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Pratiques : linguistique, littérature,

didactique

La différenciation pédagoqique de Louis Legrand, 1986


Jean-François Halté

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Halté Jean-François. La différenciation pédagoqique de Louis Legrand, 1986. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique,
n°53, 1987. Pédagogie différenciée. pp. 113-116;

https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1987_num_53_1_1426

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PRATIQUES n° 53, mars 1987.

LA DIFFÉRENCIATION PÉDAGOGIQUE,
L. Legrand, Scarabée, CE ME A, 1986
NOTE DE LECTURE
Jean-François HALTE

École unique + diversité des populations = échec scolaire.


L'équation est-elle fatale ? Faut-il en finir avec l'école unique comme le préconisent
certains libéraux aujourd'hui ? L'hétérogénéité des publics est-elle responsable des maux
dont on accable l'école ?
Pour l'auteur de L'école unique : à quelles conditions (1), ce livre qui ouvre à la
pédagogie différenciée, l'Ecole unique, progressivement mise en place depuis 1959,
répond à des impératifs politique, moral et économique (p. 35). Elle seule est porteuse des
valeurs démocratiques de l'égalité des chances, elle seule peut satisfaire aux nécessités
d'une société technicienne de haut niveau " exigeant "des hommes capables de prendre des
décisions et non des individus seulement capables de tâches répétitives, (p. 35).
Tout retour à un système institutionnellement ségrégant (p. 12), que ce soit par le
biais d'une désectorisation, d'une "re"filiarisation en forts et faibles, ou encore, par la
remise en selle des bonnes-vieilles-méthodes-qui-ont-fait-leurs-preuves (p. 22) serait
régres if et en fait impossible.
C'est que l'équation est simpliste. La cause de l'indéniable malaise ne réside pas
dans le caractère d'unicité institutionnelle du système, -lequel, au demeurant, n'a pas
produit la catastrophique baisse de niveau à laquelle se réfèrent des chantres de toutes
obédiences - mais dans le fait que notre enseignement unifié continue à fonctionner comme
une machine à sélectionner en alignant la pédagogie et les programmes sur l'enseignement
secondaire "noble "inchangé (p. 33). C'est, en réalité, une pédagogie, abstraite, verbale,
traditionnelle... qui échoue.
Aussi, la réponse à apporter se développe-t-elle dans l'ordre du pédagogique : il
s'agit de promouvoir une différenciation de la pédagogie, adaptant les méthodes et les
cursus à la réalité des élèves enseignés (p. 37).
La psychologie différentielle et la psychologie génétique fournissent à la
différenciation pédagogique des bases scientifiques. On ne peut enseigner de la même manière
ceux dont l'intelligence est plus concrète et ceux qui sont plus portés à l'abstraction. De
telles oppositions enracinées dans les pratiques culturelles familiales, renvoient à des
manières de procéder. Elles ne hiérarchisent pas : l'étudiant ne procède pas comme l'apprenti,
mais l'apprenti peut être aussi intelligent que l'étudiant, (p. 63). Il est clair qu'un
enseignement tout entier dominé par le schéma étudiant reconnaît les siens et exclut les
autres, engendrant ainsi des pertes pour les deux types de population. Aller du simple au
complexe, c'est-à-dire de l'abstrait au concret, du conceptuel épuré aux choses empiriques
intriquées, laisse sur le sable ceux que leur style cognitif conduit à appréhender le réel de
façon globale. Il convient alors d'aménager des cheminements particuliers vers l'abstrait.
La psychologie génétique piagétienne a pu montrer que 44 % des élèves de 6e en sont
encore au stade concret, que 50 %en sont au stade intermédiaire, et que 6 %seulement ont
atteint la pensée formelle (p. 77-78). L'immense majorité des élèves a besoin de
manipulations, de représentations schématiques, de tâtonnements inductifs. La didactique collective
classique - la méthode frontale et verbale interrogative -, affirme Louis Legrand, est
complètement inadaptée à la plupart des élèves de 11 à 14 ans " (p. 79).
(1) L'école unique: A quelles conditions? Louis Legrand, Scarabée, CÇMEA, 1981.

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Il faut donc différencier la pédagogie... c'est-à-dire " diagnostiquer et adapter "dans
le cadre de ce que Bloom nomme " la pédagogie de maîtrise". Les éléments fondamentaux
en sont " l'évaluation formative bâtie sur des critères affinés à partir d'analyses
d'objectifs incluant la nature des langages, les niveaux cognitifs, les situations d'apprentissage"
(p. 50). Dans un tel cadre, l'apprenant est au cœur, non la discipline, et l'essentiel n'est pas
la réalisation d'un programme a priori, mais les objectifs de la formation définis en termes
de capacités générales transférables. L'enseignant n'est plus alors l'homme d'une discipline
académique. Il est celui dont le savoir technique permet de détecter les niveaux d'entrée dans
un savoir ou une compétence sociale, celui qui est capable d'analyser les contenus
disciplinaires (...) qui est capable aussi d'assurer les situations d'apprentissage correspondant à la
nature de tel ou tel apprenant (p. 44). Le pouvoir collégial local définit les objectifs
particuliers, les méthodes et les groupements : c'est dans ce contexte seulement que peut
s'exercer une différenciation de la pédagogie", (p. 45).
Les disciplines jouent un rôle dans la différenciation pédagogique : elles doivent
être choisies en fonction de leur utilité sociale, de l'état de la discipline universitaire de
référence (quand elle existe), de la psychologie des apprenants. La prolongation de la scolarité
obligatoire, le report de la formation professionnelle, ont libéré les disciplines de base
comme le français et les mathématiques de toute contrainte utilitaire telle que, par exemple,
pour les mathématiques, le calcul utile qui ne correspond plus à aucune exigence
immédiate d'insertion sociale (p. 89). Il s'ensuit que, pour le français cette fois, il
convient de réduire l'aspect littéraire dominant au profit d'une part plus grande accordée à
l'apprentissage des langages et à l'exercice de toutes les formes de communication (p. 95).

