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Tabard Clara

L3 LETTRES

L3-S5 : CULTURES MEDIATIQUES

LE DECOR ACTANT ET SIGNIFIANT DANS LE


THRILLER FRANÇAIS

PUZZLE, FRANCK THILLIEZ

Entrée à Swanessong, p.67


INTRODUCTION

Fabienne Soldini, dans son chapitre le thriller, autopsie contemporaine, présente ce sous-genre
comme celui de prédilection pour la représentation de l’Homme dans ce qu’il a de plus sombre. En
effet, l’Homme, bien loin d’être un mouton blanc et innocent, peut revêtir des allures de loup criminel
et avide de sang. Non loin d’adopter parfois le point de vue de Rousseau sur la bonté naturelle de
l’Homme perverti par la société, le thriller s’en remet plus régulièrement à l’avis de Hobbes et à son
détournement de la locution latine : Homo homini lupus est. Ainsi est notre nature : nous sommes
mauvais, méchant, intrinsèquement. Et le thriller est là pour nous confronter à cette réalité, à cette
nature profonde que nous refusons d’assumer.
A partir de cette thèse initiale, nous avons choisi de nous pencher sur le thriller Puzzle écrit
par Franck Thilliez et sorti chez Pocket en 2014, ainsi que sur son adaptation en bande dessinée par
Mig en 2016 aux éditions Ankama. Pour résumer simplement l’intrigue : Ilan se retrouve enfermé dans
un hôpital psychiatrique désaffecté avec huit autres joueurs durant une tempête de neige. Chaque
jour, les participants de Paranoïa doivent accomplir une mission avec à la clé une grosse somme
d’argent. Mais, le jeu tourne vite à l’horreur avec la présence d’un meurtrier dans l’enceinte du
complexe. Ilan assiste alors aux meurtres des autres membres jusqu’à ce que la tempête prenne fin.
Sans savoir pourquoi, il se trouve attiré vers une île avec un cabanon, aperçue au loin. Il y découvre
les cadavres de tous les autres joueurs et le tueur qui s’avère n’être nul autre que lui-même. Ilan, qui
s’appelle en réalité Lucas Chardon, se réveille soudain dans l’unité de soin psychiatrique où il est
interné. Malade mental, il a réellement tué ses compagnons dans le cabanon avant d’être arrêté,
atteint d’une amnésie totale à cause du choc. À la suite d’une tentative de suicide, Lucas est plongé
dans le coma et son cerveau profite de ce temps de repos pour construire l’histoire d’Ilan, histoire
destinée à le guider doucement vers la reconnaissance de son acte criminel.
Ainsi, d’après la thèse de Fabienne Soldini, Puzzle est une œuvre particulièrement intéressante,
puisque chaque élément de l’intrigue est une construction de l’esprit de Lucas destiné à lui faire
prendre conscience du Mal interne qui l’a guidé à ces meurtres sauvages à coup de tournevis. Nous
retrouvons très nettement cela dans la description de l’hôpital psychiatrique, reflet de son âme
profonde, et s’apparentant par bien des aspects au purgatoire. En effet, le décor dans le thriller est très
souvent actant et signifiant puisque, dans le roman comme dans la bande dessinée, il n’est pas rare
qu’il dépasse le simple paysage pour devenir un élément narratif à part entière. En nous servant des
travaux de Pascal Robert, sur le rôle du décor en bande dessinée, et de François Ricard, sur l’impact
narratif du décor romanesque, nous illustrerons la thèse de Fabienne Soldini postulant que le rôle du
thriller est d’être un révélateur exacerbant de notre nature mauvaise, fragmentée, et régentée par nos
pulsions. Dès lors, nous pouvons nous demander dans quelle mesure le décor infernal représenté dans
Puzzle nous invite à une réflexion sur la nature humaine et le Mal qui nous habite ?
Pour répondre à notre problématique, nous nous pencherons tout d’abord sur le décor entant
que signifiant et les références à l’imaginaire du thriller. Puis dans un deuxième temps nous
aborderons le décor actant entant qu’opposant avant d’ouvrir sur la place du corps-décor dans l’œuvre.
LE DECOR SIGNIFIANT
Imaginaire, références et indices

L’environnement physique participe à toutes ces situations : il dresse autour de l’évènement un


ensemble d’éléments concrets qui l’éclairent et en suggèrent toutes les implications mêmes secrètes.
François Ricard, le décor romanesque, 1972

