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Le Polar

Marie-Caroline Aubert
Natalie Beunat
Le Polar pour les Nuls
« Pour les Nuls » est une marque déposée de John
Wiley & Sons, Inc.
« For Dummies » est une marque déposée de John
Wiley & Sons, Inc.

© Éditions First, un département d’Édi8, Paris, 2018. Publié


en accord avec John Wiley & Sons, Inc.

Éditions First, un département d’Édi8


12, avenue d’Italie
75013 Paris – France
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
Courriel : firstinfo@editionsfirst.fr
Site Internet : www.pourlesnuls.fr

ISBN : 978-2-412-02691-5
ISBN numérique : 9782412042014
Dépôt légal : septembre 2018

Correction : Isabelle Chave


Index : Raphaël Dupuy
Mise en page : KN Conception
Production : Emmanuelle Clément

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement


réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou
diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout
ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue
une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du
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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.

Ce livre numérique a été converti initialement au format


EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du
même ouvrage.
À nos deux passeurs disparus et
préférés,

Jean-Pierre Deloux (1944-2009)

et Michel Lebrun (1930-1996).


À propos des auteures
Marie-Caroline Aubert est d’abord traductrice de
l’anglais, de romans noirs et policiers (Donald
Westlake/Richard Stark, Agatha Christie, Ruth
Rendell), mais pas seulement (Arthur Miller, Erskine
Caldwell…). Elle a aussi été critique de polars, puis
éditrice de littérature policière aux Éditions du
Masque et aux Éditions du Seuil, et depuis
février 2018, à la « Série Noire » (Gallimard).

Natalie Beunat est responsable éditoriale à Univers


Poche et directrice de la collection « Souris Noire »
(éd. Syros). Elle est traductrice de romans noirs
(essentiellement Dashiell Hammett, mais aussi Joe
Gores, Colin Bateman, Daniel Cole), et a été critique
de polars. Elle est l’auteure d’un essai : Dashiell
Hammett, parcours d’une œuvre (éd. Encrage, 1997).
Introduction
« Moi, j’aime faire du polar parce que mon but, ce
n’est pas d’emmerder les gens et quand même, il est
rare avec un polar de totalement emmerder les gens.
Je ne vois pas pourquoi on tournerait autre chose que
des polars parce que tous les grands enjeux de la vie
et toutes les questions morales sont contenus dans
ce genre-là. »

Claude Chabrol

Q uelle meilleure clé d’entrée pour aborder le


roman policier, sinon le cinéma ? De Nada à La
Cérémonie, pour ne citer que ces deux-là, Claude
Chabrol l’a maintes fois prouvé. Le septième art a
bien souvent contribué à donner un visage à tel
personnage de roman, jusqu’à nous faire oublier son
origine première. C’est ainsi que Humphrey Bogart
est devenu Philip Marlowe, le héros de Chandler. C’est
également grâce à ce bon vieux Bogey que tout le
monde connaît Le Faucon maltais, sans forcément
savoir qui l’a écrit…
Aussi, comme il n’est pas question de faire mourir
d’ennui nos lecteurs avec Le Polar pour les Nuls, nous
vous parlerons de ces héros magnifiques, mais aussi
d’écrivains incontournables, d’intrigues palpitantes,
de films mythiques et de séries addictives !

En dehors des incontournables, nos choix demeurent


évidemment subjectifs. Ne nous écrivez pas de
lettres d’insultes ou de récriminations : nous ne
prétendons pas à l’exhaustivité, ce livre n’est pas un
dictionnaire. Dans ce registre, il existe un ouvrage de
référence remarquable, publié en deux tomes sous la
direction de Claude Mesplède : le Dictionnaire des
littératures policières, ainsi que l’excellent Dictionnaire
du roman policier de l’universitaire et néanmoins
amateur éclairé qu’est Jean Tulard.

Combien de fois avons-nous entendu : « Je cherche


un bon polar, qu’est-ce que tu me conseilles ? »
Avec, souvent non formulée, une autre demande :
« Je cherche un truc divertissant. » Ah, mais ça,
c’était avant… Aujourd’hui, le polar a pour vocation
de faire mieux que divertir. Parce qu’un bon polar,
c’est d’abord de la littérature. Et cela finira bien par
se savoir !

Alors, oui, mais… comment choisir ?


Thriller, techno-thriller, roman noir, roman policier,
roman d’angoisse, suspense psychologique : oubliez
toutes ces appellations non contrôlées et dites :
« polar ». Pour le reste, faites-nous confiance.

Et pour présenter le récit policier, rien de tel que de


remonter le temps et d’expliquer le contexte
historique, la genèse des collections, l’évolution des
goûts. Le polar a subi l’opprobre, il a été catalogué
« littérature de genre », voire de mauvais genre. Pas
si vite…

Des auteurs, secondés dans leur entreprise


criminelle par quelques éditeurs passionnés, ont
contribué ces trente dernières années à propulser ce
genre dans la sphère des lectures respectables. Le
polar que vous rêveriez de tenir entre vos mains
(sans honte, désormais) vous sera sans doute vendu
comme un « thriller » – nouveau nom fourre-tout
prisé du marketing – ce qui est à la fois flou et
réducteur. Nous sommes là pour vous guider au
cœur de la forêt profonde d’une production
protéiforme, riche et exaltante, vous aider à
découvrir l’héritage des grands maîtres et succomber
au charme des étoiles montantes, françaises et
étrangères.
Mais pour cela, il faut d’abord répondre à une
question majeure et déterminante : quel lecteur,
quelle lectrice êtes-vous ? Que cherchez-vous dans
un polar ?

Mobiles avoués et très avouables :


» l’exercice intellectuel (le jeu de la déduction) ;

» « apprendre des choses » (polar historique, thriller


géopolitique) ;

» découvrir une société à un moment donné en un


lieu donné (ses codes, ses clés, ses
dysfonctionnements) ;

» le goût de l’ordre rétabli (vous êtes comme P.D.


James, pour qui le polar démarre avec le désordre
(le crime), mais s’achève avec la restauration de
l’ordre (appréhension et châtiment du coupable)) ;

» le divertissement au sens premier (se divertir,


sortir de son chemin. Les horreurs qu’on lit dans un
polar sont les mêmes que celles de la vie
quotidienne. La seule différence, c’est le
dénouement).

Alors vous souhaitez une lecture stimulante


intellectuellement, mais sécurisante.

Mobiles inavoués et parfois inavouables :


» la fascination pour le Mal, pénétrer dans l’intimité
des perversions et des vilaines pulsions d’esprits
criminels ;

» un faible pour le héros anarchiste ou loser


désabusé ;

» le goût de la violence et du sang (tendance plus


récente, parallèle à l’évolution de la société : plus de
gore) ;

» le goût du suspense (avoir peur et aimer ça).

Alors, vous ne craignez pas une lecture anxiogène,


du moment qu’elle procure du frisson.

Ces dernières années, à intervalles réguliers, des


esprits chagrins n’ont eu de cesse de le prédire : le
polar, c’est fini. Maintes fois annoncé comme
moribond, le roman policier se porte pourtant à
merveille : deuxième marché au sein de la fiction
moderne, il occupe les dix premières places des
meilleures ventes de livres en poche ; un roman
vendu sur quatre est un roman policier.

Bien que la critique « littéraire » continue de le


bouder, il attire chaque année de nouveaux adeptes.
Mieux, il est en perpétuelle mutation. Le polar a de
l’avenir, et quel avenir ! Jugez plutôt !
Comment ce livre est organisé
Voici les cinq parties de notre ouvrage, et, si vous
êtes un habitué des Nuls, nous avons inclus une
nouveauté, des LUDIK. Comme son nom l’indique, le
LUDIK est un jeu, mais aussi un test, permettant au
lecteur de vérifier ses connaissances, et d’en acquérir
sans douleur. Vous en trouverez quelques-uns
disséminés tout au long du livre.

Partie 1 : Mais qui a tué Roger


Ackroyd ? Le roman de
détection
Inutile de faire remonter l’origine du polar à la nuit
des temps, quoique… Caïn et Abel, et la Bible en
général – texte qui regorge de meurtres abominables
et de trahisons –, pourrait s’y prêter. Tout comme
l’histoire d’Œdipe, du pur roman noir, là encore.

Non, on s’en tiendra à la borne de départ : Edgar


Allan Poe, avec le chevalier Dupin et la rue Morgue.
Et tout le XIXe siècle fondateur qui s’engouffrera à sa
suite. Puis le roman policier à énigme franchit un
cap décisif avec Arthur Conan Doyle, suivi une
trentaine d’années plus tard par la reine du crime :
Agatha Christie. Élémentaire, mon cher Watson…

En France, ça s’agite aussi pas mal, parfois en couple


(Pierre Boileau et Thomas Narcejac). En Belgique,
n’en parlons pas (Simenon casse la baraque) et aux
États-Unis, ça continue aussi à jouer tranquillement
au Cluedo. Sauf que les vieilles Anglaises n’ont pas
dit leur dernier mot – Ruth Rendell, P.D. James,
Frances Fyfield, Minette Walters – le gynécée
s’éclate.

Partie 2 : On a cassé le vase


vénitien : l’avènement du
roman noir
Les grands espaces de l’Amérique de la Conquête
sont désertés au profit d’un milieu urbain qui
incarne le Mal absolu. Dans les années 1920, l’ami
américain s’appelle Dashiell Hammett. W.R. Burnett
marche sur ses traces, et ils seront bientôt suivis par
James M. Cain, Raymond Chandler, William Irish,
Chester Himes, David Goodis, Ross Macdonald, Jim
Thompson – publiés après-guerre en France. Les
durs à cuire arrivent en ville, et ils ne sont pas
contents. La charge est sans appel : remise en cause
de l’ordre établi, dénonciation de la corruption des
milieux politiques et de la collusion des édiles avec la
mafia. La ville devient un personnage à part entière.
Mais il arrive que le noir s’éloigne de la ville et se
fasse rural. La noirceur ne faiblit pas pour autant.

Les années 1950 et la Guerre froide font les beaux


jours d’un genre majeur, le roman d’espionnage, né
en Angleterre au début du XXe siècle. Et n’allez pas
croire que la chute du mur de Berlin y a changé
quelque chose !

Partie 3 : Créateurs et
créatures
Et si l’on autopsiait l’auteur de polar ? On trouve de
tout chez eux, des médecins et des juges, des flics et
des ex-taulards, et parfois même, ils s’y mettent à
deux pour écrire. De drôles de dames s’y collent
également, rien ne va plus !

Quant à leurs héros, ils auraient tendance à vouloir


éclipser leurs créateurs. On connaît autant, sinon
plus, les noms de Philip Marlowe ou d’Arsène Lupin
que ceux de Raymond Chandler ou de Maurice
Leblanc. D’ailleurs, justicier ou loser, le héros n’est
pas toujours du bon côté de la barrière. Les mauvais
garçons et les ripoux rivalisent avec de jeunes
effrontées. Le genre, comme un western des temps
modernes, flirte avec les clichés – le privé
alcoolique, le flic corrompu – ou bien les détourne
sans vergogne. Le polar LGBT sort du placard à une
époque où ce n’est pas encore à la mode.

Partie 4 : Miroir, mon beau


miroir…
Ce que dit le polar, curseur de l’époque, sur
l’évolution de la société : autres temps, autres
mœurs. Le néo-polar déferle en France grâce à un
type discret – Jean-Patrick Manchette – qui envoie
du lourd : à gauche toute ! Entre polar et littérature
« blanche », la frontière est de plus en plus poreuse.
Et le roman noir gagne les jeunes générations,
davantage au contact de la réalité que les
précédentes.

Partie 5 : Vers un avenir


radieux ?
Le thriller, quant à lui, avec ses multiples avatars,
surfe sur la tradition du roman d’angoisse, mais il a
aussi la particularité de rassembler des auteurs de
best-sellers. Et il y en aura pour tous les goûts :
thriller ésotérique, thriller écolo, horrifique ou
juridique, sans oublier le dernier né, le domestic
thriller. Et ça mitraille de tous les pays : le polar
voyage, tout comme le polar nous fait voyager.

Partie 6 : La partie des Dix


Vous voulez découvrir dix romans incontournables ?
Dix auteurs incarnant la diversité du genre ? Dix
films policiers, dix films noirs, dix films
d’espionnage mythiques et incontournables ? Dix
séries télé contemporaines et dix séries télé
« vintage » incontournables ? Dix pistes pour
trouver de bons polars ? Dix collections et maisons
d’édition mythiques ? Dix autres dernières nées, et
pas des moindres ? Dix bonnes raisons de lire du
polar ? C’est ici que ça se passe, mais pas question de
consulter cette partie avant d’avoir joué à nos jeux
LUDIK disséminés tout au long de l’ouvrage. À bon
entendeur, salut !

Les huit icônes utilisées dans ce


livre
Il peut s’agir d’un livre qui date d’hier ou même
d’avant-hier et qui, à la (re)lecture, se (re)découvre
avec délectation et nous concerne toujours.
Exemple : Le Masque de Dimitrios d’Eric Ambler. Ou
d’un classique dont la lecture est rendue pénible par
une langue (ou une traduction) qui marque son âge,
et dont le sujet ne nous parle plus. Exemple :
Les 39 marches de John Buchan.

Quelle qu’en soit la date, un titre qui suscite


l’enthousiasme à 100 %. Rareté à emporter sur une
île déserte, chef-d’œuvre éternel. Exemple : Moisson
rouge de Dashiell Hammett, Le Grand Sommeil de
Raymond Chandler.

Permet de développer le sujet grâce à une référence,


un article, un conseil de lecture parallèle. Exemples :
pour Frédéric Dard, la biographie de l’auteur par F.
Rivière ; pour Simenon, la biographie de P. Assouline ;
pour les rapports entre le roman et le film noirs, Le
Film noir de F. Guérif.

Un commentaire ou une citation d’un auteur ou d’un


lecteur éminent qui permet de mieux comprendre
une œuvre ou ce qu’elle nous inspire aujourd’hui.
Exemple : ce que G. Greene pensait de J. Buchan.
Un aspect méconnu d’un auteur, ou un détail sur la
genèse d’une œuvre. Exemple : à l’origine, Le Faucon
maltais n’est pas paru dans la Série Noire.

La plupart du temps, l’adaptation


cinématographique d’un roman n’est pas à la
hauteur. Quand ce n’est pas un massacre. Mieux vaut
lire. Mais il arrive que le film soit aussi bon que le
livre (le premier Get Carter ou Touchez pas au grisbi !),
et parfois on se demande si le film n’est pas encore
meilleur (Sueurs froides). De loin en loin, c’est une
évidence : Le Parrain.

Une citation de roman, trop belle pour être passée


sous silence, révélatrice du talent d’un auteur (vient
en regard d’un paragraphe). Exemple : la fin de The
Long Goodbye de Raymond Chandler : « Vous m’avez
eu, Terry, avec un sourire, un signe de tête, un geste
de la main, quelques verres dans un bar discret çà et
là… »

Présentation biographique d’un auteur.

** Enfin, un titre de roman suivi de deux astérisques


signale un livre qui nous tient particulièrement à
cœur.
LUDIK

Rendez à chaque auteur son personnage culte.

Si vous en trouvez moins de 10 sur 20, Le Polar pour les Nuls


est le livre qu’il vous faut !

Auteurs Personnages

1. Andrea Camilleri a) Joseph Rouletabille

2. Raymond Chandler b) Hercule Poirot

3. Agatha Christie c) Commissaire Franck


Sharko

4. Michael Connelly d) Nestor Burma

5. Colin Dexter e) Commissaire


Adamsberg

6. Dashiell Hammett f) Arsène Lupin

7. John Harvey g) Harry Hole

8. Philip Kerr h) Harry Bosch

9. Arnaldur Indridason i) Philip Marlowe

10. Stieg Larsson j) Pepe Carvalho

11. Maurice Leblanc k) Commissaire


Montalbano

12. Gaston Leroux l) Bernie Gunther

13. Leo Malet m) Inspecteur Rebus


14. Deon Meyer n) Sam Spade

15. Jo Nesbø o) Dortmunder

16. Ian Rankin p) Lisbeth Salander

17. Franck Thilliez q) Benny Griessel

18. Fred Vargas r) Inspecteur Morse

19. Manuel Vázquez s) Commissaire Erlendur


Montalbán

20. Donald Westlake t) Charlie Resnick

Réponses

1k – 2i – 3b – 4h – 5r – 6n – 7t – 8l – 9s – 10p – 11f – 12a – 13d –


14q – 15g – 16m – 17c – 18e – 19j – 20o.
PARTIE 1
MAIS QUI A TUÉ ROGER
ACKROYD ?
Le roman de détection

DANS CETTE PARTIE...


Au départ, le roman policier, c’était un meurtre, une
enquête, un coupable démasqué. Cela a commencé
avec Edgar Allan Poe et a franchi un cap décisif avec
Arthur Conan Doyle.

La suite est une belle histoire, bien moins


mystérieuse qu’il n’y paraît…
Chapitre 1
Une affaire non résolue : qui
est le coupable ?
DANS CE CHAPITRE :

» Edgar Allan Poe pose les bases du roman de détection

» Arthur Conan Doyle invente le plus mythique des détectives

» Agatha Christie, l’incontournable duchesse du crime

O la nuit des temps, quoique Caïn et Abel, la Bible


n ne va pas faire remonter les racines du genre à

en général, et Œdipe, ce soit du roman noir.


(En 1994, la Série Noire s’est payé le luxe de publier
l’intégralité du texte de Sophocle, Œdipe roi, sous la
mythique couverture noire et jaune.) Et plus près de
nous, on peut en dire autant d’Une ténébreuse affaire
de Balzac. Voire, pour certains, de Crime et châtiment
de Dostoïevski.

Quant à l’influence exercée par les Mémoires de


Vidocq (1828) sur la création de personnages tels que
Vautrin (La Comédie humaine de Balzac), Javert (Les
Misérables de Victor Hugo), et même le chevalier
Dupin (la trilogie d’Edgar Allan Poe), elle ne fait
aucun doute.

Quoi qu’il en soit, tous les spécialistes s’accordent


pour dater la naissance du roman policier à énigme
de Double assassinat dans la rue Morgue de Poe.

Des influences lointaines


Châteaux hantés, cryptes obscures, déambulations
suspectes sur une lande perdue dans la brume,
jeunes vierges en péril, moines corrompus et
fantômes égarés… : le roman noir anglais, dit roman
« gothique », ne saurait avoir d’autre rapport avec
le roman noir français ou américain que le nom.

Pourtant, ce genre qui s’épanouit en Grande-


Bretagne à partir du milieu du XVIIIe siècle, servira
d’inspiration aux récits fantastiques du XIXe qui ont
exercé une influence lointaine sur le roman policier.

Si on le fait débuter avec Le Château d’Otrante (1764)


d’Horace Walpole (sous-titré « Une histoire
gothique »), d’autres auteurs comme Charles Robert
Maturin, Ann Radcliffe et son goût pour les ruines et
les lieux labyrinthiques, ou encore Matthew G. Lewis
et son célèbre Moine viendront grossir les rangs du
roman « noir » anglais dont l’archétype reste
Frankenstein de Mary Shelley, écrit en 1818, à la fois
classique de la littérature d’horreur, et précurseur
de… la science-fiction !

Observer et déduire : le
triomphe du raisonnement
chez Edgar Allan Poe
On peut avancer sans prendre trop de risques que le
XIXe siècle est le siècle fondateur du roman policier.

Edgar Allan Poe (1809-1849) pose les bases du


roman de détection et du mystère en chambre close.
C’est la matrice, le moule dans lequel se fondront les
polars classiques pendant plusieurs décennies.

La formule est simple : une situation de départ


alliant un meurtre ou un mystère à résoudre et une
enquête qui aboutit grâce à la capacité de déduction
du détective (amateur) ; et une situation d’arrivée où
le mystère est élucidé et l’assassin démasqué.
L’ordre est rétabli, la société peut dormir tranquille.

Né à Boston, E. A. Poe était connu pour sa poésie


(traduite par Stéphane Mallarmé) et ses contes et
récits fantastiques hantés par des personnages de
femmes au teint pâle et vouées à une mort rapide.
Considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands
écrivains classiques américains, c’est sa contribution
à la littérature policière que l’on retiendra ici grâce à
trois titres majeurs.

Trois nouvelles fondatrices


Elles sont emblématiques de cette équation inédite
dans l’histoire de la littérature :

Double assassinat dans la rue Morgue (1841). E.A. Poe y


crée la figure du détective amateur, le chevalier
Dupin. Il lui confie le premier exercice d’analyse-
déduction, le premier meurtre en chambre close de
l’Histoire. Imparable. Dupin se rend à l’évidence que
personne n’ayant pu sortir par la porte de
l’appartement où ont sauvagement été assassinées
Mme L’Espanaye et sa fille, compte tenu du fait que
l’escalier s’est rempli de monde dans les secondes
qui ont suivi leurs cris, c’est donc que le coupable est
parti par une des deux fenêtres. Apparemment
condamnées. Il n’y a pas de mobile, pas d’explication
à ce double meurtre.

Quant à la sauvagerie de l’assaut, et la force


herculéenne nécessaire pour fourrer le corps de la
fille dans la cheminée… un homme seul n’aurait pu
le faire. La logique veut donc que soit posée la
question : mais est-ce vraiment un homme ?

Dans Le Mystère de Marie Roget (1842), texte basé sur


un fait divers survenu à New York et transposé à
Paris, la jeune Marie Roget, employée par un
parfumeur du Palais-Royal, disparaît une première
fois, puis une deuxième cinq mois plus tard. Et là,
son corps est retrouvé dans la Seine. Pendant trois
semaines, la police n’a pas l’ombre d’une piste.
Dupin, alerté, commence par étudier les dépositions
des témoins et les articles de presse et procède à une
analyse logique.

« C’est la détestable routine des cours criminelles de


confiner l’instruction et la discussion dans le
domaine du relatif apparent. Cependant l’expérience
a prouvé, et une vraie philosophie prouvera toujours
qu’une vaste partie de la vérité, la plus considérable
peut-être, jaillit des éléments en apparence
étrangers à la question. » (Le Mystère de Marie Roget)

La Lettre volée (1844) est la plus célèbre et la plus


brève des trois. Dupin est informé qu’une lettre de la
plus haute importance a été volée dans le boudoir
royal. Le préfet sait qui est le coupable, mais les
fouilles entreprises chez ce dernier n’ont rien donné.
Puisqu’elle n’est pas cachée, la lettre est donc à
portée des yeux de tous, banalisée. Pour Dupin, ce
n’est pas compliqué : il suffira de remettre en
question les bases du raisonnement habituel.

Ce texte pose des questions qui débordent largement


le champ traditionnel du polar : dans Séminaire sur la
Lettre volée, Jacques Lacan analyse la situation en
étudiant les différents regards des protagonistes.
Puis Jacques Derrida, dans Facteur de la vérité,
critique l’analyse de Lacan. Enfin, l’américaniste
Henry Justin apporte au texte un éclairage précieux
dans Avec Poe jusqu’au bout de la prose (« NRF
Bibliothèque des idées »). Preuve que le polar ouvre
des portes insoupçonnables !

On n’insistera jamais assez sur l’importance de la


traduction. Certains auteurs remarquables sont
restés dans l’ombre parce qu’ils n’étaient pas
traduits comme ils le méritaient. Exception pour Poe,
qui a bénéficié d’un traducteur célébrissime : Charles
Baudelaire en personne. Les œuvres dont nous vous
parlons ici, comme tous les textes tombés dans le
domaine public, sont disponibles en un clic sur
Internet.

Désir de mort
Quelques années plus tard, de l’autre côté de
l’Atlantique, trois auteurs sont les initiateurs du
polar britannique, mélange de mystère,
d’atmosphère trouble et de suspense générateur
d’exquis frissons, et un Français invente le roman
« procédural ». Le lecteur est en droit de
commenter :

– Le Fanu ? Connais pas.

– Dickens ? Mais c’est un auteur classique !

– Wilkie Collins ? Ah oui, il a été republié, mais ça


fait vingt ans…

– Quant à Gaboriau… Une vieillerie.

Permettez-nous toutefois d’insister, car ces auteurs


vous apporteront un vrai plaisir de lecture.

Le Fanu et le roman gothique


victorien
L’Irlandais Joseph Sheridan Le Fanu (1814-1873) fut
l’un des auteurs les plus lus de Grande-Bretagne en
son temps. Propriétaire dans les années 1860 du
prestigieux Dublin University Magazine, il y publiera la
plupart de ses romans gothiques victoriens, certains
sous forme de feuilleton, comme cela se faisait à
l’époque. Admiré en son temps par Edgar A. Poe, il
est désormais considéré comme l’égal de Wilkie
Collins.

« Il y avait l’incontournable roman de M. Le Fanu


sur la table de nuit ; la lecture idéale après minuit
dans une maison de campagne. » (Henry James)

Lire Le Fanu aujourd’hui, c’est se rendre à la source


du roman de suspense. Il est l’un des premiers à
réunir les conditions de l’effroi, cet élixir qui vous
tient éveillé tard dans la nuit. Au cœur du dispositif,
un grand manoir sur son déclin, habité par des
aristocrates désargentés en proie à une certaine
solitude car la domesticité est réduite et les visites
rares. Le parc plus ou moins à l’abandon est peuplé
d’ombres. Un secret de famille affecte l’un ou
l’autre, une préceptrice animée de mauvaises
intentions tisse sa toile dans les corridors sinistres,
un cousin ou un neveu intrigue pour récupérer
quelque bien… Le tout est guindé par les
convenances de l’époque, un code strict de ce que
l’on peut, ou ne peut pas, dire présidant aux
conversations ; cela introduit un léger décalage, une
menace constante qui vient s’ajouter à l’étrangeté
ambiante. Désir de mort ou Invitation au crime
procurent des sensations évocatrices de certains
films d’Hitchcock tels que Rebecca ou L’Auberge de la
Jamaïque.

Dickens, le plus grand des écrivains


victoriens
Charles Dickens (1812-1870) n’a pas été reconnu en
son temps comme auteur de romans policiers pour la
bonne raison que le roman policier n’existait pas en
tant que tel. Il n’en a pas moins signé Voie sans issue
avec son ami Wilkie Collins, puis deux « vrais »
romans policiers, La Maison d’Âpre-Vent et Le Mystère
d’Edwin Drood, dont sa mort interrompit la rédaction.

La Maison d’Âpre-Vent (1853), à l’intrigue


typiquement « mystère », introduit l’inspecteur
Bucket, premier détective professionnel de l’histoire
du polar. Inspiré par l’inspecteur Field, très réel
inspecteur de la toute récemment créée Police
métropolitaine (à laquelle Dickens s’intéressait
grandement), c’est un professionnel par rapport à
l’amateur qu’est Dupin. Dans ce roman, Dickens
utilise le fameux fog, comme Le Fanu, la brume des
bords de mer : un élément menaçant du décor. La
structure policière est en place : le meurtre de
l’avocat, maître chanteur de Lady Dedlock, sur lequel
va enquêter Bucket, la découverte du secret de la
dame puis sa mort.

La rivalité entre Charles Dickens et Wilkie Collins


était réelle, même si aux yeux de tous, ils étaient très
amis. Collins avait frappé un grand coup en publiant
La Dame en blanc (1860). Dickens va convoquer Edwin
Drood pour essayer de battre son compère sur le
terrain du polar.

« Ce qui le pousse, c’est peut-être aussi une sorte de


jalousie professionnelle à l’égard de son ami Wilkie
Collins – un peu moins ami depuis le succès
retentissant de La Pierre de lune, best-seller
de 1868 » (Fruttero & Lucentini).

Le Mystère d’Edwin Drood (1870). Le roman sortant en


livraisons mensuelles, certains critiques lui ont
reproché quelques négligences ou décalages. Cela
n’en reste pas moins une lecture captivante.

Edwin Drood, étudiant, est venu vivre chez son oncle


John Jasper, chef du chœur de l’église de
Cloisterham et opiomane. Edwin – fiancé par
disposition du testament paternel à une très jeune
fille pensionnaire dans un établissement de la petite
ville – disparaît mystérieusement et tout conspire au
début à désigner l’oncle comme coupable. Pas si
évident… car l’arrivée en ville de deux orphelins
venus de Ceylan sème le trouble dans les esprits. On
ne saura jamais si Drood est même mort…

Ce mystère a stimulé les esprits. S’en sont emparés


des écrivains – Richard Anthony Proctor (1887), les
romanciers italiens Fruttero & Lucentini avec le
passionnant L’Affaire D. ou le crime du faux vagabond
(Seuil 1991) –, et le cinéma : plusieurs films, dont le
plus notable, réalisé par Stuarts Walker et avec
Claude Rains dans le rôle de Jasper, date de 1935. Et
il y a même eu des comédies musicales à Londres et
à Broadway !

L’extraordinaire talent de Dickens pour saisir d’un


trait bref ses personnages et mettre en scène les
doutes et soupçons à venir, éclate dans Le Mystère
d’Edwin Drood :

« Le jeune homme et la jeune fille, tous deux


élancés et d’une beauté peu commune, se
ressemblaient beaucoup. L’un et l’autre bruns,
basanés… chez tous deux, quelque chose qui les
apparentait plus au gibier qu’aux poursuivants… On
ne pouvait savoir s’ils allaient ramper ou bondir. »

Wilkie Collins, le grand rival


Autre père fondateur du récit policier en Angleterre,
Wilkie Collins (1824-1889) était un proche de
Dickens, qui redoutait sa réputation grandissante.
Auteur prolifique, très prisé de son vivant malgré le
caractère « scandaleux » de certains aspects de son
œuvre, il a été fortement influencé par Vidocq et par
Balzac, dont il admirait la « merveilleuse acuité
d’observation » et la « profonde connaissance de la
nature humaine ».

Ses romans les plus célèbres sont La Dame en blanc et


La Pierre de lune (1868) – selon T. S. Eliot « le
premier, le plus long, le plus parfait des romans
policiers ».

La mystérieuse « dame en blanc », qui a été


arrachée, nuitamment et en rase campagne, à ses
poursuivants par le narrateur, voulait en fait
échapper à l’asile où elle était enfermée. Substitution
d’identité, captation d’héritage, jeune femme
abusée : c’est tarabiscoté, mais très distrayant.
Quant à la « pierre de lune », il s’agit en réalité
d’un énorme diamant volé en Inde, qu’une jeune fille
reçoit pour ses dix-huit ans et qui disparaît le soir
même. Un détective de la police mène l’enquête,
l’opium et le somnambulisme servent de ressort
dramatique : quelle imagination !
Il ne faut pas négliger pour autant Seule contre la loi,
où une jeune femme, Valeria, mène l’enquête sur le
passé de son cher mari : en voyage de noces, elle a
découvert que le nom sous lequel il l’a épousée n’est
pas vraiment le sien. Une enquêtrice en jupons
en 1875, cela mérite d’être signalé, non ?

Jorge Luis Borges, le grand écrivain argentin, était


fin connaisseur de littérature policière. Il admirait
Wilkie Collins, selon lui le plus « moderne » des
romanciers du XIXe siècle. Alfred Hitchcock aussi a
été marqué par Collins, en témoignent ces liens
indéniables : l’art du suspense est parfaitement
maîtrisé, la duplicité constante et l’utilisation de
l’inavouable secret poussée à son sommet.

Mais ce qui marque l’époque et rend ces romans si


pittoresques, c’est que sur l’intrigue policière se
greffe une note quasiment gothique : ténèbres et
frissons, le surnaturel n’est pas loin.

Gaboriau invente le roman judiciaire


À la même époque, Émile Gaboriau (1832-1873)
prend en France la relève du roman d’enquête
anglo-saxon avec ce que l’on qualifie alors de
« roman judiciaire ». Contemporain de Wilkie
Collins, il a été secrétaire du romancier Paul Féval,
auteur des Habits noirs – donc à bonne école ! – puis
journaliste.

Les premiers titres paraissent sous forme de


feuilleton.

L’Affaire Lerouge (1865) a pour héros un retraité


surnommé Tirauclair, nom prédestiné s’il en est, qui
adore jouer au détective. Raisonneur, il commet des
erreurs mais il s’amuse beaucoup à ridiculiser la
police.

Du jour au lendemain, grâce à lui, Gaboriau est


célèbre.

Avec Le Dossier 113, nous découvrons l’extraordinaire


M. Lecoq, de la Sûreté nationale. Tout commence par
un vol dans le coffre-fort d’une banque parisienne
au milieu des années 1860. Seuls le banquier, André
Fauvel, et son caissier, Prosper, qu’il a longtemps
traité comme un fils, détiennent la clé et connaissent
le code du coffre, « un chef-d’œuvre de la maison
Becquet ».

Pour la police, aucun doute : le banquier ne pouvant


être le coupable, c’est donc Prosper. Seulement, la
police, c’est aussi un jeune ambitieux un peu
candide, M. Fanferlot dit L’Écureuil, qui seconde le
commissaire et s’est mis dans la tête que le banquier
était coupable. Prosper est emmené au dépôt.
Heureusement, le célèbre M. Lecoq décide
d’intervenir. Il est au courant de bien des choses, et
convainc Fanferlot, qui s’emmêle les pinceaux, de le
laisser mener l’opération discrètement.

UN PARIS PITTORESQUE

Pour les lecteurs d’aujourd’hui, les livres de Gaboriau peuvent


s’apparenter à des romans policiers historiques d’excellente
facture. La description du Paris du XIXe siècle est savoureuse.
L’enquêteur opère sans portable, ni ordinateur, ni voiture
rapide, il s’en remet à l’habileté des cochers de fiacre et à la
duplicité des tenancières d’hôtels modestes, aux services du
petit peuple de Paris. Ainsi qu’à cette nouveauté technique
considérable, le télégraphe électrique ! On y découvre aussi la
France de la Restauration, ses préjugés, la petite aristocratie
qui cherche toujours les moyens de garder ses biens,
d’entretenir ses propriétés, et le monde de la banque et des
affairistes.

Dans Le Dossier 113, les personnages sont


incroyablement vivants. On « voit » Lecoq, comme
l’on « voit » Lupin. Cela induit chez le lecteur une
sympathie immédiate pour le héros. La première
partie, l’enquête proprement dite sur le vol, et sa
brillante résolution par Lecoq, est du roman policier
à l’état pur, du très bon ! Malheureusement, et c’est
dans la deuxième partie que le texte date, il y a
derrière le mystère familial une explication
remontant à une ou deux générations, reposant sur
des données sentimentales et des développements
rocambolesques qui tournent au mélo. C’est
alambiqué, pas vraiment crédible, vraiment désuet.
Du roman policier, on passe presque au roman de
gare.

Élémentaire, mon cher


Watson ! Sherlock Holmes,
naissance d’un mythe
Arthur Conan Doyle (1859-1930) crée en 1887 le
personnage du fin limier, perspicace et très
observateur – Sherlock Holmes – qui va devenir la
référence du policier classique ou WHODUNIT – who
(has) done it ? – c’est-à-dire « qui l’a fait ? ». Un
mythe est né.

Né en Écosse, Conan Doyle a été l’élève du célèbre


professeur Bell à la faculté de médecine
d’Édimbourg, a séjourné en Afrique comme médecin
militaire (campagnes du Soudan et du Transvaal),
puis il a été candidat à la députation. Passionné de
spiritisme – c’était la grande vogue en son temps –,
il faisait tourner les tables et fréquentait les
médiums. Et Bonnot, l’anarchiste, fut son chauffeur
pendant quelques mois à Londres !

Parallèlement aux soins qu’il apportait à sa clientèle,


Conan Doyle écrivait des nouvelles pour les revues,
tout en essayant de caser des romans à des éditeurs
qui les refusaient. Admirateur du savoir-faire
d’Émile Gaboriau, fasciné par le personnage du
chevalier Dupin, il s’est lancé dans la création de
Sherlock Holmes en pensant à son professeur,
Joseph Bell, « à sa face d’aigle, à ses procédés
bizarres… ».

Une popularité littéraire sans


précédent
Le développement de la grande presse populaire a
joué un rôle indéniable dans la célébrité de Sherlock
Holmes. Le Strand Magazine, où sont publiés les
premiers récits d’Arthur Conan Doyle, atteint en son
temps des tirages impressionnants, frôlant les
500 000 exemplaires.

Une soixantaine d’aventures du locataire du 221B


Baker Street sont publiées entre 1887 et 1930 – très
exactement quatre romans et cinquante-six
nouvelles. Signalons aussi combien Conan Doyle fut
un écrivain prolifique, auteur de livres de science-
fiction, de romans historiques, de pièces de théâtre
et de poésie.

Qui est Sherlock Holmes ?


Sherlock Holmes apparaît la première fois dans la
nouvelle : Une étude en rouge (1887). Sur le mur d’une
maison vide du numéro 3 de Lauriston Gardens
figure le mot Rache ! (« vengeance », en allemand),
mur au pied duquel un homme est retrouvé mort. A-
t-il été assassiné ? Aucune blessure ne permet de
l’affirmer, en dépit de taches de sang… Holmes
enquête et… le succès est immédiat !

Dès qu’on cherche à évoquer la figure de Sherlock


Holmes, autant dire qu’on s’attaque à un véritable
mythe. Il s’agit en effet d’un cas rare en littérature
où un auteur est largement dépassé par son
personnage.

Sherlock Holmes est d’abord un


excentrique.
Il planque ses cigares dans un seau à charbon et son
tabac dans une pantoufle persane, son système de
rangement effraie autant le fidèle Watson que la
gouvernante Mme Hudson. Il semblerait que ces
deux-là soient ses seuls amis. Hormis ses clients et
quelques policiers (dont le célèbre inspecteur
Lestrade) pour les besoins de la cause, il ne voit pas
grand monde. Il préfère lire la presse et jouer du
violon, et, sans bouger de son fauteuil, se consacrer
bien sûr à sa passion : l’enquête – mais une enquête
d’un style détonnant pour l’époque – basée sur une
méthode scientifique.

Sa méthode
Les deux axes en sont l’observation et la déduction,
ce que Watson résume en une phrase, disant de son
ami qu’il est la « machine à observer et à raisonner
la plus parfaite de la planète ». Une éraflure, un
boîtier cabossé, un numéro gravé que l’on distingue
seulement à la loupe, et Holmes « fera parler » une
vieille montre, comme tout autre objet qu’il se plaît à
étudier pour les progrès de l’enquête. Parfois, il ne
rechigne pas à stimuler son cerveau en prenant de la
cocaïne, laquelle n’est pas illégale à l’époque. Mais
c’est surtout en utilisant toutes les ressources de sa
logique déductive que Sherlock Holmes innove. La
criminalistique avant l’heure, en quelque sorte…
RÉALITÉ OU FICTION ?

L’engouement du public fut tel, à l’époque où ses aventures


furent publiées, qu’on en vint à le considérer comme un
personnage réel. Quand l’auteur décida de le faire mourir
(dans Le Problème final, en 1893), ce fut l’émeute. Les lecteurs
exigèrent sa résurrection. Conan Doyle céda et nous rendit le
héros sain et sauf huit ans après l’avoir noyé dans les chutes
de Reichenbach, en Suisse. La Maison vide raconte les
retrouvailles de Holmes, miraculeusement revenu du
« gouffre », et du docteur Watson.

Rural et citadin
Le Londres des années 1890, avec ses gares, ses
grands hôtels et ses rues animées, participe de cette
mythologie. Plus rarement, les enquêtes se déroulent
à la campagne, comme dans la nouvelle Le Rituel des
Musgrave, sorte de chasse au trésor dans un manoir
du Sussex. Et bien sûr, c’est le cas pour l’inoubliable
Chien des Baskerville (1901), son roman le plus
célèbre. À Dartmoor, dans le sud-ouest de
l’Angleterre, un chien démoniaque pourchasserait,
selon une vieille légende, les membres de la famille
Baskerville. Lorsque Sir Charles décède dans des
circonstances étranges, Sherlock Holmes et le
docteur Watson enquêtent…

« Holmes aimait à s’isoler ainsi pendant les heures


de contention mentale au cours desquelles il pesait le
pour et le contre des choses. Il édifiait alors des
théories contradictoires, les discutait et fixait son
esprit sur les points essentiels.

Je passai mon après-midi au cercle et ne repris que


le soir le chemin de Baker Street.

Il était près de neuf heures, lorsque je me retrouvai


assis dans le salon de Sherlock Holmes.

En ouvrant la porte, ma première impression fut


qu’il y avait le feu à la maison. La fumée
obscurcissait tellement la pièce qu’on voyait à peine
la flamme de la lampe placée sur la table.

Je fis quelques pas dans le salon et mes craintes


s’apaisèrent aussitôt : ce n’était que la fumée
produite par un tabac grossier.

Elle me saisit à la gorge et me fit tousser.

Enfin, à travers cet épais nuage, je finis par


découvrir Holmes, enveloppé dans sa robe de
chambre, enfoui dans un large fauteuil et tenant
entre ses dents le tuyau d’une pipe en terre très
culottée.

Plusieurs rouleaux de papier jonchaient le tapis


autour de lui.

“Pris froid, Watson ? dit-il.

— Non… c’est cette atmosphère empoisonnée.

— Elle doit être, en effet, un peu épaisse.

— Épaisse ! Elle est irrespirable !

— Eh bien, ouvrez la fenêtre. Je parie que vous


n’avez pas bougé de votre cercle !

— Mon cher Holmes… Certainement. Mais


comment…” Sherlock Holmes se moqua de mon
ahurissement. “Vous êtes d’une naïveté délicieuse,
fit-il. Cela me réjouit d’exercer à vos dépens les
modestes dons que je possède. Voyons, un monsieur
auquel on ne connaît pas d’amis intimes sort par un
temps pluvieux, boueux… Il revient le soir,
immaculé, le chapeau et les bottines aussi luisants
que le matin… Qu’en concluriez-vous ? Qu’il a été
cloué quelque part toute la journée… N’est-ce pas
évident ?

— En effet, c’est plutôt évident.


— Il y a de par le monde une foule de choses
évidentes que personne n’observe. Et moi, où
croyez-vous que je sois allé ?

— Vous êtes également resté cloué ici.

— Erreur !… J’ai visité le Devonshire.

— Par la pensée ?

— Oui. Mon corps n’a pas quitté ce fauteuil et a


consommé en l’absence de ma pensée — j’ai le
regret de le constater — la valeur de deux grands
bols de café et une incroyable quantité de tabac.
Après votre départ, j’ai envoyé chercher à Stamford
la carte officielle de la lande de Dartmoor et mon
esprit l’a parcourue en tous sens. À cette heure, je
me flatte de pouvoir y retrouver mon chemin sans
guide.” » (Le Chien des Baskerville, traduction d’Éric
Wittersheim, Omnibus).

Le faire-valoir du détective
Dans le couple Holmes-Watson, je demande le bon
docteur Watson. Ce personnage est une invention
capitale. Watson n’est pas seulement le narrateur, le
témoin, le chroniqueur des enquêtes de son ami, il
valorise les lecteurs en proposant des hypothèses
naïves dont ils doutent qu’elles soient pertinentes.
Dans les récits de Conan Doyle, nous sommes un peu
comme dans un jeu de société, nous voulons
découvrir la solution de l’énigme. C’est la dimension
ludique du roman policier classique. Mais nous
sommes tout autant charmés par les relations
presque affectueuses entre Holmes et son comparse.
Et c’est sans doute cela qui prime et que l’on retient.
Pour preuve, les adaptations au cinéma et dans les
séries télé contemporaines ont joué sur cet
attachement singulier au sein du duo.

Aucun auteur de romans policiers n’a généré pareille


quantité de pastiches, d’hommages et de parodies,
dont beaucoup d’ailleurs n’ont pas été traduits. Ils
ont vu le jour dès les années 1890 et, de l’ironie au
burlesque, le flot ne s’est jamais tari.

Cette multitude est bien la preuve de la richesse du


personnage de Sherlock Holmes et il serait donc vain
de vouloir tous les citer ici.

SHERLOCK, DÉCLINAISONS VARIÉES

Quitte à recourir aux bacs des libraires d’occasions ou aux


sites de raretés introuvables, l’aficionado « holmésologue »,
pour reprendre l’expression de Jacques Baudou, découvrira
avec ravissement dans Memorial (Clancier-Guénaud, 1986), la
traduction de huit pastiches, suites et parodies sélectionnés et
présentés par Jacques Baudou et Paul Gayot.

Autre trouvaille précieuse : Les Histoires secrètes de Sherlock


Holmes (Denoël, 1993) écrites avec brio par l’auteur de polars
René Reouven. Témoignant d’une connaissance approfondie
de l’œuvre de Conan Doyle, il s’est amusé à imaginer une
quinzaine d’enquêtes que Watson n’a jamais osé évoquer.

L’Ultime Défi de Sherlock Holmes de Michael Dibdin (Rivages,


1994) fait sans doute partie des plus belles réussites du genre.
La solution que Dibdin apporte aux crimes de Jack l’Éventreur
est tout à fait originale… À découvrir aussi dans une superbe
adaptation BD (Casterman, 2010).

Plus près de nous, la romancière américaine Lyndsay Faye a


imaginé à son tour que l’inspecteur Lestrade parvenait à
convaincre Sherlock Holmes d’enquêter sur les atrocités
commises dans l’East End à l’automne 1888 par Jack
l’éventreur. Nous ne sommes qu’ombre

et poussière (Pocket, 2015) est un remarquable pastiche


parsemé de nombreuses références canoniques, toutes
rigoureuses.

Pour mémoire, le « canon » holmésien désigne l’ensemble des


quatre romans et cinquante-six nouvelles et permet de
distinguer l’œuvre originale des nombreux travaux d’autres
auteurs ayant réutilisé le même personnage, notamment à
travers des pastiches.
Parmi les multiples recueils de nouvelles apocryphes, citons
Sherlock Holmes en toutes lettres (Rivages, 2017), où Davis
Grubb, Rick Boyer, Michael Moorcock et Anthony Burgess
concoctent des enquêtes fidèles à l’esprit holmésien.

Le Détective détraqué ou les Mésaventures de Sherlock Holmes


(éditions Baker Street, 2017) regroupe vingt nouvelles qui
brocardent notre héros avec drôlerie. Parmi les auteurs, Jack
London, Jean Giraudoux, ou encore James M. Barrie, créateur
de Peter Pan et proche ami de Conan Doyle. La meilleure
« mésaventure » du recueil est celle de Maurice Leblanc
(« Herlock Sholmès arrive trop tard », de 1907), où « Herlock »
est doublé en beauté par le gentleman cambrioleur.

Alors, l’holmésologie, science bizarre ? Non, au


contraire, l’affaire est très sérieuse. L’holmésologie
est la science pratiquée par celles et ceux qui sont
fascinés par l’univers de Sherlock Holmes. Parmi les
fort nombreuses associations de par le monde, citons
la Sherlock Holmes Society of London fondée
en 1951, et, en France, la Société Sherlock Holmes de
France qui possède un site très complet.

Holmésiens de tous les pays, unissez-vous !

L’avocat de la cause : Gilbert


Keith Chesterton
Archétype de l’Anglais excentrique, poète, critique
littéraire impertinent et journaliste aux opinions
tranchées, devenu fervent catholique après son
mariage, Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) est
un écrivain polymorphe à qui l’on doit un texte
théorique sur le polar et 52 nouvelles mettant en
scène le plus inclassable et le plus improbable des
enquêteurs de fiction, le père Brown. Chesterton fut
aussi un dessinateur accompli – il avait fréquenté la
Slade School à Londres –, qui illustra les œuvres de
ses amis Hilaire Belloc et E.C. Bentley, auteur des
enquêtes de Philip Trent. Ses écrits ont remporté de
son vivant un grand succès en France, où Paul
Claudel et Valery Larbaud défendaient ses mérites.
Très jeune, Alfred Hitchcock compta parmi ses
admirateurs.

Fantaisiste iconoclaste et provocateur, Chesterton est


devenu un rien militant après son ralliement à la foi
chrétienne. Dès lors, les commentaires moralistes
vont abonder dans ses textes : « […] le chantage qui
est bien la plus malsaine des activités humaines,
parce que c’est un crime dissimulant un crime, un
emplâtre noir sur une plaie encore plus noire. »

UN THÉORICIEN PAS COMME LES AUTRES


« Défense du roman policier », publié dans Comment écrire un
roman policier (La Part commune, 2016), montre que
Chesterton ne considère pas du tout l’exercice de la même
manière que ses confrères. Il voit dans le polar l’équivalent
urbain moderne des grands textes épiques que sont l’Iliade ou
la Chanson de Roland. Il affirme qu’« une histoire de détective
diffère en ceci de toutes les autres histoires : son lecteur n’est
satisfait que lorsqu’il se sent idiot ». Selon lui, « le Roman
Policier Idéal pourrait faire du bien s’il permettait à nouveau
aux hommes de comprendre que le monde n’est pas fait que
de courbes, mais qu’il est des choses qui sont aussi dentelées
que l’éclair ou aussi droites que l’épée ».

Et des histoires policières pas comme


les autres
Que l’on ne s’étonne donc pas de trouver dans les
enquêtes du père Brown de nombreux éléments
inhabituels : meurtres particulièrement sanglants
(avec une dilection pour les têtes coupées) et
violents, enquêtes menées selon des procédures où
abondent les comportements insolites et où Dieu
occupe une place non négligeable. Une ambiance
inhabituelle se dégage des nouvelles policières de
Chesterton, aux scènes de crime plantées dans des
décors qui pourraient être de théâtre, voire de contes
fantastiques. Mais la résolution du crime procède
immanquablement d’un exercice de déduction
irréfutable, digne du chevalier Dupin.

« Pour tenter de comprendre les vraies raisons


psychologiques qui expliquent la popularité des
romans policiers, il est nécessaire de nous
débarrasser d’un certain nombre de phrases toutes
faites. Il est faux de dire, par exemple, que la
populace préfère la mauvaise littérature à la bonne et
apprécie les histoires policières parce que c’est de la
mauvaise littérature » (G.K. Chesterton, « Défense
des romans policiers », dans Comment écrire un
roman policier).

La crème du crime : en route


pour le XXe siècle !
À la croisée des deux grandes sources d’inspiration
que sont, d’une part, Edgar Allan Poe et, de l’autre,
Arthur Conan Doyle, des personnages atypiques vont
émerger au début du XXe siècle.

La Belle Époque voit éclore trois héros qui vont


marquer durablement l’imaginaire des lecteurs de
roman policier et d’aventures en France. Jean
Cocteau résuma à merveille la situation : « le
charme naïf d’Arsène Lupin », « la tendresse
mélancolique de Rouletabille », « le lyrisme absurde
et magnifique de Fantômas ».

Manoirs et beaux quartiers


Maurice Leblanc
Arsène Lupin voit le jour en 1905, dans une livraison
du magazine Je sais tout, dont le propriétaire,
l’éditeur Pierre Lafitte, a commandé une nouvelle à
Maurice Leblanc (1864-1941). L’auteur est un
bourgeois normand reçu dans la bonne société
parisienne, homme de lettres estimé et porté sur le
roman psychologique à tendance sentimentale, qui
vient de s’essayer sans trop de succès au théâtre. Il
fréquente les salons littéraires, donne des romans à
la revue Gil Blas, qui les publie en feuilleton, mais
rien de tout cela n’annonce le succès fulgurant qu’il
rencontre avec L’Arrestation d’Arsène Lupin. Au point
que, malgré ses réticences, il accepte de poursuivre
l’expérience. Pour autant, il n’est pas très fier de ce
personnage destiné à devenir une célébrité : « C’est
dur. Il me suit partout. Il n’est pas mon ombre, je
suis son ombre. »
En 1907, les premières nouvelles écrites par Leblanc
sont regroupées, légèrement aménagées, en volume
sous le titre Arsène Lupin, gentleman cambrioleur. Le
mythe est né. Sur quoi repose le succès, encore
vivace aujourd’hui, de cette œuvre ? Quelle recette
secrète fait que l’on relit plusieurs fois les aventures
d’Arsène Lupin, que cet engouement se perpétue de
génération en génération ? L’art du conteur,
assurément, et avant tout. Tentez l’expérience,
même si vous n’en avez pas envie : au bout de deux
pages, vous êtes pris. Lupin, dont nous reparlerons
en tant que personnage, est aussi vivant dans nos
esprits que Maigret ou Sherlock Holmes. Ça ne
s’explique pas, c’est la grâce !

Quasiment tous les « Lupin » méritent d’être lus,


voire relus, et malgré le parfum légèrement suranné
de l’écriture, aucun ne date vraiment. Pour les
amateurs d’histoire teintée de patriotisme : 813 et Le
Triangle d’or. Pour qui aime les mystères liés à des
phénomènes naturels, La Barre-y-va. Pour mesurer
pleinement l’astuce et l’audace du héros, La Double
Vie d’Arsène Lupin. Pourtant, si vous ne devez en lire
qu’un, que ce soit L’Aiguille creuse** (1909), qui
expose comment Lupin a aménagé la cachette où
reposait le trésor de rois de France dans un
gigantesque rocher au pied de la falaise d’Étretat.

L’essence même de ses aventures fait rêver. Vols de


bijoux illustres, d’une tunique brodée de diamants
ou de meubles estampillés, cambriolages audacieux
dans des conditions surnaturelles, disparitions
inexplicables et enlèvements spectaculaires,
découverte de secrets et trésors des rois de France,
escroqueries de haut vol ont pour cadre des abbayes
et châteaux du pays de Caux, les méandres de la
Seine et la forêt de Brotonne, des maisons à passages
secrets du XVIe arrondissement de Paris, et autres
demeures mystérieuses avec escaliers dérobés,
cloisons coulissantes, cachettes et souterrains
insoupçonnables. Et il y a toujours une jolie femme à
la clé, parfois dangereuse et manipulatrice, comme
la Cagliostro, ou blonde, pudique et délicate, comme
presque toutes ses conquêtes. Un brin de romance se
glisse dans des machinations ténébreuses. Et il y a
peu de sang versé, juste ce qu’il faut. Pourtant, le
lecteur est entraîné aussi aisément dans les bas-
fonds que dans le bureau du chef de la Sûreté ou les
salons les plus huppés. Il voyage, il s’amuse, il
s’émerveille de tant d’audace, d’insolence et
d’imagination.
Maurice Leblanc affirmait n’avoir pas été influencé
par Conan Doyle, n’ayant lu aucune histoire de
Sherlock Holmes avant de commencer à écrire les
aventures de Lupin.

Mais nul n’échappe à Conan Doyle, comme le prouve


Arsène Lupin contre Herlock Sholmès : le nom de
l’adversaire de Lupin a dû être modifié après la
première publication en feuilleton, Conan Doyle
ayant manifesté sa désapprobation de voir son héros
ainsi récupéré.

En tout cas, Leblanc a lu Edgar A. Poe, puisqu’il a


repris plusieurs fois le principe de la lettre volée.

PASTICHEURS ET SUIVEURS

Michel Zink, Arsène Lupin et le mystère d’Arsonval (Éd. de


Fallois, 2004)

Professeur au Collège de France, éminent médiéviste, Michel


Zink connaît l’œuvre de Maurice Leblanc sur le bout des
doigts. La preuve en est, ce délicieux pastiche qui est aussi un
hommage appuyé à un auteur patriote. Tous les codes Lupin
sont là : l’audace insolente, le désintéressement, l’agilité et
l’intelligence hors normes du héros au monocle, mais aussi sa
fabuleuse aptitude à se métamorphoser. Et l’engagement
politique (l’affaire Dreyfus est au cœur de l’intrigue), le thème
du double, l’acte gratuit. Jouant de la lutte des classes entre
mondains du faubourg Saint-Germain et scientifiques
républicains du Collège de France, le professeur Zink nous
offre un divertissement brillantissime, qui se lit avec autant de
délectation qu’un « vrai » Lupin.

Adrien Goetz, La Nouvelle Vie d’Arsène Lupin (Grasset, 2015)

Spécialiste de la peinture du XIXe siècle, professeur à la


Sorbonne et auteur de polars dont l’héroïne est conservatrice
des Musées nationaux, Adrien Goetz a choisi de faire franchir
quelques décennies à Lupin : s’il vivait aujourd’hui, quelles
seraient ses aventures ? Preuve que Lupin est éternel, l’auteur
lui attribue des exploits bien contemporains, sans le
dépouiller de sa morale si particulière. Du vol de la façade de
la cathédrale de Strasbourg (signé Lupin, mais c’est un faux !)
au kidnapping des scénaristes d’une série télévisée,
l’instrument criminel le plus utilisé est Internet. Mais l’humour,
l’insolence et la virtuosité sont bien au rendez-vous.

Gaston Leroux : le charme discret de


la bourgeoisie
En ligne directe depuis Poe et son invention de
l’énigme en chambre close, Gaston Leroux (1868-
1927) apporte sa pierre à l’édifice. Le Mystère de la
chambre jaune est l’archétype du meurtre en chambre
close à la française. Le principe est simple : un
meurtre littéralement inexplicable, de nombreux
suspects, moult fausses pistes et le fin mot de
l’histoire délivré par un génie de la déduction aux
toutes dernières pages du roman.

Mais qui est Gaston Leroux ? Issu d’une riche


famille, il se retrouve orphelin à 20 ans et hérite
d’une fortune colossale qu’il va rapidement dilapider
au jeu. Tout un roman !

D’abord chroniqueur judiciaire pour Le Matin, il fait


parler de lui dès 1895 en couvrant une affaire
criminelle impliquant un marquis. Devenu
journaliste à part entière, il assiste au procès d’Émile
Zola (à la suite de son « J’accuse »), voyage à
l’étranger pour son travail et devient même
correspondant en Russie pour suivre la guerre russo-
japonaise.

À presque 40 ans, il franchit une étape décisive de sa


carrière : il sera romancier ! Le Mystère de la chambre
jaune paraît dans le supplément littéraire de
L’Illustration.

Coup d’essai, coup de maître


Gaston Leroux a de l’ambition ; il se tourne vers le
roman populaire où il veut « faire quelque chose de
plus fort » que Poe et Conan Doyle. Ce sera Le
Mystère de la chambre jaune** (1907) et la première
aventure du jeune reporter Joseph Rouletabille qui
travaille à la rubrique faits divers du journal
L’Époque. Admiré par Agatha Christie, le roman
raconte la tentative de meurtre, en octobre 1892,
dont est victime la jeune Mathilde Stangerson au
château du Glandier. L’agression a eu lieu dans une
chambre qui ne comporte aucune ouverture, n’offre
aucune possibilité à l’assassin de s’enfuir. Les détails
de l’enquête et la recherche de la vérité qui obsède
tant Rouletabille sont racontés par son ami Sainclair,
le narrateur. Mais inutile de chercher, vous ne
trouverez pas. L’assassin n’est pas le narrateur, c’est
bien plus malin que ça.

Gaston Leroux reprendra les mêmes personnages


deux ans plus tard dans Le Parfum de la dame en noir,
qui sera suivi de six autres aventures.

De la première adaptation en 1913 – un film muet –


par Maurice Tourneur à celle de Bruno Podalydès
en 2003 (avec Denis Podalydès dans le rôle de Joseph
Rouletabille), en passant par celle de Marcel
L’Herbier en 1930, Le Mystère de la chambre jaune a
été porté à l’écran six fois. On peut affirmer, sans
exagérer, qu’il s’agit là d’un classique de la
littérature française.
« “ – Mais vous êtes, vous, persuadé de l’innocence
de M. Robert Darzac ?

– J’ai cru un instant à la possibilité de sa culpabilité.


Ce fut à l’heure même où nous arrivions ici pour la
première fois. Le moment est venu de vous raconter
ce qui s’est passé entre M. Darzac et moi.”

Ici, Rouletabille s’interrompit et me demanda si


j’avais apporté les armes. Je lui montrai les deux
revolvers. Il les examina, dit : “C’est parfait !” et me
les rendit.

“En aurons-nous besoin ? demandai-je.

– Sans doute ce soir ; nous passons la nuit ici ; cela


ne vous ennuie pas ?

– Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraîna


le rire de Rouletabille.

– Allons ! allons ! reprit-il, ce n’est pas le moment


de rire. Parlons sérieusement. Vous vous rappelez
cette phrase qui a été le : “Sésame, ouvre-toi !” de ce
château plein de mystère ?

– Oui, fis-je, parfaitement : le presbytère n’a rien


perdu de son charme, ni le jardin de son éclat. C’est
encore cette phrase-là, à moitié roussie, que vous
avez retrouvée sur un papier dans les charbons du
laboratoire.

– Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait


respecté cette date : “23 octobre”. Souvenez-vous de
cette date qui est très importante. Je vais vous dire
maintenant ce qu’il en est de cette phrase saugrenue.
Je ne sais si vous savez que, l’avant-veille du crime,
c’est-à-dire le 23, M. et Mlle Stangerson sont allés à
une réception à l’Élysée. Ils ont même assisté au
dîner, je crois bien. Toujours est-il qu’ils sont restés
à la réception, “puisque je les y ai vus”. J’y étais,
moi, par devoir professionnel. Je devais interviewer
un de ces savants de l’Académie de Philadelphie que
l’on fêtait ce jour-là. Jusqu’à ce jour, je n’avais
jamais vu ni M. ni Mlle Stangerson. J’étais assis dans
le salon qui précède le salon des Ambassadeurs, et,
las d’avoir été bousculé par tant de nobles
personnages, je me laissais aller à une vague rêverie,
quand je sentis passer le parfum de la dame en noir.
Vous me demanderez : “Qu’est-ce que le parfum de
la dame en noir ?” » (Le Mystère de la chambre jaune,
éd. Le Livre de Poche).

La Belle Époque du crime : Fantômas


ou l’anti-Lupin
Fantômas est le génie du mal par excellence, né d’un
auteur à quatre mains : Pierre Souvestre (1874-1914)
et un de ses secrétaires, Marcel Allain (1885-1969).
Ils écrivent ensemble jusqu’à la mort prématurée du
premier, à 39 ans. Puis Marcel Allain reprendra le
flambeau après la guerre, seul et avec moins de
panache. À visage découvert, leur héros, Fantômas
est un homme élégant. La nuit, avec sa cagoule et ses
collants noirs, il est un être malfaisant et cruel (sur
le personnage de Fantômas, voir chapitre 9).

Le mythe de Fantômas naît grâce au cinéma muet


avec les cinq épisodes que tourne Louis Feuillade
entre 1913 et 1914. L’immense succès populaire de la
« série » adaptée des romans de Souvestre et Allain
a contribué au développement des films à épisodes.
Cinquante ans plus tard, trois films (parlants et en
couleur !) réalisés par André Hunebelle rencontrent
un identique succès. Jean Marais incarne un
Fantômas magnétique et, Louis de Funès, le
commissaire Paul Juve qui le pourchasse sans répit.

Un duo incroyable
Chaque mois, Souvestre et Allain doivent livrer un
roman à leur éditeur, Fayard, qui rêve, avec les
aventures de Fantômas, de damer le pion à Gaston
Leroux et à son Rouletabille, lequel a fait fureur dans
Le Mystère de la chambre jaune. Les auteurs écrivent
sur un rythme endiablé selon une méthode qui
n’appartient qu’à eux. Ils se donnent trois jours pour
tisser la trame, puis trois jours pour dicter le roman
au dictaphone, dix autres jours pour relire et le livre
est achevé. En trois ans, le duo produira trente-deux
aventures de Fantômas. Largement inspirées par des
faits divers sanglants de l’époque, les intrigues
connaissent dès 1911-1912 un succès foudroyant
auprès des lecteurs de ces feuilletons.

Un personnage qui fascine


Guillaume Apollinaire et Jean Cocteau sont
enthousiastes et le proclament haut et fort, les
surréalistes adorent et voient dans ce style débridé
les prémices de l’écriture automatique. Robert
Desnos écrira le poème La Complainte de Fantômas,
repris à la radio, sous la forme d’une « suite
dramatique » et en musique. Grâce à cette œuvre
imposante, mais surtout grâce aux films et aux
téléfilms qui en seront tirés, le nom de Fantômas est
universellement connu dans l’imaginaire populaire.
Pourtant, qui continue à lire ses aventures
aujourd’hui ?
LE LIMIER : HOMMAGE AU ROMAN DE DÉTECTION

En 1972, le dernier film de Joseph L. Mankiewicz – Le Limier


(Sleuth) – chante les louanges du roman de détection
classique, tout en ironisant sur ses limites. Un auteur de polar,
aristocrate et arrogant (Laurence Olivier) y affronte l’amant de
sa femme, un immigré italien (Michael Caine), coiffeur pour
dames, plus retors qu’il n’y paraît.

Les deux acteurs sont les seuls protagonistes de cette intrigue


en quasi-chambre close : un château dédié au roman policier !
Au mur, le visage en faïence anglaise d’Edgar Allan Poe y
côtoie une photo de la « duchesse de la mort », Agatha
Christie…

À la gloire de l’Empire ! Agatha


Christie, l’incontournable
L’auteure de romans policiers la plus célèbre de
l’univers est une femme, et une femme au destin
hors du commun.

Difficile de résumer en quelques phrases une vie et


une œuvre aussi riches. Mariée au début de la
Première Guerre mondiale, Agatha Christie (1890-
1976) divorcera pour épouser un archéologue qu’elle
suivra dans ses expéditions, trouvant dans ces
voyages la matière à de futures intrigues comme, par
exemple, celle de Rendez-vous à Bagdad. Pendant la
guerre, alors infirmière bénévole, elle écrit son
premier roman, La Mystérieuse affaire de Styles, lequel
sera publié en 1920.

Hercule Poirot apparaît pour la première fois dans La


Mystérieuse Affaire de Styles (1920). Ce détective belge
à la moustache extravagante (il n’est pas anglais,
cela a son importance) ne jure que par le travail de
ses « petites cellules grises » qui lui permettent de
résoudre n’importe quelle énigme ! C’est un homme
assez ordinaire, de petite taille, mais qui prend
grand soin de sa personne. Il affiche une prétention
et quelques travers caricaturaux qui n’en font pas
toujours un personnage sympathique, mais comme
le ridicule ne tue pas…

Dix ans plus tard, naîtra avec L’Affaire Protheroe une


autre enquêtrice, l’austère Miss Jane Marple, vieille
fille très observatrice dotée de remarquables
pouvoirs de déduction. On y fait également
connaissance avec l’archétype du village anglais, St.
Mary Mead. Le colonel Protheroe s’y est établi pour
profiter de sa retraite, mais il se mêle trop des
affaires de la communauté, et on le retrouve, une
balle dans la tête, dans le bureau du pasteur. Miss
Marple commence à fouiner…

« Adolescente, elle avait été fascinée par l’univers


parisien étouffant et sinistre du roman d’Émile
Gaboriau Monsieur Lecoq. Plus tard, sur les conseils
de sa sœur Madge, elle avait lu et adoré les enquêtes
du journaliste Rouletabille, nées sous la plume de
Gaston Leroux, qu’elle écrivait Le Roux. La
Mystérieuse affaire de Styles avait été sa réponse au
Mystère de la chambre jaune, et quelle réponse ! »
(François Rivière, Agatha Christie, duchesse de la mort,
Éditions du Masque, 2001).

L’AGATHAMANIA

Tant de livres lui ont été consacrés ! Pas question de tous les
citer. Si l’on compte sur Une autobiographie (1977) pour ce qui
est des révélations tant attendues concernant son inexplicable
disparition, pendant plus d’une semaine, en 1926, Dame
Agatha laisse le lecteur sur sa faim. Si l’on en croit François
Rivière, grand spécialiste de l’auteure, ce livre est « sa plus
sublime œuvre de fiction : la clé de voûte de l’édifice, en
quelque sorte ». Le leurre absolu, de fait : sous couvert de
nous entraîner dans son intimité, elle nous tient à distance.
Tandis que Rivière, lui, qui a exploré comme personne l’œuvre
et la vie de la mystérieuse romancière, pratique dans sa
biographie-essai une sorte de psychanalyse du texte autant
que des faits et gestes, risque des hypothèses et met au jour
des zones d’ombre, réussissant par là même à nous faire
appréhender l’extraordinaire complexité d’une œuvre qui
paraît pourtant si simple.

Des histoires de détective…


Chassé par la guerre, Hercule Poirot a dû quitter la
Belgique et s’installe en Grande-Bretagne où se
déroule la majeure partie de ses enquêtes, mais pas
exclusivement puisque certaines d’entre elles ont
lieu à l’étranger – citons les célèbres romans Le
Crime de l’Orient-Express (1934) ou Mort sur le Nil
(1937), ou le moins célèbre Meurtre en Mésopotamie
(1936). Hercule Poirot s’approprie une grande partie
des romans et des nouvelles entre 1920 et 1975 ! Et
lorsqu’il disparaît dans Hercule Poirot quitte la scène,
le New York Times publie son faire-part de décès !

L’univers romanesque d’Agatha


Baignées d’une nostalgie pour l’époque victorienne
pourtant révolue, les enquêtes de Poirot dévoilent
une société conventionnelle troublée par des crimes
que motivent l’envie, la cupidité ou la vengeance.
Leur résolution s’organise de manière immuable. Un
meurtre est commis, Poirot rassemble les preuves au
fil de conversations avec celles et ceux qu’il suspecte,
repère bris de porcelaine derrière un guéridon ou
traces de pas sur une plate-bande et, lors d’une
réunion finale de tous les protagonistes, il dénonce
l’assassin à l’issue d’une démonstration implacable
et quasi théâtrale.

« Les “cellules grises” de ce gros bourgeois belge


n’ont cessé de fonctionner avec l’efficacité et la
monotonie d’un ordinateur. Elles ont suscité bien
des émulations jusqu’à Lord Peter, le clubman
distingué auquel Dorothy Sayers, depuis 1933, fait
collectionner les meurtres énigmatiques au lieu des
porcelaines Ming » (Francis Lacassin, Mythologie du
roman policier, Christian Bourgois éditeur).

Trahisons, adultères et meurtres forment donc le


socle des histoires d’Agatha Christie, dans un monde
qui garde le charme suranné d’une Angleterre rurale
disparue depuis longtemps. Miss Marple sait bien
que la vie dans un petit village n’a rien d’idyllique. Si
St. Mary Mead, le « trou perdu » où elle habite,
enchante le lecteur avec ses cottages à toit de
chaume, son église et l’inévitable pub, la nature
humaine y est aussi mauvaise qu’ailleurs. Dans Un
cadavre dans la bibliothèque, où on la retrouve douze
ans après L’Affaire Protheroe, une jeune femme
outrageusement maquillée et vêtue d’une robe du
soir de satin blanc est retrouvée morte dans le
manoir des Bantry. Mais Jane Marple, sous son
armure de tailleur en tweed, sait repérer une
menteuse quand elle en croise une…

« Ce sont des livres profondément obsédés par la


fluctuation des significations, des livres qui ne
cessent de rappeler au lecteur qu’il lui est toujours
possible de remettre en cause le sens de ce qu’il lit,
des livres truffés de chausse-trappes dans lesquels
ce que l’auteur donne à voir cache toujours une
interprétation plus profonde… L’un des exemples les
plus remarquables de la poésie moderniste, au même
titre précisément que les expériences littéraires du
dadaïsme ou la prose de Sigmund Freud » (Dror
Mishani, Irish Times).

Une œuvre colossale


Pour avoir créé un personnage aussi célèbre
qu’Hercule Poirot, Agatha Christie est une référence
incontournable dans l’histoire du roman policier. Sa
notoriété vient aussi du fait qu’elle est un des
auteurs les plus lus au monde, qu’elle continue à être
lue aujourd’hui, et qu’elle a fait montre d’une
incroyable production : soixante-six romans, dix-
huit pièces de théâtre, des nouvelles à foison (vingt
et un recueils), des contes pour enfants, des
souvenirs de voyage – La romancière et l’archéologue,
Mes aventures au Moyen-Orient, signé Agatha Christie
Mallowan (1946, Payot 2005) et une autobiographie !

Un état de fait que Churchill a synthétisé en une


formule mémorable : « Agatha Christie ? La seule
femme pour qui le crime a payé ! »

DAME CHRISTIE PERVERTIT LES CODES DU GENRE

Avec plus de 100 millions d’exemplaires écoulés, Dix petits


nègres (1939) est un des livres les plus vendus de la planète.
Ce roman établit définitivement la renommée de son auteur.
Qui l’a lu un jour n’oubliera jamais les frissons d’excitation et
d’angoisse qui saisissent le lecteur au fil des pages. C’est une
histoire sans pareille reposant sur dix personnages, invités par
un mystérieux inconnu à séjourner sur la luxueuse et
fascinante île du Nègre. Tous les dix accourent avec
enthousiasme : le médecin, le playboy, la prof de gym, le juge
à la retraite, le général bardé de décorations, la vieille fille
grincheuse, le sémillant capitaine, le majordome et sa femme,
et Monsieur Davis… Un par un, ils connaîtront pourtant le
même sort… Quitte à ne plus suivre tout à fait les règles du
roman de détection, Agatha Christie réussit le tour de force de
dissimuler entièrement au lecteur les agissements de
l’assassin pour… notre plus grande délectation !

Impossible de faire l’impasse sur Le Meurtre de Roger


Ackroyd (1926), titre qui inaugura la collection « Le
Masque » créée par Albert Pigasse en 1927.

À King’s Abbott (dont le narrateur nous précise qu’il


n’est « qu’un village, mais la gare est un important
nœud ferroviaire »), Roger Ackroyd a été assassiné
dans son bureau. Hercule Poirot, qui a justement pris
sa retraite dans cette paisible campagne, dirige
l’enquête avec son voisin, le Dr Sheppard, également
narrateur du récit. Mais c’est pour une tout autre
raison que l’originalité de ce roman mérite d’être
signalée.

Comme dans la plupart de ses livres, l’assassin


figure parmi les personnages présentés dès le début.
Agatha Christie, dont on a déjà dit qu’elle prenait
souvent quelques libertés avec les règles du genre,
ne se prive pas ici de carrément les bafouer ! La
critique parlera de mensonge par omission, de
duplicité, voire de trahison. De cette magistrale
manipulation, nous ne dirons rien sinon qu’il faut
lire Le Meurtre de Roger Ackroyd pour cet
extraordinaire stratagème narratif qui en fait sa
singularité.

Telle est la célébrité d’Agatha Christie que son œuvre


a généré pléthore de films et séries, y compris
l’aberration « Les petits meurtres d’Agatha
Christie ». Les romans le plus fréquemment adaptés
sont Dix petits nègres et Le Crime de l’Orient Express.
Conseil : essayez de voir ce que René Clair a fait du
premier en 1945, c’est un délice. Même si le titre est
transformé en Dix petits indiens, et si l’île du Nègre,
normalement située sur la côte du Devon, devient un
nid d’aigle au sommet d’une montagne enneigée.
Quant au second, quelle que soit la quantité de
remakes, rien n’égalera jamais la version de Sydney
Lumet en 1974, avec une brochette époustouflante de
vedettes.

Pavé dans la mare : l’infaillibilité du détective mise


en cause ! Observation-déduction-conclusion, nous
l’avons vu, est la formule magique du parfait
détective. Qui s’effondre sous les coups de Pierre
Bayard dans son ouvrage Qui a tué Roger Ackroyd ?
(Éditions de Minuit, 1998). L’auteur y soulève, avec
une habileté qui n’a d’égale que celle d’Agatha
Christie, une hypothèse qui a fait grand bruit : Et si
l’assassin n’était pas le…? Et de démonter
minutieusement l’enquête pour démontrer
qu’Hercule Poirot s’est trompé !

LE MAKING OF DE L’ŒUVRE D’AGATHA CHRISTIE À


PARTIR DE SES CARNETS SECRETS

En 2004, après la mort de Rosalind, la fille d’Agatha Christie, le


personnage somme toute assez mystérieux de « Dame
Agatha » a été en partie dévoilé grâce à un véritable trésor mis
au jour à Greenway House, la demeure familiale du Devon.
John Curran, universitaire spécialiste de son œuvre, passera
quatre années à déchiffrer, classer, compléter soixante-treize
carnets griffonnés de l’écriture quasiment illisible de la
romancière. Dans cet héritage inestimable figuraient pêle-
mêle listes de personnages, mobiles de meurtre, lieux de
crime possibles, scènes supprimées de certains livres et,
parfois sur la même page, aussi bien la liste des courses pour
le dîner que celle des poisons envisagés pour sa prochaine
intrigue (Les Carnets secrets d’Agatha Christie présentés par
John Curran, Éditions du Masque, 2010).

Dorothy L. Sayers,
l’anticonformiste
Dorothy L. Sayers (1893-1957) naît trois ans à peine
après Agatha Christie, et, un temps, elle connaîtra en
Grande-Bretagne une notoriété presque aussi
grande, sinon davantage, que sa rivale en écriture.

En 1920, Dorothy L. Sayers obtient un Master of Arts


en littérature médiévale ; à cette époque, rares sont
les femmes diplômées. Elle abandonne rapidement
son poste de professeur pour travailler dans la
publicité, avoir un enfant hors mariage (sans le dire
à sa famille) et se tournera vers le récit policier avec
son détective Lord Peter Wimsey, lequel est secondé
dans ses enquêtes par son fidèle majordome Bunter.
On retiendra de sa contribution au roman policier
l’aspect psychologique et crédible de ses
personnages. Elle en écrira de 1923 à 1940, avant de
retourner à sa passion première, la littérature
médiévale.

De 1949 à sa mort, elle préside cependant le


Detection Club, association britannique d’auteurs de
romans à énigme créée en 1930, et dont Agatha
Christie est bien sûr membre.

Une fois n’est pas coutume :


l’enquêteur est un aristo !
En 1923, Lord Peter Wimsey apparaît dans Lord Peter
et l’inconnu. Il résout sa première affaire, mettant
ainsi un peu de piment dans une vie futile. Il
enquête, aidant en cela son meilleur ami,
l’inspecteur Parker de Scotland Yard. Lord Peter
Wimsey adore Dante et joue occasionnellement du
piano. « Selon mon caprice » est la devise qui figure
sur ses armoiries. Il a aussi une Daimler Double Six
et sait parler aux femmes, en particulier à Harriet
qui accepte sa demande en mariage à la fin de Le
Cœur et la Raison (1935).

Une douzaine de romans suivront. Ainsi, Lord Peter et


le Bellona Club (1932) où le très vieux général
Fentiman est retrouvé mort dans son fauteuil de
prédilection au club Bellona, dans le quartier très
chic de Green Park. Il laisse deux neveux, dont un
mentalement secoué par la guerre, et une succession
complexe. Toute l’intrigue tourne autour de
l’héritage.

L’œuvre de Dorothy L. Sayers se lit comme un


document anthropologique sur les mœurs de la
bonne société de l’entre-deux-guerres. Sans
agacement, car il n’y a aucune considération sociale
chez elle, juste une description qui, pour être légère
n’en est pas moins précise, du mode de vie d’une
caste et de ses préjugés. Les enquêtes qu’elle
imagine sont moins tirées par les cheveux que chez
Ellery Queen (voir chapitre 2), moins soumise aux
indices miraculeux et aux petites cellules grises d’un
Hercule Poirot. Lord Peter Wimsey n’a même pas de
pouvoirs exceptionnels avoués ! Il a juste
d’excellentes manières et même, une manière de
bonté.

Dorothy L. Sayers créera en 1933 un autre


personnage de détective amateur, Montague Egg,
héros d’une dizaine de nouvelles. Mais Montague
Egg n’entamera jamais la suprématie de Lord
Wimsey.

Josephine Tey, la reine


écossaise du crime
Josephine Tey (1896-1952) est très connue en
Grande-Bretagne avant, et surtout, après la Seconde
Guerre mondiale pour ses romans policiers de
détection. De son vrai nom Elizabeth Mackintosh,
cette Écossaise met en scène l’inspecteur Alan Grant
de Scotland Yard dès son premier livre, Le
Monogramme de perles (The Man in the Queue),
en 1929, l’année même où sort outre-Atlantique le
premier roman noir américain : Moisson rouge de
Dashiell Hammett. Choc des cultures !
Atmosphères légères et situations
inextricables
Telle est la marque de fabrique de la romancière.
Dans Jeune et innocent (A Shilling for Candles en 1936),
l’inspecteur Grant, intègre et dubitatif, est appelé à
la rescousse sur une plage du Pays de Galles. Une
actrice de renom, Christine Clay, y a été découverte
noyée. Alfred Hitchcock adapte aussitôt le roman à
l’écran (Young and Innocent, 1937) en transformant
quelque peu l’intrigue, mais il y est toujours
question d’un homme cherchant à prouver son
innocence contre vents et marées…

En 1948, paraît Elle n’en pense pas un mot (The


Franchise Affair), encensé dès sa sortie. « Un des
meilleurs romans policiers de tous les temps »
peut-on lire dans le New York Times. Le récit d’une
manipulation magistrale. Robert Blair, célibataire
endurci, voit son existence monotone bouleversée
dès lors qu’il consent à aider sa voisine, mêlée à une
sombre affaire de séquestration. L’inspecteur Grant
arrive en renfort pour démêler le vrai du faux face à
des faits criminels visiblement inattaquables.

Suspense à l’efficacité redoutable, doté d’un humour


caustique tout britannique, Elle n’en pense pas un mot
figure en onzième place au classement des cent
meilleurs romans policiers de tous les temps établi
en 1990 par la Crime Writers’ Association.

Autre consécration pour la reine écossaise du crime,


La Fille du temps (The Daughter of Time) publié dans
son pays un an avant sa mort, reçoit en France le
Grand Prix de Littérature Policière en 1969 (voir la
Partie des Dix).

MORIBOND, LE ROMAN DE DÉTECTION ? PAS DU


TOUT !

Alors que se développe aux États-Unis, à partir des


années 1920, un nouveau type de récit policier – radicalement
différent dans son rapport au crime et dans sa représentation
du policier ou du détective ; on l’appellera plus tard le « roman
noir américain » – le polar d’enquête, de détection, de logique,
de raisonnement, dit « roman policier à énigme », ou encore
« roman policier classique », n’a pas dit son dernier mot, loin
de là.

Pas plus en Angleterre, qu’en France, ni même en… Amérique !


On y reviendra.
Chapitre 2
Mystérieusement vôtre
DANS CE CHAPITRE :

» En France, l’énigme se découvre un rival : le suspense

» Les flèches wallonnes : S.A. Steeman et Georges Simenon

» En Amérique, l’enquête classique survit alors même que le roman


noir se développe

Roman à énigme, roman de


mystère, suspense ?
L’entre-deux-guerres correspond à une époque
bénie du roman à énigme chez plusieurs écrivains de
langue française.

Mais avec la constitution, en France, du duo Boileau-


Narcejac, dont la collaboration durera plus de
quarante ans, s’ouvre une nouvelle voie du roman
policier : le roman de suspense. Avant leur rencontre
en 1948, à l’occasion de la remise du Prix du roman
d’aventures à Thomas Narcejac, les deux auteurs
restent dans les clous du roman à énigme.

Boileau-Narcejac, un duo de
choc
Sous ce nom composé se cachent deux auteurs qui
ont écrit séparément avant de former un tandem.

1939, Pierre Boileau signe, seul, Six crimes sans


assassin, qui témoigne de l’influence d’E. A. Poe. Cela
démarre exactement comme Double Assassinat dans la
rue Morgue : des cris, des voisins qui accourent, des
issues condamnées sauf la porte par laquelle tout le
monde entre : l’assassin a tué, il n’est plus là mais il
n’a pas pu sortir. Les voisins de la rue Greuze ont vu
Mme Vigueray à sa fenêtre, entendu ses cris
perçants, ils ont distingué deux silhouettes qui se
battaient et perçu les coups de feu. On ne trouvera
dans l’appartement que les cadavres du couple
Vigueray. Quant à la bonne, Adèle, elle a été
assassinée dans sa chambre du dernier étage. Un
pastiche de Poe ? Non, il y a moins d’indices et plus
de raisonnement. L’enquêteur André Brunel
fonctionne par postulats, réfutés l’un après l’autre :
chaque fois, il apparaît qu’il faut poser le problème
autrement. Intellectuellement, la démonstration est
brillante et le lecteur, à condition d’aimer ce genre
de mystère, se laissera prendre au jeu.
Littérairement, osons dire que ce n’est pas
inoubliable.

Thomas Narcejac, de son côté, produit, avant de


rencontrer Pierre Boileau, une poignée de romans à
énigme, dont La mort est du voyage (1948), lauréat du
prix qui va sceller leur destin commun. Il est
également, et surtout, un théoricien du genre. Son
étude Le Cas Simenon est remarquable et son essai
Une machine à lire, le roman policier (Denoël Gonthier,
1975) apporte des lumières non négligeables sur
plusieurs aspects du genre. Mais permettons-nous
de ne pas être d’accord avec lui sur tous les points :
en particulier parce que, dans La Fin d’un bluff, il
reproche au roman noir américain « d’utiliser une
intrigue dépourvue de mystère et d’où l’analyse est
exclue ».

Pierre Boileau (1906-1989), natif de Pigalle, est au


départ un représentant du roman-problème à
l’anglo-saxonne. Un « maître horloger du
mystère », selon Pierre Véry. Il a créé le personnage
de l’inspecteur André Brunel, héros récurrent de cinq
romans et sorte d’héritier de Sherlock Holmes. Il
obtient, pour Le Repos de Bacchus, le Grand Prix du
roman d’aventures 1938.

Thomas Narcejac (1908-1998) pseudonyme de Pierre


Ayraud, prof de philo à Nantes, écrit lui aussi des
polars d’énigme avant sa rencontre avec Pierre
Boileau, ainsi que des essais. C’est aussi, selon
Francis Lacassin, un « orfèvre du pastiche ».

Les deux hommes se rencontrent en 1948. Ils


discutent, s’entendent à merveille, décident
d’innover : le tandem Boileau-Narcejac est né.

Première tentative : un coup de


maître !
Leur premier roman à quatre mains, Celle qui n’était
plus (Denoël, 1952) est un coup de maître, qui
deviendra grâce à Clouzot un film culte : Les
Diaboliques. Du jamais vu : le récit par le coupable –
mais l’est-il vraiment ? –, à la première personne,
d’un meurtre pas comme les autres. Fernand,
représentant de commerce, est sous la coupe de
Lucienne, sa maîtresse, médecin à forte
personnalité. Ensemble, ils complotent le meurtre de
Mireille, la docile et aimante épouse, à Nantes.
Fernand rapatrie le corps en voiture dans leur
pavillon de la banlieue parisienne, le dépose au
lavoir, revient : en quelques minutes, le cadavre a
disparu… Le lecteur est carrément mené en bateau,
de manière… machiavélique. Et puis, avait-on jamais
vu un roman policier sans policier et sans enquête ?

Celle qui n’était plus sera rebaptisé Les Diaboliques


après le succès du film, qui est magnifique. Mais le
roman tient remarquablement le coup à la relecture,
70 ans plus tard. Même si l’on ne peut s’empêcher de
penser aux interprètes du film, Simone Signoret,
Vera Clouzot et Paul Meurisse. Le décor a été
modifié, Fernand est devenu directeur d’école, les
deux femmes des profs. Mais on les oublie vite, tant,
dans le livre, les deux auteurs excellent à camper
leurs protagonistes. L’épouse Mireille offre l’image
d’une petite créature un peu falote, le pauvre
Fernand fait paradoxalement figure de victime et le
meurtre ourdi par Lucienne se révèle être un des plus
retors de l’histoire du polar. La tension est constante
et l’incompréhension du lecteur… totale de bout en
bout.

Prolifiques et novateurs
À quatre mains, ils ont écrit une soixantaine de
romans dont les deux fleurons sont Les Diaboliques et
D’entre les morts qu’Alfred Hitchcock adapte
brillamment sous le titre Vertigo (Sueurs froides). Là
encore, les duettistes appliquent leur principe
majeur, si audacieux : l’analyse psychologique des
personnages, une situation faussée dès le départ, et
pour narrateur, un coupable qui ne l’est pas
forcément… Pas de meurtre à élucider, pas de privé,
pas de journaliste ou de flic pour conduire une
enquête. Et s’il y en a un, il n’est pas le personnage
important, et de toute manière, il ne comprend rien.
Le lecteur, lui, a les nerfs en pelote : que s’est-il
passé ? Que va-t-il se passer ?

Le film, Sueurs froides, sans hésiter ! Le chignon


blond roulé sur la nuque de Kim Novak, James
Stewart complètement dépassé par la situation, le
beffroi de l’église à la fin. Images inoubliables,
structure du récit qui convient idéalement à la
perversité malicieuse d’Hitchcock. Le livre est rendu
difficile à lire par un excès de questionnement
psychologique, de spéculations, d’atermoiements.
Alors que l’idée de départ est géniale, le déroulement
de la machination impeccable et que l’on a tellement
envie de savoir… Une seule solution : sauter des
pages.

