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Gaia : revue interdisciplinaire

sur la Grèce Archaïque

La panoplie de Persée : fonctions de l’objet-attribut


Magdeleine Clo

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Clo Magdeleine. La panoplie de Persée : fonctions de l’objet-attribut. In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce
Archaïque, numéro 16, 2013. pp. 43-58;

doi : 10.3406/gaia.2013.1598

http://www.persee.fr/doc/gaia_1287-3349_2013_num_16_1_1598

Document généré le 08/02/2017


Abstract
Perseus’ panoply : the function of the attributes
The object is defined as an essential part of the outfit of a character and identifies him. The history
of this object (clothes, accessories, weapon, etc.) is tied to him. What role plays the object in the
mythological episode then ? How can it become an attribute ? Perseus is a hero who is
surrounded by many objects when performing his exploits : the winged sandals of Hermes, the
helmet of Hades, a bag (the kibisis), a shield and a sickle (the harpè). But these objects are not
there by chance. If they seem redundant to readers of the myths, that is that they each have a
specific role and function. It is precisely Perseus’ particular use of these objects that allows his
victory over the Gorgon and this is why it is precisely the objects that mark the reader when he
imagines Perseus with the Gorgon or with Andromeda. Objects surrounding the mythological
character cannot be neglected and have a special significance : they build up Perseus as a hero.

Résumé
L’objet se définit comme un élément essentiel d’une tenue d’un personnage et permet de
l’identifier. L’histoire de cet objet, qu’il soit vêtement, accessoire, arme, ou autre, lui est liée. Quel
rôle joue alors l’objet dans l’épisode mythologique ? Comment devient-il un attribut de ce dernier ?
Persée est un héros qui est entouré de nombreux objets lorsqu’il accomplit ses exploits : les
sandales ailées d’Hermès, le casque d’Hadès, une besace, un bouclier et la harpè. Mais ces
objets ne sont pas là par hasard. S’ils paraissent redondants aux yeux des lecteurs des mythes,
c’est qu’ils ont chacun un rôle et une fonction précis. C’est précisément l’utilisation particulière que
fait Persée de ces objets qui permet sa victoire sur la Gorgone et c’est la raison pour laquelle ce
sont précisément les objets qui marquent le lecteur lorsqu’il se représente Persée, tant dans cet
épisode que dans celui de la délivrance d’Andromède. Les objets qui entourent le personnage
mythologique ne peuvent être négligés et ont une signifi cation toute particulière : ils le constituent
en tant que héros.
La panoplie de Persée :
fonctions de l’objet-attribut

MAGDELEINE CLO
Université Grenoble 3

Les récits de la mythologie regorgent d’objets magiques et exceptionnels,


qui aident le héros ou l’empêchent d’accomplir son action extraordinaire.
Ces objets ne sont jamais anodins car ils sont indissociables des person-
nages. Souvent, ce sont ces objets que l’on retient en association avec un
héros et un épisode mythologique et ils deviennent de véritables attributs,
qui vont définir l’identité d’un héros.
Persée fait partie des héros, comme Héraclès, par exemple, dont le
mythe a été le plus largement diffusé et qui a fait l’objet d’un véritable culte
dans tout l’espace méditerranéen antique. Ce héros est toujours repré-
senté, tant dans les textes que sur les figurations 1, entouré de nombreux
objets : quel est le rôle de ces objets ? Pourquoi sont-ils nécessaires au
héros ? Si ceux-ci permettent l’identification de Persée sur les représenta-
tions figuratives, à quoi servent-ils dans les textes littéraires ?
Les mentions littéraires du mythe de Persée sont nombreuses : nous
retrouvons le héros chez Hésiode et chez Pindare 2 mais aussi chez les
poètes latins, comme Ovide ou Lucain et encore plus tardivement, dans
des descriptions de tableaux représentant Persée et Andromède, un
thème populaire à partir de l’époque hellénistique. Homère parle déjà

1. Pour cette étude, nous nous intéressons uniquement aux occurrences littéraires des
objets, et non iconographiques, que nous laissons pour les notes : les représentations pic-
turales, pléthoriques, de Persée devraient constituer une étude à part entière.
2. Cet auteur ne fait pas partie de notre corpus de textes car aucun objet de la panoplie de
Persée n’est mentionné.

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de la tête de Méduse 3, mais il ne mentionne pas celui qui l’a tuée. Il nous
faut attendre Ovide et Apollodore, avec leur long récit sur les exploits
du héros, pour avoir une version complète du mythe de Persée 4, avec sa
panoplie d’objets. Néanmoins, dès l’époque archaïque, il est indéniable
que le mythe est parfaitement connu et diffusé : s’il n’est pas connu par
l’écrit, il est tout de même présent sur des représentations picturales 5. Le
héros est accompagné le plus souvent des objets qui vont lui permettre de
réaliser ses exploits. Le mythe de Persée semble donc particulièrement
intéressant pour notre étude : les représentations littéraires du héros et de
ses objets que le mythe véhicule, sont riches de sens.