Comme l’indique cette citation, le décor est rarement, que ce soit en bande dessinée ou en
roman, un simple fond pour combler un vide. Porteur d’informations et de sens, le décor est un
élément signifiant dans l’intrigue. Son premier rôle est d’être informatif car il crée un lien important
entre le lecteur et l’œuvre : l’instauration du pacte de lecture. Le décor est en effet l’un des éléments
qui inscrit l’œuvre dans un genre en faisant appel à l’imaginaire qui lui est rattaché. Dans Puzzle, nous
devinons rapidement que nous sommes dans le genre policier, et plus précisément dans un thriller,
grâce à des éléments tels que le milieu isolé au cœur des montagnes, le huis clos qui s’instaure à cause
d’une météorologie extrême, ou encore la présence d’un lieu chargé d’histoire et de symbolique
incarné dans l’hôpital psychiatrique désaffecté. Le décor qui nous est représenté fait appel à nos
références culturelles qui elles-mêmes nous indiquent que nous sommes dans un genre policier. La
description du décor suscite aussi de la peur, un semblant de paranoïa et d’anxiété, une inquiétude
qui vient activer chez nous le rouage psychologique provoquant du frisson. Bienvenue dans le thriller !
Bien sûr, le décor n’est pas le seul élément nous poussant à cette conclusion. L’ensemble de l’œuvre
joue sur les stéréotypes du thriller et leurs détournements. Ainsi, nous retrouvons en Ilan l’antihéros
qui n’a rien pour lui, porte un lourd passé dû à un mystère familial irrésolu. Les participants viennent
pour l’appas du gain, l’appel de l’argent et de la compétition. Ilan est mis en garde sur la dangerosité
du jeu avant même de l’intégrer, et la voiture qui l’y mène croise, malencontreusement, la route du
tueur en série qui va tous les décimer. Nous notons enfin une gradation de la tension, accentuée par
un rythme de plus en plus soutenu dû à l’effacement des descriptions au profit des actions, qui nous
empêche de reprendre notre souffle jusqu’au cliffhanger final. Ainsi, nous retrouvons dans Puzzle de
nombreux éléments caractéristiques du thriller qui nous permettent très rapidement de distinguer
son genre. Le décor est donc un décor signifiant car il inscrit l’histoire dans un genre narratif en en
reprenant les codes, topos et ressorts narratifs.
La reprise de cet ensemble de codes provient en partie d’une intertextualité forte. Puzzle date
de 2013, soit d’une époque où le genre du thriller est en plein essor, nourri des incontournables œuvres
sorties au préalable dans le genre policier. Nous retrouvons donc de nombreuses références à des
œuvres antérieures à ce livre, qu’elles soient voulues par l’auteur ou non. Nous pouvons également
nous demander si les échos sont volontaires ou s’ils sont provoqués involontairement par la reprise
des mêmes codes narratifs. Cette question est d’autant plus importante que le livre ne s’inscrit pas
uniquement dans le genre du thriller mais aussi dans le genre horrifique puisque nous en retrouvons
aussi des éléments caractéristiques : les effusions de sang, les tortures physiques et psychologiques,
les jaillissements imprévus de violence font de ce livre un thriller horrifique. La libre adaptation du
roman en film, réalisé en 2019 par Jacques Kluger et nommé Play or Die, est d’ailleurs classifiée dans
la catégorie film d’horreur et non thriller.
Dans une interview donnée à la librairie Mollat, Franck Thilliez lui-même aborde la question
des œuvres lui ayant inspiré Puzzle. Nous retrouvons dans sa liste le film The Game de David Finsher
et Shutter Island d’où il tire l’hôpital psychiatrique. Il se nourrit de plus des grands classiques du genre
policier que sont les œuvres d’Agatha Christie telles que le crime de l’orient express et 10 petits nègres
dont il reprend l’idée du huis clos réunissant des inconnus au milieu d’une tempête de neige, la
présence de l’île, d’un meurtrier invisible tuant les personnages un à un. En outre, il est influencé par
son propre livre, Vertige, sorti en 2011, à travers lequel il s’était déjà exercé à la création d’un huis clos
où les tortures physiques à s’infliger ou à infliger aux autres forment la seule échappatoire.
Le décor est également signifiant car il contient de très nombreux indices pour comprendre
l’intrigue. Il pose le pacte de lecture, nous informe sur le genre de l’œuvre mais surtout, il parsème
des éléments nous permettant de deviner la fin, car un bon policier est une œuvre où toutes les pièces
du puzzle sont dans nos mains sans que l’on parvienne à les assembler selon les deux arts poétiques
de Knox et de Borges1. Cette idée est d’autant plus prégnante dans la bande dessinée puisque, si le
roman nous laisse imaginer, la bande dessinée nous donne à voir et les indices n’en sont que plus
frappant car incarnés visuellement. Pourtant nous ne sommes pas assez attentifs pour les saisir, ce qui
fait tout l’intérêt du thriller. Dans Puzzle, nous retrouvons comme clés de compréhension la
construction même de l’hôpital qui prend la forme d’une chauve-souris avec deux pôles,
labyrinthique, aux murs infranchissables et dont l’état est en constante dégradation comme peut l’être
le cerveau d’un malade mental paranoïaque. Ce que l’on faisait auparavant dans ces lieux est aussi un
indice : la leucotomie, transformant les patients en légume pour oublier leurs troubles et le mal dont
il souffre.