En ce qui concerne les programmes, Louis Legrand plaide pour l'instauration de


programmes noyaux "éléments disciplinaires à l'intersection de ce qui est socialement utile
et de ce qui est psychologiquement et rationnellement nécessaire à la maîtrise de la discipline
(p. 104). Les noyaux sont abordés en spirales, chaque notion étant approfondie en paliers
successifs ; autour d'eux, qui forment le programme commun, il est possible, selon les cas,
d'aborder tel ou tel point plus accessoire. Dans tous les cas, l'action de l'enseignant est
guidée, non par la rationalité interne de la discipline, mais par le point de vue de
l'apprenant : qu'est-ce que mon élève doit être capable de faire lorsque je l'aurai
enseigné et qu'il aura appris ? (p. 106). Telle est la question capitale : elle incite à traduire
les programmes en comportements observables et à classifier les objectifs. Reproduire de
mémoire, appliquer une règle, transférer une règle dans un contexte différent, résoudre
enfin un problème... autant de comportements impliquant des difficultés graduées et
traduisant des niveaux d'intégration de l'appris différents.
La question des méthodes est, bien entendu, décisive. Toutes, contrairement à
l'opinion reçue, ne se valent pas, fussent-elles bien appliquées. Les styles pédagogiques,
parfois rigidifiés en écoles, devraient être dépassés pour que l'on puisse accéder à une
véritable technologie de l'enseignement où le choix méthodologique serait guidé par l'objectif
et la nature de l'enseigné. Trois sortes de variables sont à prendre en considération. On peut
faire varier les langages en fonction des différences de développement cognitif ; l'insertion
contextuelle des notions étudiées, en fonction des intérêts et des structures mentales des
sujets, et non plus, simplement, en raison d'une place dans un programme ; enfin, la
situation relationnelle de l'apprentissage : la maïeutique collective classique, le travail
individualisé, le travail de groupe, peuvent être retenus pour peu qu'ils soient utilisés à bon escient.
La pédagogie différenciée du groupe hétérogène de base, si elle privilégie temporairement
telle ou telle méthode, doit les utiliser toutes (p. 135).
Mais la technologie, pour être efficace, doit s'appuyer sur ce qui a un sens pour
l'apprenant. Les disciplines organisées sont analytiques alors que les objets du monde se
présentent comme des complexités concrètes : les premières sont dépourvues de signification
pour ceux qui n'ont pas atteint la pensée hypothético-déductive, les seconds attirent, parce
qu'ils sont le lieu d'intérêts puissants. L'interdisciplinarité, telle qu'elle est réalisée dans
les disciplines dites d'éveil à l'élémentaire, telle qu'elle se manifeste dans le travail par
thèmes au collège permet l'approche inductive, propre à préparer le terrain pour l'étude
proprement dite. Si la formation à la pensée formelle doit être considérée comme la tâche la plus
importante de l'école (p. 138), elle ne s'atteint pas sur la domination absolue de la pensée
abstraite et du cheminement rationaliste.