L’objet dans le mythe : la naissance de la relation d’attribution

Le schéma narratif d’un mythe pourrait être abordé très simplement : un


héros doit effectuer un exploit, quelles qu’en soient les raisons. Pour ce
faire, il s’assure en général le concours des dieux qui lui donnent un ou
plusieurs objets aux vertus extraordinaires. En effet, cet objet est divin,
c’est-à-dire qu’il a été fabriqué par les dieux ( Héphaïstos, en général ; par-
fois Athéna) pour le héros ou pour un autre dieu, qui le cède ensuite au
héros. C’est un objet essentiel pour la réalisation de l’exploit : c’est un objet
exceptionnel soit parce qu’il a des propriétés magiques, soit parce que le
héros en fait une utilisation remarquable 6.
Dans le récit mythique, une relation de dépendance se crée alors entre
l’objet et le personnage mythologique : l’objet devient indissociable de
celui qui le manie. Après que le héros s’est approprié l’objet, il peut réaliser
son exploit, sans que l’on puisse déterminer qui de l’objet ou du héros est
véritablement le plus efficace. L’un et l’autre n’ont pas d’existence propre.
Ces objets participent surtout à la construction du personnage en tant que
tel : nombreux sont les vêtements ou autres accessoires directement portés
par les personnages, qui font l’objet de longues descriptions. En portant
un objet avec lui, le héros l’intègre intimement à son être, à ce qu’il est.
L’objet en lui-même nous renseigne de plus sur celui qui le porte en indi-
quant son statut social, par exemple : dans les mythes, les armes nous disent

3. Elle est présente sur l’égide de la déesse, dans l’Iliade, V, 738-752.


4. Nous avons malheureusement perdu les récits complets de l’Histoire mythologique de
Phérécyde d’Athènes et des Phorcydes, d’Eschyle, qui racontaient, on le sait, l’histoire de
Persée et de la Gorgone.
5. La toute première représentation de Persée et de la Gorgone que nous possédons date
environ de 660 av. J.-C., voir note 27.
6. Les armes d’Achille constituent peut-être l’exemple le plus intéressant des objets
magiques : créées pour le héros, elles sont extraordinaires par l’utilisation qui en est faite.
Elles sont un objet divin, un adjuvant essentiel.

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quel guerrier est le héros 7. Dès lors, l’objet est signifiant et révélateur de
l’identité du héros et participe pleinement à sa construction identitaire.
Si l’objet n’a d’existence que pour et par le personnage, alors les objets
inutiles n’ont dès lors pas leur place au sein de la narration. Les objets qui
n’ont précisément pas d’incidence sur le récit sont les seules œuvres d’art,
ou les daidala, selon la terminologie de Françoise Frontisi-Ducroux 8, dont
on justifie l’existence par leur seul caractère extraordinaire. Ils trouvent
leur place dans le récit sous la forme d’ekphraseis par exemple. L’objet ordi-
naire, qui est manipulé au quotidien par les héros, n’est pas indépendant ;
il est même intimement lié aux personnages, l’accompagnant tout au long
du récit, véritable support dans les péripéties de la narration.
Le récit mythologique construit une relation de proximité et de dépen-
dance entre l’objet et le héros, lors de la réalisation de l’exploit, mais cette
relation ne suffit pas pour créer la relation d’identité supposée par l’idée d’at-
tribut : on dit généralement d’un objet qu’il est un « attribut » lorsqu’il permet
l’identification irréfutable du personnage auquel il est lié. Il est nécessaire
alors de passer par la représentation figurée pour comprendre cette rela-
tion. Le mythe fait le récit d’un événement qui peut être mis en images : les
peintures de vases représentent le plus souvent le moment crucial du mythe
(le moment où le héros est victorieux), en figurant parfois d’autres éléments
antérieurs. C’est ainsi que tel dieu est représenté sur une coupe parce qu’il a
donné ses armes au héros et qu’il guide par là son geste 9. Le don de l’objet
indique implicitement la présence de celui qui l’a donné.
À travers la représentation figurée de l’événement, la relation entre
le héros et l’objet qu’il utilise se resserre encore : le moment représenté
fige cette relation et permet d’accorder une grande importance à l’objet,
en tant qu’il est au cœur de l’action. Le personnage ne peut plus alors
être envisagé sans son objet. Selon les dictionnaires, un attribut est un
« signe distinctif conventionnel, souvent peint, sculpté ou brodé et utilisé
à des fins artistiques, qui accompagne une figure mythologique ou allé-
gorique, un personnage, une chose personnifiée, etc. 10 ». En restreignant
cette définition à l’objet, nous pouvons dire que l’objet-attribut 11 est un

7. La lance de Bellérophon, par exemple, ne peut être utilisée que par un cavalier, celui
qui chevauche Pégase. Notons que c’est également l’arme d’Athéna, qui a aidé le héros à
dompter le cheval ailé.
8. Voir Frontisi-Ducroux (1974, p. 25-26).
9. Voir par exemple la coupe attribuée à Paseas, « Héraclès et Cerbère », datant de 530-
500 av. J.-C. (exposée au Museum of Fine Arts de Boston, no 01.8025), où Hermès, qui,
selon Apollodore, a donné ses armes à Héraclès, est représenté en second plan.
10. Trésor de la langue française informatisé.
11. Nous gardons à dessein un trait d’union entre les deux termes car nous concevons
l’objet-attribut comme un élément unique qui occupe une fonction essentielle dans les
représentations picturales ou littéraires.

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objet – généralement une arme ou un accessoire – devenu indissociable


d’un personnage de la mythologie, parce qu’il raconte son histoire. L’objet
devient un support du mythe et, de la relation de dépendance initiale
instituée par le récit mythique, il peut suggérer des faits antérieurs. Par
exemple, le dieu Pan est le plus souvent représenté tenant une syrinx à la
main 12. Cette syrinx rappelle le mythe étiologique de Syrinx, la nymphe
aimée par le dieu et changée en roseaux 13.
Pour réussir à identifier un personnage sans contexte sur une repré-
sentation figurée, quand l’artiste n’a pas inscrit le nom, seuls les objets qui
l’accompagnent permettent le plus souvent de déterminer avec précision
de qui il s’agit 14. Du fait de leur récurrence – et cette récurrence marque
la diffusion des mythes et la connaissance qu’en a l’observateur –, ils
sont essentiels pour l’identification du dieu ou du héros représenté. Par
exemple, la seule présence d’un caducée permet de reconnaître Hermès sur
une représentation picturale 15. Cependant, l’objet apparaît parfois comme
un artifice destiné simplement à rappeler l’identité du dieu, sans que l’objet
accomplisse sa véritable fonction 16. Sur les représentations, l’objet change
alors de fonction : il n’accomplit parfois plus son rôle d’objet-utile dans
l’histoire figurée, il est un objet-attribut, permettant d’identifier le per-
sonnage et rappelant son histoire.
Les objets des personnages mythologiques sont à ce titre particuliè-
rement intéressants. S’ils sont mentionnés ou figurés, c’est qu’ils ont une
importance dans le récit et sont susceptibles de devenir des objets-attributs,
éléments essentiels de l’identité des personnages.