DUO D’ADOLESCENTS COUPABLES


Autant, dans Les Diaboliques (qui date pourtant de 1952), le
style n’arrête pas le lecteur parce qu’il est complètement pris
par l’intrigue, autant, dans L’Âge bête (1978), les deux lycéens
kidnappeurs de leur jolie et timide professeure de maths ne
réussissent pas à retenir l’attention du lecteur. Sans doute
parce que l’abus de l’imparfait du subjonctif freine la lecture !
Construction machiavélique, certes, mais Boileau-Narcejac
sont capables de mieux. Le style fin des années 1970 est
indigeste ; Lucien et Hervé sont peut-être trop « bons
garçons », finalement, un peu victimes de l’époque, du milieu,
de l’éducation, rebelles sans être vraiment criminels…
Toujours est-il que le récit ne fonctionne pas. Pour avoir de
vrais frissons, côtoyer le Mal à l’état pur chez deux jeunes
criminels, il est recommandé de lire plutôt Crime de Meyer
Levin (1956, rééd. Phébus, 1992). Un sommet du genre.

Encouragés par le talent de pasticheur de Narcejac,


les duettistes ont également donné une suite (cinq
volumes) aux aventures d’Arsène Lupin, écrites à la
manière de Maurice Leblanc : Le Secret d’Eunerville
(Prix Mystère de la critique 1973), Le Deuxième Visage
d’Arsène Lupin…

Pierre Véry et le roman de


mystère
Auteur de polars malgré lui
Pierre Véry (1900-1960) entretient des rapports
complexes avec le roman policier. Il souhaitait
devenir un grand romancier poétique, mais c’était
sans compter les contraintes économiques qui
l’obligèrent à penser autrement. Alléché par la
dotation importante du célèbre « Prix du roman
d’aventures » créé par Albert Pigasse, le fondateur
de la collection « Le Masque », il écrit un roman
policier « à l’anglaise » qui aura un retentissement
considérable !

Son destin est scellé à jamais : ce genre qu’il


considère mineur fera, en partie, sa renommée.

Charentais d’origine, il devient à 25 ans, journaliste


littéraire à Paris. En 1930, Le Testament de Basil
Crookes remporte le Prix du roman d’aventures et sa
carrière d’écrivain est lancée. À compter de ce jour,
Pierre Véry écrira environ une trentaine de romans
policiers qu’il dit concevoir comme « des contes de
fées pour grandes personnes ». Une dizaine d’entre
eux ont pour héros un avocat français, Prosper
Lepicq, moins doué, semble-t-il, pour résoudre les
énigmes que pour en créer. Dans cette série, réside
son roman peut-être le plus connu : Les Disparus de
Saint-Agil. Grâce au film réalisé par Christian-Jaque
en 1938, s’ouvrira une seconde carrière pour Pierre
Véry, cette fois au cinéma, en qualité de dialoguiste
et de scénariste.

Le Testament de Basil Crookes : une


merveille oubliée
Conçu comme un pastiche du detective novel à
l’anglaise, le roman débute par un meurtre somme
toute banal : un mari meurt empoisonné au cyanure
en présence de sa femme (qui s’apprête à le quitter)
et de l’amant supposé de celle-ci, Sir Roderick,
commandant d’un bateau ancré en baie de
Dumbarton, en Écosse. On entre alors de plain-pied
dans la plus pure tradition du roman à énigme,
presque en chambre close (le meurtre s’est déroulé
entre les quatre murs du bar du navire), avec un
crime « inexplicable ». Entre 10 h 10 où le poison
n’a pas encore été versé dans le verre de la victime
et 10 h 20 où le mari trépasse, que s’est-il donc
passé à bord ? Du strict point de vue de l’intrigue
policière, Le Testament de Basil Crookes (1930) est
remarquable. Le faisceau d’hypothèses est balayé à
l’envi par deux policiers perspicaces, aidés par un
détective amateur, Monsieur Tranquille. Le talent de
Pierre Véry nous emporte dans cette quête à la fois
mélancolique et méthodique, dans les brumes
inquiétantes du pays des fantômes. La grande
gagnante n’est plus tant la vérité que « la voix
terriblement froide de la Logique ». Et sans les
personnages, on aurait presque oublié qu’il fut un
temps où l’attention aux autres et la courtoisie
régissaient les rapports humains.

Même si son auteur le jugeait mineur, Le Testament


de Basil Crookes n’est peut-être pas éternel, mais il
n’est pas pour autant daté !

Inspiration classique et
détournement des canons du genre
« Mon rêve est de rénover la littérature policière en
la rendant poétique et humoristique ; d’où ma
décision d’écrire une série de romans de mystère,
une quarantaine, dans la ligne du chef-d’œuvre de
Chesterton, Le Nommé Jeudi, avec des personnages
qui ne seront plus des pantins au service d’une
énigme à résoudre, mais des êtres humains en lutte
vers leur vérité. »

Les Disparus de Saint-Agil** témoigne de la place


importante que l’enfance occupe dans son œuvre. À
l’instar du jeune Pierre Véry qui avait fondé, alors
qu’il était en pension, la société des Chiche-Capon,
dans le roman, trois élèves du collège de Saint-Agil
créent la société secrète du même nom. Les trois
« Chiche-Capon » se réunissent la nuit dans la salle
de sciences naturelles et préparent leur départ pour
l’Amérique où la fortune les attend. Ils sont prêts à
braver tous les dangers. Mais un homme mystérieux
qui sort du mur va déclencher le drame. Un à un, les
enfants disparaissent… La réalisation de ce film fut
suivie de près par le romancier qui en fut satisfait. Il
faut louer la distribution prestigieuse (entre autres,
Michel Simon et Eric von Stroheim) de ce classique
du cinéma français d’avant-guerre.

Alors, le livre ou le film ? Les deux, mon général !

« La fidélité de Pierre Véry à l’enfance ne s’explique


ni par une inquiétude sénile, ni par un
attendrissement mièvre. Ce qu’il regrette en elle,
c’est la sincérité et l’imagination, la faculté
d’embellir et de métamorphoser comme la baguette
d’une fée. Surtout le pouvoir de dissoudre la barrière
entre la réalité et le rêve, comme il a cherché à le
faire dans ses romans de mystère. » (Francis
Lacassin, revue Europe)

Stanislas André Steeman le


fantaisiste
Né à Liège, Stanislas André Steeman (1908-1970)
montre tôt des dispositions pour le dessin, et ses
contes paraissent dans la revue que dirige son
professeur de français. Devenu journaliste, il écrit
quatre romans policiers charmants avec son collègue
Sintair. Quand il se lance seul, le succès est
immédiat : Six hommes morts remporte en 1931 le Prix
du roman d’aventures. Aux Éditions du Masque, il
est le rival d’Agatha Christie. En 1946, il quitte la
Belgique pour s’installer à Menton et, fatigué des
romans à énigme, change de style ainsi que
d’éditeur. La mythique collection « Un Mystère »
des Presses de la Cité accueille Madame la Mort
en 1951. Il est l’auteur de plusieurs scénarios et ses
romans ont souvent été adaptés au cinéma. Jean
Cocteau, faisant allusion au célèbre transformiste
italien, l’appelait « le Fregoli du roman policier ».

Des débuts sous le signe de l’énigme


classique
On a un peu, voire beaucoup, oublié Steeman et,
pourtant, sa contribution au genre est inestimable.
Ses premiers romans racontent des enquêtes
traditionnelles, mais l’humour, le décor, la
personnalité des protagonistes leur confèrent un
petit air pas comme les autres, une poétique drôlerie
qui fait encore son effet aujourd’hui. Créateur de
l’ineffable M. Wens, (de son vrai nom Wenceslas
Vorobeitchik), dandy dégingandé et pince-sans-rire,
héros de plusieurs romans dont Six hommes morts, où
il enquête sur un suicide qui n’a pas trop l’air d’en
être un, mais aussi de Silas Lord, surnommé
L’Infaillible, il a le chic pour inventer des enquêtes
un rien décalées quoique d’une complexité
redoutable.

L’assassin habite au 21 (1939) demeure un classique


incontournable – malgré l’absence de M. Wens. Dans
les rues de Londres, un mystérieux assassin frappe
impitoyablement, protégé par le fog. Sept victimes en
même pas trois mois. Chaque fois, il laisse derrière
lui une carte de visite portant un simple nom
manuscrit : « Mr Smith ». Scotland Yard ne sait où
donner de la tête, jusqu’au jour où par hasard, une
piste mène la police au 21 Russel Square. À cette
adresse, une pension de famille. Le mystère
s’épaissit, et la solution est follement ingénieuse. Le
sommet du roman policier à énigme.

Une pointe d’humour en permanence rend la lecture


du Steeman des premières années à la fois
rafraîchissante et spirituelle, tout en restant
intellectuellement gratifiante. L’énigme est
solidement construite alors que l’écriture déborde de
fantaisie.

Légitime défense, adapté au cinéma en 1947 par


Henri-George Clouzot sous le titre Quai des Orfèvres,
est éternel. Noël Martin est convaincu que Belle le
trompe. La dernière excuse qu’elle invoque est celle
de trop : il sait qu’elle n’est pas allée voir sa mère
malade. Crime passionnel en vue ! Tout accuse Noël,
qui d’ailleurs s’accuse lui-même…

L’extraordinaire prestation de Louis Jouvet en


commissaire ferait pencher pour le film, dont
l’adaptation, pour brillante qu’elle soit, ne respecte
d’ailleurs pas le canevas du roman. Allons, les deux !

Changement de cap
Au début des années 1950, influencé par les milieux
de cinéma qu’il fréquente comme scénariste et
adaptateur, captant l’air du temps, Steeman amorce
un virage au noir.

Madame la Mort voit l’apparition d’un nouveau privé,


Désiré Marco, plus flamboyant que M. Wens, moins
magique, plus moderne, « branché », avec ses
voitures décapotables. L’auteur délaisse alors les
décors provinciaux de sa Belgique, frôle le réalisme
et introduit des jeunes femmes un rien fatales.

Mais, il ne peut s’empêcher de ressusciter M. Wens


dans un de ses meilleurs livres : Poker d’enfer (1955).
L’écriture de Steeman y est débridée,
particulièrement dans les dialogues. Et M. Wens
aussi : chargé de démasquer, à bord du paquebot qui
relie Southampton à New York, un bandit surnommé
« Royal Flush », M. Wens va endosser
successivement l’identité de tous les passagers
masculins des premières classes. Et guetter sa proie,
chaque soir, à la table de poker. Les quiproquos en
série font penser à la fois à Feydeau et aux Marx
Brothers, mais cela ne nuit nullement à la virtuosité
du récit.

Georges Simenon le maître


Né, comme Steeman, à Liège – « là où le fleuve
Simenon prend sa source » –, Georges Simenon
(1903-1989) reçoit une éducation stricte dans des
écoles religieuses. Il admire son père mais ne
s’entend pas avec sa mère, pieuse, névrosée et
angoissée par le spectre de la pauvreté. Vite entré en
rébellion, obsédé par l’écriture, il laisse tomber les
études à pas même 16 ans et devient reporter à La
Gazette de Liège. Il n’a pas 20 ans quand il s’installe à
Paris et commence à écrire. Ses premiers textes
paraissent dans des hebdomadaires. Ensuite, avec la
création du commissaire Maigret en 1931, il connaît
très vite le succès. Trois éditeurs, Fayard, Gallimard
et Les Presses de la Cité, se partageront sa
production d’une exceptionnelle fécondité. Il a
changé de femme et de résidence plus d’une fois,
passant des années décisives aux États-Unis.
Flamboyant et tourmenté, il a été durablement
marqué, jeune, par la disparition de son frère, puis,
plus tard, par celle de sa fille. Il est mort en Suisse
où il s’était établi en 1972.

Pierre Assouline a écrit la biographie de Simenon la


plus étoffée (750 pages), la plus empathique et la
plus subtile que l’on puisse trouver. L’auteur l’a
autorisé à plonger dans ses archives personnelles,
tout en l’avertissant : « Je vous laisse faire mais je
ne vous aiderai pas. Et je ne vous demanderai pas de
relire votre manuscrit avant publication. Ainsi, vous
serez libre, et moi aussi. » Jamais Simenon n’avait
ainsi fait confiance à un biographe. L’entreprise était
monumentale, le résultat est un monument. Où
fusionnent « Georges-l’homme et Simenon-
l’écrivain ». Où l’humain et la vulnérabilité
affleurent, où le fil d’Ariane de l’œuvre se déroule
magistralement (Simenon, Julliard, 1992). À lire
absolument, en prenant son temps…

Auteur d’une œuvre aussi féconde


(presque 200 romans et plus de 150 nouvelles) que
variée (romans populaires, romans durs, enquêtes de
Maigret et « dictées »), Georges Simenon est
considéré comme un des plus grands romanciers de
langue française, et pas seulement de romans
policiers. Mais c’est évidemment Maigret qui a fait
sa gloire.

Les romans populaires des débuts


Georges Simenon est sans doute l’écrivain le plus lu,
le plus commenté, le plus « biographé » et le plus
adapté à l’écran que la France ait connu. Pour une
simple raison : il a créé un personnage mythique, le
commissaire Jules Maigret, célèbre dans le monde
entier. Mais il ne faut pas oublier qu’il a commencé
par écrire des romans dits « populaires », publiés
par Arthème Fayard. À moins de 30 ans, il en avait
signé près de 200, sous une trentaine de
pseudonymes, le plus fréquent étant Georges Sim, et
les plus inattendus, La Déshabilleuse ou Poum et Zette.
On y trouve déjà en germe les qualités d’écriture que
nous aimons – l’acuité du regard porté sur autrui, la
compassion pour ceux qui souffrent, la sagacité, une
morale un rien désabusée – mais l’économie de
l’écriture n’est pas encore là. Dans Train de nuit
(1930), histoire d’amour et de mauvais garçons qu’il
situe à Marseille, le texte frôle le mélodrame. Dans
les « Maigret », en revanche, il n’y aura pas un
mot, pas une ligne de trop.

Les « romans romans »


Également appelés « romans durs », ce sont ceux
que Simenon préfère, ceux où, dit-il, « je peux me
permettre de dire la vérité sur mes personnages ».
Ils constituent une charnière essentielle de son
œuvre, ont soulevé l’admiration de bon nombre
d’auteurs et de critiques et plusieurs d’entre eux ont
été adaptés au cinéma. Il en a écrit 117, parmi
lesquels Les Fiançailles de M. Hire, La Maison du canal,
La Veuve Couderc, L’Aîné des Ferchaux, En cas de
malheur, Betty, et cet étouffant drame du désamour
et de la solitude qu’est Le Chat, devenu un film où
l’inoubliable tandem Jean Gabin-Simone Signoret
échange des répliques assassines signées Pascal
Jardin.
Si Maigret en est absent, la noirceur, elle, s’y
épanouit.

« Je tiens Simenon pour un grand romancier : le


plus grand, peut-être et le plus vraiment
romanesque que nous ayons eu en littérature
française aujourd’hui » (André Gide en 1939).

ROMANS DURS ET ROMANS POLICIERS

« Le label “romans durs”, apposé sur certains livres de


Georges Simenon, indique ceux où le commissaire n’apparaît
pas et dans lesquels l’auteur élargit son champ dramatique et
littéraire pour attaquer le drame au plus profond et
s’affranchir des codes d’une enquête policière par trop
contraignants… il prend la littérature à bras-le-corps, invente
des modèles stylistiques, dépeint des héros au cœur noir,
plonge dans les ombres de l’âme humaine et, plus que jamais,
affiche sa devise d’écrivain : “Comprendre mais pas juger”. »
(Éric Libiot, L’Express)

« Le roman policier à des règles ; ce sont des rampes, comme


des rampes d’escalier ; c’est-à-dire qu’il y a un mort, un
enquêteur ou plusieurs enquêteurs, un assassin et donc une
énigme. Donc vous devez suivre des règles bien déterminées ;
en plus de cela, si, au deuxième chapitre, votre lecteur trouve
que c’est un peu faiblard, il ira quand même jusqu’au bout
parce qu’il veut savoir qui a tué. J’appelle ça de la fabrication
quand même, mettons : de la semi-littérature. » (entretien
avec Bernard Pivot, novembre 1981, in Autodictionnaire)

Les romans policiers


Où commence Maigret ?
Le livre intitulé La Première Enquête de Maigret (1951)
n’introduit absolument pas Maigret pour la première
fois ! Nous l’avons déjà entrevu dans Train de nuit,
signé Christian Brulls, puis dans Pietr-le-Letton et
plusieurs autres titres.

GENÈSE DE MAIGRET

Jeune journaliste, Georges Sim avait un héros de


fiction préféré, Rouletabille, qui lui a inspiré ses
premiers récits d’aventures, parus dans des
hebdomadaires tels que « L’Aventure », « Ric et Rac »
ou « Détective ». Alors que Maigret existait déjà,
Simenon, par prudence, a conçu un autre
personnage d’enquêteur : blond, fringant et
intrépide, il s’est appelé L. 52 vite promu L. 53 (ce
sont des échelons hiérarchiques), puis G.7., et
finalement Sancette. Il était issu, tout comme
Maigret, de l’univers du roman populaire où le jeune
Sim avait fait ses débuts. Il offrait une certaine
ressemblance avec Rouletabille, mais certains disent
que l’on peut entrevoir Pierre Lazareff dans son
portrait. Entre les deux, l’Histoire a tranché : c’est
Maigret qui est devenu un héros.

À l’époque où est située l’intrigue de La Première


Enquête de Maigret, en avril 1915, la PJ s’appelle
encore la Sûreté. Maigret n’est que secrétaire au
commissariat du quartier Saint-Georges, rue La
Rochefoucauld. Un flûtiste des Concerts Lamoureux,
rentrant dans la nuit du bastingue où il jouait pour
arrondir ses fins de mois, entend des cris en
provenance d’un hôtel particulier de la rue Chaptal
où réside la famille Gendreau-Balthazar. Maigret,
alerté par un passant, est, chose rare dans sa
carrière, confronté à la lutte des classes : les
Gendreau-Balthazar, c’est le haut du panier – tout le
monde boit du café Balthazar à l’époque –, et Mlle
Lise aimerait bien épouser Bob d’Anseval : ainsi, en
plus du château, elle aurait le titre. Maigret persiste
à enquêter, sourd aux conseils de sa hiérarchie qui
l’exhorte à la discrétion. En haut lieu, on n’aime pas
les vagues.

Une nouvelle façon d’enquêter


Le commissaire Maigret n’enquête pas de la même
manière que ses prédécesseurs de fiction policière. Il
sait que les indices repérés par Sherlock Holmes
grâce à sa loupe ne suffisent pas, pas plus que la
logique pure. La nature humaine en fournit
largement autant. Car la logique n’est pas tout,
même en terre cartésienne. Chaque fois que Simenon
s’attarde sur un témoin, un suspect, un prévenu ou
un de ses proches, il illustre la technique de
Maigret : la solution ne procède pas d’une déduction
brillante mais de l’observation d’autrui, de l’aptitude
à se mettre dans la peau de l’autre et même de
l’intuition. Il est des pistes qui objectivement ne
s’imposent pas mais que le flair peut désigner.

Ainsi, quand Ginette Meurant, l’épouse adultère de


Maigret aux assises, se présente au palais de justice en
élégant tailleur noir plutôt sobre (étonnant pour une
dame de vertu incertaine), avec juste la tache de
couleur jaune paille du corsage, Maigret s’étonne. Il
sait qu’elle n’a plus beaucoup d’argent, puisque son
mari est au bord de la faillite et de surcroît incarcéré
et qu’elle ne travaille pas. Alors ? Quant au
malheureux Gaston Meurant, il ne s’est jamais remis
de la stérilité de sa femme, il aurait tant voulu avoir
des enfants. Comment l’imaginer étouffant la petite
Cécile Perrin sous un oreiller ?

La méthode Maigret implique de s’intéresser aux


gens. Et d’approfondir, de méditer, de donner le
temps au temps. La patience, voilà une des vertus
cardinales du commissaire. Il ne tabasse pas,
lorsqu’il interroge : il épie, il écoute, il laisse venir. Il
feint de s’intéresser à autre chose, en l’occurrence
un dossier à terminer, un document à signer. En
face, le témoin/suspect s’inquiète, devient fébrile,
s’impatiente. Il est mûr.

Le plus contrariant, c’est que l’enquête doit être


bouclée au plus vite. Il préférerait aller à son rythme,
c’est un lent : « On me donne quelques semaines,
sinon quelques jours pour pénétrer un nouveau
milieu, pour entendre dix, vingt, cinquante
personnes dont je ne savais rien jusque-là et pour, si
possible, faire la part du vrai et du faux. » (Maigret
aux assises)

Une présence discrète mais essentielle : Mme


Maigret
Mme Maigret, quasiment aussi mythique que Mme
Columbo (à cette différence près que nous la voyons
en chair et en os – plutôt en chair mais selon
Simenon, « elle n’est pas grosse, elle est dodue » !),
est essentielle dans le dispositif. Ce n’est pas elle qui
raconte, et à cet égard elle est différente du Dr.
Watson. Pourtant, sa présence est essentielle car elle
fait partie du chœur qui commente les actes de
Maigret. Ainsi, il n’est pas le même quand elle
s’absente : il devient plus méditatif, sa perception
des gens est affûtée, il s’ennuie et prend son temps.
Deux romans en témoignent.

L’Amie de Madame Maigret (1950). Une initiative


spontanée, voire étourdie, de cette bonne épouse,
pas très gentiment qualifiée de « grosse mémère »,
va modifier le cours de l’enquête. Dans un square
parisien, Mme Maigret s’est liée avec une jeune
femme qui lui demande un jour de garder son petit
garçon avant de disparaître. Or ce surprenant
comportement est lié à l’activité d’un relieur de
livres belge qui brûle des cadavres dans son
calorifère.

Maigret en meublé (1957). Mme Maigret est partie en


province s’occuper de sa sœur convalescente. Une
pluie fine et persistante tombe sur Paris. Janvier,
l’inspecteur favori de Maigret, a pris une balle alors
qu’il planquait rue Lhomond devant la pension de
famille de Mlle Clément, une grosse fille exubérante
et maternelle chez qui était descendu Paulus,
soupçonné d’un hold-up dans une boîte de la rue
Campagne-Première. Est-ce lui qui a tiré sur
Janvier ? Maigret, qui n’y croit pas trop, s’installe
chez Mlle Clément et hume le quartier, prend son vin
blanc matinal chez l’Auvergnat, observe la rue et la
maison d’en face. Et la patience finit par payer.

Le style Simenon ? L’humain d’abord


Plus on le lit, plus on est frappé par le regard sûr et
l’écoute attentive de l’être humain. De petites gens,
bateliers, commerçants, artisans, retraités, petits
malfrats, ordinaires et sans gloire : des mangeurs de
mironton dans de petits logements dans de petits
immeubles aux couloirs crasseux. Et si humains, si
proches, préoccupés uniquement d’assouvir leurs
« instincts de base ».

On le sent dans les dialogues, si réalistes. Par l’usage


du dialogue, Simenon permet au lecteur d’entrer de
plain-pied dans l’enquête. Les informations ne lui
sont pas rapportées, il les recueille en même temps
que Maigret. C’est une façon de pratiquer le
raccourci, d’aller droit à l’essentiel, comme dans
Maigret au Picratt’s, où le commissaire enquête sur le
meurtre d’une « artiste chorégraphique » dans un
bar de Pigalle, le Picratt’s… C’est l’archétype du
« bon Maigret » : ambiance, description de quartier,
personnages pittoresques et un meurtre en cachant
un autre.

« – Cette petite n’était pas méchante. Nous avions


peu de rapports, étant donné qu’elle rentrait au petit
matin et dormait la plus grande partie de la journée.

– Il y a longtemps qu’elle habitait la maison ?

– Deux ans. Elle occupait un logement de deux


pièces dans le bâtiment B, au fond de la cour.

– Elle recevait beaucoup ?

– Pour ainsi dire jamais.

– Des hommes ?

– S’il en est venu, je ne les ai pas vus. Sauf au


début… » (Maigret au Picratt’s, Presses de la Cité)

L’écriture est économe, sans gras, et les


descriptions, miraculeusement évocatrices, sont
bouclées en assez peu de mots, tant pour les lieux
que pour les personnages. Simenon a un coup d’œil
remarquable : en deux lignes et quelques coups de
crayon, le portrait est tracé, peu de détails, juste
ceux qui comptent, qui suffisent à dire à qui l’on a
affaire. Une impression, mais paradoxalement
précise. Certains critiques ont même parlé de
descriptions impressionnistes.

Il ne fournit que l’essentiel, ce qui va frapper


l’imagination et laisser une trace.

Une comédie humaine


Maigret opère partout, beaucoup à Paris et dans la
région parisienne, mais aussi en Province, en
Belgique, en Hollande, il pousse même jusqu’en
Amérique, invité par le FBI ! Mais ville, banlieue ou
campagne, le schéma reste le même.

Si les enquêtes chez les aristocrates ou les grands


bourgeois sont moins nombreuses (L’Affaire Saint-
Fiacre, Maigret chez le ministre, Maigret et les braves
gens) celles qui emmènent le lecteur dans les classes
moyennes et laborieuses couvrent un champ social
considérable, justifiant la boutade de Marcel Aymé :
« Un Balzac du XXe siècle, sans les longueurs. » Pour
autant, les mobiles changent peu d’une classe à
l’autre : l’amour, la jalousie, l’argent, la vengeance…

Atmosphère, atmosphère !
Simenon a souvent été qualifié d’« écrivain
atmosphérique ». Il est vrai que, pour lui, la météo a
son importance. Le lecteur sent la pluie, ou une forte
chaleur. De même, il capte les odeurs. Celle des
chaussures trempées après une journée dehors, ou
de la sueur dans un bureau mal ventilé, prédispose le
lecteur d’une manière particulière ! Simenon les
donne à sentir quand c’est nécessaire. Toutes les
perceptions d’ailleurs, les bruits aussi, les contours
et les formes, les lumières. Une palette
impressionniste dans un décor d’Utrillo.

« J’essaie de faire les phrases les plus simples avec


les mots les plus simples. J’écris avec des mots-
matière, le mot vent, le mot chaud, le mot froid. Les
mots-matière sont les équivalents des couleurs
pures… » (in Le Monde, 1965).

**Lisez tout Maigret !

LUDIK

Simenon est peut-être l’auteur le plus souvent adapté à l’écran


(télé ou cinéma) et d’innombrables acteurs se sont essayés au
rôle de Maigret. Ceux qui suivent ont-ils incarné le célèbre
commissaire à l’écran (cinéma et séries télé) ?

Répondre par OUI ou NON.

1. Bruno Cremer

2. Jean Richard
3. Michel Simon

4. Pierre Renoir

5. Charles Laughton

6. Pierre Fresnay

7. Harry Baur

8. Albert Préjean

9. Charles Vanel

10. Jean Gabin

11. Rupert Davies

12. Rowan Atkinson

Réponses en fin de chapitre.

Le canari boiteux : comment le


roman à énigme survit chez
l’Oncle Sam
Aux États-Unis aussi, les intrigues où logique et
déduction sont de mise font fureur auprès des
lecteurs, cette fois avec des écrivains américains.

L’âge d’or du roman policier


Cette période qui commence juste après la Première
Guerre mondiale est appelée l’âge d’or du roman
policier. Fait étrange : plusieurs auteurs ont marqué
cette époque par leur succès commercial, alors que
se développait en parallèle un courant radicalement
différent, dans l’écriture et dans les thèmes, la
révolution hard-boiled, prémices de ce qu’on
appellera plus tard le roman noir américain. Nous y
reviendrons au chapitre 5.

S.S. Van Dine, auteur de best-


sellers avant l’heure

LES VINGT RÈGLES QUE PERSONNE N’A SUIVIES, ET


POUR CAUSE !

En 1928, dans The American Magazine, S.S. Van Dine énonce


ses « Vingt règles pour le crime d’auteur », vingt règles pour
faire du genre un jeu purement intellectuel, une résolution de
problème, une partie de bras de fer entre le romancier et le
lecteur.

Comme quoi le roman à énigme traditionnel a été


sérieusement décoiffé par l’arrivée de Simenon et des durs à
cuire.

Comme quoi Agatha se révèle être une très mauvaise élève…


Florilège

« Règle numéro 2 : L’auteur n’a pas le droit d’employer vis-à-


vis du lecteur des “trucs” et des ruses, autres que ceux que le
coupable emploie lui-même vis-à-vis du détective.

Règle numéro 3 : Le véritable roman policier doit être exempt


de toute intrigue amoureuse. Y introduire de l’amour serait,
en effet, déranger le mécanisme du problème purement
intellectuel.

Règle numéro 11 : L’auteur ne doit jamais choisir le criminel


parmi le personnel domestique tel que valets, laquais,
croupiers, cuisiniers ou autres. […] Ce serait une solution trop
facile. Le coupable doit être quelqu’un qui en vaille la peine.

Règle numéro 12 : Il ne doit y avoir, dans un roman policier,


qu’un seul coupable, sans égard au nombre d’assassinats
commis. […] Toute l’indignation du lecteur doit pouvoir se
concentrer sur une seule âme noire.

Règle numéro 13 : Les sociétés secrètes, les mafias, les


camarillas, n’ont pas de place dans le roman policier. L’auteur
qui y touche tombe dans le domaine du roman d’aventures ou
du roman d’espionnage.

Règle numéro 16 : Il ne doit pas y avoir, dans le roman


policier, de longs passages descriptifs pas plus que d’analyses
subtiles ou de préoccupations atmosphériques. Cela ne ferait
qu’encombrer lorsqu’il s’agit d’exposer clairement un crime et
de chercher le coupable. De tels passages retardent l’action et
dispersent l’attention, détournant le lecteur du but principal
qui consiste à poser un problème, à l’analyser et à lui trouver
une solution satisfaisante. […] »

S. S. Van Dine est connu pour avoir créé un détective


snob, Philo Vance, qui serait un peu le cousin
américain de Lord Peter Wimsey, le héros de Dorothy
L. Sayers.

Dans un essai fondateur (L’Art simple d’assassiner,


1950), l’écrivain Raymond Chandler dira plus tard de
Philo Vance qu’il est « probablement le personnage
le plus niais de la littérature policière » !

Willard Huntington Wright (1888-1939), célèbre


critique d’art et journaliste, arrive un peu par hasard
dans le monde merveilleux du roman de détection.
Terrassé par la tuberculose, ce diplômé d’Harvard est
contraint de cesser toute activité, mais on lui
autorise la lecture dite « de divertissement ». Non
content de dévorer des romans policiers, il décide de
se livrer lui-même à l’exercice. La Mystérieuse affaire
Benson est publié en 1926 et reçoit un formidable
accueil. Estimant toutefois que cette littérature était
en opposition avec son statut d’homme de lettres, il
choisit le pseudonyme de S. S. Van Dine sous lequel
il écrit une douzaine de romans, dont plusieurs best-
sellers. Son second livre, L’Assassinat du canari,
atteint des ventes records pour l’époque. Toutes les
intrigues mettent en scène l’élégant détective Philo
Vance. S.S. Van Dine s’intronise lui-même théoricien
du genre et imagine vingt règles – aussi ridicules
qu’improbables – destinées à codifier l’écriture du
roman à énigme. Inutile de dire qu’il fut le premier à
les enfreindre !

Philo Vance, le détective parfait


L’Assassinat du canari (1927) est un titre pour le
moins intrigant. Ce roman commence par la
découverte du corps de Margaret Odell, danseuse de
son état. Figure « scintillante » de « la bohème
mondaine » de Broadway, la jeune femme a été
étranglée dans son appartement new-yorkais. Le
canari, c’est elle ! Ou plutôt, c’est le surnom dont l’a
affublée son public à cause du costume de satin
jaune qu’elle arborait dans un ballet.

Sans surprise, Philo Vance démasque le coupable à la


toute fin du roman. Pourtant le personnage agace. Il
est paré de toutes les vertus et possède moult talents
stupéfiants. Et, bien entendu, il est beau, intelligent
et affiche une curiosité intellectuelle insatiable. Sans
lui, son ami le policier Markham ne résoudrait pas le
quart des affaires criminelles qui lui sont confiées, à
commencer par celle-ci. De ce roman, on retiendra
une adaptation au cinéma en 1929 avec Louise
Brooks dans le rôle du canari…

Dans L’Assassinat du canari, le ton est trop


sentencieux, Philo Vance profère des déductions
abracadabrantes, quand elles ne prêtent pas
franchement à rire : « Quand on porte une chemise
en soie pour sortir, on a souvent un grand étui à
cigarettes en métal dans la poche de son gilet. »
Quant au narrateur de l’histoire – sorte de littérateur
arrogant qui étale sa culture – il est assez vite
insupportable.

À lire donc avec modération.

UN ARISTOCRATE CHEZ LES RICAINS : PAS DU GOÛT


DE TOUT LE MONDE…

Philo Vance est un aristocrate raffiné et délicat. Très cultivé, il


s’intéresse à tout : de l’histoire des religions aux langues
anciennes, en passant par la médecine et la psychologie. Il
analyse le crime comme une sorte d’œuvre d’art.

Autant dire qu’il est aux antipodes du privé coriace et taciturne


qui caractérise les romans noirs de Raymond Chandler ! Dans
pas moins de trois romans, son héros Philip Marlowe se
moque ouvertement de Philo Vance, comme dans La Dame du
lac où Marlowe usurpe ironiquement son identité…

Rex Stout : le détective en son


fauteuil…
Né dans l’Indiana, Rex Stout (1886-1975) se fait
d’abord remarquer de ses maîtres grâce à ses
capacités en mathématiques. Après son service dans
la Marine, il conçoit avec son frère un système
d’épargne scolaire fort astucieux qui lui rapporte pas
mal d’argent, ce qui lui permet de s’installer à Paris.
De retour au pays, il écrit des nouvelles, publiées
dans des pulps, ces magazines bon marché qui se
répandent en Amérique dès la fin du XIXe siècle.
En 1934, il invente le personnage extrêmement
pittoresque de Nero Wolfe, auquel il
consacrera 33 romans et presque autant de novellas
qui lui vaudront une gloire bien méritée. C’était aussi
un citoyen engagé, qui milita pour l’entrée des
États-Unis dans la guerre contre Hitler.

Malgré les vaillantes tentatives du Masque,


de 10/18 et de Rivages/Mystère, les petits bijoux
d’insolence caustique de Rex Stout n’ont jamais
connu en France le succès qu’ils méritaient.
Pourtant, il a créé l’homme aux orchidées, si
apprécié en Amérique, qui est devenu l’archétype de
l’armchair detective. Nero Wolfe, obèse et
péremptoire, règne sur un brownstone – une de ces
maisons à trois étages en grès brun typiques de New
York – rigoureusement organisé : à demeure, un
chef qui prépare ses repas, un jardinier qui prend
soin de ses chères orchidées et, pour mener
l’enquête sur le terrain, son fidèle secrétaire Archie
Goodwin qui rend compte de ses découvertes tous les
jours à 16 heures. À l’occasion, le détective free-lance
Saul Panzer donne un coup de main. Sans cesser de
fumer son cigare dans son fauteuil taillé sur mesure,
Nero Wolfe décide ou non d’accepter une mission,
puis il délègue Archie sur les lieux du crime, et
ensuite réfléchit posément aux indices qui lui sont
soumis. Puis il convoque avec autorité les personnes
concernées par l’enquête et leur expose la solution
sans avoir mis les pieds dehors et avec, il faut le
reconnaître, une certaine condescendance.

De sa production, malheureusement peu traduite,


une poignée de titres à traquer là où se trouvent
encore les perles rares : L’Homme aux orchidées – une
cocasse histoire autour de la mort d’un taureau de
concours, et la seule enquête que Nero Wolfe accepte
de mener hors de son domicile – ; Trop de clients, où
Archie – séducteur patenté – découvre une
garçonnière par laquelle trop de jolies femmes sont
passées, qu’il prend grand plaisir à interroger.
D’humeur plus grave, Les Compagnons de la peur,
récemment réédité par Le Masque, met en scène
deux anciens étudiants de Harvard, assassinés
plusieurs années après avoir fondé avec des
condisciples une ligue de soutien à l’un des leurs,
rendu invalide par leur faute.

Erle Stanley Gardner, la bonne


fortune d’un transfuge des
pulps
Bien qu’ayant commencé une carrière d’écrivain
stakhanoviste, payé au mot, dans l’écurie du réputé
magazine de pulps, Black Mask, aux côtés de figures
légendaires et néanmoins fauchées, comme Dashiell
Hammett, Erle Stanley Gardner termina sa vie de
manière beaucoup plus confortable grâce à la
création de Perry Mason. Cet avocat a été
immortalisé par l’acteur Raymond Burr dans une
série télé fleuve éponyme (271 épisodes !) qui nous a
sauvés (pour les plus âgés d’entre nous) de
dimanches pluvieux et déprimants.
Après des études de droit, Erle Stanley Gardner
(1889-1970) est embauché à 20 ans comme avocat
dans un bureau californien qui défend les droits des
minorités ethniques. Par voie de conséquence, afin
d’arrondir ses fins de mois, il écrit d’abord des
centaines de nouvelles destinées aux pulps. Après une
vingtaine d’années à défendre les plus pauvres, il
crée à partir de 1933 un personnage inédit – Perry
Mason – qui n’est ni enquêteur, ni détective. Une
sorte de double de lui-même, défenseur des faibles,
qui résout les énigmes dans une salle de tribunal,
aidé, il est vrai, par une agence de flics privés.

Erle Stanley Gardner a également écrit une autre


série que celle de Perry Mason sous le pseudonyme
de A. A. Fair.

Une méthode imparable


Perry Mason n’accepte jamais une affaire avant
d’être convaincu de l’innocence de son client. Il est
secondé dans sa difficile mission par sa secrétaire
dévouée, Della Street, et son ami Paul Drake,
détective privé, lequel enquête pour lui sur le terrain.

« Avocat du diable », Perry Mason finit toujours par


désigner le véritable coupable au terme d’une
démonstration efficace. C’est l’as du retournement
de situation.

Perry Mason et le canari boiteux


Croyez-le ou non, il y a encore du canari par ici !
Perry Mason et le canari boiteux (1937) raconte une
histoire de divorce qui tourne mal. Ruth (l’épouse)
manque se faire tuer et est persuadée que son mari a
tenté de l’assassiner. Or c’est le cadavre du mari qui
est retrouvé anormalement contusionné dans leur
appartement. Une particularité : un canari boiteux
est retrouvé sur le corps de la victime…

Avec plus de quatre-vingts romans dont tous les


titres commencent par « The Case of… » et avec un
total de 135 millions d’exemplaires vendus, Erle
Stanley Gardner a amplement séduit une Amérique
qui semble adorer le courtroom drama (roman de
prétoire).

John Dickson Carr, le


spécialiste américain du
mystère en chambre close
Le plus célèbre de ces « Anglais d’Amérique » est
sans nul doute John Dickson Carr qui malgré
l’arrivée fracassante du hard-boiled, affiche une
fidélité sans faille au roman de détection, et en
particulier, au meurtre en chambre close. Anglophile
convaincu, son cas est unique parmi les auteurs de
romans policiers, tant son obsession pour le sujet est
vivace. Il a même élaboré une véritable classification
de tous les moyens possibles pour accomplir un
crime en apparence impossible. Son roman le plus
célèbre en France reste La Chambre ardente (1937), un
classique de la littérature policière avec… une double
énigme en chambre close !

Dès 1929, pour son premier roman (It Walks by Night,


un titre nettement plus attractif que le titre français :
Le Marié perd la tête), John Dickson Carr (1906-1977)
a créé un détective français – Henri Bencolin –, sans
doute en souvenir de son année passée à Paris
lorsqu’il était étudiant.

Ce fils de politicien haut placé a également écrit sous


le pseudonyme de Carter Dickson, avec pour héros,
sir Henry Merrivale, surnommé ironiquement
« H.M. » (comme His Majesty). Selon la légende, sir
Henry Merrivale serait un avatar littéraire de
Winston Churchill. En 1949, John Dickson Carr est
élu président de la fameuse association d’auteurs de
romans policiers, la Mystery Writers of America, et
on lui décernera la même année un Edgar spécial
pour sa biographie de Conan Doyle.

En 1933, John Dickson Carr invente un nouveau


personnage, le docteur Gideon Fell, criminologue qui
résout les énigmes avec une méthode proche du tour
de passe-passe. C’est dans les romans où apparaît
Fell qu’il crée une atmosphère quasi fantastique. Ce
mélange entre énigme pure et fantastique a fait la
réputation de cet auteur qui mérite une place de
choix dans la galaxie du polar classique.

Une production impressionnante


Soixante-dix romans et une cinquantaine de
nouvelles. Pas moins ! Pendant plus de vingt ans, sa
créativité est considérable ; il écrit plus de deux
livres par an, et toujours sur des variations du
meurtre en chambre close.

Après 1950, il s’égare dans des intrigues plus faibles,


des romances historiques sans intérêt.

« Bien peu de romans policiers réussissent à me


“piéger”, mais ceux de Mr. Carr y parviennent
presque toujours ! » (Agatha Christie)

L’AGATHA CHRISTIE AMÉRICAINE


Mignon G. Eberhart (1899-1996) fait elle aussi partie de ces
fidèles d’entre les fidèles au dogme anglais dans le sillage de
John Dickson Carr.

Celle que l’on peut qualifier « d’Agatha Christie américaine »


publiera au cours de sa longue carrière une soixantaine de
romans policiers, offrant à ses personnages féminins autre
chose que le rôle de faire-valoir de l’enquêteur qui leur sont
d’ordinaire dévolus. Aujourd’hui, son œuvre a
considérablement vieilli.

Ellery Queen, les rois de


l’intrigue sophistiquée
Ellery Queen est le pseudonyme commun adopté par
deux cousins nés à Brooklyn, Frederic Dannay
(1905-1982) et Manfred B. Lee (1905-1971).
Rédacteurs publicitaires, ils participent en 1928 à un
concours organisé par le magazine McClure’s et le
gagnent : The Roman Hat Mystery est la première
enquête d’un géant dandy et étourdi à qui ils vont
donner le nom de leur pseudo : Ellery Queen. Ainsi
débuta une brillante carrière à quatre mains qui dura
plus de quarante ans et leur valut tous les honneurs.

Les detective puzzles


Dans les années 1930-1940, Ellery Queen fait preuve
d’une imagination débridée quant au lieu et à la
matière des intrigues, tout en gardant solidement le
cap sur la logique, avant tout lorsqu’il s’agit
d’élucider un meurtre. Tous les critiques de polars
ont rendu hommage à ces romans qui faisaient la
part belle à la détection, dans la droite ligne de S. S.
Van Dine.

Le Mystère égyptien (1932) est l’archétype du polar à


énigme qui obsède le lecteur. Le cadre est une
propriété de Long Island à proximité d’une île de
nudistes, Oyster Island. Des corps sont découverts,
crucifiés sur des poteaux et décapités. Ellery Queen,
en homme cultivé, s’embarque dans des explications
filandreuses sur le tau ou crux commissa, qu’on
appelle aussi « croix égyptienne ». Son ancien
professeur, Yardley, spécialiste d’histoire ancienne,
qui réside à côté de la propriété de la deuxième
victime, l’assiste dans ses cogitations, mais le
meurtrier est vraiment retors !

Substitution et usurpation d’identité, effets tiroir,


retournements de situation : tout ça est terriblement
tarabiscoté et ne peut séduire que des fanas absolus
d’intrigues policières hyper compliquées, mais le ton
et le décor sont vraiment drôles et le côté macabre
des crucifixions paraît surprenant dans ce genre
d’ouvrage. Malheureusement, contresens et
imprécisions, aggravés par un emploi hallucinant du
passé simple, ne rendent pas la lecture du Mystère
égyptien aisée : il faut s’accrocher.

Également tirée par les cheveux est la situation de


départ d’Une maison dans la nuit (1936) : un homme
réussit à mener incognito une double vie parfaite
pendant dix ans : une épouse riche à New York, une
autre plus modeste à Philadelphie, deux noms, deux
emplois fictifs. Et voilà qu’on le retrouve poignardé
dans un cabanon loqueteux à la lisière d’une petite
ville du New Jersey. Mobile : l’assurance-vie. Ellery
Queen, qui sait jauger les femmes – en l’occurrence
les deux épouses qui se crêpent le chignon –, mène
une enquête quasi divinatoire au grand dam de
l’inspecteur du cru, un malotru.

Rien n’est crédible, les personnages sont des


caricatures et l’écriture n’est plus lisible : « Des
policiers s’écartèrent pour laisser passer Ellery qui
offrait ses joues moites à la fraîcheur nocturne tout
en franchissant à longues enjambées les planches
protectrices posées sur le chemin boueux. »

Changement de cap
En 1942, les cousins lancent un magazine qui fera
date dans l’histoire du polar : l’Ellery Queen Mystery
Magazine accueille des nouvelles policières signées
des futurs maîtres du genre.

À la même époque, leur style évolue : la matière


romanesque se fait plus sociologique et
psychologique. Le résultat est moins désuet et, bien
que moins « policier », il est plus intéressant. Six
romans, dont le premier est La Ville maudite (1942),
composeront ce qu’on appelle « le cycle de
Wrightsville », situé en Nouvelle-Angleterre. Selon
le critique Jean-Pierre Deloux, c’est « le lieu
géométrique où s’exprime pleinement et librement
la thématique de l’auteur ».

Difficile de nier l’échec du film éponyme que Claude


Chabrol a tiré en 1971 de La Décade prodigieuse (1948).
Pourtant, Orson Welles, Anthony Perkins et Michel
Piccoli à l’affiche, quel teaser ! Mieux vaut lire ce
livre singulier, où l’on voit le fils d’un milliardaire,
qui connaît des périodes d’amnésie totale. Serait-il
l’auteur de la série de crimes commis lors de sa
dernière crise ? Il sollicite l’aide d’Ellery Queen, qui
est supposé le suivre et l’observer lorsqu’il
« s’absente ».
RÉPONSES DU LUDIK

1. oui (série télé).

2. oui (88 téléfilms entre 1967 et 1990).

3. oui (Brelan d’As).

4. oui (La Nuit du carrefour).

5. oui.

6. non.

7. oui.

8. oui (trois films).

9. non.

10. oui (Maigret et l’affaire Saint-Fiacre).

11. oui (51 épisodes pour la TV britannique


entre 1960 et 1963).

12. oui.
Chapitre 3
Les reines du crime et leurs
princes consorts
DANS CE CHAPITRE :

» Suprématie de nos chères Anglaises à partir des années 1970

» De rares messieurs parviennent à tenir leur rang

J usque-là incarné par la figure tutélaire d’Agatha


Christie et par sa dauphine Dorothy L. Sayers, le
roman policier britannique se modernise au tournant
des années 1970.

P. D. James, qui n’a alors qu’une cinquantaine


d’années, fait figure d’héritière triomphante,
talonnée par Ruth Rendell, tout juste sa cadette. Mais
si ces dames règnent, par évidence, deux ou trois
messieurs ne sont pas en reste.

Perfide Albion : en Angleterre,


les grandes pionnières du polar
ont trouvé leurs héritières

Les romancières en pointe


Dans les années 1970-1990, ce sont les hommes qui
auraient eu des raisons de réclamer la parité : les
romancières anglaises occupent le haut du pavé. Plus
qu’un véritable engouement, c’est une déferlante.
Les éditeurs, les journalistes et… les lecteurs n’en
ont que pour elles ! Un carré de tête se dispute les
faveurs du public.

P.D. James, la nouvelle reine du


crime
Phyllis Dorothy James (1920-2014), dite P.D. James,
symbolise, dès ses débuts, une modernisation du
genre : elle imprime sa marque sur les
années 1970 et 1980, moins par sa sophistication
(qui reste l’apanage de ses aînées) que par ses efforts
pour aller vers un plus grand réalisme. Pourtant
pétrie de rigueur victorienne et d’une morale
incarnant les vieilles valeurs de l’Angleterre, la
vénérable P.D. James séduit-elle toujours autant
aujourd’hui ?
P. D. James est née à Oxford, mais a fait sa scolarité à
Cambridge : un condensé de tradition anglaise ! Son
éducation stricte, ainsi qu’une vie marquée par les
responsabilités, expliquent une certaine exigence
dans son approche de romancière. Son mari étant
rentré invalide de la guerre, elle doit trouver du
travail pour élever leurs deux enfants et, en 1949,
elle devient administratrice de cinq cliniques
psychiatriques dépendant du ministère de la Santé.
Elle réussit ensuite le concours du Home Office
(l’équivalent de notre ministère de l’Intérieur) et
dirige le service de sciences forensiques de la Police
criminelle. Jusqu’en 1979, son activité de romancière
s’est exercée parallèlement à une carrière
professionnelle exemplaire et couverte d’honneurs.
En tant qu’auteur, elle a reçu de nombreux prix, dont
le Grand Prix de Littérature Policière en 1988 pour
son roman le plus célèbre, Un certain goût pour la
mort. Elle a siégé au conseil de la BBC, a présidé la
Société des auteurs. Anoblie par la reine en 1991, elle
a siégé à la Chambre des Lords en tant que Baroness
James of Holland Park.

Pas d’inquiétude, la bourgeoisie peut dormir


tranquille !
Pour P. D. James, le meurtre introduit le désordre
dans la société, et une enquête bien menée vise
d’abord à remédier à cette situation en rétablissant…
l’ordre ! Ses romans sont détaillés et explicites, un
peu prévisibles, et finalement assez plan-plan. Si ses
livres ont fait fureur à l’époque de leur parution, ils
peuvent, encore aujourd’hui, se révéler plaisants car
rassurants pour certains lecteurs, mais paraître
plutôt barbants à beaucoup d’autres.

Bien que son œuvre soit inégale, P. D. James a su


imposer sa marque de fabrique : crédibilité de
l’enquête policière due à sa parfaite connaissance du
milieu dans lequel se déroule l’intrigue,
rebondissements imprévisibles, sens de la mise en
scène et de subtiles analyses psychologiques sur les
relations entre les personnages.

UN CERTAIN GOÛT POUR LE CRIME ?

Derrière la froide efficacité professionnelle de l’inspecteur


principal de Scotland Yard Adam Dalgliesh, il y a un côté fleur
bleue et sensible. Héros de quatorze romans, c’est un veuf
inconsolable, qui écrit des poèmes à ses heures perdues. À la
toute fin de À visage couvert (son premier livre, en 1962), P.D.
James s’offre même le luxe d’amorcer un espoir de romance
entre Adam Dalgliesh et la charmante Deborah Riscoe.
Avec Cordelia Gray, l’héroïne pétillante de La Proie pour
l’ombre (1972), P.D. James crée un personnage de détective
privé, métier que d’aucuns considèrent inapproprié pour une
femme (le titre original de ce roman est An Unsuitable Job for a
Woman). Sans doute l’auteure ne cherchait pas délibérément à
être moderne, encore moins à imaginer un personnage
féministe, mais la pression des années 1970 est là. Cordelia
Gray est une Anglaise de son temps.

Intrigues classiques, préoccupations


d’aujourd’hui
Le Phare (2005) n’est pas sans rappeler Les Dix Petits
Nègres d’Agatha Christie, du moins pour le décor :
une île au large des Cornouailles, équipée pour
accueillir d’éminentes personnalités désirant se
reposer en toute tranquillité. Le personnel à demeure
est évidemment au-dessus de tout soupçon et les
lieux sont sécurisés. Aussi, quand Nathan Oliver,
écrivain mondialement reconnu, est retrouvé
étranglé, les soupçons porteront naturellement sur
son secrétaire, et sur sa fille, qui hérite. Quant au
traitement de l’intrigue, il est nettement moins
imaginatif que chez Dame Agatha, et l’écriture
manque de légèreté.

Meurtres en soutane (2001) présente le même cadre, à


la fois clos et en plein air : un collège de théologie
sur un promontoire battu par les vents de la côte
sud-est de l’Angleterre. Là aussi, nous avons une
communauté refermée sur elle-même. L’un de ses
membres, un étudiant, est retrouvé mort au pied de
la falaise. Ce roman pose des questions logiques
venant d’une auteure qui a longtemps administré
des fonds publics : n’est-ce pas du gaspillage que
d’entretenir à plein temps quatre prêtres résidents,
une vingtaine d’étudiants recevant un enseignement
archaïque, un factotum, une cuisinière et une lingère
dans un établissement élitiste ? Adam Dalgliesh est
en droit de penser que l’archidiacre a été retrouvé
dans la chapelle, le crâne défoncé, parce qu’il
souhaitait la fermeture du collège…

COURONNES ET LAURIERS

Si en France, aucun prix n’a un aussi grand retentissement


que ceux d’outre-Manche, les plus convoités sont néanmoins :
» le Grand Prix de Littérature Policière, fondé en 1948 par
Maurice-Bernard Endrèbe ;

» le Prix du polar européen décerné par le magazine Le


Point depuis 2003 ;

» le Prix mystère de la critique, fondé en 1972 par


Georges Rieben sous les auspices de Mystère Magazine ;
» les trophées « 813 », décernés par l’association des
« Amis de la littérature policière » ;

» le prix du Polar SNCF, depuis 2001 ;

Dans le monde anglo-saxon, on décerne chaque année en


grande pompe des prix prestigieux dont l’incidence sur les
ventes et la notoriété de l’auteur est notable.

Aux États-Unis, la Mystery Writers Association décerne


depuis 1946 ses prestigieux Edgar Allan Poe Awards, dit
« Edgars », qui récompensent plutôt du polar classique que du
roman noir. Les membres du jury sont des écrivains membres
de l’association.

Le Barry Award, créé en 1997 par la rédaction de Deadly


Pleasures Mystery Magazine, spécialisé dans la critique de
littératures policières, récompense chaque année un ouvrage
qui peut être un thriller, un polar ou un roman d’espionnage.

En Grande-Bretagne, la Crime Writers’ Association décerne


depuis 1955 des Daggers dans un esprit beaucoup plus ouvert
et innovateur. Le jury, tournant, est composé de critiques,
d’agents littéraires, d’éditeurs, de libraires. Plus d’une dizaine
de distinctions, parmi lesquelles :
» le Diamond Dagger, Dague de diamant, récompense un
auteur pour l’œuvre d’une vie ;

» le Gold Dagger, Dague d’or, récompense le meilleur


roman policier de l’année ;
» le John Creasey New Blood Dagger est attribué au
meilleur premier roman ;

» le Ian Fleming Steel Dagger, Dague d’acier, au meilleur


roman d’espionnage ;

» le International Dagger, au meilleur roman traduit (Fred


Vargas et Pierre Lemaitre ont chacun été récompensés
trois fois).

En Espagne, pendant la Semana Negra de Gijon, festival créé


sous l’impulsion de l’écrivain Paco Ignacio Taibo II, le Premio
Hammett du meilleur polar de l’année est décerné
depuis 1987.

Le prix « Clé de Verre » – Glasnyckeln en suédois – est décerné


depuis 1992 par une association scandinave d’auteurs de
romans policiers à une œuvre scandinave.

Ruth Rendell, le portrait d’une


société qui change
Née à Londres de parents enseignants, Ruth Rendell
(1930-2015) est devenue journaliste après ses études
secondaires. Elle reconnaît l’influence d’Anthony
Trollope et de Somerset Maugham à ses débuts mais
en tant qu’écrivain confirmé, elle vénérait avant tout
Georges Simenon. Ses premières nouvelles ayant été
refusées par plusieurs magazines, elle s’essaie au
roman. Son premier polar, en 1964 (publié en France
près de vingt ans plus tard sous le titre Un amour
importun), succédant à deux manuscrits qui ne
trouvaient pas preneur, a décidé de la suite. Le
Suffolk et ses villages de carte postale, où elle a
longtemps vécu, servent de cadre à plusieurs de ses
livres ; Londres, qu’elle sillonnait infatigablement à
pied, en a inspiré d’autres. Anoblie par la reine
en 1997 et devenue Baronness Rendell of Babergh,
elle a siégé, comme sa collègue et amie P.D. James, à
la chambre des Lords, mais côté travailliste. Deux
Edgars et quatre Daggers (Silver, Gold et Diamond)
en font l’un des auteurs les plus primés de l’histoire
du polar. Son œuvre, empreinte d’un féminisme
avoué, se distingue par une habileté diabolique. Elle
se présente sous trois aspects.

Wexford
Si la série des enquêtes de l’inspecteur Wexford suit
un canevas somme toute assez classique – de bons
vieux meurtres entre cottage et presbytère –,
l’auteure y témoigne cependant d’une originalité
déjà notable, qui s’épanouira dans ses polars
psychologiques. Son personnage sort du lot par
certains traits inhabituels – des manières bourrues,
un humour singulier et une remarquable culture
littéraire. Et surtout, l’esprit critique fort développé
de l’auteure donne à ses descriptions une touche
personnelle qui fait défaut à beaucoup de romans du
genre. Et jamais elle n’oublie les menus détails de
bienséance, d’accent, de formulation qui, en
Angleterre, situent définitivement votre
interlocuteur à la place qui est la sienne dans
l’échelle sociale.

À lire : Une fille dans le caveau, Reviens-moi, où


apparaît son intérêt pour la marginalité et
l’évolution des mœurs.

Les romans noirs psycho-sociologiques


Si l’on pense aux années Christie, aussi rassurantes
qu’un salon de thé de province, l’Angleterre de Ruth
Rendell est marquée par le changement. Ayant
subtilement pris le virage de l’Histoire, l’auteure
tisse des toiles à forte dominante psychologique où
évoluent des personnages troublés. Elle décrit
l’évolution de la société anglaise, avec ce fossé
grandissant entre la bourgeoisie aisée et éduquée qui
perpétue la tradition de l’Empire, et des classes
populaires pour qui tout va de moins en moins bien.
Sa technique est insidieuse, elle sème le doute,
l’inquiétude, le malaise qui vont germer dans l’esprit
du lecteur.

En témoigne plus particulièrement un de ses chefs-


d’œuvre, L’Analphabète** (1983), qui n’est
finalement qu’un drame de l’exclusion : les
Coverdale, maîtres du manoir de Lowfield Hall, sont
des gens de goût aux bonnes manières, qui font
l’admiration de leur communauté de l’East Anglia.
Une seule ombre à leur félicité : ils n’ont eu jusqu’ici
que des déboires avec leur domesticité. Quand enfin
arrive Eunice, dure à la tâche et sachant rester à sa
place – au point de ne pas parler ou presque –, ils
pensent avoir trouvé la perle rare. Mais Eunice,
femme fruste et peu développée affectivement, a un
secret, qu’elle cache en prétendant « avoir de
mauvais yeux ». Un secret qui va ravager cette
famille quasi parfaite : elle est analphabète.

Le roman frôle la perfection. Son adaptation


cinématographique – La Cérémonie, de Claude
Chabrol – est inoubliable, surtout grâce à la
prestation de Sandrine Bonnaire et d’Isabelle
Huppert, la première dans le rôle de la domestique
analphabète, la seconde dans celui de l’amie
tentatrice. Il y a pourtant des différences entre
l’intrigue du livre et le scénario, et force est de
constater qu’au jeu de l’analyse des rapports de
classes, Rendell reste la plus forte.

Barbara Vine
La parution en 1986 de A Dark-Adapted Eye
(Edgar 1987) – traduit par Vera va mourir – sous le
pseudonyme de Barbara Vine ouvre un pan de son
œuvre moins spécifiquement « polar ». Sans cesser
d’écrire des « Rendell », elle radicalise sa manière,
se permet des constructions plus élaborées,
dramatise et approfondit le suspense psychologique.
Dans Vera va mourir, on voit une jeune femme
enquêter sur sa tante, Vera Hillyard, l’une des
dernières condamnées à avoir été pendues en
Angleterre. L’Été de Trapellune (Gold Dagger 1987) et
Le Tapis du roi Salomon (Gold Dagger 1991) sont
d’autres exemples probants de ce talent parallèle.

Frances Fyfield, magistrate atypique


L’Anglaise Frances Fyfield (née en 1948), juriste, a
créé à la fin des années 1980 le personnage de Helen
West, apparu dès son premier roman, Blanc comme
veuve, et que l’on retrouvera, entre autres, dans
Sommeil de mort, Ombres chinoises (Grand Prix de
Littérature Policière, 1998). Procureure de la
Couronne, comme l’auteure, et dotée d’une logique
imparable, Helen West n’en est pas moins une
personne originale qui n’en fait qu’à sa tête. Voici ce
qu’en pense son supérieur hiérarchique : « Une
subversive de boudoir, voilà ce qu’elle était ; trop
futée, et bien trop populaire ». Elle vit « ensemble
séparément » avec l’inspecteur principal Bailey
qu’elle aime sincèrement, mais pas au point
d’abdiquer son indépendance. Motivée par la
curiosité et l’amour de son travail, elle n’agit ni par
ambition ni par cupidité.

Dans Sommeil de mort, Helen West mettra un certain


temps à soupçonner M. Pip, le pharmacien
sexuellement perturbé, véritable artiste du
chloroforme, un pauvre homme que tout le monde
plaint pour son veuvage récent… Le lecteur est
subjugué par la manière dont l’auteure répartit entre
les acteurs du drame les divers éléments qui, réunis,
permettraient de connaître la vérité. Le seul
problème, c’est qu’ils ne communiquent pas entre
eux !

Si Frances Fyfield n’était pas si bavarde – trop de


détails pratiques et ménagers sur la vie de chacun,
comme dans les pires polars suédois actuels –, elle
serait une des figures majeures d’un genre qui a
connu ses beaux jours : l’enquête traditionnelle dans
une petite ville aux portes de Londres, pas vraiment
la banlieue, pas la campagne non plus. Ses romans
peuvent toutefois, en raison de leur finesse rouée,
plaire aux lecteurs de Minette Walters.

Minette Walters, celle qui aime


choquer
Avec son amie Frances Fyfield, Minette Walters
appartient à la génération d’auteures qui prennent le
relais de leurs aînées, Ruth Rendell et P.D. James.
Alors que dans l’univers de cette dernière, pas un fil
ne dépasse, dans l’œuvre de Minette Walters, la
composante cruelle et une certaine noirceur sont
bien présentes.

Après des études de français à l’université de


Durham, Minette Walters (née en 1949) travaille
pour divers journaux. Elle écrira même des romans à
l’eau de rose pour gagner sa vie. À plus de 40 ans,
elle se lance dans le roman policier et démarre en
fanfare. Chambre froide (1992), son premier livre,
reçoit un prix prestigieux : le John Creasey New
Blood Dagger.

Des apparences trompeuses


Minette Walters se distingue par un souci
obsessionnel du détail, de la chronologie, ce qui
l’amène à construire des intrigues très élaborées,
presque classiques. Moins machiavélique que Ruth
Rendell, elle la rejoint sur la critique sociale.
Aujourd’hui, son fonds de commerce, c’est le
refoulement, les traumatismes d’enfance, les
relations vénéneuses et destructrices.

Dans son deuxième roman, Cuisine sanglante (1993),


Olive Martin est la coupable idéale. Très petite et
obèse, pas jolie, elle est accusée d’avoir débité en
morceaux sa mère et sa sœur. Rosalind croit à son
innocence et se lance dans l’enquête sous prétexte
d’écrire un livre.

L’auteure aime le monstrueux, et les apparences


trompeuses !

« Ce qui m’intéresse, c’est l’idée que des personnes


ayant vécu ensemble un certain nombre d’années,
arrivent un jour à s’entre-tuer. De tels meurtres
supposent des relations qui se sont sans cesse
dégradées, des haines prolongées et c’est cela, cette
énorme histoire, qui m’intéresse… Je plante un
crime, cet acte qui reste un immense tabou dans la
plupart des sociétés, dans un environnement
claustrophobe et j’attends de voir comment les
personnages réagissent à cette petite bombe. »
(Minette Walters)

La maturité perverse
La narratrice, joliment manipulatrice, d’Un serpent
dans l’ombre (2000) s’évertue à retrouver, vingt ans
après les faits, le meurtrier d’une malheureuse
voisine rouée de coups et laissée pour morte sur la
chaussée, dans leur banlieue londonienne
crapoteuse. Mais pourquoi revenir sur ce fait divers ?
Pour la venger ? Allons, faites confiance à Mrs.
Walters, c’est bien plus tordu que ça !

Son dernier roman paru en France (après dix ans de


silence, faut-il le noter ; dommage qu’elle n’écrive
pas plus souvent !) prouve une fois de plus que cette
auteure allie à la perfection l’analyse psychologique
subtile de ses personnages et la peinture tout en
finesse de la société. Dans la cave (2015), une
orpheline de 14 ans originaire d’Afrique a été réduite
en esclavage domestique par une famille bourgeoise,
également africaine. Mais la peur pourrait bientôt
changer de camp…

Un an avant que Minette Walters ne publie son


premier roman, est paru un livre qui créa une
controverse en Grande-Bretagne : Dirty Week-End**
(1991) d’Helen Zahavi, un « polar directement et
férocement féministe » dira l’écrivain Jean-Bernard
Pouy. Lasse de se faire importuner sexuellement,
une jeune femme se venge sur les hommes qu’elle
rencontre. Ça secoue bien, et si vous connaissez la
plage de Brighton, vous ne la verrez plus de la même
façon ! Pour la petite histoire : il s’agit du dernier
ouvrage de littérature à avoir fait, lors de sa sortie,
l’objet d’une demande d’interdiction à la Chambre
des Lords.

Quelques hommes se faufilent


dans le gynécée
Reginald Hill, l’esprit et les Lettres
Lauréat du Diamond Dagger pour l’ensemble de son
œuvre, couvert d’honneurs en Grande-Bretagne,
l’Anglais Reginald Hill (1936-2012) fut un maître
estimé de ses pairs. Trop sophistiqué, peut-être,
pour devenir un best-seller planétaire des temps
modernes ? En France, en tout cas, le succès a été
mitigé pour une simple raison : les traits d’humour,
les jeux de mots, les clins d’œil et les références
érudites qui abondent dans ses romans ont perdu les
trois-quarts de leur sel à la traduction.
Ainsi, dans Dialogue des morts (2001), la barre est
placée haut : le tueur signe chacun de ses forfaits
criminels d’une épître adressée à un cher disparu,
sur le modèle des Dialogues des morts de Lucien de
Samosate… Huit meurtres, construits comme une
charade. Un élégant jeu de l’esprit pour lecteurs
cultivés.

Ses héros sont des compères assez mal assortis de la


police du Mid-Yorkshire : le superintendant Andrew
Dalziel, cynique, grossier et d’une exceptionnelle
intelligence, et son subordonné le sergent Peter
Pascoe, joli garçon, bonnes manières et adepte du
politiquement correct. Ils mènent une enquête
classique, mais pimentée de situations burlesques,
dans la province anglaise guindée et traditionaliste
des années 1980-1990. Le Partage des os a été
récompensé par un Gold Dagger en 1990.

L’adaptation de la série Dalziel and Pascoe,


retransmise par la BBC de 1996 à 2007, a remporté
un énorme succès en Angleterre et a largement
contribué à la réputation de l’auteur. Diffusée
en 2002 sur France 3 sous le titre Inspecteurs associés,
elle n’a pas connu le succès phénoménal de
l’inspecteur Derrick. Mais là encore, la traduction ne
lui a certainement pas rendu service.
Peter Lovesey, une fantaisie toute
britannique
Autre Anglais né en 1936, le prolifique Peter Lovesey,
qui enseignait dans un collège de Londres, écrivait
pour se distraire des nouvelles sportives publiées
dans des magazines spécialisés. À l’occasion d’un
concours de romans policiers organisé par un éditeur
londonien, il a inventé un duo d’enquêteurs, le
sergent chef Cribb et le constable Tackeray. La Course
ou la vie (1970) a remporté le prix et lancé sa carrière.
Ont suivi six autres aventures du tandem, situées à
l’époque victorienne et dans des univers aussi
différents que ceux de la boxe à poings nus ou du
music-hall. Le Bourreau prend la pose a obtenu le
Silver Dagger en 1978. Peter Lovesey est aussi
l’auteur d’une trilogie très amusante qui a
particulièrement séduit le public anglais : le limier
n’est autre que le fils aîné de la reine Victoria, prince
de Galles et futur Edouard VII, surnommé Bertie…
Honni soit qui mal y pense, Le Prince et les Sept Cadavres
et Le Théâtre d’Édouard VII sont des divertissements
pleins de fantaisie.
Chapitre 4
En quête d’histoire
DANS CE CHAPITRE :

» Trois œuvres colossales entre idéologie et religion

» Le polar historique s’épanouit en couvrant différentes périodes

L eannées
polar historique prend son envol dans les
1990 et revêt bientôt diverses formes. De la
radioscopie d’une civilisation menacée par le
nazisme chez Philip Kerr à la possibilité d’une
rédemption, même ténue, chez Tim Willocks, il
passe par des phases de pur divertissement teinté de
pédagogie, tout en étant capable, au détour d’un
monastère, d’atteindre les sommets du Nom de la rose
ou du Cercle de la croix.

Ce fameux roman policier historique dont la collection


« Grands Détectives » est l’emblème (puisqu’elle
fut créée expressément pour les amateurs du genre),
rappelle que l’Histoire a toujours été une excellente
pourvoyeuse d’intrigues criminelles !
Idéologie et religion
Voyager dans le temps et dans le cœur des hommes…
Telle est l’ambition de ces œuvres colossales qui ont
en commun d’avoir été écrites par des écrivains de
qualité et conçues comme des trilogies.

La Trilogie berlinoise de Philip Kerr nous plonge dans


les affres du IIIe Reich, celle (non encore achevée) de
Tim Willocks dans les tourments géopolitiques de la
Renaissance et, enfin, celle de Ken Follett, entamée
avec Les Piliers de la Terre, nous ramène au cœur du
Moyen Âge.

La Trilogie berlinoise** de Philip


Kerr
De 1989 à 1991 parurent, sous la couverture jaune de
la collection du Masque, trois petits romans dont la
qualité fut reconnue sur le moment, mais dont
personne n’imaginait qu’ils initiaient une série
appelée à connaître ensuite une gloire planétaire.
L’auteur, Philip Kerr, né à Édimbourg, avait alors
une trentaine d’années. Il s’était pris d’intérêt pour
les aberrations du IIIe Reich lorsque, élève à
l’université de Birmingham, il étudiait le droit
allemand et la philosophie allemande.
L’Allemagne entre 1936 et 1947,
gloire et déclin d’un régime
Dès le premier titre, L’Été de cristal, situé à Berlin
en 1936, le personnage de Bernie Gunther (voir
chapitre 9), ancien flic devenu détective privé,
présente une carrure hors normes. On découvre les
Berlinois en proie aux doutes et à l’angoisse alors
que leurs rues sont « nettoyées » par les nazis afin
d’offrir une image irréprochable aux visiteurs des
Jeux olympiques. Bernie y est chargé par un puissant
industriel de retrouver les bijoux inestimables qui
ont disparu du coffre-fort lors de l’incendie de la
demeure de sa fille. L’enquête est captivante et
pittoresque – on assiste même à la mémorable
course de Jessie Owens sous les ovations de la
foule –, mais là n’est pas l’essentiel : les rouages de
la corruption et du mensonge du régime sont
décortiqués avec un réalisme glaçant.

La Pâle Figure, situé en 1938, également à Berlin,


raconte une affaire de chantage : Mme Lange, riche
éditrice, refuse de continuer à verser des sommes de
plus en plus élevées pour que les lettres
compromettantes de son fils homosexuel ne soient
pas divulguées. Dans le même temps, Arthur Nebe,
chef de la police criminelle de Berlin, convoque
Bernie Gunther, par lettre anonyme, sur les ruines
du Reichstag incendié. En fait, Nebe sert de
messager à Heydrich, patron du SD (le tout-puissant
Service de sécurité), qui souhaite voir Gunther
réintégrer la Kripo afin d’enquêter sur les meurtres
de plusieurs adolescentes. Pas question de mettre ça
sur le dos des juifs (d’ailleurs, il a sa « solution »
pour se débarrasser d’eux) : l’ordre doit régner dans
les rues ! Et l’on frémit en se demandant pour quelle
raison l’officier le plus abominable du régime
souhaite garder notre héros sous sa coupe.

Dans Un requiem allemand, qui se déroule en 1947,


Bernie Gunther quitte Berlin ravagé par les
bombardements, où « dans beaucoup de quartiers,
un plan des rues n’était guère plus utile qu’une
éponge de laveur de carreaux ». La précarité est telle
qu’il fait rémunérer ses services en sacs de charbon
et, pour acheter les infos d’un indic, doit se délester
d’un Parker en or. La brutalité des Russes se révèle
intolérable dans le Secteur Est, extrêmement
dangereux, où Bernie se rend pourtant, convoqué par
le colonel Poroshine : il s’agit d’aller à Vienne tenter
de sortir un vieux collègue de la Kripo des griffes de
la police militaire américaine. Rien ne lui sera
épargné des turpitudes et petits aménagements
entre amis de l’immédiat après-guerre…

« Voilà ce qu’était devenue Berlin sous le


gouvernement national-socialiste : une vaste
demeure hantée pleine de recoins sombres,
d’escaliers obscurs, de caves sinistres et de pièces
condamnées, avec un grenier où s’agitaient des
fantômes déchaînés qui jetaient des livres contre les
murs, cognaient aux portes, brisaient les vitres et
hululaient dans la nuit, terrorisant les occupants au
point qu’ils avaient parfois envie de tout vendre et de
partir. Pourtant, la plupart se contentaient de se
boucher les oreilles, de fermer les yeux et de faire
comme si tout allait bien. Tout apeurés, ils parlaient
peu, faisaient mine de ne pas sentir le tapis remuer
sous leurs pieds, et les rares fois où ils riaient, c’était
du petit rire nerveux qui accueille poliment les
plaisanteries du patron. » (Un requiem allemand,
traduction de Gilles Berton, éd. Le Masque).

Histoire et fiction
Sur le plan historique, La Trilogie berlinoise est
irréprochable et fascinante. On saisit tout des
rapports entre la police criminelle (la Kripo, qui n’a
pas le beau rôle), la Gestapo et la police secrète
d’État (qui a tous les pouvoirs), de la lutte
d’influence entre les lieutenants d’Hitler. On y côtoie
des personnages historiques dans des situations
quotidiennes, et à cet égard, la rencontre
Gunther/Heydrich dans La Pâle Figure est une scène
d’anthologie. On y perçoit un climat de peur et
d’expectative, palpable chez le moindre passant :
« Et qui prétendrait ne pas être national-socialiste
quand on lui colle un pistolet sur la tempe ? »
Autant d’enquêtes passionnantes qui valent surtout
par la manière dont l’auteur décrit un régime en
train de se durcir, puis de s’effondrer, une folie
collective galopante, d’abord dans la conquête puis
dans la débandade, et surtout, que ce soit avant ou
après la chute, des hommes cherchant tous les
expédients possibles pour sauver leur peau. L’autre
charme de cette trilogie est la restitution de l’esprit
berlinois, à nul autre pareil. À coup sûr un des chefs-
d’œuvre du genre.

L’ESPRIT BERLINOIS

C’est un mélange d’impertinence, d’ironie désabusée et


d’humour parfois trivial, souvent cynique. Philip Kerr a
attribué à Bernie Gunther des reparties et des images qui ont
le mérite de donner à voir une époque, une population, une
ville. Ainsi parle-t-il d’un client venu se renseigner dans une
bijouterie, où il est « aussi mal vu qu’une côtelette de porc
dans la poche d’un rabbin ». Ou son associé lui dit : « S’ils te
trouvent dans leurs pattes, Bernie, tu ne dureras pas plus
longtemps qu’une vitre de synagogue. » Quant à Heydrich, qui
l’incite avec fermeté à réintégrer la Kripo : « Vous ne pouvez
pas refuser… De toute façon, vous atterrirez à Dachau. La
seule différence est que, en travaillant pour moi, vous êtes sûr
d’en ressortir. » Mais Philip Kerr a un faible pour les Berlinois :
ils « ont les poumons malades parce que l’air est vicié et parce
qu’ils fument trop, leur sens de l’humour paraît cruel à qui ne
le comprend pas, et encore plus cruel à qui le comprend ».

La Religion** de Tim Willocks


Dans ce roman plein de bruit et de fureur, à
l’intrigue follement romanesque, il est question des
troupes de Soliman le Magnifique assiégeant les
chevaliers de l’Ordre de Malte dans l’île du même
nom. Il est aussi question d’un XVIe siècle
tumultueux, de chevaliers au service de Dieu, d’un
mercenaire au grand cœur – Mattias Tannhauser –
volant au secours d’une femme, mais capable de se
montrer impitoyable dès lors que la fin justifie les
moyens.
L’Anglais Tim Willocks, ancien médecin, a écrit six
romans depuis le début des années 1990. Mais c’est
grâce à La Religion** (2006), livre exceptionnel où
l’on peut presque entendre le fracas des épées et
sentir la chaleur du feu grégeois, qu’il se fait
connaître du grand public. On l’a surnommé
« l’Alexandre Dumas du XXIe siècle ».

Avec un titre aussi énigmatique, La Religion ne


pouvait qu’intriguer. C’est par ce terme – « La
Religion » – que les chevaliers de l’Ordre de Malte
se désignaient entre eux. Tim Willocks confirme
qu’il s’agit là de l’exacte vérité historique : « Ils
étaient très fanatiques, et leur ordre – qui existe
encore aujourd’hui, qui est reconnu par Rome et
dont les activités sont désormais caritatives – est
fascinant au regard de l’histoire de la Renaissance
car il représente la première organisation
paneuropéenne. »

Les aventures de Mattias


Tannhauser
Le deuxième opus de sa trilogie se poursuit avec Les
Douze Enfants de Paris qui se déroule sept ans plus
tard au moment du massacre de la Saint-
Barthélemy, en août 1572, dans un Paris en proie à
une violence paroxystique. C’est le retour du
bouillant, de l’intrépide, du valeureux Mattias
Tannhauser, et autant vous le dire tout de suite, il
n’est pas content. Sa femme Carla, enceinte, a été
enlevée. La face obscure de Mattias se dévoile alors,
tandis qu’autour de lui, au cœur des ténèbres d’une
nuit sauvage, la chasse aux huguenots se déchaîne…

« La supériorité d’esprit et de caractère – si tel est


notre idéal de noblesse – ne coule pas dans nos
veines, mais provient de la manière dont nous
conduisons nos vies. […] Quand les puissants se
tournent contre nous, nous devons agir comme les
puissants agissent, c’est-à-dire dans leur propre
intérêt, et sans moralité ni pitié. » (La Religion,
traduction de Benjamin Legrand, éd. Sonatine)

Ken Follett, la trilogie Les Piliers


de la Terre**
Ken Follett n’est pas seulement un auteur de romans
d’espionnage (nous y reviendrons au chapitre 7), il
est surtout connu pour avoir écrit une série
historique de grande qualité, Les Piliers de la Terre,
récompensé par un succès planétaire en ce qui
concerne le premier titre éponyme paru en 1989.
L’univers Kingsbridge
Avec un rythme impeccable et un suspense
terriblement efficace, cette saga médiévale ne
pouvait que séduire les amoureux du polar
historique. Si la ville (Kingsbridge) est imaginaire,
l’histoire, elle, est vraisemblable et palpitante ;
d’abord parce que cette fresque épique est le fruit
d’une érudition exceptionnelle, ensuite parce qu’on a
affaire à des personnages aux prises avec des
meurtres, des complots, des trahisons, sans oublier
l’amour !

Les Piliers de la Terre raconte la construction d’une


cathédrale dans l’Angleterre du XIIe siècle sur fond de
guerre civile (la couronne n’a plus d’héritier) et de
tensions entre la monarchie et l’Église. La suite, Un
monde sans fin (2007), se déroule au même endroit,
mais deux siècles plus tard, et les héros sont les
descendants des personnages des Piliers. Le dernier
opus, Une colonne de feu (2017), se situe en 1558, sous
le règne d’Élisabeth Ire.

Le premier roman de la trilogie, Les Piliers de la Terre,


a connu une destinée unique. Resté dans la liste des
best-sellers du New York Times pendant dix-huit
semaines, il se vendra au final à 26 millions
d’exemplaires. Ken Follett déclare que ce dont il est
le plus fier dans sa carrière est d’avoir écrit un livre
de 900 pages sur « un sujet aussi rébarbatif que la
construction d’une cathédrale gothique », et dont
« beaucoup pensaient qu’il serait ennuyeux », et
d’avoir réussi à en faire un grand roman populaire.

IAIN PEARS, LE CERCLE DE LA CROIX (1998)

Historien de l’art qui a également étudié la philosophie à


Oxford, érudit parlant parfaitement le français et ancien
journaliste pour Reuters, Iain Pears (né en 1955) a connu du
jour au lendemain un succès phénoménal avec ce gros
(614 pages) roman captivant qui a contribué à donner ses
lettres de noblesse au polar historique, catégorie « plus » : il
n’y a pas que l’intrigue, il y a l’écriture, les considérations sur la
médecine expérimentale de l’époque, l’évocation d’un climat
politique et religieux… Et une construction habile : Oxford
dans les années 1660. Un professeur de New College meurt
après avoir bu du cognac fortifié à l’arsenic… Sa servante
maîtresse, Sarah, fille d’un soldat de Cromwell et d’une
guérisseuse, est accusée du meurtre. Quatre personnes
donnent leur version des faits : un Vénitien qui a étudié la
médecine à Leyde, le fils d’un royaliste accusé de trahison, un
espion qui a servi Cromwell ainsi que le roi Charles II, et un
historien d’Oxford. L’un d’eux détient la vérité. Eh bien, qui a
menti ?
De Pharaon à César ou le
charme du péplum

LES MEURTRES DU PASSÉ SONT PLUS COSY

Le polar historique a connu des années 1980 à la fin des


années 1990 une vogue considérable, qui correspond
précisément à l’essor de la prestigieuse collection qui lui a
servi d’écrin : Grands Détectives, créée par Jean-Claude
Zylberstein chez 10-18. On lui doit – et ce ne sont que les
exemples les plus représentatifs – les séries si addictives de
Robert Van Gulik (le juge Ti), d’Ellis Peters (le moine Cadfael),
d’Anne Perry (William Monk)… Pourquoi un tel succès ? Parce
qu’ici le meurtre, aussi sanglant, voire atroce, est sans risque.
Appartenant au passé, il ne risque pas de renvoyer le lecteur
aux terreurs de la réalité contemporaine. Si frisson il y a, il est
artificiel, distancié. Et de surcroît, les meilleurs textes offrent
largement matière à s’instruire…

Anton Gill, incollable sur la


XVIIIe dynastie
Historien britannique né en 1948, Anton Gill a eu
« sa période égyptienne » qui nous vaut la série des
enquêtes du scribe Huy. Après quoi il s’est tourné
vers Constantinople au temps des croisés.
« Enquête » est d’ailleurs un bien grand mot :
l’histoire demeure la première des préoccupations de
l’auteur, qui conçoit des intrigues pas trop
compliquées, reposant sur des disparitions, des
luttes de pouvoir et des querelles de palais à un
moment particulièrement troublé de l’Antiquité
égyptienne. Tout ceci d’agréable manière mais sans
vraiment nous donner à sentir le souffle chaud du
vent au bord du Nil, ni nous empêcher de dormir. Le
plus intéressant de ses quatre « mystères
égyptiens » est sans doute La Cité des morts, où l’on
assiste à l’affrontement des deux corégents décidés à
succéder au jeune Toutankhamon, décédé dans ce
qu’on essaie de faire passer pour un accident de
chasse au large de Thèbes.

Steven Saylor, le champion du


thriller en toge
L’irrésistible série mettant en scène le détective
privé Gordien a pour auteur Steven Saylor (né
en 1956), un Américain diplômé en histoire de
l’université d’Austin au Texas. Dès le premier titre,
Du sang sur Rome (1991), elle évoque la vie
quotidienne à Rome sous la dictature de Sylla (80 av.
J.-C.) : rapports maîtres-esclaves, rôle des esclaves
maîtresses, la ville bruissant de tous ses commerces
et artisanats, les lupanars, les dessous de la justice.
Un jeune avocat qui fait ses débuts dans l’arène
judiciaire, Cicéron, s’adjoint les services du détective
pour l’aider dans sa défense de Sextius Roscius,
accusé à tort de parricide.

Dans L’Énigme de Catilina (1993), Cicéron est devenu


consul. Il craint l’action de Catilina, sénateur
corrompu et démagogue. À la faveur de ce volume
très dense, la gastronomie et les rites funéraires sont
abordés et, une fois de plus, les mœurs sexuelles
sont utilisées comme moteur parallèle de l’intrigue.
À partir de Rubicon, Saylor éloigne sa série de Rome,
dans les pas de Jules César et cela devient beaucoup
moins amusant.

Du rififi au Moyen Âge

Robert Van Gulik, sinologue,


diplomate, érudit
Les aventures du juge Ti ** se situent au VIIe siècle et
elles sont complètement addictives : il faut les lire
toutes ! Chacune témoigne d’une subtilité et d’une
agilité intellectuelle peu communes, se répand en
détails exquis sur la culture chinoise de l’époque : un
érotisme assez plaisamment développé, la pratique
du luth et de la calligraphie, l’existence d’un trafic
d’antiquités – jade blanc, coupelles de porcelaine et
vases de bronze étaient déjà très recherchés, mais les
racines de mandragore également. Auberges louches
et gentilles prostituées, luttes d’influence dans des
palais à l’architecture intérieure complexe, courses
de barques et autres divertissements animés
plantent le décor. Le juge Ti résout souvent des
meurtres commis par cupidité, quelques crimes
passionnels aussi, mais le plus amusant, ce sont les
personnages : épouses fourbes, médecins, riches
négociants, princesses enfermées dans leur palais,
sages ermites et une formidable lutteuse protégée
par la cour qui apparaît dans La Perle de l’empereur.
Ce cycle rend compte de l’insécurité de l’époque. Les
marchands ne se déplacent pas sans gardes du corps,
ni le juge Ti, pourtant un colosse, sans sa chère épée
baptisée Dragon-de-Pluie. C’est un adepte de
Confucius qui se méfie des adulateurs de statues
bouddhistes et réprouve les rites sanguinaires et
archaïques. Il joue volontiers aux dominos avec ses
trois épouses, et c’est justement la disparition d’un
double blanc qui le mettra sur la piste de la fameuse
perle.

Van Gulik joue du suspense avec sophistication et le


récit conserve un petit côté énigmatique en toutes
situations, même les plus triviales. On peut parler
d’une véritable esthétique.

LE JUGE TI A RÉELLEMENT EXISTÉ !

Robert Van Gulik, né en 1910, érudit néerlandais qui


pratiquait la calligraphie, parlait et écrivait le chinois et le
japonais, a mené une carrière de diplomate en Extrême-
Orient. À sa mort en 1967, il était ambassadeur au Japon.
L’idée de la série des aventures du juge Ti lui est venue après
qu’il eut traduit en anglais, par curiosité, un roman du XVIIIe

siècle découvert à la bibliothèque du Congrès de Washington,


dont l’auteur était un Chinois anonyme. On y racontait les
enquêtes du juge Ti Jen-tsie, qui fut un éminent haut
fonctionnaire sous la dynastie Tang mais aussi un détective
fort doué. Cette traduction, dont nous connaissons une partie
sous le titre Trois affaires criminelles résolues par le juge Ti, a
donné le coup d’envoi à une aventure littéraire qui s’est
terminée quinze romans (et plusieurs ouvrages scientifiques)
plus tard par la publication posthume d’Assassins et poètes.

Ellis Peters, « la Shéhérazade


anglaise »
Ellis Peters (1913-1995) commença par écrire des
romans policiers amusants et très britanniques (les
enquêtes de l’inspecteur Felse) mais c’est avec les
aventures de frère Cadfael, un moine bénédictin et
herboriste à la forte carrure, gallois et ancien croisé,
qu’elle a rencontré un succès mondial. Et la vogue
que connut, dans les années 1990, la série télé
britannique immortalisant le clairvoyant Cadfael
sous les traits de Derek Jacobi n’y a rien changé : les
romans ne s’en sont que mieux vendus.

