l’initiative libre des
autres acteurs sociaux, conjugué au déficit en outils et mécanismes de régulation, laisse émerger
alors une nouvelle dynamique de changement socioculturel et spatial, que traduisent les nouvelles
stratégies spatiales, variées et contradictoires, que déploient les différents acteurs et qui
s’articulent autour des enjeux urbains et fonciers.

■ Mots clefs I mutations urbaines, conditions d'exclusion, tradition, modernité,


développement précaire, centralité, promotion foncière sociale
■ Abstract : Cities in mutation

Over the last few years, Algeria has witnessed an important phase of socio-economic and political
mutations, mainly generated by the transition from centralized economy to market economy, and
from centralized system to political pluralism. Through the liberalization of the land and real
estate market, these mutations have the most direct and immediate impact on space. They also
play a part in an exclusion context, mainly affecting young people, the most important segment of
the population. This phenomenon is reflected in the cities, through the marginal types of dwelling
and lifestyles. The reduced State intervention after 30 years of exclusive presence, in favor of free
initiative from the other social players, together with the lack of regulation tools and mechanisms,
gives rise to a new dynamic of sociocultural and spatial change, reflected by the new spatial,
varied
around and
urbancontradictory
and land stakes.
strategies deployed by the various players and which are structured

■ Key words : urban mutations, exclusion conditions, tradition, modernity, precarious


development, centrality, social land promotion

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VILLES EN MUTATION
Brahirn
BENYOUCEF*

■ En Algérie, intervient ces dernières années une phase importante de


transformations, qui trouvent leurs expressions, dans la mutation de l’économie
centralisée à l’économie de marché, du système politique centralisé au
pluralisme politique. La libéralisation du marché foncier et du marché
immobilier illustre les aspects spatiaux de ces mutations. Par ailleurs, ces
mutations interviennent dans un contexte socioculturel, qui traîne d'une part un
lourd patrimoine culturel, résistant à travers les formes et apparences, et frustré
d'autre part par une modernité imposée et non expérimentée. Cette situation
laisse émerger un certain nombre de phénomènes qui suscitent des
problématiques et offrent des opportunités de recherche incontestablement
intéressantes.

Le recul de l’État après trente années de présence exclusive, au profit de


l’initiative libre des autres acteurs sociaux, conjugué au déficit en outils et
mécanismes de régulation, laisse émerger alors une nouvelle dynamique de
changement socioculturel et spatial, que traduisent les nouvelles stratégies
spatiales, variées et contradictoires, que déploient les différents acteurs et qui
s’articulent autour des enjeux urbains et fonciers.

* Urbaniste, École Polytechnique d’ Architecture et d’Urbanisme (EPAU), Alger

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■ Enjeux urbains, exclusion et urbanisation