L’hôpital avait effectivement la forme d’une chauve-souris aux ailes parfaitement symétriques s’étendant de
part et d’autre du centre. Des couloirs partaient dans toutes les directions, les pièces de toutes tailles
s’enchainaient. Un véritable labyrinthe. […] Il était inscrit en petit “chambres des candidats”, “cuisine”,
“douches”. Il repéra également le lieu où reposaient les billets derrière leur vitre, ainsi que d’autres
emplacements qui lui glacèrent le sang : “aile des déments”, “chirurgie”, “soins”. Entre autres. Mais la
plupart des couloirs n’étaient pas légendés.

Franck Thilliez, Puzzle, p.176

Au niveau de la bande dessinée, nous avons comme indice les couleurs utilisées : les pages sont
noires, les scènes ayant lieux dans l’hôpital sont composées de noir et bleu majoritaires sur un fond
blanc saturé et artificiel, agressif, nous obligeant à plonger dans l’image pour en comprendre le sens
car rien ne nous est aisément donné. Inversement la scène de révélation se déroule à la fin de la
tempête de neige, à l’extérieur. L’image est alors majoritairement composée d’un blanc doux, moins
violemment contrasté, ce qui crée un effet lumineux nous attirant, annonçant la révélation. Enfin, l’un
des plus gros indices donnés par le décor selon nous réside dans le jeu de reflets multiples. Cela est
bien représenté durant la scène suivant l’électrocution d’Ilan sur la chaise électrique. Persuadé que
quelqu’un l’a torturé, il ne parvient pas à savoir comment avant d’apercevoir un miroir dans un coin
de la pièce. Il prend alors une baignoire sur roulette qu’il lance en direction de ce miroir, persuadé
qu’il s’agit d’une vitre sans tain et qu’il découvrira le bourreau caché derrière. Malheureusement, il
doit se rendre à l’évidence : derrière le miroir brisé, il n’y a qu’un mur. A la page 199, nous retrouvons
ce jeu sur le reflet lors de la scène de révélation : Ilan, couvert de sang, s’avance vers le cabanon. Son

1
Règle numéro 8 du décalogue de Knox / règle numéro 2 des lois à respecter pour faire un bon polar selon Borges
image se reflète dans l’eau du lac mais son visage a disparu, formant un corps menaçant et anonyme,
comme si ce n’était pas lui qui se reflétait mais une part encore inconnue de sa personnalité.

Ainsi, le décor est parsemé d’indices sur la vérité ! Le choc électrique ressenti par Ilan
correspond au défibrillateur utilisé pour le ranimer. Les prénoms des personnages, les noms qui
l’entourent proviennent de l’univers de la psychiatrie, des jeux vidéo ou sont des références à l’Enfer.
Le décor signifiant nous offre donc toutes les pièces du Puzzle, mais comme Ilan, nous sommes
incapables de tout assembler avant la scène finale, aveuglés par la position de victime que l’on associe
à notre protagoniste, sans penser qu’il pourrait être le bourreau de sa propre histoire.

DECOR ACTANT ET OPPOSANT


Le purgatoire menant à l’enfer

“Son interlocuteur lui pressa l’épaule.