Le caractère bon enfant des meurtres médiévaux


élucidés par le frère Cadfael se double d’une
narration enlevée et sans complication : le lecteur se
croirait dans ces récits riches en péripéties que
publiait jadis la « Bibliothèque verte ». Cela repose
sur un soupçon de romance (chaste), un juste
équilibre entre le roman d’énigme – il y a toujours
au minimum un meurtre, souvent violent – et le
roman d’aventures : cavalcades et trahisons dans Un
cadavre de trop, alors qu’Étienne de Blois et
l’impératrice Mathilde se disputent le trône
d’Angleterre. Ou dans Le Capuchon du moine (Silver
Dagger Award en 1981), l’empoisonnement d’un
riche propriétaire qui souhaitait léguer ses biens à
l’abbaye. À la vie rythmée par les heures de prière et
au jardin de simples où œuvre le bon moine
s’oppose, hors des murs, la vie quotidienne de la
petite ville de Shrewsbury en ce XIIe siècle,
pittoresque et animée. Dans La Foire de Saint-Pierre,
un marchand venu participer à la foire annuelle de la
ville, source de profits exceptionnels pour la
communauté, est assassiné alors qu’un conflit
oppose le monastère, qui prélève une taxe sur les
bénéfices, et les commerçants qui s’estiment lésés.

P.C. Doherty : le XIIIe siècle à


l’honneur
L’immense succès d’Ellis Peters et de son frère
Cadfael n’est pas étranger à l’engouement des
lecteurs pour le polar historique médiéval. Son
successeur aujourd’hui est sans nul doute P.C.
Doherty.

Paul Charles Doherty, né en 1946, est un


universitaire, spécialiste d’histoire médiévale (il a
soutenu à Oxford une thèse sur le règne d’Édouard
II). De son œuvre abondante – plus d’une centaine
de livres –, nous retiendrons ses romans policiers
basés sur des faits historiques, principalement au
Moyen Âge, et non pas ceux qui se déroulent dans
l’Égypte ancienne et la Grèce antique. Il publie sous
son propre nom, mais également sous plusieurs
pseudonymes : Paul Doherty, C.L. Grace, Paul
Harding, Michael Clynes, Ann Dukthas, Anna
Apostolou et Vanessa Alexander. En 2011, la Reine l’a
fait Officier de l’Ordre de l’Empire britannique.

Sir Hugh Corbett


L’un des enquêteurs créés par P.C. Doherty, peut-
être le plus connu, Corbett, clerc du roi Édouard Ier
(nous sommes donc au XIIIe siècle), est une sorte de
super-espion pour le compte de la Couronne, aidé
dans ses missions par son fidèle Ranulf, un ex-
condamné qu’il a sorti de la prison de Newgate. À
eux deux, ils infiltrent les rangs des conspirateurs et
élucident des meurtres mystérieux, dans un décor
quasi gothique : atmosphère lugubre d’abbayes
humides ou de châteaux interdits, ruelles sombres et
puantes de Londres à la tombée de la nuit. Seuls la
logique et le don d’observation permettent à Hugh
Corbett de dénouer les complots criminels les plus
ardus. Ainsi, dans La Complainte de l’Ange noir, le
lecteur se délectera de tombes pillées, d’un soupçon
de magie noire et de décapitations.
À noter, cette autre série (signée C. L. Grace) avec
une héroïne atypique : femme abandonnée par son
mari, Kathryn Swinbrooke est médecin apothicaire
dans l’Angleterre du XVe siècle déchirée par la guerre
des Deux-Roses. Lors de sa première enquête
(Meurtres dans le sanctuaire, 1993), Kathryn doit
résoudre de terribles assassinats par
empoisonnement…

Peter Tremayne : sœur Fidelma


Superstar !
Retour en arrière au VIIe siècle sur les terres désolées
d’Irlande en compagnie d’une chrétienne de sang
royal, sœur Fidelma de Kildare.

Fille du roi de Muman, juriste de son état, grande


connaisseuse de la culture druidique, sœur Fidelma
œuvre telle une sorte d’avocate, dans un contexte
religieux où les droits des femmes ne sont pas
encore trop mis à mal. Bien entendu, elle se
transforme en détective dès qu’un meurtre est
commis. Depuis Absolution par le meurtre (justement),
premier roman paru en 1994, Peter Tremayne –
ancien journaliste, spécialiste de l’histoire celte – a
écrit presque une trentaine de ses enquêtes.
Comploteurs perfides, assassins non moins perfides,
tremblez ! Sœur Fidelma a un don certain pour vous
démasquer.

Depuis ses débuts, la popularité de son héroïne ne


cesse de croître, et, même si rien ne nous est
épargné de la société de l’Irlande du VIIe siècle –
restituée au demeurant de manière très vivante –
l’ambition première de l’auteur reste de nous
distraire.

Non, la « Fidelmania » n’est pas le nom d’un culte


voué à un dirigeant cubain, mais bien à celui porté à
une religieuse qualifiée de « neuvième des dix
meilleures nonnes de la littérature de tous les
temps » par un éminent critique littéraire
britannique du Guardian. Aux États-Unis, les fans
sont si nombreux et si actifs qu’ils ont créé, voilà
vingt ans, une association, The International Sister
Fidelma Society, avec site parfaitement à jour
(www.sisterfildelma.com) et rassemblement annuel en
Irlande de lecteurs conquis.

Best-sellers en rafales
Au milieu de cet engouement général pour l’Histoire,
quatre polars qui n’en ont pas l’air se pressent sur
les listes de best-sellers. Ils ont marqué, voire
durablement pour certains, les lecteurs de tous
horizons.

Best-seller no 1 : Le Nom de la
rose d’Umberto Eco
Comme dans les romans d’Ellis Peters, auxquels on
ne peut pas ne pas songer en lisant Le Nom de la
rose** (1980), ce livre plonge dans les arcanes de
l’histoire du Moyen Âge et, plus précisément, dans la
vie des moines. La différence s’arrête là, même si
Umberto Eco ne cache pas son attrait pour le roman
policier classique. Son héros ne s’appelle pas
Guillaume de Baskerville pour rien ! Outre la
référence évidente à Sherlock Holmes et à sa
méthode d’enquête infaillible, il y a chez Umberto
Eco, sémiologue émérite, la volonté de rendre
hommage aux codes du polar de détection (ce
roman – le premier qu’il écrit – comporte par
exemple un plan de l’abbaye et un autre de la
bibliothèque, comme dans les meilleurs whodunit)
tout en les détournant – bien souvent avec
humour – au profit d’un quasi-thriller épatant !

Métaphysique policière
Un moine franciscain, Guillaume de Baskerville, se
rend dans un monastère bénédictin à l’écart du
monde pour y rencontrer, en secret, les frères de son
ordre. Une série de crimes survient, empêchant tout
conciliabule. Comme ces moines s’opposent à
l’opulence et au faste de l’Église, leurs ennemis les
accusent d’hérésie. L’arrivée du grand inquisiteur,
Bernard Gui, précipite alors la fuite de certains
franciscains.

Dans son enquête pour découvrir les auteurs et le


mobile de tous ces assassinats, frère Guillaume peut
compter sur son secrétaire, Adso de Melk. Ce très
jeune moine bénédictin est le narrateur de l’histoire,
et sa candeur n’est pas sans rappeler celle du cher
Watson. Au cœur de l’affaire, un manuscrit rare et
mystérieux. Nous n’en dirons pas davantage, tant les
rebondissements doivent se savourer jusqu’à la
chute…

Le roman connaît un succès phénoménal en Italie où


il obtient en 1981 le Prix Strega (l’équivalent de notre
Goncourt), et en France où il est couronné l’année
suivante par le Prix Médicis étranger. L’engouement
pour Frère Guillaume va s’incarner dans la haute
stature et le sourire aussi irrésistible qu’énigmatique
de Sean Connery, héros du film de Jean-Jacques
Annaud en 1986. Impossible de dire si le film
surpasse le livre, ou inversement. Voilà un cas rare
où les deux rencontrent un succès populaire
amplement mérité. On se souviendra longtemps de la
scène tout en poésie où Adso de Melk découvre
l’amour pour la première fois.

À voir absolument. À lire absolument.

Postérieurement à son roman, Umberto Eco a écrit


une longue note érudite intitulée Apostille au « Nom
de la rose », où il livre les secrets de fabrication de ce
chef-d’œuvre. Pourquoi l’intrigue se déroule-t-elle
au Moyen Âge ? Pourquoi en novembre de l’an
1327 et à la fin du mois ? Pourquoi une bibliothèque
conçue comme un labyrinthe ? L’extrait qui suit
illustre l’humour de son auteur : « J’ai écrit un
roman parce que l’envie m’en est venue. Je pense
que c’est une raison suffisante pour se mettre à
raconter. L’homme est un animal fabulateur par
nature. […] J’avais envie d’empoisonner un moine. »

Best-seller no 2 : Le Parfum de
Patrick Süskind.
Traduit en 48 langues, vendu à 20 millions
d’exemplaires, totalement irrésistible, Le Parfum
(1985), sous-titré Histoire d’un meurtrier, connaîtra
un succès mondial. Premier roman d’un scénariste
allemand inconnu, ce récit relate la vie d’un « génie
abominable », Jean-Baptiste Grenouille, dont le
nom pourrait prêter à sourire si cet inoubliable
personnage n’était enclin à une monstrueuse
passion.

L’empire d’un sens


Le Parfum fait partie de ces livres « culte ».
Attendez-vous à être littéralement aspiré, happé,
hypnotisé par l’histoire fascinante d’un meurtrier
hors du commun, Jean-Baptiste Grenouille, bref à
être mené par le bout du nez.

De sa naissance dans les bas-fonds de Paris livré à


une puanteur sans nom, à côté du cimetière des
Innocents, à sa mort pour le moins ironique, rien ne
nous échappe de ses tribulations, tantôt atroces,
tantôt drolatiques. Doté d’un odorat exceptionnel –
d’aucuns diraient d’un don – notre héros fera un
temps la fortune de Giuseppe Baldini (devenu grâce à
lui le plus grand parfumeur d’Europe), lequel
exploite sans vergogne les talents de son apprenti.
Le « gnome », le « sorcier » comme le surnomme
Baldini, a le pouvoir de créer la formule de parfums
d’exception ! Mégalomane, Grenouille a une
obsession : recréer l’essence de la séduction, quitte à
utiliser quelques jeunes filles pour y parvenir… Que
l’action se déroule dans la capitale ou, ensuite, dans
la région de Grasse, le tour de force du Parfum est de
reconstituer avec justesse une époque – un XVIIIe

siècle fascinant – tout en dressant un portrait tout


aussi fascinant d’un assassin au mode opératoire
assurément original…

« Des milliers et des milliers d’odeurs formaient une


bouillie invisible qui emplissait les profondes
tranchées des rues et des ruelles et qui ne s’évaporait
que rarement au-dessus des toits, et jamais au
niveau du sol. Les gens qui vivaient là ne sentaient
plus rien de particulier dans cette bouillie. […] Mais
Grenouille sentait tout comme pour la première fois.
Il ne sentait pas seulement l’ensemble de ce mélange
odorant, il le disséquait analytiquement en ses
éléments et ses particules les plus subtils et les plus
infimes. Son nez fin démêlait l’écheveau de ces
vapeurs et de ces puanteurs et en tirait un par un les
fils des odeurs fondamentales qu’on ne pouvait pas
analyser plus avant. C’était pour lui un plaisir
ineffable que de saisir ces fils, et de les filer. »
(Traduction de Bernard Lortholary, éd. Fayard)
Best-seller no 3 : Le Huit de
Katherine Neville
Après une carrière de haut vol en tant que
consultante internationale en informatique et dans
le domaine de l’énergie, l’Américaine Katherine
Neville écrit le livre de sa vie à plus de 40 ans. Un
destin atypique pour un roman atypique !

Dans ce polar historique, que nous pourrions


aisément qualifier de thriller ésotérique du fait
même de son sujet, une belle partie de ping-pong
s’engage entre deux périodes : celle qui suit la
Révolution française de 1789, avec une histoire se
déroulant d’un bout à l’autre de l’Europe, et, plus
près de nous, les années 1972-1973, entre New York
et l’Algérie. Au cœur de l’intrigue du Huit (1988), un
échiquier unique en son genre : offert à Charlemagne
par Ibn al-Arabi, gouverneur musulman de
Barcelone, il serait porteur d’une malédiction. Outre
sa grande valeur – des pièces « taillées dans de l’or
vingt-quatre carats, et incrustées de pierres
précieuses extrêmement rares » – ce jeu d’échecs
posséderait un pouvoir magique. C’est ce mystérieux
pouvoir qui suscitera toutes les convoitises…
En imbriquant Histoire, religion et complot – et bien
avant le Da Vinci Code de Dan Brown – Le Huit
provoqua à sa sortie un véritable « buzz ». Succès
largement mérité !

Une partie d’échecs grandeur nature


Au printemps 1790, des rumeurs alarmistes
parviennent jusqu’à l’abbaye de Montglane, pourtant
à l’écart du monde sur son piton rocheux. Les biens
de l’Église seraient bientôt confisqués et les
membres du clergé menacés. Avant de fermer le
couvent, l’abbesse doit préserver le « trésor » de
l’abbaye, un échiquier inestimable. Elle répartit
chacune des pièces du jeu entre plusieurs nonnes
contraintes de fuir aux quatre coins du pays pour se
mettre à l’abri.

Katherine Neville mêle à ses personnages de fiction


une foule d’hommes célèbres (Voltaire, Richelieu,
Rousseau, et bien d’autres), ce qui rend la dimension
historique encore plus captivante.

Deux siècles plus tard, la jeune New-Yorkaise


Catherine Velis est mutée en Algérie. Sollicitée par
un antiquaire de ses amis, elle se lance à son tour à
la recherche du fameux échiquier, sur fond de
disparitions mystérieuses et d’événements
inquiétants.

Pour Katherine Neville, les échecs « concentrent


tout : la tactique, la stratégie, le calcul et la
mémoire ».

Best-seller no 4 : Le Da Vinci
Code de Dan Brown
Autre thriller ésotérique : Da Vinci Code (2003), ou
comment un professeur de symbolique religieuse de
Harvard se retrouve embarqué malgré lui, en plein
Paris, dans une affaire d’assassinat qui l’incrimine
directement ; en l’occurrence, le meurtre abject d’un
conservateur du Musée du Louvre.

Davantage qu’un best-seller, nous pouvons parler ici


de véritable phénomène de société. Mais à l’instar du
sujet central du livre – la divulgation d’un secret qui
menace les fondements même du pouvoir de l’Église
catholique – les raisons d’un tel succès sont comme
les voies du Seigneur : impénétrables.

Vers les temps modernes


Jean-François Parot : du Quai
d’Orsay au Châtelet
Diplomate de carrière, Jean-François Parot (1946-
2018) n’a eu aucun mal à adapter sa plume au style
du XVIIIe siècle, période où il a choisi de situer ses
romans qui sont devenus très vite des best-sellers.
Hormis les attraits d’un décor fort bien restitué
(Paris, ses faubourgs et la cour de Louis XV, puis de
Louis XVI) leur intérêt est de décrire, documentation
sans faille à l’appui, l’essor d’une police d’État
moderne, contrôlée par le souverain et fort
indépendante de la police officielle.

L’Énigme des Blancs-Manteaux (2000) a initié la série.


Nous sommes en 1761. Le jeune Nicolas Le Floch
débarque à Paris, venu de sa Bretagne natale pour
servir M. de Sartine, lieutenant général de la police
de Louis XV. Le commissaire Lardin, qui le loge dans
le quartier des Blancs-Manteaux, a disparu. Le Floch
enquête dans les parties peu fréquentables de la
ville, de Montfaucon à la Bastille. Son talent se révèle
vite. Excellente restitution de la vie de l’époque.

Vingt ans et neuf volumes plus tard, dans L’Enquête


russe, Nicolas Le Floch, devenu commissaire au
Châtelet et marquis de Ranreuil, a un fils, Louis,
qu’il voit rarement (la guerre !). Et s’il prend
toujours ses instructions de Sartine, le roi n’est plus
le même et les problèmes dépassent le cadre du
royaume de France : l’espionnage bat son plein.

Les aventures de Nicolas Le Floch ont fait l’objet


d’une excellente adaptation pour la télévision, signée
du romancier Hugues Pagan (voir chapitre 8). La
qualité des décors, des costumes, du travail sur la
langue du XVIIIe siècle, ainsi que le talent des acteurs,
rendent cette série si plaisante à regarder que l’on
pourrait hésiter à se plonger dans les épais romans
de Jean-François Parot. En fait, tout dépend du
temps dont vous disposez…

Anne Perry, la souveraine


absolue du polar victorien
Depuis son premier roman en 1979, L’Étrangleur de
Cater Street, le nom d’Anne Perry (née en 1938 à
Londres) reste attaché à des intrigues policières
classiques se déroulant à l’époque victorienne, et le
plus souvent à Londres. Une question demeure :
pourquoi, depuis bientôt presque quatre décennies,
Anne Perry fédère-t-elle autant de lecteurs ? Sans
doute parce que c’est bien écrit, joyeux et
impertinent.

Deux séries d’importance


Deux séries principales rendent compte des
mutations de l’Angleterre figée dans ses conventions
sociales.

Charlotte et Thomas Pitt


Dès le premier livre d’Anne Perry, apparaît un
couple, Charlotte et Thomas Pitt. Thomas, policier,
qui deviendra par la suite agent des services très
secrets de la reine Victoria (la fameuse Special
Branch créée en 1883), et son épouse, une femme
d’un rang social supérieur. Aidée de sa sœur Emily,
Charlotte peut poursuivre les enquêtes de son mari
dans les cercles de la haute société où lui n’a pas ses
entrées. On le comprend, les intrigues sont le
prétexte pour souligner les antagonismes de classe
dans une Angleterre impératrice du monde. Anne
Perry, sans être un écrivain engagé, dissèque avec
une justesse de ton la réalité de la société
victorienne, à savoir, l’exploitation des classes les
plus défavorisées. Dans Le Mystère de Callander
Square (1980), des meurtres sordides ont été
commis – des nourrissons sont découverts, enterrés
dans le parc d’un quartier cossu. Et Thomas Pitt ne
croit pas une seconde à l’hypothèse simpliste d’une
femme de chambre ayant « fauté ».

William Monk
Les aventures de l’inspecteur de police amnésique,
William Monk, se situent, elles, trente ans plus tôt,
dans le Londres de 1850, mais l’hypocrisie de la
haute bourgeoisie y est tout autant mise à mal.
L’autre personnage de cette série est un avocat,
Oliver Rathbone (par la suite, il deviendra juge), et
ces romans incluent de longues scènes de tribunal,
ce qui pourrait presque faire pencher ces livres du
côté du roman judiciaire. Les mutations de Londres
sous le règne de Victoria y sont également évoquées,
par exemple, la rénovation du système des égouts
qui est – si l’on peut dire – le point d’ancrage de
Meurtres souterrains (2006).

UN AUTEUR PROLIFIQUE

Outre cette soixantaine de romans, Anne Perry a entamé au


début des années 2000 une série de plus de douze titres, dont
l’action se déroule pendant la période de Noël, ainsi qu’une
autre série racontant les aventures de la fratrie Reavley
pendant la Première Guerre mondiale.

Elizabeth Peters, archéologue


authentique
Si vous mettez la main, dans un bac d’ouvrages
soldés, sur La Malédiction des pharaons ou Le Mystère
du sarcophage, foncez ! L’Américaine Barbara Mertz
(1927-2013), qui a également écrit sous les noms
d’Elizabeth Peters et de Barbara Michaels, était une
authentique archéologue, titulaire d’un doctorat en
égyptologie de l’université de Chicago. Son double
romanesque, l’intrépide Amelia Peabody, épouse du
savant Emerson et mère du jeune Ramsès, insolent
mais clairvoyant, a conquis des millions de lecteurs
dans les années 1980. L’action de leurs aventures
cocasses et facétieuses est située lors de la grande
époque de l’égyptologie, à la fin du XIXe siècle. Et les
acteurs des meurtres exotiques dans les champs de
fouilles sont bien évidemment d’éminents
chercheurs et leurs rivaux, ou des trafiquants sans
foi ni loi.

Boris Akounine, l’érudit qui


aime l’aventure
Né en 1956, l’écrivain géorgien qui se cache derrière
le pseudonyme de Boris Akounine a étudié le
japonais avant de collaborer à des revues littéraires,
et c’est en 1998 seulement qu’il crée le personnage
d’Eraste Fandorine, jeune Moscovite au service de la
police secrète du tsar. Dix aventures, qui s’étalent
de 1876 à 1905, couvrent avec panache et humour
divers épisodes de cette période de l’histoire russe :
une jeune féministe jouant à l’espionne pendant la
guerre contre l’empire ottoman, l’assassinat du
gouverneur de Sibérie, l’enlèvement d’un prince du
sang une semaine avant le couronnement de son
cousin Nicolas II… L’écriture est vive et malicieuse,
les péripéties variées et rondement menées. On ne
s’ennuie pas une seule seconde.

Claude Izner, ou la passion de


Paris
Les temps changent ! Depuis la création du policier
Nicolas Le Floch par Jean-François Parot, le polar
historique n’est plus une spécialité exclusivement
anglo-saxonne. Pour preuve, Claude Izner – sous ce
pseudonyme se cachent deux sœurs bouquinistes sur
les quais de Seine – s’adonne à leur tour à ce genre
littéraire si apprécié.

Dans des romans qui font un tabac auprès d’un large


public, les auteurs décrivent avec justesse et finesse
Paris au tournant du XIXe siècle. Leurs livres sont très
documentés (on y croise parfois des personnages
réels comme Toulouse-Lautrec ou Verlaine), et
l’atmosphère de l’époque y est agréablement et
fidèlement reconstituée.

DEUX SÉRIES À SUCCÈS

La première aventure de Victor Legris, libraire et détective


amateur, Mystère rue des Saints-Pères (2003), est couronnée du
Prix Michel-Lebrun. À l’époque de la tour de Monsieur Eiffel et
du triomphe de l’Empire colonial français, autrement dit, lors
de l’Expo universelle de 1889, le jeune libraire mène l’enquête
sur des morts étranges dues à des piqûres d’abeilles. Après
une douzaine de livres mettant en scène Victor Legris, les
deux sœurs s’emploient désormais à une nouvelle série dont
le héros est un pianiste de jazz américain, Jeremy Nelson,
évoluant dans le Paris des Années folles. Mais Victor Legris n’a
pas totalement disparu du paysage…

Le crime ? Du grand art !


Qui l’eût cru ? L’art, ou son histoire, et l’Histoire
font très bon ménage dans le polar. La combinaison
a même produit plus d’un chef-d’œuvre. Des livres
mémorables s’emparent de la thématique.

Mécanique précise, intrigue


ludique
Le plus représentatif est Le Tableau du maître
flamand** (1990) d’Arturo Perez-Reverte.

Lorsque ce roman paraît, la rumeur se répand


comme une traînée de poudre, aussi étincelante que
celle provoquée dix ans plus tôt par Le Nom de la rose.

Le succès n’est pas davantage imputable à l’Histoire


qu’à l’art ou au mélange des deux. Une troisième
donnée rend ce livre unique en son genre :
l’intrusion d’une enquête contemporaine dans celle
qui relève du passé. Le tableau en question, peint
en 1471 par Pieter Van Huys, représente un seigneur
et un cavalier jouant aux échecs. Au second plan, une
dame en noir lit devant une fenêtre qui ouvre sur un
paysage. Julia, jeune restauratrice chargée de
rafraîchir la toile découvre, en la soumettant aux
rayons X, une intrigante inscription : « Qui a pris le
cavalier ? », qui peut aussi se lire : « Qui a tué le
cavalier ? » Julia essaie de résoudre le mystère, aidée
par trois camarades, dont un historien d’art.
Soudain, tout bascule : un joueur anonyme,
apparemment décidé à poursuivre la partie d’échecs
dans la réalité, sème la mort autour de Julia. Les
deux mystères, pourtant séparés par cinq siècles,
sont reliés d’étrange façon. Le résultat est un des
livres les plus originaux et troublants que le genre
policier ait produit.

Un expert aux manettes


Ian Pears, que sa formation prédispose à bien
connaître la question (voir page 73), est aussi
l’auteur de six polars situés dans le monde de l’art :
la série Jonathan Argyll, un marchand d’art anglais
qui enquête avec deux officiers d’une brigade
italienne – totalement imaginaire – spécialisée dans
le monde de l’art.

Au début, dans L’Affaire Raphaël (2000), Argyll est


encore étudiant, ce qui ne l’empêche pas de repérer,
derrière une toile modeste d’une église romaine, un
authentique Raphaël… Avec le deuxième roman, Le
Comité Tiziano, l’intrigue s’étoffe. Argyll est devenu
marchand d’art, et l’enquête porte sur le meurtre à
Venise d’une historienne membre d’un comité
chargé de recenser et d’évaluer les œuvres du Titien.
Suivront L’Affaire Bernini, Le Jugement dernier, Le
Mystère Giotto, L’Énigme San Giovanni, Le Secret de la
Vierge à l’Enfant… Autant de polars de facture
classique, mais cultivés et non dépourvus d’esprit.
PARTIE 2
ON A CASSÉ LE VASE VÉNITIEN
l’avènement du roman noir

DANS CETTE PARTIE...

Les grands espaces de l’Amérique de la Conquête


sont désertés au profit d’un milieu urbain qui
incarne le Mal absolu. Dans les années 1920, l’ami
américain s’appelle Dashiell Hammett.

W.R. Burnett marche sur ses traces, et ils seront


bientôt suivis par James M. Cain, William Irish, David
Goodis, Chester Himes et, last but not least (il s’est
mis à écrire sur le tard), Raymond Chandler. Tous
ces auteurs seront publiés dans la « Série Noire »
dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les durs
à cuire arrivent en ville, et ils ne sont pas contents.
La charge est sans appel : remise en cause de
l’ordre établi, dénonciation de la corruption des
milieux politiques et de la collusion des édiles avec
la mafia. Avec le roman noir américain, la ville
devient un personnage à part entière.

Mais il arrive que le noir s’éloigne de la ville et se


fasse rural. La noirceur ne faiblit pas pour autant.

Les années 1950 et la Guerre froide font les beaux


jours d’un genre majeur, le roman d’espionnage.
Chapitre 5
Polar des villes
DANS CE CHAPITRE :

» Go West : avant le roman noir américain, le roman de la Prairie

» Avec le roman noir, la ville est reine.

» Dashiell Hammett, Raymond Chandler, la hard-boiled school et ses


héritiers

Go West ! De la prairie à la jungle


des villes
Les États-Unis voient émerger un environnement de
plus en plus urbanisé à partir du milieu du XIXe

siècle. Le détective tel que l’ont conçu Edgar Allan


Poe puis Arthur Conan Doyle (voir chapitre 1) était
indissociable du développement des villes (Paris,
Londres) et pourtant cela intervient bien avant
l’éclosion du roman noir. La nouvelle donne, c’est
que, désormais, le cadre est spécifique : l’Amérique
et non plus la vieille Europe.
Les dime novels et les aventures
de Nick Carter
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la
littérature américaine est marquée par l’explosion
des dime novels, fascicules populaires vendus un dime
(dix cents). Ils racontent, par exemple, les exploits de
Buffalo Bill (1846-1917), figure emblématique de la
Conquête de l’Ouest, tour à tour éclaireur durant les
guerres contre les Indiens, chasseur et organisateur
de son show, le Buffalo Bill’s Wild West dont les
tournées popularisent, jusqu’en France, le mythe du
Far West.

Au tournant du siècle, succèdent à ces western stories


d’autres publications où le héros est un aventurier
solitaire, cette fois en milieu urbain. Le plus célèbre
est le détective Nick Carter, créé par un collectif
d’écrivains en 1884, une espèce de redresseur de
torts usant de tous les moyens pour parvenir à ses
fins, y compris de nombreux déguisements.
Indiscutablement, Nick Carter est le précurseur du
dur à cuire aux prises avec la « jungle d’asphalte ».

James Fenimore Cooper ou la


nature sublime dévastée
L’autre grande tradition qui préside à la genèse du
privé coriace et taciturne des années 1920 est celle
du roman de la Frontière, incarné par un grand
écrivain américain, James Fenimore Cooper (1789-
1851). Il est l’auteur de cinq romans qui forment le
cycle de La Légende de Bas-de-Cuir, dont deux chefs-
d’œuvre de la littérature populaire : Le Dernier des
Mohicans (1826) et La Prairie (1827). La saga relate la
vie d’un trappeur, Nathaniel Bumppo, dit « Bas-de-
Cuir », et à travers lui, la guerre d’Indépendance et
la disparition progressive des Indiens d’Amérique.

« Au-delà du formidable roman d’aventures, Le


Dernier des Mohicans (et le cycle Bas-de-Cuir dans son
ensemble) pose le problème des relations entre
humains dans le Nouveau Monde, et, dans une vision
qui précède celle de Joseph Conrad (lui-même
admirateur de Cooper), celui des rapports entre
civilisation et barbarie. » (François Guérif,
« Postface » à la nouvelle édition du roman, éd.
Gallmeister, 2017)

La destruction inéluctable de la
prairie
Selon le critique Jacques Cabau, le héros de roman
noir créé par Dashiell Hammett intègre les valeurs
morales et les qualités d’endurance physique du
pionnier américain. Il n’est plus seul face à
l’immensité de l’Ouest sauvage mais seul dans la
grande ville où les dangers sont bien plus grands.
Son essai, intitulé fort justement La Prairie perdue,
l’explique avec limpidité. Les États-Unis troquent
une mythologie (le Far West, les grands espaces, le
système de valeurs du pionnier) contre une autre
mythologie : le détective privé, la ville, les gangsters.

« Seule l’Amérique pouvait inventer ce genre de


roman, à ce moment particulier. Le roman policier
noir est l’héritier du roman d’aventures à la Cooper,
roman de fuite et de poursuite. Hammett transpose
la Prairie dans la jungle des villes. La loi du Far West
préfigure celle du milieu, et de l’Indien au gangster,
du cow-boy au détective, il n’y a que ce qui sépare
un tomahawk d’une mitraillette, un revolver à
barillet d’un 6,35 automatique. » (La Prairie perdue.
Histoire du roman américain de Jacques Cabau, Le
Seuil, 1966)

Le roman naturaliste américain


Une dynamique est enclenchée, elle se poursuit avec
des écrivains représentant le courant naturaliste
américain, « naturaliste » au sens où l’entendait
Émile Zola.

Ces auteurs n’auront de cesse de dénoncer les


injustices dont sont victimes les plus pauvres en ce
début du XXe siècle marqué par un capitalisme
sauvage. N’oublions pas que l’essor industriel attire
aux États-Unis des millions de migrants en cette
période charnière, que le capital financier a envahi
tout le pays depuis la fin de la guerre de Sécession
(1865) – participant ainsi de la reconstruction du
Sud – au détriment de la mythique Frontière. C’en
est bien fini des trappeurs et des pionniers qui
rêvaient d’établir un mode de vie idéal.

Le réalisme qui caractérise les œuvres de ces auteurs


porte les prémices de la fiction hard-boiled (dure à
cuire).

TROIS ÉCRIVAINS NATURALISTES PRÉPARENT LE


TERRAIN

Frank Norris (1870-1902) rend compte de la férocité du


système américain en tant que journaliste, puis comme
romancier avec son livre le plus célèbre : McTeague (traduit
sous le titre Les Rapaces). Mc Teague, malheureux chercheur
d’or en Californie, tente sa chance à San Francisco, mais après
une brève et médiocre ascension sociale, il est rattrapé par la
misère et le crime. Publié en 1899, le récit de cette
dégringolade violente et cruelle sera porté à l’écran en
1924 par Erich von Stroheim.

Stephen Crane (1871-1900), également reporter, poète et


écrivain, fait scandale avec Maggie, fille des rues (1893), dont
l’Amérique puritaine ne supporte pas le réalisme.

Sister Carrie (1900), le premier roman de Theodore Dreiser


(1871-1945) dépeint l’existence difficile d’une femme à
Chicago, et Une tragédie américaine (1925) oscille entre roman
policier et satire sociale, s’inspirant d’une affaire criminelle
réelle – l’assassinat d’une ouvrière, Grace Brown.

Noir, c’est noir !


Le début des années 1920 voit l’émergence d’un
nouveau type de récit avec des codes très différents
de ceux du roman à énigme. Initié par Dashiell
Hammett, le mouvement auquel adhèrent d’autres
auteurs qui écrivent comme lui s’appelle la hard-
boiled school, littéralement, l’école des durs à cuire.
On est loin des enquêtes méticuleuses d’Hercule
Poirot et de Sherlock Holmes et, pourtant, le
détective privé joue dans ce nouveau genre de roman
policier un rôle déterminant parce que moral. Avec
un style, des méthodes et des motivations
différentes.

C’est d’autant plus intéressant que 1920 est l’année


de la première apparition d’Hercule Poirot, dans La
Mystérieuse Affaire de Styles.

Révolution dans le polar : de


l’action et la langue de la rue
La première vague est formée de Carroll John Daly
(historiquement le premier à avoir imaginé un héros
hard-boiled), de Raoul Whitfield, W.R. Burnett, James
M. Cain et Horace McCoy. Raymond Chandler et bien
d’autres suivront dans les années 1930-1940. Tous
ont un point commun : avoir débuté dans les pulps.

Tout a commencé par un pulp


magazine
En avril 1920, le journaliste et patron de presse
Henry L. Mencken lance avec son complice George J.
Nathan le magazine pulp Black Mask, en contrepoint
de leur autre publication, The Smart Set, plus élitiste.
Cela n’a l’air de rien, mais les conditions du roman
noir sont posées. En 1923, ils publient sept nouvelles
de Dashiell Hammett. Ils passent assez vite la main
et, en novembre 1926, le nouveau rédacteur en chef,
Joseph T. Shaw, décide de promouvoir le style hard-
boiled. Bientôt, les meilleures plumes de l’époque
collaborent à Black Mask : Raoul Whitfield, Erle
Stanley Gardner, Horace McCoy. Le succès est
immense et, parmi les nombreux autres pulps, tels
que Dime Detective ou Sunset Magazine, qui racontent
des histoires de durs à cuire, Black Mask est le plus
célèbre.

Les pulps sont des magazines bon marché, à l’origine


destinés à un lectorat ouvrier et masculin – ainsi
appelés parce qu’ils étaient imprimés sur un papier
de médiocre qualité à base de pulpe de bois –,
héritiers des fameux dime-novels, support de la
littérature populaire américaine dès la fin du XIXe

siècle. Les héros n’en sont plus Buffalo Bill ou Nick


Carter, mais un nouveau type d’enquêteur, un
professionnel, un héros prolétarien qui pourchasse
les criminels pour gagner sa vie. Les nouvelles
privilégient l’action sur la psychologie, le style est
abrupt, la violence omniprésente, c’est l’irruption de
la littérature à l’os. La vogue des pulps a cessé dans
les années 1950.

Le roman noir démarre fort


Certains auteurs ont construit leurs romans en
utilisant les nouvelles qu’ils avaient écrites pour les
pulps, où ils paraîtront en plusieurs épisodes, comme
cela a été le cas en Europe pour les feuilletons de
Dickens ou de Maurice Leblanc. Désormais, on ne
cherchait plus à répondre à la question « Qui a
tué ? », mais « Pourquoi a-t-on tué ? ». Un genre de
récit nouveau était né.

En racontant des braquages, des enlèvements et des


affaires de chantage, en introduisant de la violence,
en créant des privés « durs à cuire » qui cognent et
qui encaissent, des gangsters qui hantent les bars et
les maisons de passe, tirent à tout va et parlent la
langue de la rue, ils ont créé un style de récit dont le
pittoresque dynamique a séduit un lectorat en mal
d’aventures, mais dans lequel l’action va de pair avec
des sentiments humains nuancés. En réalité, ces
auteurs parlaient aussi de remise en cause de l’ordre
établi en décrivant la corruption des milieux
politiques et la collusion des édiles avec les
gangsters.

Le phénomène « Série Noire » à la Libération


Le débarquement du roman noir en France date de la
fin de la Seconde Guerre mondiale, quand la « Série
Noire » endosse le rôle joué par les pulps vingt ans
plus tôt aux États-Unis.

C’est seulement dans les années 1970-1980 que les


Américains l’appelleront noir novel.

« Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes


de la “Série Noire” ne peuvent pas sans danger être
mis entre toutes les mains. L’amateur d’énigmes à la
Sherlock Holmes n’y trouvera pas souvent son
compte. L’optimiste systématique non plus. […] À
l’amateur de sensations fortes, je conseille donc
vivement la réconfortante lecture de ces ouvrages,
dût-il me traîner dans la boue après coup. En
choisissant au hasard, il tombera vraisemblablement
sur une nuit blanche. » (présentation de la collection
par Marcel Duhamel)

Marcel Duhamel, à qui l’auteur dramatique Marcel


Achard a donné envie de traduire Peter Cheyney, a
l’idée d’une nouvelle collection. Son ami Jacques
Prévert en trouve le nom : « Série Noire ». Ce ne
sont pas des Américains qui l’inaugurent mais deux
Anglais, qui exploitent le filon de la mode Made in
USA : Peter Cheyney et James Hadley Chase, auteurs
phares de l’époque.
La véritable percée américaine, déclenchée par la
vogue des films noirs, date de 1946, avec Horace
McCoy, puis Don Tracy. Suivront Dashiell Hammett,
W. R. Burnett, Raymond Chandler, David Goodis, et
un catalogue mythique.

Après les frustrations des années de guerre, le succès


de cette littérature « mauvais genre » en France est
foudroyant. On n’achète plus un polar, on achète une
« Série Noire ». Et pourtant, la collection « Un
Mystère » va très vite publier les mêmes auteurs…
Cet engouement s’explique certes par la nouveauté
du style et l’intérêt pour tout ce qui est américain,
mais il se peut aussi que la légendaire couverture
noire et jaune y soit pour quelque chose.

WHISKY, CIGARETTES ET PETITES PÉPÉES

Né en 1896, Peter Cheyney est un Londonien de l’East End, un


cockney qui a sauté avec à-propos dans le train de la mode
américaine. Après ce qu’on appelle « une belle guerre » (la
première), il commence à écrire très tôt, pour le théâtre et la
radio, puis il monte une agence de spectacles. En 1936, il a un
coup de génie avec Cet homme est dangereux roman dans
lequel il invente le personnage de Lemmy Caution, agent du
FBI qui se fait passer pour un gangster afin de mieux décimer
le milieu. Cheyney n’a jamais mis les pieds aux États-Unis,
mais il a probablement lu le chroniqueur américain Damon
Runyon et sa connaissance des bars et des personnages
louches des bas-fonds londoniens lui procure une matière
qu’il transforme avec brio. Il participe ainsi au portrait culturel
de l’Amérique dans l’imaginaire collectif d’alors : Lemmy
Caution joue des poings, n’arrête pas de boire du whisky-soda,
fréquente des tripots et des caves enfumées où l’on joue du
jazz et où la drogue circule. Cheyney contribue également à
l’élaboration d’un nouveau type de femme, belle, avec « un
magnifique châssis », enjôleuse – en réalité une coriace qui
dégaine et tire aussi vite que les hommes –. La femme fatale
est née, incarnée par la môme vert-de-gris, héroïne du roman
éponyme.

Le premier titre de Dashiell Hammett traduit en


français, Le Faucon de Malte (devenu depuis Le Faucon
maltais) a été publié en 1936. La « Série Noire »
n’existait pas encore, et c’est une collection de la
NRF, « Le Scarabée d’or » qui l’a accueilli, aux côtés
des romans nettement moins violents de Rex Stout
et d’Erle Stanley Gardner.

Les sources du roman noir (1) :


la Première Guerre mondiale,
la Prohibition (1919) et la
Dépression (1929)
L’Amérique entre en guerre en 1917. Les soldats
partis sur le front en Europe en reviendront cassés,
désabusés, traumatisés. Cette génération donnera
dans le monde des lettres la fameuse « Génération
perdue » – le terme est de l’écrivaine et poétesse
Gertrude Stein – et dans le monde des pulps, l’école
hard-boiled américaine dont Dashiell Hammett
deviendra le chef de file.

Les gangsters tiennent le haut du


pavé
Alors que l’effort de guerre commande, on ne
plaisante pas avec les conflits sociaux, dans les
mines du Montana comme ailleurs. La grève est
assimilée à un acte de haute trahison et la répression
contre les syndicats est impitoyable. Mais l’après-
guerre n’est pas beaucoup plus rose. À compter
de 1919, date officielle de sa promulgation, et ce
jusqu’en 1934, la Prohibition va générer une
économie parallèle. Durant quinze ans, le dix-
huitième Amendement interdit la fabrication, le
transport, la vente de toute boisson alcoolisée sur le
territoire des États-Unis. Pourtant, jamais les
Américains n’auront autant bu !
Le gouvernement fait un joli cadeau au crime
organisé en lui laissant indirectement les rênes du
commerce clandestin de l’alcool : c’est l’âge d’or des
bootleggers et des bars clandestins. La mafia
« capitalise » sur cette manne et accroît sa
puissance financière. Al Capone règne sur Chicago.
La société américaine se retrouve imprégnée
durablement par le gangstérisme et la corruption
politique qui en découle. La ville est le symbole de
cette corruption, qui concerne au premier chef élus,
notables et policiers.

Dashiell Hammett, le fondateur du


roman noir américain
Le réalisme entre de plain-pied dans la fiction
policière et on doit cette révolution à Dashiell
Hammett.

Samuel Dashiell Hammett (1894-1961) naît dans une


famille pauvre du Maryland. Après des études
interrompues à l’âge de 14 ans pour aider son père, il
exerce divers petits métiers. En 1915, il entre à la
Pinkerton qui le forme au métier de détective, mais
pas seulement. On lui inculque un code moral et un
code de survie qu’il traduira plus tard dans ses
nouvelles, à travers le personnage de l’agent sans
nom de la Continental. Il est mobilisé en 1918, mais
ne partira pas au front car l’épidémie mondiale de
grippe espagnole ravage son camp militaire. Terrassé
par la tuberculose, il essaie bien de retourner à la
Pinkerton, mais ne peut plus être l’homme d’action
d’autrefois. Au total, il aura été détective pendant
cinq ans. Obligé d’occuper un emploi sédentaire pour
subvenir aux besoins de sa femme et de leurs deux
filles, il se rêve en journaliste. Il sera écrivain : il
commence à écrire des nouvelles pour le plus célèbre
des pulps : Black Mask. Et invente à son insu ce qui
deviendra le roman noir américain.

Un nouvelliste hors pair


Si sa première nouvelle, La Flèche du Parthe (The
Partian Shot) paraît en 1922 dans la revue très chic
The Smart Set, c’est à Black Mask que Hammett crée
un détective d’un nouveau genre. L’agent de la
Continental est un professionnel dont on ne saura
jamais le nom et qui fait ce job pour gagner sa vie :
« My bread and butter » déclare-t-il volontiers.
Hammett ne se prive pas de dépeindre une Amérique
rongée par la corruption – entre 1922 et 1934, quand
il publie ses 70 nouvelles, c’est le règne de la
Prohibition et du crime organisé – et la ville de San
Francisco où il habite devient une composante
essentielle de son univers.

La place accordée aux scènes d’action, à la violence


outrancière, aux dialogues incisifs, l’utilisation de
l’argot, participent à ce réalisme qui détonne dans la
tradition du roman policier classique. Comme l’a
défini Raymond Chandler dans un essai mémorable :
« Hammett a sorti le crime de son vase vénitien et
l’a jeté dans le caniveau… Hammett a remis
l’assassinat entre les mains de ceux qui le
commettent pour de bonnes raisons, et non pour
procurer un cadavre à l’auteur. » (L’Art d’assassiner
ou la Moindre des choses)

La narration distanciée : une stratégie de


l’ellipse
Même si l’agent de la Continental s’exprime à la
première personne, la distanciation est totalement
objective et l’effet n’en est pas moins efficace. Le
lecteur ne perçoit que ce que verrait une caméra. On
ne connaît jamais les pensées des personnages, quels
qu’ils soient, et l’absence de psychologie va devenir
la marque de fabrique de Hammett. Cette distance
narrative sert parfaitement les intérêts du détective
(déconstruire les mensonges des criminels) tout
autant que les thématiques principales des nouvelles
et des cinq romans : la quête vaine du pouvoir et de
l’argent (Le Faucon maltais), la trahison, et son
corollaire, la duplicité (La Clé de verre, L’Introuvable).
Comme le résume le critique Jean-Pierre Deloux :
« Le regard porté par Hammett, la façon dont il lit le
monde, est plus essentiel que ce qui est montré. »

Trois romans majeurs et fondateurs


Le détective de l’agence Continental est le héros de
deux romans : Moisson rouge, premier titre de
l’histoire du roman noir et Sang maudit, dont
l’intrigue expose à sa façon la corruption des âmes
au cœur de San Francisco.

Dans Moisson rouge** (1929), l’agent de la


Continental se rend à Personville, bourgade minière
du Montana, à la demande de son client, journaliste
local. Mais ce dernier a été assassiné et rien ne va
plus. Embauchés par le patron de la mine pour briser
des grèves, les malfrats et autres ruffians contrôlent
désormais la ville. Le détective entreprend de
« nettoyer » l’endroit à sa façon, très radicale. La
vision pessimiste qui perce dans Moisson rouge est
d’une modernité sidérante. Ce roman ne raconte pas
autre chose que l’âpreté au gain et le cynisme de la
classe dirigeante en ce début de siècle.
QUI SONT LES PINKERTON ?

L’agence de détectives Pinkerton, née à Chicago en 1850,


opère sur l’ensemble du territoire américain, agissant telle
une force de police fédérale à une époque où le FBI n’a pas
encore été créé. Elle ne se charge pas uniquement de
résoudre des affaires criminelles, elle s’oriente aussi vers la
protection de biens, en particulier les usines. Sa réputation
d’utiliser parfois ses hommes comme briseurs de grèves se
précise davantage pendant et après la Première Guerre
mondiale. Des voyous, des soldats démobilisés, viennent
grossir ses rangs, et les négociations syndicales ont tendance
à se régler dans le sang, comme en 1917, dans le Montana, où
un leader syndicaliste est atrocement lynché. Hammett est
jeune, mais il observe ce qu’il y a à observer. C’est dans ce
contexte que naît sa conscience politique.

Sam Spade, dans Le Faucon maltais** (1930), est


l’archétype du détective privé hard-boiled et le plus
connu des héros créés par Hammett, grâce au film
éponyme de John Huston (1941) où il a le visage de
Humphrey Bogart. Dans ce troisième roman,
Hammett aborde le thème de la contamination.
Comment combattre le mal autrement qu’en prenant
le risque de l’affronter ? Voire, de s’y brûler. En
laissant imaginer aux quatre criminels (qui tueraient
père et mère pour mettre la main sur la statuette
sertie de pierres précieuses, le fameux faucon) qu’il
est aussi cupide qu’eux, Sam Spade, qui apparaît
dans ce seul roman et trois courtes nouvelles, se
donne les moyens de parvenir à son objectif : arrêter
l’assassin de son associé Miles Archer.

Outre La Clé de verre** (1931), il convient de citer


Sang maudit (1929) et L’Introuvable (1934). Les cinq
romans de Hammett ont été réédités dans la
collection « Quarto » (Gallimard) en 2009, dans une
nouvelle traduction intégrale.

La Clé de verre** est le roman noir par excellence.


Une ville de l’Est jamais nommée est rongée par la
corruption et la guerre des gangs. Le héros, Ned
Beaumont, n’est pas détective. C’est un joueur
invétéré comme Hammett, vaguement journaliste, et
surtout l’ami fidèle d’un des gangsters, Paul Madvig,
qui, rêvant de respectabilité, souhaite épouser la fille
du sénateur local. Le meurtre du fils du sénateur
redistribue les cartes ; commence alors un
formidable jeu de dupes. Les frères Coen, grands
admirateurs de l’univers hammettien, ne se sont
jamais privés de « piocher » dans les nouvelles et
les romans. Leur film Miller’s Crossing est la meilleure
adaptation au cinéma du roman, ne laissant de côté
aucun des rouages de l’intrigue.
Le militant infatigable : un homme d’honneur
À partir de 1947, la commission sur les activités
anti-américaines s’acharne sur les milieux
intellectuels, en particulier les auteurs, acteurs et
scénaristes soupçonnés d’être communistes.
Hammett est dans la ligne de mire. Il est président
du Civil Rights Congress de New York, une
organisation communiste destinée à aider les
militants, notamment ceux des droits civiques, cause
qu’il soutient depuis plus de vingt ans. Convoqué
devant des juges, il refuse de dénoncer ses
camarades – la délation est érigée en système durant
la chasse aux sorcières – et il en paie le prix fort. Il
est condamné à six mois de prison ferme et ses livres
sont retirés des bibliothèques.

« Si Hammett a été le meilleur des meilleurs, c’est


peut-être aussi qu’il a l’air de penser (quoique
membre du PC) qu’il n’y a aucun bon côté dans le
monde, sauf dans le cœur de l’homme et de la
femme qui disent non et qui boivent un coup parce
que, tout de même, c’est dur. » (Jean-Patrick
Manchette dans Charlie mensuel, février 1978)

Le mythe et les repreneurs


Joe Gores (1931-2011) vouait un véritable culte à
Dashiell Hammett, au point de lui consacrer deux
romans. Comme lui, il fut un temps détective et,
incroyable mais vrai, il est mort jour pour jour
cinquante ans après son idole… Son roman de 1975,
intitulé Hammett – où il imagine l’écrivain forcé de
reprendre du service – sera adapté en 1982 sous le
titre éponyme par le cinéaste Wim Wenders. L’acteur
Frederic Forrest dans le rôle-titre ressemble à s’y
méprendre à l’auteur. Joe Gores récidive en 2009 en
écrivant Spade & Archer, un prequel au Faucon maltais,
autrement dit, une histoire qui précède la fameuse
histoire.

Dans le même registre, Le Dossier Hammett (2013)


d’Owen Fitzstephen revisite des pans entiers de la
vie de Dashiell Hammett par le biais d’une intrigue
virtuose. Si le lecteur est entraîné dans une
redécouverte du Faucon maltais, à la fois le livre et le
film, ce télescopage audacieux entre fiction et réalité
tourne autour de la valeur réelle de la statuette du
Faucon, et surtout de la panne d’inspiration que
connut l’auteur à 40 ans, alors au sommet de sa
gloire. Un mystère, celui-là, jamais résolu…

W. R. Burnett crée le roman de


gangsters
William Riley Burnett (1899-1982), né à Springfield,
a fait des études de journalisme à l’université de
l’Ohio. Embauché comme statisticien par les services
de cet État, il s’ennuie vite et débarque en 1928 à
Chicago, « où les coups de feu claquent, où les
cadavres jonchent les trottoirs », comme il l’a confié
à Jean-Pierre Deloux (revue Polar, no 15). Là, il
fréquente des journalistes, mais aussi des truands
qui lui expliquent comment fonctionnent les
territoires respectifs des Italiens et des Irlandais. Ils
lui offrent ainsi la matière de la quinzaine de romans
et de la poignée de nouvelles qui, avec ses scénarios,
feront sa célébrité.

La pègre et la corruption dans la ville


Il règne un climat d’urgence nerveuse dans les
romans de Burnett, et l’on y trouve toujours une
femme, voire deux, pour venir perturber la
trajectoire des malfrats. Mais pas de mauvais coups
du destin, juste des hommes qui font le choix d’un
modèle économique risqué, et le payent cash. Au fil
de son œuvre, le lecteur suit l’évolution du gangster
de fiction : ascension, accession grâce à l’argent au
pouvoir et à une quasi-respectabilité, puis déclin et
chute, le personnage étant passé de mode au profit
du héros de guerre.

« Parce que je ne pouvais pas oublier votre visage. Je


suis entré un soir par hasard au Blue Evening, boire
un verre. Vous chantiez. Je me suis assis, juste
devant vous, et je vous ai écoutée… Quand je suis
rentré chez moi, je n’ai pas pu dormir. » (W. R.
Burnett, Romelle, Rivages/Noir, trad. Isabelle
Reinharez)

Little Caesar (1929), son premier roman, a pour décor


Chicago du temps où Al Capone dominait la ville.
Rico, obscur membre d’un gang italien, en devient le
chef, haï de tous, à l’issue d’un hold-up où il a tué
un policier. Incapable de détrôner le « Big Boy »
(inspiré par Al Capone), il tombera de haut. Publié
d’abord en feuilleton, le livre connaît un succès
immédiat. L’écriture sèche et précise de Burnett
lance la mode des romans de gangsters.

Lui fera écho, cinquante ans plus tard, Goodbye


Chicago, situé à la veille du krach de 1930, qui remet
en scène Al Capone, les rackets, les bordels
clandestins et autres activités lucratives du milieu.
Quand l’ex-femme d’un flic est assassinée, la pègre
est empêchée de prospérer tranquillement, car cette
fois-ci, la police ne peut pas fermer les yeux.
Entre les deux, Burnett aura écrit une vingtaine de
romans noirs qui ont marqué le genre, dont la
trilogie de la ville, une trentaine de nouvelles et près
de quarante scénarios.

Le plus beau est sans doute le crépusculaire High


Sierra** (1941), où Roy Earle le solitaire,
professionnel du crime sur le retour ayant perdu
tous ses appuis et ses contacts, risque un dernier
coup pour régler sa dette vis-à-vis du caïd qui l’a
fait sortir de prison. Un chien qui porte la poisse et
une ravissante jeune fille blonde affligée d’un pied
bot seront les instruments du Destin. Roy Earle,
héritier déchu des années 1930, est également le
premier héros tragique des années 1940.

Les deux, sans hésiter. Parce qu’ils sont liés par un


même style et une énergie commune.

L’adaptation de Little Caesar (1929) par Mervyn


LeRoy est un triomphe et, selon François Guérif,
« elle codifie en quelque sorte le film de
gangster » : ascension et chute. Celle de Quand la
ville dort (The Asphalt Jungle, 1950) par John Huston
est un classique inoubliable, ce qui n’a pas empêché
trois remakes… Quant à La Grande Évasion (High
Sierra, 1941) de Raoul Walsh, c’est le film qui a
vraiment lancé Bogart, lequel n’était pas encore une
vedette à l’époque.

Burnett scénariste à succès


Le roman et le film de gangsters symbolisent la
puissance de la corruption. Le roman noir et le film
noir sont quasiment des frères jumeaux.

W.R. Burnett doit aussi sa réussite à son talent de


scénariste. Qu’il s’agisse d’adapter ses propres
romans – comme High Sierra, classique éternel dont
il a coécrit le scénario avec John Huston – ou ceux
des autres : Tueur à gages, film de Frank Tuttle
(1942), adapté du roman éponyme de Graham
Greene. Il a été co-scénariste avec William Faulkner
d’Intrigues en Orient (Background to Danger, 1943) film
de Raoul Walsh d’après le roman d’Eric Ambler,
intitulé Au loin le danger. On lui doit également les
dialogues originaux de Scarface de Hawks (1932)

James M. Cain, un journaliste chez


les durs à cuire
Le nom de James M. Cain reste associé à un titre
emblématique du roman noir – Le facteur sonne
toujours deux fois – que le cinéma a amplement
contribué à faire connaître. Mais la notoriété de ce
livre ne saurait occulter une œuvre bien plus vaste.
Après une première nouvelle (Pastorale) parue
en 1928 dans la presse, l’éditeur Alfred Knopf
l’encourage à écrire un roman. Ce sera Le facteur
sonne toujours deux fois (1934), au succès foudroyant.
Pourtant, c’est la publication deux ans plus tard
d’Assurance sur la mort – en feuilleton, dans le
magazine Liberty – qui va lancer sa carrière
d’écrivain. Pourtant, ces deux romans noirs – en
réalité, plutôt deux longues nouvelles – ne sauraient
éclipser le reste de son œuvre : Sérénade (1936),
Mildred Pierce (1941), et le sous-estimé Galatée (1953).

UNE BIOGRAPHIE QUI FAIT LA PART BELLE AU


CINÉMA

James Mallahan Cain (1892-1977) a toujours affiché sa liberté


et ne se revendique d’aucun maître du roman noir. Né dans
une famille d’intellectuels irlandais du Maryland, il entame
en 1917 une carrière de journaliste, interrompue par la guerre
car il partira combattre en Europe. En 1931, il démissionne du
New Yorker et s’envole pour Hollywood où l’attend un nouveau
job : scénariste. Cette expérience lui inspirera des articles
publiés dans les années 1970 par le prestigieux Washington
Post (voir Soixante ans de journalisme, Rivages, coll. « Écrits
noirs », 2005). Ce n’est qu’à 42 ans qu’il deviendra romancier.
Encensé par des écrivains comme Albert Camus, James M.
Cain reste un cas à part.

À lire : une biographie passionnante où il est en outre


question du paysage littéraire américain de l’époque et
surtout de cinéma : James M. Cain, de François Guérif (Séguier,
1992).

Le facteur sonne toujours deux fois


Cette affaire d’adultère et de meurtre inspirée d’un
fait divers pourrait paraître banale. Il n’en est rien.
Son originalité tient à ce que l’histoire est narrée
non pas du point de vue du détective, mais de celui
du criminel. Frank Chambers, un vagabond comme il
en existe tant dans l’Amérique de la Dépression, est
engagé par le propriétaire d’un diner-station service
au bord d’une route de Californie. Il tombe aussitôt
sous le charme de Cora, la femme de son patron.
Leur passion torride et ses conséquences sont
décrites de manière crue et directe par James M.
Cain. Du jamais vu pour l’époque.

Le facteur sonne toujours deux fois a été adapté quatre


fois au cinéma. En 1939, par Pierre Chenal (avec
Michel Simon) sous le titre Le Dernier Tournant,
en 1943, par Luchino Visconti : Ossessione (Les Amants
diaboliques), et en 1981 par Bob Rafelson, sous le titre
éponyme, avec Jessica Lange et Jack Nicholson. On
retiendra plutôt la version mythique de Tay Garnett
en 1946 avec le couple d’acteurs Lana Turner/John
Garfield.

Dès 1935, la M.G.M. achète les droits du livre de


James M. Cain, mais le Code Hays (qui régit la
censure à Hollywood) interdit de porter à l’écran
cette histoire d’attirance sexuelle incitant au crime.
Le tournage est différé. Le facteur sonne toujours deux
fois est l’un des plus beaux films noirs des
années 1940. Choisir entre le film et le roman ?
Impossible !

Assurance sur la mort (Double Indemnity,


1936) : livre et film cultes !
James Ellroy confie volontiers « avoir été sidéré par
la qualité du texte », ayant lu cette longue nouvelle
d’une seule traite, une nuit, dans un bar de L.A. Pour
lui, « James Cain a saisi un pessimisme enraciné
dans la littérature populaire, avec des personnages
prêts à tout pour gagner de l’argent facile, et en a
fait une œuvre d’art ». Une histoire simple : un
courtier en assurances a priori honnête est fasciné
par le charme vénéneux d’une femme littéralement
fatale.
Comme le psalmodie l’acteur Fred MacMurray au
début du film éponyme réalisé par Billy Wilder
en 1944 : « Je l’ai fait pour l’argent, je l’ai fait pour
une femme. Je n’ai pas eu l’argent, je n’ai pas eu la
femme. » Vous avez là, résumée, la quintessence du
film noir.

Horace McCoy : le chantre des


perdants magnifiques
Comme les jeunes gens de sa génération, Horace
McCoy (1897-1955) participe à la Première Guerre
mondiale dont il reviendra décoré pour héroïsme. Il
commence à écrire pour les pulps tout en travaillant
comme journaliste sportif. La Grande Dépression lui
fait perdre son emploi et, après avoir exercé
différents petits boulots, il est engagé à Hollywood
en tant que scénariste. Et, de fait, il a à son actif une
bonne cinquantaine de scénarios, notamment pour
des réalisateurs aussi exigeants que Raoul Walsh ou
Nicholas Ray.

Pour qui veut comprendre la misère sociale extrême


qui caractérise l’Amérique au début des années 1930,
la lecture d’On achève bien les chevaux s’impose. Des
marathons de danse étaient organisés pour divertir
le public… mais, en réalité, il s’agissait plutôt du bal
des zombies ! Le vainqueur recevait de l’argent et les
candidats dansaient jusqu’à épuisement. Une vision
du désespoir le plus profond ? Non, une idée assez
juste de la cruauté, parfaitement rendue par Horace
McCoy.

De ses six romans, il faut donc retenir On achève bien


les chevaux (1935) – que Sydney Pollack portera à
l’écran en 1969 avec Jane Fonda – et Un linceul n’a
pas de poches (1937). Cette histoire d’un journaliste
déterminé à dénoncer, dans ses écrits, corruption,
magouilles et racisme, ne rencontre pas l’adhésion
des éditeurs américains de l’époque puisque le livre
sortira d’abord en Grande-Bretagne et en France.

« Le moment de Hammett (et de ses vrais


contemporains littéraires : McCoy, Burnett, etc.)
était un moment de brutale amertume historique.
Politisés ou non, les Tough Guy Writers décrivaient
le mal américain dans un monde dominé par la
contrerévolution. L’ordre établi restait en crise, la
Deuxième Guerre mondiale s’annonçait. La réussite
matérielle des pauvres ne pouvait plus passer que
par le gangstérisme. » (Jean-Patrick Manchette, Le
Magazine littéraire, octobre 1984)
Les sources du roman noir (2) :
le racisme
Don Tracy : pour les droits des
hommes
Don Tracy (1905-1976), considéré par Jean Tulard
comme « l’un des meilleurs auteurs de la “Série
Noire” » a écrit des centaines de nouvelles,
plusieurs bons romans, tels que Tous des vendus ! ou
Les Neiges d’antan, et un chef-d’œuvre, La bête qui
sommeille (1937) :

Dans un petit port de pêche de l’est des États-Unis,


le mauvais temps persiste. L’huître se fait rare,
comme les dollars. Jim, un Noir qui, un jour, a sauvé
la vie d’un Blanc achète un gallon de gnôle frelatée
dont il attend un petit voyage au pays des nuages.
Dans sa démence éthylique, une idée fixe le taraude :
« UNE FEMME BLANCHE ». Ce sera Kitty, pauvre
pute locale. Un massacre. Pour tout le monde, c’est
un Noir qui a fait ça, aucun doute n’est permis. Le
lynchage s’organise – par peur de perdre des voix
aux élections, le shérif n’ose faire prévaloir la loi –,
la haine collective se déchaîne. Racisme primaire,
calculs politiques et mauvaise conscience plus ou
moins coupable de ceux qui n’ont rien fait pour
s’interposer sont les ingrédients du drame.
Inoubliable.

Le livre fut publié d’abord en Angleterre, les éditeurs


américains ayant capitulé devant le sujet et la
violence de son traitement.

Dorothy B. Hugues : dénoncer en


finesse
Dorothy B. Hugues (1904-1993) s’est également
attaquée à la question fondamentale du racisme dans
son dernier roman publié, À jeter aux chiens (1963)
(voir chapitre 8, Drôles de dames). Sur la route de
Phoenix, Hugh ramasse une jeune auto-stoppeuse
crasseuse et insolente. Plusieurs fois, il essaiera de
l’éloigner, elle le rattrapera partout. Jusqu’au
moment où elle est retrouvée morte dans le lac,
avortée et assassinée. Hugh est médecin, bien élevé
et honnête. Aux yeux de la police locale, il fait
pourtant un coupable idéal : il est Noir… La
mécanique est implacable, mais subtile. C’est au fur
et à mesure des scènes, par le biais des dialogues et
en faisant l’économie de démonstrations pesantes,
que l’ampleur du désastre se révèle.

Chester Himes : l’homme qui voulait


réveiller les consciences
En racontant la condition des Noirs aux États-Unis
dans les années 1950, Chester Himes a certes apporté
à ses polars un supplément d’âme. La dimension
militante y est présente – n’oublions pas que la loi
instituant l’égalité des droits ne date que de 1964 –
mais c’est surtout l’humour associé à sa description
de Harlem qui leur donne tout leur sel.

CHESTER HIMES : UNE VIE : UNE BIOGRAPHIE


INSPIRÉE, SIGNÉE PAR L’ÉCRIVAIN JAMES SALLIS
(RIVAGES, COLL. « ÉCRITS NOIRS », 2002)

Si Chester Himes (1909-1984) n’avait pas fui l’Amérique, sa


« mauvaise mère », pour se réfugier en France, il n’aurait sans
doute pas tâté du polar, ce genre mineur, par le truchement
duquel, paradoxalement, il a réussi à faire passer les
messages qui lui tenaient à cœur. James Sallis a capté le
caractère insaisissable et contradictoire de Himes, dont le
père enseignait la ferronnerie et la mère, une octavonne
instruite, avait des rêves de dignité et d’ascension sociale. Il a
compris l’importance de son virage vers la délinquance (Himes
a fait sept ans et demi sur les vingt-cinq prévus d’une peine de
travaux forcés pour un braquage de bijouterie) : « La prison
fera de Chester Himes un écrivain tout en lui offrant de la
matière pour le restant de ses jours. » Avec une empathie
remarquable, il expose ses errements une fois libéré, les
petits boulots et l’amertume de ne pas trouver d’éditeur pour
ses premiers textes, écrits en détention. Jusqu’au moment où,
à 43 ans, Himes décide de quitter l’Amérique. À la suite de sa
rencontre avec Marcel Duhamel à Paris, il découvre que le
polar est sa voie et trouve son style, fusion de la violence et du
comique. Après le succès phénoménal de La Reine des
pommes, l’argent coule à flots, il voyage en Europe, s’achète
une maison en Espagne – où il mourra – mais la souffrance est
inscrite en lui à jamais.

La Reine des pommes (1957) est la première des


délirantes aventures du duo d’inspecteurs noirs Ed
Cercueil et Fossoyeur Jones. Pour faire respecter la
loi, ces petits frères de Sam Spade (Chester Himes
vénérait Hammett), coriaces et incorruptibles, ont
parfois tendance à cogner sur tout ce qui bouge.
Malgré des méthodes bien peu orthodoxes, ils sont
du bon côté de la barrière et arpentent bars, bordels
et églises de Harlem. Huit autres romans suivront
avec ces deux personnages dont l’auteur confie qu’ils
lui ont été inspirés par deux véritables flics du ghetto
de Watts à Los Angeles.

La Reine des pommes reçoit le Grand Prix de


Littérature Policière en 1958.
« — Et vous vous dites chrétienne ! On est là dans le
pétrin, et vous…

— En fait de chrétien, on fait pas pire que vous !


C’est voleur ! C’est menteur ! Ça vit dans le péché !
Ça bousille ma cuisinière ! Ça détrousse les morts !
Le Seigneur, il veut même pas vous connaître, c’est
moi qui vous le dis.

Elle raccrocha si brutalement que le tympan de


Jackson en vibra.

Il quitta la cabine, essuyant son visage noir et rond


et son crâne moite de sueur.

Et ça se dit chrétienne. Mais c’est Satan en


personne… » (La Reine des pommes, For Love of
Imabelle, ou The Five Cornered Square, trad. de Minnie
Danzas révisée par C. Jase pour la collection
« Quarto », Gallimard)

Le racisme à la source, mal


persistant au fil des décennies
À treize ans d’intervalle, deux romans marquants se
penchent sur la question, le premier avec humour, le
deuxième avec compassion.

Septembre en noir et blanc de Shelby Foote (1916-


2005) se situe en 1957, au moment où le gouverneur
de l’Arkansas envoie la Garde nationale s’opposer à
l’entrée des Noirs dans un lycée de Little Rock. À
Memphis, trois Blancs, deux garçons et une fille,
mettent au point l’enlèvement de Teddy, 8 ans, petit
fils d’un des Noirs les plus riches de la ville, dans
l’espoir de faire accuser les suprématistes blancs.
Dans le poignant Les Rues de feu de Thomas H. Cook
(1947-), paru en 1983, un flic honnête et opiniâtre
enquête clandestinement sur le meurtre d’une petite
fille noire dont tout le monde se désintéresse, car les
rues de la ville sont embrasées par une vague de
colère : on est en 1963 à Birmingham, et le maire
exhorte toutes les forces de police à contenir les
manifestations pour les droits civiques conduites par
Martin Luther King.

Dashiell Hammett a été toute sa vie durant un ardent


défenseur des droits civiques. Un de ses derniers
textes, Le Paria (1933), expose la férocité de la
ségrégation entre Noirs et Blancs dans l’Amérique
des années 1930, à travers la rencontre d’une femme
en difficulté et d’un homme qui lui porte secours. Un
chef-d’œuvre de concision et d’efficacité qui vaut
tous les discours sur l’égalité des droits.

Dix ans après, l’Amérique se


porte mieux
Raymond Chandler est né avant Dashiell Hammett,
mais il a commencé à écrire sur le tard. Dix ans
séparent donc la production de ces deux géants. La
première nouvelle de Chandler paraît en 1933, alors
que Hammett a pratiquement cessé d’écrire, et son
premier roman en 1939, juste dix ans après la
publication de Moisson rouge. À ce moment-là, les
effets de la Dépression s’estompent, l’Amérique a
moins faim ; elle est moins en colère.

Héritier de la tradition façonnée par Hammett,


Chandler demeure décisif car il va transcender son
modèle en créant Philip Marlowe, l’archétype du
privé.

Raymond Chandler ou le gentleman


de Californie
Raymond Chandler (1888-1959), né à Chicago de
parents quaker, a fait ses études secondaires au
Dulwich College dans le Surrey, sa mère d’origine
irlandaise ayant été accueillie en Angleterre par sa
famille après son divorce. Cet épisode est
déterminant pour ce bon élève, fort en maths, grec et
latin, poète à ses heures et décidé à devenir écrivain.
Malheureusement, il ne pourra pas faire d’études en
Angleterre. Rentré aux États-Unis, il travaille pour
une compagnie pétrolière, épouse Cissy, son aînée de
18 ans, déménage beaucoup et s’exerce à écrire. Ses
premières nouvelles paraissent dans des pulps. Le
Grand Sommeil, en 1939, est un coup de maître. Dès
lors, Hollywood voudra s’assurer ses services. Il est
mort peu de temps après sa femme, désabusé,
insatisfait et alcoolique.

Un écrivain tardif et singulier


Chandler s’est mis à l’écriture à presque 50 ans,
après une carrière peu épanouissante dans les
affaires. Ce n’était pas un écrivain engagé. À
l’époque où il écrit ses romans, entre 1939 et 1945, la
Prohibition et la Dépression appartiennent au passé,
l’Amérique ne va pas trop mal. Il n’a pas l’intention
de dénoncer quoi que ce soit, il souhaite juste faire
une œuvre littéraire, en se concentrant sur les
émotions et les motivations de ses personnages, et
surtout, sur le style. La culture et les codes acquis en
Angleterre lui ont donné des exigences.

« P. Marlowe se fout de savoir qui est président ;


moi aussi car je sais que ce sera un politicien. Il y a
même un cinglé qui m’a informé que je pourrais
écrire un excellent roman prolétarien ; dans mon
univers limité, un tel animal n’existe pas, et s’il
existait, je serais le dernier à aimer cela, étant par
tradition et patiente recherche un snob accompli. P.
Marlowe et moi, nous ne méprisons pas les classes
supérieures parce qu’elles prennent des bains et ont
de l’argent ; on les méprise parce qu’elles sonnent
faux. » (lettre du 7 janvier 1945 à Dale Warren,
Lettres, Christian Bourgois éditeur)

Des nouvelles, sept romans et un huitième


inachevé
Il commence, comme tout le monde, par écrire des
nouvelles, mais il ne se cantonne pas au milieu de la
pègre, il décrit toutes les classes de la société. Et ses
personnages ont un code moral très personnel, ce
sont des individualistes.

« Au début, Raymond Chandler a cru qu’il écrivait


de la fiction hard-boiled pour les pulps, mais avec la
publication du Grand Sommeil, il a fait un bond en
avant, échappant du même coup aux clichés
caractéristiques du genre, en donnant vie à un des
personnages les plus populaires et les plus originaux
de la littérature américaine du XXe siècle. » (Martin
Asher, préface à Philip Marlowe’s Guide to Life, Knopf,
2005 ; ouvrage non traduit)
Son talent s’accomplit dans ses sept romans : Le
Grand Sommeil, Adieu ma jolie, La Grande Fenêtre, La
Dame du lac, La Petite Sœur (nouveau titre de l’édition
« Quarto », à l’origine : Fais pas ta rosière !), The
Long Goodbye, Playback. Il les écrit à partir de
nouvelles déjà publiées dans les pulps et qui, bien
sûr, parlent de mauvais garçons et de privés qui ont
des démêlés avec la police, mais avec une violence
plus sourde, plus subtile, que chez les autres auteurs
hard-boiled. Pour le premier, Le Grand Sommeil
(1939), il « cannibalise », selon son expression, Un
tueur sous la pluie et La Fille de l’air. Dans chacune, un
vieil homme riche est le père d’une fille capricieuse
ou névrosée. Le vieil homme du roman devient le
général Sternwood, père de deux jolies sœurs qui ont
le don de se mettre dans de sales draps, ce qui les
expose au chantage. Chandler y critique nettement
une classe sociale parasite qu’il estime responsable
de la corruption. Le Grand Sommeil est, avec The Long
Goodbye**, le plus célèbre des sept romans de
Chandler, mais beaucoup de ses fans ont une
faiblesse pour Adieu ma jolie** (1940), où la
voluptueuse Velma, ainsi qu’un collier de jade, ont
disparu. Il est astucieusement construit, les
personnages – en tête, le géant Moose Malloy qui
sort de prison et Velma, son ex-petite amie qu’il
essaie de retrouver – sont charpentés et le style, du
Chandler haut de gamme. Le cadre, Bay City, est un
faubourg de Los Angeles souffrant d’un niveau de
corruption élevé.

Des sept, Chandler considérait que son moins bon


roman était La Grande Fenêtre (1942). Il n’avait pas
tort. Fabriqué à partir de plusieurs nouvelles, il
raconte une histoire de pièce de monnaie rare, le
doublon Brasher, volée à une riche veuve. L’intrigue
n’est pas d’une folle originalité : la poursuite d’un
objet précieux avait déjà été traitée dans Le Faucon
maltais.

À sa mort, Chandler a laissé un huitième roman,


inachevé, The Poodle Springs Story, qu’il appelait en
plaisantant « la source aux caniches » parce que
« ici, une créature élégante sur trois semble avoir un
caniche ». Robert B. Parker, auteur célèbre aux
États-Unis et jadis traduit en « Série Noire », a
terminé ce roman, qui est paru en France
en 1990 sous le titre Marlowe emménage – sans doute
parce qu’on l’y voit arriver, avec son épouse Linda au
volant d’une Fleetwood, dans leur nouvelle et
somptueuse demeure de Palm Springs.

The Long Goodbye : Marlowe en majesté


À sa sortie en « Série Noire » sous un titre
improbable (Sur un air de navaja), The Long Goodbye
(1953) avait été amputé d’un tiers (adieu digressions
sur la vie, l’amour, Los Angeles). Chandler avait bien
lu Hammett et reconnaissait ce qu’il lui devait.
Toutefois, contrairement à Sam Spade, son privé
Philip Marlowe est une sorte de chevalier des temps
modernes. C’est là sa plus grande contribution au
roman noir.

Le Marlowe de The Long Goodbye ne semble guère


différent du Marlowe des autres récits. Autour du
détective ne manquent à l’appel ni le magnat de la
presse, ni la blonde vénéneuse, ni les flics
corrompus, ni les gangsters. Ce qui rend ce roman si
décalé est la relation amicale qu’il noue avec Terry
Lennox, ancien prisonnier de guerre, torturé par les
nazis, un alcoolique au charisme certain, entretenu
par sa richissime épouse, Sylvia. Lorsque cette
dernière est assassinée, Lennox convainc Marlowe de
le conduire à Tijuana. Persuadé de son innocence,
Marlowe lui vient en aide. L’affaire est classée après
l’annonce du suicide de Lennox. En voulant
reconstituer la biographie de son ami, en cherchant à
établir toute la vérité, Marlowe va provoquer une
réaction en chaîne dont il sera la première victime. À
la fin du livre, les choses apparaissent enfin pour ce
qu’elles sont en réalité, et le détective tente
d’expliquer à Lennox ce que sa trahison a creusé en
lui, le cortège de désillusions qu’elle a engendré. En
vain.

« Vous m’avez eu, Terry, avec un sourire, un signe


de tête, un geste de la main, quelques verres dans un
bar discret çà et là. C’était charmant tant que ça
durait. Salut, amigo. Je ne vous dirai pas adieu. Je l’ai
fait quand ça avait un sens, quand vous étiez au bout
du rouleau et que je pensais ne jamais vous revoir. »
(The Long Goodbye, trad. de J. Hérisson et H. Robillot,
révisée par C. Laumonier, coll. « Quarto »
Gallimard)

Les moments partagés, la même vision du monde,


voilà ce qui fonde l’attachement singulier entre
Philip Marlowe et Terry Lennox dans The Long
Goodbye, à l’image de celui qui unit Ned Beaumont à
Paul Madvig dans La Clé de verre. Et comme dans le
roman de Hammett, Chandler décrit l’obscénité de la
manipulation, et son corollaire : la trahison.

Nobody’s perfect
Si l’on osait faire un reproche à Chandler, ce serait
une faiblesse dans la construction de ses intrigues…
L’anecdote la plus célèbre concerne Le Grand
Sommeil : les scénaristes affectés à l’adaptation
cinématographique s’arrachent les cheveux. Ils
demandent à l’auteur qui a tué Owen Taylor, le
chauffeur des Sternwood. Chandler répond qu’il n’en
a pas la moindre idée !

« … J’ai un roman policier, The Little Sister, à moitié


fini. Le style est très brillant mais il y a quelque
chose qui cloche dans l’intrigue. C’est chez moi un
défaut de longue date. » (lettre du 11 mai 1948 de
l’auteur à son agent Carl Brandt)

L’invention de Marlowe
Mis à part son style inimitable, Chandler doit avant
tout sa célébrité à l’invention d’un personnage
mythique (voir chapitre 9), un authentique héros.
Dans l’histoire du polar, il y a un avant et un après
Marlowe. Le privé de Chandler est désormais LA
référence, et dès que surgit un nouveau détective, on
en fait, parfois sans aucune raison valable, le
Marlowe de Barcelone, de Berlin, de Stockholm…

C’est un vrai personnage romanesque – ce que


n’étaient pas toujours les privés hard-boiled qui l’ont
précédé –, avec un code d’honneur, des sentiments
complexes, une vision caustique et désabusée des
choses.

De plus, il a un rapport viscéral à sa ville, Los


Angeles (voir chapitre 6), qu’il méprise mais se
résout difficilement à quitter.

DES ROMANS ET DES FILMS

Dans Dark City, son indispensable étude sur le film noir


américain, Eddie Muller affirme : « Hollywood ne parvint
jamais à adapter le meilleur de Chandler : les rythmes de sa
prose, le lexique astucieux de ses descriptions, son étrange
capacité à dépeindre des atmosphères à la fois revigorantes
et épouvantables. » Mais surtout, le vrai problème, c’était la
structure de l’intrigue : au cinéma, ça ne pardonne pas. Sur ce
dernier point, Adieu ma jolie (Murder My Sweet, 1945) d’Edward
Dmytryk, est plutôt satisfaisant. Le film eut du succès, restait à
trouver le Marlowe idéal. Ce fut l’année suivante avec Le Grand
Sommeil : Humphrey Bogart devient à jamais Marlowe pour le
public et satisfait Chandler : « Bogart sait être dur même sans
revolver. De plus, il a ce sens de l’humour avec ce sous-
entendu grinçant de mépris. »

Robert Mitchum a créé un très bon Marlowe, quoiqu’un peu


fatigué, dans les remakes de Adieu ma jolie par Dick Richards
en 1975, et du Grand Sommeil par Michael Winner en 1978,
mais il n’a pas effacé la légende Bogart.
En 1973, Robert Altman, en s’emparant du scénario de The
Long Goodbye, a lancé une sacrée polémique. Elliot Gould,
Marlowe aux cheveux bouclés et à l’allure nonchalante, a été
très controversé. La réalisation d’Altman aussi, d’ailleurs.
Pourtant, l’inoubliable scène d’ouverture où Gould va acheter
une boîte de pâtée pour son chat en pleine nuit, est un vibrant
hommage à Chandler. Le New York Times a salué un Marlowe
« somme toute inchangé : solitaire, chiffonné, dépendant à la
nicotine, se fichant du pouvoir et obstinément galant. »
François Guérif, scandalisé, n’a visiblement pas aimé puisqu’il
écrit dans Le Magazine littéraire : « Altman a catapulté son
Marlowe, tout à la fois lunaire et vindicatif, dans une Californie
résolument moderne et criarde. Son film est une trahison de
l’œuvre de Chandler. » La bataille entre les pour (l’écrivain
Marc Villard, par exemple) et les contre continue de faire rage.

Dark city, le monde perdu du film noir d’Eddie Muller (Clairac


éditions, 2007).

Obsédé par le style


Raymond Chandler avait le sens de la formule. Ses
dialogues sont entrelacés de reparties brèves et
cinglantes, ses descriptions de phrases lapidaires, les
aphorismes pleuvent, ainsi que les métaphores. Voilà
un écrivain qui soignait son style, et peu ont réussi à
l’égaler dans ce registre. Les Anglo-Saxons
collectionnent ces perles, en font des volumes de
citations : on appelle cela des chandlerisms.

Exemples :

« Un homme mort est plus lourd qu’un cœur


brisé. » Le Grand Sommeil

« C’est le genre de flic qui crache chaque soir sur sa


matraque au lieu de dire ses prières. » Adieu ma jolie

« Vous n’avez pas la tête d’une fille qui est obligée


d’acheter elle-même son parfum. » La Dame du lac

« Ce type parlait entre guillemets, comme dans un


roman à thèse. Du moins au téléphone. » The Long
Goodbye

Traduire sans trahir


Si vous êtes l’heureux propriétaire d’un exemplaire
vintage cartonné de Adieu ma jolie ou de Sur un air de
navaja, gardez-le précieusement, c’est un collector.
Mais pour ce qui est d’apprécier les romans de
Chandler à leur juste valeur, lisez plutôt les
traductions révisées (sauf celles de Boris Vian) que
propose la collection « Quarto » de Gallimard. Trois
romans ont été, fort heureusement, rebaptisés : Sur
un air de navaja redevient The Long Goodbye, et Fais
pas ta rosière a droit à son titre original : La Petite
Sœur. Quant à Charade pour écroulés, il reste,
sobrement, Playback. Les textes trop longs pour tenir
dans le format « Série Noire » et qui avaient
souffert de coupes, ont été complétés.

« Il était à peu près onze heures du matin, on


arrivait à la mi-octobre et, sous le soleil voilé,
l’horizon limpide des collines semblait prêt à
accueillir une averse carabinée. […] J’étais correct,
propre, rasé, à jeun et je m’en souciais comme d’une
guigne. J’étais, des pieds à la tête, le détective privé
bien habillé. J’avais rendez-vous avec quatre
millions de dollars. » (Le Grand Sommeil, trad. de
Boris Vian, Gallimard)

L’écrivain Pierre Lemaître, interrogé par Le Monde


en 2013, a parfaitement résumé la singularité de
Raymond Chandler : « Ses romans ressemblent à
des déambulations avec des bagarres au milieu. En
bref, si vous voulez lire des romans policiers, ce
n’est certainement pas vers Chandler qu’il faut vous
tourner. En revanche, si vous cherchez la
quintessence du roman noir, c’est l’une des
meilleures adresses. S’il avait réussi ses polars, on
n’en parlerait peut-être plus. Ce qu’il a réalisé est
autrement intéressant. »
William Irish, le maître de l’angoisse
Cornell Woolrich (1903-1968), plus connu sous le
nom de William Irish, est né à New York. Après le
divorce de ses parents, il passe une grande partie de
son enfance au Mexique, où son père travaille
comme ingénieur. Adolescent, il vit avec sa mère et
une tante dans l’opulente demeure de son grand-
père maternel, près de l’université de Columbia où il
fait ses études. À 20 ans, cloué au lit par une longue
convalescence, il se met à écrire fiévreusement.
En 1926 paraît Cover Charge, son premier roman,
influencé par Scott Fitzgerald. Les droits
d’adaptation du deuxième sont achetés par
Hollywood. Pourtant, le genre qui devait lui apporter
la gloire ne naît sous sa plume que dix ans plus tard :
les premières nouvelles, publiées dans des pulps,
datent de 1934, le premier roman « à suspense » –
La Mariée était en noir –, de 1940. Dès lors, il devient
riche et célèbre, et profondément insatisfait : il
aurait tant voulu être un auteur « littéraire »…

Un grand du polar malgré lui


Dix-sept romans policiers (dont 15 traduits en
français, et certains plusieurs fois)
entre 1940 et 1960, et des nouvelles par poignées
constituent une œuvre inclassable et fascinante
qu’Irish lui-même a qualifiée de « forme d’auto-
expression subconsciente ».

Sortent indéniablement du lot La Mariée était en noir,


Lady Fantôme et J’ai épousé une ombre, mais il ne faut
pas négliger les autres : Irish est un maître. Cela
tient à son art de suggérer, dès le début, une menace
latente et indéfinissable, de braquer les projecteurs
sur un homme ou une femme qui, coupable ou non,
est victime d’une injustice et suscite la sympathie du
lecteur, puis de faire monter l’angoisse. Il y a certes
une enquête, puisqu’il y a crime, mais le policier est
atypique, saisi par le doute ou pris par sa vie de
famille, en marge de l’action. L’essentiel n’est pas
là, il est dans l’utilisation du temps et de la
substitution d’identité comme instruments du
drame, dans la poésie désenchantée et la tacite
résignation des personnages aux lois du Destin.

Lady Fantôme (1942) est un des plus beaux exemples


de la manière Irish. Une situation de cauchemar, une
étrangeté persistante, un présumé coupable qui a
tout l’air d’être innocent et un flic compatissant.
Après s’être querellé avec Marcella, Henderson sort
dans la nuit douce de mai. Il rencontre dans un bar
une femme coiffée d’un chapeau excentrique,
l’emmène dîner et au spectacle, puis ils se séparent
bons amis. Quand il rentre chez lui, son épouse est
morte. Tout l’accuse. Personne ne se souvient de
l’avoir vu avec l’inconnue au chapeau orange, pas
même le chauffeur de taxi. Il est condamné à la
chaise électrique. Et le compte à rebours commence :
chaque jour qui le rapproche de l’exécution apporte
un élément nouveau en sa faveur, mais cela sera-t-il
suffisant pour le sauver ?

« Il alluma les cigarettes, ils sirotèrent leur cognac,


et puis ils partirent. Ce n’est que dans l’entrée,
devant une glace en pied, qu’elle remit son chapeau.
C’était vraiment étonnant ce que ce chapeau pouvait
faire pour elle. C’était comme si on avait allumé un
lustre. » (Lady Fantôme, trad. de E.-M. Tyl et M. de
Lesseps, Omnibus)

Des histoires idéales pour le cinéma


Plusieurs de ses romans ont été adaptés au cinéma :
L’Homme léopard (par Jacques Tourneur en 1943),
Lady Fantôme (Les mains qui tuent, 1944), L’Ange noir
(1946), Les Yeux de la nuit (1948, scénario de Jonathan
Latimer), La Mariée était en noir (1967) et La Sirène du
Mississippi (1969) – les deux par François Truffaut –,
J’ai épousé une ombre – en 1983, et de nouveau
en 1996, puis en 2001 aux États-Unis, mais les films
ne sont pas sortis en France. Cependant, le film le
plus célèbre est tiré d’une nouvelle : Rear Window,
qui a donné l’inoubliable Fenêtre sur cour d’Alfred
Hitchcock en 1954. Cela confirme l’originalité des
intrigues d’Irish, et pourtant, c’est davantage la
manière dont elles sont écrites qui les singularise.

Si le scénario de La Mariée était en noir (1940) est


fidèle au texte – sauf l’explication finale, beaucoup
plus complexe et intéressante dans le roman –, si les
acteurs sont excellents, cela ne suffit pas. C’est trop
stylisé, trop désinvolte et pas assez Irish. L’accent
est mis sur certains détails de moindre importance
alors que des scènes majeures sont édulcorées. Ce
qui se passe dans la tête des personnages ne peut
être décrit au cinéma, or c’est ce qui fait tout
l’intérêt d’Irish avec l’atmosphère onirique,
l’angoisse. Pour résumer, le film est prosaïque, le
roman est magique.

Mickey Spillane, ou le plaisir enivrant


de la brutalité
Auteur hard-boiled de la troisième génération, c’est-
à-dire qu’il publie juste après la Seconde Guerre
mondiale, Mickey Spillane a longtemps traîné une
réputation sulfureuse de misogyne et
d’anticommuniste primaire. Cela ne saurait nous
faire oublier la singularité de son héros, Mike
Hammer, qui est un des détectives américains les
plus populaires et dont les aventures ont séduit un
large public (200 millions d’exemplaires).

