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Halté Jean-François. La différenciation pédagoqique de Louis Legrand, 1986. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique,
n°53, 1987. Pédagogie différenciée. pp. 113-116;
https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1987_num_53_1_1426
LA DIFFÉRENCIATION PÉDAGOGIQUE,
L. Legrand, Scarabée, CE ME A, 1986
NOTE DE LECTURE
Jean-François HALTE
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Il faut donc différencier la pédagogie... c'est-à-dire " diagnostiquer et adapter "dans
le cadre de ce que Bloom nomme " la pédagogie de maîtrise". Les éléments fondamentaux
en sont " l'évaluation formative bâtie sur des critères affinés à partir d'analyses
d'objectifs incluant la nature des langages, les niveaux cognitifs, les situations d'apprentissage"
(p. 50). Dans un tel cadre, l'apprenant est au cœur, non la discipline, et l'essentiel n'est pas
la réalisation d'un programme a priori, mais les objectifs de la formation définis en termes
de capacités générales transférables. L'enseignant n'est plus alors l'homme d'une discipline
académique. Il est celui dont le savoir technique permet de détecter les niveaux d'entrée dans
un savoir ou une compétence sociale, celui qui est capable d'analyser les contenus
disciplinaires (...) qui est capable aussi d'assurer les situations d'apprentissage correspondant à la
nature de tel ou tel apprenant (p. 44). Le pouvoir collégial local définit les objectifs
particuliers, les méthodes et les groupements : c'est dans ce contexte seulement que peut
s'exercer une différenciation de la pédagogie", (p. 45).
Les disciplines jouent un rôle dans la différenciation pédagogique : elles doivent
être choisies en fonction de leur utilité sociale, de l'état de la discipline universitaire de
référence (quand elle existe), de la psychologie des apprenants. La prolongation de la scolarité
obligatoire, le report de la formation professionnelle, ont libéré les disciplines de base
comme le français et les mathématiques de toute contrainte utilitaire telle que, par exemple,
pour les mathématiques, le calcul utile qui ne correspond plus à aucune exigence
immédiate d'insertion sociale (p. 89). Il s'ensuit que, pour le français cette fois, il
convient de réduire l'aspect littéraire dominant au profit d'une part plus grande accordée à
l'apprentissage des langages et à l'exercice de toutes les formes de communication (p. 95).
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Dans le dernier chapitre du livre, L Legrand aborde la question des groupements
d'élèves. C'est, là encore, un problème important, puisque le nombre des élèves dans un
groupe impose une pédagogie. Ainsi, les choix institutionnels reposant sur des critères
économiques aboutissent à privilégier dans les faits la pédagogie d'amphithéâtre,
évidemment contraire aux nécessités d'individualisation de l'école unifiée. Cela dit, l'homogénéité
intellectuelle des groupes, revendiquée par d'aucuns comme une nécessité incontournable,
ne se justifie que dans le cadre des pédagogies frontales et verbales et encore dans les
seules parties de certaines disciplines où les notions sont organisées de manière rigide. Dans la
plupart des cas, non seulement l'hétérogénéité est tolérable, mais encore, elle fournit un
cadre indispensable pour les apprentissages intellectuels dans la mesure où elle permet la
confrontation des points de vue divergents et à condition toutefois que soient réunies les
données de la différenciation. Et c'est à juste titre que L. Legrand dénonce l'interprétation
restrictive de (ses) propositions à A. Savary (p. 165) qui ont conduit à la réification des
groupes de niveau-matière, filiarisés par le niveau et indifférenciés au plan pédagogique
réalisant en fin de compte le contraire de ce qu'ils étaient censés permettre.
Dans sa conclusion, l'auteur se demande si le lecteur courageux saura différencier sa
pédagogie. J'ai envie de répondre qu'à tout le moins il aura à sa disposition un nombre
important d'éléments lui permettant de situer sa pédagogie et de sortir par là des positions
naturalistes les plus fréquentes. Ce n'est pas le moindre mérite du livre que de mettre en
avant le facteur pédagogique, en tant que tel.
A cet égard, la différenciation, s'inscrit dans le trajet de Pour une politique
démocratique de l'éducation (PUF 1977) qui, au-delà des difficultés incontestables liées à la
possibilité et à la nécessité du changement, pointait la pédagogie comme élément décisif: d'une
façon générale, les modifications structurelles du système éducatif ont pris le pas sur la
transformation pédagogique, tout au long des réformes entamées depuis 1959.