-Ça va ?
-Oui, oui... Enfin, je crois. Tu sais, j’ai toujours eu une image particulière du purgatoire.
-Laquelle ?
-Un endroit glacial et inhospitalier, où chacun attend d’être jugé. Un peu à l’image de celui-ci.”
Franck Thilliez, Puzzle, p.444

Dans le thriller, l’intrigue se déroule souvent en milieu hostile. Le décor peut alors jouer un
rôle décisif dans l’intrigue en se faisant opposant, au même titre qu’un personnage. Effectivement, le
but du thriller est dans son nom : nous faire frissonner. Or, pour cela, il faut installer une tension dans
l’atmosphère passant par un danger latent. Tout peut devenir dangereux, chaque élément peut
s’avérer maléfique d’où l’importance du décor car il est l’endroit où les personnages évoluent. Le but
du thriller étant de mettre ses personnages en danger pour nous faire ressentir de la peur, le décor se
doit d’être un opposant, même s’il peut épisodiquement être adjuvant. De plus, le décor dans le roman
en général répond toujours à une logique narrative et aide à l’avancée de l’intrigue. Selon François
Ricard, il joue un rôle au même titre qu’un personnage secondaire et est donc actant puisqu’il
influence le récit et l’avancée des évènements.
Dans Puzzle, le décor opposant reprend des codes bien connus dans le thriller. Il est froid,
l’atmosphère est littéralement glaciale à la vue des conditions météorologiques extrêmes de la tempête
de neige. Le milieu est austère et hostile, isolé au cœur des montagnes, et très tôt l’auteur dresse un
parallèle entre ce lieu et le purgatoire qui est, par excellence, l’endroit le plus cruel envers l’Homme,
lieu de toutes les souffrances. Nous pouvons notamment voir cela dans la scène d’arrivée à l’hôpital
psychiatrique que nous allons analyser plus précisément.

ANALYSE D’EXTRAIT : PUZZLE, CHAPITRE 22, p.162-165

“Le col de son imperméable relevé, le chauffeur sortit, poussa les vantaux qui s’étaient rabattus à cause du vent et
revint en courant. La voiture s’engagea alors dans l’enceinte qui paraissait gigantesque, longea des bâtiments aux
vitres brisées, dont la hauteur se perdait dans la nuit.
Ilan était tétanisé, Chloé n’en menait pas large non plus. Un hôpital psychiatrique désaffecté. Les éléments de son
cauchemar se matérialisaient devant lui, mélangés, désordonnés. C'était dément, improbable.
Et pourtant réel.
Même sans les terribles coïncidences du mauvais rêve, les organisateurs n’auraient pas pu choisir un endroit plus
malsain et lugubre. Du béton, des grilles, de la folie, perdus au milieu de nulle part. Et les conditions météo
extrêmes ne faisaient qu’amplifier le sentiment d’isolement qui les écrasait déjà. […]
Le véhicule s’arrêta enfin à côté de quatre autres voitures, devant un immense bâtiment de plusieurs étages dont on
devinait les arêtes et les toits en pointe. Hadès eu un soupir de soulagement.
- nous sommes arrivés.” […]
“[Hades] continuait à parler :
- Nous nous trouvons dans ce qui fut l’un des plus anciens centres psychiatriques de France. Situé au cœur
des Alpes, l’ensemble du complexe s’étend sur plusieurs dizaines d’hectares et accueillait toutes sortes de
malades mentaux, des plus légers aux plus atteints. Pour information, la première trace de civilisation, en
dehors de l’UMD, est à trente kilomètres.
- Swanessong, fit Chloé. Réputé pour avoir été l’un des premiers centres à appliquer la leucotomie
frontale transorbitaire, dans les années quarante.
- Tu peux être plus claire ? Fit Ilan.
- La méthode du pic à glace dans le lobe orbitaire en passant par le coin de l’œil pour te transformer en
légume.
- C'est très rassurant.
Hadès reprit la parole :
- Nous évoluerons dans le plus vaste des pavillons, celui où les patients entraient mais ne sortaient jamais. Il
y a une île, un peu plus bas sur le lac, qui appartenait au tout premier directeur de l’établissement. La
légende dit que depuis la maison du directeur, lorsque les vents étaient favorables, on entendait des cris
épouvantables sans parvenir à discerner s’il s'agissait d’êtres humains ou d’animaux.
- Vraiment sympathique.”