Mickey Spillane (1918-2006) a débuté sa carrière


d’écrivain dans les comics des années 1930. Puis
arrive la guerre et son corollaire, l’expérience de la
violence. Démobilisé, il travaille un temps pour le
FBI, sera blessé à plusieurs reprises. Voilà pour la
légende. Sa grande réussite est la création du dur à
cuire Mike Hammer – lui aussi a fait la guerre et en
est revenu un peu esquinté. Spillane a publié une
bonne vingtaine de romans parmi lesquels il faut au
moins lire J’aurai ta peau et En quatrième vitesse.

Le vengeur solitaire
Mike Hammer apparaît pour la première fois dans
J’aurai ta peau (1947) où il déclare tout de go être « à
la fois le jury, le juge et tout le tribunal… ».
L’histoire rappelle un peu celle du Faucon maltais. Le
détective venge son ami dont l’assassin n’est autre
que la femme qu’il aime. La violence exacerbée mais
assumée de Mike Hammer l’entraîne finalement à
abattre la coupable d’une balle de 45. Cette volonté
d’en découdre reflète l’Amérique paranoïaque de
l’après-guerre et de la Guerre froide. Cette exaltation
du côté sombre de la majorité silencieuse est encore
plus évidente avec En quatrième vitesse (1953), célèbre
pour avoir été adapté à l’écran par Robert Aldrich
deux ans après sa sortie. Mike Hammer porte
secours à une femme sur une route isolée, mais ils
sont rattrapés par des hommes qui la torturent à
mort. Le détective s’en sort de justesse mais veut en
savoir davantage sur la morte…

« Dès le premier chapitre, le “ton” Spillane est


installé. Sur le rythme et le sens de la violence, rien à
lui reprocher. Après, bien sûr, ça se gâte un peu. Son
détective ne s’embarrasse pas de fioritures (après
tout, il s’appelle Hammer, soit “marteau”), prend
prétexte de la vengeance pour administrer une
justice expéditive. » (François Guérif dans la revue
Polar, no 5)

Jonathan Latimer ou le délire à l’état


pur
Jonathan Latimer se distingue de ses confrères du
hard-boiled par une gaieté époustouflante : humour
des dialogues et situations cocasses constituent sa
marque de fabrique. Le héros de cinq de ses livres, le
très désinvolte et hilarant détective Bill Crane, y est
pour beaucoup.

Né à Chicago, Jonathan Latimer (1906-1983)


commence par être journaliste et, plus précisément,
il s’occupe des affaires criminelles pour le Chicago
Tribune, ce qui lui vaudra de rencontrer Al Capone et
d’autres gangsters du cru. Il arrête en 1935 pour
écrire une dizaine de romans avant de se consacrer
au métier de scénariste.

« Je suis un grand détective. Personne n’est au


courant, sauf quelques criminels »
Le premier roman, Bacchanal au cabanon (1934) met
en scène Bill Crane et son légendaire penchant pour
la paresse et l’alcool. Chargé de retrouver une
importante somme d’argent volée dans un asile
d’aliénés, il ne trouve rien de mieux que de se faire
passer pour fou et interner. Dans Quadrille à la
morgue (1936), le détective doit identifier une femme
suicidée dont le corps a mystérieusement disparu de
la morgue. Un des livres les plus savoureux de
l’auteur. La Poire sur un plateau (1959), qui n’est pas
un « Bill Crane », se déroule à Hollywood où une
star a été assassinée. Plus noir, moins drôle, le
roman dépeint la faune du milieu du cinéma que
Latimer avait eu largement le loisir de côtoyer.

Noir à broyer du noir


David Goodis ou l’avènement du
héros paumé
Amateurs de cosy crime (crime au coin du feu) ou
même de Chandler, passez votre chemin. Avec David
Goodis (1917-1967), nous sommes dans le glauque,
le torturé, la fatalité. S’il y a crime, il rend son
auteur malade. S’il y a un flic, il doute de lui. Les
femmes sont idéalisées – rêves de foyer et de famille
non réalisés – mais source d’ennuis. Pour le critique
Michel Lebrun, Goodis, c’est « l’alpha et l’oméga du
désespoir. »

Foncièrement antiraciste mais pas militant,


dépressif et ignorant toute forme d’ambition
littéraire, l’auteur s’est dit surpris par la réaction
enthousiaste des intellectuels français à ses livres…

David Loeb Goodis (1917-1967), né à Philadelphie,


fait des études de journalisme, travaille pour une
agence de publicité, puis commence à écrire des
nouvelles pour les pulps, comme les copains. À New
York, où il s’installe quelque temps, les éditeurs
refusent ses manuscrits. Il va s’établir sur la côte
Ouest en 1942. Le succès vient avec Cauchemar
(1946), grâce à l’adaptation cinématographique de
Delmer Daves (Les Passagers de la nuit, avec
Humphrey Bogart et Lauren Bacall). Il est embauché
comme scénariste à la Warner. Ça ne dure pas. On lui
attribue une destinée pathétique : de retour dans sa
ville natale auprès de ses vieux parents, il y aurait
fini ses jours, fauché et alcoolique.

Polar existentiel et poésie de la déchéance


Goodis avait une facilité exceptionnelle à noircir la
page. Il a énormément écrit, dans tous les registres.
Plusieurs de ses textes ressemblent à des contes de
fées pour adultes mâtinés d’érotisme dans un décor
sinistre, mais le meilleur est inoubliable, et pour
beaucoup, incarné par La Nuit tombe et Tirez sur le
pianiste. Il est le vrai créateur de l’antihéros
poursuivi par la poisse, du polar existentiel marqué
par une poésie de la déchéance. Ainsi, dans Le Casse
(1953), Harbin est un excellent cambrioleur, formé
par le défunt Gerald, un as. Il pique des émeraudes
avec ses complices, de la belle ouvrage. S’il n’y avait
que ça, on aurait un bon petit noir à l’action bien
emballée. Avec Goodis, le Destin et les sentiments
gâchent tout, ou plutôt subliment tout. Car en
mourant, son mentor a laissé une petite fille, Harbin
s’en est occupé lorsqu’elle est devenue orpheline, et
maintenant, elle est grande…

Le roman le plus emblématique du style Goodis est


La Nuit tombe (1950), qui raconte le cauchemar (au
propre et au figuré) d’un illustrateur et ancien
marine amnésique, Vanning, qui se croit coupable
d’un meurtre. Le flic au bout du rouleau qui mène
l’enquête le croit innocent. Fragilisé par l’apparition
de la jeune fille idéale qui pourrait bien l’avoir trahi,
Vanning ne sait plus où il en est. Le hold-up, les
truands, le meurtre et les passages à tabac sont
certes des éléments de roman noir, mais par la grâce
de l’onirique, de la symbolique et de quelques éclairs
fugaces d’humanité, le genre est transcendé.

GOODIS À LA SAUCE NOUVELLE VAGUE

Tirez sur le pianiste offre un exemple assez rare de film (1960)


qui suit le roman d’origine (1956) sans le suivre, avec un
résultat formidable. Truffaut, comme toujours, respecte le
schéma du livre qu’il adapte. Il adhère avec ferveur à l’univers
romanesque de Goodis. Au point, dans cette adaptation, de
mettre dans la bouche de ses personnages des phrases
empruntées à un autre roman de l’auteur : La Nuit tombe !
Ainsi, la conversation, de nuit dans la rue, entre le frère du
pianiste et un inconnu qui ouvre le film : le même dialogue, au
mot près. La musique est indéniablement française (on a
même droit à une prestation inspirée de Bobby Lapointe),
l’ambiance est bien de « chez nous », Paris n’est pas
Philadelphie… et pourtant, Goodis est là. Parce que Charles
Aznavour dans le rôle du pianiste, timide et dur à la fois,
étranger à lui-même et à son entourage, est déterminante.
Parce que la poésie du dénouement tragique dans la neige
vous serre le cœur comme… dans un roman de Goodis. Parce
que la liberté des mouvements de caméra, le ton typiquement
Nouvelle Vague et la dérive des personnages dans des décors
miteux collent à merveille au sujet, même s’il y a des
échappées quasi burlesques dans le registre comédie
policière. Il n’est pas étonnant que ce film ait fait un tabac aux
États-Unis !

« Aujourd’hui, des romans à ce point pessimistes,


où l’auteur ressasse éternellement les échecs de sa
vie personnelle et sociale, auraient bien du mal à
séduire un éditeur d’ouvrages destinés au grand
public. La voix absolument singulière de Goodis… a
surgi, saisissante, du cœur d’une industrie rentable
vouée au divertissement, pareille au cri d’un paria. »
(Geoffrey O’Brien, Hard-boiled U.S.A., Encrage, 1993)
David Goodis, tout comme William Irish, a beaucoup
inspiré les cinéastes. Poursuites dans la nuit de Jacques
Tourneur, sorti en 1957, respecte le roman (La Nuit
tombe) tout en construisant la montée de l’angoisse
avec efficacité. Mais la neige est une invention du
réalisateur, il n’y a pas un seul flocon dans le livre !
Sa lecture est un must, mais voir le film aussi, si
vous arrivez à mettre la main dessus…

« Vanning reporta son attention sur son cocktail. Il


se sentait envahi par une bizarre impression de
solitude : c’était cela, et rien de plus, il en était sûr.
Il ressentait le besoin de parler à quelqu’un. De
n’importe quoi. De nouveau, il se vit dans un miroir,
mais cette fois dans le miroir qui cloisonnait le fond
du bar ; il remarqua, dans ses propres yeux,
l’expression particulière aux hommes qui n’ont pas
d’amis. » (La Nuit tombe, trad. de F. Gromaire,
« Série noire »)

Jim Thompson ou la rage au cœur


Nous terminons ce chapitre dédié au roman noir
américain avec celui que l’éditeur François Guérif
porte aux nues : « Pour moi, Jim Thompson était le
plus grand avec Dashiell Hammett », déclare-t-il
dans Du polar, entretiens avec Philippe Blanchet
(Payot, 2013). Ne lui a-t-il pas attribué le
numéro 1 dans sa collection « Rivages/ Noir » ?
« C’était une véritable déclaration d’intention »,
affirme-t-il.

Jim Thompson (1906-1977) a exercé différents petits


métiers avant de publier son premier roman (Ici et
maintenant) en 1942. Il a travaillé pour le cinéma,
notamment sur les scénarios de deux films de
Stanley Kubrick. Alcoolique chronique (depuis
Hammett et Chandler, il semblerait que ce soit la
caractéristique du grand auteur de roman noir), il
n’a pas eu la vie facile. Avec pas loin de trente
romans, il a toutefois créé une œuvre cohérente et
majeure. Jim Thompson est aujourd’hui considéré
comme un classique.

La noirceur de l’âme humaine


À l’apogée du roman noir, ses histoires sont
peuplées de durs à cuire, et surtout de dures à cuire
(les femmes y sont réellement fatales), qui penchent
sans complexe du côté du mal, un mal insondable
qui les mène à leur perte. Le héros thompsonien
contemple le processus le conduisant à sa déchéance
avec autant de lucidité que de jouissance. Le critique
Claude Mesplède résume, tel un inventaire à la
Prévert, la pléiade de personnages improbables qui
peuplent les intrigues : « des escrocs bien minables,
des tocards, des péquenots en tout genre, des
malades, des frustrés, des alcooliques, des
psychopathes… »

L’univers de Jim Thompson dépeint une humanité


dominée par des criminels sadiques, flics compris,
où la possibilité d’une rédemption semble bien
mince.

Et pourtant, dans ses romans, il y a cette atmosphère


de terrifiante étrangeté qui envoûte et pulvérise le
lecteur. Jim Thompson nous oblige inlassablement à
interroger les démons qui sommeillent en nous.
Jusqu’à la dernière page de chacun de ses livres, le
lecteur ignore si l’histoire va se terminer avec une
fatalité implacable. La remarque du protagoniste de
L’Assassin qui est en moi (1952) l’exprime
parfaitement : « Nous qui désirons tout et avons
obtenu si peu ».

Le cinéma a contribué à la célébrité de Jim


Thompson et de ses romans ; citons entre autres : Le
Lien conjugal (Guet-Apens, de Sam Peckinpah, 1972),
Des cliques et des cloaques (Série noire, d’Alain Corneau,
1979) ; 1 275 âmes** (Coup de torchon, de Bertrand
Tavernier, 1981), Les Arnaqueurs (film éponyme de
Stephen Frears, 1990).

SI VOUS NE DEVIEZ EN LIRE QU’UN

Nuit de fureur (1953) : Little Charlie Bigger est un tueur à


gages de la pire espèce. Souffreteux et de très petite taille, il
est celui que tout le monde prend en pitié. Envoyé dans un
bled paumé pour supprimer le témoin à un procès contre la
mafia, il ne lui faut pas longtemps pour comprendre que sa
mission est un piège. Rien que pour le chapitre 9, pur
condensé de l’univers du maître Thompson, lisez Nuit de
fureur !

« Son sourire devint de plus en plus crispé.


J’entends craquer le cuir de ses chaussures ; il en
piétine sur place tellement il a hâte de se débarrasser
de moi. Il n’y a rien de pire qu’un casse-couilles, à
part un casse-couilles qui débite des lieux communs.
Mais comment envoyer balader un brave type
sympathique qui vous donnerait sa chemise ? »
(L’Assassin qui est en moi, nouvelle trad. de J.-P.
Gratias, Rivages)
Chapitre 6
À la ville comme aux champs
DANS CE CHAPITRE :

» Lieu de naissance du polar, la ville est un personnage à part entière


du roman noir

» Ville inventée ou ville réelle ?

» Retour à la nature : moins une mode qu’on ne le croit…

Comment la ville devient une


héroïne de polar
Aux États-Unis, cela commence avec Dashiell
Hammett : San Francisco est la première ville à
devenir le lieu de toutes les perditions, composante
essentielle au genre. Que ce soit avec la ville sans
nom de W. R. Burnett ou, plus tard, avec le L.A. de
Raymond Chandler ou de James Ellroy, l’univers
urbain devient une thématique à part entière du
polar. L’industrialisation a changé le rapport de
forces. La ville concentre désormais tous les maux.
En Europe, cela est perceptible dès Les Mystères de
Paris d’Eugène Sue, se poursuit avec les romans
d’Émile Gaboriau et s’incarnera plus tard chez Léo
Malet.

« Le labyrinthe des faubourgs, des ruelles, des


arrière-cours, des mansardes, des bouges et tapis-
francs dissimule sous son obscurité complice tout un
peuple de la nuit qui souffre, s’agite et supporte son
sort avec de moins en moins de patience. Dans ce
nouveau décor éclairé d’une lumière grise voilée par
la fumée des usines, le moteur de l’action n’est plus
la recherche de l’idéal mais le maintien de l’ordre.
Au lieu du risque, la pauvreté. Au lieu de l’aventure,
la misère. » (Francis Lacassin, Mythologie du roman
policier, tome I, Christian Bourgois éditeur)

Villes inventées
Dès le début, le concept de la ville imaginaire a été
un des ressorts du roman noir dans la mesure où elle
incarne la corruption à l’état pur. Elle est le symbole
de la déliquescence morale et politique. Un des
premiers romans à utiliser ce principe est La Clé de
verre** de Dashiell Hammett, où une ville de l’Est
jamais citée dans le livre (le modèle en est
Baltimore) est le théâtre d’une guerre des gangs
déchirés entre quête du pouvoir et quête de
respectabilité.

Portraits de villes pourries


Quand la ville dort, Rien dans les manches, Donnant
donnant, de W.R. Burnett, forment ce qu’on appelle
« La Trilogie de la ville », portrait réaliste, datant
des années 1930 mais gardant toute son actualité,
d’une ville sans nom et de ses rapports avec le crime.

Quand la ville dort**, également connu grâce au


mythique film de John Huston sous le titre The
Asphalt Jungle (1950), montre comment Doc
Riedenschneider, à peine sorti de prison, organise le
casse d’une bijouterie avec le soutien d’un avocat
influent mais dont les finances sont en souffrance.
Leurs personnalités s’accrochent, et la ville aura leur
peau.

Dans la ville moyenne du Midwest – non identifiée


mais qui pourrait être Cincinnati – de Rien dans les
manches (1951), la pègre locale entretient des liens
intimes avec le pouvoir municipal et le juge, qui se
remplissent les poches grâce aux jeux clandestins.

Donnant donnant (1952) est une excellente


illustration du fait divers utilisé à des fins politiques
sur fond, une fois de plus, de corruption au sommet :
un avocat renommé est assassiné, sa maîtresse est
soupçonnée. Le maire s’emploie à l’envoyer sur la
chaise électrique : les élections approchent, il faut
faire un exemple.

Ed McBain (1926-2005), né sous le nom de Salvatore


Lombino dans un quartier italien de New York, est le
premier à utiliser la ville inventée comme un vrai
personnage de série. Le 87e District**
occupe 8 volumes aux éditions Omnibus (voir
chapitre 9). Apparue dans le premier roman, Du
balai ! (Cop Hater, 1956), la ville s’appelle Isola –
« île » en italien –, mais l’auteur a clairement
laissé entendre que New York en était le modèle.
C’est la métropole archétypale où se côtoient toutes
les ethnies et leur corollaire le racisme, où l’urbain
est synonyme de déshumanisation, où la violence
peut intervenir à chaque moment, où la misère et la
promiscuité réveillent toutes les turpitudes
humaines. Au même titre que Steve Carella et les
autres membres de la brigade du 87e District, Isola
est un personnage essentiel du cycle, qui est une des
œuvres de littérature policière les plus célèbres du
monde, et à juste titre.
« Il se tenait dans l’ombre de la ruelle et la nuit
l’enveloppait comme un manteau. Il entendait le
bruit léger de son propre souffle et, dominant ce
bruit, la vaste rumeur de la ville, comme le murmure
d’une grosse femme endormie. Des lumières isolées
brillaient dans quelques appartements, telles des
sentinelles, et leur œil jaune et fixe perçait les
ténèbres. » (Le Sonneur, trad. de Jean Rosenthal,
Omnibus)

Personville, symbole des forces du mal


Dans Moisson rouge** de Dashiell Hammett (voir
chapitre 5), la ville imaginaire de Personville
emprunte le décor réel des mines de charbon de
Butte, située dans le Montana. Dans le roman, les
habitants de Personville sont tellement écœurés par
le niveau de corruption des édiles qu’ils l’ont
surnommée Poisonville. James Ellroy considère ce
livre comme un des plus grands romans noirs jamais
écrits : « Hammett écrit sur un monde
exclusivement masculin où règnent le mensonge et
la cupidité. »

« Le premier policier que je vis avait une barbe de


trois jours. Le deuxième portait un uniforme
défraîchi auquel manquaient deux boutons. Le
troisième, planté au milieu du carrefour principal, à
l’intersection de Broadway et de Union Street, réglait
la circulation, cigare au bec. Je cessai ensuite de les
passer en revue. » (Moisson rouge, Gallimard, coll.
« Quarto »)

Villes réelles
Los Angeles, présente dans l’imaginaire collectif et
pas seulement grâce à la littérature noire, attire
plusieurs auteurs. Mais à l’origine, il a eu San
Francisco. D’autres ensuite préféreront Washington
et New York, modèles de villes multiculturelles.

San Francisco
Dans presque la moitié des nouvelles de Dashiell
Hammett et dans Le Faucon maltais, San Francisco est
restituée avec minutie par ses restaurants, ses
hôtels, ses théâtres, et par ses bruits, son
ambiance – le son de la corne de brume en
provenance des bateaux de la baie, le cliquetis des
tramways à l’assaut des collines. Après avoir été le
nouvel Eldorado au temps de la Conquête de l’Ouest,
la Californie symbolise l’endroit où se réalise et où
s’effondre le rêve américain.
À L’ÉCRAN AUSSI, CETTE VILLE FASCINE

Robert L. Pike, de son vrai nom Robert Fish (1912-1981), est


l’auteur d’une trentaine de romans policiers, parus pour la
plupart à la « Série Noire », dont Un silence de mort (1963) qui
sera adapté au cinéma par Peter Yates en 1968 sous le titre
Bullitt. Ce film reste mémorable pour la course poursuite en
voiture dans les rues pentues de San Francisco que dévale
Steve McQueen au volant de sa Ford Mustang.

L.A., un rêve pour l’auteur de noir


Raymond Chandler a « lancé » Los Angeles comme
personnage de roman noir. Au fil des livres, à force
de sillonner Beverley Hills, Pasadena, Santa Monica,
Bel Air aux ambiances si diverses, Marlowe attire
notre attention sur sa ville. Il décrit ses lumières
avec des délicatesses de poète, il la hume – « Je
sentis l’odeur de Los Angeles avant même d’y
arriver. Elle sentait le vieux, comme un living-room
resté trop longtemps fermé. » – et perçoit aussi son
âme. Ou son absence d’âme. Il parle de façades
ornées de « pâtisseries décoratives » et d’une
maison « de pierres brunâtres et calcinées
agrémentées sur le devant d’une pelouse tout aussi
brunâtre et calcinée » : en quelques mots, on sait à
qui on a affaire. Il évoque les tripots flottants, les
bouis-bouis crapoteux comme les restaurants
prétentieux qui accueillent indifféremment stars et
hommes d’affaires véreux. Nous palpons la ville,
l’écoutons, et finissons par comprendre que sans
elle, Marlowe ne serait pas Marlowe.

Ce n’est pas une ville de gangsters où crépitent les


rafales d’armes automatiques. C’est une ville trouble
et corrompue, malhonnête et futile, mais belle,
parfois. Aucun auteur, après Chandler, ne saura lui
donner pareil rôle.

« Los Angeles était un lieu sec et ensoleillé avec des


maisons hideuses et sans aucun style mais paisibles
et accueillantes. Personne ne se plaignait du climat.
On dormait dehors sous les porches. Des petits
groupes de prétendus intellectuels l’appelaient
l’Athènes des États-Unis. Elle en était loin, mais ce
n’était pas non plus un dépotoir éclairé au néon. »
(La Petite Sœur, trad. de Simone Jacquemont et J. G.
Marquet, Gallimard)

Michael Connelly (né en 1956) a été journaliste puis


chroniqueur judiciaire, avant de se lancer dans
l’écriture, en 1992, avec Les Égouts de Los Angeles où
apparaît pour la première fois Hieronymus
« Harry » Bosch, inspecteur du LAPD à West
Hollywood (voir chapitre 9). Plus d’une vingtaine de
romans suivront, pas toujours avec Harry Bosch,
dont Le Poète (1997) et Créance de sang (1998 –
adapté au cinéma). L’auteur assume le côté
« procédural » de beaucoup de ses intrigues :
« J’essaie de montrer les mécanismes de la police
dans ses plus fins rouages », et souligne le rôle
métaphorique que joue L.A. dans ses livres,
Hollywood en particulier. Ainsi, à propos du Cadavre
dans la Rolls (1998) : « Hollywood est une grande
boîte grouillant de vers. On y jette un coup d’œil, on
fait le tri. » (revue Polar, no 22)

James Ellroy et la tétralogie historique sur L.A.


Comme le souligne l’écrivain Jean-Bernard Pouy
dans sa Brève histoire du roman noir (éd. L’Œil neuf,
2008), ce qui distingue les auteurs qui atteignent
une telle renommée, c’est « la force de leur
incantation ». Et d’ajouter, à propos des livres
d’Ellroy, que « leur puissance ne laissera jamais
personne froid et indifférent. » Nous reviendrons
plus loin sur l’enfant terrible du polar et sur son
œuvre (voir chapitres 9 et 12).

C’est Le Dahlia Noir** (1987) – premier volet du


quatuor de L.A. – qui le fait véritablement connaître
du grand public. Le roman a pour point de départ le
meurtre non résolu d’Elizabeth Short, en 1947.
Suivront Le Grand Nulle Part** (1988), L.A.
Confidential** (1990) et White Jazz (1992). Los
Angeles y est dépeinte comme monstrueuse, la
corruption la ronge, le pouvoir politique y est aussi
pourri que la police. Cette fresque foisonnante, aux
personnages multiples, est servie par une écriture
puissante.

Mêmes problèmes sur la côte Est


Le Bronx, cousin pauvre de Manhattan
Dans l’esprit de nombreux lecteurs, New York se
résume à Manhattan. Il n’en est rien. En témoigne
l’œuvre de Richard Price, né dans le Bronx en 1949.
C’est un remarquable auteur de romans noirs,
également connu pour sa brillante activité de
scénariste (The Wire, The Nigh of pour la télévision, La
Couleur de l’argent de Martin Scorsese pour le
cinéma…). Il faut certainement lire ses livres
majeurs – Clockers (1992) qui montre la face sordide
du petit business de la drogue à travers des dialogues
hachés, argotiques, d’une violence impressionnante,
et Ville noire, ville blanche (1998) drame des tensions
raciales entre Noirs et Blancs. Mais c’est dans ses
premiers romans, Les Seigneurs (1974) et Frères de
sang (1976), que l’on saisit le mieux ce qu’il en coûte
d’être un jeune prolo blanc du Bronx dans les
années 1960-1970 : dehors, les bandes rivales
s’affrontent, les Noirs d’un côté, les Italiens d’un
autre, les Chinois au milieu. Ça castagne sec, pour les
filles, pour la drogue, pour le prestige.

« Je préfère écrire des romans parce que, voyez-


vous, je suis un romancier. Je me sens artiste quand
j’écris un roman, alors que je me sens artisan quand
je travaille sur un scénario. » (Interview de Richard
Price)

Washington la noire et blanche


George Pelecanos, auteur d’origine grecque né à
Washington en 1957, donne à voir une face de sa ville
natale bien éloignée du cliché propret de la Maison-
Blanche. Washington est en effet une des villes
d’Amérique comptant la plus grande proportion
d’Afro-Américains dans sa population, et un taux de
pauvreté très élevé qui touche également les
communautés grecque et italienne. Deux cycles sont
à retenir. D’abord la trilogie « Nick Stefanos » –
Liquidation, Nick la galère et Anacostia River Blues –,
où Nick le privé explore les bas-fonds de la ville, ses
flics racistes et véreux, la drogue et la prostitution.
Et puis, surtout, le « Quatuor de Washington », qui
fait écho au travail de James Ellroy sur Los Angeles.
Avec Un nommé Peter Karras**, King Suckerman, Suave
comme l’éternité et Funky Guns, parus à la fin des
années 1990, Pelecanos dévoile les quartiers pauvres
d’immigrés grecs et italiens, la misère du ghetto
noir, et offre en même temps du polar rythmé,
énergique, captivant. Dans la série « Derek
Strange », on retiendra Blanc comme neige** (2001),
où le héros, un détective privé noir, enquête sur une
bavure policière, possiblement raciste.

Richard Price, Dennis Lehane et George Pelecanos,


qui dans leurs livres dépeignent les souffrances de
leurs villes respectives – New York, Boston et
Washington – ont tous les trois participé au scénario
de la série télévisée mythique The Wire (Sur écoute),
qui décrit magnifiquement toutes les facettes de la
criminalité dans le port de Baltimore.

La petite ville loin de tout


Concentré de toutes les névroses et préjugés de
l’Amérique, elle est la toile de fond de beaucoup plus
de romans noirs qu’on ne le croit, car elle est
présente sur tout le territoire, sert de contrepoint
romanesque aux grandes métropoles, et de relais
dans les cavales mémorables.

Elle incarne la morale du territoire américain


Aux États-Unis, c’est le shérif qui représente la loi.
Souvent, dans les petites villes et les cantons ruraux,
il est élu par les habitants, ce qui laisse songeur.
Aussi, héritage du western, ces derniers font souvent
le travail eux-mêmes quand ils veulent que justice
soit promptement rendue. D’où cette spécialité
particulièrement répugnante, le lynchage. À cet
égard, La bête qui sommeille de Don Tracy (voir
chapitre 5) est un livre majeur.

Quand ce n’est pas le lynchage, c’est la chasse à


l’homme. Inoubliable est celle que mène le shérif
Bittersmith à travers les bois enneigés d’Une contrée
paisible et froide de Clayton Lindemuth (né en 1970).
Son grand-père a donné son nom à la ville, ce qui lui
confère tous les droits, celui de cuissage qu’il pousse
jusqu’à l’inceste, et celui d’abattre, avec sa meute de
potes armés jusqu’aux dents, quiconque ose se
dresser contre son autorité.

Dans certains de ses romans, Thomas H. Cook, né


en 1947 en Alabama, a su recréer l’atmosphère
étouffante des villes moyennes, l’étroitesse d’esprit
de leurs habitants. Le plus connu, Au lieu-dit Noir
Étang (1996), déroule le drame inéluctable d’un
adultère en Nouvelle-Angleterre dans les
années 1920 : le jeune Henry a découvert la liaison
clandestine et torride qu’entretiennent la belle Mlle
Channing et M. Reed, ses professeurs du lycée de
Chatham… Tandis que Coburn, en Géorgie, est le
théâtre d’un drame conjugal nourri par les préjugés
mesquins d’une communauté universitaire. Le
Dernier Message de Sandrine Madison (2013) expose de
façon implacable comment, aux yeux de la police, le
suicide d’une professeure d’histoire ne peut en être
un : son mari et elle « ne sont pas d’ici », et les
intellectuels sont des pervers, n’oubliez pas !

Le noir et les villes d’Europe


Plus tardivement, mais avec un même souci
d’aborder les problèmes politiques et sociaux, la ville
chez certains auteurs européens est l’illustration de
déchirures et de luttes nées d’un climat hostile. Ils
ne parlent de leur ville ni comme d’un repaire de
gangsters ni comme d’un lieu de crime au sens
« polar », mais d’un endroit où la criminalité
procède d’une situation politico-sociale imputable à
Margaret Thatcher pour les Britanniques et à la
dictature de Franco pour Manuel Vázquez
Montalbán, à la condition des classes populaires
pour Léo Malet.

La face cachée de la Grande-Bretagne


L’Empire britannique disloqué, restent le
Commonwealth et le portrait officiel de la reine. Les
beaux quartiers demeurent opulents, mais derrière le
miroir, la réalité est tout autre.

John Harvey (né en 1938) a été professeur d’anglais


avant de connaître des débuts un peu chaotiques
dans l’écriture. L’opportunité d’un travail de
scénariste pour une série télévisée située à
Nottingham (où il a vécu 17 ans) et la découverte des
romans d’Elmore Leonard, le relancent. Ainsi crée-
t-il en 1989 un personnage de flic d’origine
polonaise, Charlie Resnick, qui apparaît dans Cœurs
solitaires**, premier d’une dizaine de romans avec ce
héros. Grâce à lui et à la ville de Nottingham qui est
emblématique de la détresse post-industrielle et
post-thatchérienne (mines et usines textiles
fermées), son univers offre un tableau réaliste de
l’Angleterre des années 1990. Sous des apparences
de roman de police procedural (nous reviendrons sur
ce genre au chapitre 10), John Harvey écrit des polars
noirs percutants. Il radiographie les problèmes d’une
société malade : carences de l’organisation de la
police au niveau national, situation des sans-abris,
racisme anti-pakistanais, précarité sociale. Il est,
avec Robin Cook et David Peace, un des acteurs
majeurs du roman policier anglais contemporain.

Chez Ian Rankin, né en 1960, les enquêtes de John


Rebus puisent dans l’histoire même d’Édimbourg.
Son engagement politique à gauche apparaît
clairement dans les premiers titres, qui sont
vraiment intéressants. Il s’est un peu relâché ces
dernières années, et le contenu est moins tonique.

À la différence de sa sœur rivale Glasgow, Édimbourg


est une capitale où le crime semble ne pas exister.
Dès L’Étrangleur d’Édimbourg (1987), le véritable
sujet de la série « Rebus » apparaît : la ville où
Rankin a fait ses études et où il vit toujours. Il en
montre la schizophrénie – surface lisse et dessous
sordide –, à l’image du Dr Jekyll et de Mr Hyde, les
personnages créés par son auteur préféré, R.L.
Stevenson. D’un côté la face pauvre, délinquante, de
l’autre le visage prospère : bourgeoisie instruite,
boom de l’immobilier et publicistes en plein essor.
Chaque livre en dévoile un peu plus sur une ville en
pleine mutation et chaque nouvelle facette est liée à
son histoire ténébreuse et à celle de l’Écosse :
protestants contre catholiques, Écosse contre
Angleterre, avec, quoi qu’il arrive, un vieux fond de
rébellion.

L’Espagne marquée par le franquisme


Manuel Vázquez Montalbán (1939-2003) et
Francisco González Ledesma (1927-2015), les deux
figures majeures et difficilement remplaçables du
polar espagnol (voir chapitre 16), ont en commun
leur ville, Barcelone, et la place qu’ils lui donnent
dans leurs écrits. Si l’un et l’autre ont décidé
d’explorer la dimension sociale et sont marqués par
la dictature de Franco, ils ne doivent toutefois pas
être confondus. Plus affectif, Ledesma regrette
toujours, quelle que soit la date du livre, la Barcelone
d’avant. Il a la nostalgie des rues populaires et de
leur chaleur humaine, des bouquinistes et des
maisons délabrées, de la tranquillité un peu
mélancolique des grandes artères bourgeoises. Plus
féroce et ouvertement politique, Montalbán dénonce
la manière dont l’urbanisme outrageusement
modernisant prive les habitants de leur culture.
Victime du lifting urbain, Barcelone a peu à peu
perdu de beaux morceaux de son âme. L’étape la pire
étant le « nettoyage » imposé pour les jeux
Olympiques de 1992. Quand la propreté règne, le
crime recule, et ce n’est pas bon pour le roman
policier !

« Le matin avait déjà laissé déserte la Calle Nueva,


quand Méndez entra dans le commissariat. Les
matins du vieux Barrio chino barcelonais ne sont
plus ce qu’ils étaient, ils ne signifient plus ces rues
bondées, ces bars qui semblaient travailler à
comptoir ouvert, ces bordels transformés en centres
de promotion culturelle, ces hôtels remplis d’une
importante clientèle étrangère, venue d’endroits
aussi exotiques que Carabanchel, Ocaña et Puerto de
Santa Maria. » (Francisco González Ledesma, La
Dame de cachemire, trad. de Jean-Baptiste Grasset,
Gallimard)

Paris, ville du noir après la guerre


Au début des années 1950, Marcel Duhamel trouve
enfin des auteurs français dignes de rejoindre les
Anglo-Saxons de la « Série Noire ». En 1953, la
critique s’enflamme pour Touchez pas au grisbi
d’Albert Simonin, préfacé par Pierre Mac Orlan, et
l’année suivante pour Du rififi chez les hommes
d’Auguste Le Breton. Leur ville est le Paris de la
pègre.
Dans les romans d’Albert Simonin (1905-1980),
trois éléments prédominent : les quartiers populaires
et leur argot, la violence et la prostitution, ainsi que,
point particulièrement sensible, un fort racisme
anti-immigrés où Arabes et Espagnols sont
confondus dans un même mépris. Montmartre, les
Buttes-Chaumont, la Bastille sont au cœur de
l’action, ainsi que la proche banlieue pittoresque :
Montreuil, Romainville, Nogent-sur-Marne. Touchez
pas au grisbi (1953) et Grisbi or not Grisbi (1955), qui
deviendra un film mémorable, Les Tontons flingueurs,
se lisent encore avec un plaisir certain.

LA LANGUE VERTE ET LE NOIR

Si aujourd’hui certains reprochent à Marcel Duhamel d’avoir


imposé l’usage systématique de l’argot à ses traducteurs, et
d’avoir taillé dans le texte original pour satisfaire à la règle
des 254 pages du format poche, sur le moment et pendant
plusieurs décennies, ça n’a dérangé personne. Il faut
reconnaître aussi que cet argot « traduit » était parfois
curieusement décalé, certains termes qui nous paraissent
naturels dans la bouche d’un truand parigot des années
1950 n’étant pas forcément bienvenus dans celle d’un
gangster qui a sévi vingt ans plus tôt à Chicago. Si la question
vous intéresse, le mieux est de vous reporter à un petit
ouvrage éclairant de Lionel Besnier : L’Argot du polar (coll.
« Folio », Gallimard, 2015). Vous y trouverez, entre autres,
l’origine du mot « rififi », inventé par Auguste Le Breton,
responsable également d’avoir introduit le « verlen » (et non
« verlan », Le Breton est catégorique) dans la langue du noir.

D’Auguste Le Breton (1913-1999), authentique


truand, on peut lire à titre de curiosité Du rififi chez
les hommes (1954) : le quotidien des malfrats est plus
authentique, que chez Simonin – et pour cause –, et
la manière dont les macs et les « madames »
traitent les « filles », d’un réalisme qui donne la
chair de poule. Son argot sonne on ne peut plus
juste, quoiqu’un mot sur trois réclame aujourd’hui
une explication. Le glossaire en fin d’ouvrage se
révèle indispensable.

Léo Malet (1909-1996) est né à Montpellier mais est


monté très jeune à Paris, pour devenir chansonnier.
Il y a fréquenté les milieux anarchistes, surréalistes
(pas très longtemps) et trotskistes. Poète, il avait
souvent faim et écrivait dans tous les genres, sous
divers pseudonymes. En 1943, la première apparition
de Nestor Burma, « le détective qui met le mystère
K.O. » dans 120, rue de la Gare, lui vaut un début de
notoriété, renforcé par une adaptation
cinématographique trois ans plus tard. En 1953,
quand paraît Le soleil naît derrière le Louvre, premier
titre de la série « Les Nouveaux Mystères de Paris »,
on entrevoit les relations intimes de Nestor Burma
avec la capitale dont il arpente le pavé et fréquente
les troquets pour téléphoner et boire un, voire
plusieurs coups. Paris était alors pittoresque,
animée, grouillant de petits métiers. Ainsi voit-on
un vieux chiffonnier dans Brouillard au pont de
Tolbiac ** (1956) (où figure le foyer végétalien qui
avait accueilli l’auteur à son arrivée dans la capitale)
et tout un petit monde crapoteux d’artistes de
music-hall et d’imprésarios douteux dans M’as-tu vu
en cadavre ?, deux des titres superbement adaptés en
BD par Tardi. Il y a encore les abattoirs, les halles…
L’aventure se terminera au bout de quinze
arrondissements, en 1959, avec L’Envahissant Cadavre
de la plaine Monceau. Déjà dans les années 1950, Léo
Malet ne reconnaissait plus sa ville, qui changeait à
vue d’œil. Le bétonnage du vieux Paris lui fendait le
cœur. Que dirait-il aujourd’hui ?

« Au début des années 1950, je m’étais dit, devant le


paysage parisien qui s’offrait à ma vue – le métro
aérien sur le pont de Passy, la Seine, la Tour Eiffel –
que c’était quand même extraordinaire que, depuis
Louis Feuillade, et son film Les Vampires, personne
n’ait vraiment utilisé ce décor si prestigieux. […]
L’idée me vint d’une série de romans policiers se
passant chacun dans un arrondissement, sans en
franchir les limites administratives. » (cité dans
l’essai d’Alfu sur l’auteur : Léo Malet, Encrage, 1998)

No Country for Old Men : le noir


en milieu rural
Au tournant du XXIe siècle, les auteurs de polars
américains utilisent de nouveau la nature. Mais ce
n’est pas né d’hier, puisqu’après tout, on peut tout à
fait ranger au rayon noir Sanctuaire (1931) de
Faulkner, Le Petit Arpent du Bon Dieu (1933) d’Erskine
Caldwell et Des souris et des hommes (1937) de John
Steinbeck, qualifiés par Michel Lebrun de « romans
noirs des pauvres Blancs ».

LES LIEUX RÉCURRENTS DU NOIR

En milieu urbain, le speakeasy, le bar, le hall d’hôtel et les


couloirs sont les décors privilégiés.

Dans les films en noir et blanc des années 1940-1950, il y avait


beaucoup de scènes assez statiques en appartement, et des
fusillades éclairées par un réverbère au coin d’une rue.

Les réalisateurs recouraient volontiers aussi à la salle de


cinéma, toutes lumières éteintes : c’est là que se réfugie le
fugitif, que se rencontrent ceux qui complotent.

Quand on sort du noir urbain classique et qu’on aborde les


espaces, le motel prend une dimension mythique. Au cinéma,
mais aussi dans le roman, c’est le lieu de tous les possibles,
pour un criminel. Isolement et discrétion garantis.

L’anonymat des motels, identiques dans les 50 États à


quelques détails près, est une bénédiction pour le type en
cavale ou qui mijote un sale coup dans les environs. Leur
décor intérieur cafardeux, avec l’incontournable couvre-lit en
chenille ou en cretonne crasseuse à motifs floraux, et la Bible
dans le tiroir de la table de nuit, les rend indispensables au
récit noir.

Mais n’oublions pas ces autres lieux à l’écart de la civilisation,


propices aux agissements criminels : le trailer, caravane
souvent montée sur parpaings qui sert de résidence fixe à une
importante partie de la population, lieu sordide d’échanges
illicites, ainsi que la cabane en bardeaux ou en rondins, plus
romantique, généralement au bord d’un lac.

La tradition rurale en
Amérique
Dans L’Année du polar, édition 1988, Michel Lebrun
déclarait : « Une légende tenace affirme que le crime
ne s’épanouit totalement qu’en milieu citadin… On
tue aussi en milieu rural, et comment ! » De la
Louisiane au Texas, de l’Ohio aux coins les plus
reculés de la Géorgie, en voici l’illustration.

Le shérif, la brute et l’innocent


Le roman noir américain ne cesse d’explorer les
failles du système américain avec, souvent, en toile
de fond, les séquelles irréparables de la guerre du
Vietnam qui questionnent inlassablement le
problème de la violence.

Harry Crews et Donald Ray Pollock : la


mythologie « White Trash »
Harry Crews (1935-2012) est l’auteur d’une
vingtaine de romans, parmi lesquels quelques chefs-
d’œuvre : Le Chanteur de gospel (1968) ou encore La
Malédiction du gitan (1974). Mais c’est avec La Foire
aux serpents (1976), virée en enfer chez les rednecks,
qu’il explore la toxicité d’une petite ville de Géorgie,
la bien-nommée Mystic. Une fois par an y est
organisée une chasse aux serpents, attirant pour
quelques jours une belle brochette de désaxés.
Comme si les habitants du cru ne suffisaient pas…
Tous semblent perdus, minés par la pauvreté,
l’alcoolisme, et surtout la frustration. Ainsi le
personnage principal, Joe Lon Mackey, qui fut obligé
de renoncer à une carrière de footballeur, faute de
moyens, et à l’amour de sa vie, Berenice. On croise
un obsédé du body-building, un éleveur de pit-bulls
d’une cruauté sans nom, un shérif violeur et
totalement cinglé, et une ou deux nymphomanes.
Pourtant, Harry Crews réussit le tour de force de
faire faillir une étincelle d’humanité même dans les
âmes les plus tordues.

Donald Ray Pollock est né en 1954 dans le sud de


l’Ohio, à Knockemstiff (littéralement, « étends-les-
raides »), une petite bourgade au milieu de nulle
part. Il travaille trente ans dans l’usine de pâte à
papier locale avant de se lancer dans l’écriture.
Premier essai, coup de maître : son recueil de
nouvelles intitulé justement Knockemstiff** (2008)
est un tableau sans concession de la dure existence
des laissés-pour-compte au pays de l’Oncle Sam des
années 1960 aux années 1990. Des pochetrons et des
camés de tout poil y font peu de cas de la vie de leurs
congénères en instituant la violence comme seul
mode de communication. Ça suinte la solitude et le
désespoir autant que la cupidité et la cruauté. La
sexualité – exacerbée et maladive – y tient une place
centrale, avec des personnages féminins à côté
desquelles les sœurs Sternwood (Le Grand Sommeil)
pourraient passer pour des nonnes.

Cet autodidacte déclare avoir été inspiré par la


lecture de « Hemingway, Larry Brown, Harry Crews,
Céline » (revue Alibi). Si vous doutiez encore de la
persistance du Mal dans le cœur de l’homme, lisez
aussi son premier roman : Le Diable, tout le temps
(2011), couronné par le Grand Prix de Littérature
Policière.

1 275 âmes** (1964) de Jim Thompson (voir


chapitre 5). Rien ne va plus pour Nick Corey, le shérif
de Potts County, l’un des plus petits comtés du Texas
(en anglais, le titre – Pop. 1 280 –
signale 1 280 habitants). Dans la localité, tout le
monde le prend pour un crétin. Jusqu’au jour où le
gentil shérif se lasse…

La Louisiane de James Lee Burke


James Lee Burke est né au Texas en 1936. Il fait des
études de littérature et de journalisme à l’université,
puis il exerce plusieurs métiers dont celui
d’enseignant. Son œuvre, vaste et riche, est surtout
marquée par la création de son héros Dave
Robicheaux, sorte de justicier humaniste. La série
démarre en 1987 avec La Pluie de néon et se poursuit
avec une vingtaine de livres. Il vit dans le Montana,
« le meilleur endroit du monde », dit-il, et est
reconnu comme un des maîtres actuels du roman
policier américain.

Dave Robicheaux est un ex-policier alcoolique


d’origine cajun reconverti dans la location de
bateaux de pêche. Il enquête entre New Iberia et des
coins paumés de la Louisiane, avec l’aide d’un dur à
cuire, Clayton, ex-flic également. La mémoire
collective du Vieux-Sud n’est jamais loin, la violence
omniprésente. Marqué par son expérience de la
guerre au Vietnam, son mariage raté, ses erreurs,
Dave Robicheaux n’aspire qu’à la rédemption. James
Lee Burke est un écrivain unique alliant réalisme,
compassion et pessimisme. Pour son éditeur
François Guérif, c’est son évocation de la nature qu’il
faut retenir : « Il est extrêmement précis sur les
décors, l’atmosphère, les sensations. […] Il y a une
espèce de sensualité et de communion avec la nature
qui est formidable et qui, en plus, n’est pas gratuite,
car l’enjeu écologique est toujours au cœur de ses
livres. » (Du polar, entretiens avec Philippe Blanchet,
Payot, 2013)

Dans Black Cherry Blues (1991), une compagnie de


forage convoite les réserves de gaz naturel dans le
sous-sol du territoire des Indiens Pieds Noirs. En
voulant secourir un de ses amis qui milite contre le
projet, Dave Robicheaux est pris dans une spirale de
violence et seules « les voix qui parlent sous la
pluie », celles de ses morts (sa femme, son père), lui
apporteront du soutien.

La rivière, pour fuir ou pour mourir


La rivière est un des lieux privilégiés de la littérature
américaine, le Mississippi étant le plus représentatif.
Ce fleuve emblématique de l’Amérique est le cadre de
romans majeurs, à commencer par Les Aventures de
Huckleberry Finn de Mark Twain (1835-1910), chef-
d’œuvre paru en 1884 dont le jeune héros,
descendant le fleuve en compagnie d’un esclave noir,
connaît des expériences traumatisantes.

Elle est la voie naturelle de la cavale, qu’il s’agisse de


bons ou de méchants, au même titre que les
fameuses Routes qui traversent les États d’Amérique.
La fuite la plus célèbre étant celle des deux enfants
poursuivis par le faux pasteur psychopathe de La
Nuit du chasseur ** (1953) de Davis Grubb (1919-
1980). En pleine Dépression, John et Pearl dérivant
dans une barque, emportant le magot caché par leur
père qui va être pendu pour vol, incarnent
l’innocence menacée. Roman d’autant plus mythique
qu’il a inspiré l’unique film réalisé par Charles
Laughton, un chef-d’œuvre.

La rivière peut être piégeuse, comme en témoigne


Délivrance (1970) de James Dickey (1923-1997),
roman d’un suspense glaçant, dont la mémorable
adaptation par John Boorman a marqué les esprits.
Quatre citadins partis en expédition de canoë,
espérant par cette communion avec la nature
sauvage renouer avec une forme de pureté et
d’authenticité, passent progressivement du paradis
annoncé à l’enfer pour de bon.

Les romans les plus noirs de Joe R. Lansdale, né au


Texas en 1951, racontent le village, les superstitions,
la rivière Sabine, la pauvreté et le racisme dans son
État natal au moment de la Grande Dépression. Le
plus représentatif est Les Marécages (2000, Edgar
Allan Poe Award), où l’Homme-Chèvre, monstre de
légende, est accusé de tous les méfaits, et où, comme
souvent, on lynche un homme noir. Les broussailles
et les champs de canne, le corps gonflé d’eau,
accroché au filet de pêche, d’une gamine qui rêvait
d’Hollywood et une cavale prodigieuse jusqu’aux
bayous alimentent Les Enfants de l’eau noire (2012),
autre témoignage du talent très personnel et
attachant de l’auteur.

LE NOIR TENDANCE SOUTHERN GOTHIC

William Gay (1941-2012), auteur du Tennessee, incarne une


catégorie très particulière de roman noir rural qualifiée de
« Southern Gothic », dont le représentant le plus connu
demeure William Faulkner. On y trouve de vrais méchants,
criminels sans mauvaise conscience, et de pauvres innocents
qui subissent leur loi, mais aussi des éléments de surnaturel,
voire de fantastique, qui apportent leur touche de poésie
magique, traversée d’éclairs d’un humour parfois atroce. Il est
fortement conseillé de lire La Mort au crépuscule** (2006),
récompensé par le Grand Prix de Littérature Policière, où le
talent de l’auteur s’exprime pleinement. Le jeune Kenneth y
court sous une pluie incessante, poursuivi par un tueur
démoniaque dans la forêt maléfique du Harrikin peuplée
d’étranges sorcières et de fermes abandonnées. Sa faute ? Il
détient les photos témoignant de la fantaisie démente et
perverse du croque-mort local.

À l’université du Montana, Richard Hugo (1923-


1982) eut James Crumley, Jim Harrison et James
Welch pour élèves. Poète avant tout, il est considéré
comme le fondateur de la fameuse école de Missoula.
Avec son unique roman policier, La Mort et la Belle
Vie** (1981), il a souhaité rendre hommage aux
maîtres du genre, Hammett et Chandler. Trois amis
partent pêcher la truite. L’un d’eux est retrouvé
mort, le crâne fendu par un coup de hache. Pour
mener l’enquête, un poète-policier, Barnes-la
Tendresse, qui a quitté la grande ville en faveur de
cette paisible bourgade du Montana. Doux comme un
agneau. Pourtant, l’enquête va lui donner du fil à
retordre. Détective humain et philosophe sur fond de
splendide nature : rien ne ressemble à ce sublime
bouquin, ni à son héros hors du commun.

Clin d’œil et hommage au maître qu’il admirait :


Richard Hugo a laissé un roman inachevé intitulé The
Saltese Falcon (jeu de mots intraduisible), où l’on
retrouve son héros le shérif adjoint Al Barnes. Il a été
publié, accompagné de poèmes et d’essais critiques
sous le titre Si tu meurs à Milltown (trad. de Michel
Lederer, Albin Michel).

Depuis une dizaine d’années, Craig Johnson,


Américain à chapeau de cow-boy né en 1961 en
Virginie-Occidentale, remporte un joli succès avec
les aventures de Walt Longmire, shérif du comté
fictif d’Absaroka, dans le Wyoming. Dès Little Bird
(2004), le public a plébiscité ses polars peuplés
d’individus frustes mais sympathiques, qui
progressent dans un vaste décor sauvage abritant
une réserve cheyenne. Du polar de plein air non
dénué d’une certaine forme d’humour.

Frederick Busch (1941-2006) a laissé une œuvre


prolifique dont une petite partie seulement a été
traduite en français. Il faut lire le remarquable Nord
** (2005) : Jack, l’ancien flic déjà rencontré dans
Filles (1997), se retrouve à enquêter dans un coin
perdu tout au nord de l’État de New York où s’est
volatilisé le jeune neveu d’une avocate. À la fois polar
extrêmement tendu et drame psychologique, Nord
sidère par sa force d’écriture et sa dimension
compassionnelle.

Aidons les hommes et protégeons la


planète
Avec la réouverture de l’espace, le retour à la Nature,
on revient à la quête (de vérité, de rédemption) et le
héros, quoique largué et malmené, reprend de la
stature morale

Au tournant du XXIe siècle, Ron Rash, (né en 1953) en


Caroline du Sud, est un des précurseurs de ce qu’on
appellera quinze ans plus tard le « rural noir », à
tendance politique environnementale.
Avec sept romans, dont six traduits à ce jour, et une
poignée de recueils de nouvelles, cet admirateur de
Jean Giono s’est acquis une réputation de grand
écrivain américain contemporain sans que les
libraires sachent vraiment s’ils doivent placer ses
livres au rayon polar ou au rayon littérature. Les
deux, en fait : « Ce que j’écris est noir, mais ce n’est
pas du noir, » s’explique-t-il. De fait, s’il y a de la
violence, des meurtres, des vengeances et des
représailles dans Un pied au paradis, Serena ou Une
terre d’ombre (2014, Grand Prix de Littérature
Policière), on y trouve aussi les thèmes récurrents de
la splendeur de la nature opposée à la barbarie
humaine, des superstitions de paysans laissés pour
compte au fond des Appalaches, des traces que les
guerres laissent non seulement dans les corps des
soldats, mais dans la mémoire collective d’un pays.
Un pied au paradis** (2002), son premier roman, met
en scène un meurtre passionnel dans une
communauté rurale contrainte de quitter sa terre
ancestrale à cause de la construction d’un barrage
hydraulique. Serena (2008), le plus célèbre, offre le
portrait d’une femme rapace et impitoyable, prête à
tous les excès pour finir de décimer une forêt des
Smoky Mountains et empêcher qu’aboutisse un
projet de parc national. Le souci de préserver
l’environnement est également présent dans Le
Chant de la Tamassee, atroce récit de la lutte qui
s’organise entre environnementalistes et
entrepreneurs autour du corps d’une jeune noyée,
resté coincé sous un rocher dans une rivière
juridiquement intouchable. Là où Rash déborde du
cadre de la littérature de genre, c’est que sa prose est
celle d’un poète habité par la tragédie
shakespearienne, une écriture qui se singularise par
la maîtrise avec laquelle il joue des sons, du rythme
et des symboles.

Compagnon de route littéraire de Ron Rash, Daniel


Woodrell, né en 1953 dans le Missouri, est un
écrivain important et pas assez lu. Il est l’auteur de
nouvelles et de huit romans, dont quatre situés dans
les monts Ozark, territoire désolé du sud de son État
natal. Un hiver de glace (2007), connu des cinéphiles
sous le titre du film Winter’s Bone, a frappé les
esprits. Il s’agit de la quête de Ree, 16 ans, qui part
dans la nature enneigée et hostile sur les traces de
son père, Jessup, trafiquant de cocaïne. Jessup est en
liberté conditionnelle, il a hypothéqué la maison
familiale avant de prendre la tangente et il importe
de le retrouver avant son procès. Woodrell décrit les
laissés-pour-compte dont parle Ron Rash, les brutes
du bout du monde et la misère comme une
malédiction.

La tradition rurale en France :


naissance ou renaissance ?
De solides antécédents
Le polar paysan existait bien avant que ne surgisse,
assez récemment, l’expression « noir rural ». Et
finalement, il n’y a pas tant de différence que cela
entre les romans de Pierre Véry ou de Pierre Magnan
et ceux de Frank Bouysse.

Charente, Sologne et poésie


Les paysages charentais de son enfance, mais aussi
la Sologne, sont au cœur des romans noirs paysans
de Pierre Véry (voir chapitre 2), dont le plus
représentatif est Goupi mains-rouges** (1937) qui a
fait l’objet d’une mémorable adaptation
cinématographique par Jacques Becker en 1943. Une
famille que rongent la cupidité, l’égoïsme et
l’étroitesse d’esprit s’y déchire au moment où rentre
à la ferme le frère qui a réussi à Paris. L’atmosphère
oppressante et le dédain de la mort appartiennent
indéniablement au registre du noir, et apportent
l’une des meilleures preuves que la bassesse n’a pas
besoin d’asphalte pour se développer.

« Pierre Véry est un grand créateur de personnages


et d’accessoires pour forêts françaises, crépuscules,
brumes et rues mortes. Grâce à ses dons un paysage
“bavarde”, raconte tous ses secrets à ceux qui
veulent les entendre. Un assassin conduit par la
fantaisie du romancier peut nous combler d’horreur
par le meurtre d’une rose trémière dans le dernier
jardin d’un dernier village d’Île-de-France. »
(Pierre Mac Orlan, article dans L’Intransigeant,
circa 1931)

Haute-Provence et phénomènes étranges


Au pays de son maître Jean Giono, Pierre Magnan a
produit dans les années 1970-1980 plusieurs polars
provençaux délectables, dont Le Commissaire dans la
truffière (1977) et Les Courriers de la mort (1986). Et la
Haute Provence a inspiré un autre titre inoubliable,
L’Été meurtrier (1977) de Sébastien Japrisot.

Né à Manosque, Pierre Magnan (1922 -2012) quitte


l’école à 12 ans et devient typographe dans une
imprimerie locale. Puis, réfractaire au STO, il se
réfugie en Isère. Après un premier roman en 1946,
passé inaperçu, il persiste et, en 1976, sans emploi à
la suite d’un licenciement économique, se risque au
polar : Le Sang des Atrides remporte le Prix du quai
des Orfèvres 1978. Une nouvelle carrière commence,
couverte de lauriers et placée sous le signe du
commissaire Laviolette qui aura les traits de Jean
Poiret au cinéma. Un grand succès pour ce mal
scolarisé et, de son propre aveu, « apolitique,
asocial, atrabilaire, agnostique et, si l’on ose écrire,
aphilosophique ».

Les traditions et croyances locales ont leur place


dans l’œuvre de Pierre Magnan. Ainsi, Le
Commissaire dans la truffière (1978) nous fait
découvrir un étrange épouvantail coiffé d’une
voilette noire qui se faufile dans les broussailles…
Cela se passe à Banon, Basses-Alpes, 900 habitants,
où six disparitions ont été signalées en six mois. Des
jeunes, des « chevelus » toujours un peu stone et
pieds nus, étrangers pour la plupart. Le singulier
commissaire Laviolette, dépêché de haut lieu,
s’installe et enquête dans ce coin si tranquille où
Rosalie, la truie truffière d’Alyre Morelon, se met à
faire de curieuses embardées et ne déniche pas que
des truffes. Et puis voilà les cadavres, dont celui,
également chevelu et nu-pieds, de l’héritier d’une
importante affaire près d’Oyonnax…
L’écriture de Pierre Magnan est un bonheur, d’une
opulence qui semble tenir à l’air du pays : Giono
aussi, grand amateur de polars, était natif de
Manosque… Pratiques paysannes ancestrales, terres
arides et parfumées, vent féroce et soleil hivernal,
c’est le polar rural à son sommet aussi parce qu’y
pointe un humour d’une noire poésie.

« Un jour, à l’âge de cinq ans, caché derrière sa


grand-mère qui l’avait amené là parce qu’il était
trop jeune pour comprendre, il avait vu cet objet,
avec son curieux nœud de ruban à huit pétales
inextricables, sur la tête d’une vieille femme qu’il
dissimulait tout entière. C’était le “mourrail
incantatoire”, c’est-à-dire un tulle exorcisé par
certaines pratiques et qui devait protéger les
“leveuses de sorts” durant certaines séances
particulièrement périlleuses. » (Le Commissaire dans
la truffière, Fayard)

L’Été meurtrier** (1977) de Sébastien Japrisot se


nourrit également de la chaleur torride d’un petit
village de Provence. Le soleil tape fort et l’air est
moite, le chant des cigales crispe les nerfs et les
désirs sont à vif, bien enfouis avec plein de secrets.
Quand apparaît Éliane, personne dans le coin n’a
jamais vu de fille si belle et si sensuelle. Florimond
qui l’épouse ne croit pas à sa chance. Il a raison.
Éliane n’est venue là que pour accomplir une
vengeance. Au cinéma, elle a les traits d’Isabelle
Adjani dans le film éponyme de Jean Becker très
fidèle au roman, et pareillement marquant et
troublant.

Canicule (1982) de Jean Vautrin répond parfaitement


à la définition du noir, et on peut le qualifier de rural
parce que c’est dans un champ de la Beauce que le
malfrat américain Jimmy Cobb a creusé la terre pour
y enfouir un sac de toile grise contenant un milliard
(de centimes de francs). Et qu’ayant les snipers de la
gendarmerie qui le coursent depuis leur hélico, c’est
dans une ferme aggravée d’un chenil (il a toujours eu
peur des chiens) et de drôles de paroissiens qu’il va
chercher refuge. L’écriture est musclée, syncopée, et
le vocabulaire aussi imagé que chez Albert Simonin.
Malgré la chaleur, ça défouraille, car il n’y a pas que
les gendarmes qui veulent récupérer le sac.

Vautrin était un écrivain magnifique, il est


recommandé, après Canicule, de lire ses autres
romans, au premier chef Billy-ze-Kick, mi-noir, mi
fantaisie débridée et pas du tout rurale qui fraternise
avec Raymond Queneau. Voir le film qu’Yves Boisset
a tiré de Canicule n’est en revanche pas
indispensable.

Pierre Pelot ou le polar de terroir


Pierre Pelot, né en 1945 dans les Vosges où il vit
toujours, est l’auteur d’une œuvre impressionnante
(plus de 200 livres) et très diversifiée. On lui doit un
roman noir qui a marqué tous ceux qui l’ont lu :
L’Été en pente douce (1981). Le village des Vosges où
habitent Fane et sa petite amie, la solaire Lilas, ne
semble pourtant pas le meilleur endroit pour être
heureux, tant y rôdent la bêtise et la jalousie.

Dans l’air du temps


Depuis une dizaine d’années, le polar paysan
rebaptisé noir rural est devenu carrément à la mode.

Franck Bouysse, né en 1965, en est grandement


responsable. Limougeaud de souche, il s’est fait une
réputation de styliste en trois romans, Grossir le ciel
(2014), Plateau (2016) et Glaise (2017), occupant un
siège resté longtemps sans titulaire. Il n’y a pas
d’enquêtes sur les morts violentes qui enracinent ses
romans dans une terre dure. Archiviste d’un
vocabulaire en voie de disparition, il raconte le
labeur paysan, le sang, la sueur, les odeurs, les
larmes et les rancœurs tenaces. Il écrit des romans
noirs de terroir, en respectant un temps qui n’est pas
le même que celui de la ville, l’oreille tendue.

Trois fermes du Cantal servent de décor à Glaise. On


est en août 1914, les hommes sont partis à la guerre,
restent les vieux, les femmes et les enfants.
S’affrontent Valette, un fermier brutal et macho,
enragé par ce moignon – trois doigts en moins et le
pouce amoché dans un accident de machine – qui
l’empêche d’aller combattre ; Leonard son voisin
assagi par les ans et, juste à côté, Joseph, 15 ans, le
fils de l’ennemi séculaire – des histoires de
parcelles – parti sous les drapeaux. Quand la belle-
sœur évanescente de Valette et sa jolie gamine
viennent se réfugier chez lui, le drame est en place.
L’angoisse sourd, ainsi que les désirs. Ça ne peut pas
bien se terminer.

« Un drôle de pays de brutes et de taiseux. Et


comment pourrait-il en être autrement dans cette
région où le diable en personne ne prenait pas la
peine de choisir les âmes, et se servait sans se
soucier de négocier avec la concurrence. La plupart
des gens du coin se rendaient pourtant au temple, le
dimanche, espérant certainement alléger un peu leur
fardeau. Le seul trésor qu’ils côtoyaient chaque jour
était en même temps l’expression de leur calvaire,
cette nature majestueuse et sournoise, pareille à une
femme fatale impossible à oublier. » (Grossir le ciel,
La Manufacture de livres)

Après dix ans d’absence, l’enfant du pays revient


dans la Nièvre, provoquant une réaction en chaîne.
Rural noir (2016), premier roman de Benoît Minville,
né en 1978, sonde les cœurs et les reins d’une
bourgade touchée par la crise et oubliée de tous.
Comme quoi, il n’est jamais bon de regarder en
arrière.

Mais surtout, ne pas parler de mode quand il s’agit


d’Hervé Le Corre, né en 1955, qui trace depuis de
nombreuses années un sillon littéraire notable dans
le paysage du polar français, de sa plume âpre et
sans compromis. Il se trouve que Prendre les loups
pour des chiens (2017) est un vrai beau roman noir
imprégné de ruralité étouffante et de liens familiaux
toxiques : Franck, à sa sortie de prison, est hébergé
par les parents maussades de Jessica, la copine de
son frère Fabien qui, lui, semble avoir choisi
l’absence prolongée. Ça se passe au large de Langon,
pulsions et soleil brûlants, moustiques et frelons. Le
ciel est bleu, mais pas les rêves.
« La chaleur était plus forte ici, sèche et
poussiéreuse, et une odeur âcre de terre brûlée et de
résine envahissait la voiture. Franck se demandait
comment on pouvait habiter ici, loin de tout, et il eut
peur de ce bosquet rond et touffu de channes tassés
les uns contre les autres, survivants sur un pré
funèbre planté de hallebardes après une bataille. »
(Prendre les loups pour des chiens, Rivages)
Chapitre 7
« Bond, je m’appelle Bond » ou
le roman d’espionnage
DANS CE CHAPITRE :

» Le roman d’espionnage se nourrit de la paranoïa

» L’Angleterre et la Première Guerre mondiale : les origines

» Seconde Guerre mondiale et Guerre froide : les beaux jours

» Après la chute du mur de Berlin, mutations contemporaines

L’élément fondateur : la
paranoïa (1)
L’élément fondateur du roman d’espionnage est la
peur que les visées expansionnistes de l’Allemagne
inspiraient au gouvernement britannique. Tout
commence dans un climat de roman d’aventures.

Le roman d’espionnage naît en


Angleterre au début du XXe
siècle
Espion fait partie des plus vieux métiers du monde.
Chaque souverain ou homme d’État qui se respecte
en emploie, pour assurer son emprise sur ses
collaborateurs, sur son peuple et sur l’étranger. Mais
à quand remontent les premiers romans
d’espionnage ?

Qu’est-ce qu’un roman


d’espionnage ?
Au départ, il était qualifié de thriller, avant que ce
terme ne recouvre une palette bigarrée de romans
d’action violente à effets plus ou moins spéciaux.

Pour les uns, c’est une variante du roman policier ;


pour d’autres, pas du tout, puisqu’on n’y trouve ni
crime ni énigme à résoudre. Pour d’autres encore,
c’est du roman populaire porté à l’échelle
internationale. La constante, quoi qu’il en soit, est de
combattre l’ennemi.

Le héros lutte pour servir les intérêts d’un pays


« gentil » et déjouer les sombres projets d’un pays
« méchant ». Le climat de guerre, même invisible,
même froide, est donc requis. L’angoisse, le
suspense, le risque et l’engagement physique sont
des ingrédients indispensables.

« Si le roman d’espionnage emprunte à l’occasion


les procédés du roman policier, il est pourtant d’une
autre nature ; l’espion, en effet, n’est pas un vrai
criminel : il accomplit une mission, il est blanchi par
les lois de la guerre, il n’appartient pas à notre
monde, tandis que le roman policier montre le
surgissement en notre vie quotidienne d’une réalité
inconnue, angoissante, qui nous met en péril en
même temps que l’ordre des choses ; le roman
d’espionnage, lui, nous installe dans
l’exceptionnel… » (Boileau et Narcejac, Le Roman
policier, 1964)

Les débuts : un climat d’aventure


Nous devons nos premiers émois de lecteurs de
romans d’aventures/espionnage à la baronne Orczy
(1865-1947), auteure britannique d’origine
hongroise. Elle crée, avec neuf titres écrits
entre 1905 et 1936, un héros anglais qui, sous la
Terreur, vient en France sauver des nobles menacés
de la guillotine. Le souffle épique, le courage et
l’audace du Mouron rouge ont enchanté des lecteurs
trop jeunes pour se poser des questions d’ordre
idéologique. Le caractère chevaleresque du héros se
battant pour une cause en sont des éléments
essentiels, qui préfigurent le roman d’espionnage.

Au début du XXe siècle, les Anglais étaient persuadés


que les Allemands voulaient les attaquer. Il en
résulta la création en 1909 du Secret Intelligence
Service, connu aujourd’hui sous le nom de MI6. Ce
climat a favorisé l’éclosion de livres où un agent, qui
n’était encore qu’un amateur à l’époque, témoignait
de courage moral et physique pour sauver son pays.

L’un des premiers auteurs de vrais romans


d’espionnage est William Le Queux (1864-1927), qui
a peu été traduit – le lecteur curieux devra se
contenter d’une nouvelle qui figure dans le premier
des trois volumes intitulés Agents secrets chez
Omnibus. Pourtant, son œuvre a exercé une réelle
influence sur John Buchan et ses suiveurs.

L’autre référence d’origine est Robert Erskine


Childers (1870-1922) qui, dans L’Énigme des sables
(1903), raconte comment deux jeunes Anglais
embarqués à bord d’un voilier peu confortable
déjouent un redoutable plan d’invasion de
l’Angleterre. Les estuaires et le brouillard de la côte
allemande de la mer du Nord, ainsi qu’un trésor
prisonnier d’une frégate française ensablée depuis
Napoléon y jouent un rôle non négligeable. Le
moteur de cette expédition maritime est le
patriotisme.

Joseph Conrad (1857-1924), auteur de chefs-


d’œuvre tels que Lord Jim ou Au cœur des ténèbres, a
écrit un unique roman d’espionnage porté par une
ironie salvatrice : L’Agent secret (1907) met en scène
M. Verloc, qui fait à Londres commerce d’objets
pornographiques tout en étant employé comme
agent provocateur par l’ambassade d’une puissance
étrangère. Son contact, un certain M. Vladimir, le
charge de poser une bombe à l’observatoire de
Greenwich. Selon Graham Greene, il s’agit là « du
premier thriller jamais écrit ».

1915, une étape majeure : Les Trente-


Neuf Marches
John Buchan (1875-1940), né en Écosse et avocat de
formation, est correspondant de guerre en France
pour le Times et le Daily News pendant la Première
Guerre mondiale. Ensuite, élu au Parlement et
anobli, il est nommé gouverneur général du Canada.
Carrière prestigieuse qui ne l’a pas empêché d’écrire
quantité de romans d’aventures et d’espionnage,
dont Les Trente-Neuf Marches et quatre autres
volumes ayant pour protagoniste Richard Hannay, de
la littérature fantastique et un roman gothique.

Les Trente-Neuf Marches (1915) évoque aux cinéphiles


l’excellent film éponyme de la période anglaise
d’Alfred Hitchcock. Le roman, salué par tous ses
contemporains, a longtemps servi de référence. À
dire vrai, le style n’est pas léger, et le lecteur actuel
risque de se désintéresser de la fuite à travers les
landes d’Écosse du héros, Richard Hannay,
injustement soupçonné de meurtre : il est trop naïf
pour être crédible et se déjoue trop aisément de tous
les pièges tendus par un ennemi féroce (de
l’Angleterre). Dans les années 1920, cette succession
de péripéties improbables amusait le lecteur. Mais
aussi, en ces temps de fervent patriotisme quand la
littérature d’imaginaire et d’évasion était en vogue,
on aimait les histoires où l’impossible devenait
possible.

« Un de mes premiers héros était John Buchan, mais


je m’aperçus, en relisant ses livres, que les aventures
de Hannay ne m’emplissaient plus de la même joie.
Non seulement le dialogue et les situations avaient
vieilli, mais le climat moral n’était plus celui de ma
propre époque. Même pour un écolier, le patriotisme
avait perdu son prestige… » (Graham Greene,
introduction de 1973 à son roman Tueur à gages,
1936)

Moins de naïveté : le genre


évolue
Curieusement, aux deux exceptions près de John
Buchan l’initiateur et de Len Deighton l’insolent, les
meilleurs auteurs de romans d’espionnage ont
travaillé pour les services secrets. John le Carré les
qualifiera de « transfuges littéraires ».

Le premier auteur-espion, Somerset


Maugham
Aussitôt son diplôme de médecine en poche, William
Somerset Maugham (1874-1965) a décidé d’écrire.
Connu surtout pour ses nouvelles, il a mis à profit sa
double expérience d’écrivain – le plus célèbre
d’Angleterre dans les années 1950 – et de membre
des services de renseignement pendant la Première
Guerre mondiale pour donner naissance au premier
agent secret professionnel, admiré par une
génération d’écrivains, dont Graham Greene et Ian
Fleming. Le personnage éponyme de Mr. Ashenden
agent secret** (1928), recueil de sept nouvelles, n’est
autre que le calque de l’auteur lui-même. C’est un
héros de fiction dont nous ne connaissons pas le
visage (un bon espion n’en a pas !) mais qui apparaît
comme un homme perspicace, attentif, prudent. Le
cynisme et un humour féroce lui servent d’armure.

Le talent exceptionnel de Maugham donne à ces


textes leur profondeur humaine, et l’analyse
sociologique et politique des pays dans lesquels
Ashenden opère rend leur lecture encore
passionnante aujourd’hui. Mais la fiction étant, bien
entendu, supérieure à la réalité, comment résister à
cette stupéfiante galerie de personnages – acrobate
trop maquillée, baronne trop emperlousée, faux
général mexicain à perruque, ambassadeur pompeux
taraudé par une liaison ancienne avec une femme
vulgaire – qui apportent une contrepartie
pittoresque à ceux que l’auteur ne peut vraiment
décrire, les hommes de l’ombre, agents de
l’Intelligence Service.

« SANS SOMERSET MAUGHAM, PAS DE JAMES BOND


! » (PHILIP KERR)

Somerset Maugham est le héros du roman de Philip Kerr Les


Pièges de l’exil (2017), où on le voit vieillissant, buvant du gimlet
au pichet dans sa Villa Mauresque sur la Riviera et rattrapé
par son passé d’espion de la Couronne à la faveur d’un
chantage à la photo compromettante. On le retrouve aussi
dans la merveilleuse BD de Floch’ et François Rivière, Villa
Mauresque (2013).

Quant à son neveu Robin Maugham (1916-1981), qui est un


des personnages du roman de Kerr, il fut l’auteur d’un roman
policier, Le Parfum et la Pourriture (1951) paru dans la
collection « Un mystère » des Presses de la Cité sous le
numéro IX (collector !) et de The Servant (1948), la nouvelle qui
inspira le film magistral de Joseph Losey.

L’exception française
Face à l’hégémonie anglaise dans le domaine, la
concurrence était faible. Néanmoins deux
contributions sont à signaler.

D’abord celle de Pierre Nord (1900-1985), militaire


de carrière qui intégra le Deuxième Bureau après ses
études. En 1936, il écrit Double Crime sur la ligne
Maginot, puis Terre d’angoisse (1937), lauréat du Prix
du roman d’aventures. On peut considérer, à la
lumière des nombreux livres où figure le colonel
Dubois, officier du renseignement, qu’il est le père
du roman d’espionnage français.
Plus accessible aujourd’hui est l’œuvre de Jean
Bommart (1894-1979). Son expérience de reporter
pour le compte de l’agence Havas dans les Balkans
lui a fourni les modèles des personnages
pittoresques qui entourent le Poisson Chinois, alias
Georges Sauvin, agent du Deuxième Bureau. Dès son
premier roman, Le Poisson chinois (1934), Jean
Bommart remporte le Prix du roman d’aventures.

Mais c’est dans le troisième, La Dame de Valparaiso


(1940) que l’on apprend comment son héros est
devenu espion. Travaillant au Chili pour une
entreprise commerciale, Sauvin se trouve amené à
protéger la production de mines de nitrates cruciales
pour l’effort de guerre en Europe : on en a besoin
pour fondre des boulets ! Mû par un patriotisme
touchant, il se joue des mécanismes diplomatiques et
échappe aux pièges de l’incontournable femme
fatale. Les clichés racistes de l’époque sont crispants,
mais l’ensemble constitue un divertissement vintage
tout à fait plaisant.

Paranoïa (2) : l’ennemi, c’est le


nazi
Tant que la peur de l’ennemi se résumait à des
antagonismes entre pays civilisés, passait encore,
mais quand les nazis prennent le pouvoir en
Allemagne, il y a vraiment lieu d’être inquiet. Une
deuxième vague de romans d’espionnage voit le jour.
L’espion est maintenant un officier bien entraîné et
rémunéré – sans pour autant s’enrichir, pour cela il
faudrait trahir, devenir agent double – par les
services secrets britanniques. C’est un professionnel,
un individu qui ne se fait pas remarquer, mû par un
idéal patriotique.

Le genre s’épanouit à la faveur


de la Seconde Guerre mondiale
Les auteurs à lire sont Peter Cheyney, Graham
Greene et Eric Ambler, qui ne se cantonneront pas à
cette seule période, ainsi que Len Deighton, franc-
tireur.

Le roman d’espionnage évoque le cynisme des


gouvernements, d’individus cupides et sans
scrupule. S’il y a des morts, c’est par nécessité, mais
le détail de la violence est éludé avec élégance, sauf
chez Peter Cheyney.
Un aspect méconnu de Peter
Cheyney
Un autre visage de l’œuvre de Peter Cheyney (1896-
1951) apparaît dans une poignée de romans
d’espionnage qu’on appelle les « récits de
l’ombre », écrits entre 1940 et 1945 et qui
témoignent d’ambitions plus vastes que ses romans
hard-boiled de la « Série Noire ». Ils illustrent la
lutte du contre-espionnage britannique contre le
nazisme. L’espion de Cheyney, patriote solitaire et
discret, a plus de points communs avec les
personnages d’Eric Ambler qu’avec le trépidant
Lemmy Caution.

Cheyney innove en s’écartant de la veine


romanesque de Buchan et de Childers, qui avait sa
part de naïveté : il introduit la violence. Ces textes
moins connus sont, selon le critique Jacques Baudou,
« le chaînon qui mène à Ian Fleming ».

Graham Greene, le moraliste


désabusé
Henry Graham Greene (1904-1991) était, par sa
mère, un lointain cousin de R. L. Stevenson. Doit-on
y voir un signe ? Après ses études à Oxford, il devint
critique littéraire et de cinéma pour le magazine The
Spectator avant d’être recruté par les services secrets
britanniques. Son œuvre est traditionnellement
classée en deux catégories : les thrillers, qu’il
qualifiait de « divertissements », comme Le Facteur
humain, et les romans « chrétiens », imprégnés de
morale. Il est également l’auteur du scénario original
du film de Carol Reed Le Troisième Homme (1949),
développé à partir d’un bref roman éponyme qui fut
publié un an après la sortie du film. Son œuvre
considérable, traduite dans le monde entier, est
marquée par l’éloge de la déloyauté et la lucidité en
matière de politique.

« Je présume également que tout romancier a


quelque chose de commun avec l’espion : il observe,
épie les conversations, analyse les personnages et,
dans son effort pour servir la littérature, il manque
totalement de scrupules. » (Les Chemins de l’évasion,
essai de 1980, éd. Robert Laffont, Coll.
« Bouquins »)

La bande dessinée Le Coup de Prague (Dupuis, 2017),


de Miles Hyman (dessins) et Jean-Luc Fromental
(texte), est l’interprétation romanesque et fort
réussie de l’épisode où Greene vient à Vienne
en 1948 faire des repérages pour rédiger le scénario
du Troisième Homme. Un voyage accompagné de
rumeurs selon lesquelles l’auteur aurait été très
proche de l’agent double Kim Philby et que sa
présence dans un territoire occupé par les Russes
n’était pas innocente.

Parmi ses « divertissements », le préféré de


Graham Greene était Le Ministère de la peur** (1943).
Alors que Londres dévastée par les bombardements
et truffée d’espions nazis survit comme elle peut, un
réseau maléfique prépare un attentat. Le héros,
ayant récupéré par erreur dans une kermesse un
gâteau destiné à l’ennemi, se trouve embarqué
malgré lui dans le complot. La bombe explose sous
ses yeux et il est enfermé, amnésique, dans un asile
travesti en maison de repos. Ce qui ne l’empêche pas
d’essayer de comprendre…

Dans l’inoxydable film de Fritz Lang adapté du


roman en 1944 sous le titre Espions sur la Tamise,
l’amnésie du héros, pourtant déterminante, n’est
pas clairement exprimée. Or Le premier titre du
roman était : « L’homme qui a oublié ».

Eric Ambler, chroniqueur d’un


monde interlope
L’Anglais Eric Ambler (1909-1998) a fait des études
d’ingénieur avant de débuter dans la publicité, puis
de devenir écrivain, scénariste et producteur.
Considéré par de nombreux critiques comme le
créateur du roman d’espionnage moderne, il eut
pour admirateurs Orson Welles et Alfred Hitchcock.
Avec lui, le réalisme prévaut ; finis pour de bon les
rêves de l’imaginaire.

Contrairement aux récits manichéens jusqu’alors


privilégiés par le genre, ses romans mettent en scène
des individus qui, devenus espions par hasard ou par
sottise, sont victimes de traquenards et de méprises.
Homme de gauche, il met à profit sa connaissance
des milieux d’affaires pour construire des récits
crédibles qui, bien que teintés d’humour, demeurent
impitoyables dans leur dénonciation de la raison
d’État et des valeurs dominantes de l’Occident
capitaliste.

Ses meilleurs romans datent de la fin des


années 1930, notamment Je ne suis pas un héros
(1938). À une époque particulièrement sensible en
Europe un ingénieur, Nicky Marlow, débarque à
Milan pour y diriger une filiale de machines-outils
britannique. Il constate vite que si votre entreprise
fournit au gouvernement italien des machines
destinées à la fabrication d’obus, vous êtes
nécessairement sollicité par de mystérieux étrangers.
Comment rester neutre ?

Plusieurs titres ont été adaptés à l’écran mais le film


qu’il faut absolument voir est Le Masque de Dimitrios
(1944), dans lequel, sous la direction de Jean
Negulesco, Peter Lorre et Sydney Greenstreet font
des étincelles.

Le Masque de Dimitrios** (1939), pur chef-d’œuvre


publié par différents éditeurs en France, n’a jamais
connu le succès mérité. Charles Latimer, romancier
anglais de passage à Istanbul y rencontre le chef des
services spéciaux turcs qui lui montre, à la morgue,
le cadavre de Dimitrios Makropoulos, un criminel
recherché par plusieurs pays. Latimer décide
d’enquêter sur la mort de Dimitrios et d’en faire le
sujet de son prochain roman. Les péripéties qui
suivent entraînent le lecteur à travers l’Europe
interlope de l’immédiat avant-guerre.

Nostalgies
L’Allemagne nazie a fourni aux auteurs de romans
d’espionnage un terrain particulièrement fructueux,
que certains ont continué à explorer plusieurs
décennies après les événements.
Philip Kerr, entre noir, policier et espionnage (voir
chapitre 4), a exploité avec panache toutes les pistes
qu’offrait le IIIe Reich. Il n’est pas le seul.

La machine infernale
Enigma (1995), de l’Anglais Robert Harris, né
en 1957, qui a fait grand bruit à sa parution, n’est
finalement qu’une romance d’espionnage assez
moyenne. Le jeune Tom Jericho, mathématicien
surdoué, est arraché à sa retraite de Cambridge où il
se remettait d’une déception sentimentale, et
conduit à Bletchey Park où des centaines de cerveaux
performants essaient de casser les codes,
régulièrement modifiés, d’Enigma, la machine qui
transmet tous les messages secrets allemands. Tom
a trois jours devant lui pour empêcher un convoi allié
d’un million de tonnes de matériel et de personnel
de foncer droit vers le désastre.

Joseph Kanon et les post war novels


Les Anglo-Saxons appellent post war novels des
romans qui explorent les effets immédiats de la
Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux
et leurs habitants. Joseph Kanon, né en 1946, a été
révélé au public par L’Ami allemand (2001), où
l’activité de renseignement n’a rien d’idéaliste ou de
patriotique, puisque l’enjeu est de rapatrier les
savants allemands, ou leurs écrits, qui permettront
aux États-Unis de fabriquer la bombe atomique. Une
composante sentimentale, présente également dans
Le Passager d’Istanbul (2012) et dans Berlin 49 (2014),
vient équilibrer dans l’œuvre de Kanon les drames
humains de l’après-guerre, où le cynisme des
puissances victorieuses éclate au grand jour.

MISSION D’INFILTRATION DANS LES SABLES


D’ÉGYPTE

Le Code Rebecca ** (1980), un des cinq romans d’espionnage


les plus vendus de Ken Follett (voir chapitre 4), est inspiré de
faits réels : l’opération Salaam. En 1942, l’Égypte, alors colonie
anglaise, est sur le point de tomber entre les mains de
Rommel. Pour aider les forces nazies, Wolff, agent d’origine
allemande, est renvoyé au Caire après deux ans d’absence.
C’est dans cette ville que se livre un combat sans pitié entre
l’espion et les services secrets britanniques. Captivant,
romanesque, bien écrit, le livre doit son titre à Rebecca de
Daphné du Maurier, ouvrage qui revêt dans l’intrigue une
importance particulière.

Paranoïa (3) : l’ennemi, c’est le


bloc soviétique
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ennemi
change de visage : les Russes remplacent les
Allemands. Pendant un temps encore, les auteurs
anglais tiennent la vedette. Mais avec la création de
la CIA en 1947, la puissance américaine triomphante
s’exprime aussi, quoique plus modérément, dans les
romans d’espionnage.

La Guerre froide et les espions


de Sa Majesté
L’agent double, la taupe, le transfuge sont au cœur
de l’intrigue. Les uns par idéologie, les autres par
cupidité, les troisièmes parce qu’ils sont soumis au
chantage. Comme le disait Graham Greene dans sa
nouvelle Un certain sens du réel (1963) : « Si tu dois
gagner ta vie et que le prix à payer est ta loyauté,
sois un agent double et ne révèle ton nom à aucun
des deux camps. »

Une machination astucieuse d’Eric


Ambler
Dans Complot à Genève (1969), fort jolie construction
de l’esprit, on croise de nouveau Charles Latimer,
l’écrivain fouineur du Masque de Dimitrios, mais les
vrais héros sont deux agents secrets à la solde
d’États dont le nom n’est pas précisé. Ils montent
une combine qui va leur permettre de se la couler
douce au soleil avec des moyens très supérieurs à la
retraite qu’ils sont en droit d’espérer ; il suffit pour
cela de racheter l’hebdomadaire Intercom et de
l’utiliser pour divulguer des secrets défense en
jouant les pays les uns contre les autres. À l’arrière-
plan le conflit entre le KGB et la CIA est très présent,
ainsi que les problèmes de l’OTAN.

Len Deighton, l’insolent


Leonard Cyril Deighton, né à Londres en 1929, a
étudié à la St. Martin’s School et au Royal College of
Arts. Il n’a rien de commun avec ses confrères du
genre, et présente un profil singulier : il s’est
intéressé de très près à la gastronomie, a écrit
plusieurs thrillers, un roman de science-fiction, des
romans de guerre et des ouvrages sur la cuisine.

Son premier roman, Ipcress danger immédiat**


(1962), qui connaît un succès instantané, introduit
un héros à l’opposé de James Bond – on ne sait
même pas son nom, qui sera créé pour les besoins de
la fameuse adaptation cinématographique de Sidney
J. Furie en 1965 : devenu Harry Palmer, il est incarné
idéalement par Michael Caine. C’est un espion
d’expérience dont les vertus cardinales sont la
patience et la sagacité, mais aussi l’humour. Recruté
par le WOOC, un service d’espionnage attaché à un
cabinet ministériel, pour mener à bien et en toute
discrétion des enquêtes à caractère international, il
est censé retrouver un biochimiste qui s’est
volatilisé. Le vieil antagonisme entre la Grande
Bretagne et les États-Unis, virulent dans les années
1960, est exprimé avec perfidie : « Le short ne va
jamais aux Américains. »

On peut se demander s’il n’existe pas un lien entre le


personnage de Harry Palmer, qui a l’estomac délicat
mais doit, pour obéir à ses supérieurs, enquêter en se
faisant passer pour un critique gastronomique et
celui qui, dans une nouvelle de Graham Greene
intitulée Une subdivision du service (1990), devient
inspecteur de l’IGGR, l’International Guide to Good
Restaurants, sorte de Guide Michelin, pour les besoins
d’une mission secrète.

La bêtise de ses collègues est une cible constante du


héros de Deighton, dont on retrouvera avec joie les
reparties cinglantes dans Funérailles à Berlin (1964).
L’intrigue y est pour le moins sinueuse, comme
toujours, mais au fond, qui se soucie de savoir si le
transfuge, un savant russe, arrivera sain et sauf en
Angleterre ? Ce qui compte, c’est le style de
Deighton, d’une salutaire drôlerie.