Le développement précaire

L’analyse des mutations socio-urbaines révèle que l’urbanisation quoique


ayant enregistré quantitativement un certain résultat notable, n’a eu que très peu
d’effet sur la dynamique de développement socioculturel. L’urbanisation
moderne, initiée depuis presque un siècle, engendre des phénomènes importants
de mutation. Elle fut générée au début moins par l’accroissement naturel des
populations urbaines, que par les flux des populations rurales vers les villes,
sous l’effet de la détérioration des conditions de vie dans les campagnes,
inscrite dans les conditions de domination, à l’époque coloniale; et générée en
seconde phase par les effets des politiques nationales d’industrialisation et de
modernisation économique. Elle engendre aussi bien des mutations sociales que
spatiales. A ce titre intervient la mutation des cités traditionnelles en villes, et
par conséquent la mutation du statut de cité (territoire urbain autonome contrôlé
par une communauté sociale homogène, circonscrite) à celui de ville (territoire
urbain, à composante sociale complexe, caractérisé par une forte mobilité
sociale et spatiale, intervenant comme unité spatiale inscrite dans un système
urbain national et hiérarchisé). Cette mutation de cités en villes génère à son
tour la substitution du statut de citoyen à ceux de maître et client de la cité.
Toutefois ce processus de mutation intervient dans des conditions
d’exclusion, et ne fut pas accompagné de programmes, d’actions et de
conditions de développement social, économique et culturel appropriés pour une
meilleure intégration socioculturelle. A l’époque coloniale, l’urbanisation allait
de pair avec une politique d’inégalité sociale et économique. Elle relevait de la
détérioration des conditions de vie dans les campagnes, qui refoulaient leurs
populations vers des villes dépourvues de conditions d’accueil. Cela générait les
phénomènes d'exode rural, et de concentration en ville de masses importantes
de populations appelées à vivre en marge du système, dépourvues d’emploi et
de logement; vouées à vivre dans des conditions d'exclusion et de précarité, que
les bidonvilles et autres formes d’habitat non conforme illustrent parfaitement.
Durant l’expérience du développement national, après l’indépendance, le
même phénomène d’exode continua. La première phase d’exode s’explique par
des motifs essentiellement psychologiques, dans la mesure où s’approprier la

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ville signifiait la libération tant souhaitée des dures conditions de la nature, de la


campagne, de l’emprise familiale et de toute forme de domination. C’est une
traduction matérielle de l’indépendance qui engendre une très forte mobilité
spatiale. Le mouvement allait se poursuivre par la suite, sous l’effet de l’échec
des stratégies de développement rural d’une part, et celui de la forte polarisation
que les villes industrielles exerçaient d’autre part. Le processus d’urbanisation
allait de pair avec une politique de modernisation, inscrite dans une logique
dogmatique et intervenant dans des conditions d’exclusion, en marge de la
société, de l'histoire et des cadres et références traditionnels, selon des modèles
de développement imités et non expérimentés, appelés à être subis.

Enjeux urbains et exclusion

Les villes continuent de nos jours, à exercer un fort effet de polarisation,


lié aux effets que les enjeux urbains exercent (la population urbaine en Algérie
étant estimée à 60% en 2000, et à 80% en 2020, dont les 2/3 occupent les
régions Nord, soit 4% de la superficie totale du pays). Ces enjeux sont multiples
et variés.
- Des enjeux politiques, dans le sens où la ville est le centre de pouvoir
par excellence : s’approprier la ville permet le bénéfice du rapprochement et de
proximité des espaces de décision.
- Des enjeux économiques, dans le sens où la ville est le centre et le
marché par excellence de production et de consommation des biens et services :
s’approprier la ville, c’est aussi s’approprier et contrôler le marché, ou du moins
bénéficier de sa proximité.
- Des enjeux socioculturels, dans le sens où la ville n'a cessé d'être et de
représenter le centre par excellence de promotion sociale et culturelle,
d'échange, d'interaction et d’innovation.
- Des enjeux psychologiques. La ville représente aux yeux de la
population, et par toutes les commodités qu’elle offre, l’occasion d’accéder à
des conditions de vie meilleures, et de bénéficier d'un positionnement
socioculturel et économique confortable. Elle représente aussi, dans les schémas
mentaux, l'espace favorable au contrôle et dépassement des frustrations que
génèrent l’exclusion et l’incertitude de l’avenir. Elle représente mentalement,
dans des logiques de domination et d'exclusion, l'opportunité de réussite et de

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succès. Le discours développé par les jeunes en détresse concernant


l'immigration, et les rêves que dispense la vie dans les grandes villes locales
pour certains et mondiales pour d'autres, notamment le Canada, les USA et
l'Europe, est fortement révélateur.

Tous ces enjeux constituent l’origine de toute la compétition à laquelle se


livrent les acteurs sociaux, déployant des stratégies variées et contradictoires, en
vue de s’approprier le sol urbain et la ville, qui reste l'enjeu central et principal,
au cœur de cette compétition. Ces enjeux expliquent en grande partie les
nouveaux phénomènes de la dynamique d’urbanisation.