Cela dit, l'enseignant pourra-t-il différencier effectivement sa pédagogie ? Cela n'est
pas sûr, parce que L Legrand, me semble-t-il, se place à un niveau d'exigences maximales.
Il n'est pas du pouvoir de l'enseignant " lambda " de choisir une discipline, d'imposer la
collégialité et l'interdisciplinarité. Si la différenciation ne peut se faire que si les conditions
avancées par L. Legrand sont toutes réunies, alors je crains que peu d'entre eux soient en
mesure de différencier. L'inertie du système est telle que les macro-solutions ont l'intérêt de
la plus grande rigueur et l'inconvénient de l'inapplicabilité. Très concrètement, je crois qu'il
faut avoir en perspective la réalisation exhaustive des exigences de la différenciation et se
mettre en piste, ici et maintenant, avec les moyens du bord, dans les conditions
défavorables imposées : le mieux peut être l'ennemi du bien. Pas de politique, donc, du tout ou rien.
Le livre permet d'aller de l'avant tout de suite, au moins au plan des méthodes, et, si l'on en
croit les argumentations très convaincantes du responsable de Pour un collège
démocratique, ce n'est pas rien.
A ce propos justement, celui des méthodes, j'invite les lecteurs à compléter leur
information par la consultation de L'école unique, : à quelles conditions ? En effet, si, dans La
différenciation priment les références psychologiques, au point de donner de l'élève une
image intellectualiste, l'élève comme machine à apprendre. L'école unique au travers de
chapitres comme Apprendre à vivre, de parties comme Le problème philosophique, réinscrit
fortement les dimensions sociale et culturelle dans lesquelles prennent sens les actions
pédagogiques.
Ce rééquilibrage me paraît indispensable. Il est en filigrane dans des propos épars
de La différenciation, inscrit dans les références à Lautrey et à Perret-Clermont et il y a tout à
gagner, pour qui entend se lancer dans la différenciation, à prendre la pleine dimension de
ces éléments.
Enfin, mais est-ce une autre affaire qu'une simple manière de présenter les choses ?
J'éprouve une certaine réticence devant la notion de "technologie " pédagogique. C'est
avec raison que L. Legrand entreprend une certaine dépsychologisation de la notion de
style pédagogique. La réduction traditionnelle de la pédagogie à des goûts personnels, à
des choix subjectifs, mérite un tel traitement. Les pédagogies s'objectivent en effet dans
des pratiques repérables et produisent des effets indépendamment des caractéristiques
propres des enseignants. Il ne s'ensuit pas pour autant que l'on doive opérer une réduction
dans l'autre sens. La pédagogie comme arsenal neutre et plat de techniques, auquel l'ensei-
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gnant aurait recours comme à des outils inertes me paraît tout aussi réductrice que la
pédagogie comme expression de soi. Les techniques sont en effet disparates : elles se jugent
l'une après l'autre, indépendamment les unes des autres. Elles ne sont cohérentes que d'un
point de vue qui les dépasse individuellement et c'est, précisément, ce que L Legrand ne
cesse d'expliquer. Or, ce point de vue organisateur, cette raison ultime qui fait que des
manières de faire apparemment exclusives les unes des autres non seulement peuvent,
mais doivent coexister, c'est la notion de mode de travail pédagogique. Je crois, comme L.
Legrand, que pour différencier efficacement, les enseignants doivent être dotés d'une
haute compétence et d'une technicité d'excellence. Mais les techniques sont faciles
d'accès dès lors que la haute compétence est construite : c'est le but bien compris, dominé,
qui conduit au moyen, non l'inverse.
Je voudrais dire, pour finir, que s'il m'a paru nécessaire dans cette note de lecture
d'indiquer quelques prolongements dans l'œuvre de L. Legrand et d'émettre quelques
réflexions critiques par rapport à un ouvrage que j'estime remarquable, c'est
essentiel ement dans le but d'éviter des lectures restrictives qui risqueraient de réduire la
différenciation à une mode stérile. Au-delà de cette note, je pense avec L. Legrand, qu' il n'y aura pas de
différenciation sans formation transformée (p. 46) : ce n'est pas la moindre des difficultés.
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