Le chapitre 22 correspond au moment où les joueurs entrent dans l’enceinte de Swanessong


pour la première fois. C’est le moment choisi par l’auteur pour faire la première description de l’hôpital
psychiatrique, formant une première image saisissante et posant d’emblée l’atmosphère du lieu et la
tension narrative. Le décor se dessine en deux temps distinct. Dans un premier temps nous avons un
passage descriptif classique effectué par le narrateur omniscient et qui met en avant les sentiments
internes des personnages face à ce décor. Dans un second temps, la description du lieu se fait à travers
le dialogue entre Hadès, Chloé et Ilan et à travers leurs remarques respectives. Dès la première phrase
du chapitre, nous retrouvons une image récurrente dans le genre horrifique : l’ouverture à grande
peine des lourdes portes jusqu’alors celées. Cela impose directement une tension, tension renforcée
par la première prise de parole d’Hadès qui se pose comme le maitre de cette maison de l’horreur. A
partir de cet instant, nous assistons à une description extrêmement péjorative du lieu nous confortant
dans notre impression première. Cela passe par une accumulation d’adjectifs péjoratifs tels que
« dément », « désordonnés », « improbable », « mauvais », « malsain », « lugubre »,
« épouvantables », mais aussi par un ensemble de champs lexicaux connotés négativement comme
l’isolement (« au cœur des Alpes », « trente kilomètres », « isolement », « perdus au milieu de nulle
part ») ou encore le froid avec « l’imperméable relevé », « le vent », « tétanisé ». Ce champ lexical du
froid va d’ailleurs de pair avec un appel aux sens puisqu’il convoque le toucher, s’alliant avec notre
ouïe via les cris qu’il porte, et notre vue puisque nous sommes dans une description visuelle du décor.
Le vent dans ce passage est personnifié et est particulièrement important car c’est le premier élément
actant du décor. C’est lui qui pousse les vantaux du portail obligeant l’arrêt sur image propice à la
description. Il emmène avec lui le froid et se glisse partout dans le complexe grâce aux vitres brisées.
On entend les cris si les vents le veulent, on entre dans l’hôpital en luttant contre sa volonté, nous
sommes sur son territoire et nous ne pouvons pas lui échapper. Le nom même de l’hôpital,
Swannesong, avec son allitération en « s » sonne comme le chant désespéré du vent, porteur du froid,
de la douleur et de la mort. Nous retrouvons également une isotopie de l’infini dans ce passage puisque
la description des lieux se fait comme s’il était sans fin, aussi bien horizontalement que verticalement :
nous devinons tout juste le haut du tout qui se perd dans la nuit, le complexe fait plusieurs hectares,
les gens ne sortaient jamais de l’aile où se déroule le jeu, nous sommes loin de tout. A partir de cette
isotopie, nous pouvons relever un effet hyperbolique parcourant la description. Tout semble immense
et nous rappelle constamment à quel point l’Homme est petit au milieu de tout cela. Cet effet est
constitué par des superlatifs et comparatifs (« le plus vaste des pavillons », « plus malsain et lugubre »,
« un des plus anciens complexes ») mais aussi par des adjectifs et formulations renvoyant
sémantiquement à la grandeur (« plusieurs dizaines d’hectares », « plusieurs étages », « immense
bâtiment », « gigantesque »). Le jeu sur les rythmes illustre aussi l’impression d’infini procuré par le
lieu. Nous trouvons de nombreux rythmes binaires et ternaires, avec un effet d’insistance et
d’accumulation d’adjectifs et participes affectifs créant un effet de chute sans fin de la description, un
adjectif en entrainant toujours un autre dans son sillage (« malsain et lugubre », « mélangés,
désordonnés », « dément, improbable », « du béton, des grilles, de la folie »).
Le bâtiment nous apparait comme un endroit dangereux dans ses lignes même : les murs sont
immenses, formant de lignes horizontales et verticales infranchissables, les bâtiments sont pointus et
contendants, agressifs, les vitres brisées laissent entendre la présence de morceaux de verres pouvant
devenir contendants. L’effet de travelling qui mène la narration renforce le sentiment d’oppression
que le décor opère sur les personnages. La découverte du lieu suit l’avancée des personnages et de la
voiture, notamment dans le premier paragraphe où nous trouvons les verbes sortir, pousser, revenir,
s’engager, longer, et mettant en avant le participe passé ouvrant le deuxième paragraphe par un effet
de rupture sémantique : « tétanisé ». Face à la découverte progressive de ce lieu plus hostile à chaque
pas, la première réaction est l’immobilisme. Cette rupture entre la voiture qui avance et les
personnages qui sont tétanisés se retrouvent dans les périodes des phrases avec une alternance entre
phrases longues et courtes. Alors que la description se fait dans de longues phrases, ce sont les phrases
courtes, voire nominales, qui nous saisissent le plus car reflétant l’état de choc d’Ilan surtout lors de
la phrase « un hôpital psychiatrique désaffecté », nous éclairant enfin sur la nature du lieu. Face à ce
décor, deux réactions sont possibles : l’immobilisme comme dit avant et le passage à un humour noir
et ironique, réaction classique pour contrebalancer la peur. Cela se retrouve surtout dans le passage
du « pic à glace […] pour te transformer en légume » et dans les commentaires ironiques d’Ilan comme
celui concluant notre extrait, « vraiment sympathique ». Cela est accentué par la prise de parole
d’Hades qui présente le lieu dans un pastiche de discours d’une agence touristique tout en insistant
sur le huis-clos, l’isolement et la légende des cris, comme si cela pouvait être des arguments de vente.
Néanmoins, dès la première vision du décor, nous avons des indices de sa fictivité. La hauteur
se perd dans la nuit, on devine les pointes des bâtiments, l’enceinte paraissait gigantesque : autant de
verbes de perception gardant en eux une dimension floue et incertaine. Tout ce que nous voyons
apparait comme une illusion. Le lieu est d’ailleurs « improbable », « dément », constitué de « folie »
puisque cet élément est placé comme un constituant du complexe au même titre que le béton et les
grilles. La mise en page elle-même sous-entend que la réalité n’est pas forcément ce que nous pensons
avec l’enjambement entre « c’était dément, improbable. Et pourtant réel. », la dernière proposition
nominale étant entièrement isolé car rejeté par la proposition principale et formant un paragraphe à
elle seule. Le réel est repoussé au loin, isolé, ce qui marque une rupture entre impression fictionnelle
et réalité que nous ne comprenons pas dans un premier temps.