Formes et manifestations de l'exclusion

Cependant, l'insuffisance des capacités d'accueil des villes, en emploi,


logement, équipements, et l'absence de programmes d'accompagnement en vue
de l'intégration, - l’érosion humaine des régions rurales n'étant pas encadrée -
engendrent des contradictions relevant essentiellement de l'exclusion, et qui se
manifestent à travers, le chômage, la crise du logement, les surdensités, le
déficit en équipements culturels et en programmes d'intégration et
développement culturel.
Les phénomènes d'exclusion génèrent à leur tour des phénomènes de
désorganisation sociale et individuelle, qui se manifestent à travers la violence,
le vol, la prostitution, la drogue, le suicide, qui trouvent en milieu urbain un
champ propice. La désorganisation sociale se manifeste également à travers
toutes les formes de vie en marge et dans des conditions de précarité et de non-
conformisme (bidonvilles, vente à la sauvette. . .)

■ Exclusion et crise de la ville

Problématique socio-urbaine

Ce que l’exclusion a généré comme phénomènes psychologiques de


frustration, fut suffisant, pour développer une culture de rente et pour densifier
les enjeux et accélérer la compétition en vue de l’appropriation foncière et
urbaine. Car, devant l'incertitude et son corollaire la frustration, le sujet tend à

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manifester sa résistance, à travers l'appropriation de sa part en ville, et de son


droit tant rêvé à la ville. La libération du marché foncier et immobilier ouvrit
pleinement les portes à cette compétition, qui conjuguée à l'absence d'outils,
mécanismes et agents de régulation, d'arbitrage, d'orientation et de modération,
engendra une crise de la ville. Le résultat de cette crise se traduit par le
dysfonctionnement des villes en tant qu’espaces d’échange, de communication
et d’interaction, transformés sous l’effet de l’exclusion, en champs
d’affrontements et de rivalités. En dépit des formes manifestes de violence et
des effets de désorganisation sociale, surtout dans les quartiers pauvres et non
conformes, se manifeste une certaine rivalité entre les groupes sociaux selon
une représentation mentale du dualisme (rural / urbain) ou (maître de la cité /
étranger à la cité, «oulid lablad / barrani»), que traduisent les attitudes dans
leurs expressions quotidiennes
Le résultat se traduit également par le dysfonctionnement des instruments
et des plans d’urbanisme, dépassés par un processus animé en grande partie par
la compétition, à laquelle se livrent les forces sociales et économiques en vue de
l’appropriation du sol urbain, selon des stratégies, suscitées par les enjeux
urbains, essentiellement économiques et symboliques.
Cela engendre tout un ensemble de problèmes, concernant l’habitat,
l’environnement, l’architecture, la mobilité, la société et la culture, la gestion,
autour desquels s’articule la problématique urbaine actuellement. Ils illustrent
les limites d’une expérience subie et non expérimentée, intervenant dans des
conditions d’exclusion, insouciante des modalités d’adhésion de la société au
projet et des modalités de son inscription dans le processus historique
d’accumulation.

L'habitat en question

Cette situation génère aussi une crise de l’urbanisme et de (’architecture,


une crise de créativité, d'innovation et de ressourcement, d'esthétique,
d'urbanité, de gestion et de contrôle. L’examen typologique des formes et
modes d'habitat révèle, en effet, la dominance du dualisme, traditionnel et
moderne, en dépit du modèle colonial partiellement implanté, surtout dans
quelques grandes villes, et systématiquement réapproprié par la population, et

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en dépit des formes d’habitat précaire et illicite, qui traduisent des situations
contradictoires.

Le modèle traditionnel, que traduisent les médinas noyaux anciens des


villes au Nord et les ksours du Sud, constitue un repère important dans la
représentation mentale, témoin d’un passé glorieux, apte à compenser
l’incapacité sociale au présent, modèle et démarche expérimentée à reproduire,
pour parer aux surprises d’une expérience incertaine.