Les sources du mythe de Persée


Le mythe de Persée est relativement bien connu par la littérature et,
contrairement à d’autres, les différentes versions n’apportent pas une

12. Voir par exemple le relief votif de la grotte des Nymphes, datant de 330 av. J.-C.
(musée national d’Archéologie, Athènes). Le dieu Pan est représenté assis, tenant une
syrinx à la main, aux côtés des Nymphes et d’Hermès. Une représentation étrusque plus
ancienne (450-400 av. J.-C.) figure le dieu en train de jouer de la syrinx (British Museum,
Londres).
13. Ce mythe est notamment raconté par Ovide, dans les Métamorphoses, en I, 689 et suiv.,
et chez les romanciers grecs, Achille Tatius dans Leucippé et Clitophon, en VIII, 6, et Longus,
dans Daphnis et Chloé, en II, 34.
14. Pour certains personnages mythologiques, une particularité physique suffit pour l’iden-
tification : le Cyclope, par exemple, n’a qu’un seul œil, ou le dieu Pan a des pieds de bouc
(mais ce type de représentation n’est pas systématique).
15. Voir par exemple le lécythe à figures rouges attribué à Tithonos représentant Hermès
seul, avec ses attributs : le caducée bien sûr, mais aussi la chlamyde, le petasos et les sandales
ailées (480-470 av. J.-C., MET, New York – Fletcher Fund, 1925, 25.78.2).
16. En l’occurrence, le caducée, en grec κηρύκειον, est l’emblème des hérauts et est néces-
saire lors des négociations.

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grande disparité des thèmes abordés. La toute première mention litté-


raire de Persée que nous possédons se trouve dans le Bouclier d’Hésiode,
aux vers 216-237 : Persée est représenté sur le bouclier en train de fuir
le repaire des Gorgones avec la tête de Méduse sur le dos. Le mythe est
relayé par les auteurs grecs et latins pendant plusieurs siècles, mais tous
ne mentionnent pas les objets de la panoplie. Après Hésiode, Phérécyde
dans son Histoire mythologique raconte le mythe qu’Apollodore, au livre II
de sa Bibliothèque (chapitre 4, 2-3) reprend presque entièrement. Eschyle
a également composé une pièce sur Persée, aujourd’hui perdue, intitulée
Les Phorcydes 17. Le plus long récit que nous possédons se trouve dans les
Métamorphoses d’Ovide (IV, 610-803 et V, 1-249). Lucain, raconte l’épisode
de Méduse lorsqu’il parle des monstrueux serpents, en IX, 624-699 de la
Pharsale et Hygin – ou le pseudo-Hygin 18 – dans sa fable LXIV et dans
De l’astronomie, II, 12.
Le mythe de Persée a fait l’objet de nombreuses représentations figu-
rées, comme nous l’avons vu. Certains auteurs racontent donc le mythe
à l’occasion d’ekphraseis de statues et de tableaux. C’est le cas notamment
de Pausanias, dans sa Périégèse, en III, 17, 3 mais aussi de Lucien (Sur
l’appartement, 22), de Philostrate (Eikones, 29) et d’Achille Tatius (Leucippé
et Clitophon, III, 6).
L’histoire de Persée peut se résumer en plusieurs moments : avec sa
mère Danaé et leur tonneau, Persée arrive sur l’île de Sériphos où le roi
Polydectès tombe amoureux de la jeune mère. Polydectès, en présent
de mariage, demande à Persée la tête de la Gorgone Méduse. Persée
entreprend de récupérer les objets qui vont l’aider dans son entreprise
(les sandales, la besace, le casque, la harpè, parfois aussi le bouclier) auprès
de différentes divinités (les Nymphes, Hermès, Athéna – parfois les Grées
sont impliquées dans la péripétie : elles indiquent à Persée le lieu où se
trouvent les Nymphes). Il se rend au repaire des Gorgones, tue Méduse et
assiste à la naissance de Pégase et de Chrysaor, fils de Poséidon qui avait
violé la jeune femme. Sur le chemin du retour, après avoir échappé aux
sœurs de Méduse, Euryale et Sthenno, il passe au-dessus de l’Éthiopie
et d’Andromède prisonnière, en tombe immédiatement amoureux et tue
le monstre marin auquel elle était sacrifiée. Pourtant, Andromède était
fiancée à Phinée, que Persée tue ; puis il rentre à Sériphos, tue également
Polydectès et rend enfin les objets magiques pour régner sur une terre
– Argos, selon certaines versions.

17. Les filles de Phorcys sont notamment les Grées et les Gorgones.
18. Par commodité, nous choisissons de ne pas différencier les auteurs des Fables et du
traité De l’astronomie, mais certains critiques estiment qu’ils étaient bel et bien différents.

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Composition et fonction des objets de la panoplie

Persée est équipé d’un ensemble de cinq objets : les sandales ailées, le
casque d’Hadès, la besace, l’épée recourbée et le bouclier. Ces objets sont
des accessoires ou des armes nécessaires à la réussite de l’entreprise. On
pourrait donc parler pour ces armes de « panoplie », en grec πανοπλία,
c’est-à-dire, selon la définition, « armure complète d’un chevalier, accom-
pagnée des armes offensives et défensives qui constituaient son équipe-
ment 19 ». Même si tous ces éléments ne sont pas des armes telles que
la définition habituelle le suppose, nous pouvons tout de même parler
de collection d’éléments dont la fonction est de permettre au héros de
remporter la bataille contre le monstre.