Nous voyons ici que le décor est extrêmement hostile et impose tout de suite une tension
narrative forte. Cette tension va influencer le comportement des personnages qui vont devenir
paranos, comme le prévoie le titre du jeu Paranoïa, et perdre peu à peu leur lucidité dans leurs actions,
laissant les pulsions et l’instinct de survie dicter leurs comportements. De multiples références à
l’enfer et au purgatoire sont aussi notables : les cercles de Dante, le nom du maitre du jeu (Hadès), le
froid glacial, les salles de tortures diverses et variées, l’hôpital incarnant le lieu de convergence de
toutes les souffrances. Nous sommes littéralement au purgatoire comme l’indique Ilan à la page 444,
et il n’y a donc que deux issues possibles : l’enfer ou le paradis. L’emblème du jeu nous informe
d’ailleurs sur cette issue : c’est un cygne noir, symbole d’occulte, de mystère, chargé de négatif qui le
représente, et non un cygne blanc, symbole de pureté et d’innocence. Nous avons aussi un jeu sonore
avec le nom de famille du tueur au tournevis : Chardon, écho à Charon, celui qui guide à travers le
Styx pour atteindre l’enfer. Dès lors, le décor influence les actes des personnages puisqu’ils ne sont
plus dictés par leur raison mais par l’instinct et les pulsions, le décor chargé de tension, de souffrances
et de folie libérant le pire en eux.
Le décor se fait aussi actant plus concrètement car, au-delà d’influencer l’intrigue via son effet
sur les personnages, il l’influence aussi directement. Sans la neige, le vent, les montagnes, le huis clos
ne serait pas aussi prenant et saisissant, Ilan pourrait s’enfuir dès sa première tentative et ne
découvrirait alors pas la pensionnaire abandonnée dans une cellule d’isolement2. Sans le décor
opposant, le tueur au tournevis rencontré sur la route avant d’arriver et accompagné de policiers
n’auraient jamais pu s’échapper et se retrouver avec eux dans le complexe. Sans le décor opposant, la
tension serait moins forte, la peur s’installerait moins rapidement. Les conditions de vie difficiles
(froid, manque de nourriture, bâtiment délabré, salles de tortures et objets contendants) influencent
sur le moral des personnages et leurs actions. La paranoïa s’insinue grâce au décor propice à la peur
et la méfiance. Le décor impose réellement la dynamique narrative dans Puzzle et l’aspect très
labyrinthique du bâtiment n’y est pas pour rien : le protagoniste avance dans l’inconnu, est perdu, ne
sait pas où aller, ce qui renforce son sentiment d’insécurité constante.