C’est à ce titre qu’interviennent les discours relatifs au patrimoine qui


évoquent la gloire et la perfection de ces modèles, selon une approche idéaliste
et nostalgique, inscrite dans une logique défensive, où la tradition, selon un
rapport figé, intervient en qualité de modalité défensive et de résistance. La
plupart de ces médinas et ces ksours souffrent de détérioration physique de leur
cadre bâti et de leurs conditions d’hygiène. Alors que paradoxalement les
populations qui y habitent n’hésitent pas, pour répondre à leurs besoins
nouveaux et croissants, d’y porter atteinte, à travers les aménagements
maladroits apportés, ou les délaissent en faveur d'implantations souvent dans
des conditions précaires, en périphérie. Ces médinas et ces ksours sont l’otage
d’une part d’une vision nostalgique et figée qui plaide pour une conservation
intégrale, et d’une logique d’occupation et de rente d’autre part, qui se
manifeste à travers des attitudes et des actions spatiales non conformes.

A l’opposé intervient le modèle d’urbanisation moderne développé par


les programmes de développement initiés par l’État depuis les années soixante-
dix. Ce sont les modèles des grands ensembles d’habitations collectives, sous
forme de tours et barres identiques et standards, produites selon des procédés
industrialisés de construction, implantées dans toutes les régions du pays. Ces
modèles empruntés d’ailleurs, et implantés un peu partout, sans aucune modalité
d’intégration et dépourvus de toute qualité urbaine, sont subis et
incontournables sous l’effet du besoin de se loger. Toutefois, les attitudes et les
modalités d’appropriation que traduisent les aménagements apportés et les
pratiques de l’espace, illustrent l'incapacité d'un tel mode d'habitat, à répondre
aux attentes de la société.

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Le phénomène de l’habitat de rente

Avec la libération du marché foncier, de la construction et de la


promotion immobilière collective et individuelle, intervient un modèle médian
qui prolifère à travers tout le territoire, l’habitation individuelle de forte densité.
Cette situation engendre selon une logique défensive une forte
compétition à laquelle se livrent tous les citoyens en vue de l’appropriation
foncière. S’approprier une portion individuelle du sol urbain, signifie pour
certains se libérer des conditions difficiles du monde rural, et de l’emprise
familiale..., pour d’autres l’amélioration des conditions d’existence, la
promotion sociale et culturelle, et pour d’autres encore l’appropriation du
marché, du pouvoir, etc. C’est également sous l’effet des frustrations
qu’engendrent le poids du présent et l’incertitude du futur, qu’intervient le
modèle d’habitat individuel, mixte et rentier, associant habitation individuelle
dense et espaces d’activité. Ce sont des bâtiments individuels, où se croisent
dans leur conception, leur organisation et leur traitement architectural, des
signes de la tradition et d’autres du modernisme, selon les mêmes mécanismes
et modalités déjà évoqués. Ils sont caractérisés, par une forte densité, que
traduisent à la fois, leur emprise foncière au sol, très élevée, non conforme
généralement au coefficient normalisé d’emprise au sol, et le nombre de
niveaux, dépassant très souvent le plafond de la norme (souvent R+3). Ils
témoignent d’une forte mitoyenneté, dans la mesure où les bâtiments sont
implantés dans les limites latérales des parcelles, alors que le côté façade
s’aligne et s’impose à la voie publique. Le bâtiment crée la rue, pour en
récupérer les effets, selon une logique de rente, qui affecte impérativement le
rez-de-chaussée, organisé en locaux, destinés aux activités commerciales et
industrielles. Ce modèle qui prolifère à travers tout le territoire, illustre la
logique de rente qui intervient sous l’effet de toutes les frustrations au
quotidien. L’occupation maximale de la parcelle, intervient d’une part en vue
d’assurer devant l’incertitude du futur, un revenu familial, par le moyen d’un
rez-de-chaussée destiné aux activités économiques ; et en vue d’assurer d’autre
part, des logements aux enfants une fois mariés, étant donné la crise de
logement. Ce modèle intervient selon des mécanismes défensifs et de
sécurisation, qui traduisent le phénomène de frustration et d’endurance,
qu’engendrent les conditions d’exclusion.