Les sandales ailées


Les sandales constituent l’attribut le plus courant de la panoplie de Persée.
Elles sont présentes chez tous les auteurs. Ces sandales ailées 20, en grec
πέδιλα (πτερόεντα chez Hésiode, πτηνά chez Apollodore), voire simple-
ment ὑποδήματα chez Pausanias, et en latin talaria, les talonnières ailées,
appartiennent traditionnellement à Hermès. Elles sont l’attribut du dieu
déjà dans l’Odyssée 21, mais Homère ne mentionne pas la présence d’ailes.
Elles sont une adjonction logique aux chaussures magiques, puisque ces
dernières permettent au dieu de se déplacer dans les airs. C’est sous cette
forme qu’elles apparaissent sur les représentations picturales aux environs
de 600 av. J.-C. Comme les sandales ailées sont aisément reconnaissables,
elles sont souvent source de confusions entre Persée et Hermès sur les
représentations figurées du héros et du dieu.
Ces chaussures appartiennent à Hermès ; mais ce n’est pas le dieu qui
les donne à Persée mais les Nymphes, selon la plupart des versions du
mythe. Dans son De l’astronomie, Hygin assure que c’est Hermès qui les
a données à Persée en personne et Artémidore reprend 22 cette version
en ajoutant qu’Hermès ne lui aurait donné qu’une seule de ses sandales.
Cependant cette version n’étant pas attestée antérieurement, il me semble
qu’elle est confondue avec le mythe de Jason 23.

19. Définition du Trésor de la langue française informatisé.


20. Le français est presque incorrect : les représentations d’Hermès et de Persée présentent
les πέδιλα comme des bottines, avec les ailes presque au milieu de la jambe.
21. V, 28.
22. Oneirocriticon, IV, 63.
23. Ce dernier, appelé μονοκρήπις par Pindare (Pythiques, IV, 75), conformément à l’oracle,
ne pouvait être victorieux que s’il portait une seule sandale. Voir à ce titre J. Brunel, « Jason
μονοκρήπις », Revue archéologique, t. 1, 4, 1934, p. 34-43.

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Le casque d’Hadès
Ce casque a été obtenu par Hadès lors du partage du monde : Zeus a
obtenu la foudre, Poséidon le trident, Hadès le casque d’invisibilité 24.
L’Ἄιδος κυνέη, l’expression courante, « contient les ténèbres lugubres de
la nuit 25 », ce qui permet à celui qui le porte d’être dissimulé aux yeux du
monde 26.
Ce n’est que dans le mythe de Persée que ce casque a ce pouvoir
d’invisibilité. On ne connaît pas d’autres utilisations de cet objet dans
la mythologie. D’ailleurs, ce sont également les Nymphes qui l’offrent à
Persée, selon Apollodore, ce qui suscite des divergences d’interprétation
sur le possesseur de ce casque.
Hygin lui-même, dans son De l’astronomie ( II, 12), affirme que le pou-
voir du casque n’induit pas qu’il appartienne à Hadès :
Praeterea galeam, qua indutus ex adverso non poterat videri. Itaque Graeci Aidos
galeam dixerunt esse, non ut quidam inscientissime interpretantur, eum Orci
galeam usum ; quae res nemini docto potest probari.
De plus un casque, qui permet à celui qui le porte de ne pas être vu par un
ennemi. Les Grecs ont dit alors que c’était le casque d’Hadès, bien que Persée
ne l’utilise pas, contrairement à ce que certains interprètent par ignorance, le
casque d’Orcus lui-même, ce que personne de savant ne peut croire.

La forme du casque d’Hadès, tel qu’il apparaît sur les représentations


figurées, a beaucoup évolué au cours des siècles. Dès la première représen-
tation de Persée conservée 27, Persée porte quelque chose sur la tête, que ce
soit un πέτασος, un chapeau à larges bords comme Hermès, ou un casque.
Achille Tatius, lui, dit que le casque d’Hadès serait une sorte de πῖλος.
Sur les représentations picturales, le couvre-chef de Persée évolue
après 500 av. J.-C. : des ailes apparaissent sur son bonnet, puis le bonnet
devient petasos ailé, puis casque de type phrygien, ailé également vers
400 av. J.-C. 28. La représentation du casque continue à changer par la
suite : le casque est une tête de griffon, de loup, etc. On peut dès lors se

24. Apollodore, Bibliothèque, I, 6-7.


25. Hésiode, Le Bouclier, 228 : νυκτὸς ζόφον αἰνὸν ἔχουσα (trad. : P. Mazon, Les Belles
Lettres, 2002).
26. C’est Apollodore qui explique cette propriété magique : Ταύτην ἔχων αὐτὸς μὲν οὓς
ἤθελεν ἔβλεπεν, ὑπὸ ἄλλων δὲ οὐχ ἑωρᾶτο. (« Celui qui le possède voit qui il veut, mais il
n’est pas vu par les autres. ») Puis : καὶ συνιδεῖν αὐτὸν οὐκ ἠδύναντο διὰ τὴν κυνῆν. (« Et,
grâce au casque, on ne pouvait le voir. »)
27. Ce vase en relief (terre cuite) représente le moment où Persée va couper la tête de
Méduse, qui a la forme d’un centaure. Elle a été découverte près de Thèbes, est datée
environ de 660 av. J.-C. et est conservée au musée du Louvre (sous le numéro CA 795 –
base Atlas : 5042).
28. Ogden (2008, p. 45).