2
Cf annexe 1
Néanmoins, il est possible de se demander, à cause de la révélation finale, si le décor n’est pas
en réalité un adjuvant. En effet, après avoir préparé longuement Ilan a la révélation pour qu’il puisse
la supporter, il le guide au cabanon. La tempête prend fin, Ilan voit alors l’île, dans un décor calme,
épuré. La présence de l’île est d’ailleurs symbolique : c’est le lieu inaccessible, où l’on ne se rend que
volontairement et en forçant pour y arriver, à la rame. L’île c’est aussi l’endroit où l’on cache le trésor,
la révélation. Nous nous attendrions presque à une fin positive, Ilan sort du purgatoire pour atteindre
le paradis… Qui s’avère très vite être l’enfer puisque l’une des morales récurrentes du thriller est que
l’Homme ne peut atteindre le paradis à cause de sa nature mauvaise. Malgré tout, le décor reste un
adjuvant dans la perspective où il nous endurcit pour affronter la réalité, nous préparant
psychologiquement. L’issu tragique de l’intrigue est même sous-entendu dans le décor calme de la
fin : malgré sa beauté, nous pouvons noter une isotopie forte de la mort dans ce décor glacé, sans vie,
en noir et blanc, qui pourtant vient stimuler nos sens (l’ouïe et la vue surtout) comme si nous étions
en train de nous réveiller d’un long sommeil au même titre qu’Ilan prêt à sortir de son coma et de son
amnésie.

Ilan se le répéta encore une fois : ses recherches n’étaient pas vaines, un trésor existait et il l’attendait
au bout du chemin.
Ce fut à bout de souffle qu’il s’engagea sur le ponton glissant. Le soleil rayonnait sur la neige et
l’aveuglait. Le bois craquait, l’eau clapotait avec mollesse sur les piliers de bois. Très vite, Ilan disparut
d’un côté de l’île, dans l’ombre des pins, pour réapparaitre de l’autre côté. D’ici, il avait une vue directe
sur le complexe psychiatrique, accroché à flanc de montagne. Quel décor sinistre... Il se contracta
sous son blouson et repartit vers la forêt. Plus loin, la clarté réapparut, des rayons puissants
traversaient les branches et venaient mourir sur le sol d’une clairière.
Franck Thilliez, Puzzle, p.464

LE CORPS-DECOR
Quand le décor vole en éclat, quand le corps s’impose

Ce n’est pas [la] fréquence [des meurtres en série] qui effraie, mais l’horreur des actes commis,
l’acharnement sur le corps des victimes […]. Les traces corporelles deviennent des stigmates qui disent la
folie, et la fragmentation du corps des victimes reflète celle de l’esprit du tueur.
Fabienne Soldini, le thriller, autopsie contemporaine

Nous avons vu que le décor peut jouer un rôle entant que signifiant, pour guider le lecteur dans
l’œuvre, ainsi qu’un rôle d’actant car il influence forcément les personnages qui y évoluent dans leurs
actions. Néanmoins, il arrive que le décor traditionnel s’efface au profit du corps qui devient l’élément
central voire l’élément unique du décor. Pascal Robert appelle cela l’effet de corps-décor dans ses
travaux sur la bande-dessinée. Le corps-décor désigne soit un décor dont l’élément central est le corps
humain et éclipsant tout le reste, soit un instant où le décor n’existe plus pour laisser champ libre à
l’expression corporelle. Dans Puzzle, nous retrouvons les deux aspects.
D’un côté, certains moments d’actions sont centrés uniquement sur Ilan, sur ce qu’il fait, sur
ce qu’il ressent. Nous avons alors une description physique de son expression mais pas de ce qui
l’entoure. La focalisation est telle que nous ne percevons plus que ce qu’il ressent, ce qu’il se passe
dans son esprit (ce qui rentre aussi dans le décor signifiant car nous prépare à la révélation finale).
Dans la bande dessinée, cela est particulièrement visible lorsque le décor traditionnel se résume à un
simple fond, unicolore ou décorum, et où nous retrouvons un plan serré sur un membre du corps ou
sur le visage. Par exemple à la page 122, nous avons un gros plan s’effectuant sur le visage d’Ilan mettant
en avant la folie qui commence à s’exprimer. Le décor derrière lui n’est qu’un fond bleu et noir volant
littéralement en éclat avec, au centre de cette explosion chromatique, le visage morcelé d’Ilan, car
dans une case trop petite, aux traits secs et tirés.