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Mode d’appropriation foncière

L’appropriation foncière et l’accessibilité au sol urbain sont facilitées


grâce aux pratiques devenues courantes de cession et de transfert de propriétés,
qui tendent à développer un marché parallèle foncier très prospère, fonctionnant
selon le procédé de vente de deuxième main, relayée par les agences
immobilières. En vertu de ce système, les bénéficiaires de droit, dans
l’incapacité de construire, ou des réseaux de bénéficiaires de complaisance très
bien implantés et organisés, développent, grâce à la cession et revente de lots
acquis directement auprès des communes, un marché foncier prospère, selon
une démarche spéculative. Ils ouvrent la voie de l’accession foncière à tous, en
contrepartie de prix variables selon le site. Cela est à l’origine de l’apparition
récente des agences de transactions immobilières, et de la prospérité de cette
activité.

Par ailleurs, ce patrimoine de nature en grande partie agricole pose un


problème de statut, causé par les mécanismes de détournement dont il fait
l’objet. Intervenant dans un contexte où l'Etat se désengage progressivement
vis-à-vis des actions d'équipement de base, ces nouveaux lotissements, dits
sociaux, sont démunis des conditions de viabilisation, et posent un problème de
fonctionnement, tant sur le plan environnemental, esthétique, que socio-urbain.

Mode de production

La réalisation de cet habitat se fait très souvent d’une manière partielle et


progressive. Il est pratique courante de commencer par la construction du rez-
de-chaussée, destiné au commerce ou aux activités artisanales, et de procéder
progressivement à la réalisation du reste du bâtiment. La rente issue de la mise
en exploitation du local d’activité est versée, totalement ou en partie, dans la
réalisation du reste du bâtiment. Cela génère par conséquent la généralisation du
phénomène de l'habitat inachevé, et de l’image des poteaux en attente. C’est
néanmoins la pratique que les démunis exercent, afin de pouvoir réaliser leur
projet.

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■ Mutations économiques et dynamique urbaine

Facteurs et mécanismes de la croissance urbaine

Beaucoup de facteurs intervenant selon une logique de combinaison


viennent contribuer à ce phénomène de croissance accélérée, enregistré d'une
manière plus spectaculaire, durant la dernière décennie 1987-2000. En premier
lieu intervient :
la croissance démographique, qui s'exprime à travers un taux de
croissance très élevé, relevant davantage du mouvement et de la mobilité de la
population, que génèrent, en plus des motifs traditionnels de l'exode, les
considérations sécuritaires. En effet, les périphéries des grandes villes, en
qualité de réservoirs fonciers, polarisent ces excédents de populations et
enregistrent des taux remarquablement élevés. La commune de Dar El Beida, à
l'est d'Alger, illustre un cas de figure, en enregistrant une croissance élevée de
sa population, passant de 17 768 hab. en 1987 à 43 788 hab. en 1998, soit un
taux annuel de 8,54% ; elle doit cela essentiellement à la localité d'El-Hamiz,
qui exerce le plus fort taux d'attraction, enregistrant une variation en hausse de
sa population, passant de 1 135 hab. en 1987 à 11 557 hab. en 1998, avec un
taux annuel qui s'élève à 23,48% (RGPH 1987 et 1998) ;
les mutations économiques, combinées à la croissance démographique,
interviennent en faveur de cette croissance. En effet, la libéralisation
économique dès la fin des années quatre-vingt (enclenchée avec les premiers
textes des réformes vers 1989) devait engendrer progressivement une
dynamique de marché grâce à la forte compétition à laquelle se livrèrent les
différents agents et acteurs publics et privés, investisseurs, financiers, en faveur
toutefois du développement essentiellement de l'activité commerciale
spécialisée, de gros et de type import-export. La nouvelle dynamique
économique généra en plus d’une demande foncière croissante et pressante, une
forte mobilité économique, qui concerna essentiellement la délocalisation de
l'activité commerciale spécialisée et de gros, du centre d'Alger souffrant de
saturation, en faveur d'implantations favorables en périphérie ;
la libéralisation du marché foncier et immobilier, en termes d'impact
immédiat des mutations économiques sur l'espace, contribua à cette dynamique
urbaine, en faveur d'une orientation de la demande foncière, par conséquent de