« Len Deighton est responsable d’avoir révélé au


public les réalités du monde de l’espionnage d’une
façon beaucoup plus divertissante et subtile que cela
n’avait été fait avant et même depuis. » (Donald
McCormick et Katy Fletcher, Spy Fiction, a Connoisseur
Guide, 1990)

Hors catégorie : James Bond


Ian Fleming est sans doute le premier romancier de
la Guerre froide. Mais les Russes n’y sont pas le seul
ennemi, il faut aussi compter avec les mégalos qui
veulent dominer le monde : les Napoléon du crime
dans un contexte mondialisé.

Ian Fleming (1908-1964) était ce qu’on appelle un


fils de famille : son grand-père était banquier, il a
fait ses études à Eton puis à l’académie militaire de
Sandhurst, et son frère Peter s’est acquis une belle
réputation d’écrivain-voyageur. N’ayant pas réussi à
intégrer le Foreign Office, Ian est devenu journaliste,
et ce sont ses reportages, plus que sa brève
collaboration avec les services de renseignement de
la Royal Navy pendant la Seconde Guerre mondiale,
qui lui ont fourni la matière de ses romans.

La naissance littéraire de James Bond date de 1953,


avec la publication de Casino Royale. Il
faudra 12 romans, 9 nouvelles et 24 films pour
inscrire la légende. Les premiers titres n’ont pas
rencontré à leur parution un succès retentissant,
mais lorsque John F. Kennedy confia à Life Magazine
que Bons Baisers de Russie était un de ses livres de
divertissement préférés, le producteur qui avait pris
une option sur James Bond et le Dr. No décida de tenter
l’aventure. On connaît la suite : 40 millions
d’exemplaires vendus de par le monde.

C’est donc au cinéma, et à double titre, que James


Bond doit sa célébrité : le personnage est inscrit dans
la mémoire collective sous les traits de Roger Moore
et de Sean Connery, peut-être un peu moins des
acteurs qui leur ont succédé.

Pourquoi un tel succès ?


Le cinéma n’explique pas tout. Ce qui a séduit les
lecteurs, outre la personnalité de James Bond,
matricule 007 (qui signifie l’autorisation de tuer),
c’est l’apparition d’une violence sophistiquée, à la
limite du sadisme parfois, et d’un élément
totalement nouveau dans le genre : l’érotisme.
Cette violence qui inclut la torture, et l’usage
d’armes très élaborées, est très longuement décrite
dans les livres, et l’on pardonnera au lecteur
impatient de préférer la voir à l’écran.

Pourtant, l’écriture de Fleming procure des


sensations : chaque cigarette, chaque cocktail,
chaque bain de mer donne envie d’être à la place
de 007. Il y a chez Bond une sensualité que ses
prédécesseurs ignoraient. D’ailleurs, ses conquêtes
féminines sont multiples, et les scènes de sexe plutôt
explicites. Les lectrices pourront tout de même lui
reprocher un certain machisme…

LUDIK LES JAMES BOND GIRLS DE IAN FLEMING

À chacun des dix films ci-dessous correspond une de ces


James Bond Girls : Honey Rider, Vesper Lynd, Anya Amasova,
Pussy Galore, Tatiana Romanova, Tracy, Mary Goodnight,
Tiffany Case, Domino Derval, Kissy Suzuki.

Rendez à chacun sa chacune : 1) Casino Royale – 2) Les


diamants sont éternels – 3) Bons Baisers de Russie – 4) James
Bond contre Dr No – 5) Goldfinger – 6) Opération tonnerre – 7) Au
service secret de Sa Majesté – 8) On ne vit que deux fois – 9)
L’espion qui m’aimait – 10) L’Homme au pistolet d’or.

Résultats du Ludik :
1) Vesper Lynd – 2) Tiffany Case – 3) Tatiana Romanova – 4)
Honey Rider – 5) Pussy Galore – 6) Domino Derval – 7) Tracy – 8)
Kissy Suzuki – 9) Anya Amasova – 10) Mary Goodnight.

Et les idéologies ?
C’est assez simple : 007 se bat pour défendre le Bien
(sa patrie, le monde occidental) contre le Mal, c’est-
à-dire, avant tout, les Russes, représentés par le Dr.
No ainsi que par le Chiffre qui est au service du
SMERSH, une agence de contre-espionnage
soviétique totalement imaginaire. Mais aussi ce bon
vieux tricheur de Goldfinger, trafiquant d’or qui est
en cheville avec les Russes. Ou encore le tireur d’élite
Scaramanga, qui travaille pour Cuba…

On parle davantage d’or et de diamants que de


secrets d’État dans les romans de Ian Fleming, mais
la bombe atomique y occupe une place d’honneur.
Notons toutefois cette similarité avec d’autres
romans d’espionnage anglais : Fleming dénonce la
défiance de la CIA envers son homologue
britannique.

John le Carré au sommet


De la Guerre froide au XXIe siècle, l’œuvre de David
Cornwell, dit John le Carré, né en 1931 dans le
Dorset, couvre plusieurs décennies d’analyse du
monde vu de l’autre côté du miroir des espions.

Si John le Carré est le scribe suprême de l’espionnage


pendant la Guerre froide, il réussira l’exploit d’en
rester le maître après la chute du mur de Berlin,
exploitant les nouveaux paramètres de la lutte de
l’ombre. Lire le Carré est un plaisir intellectuel
comme on en rencontre peu et, dans le registre qui
nous intéresse ici, n’est sans doute comparable
qu’aux subtilités de Graham Greene ou d’Eric
Ambler. Avec un humour moins flagrant que celui de
Len Deighton, mais constant même dans la gravité.

Taupes et agents doubles


Son personnage emblématique, George Smiley,
apparaît pour la première fois dans L’Appel du mort
(1961), et dès le premier chapitre, le lecteur est fixé :
l’épouse de Smiley, Lady Ann Sercomb, le décrit
« comme un personnage d’une banalité
stupéfiante ». Portant lunettes et passionné de
poètes allemands mineurs, il a été embauché par les
services secrets dès sa sortie d’Oxford et a passé
deux ans dans une université allemande.
Le portrait de Smiley pourrait être celui de l’auteur,
du moins pour ce qui est des études en Allemagne et
de la passion pour la littérature de ce pays. L’autre
point commun est l’appartenance aux services
secrets. John le Carré s’en est expliqué dans
plusieurs interviews, et ses écrits en disent
suffisamment sur ses expériences. Toutefois, pour
une meilleure compréhension de cet homme hors-
norme, il est recommandé de lire Le Tunnel aux
pigeons (2016), où il affirme n’avoir « nulle part
sciemment falsifié un fait ou une anecdote » (trad.
Isabelle Perrin, Le Seuil).

Avec son troisième roman, L’Espion qui venait du froid


(1963, récompensé par un Edgar), le succès arrive
brutalement. C’est le livre qui intronise la Guerre
froide comme élément majeur du roman
d’espionnage tout en affirmant ce qui auparavant
avait juste été suggéré : le cynisme et la duplicité du
gouvernement de Sa Majesté ne connaissent pas de
limites. Le Miroir aux espions (1965) s’emploie avec
plus de vigueur encore à « décrire des services
secrets d’une efficacité plus que douteuse… nourris
de fantasmes ultraconservateurs, coupés du monde,
mal dirigés… », selon les termes de l’auteur qui
recevra de nombreux commentaires outrés de ses
anciens collègues des services secrets britanniques.

La Taupe** (1974) est tout simplement l’un des plus


grands romans d’espionnage qui soient, éclairé par
« le trouble flambeau de Kim Philby ». (Philby était
l’un des jeunes Anglais en colère qui, dans les
années 1930, trahirent leur pays par idéalisme.)
Même si Smiley nous quitte en 1980 avec le
neuvième titre de l’auteur, Les Gens de Smiley, pour
ne réapparaître qu’en 2018 dans L’Héritage des
espions, il reste dans l’inconscient collectif l’officier
de renseignement le plus subtil et le plus retors de
tous, le seul capable de piéger l’agent double tapi au
cœur même du service.

L’éternelle Russie et les cousins


américains
Dans un de ses romans les plus sentimentaux, La
Maison Russie (1989), situé à l’ère Gorbatchev,
l’auteur se penche sur le problème des transfuges et
sur les relations de l’Angleterre avec les Américains,
appelés « cousins » dans le jargon de l’espionnage
britannique. Un excentrique éditeur anglais, Barley
Blair, un Russe idéaliste surnommé Goethe et la jolie
Katya forment le trio fatal dont le véritable ennemi
se révélera finalement être les agents yankees,
pragmatiques et totalement dépourvus de poésie, qui
refusent de croire en l’authenticité des documents
que Goethe propose aux Occidentaux.

« Je suis allé en Russie pour la première fois de ma


vie en 1987, attiré par l’annonce historique d’une
perestroïka, ou reconstruction, de l’empire soviétique
à l’initiative de Mikhaïl Gorbatchev. Comme
beaucoup, j’ignorais alors qu’il signait par là même
l’édit secret le plus crucial et le plus désastreux de
toute sa carrière : en sanctionnant la privatisation du
Parti communiste soviétique, il donnait le coup
d’envoi de la ruée générale sur les actifs de l’État qui
allait faire de la Russie postcommuniste une société
criminelle. » (La Maison Russie, introduction à la
nouvelle édition, trad. Mimi et Isabelle Perrin, Le
Seuil)

Émergence de la théorie du
complot
Aux États-Unis, les romans d’espionnage offrent un
visage différent et n’ont rien à voir avec les discrets
et cyniques services secrets de Sa Majesté.
L’Amérique aime l’argent, l’efficacité et n’a qu’un
ennemi : le communisme. Sa littérature
d’espionnage lui ressemble : efficace, riche en action
et pauvre en états d’âme, pleine de péripéties et de
rebondissements. Elle est plus spectaculaire, mais ce
qu’on gagne en images et en scènes fortes, on le
perd sans doute en finesse.

La Compagnie, une agence pas


toujours nette
Les Six Jours du Condor (1974) de James Grady est un
des romans qui ont le mieux illustré le flou pas
toujours artistique qui accompagne les opérations de
la CIA, surnommée La Compagnie. Personne n’a
oublié Robert Redford dans le film de Sydney
Pollack – devenu, pour les besoins de vraisemblance
du scénario, Les Trois Jours du Condor –, courant sous
une pluie battante avec les sacs de hamburgers pour
le déjeuner de ses collègues, pénétrant dans le hall et
découvrant un bain de sang. Puis sa cavale à travers
la ville (Washington dans le roman, New York au
cinéma) dès qu’il a compris que ce carnage était un
travail de professionnel et que, s’il y a échappé, il ne
le doit qu’à la chance.

James Grady n’a pas caché son admiration pour le


travail du scénariste, du réalisateur et des acteurs,
mais l’intérêt de lire le livre, hormis des
développements plus détaillés permettant de nourrir
la paranoïa du lecteur, c’est qu’à défaut du pauvre
Malcolm (Robert Redford), il n’avance pas
complètement dans le noir, il a droit à quelques
indices…

Robert Littell, d’origine russe, est né en 1935 à New


York. Jadis grand reporter à Newsweek, spécialiste du
Proche-Orient, il vit maintenant en France. Auteur
de nombreux romans d’espionnage d’intérêt inégal
et parfois un peu naïfs, on lui doit un livre d’une
haute importance, La Compagnie : le grand roman de la
CIA ** (2002).

Le Sorcier, agent de la CIA basé à Berlin, est censé


faire passer à l’Ouest un officier important du KGB,
Konstantin Vichnevski. Mais une certaine inquiétude
règne au siège de la Compagnie : le Sorcier a
tendance à trop boire, sera-t-il capable d’organiser
l’exfiltration ? À travers cette intrigue bien classique,
l’auteur réussit à faire revivre la CIA de l’intérieur,
entre les années 1950 et la crise de l’Afghanistan
dans les années 1980. Ce passionnant récit, où se
mêlent la réalité et la fiction, se déroule du point de
vue à la fois du KGB et de la CIA. Agents doubles,
voire triples, conversions et trahisons, luttes
internes y sont présentés avec un réalisme qui a
assuré au livre un succès considérable et largement
mérité.

C’est dans ce contexte anxiogène de la Guerre froide


que s’épanouissent deux auteurs prolifiques en
matière d’espionnage, l’Américain Robert Ludlum et
l’Anglais Frederick Forsyth, qui ont en commun
d’avoir vécu très jeunes l’expérience du théâtre des
opérations.

LES INFILTRÉS

La série télé The Americans, créée par un ancien agent de la


CIA, vaut le détour. Nous sommes au début des années 1980,
sous le premier mandat de Ronald Reagan. Les Jenning,
gérants d’une agence de voyages, vivent l’american way of life
dans un quartier chic de Washington. Deux enfants, des
voisins charmants, jusqu’ici tout va bien. Sauf que les Jenning
sont nés en Russie et ont été formés dès l’enfance par le KGB
à devenir de parfaits Américains. Ayant recours à toutes les
ruses pour mener à bien leurs missions qui vont du
renseignement à des manœuvres de déstabilisation, ils tuent
froidement si nécessaire. Tirée d’une histoire vraie, la série
allie le charme de l’espionnage pur et dur (messages codés,
déguisements, suspense époustouflant) à l’attrait du drame
familial (crise conjugale, relations difficiles des parents avec
les ados). Et pose une question universelle : comment s’en
sortir quand toute votre vie est basée sur le mensonge ?

La conspiration au cœur de tous les


maux
Robert Ludlum (1927-2001) n’est pas encore majeur
quand il s’engage dans les Marines durant la
Seconde Guerre mondiale. Comédien, metteur en
scène, c’est vers l’âge de 40 ans qu’il se consacre à
l’écriture, avec succès, puisqu’on lui doit bon
nombre de best-sellers d’espionnage. Il a vendu plus
de 200 millions de livres de par le monde.

Le ressort de la plupart de ses intrigues est la


conspiration de quelques hommes avec ramifications
internationales à la clé, quelle que soit la manière
dont le complot se déploie : menaces de lobbies
mystérieux sur une commission sénatoriale
enquêtant sur le budget de l’armée (La Conspiration
Trevayne, 1973) ; société secrète s’en prenant à une
équipe de géologues en Jamaïque (Le Secret Halidon,
1974), ou assaut sur l’ambassade américaine au
sultanat d’Oman (L’Agenda Icare, 1988).

Fouiller sous les apparences


Si la CIA n’apparaît guère dans les romans de
Ludlum, l’Agence est néanmoins au centre du récit
dans l’excellent Week-end Osterman (1972) où une
réunion entre amis tourne mal à cause de la présence
d’une taupe du KGB parmi eux. Ludlum s’intéresse
davantage au comportement des quatre couples
censés être unis et qui se soupçonnent mutuellement
au fil de cette intrigue complexe et sophistiquée. Le
livre sera adapté par Sam Peckinpah en 1984, avec
une distribution de qualité, sous le titre original
Osterman Week-end.

Les crises politiques décortiquées au


scalpel
Frederick Forsyth, né en 1938 dans le Kent, a été le
plus jeune pilote de la Royal Air Force, puis l’un des
meilleurs grands reporters de sa génération avant de
devenir écrivain. Correspondant de l’agence Reuters
dans plusieurs pays, il a également couvert la guerre
du Biafra dans les années 1960, une expérience
fondatrice au regard de sa carrière. Contre toute
attente, son premier roman, Chacal (1971) est un
best-seller immédiat – adapté au cinéma deux ans
plus tard par Fred Zinnemann sous le titre éponyme.
Le livre évoque l’attentat du Petit-Clamart contre le
général De Gaulle, le 22 août 1962, et dépeint la
France de l’après-guerre d’Algérie. Il convient de
citer aussi Les Chiens de guerre (1974) qui raconte une
tentative de coup d’État dans un pays d’Afrique
fictif, organisé par un industriel britannique. Ses
livres sont connus pour des intrigues où l’exactitude
est le maître mot : « J’ai commencé, en me fixant
deux règles. Je laissais leurs vrais noms aux
personnages, et je racontais l’histoire avec toutes les
précisions techniques possibles : comment on achète
une arme, comment on la cache dans une
béquille… », confie-t-il volontiers (interview dans
Télérama, juin 2015).

Le roman d’espionnage peut être drôle. Pour preuve,


une parodie de série d’espionnage, hélas réduite à
trois titres, de Gregory Mcdonald dont le héros
d’origine irlandaise, Francis Xavier Flynn, est
officiellement flic à Boston. Flynn bosse en réalité
pour NN Zéro et porte lui-même le matricule NN 13.
Un mauvais esprit salutaire, illustré par des reparties
très drôles et souvent sibyllines, règne sur Flynn joue
et gagne (1981), dans lequel le président américain
appelle notre héros à la rescousse, ses services
secrets étant trop nuls. Une pluie de coupures vertes
s’est abattue sur tout le pays. Quel mystérieux
bienfaiteur fait marcher la planche à billets ?

Trevanian (1931-2005) est un écrivain américain


dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’il
s’appelait en réalité Rodney William Whitaker et
qu’il a vécu un temps au pays Basque français. Sa
carrière d’écrivain débute dans les années 1970. Son
premier roman, La Sanction (1972) a pour héros
Jonathan Hemlock, professeur d’histoire de l’art
pédant, excellent alpiniste et, à l’occasion, tueur
pour une obscure agence de renseignement
américaine. On retrouvera Hemlock dans L’Expert
(1973), pareillement sophistiqué, amusant, frivole et
vachard : un condensé d’esprit seventies.

Mais son chef-d’œuvre est Shibumi** (1979), l’un


des romans d’espionnage les plus originaux qui
soient, parce que sortant des sentiers battus de la
Guerre froide et autres clichés. Âprement anti-
américain, l’auteur y ridiculise la CIA et expose une
vérité fondamentale : celui qui contrôle l’OPEP tient
le monde.

Avec Nicholas Hel, Trevanian crée un personnage


hors normes, spéléologue confirmé et expert en arts
martiaux, dont le mentor, un maître de go, a fait de
lui un être d’exception, tueur mercenaire et solitaire.
Le roman raconte comment, après un attentat
israélien en représailles des tragiques événements de
Munich en 1972, Diamond, le chef de la toute-
puissante organisation Mother Company,
consortium des multinationales du pétrole,
recherche Nicholas, qu’il soupçonne de complicité.
Terré dans un château du pays Basque, protégé par
la situation topographique de la région et par un
réseau de membres de l’ETA, Hel accueille chez lui
l’unique rescapée de l’attentat…

LES SERVICES SECRETS FRANÇAIS ONT AUSSI VOIX


AU CHAPITRE

On doit à deux auteurs belges – Gaston Van den Panhuyse


(1913-1981) et Jean Libert (1913-1995) – les aventures d’un
agent secret français, Francis Coplan, alias FX-18, travaillant
pour le SDECE (l’ancêtre de la DGSE). Après avoir écrit à quatre
mains quelques romans d’espionnage, ils deviennent, sous le
pseudonyme de Paul Kenny, le père de ce héros créé
en 1953, à la demande de Fleuve Noir. L’éditeur voulait ainsi
concurrencer le succès d’OSS 117, l’agent américain dont
l’auteur est Jean Bruce, publié aux Presses de la Cité. De fait, la
série Coplan va rencontrer un incroyable engouement, et sera
un best-seller incontesté dans l’espionnage en France. Elle
s’essouffle à la fin des années 1980 et s’éteint doucettement
en 1995 en même temps que le dernier de ses créateurs, Jean
Libert.

La géopolitique pour les Nuls


Il convient de signaler un autre grand succès
populaire (pas loin de 200 titres et 150 millions
d’exemplaires vendus) : la série SAS créée
en 1965 par le romancier Gérard de Villiers (1929-
2013), par ailleurs excellent éditeur.

Son Altesse Sérénissime (SAS) Malko Linge est un


prince autrichien qui travaille pour la CIA. Séducteur
impénitent, il consacre ses revenus à la coûteuse
rénovation de son château en Autriche (détruit par
l’Armée rouge !). Les couvertures des livres,
reconnaissables entre mille et présentant
systématiquement une jeune femme aussi ravissante
que dévêtue, sont une ode à l’industrie de
l’armement.

Ancien de Sciences-Po Paris, journaliste de


formation, Gérard de Villiers assumait sa réputation
sulfureuse. Dans une interview à Jeune Afrique, il
déclarait en 2012 : « Politiquement, je suis
résolument à droite, libéral, anticommuniste, anti-
islamiste, anti-communautariste, antisocialiste, et
c’est à peu près tout. » D’après le quotidien Le
Monde, l’écrivain est entré dans les années 1970 au
service Action du SDECE (la partie opérationnelle des
services secrets) qui n’hésitait pas, d’ailleurs, à
utiliser SAS pour faire de la désinformation. Cette
promiscuité a permis à Gérard de Villiers d’alimenter
ses intrigues – basées sur les conflits, petits et
grands, de la planète – avec une exactitude en
géopolitique qui constitue une des deux raisons du
succès de la série. L’autre étant la promesse de
scènes érotiques explicites, fournissant au lecteur
attentif la description d’une vaste palette de
pratiques sexuelles.

9 novembre 1989 : le mur est


tombé
Après la chute du mur de Berlin, la guerre secrète
continue sous d’autres formes. 1989 ne signe donc
pas la mort du roman d’espionnage, tant s’en faut.
Se développent des thrillers internationaux, avec ou
sans théorie du complot. Les préoccupations y sont
davantage géopolitiques, à l’image de la
mondialisation. Le pouvoir de la finance et celui de la
religion deviennent les nouveaux ennemis.
Les esprits lucides n’ont pas attendu les
années 1980 pour noter un changement dans l’ordre
des valeurs. Déjà en 1939, Eric Ambler écrivait dans
Le Masque de Dimitrios : « Mais c’était inutile de
chercher une explication en termes de Bien et de
Mal. Ces abstractions appartenaient à un autre âge.
Les Bonnes Affaires et les Mauvaises Affaires étaient
les dieux de la nouvelle théologie. […] La logique de
Michel-Ange, de Beethoven, d’Einstein, ne faisait
pas le poids en face de l’autre logique, celle du Stock
Exchange Year Book et de Mein Kampf. »

John le Carré face au déclin des


idéologies
À la fin de la Guerre froide, l’idéologie fait place au
profit, ou bien elle est remplacée par l’extrémisme
religieux.

Des esprits chagrins ont affirmé que la chute du Mur


entraînerait celle de l’univers romanesque de John le
Carré. C’était mal le connaître. Il a rebondi aussitôt,
embrassant les vrais sujets brûlants de la nouvelle
ère. Le trafic de drogue et le blanchiment d’argent,
les multinationales corrompues, la nouvelle menace
russe, le terrorisme islamiste…
Islam et chrétienté
Dans Un homme très recherché** (2008),
bouleversant roman anticipant ce qui allait devenir
la chasse au djihadiste, un Ukrainien musulman
nommé Issa débarque en clandestin à Hambourg,
avec pour tout viatique le nom d’un banquier et
quelques chiffres inscrits sur un bout de papier.
L’argent qui lui revient est caché dans un compte
très spécial, celui des « lippizans », montage
financier conçu par le banquier du temps qu’il
opérait à Vienne pour blanchir l’argent criminel
hérité de son père. Mais quel usage Issa entend-il
faire de cette fortune ? Le lecteur ne cessera de
douter de sa bonne foi. Idéalistes contre cyniques, ne
vous demandez pas qui va l’emporter, ce sera
comme d’habitude.

Le règne des comptes offshore


Une vérité si délicate (2013) commence à Gibraltar
en 2008, par une opération de contre-terrorisme
menée conjointement par un commando anglais et
des mercenaires américains financés par une société
militaire privée. L’objectif est le kidnapping d’un
acheteur d’armes membre d’al-Qaïda. Le sujet de
fond, un monde mené par le fric. John le Carré, une
fois de plus, y fait preuve d’une effarante lucidité.

« – … il opère dans le plus grand secret sous l’égide


d’une organisation connue sous le nom d’Ethical
Outcomes. Ils sont nouveaux dans le secteur et déjà
au top du top, si j’en crois certains experts.

– Excusez-moi, monsieur le secrétaire d’État, de


quel secteur s’agit-il exactement ?

– Les sociétés militaires privées. Mais d’où sortez-


vous, enfin ? C’est comme ça que ça marche
aujourd’hui. La guerre est devenue une entreprise
privée, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Les
armées professionnelles, c’est fini. » (Une vérité si
délicate, trad. Isabelle Perrin, Le Seuil)

Lobbies internationaux
Dans La Constance du jardinier (2001), Tessa Quayle
est retrouvée assassinée au bord d’un lac du Kenya.
Son ami le Dr Bluhm, qui l’accompagnait, a disparu.
Son mari, important diplomate à Nairobi, va
enquêter et découvrir que Tessa s’employait à
dénoncer les méfaits d’une société pharmaceutique
qui utilisait des Kenyans démunis comme cobayes
pour tester le dypraxa, médicament miracle contre la
tuberculose. Le Carré dénonce les lobbies et le rôle
douteux des multinationales occidentales en Afrique,
mais il ne s’agit pas tant d’un roman d’espionnage
que d’un constat sur l’état du monde moderne
doublé d’une quête sentimentale.

Smiley n’est pas mort !


John le Carré le convoque dans L’Héritage des espions
(2018) – roman nostalgique et culpabilisant –, avec
son ancien second, Peter Guillam. Peter a quitté le
service et s’est retiré en Bretagne. Mais rien n’est
jamais terminé : les jeunes gommeux qui dirigent
maintenant le Cirque le font venir à Londres pour
l’interroger en détail sur une opération qui remonte
à il y a bien longtemps, celle de L’Espion qui venait du
froid. Alec Leamas, l’agent britannique tué en tentant
de franchir le Mur avec l’innocente Liz, avait un
enfant et elle aussi, ce que nous ignorions, bien sûr.
Aujourd’hui, ces deux enfants demandent des
comptes. Sur le grill, Peter ne lâche rien. Smiley est
également sommé de s’expliquer. Le roman remonte
le cours de l’Histoire. Comment justifier les
agissements injustifiables qui furent les leurs à
l’époque ?
La postérité ou l’espion
moderne
Tout a changé – le mur de Berlin s’est écroulé, les
tours du World Trade Center se sont effondrées –
mais au fond rien n’a changé.

La géopolitique à l’ordre du jour


Après le 11-Septembre, on ne peut plus parler de
certains sujets de la même façon, plus rien ne sera
jamais pareil.

Sur le mode classique


Henry Porter (né en 1953) a écrit Empire State (2003)
dans l’esprit de John le Carré. Comment pourrait-il
en être autrement ? Les services de renseignement
de Sa Majesté appliquent les mêmes méthodes –
cynisme, duplicité, flou, voire mensonge dans lequel
sont maintenues les équipes – depuis la nuit des
temps et pour l’éternité. Mais le sujet est
contemporain et colle à la géopolitique : la place de
l’Albanie dans le grand jeu du terrorisme islamiste,
le raffinement et la subtilité des opérations d’al-
Qaïda. Les États-Unis et la Grande-Bretagne y sont
unis contre l’ennemi, certes, mais pas très
partageurs avec leurs alliés européens : de cette
défiance naissent les dysfonctionnements qui
peuvent avoir des effets désastreux pour la sécurité
de l’Occident.

Rebelote pour le Condor


Quarante ans après le célèbre Six Jours, James Grady
réactive son héros dans Les Derniers Jours du Condor
(2015), qui apporte la preuve que la paranoïa est
toujours de mise. Le Condor, héros traumatisé, vit à
Washington sous surveillance médicale – et pas
seulement. Un soir, en rentrant du travail, il
découvre l’agent du FBI qui veille sur lui crucifié à la
cheminée et énucléé. Le cauchemar
recommencerait-il ? Après tout, la voiture blanche,
la veille, le long du trottoir, n’avait pas l’air
innocente. Condor prend donc la fuite, mais son
intelligence humaine, confrontée aux moyens
informatiques modernes, garde un temps d’avance…
Décidément, on dit que l’Amérique est la terre de la
liberté, mais il y a des moments où l’on peut en
douter.

Un espion au service de la reine


Après la chute du mur, Frederick Forsyth s’est
recentré sur les différentes crises qui secouent le
monde. Et il ne manque pas de sujets : que ce soit la
guerre du Koweït (1990-1991) et la volonté des
Britanniques de déstabiliser le régime irakien dans
Le Poing de Dieu (1994), la Russie post-soviétique
de 1999 où un agent de la CIA affronte un ultra-
nationaliste russe dans Icône (1997), un attentat
d’al-Qaïda en préparation dans L’Afghan (2006) ou,
dans son dernier roman, Kill List (2013), un prêcheur
islamiste est pourchassé par un agent américain
chargé de l’éliminer. Et avec 70 millions de livres
vendus, les lecteurs sont au rendez-vous !

En 2015, Frederick Forsyth publie ses mémoires


(L’Outsider) ; il y relate mille anecdotes de ses
passionnantes aventures au fil de voyages dont on
apprend qu’ils n’ont pas seulement servi à alimenter
les intrigues de ses romans. Il y révèle avoir travaillé
pour le MI6 dès 1969 et avoir exécuté des missions
en Afrique du Sud, en Rhodésie et dans ce qui était à
l’époque l’Allemagne de l’Est.

Par-delà la mort
Adaptation identique au monde qui l’entoure chez
Robert Ludlum. Les derniers livres de l’auteur –
qu’il s’agisse de puissants, tapis dans l’ombre des
banques et des gouvernements, nostalgiques du IIIe
Reich (Les Veilleurs de l’Apocalypse, 1995) ou une
officine ultra-secrète du renseignement américain
qui serait de connivence avec une organisation
terroriste internationale (La Trahison Prométhée,
2000) – marquent une nette préférence pour le
complot.

On notera que Robert Ludlum, écrivain prolifique,


nous l’avons dit plus haut, l’a été encore davantage
après sa mort ! Quatre romans paraissent en effet
après son décès en 2001, parfois complétés par un
écrivain mandaté.

Mais ce que l’on retiendra de son œuvre, c’est l’aura


de la série Jason Bourne, car La Mémoire dans la
peau** (1980), est, au départ, un livre de Robert
Ludlum ! Et ce premier opus est aujourd’hui
considéré comme un des classiques du roman
d’espionnage anglo-saxon. L’histoire est connue,
depuis le succès commercial des films avec l’acteur
Matt Damon dans le rôle de Jason Bourne : un
amnésique recherche son identité, tout en étant
poursuivi par une bande de tueurs, incluant des
hommes de la CIA. Une dizaine d’autres livres de la
série Bourne seront également écrits après la mort
de Ludlum, son nom devenant une sorte de marque.
En effet, depuis la poursuite de la saga suédoise
Millénium par un autre auteur (David Lagercrantz)
en 2015, le cas n’est plus unique.

L’exégète de la CIA
Terminer ce chapitre sur l’espionnage sans évoquer
l’Américain Tom Clancy (1947-2013) serait
impensable, même si son travail s’apparente
davantage au genre du techno-thriller (voir
chapitre 15). Connu pour ses romans très
documentés impliquant la CIA, et surtout sa série
Jack Ryan, il a bénéficié d’un regain de popularité
après les attentats de 2001, pour avoir décrit de
manière prémonitoire ce type d’attaque dans Dette
d’honneur (1994) et Sur ordre (1996).

Dernière mutation : le thriller


contemporain après le 11-
Septembre
Après le 11 septembre 2001, le roman d’espionnage
continue de mettre en lumière l’engrenage de
manipulation, de mensonges et de coups tordus. Ce
qui a changé ? La nature de l’ennemi.

La guerre secrète au grand jour


L’Anglais R.J. Ellory (né en 1965) s’est fait connaître
en 2008 avec Seul le silence (en fait, son cinquième
livre publié) qui se déroulait aux États-Unis. Avec Les
Anonymes (2008), paru deux ans plus tard en France,
il aborde un des thèmes qui le fascinent, le complot
politique. Il ausculte la face sombre de la CIA, par le
biais d’un ex-agent, John Robey. Luttes internes,
financements occultes, corruption… Le secret d’État
n’est pas loin.

Olen Steinhaeur (né en 1970) a grandi aux États-


Unis mais a vécu de nombreuses années en Europe
de l’Est. Sa trilogie d’espionnage met en scène
l’agent de la CIA Milo Weaver, dont les aventures
sont ancrées dans un monde très contemporain.
C’est crédible et efficace, sans les clichés habituels
sur les espions. Après Le Touriste (2009), le deuxième
opus, L’Issue (2010), a reçu le Prix Hammett. La
trilogie se termine avec L’Étau (2012) dans lequel
Milo, rescapé de guerres intestines avec les Chinois,
aspire à une vie normale. Mais que signifie une vie
normale dans ce corps de métier ?

La Russie de Poutine
N’est pas un auteur-espion de la carrure de Graham
Greene ou de John le Carré qui veut. Jason Matthew,
ancien de la CIA, en apporte la preuve. Son roman,
bien documenté et un rien complaisant s’intitule Le
Moineau rouge (2013) en référence à l’école des
Moineaux, où des jeunes femmes décidées à servir la
mère Russie apprennent dans des conditions
révoltantes l’art de séduire une cible. La cible, ici, est
un agent de la CIA, bien sûr, et le moineau, une
vaillante et jolie danseuse dont la carrière a été
brisée, et qui finit par prendre goût à son nouveau
métier d’agent. En dehors d’informations assez
captivantes sur le profil de l’actuelle société russe –
tout a changé mais rien n’a changé – et de scènes
que certains jugeront peut-être croustillantes, le
livre n’est pas à la hauteur du buzz qui a
accompagné sa publication.

La menace islamique renouvelle le


genre
Cédric Bannel (né en 1966) a une solide
connaissance de la finance internationale et du
Moyen-Orient. Sa description de l’efficacité des
services secrets français en Afghanistan et de la
réalité politique et religieuse de ce pays prouve aussi
qu’il est bien renseigné. Vous êtes passionné de
géopolitique ? Ses thrillers sont pour vous. L’Homme
de Kaboul (2011) est une enquête policière en
Afghanistan, ayant pour héros Oussama Kandar, chef
de la brigade criminelle de Kaboul. Il sera suivi de
BAAD (2016) et de Kaboul Express (2017).

DOA (né en 1968) cultive la manie du secret, malgré


un pseudonyme facile à décoder (Dead on Arrival).
Valeur montante du polar français, c’est sa bonne
connaissance des services de renseignement, des
organisations militaires et des réseaux qui lui
confère une place à part, entre roman noir et
espionnage. Alors que son premier roman du cycle
« clandestin », Citoyens clandestins (Grand Prix de
Littérature Policière 2007) tournait autour
du 11 septembre 2001, Pukhtu (deux volumes, en 2015
et 2016) évoque la situation qui en découle. Le
premier tome plonge le lecteur dans un univers de
cupidité, de trahison et de férocité sur le théâtre des
opérations en 2008, entre Afghanistan et Pakistan.
La guerre de la drogue qui fait rage se superpose aux
conflits de la région. S’y croisent donc des agents
américains et français sur les traces d’al-Qaïda, des
paramilitaires de tout poil, des chefs pachtouns plus
ou moins bienveillants.

Mais c’est l’excellent Je suis Pilgrim (2013) du


scénariste britannique Terry Hayes (né en 1951) qui
analyse le mieux la société occidentale post-
11 Septembre et en dépeint la fragilité.
Officiellement, Pilgrim est un agent qui n’existe pas.
Il semblerait même que ce mystérieux cadre du
renseignement américain soit à la retraite… On lui
demande de reprendre du service pour contrer un
terroriste islamiste déterminé à se venger en
déclenchant une attaque chimique. De la Turquie à
l’Arabie Saoudite, d’un laboratoire secret en Syrie
aux rues de New York, ce roman remet assurément
l’espionnage au goût du jour.
PARTIE 3
CRÉATEURS ET CRÉATURES

DANS CETTE PARTIE...

Et si l’on autopsiait les auteurs de polar ? On trouve


de tout chez eux, des médecins et des juges, des
flics et des ex-taulards, et parfois même, ils se
mettent à deux pour écrire. De drôles de dames se
prêtent au jeu également, rien ne va plus !

Quant à leurs héros, ils auraient tendance à vouloir


éclipser leurs créateurs. On connaît autant, sinon
plus, les noms de Philip Marlowe ou d’Arsène Lupin
que ceux de Raymond Chandler ou de Maurice
Leblanc. D’ailleurs, justicier ou loser, le héros n’est
pas toujours du bon côté de la barrière. Les
mauvais garçons et les ripoux rivalisent avec de
jeunes effrontées. Le genre, comme un western des
temps modernes, flirte avec les clichés – du privé
alcoolique à l’expert scientifique – ou bien les
détourne sans vergogne. Et le polar LGBT sort du
placard à une époque où ce n’est pas encore à la
mode.
Chapitre 8
Autopsie de l’auteur de polars
DANS CE CHAPITRE :

» Qui sont les auteurs ?

» D’où viennent-ils ?

» Profils contemporains

LUDIK : ILS SONT DE LA PARTIE

Rendez à chaque auteur le métier qu’il a réellement exercé, un


temps, ou tout au long de sa vie professionnelle, en
choisissant entre a, b, c, d. La réponse se trouve au dos de la
page.

Kent Anderson - Víctor del Árbol - Giancarlo De


Cataldo - Frances Fyfield - Erle Stanley Gardner -Graham
Greene - John Grisham - Dashiell Hammett - Francisco
González Ledesma -John le Carré - Gaston Leroux - Alexandra
Marinina - Somerset Maugham - Olivier Norek - Hugues
Pagan - Don Winslow.

a) policier – b) espion – c) détective privé – d) magistrat ou


avocat.
Mise en garde : si vous regardez sur Internet, ailleurs dans Le
Polar pour les Nuls ou dans le Dictionnaire des littératures
policières de Claude Mesplède, c’est de la triche, vous êtes
disqualifié !

Réponses

Kent Anderson : a) police de Portland

Víctor del Árbol : a) police de la communauté autonome de


Catalogne

Giancarlo De Cataldo : d) juge anti-mafia

Frances Fyfield : d) magistrate

Erle Stanley Gardner : d) avocat

Graham Greene : b) espion

John Grisham : d) avocat

Dashiell Hammett : c) détective à la Pinkerton

Francisco González Ledesma : d) avocat (un

temps)

John le Carré : b) espion

Gaston Leroux : d) avocat

Alexandra Marinina : a) lieutenant de police à Moscou

Somerset Maugham : b) espion

Olivier Norek : a) lieutenant de police


Hugues Pagan : a) inspecteur de police

Don Winslow : c) détective privé

L’habit ne fait pas le moine


Maurice Leblanc bourgeois normand, Gaston Leroux
héritier d’une fortune familiale, Arthur Conan Doyle
chirurgien, Agatha Christie née dans une belle
demeure victorienne du Devon et plus tard épouse
d’un archéologue réputé… Les auteurs des débuts
n’étaient pas issus de milieux populaires et ne se
souciaient pas de leurs fins de mois. Ils écrivaient
élégamment et ignoraient l’usage de l’argot. Le polar
a commencé à avoir mauvais genre quand il s’est, si
l’on peut dire, « prolétarisé », quand il est devenu
réaliste parce que ses auteurs étaient ancrés dans
une réalité moins protégée.

Professionnalisation de
l’écrivain
Non seulement il faut travailler pour vivre, mais très
vite, les activités se multiplient et se superposent.
Les écrivains ont, déjà à cette époque – le début du
XXe siècle –, du mal à ne vivre que de leur plume. Le
temps des auteurs rentiers est révolu.

The Dream Factory


La révolution du cinéma parlant
En octobre 1927, un artiste de music-hall très
populaire, Al Jolson achève sa chanson dans le film
Le Chanteur de jazz. Il se tourne alors vers l’actrice
qui joue le rôle de sa mère et lui parle. Ces quelques
phrases sont totalement improvisées, mais elles vont
révolutionner l’industrie naissante du cinéma. Le
Chanteur de jazz devient le premier film parlant de
l’histoire du cinéma et tous les talkies qui suivront,
sonnent le glas du film muet, se transformant en
déferlante. Les studios hollywoodiens comprennent
rapidement la signification de cette manne : un
impact formidable sur le public et une source de
profits aussi nouvelle que prometteuse. Pour
concrétiser cet essor, il fallait des dialogues. Et qui
dit dialogues dit scénaristes.

Un sacré concours de circonstances


Dès 1928, l’industrie cinématographique cherche
donc des scénaristes, et les auteurs de la revue Black
Mask (voir chapitre 5) sont tout désignés. Ils
écrivaient dans un style dépouillé à l’extrême qui
tenait compte des contraintes de temps, de lieu et
d’action, et qui accordait une grande place aux
dialogues au détriment d’explications
psychologiques ou de trop longues descriptions. De
Dashiell Hammett à Raymond Chandler, de Raoul
Whitfield à Horace McCoy en passant par James M.
Cain, ils travailleront tous pour « l’usine à rêves »,
le surnom d’Hollywood. À l’inverse, cette
collaboration eut une influence sur leur écriture
puisque chacun rêvait de vendre les droits de ses
nouvelles et de ses romans aux studios.

Radioscopie : ce que les lettres des


écrivains racontent de leur vie
professionnelle
Dashiell Hammett : une biographie en creux
Sa correspondance de plus d’un millier de lettres
dévoile une évidence : Hammett écrivait beaucoup, à
son ex-femme Josephine, à ses filles, à ses éditeurs,
à ses amis et, bien sûr, à la dramaturge Lillian
Hellman, sa compagne durant trente ans. On l’y
découvre charmant, drôle et vulnérable — tout le
contraire de ses personnages de durs à cuire. Ses
lettres, écrites avec une bonne dose d’autodérision,
traversent plusieurs décennies de l’histoire de
l’Amérique, en particulier la Seconde Guerre
mondiale et la Guerre froide. (La Mort c’est pour les
poires – 1921-1960 a été réédité en poche sous le titre
Un type bien.)

DASHIELL HAMMETT, RÉDACTEUR EN CHEF

Patriote convaincu, il s’engage pour la seconde fois dans


l’armée, en 1942. Une bonne partie de sa correspondance est
consacrée à sa vie de soldat dans les îles Aléoutiennes où il
crée et dirige un journal, The Adakian, tiré chaque jour à
3000 exemplaires et diffusé sur l’île d’Adak où se trouvait son
camp. « Et crois-le ou non, lancer un journal dans l’armée
donne autant le vertige que de lancer un quotidien new-
yorkais à Brooklyn, quoique je dirais que j’ai plus confiance
dans mon équipe constituée ici à la hâte que je n’en avais
dans notre bande de zinzins réunis il y a trois ou quatre ans
sous le toit de la rédaction de PM. » (lettre à Lillian Hellman,
16 janvier 1944)

Lettres de Chandler
Quand il perd son emploi et se met vraiment à
l’écriture, Raymond Chandler découvre les fins de
mois inconfortables. Pour subsister, il vend des
nouvelles aux pulps et après le succès de son premier
roman, est embauché par les studios. La lecture de
ses Lettres (Christian Bourgois éditeur), considérées
par le critique Michel Lebrun comme un livre capital,
nous apprend ce que l’auteur pensait du roman
policier classique (pas grand bien) et comment il
entendait écrire. On y trouve également des notes
sur son travail de scénariste, pour Assurance sur la
mort par exemple (film de Billy Wilder) ou L’Inconnu
du Nord-Express (film d’Alfred Hitchcock adapté du
roman éponyme de Patricia Highsmith) : « Je suis
presque devenu enragé à essayer de me sortir de
cette scène. »

« Veuillez présenter mes devoirs au puriste qui lit


vos épreuves et lui dire que j’écris une espèce de
patois un peu comme la langue parlée par un maître
d’hôtel suisse, et que lorsque je semble faire des
fautes de grammaire, nom de Dieu c’est exprès, et
quand j’interromps le développement velouté de ma
syntaxe plus ou moins élégante avec un mot ou deux
de l’argot des bars, je fais ça les yeux grands ouverts,
l’esprit tranquille mais sur le qui-vive. » (lettre
du 18 janvier 1948 à Edward Weeks, The Atlantic
Monthly)

Aujourd’hui, le polar fascine :


tous les métiers s’invitent
Signe des temps, baromètre de popularité du polar,
des professionnels issus de branches fort diverses se
mettent au polar, et parfois y restent.

Depuis trois décennies, la liste


s’élargit
Tout le monde s’autorise et, pour certains, il s’agit
juste d’un divertissement. Mais pas pour tous : le
polar, n’oublions pas, c’est de la littérature.

Le corps enseignant est le meilleur vivier


Claude Amoz (née en 1955), professeure de grec et de
latin dans les classes préparatoires, a marqué le
genre avec des romans centrés sur le travail de
mémoire, dont le plus poignant est sans doute Bois-
Brûlé (2002) qui se déroule dans l’Argonne, région
encore marquée par le souvenir de la Première
Guerre mondiale.

Hervé Le Corre (né en 1955) explore la région


bordelaise, où il a longtemps enseigné le français,
dans des romans très noirs qui dénoncent d’une fort
belle plume les misères ordinaires : exclusion,
racisme, précarité. Après la guerre (2014) est une
terrible incursion dans l’Histoire récente : à
Bordeaux, certains n’ont pas oublié ce qui s’est passé
pendant l’Occupation et règlent leurs comptes alors
que d’autres doivent affronter un nouveau conflit, la
guerre d’Algérie.

Dominique Manotti (née en 1942) est agrégée


d’histoire et a longtemps enseigné à Paris VIII. Son
impeccable méthodologie, alliée à un style lapidaire,
fait merveille dans des textes tels que Le Corps noir
(2004) où l’Histoire, la politique et le roman noir se
rejoignent. On y voit les SS (le « corps noir ») et la
Gestapo française qui essaient de sauver les meubles
à Paris durant les quelques semaines séparant le
débarquement des alliés en Normandie de leur
entrée dans la capitale.

Anciens ministres et magistrats : le


divertissement est de mise
Edgar Faure (1908-1988), qui fut le plus jeune
avocat du barreau de Paris, résistant, député,
sénateur, plusieurs fois ministre et académicien de
surcroît, a signé du pseudonyme Edgar Sanday trois
polars de facture traditionnelle et joliment écrits,
sans plus.
Jean-Louis Debré, né en 1944, qui fut juge
d’instruction, ministre de l’Intérieur et président de
l’Assemblée nationale, a, lorsqu’il présidait le
Conseil constitutionnel, remporté un succès
considérable avec des polars aux titres kitsch : Quand
les brochets font courir les carpes, Jeux de haine… Des
divertissements assumés.

Michel Noir, né en 1944, ancien maire de Lyon et


ancien ministre, a écrit trois polars un peu plus
ambitieux, dont L’Otage (1998), où un commando
terroriste s’en prend au Louvre, kidnappant des
toiles de maîtres et faisant passer un mauvais quart
d’heure à la statuaire grecque.

Récemment, l’ancien ministre Vincent Peillon s’est


également livré à l’exercice, produisant Aurora
(2016), thriller géopolitique qui n’a pas marqué les
esprits.

Connu pour l’affaire dite « des HLM de Paris » au


temps de Jacques Chirac, le juge Éric Halphen (né
en 1959) a écrit des polars au cours des huit années
où il a cessé son activité de magistrat. Après un
premier roman, Bouillottes en 1998 (l’histoire d’une
vengeance à la suite d’une erreur médicale), le juge
anti-corruption récidive en 2007 avec Maquillages
(une enquête qui met en lumière les rapports entre
la police et la justice) et La Piste du temps (2010) où
l’on retrouve le juge Barth et le commandant Bizek,
héros du précédent.

Danger, fuite de cerveaux


L’auteur se double par nécessité (gagner sa vie,
encore et toujours) d’un scénariste télé qui finit par
manger la laine sur le dos de l’écrivain. Parfois,
comme du temps de Burnett et de Chandler, auteur
et scénariste vont de pair, souvent pour le meilleur.

On sait que George Pelecanos, Richard Price et


Dennis Lehane, en participant à l’écriture d’épisodes
de The Wire et en se consacrant à leur activité de
scénariste, ont pris le risque d’être moins
pleinement romanciers.

Des auteurs français vivent une expérience


comparable.

Tonino Benacquista est né en 1961 de parents


italiens immigrés. Il avait ravi les amateurs de polars
avec trois délicieuses « Série Noire » directement
inspirées par ses expériences de petits boulots. D’une
écriture concise, La Maldonne des sleepings (1989)
relate les péripéties d’un couchettiste dans le Paris-
Venise. Trois carrés rouges sur fond noir** (1990) se
déroule dans une galerie d’art. Un accrocheur de
tableaux, qui se rêve en champion de billard, se voit
amputé de la main. La Commedia des ratés (1991)
reçoit le Grand Prix de Littérature Policière et c’est la
consécration, puis le succès commercial avec Les
Morsures de l’aube (1992), où l’errance nocturne d’un
paumé se transforme en cauchemar. À partir
de 1997, année de la publication de Saga dans une
collection « non policière » chez Gallimard (voir
chapitre 13), il semble définitivement échapper au
roman noir. Il devient scénariste pour le cinéma (par
sa collaboration, entre autres, avec le réalisateur
Jacques Audiard) et surtout pour la bande dessinée.
Les deux premières BD (L’Outremangeur, La Boîte
noire) réalisées avec le dessinateur Jacques
Fernandez sont des réussites. Une quinzaine
suivront.

Hugues Pagan (né en 1947), auteur de remarquables


romans noirs, a été inspecteur de police (voir
encadré ci-après), mais il est surtout connu pour
être le créateur et/ou le scénariste de plusieurs séries
télévisées qui comptent parmi les meilleures : Police
district, Nicolas Le Floch, Mafiosa… Fort de ce succès, il
a délaissé le roman pendant vingt ans.
En Angleterre également, on a vu plusieurs
romanciers prometteurs basculer du côté des
scénaristes et ne jamais refranchir la frontière dans
l’autre sens. Un excellent exemple est Guy Burt né
en 1972, auteur très remarqué de Sophie (1994),
roman glaçant et original : il est maintenant un
scénariste vedette, plusieurs fois récompensé : Les
Borgia, La Fureur dans le sang (d’après Val McDermid).

En France, Virginie Brac (née en 1955) a commencé à


écrire des romans noirs dans les années 1980, à une
époque où peu de femmes s’illustraient dans le
genre. Après Sourire kabyle (1982), il faut
mentionner, pour son originalité, Cœur caillou
(1997), trop en avance sur son temps. Sa trilogie,
mettant en scène le personnage atypique de Véra
Cabral, psychiatre urgentiste, sonne la fin d’une
époque, malgré le Grand Prix de Littérature
Policière 2004 attribué à Double Peine. Son métier de
scénariste pour la télé la happe définitivement : elle
est l’auteure des séries Tropiques amers et Engrenages
(saisons 2 et 4).

Connaissance du terrain
Qu’ils soient flics ou voyous, leur expérience
professionnelle de lutte contre la criminalité ou a
contrario leur connaissance du milieu carcéral
nourrissent leurs écrits. Le roman policier est le
territoire où ils se rejoignent.

Les flics s’en mêlent


Qu’ils soient anciens policiers ou toujours en
activité, commissaire ou capitaine, qu’ils aient
travaillé à la Police judiciaire ou à l’Office central
pour la répression de la traite des êtres humains, ils
ont en commun d’avoir lutté contre la criminalité
sous toutes ses formes et de connaître parfaitement
leur sujet.

Parfois, ils ont commencé à écrire des polars alors


qu’ils étaient encore en poste. Ainsi, Danielle Thiéry
(née en 1947), ancienne commissaire. Dans les
années 2000, elle a beaucoup participé à l’écriture de
séries télé en mal de réalisme. Jean-Marc Souvira
(né en 1954), commissaire, s’inspire de son passage
à la Brigade de protection des mineurs pour son
premier roman, Le Magicien (2008) dont le héros,
Ludovic Mistral, est enquêteur à la brigade
criminelle. Ce flic secret, passionné de jazz, revient
dans les deux suivants : Le Vent t’emportera (2010) et
Les Sirènes noires (2015).
Toujours en activité, l’excellent Hervé Jourdain (né
en 1972) s’inscrit dans une veine résolument réaliste.
Après Sang d’encre au 36 (2009) et Le Sang de la
trahison (2013), il publie un quatrième roman
remarqué – Femme sur écoute (2017) – où une jeune
strip-teaseuse vit une descente aux enfers à la suite
de l’enlèvement de son bébé.

Olivier Norek (né en 1975), aujourd’hui en


disponibilité, a longtemps été lieutenant à la PJ de
Seine-Saint-Denis. Le troisième volet de sa série
avec le capitaine Coste – Surtensions (2016) –
remporte le Grand Prix des lectrices de ELLE. Olivier
Norek s’insurge contre la vision sombre du policier
que donnent les romans : « On a trop tendance à
montrer des flics dépressifs, avec des gueules
fatiguées, le nez dans la coke » (interview à la
RTBF). Il est aussi scénariste et a travaillé avec
Hugues Pagan sur la saison 6 d’Engrenages.

Ancien commandant d’une unité mobile de sécurité


en banlieue parisienne, Laurent Guillaume (né
en 1967) est passé par les Stups avant de quitter la
police en 2012, et de devenir consultant international
en matière de lutte contre le crime organisé en
Afrique. Il a publié une dizaine de romans, mais son
dernier est de loin le meilleur. Là où vivent les loups
(2018) se déroule dans un village au cœur des Alpes,
avec un flic bougon et peu sympathique de l’IGPN
qui arrive de la ville. La chute malencontreuse et
mortelle d’un migrant l’intrigue.

HUGUES PAGAN, HORS NORME

Certes Hugues Pagan est un scénariste à succès, nous l’avons


vu. C’est aussi un ancien professeur de philosophie et un ex-
inspecteur divisionnaire, mais avant tout c’est un écrivain,
auteur de dix romans qui comptent. Tout le monde le sait, et il
l’assume : « Je n’ai jamais été flic, j’ai toujours été écrivain. »
L’horrible accident de la gare de Lyon en juin 1988, où il
participe, officier dépêché sur place, au tri et à la
reconstitution de cinquante-six corps déchiquetés, sonne le
glas de sa carrière dans la police. Ce souvenir macabre et
indélébile trouvera sa place dans le fameux chapitre 13 de
Dernière station avant l’autoroute (1997) qui reste sans
doute son plus beau roman et parle aussi des relations entre
le pouvoir et la police. Le lyrisme déchiré, la colère sourde et
désespérée, la promiscuité avec des flics paumés et/ou
pourris, l’érotisme sur fond de jazz, le questionnement
métaphysique… tout l’univers de Pagan est concentré dans ce
titre. Vingt après, il est revenu au polar avec Profil perdu, plus
mélancolique que jamais. Pourvu que ça dure.
Le Prix du Quai des Orfèvres a été fondé en 1946 par
Jacques Catineau. Son jury, présidé par le directeur
de la PJ, est constitué d’avocats, de journalistes, de
policiers et de magistrats. Il récompense un
manuscrit inédit. Depuis 1966, il est publié tous les
ans par les éditions Fayard, avec un tirage important.
On compte parmi les premiers lauréats Jacques
Laurent, Louis C. Thomas, Pierre Magnan. Et des
écrivains plus contemporains comme Gérard Delteil,
Danielle Thiéry ou Hervé Jourdain.

Les taulards ne sont pas en reste


L’aspect documentaire des livres d’Edward Bunker et
de Sam Millar ne saurait faire oublier la manière
dont la prison façonne le futur écrivain.

S’il est bien une littérature qui n’est pas de


divertissement, c’est celle d’Edward Bunker (1933-
2005), formidable écrivain dont le style âpre et dur,
viscéral, s’est forgé au cours de ses 18 ans de
détention. Le premier volume de son quatuor noir à
tonalité autobiographique, Aucune bête aussi féroce
(1973) a été qualifié par James Ellroy de « grand
roman des bas-fonds de L.A. ». Max, le personnage
principal, a décidé de se ranger après 8 ans de
prison. Mais taulard un jour, taulard toujours : la
société ne favorise pas la réinsertion. La Bête contre
les murs** (1977), sans doute le plus saisissant des
quatre, a été adapté pour l’écran par Steve Buscemi
sous le titre Animal Factory. Violent et humain,
Bunker est un anthropologue du monde carcéral.

Dans On the Brinks (2003) – Trophée 813 en 2014 –,


Sam Millar, né à Belfast en 1958, raconte sa double
expérience de détenu. Pour raisons politiques
d’abord : ayant combattu dans les rangs de l’IRA, il a
été incarcéré dans la tristement célèbre prison de
Long Kesh en Irlande du Nord. Libéré, le voilà aux
États-Unis avec sa famille, caressant le rêve d’avoir
une librairie de BD. Rêve réalisé, mais pas
longtemps : ayant réussi avec un complice irlandais
et des pistolets en plastique un braquage
spectaculaire à Rochester, il retourne derrière les
barreaux. Gracié par le président Clinton, il rentre à
Belfast et devient écrivain. Son autre titre marquant
est Redemption Factory** (2005), qui évoque le
temps où il travaillait aux abattoirs de Belfast. Très
noir, sanglant, magnifique.

Nan Aurousseau, né en 1951 à Paris, est réalisateur et


auteur d’une dizaine de livres dont un roman
policier, Du même auteur (2007). Après sa sortie de
prison, il exerce la profession de plombier et
rencontre Jean-Patrick Manchette qui l’encourage à
écrire. Ce sera Bleu de chauffe (2005), ouvrage auquel
il doit sa renommée.

Abdel Hafed Benotman (1960-2015), poète et acteur


français, est connu pour avoir produit une œuvre
variée et exigeante (voir chapitre 14). Il a passé (au
total de ses différentes peines) presque la moitié de
sa vie derrière les barreaux. C’est en prison qu’il
écrit son premier livre, un recueil de nouvelles de
très grande qualité stylistique : Les Forcenés (1993),
dont le romancier Robin Cook dira : « Si je devais
définir le travail de cet écrivain, je dirais que c’est
son cœur qu’il arrache devant nous et pose, encore
battant, sur la table. » Très engagé dans les luttes
anti-carcérales, Abdel Hafed Benotman a publié des
livres forts sur sa vie et sur l’expérience de
l’enfermement.

VIDOCQ, LE FORÇAT POLICIER

Eugène-François Vidocq (1775-1857) est un exemple unique


de bagnard (condamné pour faux en écritures publiques) qui,
après s’être évadé, est devenu policier. Nommé chef de la
« brigade de sûreté » – qui est à l’origine du service de sûreté
de la préfecture de police de Paris –, il est en quelque sorte
l’inventeur de la police judiciaire. D’une force colossale et
célèbre pour son habileté à se travestir, il inspira à Victor Hugo
son Jean Valjean et à Balzac son Vautrin. Ses Mémoires
en 4 volumes, dont on peut librement télécharger le pdf, sont
une lecture absolument passionnante pour qui a le temps.

Écrire à quatre mains


Les auteures de ce livre peuvent en témoigner :
écrire à quatre mains est non seulement faisable,
mais parfois très salutaire. Quand il s’agit de
romans, mieux vaut être en phase et travailler à ce
que le style soit unifié. Plusieurs auteurs prestigieux
de polars ont fonctionné ainsi.

Par affinités
Nous avons vu au chapitre 2 comment Thomas
Narcejac et Pierre Boileau se sont rencontrés et ont
décidé d’unir leurs efforts pour écrire « le roman de
la victime ». Ils travaillaient essentiellement à
distance, Narcejac le Nantais se préoccupant surtout
de la rédaction quand Boileau le Parisien cogitait sur
l’intrigue. Boileau mort, Narcejac a continué à signer
de leurs deux noms les romans qu’il a écrits seul.

Fruttero & Lucentini, merveilleux illusionnistes


Carlo Fruttero (1926-2012), poète, scénariste télé et
journaliste turinois, a beaucoup traduit avant sa
rencontre déterminante, en 1953 à Paris, avec le
Romain Franco Lucentini (1920-2002), philosophe
polyglotte, militant antifasciste et traducteur de
Beckett, Borges et Stevenson. De retour en Italie, ils
ont travaillé dans l’édition, contribué à La Stampa, et
surtout, écrit des romans policiers subtils et pas
comme les autres. Ils sont connus dans le monde
entier sous le nom de F & L. Leur œuvre de référence
reste La Femme du dimanche (1975) (voir chapitre 16).

Le duo Giacometti-Ravenne
Éric Giacometti est le co-auteur, avec Jacques
Ravenne, de la série à succès du commissaire
Antoine Marcas, franc-maçon comme Ravenne. La
série entamée en 2005 avec Le Rituel de l’ombre a été
vendue à plus de deux millions et demi
d’exemplaires en France et traduite dans dix-sept
pays.

Liens du sang
Le lecteur a déjà rencontré au chapitre 3 les cousins
de Brooklyn, Frederic Dannay et Manfred B. Lee, qui
sous le pseudonyme Ellery Queen sont devenus un
célèbre auteur, et héros, de polars. Ils ont fait des
émules.

Mariés pour le meilleur


Maj Sjöwall (née en 1935) et Per Wahlöö (1926-1975)
se sont mariés au début des années 1960 et ont écrit
ensemble les aventures du commissaire Martin Beck.
Ils ont inventé à eux deux le roman policier
scandinave et furent les premiers à montrer l’envers
du décor du fameux modèle suédois, par le biais
d’une critique féroce de la société dans laquelle ils
vivaient (voir chapitre 16).

Nicci French est le pseudonyme de Nicci Gerrard


(née en 1958) et de son mari Sean French (né
en 1959), tous deux Britanniques. Après avoir mené
chacun de leur côté une brillante carrière dans le
journalisme, ils décident d’écrire ensemble. Succès
dès le premier roman avec Mémoire piégée (1997), un
thriller psychologique. Duplicité, mensonges et
secrets de famille sont les ressorts d’une quinzaine
d’autres romans dont Feu de glace (1999), sans doute
leur meilleur.

Kellerman père et fils


Jonathan Kellerman, né en 1949, auteur américain
de thrillers psychologiques grand public traduits
dans le monde entier, et son fils Jesse, né en 1978,
devenu une star grâce à son best-seller Les Visages
(2008, Grand Prix des lectrices de ELLE en 2010), ont
uni leurs plumes pour revisiter la légende du Golem,
être mythique créé à Prague au XVIe siècle. Le Golem
d’Hollywood (2014, rebaptisé Que la bête s’éveille en
format poche) et Que la bête s’échappe (2015) frôlent
le surnaturel et procurent maints frissons.

Drôles de dames
Après des débuts américains et le règne des illustres
Anglaises – A. Christie, D. Sayers, P. D. James, R.
Rendell – sur le polar pendant une bonne partie du
XXe siècle, le polar féminin a suivi des voies nouvelles
et inattendues.

Comment étaient les


premières ?
Il ne faut pas croire que les femmes sont restées au
foyer pendant que les hommes inventaient le roman
policier. Les dates en témoignent. Mais cela a-t-il
été si facile pour elles ? Apparemment, oui.
Américaines ! et femmes de tête
L’Américaine Anna Katherine Green (1846-1935) est
considérée comme la première auteure de polars.
Elle voulait être poète et entretint une
correspondance avec Ralph Waldo Emerson. Mais
son premier roman à énigme, L’Affaire Leavenworth
(1878), a beaucoup plu. Elle en écrira 32 dans le style
« cadavre dans la bibliothèque » et substitution
d’identités, l’enquête ne s’éloignant pas des beaux
quartiers de New York.

Dans son sillage, il faut noter l’originalité de trois


Américaines qui, contrairement à elle, ont mené une
vie très active et engagée, et pas seulement comme
auteures. Des filles solides, qui ont fait carrière, ce
qui n’était pas si fréquent à l’époque. Elles se sont
démarquées du whodunit et cela ne les a pas
empêchées d’avoir de nombreux lecteurs. Ce sont des
pionnières, et on ne les connaît plus assez.

Vera Caspary (1899-1987) a travaillé dans une


agence de publicité avant de devenir à New York
rédactrice en chef d’une revue consacrée à la danse.
Auteure de pièces de théâtre, de scénarios, c’est
pourtant le roman policier qui la fait connaître
auprès du grand public grâce à l’adaptation de son
livre Laura par Otto Preminger, le film éponyme –
avec Gene Tierney dans le rôle-titre – ayant
rencontré un énorme succès.

DEUX CHEFS-D’ŒUVRE DU SUSPENSE


PSYCHOLOGIQUE

Laura, paru d’abord en feuilleton dans le magazine Collier’s


en 1942, est à la fois un suspense raconté par différents
protagonistes et l’histoire d’une passion amoureuse pour le
moins atypique. L’inspecteur chargé d’enquêter sur un
meurtre s’éprend follement, après avoir vu son portrait, de la
victime présumée qui, évidemment, n’est pas celle que l’on
croit. Bedelia (1945), moins célèbre mais également
remarquable, évoque aussi des apparences trompeuses.
L’intrigue – un homme croit vivre avec l’épouse parfaite
jusqu’au jour où il est victime d’un sévère empoisonnement –
est servie par une construction parfaite, humour noir garanti
et effets dramatiques savamment dosés.

Dorothy B. Hughes (1904-1993) journaliste, poète,


essayiste, critique de polars, avoue avoir été marquée
par l’œuvre d’Eric Ambler et celle de Graham
Greene. Elle écrit des romans vraiment noirs, et très
personnels, à une époque où c’était encore une
affaire d’hommes. Tuer ma solitude (1947), une
histoire de coupable idéal fort bien menée, est
devenu un excellent film de Nicholas Ray (Le Violent,
1950), rehaussé par les prestations de Gloria
Grahame et de Humphrey Bogart.

Amanda Cross (1926-2003) universitaire américaine


de renom, professeure à Columbia University,
spécialiste de littérature anglaise et du Bloomsbury
Group (Virginia Woolf et Cie), a écrit plusieurs essais
sur la condition féminine. Mais elle est aussi
l’auteure de quatorze romans policiers situés sur un
campus, dont l’héroïne, une féministe qui boit sec,
et, pour satisfaire les convenances des années 1960,
finit par épouser son amant après une longue liaison.

Pendant ce temps les Anglaises


prenaient le thé
Agatha Christie et Dorothy L. Sayers, nous l’avons
vu, pratiquaient le roman à énigme en milieu
bourgeois. Deux de leurs consœurs anglaises,
contemporaines des audacieuses Américaines,
Patricia Wentworth (1878-1961) avec sa Maud Silver
(encore une vieille fille fouineuse !) et Margery
Allingham (1904-1966) flanquée de son enquêteur
Albert Campion, offrent une image encore plus plan-
plan. Leurs ouvrages de dame au petit point ont pris
place dans la collection du « Masque », alors que les
Américaines ont eu droit aux collections de noir.
À quoi tient la différence ? Sans doute à l’esprit plus
audacieux, plus moderne, qui soufflait alors sur le
Nouveau Monde. Car pendant que Dorothy Hugues
traitait du racisme aux États-Unis et qu’Amanda
Cross faisait boire son héroïne plus qu’il n’est
convenable, les Anglaises tissaient des énigmes
bordées de romance et surveillaient la cuisson des
scones.

Et ailleurs ? Eh bien, ailleurs, les femmes n’étaient


pas encore prêtes pour le polar !

Le goût du gore, signe des


temps modernes
Dans les années 1990, un nouveau courant est
apparu : les femmes se sont mises à écrire des
romans beaucoup plus sanglants, plus techniques,
exorcisant des démons qui jusqu’alors étaient restés
discrets.

Raffinements de scalpel
Née en 1956 à Miami, Patricia Carroll Daniels, dite
Patricia Cornwell, exerçait comme informaticienne à
la morgue de Richmond quand elle a commencé à
rédiger son remarquable premier roman, Postmortem
(1990). Le livre a connu un succès phénoménal et été
couronné par les plus grands prix. Cela n’a rien
d’étonnant : en créant le personnage du Dr Kay
Scarpetta, médecin expert général de l’État de
Virginie qui travaille en tandem avec le FBI, Patricia
Cornwell a créé un genre nouveau, donnant à lire des
scènes jamais vues. Le réalisme saisissant de ses
romans – 24 titres de la série « Scarpetta », sans
compter les autres – tous des best-sellers à l’échelle
planétaire, s’ajoutant à l’empathie que le Dr
Scarpetta témoigne aux victimes qu’elle autopsie,
justifie leur succès. En partageant les souffrances des
proies du serial killer de Postmortem, directement
inspiré par un tueur maniaque qui a sévi à
Richmond – Cornwell a touché un très vaste lectorat,
sensible non seulement à la peur délicieuse qu’elle
distille, mais surtout à la vulnérabilité qu’elle
exprime.

Auteure adulée au Canada où elle vit, Kathy Reichs


(née en 1948 à Chicago) est une anthropologue
judiciaire. Spécialiste reconnue en médecine légale,
elle se lance avec Déjà Dead (1997) dans l’écriture de
romans policiers mettant en scène le docteur
Temperance Brennan qui exerce le même métier
qu’elle. Héroïne d’une vingtaine de livres,
Temperance entretient des relations compliquées
avec l’inspecteur Slidell qu’elle seconde dans ses
enquêtes criminelles – grâce aux autopsies et à
l’analyse des os des victimes dont le compte rendu
est d’une précision chirurgicale. Le succès
phénoménal de ses aventures a été amplifié par
l’adaptation en série télé sous le titre Bones.

Hémoglobine assumée
Un certain goût pour le gore…
Val McDermid (née en 1955) est une Écossaise
socialiste, ancienne journaliste passionnée de
football et excellente critique de polars pour le
quotidien anglais The Independent. Son engagement
s’exprimait à la fin des années 1980 dans ses séries
féministes – avec Lindsay Gordon, la journaliste
lesbienne, et la détective privée Kate Brannigan.
En 1995, un Gold Dagger a récompensé Le Chant des
sirènes, qui a lancé sa carrière. Et personne n’a
échappé à l’insubmersible série télé éponyme tirée
de La Fureur dans le sang (1997). Les romans où
figurent Carol Jordan et Tony Hill, duo d’enquêteurs
aux relations personnelles complexes, témoigne d’un
penchant de l’auteur pour les blessures corporelles
et la violence physique, certes, mais aussi de sa
quête de justice et de sa haine de l’obscurantisme.
Roman à part, 4 garçons dans la neige (2005) illustre
fort bien cette position, en montrant comment
quatre étudiants de St. Andrews, ayant découvert au
petit matin, après une fête trop arrosée, le corps
poignardé de Rosie la barmaid, deviennent des
suspects de choix pour la police. Leur culpabilité ne
peut être établie, mais ils sont désormais des parias.

On l’a su dès Birdman (1999), polar classique et


morbide qui introduit le duo d’enquêteurs que l’on
retrouvera dans Rituel et dans Skin, Mo Hayder,
Anglaise d’apparence fragile née en 1962, est un des
poids lourds du thriller contemporain. Tokyo**
(2004), roman à la fois noir et lumineux, original et
dérangeant en apporte la confirmation. La ville y est
un piège vénéneux recelant d’inquiétantes zones
d’ombre, telle l’immense maison délabrée où se
réfugie Grey, la jeune narratrice au ventre zébré de
cicatrices que personne ne doit voir. Sa quête
obsessionnelle, retrouver un film témoignant des
horreurs commises par les soldats japonais lors de
l’occupation de Nankin en 1937, la confronte à des
dangers insoupçonnables. Mo Hayder, avec une grâce
d’écriture peu commune, navigue entre les yakuzas,
les jizo — anges d’enfants mort-nés — et les
stigmates de la guerre pour poser la question
essentielle à ses yeux : l’ignorance est-elle la même
chose que le mal ? Cet indiscutable chef-d’œuvre a
été couronné par le Grand Prix des lectrices de ELLE.

« Humain et cataclysmique, beau et terrifiant, c’est


le thriller le plus subtil que vous lirez cette année. »
(Val McDermid, The Independant)

Née en France en 1971, Karine Giébel n’a rien à


envier à ses aînées anglo-saxonnes, dans le genre
« thrillers glaçants ». Auteure d’une dizaine de
romans psychologiques dont les thèmes divers vont
de l’univers carcéral qu’elle dépeint dans toute sa
brutalité (Meurtres pour rédemption, 2006) à
l’esclavage moderne (Toutes blessent la dernière tue,
2018). Parmi les raisons de son succès, on retiendra
surtout des portraits de femmes fortes, parfois
même des criminelles, et l’habileté à jouer avec les
émotions du lecteur.

Des femmes à part


Trois auteures marquent le genre et leur époque.

Patricia Highsmith la tourmentée


Délicieusement manipulatrice, Patricia Highsmith
(1921-1995) a été dès ses débuts couverte d’articles
élogieux, tous évoquant la sensation qui perdure
après la lecture de ses romans : le malaise. Certains,
dont Thomas Narcejac, ont relevé des incongruités
dans ses intrigues, mais qui s’en soucierait ? Patricia
Highsmith avait autre chose que le roman d’énigme
en tête. Deux auteurs majeurs ont trouvé pour la
qualifier une formule qui résume tout : la perfide
Agatha Christie, peut-être un rien jalouse, affirmait
que Patricia Highsmith écrivait « d’excellents
romans sinistres » – erreur, morbides peut-être,
mais pas sinistres –, et Graham Greene, au-dessus
de la mêlée, a tout compris : « Elle est poète de
l’angoisse plus que de la peur. »

Le mal-être de l’auteure s’incarne dans son besoin


de bouger sans cesse et dans le thème de la
substitution d’identités qui jalonne son œuvre.

Après des études à Columbia University, Patricia la


Texane a connu la bohème à New York, pris goût à la
peinture et placé sa première nouvelle. Puis, sur un
coup de tête, elle s’est embarquée pour l’Europe.
C’est le début d’une errance qui la conduira à
s’établir en Angleterre, en France assez longuement,
en Suisse pour finir. Elle n’avait pas coupé les ponts
avec l’Amérique, mais elle ne s’y est jamais sentie
bien.

Que fuyait Patricia Highsmith ? Elle-même, les


autres, la vie. Meilleure tangente, la littérature. Et,
pour être sûre de ne rien livrer d’elle dans ses
romans, en pratiquant des jeux de miroirs, des mises
en abyme. On peut avancer qu’elle s’est sentie mieux
après avoir créé le personnage de Ripley (voir
chapitre 9), son double qui lui-même usurpait
l’identité d’un autre. Mais le thème du double était
présent dès le début, comme en témoignent ses deux
premiers romans, L’Inconnu du Nord-Express (1952),
où deux garçons qui ne se connaissent pas décident
de commettre chacun le crime dont rêve l’autre, puis
Carol (1952), roman lesbien publié sous le
pseudonyme de Claire Morgan, ce qui est porter le
concept du double à son comble.

SUR LES PAS DE PATRICIA HIGHSMITH

Manifestement, un lien mystérieux unit François Rivière, déjà,


et brillamment, biographe d’Agatha Christie, à la créatrice de
Tom Ripley, ce criminel faussaire et charmeur qui fait du
lecteur son complice. Un long et merveilleux suicide n’est pas
une biographie méticuleuse à l’américaine, même si la vie et
l’œuvre y sont examinées de près, dans l’ordre chronologique.
C’est bien davantage : une plongée inspirée dans un univers
mental complexe, la traque émerveillée d’un processus de
création romanesque, une quasi psychanalyse de l’auteure et
de son double inversé, Tom Ripley. La bougeotte permanente,
la solitude jalousement recherchée, l’inexorable descente vers
l’alcoolisme, l’homosexualité discrètement assumée sont les
composantes visibles d’une vie entièrement consacrée à
l’écriture, substitut du bonheur que cette marginale de génie
savait inaccessible. Mais ce que François Rivière nous donne
surtout à voir, et de magistrale façon, c’est le ressort profond
de la fiction de Patricia Highsmith (Un long et merveilleux
suicide. Regard sur Patricia Highsmith, Calmann-Lévy, 2003).

Plusieurs romans de Patricia Highsmith ont été


adaptés au cinéma, mais elle reste une auteure qu’il
faut LIRE.

L’Inconnu du Nord-Express, sur lequel les scénaristes


se sont arraché les cheveux, a donné un film
éponyme mémorable de Hitchcock qui n’a pas
grand-chose à voir avec le livre.

Lors d’une interview publiée dans le no 5 de la revue


Polar, Claude Chabrol, qui a tourné Le Cri du hibou, a
commenté la difficulté d’adapter les romans de
Highsmith et a conclu que leur être fidèle n’était
peut-être pas la solution idéale.
Monsieur Ripley**, en revanche, a bien inspiré les
cinéastes. L’adaptation de référence est Plein soleil,
de René Clément (1960), mais on aurait tort de
négliger Le Talentueux M. Ripley (1999) d’Anthony
Minghella, qui sait capter à la fois la troublante
ambiguïté du personnage et les lumières
méditerranéennes. Enfin et surtout, il y a
l’irrésistible film de Wim Wenders L’Ami américain
(1977), adapté de Ripley s’amuse. Dennis Hopper est
un acteur tout à fait dans l’esprit de Highsmith.

Joyce Carol Oates l’outsider


Personne ne songerait à classer Joyce Carol Oates,
auteure américaine prolifique née en 1938, couverte
de prix littéraires et souvent citée parmi les
candidats au prix Nobel, parmi les auteurs de polars.
Et pourtant, elle a reçu en 1917 le Los Angeles Book
Prize dans la catégorie « Mystery/thriller » pour
son roman A Book of American Martyrs (non traduit) et
écrit, avec Maudits (2013) et Sacrifice (2015) des
textes noirs, violents, parfois horrifiques d’une
haute tenue littéraire. Ce qui ne l’empêche pas de
publier sous pseudonyme des polars plus
conventionnels qui respectent les règles du genre.
Ainsi, Rosamond Smith est l’auteure de Double
diabolique (1999) où une effeuilleuse de Las Vegas
tue au petit matin ses conquêtes d’un soir, et Lauren
Kelly celle de Cœur volé (2005), qui a suscité ce
commentaire d’Elmore Leonard, ignorant alors la
véritable identité de l’auteur de ce premier roman :
« Je vais la surveiller, cette Lauren Kelly ! »

Fred Vargas, l’inclassable


Fred Vargas (née en 1957) a inventé un genre
romanesque qui n’appartient qu’à elle, où l’alchimie
des mots l’emporte. Une voix unique, un imaginaire
nourri de métaphysique et d’étrangeté, et des
intrigues d’une originalité saisissante. Cette
archéologue de formation (spécialité : la peste au
Moyen Âge) évolue hors catégorie. Elle se plaît à
définir ses romans policiers – qu’elle a baptisés
« rompol » – comme des « histoires se situant sur
la branche littéraire des mythes et des contes »
(interview à Rue89).

Un véritable phénomène éditorial


Il est facile aujourd’hui de présenter Fred Vargas
comme une des auteures de polars françaises les plus
lues et les plus renommées. Chaque nouveau roman
caracole en tête des meilleures ventes. Cela n’a pas
toujours été le cas. L’œuvre de Fred Vargas pourrait
presque se lire en deux temps, avant et après
l’apparition de son personnage de flic lunaire et
décalé, Jean-Baptiste Adamsberg.

Avant, la série dite « des Évangélistes » : Debout les


morts (1995), Un peu plus loin sur la droite (1996), Sans
feu ni lieu (1997), dont les ressorts dramatiques sont
proches du roman policier classique d’enquête. Trois
livres qui vont fidéliser ses lecteurs.

Ensuite, il y eut les neuf volumes des aventures de


son commissaire dont la vie, les joies et les peines,
évoluent de livre en livre. Lui, on ne peut pas dire
qu’il enquête. Il flâne, il marche en humant l’air.
L’immense succès de l’auteure se concrétise grâce à
lui.

La période Adamsberg
Jean-Baptiste Adamsberg apparaît pour la première
fois dans L’Homme aux cercles bleus** (1991). Doté
d’une grande sensibilité, c’est un homme intuitif,
qui sait s’entourer. Il est secondé par l’inénarrable
capitaine Danglard.

« L’Homme aux cercles bleus de Fred Vargas


appartient à la catégorie des grands maniaques. D’un
côté, le commissaire Adamsberg, un flic lent, rêveur,
obsédé par la cruauté qui suinte des visages comme
des indices. De l’autre, un mystérieux criminel qui
signe avec des cercles bleus ses plus petits indices.
Jeu du chat et de la souris dans la capitale… »
(Christine Ferniot, revue Polar, no 4)

Pars vite et reviens tard** (2001), troisième opus de la


série Adamsberg, marque un tournant. Pas
seulement parce qu’il est couvert de prix (en
Allemagne, et en France où il reçoit le Grand Prix des
lectrices de ELLE ainsi que le Prix des libraires.)
L’histoire comporte tous les ingrédients qui feront
désormais la marque de fabrique de Fred Vargas :
suspense, originalité et poésie. Au carrefour Edgar-
Quinet à Paris, un ancien pêcheur breton qui a connu
des déboires professionnels s’est recyclé crieur : il
déclame trois fois par jour des messages que les
habitants du quartier déposent dans son urne bleue.
Cela va de « Vends portée de chatons » à « Je
t’aime, Hélène ». Mais il y a aussi ceux du fou,
inquiétantes citations empruntées à des textes
anciens qui évoquent la peste. Au même moment, de
mystérieux « 4 » noirs surgissent, peints à la main,
sur des portes d’appartements dans plusieurs
immeubles parisiens. Çà et là, on découvre des corps
noirs, qui portent des morsures de puces… Il n’en
faut pas plus pour qu’une formidable psychose
collective s’empare de la ville : le fléau de Dieu
serait-il de retour ? Le commissaire Adamsberg
résoudra cette ténébreuse affaire en faisant appel à
sa fameuse mémoire déclic.

« Sur l’éminence d’Ordebec, Adamsberg choisit un


muret au soleil et s’installa dessus en tailleur. Il ôta
chaussures et chaussettes et contempla le dénivelé
des collines vert pâle, les vaches posées comme des
statues dans les prés comme pour servir de
repères. » (L’Armée furieuse, 2011)

Son dernier roman, Quand sort la recluse (2017), est


un parcours d’obstacle à huit pattes. Vous avez une
peur bleue des araignées ? Vous allez apprécier !
Adamsberg, à peine rentré d’Islande, et plus que
jamais égaré dans les brumes de ses pensées, résout
pourtant une affaire de meurtre en un tour de main.
Puis, confronté aux méfaits d’une araignée recluse,
l’araignée-violon, pour être exact, il s’embourbe.
Circonstance aggravante, son bras droit, Danglard
semble bien peu compatissant : « Revenez-nous,
commissaire. Bon sang mais dans quelles brumes
avez-vous donc perdu la vue ? » L’incontournable
commissaire Adamsberg, dont c’est là la neuvième
enquête depuis L’Homme aux cercles bleus, nous séduit
encore, davantage pour son intuition et ses rêveries
éveillées que pour ses méthodes d’investigation, peu
orthodoxes.

Où en est le féminisme ?
Megan Abbott, la subversive
Megan Abbott, née en 1971, auteure d’un essai sur la
suprématie du mâle blanc dans le roman et le film
noirs américains, a écrit quatre petits romans
délectables où elle explore le rôle de la femme dans
le roman noir, nous amenant à repenser certains
clichés. Le plus représentatif de cette veine
brillante – elle s’est par la suite un peu perdue dans
des histoires d’adolescentes vaguement perverses –
est Adieu Gloria (2007) dont le titre original,
intraduisible, Queenpin, donne le ton. En anglais,
kingpin désigne un caïd, un chef de bande criminelle.
Queenpin est un néologisme, une femme n’étant pas
censée occuper pareille position. Sur un fond
traditionnel d’ambition, de trahisons, de cupidité et
de pression du désir, Adieu Gloria reprend les codes,
mais en les inversant. Gloria Denton, qui contrôle
d’une main de fer des cercles de jeux et des officines
de paris sur les champs de courses, prend sous son
aile une jolie comptable en mal de bijoux, de
fourrures et de grands restaurants, qui apprend vite
le métier. Jusqu’au jour où un séduisant bon à rien
menace les liens entre les deux femmes. Un drame
vénéneux et trouble dont les protagonistes évoquent
un aspect du film Ève de Joseph L. Mankiewicz.

« Je craque pour le style, que ce soit le style


romantique, pensif, affectif de Raymond Chandler,
celui plus rugueux de James M. Cain ou encore celui,
quasiment halluciné, de Jim Thompson. Quand j’ai
commencé à écrire, je me suis exercée à copier la
structure des phrases de Chandler, pour essayer d’en
capter la cadence, qui me grisait. Maintenant,
j’essaye d’écrire “tout près”, de façon que le lecteur
ait l’impression que je lui murmure à l’oreille. »
(interview de l’auteure, 2011)

Les filles de la « Série Noire »


Dans Quai des enfers (2010), Ingrid Astier (née
en 1976) ne craignait pas de s’emparer des codes du
genre pour mieux les détourner. Angle mort (2013) –
l’histoire âpre et violente de Diego, braqueur, pour
qui Paris devient un étrange objet de fascination et
de répulsion – le confirme. Autre nouvelle voix du
roman noir français, Elsa Marpeau (née en 1975) qui
s’impose avec Les Yeux des morts (2010), très réussi,
et L’Expatriée (2013), inspirée de sa propre expérience
à Singapour. Elle est également scénariste.

SANDRINE COLLETTE, LA REBELLE

Sandrine Collette (née en 1970) vit loin de Paris où elle


s’occupe de ses chevaux avec amour. Docteur en science
politique, elle ne présente à première vue aucun des signes
d’un écrivain de polars. Pourtant, après trois romans situés en
territoire rural et dont le premier, Des nœuds d’acier, a obtenu
le Grand Prix de Littérature Policière en 2013, elle fait bel et
bien partie du paysage, aussi discrète soit-elle. Une force peu
commune se dégage de cette auteure, dont le quatrième titre
Il reste la poussière (2016) laisse le lecteur pantois et sous le
choc. Situé en Patagonie, dans une nature hostile battue par
un vent sec et brûlant, une famille, isolée, se déchire. La mère
tient tout, apparemment dépourvue du plus élémentaire
sentiment maternel. Et c’est le cadet des quatre fils qui morfle
le plus. Drame en vue, évidemment. Heureusement, il y a les
bêtes…
Chapitre 9
À quoi ressemble un héros de
polars ?
DANS CE CHAPITRE :

» La différence entre un héros et un personnage

» Les premiers détectives, infaillibles, ouvrent la voie

» Anti-héros et autres déclinaisons

U personnage qui accède au mythe. Qui relève du


n héros est plus qu’un personnage, c’est un

culte de la personnalité. Il est assez important pour


devenir la matrice d’un profil que d’autres auteurs
déclineront par la suite à l’envi. Cependant, il n’est
pas nécessairement infaillible, et l’antihéros, voire le
loser, ont leur séduction.

HERCULE POIROT N’EST PAS UN HÉROS

Agatha Christie préférait de beaucoup Miss Marple à ce


détective aux manières de petit-bourgeois tatillon et plutôt
ridicule, imbu de ses petites cellules grises. Miss Marple
incarnait davantage les désirs secrets de l’auteure. Poirot n’est
au fond qu’une enveloppe sans chair mais à moustaches qui
n’a pas, contrairement à Sherlock Holmes, fait l’objet d’un
culte de la personnalité. Paradoxalement, dans la
configuration auteur/héros, ce n’est pas Hercule Poirot qui a
une stature mythique, c’est Agatha Christie.

On attend inconsciemment du héros qu’il dégage quelque


chose de plus – une fascination, une inquiétante étrangeté –
de nature à alimenter les fantasmes et les attentes de
plusieurs générations de lecteurs.

« Le détective, comme le héros, crée, ordonne,


organise ce qui grâce à lui deviendra la vérité. Il ne
se borne pas à révéler, il agit et intercède. Le héros,
archétype futur du détective, est un intercesseur
entre l’homme et l’impossible… comme le prêtre
l’était entre l’homme et le sacré ou l’au-delà. »
(Francis Lacassin, avant-propos à Premières enquêtes,
Omnibus, 2005)

Le culte de la personnalité
Héritiers du héros de l’épopée antique ou du
chevalier à l’armure étincelante, ils sont si grands
que leur nom est aussi connu, sinon davantage, que
celui de l’auteur. Ils génèrent essais, pastiches,
associations de fans et leurs incarnations
cinématographiques ou télévisuelles prolifèrent.

Sherlock Holmes, le limier


triomphant
Là où le chevalier Dupin était une silhouette,
l’instrument de la déduction, Sherlock Holmes
semble beaucoup plus réel. Le lecteur a une idée
précise de son physique et de ses manies. En vrai
héros, il ne se trompe jamais, il triomphe toujours de
ses ennemis. Et il est sans doute le seul dans
l’histoire de la fiction policière, hormis peut-être
Arsène Lupin, qui fasse l’objet d’un culte. Au point
que plusieurs clubs holmésiens, de par le monde,
organisent des soirées costumées ou des
reconstitutions de scènes célèbres de ses aventures.
Des statues à son image sont même érigées et des
timbres émis à son effigie !