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demander pourquoi des ailes apparaissent sur le chapeau, alors qu’aucun


indice, dans les textes, ne le laisse à penser. Les historiens de l’art estiment
qu’il peut y avoir deux raisons : soit les ailes symbolisent la capacité de
se rendre invisible rapidement et le caractère évanescent de l’apparition,
soit – ce qui semble plus intéressant du point de vue historique – l’appari-
tion des ailes correspond au moment où les artistes ont commencé à faire
des représentations de Persée en portrait, sans que les pieds ne soient
visibles. Il fallait donc bien représenter le fait qu’il puisse voler pour que
l’identification du héros se fasse sans peine. Il y a eu alors un transfert de
support : des sandales, les ailes sont montées sur le casque et c’est cette
représentation qui est restée. La modification de la représentation de cet
objet explicite de fait l’évolution de l’image mentale créée par le mythe :
les ailes sont là pour incarner l’image de Persée comme héros évanescent.

La besace
La besace de Persée, qui n’est pas mentionnée par tous les auteurs, est
désignée par un terme très rare, κίβισις, parfois glosé par πήρα, notam-
ment par Apollodore qui en donne une définition : κεῖσθαι ἐκεῖ ἐσθῆτα
καὶ τὴν τροφήν (« on peut y mettre des vêtements et de la nourriture »).
C’est la définition exacte de la πήρα. Le terme de κίβισις aurait des ori-
gines chypriotes 29, mais il est mentionné déjà dans le texte hésiodique.
D’ailleurs, dans les représentations picturales, la besace apparaît dès la
toute première représentation du mythe de Persée (env. 630 av. J.-C.).
Elle a pour fonction de cacher la tête et de la montrer à la fois 30 :
πᾶν δὲ μετάφρενον εἶχε κάρη δεινοῖο πελώρου,
Γοργοῦς·
et son dos disparaissait tout entier sous la tête d’un monstre effrayant – la
Gorgone 31 !

Cette besace est un cadeau des Nymphes à Persée, selon Apollodore,


mais on ne sait rien de plus : elle semble être un objet magique préexis-
tant sans qu’on en connaisse le possesseur initial. Apollodore explique
qu’après ses exploits, Persée rend cette besace à Hermès qui la retransmet
aux Nymphes, mais aucune autre mention de cet objet n’existe à notre

29. Voir Chantraine (2009), κίβισις, qui se réfère à Hesychius.


30. Cette fonction paradoxale de la besace se retrouve dès l’Antiquité jusqu’au XVe siècle
notamment, avec Botticelli : le Retour de Judith à Béthulie, datant de 1469 et exposé à
Cincinnati, présente la tête d’Holopherne dans des linges qui forment une protection
autour de la tête décapitée. Elle transparaît malgré tout.
31. Trad. : P. Mazon, Les Belles Lettres, 2002.

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connaissance. Pour Persée, la besace est essentielle puisqu’elle permet de


conserver et de transporter la tête de Méduse lors de ses voyages.

L’épée recourbée : la harpè


Cet objet est considéré comme l’un des plus importants de la panoplie de
Persée car c’est son arme caractéristique. Malgré son nom grec, ἅρπη,
qui signifie « faucille » (ce n’est que tardivement qu’il a été remplacé
par le terme δρέπανον, nous indique Pierre Chantraine), elle est par-
fois représentée comme une épée droite. C’est l’impression que donne la
toute première représentation de Persée et de Méduse, où cette dernière
prend la forme d’un centaure. En regardant attentivement le vase, si l’on
voit clairement l’épée droite dans la main droite de Persée, on peut distin-
guer une faucille ou un crochet dans sa main gauche. Persée posséderait
donc deux armes, dont une seule serait caractéristique. Chez Hésiode, le
terme pour désigner cette arme est bien ἆορ, l’épée droite dans la poésie
archaïque, qui est μελάνδετον, « niellée », suspendue dans un « baudrier
d’airain » (χαλκέου ἐκ τελαμῶνος). Le premier à parler de la faucille est
Eschyle dans la pièce perdue Les Phorcydes ; il la qualifie d’« adamantine »
(ἀδαμαντίνη) et précise que c’est un cadeau d’Héphaïstos à Hermès.
Hygin rapporte cette version également.
La tradition ultérieure a modifié encore cette arme, en associant l’épée
droite et la faucille pour faire une arme inhabituelle. Achille Tatius en
donne une description précise :
ὥπλισται δὲ καὶ τὴν δεξιὰν διφυεῖ σιδήρῳ εἰς δρέπανον καὶ ξίφος ἐσχισμένῳ.
ἄρχεται μὲν γὰρ ἡ κώπη κάτωθεν ἀμφοῖν ἐκ μιᾶς, καὶ ἔστιν ἐφ´ ἥμισυ τοῦ
σιδήρου ξίφος, ἐντεῦθεν δὲ ἀπορραγὲν τὸ μὲν ὀξύνεται, τὸ δὲ ἐπικάμπτεται.
καὶ τὸ μὲν ἀπωξυμμένον μένει ξίφος, ὡς ἤρξατο, τὸ δὲ καμπτόμενον
δρέπανον γίνεται, ἵνα μιᾷ πληγῇ τὸ μὲν ἐρείδῃ τὴν σφαγήν, τὸ δὲ κρατῇ τὴν
τομήν. (III, 7, 8-9)
Sa main droite est armée d’un double fer qui se divise en faucille et en glaive.
En effet, dans le bas, pour les deux armes, la garde est unique ; c’est une épée
jusqu’à la moitié du fer, mais de cet endroit, le fer se divise en deux parties,
l’une formant une pointe, l’autre se recourbant. La partie pointue reste une
épée comme avant et la partie recourbée vient d’une faucille pour que, d’un
seul coup, l’une transperce la gorge et l’autre tue en coupant 32.