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Villes en mutation

la croissance urbaine vers les réservoirs potentiels fonciers, en l'occurrence les


périphéries.
Sans oublier l'effet de la politique de la promotion foncière sociale, que
l'Etat initiait, vers la fin des années quatre-vingt (1989). En vertu de cette
politique, l'Etat dans une perspective de réponse à la demande immobilière
sociale, et de désengagement progressif et partiel, compte tenu des contraintes
financières, devait initier la stratégie de la parcelle foncière individuelle. L'Etat,
en cédant au citoyen une parcelle de terrain individuelle à un prix très bas,
devait stimuler la prise en charge par le citoyen des coûts de réalisation de
l'habitation, d'autant plus que les possibilités de financement observaient un
assouplissement. En vertu de cette politique beaucoup d'opérations de
lotissements sociaux ont été réalisées (surtout entre 1989 et 1995) et les lots
affectés aux bénéficiaires (théoriquement les plus démunis ?). Il se trouve
toutefois que le lotissement social par distinction du lotissement promotionnel,
consiste seulement en une opération de partage, d'organisation parcellaire et
d'affectation en lots aux ayants droits, sans prise en charge de l'opération de
viabilisation et d'équipement de base.

■ Formes d'urbanisation

La congestion du centre

Les centres des grandes villes, à leur tête Alger, souffrent de saturation et
de congestion générant des problèmes de fonctionnement, d'accessibilité, de
mobilité et de transport d'une part et de dégradation de leur cadre bâti d'autre
part. A cela viennent s'ajouter les effets de la dynamique du marché, qui
génèrent d'une part un besoin pressant d'extension des espaces de centralité
(dispensateurs de services supérieurs et spécialisés), et le refoulement de
certaines activités et fonctions, en quête d'espace et d'accessibilité vers la
périphérie (notamment l'habitat et l'activité commerciale spécialisée et de gros).
En effet, les grands projets urbains (GPU) initiés selon une démarche de
métropolisation, et concernant le renforcement de la centralité métropolitaine,
viennent s'ajouter aux précédentes opérations d'extension du centre, initiées
depuis la fin des années quatre-vingt, notamment pour Alger, les projets

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implantés au site d'El-Hamma à l'Est, et sur les plateaux d'El-Annasser et d'El-


Madania au Sud-Est.

L’urbanisation périphérique

La périphérie en termes de réservoir foncier, intervient pour répondre aux


besoins fonciers générés par la croissance démographique, combinée aux
mutations économiques, foncières et urbaines. C'est à ce titre qu'intervient ces
derniers temps la croissance urbaine accélérée de certaines communes
périphériques offrant de meilleures conditions d'accessibilité, grâce aux
infrastructures de liaison (principalement autoroutières), dont elles bénéficient,
essentiellement à l'est et au sud-est d'Alger, à l'exemple de Dar-El-Beida, Bordj-
El-Kiffan, Kouba, qui voient se développer, durant cette dernière décennie,
massivement un habitat individuel conjugué à une activité commerciale
spécialisée et de gros.