LE TEXTE ET LA LÉGENDE

Le mythe s’est propagé si rapidement, et avec une telle force,


que l’apparence de Sherlock Holmes ne saurait être mise en
doute. Pourtant, plusieurs détails vestimentaires sont des
inventions postérieures à la publication des livres de Conan
Doyle. Ainsi, l’auteur ne mentionne nulle part la fameuse
casquette à double visière, le deerstalker. Tout au plus trouve-
t-on une allusion à une casquette de voyage, quand Holmes
est à la campagne. Le couvre-chef légendaire apparaît pour la
première fois en 1891 sur une illustration de la nouvelle Le
Mystère du val Boscombe éditée par The Strand Magazine.
Quant à sa fameuse pipe, rien n’indique dans le texte qu’elle
soit autre chose que banalement droite. On doit à William
Gillette, qui créa le rôle de Sherlock Holmes au théâtre,
l’introduction d’une pipe recourbée.

Le Dr. Joe Bell, éminent chirurgien qui enseignait à


l’université d’Édimbourg au XIXe siècle, a été le
professeur et le mentor de Conan Doyle. Son
exceptionnel pouvoir d’observation et ses
impressionnantes déductions ont inspiré la fameuse
« méthode déductive » de Sherlock Holmes.

Arsène Lupin, gentleman


cambrioleur
Au tournant du XIXe siècle, avec le roman d’aventures
précurseur du polar, apparaissent des personnages
tels que Rocambole, Vidocq et Monte Cristo, puis
Arsène Lupin, que leur moralité fluctuante et leur vie
mouvementée rendent extrêmement populaires.

À quoi tient la popularité d’Arsène


Lupin ?
Il est le fils de Théophraste Lupin, professeur
d’escrime, escroc à ses heures, et d’Henriette
d’Andrézy. Enfant, il sera recueilli par un cousin
aristocrate de sa mère, ce qui éveillera en lui une
haine obsessionnelle de la noblesse. Il prend
en 1894 le nom d’Arsène Lupin, mais demeure le
héros de polars qui change le plus souvent d’identité,
endossant au fil des livres celles de son cousin
Bernard d’Andrézy, de Rostat l’assistant du
prestidigitateur Dickson, du peintre Horace
Valmont… Polyglotte, il se transforme aussi en
étudiant russe en dermatologie, en cavaliere Floriani,
en prince Paul Sernine, en don Luis Perenna : un
illusionniste.

Il a terminé ses études de droit et de médecine, il est


élégant, désinvolte et cultivé. Sur le tard, il se
révélera héroïque par amour de la Patrie. Et à
l’occasion, il se fait le défenseur de la veuve et de
l’orphelin : le gendre idéal.
L’audace de ses cambriolages, au nez et à la barbe du
propriétaire généralement riche et mondain, fait la
joie du public qui en redemande. Précurseur des
grands communicants contemporains, Lupin utilise
la presse : des entrefilets vantant ses exploits ou
annonçant sa prochaine manœuvre lui permettent de
faire rire le bon peuple tout en se jouant de la police :
il ridiculise l’establishment.

Cette double origine, aristocrate et voyou, et le


panache qui l’illustre, lui assurent l’adhésion du
lectorat le plus large.

POUR LA POSTÉRITÉ

Arsène Lupin a, comme Sherlock Holmes, suscité un


enthousiasme tel que de nombreux fan-clubs ont fleuri dans
son sillage, rivalisant d’ingéniosité dans l’analyse et la glose de
ses aventures. Les « lupinologues » en savent plus que
Maurice Leblanc sur son compte. On peut, en adhérant à
l’Association des amis d’Arsène Lupin, fondée en 1985 et sise à
Étretat, recevoir une revue annuelle, L’Aiguille-Preuve, le
bulletin L’Écho de France et des offres pour participer à
diverses manifestations lupinophiles. Il existe un Prix Arsène-
Lupin, décerné tous les ans au Clos-Lupin à Étretat.
Jules Maigret, le flic « normal »
Il a été incarné au cinéma et à la télévision par des
acteurs aussi différents que Jean Richard, Jean Gabin
et Bruno Cremer, et l’on peut se demander à quoi il
ressemble… En tout cas, il rassure. Être attentif à
tout ce qu’il se passait au château où son père était
régisseur lui a permis de développer sa qualité
première, le sens de l’observation.

Comment expliquer les millions de fans de par le


monde, les multiples adaptations pour grand et petit
écran, les biographies et les essais dans tous les
pays, cet engouement planétaire ?

Peut-être aime-t-on chez lui qu’il ne soit pas


supérieurement intelligent, juste normal, tout en
étant rusé ? Et que, sans jamais juger, il se mette
dans la peau du criminel comme dans celle de la
victime ? Maigret est un personnage réaliste ; sa
contribution à l’héroïsme réside dans sa résistance
aux pressions venues d’en haut et dans son souci de
ne pas accabler un coupable qui mérite quelque
miséricorde.

« Jules Maigret, policier si français, ne pouvait


naître que dans l’esprit d’un romancier-nez. Comme
lui [Simenon], c’est un intuitif et un instinctif, qui
s’imbibe, s’imprègne, se pénètre d’un univers pour
comprendre les mécanismes d’un milieu… Il
raisonne moins qu’il ne procède par associations
d’idées. » (Pierre Assouline, Autodictionnaire
Simenon, Omnibus, 2009)

Philip Marlowe, le privé


désabusé
Le détective amateur est un produit du XIXe siècle, un
vrai héros de fiction qui ne commet pas d’erreurs. Le
XXe siècle a introduit la réalité quotidienne dans le
polar : le détective doit manger pour vivre. Avec
l’arrivée de Sam Spade et de Philip Marlowe, le privé
hard-boiled marque la mutation du héros.

Selon Chandler, « même si Marlowe se conduit


parfois en dur, il est toujours extrêmement
scrupuleux ». Loup solitaire et chevaleresque, il
colle à l’image mythique du justicier américain.

Il a travaillé pour la police de Los Angeles, mais


s’étant montré trop zélé, il a été remercié lorsqu’il a
découvert ce qu’il ne fallait pas découvrir. Il est allé
en prison plus d’une fois et ne craint pas la bagarre.
Ce n’est pas un rapace : à ses clients, il demande
25 dollars par jour plus les frais.
Marlowe est avant tout un homme libre,
indépendant, révolté contre une société corrompue,
et qui a son propre code moral : pas de conscience
politique, mais une forte conscience personnelle. Si
l’on écoute bien ses reparties cinglantes, on en
apprend beaucoup sur son apparent cynisme
désabusé et sur sa sensibilité cachée. Tous les privés
qui suivront lui emprunteront un trait ou un autre,
mais aucun n’aura ce regard sur le monde et sur les
hommes.

« Philip Marlowe, tout en conservant les signes


extérieurs du détective – imperméable, feutre et
attitude dur à cuire – avait en réalité autant de
points communs avec Don Quichotte qu’avec Sam
Spade. Marlowe menait une croisade sans fin pour la
justice. » (Martin Asher, préface à Philip Marlowe’s
Guide to Life)

Les héritiers en ligne directe de


Philip Marlowe

Lew Archer, le psychanalyste


sauvage
Ross Macdonald, de son vrai nom Kenneth Millar
(1915-1983), rêve d’être écrivain, à l’instar de son
modèle, Charles Dickens. Inspiré par les univers de
Dashiell Hammett et de Raymond Chandler, il crée
son personnage fétiche, Lew Archer, dans Cible
mouvante (1949). Le livre est très remarqué pour sa
portée sociologique dans le milieu des très riches
Californiens. Marchant dans les pas de son modèle,
Philip Marlowe, Lew Archer est le héros de pas
moins de 18 romans. Officiellement détective privé,
sa façon de procéder relève davantage du psy
clandestin, à l’instar de ce qui se fait dans beaucoup
de romans à énigme, que du passage à tabac façon
Sam Spade. Il explore les recoins de l’âme où se
dissimulent les vilains petits secrets des suspects
dans une Californie des années 1950-1960,
étouffante dans tous les sens du terme. Lew Archer
connaît une notoriété grandissante grâce à
l’interprétation de Paul Newman dans le film
Détective privé. Le critique Michel Lebrun nuance
l’importance de son créateur : « Avec son privé
californien Lew Archer, méditatif, moralisateur et
grand poseur de questions fondamentales, Ross
Macdonald a chaussé les pantoufles de Raymond
Chandler, dont il perpétue le souvenir. Ses romans
sont de bonne facture classique (qui-a-tué-dans-la-
grande-famille-qui-dissimule-un-lointain-
squelette ?) et comblent un public fidèle. »

Travis McGee, le privé justicier


cool
John Dann MacDonald (1916-1986) doit sa célébrité
à la série des « Travis McGee » dont 9 titres
sur 21 seulement ont été traduits en français. Travis
est un aventurier cool, plutôt beau gosse qui vit en
Floride sur une péniche gagnée au poker et baptisée
Busted Flush. Il aime les dames indépendantes et
courageuses et défend les autres comme un preux
chevalier. Dans La Mariée était trop morte (1982), il
pourchasse un type qui, sous de multiples identités,
a séduit plusieurs femmes avant de les tuer, non
sans leur avoir piqué leurs économies au passage. Si
Travis emploie des méthodes (musclées) de détective
privé, il a une idée très personnelle de la justice : il
est souvent trop compliqué de s’adresser à la police,
mieux vaut régler les problèmes soi-même. Des
critiques l’ont qualifié de « vengeur privé ». Dans
L’Année du polar 1987, Michel Lebrun a écrit : « Ce
qui nous rend cet auteur si précieux, c’est le grain de
folie et la pointe d’humour qui caractérisent une
œuvre toujours diverse et passionnante. »
Fletch, faux privé loufoque
L’une des séries divertissantes que l’on doit à
Gregory Mcdonald (1937-2008) a pour héros Fletch,
journaliste au News Tribune. Intelligent, libéral
tendance gauche, playboy parfaitement décontracté,
il n’a que peu de points communs avec Philip
Marlowe. Sauf, peut-être, le sens de la formule et de
la repartie : les dialogues, brillants et drôles, jouent
un rôle déterminant dans chaque roman.

Dans Fletch, à table (1976), récompensé par un Edgar,


notre héros trouve une fille, nue mais morte, sur le
canapé d’un appartement qu’on lui a prêté. Il a un
mal fou à convaincre les flics qu’ils ont intérêt à
venir y jeter un coup d’œil, mais une fois sur place,
évidemment, ils le tiennent pour coupable. Sexy,
délirant, voici un exemple rafraîchissant de la
déglingue planante et bariolée des seventies.

Et il y en a d’autres, également délectables. Cherchez


bien, il doit être encore possible d’en trouver : Fletch
aux trousses, Fletch et la veuve Bradley, La Fortune de
Fletch…

RISQUE DE CONFUSION
Dans la famille McDo, ils sont trois garçons, nés dans le
premier tiers du XXe siècle, et une fille, la petite dernière. Sans
liens de sang, ni vraiment de points communs littéraires. Seul
le genre les unit. Et attention à l’orthographe !

Kenneth Millar, universitaire passé au polar sous l’influence


de sa femme la romancière Margaret Millar, avait besoin d’un
pseudonyme pour se démarquer d’elle. Il choisit John
Macdonald en hommage à son père, John Donald. Mais
comme il y avait un autre John (John D. MacDonald, également
auteur de polars), il est devenu Ross Macdonald. Adulé par
ses pairs, de James Crumley à James Ellroy, il reste un
classique.

John D. MacDonald, son cadet d’un an, écrivait déjà quand


Ross s’est lancé dans la mêlée. Il a eu beaucoup de succès de
son vivant, surtout pour la série des Travis McGee.
Aujourd’hui, il est, fort injustement, un peu oublié.

Gregory Mcdonald, né vingt ans après, a une œuvre plus


singulière, marquée par un chef-d’œuvre, Rafael, derniers jours,
et deux séries rigolotes et malignes, les Fletch et les Flynn.

Ne les confondez pas avec Patricia MacDonald, née Patricia


Bourgeau, leur benjamine également américaine (née
en 1949) : elle se situe dans la droite ligne du suspense
féminin à la Mary Higgins Clark, avec beaucoup de succès.

Les figures du Mal


La naissance du personnage du tueur en série, chez
qui la réalité sert parfois à alimenter la fiction,
génère une descendance littéraire abondante. La
figure du Mal fascine parce qu’elle défie la raison
tout autant que la morale.

Figures fondatrices
Le monstre serait-il tapi en nous ? Le serial killer
aurait-il remplacé le croque-mitaine des contes de
fées de notre enfance ? Force est de constater que le
frisson et le trouble s’installent durablement en
littérature policière.

Docteur Jekyll et Mister Hyde : cet


autre moi-même
Le Cas étrange du docteur Jekyll (1886) de Robert Louis
Stevenson (1850-1894) pose la question du Mal
intrinsèque à la nature humaine et l’aborde sous
l’angle du dédoublement. L’histoire est simple : sous
l’influence d’une drogue, le docteur Jekyll réussit à
scinder les deux versants de sa personnalité.
L’honorable médecin (le bon Jekyll) héberge en lui
un bien mauvais bougre (le malfaisant Hyde).
La psychanalyse s’est engouffrée dans la brèche et
voit dans ce court roman un signe précurseur des
théories freudiennes. Ce qui nous intéresse ici est
davantage lié à la thématique du double, sous-
jacente dans bon nombre de romans noirs.

Le père de tous les vices : la réalité


toujours plus forte que la fiction
L’histoire de Jack l’Éventreur apparaît comme la
matrice du personnage du méchant. En l’année 1888,
la panique s’empare du quartier de Whitechapel à
Londres. L’horreur des crimes commis par celui qui
se baptise lui-même Jack l’Éventreur plonge la
population dans l’effroi. Six cadavres atrocement
mutilés, les lettres du criminel à la police, la mise en
cause de cette même police (et surtout de son chef, le
très contesté Charles Warren), la création d’un
comité de vigilance, tout concourt à créer un climat
de terreur absolue. Ce qui rend cette affaire
criminelle si célèbre, c’est bien sûr le fait que Jack
l’Éventreur ne sera jamais identifié, malgré un
faisceau d’hypothèses, des plus sérieuses aux plus
farfelues. Du miel pour les auteurs de polar…

Le professeur Moriarty, l’ennemi de


toujours
Sherlock Holmes a eu l’occasion de lutter contre les
malfaiteurs commandés par le redoutable professeur
James Moriarty, son ennemi juré et plus dangereux
adversaire, surnommé « le Napoléon du crime ».
Nous rencontrons Moriarty en 1891, dans Le Problème
final. Il est intéressant de noter que dans les sept
nouvelles où ce criminel haut de gamme apparaît,
Conan Doyle insiste sur la description physique du
redoutable mathématicien, comme s’il existait une
physionomie du Mal.

Le bandit masqué est un génie du


crime tout-puissant
Né en 1911 sous la plume de Pierre Souvestre et
Marcel Allain (voir chapitre 1), Fantômas est un
criminel cruel et sans scrupule, n’hésitant ni à tuer,
ni à torturer. À la lecture de la célèbre citation tirée
de la fin du chapitre 1 (premier volume) : « Enfin,
que fait-il, ce quelqu’un ? Il fait peur », il est aisé de
comprendre combien ce « faire peur » va hisser
Fantômas au rang de mythe. Ne se présente-t-il pas,
d’ailleurs, comme « le maître de tout et de tous » ?
Aidé par toute une bande de comparses peu
recommandables (dont « Le Bedeau », assassin
implacable et sinistre), Fantômas a, face à lui et pour
contrer ses activités, l’inspecteur de la Sûreté, Juve.
Et là encore, thème du double oblige, le lecteur
découvrira à la fin des trente-deux volumes de la
série qu’ils sont en fait jumeaux.

Avant la Guerre froide, il y a eu le


Péril jaune !
Flèches empoisonnées au venin d’hamadryade
(vilain serpent), enveloppes parfumées à l’orchidée
capiteuse de Birmanie, mille-pattes géants, de
couleur rouge et porteurs de mort, fumeries d’opium
au bord de la Tamise, complot pour préparer le
grand réveil de l’Orient : Fu Manchu, créé par Sax
Rohmer (1883-1959), est le sinistre génie du
Mouvement jaune et ne recule devant rien pour
arriver à ses fins. Polyglotte, c’est l’individu le plus
diabolique du monde. Un artiste, un scientifique, un
géant par l’esprit, il a toujours une minute d’avance
sur l’adversaire.

« Imaginez-vous donc un individu long, maigre,


félin, les épaules hautes ; donnez-lui le front de
Shakespeare et le visage de Satan, un crâne
soigneusement rasé et des yeux verts – verts comme
ceux des chats. Mettez à sa disposition toute la
cruauté d’un vaste peuple de l’Asie, concentrée en un
esprit géant, toutes les ressources de la science du
passé et du présent et peut-être bien toute la fortune
d’un riche gouvernement […] je vous présente le Dr
Fu Manchu, le Péril jaune incarné en un seul
individu. » (Le Mystérieux docteur Fu Manchu (1913),
trad. de Anne-Sylvie Homassel, éd. Zulma)

Le si célèbre Dr Mabuse
Créature de l’écrivain luxembourgeois d’expression
allemande Norbert Jacques, le Dr Mabuse apparaît
dans les romans, ignorés du grand public, Dr Mabuse,
le joueur (1921), et Le Testament du Dr Mabuse (1931).
C’est surtout grâce aux magnifiques films de Fritz
Lang que nous connaissons ce fascinant génie du
Mal, obsédé par l’idée de contrôler le monde,
hypnotiseur et capable de changer d’apparence en un
rien de temps.

Figures modernes du méchant :


le débordement du Mal
Les enfants de Jack l’Éventreur sont nombreux. Nul
ne s’étonnera, donc, qu’ils aient été largement
utilisés par les écrivains pour nourrir leurs intrigues.
Le florilège qui suit donne un aperçu des meilleurs
dans cette catégorie, à savoir celle du tueur en série.

H. H. Holmes : le premier serial killer


des États-Unis
Scénariste, auteur de nouvelles horrifiques et de
romans policiers – dont Psychose (1959) adapté par
Alfred Hitchcock – Robert Bloch (1917-1994) a été
fasciné par Herman W. Mudgett, plus connu sous le
pseudonyme qu’il s’attribue dès 1893 : H. H. Holmes
(cet assassin avait le sens de l’humour). Le Boucher
de Chicago (1974) est un thriller qui brosse le portrait
fidèle de ce tueur machiavélique, escroc et architecte
pervers. Profitant des grands travaux de Chicago liés
à l’Exposition universelle, il massacre les clients de
son hôtel équipé de trappes, d’un crématorium et
d’une salle de dissection… Dans la réalité, Holmes a
perpétré environ 200 meurtres, même s’il n’en a
reconnu que 27. Robert Bloch récidive dix ans plus
tard avec La Nuit de l’éventreur (1984) dans lequel il
raconte le parcours de celui qui est entré dans la
légende : Jack l’Éventreur.

Hannibal Lecter, le plus célèbre des


serial killers modernes
Figure légendaire créée par Thomas Harris (né
en 1940) dans Dragon rouge** (1981), puis sa suite Le
Silence des agneaux (1988), et popularisée par le
cinéma sous les traits d’Anthony Hopkins, Hannibal
Lecter est inspiré de la vie de quatre serial killers,
dont un cannibale notoire. La tétralogie de Harris a
popularisé deux thèmes importants auprès des
lecteurs : un type de criminel ayant manifestement
traversé le miroir, sans rédemption possible, et un
nouveau modèle d’enquêteur pour qui le profilage
scientifique est une ressource essentielle.

Au bout du chemin : l’ogre des temps


modernes
Parce qu’il a besoin d’argent, James Ellroy (né
en 1948) répond à la demande d’un éditeur et écrit
en cinq mois le portrait d’un serial killer – le « plus
monstrueux des monstres ». Celui-ci existe
réellement, il s’agit de Martin Michael Plunkett, un
assassin totalement détraqué, responsable de
plusieurs dizaines de meurtres sexuels. Un tueur sur
la route (1986) est un roman littéralement terrifiant,
à la limite du supportable. Le lecteur est pris en
otage dans la tête et dans le corps du narrateur, à
savoir le psychopathe. Preuve supplémentaire que
James Ellroy a réussi son coup, son livre est donné à
étudier aux agents du FBI spécialisés dans la traque
des tueurs en série.

Éloge d’une ordure par elle-même


L’histoire que dévoile Londres Express** (1966) de
Peter Loughran (né en 1938) tient en quelques
mots : un marin doit rejoindre Londres par le train,
il s’installe dans un compartiment occupé par une
petite fille et deux religieuses. L’enfant est violée et
assassinée. La force magnétique de ce texte tient au
monologue intérieur. Le journaliste Michel Abescat
en souligne toute la puissance évocatrice : « Le
premier mot vous entraîne irrésistiblement et tout le
livre vient d’un coup. […] Un flot ininterrompu
d’états d’âme fielleux, de souvenirs glauques et de
ratiocinations incohérentes » (revue Polar, no 14).
Marcel Duhamel, directeur de la « Série Noire », où
est publié le livre, évoque « un ouvrage
insaisissable, impossible à cataloguer ».

« Évidemment, vous direz que je suis un monstre.


Que je n’aurais jamais dû me saouler dans les bas-
quartiers ni courir les filles. Ni flanquer des briques
dans les fenêtres. Ni me conduire de façon aussi
abominable dans le train qui m’emmenait au port de
Londres. Eh bien, c’est vous tous, avec vos vices,
avec votre méchanceté, qui m’y avez obligé. Je suis
pas plus monstre que vous, bande d’hypocrites ! »
(Londres Express, trad. de Marcel Duhamel,
Gallimard)

L’éventreur du Yorkshire, modèle de


fiction
Enfant, David Peace (né en 1967) a nourri le
fantasme que son père était l’éventreur du Yorkshire.
Quel soulagement quand Peter Sutcliffe fut
condamné à perpétuité en 1981 pour le meurtre de
treize femmes ! Le Red Riding Quartet**, suite de
quatre romans inspirés par ce meurtrier hors normes
et publiés entre 1999 et 2002, est né de ce
traumatisme. D’emblée, pour son écriture syncopée
et ses dialogues tranchants, pour ce témoignage sur
la misère de la société post-industrielle, David Peace
s’est imposé comme un écrivain majeur.

1974 est le premier des quatre. Quinze jours avant le


réveillon de Noël, Edward Dunford, reporter criminel
à l’Evening Post de Leeds, enquête sur le meurtre
atroce de la petite Clare Kemplay, retrouvée violée et
assassinée, des ailes de cygnes cousues à même la
peau de son petit corps massacré. Nous découvrons
un enquêteur alcoolique et borderline dans une
communauté pourrie, des policiers qui sont des
brutes épaisses. Bienvenue dans le monde moderne.

Dans 1977, des prostituées sont assassinées ou


sauvagement agressées au cours de l’été caniculaire
des cérémonies du Jubilé d’argent. Un flic déchiré
entre son amour pour une pute et celui qu’il porte à
son jeune fils y est victime d’une machination
inconcevable.

En revanche, la pluie scande 1980. Les meurtres


continuent à hanter l’ouest du Yorkshire. Les
femmes ne sortent plus seules le soir. La police
n’arrive à rien, et pour cause : ses effectifs sont
gangrenés par la corruption.

1983 : à quelques jours de la victoire de la Dame de


fer aux élections générales, la petite Hazel Atkins est
enlevée là même où Clare Kempley s’était volatilisée.
On pense inévitablement aux disparitions non
résolues des victimes évoquées dans 1974. Le
superintendant Jobson dévoile comment un groupe de
policiers du Yorkshire s’est laissé entraîner dans une
spirale de corruption et d’abominables brutalités.

« On ne saurait échapper à la musique d’une telle


douleur. » (Marilyn Stasio, The New York Times)
Les méchants et James Bond
Notre perception du Dr No, le vilain du roman de Ian
Fleming James Bond contre le Dr No (1958), doit
beaucoup à la performance de Joseph Wiseman,
terrifiant avec sa main artificielle dans le film
éponyme de Terence Young. Lui succédera un an plus
tard un autre affreux, Auric Goldfinger, trafiquant
d’or international qui ne cesse de caresser son gros
chat blanc dans le film Goldfinger (1964). Malgré leur
côté un peu m’as-tu-vu, ce sont les héritiers directs
de Moriarty : supérieurement intelligents, capables
de tout et intéressés uniquement par l’argent.

« Souriez, vous êtes filmé ! »


L’incarnation du Mal absolu dans le monde des
réseaux criminels contemporains est sans nul doute
le snuff movie. Longtemps, on a même cru que de
telles horreurs n’étaient qu’une légende urbaine. Le
chef-d’œuvre de Gregory McDonald (1937-2008),
Rafael, derniers jours** (1991) a été le premier roman
à aborder de plein fouet l’atroce réalité.

Rafael, derniers jours est, avec J’étais Dora Suarez** de


l’Anglais Robin Cook, le grand roman christique des
années 1990. Le héros est un pauvre hère, un peu
crédule, pas mal alcoolique, prêt à tout pour sauver
sa famille du dénuement, quitte à sacrifier sa vie. On
lui propose de tourner dans un snuff movie, en
d’autres termes, d’être torturé jusqu’à la mort
devant une caméra pour que des esprits dérangés
puissent faire commerce du film auprès d’autres
esprits dérangés. Il accepte. Bouleversant, essentiel,
ce roman reste pour son auteur le livre de sa vie,
bien qu’il ait brisé sa carrière, l’Amérique ne lui
pardonnant pas d’exposer de la sorte la très grande
misère. L’adaptation réalisée en 1997 par Johnny
Depp est très médiocre, malgré un casting de haut
vol.

De l’autre côté de la barrière


Certains écrivains qui se trouvent du mauvais côté de
la loi – sans pour autant être toujours des voyous –,
sont aussi les héros de leurs romans. Ils ont été
présentés au chapitre 8. Mais il existe également des
policiers qui, en franchissant les limites de la
légalité, écornent la belle image du flic héros censé
protéger la société.

Le flic ripou
En Amérique, le « flic ripou » peut aussi être un
shérif, élu par les habitants de sa bourgade, parfois
sans limitation de durée. Clientélisme ou
intimidation, le shérif n’est pas toujours celui qui
défend le Bien. Un bel exemple en est le shérif
Bittersmith dans Une contrée froide et paisible (2015)
de Clayton Lindemuth (voir chapitre 6).

Dans le polar américain, le flic corrompu est un


cliché récurrent. Lisez James Ellroy, Michael
Connelly, James Crumley, James Lee Burke, Dennis
Lehane, vous en trouverez en quantité. De même en
Angleterre chez John Harvey et chez David Peace, en
Irlande du Nord dans la série Karl Kane de Sam
Millar, ou en Écosse parmi les collègues de
l’inspecteur Rebus cher à Ian Rankin. Ils parasitent
aussi le polar scandinave. Ils sont partout. Au point
que le lecteur a souvent le réflexe de chercher, parmi
les membres d’une brigade criminelle, lequel
pourrait bien être le ripou.

En France où cette tradition est moins répandue,


certains auteurs se risquent à bousculer les clichés.
En quelques livres seulement, et avec un style
impeccable, Antoine Chainas (né en 1971)
dépoussière le roman noir hexagonal. Le major
Nazutti dans Versus** (2008) est un flic haineux et
violent, à la logorrhée nauséabonde. Pourtant tout le
talent de Chainas est de nous le rendre indispensable
car, au-delà de sa hargne perpétuelle, il nous tend
un miroir. Le véritable Mal n’est-il pas cette société
sans âme ? Dans son dernier livre, Pur (2013), thriller
sur la paranoïa couronné par le Grand Prix de
Littérature Policière, Chainas décrit le vivier pour
pseudo-shérifs que constituent les gated
communities, ces résidences sécurisées qui fleurissent
de plus en plus à travers le monde. La seule
motivation pour commettre un crime, c’est alors la
peur de l’autre, un autre à la couleur de peau plus
foncée, cela va sans dire.

Héros certes, mais pas très net


Il existe aussi des personnages dont la stature de
héros est ambiguë et la morale défaillante, mais ils
ont un talent certain, une nature imprévisible, et le
don de plaire à un public que leur audace tient en
haleine.

Ripley aux deux visages


Tom Ripley, le héros qui a largement contribué à la
renommée de Patricia Highsmith (voir chapitre 8),
n’est pas un criminel par goût ou par destination, il
l’est devenu par concours de circonstances. Il fait sa
première apparition dans Monsieur Ripley** (1956),
jeune homme désœuvré et certainement paresseux
mais doué de talents non négligeables : l’aptitude à
imiter une voix et une signature, l’art de se fondre
dans la peau de l’autre. Une fois qu’il a tué Dickie
Greenleaf – noyade maladroite en Méditerranée –, le
peintre milliardaire dont il est épris, il usurpe son
identité avec un aplomb incroyable. Pour
s’approprier sa fortune, il signe son premier faux. Il
devra tuer encore, seule issue possible, mais en
ayant toujours conscience de la stupidité du crime,
toujours le souffle court, pris d’une vague nausée, en
se demandant comment dissimuler le corps ou se
forger un alibi. Highsmith a créé là un bien troublant
sociopathe dont la désinvolture et la totale absence
de remords fascinent le lecteur.

« Le talent de Tom consiste précisément à


rationaliser l’irrationnel, à rendre possible
l’improbable, à être le héros au sens mythologique
du terme. Sa figure s’élève au-dessus de la foule,
comme celle d’un magicien ailé, zigzaguant d’un
praticable à l’autre de la scène italienne de
l’histoire. » (François Rivière, Un long et merveilleux
suicide, Calmann-Lévy, 2003)
Raner : l’amoral des seventies
Claude Klotz (1932-2010) a signé du pseudonyme
Patrick Cauvin une quantité de romans populaires
qui furent des best-sellers, ainsi que, sous son nom,
la série des 13 aventures de Raner, publiées dans les
années 1970. Le héros, un mercenaire sexy et
ambigu, s’appelait Reiner à l’origine, mais son nom
a dû être modifié à la suite d’un obscur procès… Il
tue pour le fric, mais il a ses moments de bonne
conscience. C’est ironique, trépidant, immoral
comme on l’était en ce temps-là. Lisez Casse-cash,
Alpha-Beretta, Flic-flash, vous passerez un bon
moment.

Parker : un parfait self-control


Donald Westlake (1933-2008, voir chapitre 11) a
signé sous le pseudonyme Richard Stark plusieurs
romans noirs ascétiques dont le héros est un tueur
professionnel nommé Parker. Pas la moindre
vulgarité chez Stark, ni chez Parker d’ailleurs. Force
est de le reconnaître, cet homme est insensible mais
il a du style. D’ailleurs, s’il tue sans états d’âme,
c’est parce que c’est nécessaire. Parker fait toujours
le choix utile, avec beaucoup d’ingéniosité.
L’humour sec de cette série s’exprime au mieux dans
Flashfire (2000) et Demandez au perroquet (2006)

« Je m’étais dit qu’une façon d’aborder l’émotion


dans le genre policier était de la supprimer
totalement… Ce fut la première aventure de
Parker. » (Donald Westlake)

C’est un héros bien singulier que celui du mémorable


roman de Herbert Lieberman, Nécropolis** (1976),
couronné par le Grand Prix de Littérature Policière.
Paul Konig est le patron de la morgue de New York,
un veuf dont la fille adolescente a disparu et qui, de
retour dans sa grande maison vide après le travail,
continue d’être hanté par sa mission. Un
obsessionnel qui repère les anomalies et fait le
boulot des flics à leur place, s’il le faut, poussé par
une frénésie maniaque. Un visionnaire qui a sa part
d’ombre et n’est vraiment heureux, finalement, que
devant sa table d’autopsie, scalpel en main.

Du justicier au loser : anti-héros


plus ou moins désabusés
« Ainsi vont les héros de romans noirs, ils frôlent
sans cesse le bord vertigineux des choses, toujours à
mi-chemin de la corde en folie… » Michel Martens
(Underwood USA, Balland, 1980)

Les héritiers lointains de


Marlowe ne sont pas des
supermen
Philip Marlowe a inspiré une longue descendance de
héros désabusés auxquels il arrive de se tromper,
d’être sérieusement menacés, de lutter vainement
contre le système : les privés sont parfois en
délicatesse avec la police, les flics honnêtes ont des
doutes et de grosses faiblesses.

Faute de certitudes morales et de résultats


convaincants, certains sont un peu trop vite qualifiés
d’antihéros, et pourtant, ils ont une stature de
chevalier.

L’homme résilient : Bernie Gunther


Le plus représentatif d’entre eux est sans nul doute
Bernie Gunther, le flic de Berlin devenu privé inventé
par Philip Kerr (voir chapitre 4). En plus de ses deux
failles sympathiques, l’impertinence et un faible
prononcé pour les blondes, il a un vrai talon
d’Achille : son caractère dépressif. Cela le rend
d’autant plus humain que, par ailleurs, il résiste à
tout, la montée du nazisme, les exactions de la
Gestapo, le sadisme des SS, la déportation en Russie
et l’internement à Dachau, les trahisons, la mort de
sa première femme, la défection de la deuxième…

« Personne ne se leva et personne, à part moi, ne fit


le salut hitlérien, ce que Nebe dut particulièrement
apprécier, étant donné que nous nous connaissions
et nous méfions l’un de l’autre depuis si longtemps.
Comme toujours, j’avais l’impression d’être un
hypocrite en faisant ce salut, mais l’hypocrisie a un
bon côté, ce que Darwin ou l’un de ses premiers
disciples appellerait l’instinct de survie. » (Bleu de
Prusse, trad. de Jean Esch, Le Seuil, 2018)

La tradition du privé façon Bogart


revisité années 1980-1990
Encensé par Jean-Patrick Manchette, Lune
sanglante** (1984) de James Ellroy a fasciné toutes
celles et tous ceux qui l’ont lu à sa parution en
France. Mari volage, obsédé par le sexe et la vie
nocturne, Lloyd Hopkins est lieutenant à la police
criminelle de Los Angeles, et il détonne par son
originalité. Protagoniste d’une trilogie dont Lune
sanglante est le premier opus, Lloyd Hopkins est une
sorte de redresseur de torts d’un genre nouveau, qui
possède une conception assez sommaire de la justice.
Plutôt violent dans son mode opératoire, considéré
comme cinglé par ses collègues, il voue aux sadiques
de tout poil une haine viscérale, sans doute liée au
fait que, enfant, il a été torturé et violenté par un
maniaque. Son aura doit aussi beaucoup à l’écriture
de James Ellroy, pas encore au sommet de son art,
mais ce Philip Marlowe sous acide marque un
tournant indéniable dans la représentation du héros
de polar.

« […] il s’agit d’un des plus remarquables romans


noirs de la décennie, par sa préoccupation
intellectuelle élevée, son écriture savante, et, pour le
dire balistiquement, son épouvantable puissance
d’arrêt. » (Jean-Patrick Manchette, Libération,
7 juillet 1987)

L’ENQUÊTEUR AUX PRISES AVEC UN MONDE SANS


PITIÉ

Par le biais de son personnage Dave Robicheaux, James Lee


Burke (voir chapitre 5) dénonce un monde violent et injuste.
Issu de la classe ouvrière, son héros a reçu une certaine
éducation. Ses enquêtes permettent toujours de faire
entendre la voix des opprimés. Selon James Lee Burke,
Robicheaux « a un sens aigu du Bien et du Mal, il agit selon les
principes de courage et de charité, en citant, parfois, saint
Augustin et saint Thomas d’Aquin » (interview de l’auteur dans
le Montana – James Lee Burke n’est jamais venu en France –
par le journaliste Cédric Fabre pour la revue Polar, no 24).

Chez les flics, rien ne va plus


Qu’un privé ait des états d’âme, passe encore, mais
un policier ? Et pourtant, ils sont plusieurs, dans la
fiction contemporaine, à en avoir assez de leur
hiérarchie qui se défile tout en exigeant trop, des
moyens limités, de la solitude, de la violence et de la
misère. Alors ils boivent, ils divorcent, ils dépriment,
ils se trompent…

Benny Griessel, le flic sud-africain de Deon Meyer,


est quasiment bon pour la cure de désintoxication.
John Rebus, celui de Ian Rankin, supporte mal son
divorce, se fait mettre à pied et cuve ses malheurs à
l’Oxford Bar. Henning Mankell a poussé très loin les
interrogations existentielles de Kurt Wallander, le
meilleur policier de Scanie, écœuré par les conditions
dans lesquelles il travaille et par la débandade du
modèle suédois. Quant à Avraham Avraham, le
commandant introverti de la police de Tel Aviv, dont
Dror Mishani explore toutes les faiblesses, il est
continuellement en proie au doute.

Malgré tout, ils obtiennent des résultats, et la morale


est à peu près sauve. Il n’empêche, l’image du flic a
bien changé.

Les héros de romans


d’espionnage sont invisibles
Sauf James Bond !
À la fois 100 % fictif et 0 % réaliste, clinquant,
séducteur, il n’échoue jamais, ou presque. Un
chevalier en Aston Martin (en lieu et place du cheval)
et costume sur mesure d’un tailleur londonien (en
lieu et place de l’armure), qui sauve son pays (en lieu
et place du roi ou du seigneur) en même temps que
la belle menacée par les méchants (là, rien ne
change). Le meilleur tireur et le meilleur joueur de
cartes du Service. Particulièrement résistant à la
douleur, handicap 9 au golf, fort adroit sur des skis,
il a tout du playboy. Seul bémol, il est misogyne :
« Pourquoi diable ne restent-elles pas chez elles
avec leurs casseroles, leurs robes et leurs
commérages, et ne laissent-elles pas aux hommes
les travaux d’hommes ? » (Ian Fleming, Casino
Royale)

Pourquoi ce héros a-t-il eu tant de succès ? Parce


qu’il prend des risques insolents tout en menant la
belle vie, parce qu’il est couvert de gadgets et qu’il
boit du Dom Pérignon ? Pas impossible : Bond est
entré avant les autres dans l’univers frivole de la
société de consommation.

Des collègues plus discrets


Le seul espion de fiction qui puisse rivaliser en
esbroufe avec James Bond est sans doute Nicholas
Hel, le joueur de go de Trevanian (voir chapitre 7).
Sinon, l’armée des ombres que forment les agents
secrets, réels comme de fiction, n’a pas de visage.
Georges Smiley (voir John le Carré, chapitre 7) en
tête, ainsi que tous ses collègues du Cirque.
L’essentiel de leur travail, c’est l’attente, la
discrétion et la patience. S’ils nous font vibrer, c’est
que nous avons peur pour eux et une certaine
admiration pour leur savoir-faire. Cette sourde
angoisse qui accompagne la progression d’un espion
dans un bon roman est un des éléments
fondamentaux du genre.
TENTACULE STORY

Il fallait oser. Il fallait y penser. Trois auteurs de polars – Jean-


Bernard Pouy, Serge Quadruppani et Patrick Raynal – rêvent
de renouer avec la tradition du roman-feuilleton. Ils créent un
soir de 1995 un héros surnommé « Le Poulpe » à cause de ses
longs bras. De son vrai nom Gabriel Lecouvreur, Le Poulpe
exerce la profession de détective. On le retrouve dans tous les
épisodes dont la particularité est qu’ils sont écrits chaque fois
par un auteur différent. Dès lors, tout le monde voudra écrire
« son » Poulpe, pour le meilleur et pour le pire… Le
phénomène littéraire s’emballe et la collection atteint une
certaine renommée ; elle fera son chemin puisque
presque 300 romans ont été publiés.
Chapitre 10
Ça ne s’est pas fait en six jours
DANS CE CHAPITRE :

» Le roman de détection a engendré le police procedural

» Influence des mythes, croyances et religions sur le roman noir

» Une filiation directe : du western au roman noir

» Mutations : déclin du procedural, éclosion du thriller

Du whodunit au police
procedural
Dans le whodunit, on suivait pas à pas la progression
d’une enquête menée par un policier ou un détective
privé. Le police procedural, ou « roman de procédure
policière », fonctionne selon le même schéma, mais
c’est la brigade criminelle qui opère, se répartissant
les différentes phases de l’enquête dont le lecteur est
informé en détail. Le privé a fait son temps, place au
collectif de flics.
Quand le privé cède la place au
flic
Porté à son sommet par la série du 87e District, où Ed
McBain invente le héros choral – tous les membres
de la brigade criminelle d’Isola –, le police procedural
est souvent un prétexte pour aborder des
préoccupations majeures.

Le 87e District, modèle absolu


100 millions d’exemplaires de la série du 87e
District** – 53 titres publiés entre 1956 et 2002 –
d’Ed McBain (voir chapitre 6) ont été vendus de par
le monde. C’est un monument du genre, un demi-
siècle d’histoires policières admirablement ficelées
offrant un point de vue très large sur l’évolution de
la société américaine au quotidien, sur la base d’un
nouveau concept : le héros collectif. Tout commence
quand Herbert Alexander, directeur éditorial des
éditions Pocket Books, cherche une série pour
prendre la suite de celle d’Erle Stanley Gardner, qui
n’est plus tout jeune. Ed McBain, alors peu connu,
accepte de relever le défi à la condition d’utiliser un
concept inédit : « Je voulais plusieurs flics comme
héros ; l’un d’entre eux jouerait le rôle principal
dans un roman, puis ce serait un autre dans le
roman suivant, certains flics se feraient tuer et
disparaîtraient, d’autres arriveraient, mais on les
retrouverait tous à des degrés divers dans chaque
livre. »

Quoi qu’en dise l’auteur, Steve Carella est tout de


même le personnage de premier plan de la série,
celui dont le lecteur se souvient. Un flic dévoué,
obstiné et à l’écoute des problèmes des autres.

Ed McBain ne connaissait rien aux méthodes de la


police. Il a dû se documenter, visiter des
commissariats, accompagner des patrouilles. Et peu
à peu s’est développé cet extraordinaire panorama
du crime urbain, presque de voisinage, qui est la
marque du 87e District : on reste dans le quartier, les
criminels sont sans grande envergure, souvent
paumés mais proches du lecteur, et aucun flic n’est
corrompu. Le 87e District est une série à dimension
humaine, et c’est sans doute pour cela qu’elle a
connu un tel succès.

En 1981, le producteur Steven Bochco lance Hill Street


Blues (diffusée en France sous le titre Capitaine
Furillo), une série considérée comme pionnière du
polar à la télévision. On y suit le quotidien d’un
commissariat, soit environ une douzaine de
personnages qui échappent aux stéréotypes
habituels. C’est un succès, et presque 150 épisodes
seront tournés. Sans aucune vergogne. L’éditeur
François Guérif raconte volontiers que l’idée a été
entièrement copiée sur l’intrigue et les protagonistes
du 87e District d’Ed McBain, sans que ce dernier soit
crédité au générique. L’auteur n’a pourtant jamais
réussi à gagner son procès, alors que les
ressemblances sont criantes ; il en resta meurtri
jusqu’à la fin de sa vie.

Une cible de choix, la Dame de fer


Le police procedural a permis à John Harvey, David
Peace et quelques autres Britanniques moins connus,
de régler leurs comptes avec la politique de Margaret
Thatcher et les carences de la société post-
industrielle. Leurs romans penchent carrément du
côté du noir dans la mesure où ils s’attardent sur les
souffrances et le mal-être des protagonistes, tout en
étant proches du roman d’énigme puisque
l’enquêteur a un, voire plusieurs crimes à résoudre.

John Harvey (voir chapitre 6) est un auteur en


colère, scandalisé par les méthodes du
gouvernement qui ne laissent aucune chance aux
laissés pour compte. Il décrit la difficulté, pour un
policier soucieux de servir la justice, de travailler
dans de bonnes conditions et d’échapper à la
corruption ambiante.

David Peace (voir chapitre 9) utilise le police


procedural dans la même perspective, mais il ne s’en
tient pas là. Dans GB 84 (2004), il décrit la grève des
mineurs du Yorkshire, commencée en
mars 1984 après l’annonce d’un plan de
restructuration des houillères britanniques qui fit
basculer l’Angleterre dans l’ère libérale. Noir,
impitoyable, poignant.

Mutations
La criminalité change, ce qui conduit à un
durcissement du contenu du police procedural.
D’autant que les séries télé, à défaut de signer son
arrêt de mort, amorçant son déclin. D’autres sources
alimentent le polar et l’entraînent vers le thriller.

En perte de vitesse
De nos jours, les romans de type police procedural
continuent d’occuper le terrain en Angleterre,
malgré la concurrence des séries télévisées, en
abordant des problématiques contemporaines : traite
des êtres humains par les fameuses filières de l’Est,
trafic de drogue et milieux criminels pluri-
ethniques.

Comment l’inspecteur Barnaby a eu la peau de


Charlie Resnick
Héritières et récupératrices du 87e District, les séries
télé françaises ont pris le pli de mettre en scène une
brigade dont tous les membres sont les héros, plus
ou moins à égalité. Les plus représentatives sont :
l’inusable et historique Navarro, créée par Tito Topin
et diffusée pendant près de vingt ans à partir
de 1989 ; Braquo, assez brutale et franchement
inégale, qui commence en 2009, quand Navarro
s’arrête ; et surtout la très addictive Engrenages, dont
sept saisons ont été diffusées depuis 2005 : la plus
réaliste, la moins « cliché », avec des personnages
véritablement attachants et aucunement
caricaturaux.

En revanche, en France le public n’a plus le goût des


romans de police procedural, les séries télé lui
suffisent. Les auteurs français n’en écrivent pas et
faute de lecteurs, on en traduit de moins en moins.
D’ailleurs, les ventes d’auteurs britanniques dont la
réputation s’est faite avec ce genre de polars sont en
baisse.
Néanmoins, en Angleterre, les enquêtes policières à
héros récurrent sont encore légion, et intéressent
autant les lecteurs que les familles devant leur
téléviseur. Colin Dexter (1930-2017) a créé un
véritable mythe populaire avec l’inspecteur Morse,
devenu un personnage quasi réel pour le public
anglais qui, en masse, lit les livres ET regarde la
série. Un véritable exploit, et un cas unique, puisque
le succès des treize romans égale celui
des 33 épisodes télévisés.

Et pourtant, les livres reproduisent tous la même


recette : dans une petite ville qui ressemble à s’y
méprendre à Oxford, l’inspecteur Morse enquête,
flanqué de son adjoint le sergent Lewis, un Watson
en moins gaffeur. Pubs traditionnels et campus
immuable, fenêtres à meneaux et Jaguar vintage :
cette Angleterre de carte postale prouve que, comme
dirait Michel Lebrun, les lecteurs aiment être surpris
par ce qu’ils connaissent déjà. Dans Mort d’une garce
(1989), couronné par un Gold Dagger, l’inspecteur
Morse revient sur une affaire judiciaire du milieu du
XIXe siècle : les deux coupables qui ont été pendus
pour l’assassinat d’une femme étaient, selon lui,
innocents. C’est sans doute le meilleur des treize.

Comment les séries télé ont bouleversé la donne


Depuis que plusieurs séries télé de qualité ont envahi
nos écrans, on ne peut plus lire des polars de la
même façon. Engrenages, Braquo, pour les françaises,
Dexter, The Wire, True Detective (du romancier
américain Nic Pizzolatto, l’auteur de Galveston) pour
les américaines, Luther, Broadchurch pour les
britanniques – pour ne citer que ces excellents
exemples (voir chapitre 22) – ont relevé le niveau
d’exigence du lecteur qui ne veut plus lire de romans
policiers moins bien documentés, moins bien
construits et moins bien écrits que ce dont il peut
profiter sur sa tablette, son ordinateur, ou devant sa
télé. L’arrivée des plates-formes de vidéos à la
demande par abonnement – Netflix, Canalplay – ont
largement contribué à l’engouement justifié autour
des séries.

Religion et coutumes
alimentent le polar
Pas question de nier la place qu’occupent dans le
roman policier, en particulier américain, les mythes
et croyances, la religion et cette nouvelle science
magique, la psychanalyse.
Le mythe et la croyance
« On ne peut reculer les origines du roman policier
et lui procurer une généalogie sans le prendre pour
ce qu’il est : une continuation de l’épopée antique
adaptée aux structures mentales du monde
moderne… Grâce au roman noir, l’épopée antique ou
moderne subit sa minute de vérité et révèle sa
fonction sociale… Elle réalise l’équilibre entre la
pensée mythique et la pensée rationaliste… »
(Francis Lacassin, Mythologie du roman policier,
Christian Bourgois Éditeur, 1974)

La crainte de Dieu
La Bible et le fusil sont les deux instruments
privilégiés de l’expansion américaine. Ce sont aussi
deux armes capables de faire beaucoup de dégâts. Le
roman policier reprend l’héritage du puritanisme en
dénonçant comment le fanatisme religieux peut être
exploité mais aussi comment l’Église et les milieux
criminels peuvent avoir des intérêts communs.

La religion dévoyée
L’hypocrisie religieuse dénoncée à l’envi, c’est un
peu le credo qui anime l’œuvre de Chester Himes
(voir chapitre 5). Dans La Reine des pommes** (1957),
une faune de voleurs et de mendiants, de putains et
de drogués semble chercher l’oubli auprès de la
religion. Mais au lieu de venir en aide aux plus
démunis, elle apparaît comme la pire escroquerie qui
soit. Une religieuse se révèle être un travesti, et la
dérision pointe, devenant le meilleur rempart contre
le désespoir.

L’avenir sera religieux ou ne sera pas


La dystopie séduit bien des auteurs. Peut-être cette
façon de reconsidérer l’avenir sous l’angle d’une
utopie qui aurait mal tourné concentre-t-elle nos
peurs les plus anciennes et nos fantasmes les plus
inavouables ?

C’est le cas de La Servante écarlate (1985) de l’auteure


canadienne Margaret Atwood (née en 1939), roman
qui a certes rencontré son public à sa sortie, mais
absolument pas dans les proportions que
l’adaptation en série télé lui offre aujourd’hui. Dans
un monde totalitaire où la religion dicte sa loi, les
femmes sont considérées comme une espèce en voie
de disparition, et regroupées en quatre classes, dont
celle dédiée à la reproduction. Bel exemple de fiction
télévisée qui met un livre en lumière, preuve que la
critique littéraire ne suffit pas.
Récemment, d’autres auteurs de polar se sont livrés
à l’exercice de la dystopie. En particulier Deon Meyer
(voir chapitre 16) dans L’Année du lion (2017) : sans
renoncer à l’enquête criminelle, l’auteur se penche
sur l’évolution de la société et sur le pouvoir toujours
menaçant de la religion lorsque celle-ci est utilisée à
mauvais escient. Le jeune héros qui relate sa quête
de l’assassin de son père révèle aussi comment, dans
une communauté touchée par une épidémie, les
hommes de bonne volonté ne peuvent s’empêcher de
reproduire des schémas destructeurs.

Dans L’Évangile du billet vert (2008) de Larry


Beinhart (né en 1947), Carl Vanderveer, ex-policier
alcoolique est sauvé par la religion… Tous les
Tartuffe sont convoqués dans ce livre colérique, et
avec férocité : un professeur de philosophie athée a
été assassiné, un musulman d’origine iranienne
s’accuse du crime, et il a un avocat juif pour le
défendre… Carl, devenu enquêteur privé, se mêle de
l’enquête. De son côté, sa femme, soutenue par la
Cathédrale du Troisième Millénaire, veille à ce qu’il
ne s’éloigne pas de Dieu. Les pires, dans le livre, ce
sont bien ces évangélistes racistes et businessmen,
même si tout le monde en prend pour son grade.
Larry Beinhart a obtenu le Grand Prix de Littérature
Policière 2006 pour Le Bibliothécaire, qui ciblait une
autre spécialité américaine peu glorieuse : les
élections présidentielles.

True Confessions (1977) de John Gregory Dunne


(1932-2003) est une brillante démonstration de la
collusion entre l’Église et le crime. Vendu aux États-
Unis à plus d’un million d’exemplaires et porté à
l’écran en 1981 sous le titre Sanglantes confessions
(avec Robert de Niro), c’est pour Thomas H. Cook un
des dix meilleurs romans noirs américains jamais
publiés. Situé à Los Angeles dans les années 1940, il
met en scène deux frères irlando-américains, Tom et
Desmond Spellacy. Tom, inspecteur de police,
enquête sur le meurtre d’une jeune femme dont on a
retrouvé le corps coupé en deux. Desmond, prêtre
ayant accédé au rang de monsignore, brigue l’évêché
de Los Angeles et fait campagne active pour être
nommé. Au cours de l’enquête, Tom découvre que
son frère a connu la victime… Leurs échanges sont
autant de « confessions » mettant au jour les
scandales sexuels et les manigances financières de
l’Église catholique irlandaise.

« La capacité de Dunne à rendre compte de la


culpabilité indissociable du catholicisme a déjà été
soulignée, tout comme la véracité de ses portraits
d’Irlando-Américains. Nul besoin cependant de se
réclamer d’une appartenance religieuse ou ethnique
particulière pour être bouleversé par cette conclusion
moulée dans une langue splendide, toute de sobriété.
Jamais la rédemption n’a été aussi méritée, ni
l’absolution aussi finement analysée. » (Georges
Pelecanos, préface de 2006 à une nouvelle édition de
True Confessions, trad. de Patrice Carrer, Le Seuil)

Influences diverses et
déterminantes
L’Amérique s’est construite avec des forces venues
d’Europe sur un territoire où étaient nés et vivaient
des Indiens. Les mœurs et les croyances des uns et
des autres ont exercé leur influence sur le polar ; le
même phénomène se vérifie dans d’autres pays
colonisés, telle l’Afrique du Sud.

Les racines
Preuve que le sol américain n’a pas été entièrement
recouvert par l’asphalte des colons, plusieurs auteurs
amérindiens ont choisi le truchement du polar pour
dire la misère d’un peuple opprimé. Du grand James
Welch (1940-2003), auteur blackfoot de l’école du
Montana, à Sherman Alexie, né en 1966 et spokane
par sa mère, en passant par Louis Owens, ils écrivent
des histoires qui revendiquent leur Histoire.

La Mort de Jim Loney (1979), roman noir plus que


polar de James Welch, et Indian Killer (1996), best-
seller de Sherman Alexie, où le tueur en série laisse
en guise de carte de visite deux plumes
ensanglantées sur le corps de ses victimes blanches,
sont à lire absolument.

« Le vrai crime, obsessionnel, lisible dans les


œuvres de la plupart des auteurs amérindiens est ce
génocide qui ne dit pas son nom. Le corps de la
victime, c’est la nation indienne tout entière,
détruite par les Blancs, qui, pour parachever leur
mission civilisatrice, se sont efforcés d’éliminer les
cultures indiennes. » (Cédric Fabre, revue Polar,
no 24)

On relève dans les romans de Ron Rash (voir


chapitre 6), auteur d’origine galloise, maintes
références à la culture des Cherokees présents depuis
toujours dans sa contrée de Caroline du Nord, ainsi
qu’à des superstitions élaborées au fil du temps par
les habitants sur la base de croyances indiennes.
Ainsi, dans Un pied au paradis (2002) la jeune femme
qui veut avoir un enfant se tourne vers la veuve
Glendower et ses décoctions de plantes pour voir son
vœu exaucé.

Le polar se nourrit d’éléments présents sur le sol


américain mais niés ou rejetés par la culture
dominante. À partir des années 1970, Tony
Hillerman (1925-2008) souffle un air de nouveauté
sur le polar américain, même s’il n’est découvert en
France que dix ans plus tard. Ses héros – Joe
Leaphorn et Jim Chee – sont des flics de la police
tribale navajo et ils enquêtent sur des terres
amérindiennes à la frontière du Nouveau-Mexique et
de l’Arizona.

L’apport des immigrés


L’Irlande, en poussant à la mer pour cause de famine
une grande partie de ses fils au XVIIe siècle, a fourni,
en plus de ses légendes et de ses chants, un
contingent de gars costauds qui ont constitué
l’essentiel de l’effectif de la police américaine, mais
aussi une bonne partie de celui des truands. Il en va
de même pour l’Italie, à qui l’Amérique doit l’autre
partie de l’effectif des truands et l’implantation de la
mafia sur son sol. Les premiers gangsters américains
notoires s’appellent Lucky Luciano, Carlo Gambino,
Joe Profaci. Il suffit de lire Le Parrain (1969) de Mario
Puzo pour comprendre le fonctionnement d’une
famille criminelle italo-américaine. De nos jours, si
la mafia n’est plus aussi spectaculaire, c’est qu’elle
s’est gentrifiée. Cependant, sa collusion avec le
pouvoir ne date pas d’hier. La lecture de Dino**
(1992) de Nick Tosches, qui se présente comme une
biographie du chanteur Dean Martin, est fort
instructive à cet égard : on y parle du show-business,
« la sale industrie du rêve », mais aussi du rôle joué
par le crime organisé italien dans l’élection de John
F. Kennedy (voir chapitre 12).

« Si tu veux voir à quoi ressemble un million de


dollars en liquide, va voir dans la pièce d’à-côté. Il y
a une sacoche en cuir marron dans la penderie. C’est
un cadeau des proprios de l’hôtel pour la campagne
de Jack. » (Peter Lawford à Sammy Davis Jr dans
Dino, trad. de Jean Esch, Rivages)

Quant aux narcotrafiquants latinos, ils entretiennent


des relations intimes avec les Américains et la
frontière entre le Mexique et les États-Unis
ressemble à une passoire. Le ghetto mexicain de Los
Angeles est le paradis des trafiquants de drogue de la
côte Ouest, et l’on entend parler autant, sinon plus,
espagnol qu’anglais en Californie. Une importante
littérature illustre ce sujet, mais le livre majeur et
incontournable demeure La Griffe du chien** (2007)
de Don Winslow. L’auteur a enquêté pendant cinq
ans des deux côtés de la frontière et a rencontré
secrètement des personnes impliquées pour brosser
ce terrifiant portrait de la guerre américaine contre
la drogue, plombée par la corruption et les trahisons.

Le polar prospère également en Afrique du Sud,


autre contrée où des colons, anglais et hollandais
cette fois, ont investi les terres ancestrales des
indigènes. Dans les romans de Deon Meyer, de Mike
Nicol, de Roger Smith (voir chapitre 16), la
cohabitation entre Noirs, Afrikaners, coloured,
Indiens et Chinois se révèle particulièrement
explosive. Les ethnies sont aussi nombreuses que les
dialectes parlés en même temps que l’anglais et
l’afrikaans, langues dominantes : une matière riche
et conflictuelle, source d’intrigues et de violences.

Le melting pot fait naître des comportements très


divers, y compris ceux des criminels. Un bon
enquêteur qui s’intéresse à d’autres ethnies et
d’autres cultures que la sienne a plus de chances de
trouver la solution quand il opère en milieu mixte.

Le tueur et son subconscient


Le docteur Freud fait partie des personnalités qui,
aux États-Unis, ont le plus marqué les mentalités.
En témoignent les films noirs des années 1940, dont
le plus emblématique est La Maison du Dr Edwards
d’Alfred Hitchcock (1945). Suivront deux autres films
marquants, Le Secret derrière la porte (1948) de Fritz
Lang et Le Mystérieux Dr Korvo (1949) d’Otto
Preminger. La psychanalyse a été très à la mode
pendant plusieurs décennies aux États-Unis,
influençant également le roman noir.

« Dans tous ses films, Hitchcock met en scène une


pathologie, que ce soit celle, visible, de grands
criminels, ou celle plus classique de Marnie. Mais
tous ont des pathologies fascinantes comme dans
Rebecca ou Soupçons où les personnages sont
troublants parce que Hitchcock a l’art de montrer
l’inconscient. C’est peut-être le cinéaste le plus
freudien du monde. » (Élisabeth Roudinesco dans
Cinémaction, no 94, « Philosophie et cinéma »)

Les rêves et la psychanalyse à la


rescousse
Lorsque Sigmund Freud publie
fin 1899 L’Interprétation des rêves, il ne se doute pas
que la littérature s’en emparera un jour, et dans de
telles proportions. Un des premiers polars à exploiter
cette veine de manière aussi didactique est
assurément La Clé de verre (1931) de Dashiell
Hammett (voir chapitre 5). Le dernier chapitre (« La
clé brisée ») est une référence directe au rêve de
Janet Henry dont elle donnera deux versions (dont
une plus explicitement érotique) à l’enquêteur, Ned
Beaumont. De quoi l’aider à trouver… la clé de
l’énigme.

William Bayer, né en 1939, a été documentariste


pour une agence d’information américaine mais son
vrai centre d’intérêt, c’est la psychanalyse : « Pour
moi, “L’Homme aux loups” [l’un des cinq cas traités
dans les Cinq psychanalyses de Freud], est l’un des
meilleures histoires de détective jamais écrites. »
Cette influence est particulièrement notable dans La
Ville des couteaux (2013) situé à Buenos Aires au
lendemain de la dictature militaire. Dans Le Rêve des
chevaux brisés (2002), Barbara et son amant sont
assassinés dans un motel. David Weiss, dessinateur
judiciaire, revient en ville plus de vingt ans après le
drame pour tenter de l’élucider. Son père, qui était le
psy de Barbara, s’était suicidé à l’époque…
L’érotisme, le secret et la psyché sont au cœur des
romans de Bayer, si complexes, si troublants.
Colin Wilson (1931-2013), l’un des fameux angry
young men (« jeunes hommes en colère ») de la
littérature anglaise, a fait un tabac avec The Outsider,
roman sur la philosophie existentielle, puis L’Occulte
qui abordait le paranormal. Le Tueur (1970) est une
plongée dans les méandres de l’esprit d’un
meurtrier, la quête par un psychanalyste des
mécanismes qui, depuis l’enfance, ont poussé cet
homme à devenir un monstre avide de puissance.

Caleb Carr, né en 1955, fils d’un compagnon de route


de la Beat Generation. Il a écrit plusieurs romans,
mais le seul qui ait figuré sur les listes de best-
sellers est L’Aliéniste (1994). L’action se situe à la
toute fin du XIXe siècle dans le Lower East Side à New
York. Après avoir découvert plusieurs cadavres
mutilés d’adolescents, la police ne se démène pas
particulièrement pour résoudre ces meurtres
perpétrés dans un quartier pauvre. Theodore
Roosevelt, alors préfet, appelle à la rescousse un
chroniqueur criminel et un aliéniste (de nos jours,
on dirait un psychiatre) pour débusquer le serial
killer. Laszlo Kreizler, spécialiste des maladies
mentales, applique des méthodes révolutionnaires :
personne à l’époque ne pratiquait vraiment le
profilage psychologique.
Et personne, à la fin des années 1990, n’avait jamais
écrit un tel livre. Bruno Corty, dans Le Figaro
littéraire, salue « l’œuvre d’un débutant surdoué »,
et Jean-Luc Douin, dans Télérama, célèbre « un
monde digne d’Eugène Sue… Comme si Conan Doyle
avait signé ce scénario teinté de Silence des
agneaux ».

« Ces derniers temps, Laszlo avait réuni des


éléments tendant à prouver que les meurtres étaient
commis comme des sortes de rites étranges pendant
lesquels l’assassin – à la façon d’un derviche
tourneur mahométan – déployait une activité
physique épuisante pour accéder à un soulagement
mental. » (L’Aliéniste, trad. de René Baldy et Jacques
Martinache, Presses de la Cité)

Shutter Island** (2003), le terrifiant et saisissant


roman de Dennis Lehane (né en 1965), se passe sur
une île, au large de Boston, qui abrite un hôpital
psychiatrique pour criminels dangereux. Il a été
adapté au cinéma en 2010 par Martin Scorsese qui
avait aimé le mélange de thriller noir et d’horreur
pure qui le caractérise. L’évasion, pourtant
impossible, d’une patiente détenue pour avoir noyé
ses enfants, l’ouragan qui se déchaîne et coupe l’île
du monde, plus les phobies enfouies de l’un des
enquêteurs venus du continent sont déjà des
éléments forts. Mais l’on pratique aussi des
expérimentations sur cette île, et les aveux du
médecin-chef entraînent le lecteur du côté du roman
de science-fiction de H.G. Wells, L’Île du Dr Moreau
(1896) ou du classique du cinéma muet allemand, Le
Cabinet du Dr Caligari (1920).

Cette mode de la psychanalyse n’a pas seulement


affecté l’Amérique. Digby, dans Le Ministère de la peur
(1943) de Graham Greene (voir chapitre 7) est un
héros amnésique qui dénonce une sombre
conspiration. Mais pourquoi est-il amnésique ? Le
bon psychiatre qui le soigne ne sait pas quel horrible
souvenir cette amnésie tente d’effacer…

À l’Ouest, rien de nouveau : du


western au roman noir

Des points communs au


western et au noir
On a vu au chapitre 5 que le roman noir était
l’héritier du roman d’aventures à la Fenimore
Cooper et que la loi du Far-West préfigurait celle des
gangsters de la ville. De fait, le western et le roman
noir développent des actions qui tendent vers un
même but : hégémonie territoriale, pouvoir et
argent.

Comparaison en miroir
Pour qui en douterait, voici un tableau comparatif
des ingrédients de base, révélateur de leurs
similitudes :

Western Roman noir

Saloon (alcool, poker) Bar/speakeasy (alcool,


poker)

Winchester Revolver/mitraillette

Corruption du shérif Corruption du maire

Attaque de la diligence, de la Attaque de la banque,


banque de l’entrepôt d’alcool

Poursuite à cheval Poursuite en voiture

Bénéfices de l’attaque, du jeu, du vol Rackets, jeu, trafic


de chevaux, de la prostitution d’alcool, prostitution

Lonesome cow-boy Détective privé solitaire

Bandits héritiers de Jesse James Gangsters héritiers d’Al


Capone

Femme fatale Femme fatale


Violence Violence

Le roman noir, la célébrité et l’argent


La différence entre le western et le roman noir, sans
parler du décor des grands espaces opposé au décor
citadin, tient surtout à l’ambition à la stature des
protagonistes. Un méchant de western ne deviendra
jamais milliardaire et sera toujours un hors-la-loi.
En revanche le gangster, qui vit de rackets et en tire
de gros bénéfices, peut ambitionner de prendre le
pouvoir, de mettre la main sur la ville, entre autres
grâce à l’entremise de ses amis, le maire corrompu
et le flic ripou, et d’accéder à un statut quasiment
honorable. Jesse James et les frères Dalton sont
contents de voir leur portrait sur l’affiche
« Wanted » du bureau du shérif. Le gangster, lui,
voit son nom et sa photo s’étaler en première page
des grands journaux, il a les moyens de se payer de
bons avocats. Ils ne jouent pas dans la même
catégorie.

Western pas mort


Le western a laissé des traces indélébiles dans la
littérature occidentale : n’oublions pas qu’Elmore
Leonard, Donald Westlake et même John Harvey ont
écrit des westerns avant de se mettre au polar et que
certains westerns de W. R. Burnett sont aujourd’hui
repris par l’éditeur Actes Sud.

Parmi les points communs entre le western et le


polar, faire justice soi-même, sans recours à la loi, et
se bagarrer volontiers viennent en premier.
D’ailleurs, aujourd’hui, Joe R. Lansdale (voir
chapitre 6) incarne impeccablement le cousinage
revendiqué grâce à sa série « Hap et Pine ». Le duo
improbable que forment Leonard Pine, vétéran du
Viêt Nam, homosexuel et noir (ça fait beaucoup,
dans le très raciste État du Texas) et son pote Hap
Collins le pacifiste est unique dans l’histoire du
polar. Ils ont le sens de l’honneur, ils réhabilitent
ceux qui le méritent et, globalement, défendent les
valeurs du western. Avec l’humour en prime. Lisez
Bad Chili (1997), pour la scène de l’écureuil enragé.

À LIRE : CES WESTERNS QUI SONT AUSSI DES


ROMANS NOIRS

Thomas Savage, Rue du Pacifique (1988).

Charles Portis, True Grit (1968).

Ron Hansen, Le Sang des Dalton (1979) et L’Assassinat de Jesse


James par le lâche Robert Ford (1983).
Robert Coover, Ville fantôme (1998).

Cormac McCarthy, Des villes dans la plaine (1998) et Méridien de


sang (1985).

Dorothy M. Johnson, La Colline des potences (1957).

Trevanian, Incident à Twenty-Mile (1998).

James Carlos Blake, L’Homme aux pistolets (1995)

et quelques autres…

Déclin de valeurs : du polar au


thriller
Un certain nombre de mutations sont perceptibles, et
elles ne sont pas que thématiques.

Le roman noir se recycle et


bascule vers le thriller
Que ce soit au niveau collectif (la guerre) ou au
niveau individuel (le tueur solitaire), le Mal se
métamorphose.

La guerre du Viêt Nam et après


Kent Anderson (né en 1945) est un scénariste
américain, auteur de deux romans : Sympathy for the
Devil (1987) et Chiens de la nuit (1996) dont l’écrivain
James Crumley dira que c’est « un livre capital […]
parce qu’il nous rappelle des choses importantes,
une époque que trop de personnes préfèrent oublier,
la perte de confiance et de raison d’être après la
guerre ». Kent Anderson a été sergent dans une
unité des Forces spéciales américaines pendant la
guerre du Viêt Nam, et son personnage, Hanson, est
clairement son double. « Hanson avait été entraîné à
tuer, c’était là le grand art qu’avait su maîtriser sa
jeune vie et, lorsqu’il se sentait bien, une partie de
lui-même aspirait à tuer quelqu’un, comme d’autres
mouraient d’envie de courir, de skier, de danser ou
de déclencher une bagarre dans un rade. »

Dog Soldiers (1974) de Robert Stone (1937-2015) qui


fut correspondant de guerre au Viêt Nam, a d’abord
été publié sous le titre Les Guerriers de l’enfer (Le
Sagittaire, 1978) puis retraduit sous le titre La Ligne
de fuite (L’Olivier, 2016). À l’occasion de la première
publication, Jean-Patrick Manchette explique dans
ses Chroniques : « Il y est question de la fin du
monde actuel, de l’actuelle fin d’un monde, et de la
panique subséquente des flics et des intellectuels…
Plus précisément : dans les derniers temps de la
guerre du Viêt Nam, trois débris du mouvement
contestataire américain disputent un mirobolant
stock d’héroïne à un flic dément et à ses sbires
sadiques. Se poursuivant à travers une Amérique
déboussolée et dangereuse, ce petit monde repasse
par tel et tel haut lieu du movement, mais les feux de
joie de naguère sont changés en cendres froides. »
Tout est dit, la désillusion, le délire, la guerre et la
drogue.

Dans L’Honneur perdu du sergent Rollins (1997)


Nicholas Meyer (né en 1945) évoque en filigrane des
faits réels (le massacre de tout un village par des
G.I.). Ce roman, qui date de 1974, dénonce les erreurs
de l’armée américaine au Viêt Nam et les bavures
commises sur la population civile. On pense
évidemment à Full Metal Jacket (1987) de Stanley
Kubrick.

L’anti-polar historique
Tout se nourrissant d’histoire, le roman noir survit
sans pour autant basculer dans le polar historique.
C’est le cas d’un des meilleurs livres de l’Américain
Marc Behm (1925-2007), également son premier : La
Reine de la nuit** (1977). Une jeune allemande,
membre des SA, puis des SS, finit par fréquenter tous
les ténors du Reich. Incarnation du Mal absolu à
travers les exactions auxquelles elle se livre,
l’héroïne n’en demeure pas moins terriblement
humaine. C’est le tour de force de l’auteur que de
nous faire croire à cette voix narrative féminine. On
pense évidemment en lisant La Reine de la nuit –
chef-d’œuvre aux accents shakespeariens – à
l’humour froid et aux descriptions criantes de
réalisme de Kaputt (1944) de Curzio Malaparte.

Le Mal prend un autre visage


Terminé le psychopathe à la mine affreuse et au QI
de poisson rouge. Le Mal prend désormais les traits
respectables d’un directeur de prison de haute
sécurité au Texas, dans Green River** (1995) de Tim
Willocks, ou d’un trader séduisant dans American
Psycho** (1991) de Bret Easton Ellis. Patrick
Bateman, dans son costume à rayures de golden-boy
de Wall Street, est riche et intelligent, comme tous
ses amis. Pourtant, il viole et tue avec une rare
sauvagerie. Avec ces deux romans à la qualité
stylistique indéniable, on n’est pas loin du thriller
d’épouvante.

Pour l’amateur de polar éclairé, les années 1990 vont


être durablement marquées par le plus français des
écrivains anglais : Robin Cook (1931-1994). On lira
avec profit On ne meurt que deux fois et Les mois d’avril
sont meurtriers (parus tous deux en 1984). Mais si
vous ne deviez en lire qu’un, ce serait J’étais Dora
Suarez** (1990), roman compassionnel par
excellence, au sens étymologique du terme :
« souffrir avec ». Dans son impuissance à sauver
Dora (et de fait, le récit commence après la mort de
la jeune femme, victime d’un désaxé total), la
douleur de l’inspecteur est immense. Le flic
commence son enquête devant son corps démembré.
Cette douleur immense, c’est la nôtre, ce sentiment
de vide qui va de pair avec toute approche
métaphysique de la réalité du Mal. « Mettez
l’horreur à nu ; affrontez-la telle quelle. Ne vous
cachez pas, ne fuyez pas, et la bonne volonté
viendra, même si elle doit traverser l’enfer pour vous
trouver. » Tout est dit.

Marc Behm avait régalé ses lecteurs avec un roman


indispensable, presque onirique : À côté de la
plaque** qui relève presque de la littérature générale
(nous reviendrons sur ces transfuges au chapitre 13).
Pourtant c’est le diptyque Et ne cherche pas à savoir et
Crabe, mettant en scène le personnage de Lucy, qui
retient toute notre attention. Marc Behm imagine
une tueuse à gages (on reconnaît bien là ses
aspirations féministes) qui est une vampire, ce qui
est bien pratique pour traverser les époques et
retrouver celui sur la tête de qui on a mis un contrat.
Qui va croire que le démon existe et qu’il porte un
ciré noir ? Cette incursion délicieuse dans le
fantastique (dans la pure tradition du roman
gothique anglais) prouve que le polar mène à tout,
surtout au meilleur. Deux romans métaphysiques et
délirants.

« J’ôtai le dentier de sa bouche et le mis sur mes


propres dents. Je le mordis à la gorge, tranchant net
la veine jugulaire. Il s’effondra. Le sang jaillit à flots
de la blessure, imprégnant la pelouse. Je transportai
son cadavre dans la rue et le balançai dans le
caniveau. Il fut la dernière victime de Loup-garou de
Brotteaux. » (Crabe, trad. de Gérard de Chergé,
Rivages)

Le polar continue, malgré son évolution tous


azimuts, à refléter les dysfonctionnements de la
société et le nouvel ordre mondial. L’an 2000 tant
redouté est là, et plus rien ne sera jamais comme
avant.
Chapitre 11
Ingrédients et épices
DANS CE CHAPITRE :

» Dans le polar comme dans le roman noir, les ingrédients sont


constants

» Certains même finissent par ressembler à des clichés

» Heureusement, des auteurs y introduisent des éléments savoureux

Les clichés ont la vie dure


Se servir des clichés peut paradoxalement aider à se
débarrasser des clichés. Le flic homo, la détective
lesbienne, oui, mais encore ? Des polars savoureux
qui dépassent le cadre communautaire !

Sortie de placard
Puisque le polar suit l’évolution de la société, rien
d’étonnant à ce que l’homosexualité et la bisexualité
s’y invitent sans complexe au travers des
personnages et des intrigues.
Le polar gay
Dans les années 1970, Joseph Hansen (1923-2004) a
été le premier auteur de polar ouvertement gay à
créer un héros, Dave Brandstetter, qui assume haut
et fort son homosexualité, mais sans militantisme ou
prosélytisme. Même si les énigmes auxquelles est
confronté son héros – enquêteur pour une
compagnie d’assurances – nous entraînent souvent
dans le milieu homosexuel de Californie, Joseph
Hansen s’inscrit davantage dans la pure tradition du
privé de roman noir (voir chapitre 5) que dans le
folklore communautaire. Ce professeur d’université a
signé (y compris sous pseudo) d’autres romans que
la quinzaine formant la série « Brandstetter », mais
c’est celle-ci qui le révèle au public, en particulier
grâce à sa qualité d’écriture. Outre son premier titre,
Un blond évaporé (1970), il convient de citer À fleur de
peau (1979) ou Les Ravages de la nuit (1984), une
affaire de fûts toxiques.

Le journaliste Hervé Claude (né en 1945) a toujours


mené une carrière d’écrivain, mais c’est à partir des
années 2000 qu’il écrit une dizaine de polars, dont le
premier Riches, cruels et fardés (2002) met en scène,
comme tous ceux qui suivront, le milieu gay de
Perth, en Australie occidentale. Le héros, Ashe, un
Français installé dans ce pays, n’a rien du privé
déprimé et alcoolique. Sportif, à l’aise dans sa
sexualité, cet ancien enquêteur d’une compagnie
d’assurances vit de ses rentes, et, pour certaines
affaires, donne parfois un coup de main à son ancien
amant, le policier Ange Cattrioni.

Le revers de la médaille : l’homophobie


L’homophobie est à la fois un tabou et une
dérangeante réalité. Dans Ça (1986), le roman
fantastique de Stephen King (voir chapitre 15), un
chapitre entier décrit l’assassinat d’un jeune
homosexuel, puis l’arrestation des coupables et leurs
aveux ; une histoire tirée d’un fait divers survenu
dans le Maine, région où l’auteur situe nombre de
ses intrigues, dont celle-ci.

Plus près de nous, Antoine Chainas (voir chapitre 9)


évoque, avec une liberté de ton et une grâce
absolues, la relation amoureuse qui unit deux flics
dans ce contexte pas très gay friendly qu’est leur
milieu professionnel. Une histoire d’amour radioactive
(2010) se paie de surcroît le luxe d’offrir aux lecteurs
de très belles scènes de sexe entre garçons sans la
moindre vulgarité, et, surtout, sans la moindre
complaisance.
Le polar lesbien
Après trois romans signés sous le pseudonyme de
Jack Early, l’Américaine Sandra Scoppettone (née
en 1936) crée un personnage de détective privée
lesbienne, Lauren Laurano. Dotée d’un sens de
l’humour piquant, Lauren sait faire partager
l’effervescence de sa ville, New York, ce qui ajoute
un charme supplémentaire à sa série de cinq
romans, inaugurée avec Tout ce qui est à toi… (1991).

Stella Duffy, née en 1963 en Angleterre, a passé son


enfance en Nouvelle-Zélande où, selon elle, les
femmes n’ont pas besoin d’être militantes car il n’y
a pas, là-bas, de discrimination sexiste. Saz Martin,
héroïne délurée de ses cinq polars, lui ressemble :
elle a son franc-parler et affiche vaillamment son
homosexualité. La vedette démoniaque de Déferlante
(1996) est le célèbre docteur Maxwell North, gourou
mondain et meurtrier sans états d’âme. Sa méthode
pour mettre à nu le moi profond de ses patients, le
phasage, est super efficace : ils se suicident souvent,
avec direction assistée à l’occasion. Il a eu une fille, à
l’époque de sa secte californienne, avec une de ses
futures victimes. La petite devenue grande veut en
savoir plus. C’est là qu’intervient Saz Martin,
tonique détective privée arrivée de Londres.
Maud Tabachnik, née en 1938, est une auteure
prolifique, connue au départ pour sa série où figure
le duo d’enquêteurs formé par Sam Goodman, flic de
Boston et Sandra Khan, journaliste homosexuelle.
Meurtres et émasculations sont au programme du
premier, Un été pourri (1994), situé dans ce paradis de
la violence que sont les États-Unis.

Être une femme libérée, c’est si facile


Les mentalités s’assouplissent avec le temps.
Aujourd’hui, le féminisme se manifeste dans des
livres où la femme n’est plus seulement un adjuvant
au personnage principal et masculin. Dans la trilogie
de l’Anglaise L.S. Hilton qui débute avec Maestra
(2016), l’héroïne, Judith Rashleigh, bisexuelle
assumée, ourdit sa vengeance après avoir été
licenciée abusivement d’un prestigieux hôtel de
ventes aux enchères londonien. L’art et le sexe, un
excellent cocktail !

Le polar à table et au comptoir


Le thé, c’était pour nos chères Anglaises (voir
chapitre 3). Avec le roman noir, le scotch – en
Grande-Bretagne – et le whiskey – aux États-Unis –
apparaissent en quantité non négligeable sur la
table ou dans le tiroir du bureau des enquêteurs.

Pourquoi tant d’alcool ?


Ce n’est certes pas de l’alcoolisme mondain. Et on ne
saurait réduire certains personnages à cette pratique,
mais elle est révélatrice de leur psychologie, de l’état
de la société, d’un mal-être existentiel, du ras-le-
bol du métier de flic.

Matt Scudder, le héros de Lawrence Block (né


en 1938), a tué une gamine par accident alors qu’il
travaillait pour la police new-yorkaise. Rongé par la
culpabilité, il démissionne, divorce, devient détective
privé et s’inscrit aux Alcooliques Anonymes, dont le
lecteur découvre le fonctionnement. La Balade entre
les tombes (1992) est l’un des meilleurs titres de la
série.

Pour l’inspecteur Rebus de Ian Rankin, pilier de


l’Oxford Bar à Édimbourg (Exit Music, 2007), et Benny
Griessel, le flic le plus souvent mis en scène par
Deon Meyer (Kobra, 2013), l’alcoolisme est le
résultat à la fois d’une vie privée désastreuse – mais
quel flic travaille dans des conditions qui favorisent
une liaison ou une vie conjugale épanouie ? – et des
conditions de travail stressantes. On peut en dire
autant de beaucoup de policiers soumis aux
pressions de leur hiérarchie et souffrant des
conséquences du mal chronique des commissariats :
le manque de moyens matériels.

Plus existentielle, et plus profonde, est la raison qui


pousse Milo Milodragovitch, le détective privé des
romans de James Crumley (1939-2008), à boire plus
que de raison. (Et s’il n’y avait que ça.) Marqué par
le suicide de son père, il accepte des enquêtes plus ou
moins rémunératrices en attendant ses 52 ans et le
moment de toucher l’héritage qui lui revient. C’est
un homme qui survit comme il peut dans un monde
de trahisons et de concupiscence. Désenchanté,
bagarreur, pas toujours scrupuleusement honnête
mais profondément humain, il connaît des périodes
de sobriété imposée qui ne durent jamais car la vie
est trop moche. Ce désespoir latent atteint des
sommets dans La Danse de l’ours** (1983).

L’ARCHÉTYPE DU PRIVÉ ALCOOLO

Décembre 1932 : le détective Nick Charles mène la grande vie


à New York avec sa jeune épouse Nora. Le plus clair de leur
temps est consacré à sortir et à boire. L’Introuvable (1934) est
le roman de Dashiell Hammett (voir chapitre 5) où l’alcool
(clandestin) coule à flots. Les Charles, dans leurs aspirations
éthyliques, reflètent le couple formé à la ville par l’auteur – qui
connaissait bien le sujet lui aussi – et sa nouvelle compagne,
Lillian Hellman.

Les durs à cuire ne boivent pas que du bourbon. Dans


Le Livre des alcools de la Série Noire (Gallimard, 2001),
Arlette Lauterbach et Patrick Raynal recensent et
détaillent une quantité impressionnante de cocktails,
liqueurs et gelées alcoolisées qui fait dire à Jean-
Marie Laclavetine dans sa préface : « Je reste
admiratif devant l’inventivité sans bornes dont font
preuve les humains dès lors qu’il s’agit de se piquer
la ruche. »

Le polar aux fourneaux


La fréquentation régulière de la mort suscite
vraisemblablement chez les médecins légistes, les
flics et autres enquêteurs un besoin de se raccrocher
à la vie par ce qu’elle peut offrir de plus agréable. En
tout cas, la bonne cuisine est souvent un ingrédient
des meilleurs polars, et l’on peut suivre chez
Simenon, Andrea Camilleri et Manuel Vázquez
Montalbán (voir chapitre 16), Jean-Claude Izzo ou
Chester Himes la préparation ou la dégustation de
mets qui ragaillardissent leurs personnages. Le
fricandeau de Mme Maigret, le gras-double de
Biscuiter, qui sert de secrétaire-assistant cuisinier à
Pepe Carvalho, les petits farcis d’Honorine, la
nourrice de Fabio Montale et le sauté de clovisses en
chapelure dont se délecte le commissaire
Montalbano sont autant d’antidotes à la pression et à
la violence qui permettent au lecteur aussi de
souffler un peu. Il est intéressant de noter que ce
sont les meilleurs stylistes qui s’intéressent à la
question…

DE VRAIES RECETTES POUR DE BONS POLARS

Le sujet a inspiré les éditeurs, comme en témoignent plusieurs


livres reprenant les plats cités au fil de romans aussi saignants
que gourmands. Leur point commun est de présenter des
recettes tout à fait réalisables. Parfois, comme dans Le Livre
de cuisine de la Série Noire (1999, Gallimard) d’Arlette
Lauterbach et Alain Raybaud, de grands chefs tels qu’Alain
Gagnaire ou Olivier Roellinger ont mis la main à la pâte. On
peut se risquer à réaliser Les Recettes de Pepe Carvalho
(1990, Christian Bourgois) mais pour sentir l’animation de La
Boqueria, le grand marché couvert de Barcelone, il faut lire les
aventures de Pepe Carvalho ! Écrit par la journaliste
spécialisée en gastronomie Blandine Vié, San-Antonio se met
à table (2011, Fleuve Noir) réunit presque deux cents recettes
du commissaire San-Antonio. Aussi détaillées que dans un
livre de cuisine, elles satisferont autant le gourmet que le
glouton (Bérurier en tête). Quant à Maigret, le plus gourmand
de tous, il n’est pas en reste : La Reynière (alias Robert
Courtine) a concocté en 1974 un délicieux volume des recettes
de Mme Maigret, repris par les éditions de la Table ronde
en 2013 sous le titre Simenon et Maigret passent à table. La
blanquette est excellente…

« “César vainquit les Gaulois ! N’avait-il pas au


moins un cuisinier auprès de lui ?” interroge Brecht
dans l’un de ses plus célèbres poèmes. Pepe
Carvalho, le détective héros des romans de Manuel
Vázquez Montalbán, ne vainc personne, sauf peut-
être certains théoriciens de la mort du sujet dans le
roman et l’histoire ; en revanche, il est, et de quelle
fantastique manière, son propre cuisinier, se
mettant aux fourneaux en période de crise, quand
semble lui échapper la réalité des êtres et des choses.
Brecht n’a pas ici été cité au hasard, car ce Pepe
Carvalho est en son genre un fieffé matérialiste, un
être impensable sans cette “part domestique” qui
l’ancre au plus profond du monde et aiguise son
regard. » (Jean-Claude Lebrun, L’Humanité)

FAUX AMI
On appelle faux ami un mot qui, dans une langue étrangère,
est identique au mot français sans avoir le même sens. La
bouffe est chouette à Fatchakulla (1978) de Ned Crabb est un
polar faux ami. La bouffe n’est pas du tout chouette à
Fatchakulla, abominable bled perdu dans les marécages du
canton le plus pauvre du nord de la Floride. Les habitants sont
tous des dégénérés consanguins, à se demander s’il ne vaut
pas mieux fréquenter les alligators. Une créature mystérieuse
lacère ses proies pour les dévorer ensuite. Pas intégralement,
on en retrouve des morceaux de ci, de là. C’est absolument
jubilatoire et hilarant, et ce livre, dont on a longtemps cru qu’il
était le seul de son auteur, fait partie des perles rares et
inclassables du catalogue noir. Bonne nouvelle : Ned Crabb en
a écrit au moins un autre, en 2014 : Meurtres à Willow Pond,
récemment traduit, drôle mais quand même plus sage.
Comme dirait Jean-Bernard Pouy, « on ne sait pas grand-chose
de ce Crabb, sinon qu’il pince très fort ».

L’humour à mort
Le rire et le polar sont-ils incompatibles ? Beaucoup
de lecteurs semblent le penser. Mais détrompez-
vous !