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Dans le dernier chapitre du livre, L Legrand aborde la question des groupements
d'élèves. C'est, là encore, un problème important, puisque le nombre des élèves dans un
groupe impose une pédagogie. Ainsi, les choix institutionnels reposant sur des critères
économiques aboutissent à privilégier dans les faits la pédagogie d'amphithéâtre,
évidemment contraire aux nécessités d'individualisation de l'école unifiée. Cela dit, l'homogénéité
intellectuelle des groupes, revendiquée par d'aucuns comme une nécessité incontournable,
ne se justifie que dans le cadre des pédagogies frontales et verbales et encore dans les
seules parties de certaines disciplines où les notions sont organisées de manière rigide. Dans la
plupart des cas, non seulement l'hétérogénéité est tolérable, mais encore, elle fournit un
cadre indispensable pour les apprentissages intellectuels dans la mesure où elle permet la
confrontation des points de vue divergents et à condition toutefois que soient réunies les
données de la différenciation. Et c'est à juste titre que L. Legrand dénonce l'interprétation
restrictive de (ses) propositions à A. Savary (p. 165) qui ont conduit à la réification des
groupes de niveau-matière, filiarisés par le niveau et indifférenciés au plan pédagogique
réalisant en fin de compte le contraire de ce qu'ils étaient censés permettre.
Dans sa conclusion, l'auteur se demande si le lecteur courageux saura différencier sa
pédagogie. J'ai envie de répondre qu'à tout le moins il aura à sa disposition un nombre
important d'éléments lui permettant de situer sa pédagogie et de sortir par là des positions
naturalistes les plus fréquentes. Ce n'est pas le moindre mérite du livre que de mettre en
avant le facteur pédagogique, en tant que tel.
A cet égard, la différenciation, s'inscrit dans le trajet de Pour une politique
démocratique de l'éducation (PUF 1977) qui, au-delà des difficultés incontestables liées à la
possibilité et à la nécessité du changement, pointait la pédagogie comme élément décisif: d'une
façon générale, les modifications structurelles du système éducatif ont pris le pas sur la
transformation pédagogique, tout au long des réformes entamées depuis 1959.
Cela dit, l'enseignant pourra-t-il différencier effectivement sa pédagogie ? Cela n'est
pas sûr, parce que L Legrand, me semble-t-il, se place à un niveau d'exigences maximales.
Il n'est pas du pouvoir de l'enseignant " lambda " de choisir une discipline, d'imposer la
collégialité et l'interdisciplinarité. Si la différenciation ne peut se faire que si les conditions
avancées par L. Legrand sont toutes réunies, alors je crains que peu d'entre eux soient en
mesure de différencier. L'inertie du système est telle que les macro-solutions ont l'intérêt de
la plus grande rigueur et l'inconvénient de l'inapplicabilité. Très concrètement, je crois qu'il
faut avoir en perspective la réalisation exhaustive des exigences de la différenciation et se
mettre en piste, ici et maintenant, avec les moyens du bord, dans les conditions
défavorables imposées : le mieux peut être l'ennemi du bien. Pas de politique, donc, du tout ou rien.
Le livre permet d'aller de l'avant tout de suite, au moins au plan des méthodes, et, si l'on en
croit les argumentations très convaincantes du responsable de Pour un collège
démocratique, ce n'est pas rien.
A ce propos justement, celui des méthodes, j'invite les lecteurs à compléter leur
information par la consultation de L'école unique, : à quelles conditions ? En effet, si, dans La
différenciation priment les références psychologiques, au point de donner de l'élève une
image intellectualiste, l'élève comme machine à apprendre. L'école unique au travers de
chapitres comme Apprendre à vivre, de parties comme Le problème philosophique, réinscrit
fortement les dimensions sociale et culturelle dans lesquelles prennent sens les actions
pédagogiques.
Ce rééquilibrage me paraît indispensable. Il est en filigrane dans des propos épars
de La différenciation, inscrit dans les références à Lautrey et à Perret-Clermont et il y a tout à
gagner, pour qui entend se lancer dans la différenciation, à prendre la pleine dimension de
ces éléments.
Enfin, mais est-ce une autre affaire qu'une simple manière de présenter les choses ?
J'éprouve une certaine réticence devant la notion de "technologie " pédagogique. C'est
avec raison que L. Legrand entreprend une certaine dépsychologisation de la notion de
style pédagogique. La réduction traditionnelle de la pédagogie à des goûts personnels, à
des choix subjectifs, mérite un tel traitement. Les pédagogies s'objectivent en effet dans
des pratiques repérables et produisent des effets indépendamment des caractéristiques
propres des enseignants. Il ne s'ensuit pas pour autant que l'on doive opérer une réduction
dans l'autre sens. La pédagogie comme arsenal neutre et plat de techniques, auquel l'ensei-

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gnant aurait recours comme à des outils inertes me paraît tout aussi réductrice que la
pédagogie comme expression de soi. Les techniques sont en effet disparates : elles se jugent
l'une après l'autre, indépendamment les unes des autres. Elles ne sont cohérentes que d'un
point de vue qui les dépasse individuellement et c'est, précisément, ce que L Legrand ne
cesse d'expliquer. Or, ce point de vue organisateur, cette raison ultime qui fait que des
manières de faire apparemment exclusives les unes des autres non seulement peuvent,
mais doivent coexister, c'est la notion de mode de travail pédagogique. Je crois, comme L.
Legrand, que pour différencier efficacement, les enseignants doivent être dotés d'une
haute compétence et d'une technicité d'excellence. Mais les techniques sont faciles
d'accès dès lors que la haute compétence est construite : c'est le but bien compris, dominé,
qui conduit au moyen, non l'inverse.
Je voudrais dire, pour finir, que s'il m'a paru nécessaire dans cette note de lecture
d'indiquer quelques prolongements dans l'œuvre de L. Legrand et d'émettre quelques
réflexions critiques par rapport à un ouvrage que j'estime remarquable, c'est
essentiel ement dans le but d'éviter des lectures restrictives qui risqueraient de réduire la
différenciation à une mode stérile. Au-delà de cette note, je pense avec L. Legrand, qu' il n'y aura pas de
différenciation sans formation transformée (p. 46) : ce n'est pas la moindre des difficultés.

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