La question foncière

Le patrimoine foncier de la périphérie algéroise étant essentiellement de


nature agricole, son transfert en faveur d'un usage urbain devait intervenir selon
des mécanismes de détournement très subtils. En effet, devançant le besoin d'un
futur détournement foncier, intervenait, dès décembre 1987, une opération de
réorganisation des terres du domaine public, en vertu de la loi 87/19, afin de
réorganiser les DAS (Domaines Agricoles Socialistes). En vertu de cette loi, les
DAS sont divisés en petites exploitations agricoles, pour faciliter leur gestion.
Des EAC (Exploitations Agricoles Collectives) et des EAI (Exploitations
Agricoles Individuelles) furent créées au profit des agriculteurs. Cela devait leur
faciliter la voie par la suite, pour céder leur patrimoine au profit des communes,
qui à leur tour lançaient des opérations de lotissements. Cela devait
compromettre toute une dynamique d'urbanisation et l'entraîner dans une voie
illicite. La localité d'El-Hamiz (commune de Dar-El-Beida), en périphérie est
d'Alger, en pleine expansion urbaine et économique, en est un parfait exemple.
Le patrimoine foncier ayant servi pour sa croissance, relève à l'origine de la
restructuration de son domaine agricole en deux domaines, Kahouadji et Ali-
Sadek, donnant naissance à 8 EAC et 9 EAI. De leurs surfaces agricoles totales

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Villes en mutation

(évaluées respectivement à 228 ha et 49 ha en 1987), entre 1987 et 1998,


respectivement 68 et 49 ha ont été cédés, soit un total de 117 ha, pour
rurbanisation, soit plus de 50%. (Subdivision agricole Dar-El-Beida ; Chetibi et
Chettab : Mobilité économique et croissance urbaine, cas d'El-Hamiz, mémoire
d'ingéniorat en aménagement, 1ST. USTHB, 2000). Cette opération de transfert
illicite du patrimoine agricole a permis la réalisation de 7 nouveaux
lotissements, entre 1989 et 1998, totalisant 2 923 lots.

Le phénomène d'habitat individuel mixte

Cette urbanisation a permis la prolifération d'un habitat individuel,


associé à une activité de commerce spécialisé et de gros. Le nombre total des
logements est passé en effet de 154 en 1987 à 2 056 en 1998, soit une
progression de 1 902 logements. (RGPH 1987 et 1998), dont 1 572 individuels
(soit 76%) et 484 collectifs (soit 23%). D'après les dates de délivrance des
permis internes de ces nouvelles constructions, 80 % ont été attribués en 1994.
Toutefois, le statut foncier continue à poser problème, car toutes ces nouvelles
habitations sont considérées illicites, dans la mesure où les parcelles ont été
cédées au terme de décisions administratives; dépourvues d'actes, car le
transfert foncier n'a pas encore été rendu légal. Elles sont démunies, par
conséquent, de permis de construire, auxquels ont été substitués des permis
internes de construction.

Crise de la ville et de l'environnement

Tous ces lotissements sont dépourvus des infrastructures de base et des


conditions de viabilisation et de vie. D'après une enquête (Chetibi et Chettab,
USTHB, 2000) sur 502 logements, 30% seulement sont raccordés au réseau
d’assainissement d’eau potable, 63% au réseau électrique, 5% au gaz, 34% au
réseau d'assainissement et 66% fonctionnent avec des fosses septiques. A cela
viennent s'ajouter les carences en matière de voirie et d'équipements socio-
éducatifs, qui illustrent les défaillances à effets environnemental (d'autant plus
que le site est situé sur le champ de captage des eaux d'Alger), socioculturel et
urbain très néfastes. Elles rendent compte des contradictions et
dysfonctionnements urbains. À cet effet, l'environnement pose un véritable défi,

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Brahim BENYOUCEF

car la croissance urbaine est génératrice d'accroissement du volume des déchets


de toute nature, qui posent de sérieux problèmes, quant à leur gestion. La
gestion des décharges publiques et déchets solides (cas de l’Oued Smar), la
gestion des déchets liquides déversés systématiquement en mer (la plupart des
plages sont chaque été déclarées dangereuses), pour ne parler que de déchets
urbains, posent de sérieux problèmes et lancent de véritables défis.