Comédies policières
L’humour français
Dans les années 1960, Imogène McCarthery avait la
cote : née sous la plume de Charles Exbrayat (1906-
1989), pittoresque professeur de sciences naturelles
devenu journaliste, puis un pilier de la collection du
« Masque », la turbulente rouquine incarnait le
versant humoristique de la vieille fille enquêtrice du
roman policier anglais. Élevée par un père officier de
l’armée des Indes, Imogène travaille à l’Amirauté,
donc à Londres : un cauchemar pour cette Écossaise
pur grain, aussi vaillante que naïve et d’un
tempérament bouillonnant. Ses bévues et ses
incartades ont fait rire des dizaines de milliers
d’amateurs de comique de situation. Ne vous fâchez
pas, Imogène, extrait des oubliettes à l’occasion de la
sortie du film Imogène McCarthery, où Catherine Frot
incarne la tornade rousse, peut être lu sans déplaisir.
Il n’est toutefois pas garanti que le lecteur
d’aujourd’hui s’esclaffera d’aussi bon cœur que ses
grands-parents.

Jean-Bernard Pouy (né en 1946) est un auteur


inclassable, issu du néo-polar (voir chapitre 12).
Après un premier roman au titre provocateur
(Spinoza encule Hegel, 1983) qui revient sur les idéaux
de Mai 68, avec une ironie mordante, il fera toujours
preuve d’originalité dans l’œuvre foisonnante et
ludique qui est la sienne. S’il aime jouer (il s’impose
souvent des contraintes d’écriture pour tel ou tel
livre), il aime plus encore faire rire, et il y parvient
sans trop d’efforts. Il ne s’interdit pas pour autant
une veine plus noire, comme avec La Belle de
Fontenay (1992) où un sourd-muet mène l’enquête
pour se disculper du meurtre dont il est accusé.
Jean-Bernard Pouy est un des créateurs du Poulpe
(voir chapitre 9).

Réalisatrice et romancière belge, Nadine Monfils


(née en 1953) a commencé par écrire des romans
noirs, drôles, loufoques, empruntant à l’absurde : les
enquêtes du commissaire Léon. Madame Édouard
(premier tome de cette série) a été porté à l’écran
en 2003 par l’auteure sous le titre éponyme. Cette
grande admiratrice de l’univers de René Magritte
manie le second degré avec brio ; elle a notamment
créé le personnage hilarant et déjanté de Mémé
Cornemuse que l’on retrouve dans plusieurs
ouvrages, dont La Petite Fêlée aux allumettes (2012).

Brigitte Aubert (née en 1956) pratique un équilibre


virtuose entre l’humour grinçant et un genre de jeu
du chat et de la souris dont le lecteur est victime. Elle
émaille ses dialogues de reparties jubilatoires, fruit
d’un brillant travail sur la transcription du discours
parlé ; néanmoins, il ne faut pas la prendre
simplement pour une auteure de comédies policières.
Car en se jouant des codes de la narration à la
première personne, comme dans Les Quatre Fils du Dr
March (1992), où le lecteur est piégé par les deux
« je » de deux journaux intimes, elle va très loin
dans la manipulation. Il en est de même pour Elvira,
la narratrice non fiable d’Une âme de trop (2006) dont
le récit joue avec les nerfs du lecteur et sa crédulité,
le noie sous le déluge verbal d’une pauvre fille pour
mieux le mener en bateau. Dans La Mort des bois
(Grand Prix de Littérature Policière 1997) ou
Funérarium (2002), l’horreur de la situation est telle
que l’on sait gré à l’auteure de sublimer son humour
scabreux pour relâcher la tension.

Avocate pénaliste, Hannelore Cayre (née en 1963)


n’ignore rien des pratiques des petits dealers des
quartiers dits « difficiles », des inégalités et du
racisme primaire, de la bêtise et de la violence.
Révélé par Commis d’office (2004), son talent original
éclate avec La Daronne, prix du polar européen Le
Point en 2017. Une mère de famille, veuve, d’origine
juive, y devient dealeuse occasionnelle (mais à
grande échelle) le jour où elle constate qu’elle
n’arrivera jamais à tenir le coup, avec ce qu’elle doit
verser chaque mois à l’établissement EPHEAD qui
s’occupe de sa mère atteinte de la maladie
d’Alzheimer. La Daronne est un conte moral doublé
d’un constat de société. L’écriture au vitriol, d’une
drôlerie dévastatrice, masque le désarroi de ceux que
la société écrase.

Aux États-Unis, de très grosses


pointures
Curieusement, le roman policier est pris très au
sérieux au pays de l’humour et, en terre britannique,
le rire ne fait pas partie de son ADN. Qui aurait pu
croire que c’est du côté des très pragmatiques
Américains que l’on trouverait les polars les plus
drôles et les plus satiriques ?

Deux maîtres du nonsense


Donald Westlake et Elmore Leonard ont, en tout cas,
deux points communs : savoir conduire des intrigues
parfois acrobatiques portées par une imagination
débordante et un style très personnel qui provoque le
rire. Mais des nuances les distinguent.

Donald Westlake (1933-2008), adulé par les fans de


polars et la critique, devrait être un auteur de best-
sellers, tant son talent, son humour, son intelligence
éblouissent. Il a beaucoup écrit, une centaine de
romans, utilisant plusieurs pseudonymes (surtout
Tucker Coe et Richard Stark). Si l’on pense d’abord à
la série « Dortmunder » lorsqu’on évoque l’humour
de Westlake, il ne faut pas oublier qu’il a écrit un
roman très noir, ancré dans le social, Le Couperet
(1997), et la brève et cruelle histoire d’un marin
ordinaire, Ordo** (1977). L’auteur aux multiples
facettes est effectivement désopilant dans ce qu’on
appelle « les Dortmunder », où il pratique le
comique de situation et dont le héros est un voleur
de métier victime de mésaventures cocasses. Il faut
lire Dégâts des eaux (1990), ne serait-ce que pour la
scène des scaphandres – le trésor convoité se
retrouvant sous l’eau à la suite de la construction
d’un barrage, il faut bien s’équiper… Dans certains
romans hors-série, tel Faites-moi confiance (1988), le
cadavre est un prétexte. Son existence est signalée au
début mais on l’oublie vite, car l’essentiel porte sur
le fonctionnement du Galaxy-Hebdo, un journal dont
la politique éditoriale résume toutes les aberrations
de la culture américaine contemporaine. Hilarant.

Elmore Leonard (1925-2013) est l’autre grand auteur


de polars, célèbre surtout pour ses liens avec le
cinéma, qui mérite l’attention car, s’il est plein
d’humour, ce n’est pas qu’un humoriste. Il a
commencé par écrire des westerns, dont 3 h 10 pour
Yuma, qui a donné lieu à un film éponyme célèbre,
puis un nombre impressionnant de polars dont la
structure fort subtile force le respect. Le lecteur y
rencontre des parvenus et des play-boys, des
truands bouffons, des mafieux et leurs épouses
vénales, des criminels retors, bref tout le personnel
classique du noir américain. L’originalité d’Elmore
Leonard tient aux situations dans lesquelles il les
place, à leurs relations paradoxales, à l’insolence de
leurs propos. Gold Coast (1980), La Loi de la cité
(1984) et Stick (1983) sont de bons exemples de ce
style à la fois noir et drôle, qui sans avoir l’air d’y
toucher, brocarde quelques ridicules récurrents de la
société américaine.

Éternel ou daté ?
Fantasia chez les ploucs (1956) est l’archétype du
roman noir drolatique, qui a rendu célèbre son
auteur, Charles Williams (1909-1975). D’origine
texane, c’est en Californie où il passera sa vie qu’il se
lance dans l’écriture à l’âge de 40 ans. Il publiera
une vingtaine de romans dont plus de la moitié
seront adaptés au cinéma. Vivement dimanche ! (film
de François Truffaut, 1983), c’est lui. Fantasia chez les
ploucs est le récit que fait Billy de ses vacances avec
son père à la campagne, chez son oncle Sagamore,
bootlegger de son état. Avec la candeur d’un gamin
de 7 ans, il raconte le monde abracadabrant qui
l’entoure : la distillerie clandestine, un shérif tenace
mais dépassé par les événements, une strip-teaseuse
en habits de lumière, pourchassée par des méchants.
Livre éternel, surtout depuis la nouvelle traduction
intégrale publiée en 2017 aux éditions Gallmeister,
sous le titre Le Bikini de diamants, plus conforme au
titre original : The Diamond Bikini.

Deux satiristes féroces


L’humour dont fait preuve Carl Hiaasen (né en 1953)
est d’un autre calibre. Au fil de huit romans féroces
où la Floride et Miami sont présentées comme la
poubelle du monde, il a mis au point une technique
dévastatrice qui fustige toutes les magouilles et
escroqueries du rêve américain. L’Arme du crocodile
(1986) raconte comment des éco-terroristes
s’attaquent au lobby du tourisme local. Miami Park
(1991) dégomme allègrement le mythe des parcs de
loisirs, et Fatal Song (2002) démonte les
machinations du show-biz et de la presse, en
portant un regard impitoyable sur le culte de la
célébrité. Chaque roman de Hiaasen peut aussi être
lu comme une charge politique masquée. C’est un
auteur désopilant, lucide et méconnu.

Dans le registre de la satire politique, Larry Beinhart


(né en 1947) est un maître. Mais si, dans un premier
temps, sa plume acérée, vacharde, suscite le rire, elle
porte aussi à la réflexion : ce dont parle Beinhart est
grave, et il appuie fort là où ça fait mal, dans son
pays paranoïaque, les États-Unis. Reality Show
(1995) montre comment un président américain
(c’est George W. Bush qui est ciblé) fabrique de A à
Z, afin de se faire réélire, une guerre bidon avec
l’aide d’un réalisateur d’Hollywood. Le concept
fondamental est que la guerre efface la critique
sociale. Le propos est similaire dans Le Bibliothécaire
(2004) où David Goldberg, embauché par un
acariâtre industriel multimillionnaire, joue le rôle de
Candide dans un complot destiné à faciliter la
réélection du président.

Et un génial inclassable
John Crosby (1912-1991), journaliste de profession, a
écrit des romans d’espionnage qui sont bien plus que
cela, marqués par la satire sociale et un ton
parfaitement impertinent, caractéristiques qui en
ont fait des ovnis littéraires d’une intelligence
féroce. Leur héros, Horatio Cassidy, professeur
d’histoire médiévale irlando-américain, s’est retiré
de la CIA (enfin, pas complètement) pour devenir le
précepteur-garde du corps de la jeune Lucia di
Castiglione, héritière italienne vivant dans un
building pour milliardaires ultra-protégé de
Manhattan, le Mont-Zéphyr. Les intrigues sont
délicatement complexes et les affaires rondement
menées dans Le Clou de la saison (1979), Tu paies un
canon (1983), Pas de quartier (1985) et À la volée
(1989), d’un humour constant.

« Jamais je n’ai ressenti une jubilation semblable à


celle que m’ont procurée les romans de John Crosby.
Jamais une action, un récit, des personnages… n’ont
concouru à une telle fête de l’intelligence… Sans
exagérer, Le Clou de la saison, c’est Lolita chez les
tontons flingueurs. Crosby, c’est l’irruption d’un
Nabokov dans le paysage du polar. » (quatrième de
couverture de l’édition 10/18 par Jean-Claude
Zylberstein)

L’humour juif, polar-compatible


Jerome Charyn, né en 1937, est le plus doué, le plus
drôle, catégorie pince-sans-rire, des Américains de
Paris, où il vit et joue au ping-pong quand il n’est
pas à New York. Sa palette d’auteur déborde
largement le cadre du polar, mais ce qui nous
intéresse ici, c’est Isaac Sidel, le flic juif et coriace du
Bronx, fils de Joel « le prince du col de fourrure »,
sa fille Marilyn, son adjoint Coen dit « Zyeux-
Bleus » et les mésaventures insolites, saugrenues, si
drôles et si débridées qu’ils vivent avec la pègre
new-yorkaise. Lisez Marilyn la dingue (1977) et
normalement vous vous précipiterez sur les autres.

Dans Le Club des policiers yiddish (2007), Michael


Chabon (né en 1963) lauréat du prix Pulitzer,
détourne le genre policier pour aborder l’éternel
problème du peuple juif : trouver une terre d’accueil.
Il imagine que ce n’est pas en Israël mais à Sitka,
district de l’État d’Alaska, que deux millions de Juifs
ne parlant que le yiddish se sont finalement établis.
Le meurtre, dans un hôtel miteux, d’un junkie qui se
révèle être le fils d’un puissant rabbin attise la
curiosité de l’inspecteur Meyer Landsman. La
présence à côté du corps d’un échiquier aux pièces
étrangement disposées ne fait que renforcer sa
conviction qu’il y a là un coup sérieusement fourré.
Complot, intimidations et manipulations : voilà un
polar uchronique délirant que les frères Coen étaient
censés adapter. On aimerait bien.

Sa majesté Frédéric Dard


Journaliste, dramaturge, scénariste, romancier,
Frédéric Dard (1921-2000) est un des écrivains
français les plus prolixes de la seconde moitié du XXe

siècle. Les 300 titres qu’il a signés de son nom ou


sous pseudonyme, rencontrent un succès populaire
indéniable : plus de 220 millions d’exemplaires
vendus. De Frédéric Dard, bon vivant, fou d’écriture,
on retiendra une œuvre bigarrée, persistante,
unique, mais aussi son aversion viscérale pour les
imbéciles. Son héros (et double), San-Antonio,
constate sur un ton doux amer : « La chasse aux
cons est un safari sans espoir. »

Le flic le plus fantasque de la littérature policière


française
Le commissaire San-Antonio doit son nom à une
ville du Texas aperçue un jour sur une carte par son
créateur. Réglez-lui son compte !, premier roman paru
à Lyon en 1949, reste confidentiel en termes de
ventes, mais le patron de Fleuve Noir repère Frédéric
Dard et publie les suivants. En 1953, naît l’ineffable
Alexandre-Benoît Bérurier, figure rabelaisienne par
excellence. Adjoint et ami du commissaire, ce
personnage participe amplement désormais au
succès des aventures débridées et farfelues de San-
Antonio. Paraîtront également des hors-séries, tout
aussi hilarants, dont L’Histoire de France vue par San-
Antonio (1964) – presque deux millions
d’exemplaires, de quoi réconcilier plus d’un lecteur
avec ses souvenirs d’école.

La langue entre en rébellion


Livre après livre, le lecteur pénètre dans un récit
d’une folle extravagance, où l’argot se mêle à une
invention langagière originale. Figures de style,
procédés littéraires, détournements, altérations…
toute la richesse de San-Antonio est dans la langue
et dans l’humour dont elle est imprégnée : « Tu
voyes bien que j’paume pas le fil, malgré mes
divagondages » (Bérurier). À partir des années 1980,
le ton se fait résolument plus grivois.

« C’est absolument indiscutable, Frédéric Dard est


un auteur qui a su inventer son propre monde, créer
un vocabulaire novateur et qui possède une vision
personnelle de la société. » (interview de l’éditeur et
écrivain Jean-Baptiste Baronian)

Un humour qui grince malgré une mécanique


bien huilée
Les romans noirs de Frédéric Dard se lisent avec une
sorte de joie perverse. Le lecteur voit arriver la
catastrophe sans trop savoir quelle forme elle va
prendre. Ces livres décrivent souvent une petite
bourgeoisie où transpire l’ennui. On y croise des
hommes malmenés par la vie que le destin rattrape
de façon implacable. La femme y est souvent fourbe
et vénéneuse. Quelques romans brossent cette
ambiance délétère (La Pelouse, 1952), où le narrateur
assiste, impuissant, à sa propre chute (Le Monte-
charge, 1961). L’humour est noir, grinçant, et il y a
une ironie certaine de la part de l’auteur à montrer la
lente descente aux enfers de ses personnages.
En 1957, Frédéric Dard reçoit le Grand Prix de
Littérature Policière pour Le Bourreau pleure. Sa
renommée est établie et perdure.

De nombreux livres ont été consacrés à cet auteur et


à son œuvre, dont un classique : Frédéric Dard ou la
Vie privée de San-Antonio de François Rivière (Fleuve
Noir, 1999), et plus récemment Le Dictionnaire
amoureux de San-Antonio d’Eric Bouhier (Plon, 2017).

Un peu de grâce dans un


monde de brutes
Polar et poésie
Il faut contrer les idées reçues et rappeler l’extrême
vitalité de la poésie qui défie les siècles. Comme le
polar, la poésie est, à sa façon, une littérature de
combat.

Ils sont aussi poètes


Quelles que soient les époques, il semble que les
auteurs de littérature noire aient eu le goût de la
poésie. Certains sont des poètes. Songeons à Edgar A.
Poe, Raymond Chandler et, plus près de nous,
Richard Hugo, James Crumley, Ron Rash et Jim
Nisbet. Les Français ne sont pas en reste : Abdel
Hafed Benotman, Marc Villard et Jérôme Leroy.

LE POÈTE DE MISSOULA

« J’oublie les noms des villes sans rivière.

Une ville a besoin d’une rivière pour oublier la ville.

Peu importe la rivière, peu importe la ville –

C’est toujours pareil.

Mes actes de cruauté, je les ai portés à la rivière.

Et j’ai supplié le courant : rends-moi meilleur. »


Richard Hugo (The Towns We Know and Leave Behind, The Rivers
We Carry with Us, traduction de M.C. Aubert)

Ils écrivent comme des poètes


Nous l’avons dit çà et là, certains auteurs de polars
se distinguent par leur style, reconnaissable entre
tous. D’autres ont une langue identifiée comme
poétique. C’est le cas du trop méconnu Pascal
Garnier (1949-2010), nouvelliste hors pair qui vint
assez tard au roman, mais avec quelle magie. Dans
La Solution esquimau (1996), le narrateur, un
écrivain, donne le ton : « J’adore piétiner les
coquillages, j’imagine que ce sont des lunettes
d’éditeur. […] Le ciel se rétracte au-dessus de ma
tête comme une peau brûlée. » Marcus Malte (né
en 1967) a débuté avec des romans policiers
classiques, mais s’est très vite orienté vers des
romans noirs exigeants. Dans les dernières pages de
Carnage, constellation** (1998), un de ses plus beaux
livres, il écrit : « Elle sait maintenant ce que c’est
que de porter l’enfant. Le poids qu’il pèse et les ailes
qu’il donne. »

La poésie tue
La poésie venant en aide au crime, des vers servant
d’indices ? C’est arrivé en tout cas deux fois.

La Cage de verre (1966) de Colin Wilson (voir


chapitre 10) a lancé l’idée : une série de meurtres
bizarres traumatise Londres. Sur un mur proche de
chaque corps démembré que l’assassin a abandonné
au bord de la Tamise, on trouve une inscription,
citation d’un poème de William Blake. Une étrange
relation se nouera entre le meurtrier et
l’universitaire spécialiste de Blake appelé à la
rescousse par la police. Un roman très personnel et
subtilement métaphysique, comme tout ce qu’a écrit
Colin Wilson.

Le Poète (1996) de Michael Connelly (né en 1956),


qui a été reçu comme un chef-d’œuvre à sa parution,
fait penser à une salade niçoise où il ne manquerait
rien : un journaliste pour jouer le rôle de l’enquêteur
privé (il a une bonne raison pour ça, son frère
jumeau s’est suicidé mais il n’y croit pas) ; le FBI qui
œuvre en parallèle ; un serial killer psychopathe
manipulateur et super-intelligent (si vous avez lu les
livres de Stéphane Bourgoin, vous savez que cela va
souvent de pair) qui utilise des poèmes d’Edgar Allan
Poe pour communiquer avec les flics et les narguer…
On pense avoir affaire à de dégoûtants pédophiles et
à un discret réseau sur Internet, mais c’est plus
compliqué ; trahison et mensonge sont les
instruments de rebondissements spectaculaires
jusqu’à la dernière minute. Bref, tout est en place. La
Cage de verre est paru trente ans avant Le Poète :
Connelly aurait-il lu Wilson ?

Art et polar
Les faussaires (et tous les escrocs malins doués d’un
certain sens artistique) font partie des méchants pas
trop méchants. Une aimable amoralité imprègne
leurs aventures, qui se traduit par une désinvolture
non dépourvue de séduction.

Ripley et les ombres (1970) de Patricia Highsmith


(voir chapitres 8 et 9) dépasse le cadre de l’arnaque
amusante en ce qu’il génère un malaise certain.
Après le suicide du célèbre peintre Derwatt, au large
d’une île grecque, Ripley n’a pas résisté au plaisir de
monter une combine en or : faire peindre des
Derwatt par un artiste obscur, Bernard, mettre une
galerie dans le coup et empocher un pourcentage. Le
jour où un amateur éclairé repère une différence
dans la composition du « violet Derwatt », le bel
échafaudage risque de s’effondrer…
Dans L’Expert (1973), de Trevanian, Jonathan
Hemlock, l’espion à la solde d’une agence
américaine comme il y en a tant, exécute des
contrats pour pouvoir se payer des toiles de maîtres :
criminel de profession, collectionneur de cœur, et
d’un snob !

Amusante également la série consacrée au dandy-


détective Friedrich von Allmen par Martin Suter
(voir chapitre 16). Un peu enquêteur, un peu expert,
légèrement escroc, von Allmen a un coup d’œil très
sûr… Le meilleur : Allmen et les libellules (2011).

Musique et polar
Marc Villard (né en 1947) est un grand connaisseur
de jazz – il a écrit pour la revue Jazzman – et
l’auteur de nombreuses nouvelles (citons le recueil Si
tu vois ma mère, 2017) et romans (Cœur sombre, 1997 ;
Bird, 2008) traversés par cette passion.

Le rock aussi tient une place dans sa vie, ainsi Sharon


Tate ne verra pas Altamont (réédité en 2014) n’est pas
un polar mais se lit comme un polar. Pendant le
concert des Rolling Stones au festival d’Altamont, en
Californie, un jeune spectateur noir est poignardé
par un membre des Hell’s Angels.
Chez Marcus Malte, la musique est omniprésente.
Peut-être parce qu’il a été musicien dans une autre
vie ? Les Harmoniques (2011) reprend les
protagonistes de ses deux premiers romans, dont
l’un, Mister, est justement pianiste de jazz.

Qu’ont en commun Janwillem Van de Wetering et


Hugues Pagan ? Quand leurs personnages ont un
coup de blues, ils écoutent du jazz. Du moins le
sergent De Gier, l’un des trois flics d’Amsterdam
créés par Wetering, joue-t-il de la flûte dès que son
cerveau ne mouline pas assez vite, parfois rejoint à
la batterie par l’adjudant Gripstra. Pour ces deux-là,
le jazz est comme la pratique du zen : un libérateur
d’énergies.

Quant à Hugues Pagan, dont toute l’œuvre est


comme un long solo de saxo désespéré, c’est dans
son dernier roman, Profil perdu (2016) que le jazz,
son apport fondamental, libératoire, sont le plus
perceptibles.

« Schneider en tête, ils tendaient tous l’oreille.


Courapied semblait doté d’un souffle inépuisable et
d’une détermination sans faille. Il en était aux
dernières notes du pathétique glissando ascendant,
menant du do au mi aigu, et lui conférait une sorte
de rude désenchantement, que Schneider appréciait à
sa juste valeur, tout en guettant la porte. » (Hugues
Pagan, Profil perdu, Rivages)

Signalons au passage que le flic ou enquêteur


occasionnel qui écoute du jazz pour se consoler de
son sale boulot a souvent un ou plusieurs chats dans
les parages. Tel est le cas de Charlie Resnick, de
Victor Blainville et du sergent De Gier.

Chats et polar
Il est conseillé au lecteur aimant le polar mais pas
les chats de passer au chapitre suivant.

Le chat, muse de l’écrivain


Cela pourrait passer pour un curieux hasard, mais il
se trouve que les chats ont joué un rôle important
dans la vie de plusieurs auteurs de polars, et non des
moindres. De là à établir un lien entre l’écriture et la
présence de Taki chez Raymond Chandler (il en parle
dans les Lettres), des chats successifs de Patricia
Highsmith – jusqu’à la dernière, Charlotte, une
chatte rousse qui détestait les journalistes –, de
Holly Podge, l’irremplaçable angora blanc de P.D.
James, ou de Griot, celui de Chester Himes, il n’y a
qu’un pas. Aisément franchi lorsqu’ils se retrouvent
en personnages de fiction.
Ainsi rencontrerez-vous au fil des romans de Jean-
François Vilar (voir chapitre 12), Radek, Kamenek et
Zinoviev (qui sera remplacé par Bastille), que Victor
Blainville, le photographe enquêteur, n’oublie jamais
de nourrir de plats exquis, quelles que soient ses
errances. Ceux de Charlie Resnick, le flic épuisé de
John Harvey, portent des noms de jazzmen : Miles,
Bud, Dizzy et Pepper… Le sergent De Gier, l’un des
trois flics d’Amsterdam inventés par Janwillem Van
de Wetering, se remettra mal de la mort d’Oliver,
qu’il remplacera plus tard par Tabriz… Les lecteurs
qui ont des chats comprendront, les autres n’y
verront qu’un élément anecdotique, une particularité
destinée à rendre un personnage pittoresque.

Le chat enquêteur
Mieux encore, chez certains auteurs, minou joue les
limiers !

Les chats détectives créés par Lillian Jackson Brown


(1913-2011) sont des siamois nommés Koko et Yom-
Yom. Ils ont des intuitions époustouflantes et
participent à l’enquête à leur manière, par exemple
en faisant tomber de leur étagère Hamlet et La
Tempête dans Le Chat qui connaissait Shakespeare
(1988).
Les trente volumes où ils entrent en action forment
un ensemble assez curieux, qui relève d’Agatha
Christie pour le confort du décor, de Colin Dexter
pour la bonhomie courtoise du personnage principal,
Jim Qwileran, et d’Ellery Queen pour le caractère
abracadabrant des péripéties.

Quant à Rita Mae Brown (née en 1944), féministe


militante et auteure de romans policiers, elle a
cosigné avec sa chatte Sneaky Pie Brown la trentaine
de titres ayant celle-ci pour vedette, dont sept ont
jadis été publiés au « Masque ».

LES FÉLINS PEUVENT TUER

Avec Chaton : Trilogie (2002), de Jean-Hugues Oppel (né


en 1957), on passe aux choses sérieuses. Le héros s’appelle
Richard Kitten (« chaton » en anglais), il a disparu et ce qui
paraît à première vue relever d’une guerre entre des gangs
trafiquants de drogue ressemble assez vite à une grosse
magouille politico-financière. « Chaton », vous l’aurez compris,
n’est pas un chat mais un type dangereux et impitoyable, qui a
une vengeance à accomplir et s’y connaît en maniement
d’armes sophistiquées. Il y a quand même des chats dans le
livre, en particulier les trois sur une photographie, qui
permettent de savoir que « papa est vivant »… La lecture de
cet excellent roman noir riche en action est recommandée en
particulier pour sa morale : « Personne n’est innocent » et
pour son style imagé, lapidaire.
PARTIE 4
MIROIR, MON BEAU MIROIR…

DANS CETTE PARTIE...

Ce que dit le polar, curseur de l’époque, sur


l’évolution de la société : autres temps, autres
mœurs. Le néo-polar déferle en France grâce à un
type discret – Jean-Patrick Manchette – qui envoie
du lourd : à gauche toute ! Entre polar et littérature
« blanche », la frontière est de plus en plus poreuse.
Et le roman noir gagne les jeunes générations,
davantage au contact de la réalité que les
précédentes.
Chapitre 12
Meurtres pour mémoire
DANS CE CHAPITRE :

» La politique s’en mêle

» La corruption, la collusion du crime et du politique

» La réalité dépassera toujours la fiction

On n’échappe plus à la politique


En littérature, la politique est présente, mais souvent
entre les lignes. Dès le début des années 1970, on
l’entend réellement donner de la voix dans le polar.
Et c’est parmi les auteurs les plus engagés qu’on
trouve les meilleurs stylistes.

Des individualistes aux


opinions tranchées
Certains ne sont affiliés à rien mais n’en pensent pas
moins : la critique sociale est présente à chaque page
et, qu’ils soient anars ou sans étiquette, ces auteurs-
là ont une manière bien à eux de traiter le crime.

Les anars
Même si le polar ne manque pas d’auteurs
libertaires, trois ont été identifiés…

Meckert/Amila : l’homme révolté


Jean Meckert (1910-1995), pacifiste, humaniste et
libertaire, a écrit sous le nom de John Amila (puis de
Jean Amila) des romans noirs prolétariens au style
puissant, empreints de désespérance et pas très
éloignés, dans leur esprit, du pamphlet anarchiste au
titre provocateur qu’est La Vie est dégueulasse de Léo
Malet (voir encadré).

Le choix d’un pseudonyme (John Amila n’est pas le


seul qu’il utilisera) à consonance américaine était
imposé par la « Série Noire » au début des
années 1950, car la collection ne publiait pas encore
d’auteurs français (il fut l’un des deux premiers). À
tel point que pour contourner l’obstacle, Jean
Meckert est crédité comme traducteur de Y’a pas de
bon Dieu ! (1950). Ça tombe bien, l’intrigue se déroule
aux États-Unis ; des fermiers sont menacés par un
projet de barrage. Si cet auteur est une des
références du roman noir français, il a commencé sa
carrière d’écrivain avant-guerre, dans la
« Blanche » de Gallimard, en signant de son vrai
nom plusieurs ouvrages, dont Les Coups (1942),
encensé par André Gide.

Grâce à une verve et une sincérité dans l’écriture qui


caractérisent ses polars de critique sociale, John
Amila va acquérir une reconnaissance nouvelle. Dans
cette œuvre abondante s’épanouissent ses thèmes de
prédilection : l’injustice, la lâcheté et la vilenie
exercées au quotidien, l’autorité légale mais
illégitime contre laquelle il faut se révolter. Il défend
sans faiblir la cause des opprimés : une grève dans le
milieu des éclusiers (Motus ! – 1953), la délinquance
des jeunes et la contagion de la violence dans Les
Loups dans la bergerie, (1959), livre à partir duquel il
signe non plus John, mais Jean Amila. La Lune
d’Omaha (1964) est sans doute son livre le plus
connu. Cette histoire de soldat américain déserteur
au moment du débarquement et de femme qui
préfère se voir veuve qu’abandonnée est d’abord une
condamnation sans appel de la guerre. Selon le
critique Jean-Pierre Deloux, son chef-d’œuvre reste
Le Boucher des Hurlus** (1982), inspiré pour partie de
la propre vie de l’auteur. Celui-ci brosse le portrait
de quatre gamins animés d’un désir de vengeance
après les exactions commises par un général lors de
la Première Guerre mondiale (les fusillés pour
l’exemple de 1917). Ce roman antimilitariste est
« authentiquement anarchiste, va jusqu’au bout des
choses, même déguisé en polar » (revue Polar,
no 16).

LA TRILOGIE NOIRE

Le créateur du détective Nestor Burma, Léo Malet (1909-


1996), abondamment évoqué au chapitre 6, a signé trois
romans noirs, vraiment très noirs. La Vie est dégueulasse
(1948), Le Soleil n’est pas pour nous (1949) et Sueur aux tripes
(1969) constituent la fameuse Trilogie noire. Ces romans
frénétiques, placés sous le signe de la liberté et de l’anarchie –
puisque le premier, en tout cas, s’inspire directement de
l’engagement de l’auteur dans ce mouvement –, sont
imprégnés d’éléments autobiographiques. Plusieurs
personnages souffrent de leur condition d’orphelin, ou de
vagabond, ou des deux. Les aventures malheureuses d’André
Arnal, héros du Soleil n’est pas pour nous, sont une allusion à
l’expérience de la prison pour jeunes détenus qu’a connue Léo
Malet. Précipités au bord du gouffre, ses protagonistes –
voyous minables ou bandits tragiques – revendiquent la
révolte absolue.
Le révolté méconnu
André Héléna (1919-1972) fait partie de ce que le
critique Jean-Pierre Deloux appelait les grands
oubliés du polar, le qualifiant de « radical de la
révolte », d’incarnation de
« l’antifranchouillardise ». De fait, son œuvre est
fascinante, mais rare. En 2000, une bande de fans
s’est attachée à le faire sortir de son purgatoire, un
dossier lui a été consacré dans les
numéros 23 et 24 de la revue Polar, les Éditions
e/dite ont publié ses textes majeurs avec des
couvertures d’un joli graphisme. Rien n’y a fait,
André Héléna est resté en marge. Est-ce la manière
dont il vomissait le régime de Pétain et les résistants
de la dernière heure, les camps de la honte à
Rivesaltes dont tout le monde taisait l’existence ?
Parce qu’il était un ardent partisan des républicains
espagnols et un enragé contempteur de Staline ? Ou
simplement parce qu’il avait une vision glauque du
monde ? Cet anarchiste né à Narbonne a beaucoup
écrit : des poèmes de jeunesse, une quarantaine de
romans noirs, des nouvelles, des séries sous divers
pseudos – la plus connue étant « L’Aristo » –, une
poignée de romans érotiques, des pamphlets comme
La Planète des cocus (1952), qui n’a rien à voir avec les
cocus mais témoigne d’une verve voltairienne.
C’était un styliste de la rue, des bars et des pauvres
filles qui tapinent sous la pluie. Il faisait claquer les
dialogues et demeurait poète en toutes
circonstances. Quels titres rechercher en priorité ? Le
Festival des macchabées (1951) pour son regard sur la
France de Vichy ; L’Homme de main (1961), vrai
roman noir sur le gangstérisme issu de la guerre, qui
vaut largement un roman de Simonin mais avec
moins d’argot ; Les Voyageurs du vendredi (1961), dont
l’intrigue criminelle s’inscrit dans un hommage
attendri au port de Leucate.

Deux plumes à part


Nés dans l’entre-deux-guerres, caractérisés par un
style extrêmement personnel et une œuvre
abondante, ces deux auteurs trop oubliés n’ont pas
exprimé d’engagement politique particulier. Ils ont
l’un et l’autre reçu le Grand Prix de Littérature
Policière.

Pierre Siniac (1928-2001), personnalité discrète,


voire secrète, et inclassable, avait une écriture très
identifiable, mélange d’une syntaxe impeccable et
d’un lexique étendu volontiers piqué d’argot pur et
dur. Rien à voir, de près ni de loin, avec le néo-polar.
Juste une balade de plus de 40 romans et de cinq
recueils de nouvelles au pays de l’incongru et de la
différence, au cours de laquelle Siniac décrit
attentivement une France aujourd’hui disparue. La
province grise et étouffante imprègne Bazar Bizarre
(1982) et surtout Femmes blafardes** (1981), où
l’enquêteur malgré lui est bloqué dans une bourgade
sur la route de Charente, condensé de toutes les
petites villes avec son Tueur à l’éventail, Les
Friandises de France, archétype de confiserie
provinciale, son corbeau, son claque et son cinéma.
Un monde de bourgeois mesquins, de boutiquiers, de
petites gens. Dans chaque titre, pourtant,
l’imaginaire et la fantaisie triomphent, comme dans
Monsieur Cauchemar (1960), surnom de l’infatigable
étrangleur de noctambules qui peut s’en donner à
cœur joie maintenant que la police est en grève.
Situées à part dans sa production, les sept aventures
d’un duo de vagabonds improbables et assez
monstrueux, Luj’Inferman et la Cloducque, forment un
road-movie parfaitement délirant.

« Il essaya de repartir. N’insista pas. Alluma une


Gauloise filtre. La pluie, devenue épaisse, fouettait
son pare-brise comme une avalanche de baffes. Il se
retourna et, par la lunette arrière, au-delà du
brouillard pluvieux, aperçut le clocher et les toits de
la ville déprimante qu’il venait de traverser. Un décor
pour exil. Deux ou trois kilomètres. » (Pierre Siniac,
Femmes blafardes, Rivages)

Michel Lebrun (1930-1996), critique magnifique,


traducteur à l’occasion, scénariste à plusieurs
reprises et oulipopien (d’OuLiPopo, Ouvroir de
Littérature Policière Potentielle), entendait avant
tout faire du roman populaire. Il décrit la société des
années 1960-1970 avec malice et surtout avec une
verve irrésistible et contagieuse, une énergie
gourmande qui n’ont pas d’équivalent de nos jours,
dans une centaine de romans dont on retiendra
surtout Autoroute (1977), thriller catastrophe
narquois, ainsi que Le Géant (1979), qui tire au
bazooka sur les grandes surfaces.

Le néo-polar
En novembre 1979, dans Charlie Mensuel, Jean-
Patrick Manchette pose les bases de ce qu’il appelle
alors « le néo-polar » : « Deux ou trois ans
après 1968, l’apparition d’un “nouveau polar”
français (que nous nommerons néo-polar, pour des
raisons que nous indiquerons) fait écho à la
réapparition éclatante de l’Histoire sur les chaussées
dépavées de Paris et d’ailleurs. » Ce qu’il ignore
encore, c’est qu’il va tout naturellement en devenir
le chef de file.

Jean-Patrick Manchette : le témoin


immédiat
Jean-Patrick Manchette (1942-1995) est un écrivain
français, critique littéraire et de cinéma, scénariste
et traducteur. Proche de l’Internationale
situationniste et de l’extrême gauche, il a inventé un
style d’écriture, directement hérité de l’approche
béhavioriste du roman noir américain des
années 1920-1930 (voir chapitre 5).

Il le dit lui-même : son premier roman, Laissez


bronzer les cadavres !, coécrit avec Jean-Pierre Bastid
et paru en 1971, était un véritable exercice de style :
« Un champ clos. […] Des gangsters, quelques
intellectuels gâteux de la vieille gauche germano-
pratine […] Je rassemble tout ce monde dans un
hameau abandonné des Cévennes et je place au
milieu le produit d’un hold-up. […] à partir de la
page 40, des gens qui rampent dans la pierraille et se
canardent » (Le Monde, 17 mai 1974). Depuis, point
d’exercice de style, mais le talent à l’état pur. Que ce
soit L’Affaire N’Gustro (1971) sur l’assassinat de Ben
Barka, ou Ô dingos, ô châteaux ! (1972), il y a peu de
livres de Jean-Patrick Manchette que l’on ne veuille
lire et conseiller. Doit-on choisir entre Nada**
(1972) – digression sur les cocus de la lutte armée –
ou Le Petit Bleu de la côte ouest** (1976) – digression
sur le blues du cadre moyen des années 1970 ?
Impossible. Il faut lire Manchette un point, c’est
tout. Pour cette phrase : « Le terrorisme gauchiste et
le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient
incomparables, sont les deux mâchoires du même
piège à cons » (Nada), et pour celle-ci : « La raison
pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique
avec des réflexes diminués et en écoutant cette
musique-là, il faut la chercher surtout dans la place
de Georges dans les rapports de production » (Le
Petit Bleu de la côte ouest).

En 1996, les éditions Rivages ont la bonne idée de


réunir en un livre – avec le concours de Doug
Headline, le fils de Jean-Patrick Manchette – les
chroniques littéraires de l’auteur, parues
entre 1976 et 1995 dans divers revues et journaux
(Les Nouvelles Littéraires, Charlie Mensuel, Le Magazine
littéraire, Polar, etc.). Chroniques** est assurément le
livre de chevet de tous les amateurs de polar et la
meilleure introduction au genre. Toujours prompt à
signaler un roman oublié ou un autre à côté duquel il
ne faut absolument pas passer, Manchette affiche
une érudition à toute épreuve, et ses digressions sont
toujours drôles et passionnantes. À noter que
l’édition poche de Chroniques comporte un index fort
utile.

La bande à Manchette
Dans les années 1970, des auteurs français, grands
admirateurs des auteurs de la « Série Noire », vont
prendre le relais sous la houlette de Jean-Patrick
Manchette.

« Manchette mort, ADG mort, Fajardie mort,


Jonquet mort, que reste-t-il de la belle génération
du néo-polar qui a illuminé le ciel des années
Giscard et Mitterrand avec un feu d’artifice en rouge
et noir ? Une suite de livres qui ne quitteront pas
notre bibliothèque. […] Aucun amateur du genre ne
s’y trompe, les sept volumes de la “Série Noire”
publiés par Thierry Jonquet entre 1984 et 1998 sont
des classiques. Voyez Mygale, Les Orpailleurs, Moloch.
Des romans qui mettent en scène un monde où
l’irrationnel et le monstrueux étendent leur empire
de manière inexorable. » (Sébastien Lapaque, Le
Figaro littéraire)
Hors cadre
Il n’a conservé que les premières lettres d’un de ses
pseudonymes pour inaugurer, en 1971, son entrée à
la « Série Noire » avec La Divine Surprise. ADG
(1947-2004), de son véritable nom Alain Fournier,
tient une place à part dans le néo-polar, et c’est peu
dire. Remarquable styliste, plus prompt à situer ses
personnages à Orléans ou dans le Berry qu’à Paris,
friand de calembours désastreux (« Bravo, souris-je
à l’amateur de rats »), cet auteur qui a eu le culot
d’inventer un titre aussi provocateur que Je suis un
roman noir (1974), très bon livre au demeurant, se
traînait une réputation de réactionnaire, vraiment
pas usurpée. Malgré son aversion pour ses opinions
politiques, Manchette l’appréciait pour sa langue
incroyablement virtuose. Le Grand Môme (1977) reste
son chef-d’œuvre : violence, histoire d’amour déçue,
nostalgie, tout y est : « C’est parce que le moteur de
sa vieille Ami 6 avait craqué dans le milieu de la côte
qu’il est entré dans notre vie, avec cet air naturel du
migrant qui ne s’embarrasse pas du superflu. »

La mémoire en tête
Dans les années 1980, Didier Daeninckx (né en 1949)
a publié plusieurs polars « d’intervention sociale »
pour reprendre l’expression de Manchette,
s’emparant à chaque fois de sujets d’actualité ou de
faits historiques. Son premier livre, Mort au premier
tour (1982), aborde la question du nucléaire : un
projet d’implantation de centrale en Alsace à la veille
d’élections provoque une réaction en chaîne : au
bout, l’assassinat d’un syndicaliste écolo. L’année
suivante paraît Meurtres pour mémoire** – un Grand
Prix de Littérature Policière bien mérité – où il met
en lumière un épisode de la guerre d’Algérie
quasiment tabou : le massacre, par la police
française, de plusieurs dizaines d’Algériens à Paris
le 17 octobre 1961. Peu de personnes à la parution du
livre étaient au courant des événements décrits, à
commencer par son éditeur. Si Didier Daeninckx ne
cache pas son admiration pour Jean Meckert, à qui il
dédie La Mort n’oublie personne (1989), il lui rend
hommage implicitement avec Le Der des ders (1984)
très inspiré de l’antimilitarisme viscéral du Boucher
des Hurlus. À noter qu’il a créé un héros récurrent,
l’inspecteur Cadin, qui apparaît dans ses deux
premiers livres et dans bien d’autres, par exemple
dans Le Bourreau et son double (1986) ou pour la
dernière fois, dans Le Facteur fatal (1990).

L’inestimable Pouy
Bien que nous ayons abordé au chapitre 11 l’œuvre de
Jean-Bernard Pouy (né en 1946), il convient de
rappeler combien il a toute sa place dans le néo-
polar, même s’il ne commence à être publié qu’au
milieu des années 1980. L’humour est toujours au
rendez-vous comme dans L’Homme à l’oreille croquée
(1987). Un événement dramatique (un accident
ferroviaire) est l’occasion de situations
tragicomiques pour le héros, une oreille en moins :
« Marie-Claude me l’a sectionnée en deux. Elle a dû
avaler l’autre morceau, parce qu’on ne l’a pas
retrouvé. » Son dernier roman, Ma ZAD (2018) est
sorti en pleine actualité de l’abandon du projet de
l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. L’intrigue de
Ma ZAD se déroule dans le nord de la France.
L’héroïne, Camille Destroit, quadra, célibataire,
zadiste de circonstance, travaille dans un
hypermarché bio. Le démantèlement de la ZAD ne se
passe pas bien, mais est-ce vraiment une surprise ?
Sur France Inter, Jean-Bernard Pouy déclare : « Ma
ZAD à moi c’est l’utopie, la résistance et la
déconnade ! » (21 janvier 2018). Rien d’étonnant
pour celui qui a reçu le Grand Prix de l’humour noir
en 2008 pour l’ensemble de son œuvre.

NÉO-POLAR ET GONCOURT, MARIAGE IMPROBABLE


Jean Vautrin (1933-2015) est l’un des pères fondateurs du
néo-polar, l’un des rares auteurs français avec Thierry Jonquet
et Hervé Prudon que Jean-Patrick Manchette ait réellement
admiré. Réputé pour son écriture libérée de toute contrainte,
généreuse et délirante, il était aussi un scénariste prolifique et
se revendiquait écrivain populaire. Il n’y a pas eu que Canicule
(voir chapitre 6) et Billy-Ze-Kick (le tueur de jeunes mariées)
dans son œuvre : le Prix Goncourt 1989 a été décerné à Un
grand pas vers le Bon Dieu, une saga chez les Cajuns où l’auteur
a donné libre cours à sa créativité verbale.

Le découvreur de talents
Patrick Mosconi (né en 1950) est écrivain, scénariste
et peintre. Si ses romans – comme cette histoire de
vengeance et de manipulation sur fond de guerre
d’Algérie qu’est La Nuit apache (1990) – méritent
largement leur place à la « Série Noire », il importe
de signaler que Louise Brooks est morte (1986, réédité
dans une version de 1993 revue par l’auteur)
participe au grand élan de cette décennie magique
des années 1980. Patrick Raynal, alors critique
littéraire à Nice-Matin écrit : « Louise Brooks est morte
est un récit à la construction subtile, dont la
narration tranchante balade le lecteur de surprise en
surprise. Un grand roman noir parce qu’il ne retient
du réalisme que sa dimension poétique, du meurtre
et de la mort que la folie fatale de la passion »
(6 juillet 1986).

Mais l’apport de Patrick Mosconi au néo-polar tient


aussi à sa qualité de chasseur de talents. En 1979, il
crée la collection « Sanguine » chez un petit
éditeur, puis continue de la diriger aux éditions Albin
Michel. Mosconi « éditeur » publiera en 1982 le
premier livre de Thierry Jonquet (Mémoire en cage),
les deux premiers romans de Patrick Raynal (Un tueur
dans les arbres et La Clef de seize) et l’année suivante,
le premier de Jean-Bernard Pouy (Spinoza encule
Hegel).

Les camarades
Deux auteurs absolument majeurs de cette période,
Thierry Jonquet et Jean-François Vilar, ont milité
ensemble à la Ligue révolutionnaire et écrit, chacun
dans un registre très personnel, une œuvre originale
et mémorable.

« J’admets que ce corps désarticulé, semblable par


mains aspects à quantité d’autres exposés dans les
vitrines toutes proches – il n’y a que cela, passage
du Caire, c’est la spécialité du lieu ! – mais frappant
par sa disposition maniaque, j’admets que ce corps
ne peut pas être celui d’un mannequin, d’une
somptueuse poupée d’étalage particulièrement
réaliste.

C’est une femme qui est là, une vraie et qui est
morte, évidemment assassinée. » (Jean-François
Vilar, C’est toujours les autres qui meurent, Babel noir)

Quand il faisait ses études de philosophie, Jean-


François Vilar (1948-2014) a eu comme professeur
Maurice Clavel, qui fut tout à la fois catholique,
maoïste et gaulliste : un cocktail qui peut expliquer
les contradictions apparentes du personnage fétiche
de l’auteur, Victor Blainville. Photographe de
profession, mais d’un genre nonchalant, Blainville
prend ses photos par rafales au fil de ses
déambulations dans les rues de Paris. Ardent
révolutionnaire en Mai 68, il a « rendu les gants »
mais dans le très poétique C’est toujours les autres qui
meurent (1982), son passé le rattrape. Il fait
connaissance avec l’œuvre de Marcel Duchamp à la
faveur d’une macabre découverte : le corps nu d’une
fille derrière une vitrine du passage du Jour, disposé
de manière à reproduire le dernier travail de
l’artiste, Étant donnés. Vilar entretenait des rapports
intimes avec le cinéma et la photo, il appartenait à
une génération de cinéphiles purs et durs. Ses
romans portent l’empreinte de l’Histoire et du
surréalisme. Dans Les Exagérés (1989), c’est la tête de
cire de la princesse de Lamballe qui est volée au
musée Grévin. Dans Nous cheminons entourés de
fantômes au front troué** (1993), Blainville rentre à
Paris après trois ans de captivité. Par qui a-t-il été
enlevé ? L’explication tient vraisemblablement à
l’identité de son compagnon d’infortune, un homme
qui meurt dans d’étranges circonstances trois jours
après leur libération. Là encore, l’explication est liée
au passé, elle réside dans le journal intime que le
père de la victime a tenu au cours de l’année 1938 :
Trotski et Staline y figurent, ainsi que Man Ray,
André Breton et Max Ernst. L’univers romanesque de
Jean-François Vilar, imprégné d’une réalité brûlante,
est décidément fascinant.

Apprenant la mort de Jean-François Vilar, Edwy


Plenel a posté sur son blog, « Les carnets libres
d’Edwy Plenel », un article intitulé « Jean-François
Vilar, étoile filante du roman noir », daté
du 22 décembre 2014. Indispensable car s’il rend
pleinement compte de la personnalité littéraire de
l’auteur, il offre aussi un éclairage sur son parcours
politique, tout en expliquant pourquoi on peut le
rapprocher de Thierry Jonquet « qui, avec Vilar,
incarnait ce nouveau roman noir surgi au cœur de la
désastreuse décennie 1980, dans le sillage de Jean-
Patrick Manchette ».

Thierry Jonquet (1954-2009) est tout simplement un


auteur incontournable.

Militant, il a écrit des romans plus ouvertement


politiques sous le pseudonyme de Ramon Mercader,
dont le très célèbre Du passé faisons table rase (1982).
De toute la bande du néo-polar, il demeure l’auteur
le plus effaré par ce que l’homme est capable
d’infliger à son prochain. Une cruauté sans limites
qui provoque en lui un mélange de tendresse et de
colère, ponctué d’humour comme meilleur antidote à
l’horreur. Son expérience d’ergothérapeute en milieu
hospitalier lui a inspiré plusieurs romans marqués
par la souffrance et la folie. À commencer par
Mémoire en cage (1982), avec Cynthia, l’adolescente
en fauteuil roulant qui rumine sa vengeance. Pas
facile de passer à l’acte quand on ne peut pas
bouger… Le Bal des débris (1984), dont l’action est
située dans un hôpital pour « vieux », est écrit d’un
ton goguenard et met en scène un personnage
pittoresque, un pensionnaire qui s’ennuie et monte
un cocasse vol de diamants. Le thème de Mygale
(1984), est également la vengeance, celle d’un père
contre le violeur de sa fille, devenue folle. Il a
enfermé le monstre dans la cave et chaque jour lui
injecte dans le corps un poison bien particulier.
Jonquet aimait les constructions subtiles, les récits à
plusieurs voix qui promènent le lecteur et, à cet
égard, La Bête et la Belle (1985) est une réussite
totale. L’humour particulier de l’auteur y fait
mouche. Les Orpailleurs (1993), vrai polar, est un
autre exemple d’architecture narrative très élaborée.
Et les banlieues, dont on ne parle pas bien souvent ?
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, comble
la lacune, courageusement… Certigny, dans le 9-3,
n’apparaît pas sur la carte, c’est une banlieue
inventée mais tristement réaliste. Barres des cités
bouchant l’horizon, échec scolaire garanti, trafic de
drogue, bandes rivales et imam intégriste. Misère et
racisme. Rien n’y manque, le texte date de 2006 et
demeure tristement d’actualité.

Toutefois, s’il faut choisir un titre parmi la quinzaine


de romans noirs, les nombreuses nouvelles et les
romans pour la jeunesse de Jonquet, ce sera
Moloch** (1998, Prix Mystère de la critique). Moloch
touche le point ultra-sensible de la maltraitance des
enfants en explorant sa forme la plus rare et la plus
atroce, le syndrome de Münchhausen.
L’antisémitisme, un autre des thèmes chers à
l’auteur, y est également abordé… C’est un livre
poignant et inoubliable.

« Le Coupable, c’est mon copain, mon pote, mon


n’importe quoi, mettez le nom que vous voudrez là-
dessus, c’est ce qui fait que je vais pas le trahir,
quelque chose de plus fort que toutes leurs salades et
il n’y a rien à ajouter. Ah, ils ont essayé, pourtant. Et
mon vieux Léon par ci, et mon vieux Léon par là, la
pommade, les compliments, le baratin, total : néant,
c’est tout juste si je leur fais un petit signe de tête
quand ils m’apportent à manger. » (Thierry Jonquet,
La Bête et la Belle, Gallimard)

Le franc-tireur
Serge Quadruppani (né en 1952) est essayiste et
traducteur de l’anglais et de l’italien, en particulier
d’Andrea Camilleri (voir chapitre 16). Il débute dans
le roman policier à l’aube des années 1990 avec une
trilogie palpitante et singulière : Y, Rue de la cloche et
La Forcenée. Par dépit amoureux, le protagoniste,
Léon, s’est débarrassé d’un manuscrit, Death Job, et
il n’aurait pas dû car beaucoup de personnes peu
recommandables y tenaient. Un ex-super gendarme
collectionneur de secrets d’État entre dans la danse…
et rien ne va plus. Dans son dernier roman, Loups
solitaires (2017), qui se déroule entre le nord du Mali
aux mains des groupes djihadistes et le Limousin
profond, il est encore question de paranoïa et du rôle
trouble des services secrets français.

La bande voisine
D’autres auteurs sont assimilés au néo-polar, tout
en ayant creusé un sillon à part.

La langue chienne
Encensé à ses débuts pour Mardi gris (1978) et Tarzan
malade (1979) par Jean-Patrick Manchette – à juste
titre –, Hervé Prudon (1950-2017), journaliste et
scénariste, est un des écrivains qui a marqué non
seulement le néo-polar, mais la littérature française.
Il a écrit une vingtaine de livres, dont des récits
désenchantés et poignants comme Cochin (1999). Si
Tarzan malade** est certainement l’un de ses
meilleurs textes, c’est grâce à sa langue inventive qui
se déguste comme un petit vin frais. Ajoutons à cela
un humour subtil (« Albert se foutait de la Vierge
Marie comme du petit Moïse. Albert qui déjà n’était
pas chrétien était en plus un mauvais juif. À dix-sept
ans il avait échangé la Thora contre un manuel
d’économie ») et un personnage principal de tueur à
gages alcoolique et désaxé (Morvan, dit la Morve).
Au sujet de Banquise (1981), le critique François
Rivière écrira dans Les Nouvelles Littéraires : « Un
texte d’une élégance rare, d’une ironie cinglante,
d’une sensibilité à toute épreuve. » Élégance, ironie,
sensibilité : trois mots qui pourraient aussi
s’appliquer à cet auteur inclassable et injustement
méconnu.

« La Morve alluma sa cinquante-deuxième cigarette


de la journée. Il ne la trouva pas vraiment plus
dégueulasse que la première. Les trente et une dents
qu’il avait dans la bouche étaient vertes, et la trente-
deuxième, perdue dans une rixe, retrouvée à quatre
pattes dans la sciure, et depuis soigneusement
conservée dans son porte-monnaie, celle-là était
noire. […] La Morve ne comptait pas durer encore
trente ou quarante-cinq ans. Il traversait en dehors
des clous, il pilotait son scooter les yeux fermés, il
avait des bronches en papier carbone. Il ne mangeait
que du couscous en boîte. Et soixante-dix pour cent
des Français étaient favorables à la peine de mort. Il
en faisait partie, à sa manière. » (Tarzan malade, éd.
Jean-Luc Lesfargues)
TALENTS MULTIPLES

Où situer Patrick Raynal, né en 1946 à Nice ? Ancien mao,


ancien agent d’assurances, ancien et excellent critique de
polars au Monde, il est dans l’esprit de beaucoup celui qui a
incarné le renouveau de la « Série Noire », dont il prend la
direction en 1991 ; il est aussi le créateur de « La Noire »,
« ambitieux négatif de la fameuse Blanche », selon un portrait
de l’auteur par Hervé Destouches dans Libération en 1998.
Où ? Eh bien, parmi les auteurs de polars. Patrick Raynal a
signé, seul, plusieurs romans noirs qui ont pour toile de fond
sa ville de Nice, dont le très beau Fenêtre sur femmes (1988).
Une errance dans le Midi en hommage à l’amitié, au blues et à
la littérature américaine, En cherchant Sam (1998). Une
bouleversante Lettre à ma grand-mère (2008). Il a écrit à quatre
mains avec son compère Jean-Bernard Pouy – La Farce du
destin (2004) –, et même à six mains, avec Pouy, toujours, et
Daniel Pennac. Leur très réjouissant polar dont le titre donne
le ton : La Vie duraille (1985) est signé du pseudo J. B. Nacray
(Fleuve Noir). Et ce n’est pas fini…

Le désenchantement politique
Il y a eu un formidable engouement public et critique
autour de la trilogie marseillaise de Jean-Claude Izzo
(1945-2000) ; elle comprend Total Kheops (1995),
Chourmo (1996) et Solea (1998), centré sur la mafia.
Il est l’un des premiers auteurs de polar à décrire
avec lyrisme et amour les problèmes sociaux de sa
ville. Son héros, l’enquêteur Fabio Montale, est un
ex-flic désabusé, fils d’immigrés, fan de poésie et de
jazz, qui s’emporte contre le racisme, les heurts
entre communautés et les mafieux. Sans jamais
sombrer dans le manichéisme, Jean-Claude Izzo
souligne pourtant que les causes ont bel et bien été
perdues et que la générosité s’est désormais muée en
amertume et en violence.

Un univers bien à eux


Marc Villard (né en 1947) est poète, grand
connaisseur de jazz (voir chapitre 11) et nouvelliste
hors pair. Depuis le début des années 1980, il écrit
des œuvres sombres et dépouillées. Son univers
personnel est empreint de tendresse et de nostalgie.
Au sujet de La Vie d’artiste (1982) – un saxophoniste
de jazz est contraint de se faire oublier après la mort
par overdose de sa petite amie – le critique Michel
Lebrun a écrit : « Une ballade douce-amère, où les
combats de coqs servent de contrepoint symbolique à
l’éternelle fugue de ses anti-héros » (L’Almanach du
crime 1984).
Point d’orgue d’une œuvre foisonnante, Les Biffins
(2018) se déroule entre la porte de Montmartre et les
Puces de Saint-Ouen. Cécile, dont le père a terminé
clochard, travaille dans une association de soutien
aux biffins, vendeurs à la sauvette qui vivent dans le
dénuement. La portée quasi documentaire du roman
et son réalisme poétique évitent l’écueil du
misérabilisme.

Frédéric Fajardie (1947-2008) a, vers la fin de sa vie,


signé des romans historiques tels que Les Foulards
rouges (2001, couvert de prix), bien éloignés des
romans noirs de ses débuts. Il a milité à la Gauche
prolétarienne, mais avant tout, il détestait les
étiquettes. Il était proche de Didier Daeninckx et de
J.-B. Pouy, mais pas de Manchette, qui ne le traite
pas très bien dans ses Chroniques. Pourtant, dès son
premier roman, Tueur de flics (1979), la critique le
repère, et à juste titre. Le commissaire Padovani,
personnage principal pas très soumis et plutôt
insolent, reviendra dans cinq autres enquêtes dont
Full Speed (2004), où il est censé neutraliser vite fait
les terroristes qui ont placé une charge d’explosif
tous les 5 mètres le long de la voie du RER. De son
œuvre vaste et originale, il faut retenir une quantité
de nouvelles et, en tout cas, ces trois romans noirs
brefs et remarquables qui portent un supplément
d’âme et de rêve : Sniper (1980), chronique de la fin
du meilleur tireur d’élite de la planète, un garçon
aux nerfs d’acier jusqu’au jour où il rencontre Belle ;
Gentil, Fatty** (1980), un pied de nez aux
sempiternels romans sur les tueurs en série, et Les
Enfants de Lune (1987), dans lequel Mario, ex-taulard
affecté à la sécurité lors d’une soirée de nantis, pète
les plombs en assistant à la « mise à disposition »
(chambres à l’étage de la luxueuse demeure) d’une
fillette de 12 ans « pêchée » nue dans la piscine.
Après, c’est la cavale…

La politique sans les idéologues


Dominique Manotti, née en 1942, est à l’origine une
universitaire spécialiste de l’histoire économique du
XIXe siècle et une militante syndicale. Admiratrice de
James Ellroy, elle écrit des romans très noirs, dont
les racines plongent en profondeur dans la réalité
politique et sociale française. L’inspiration du
premier, Sombre Sentier (1995), naît d’une grève de
travailleurs clandestins turcs à laquelle elle a été
associée. Partant de la découverte du corps d’une
jeune Thaï dans un atelier de confection du Sentier,
l’intrigue se déploie autour d’un trafic d’héroïne en
provenance d’Iran via la Turquie, des milliers
d’ouvriers clandestins du textile qui réclament leur
régularisation et de trafiquants d’armes protégés par
le gouvernement. Grand succès et deux prix : une
vocation est née. Après une incursion dans l’Histoire
avec Le Corps noir (voir chapitre 8), l’auteure revient
s’occuper sérieusement de l’actualité politique. Dans
Lorraine Connection** (2006), elle exploite, avec sa
rigueur d’historienne, les éléments d’une affaire
connue – la grève à l’usine Daewoo de Pondange, le
rachat de Thomson et l’éviction d’Alcatel… – et les
transforme en fiction complexe. Le livre est
couronné par le Duncan Lawrie International Dagger.
Son dernier roman paru, Rackett (2018), raconte
comment le gouvernement américain a fait main
basse sur un fleuron de l’industrie française. Ça ne
vous rappelle rien ?

Né en 1964, Jérôme Leroy, ancien professeur de


lettres, est un poète et nouvelliste (parmi la dizaine
de ses recueils parus, il convient de signaler Comme
un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruines,
2007). Il écrit des romans noirs pour la jeunesse
(voir chapitre 14) et La Grande Môme (2007) – dont le
titre est un hommage à ADG –, marque un tournant
dans sa carrière d’écrivain. Jérôme Leroy opte alors
franchement pour le roman policier à forte
résonance politique et devient rapidement un des
auteurs phare de la « Série Noire ». Le Bloc (2011)
frappe les esprits par sa qualité d’écriture et son
sujet. Très documenté, il décrit l’ascension par les
urnes d’un parti d’extrême droite (le « Bloc
Patriotique ») dirigé par Roland Dorgelles, puis par
sa fille Agnès Dorgelles. « Toute ressemblance avec
des personnes existant ou ayant existé est purement
fortuite… » Le livre le plus réussi de l’auteur à ce
jour est L’Ange gardien** (2014), dans lequel il se
penche sur le sort de nos démocraties moribondes,
tout en évitant l’écueil du cynisme. Berthet, tueur
expérimenté à la solde de l’Unité, une cellule très
opaque des services secrets français, est en pleine
crise existentielle et légèrement à cran depuis qu’on
a cherché à l’assassiner. Mais une barbouze qui lit
Henri Michaux et Jacques Réda ne peut pas être un
individu totalement mauvais. La personnalité de
Kardiatou Diop, qu’il protège en secret, soulève bien
des questions. Pourquoi Berthet veille-t-il sur cette
jeune fille issue « des quartiers » et entrée en
politique ? Comme aiment à le répéter bêtement les
détracteurs du genre, « c’est un polar, mais c’est un
peu plus qu’un polar ».
« On veut tuer Berthet. C’est une assez mauvaise
idée. Même si Berthet, sans doute à cause de la
soixantaine, a de plus en plus de réminiscences qui
le déconcentrent. L’âge, pense une nouvelle fois
Berthet. Ou la nostalgie. Berthet est un nostalgique.
Berthet le sait. Berthet n’a pourtant pas grand-chose
à regretter dans une vie consacrée au meurtre, à la
torture, au chantage, à la déstabilisation, à la
manipulation, à l’intoxication psychologique, au
viol, à la mutilation, aux attentats, aux enlèvements.
Mais c’est comme ça. Berthet est quand même un
nostalgique. » (L’Ange gardien, Gallimard)

Marin Ledun (né en 1975) a commencé à écrire des


romans noirs vers la fin des années 2000. Souvent
basées sur des sujets d’actualité, ses intrigues
mettent en lumière des injustices flagrantes, tel le
harcèlement moral utilisé en ersatz de méthode de
management. Il s’est inspiré de sa propre expérience
dans une grande entreprise de télécommunications
pour Les Visages écrasés (2011). Le roman est porté
par la voix narrative d’une femme, médecin du
travail, habitée par une sainte colère face à la
douleur et aux dégâts qu’elle constate. Autre livre à
signaler : L’Homme qui a vu l’homme (2013), sur des
disparitions étranges au Pays basque français
pendant la lutte antiterroriste, en 2009. Le roman
est inspiré d’un fait réel – la mort suspecte d’un
militant basque – et pose avec subtilité une question
maintes fois soulevée : doit-on mourir pour ses
idées ? Reste un plaisir de lecture indéniable, un livre
« aussi sec, rythmé et addictif qu’une bonne série »
(Sabrina Champenois, Libération).

Nicolas Mathieu, né en 1978 à Épinal, a étudié le


cinéma et l’histoire, et le jour où il s’est lancé dans
le roman noir par admiration pour Jean-Patrick
Manchette qu’il venait de découvrir, il a fait carton
plein : concert de louanges critiques, Prix
Erckmann-Chatrian, Prix Mystère de la Critique et
Prix Transfuge pour Aux animaux la guerre (2014),
roman du déclassement social et de la haine de tout,
les étrangers en tête. L’usine Valencia, sous-traitant
en équipement automobile, va fermer, offrant pour
tout horizon à ses ouvriers le chômage et le RSA dans
ce petit coin des Vosges. Voilà pour le contexte
« mondialisation qui pourrit tout ». L’aspect polar,
c’est l’enlèvement d’une prostituée à Strasbourg
pour le compte de caïds locaux. Bien fichu,
émouvant, sincère et sans clichés : une réussite.

La tradition politique
Le racisme persiste en
Amérique
I am not Your Negro
Jake Lamar, né en 1961 dans le Bronx, est diplômé de
Harvard et ancien correspondant du magazine Time.
Établi à Paris depuis 1993, il est l’auteur de sept
romans noirs, dont deux qui comptent parmi les plus
importants sur la politique américaine. Le Caméléon
noir (2001), à première vue un polar situé sur un
campus, se penche sur les questions culturelles et
raciales qui ont agité les années Reagan.

Écrit sous la présidence de Bill Clinton et situé dans


un « avenir proche » – disons le tournant du XXIe

siècle – Nous avions un rêve** (1996) prophétise une


Amérique de cauchemar : la guerre contre la drogue
et le crime a donné lieu à une législation policière
« renforcée » et au rétablissement généralisé de la
peine de mort – par pendaison, c’est plus
économique, la corde peut être réutilisée – chaque
exécution faisant l’objet d’un show télévisé.
L’attorney général Melvin Hutchinson, Noir,
incarnation ultra-conservatrice du rêve américain,
est l’initiateur de ces mesures nouvelles. Au moment
où il va devenir vice-président, le lourd secret qu’il a
réussi jusqu’alors à dissimuler va tout remettre en
cause.

Là où il y a de la lutte et de la
répression, le roman noir fleurit
Il convient de signaler ici, sans développer puisqu’ils
seront abordés au chapitre 16, que l’Espagne
franquiste et l’Italie des années de plomb puis celle
de la mainmise mafieuse, ont fourni au roman
policier quelques-uns de leurs meilleurs auteurs en
la personne de Manuel Vázquez Montalbán pour
l’Espagne, et de Loriano Macchiavelli et Massimo
Carlotto pour l’Italie.

En Russie, terre historique de la répression, cette


liberté d’expression semble moins évidente.

Quatre romans de Julia Latynina, née en 1966 à


Moscou, ont été traduits en France, mais cela fait
quelques années que nous n’avons plus de nouvelles
d’elle. Cette journaliste, amie d’Anna Politkovskaï, a
fait preuve d’un cran certain en décrivant dans son
premier roman, La Chasse au renne en Sibérie (2009)
comment les sociétés nationalisées ont été bradées à
des oligarques. Puis, avec la Trilogie du Caucase, écrite
entre 2005 et 2009, elle situe dans une république
imaginaire qui ressemble beaucoup à la Tchétchénie
des guerres tribales avec enlèvements, exactions,
représailles et autres actes de barbarie…

Fils d’un immigré juif russe, devenu écrivain


à 18 ans, Howard Fast (1914-2003) était membre du
Parti communiste américain et l’un des fondateurs
du Mouvement mondial pour la paix. Comme son
ami Dashiell Hammett, il refuse de collaborer avec la
commission du sénateur Joseph McCarthy et se
retrouve sur la fameuse liste noire. C’est donc sous le
pseudonyme de E. V. Cunningham qu’il signe une
série de 13 romans policiers ayant pour titre un
prénom féminin. Sylvia (1960), qui échappe quelque
peu au genre, n’en demeure pas moins un livre culte
avec une héroïne troublante : un riche homme
d’affaires souhaite épouser une femme, mais pas
avant d’avoir appris qui elle est réellement. Le privé
qu’il engage pour le découvrir n’est pas censé la
rencontrer. Il en tombera néanmoins amoureux.
Curieusement, Shirley (1964), titre d’origine, a été
traduit par Tu peux crever ! dans la « Série Noire »…
C’est une fausse comédie policière car, si l’écriture
d’une grande modernité, les reparties spirituelles et
le happy end sont réjouissants, on y voit poindre des
thèmes fort contemporains, le harcèlement sexuel au
travail, par exemple. Et quel joli portrait de jeune
femme de condition modeste, trop astucieuse et
dotée d’un fichu caractère !

Howard Fast a subi les persécutions du FBI et a été


condamné en 1950 à trois mois de prison pour avoir
refusé de dénoncer des militants communistes, tout
comme sera emprisonné Dashiell Hammett (voir
chapitre 5) un an plus tard dans les mêmes
circonstances. Pour avoir une idée de l’ambiance
hystérique qui régnait lors de ces procès, on peut lire
de ce dernier Interrogatoires (éd. Allia, 2009), la
retranscription des minutes des audiences.

LA NAISSANCE DE L’AMÉRIQUE MODERNE

Avec Un pays à l’aube (2008), Dennis Lehane (voir


chapitre 10) s’éloigne du roman policier stricto sensu qui avait
fait sa renommée dans les années 1990 avec sa série des
détectives Angela Gennaro et Patrick Kenzie, même si la ville
qu’il ne cesse d’explorer y est toujours la même : Boston. Un
pays à l’aube se déroule à partir de septembre 1918, alors que
les soubresauts de l’après-guerre secouent l’économie
américaine. Les plus pauvres souffrent, les luttes ouvrières se
structurent et le « danger bolchevique » inquiète les
dirigeants. Sur fond de grève de la police de Boston, vont se
croiser les destins d’un joueur de base-ball malheureux –
Luther Laurence – et d’un jeune flic d’origine irlandaise –
Danny Coughlin, que son père, capitaine de police, incite à
infiltrer les milieux syndicaux pour le compte du FBI. Premier
volet d’une trilogie avec Coughlin, Un pays à l’aube entremêle
la petite et la grande Histoire pour dessiner le portrait
désenchanté d’une Amérique à l’orée des années 1920.

JFK : au cœur du complot


22 novembre 1963 : assassinat du président John
Fitzgerald Kennedy. Faute d’avoir été élucidé de
façon crédible, le drame est entré directement dans
la légende américaine. Le romancier Don DeLillo
(voir chapitre 13) en fera le sujet de son roman Libra
(1988). Dans une interview donnée à The Paris
Review, James Ellroy (voir chapitres 6 et 9) reconnaît
ce qu’il doit à ce livre qu’il admire et grâce auquel il
a eu l’idée de se lancer dans cette fresque insensée
que constitue la trilogie Underworld USA.

Le rêve américain explose


Pas vraiment à gauche, James Ellroy (né en 1948)
dépeint la part sombre de l’Amérique avec la rigueur
d’un entomologiste. La trilogie Underworld USA,
composée d’American Tabloid (1995), American Death
Trip (2001) et Underworld USA (2009), est un travail
de titan extrêmement référencé. Concernant
American Tabloid**, l’ambition est claire : autour des
mille jours de l’administration Kennedy, brosser une
immense traversée de l’histoire politique des États-
Unis. La traversée se poursuit dans les deux autres
romans sous la présidence de Lyndon Baines
Johnson, puis sous celle de Richard Nixon,
décortiquant les pratiques policières du FBI. La
figure omnipotente de J. Edgar Hoover, patron du
FBI, tient lieu de fil rouge à cette œuvre où se
croisent une multitude de personnages plus ou
moins secondaires, des pontes de la mafia, le
milliardaire Howard Hugues, etc. American Tabloid
est tout simplement envoûtant.

James Ellroy écrit dans sa préface à American


Tabloid : « L’Amérique n’a jamais été innocente.
C’est au prix de notre pucelage que nous avons payé
notre passage, sans un regret sur ce que nous
laissions derrière nous. Nous avons perdu la grâce et
il est impossible d’imputer notre chute à un seul
événement, une seule série de circonstances. Il est
impossible de perdre ce qui manque à la
conception. » (trad. de Freddy Michalski, Rivages)

La CIA était déjà dans les parages...


Un roman peu connu de Don Winslow (né en 1953),
Dernier verre à Manhattan (1996) brode – sans citer de
noms car « tout personnage ressemblant, etc. » –
une fantaisie à la fois atmosphérique et glaçante sur
les débuts en politique de John Fitzgerald Kennedy.
Walter Withers, un ancien de la CIA, est récupéré par
l’Agence pour une mission « particulière »
consistant à servir d’alibi au sénateur d’origine
irlandaise Joe Keneally, très probable candidat des
Démocrates à la prochaine présidentielle. Joe a un
frère, Jimmy, qui roule à fond pour lui. Une épouse,
Madeleine, si chic, si belle, si bien élevée, d’origine
française. Mais surtout une maîtresse, pulpeuse
starlette vaguement suédoise à la chevelure blond
platine. Sexy, jazzy, restituant à merveille
l’atmosphère magique du New York de l’époque, cela
commence comme un film de Woody Allen – mots
d’esprit et marivaudages chez les riches – pour
basculer soudain dans le thriller politique, où tous
les coups sont permis afin d’arriver au sommet : la
Maison Blanche.

LA NOSTALGIE N’EST PLUS CE QU’ELLE ÉTAIT

Auteur mondialement connu (voir chapitre 15), Stephen King,


né en 1947, utilise pour son thriller 22/11/63 (paru en 2011)
un thème cher à la science-fiction : le voyage dans le temps.
Très documentée, cette uchronie raconte comment un simple
citoyen – Jake Epping, professeur d’anglais – franchit un portail
temporel qui le ramène invariablement en 1958, avec la
volonté d’empêcher le meurtre de John Fitzgerald Kennedy (le
titre du livre fait bien sûr référence à la date de son
assassinat). En 900 pages, le lecteur retraverse non seulement
la grande et la petite Histoire (dans une première « mission »,
Jake essaie de changer le cours de la vie du concierge de son
lycée menacé par un drame familial) mais aussi, en creux, tout
l’univers de Stephen King. Avec cette grande fresque
contrastée sur la fin des années 1950, l’auteur s’insurge contre
l’oubli coupable des Américains concernant les tares de cette
époque marquée par le sexisme et une ségrégation raciale
exacerbée. Ce roman, resté quatre semaines en tête de la liste
des best-sellers du New York Times, a connu un vif succès aux
États-Unis.

Ma petite entreprise ne connaît


pas la crise
Que la sphère politique connaisse la corruption, rien
de très nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est
l’émergence d’une nouvelle économie dont les
politiques sont partie prenante : la drogue est
devenue le carburant no1 de la criminalité, donc de
l’économie moderne. Et tout le monde y trouve son
compte.

Si tous les mafieux du monde


voulaient se donner la main
De part et d’autre du rio Grande
CARTEL** (2015) de Don Winslow montre, dix ans
après La Griffe du chien (voir chapitre 10), comment la
donne a changé : l’arrogance des narcotrafiquants
est la preuve de leur triomphe. Ils sont devenus des
vedettes jouissant d’une quasi impunité, mettant en
scène les exécutions de leurs opposants (décapitation
à la machette) pour les diffuser sur les réseaux
sociaux. Ils n’ont pas hésité à éliminer tous les
journalistes qui dénonçaient leurs exactions. Ils font
régner la terreur au Mexique et leur influence sur les
dirigeants ne fait pas de doute. La politique, la
drogue et le fric sont indissociables, et le lecteur se
demande avec inquiétude comment un pauvre ex-
agent de la DEA, à peine soutenu par le
gouvernement américain, va pouvoir venir à bout du
super narcotraficante, Adàn Barrera, qui tire toutes
les ficelles : la police, l’armée et jusqu’aux plus hauts
fonctionnaires mexicains sont à sa solde ; non
seulement il contrôle le marché de la drogue, mais il
commence aussi à s’intéresser à celui du pétrole…

« C’est un sacré bouquin… L’histoire – à peine


fictive – de la montée en puissance des narco-
empires… Le livre commence par l’évasion du baron
de la droga, Adan Barrera, de sa prison de haute
sécurité. Une semaine après la publication de Cartel,
la fiction est devenue réalité : “El Chapo”, le king de
la coke, s’est fait la malle du pénitencier d’Altiplano,
exactement comme dans le livre. » (François
Forestier, Le Nouvel Observateur)

L’Italie, économie parallèle


De Gomorra à Suburra, la criminalité, qu’elle soit
napolitaine ou romaine, connaît un vif succès, en
librairie comme à l’écran.

Gomorra (2006), le livre de Roberto Saviano (né


en 1979), explore et décrit avec précision le milieu de
la Camorra, la mafia napolitaine. Il a fait l’objet
d’une excellente adaptation en série télévisée et
d’une non moins excellente adaptation au cinéma.
Mais l’une et l’autre avancent à un rythme d’enfer,
avec une brutalité et une violence presque jouissives
que l’on avait peu vues jusqu’alors sur les écrans. Il
n’est pas certain que tous les spectateurs passent un
si bon moment que cela, malgré la fascination
éprouvée. Pour les âmes sensibles, nous
recommandons plutôt le film qui témoigne d’une
plastique plus raffinée et d’une très relative légèreté,
si on le compare à la série.

Même destin pour le roman de Carlo Bonini et


Giancarlo De Cataldo, Suburra (2013) dont le titre est
une allusion au quartier pauvre de la Rome antique,
la Subure (suburra en latin). Blanchiment d’argent,
trafic de drogue, prostitution, collusion entre
politiciens corrompus et le Vatican, rien ne manque à
l’appel. Le film au titre éponyme, sorti en 2015, est
d’une noirceur absolue, avec des scènes de sexe et de
violence explicites. Il a été réalisé par Stefano
Sollima, qui a déjà tourné les séries télé adaptées des
romans Gomorra et Romanzo criminale (voir
chapitre 16). En 2017, Netflix diffuse la série Suburra,
le prequel au film, qui relate la rencontre entre les
différents protagonistes et leurs évolutions
personnelles.

La corruption as a way of life


Depuis les origines du roman noir (voir chapitre 5),
les auteurs n’ont eu de cesse de mettre en lumière la
corruption de la police ou des édiles. Un siècle plus
tard, force est de constater que les interactions entre
criminalité et pouvoir sont désormais admises
comme une fatalité.

Les cols blancs se transforment en


bad boys
Le gangster du XXIe siècle habite à Londres ou à New
York, blanchit l’argent sale de la mafia russe ou des
cartels mexicains et travaille dans un bureau high
tech au sommet d’une tour. Nous avons tous en
mémoire le personnage de Gordon Gekko (interprété
par Michael Douglas) dans le film d’Oliver Stone,
Wall Street (1987) ou, plus récemment, celui joué par
Leonardo DiCaprio dans Le Loup de Wall Street (2013)
de Martin Scorsese.

Le prix à payer
En 2015, le journaliste Thomas Bronnec écrit Les
Initiés, un polar nerveux qui cible un grand
établissement bancaire, le Crédit parisien, menacé de
faillite. Alors que le spectre de l’affaire Lehman
Brothers hante encore les esprits, la ministre de
l’Économie, Isabelle Colson, ne veut pas d’un
nouveau plan de soutien aux banques, malgré l’avis
contraire des décisionnaires de son administration et
du lobby bancaire qui n’est jamais bien loin. Au cœur
de ce bras de fer, il y a son directeur de cabinet,
homme de l’ombre très influent, et, à la clé, le
suicide d’une ancienne collaboratrice. Voilà pour
l’aspect policier. Sans jamais diaboliser ses
personnages, usant d’une écriture fluide, Thomas
Bronnec rend cette plongée dans la mécanique du
pouvoir économique vraiment passionnante.

Le gros lot
Le romancier anglais Robert Harris (voir chapitre 7),
né en 1957, a capté la nature de nos peurs modernes.
Parmi elle, le krach boursier. Quand sort L’Indice de
la peur en 2011, la crise des subprimes (2007-2008)
est encore dans toutes les mémoires. Alexander
Hoffman, patron d’un fonds d’investissement en
Suisse, a mis au point un algorithme financier qui
permet de rapporter des millions de dollars. Mais la
machine s’emballe, Hoffman est menacé, et la crise
financière menace…

Tous pourris ?
La réalité dépasse toujours la fiction, et le crime
organisé semble avoir pénétré toutes les strates de
nos sociétés, tant sur le plan politique
qu’économique.

Contrairement aux idées reçues, la mafia, plus


précisément la Cosa Nostra sicilienne, n’est plus ce
qu’elle était. Beaucoup plus discrète, la N’drangheta
calabraise exerce dorénavant une influence invisible
et totale sur nos économies nationales : elle règne
non seulement sur l’Italie mais sur le monde.
Mimmo Gangemi, pur Calabrais né en 1950, décrit
avec une faconde qui, sur le plan stylistique, le situe
davantage dans le camp d’Andrea Camilleri que dans
celui de Roberto Saviano, comment le pouvoir officiel
plie devant l’organisation. La N’drangheta a des yeux
et des oreilles partout. Contrairement à la Mafia
sicilienne, dont la structure pyramidale ne connaît
qu’un seul capo de tutti capi au sommet, elle laisse
cohabiter sur le territoire plusieurs petites
pyramides qui se supportent et parfois interfèrent :
rivalité, ou assistance, c’est selon. Le magistrat futé
et paresseux que l’on découvre dans La Revanche du
petit juge (2009), sait ce qu’il en coûte de s’opposer à
la N’drangheta, et il se tient à carreau. Quitte à faire
alliance, discrètement, avec don Mico, le boss local
emprisonné à vie, qui continue de sa cellule à diriger
la province, voire davantage.
Pour qui douterait du pouvoir actuel considérable
détenu par cette organisation, il suffit de lire Cartel :
on y apprend que la N’drangheta contrôle
l’acheminement, la diffusion et la commercialisation
de la drogue en Europe, qu’elle vienne d’Asie ou
d’Amérique latine. Ces mafieux-là sont des hommes
d’affaires, des intermédiaires ; or, à l’image de ce
qu’il se passe dans l’économie contemporaine, les
intermédiaires détiennent le vrai pouvoir.

La mafia, en fiction comme à l’écran, n’en finit pas


de nous fasciner. Si nous avons tous en mémoire le
livre de Mario Puzo, Le Parrain (1969), il convient de
citer sur le sujet le roman de Nick Tosches (né
en 1949) : Trinités** (1994). En partant d’une
histoire simple, un affrontement entre un gang
chinois et un gang italien pour le contrôle du trafic
d’héroïne à New York, l’auteur analyse la nouvelle
génération de mafieux sur laquelle il pose un regard
aussi précis que documenté. Comme le souligne
Jean-Bernard Pouy dans son essai, « Nick Tosches
dresse enfin un portrait contemporain de l’honorable
famille, loin des poncifs lassants du Parrain » (Une
brève histoire du roman noir, L’Œil neuf Éditions,
2008).

Un escroc chez les riches


Dans le livre du journaliste Mark Seal, L’Homme qui
valait cinquante milliards (éd. Allia, 2010) – qui
regroupe trois articles publiés l’année précédente
dans Vanity Fair – on découvre le fruit de sa
palpitante enquête sur Bernard Madoff. L’homme
par qui est arrivée la crise des subprimes (emprunts
risqués), l’homme qui a précipité des milliers
d’Américains précaires à la rue (leur maison étant
saisie), l’homme qui a infligé des pertes insondables
à des écrivains et des réalisateurs célèbres, à de gros
investisseurs pourtant aguerris, c’est lui. L’Homme
qui valait cinquante milliards se lit comme un thriller.
L’effroi et la souffrance des victimes sont décrits
sans pathos. Madoff – Bernie pour les intimes – a
menti à tout le monde, y compris à ses fils, avec un
cynisme rare. Il aurait pu être un personnage dans
un roman de Dashiell Hammett, il n’a été qu’un
escroc subtil.

Un juste et un héros
Roberto Scarpinato est un juge qui s’est engagé
dès 1989 dans le pool anti-mafia de Palerme. Il a
travaillé avec Giovanni Falcone et vit sous protection
policière depuis plus de vingt-cinq ans. Dans Le
Retour du prince (éd. La Contre-Allée, 2012), Roberto
Scarpinato brise l’omertà sur les alliances entre la
classe politique italienne et la mafia, et martèle que
« le véritable pouvoir est toujours obscène ». Dans
la préface à ce livre d’entretiens, le journaliste Edwy
Plenel écrit : « Lutter contre la corruption, c’est
faire tomber cette mise en scène. Ruiner ses faux-
semblants, dissiper ses mystères, démasquer ses
impostures. » En somme, presque un travail de
détective…
Chapitre 13
Porosité de la frontière
DANS CE CHAPITRE :

» Du noir au blanc : enfin respectables ?

» Ni noir ni blanc : ne me mettez pas dans une case

» Et blanc et noir : et pourquoi pas ?

La question de la frontière ne
date pas d’aujourd’hui
Il y a vingt ans déjà, Michel Lebrun écrivait dans
L’Année du polar 1987 (éd. Ramsay) : « Depuis
quelque temps, les frontières séparant le roman noir
et la littérature blanche s’estompent, se fendillent,
se fluidifient, s’effritent, s’amenuisent, bref
disparaissent… une immigration sauvage se
développe, irrémédiable, mais dans les deux sens, en
un véritable phénomène de vases communicants ! »

Quant à savoir s’il est confronté à un roman de genre


ou de « vraie » littérature, pour reprendre un cliché
quelque peu sectaire, le lecteur d’aujourd’hui n’est
pas au bout de ses peines.

Le polar dans l’inconscient


collectif
Tant que l’énigme était suffisamment complexe pour
donner lieu à des élucubrations gratifiantes pour le
lecteur, le polar a été qualifié de « divertissement »,
lu et accepté avec indulgence dans les maisons
bourgeoises : pas de sexe, pas de subversion. Jusque-
là, rien de grave.

Ensuite sont arrivés les perturbateurs. Avec, aux


États-Unis, le hard-boiled, relayé en France par la
« Série Noire » de Marcel Duhamel puis, après
Mai 68, par Jean-Patrick Manchette qui a donné
naissance à une lignée visiblement non éteinte à ce
jour, le polar s’est mis à avoir mauvais genre. Pour
beaucoup de lecteurs, c’est toujours le cas.

L’Homme-dé (1971) de Luke Rhinehart (en fait, il


s’agit du pseudonyme de l’écrivain George Powers
Cockcroft, né en 1932) est un ovni : roman culte pour
certains, farce déjantée pour d’autres, ce livre peut
se lire comme un plaidoyer extravagant en faveur du
droit à l’expression de tous les fantasmes. Un
psychiatre new-yorkais, Luke Rhinehart, bien sous
tous rapports, confie les décisions importantes de sa
vie aux seuls résultats des dés. Le « syndrome du
dé » se répand dans la population, le FBI s’en
inquiète et traque le psy. Ce livre inclassable aux
allures de thriller ravira tous les lecteurs de polars
sophistiqués. L’écriture et le style génèrent une
intense délectation.

De la noire à la blanche
Pour de nombreux auteurs, passer du polar à la
littérature, ce que dans le jargon éditorial on appelle
passer « de la noire à la blanche », en hommage à la
collection dite « Blanche » où sont publiés les
auteurs de littérature chez Gallimard, c’est comme
gagner son bâton de maréchal.

Enfin respectables ?
À partir des années 1990, une envie de respectabilité
semble gagner certains auteurs de polar français qui
ont rencontré un succès commercial et d’estime.

Daniel Pennac (né en 1944), ancien professeur de


français, est un des auteurs de la « Série Noire » les
plus doués de sa génération. Qui a lu Au Bonheur des
Ogres (1985) et sa suite, La Fée Carabine (1987), ne
pourra jamais oublier Benjamin Malaussène et sa
tribu de frères et sœurs de Belleville où des papys
retrouvent le moral en avalant des amphétamines.
Traversé par le même humour décapant, le troisième
opus, La Petite Marchande de prose (1990) sera publié
dans la collection « Blanche » de Gallimard, c’est-
à-dire en littérature, comme si, parce qu’il écrivait
« trop bien », il y avait nécessité de sauver le soldat
Pennac.