La harpè est l’arme dont Hermès s’est servi pour tuer, par décapitation,
le géant Argos sur les ordres de Zeus 33. Pour Lucain, c’est la même arme
qu’a obtenue Persée des Nymphes :

32. Trad. : J.-P. Garnaud, Les Belles Lettres, 2002.


33. Voir le premier livre des Métamorphoses d’Ovide, v. 583 et suiv.

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GAIA 16

et subitus praepes Cyllenida sustulit harpen,


harpen alterius monstri iam caede rubentem
a Ioue dilectae fuso custode iuuencae,
quand soudain il prit son vol, levant la harpé de Cyllène, cette harpé déjà
rougie du sang d’un autre monstre [du gardien de la génisse chérie par
Jupiter] 34.

Il est intéressant de noter que la faucille, avec sa lame courbe, est une
arme qui décapite ou qui ampute : Nonnos de Panopolis 35 insiste sur le
pouvoir meurtrier du héros Persée, il est Γοργοφονεύς, le créateur du futur
Γοργόνειον. Cette arme est caractéristique de Persée et nécessaire pour
trancher la tête de Méduse.

Le bouclier
Le bouclier est l’élément le plus ambigu dans le mythe de Persée. En effet,
c’est le seul objet de sa panoplie qui n’est pas donné par les dieux ou les
Nymphes, selon la majorité des sources : il n’apparaît que dans l’épisode
de la Gorgone. Nous pouvons nous interroger sur cette place du bouclier
et sur l’usage qu’en fait Persée. La plupart des versions mentionnent la
déesse Athéna qui guide le bras de Persée au moment de frapper Méduse.
Plus tardivement, Lucain affirme que c’est Athéna qui a elle-même donné
le bouclier à Persée : « et clipeum laeuae fuluo dedit aere nitentem 36 » ( IX,
669). Certes le dedit paraît clair, mais on peut imaginer que la déesse ne
fait bien que guider Persée en plaçant dans sa main le bouclier. Il ne me
semble pas que l’on puisse strictement interpréter le bouclier comme exo-
gène d’après ce vers.
Le bouclier est la pièce la plus controversée de l’équipement de Persée,
car elle n’apparaît tout d’abord pas dans l’iconographie avant 400 av. J.-C.
Selon les fragments de Phérécyde, Athéna et Hermès tenaient un miroir
pour aider directement Persée. Dans d’autres versions perdues ou tardives,
le miroir pouvait être fait d’eau. La première mention du bouclier, clipeus,
se trouve chez Ovide sans que l’on sache qui lui a donné, ou s’il l’avait
déjà. Ce bouclier est particulièrement brillant puisqu’il est assimilé (voire
confondu avec cet objet) à un miroir. C’est là sa principale caractéristique.
Il n’est donc pas magique comme les autres objets de la panoplie.
Le bouclier occupe la même fonction que le casque d’Hadès : il permet
d’atténuer la puissance du regard de Méduse et donc d’échapper à la pétri-
fication. Certains critiques ont donc écarté le bouclier de la panoplie. Il

34. Trad. : A. Bourgery et M. Ponchont, Paris, Les Belles Lettres, 1993.


35. Notamment en XXX, 277 et XLVII, 608.
36. « Et elle donna à sa main gauche le bouclier éclatant de bronze aux reflets fauves. »

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La panoplie de Persée : fonctions de l’objet-attribut

semble néanmoins parfaitement logique du point de vue de l’armement


traditionnel du héros-guerrier que Persée possède un bouclier.

Fonctions des objets


Nous avons vu que chaque élément de la panoplie avait une fonction
– nous pourrions dire un pouvoir, presque magique. Cependant, chacun
des objets de la panoplie ne se comprend que parce qu’il fait partie d’un
ensemble cohérent, où chaque élément a une place précise au sein de
la narration. Les objets trouvent leur fonction les uns par rapport aux
autres, particulièrement dans l’épisode de Méduse : c’est pour décapiter
la Gorgone que Persée a cherché et obtenu ces objets. Les sandales ailées
sont nécessaires pour se rendre rapidement au repaire des Gorgones et
pour pouvoir distancer les sœurs, Euryale et Sthenno, qui le poursuivent.
Le casque est utile pour approcher les Gorgones sans être vu et pétrifié
par Méduse. La besace sert à conserver et à transporter la tête, tandis
que l’épée est bien sûr indispensable pour décapiter la Gorgone. Le bou-
clier, lui, est l’objet qui permet de regarder Méduse sans qu’elle puisse le
pétrifier.
Sans ces objets, Persée ne peut accomplir son exploit, mais leur mul-
titude et leur apparente redondance fonctionnelle (le casque d’invisibilité
et le bouclier permettent tous deux à Persée d’éviter le regard de Méduse)
incite à dire que Persée, armé jusqu’aux dents dirions-nous aujourd’hui,
n’est pas un véritable héros puisqu’il ne peut échouer. Certains critiques 37
s’interrogent justement sur ce qui est décrit comme une « incohérence »
du mythe : comme les objets ne peuvent être inutiles et comme on ne peut
affecter deux objets à la même fonction dans un mythe, leur redondance
est inexplicable.
On peut par exemple alléguer que les sandales ailées sont inutiles à la
fin de l’épisode puisque Persée, invisible, peut s’échapper sans craindre
d’être rattrapé par les sœurs. On pourrait dire également que le bouclier
est inutile lorsque le casque protège du regard de Méduse, d’autant que ce
bouclier est absent de nombreuses versions. Sinon, on peut estimer que le
casque d’invisibilité est inutile, puisque « un héros devrait être capable de
distancer des ennemis qui le poursuivent sans un tel artefact 38 ». Le pou-
voir magique de la besace n’est pas clair aux yeux de Stephen R. Wilk 39.