Formation de nouvelles centralités

La dynamique économique engendrée par la libéralisation du marché


laisse émerger, d'une manière essentielle, l'activité commerciale spécialisée et
de gros, qui en quête d'espace et de conditions d'accessibilité, a trouvé dans
certaines périphéries, des réponses à ses attentes, notamment à Kouba, Gué de
Constantine, Bab Ezzouar, El-Hamiz. La localité d'El-Hamiz est très illustrative.
Elle doit son développement spontané, à l'implantation brusque, entre 1994 et
2000, d'une activité de commerce de gros, en pleine expansion. Au début, ce fut
davantage des commerces déménagés du centre d'Alger appelé à restructuration,
qui se sont implantés grâce à la disponibilité foncière ; en seconde phase, la
spécialisation économique (centre de commerce de gros spécialisé) que
l'agglomération affichait, plaida en faveur d'un fort effet d'attrait des commerces
spécialisés et de gros. En effet, le tertiaire occupe 87% des établissements
économiques, dont 89% revient à l'activité commerciale. Quant au processus
d'installation, 75% des commerces ont été installés entre 1997 et 1999, et
seulement 25%, entre 1986 et 1996 ; 50% aussi relèvent d'un transfert d'activité
et 50%, d'une création nouvelle ; quant au motif d'installation, il ressortit pour
plus de 44% à la spécialisation économique de l'agglomération. Considérant sur
un plan sociogéographique, l'origine des commerçants, l'enquête révèle en effet
que les origines sont respectivement, Gouvemorat du Grand Alger 37%,
Ghardaia 21%, Bouira 10% et Sétif 9,5% (Chetibi et Chettab, USTHB, 2000).
Cela traduit l'émergence spontanée et grâce à des initiatives privées, de
nouvelles formes de centralités. L'examen de l'aire d'influence du centre d'El-
Hamiz, révèle qu'en effet, le lieu d'approvisionnement est national pour 34%,
international pour 20%, et mixte pour 46%. Quant au rayonnement, la
marchandise est destinée au territoire national pour 64%, et destinée à
l'agglomération algéroise, pour 17%.

1 03 Villes en parallèle / n ° 36-3 7 / 2003


Villes en mutation

■ En conclusion, nous pouvons constater un certain nombre de


phénomènes d'urbanisation que génère la dynamique de mutation socio¬
économique, qui révèle l'ampleur de la compétition et l'importance de l'enjeu
urbain. A cela viennent s’ajouter les effets directs que la globalisation entraîne
localement sur tous les plans, notamment ceux liés à la libre circulation des
capitaux, biens, services, idées, informations et techniques, à la mise à prix des
villes du monde selon une logique de marché et d 'urban marketing , et à leur
engagement dans une compétition en vue de capter et d’attirer les capitaux en
circulation à travers le monde. Ces mutations engagent désormais l'économie,
l'espace et la société dans une dynamique de changement. Le plus grand défi à
relever reste de prévoir les modalités d'inscription de ce changement dans son
cadre historique et les modalités d'adhésion de la société, afin de garantir
l'expérimentation de ce processus, et afin de générer une réelle conscience de
développement. Le plus grand défi reste aussi d'assurer les conditions
optimales, en matière d'organisation, de participation et de concertation,
d'encadrement, de régulation et de stimulation, afin d'assurer la cohérence du
processus et de garantir une démarche de développement intégré et durable.

Photo p.105 : l’urbanisation spontanée dans la périphérie d’Alger, wilaya de


Boumerdès (cliché G. Burgel, février 2004)

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Patels

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