Mais ce qui est surtout important dans Puzzle, c’est la place donnée aux corps mutilés. Les
instants où nous frissonnons le plus sont justement ceux dans les salles de torture comme celle de
leucotomie, renvoyant au corps mutilé avec cette camisole de force vide, mais laissant place à toute
notre imagination pour nous figurer le corps qui y a séjournait (image d’autant plus forte avec la
présence des cercles de l’enfer au-dessus et le cygne noir). Lors des scènes de découverte des cadavres,
le corps est toujours au centre de l’image, le décor n’étant qu’un simple décorum ne donnant aucune
indication complémentaire. Inversement, les positions des corps en disent beaucoup et servent de
signifiant. Par exemple le corps de Chloé est découvert, dans l’hôpital, habillé en blanc donnant une
image de pureté renforcé par son rôle d’incarnation de l’amour. Elle est en position christique, sur le
sol, avec le tournevis en plein cœur et c’est suite à cette découverte pleine de symbolique que la
tempête s’arrête. De plus, la scène la plus frappante reste celle où Ilan rentre dans le cabanon et
découvre les cadavres de tous les joueurs. Après avoir cru en une fin positive, nous nous retrouvons
face à un charnier contenant une double révélation : Ilan ne peut pas échapper au tueur au tournevis,
car c’est une part de lui, et ne peut pas échapper à ses crimes ni à l’expression de son Mal interne. Les
corps censés être abandonnés dans Swannesong ont été téléportés dans le cabanon, le réalisme passe
au second plan face au symbolisme de la scène, d’autant plus que la facticité du décor, construction
de l’esprit, le permet. Les corps passent dès lors au centre de l’attention, formant un charnier occupant
l’ensemble de l’espace.
Dans cette scène, les corps sont centraux. Dans la bande dessinée, nous avons un retour de
l’image de Chloé en position christique, au centre de la pièce, le regard vers le ciel. A travers cette
image symbolique du christ au centre d’un charnier, nous retournons à la question centrale du
thriller : la bonté de l’Homme. Si l’Homme est bon comme Dieu le souhaite, pourquoi tuer, pourquoi
torturer ? La présence d’une icône sainte dans l’entrée d’un hôpital psychiatrique voué aux tortures
sonne comme une ironie suprême. Le corps-objet, mort ou vivant, torturé et malmené par tout ce qui
l’entoure vient interroger notre part de responsabilité dans tout ce qui nous arrive. Nous subissons le
mal et nous faisons le mal mais est-ce volontairement ? Sommes-nous la victime ou le bourreau des
autres ? Voici autant d’interrogations portées par le décor et l’évolution du corps dans celui.

Pour conclure, le décor signifiant et actant allié au corps-décor sanglant fait de l’univers de
Puzzle un enfer. Mais il ne faut pas oublier que cet enfer est une création de l’esprit de Lucas pour le
mener à l’acception de son septuple meurtre. Le décor dans Puzzle forme donc une fenêtre sur son
âme qui s’avère hostile, cruelle, composée de démence, de peur et de pulsions animales. Ce constat
illustre donc parfaitement la thèse de Fabienne Soldini : oui, nous sommes mauvais, l’Homme est
mauvais et le décor décrit dans Puzzle le prouve. Néanmoins, Thilliez se montre plus nuancé puisque
dans Puzzle nous ne pouvons tout de même pas dire que l’Homme est le Mal incarné car, comme Ilan,
l’Homme est à la fois le bourreau et la victime de sa propre nature.
BIBLIOGRAPHIE ET SITOGRAPHIE

Corpus primaire :
Franck Thilliez, Puzzle, Pocket (2014), 478p.
Mig et Franck Thilliez, Puzzle, Ankama (2016), 216p.
Corpus secondaire :
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littérature (2002) p.53-72.
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URL : https://doi.org/10.7202/036525ar
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URL : http://books.openedition.org/pressesenssib/9811
Corpus complémentaire :
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Thilliez Franck, « La mort et les morts dans le roman policier », Études sur la mort, 2012/2 (n° 142), p.
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URL : https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2004-1-page-29.htm
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URL : https://doi.org/10.7202/018271ar
Video : librairie Mollat, Franck Thilliez-Puzzle, Youtube, 2013.
URL : https://www.youtube.com/watch?v=K9P5Kzk4ItQ&t=1s
Revue Books, hors-série n°6, tour du monde du polar, 2015, rubrique mode opératoire p.88-94
ANNEXE 1

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