37. Wilk (2000, p. 27).


38. « A hero ought to be able to elude pursuers even without such a device. » ( Wilk, 2000, p. 28)
39. « The kibisis seems to be only a bag. (Claims that it is a magical bag which can expand to
hold anything within, Tardislike, don’t seem to be supported by any ancient sources.) », (« La
kibisis semble n’être qu’un sac. (Le fait que ce soit un sac magique qui puisse s’agrandir
pour contenir n’importe quoi, comme le TARDIS [NDLR : Time And Relative Dimension

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GAIA 16

Pourtant, la kibisis est nécessairement magique car elle doit contenir la


tête de Méduse dont le sang a un pouvoir pétrificateur. En effet, Ovide,
aux vers 740-752 du livre IV des Métamorphoses, raconte que le corail est
né du contact de la tête avec un lit d’algues. La besace, magique car elle
ne se transforme pas en pierre, est donc un objet essentiel pour assurer le
transport de la tête et la suite du mythe.
Après avoir mentionné ce qu’il estime être une incohérence de mythe,
Stephen R. Wilk explique que lorsque le mythe n’était encore diffusé
qu’oralement, différentes versions existaient dans lesquelles Persée ne
possédait qu’un ou deux objets de cette panoplie, puis qu’au moment de
l’écriture, il y eut un amalgame de toutes les versions, – l’auteur se refusant
à supprimer des informations, au risque de ces incohérences. Cependant,
les objets occupent des fonctions qui ne peuvent être redondantes 40, mais
surtout, les objets incarnent les images mentales que se font les auditeurs
du mythe, les lecteurs dans un second temps. Ils n’ont plus seulement une
fonction du point de vue narratif, ils sont la matérialisation de l’imaginaire
mythique.

Le regard de Méduse
Si nous estimons que tous les éléments de la panoplie de Persée ont une
fonction dans le mythe, on est en droit de se demander quel est le rôle
exact du bouclier du héros, quand le casque d’invisibilité le dérobe déjà aux
regards meurtriers de la Gorgone. Les problèmes soulevés par Méduse et
son pouvoir de pétrification ont été largement abordés par la critique, et
même Freud lui a consacré un essai en 1922, Das Medusenhaupt. Pour
notre étude de la panoplie de Persée, nous pouvons nous y intéresser en
restreignant la question du regard aux objets du mythe : que nous disent
le casque et le bouclier sur le pouvoir pétrificateur de Méduse ?
Le pouvoir de Méduse a été interprété de deux manières : soit être
regardé par Méduse pétrifie (il faut que la Gorgone pose ses yeux sur celui
qu’elle tue et donc l’avoir dans son champ de vision n’est pas mortel), soit
voir Méduse pétrifie (c’est-à-dire que la seule présence de la tête pétrifie
celui qui la voit). Pour le premier cas, au moment de l’arrivée de Persée,
on constate que le bouclier n’est pas essentiel, puisque Persée est rendu
invisible par le casque : il peut voir sans être vu. Méduse ne le pétrifie pas,
puisqu’elle ne pose pas son regard sur lui directement.

in Space, le vaisseau spatial dans la série télévisée de la BBC, Doctor Who] ne semble pas être
pris en charge par les sources antiques »).
40. Pour la justification de la présence du casque et du bouclier à propos du regard de
Méduse, qui sont les deux seuls objets qui possèdent vraisemblablement une fonction
identique, c’est-à-dire de protéger Persée du regard de Méduse.

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La panoplie de Persée : fonctions de l’objet-attribut

Dans certaines versions, les Gorgones sont d’ailleurs en train de


dormir ; Méduse a les yeux fermés, elle est donc inoffensive. Une fois
Méduse morte, elle continue à garder son pouvoir pétrificateur puisqu’elle
est représentée les yeux ouverts. Dans les épisodes suivants, il suffit à
Persée de sortir la tête pour pétrifier ses adversaires. Cependant, cette
interprétation ne permet pas d’expliquer la naissance du corail, comme le
fait Ovide. La tête de Méduse est posée sur les algues et c’est le contact du
sang, non le regard, qui pétrifie. De fait, il est plus logique d’envisager le
second cas : voir Méduse pétrifie, qu’elle soit endormie ou non, vivante ou
morte. Selon cette hypothèse, le casque n’a plus d’utilité, puisque Persée,
même invisible, peut poser les yeux sur Méduse et être pétrifié. Le pouvoir
d’invisibilité du casque est tout de même important à la fin de l’épisode :
Persée doit échapper aux sœurs de Méduse, Sthenno et Euryale qui, elles
aussi, volent. C’est ainsi que l’on peut interpréter la toute première repré-
sentation figurée avec la Méduse-Centaure, où Persée tourne la tête car
il ne doit pas voir Méduse. Seule Athéna, qui guide le geste de Persée,
permet de tuer le monstre. Dans les récits du mythe, il est donc nécessaire
d’inclure une vision indirecte, c’est le bouclier-miroir, qui permet de voir
non pas sans être vu, mais indirectement.

Les propriétés du miroir


S’il y a eu confusion entre le bouclier et le miroir qui a servi à Persée à
tuer Méduse, dès l’Antiquité, c’est à cause de la matière du bouclier. Les
sources citées précédemment ne mentionnent qu’un « bouclier d’airain »,
mais il ne faut pas oublier que ce bouclier est brillant, car il est poli comme
un miroir. Selon Jean-Pierre Vernant et Françoise Frontisi-Ducroux, qui
font une étude détaillée du miroir dans leur ouvrage Dans l’œil du miroir,
le miroir est un objet exclusivement féminin et le miroir de l’homme est
alors le bouclier :
Le bouclier, qui a la préférence de la déesse [Athéna], s’oppose, dans les repré-
sentations mentales des Grecs, au miroir des femmes. De bronze comme lui,
et souvent tout aussi circulaire, il fournit à l’homme l’un de ses miroirs, celui
du guerrier 41. (Vernant, Frontisi-Ducroux, 1997, p. 71)

Le miroir s’oppose à la femme, dont il est un des attributs principaux


sur les représentations picturales. Si le bouclier symbolise l’homme et le
miroir la femme, nous pouvons nous interroger sur l’ambiguïté de l’objet
de Persée. À la fois bouclier et miroir, c’est cet objet particulier qui permet

41. La déesse Athéna refuse l’attribut habituel des femmes, le miroir, car elle n’a pas
supporté de voir son visage déformé lorsqu’elle joua de l’aulos, selon Frontisi-Ducroux
(1997, p. 87).

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GAIA 16

de créer un lien entre les deux personnages, d’effectuer la synthèse entre


le masculin et le féminin. Méduse a été violée par Poséidon à cause de sa
trop grande beauté : elle représentait une femme idéale. Le féminin doit
dès lors passer par un intermédiaire, une surface qui permette d’atténuer
le pouvoir de la femme. Le pouvoir pétrificateur de Méduse incarne cette
vision effrayante de l’autre sexe.
Le miroir est un médiateur entre le regard mortel de Méduse et celui de
Persée : il produit un reflet. En grec, ce reflet se dit εἰκών, ce qui désigne
également les tableaux et autres représentations figurées. Le reflet produit
par le miroir est véritablement matériel :
En évoquant le reflet – jamais représenté à son époque – par la figure au
dos du miroir, entend-il 42 signaler le caractère matériel des images produites
par le « disque d’airain », et la « chosification » qu’implique le fait de cher-
cher à connaître son visage sur un instrument de métal, plutôt que, à la façon
de l’homme, dans la prunelle vivante de son semblable ? Ces belles dames
que dupliquent, non point un reflet fugace et impalpable, mais des images
durables, ciselées à demeure, servent-elles à montrer la femme comme un bel
objet, semblable à son ancêtre mythique, Pandora, ce superbe artefact sorti
des mains divines ? (Vernant, Frontisi-Ducroux, 1997, p. 87)

Puisque le reflet est une image matérielle, il peut s’imprimer direc-


tement sur la surface du miroir ou du bouclier. C’est ainsi que l’on peut
interpréter le bouclier à tête de Gorgone d’Athéna notamment. Bien
qu’Apollodore explique qu’une fois que Persée a donné la tête de Méduse
à Athéna, celle-ci la fixe (ἐνέθηκε) sur son bouclier, nous pouvons suggérer
que cette réification de Méduse n’est possible que parce que la Gorgone
a été un reflet sur le bouclier.
De fait, le bouclier devient support d’une image ; c’est le mythe tout
entier qui se fige dans ce reflet. C’est ainsi que l’on a de nombreuses
ekphraseis des boucliers et du mythe de Persée : la description de la repré-
sentation figurée permet de raconter à nouveau le mythe.

Conclusion : la harpè comme véritable attribut ?

La réification de Méduse permet pour Persée de l’utiliser dans la suite


du récit comme une arme. Au moment où il doit combattre le monstre
marin qui menace Andromède, il utilise à la fois sa harpè et la tête de
Méduse dans une image très singulière, que décrit Lucien :

42. Il s’agit de l’artiste peintre qui a représenté sur un lécythe un miroir avec une tête de
femme à l’arrière, comme c’était souvent le cas sur les miroirs à boîtier.

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La panoplie de Persée : fonctions de l’objet-attribut

καὶ τὸ μὲν ὅσον τοῦ κήτους εἶδε τὴν Μέδουσαν, ἤδη λίθος ἐστίν, τὸ δ´ ὅσον
ἔμψυχον μένει, τῇ ἅρπῃ κόπτεται. ( Lucien, Sur l’appartement, 22)
La partie du monstre qui a regardé la Méduse est déjà pétrifiée, le reste
encore vivant est sous le tranchant de la serpe 43.

Persée frappe le monstre marin d’une double mort : d’une main, il


frappe de la faucille, de l’autre, il pétrifie avec la tête de Méduse qui est
une véritable arme pour le héros. De fait, dans ce second épisode, Persée
s’est approprié sa panoplie. C’est depuis les airs qu’il frappe le monstre,
même si rien ne dit qu’il est rendu invisible par le casque.
Cette image frappante de Persée qui tranche la tête du monstre marin
représente le héros au point que les ekphraseis de tableaux que nous pos-
sédons choisissent cette utilisation de la harpè. L’arme singulière apparaît
donc bien comme l’attribut le plus caractéristique de la panoplie de Persée.
C’est l’objet que l’auditeur-lecteur garde en mémoire lorsqu’il lit ou
entend le mythe de Persée. Notons d’ailleurs que, selon Apollodore, c’est
le seul objet qui n’est pas rendu aux Nymphes ou à Hermès, comme s’il
appartenait véritablement au héros 44.
Nous avions défini en introduction l’objet-attribut par rapport aux
peintures de vases, où la présence d’accessoires autour d’une figure per-
mettait son identification. Seulement, nous comprenons au terme de notre
étude que cette relation d’attribution, c’est-à-dire quand l’objet ne peut
plus se concevoir de manière indépendante mais qu’il est un élément indis-
sociable du personnage, se construit à travers le récit mythique. C’est
parce que chaque objet a une fonction unique dans le récit que l’objet-
attribut prend du sens par rapport au personnage qui l’utilise. De même
que Méduse devient un reflet-objet, les éléments de la panoplie de Persée
figent le mythe en une image frappante qui reste à l’esprit : l’objet devient
à son tour le miroir du mythe.

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43. Trad. : J. Bompaire, Les Belles Lettres, 2003.


44. On sait néanmoins que ce n’est pas le cas, puisqu’il est dit que la harpè appartient à
Hermès.

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