Tonino Benacquista (voir chapitre 8) a suivi le même


processus d’exfiltration. Après cinq romans noirs
publiés dans différentes collections policières
entre 1985 et 1992, Saga sort en 1997 lui aussi dans
la « Blanche ». Pourtant cet auteur n’a jamais
vraiment cessé d’écrire, avec le même panache, des
histoires aussi noires que drôles. Pour preuve,
Malavita (2004) où un chef de la mafia américaine
est contraint de se cacher avec sa famille dans un
coin reculé de Normandie.

Douglas Kennedy (né en 1955) est adulé en France


par des dizaines de milliers de lectrices qui ignorent
peut-être que son premier roman traduit, Cul-de-Sac
(1994) était un formidable petit brûlot vachard dont
l’action se situe dans le centre paumé et
passablement dangereux de l’Australie. Les amateurs
de polars gardent précieusement leur exemplaire
d’origine même si, entre-temps, le roman a été
republié sous le titre Piège nuptial. Depuis, toute trace
de mauvais genre a été éradiquée de l’œuvre de cet
auteur…

Connu du grand public pour son roman post-


apocalyptique La Route (2006), Cormac McCarthy
(né en 1933) a d’abord été perçu en France comme
un auteur de roman noir. Un enfant de Dieu (1973)
questionne la sauvagerie tout autant que pouvait le
faire Un tueur sur la route de James Ellroy. Chassé de
chez lui, Lester Ballard erre dans les montagnes du
Tennessee et se défait peu à peu de ce qui le rattache
à ses congénères : sa part d’humanité. Nécrophile,
assassin, il trouve refuge dans une caverne où il
s’entoure de ses victimes. Quant à Méridien de
sang** (1985), cité au chapitre 10, il a été publié
en 1988 dans la collection « La Noire » (Gallimard),
puis dix ans plus tard, aux éditions de l’Olivier, en
« blanche ». Un jeune adolescent, dit le Gamin,
s’enrôle dans une bande d’outlaws. Après une
confrontation avec les Indiens, des dissensions
apparaissent.

« La nuit venue une seule âme se leva par miracle


d’entre les corps fraîchement tués et s’éloigna
furtivement à la lueur de la Lune. Le sol sur lequel il
était resté tapi était trempé de sang et imprégné de
l’urine des bêtes dont la vessie s’était vidée et il
allait, souillé et pestilentiel, fétide rejeton de la
femelle incarnée de la guerre. » (Méridien de sang, de
Cormac McCarthy, trad. de François Hirsch,
Gallimard)

Le phénomène Pierre Lemaître


Pierre Lemaître (né en 1951) est le lauréat du Prix
Goncourt 2013 pour Au revoir là-haut qui n’est
évidemment pas un polar, sinon il n’aurait pas
figuré sur les listes de prix littéraires. Psychologue
de formation, Lemaître est un auteur qui a beaucoup,
et bien lu le genre policier et le connaît parfaitement.
Son premier roman, Travail soigné (2006) est un
polar, de même que le suivant, Robe de marié (2009),
exercice sur la mémoire qui peut évoquer certains
films d’Alfred Hitchcock. Le succès de ce titre a fait
de lui un de ces auteurs de polars dont le lecteur
attend impatiemment la prochaine publication. Avec
Cadres noirs (2010), tout en restant dans les limites
du thriller, il aborde le chômage et le cynisme de la
société de consommation. Suivent d’autres titres
plutôt « noirs » et, enfin, Au revoir là-haut,
changement radical de manière qui aboutit au Prix
Goncourt, au best-seller, à l’adaptation
cinématographique par Albert Dupontel et au César
de meilleur scénariste attribué à l’auteur ! Essayez
donc de classer cet homme-là, incarnation de la
porosité de la frontière !

Mais aussi, de la blanche à la noire


Il fut un temps, avant la création de la « Série
Noire », où l’éditeur pouvait se demander que faire
de certains textes de John Steinbeck et d’Erskine
Caldwell – ou même de certaines nouvelles d’Ernest
Hemingway comme Les Tueurs (1927) –, que l’on
qualifierait sans doute aujourd’hui de romans noirs.

Ainsi, Le Facteur sonne toujours deux fois de James M.


Cain, a été publié pour la première fois en France
en 1936 dans la collection « Du monde entier » de
Gallimard, équivalent de la « Blanche » pour la
littérature traduite : la « Série Noire » n’existait pas
encore ! Irène Némirovsky (1903-1942), auteure de
Le Bal (1930) et dont Suite française (2004), parution
posthume, a été couronné par le Prix Femina, en a
alors écrit la préface. Impressionnée par ce « récit
remarquablement conduit… », elle découvre cette
« littérature brutale, ardente, fiévreuse et
frénétique, sans une once de raffinement,
littérature-en-coups-de-poings. » Après-guerre, Le
Facteur est devenu un roman noir !

Jorge Luis Borges (1899-1986) et son compère


Adolfo Bioy Casares (1914-1999) sont, avec Julio
Cortázar, les plus grands auteurs argentins du XXe

siècle. Ensemble, Borges et Casares ont signé des


pastiches de romans policiers sous le pseudonyme de
H. Bustos Domecq. Ils ont aussi dirigé la revue
littéraire Destiempo et même, un temps, une
collection policière. Six problèmes pour Don Isidro
Parodi (1942) est un polar en six épisodes écrits dans
différents argots de Buenos Aires. Les énigmes sont
résolues par Isidro Parodi, coiffeur de son état. Sa
clairvoyance est due à son isolement forcé dans la
prison où il purge une peine de 21 ans à la suite d’un
coup monté par la police.

Plus près de nous, l’Israélien Dror Mishani (voir


chapitre 16), professeur de littérature à l’université
de Tel Aviv, pousse de grands cris quand on lui
propose de publier, vu leur qualité littéraire, ses
romans policiers dans une collection « blanche » :
« Non, j’écris du polar et je veux être publié en
polar ! »

En 1984, Norman Mailer (1923-2007), l’auteur de


Les Nus et les Morts publie un pastiche de roman hard-
boiled : Les Vrais durs ne dansent pas. Tim Madden,
écrivain raté, alcoolique et coureur de jupons,
commence mal sa journée. Sur son bras, il découvre
un étrange tatouage, dans sa voiture, une mare de
sang, et, à l’endroit où il cache sa marijuana, la tête
d’une blonde. Sa gueule de bois n’explique pas tout…
Il décide d’enquêter.

Ni noirs ni blancs
Les libraires se plaignent de ne pas savoir où ranger
certains livres : sur la table « polars » ou sur la
table « littérature » ? On a envie de leur répondre :
les deux.

C’est un phénomène assez récent qui date tout au


plus d’une vingtaine d’années.

« Dans le monde simpliste de la bureaucratie


littéraire, chaque écrivain doit rentrer dans une case,
et depuis des décennies je tombe sous la rubrique :
“romans d’espionnage de la Guerre froide”. » (John
le Carré, Le Tunnel aux pigeons, trad. d’Isabelle Perrin,
Le Seuil)

Ce besoin de classer...
Mais comment s’y retrouver ?
Ainsi, les deux premiers titres de l’Américain Ron
Rash (voir chapitre 6) – Un pied au paradis** (2002)
et Serena (2008) – qui ont reçu aux États-Unis des
récompenses littéraires, ont été publiés en France
dans une collection de polars. Mais c’est quand un
autre éditeur l’a publié en littérature générale que
l’auteur a été couronné par le Grand Prix de
Littérature Policière pour Une terre d’ombre (2012).
Pour lui cependant, la situation est claire : « Je ne
fais pas “du noir” mais ce que j’écris est noir. Je ne
veux pas qu’on me range dans une case. »

La phrase de Ron Rash pourrait parfaitement


s’appliquer à son compatriote Donald Ray Pollock
(né en 1954) dont nous avons déjà souligné le talent
de nouvelliste (le recueil Knockemstiff**, voir
chapitre 6). Ses deux romans Le Diable, tout le temps
(2012) et Une mort qui en vaut la peine (2016) sont
clairement à tonalité noire. Pourtant, ils sont publiés
au sein de l’excellente collection de littérature
« Terres d’Amérique » chez Albin Michel. Même
constat pour Parmi les loups et les bandits (2014)
d’Atticus Lish (né en 1972), sorti aux éditions
Buchet/Chastel, en fiction étrangère. Ce premier livre
a été couvert de prix (Pen/Faulkner Award aux États-
Unis, et Grand Prix de Littérature
Américaine 2016 en France) ; sa thématique – un
vétéran de la guerre d’Irak et une clandestine
chinoise se rencontrent et partagent la grande
pauvreté au cœur du Queens – rappelle les belles
années du roman noir américain sur les déclassés
d’une société impitoyable.

L’Oiseau canadèche** de Jim Dodge (né en 1945) est


un condensé de tout ce qui réjouit l’amateur de
roman noir. Un récit de rédemption dans les
montagnes de Californie du Nord, hilarant,
subversif, poétique et érotique. Même le titre
français est inventif et le titre anglais, Fup, l’était
tout autant… Pépé Jake, alcoolique et roublard, élève
seul son petit-fils orphelin en compagnie d’un
canard colvert obèse. Le vieux croit avoir trouvé le
secret de l’immortalité dans un tord-boyaux qu’il
fabrique lui-même et a baptisé « Vieux Râle ».
Signalons que le livre est passé quasi inaperçu à sa
sortie en 1985 (collection « Points-Virgules »)
avant d’être réédité en 2010 par les éditions
Cambourakis, qui l’ont fait connaître.

Sukkwan Island (2008) de David Vann a figuré parmi


les premiers titres publiés par Oliver Gallmeister aux
éditions éponymes et une révélation. Né en 1966 sur
l’île d’Adak, dans l’archipel des Aléoutiennes,
l’auteur a l’expérience des contrées rudes et
sauvages. Ce premier roman a rencontré un beau
succès d’estime, vraisemblablement parce que
l’exploration de la face sombre de la psyché humaine
va de pair avec un suspense maîtrisé de bout en bout.
Un père s’installe pour un an avec son fils de 13 ans
sur une île désolée au sud de l’Alaska mais son envie
de se ressourcer va finir dans le drame et la violence.
Un roman noir comme on les aime.

Plus récemment, My Absolute Darling (2017) de


Gabriel Tallent (né en 1987) a fait couler beaucoup
d’encre : ce n’est pas un polar ; c’est certainement
un roman noir, mais publié en littérature générale,
et c’est surtout un véritable coup de poing qui risque
de choquer la sensibilité de nombreux lecteurs, ou en
tout cas lectrices.

LES PLUS GRANDS FRANCHISSENT LA FRONTIÈRE

Ils se connaissent et sont amis. Deux poids lourds de la


littérature américaine ont chacun exploré les rivages du polar.
Le premier roman de Paul Auster (né en 1947) en est un :
Fausse Balle (1982) sort à la « Série Noire » mais sous le
pseudonyme de Paul Benjamin.

Les trois romans qui forment La Trilogie new-yorkaise sont


publiés, eux, entre 1985 et 1986. Cette quête métaphysique
aux accents de thriller se déploie sans complexe à partir d’une
circonstance liée au hasard (même si, pour Paul Auster, le
hasard n’existe pas : lire Le Carnet rouge). Un écrivain de
romans policiers qui a perdu sa femme et son enfant se voit
contraint de se faire passer pour un détective privé. Jeux de
miroirs et thématique du double sont de la partie.

Si toute l’œuvre de Don DeLillo (né en 1936) est remarquable,


il convient de lire Chien galeux** (1978), surtout si l’on
apprécie les histoires complexes avec agent de la CIA bien
tordu, riche amateur d’art obsédé et meurtres tous azimuts
pour retrouver un bout de pellicule à la valeur historique
inestimable. À l’arrivée, le résultat pitoyable vaut toutes les
analyses sur l’absurde poursuite du pouvoir et de l’argent.

Le doute est permis


Le problème se pose toutefois pour des auteurs
d’autres sortes de romans qui n’ont jamais reçu
l’étiquette « polar » – ne serait-ce que parce
qu’eux-mêmes n’ont pas toujours conscience d’avoir
écrit des romans de genre. À moins qu’ils
n’entretiennent délibérément l’ambiguïté.
Malheureusement, l’amateur de polars mal
renseigné risque de passer à côté.

Se jouer des codes


Plusieurs livres du grand romancier catalan Eduardo
Mendoza, né en 1943, couronné en Espagne par le
Prix Planeta et en France par le Prix du Meilleur
Livre étranger, auraient leur place dans une
collection policière. On peut toutefois penser que
l’auteur, qui manie les codes avec virtuosité, prend
un malin plaisir à les subvertir. La Vérité sur l’affaire
Savolta (1975) met en scène un journaliste espagnol,
un Français aventurier et le commissaire Vàzquez
sur fond de bombes révolutionnaires dans la
Barcelone agitée par les remous des années 1917-
1919. Tous les trois ont le même objectif, mettre la
main sur la lettre qui permettra d’identifier
l’assassin de l’industriel Savolta. Le lecteur retrouve
le même climat politico-policier et la même verve
sarcastique dans Le Labyrinthe aux olives (1982) ou
Bataille de chats (2010).

Tous les ingrédients sont là


Comment réagirait René Belletto (né en 1945) si on
lui disait qu’il écrit d’excellents polars ?
Probablement en affirmant que ce qu’il écrit n’est
pas du polar. Il a pourtant obtenu le Grand Prix de
Littérature Policière en 1983 pour Sur la terre comme
au ciel et, par ailleurs, La Machine** (1990) coche de
nombreuses cases thématiques du genre : l’apprenti
sorcier, le double, l’absence de sens de la culpabilité
et la folie meurtrière. Marc, biologiste,
neuropsychiatre estimé et séduisant, a créé un
psycho-ordinateur, qui va lui permettre de réaliser
une expérience unique, du jamais vu : un transfert de
psyché permettant de découvrir ce qui se passe dans
le cerveau de l’autre. Le transfert réussit au-delà de
ses espérances, et il se retrouve dans l’enveloppe
physique de Zyco, un psychopathe tueur de dames,
qui peut ainsi accéder à son rêve : « être » Marc,
enfin, avoir l’apparence de Marc et donc la mainmise
sur sa femme et son fils, tout en gardant son âme de
tueur intelligent et meurtri. Le projet du romancier
était un réel défi technique, il s’en sort brillamment.

Sébastien Japrisot est l’auteur de L’Été meurtrier (voir


chapitre 6) mais aussi de Compartiment tueurs (1962)
et, l’année suivante, de Piège pour Cendrillon qui
remporte le Grand Prix de Littérature Policière. Le
premier fera l’objet d’un film de Jean Becker, le
deuxième d’une excellente adaptation
cinématographique de Costa Gavras et Jean Anouilh
sera scénariste du troisième opus, réalisé par André
Cayatte. Pour autant, Japrisot n’écrit pas que des
polars ; on peut ainsi se demander où classer le
cauchemar éveillé qu’est La Dame dans l’auto avec des
lunettes et un fusil** (1966), vertigineux roman
traversé de formules vraiment drôles et qui, en
jonglant avec les illusions, le doute et le mensonge,
plonge le lecteur dans un total désarroi. La jolie
blonde un peu myope qui descend dans le Midi au
volant de la Thunderbird « empruntée » à son
patron, et qui se prétend victime d’une agression
dans une station-service, est-elle mythomane,
perverse manipulatrice ou victime manipulée ?
L’éditeur Denoël a créé la collection « Sueurs
froides » pour accueillir cet objet rare. Et comme si
l’auteur voulait prouver au lecteur que les
classements ne peuvent emprisonner l’artiste, il a
signé ensuite La Passion des femmes (1986), une pièce
de théâtre et plusieurs scénarios, dont celui des
Enfants du Marais.

Sébastien Japrisot (1931-2003), de son vrai nom


Jean-Baptiste Rossi, est issu de l’immigration
italienne, branche napolitaine. Il arrive à Paris
à 19 ans et réussit, avec un joli culot, à convaincre
l’éditeur Robert Laffont, natif comme lui de
Marseille, de publier son premier manuscrit, Les Mal
Partis. Un petit tour dans la publicité, une ou deux
traductions – dont L’Attrape-cœurs de J. D. Salinger
alors qu’il n’a pas étudié l’anglais –, et son destin
bascule lorsqu’il rencontre le producteur Pierre
Braunberger, qui souhaite adapter Les Mal Partis et le
prend comme scénariste – activité qu’il
n’abandonnera jamais. Poursuivi par le fisc, Rossi
accepte d’écrire un roman policier et invente pour
l’occasion son pseudonyme. Le succès est instantané.
Un auteur de polars est né, mais son chef-d’œuvre,
Un long dimanche de fiançailles, prix Interallié 1991,
échappe au genre.

Les très littéraires Éditions de Minuit publient deux


auteurs, Yves Ravey et Tanguy Viel dont l’œuvre
n’est pas étrangère au roman noir. Et, sans aller trop
loin, il n’est pas interdit d’envisager que certains
textes de Jean Echenoz (né en 1947) frôlent
également le polar. Lac (1989), par exemple, dont les
personnages sont des espions, ou Cherokee (1983),
ouvrage parodique et complexe, lauréat du Prix
Médicis. Que le lecteur de polars pur et dur soit
prévenu : l’intrigue est incroyablement compliquée
et pleine de dérapages plus ou moins contrôlés, mais
le style d’Echenoz étant comme chacun sait un
magnifique exercice d’équilibriste, le résultat est
époustouflant.
« Ce méta-polar référentiel, cette frénésie de
descriptions objectales, cette débauche d’allusions
qui fait du Faucon maltais un perroquet débagoulant
et latiniste, cent autres références discrètes, et puis
cette écriture outrageusement précieuse et qui rit
d’elle-même et de la misère de sa propre
préciosité – tout ce bordel devrait être, au bout du
compte, une autodestruction et un ratage, un
sommet de l’effondrement. Or non. Ça tient… Au
total, je suis épaté car c’est épatant. » (lettre de
Jean-Patrick Manchette à Jean Echenoz datée
du 14 juillet 1983)

Ceci donne à penser, étant donné la qualité littéraire


des auteurs en question, que si l’on veut trouver de
vrais bons romans à connotation noire, il serait sage
de commencer à chercher ailleurs que dans les
collections dites « noires ».

Il est donc recommandé d’aller voir du côté d’Yves


Ravey, né en 1953, dont beaucoup de lecteurs
devenus fans ont découvert l’existence dans un
festival de polars. Ses textes courts, une centaine de
pages avec de belles marges, presque deux cents
pour le dernier paru, Trois jours chez ma tante (2017,
qui a figuré sur la liste du Goncourt), sont écrits à
l’os, avec juste un peu de chair pour tenir la peau.
Féroces par leur observation des rapports familiaux
et de voisinage, plutôt provinciaux et certainement
étouffants, un peu sadiques – du moins la scène des
chatons au début de Cutter (2009) permet-elle de
l’envisager –, déterminés par un destin qui s’incarne
dans la société actuelle avec toute sa mesquine et
banale médiocrité, les ouvrages de Ravey forment
une œuvre singulière, attachante et définitivement
perturbante.

Tanguy Viel, né en 1973, a reçu le Prix Fénéon


en 2001 pour L’Absolue Perfection du crime, qui est
considéré par certains comme un roman policier,
tout comme Paris-Brest (2009) et le dernier titre
paru, Article 353 du Code pénal (2017) couvert de prix
et bouleversant, qui parle autant de la déchéance
d’un homme broyé par le système et embarqué dans
un rêve immobilier improbable que du cynisme des
magouilles éternelles de ceux qui ont le culot,
l’impunité et le mépris des autres en partage.
Chapitre 14
Nos chères têtes blondes : en
avant la jeunesse !
DANS CE CHAPITRE :

» Le roman d’aventures prospère en « Bibliothèque rose », puis


« verte »

» Souris Noire ou l’irruption du polar en jeunesse

» Les auteurs pour les grands mis à contribution

» Polars pour ados : entre thriller et dystopie

N ous
la
le savons, les enfants adorent se faire peur, et
littérature policière regorge d’univers
inquiétants et mystérieux… Jusqu’au milieu des
années 1980, il était pourtant impensable de
proposer au jeune lecteur des romans où serait
exposée la noirceur de l’âme humaine. Il fallait
ménager sa sensibilité.

La vie en rose
Les amateurs de suspense n’avaient donc à leur
disposition que quelques séries d’aventures,
principalement publiées dans la « Bibliothèque
rose » et la « Bibliothèque verte ». Ces séries ont
laissé souvent de beaux souvenirs, d’autant qu’il n’y
avait pas grand-chose d’autre à se mettre sous les
yeux, avant de passer directement à la bibliothèque
des adultes.

Le protagoniste y est souvent un enfant, voire un


groupe d’enfants ou d’adolescents. Les crimes
affreux sont bannis de ces romans, la morale,
souvent très conformiste, y est sauve et le monde
présenté de façon manichéenne. Les gentils sont
beaux et sympathiques, les méchants ont « la mine
patibulaire ». En un mot, il n’existe pas de réelle
mise en danger du héros.

Des livres où la tradition anglo-


saxonne domine
On commençait par la « Bibliothèque rose » avec,
par exemple, les aventures de Fantômette – la
détective en collants noirs qui porte un loup sur le
visage comme Zorro – une série créée par Georges
Chaulet en 1961. Cette série un peu mièvre ne
connaîtra jamais l’extraordinaire succès des livres
d’Enid Blyton (1897-1968). La célèbre Anglaise,
entièrement dévouée à la littérature de jeunesse (au
total 600 millions d’exemplaires écoulés), publie son
premier « Club des Cinq » en 1942, dans lequel deux
frères et leur sœur, leur cousine et son chien
Dagobert, vont vivre de palpitantes aventures.
L’auteure a aussi pensé aux plus petits avec ses
séries « Mystère », et aux plus grands, en
Bibliothèque verte, avec « Le Clan des Sept »,
destiné aux garçons, nous précise-t-on à l’époque.

Dans cette même « Bibliothèque verte », impossible


de ne pas citer, cette fois pour les filles, une des
premières séries à y être publiée dès 1955 :
« Alice ». Elle a vu le jour aux États-Unis dans les
années 1930. Alice Roy est blonde, intrépide,
moderne, et jouit d’une liberté d’action et de
mouvement qu’on lui envie. Alice au volant de son
cabriolet bleu, offert par son père pour ses seize ans,
a fait rêver des générations de jeunes Françaises. Ses
enquêtes – une quarantaine au total – sont écrites
par Caroline Quine, nom derrière lequel se cache un
collectif d’auteurs.

Une reconnaissance tardive


des classiques et des
néoclassiques
En parallèle de toutes ces tentatives pour se
rapprocher du roman policier, et sans minimiser
l’engouement que suscitaient ces séries, il faut
rappeler que les classiques – Edgar Allan Poe,
Agatha Christie, Arthur Conan Doyle, Maurice
Leblanc, Gaston Leroux, entre autres – entrent
officiellement, quoique tardivement, c’est-à-dire
vers la fin des années 1970, dans des collections
destinées spécifiquement à la jeunesse, où ils seront
sans cesse réédités. Vingt ans plus tard, les directives
du ministère de l’Éducation nationale encouragent la
lecture de polars au collège et au lycée. Outre les
classiques, on s’attache désormais aux
« nouveaux » classiques : ainsi, aux côtés des Dix
Petits Nègres ou du Mystère de la chambre jaune, sont
recommandés L’Homme à l’envers de Fred Vargas ou
La Bête et la Belle de Thierry Jonquet. Les temps ont
changé…

Des écrivains de roman


d’énigme à la rescousse
Quelques écrivains déjà évoqués (voir chapitre 2) ont
écrit pour la jeunesse. C’est le cas de Pierre Véry ; Les
Disparus de Saint-Agil, son roman le plus connu,
reparaît – quatre ans à peine après sa sortie – dans
une collection pour enfants appelée « La Vie
exaltante » (drôle de nom, vu le contexte, puisque
nous sommes alors sous l’Occupation). Il récidive
en 1960 en « Bibliothèque verte » avec Signé :
Alouette où, à la suite du kidnapping d’un enfant, ses
deux amis et leur chien Spoutnik se mettent à sa
recherche…

En 1971, le duo Boileau-Narcejac crée le personnage


de Sans Atout. Au grand dam de sa mère, François
est un adolescent très désordonné, mais très doué
pour résoudre les énigmes. Son surnom lui a été
donné par ses copains de classe depuis qu’un
professeur l’a sermonné, lui rappelant que « l’ordre
était le meilleur atout dans la vie ». Bien que ne
révolutionnant pas le genre, et d’un ton parfois
misogyne, Sans Atout est une série policière de
qualité qui comptera au total huit volumes.

Dans une lettre de 1987, Thomas Narcejac s’explique


en ces termes sur Sans Atout : « Ces romans sont
construits comme des romans policiers mais avec
des personnages aux passions simples. Jamais de
violence inutile. Jamais d’argot. Rien qui caractérise
le polar actuel. »

Retour au réel
Au milieu des années 1980, coup de tonnerre dans le
monde tranquille et rassurant du roman policier
pour la jeunesse ! Des écrivains ont envie de raconter
des histoires sans édulcorer le monde dans lequel
vivent leurs enfants, sans en éluder la violence, en
entrant de plain-pied dans la réalité sociale. C’est le
cas du romancier Joseph Périgot qui convainc
quelques auteurs issus du néo-polar (voir chapitre
12), tels Didier Daeninckx, Thierry Jonquet, Patrick
Mosconi ou encore Marc Villard, d’écrire des romans
noirs courts et percutants pour la nouvelle collection
qu’il a créée : « Souris Noire ». Une petite
révolution vient d’éclater.

Vous connaissez l’origine du nom « Souris Noire » ?


Un jeu de mots, ou plutôt un clin d’œil à la « Série
Noire » puisque tous les auteurs sollicités par Joseph
Périgot au commencement de sa collection
en 1986 publiaient dans la vénérable collection des
éditions Gallimard.
Une pionnière qui choque
La « Souris Noire » a rencontré bien des détracteurs
à ses débuts. Et pour cause ! Oubliés les mystères à
décoder, finies les aventures d’un enquêteur en
herbe ; la critique sociale s’invite désormais dans les
livres pour enfants. On y aborde des sujets qui
dérangent, la drogue, le chômage, la corruption…
jusque dans les rangs de la police. Horreur ! Un
champ de possibles s’est ouvert. Comment réagir
lorsqu’on soupçonne son frère d’un meurtre ? (Les
Doigts rouges de Marc Villard) ; comment se
comporter face à un criminel ? (Il va venir de Marcus
Malte) ; que faire face à l’injustice d’une erreur
judiciaire ? (L’Affaire Jules Bathias de Patrick
Pécherot). Un des livres les plus emblématiques de
« Souris Noire » à ses débuts est Le Chat de Tigali de
Didier Daeninckx qui dénonce la cruauté du racisme
ordinaire après la fin de la guerre d’Algérie ;
davantage qu’un polar sociétal, une fable
philosophique. Certains livres provoquent même à
leur sortie des réactions passionnées tel ce quasi-
thriller qu’est Ippon de Jean-Hugues Oppel –
formidable huis clos sous tension où un ado est
traqué dans sa propre maison par un vrai méchant –
avant de devenir un roman étudié… en classe !
« Souris Noire » a assurément fait accéder le roman
policier jeunesse à davantage de maturité.

Une foule de collections verront le jour,


s’engouffrant dans la brèche ainsi ouverte. Certaines
survivront, telle « Heure Noire » des éditions
Rageot, d’autres non, mais le résultat aujourd’hui est
que le jeune lecteur dispose d’un choix foisonnant,
contrasté, exactement comme en polar adulte.

Le polar classique perdure


pourtant
L’enquête classique est de retour, modernisée, ainsi
dans L’Ordinatueur de Christian Grenier, grande
référence en policier jeunesse, publié en 1997 à une
époque où les nouvelles technologies étaient encore
balbutiantes. Six personnes sont mortes devant leur
écran d’ordinateur. Un modèle aussi sophistiqué que
l’Omnia 3 peut-il tuer ? C’est la question que se pose
une jeune inspectrice de la police scientifique,
experte en informatique et surnommée
« Logicielle ». Un livre qui a conquis trois
générations de lecteurs et est également le plus
connu de la série.
Pour les plus jeunes, les romans de Danielle Thiéry
ou de Jeanne Faivre d’Arcier surfent sur le polar
classique de mystère, tout comme ceux de Jean-
Christophe Tixier, dont le héros doit certes résoudre
une énigme – par exemple, un message à décrypter
dans Dix minutes à perdre – mais pas seulement. Le
récit est émaillé d’une problématique de roman
noir : l’adolescent se trouve embarqué par quelque
chose qui le dépasse et il va devoir affronter ses
peurs.

Le polar historique reste ô combien à l’honneur dans


ce domaine aussi. Par exemple, Béatrice Nicodème
s’est attachée à faire revivre les aventures d’un
enfant des rues, Wiggins, dans le Londres de
l’Angleterre victorienne. Ce détective a un rêve :
damer le pion à son idole, son maître, Sherlock
Holmes, qui l’emploie pour ses propres enquêtes.

MORDUS DE POLAR !

Parmi la multitude de prix couronnant un roman policier


jeunesse, citons le Prix des mordus du polar, créé en 2004 et
initié par la BiLiPo (Bibliothèque des Littératures Policières)
qui en assure la coordination. L’opération se déroule chaque
année dans plusieurs bibliothèques de la ville de Paris. Le jury
est constitué de jeunes lecteurs âgés de 12 à 14 ans. Autour
du prix, des rencontres sont organisées avec des auteurs et
des professionnels en lien avec le crime : détectives privés,
enquêteurs de police, médecins légistes.

Des écrivains de roman noir à


la rescousse
D’autres auteurs délaissent parfois le monde sans
pitié qu’ils explorent en fiction adulte pour aborder
les rives pas si calmes de l’enfance : Marin Ledun et
la question des réfugiés syriens dans Un royaume pour
deux, Caryl Ferey et son intrépide voyageuse (encore
une Alice !), aux prises avec la réalité de pays aussi
différents que l’Afrique du Sud (L’Afrikaner de
Gordon’s Bay) ou la Nouvelle-Zélande (La Dernière
Danse des Maoris), Romain Slocombe et ses apprentis
détectives, Dominique Forma et sa série Nano, qui
met en scène un trio de collégiens déterminés à tenir
la dragée haute aux criminels.

Lorsqu’en 1998 François Guérif, l’éditeur de


Rivages/Thriller propose une nouvelle de William
Irish pour une publication dans la « Souris Noire »
qu’il dirige alors, ça coince. Il peine à convaincre les
éditions Syros qu’Une incroyable histoire pourrait
séduire de jeunes lecteurs… Pourtant, il s’agit d’un
crime commis hors champ et il n’y a aucune scène
sanguinolente dans ce terrifiant suspense qui se
déroule dans les années 1950 à New York. Le ressort
de l’intrigue est d’une simplicité enfantine. Buddy,
un gamin à l’imagination fertile, adore raconter des
histoires inventées de toutes pièces pour tromper
son ennui. Malheureusement, la seule fois où il ne
ment pas (il a surpris ses voisins du dessus en train
de glisser un corps dans une grosse malle),
personne, ni la police, ni ses parents, ne le croit.
Buddy est traqué sans relâche par le couple assassin,
et, après moult rebondissements et angoisses,
l’affaire connaît un dénouement heureux. Une
incroyable histoire sera recommandé sur les listes de
l’Éducation nationale et deviendra un livre de
référence. Qui l’aurait cru ?

Chair de poule et l’intrusion du


fantastique
En rupture de ton totale avec l’esprit « Club des
Cinq », débarque en France en 1995 une série d’un
nouveau genre écrit par R.L. Stine : « Chair de
poule » (Goosebumps aux États-Unis). Il s’agit de
romans d’aventures horrifiques où le fantastique
s’allie au suspense, où le héros est confronté à des
phénomènes étranges et surnaturels, caution de
frissons puissance dix ! Personne n’avait prévu un
tel engouement auprès des très jeunes (15 millions
d’exemplaires vendus dans notre seul pays), et
comme pour « Souris Noire » dix ans plus tôt –
quoique pour des raisons différentes – « Chair de
poule » suscite au départ des réactions hostiles.
Pourtant les momies, les fantômes et les morts-
vivants attirent et fidélisent des enfants qui ne
lisaient pas.

En 1976, l’auteur de best-sellers Ken Follett (voir


chapitre 4) a écrit – à l’origine, pour ses propres
enfants – Le Mystère du gang masqué, un roman en
passe de devenir un classique. En explorant un
passage secret, deux amis, Mick et Randy,
découvrent d’anciens studios de cinéma à l’abandon,
terrain de jeu idéal ! Jusqu’au jour où ils tombent sur
des criminels…

De même, à partir de 2004, Philip Kerr signe sous le


nom de P.B. Kerr une série de romans d’aventures
teintés de surnaturel, intitulée Les Enfants de la lampe
magique et mettant en scène des jumeaux new-
yorkais de 12 ans, John et Philippa, aux prises avec
des djinns et une momie.
Le monde merveilleux de
l’adolescence
Les adolescents ont besoin d’action et nourrissent
des rêves de bravoure, les thrillers sont faits pour
eux. Mais certains auteurs osent leur proposer des
textes plus réalistes, en prise avec la société
d’aujourd’hui.

Thrillers, vous avez dit


thrillers ?
Dans la littérature destinée aux adolescents, le terme
thriller désigne davantage une notion générique
qu’un genre stricto sensu. Il s’applique à des romans
où le rythme effréné est la règle d’or et où le
suspense est roi. L’intrigue est centrée sur les
motivations du héros, qui souvent se retrouve seul,
sans parents ou sans ses copains, contraint de
collecter les indices pour mener à bien sa mission,
tout cela dans un décor contemporain et réaliste.

Dans La Fille qui n’existait pas, de Natalie C. Anderson,


malgré un sujet très sérieux – le parcours d’une
jeune adolescente dans les rues obscures d’une
métropole imaginaire du Kenya où les enfants
survivent tant bien que mal – l’intrigue est
construite comme un thriller avec rebondissements
et courses-poursuites : Tina est une cambrioleuse
qui veut venger sa mère. Mais comme on est en
littérature jeunesse, les événements abominables liés
à la guerre sont évoqués mais jamais exposés
crûment.

Dans Stabat Murder, le superbe roman de Sylvie


Allouche aux allures de thriller, quatre amis,
musiciens de talent, élèves au Conservatoire, ont un
avenir tout tracé. Pourquoi se retrouvent-ils un jour
séquestrés dans une pièce cubique plongée dans un
noir total ?

Quand vient la vague, écrit à quatre mains par Manon


Fargetton et Jean-Christophe Tixier, dépeint cette
période tourmentée qu’est l’adolescence à travers le
récit de la cavale de Nina. Ayant découvert un secret
de famille, ne supportant pas le mensonge qu’il
représente, se sentant trahie, la jeune fille de 17 ans
décide purement et simplement de disparaître.

Parfois le thriller pour ados revêt des formes


inattendues. Tim Willocks, auteur de romans noirs
plein de bruit et de fureur (voir chapitre 4), a eu
l’idée d’une histoire délectable – Doglands – en
observant son propre chien, un lévrier qu’il avait
sauvé de l’euthanasie dans les élevages atroces qui
pullulent en Irlande. Doglands, c’est l’exploration de
la nature humaine, du point de vue animal. C’est
drôle, ironique, mordant…

La dystopie, une utopie qui a


mal tourné
Impossible de ne pas commencer par 1984, ce chef-
d’œuvre de George Orwell publié en 1949, en pleine
Guerre froide, et qui peut être lu dès l’adolescence.
Avec ce roman fondateur, on comprend ce que
recouvre le mot « dystopie » : une projection dans
le futur (qui n’est pas forcément associé à un univers
de science-fiction) où les choses se passent vraiment
mal. Orwell dépeint un monde d’où la liberté
d’expression a disparu, où chaque pensée est
surveillée, où des caméras vous filment à chaque
coin de rue. Ça vous rappelle quelque chose ? C’est
normal…

Parmi les innombrables dystopies proposées


aujourd’hui, citons la trilogie de Suzanne Collins :
Hunger Games (2008). Dans une société futuriste
dirigée par un dictateur, le président Snow, le monde
est partagé en plusieurs districts où règnent
pauvreté et dénuement. Des jeunes gens sont choisis
pour participer aux hunger games. Ces romans
d’aventures proposent une vision très sombre de
notre avenir.

La dystopie prend des allures de roman d’espionnage


comme dans Kaplan de Sébastien Gendron. Parfois,
les codes sont inversés, comme dans Macha ou
l’évasion de Jérôme Leroy qui rêve d’un futur où
l’utopie zadiste aurait réussi à s’imposer en générant
un « Monde de la Douceur » : plus de téléphones
portables, plus de pollution, et la course au profit…
disparue.

Comment on passe à l’âge


adulte ? Problématiques
sociétales tous azimuts
À côté de cette énorme production dont le maître
mot est une forte tension narrative, avec enquête et
« quête » dont l’adolescent est le héros, d’autres
romanciers s’évertuent à prendre à bras-le-corps
des sujets de société à l’instar du polar adulte.

Étoile filante du roman noir, écrivain, homme de


théâtre, poète et acteur, Abdel Hafed Benotman
(1960-2015) relève un jour le défi que lui lance son
ami Jean-Hugues Oppel par roman interposé :
raconter la prison de l’intérieur pour que certains
gamins cessent de fantasmer la prison comme une
expérience valorisante, une espèce de diplôme du
bad boy. Jean-Hugues Oppel publie Allers sans retours,
l’histoire d’une vaine vengeance, puis Abdel Hafed
Benotman lui répond avec Garde à vie, son unique
polar jeunesse sur fond d’univers carcéral, celui qu’il
n’a que trop connu une bonne partie de sa vie.

« Comme les autres gardés à vue, il appelle. Frappe


à la porte. Supplie après la lumière. Peine perdue.
Elle ne se rallume pas et il reste dans le noir, seul,
seul avec son enfance muette en lui. C’est à ce
moment qu’il commence à égrener les nouvelles
prières des jeunes, crânant de fatalisme, il fredonne
un rap révolté puis un slam écorché. Sans le savoir ?
Il chante déjà la taule, la prison… réflexe de l’oisillon
en cage, “chante ou crève !”. Il se donne ce courage
musical pour ne pas hurler les nom et prénom de son
complice. […] Dans les entrailles du couloir, une
grosse voix d’ogre gronde :

– Tu vas fermer ta gueule petit pédé !

Hugues se couche en chien de fusil et serre les


paupières pour s’endormir. Sa mère comme une
petite veilleuse dans son fond d’œil luit dans la
cellule, un trait de lumière venu d’une invisible
source, anfractuosité dans le mur. » (Garde à vie
d’A.H. Benotman)

Dans Une caravane en hiver, Benoît Séverac évoque


l’histoire d’un garçon qui se prend d’amitié pour un
réfugié syrien du même âge que lui. La mère de son
copain n’aurait-elle pas un rôle trouble dans la
filière des djihadistes qui rentrent de Syrie ? Dans Et
mes yeux se sont fermés, Patrick Bard adopte un point
de vue radicalement différent pour aborder le retour
de Syrie d’une jeune Française convertie à l’Islam.
Sans aucun manichéisme ni jugement, il juxtapose
sa voix à d’autres : celle de sa mère, de sa meilleure
amie ou de son ex-petit copain. Il dépeint le rapt
mental dont a été victime son héroïne avec une
efficacité salutaire.

FAISONS FEU DE TOUT BOIS !

Si votre enfant ne lit pas, ou ne lit plus, voici une méthode


infaillible : mettez-lui entre les mains la courte nouvelle de
Jack London, Construire un feu, publié en 1907. On y suit un
homme accompagné de son chien dans le Klondike. C’est son
premier hiver et il est surpris par l’intensité du froid. Il repense
aux recommandations des vieux trappeurs, notamment sur la
manière de s’y prendre pour construire un feu. Jack London a
lui-même été chercheur d’or dans cette région du Grand Nord.
À la fois roman d’aventures, suspense, fable, ce récit
somptueux est le plus juste jamais écrit sur la vanité humaine.
Un joyau.
PARTIE 5
VERS UN AVENIR RADIEUX ?

DANS CETTE PARTIE...

Le thriller, sous ses multiples formes, présente la


particularité de rassembler des auteurs de best-
sellers.
Et il y en aura pour tous les goûts : thriller
ésotérique, thriller de médecine légale, thriller
écolo, horrifique ou juridique, sans oublier le
dernier né, le domestic thriller.

Pendant ce temps, le polar poursuit sa route, et ça


mitraille de tous les pays : le polar voyage, tout
comme il nous fait voyager.
Chapitre 15
Et ils eurent beaucoup
d’enfants : le thriller sous
toutes les coutures
DANS CE CHAPITRE :

» Le techno-thriller et ses avatars

» Le couteau suisse du thriller

» Le domestic thriller ou la revanche de la desperate housewife

Le thriller serait-il gonflé à la


testostérone ?
Si le thriller surfe sur la tradition du roman
d’angoisse, il désigne un genre protéiforme et
populaire dont le ressort principal est un suspense
imparable. Un essai de définition s’impose avant
d’aller plus loin. Il a été expliqué au chapitre 7 qu’à
l’origine, le mot thriller désignait le roman
d’espionnage naissant. Ensuite, ce mot a été
appliqué avec condescendance à des polars dans
lesquels complots, manipulations, préoccupations
géopolitiques et aventures trépidantes se mêlaient
aux meurtres violents. Ils offraient des intrigues
complexes, écrites sur un rythme endiablé.

Aujourd’hui, le label « thriller » correspond


davantage à une recommandation commerciale que
littéraire. Désormais, tout bon page-turner efficace,
tout roman policier un peu musclé et anxiogène, est
présenté comme un thriller. Une affaire de définition
sur laquelle on pourrait discuter à l’envi. Pour
l’auteur de romans noirs Jérôme Leroy (voir
chapitre 12), « un thriller, c’est davantage un mode
d’écriture, une façon de rythmer l’histoire. Ce n’est
pas un genre en soi ».

Aussi, dire d’un polar qu’il a quelque chose d’un


thriller n’est pas si absurde, au contraire. Songeons à
la narration énergique de Ô dingos, ô châteaux ! (1972)
de Jean-Patrick Manchette (voir chapitre 12),
rebaptisé Folle à tuer après la sortie du film éponyme
d’Yves Boisset en 1975.

D’ailleurs, le thriller n’est pas qu’une spécialité


américaine.
La vague française
En parallèle des romans noirs qui déferlent dans la
décennie des années 1990, se développe un nouveau
courant d’écrivains de thrillers « à la française »,
chacun dans sa spécialité. Un véritable couteau
suisse du genre.

Le thriller animalier
Les Fourmis paraît en 1991 et devient rapidement un
best-seller. Grâce à ce livre, Bernard Werber (né
en 1961) s’impose comme le chef de file d’un courant
mêlant données scientifiques, réflexion
philosophique et polar rythmé.

LES FOURMIS DANSENT

Hormis la découverte du monde incroyablement organisé des


fourmis, ce roman offre bel et bien tous les ingrédients d’un
polar du meilleur cru : des disparitions (inquiétantes), des
policiers qui enquêtent et une énigme à résoudre. Notre
conseil du jour : si votre vieil oncle vous lègue sa maison à la
campagne, assortie de la recommandation « Surtout ne
descendez jamais à la cave », eh bien… écoutez-le !

Sorti en 1991, Les Fourmis se vendra à plus de deux millions


d’exemplaires et sera traduit en une trentaine de langues. À
noter : il s’agit du premier tome d’une trilogie qui comporte Le
Jour des fourmis et La Révolution des fourmis.

Le thriller se délocalise à la
campagne
En 1994, paraît Le Vol des cigognes, premier roman de
Jean-Christophe Grangé (né lui aussi en 1961). Un
thriller qui réussit à tenir en haleine les lecteurs du
début à la fin en parlant de la migration des cigognes
brusquement perturbée par la disparition de milliers
d’entre elles, voilà qui n’est pas banal. Le héros,
Louis Antioche, armé d’un doctorat en histoire,
enquête sur cet inquiétant phénomène, et ce ne sera
pas une promenade de santé. C’est quatre ans plus
tard, avec Les Rivières pourpres, que Jean-Christophe
Grangé devient un auteur à succès. Cet ex-grand
reporter confie volontiers : « La vraie réussite, c’est
de parler de sujets pointus au plus grand nombre »
(interview dans le magazine Alibi no9, 2013).
En 2000, Les Rivières pourpres est adapté au cinéma
par Mathieu Kassovitz. Le film dépassera
les 3,5 millions d’entrées.

Michel Bussi (né en 1965) a, quant à lui, vécu une


sorte de conte de fées. Les premiers romans de ce
professeur de géographie à l’université de Rouen
sont publiés au milieu des années 2000 par un petit
éditeur de Fécamp. Mais c’est à partir de Nymphéas
noirs (2011) – roman qui reçoit une kyrielle de prix –
que Michel Bussi va enchaîner les best-sellers
jusqu’à devenir un des auteurs français les plus lus
aujourd’hui. Une bonne partie de ses intrigues sont
situées dans sa Normandie natale.

Bernard Minier (né en 1960) a été contrôleur des


douanes avant d’écrire Glacé (2011), premier de la
série des cinq thrillers où apparaît le commandant
Martin Servaz du SRPJ de Toulouse. Le livre a
immédiatement trouvé son public. Appelé en renfort
au cœur des Pyrénées sur une affaire délicate, Servaz
est contraint de revoir le tueur qu’il a arrêté par le
passé, un homme intelligent et manipulateur
désormais incarcéré dans une unité psychiatrique.
Ambiance perverse, héros au bout du rouleau, décors
naturels enneigés, meurtres sordides et
spectaculaires, la montagne n’a rien à envier à la
ville. De Glacé a été tirée une série éponyme pour la
télévision, plutôt réussie, avec Charles Berling dans
le rôle de Servaz. Images léchées, musique
angoissante et suspense sans failles, tout fonctionne.
Un bémol, peut-être : avec sa toque en peau spécial
grand froid pour affronter les incessantes tempêtes
de neige, la capitaine de gendarmerie qui seconde
Servaz nous fait immanquablement penser à
l’héroïne du film Fargo !

Le domaine scientifique : une


nouvelle source de terreur ?
Le techno-thriller à la française, entre science-
fiction et effroi, se résume à un auteur : Franck
Thilliez, né en 1973. Cet ingénieur en informatique
qui vit dans le nord de la France est un auteur de
best-sellers, traduit dans une vingtaine de pays. Il
ne cache pas son admiration pour la mécanique des
thrillers à l’américaine et aime créer des
personnages englués dans un lourd passé. En tant
que lecteur, il avoue être volontiers fasciné par
l’écrivain qui « réussira à [lui] voler du temps pour
[le] terroriser ». C’est son credo en tant qu’auteur.
Ses premiers livres sont publiés à l’aube des
années 2000 avec un succès grandissant. Son dernier
titre, Le Manuscrit inachevé (2018) s’intéresse à la
mémoire, sous l’angle médical et scientifique. Le flic
hypermnésique est très opérationnel, du fait même
de sa pathologie handicapante, car il enregistre des
détails que les autres ne peuvent voir.
L’Amérique fascine toujours autant
L’Âme du mal (2002) a marqué un tournant dans
l’histoire du thriller français. Maxime Chattam (né
en 1976) a vécu aux États-Unis, en particulier à
Portland, dans l’Oregon, où il situe l’intrigue de ce
roman. La suite de ce qui constitue une tétralogie
marque le retour de son profileur, Joshua Brolin. In
Tenebris (2002) se déroule à New York où le flic va se
coltiner des forces démoniaques. Avec un style
nerveux, Chattam entraîne facilement le lecteur dans
son univers. Parmi son œuvre déjà imposante, on
citera Que ta volonté soit faite (2015) dans lequel une
vague de violence secoue une bourgade du Midwest
américain. Les soupçons se portent sur Jon Petersen,
un jeune homme habité d’une férocité peu
commune. Ce thriller oppressant décrit le
cheminement d’un prédateur.

La planète en péril
Pascal Dessaint (né en 1964) construit depuis
longtemps une œuvre dans laquelle le souci de
préserver la nature est une préoccupation constante,
même s’il excelle surtout dans le roman noir absolu.
Sensible, élégante et désespérée, sa prose cerne au
plus près la lâcheté et la peur, l’incompréhension
entre les êtres que dépasse un destin trop lourd.
Cruelles natures (2007) est emblématique de son
travail. De la solitude sauvage et oppressante des
étangs de la Brenne à la dureté urbaine du Nord,
pays minier à la dérive, des personnages tragiques
pris dans leur vie telles des mouches dans une toile
d’araignée, cherchent à s’en sortir. Le thriller écolo
existe et il a trouvé son chef de file.

Chronique d’une catastrophe annoncée ou mise en


garde contre les dangers d’un monde hyper-
connecté, le thriller contemporain n’a rien à envier
aux romans de science-fiction d’autrefois, comme le
récit post-apocalyptique Ravage (1943) de René
Barjavel (1911-1985). À ce détail près qu’aujourd’hui,
ce n’est plus du tout de la science-fiction…
Journaliste et consultant en stratégie, l’Autrichien
Marc Elsberg (né en 1967) imagine, dans Black-out
(2012), qu’une cyberattaque d’envergure a été lancée
contre les réseaux électriques européens, avec
d’effroyables conséquences. Tandis que la panique
gagne la population privée de courant, Manzano, un
ex-hacker milanais, remonte la piste des coupables
avec l’aide d’un inspecteur d’Europol. Black-out
réussit le double pari d’être un livre scientifiquement
exact et un thriller électrisant.
Le thriller par secteur d’activité
Le techno-thriller
Le techno-triller s’est inscrit naturellement dans le
sillage du military thriller, un genre très prisé aux
États-Unis, caractérisé par des intrigues complexes,
extrêmement construites et un regard quasi
documentaire sur les problématiques de
géopolitique. Les auteurs – souvent des ex-
militaires – restent soucieux des détails techniques
et de la crédibilité des scènes de combat. Armes
fantaisistes ou gadgets s’abstenir.

Tom Clancy (1947-2013) est un peu le pape du


techno-triller, précisément pour cela : il écrit des
ouvrages technologiquement documentés. Au point
que son premier livre, À la poursuite d’Octobre rouge
(1984), techno-thriller considéré également comme
un roman d’espionnage, est si plausible qu’il sera
publié par l’académie navale d’Annapolis. Le héros
de cette histoire de sous-marin soviétique cherchant
à gagner « le monde libre » est Jack Ryan, analyste
à la CIA, que l’on retrouve dans une vingtaine de
romans.
Michael Crichton (1942-2008) serait, lui, plutôt le
pionnier du genre, dans le sens où il commence à
écrire dès la fin des années 1960, sous différents
pseudonymes, des romans abordant des sujets tels
que les dangers du contrôle sur l’esprit humain
(L’Homme-terminal, 1972), ceux des manipulations
génétiques (Jurassic Park, 1990) ou les inquiétudes
légitimes autour des nanotechnologies (La Proie,
2002).

Un autre auteur de best-sellers préoccupé par notre


avenir est James Patterson (né en 1947). Son œuvre
très abondante est regroupée en diverses séries.
Dans La Maison au bord du lac (2003), clonage et
organismes génétiquement modifiés vous
procureront quelques cauchemars.

James Rollins (né en 1961) fait figure d’héritier,


même s’il aime mêler surnaturel et données
scientifiques. Là encore, mutations et manipulations
génétiques sont à l’honneur dans Amazonia (2002)
ou Le Fléau d’Éden (2009). Il s’intéresse aux mythes,
et ses intrigues évoquent indifféremment l’Atlantide,
le trésor de Gengis Khan, le récit des voyages de
Marco Polo ou les légendes de l’île de Pâques. À
partir de 2004, il signe une douzaine de romans de la
série « Sigma Force » qui remporte un franc succès
en France. Sigma Force est un département secret du
ministère américain de la Défense en charge du
développement des nouvelles technologies à usage
militaire.

Clive Cussler (né en 1931) est un chasseur d’épaves


et l’auteur de très nombreux romans dont les plus
célèbres mettent en scène l’aventurier Dirk Pitt.

C’est déjà demain


Après des romans plutôt drolatiques, Iain Levison,
auteur écossais né en 1963, s’aventure sur le terrain
de l’ultra-surveillance et en dénonce les effets
pervers. Cet écrivain vit depuis longtemps aux États-
Unis et n’a cessé de souligner les défaillances de leur
système social. Son dernier roman, Ils savent tout de
vous (2015), est digne d’un thriller d’anticipation.
Qu’y a-t-il de commun entre un policier déprimé du
fin fond du Michigan et un assassin qui attend son
exécution dans le couloir de la mort ? Rien,
absolument rien. À un détail près : ils sont tous deux
naturellement télépathes, ne savent ni pourquoi, ni
comment, et manifestent la même surprise lorsque
le FBI veut les embaucher. Mais la mission
censément secrète tombe à l’eau, et les deux fuyards
sont traqués sans relâche grâce à des moyens hyper
sophistiqués issus des nouvelles technologies.

L’Alignement des équinoxes (2015) est le premier volet


de la trilogie insolite de Sébastien Raizer (né
en 1969). Deux flics atypiques de la Brigade
criminelle, un ancien des commandos et une
bouddhiste zen rinzaï d’origine laotienne, enquêtent
sur les motivations d’une psychopathe qui vit et
respire comme un samouraï de l’époque d’Edo. La
jeune femme a décapité sa victime au nom d’une
mystérieuse vision métaphysique, « la loi de
l’alignement », façonnée et mise en pratique par un
désaxé machiavélique qui se fait appeler la Vipère. Si
vous ignorez tout des ressources du Dark Web, si
vous ne connaissez rien aux progrès de
l’optogénétique en matière de manipulation de la
mémoire, laissez-vous emporter par ce thriller vif et
tranchant comme la lame d’un sabre japonais.

En direct de la salle d’autopsie


Au chapitre 8, nous avons évoqué ces deux grandes
dames du scalpel que sont Kathy Reichs et Patricia
Cornwell. Toutes deux ont popularisé ces métiers
indispensables à la police scientifique :
respectivement, celui du Dr Temperance Brennan,
anthropologue judiciaire, et celui du Dr Kay
Scarpetta, médecin légiste. Mais la référence en
matière de thriller médical légèrement horrifique est
sans nul doute Robin Cook (l’Américain, à ne pas
confondre avec son homonyme britannique), né
en 1940. Il est l’auteur d’une trentaine de romans
dont chaque titre ferait défaillir n’importe quel
hypocondriaque : Coma, Fièvre, Virus, Toxine, Cure
fatale, etc. Une partie de sa production est par
ailleurs constituée d’une série mettant en scène deux
médecins légistes new-yorkais (Laurie Montgomery
et Jack Stapleton), dont Contagion (1995) ou État
critique (2008) sont les titres représentatifs. On en
frissonne à l’avance.

En direct du prétoire
Le thriller juridique (en anglais : courtroom drama) a
été créé par Erle Stanley Gardner, le père de Perry
Mason (voir chapitre 2). C’est un genre
spécifiquement américain, popularisé par moult
séries télé anciennes et très récentes. Il repose sur
une connaissance approfondie du système judiciaire
des États-Unis et de ses subtilités.

John Grisham (né en 1955) est un des maîtres dans


cette catégorie. Il a travaillé dix ans dans un cabinet
juridique. La Firme (1991) marque le début de sa
longue carrière de romancier. Ce livre phare, porté à
l’écran par Sydney Pollack deux ans plus tard,
montre les déboires d’un jeune avocat ambitieux.

Scott Turow (né en 1949) est également du sérail. Il


est l’auteur d’une dizaine de romans dont le
premier, Présumé innocent, paraît en 1987. Au total, il
a vendu plus de 25 millions d’exemplaires, preuve
que le thriller juridique plaît à un large public.
William Lashner (né en 1956) est diplômé de la
faculté de droit de New York. Son héros, Victor Carl,
connaît sur le bout des doigts le système judiciaire
de son pays, ce qui lui permet d’y faire quelques
entorses, comme dans Le Baiser du tueur (2007).

Des petits nouveaux perpétuent la tradition, ainsi


Justin Peacock, également du métier, avec son
premier roman, Verdict (2010). Nous y suivons le
travail de Joël Devereux, avocat à New York, et rien
ne nous est épargné des péripéties du procès.

Le thriller ésotérique
Si Dan Brown (né en 1964) est connu pour être
l’auteur de Da Vinci Code (voir chapitre 4), il a écrit
plusieurs autres thrillers dans la veine ésotérique.
Son héros, le professeur Langdon, apparaît pour la
première fois dans Anges et Démons (2000) qui ne
paraîtra pourtant en France qu’après le succès
phénoménal de Da Vinci Code, bientôt suivi par les
trois autres de la série « Robert Langdon » : Le
Symbole perdu, Inferno et Origine. Pour cette même
raison, son tout premier roman, Forteresse digitale
(1998) n’a été traduit dans notre pays qu’en 2007.
Cette histoire de virus dans un super-ordinateur de
la NSA relève davantage du techno-thriller.

Le thriller horrifique
The King : l’insouciance perdue de l’enfance
Le maître de l’angoisse s’appelle Stephen King. Il est
né en 1947 dans le Maine où il situe la plupart de ses
intrigues. Tous ses fans, et ils sont nombreux si l’on
en croit l’accueil de rock star auquel il a droit lors de
ses rares passages en France, vous diront que son
œuvre est inclassable. Plus de 200 nouvelles, une
cinquantaine de romans, voici un écrivain couvert de
prix, très souvent adapté à la télévision et au cinéma.
Qui n’a pas vu Shining de Stanley Kubrick, sorti
en 1980, d’après le livre Shining, l’enfant lumière
(1977) ? La constante de son univers est l’enfance,
les peurs liées à cette période de la vie, la cruauté qui
s’exerce à l’égard des enfants. Dans ses romans, les
monstres qui se cachaient dans le placard lorsque
nous étions petits prennent vie ! L’innocence et
l’intégrité sont confrontées au Mal lors de parcours
initiatiques semés d’embûches. Pyrokinésie,
télékinésie, prémonitions sont bien sûr de la partie,
car le paranormal n’est jamais loin. Pourtant les
monstres matérialisent surtout les sombres
méandres de nos cerveaux.

Dans Misery (1987), pas d’enfants, mais une


nostalgie bien réelle. Paul Sheldon, écrivain
d’histoires à l’eau de rose, vient de mettre un point
final à sa série « Misery Chastain ». À la suite d’un
accident, gravement blessé et immobilisé, il se
retrouve à la merci d’une infirmière, Annie,
admiratrice de ses romans. Elle veut l’obliger coûte
que coûte à ressusciter son personnage. La terreur
plombe quelque peu l’ambiance, et la convalescence
s’annonce difficile…

Le croque-mitaine plus que jamais terrifiant


Par la particularité de leurs crimes, certaines
histoires de tueurs vraiment méchants deviennent
des best-sellers.

Bien qu’il écrive depuis les années 2000, Sandrone


Dazieri, né en 1964, connaît un succès inattendu
avec Tu tueras le Père, élu meilleur thriller de
l’année 2014 par le Corriere della Sera. Cette histoire
de disparition d’enfant, confiée à deux enquêteurs,
dont Dante Torre, maigre, toujours vêtu de noir,
phobique et paranoïaque, a été une révélation. Autre
succès inattendu, Ragdoll (2017) de Daniel Cole dans
lequel le tueur a une prédisposition pour le cousu-
main. Enquête musclée d’un flic de Scotland Yard,
horreur et humour composent un cocktail détonnant
pour ce thriller écrit par cet auteur britannique, ex-
ambulancier, né en 1984.

Des best-sellers pour vos nuits


blanches
Harlan Coben (né en 1962) bénéficie d’un
engouement populaire digne de celui de Mary
Higgins Clark, qu’il admire par ailleurs. L’art
suprême du rebondissement et une mécanique
parfaitement huilée font partie de ses atouts. Harlan
Coben est le premier auteur américain à avoir reçu
l’Edgar Award, le Shamus Award et l’Anthony
Award, trois prix importants de la littérature de
suspense. Ne le dis à personne (2001), un de ses
romans les plus célèbres, a été porté à l’écran
en 2006 par Guillaume Canet. L’histoire est simple et
effroyable. Un mari aimant perd sa femme dans des
circonstances dramatiques (elle a été assassinée par
un serial killer). Un jour, il reçoit une vidéo sur
laquelle il reconnaît son épouse qui implore le
pardon. Les liens familiaux passionnels font partie
des thèmes de prédilection de Coben. C’est le cas de
Disparu à jamais (2002), où, contre l’avis de tous, Will
décide d’enquêter sur la disparition de son frère,
qu’il avait un temps cru mort. L’auteur utilise
plusieurs personnages récurrents dont Myron
Bolitar, un ancien du FBI devenu agent sportif. Après
The Five (production Canal +), Harlan Coben a créé
une deuxième série télé intitulée Safe (Netflix) où la
vie d’un pédiatre est totalement bouleversée après
que l’une de ses deux filles adolescentes a été témoin
d’un meurtre.

La rencontre de Guillaume Musso (né en 1974) avec


ses lecteurs relève du parcours sans faute. Son
deuxième roman, Et après… (2004) s’est vendu à
deux millions d’exemplaires. Depuis, le succès n’a
pas faibli. Auteur français le plus lu dans son pays,
traduit en 36 langues, adapté au cinéma, il a écrit
une quinzaine de romans très visuels, aux chapitres
courts, avec une parfaite maîtrise du suspense. Ainsi,
l’intrigue de Central Park (2014) ressemble à s’y
méprendre à celle d’un roman policier (l’héroïne,
Alice Schäfer, est capitaine à la brigade criminelle de
Paris, et, par le passé, a vécu dans sa chair les
exactions d’un tueur en série). Pourtant Guillaume
Musso aime brouiller les pistes, et plutôt avec une
histoire d’amour en toile de fond. Ici, il est question
de la mémoire, et des maladies afférentes, un des
sujets de prédilection du thriller contemporain.

Guillaume Musso a un frère, Valentin (né en 1977),


également auteur de romans policiers plus
classiques : La Ronde des innocents (2010), Le Murmure
de l’ogre (2012)… qui ne sont pas publiés dans une
collection de genre.

Les amazones sont de retour


Le thriller psychologique, dans la lignée de Mary
Higgins Clark, n’a cessé de passionner les foules,
surtout quand le drame conjugal se profile à
l’horizon.

La femme, ni victime, ni
potiche
Dans le thriller contemporain, les héroïnes prennent
leur destin en main. Écrits par des femmes, mais pas
uniquement, certains romans annoncent la revanche
de la desperate housewife !

Qu’ont-elles donc de si spécial ?


Un homme tente une réponse et relève le défi avec
brio.

L’Anglais S. J. Watson (né en 1971) est une étoile


montante du thriller britannique : Avant d’aller
dormir (2011) a été plébiscité à sa parution. Christine
se réveille tous les matins pour sombrer dans le plus
improbable des cauchemars. Qui est l’homme
endormi à ses côtés ? Quel est ce visage vieilli dans le
miroir de sa salle de bain ? Car, à 47 ans, elle souffre
d’une amnésie particulière. Non seulement elle n’a
aucun souvenir, mais elle est dans l’incapacité d’en
stocker de nouveaux. Sur le conseil de son médecin,
elle commence à tenir un journal où elle consigne
ces fragments d’existence perdus qu’elle relit le
lendemain avec avidité. Quand surgissent des
incohérences manifestes entre ses notes et ce qu’on
lui raconte, la peur s’installe durablement… Pour son
deuxième roman, Une autre vie (2015), l’auteur
s’attaque à l’intrusion d’Internet dans la vie d’une
génération qui n’y connaît pas grand-chose. Julia
semble être une femme heureuse, vivant
confortablement à Londres entre un mari aimant et
une carrière de photographe. Son univers se fissure
quand sa sœur unique, Kate, à l’existence plus
chaotique, est assassinée. Julia s’inscrit alors sur le
site de rencontres en ligne auquel Kate se connectait
fréquemment, avec la volonté naïve d’y retrouver la
piste du meurtrier, mais elle s’égare dans les brumes
du cyber-sexe, et l’addiction la submerge.

Le domestic thriller, phénomène


éditorial des années 2010
En 2015, un livre au succès sidérant (18 millions
d’exemplaires vendus dans le monde) va tout
changer : La Fille du train. Il fallait bien donner un
nom à ce genre, au croisement de la romance et du
thriller psychologique, ce sera le domestic thriller
(encore appelé « noir domestique »).

Notons que le processus avait été engagé


dès 2012 avec Les Apparences, Grand Prix des lectrices
de Elle, troisième roman de l’Américaine Gillian
Flynn, née en 1971. Amy et Nick Dune forment un
couple modèle, mais le jour de leur cinquième
anniversaire de mariage, Amy disparaît et tout est
chamboulé. En 2014, le livre est adapté au cinéma
sous son titre original, Gone Girl, par David Fincher.
Une autre histoire de couple idéal, cette fois
fantasmée par l’héroïne de La Fille du train de Paula
Hawkins (née en 1972). Rachel a tendance à noyer sa
détresse dans l’alcool. Chaque matin, dans le train
de 8 h 04 qui la conduit à Londres, elle aperçoit,
dans une maison proche de la voie ferrée, un homme
et une femme qui lui paraissent incarner le bonheur
conjugal parfait. Elle les a surnommés Jess et Jason.
Mais un jour, Jess disparaît du paysage… Dans un
crescendo implacable, l’angoisse monte
inexorablement à travers la parole donnée, tour à
tour, aux deux autres personnages féminins du
roman.

DE L’IMPORTANCE DU MOT GIRL DANS UN TITRE !

La lassitude commence néanmoins à saisir le lecteur quand il


voit fleurir, sur les traces de La Fille du train, un certain
nombre de romans dont le titre contient le mot « fille », et ce,
pour d’évidentes raisons commerciales.

Les Filles des autres (2016) d’Amy Gentry, par exemple.


À 13 ans, Julie Whitaker a été kidnappée sous les yeux de sa
sœur. Huit ans plus tard, elle revient toquer à la porte de la
maison familiale.

Ou encore The Girls (2016) d’Emma Cline où il est question de


l’emprise d’une secte sur une très jeune fille.
La Fille d’avant (2017) de J.P. Delaney – pseudonyme d’un
auteur connu, nous dit-on – est de la même eau. Jane visite
avec son mari des appartements qui sont tous trop petits et
trop chers. Jusqu’au jour où ils tombent sur la perle rare, un
chef-d’œuvre de l’architecture minimaliste. Le bail est assorti
de contraintes vraiment bizarres et, de surcroît, la précédente
locataire a connu sur les lieux une fin tragique.

La société patriarcale en question


Le domestic thriller évolue en s’attribuant désormais
des thématiques sociétales. Le second roman de
Paula Hawkins – Au fond de l’eau (2017) – aborde les
violences faites aux femmes. La Suédoise Sara
Lövestam (née en 1980) a attiré l’attention des
lecteurs avec Chacun sa vérité (Grand Prix de
Littérature Policière 2017), sorte d’anti-polar
scandinave (voir chapitre 16). Dans le deuxième volet
de la tétralogie – Ça ne coûte rien de demander – on
retrouve son héros, Kouplan, réfugié iranien sans
papiers et transgenre (ici une femme qui veut
devenir un homme). Il enquête sur une conseillère
municipale aux dents longues qui vient de se faire
escroquer par son amante.

Une femme entre nous, le thriller psychologique de


Greer Hendricks et Sarah Pekkanen, renverse les
codes du triangle amoureux dans une succession de
rebondissements.

Le thriller domestique se donne parfois des allures


de roman d’espionnage, ainsi dans Toute la vérité
(2018) de Karen Cleveland, excellent page-turner où
l’on constate que le métier de cette mère de famille,
analyste du contre-renseignement à la CIA, section
Russie, n’est pas de tout repos. D’une actualité
brûlante…
Chapitre 16
Polardeux de tous les pays,
unissez-vous !
DANS CE CHAPITRE :

» Le polar anglo-saxon et la relève

» Un tour du monde

» Un ailleurs comme source d’inspiration

L’Empire s’effrite ou la revanche


des filiales
L’Angleterre et les États-Unis ont largement dominé
le polar pendant près d’un siècle. À partir des
années 1970, le royaume de la Couronne et ses
cousins américains ont de la concurrence : d’autres
pays entrent dans la danse.

La fin de l’hégémonie anglaise


Les Anglais ne règnent plus en maîtres absolus sur le
domaine. Des voix nouvelles et singulières s’élèvent
au Royaume-Uni et aux quatre coins du
Commonwealth.

L’Angleterre a encore des forces


vives
Après le triomphe des reines du crime, les hommes
prennent la relève : David Peace, John Harvey et Tim
Willocks ont été évoqués aux chapitres 6 et 10, mais
il faut encore dire combien Robin Cook fut un auteur
important.

Robin Cook (1931-1994) pourrait être l’auteur d’un


seul livre, J’étais Dora Suarez** (1990), tant ce pur
chef-d’œuvre a marqué les esprits (voir chapitre 10).
Dans son autobiographie – Mémoire vive (1993) – il
revient longuement sur ce livre, son élaboration, ce
que cela a creusé en lui et, plus généralement, sur sa
conception très personnelle du roman noir : « Le
roman noir n’aborde pas seulement la
métaphysique ; il fait partie de la métaphysique. »
C’est sans doute pour cela que son étrange histoire
de flic discutant avec le fantôme de sa femme
assassinée ne sera pas appréciée ; d’une certaine
façon, Cauchemar dans la rue (1988) prépare l’arrivée
de « Dora ».

Robin Cook est un fils de bonne famille qui étudie à


Eton. Il fait les quatre cents coups durant sa jeunesse
(trafic de tableaux) et voit son premier roman publié
en 1962 – Crème anglaise où il évoque en filigrane ses
folles aventures à l’étranger. À cet égard, ce roman
dissipe toute ambiguïté : il a définitivement rompu
avec son milieu d’origine. À un moment de sa vie, il
quittera Londres pour s’installer dans l’Aveyron dont
il finit par prendre l’accent, béret vissé sur la tête.

On ne meurt que deux fois et Les Mois d’avril sont


meurtriers ont la particularité d’être parus tous deux
en 1984, d’avoir inauguré la série « Factory »
(autrement dit, l’Usine – le « Service des décès non
élucidés »), série qui comporte cinq romans et,
enfin, d’avoir été tous deux adaptés au cinéma.
Respectivement en 1985, par Jacques Deray
(dialogues de Michel Audiard, avec Michel Serrault et
Charlotte Rampling) et, en 1986, par Laurent
Heynemann (scénario de Bertrand Tavernier, avec
Jean-Pierre Marielle et Jean-Pierre Bisson). Le héros
de ces intrigues est un policier sans nom qui enquête
seul sur des crimes dont on dirait aujourd’hui qu’ils
sont des cold cases, des affaires souvent sordides qui
n’intéressent personne. Comme s’il avait finalement
réussi à boucler la boucle, Quand se lève le brouillard
rouge (1994) – une histoire de truands londoniens
qui cherchent à négocier des passeports volés avec
des anciens du KGB – son dernier livre achevé
quelques mois avant sa mort, est empreint du même
chant désespéré que celui de J’étais Dora Suarez.

Au sujet de cet auteur incontournable du roman noir


anglais, il faut lire le remarquable hors-série de la
revue Polar (« Spécial Robin Cook », 1994), une
approche très complète de sa vie et de son œuvre.
Les articles étaient prêts, précise la rédaction, et le
numéro fut « commencé dans la joie, terminé dans
la tristesse » : la mort de Robin Cook a pris tout le
monde de court. Son ami, le critique Jean-Pierre
Deloux, insiste sur l’essentiel, sa véritable nature
d’écrivain : « Cette force intérieure qui le pousse à
jeter sur le papier l’amour, l’angoisse et les terreurs
qu’il porte en lui. »

Les autres pays du Royaume-Uni


apportent du sang frais
L’Écosse
Si l’Angleterre est le berceau du polar, le « tartan
noir » a pris la relève avec éclat. Le premier maître
incontestable a été William McIlvanney (1936-2015),
poète obsédé par « l’héroïsme des gens
ordinaires ». Son inspecteur Laidlaw, qui opère à
Glasgow, vaut largement son collègue d’Édimbourg,
John Rebus, le héros de Ian Rankin : plus complexe,
encore plus dépressif, buvant sec mais pas au point
que cela passe pour un cliché, il est tenaillé par le
doute, lit Camus et Kierkegaard et essaie vainement
de comprendre pourquoi tant de misère, pourquoi
tant de haine. À découvrir absolument, ne serait-ce
que pour leur prose si poétique : Laidlaw, Les Papiers
de Tony Vetch, Étranges loyautés, écrits à la fin des
années 1970.

Ian Rankin (voir chapitre 6), le plus célèbre


représentant du polar écossais, a un concurrent
sérieux en la personne de Malcolm Mackay, né
en 1981 aux îles Hébrides. Il consacre une trilogie
peu banale à la vie quotidienne du parfait tueur à
gages en suivant pas à pas, dans les rues et banlieues
de Glasgow, Calum MacLean, un pro sans états
d’âme, dont l’indifférence aux autres est saisissante.
Le lecteur fasciné apprend comment « gérer » la
clientèle, les menus contretemps de l’activité, la
violence programmée et, dans Il faut tuer Lewis Winter
(2013), comment tirer sa révérence sans y laisser de
plumes. Il est difficile de prendre sa retraite dans ce
genre de métier.

Graeme Macrae Burnet, né en 1967, est le nouvel


Écossais à découvrir. Son premier roman, La
Disparition d’Adèle Bedeau (2014) est un vrai polar
d’atmosphère, situé dans une petite ville d’Alsace et
placé sous les auspices de Claude Chabrol. Mais
l’originalité de l’auteur, son goût pour les
constructions sophistiquées, éclatent dans L’Accusé
du Ross-shire (2015), finaliste du Booker Prize. C’est
la passionnante chronique d’une communauté rurale
des Highlands en 1869, qui peine sous le joug d’un
constable chargé d’imposer la loi féodale du
propriétaire terrien. C’est aussi le récit de Roderick,
17 ans, écrit à l’instigation de son avocat : il y avoue
le meurtre brutal de trois de ses voisins dans des
circonstances troublantes.

L’Irlande
Outre Sam Millar, le rebelle de Belfast évoqué au
chapitre 8, deux auteurs irlandais ont marqué le
roman policier ces dernières années.
Ken Bruen, né en Irlande en 1951, est l’auteur d’une
œuvre abondante de laquelle nous retiendrons deux
séries policières, la plus intéressante étant celle de
Jack Taylor. Viré de la police pour alcoolisme, ce flic
est devenu détective privé dans la bonne ville de
Galway. Tout l’intérêt de ces romans tient à ce
personnage attachant, sans cesse au bord du gouffre
mais en quête de rédemption. Une de ses meilleures
enquêtes est liée à une histoire se déroulant dans le
sinistre couvent des Magdalènes, où des filles-mères
étaient envoyées, souvent contre leur gré, pour
expier leur péché. Un véritable chemin de croix
attend Jack Taylor dans Le Martyre des Magdalènes
(2003), et plusieurs pintes de Guinness ne suffiront
pas à le soulager.

Né en Irlande du Nord en 1972, le Britannique Stuart


Neville est connu pour sa série « Jack Lennon »,
inspecteur de police à Belfast. Une belle maîtrise du
rythme et un découpage façon « thriller efficace »
font de ses livres des romans à suspense de qualité.
Dans Âmes volées (2011), Jack Lennon doit, en pleine
période de Noël, s’attaquer à une filière de
prostituées de l’Est, dont les macs sont vraiment des
enragés. À noter que tous les livres ne se déroulent
pas à Belfast, puisque Ratlines (2013) se situe à
Dublin en 1963 et met en lumière les réseaux
d’exfiltration de vieux nazis planqués sur le sol
irlandais, les fameuses ratlines.

Le Pays de Galles
Bill James est l’un des pseudonymes de Allan James
Tucker, journaliste né en 1929 à Cardiff. Des 33 police
procedurals mettant en scène le superintendant Colin
Harpur et son chef hiérarchique Desmond Iles,
14 ont été traduits en France, révélant une contrée
où la frontière entre celui qui protège les citoyens en
faisant respecter la loi et celui qui l’enfreint est
ténue. Où la notion de corruption est une affaire de
point de vue et la morale un concept fort difficile à
appréhender. Autant de choses déjà vues chez
d’autres auteurs, mais qui prennent une saveur
particulière sous sa plume d’un humour féroce, en
particulier dans Sans états d’âme (1990).

Le Commonwealth a son mot à dire


L’Australie
Peter Corris, né en 1942, a créé Cliff Harding,
détective privé que l’on peut présenter, pour
reprendre le cliché habituel, comme le Philip
Marlowe australien. Des enquêtes classiques, une
certaine atmosphère de vacances – le port de
Sydney, la plage de Vaucluse, les maisons
d’architecte des riches de là-bas – qu’illustre bien
Des morts dans l’âme (1980).

Bien qu’Anglais, Arthur Upfield (1890-1964) a passé


la majeure partie de sa vie en Australie et son héros,
Napoléon Bonaparte, aborigène par sa mère, est un
inspecteur de la police de Brisbane. Excellent
cavalier, « Bony » sillonne le bush lors de longues
traques de criminels, tirant le meilleur parti de son
talent particulier : champion de la détection
olfactive, il peut identifier l’odeur de la peur
humaine… Ses enquêtes un peu désuètes présentent
un caractère résolument ethnologique.

Mais l’auteur australien le plus important est Peter


Temple (1946-2018), journaliste né en Afrique du
Sud et installé en Australie dans les années 1980. Sur
la dizaine de romans qu’il a écrits, cinq seulement
ont été traduits en France, dont Vérité (2009), lauréat
du prestigieux prix littéraire australien, le Miles
Franklin Award. Dans l’atmosphère étouffante
(littéralement, car une canicule sévit) de Melbourne,
ville qu’il supporte de moins en moins, Villani, chef
de la brigade des homicides, doit enquêter sur la
mort d’une adolescente fugueuse. Mélancolique,
désabusé, il fait à chaque pas le constat amer d’un
monde où des privilégiés se barricadent dans des
quartiers luxueux et sécurisés, tandis que le reste de
la population continue à se débrouiller au mieux
dans des quartiers sordides.

Le Canada
Emily St. John Mandel, née en 1979 et originaire de
Colombie-Britannique, a été remarquée par les
amateurs de polars dès son premier roman Dernière
nuit à Montréal (2009), l’histoire de Lila et de son
père qui, l’ayant enlevée, l’embarque dans une
cavale hallucinante. C’est cependant sa dystopie
Station Eleven (2013), consacrée à une troupe
spécialisée dans le répertoire shakespearien, qui l’a
rendue célèbre : le livre a été finaliste du National
Book Award, prestigieux prix littéraire américain.

« Ce qui caractérise ce livre [Dernière nuit à


Montréal], ce n’est pas l’effroi, le suspense ou le
mystère, quoiqu’il y ait aussi un peu de tout ça, mais
c’est une espèce de ton complètement décalé… Les
personnages ne sont pas motivés par l’appât du gain,
le sadisme ou le culte du meurtre, et pourtant il y a
de la violence, il y a un meurtre. » (François Guérif,
Du polar, entretiens avec Philippe Blanchet, Payot, 2013)
Un tour du monde
À partir des années 1970, le polar s’éloigne des
rivages anglais et américain. Il prolifère dans le
monde entier.

Le continent européen
L’Espagne et l’Italie ont attendu l’après-guerre pour
s’embarquer dans l’aventure du polar moderne alors
qu’en Allemagne, les premiers classiques datent des
années 1920. Mais quels que soient leurs mérites
respectifs, leurs meilleurs auteurs ne résisteront pas
au tsunami scandinave.

L’Espagne, le franquisme et ensuite…


Le roman policier espagnol contemporain est né de
la répression franquiste. Deux auteurs engagés dans
la résistance politique l’incarnent avec éclat :
Francisco González Ledesma et Manuel Vázquez
Montalbán. Depuis la mort de Franco, le polar
espagnol n’est plus animé par la même colère.

Du temps du dictateur
Francisco González Ledesma, ancien avocat
humaniste et mélancolique, a été longtemps
rédacteur en chef de La Vanguardia ; il incarne avec
Manuel Vázquez Montalbán, journaliste engagé
politiquement et créateur de la série Pepe Carvalho
(voir chapitre 6), ce qu’un écrivain peut faire de
mieux dans le genre policier. Tous deux ont
transformé leur ville, Barcelone, en personnage
romanesque à part entière et tous deux ont décrit les
méfaits du franquisme en racontant des histoires de
criminels ordinaires.

Francisco González Ledesma (1927-2015) est


l’auteur catalan par excellence, qui a fait de
Barcelone l’héroïne de ses romans. Dans sa série
policière mettant en scène l’inspecteur Ricardo
Méndez, il faut lire La Dame de cachemire** (1986)
pour son charme indéfinissable et son style virtuose
et baroque. Méndez, sarcastique et désabusé,
travaille dans un commissariat crasseux ; il est l’ami
des vieilles prostituées des Ramblas, celui qui ferme
les yeux sur les voleurs à la tire et, bien sûr, il est
détesté par sa hiérarchie. Un univers féroce et drôle.
Selon François Guérif, « Francisco González
Ledesma parle de Barcelone comme Chandler peut
parler de Los Angeles » (Du polar, entretiens avec
Philippe Blanchet, éd. Payot, 2013). Et cela sonne
forcément comme un compliment.
Manuel Vázquez Montalbán (1939-2003) a fait de la
prison en 1962 pour « attitude anti-franquiste ».
Outre ses polars, il a écrit des poèmes, des essais
politiques, des romans historiques et une magnifique
étude en hommage à sa ville, Barcelones (1987), mais
le monde entier le connaît pour être le père de Pepe
Carvalho. Ce personnage gourmand, amoureux de sa
ville et entouré de créatures pittoresques, propose,
au gré des 16 romans dans lesquels Montalbán se
sert de la politique comme d’un ingrédient
romanesque, une vision critique de la crise d’identité
de toute une société. Son statut de détective privé lui
permet de parler librement : il ne représente ni
l’État, ni la police. D’ailleurs dans J’ai tué Kennedy
(1972), on apprend que Carvalho, connu pour être un
membre du PC espagnol, a travaillé pour la CIA. Pour
faire sa connaissance, il est recommandé de
commencer par La Solitude du manager (1977), Mers
du sud (1979, Prix Planeta) et l’irrésistible Meurtre au
comité central (1981) : à l’époque, on n’avait pas
« nettoyé » les Ramblas et Barcelonette existait
encore, mais les murs gardaient en mémoire de sales
images.

Dans une interview de 2002 accordée à sa


découvreuse et traductrice Michèle Gazier, il confiait,
concernant son personnage fétiche : « Je sais
certaines choses au départ. Je sais qu’il va brûler un
livre, faire la cuisine. Ça, c’est sûr, mais les
certitudes s’arrêtent là, sinon on tombe dans le
roman formule. À la différence des Maigret de
Simenon qui se ressemblent tous, les romans de
Carvalho sont tous différents. Parfois je me lasse du
récit linéaire, alors je m’inspire des bandes dessinées
ou de tout autre genre comme dans Sabotage
olympique ou Hors jeu. La forme littéraire de base
reste une sorte de chronique du temps qui passe.
Temps extérieur, social, politique, temps intérieur de
la vie de Pepe Carvalho qui vieillit au fil de la série, et
temps conventionnel du roman. »

L’après Franco : les Catalans et les Basques


donnent de la voix
Le prodige du polar espagnol contemporain est un
Barcelonais. Víctor del Árbol (né en 1968), ancien
flic, avait séduit le public français avec La Tristesse du
samouraï (2011), plusieurs fois primé, mais sa
notoriété s’est définitivement établie avec Toutes les
vagues de l’océan (2014) – lauréat du Grand Prix de
Littérature Policière. Ses intrigues sont hantées par
la douleur des mères, la corruption des édiles, les
dérives mafieuses, mais toujours avec un arrière-
plan historique prégnant.

Dans sa trilogie policière publiée entre 2013 et 2014,


Dolores Redondo (née en 1969) a créé un personnage
de policière atypique, Amaia Salazar, mère de famille
ballottée entre meurtres sordides et légendes
basques. Tout cela je te le donnerai (2016) – pour
lequel elle a remporté le prestigieux Prix Planeta – a
fait de son auteure une star dans son pays. L’intrigue
criminelle tourne autour d’un secret de famille, sur
fond de confrontation entre une Espagne moderne
(le protagoniste est homosexuel) et une Espagne
traditionaliste.

L’Italie, le giallo et l’après-giallo


L’éditeur Mondadori, constatant le succès de romans
populaires publiés en feuilletons, lance en 1929 I
Libri gialli (« Les livres jaunes »), première
collection de polars italienne, avec une traduction
d’un roman du très classique auteur américain S. S.
Van Dine (voir chapitre 2). En plein régime fasciste,
un quota de 20 % d’auteurs nationaux est exigé,
mais l’Italie n’ayant aucune tradition de littérature
policière, les premiers polars écrits par des Italiens
sont des parodies de romans américains, surtout pas
des romans noirs : s’ils comportent un mystère, la
mort en est absente. Après-guerre, la mode étant à
l’Amérique, les auteurs prennent des pseudonymes à
consonance anglo-saxonne.

Vers une critique sociale


Le premier auteur digne d’attention est Giorgio
Scerbanenco – version romanisée de son nom
ukrainien Djorjo Chtcherbanenko – (1911-1969), qui
signe avec Vénus privée (1966) la véritable naissance
du polar italien. Il fait évoluer dans Milan un
personnage qui ne véhicule aucune idéologie sinon
une forme d’anarchisme mais exprime une certaine
critique sociale : le docteur Duca Lamberti, qui n’a
plus le droit d’exercer et a fait de la prison, accepte
d’aider un puissant industriel à sortir son fils des
griffes de l’alcool. Lamberti, « tourmenté par la
pitié », témoin des ravages de l’urbanisation et de
l’enfermement de l’homme dans un univers de plus
en plus violent, est l’inoubliable héros de trois autres
romans. La première traduction de Ils nous trahiront
tous** (1966), parue sous le titre malheureux À tous
les râteliers, a reçu le Grand prix de Littérature
Policière. À lire absolument, de même que les autres.
Tout à fait inclassables, Fruttero & Lucentini (voir
chapitre 8) ne sont pas des auteurs de polars stricto
sensu, à l’exception près de La Femme du dimanche
(1972), où ils se livrent à une observation narquoise
de la bourgeoisie turinoise. L’architecte Lamberto
Garrone ayant eu le crâne défoncé avec un phallus de
pierre, le commissaire Santamaria va devoir
enquêter au pays des fautes de goût, et la belle Anna
Carla fera chavirer sa conscience de classe… Ce livre
est un délice.

Écrivains engagés
Dans un pays qui vit sous la loi de l’omertà, la loi du
silence, il est rare que des auteurs dénoncent en
autant de mots les sales manigances et les faiblesses
de l’État. Loriano Macchiavelli, né en 1934, qui vient
du théâtre politique, est un de ceux qui s’y sont
risqués, avec la volonté d’utiliser le polar pour
continuer cet engagement. Il a assorti le très
contestataire sergent Sarti Antonio d’un journaliste
et d’un parlementaire de gauche ; ensemble, ils
mènent des enquêtes criminelles dans une trentaine
de romans dont quatre seulement ont été traduits en
français, parmi lesquels Les Souterrains de Bologne
(2002).
Massimo Carlotto, né en 1959, a dès l’adolescence
fait partie du groupe d’extrême gauche Lotta continua
et, alors qu’il était encore étudiant, a été condamné
à 7 ans de détention pour un crime de droit commun
qu’il n’avait pas commis. Aussitôt libéré, il a inventé
le personnage de Marco, dit l’Alligator, qui a fait
comme lui de la prison et aime le blues ; il est
flanqué de deux personnages qui résument
l’équation italienne des années de plomb (mafia +
contestation politique) : Benjamino Rossini, un
ancien truand, et Max la Mémoire, un vieux militant.
Dans La Vérité de l’Alligator (1995), Marco, qui a un
sens prononcé de la justice, se porte au secours d’un
pauvre toxico accusé à tort.

Le groupe des Treize


Moins politisés, à l’exception de Macchiavelli, les
« Tredici » – un groupe d’écrivains qui se
retrouvaient régulièrement à Bologne au début des
années 1990 pour refaire le monde et le polar – ont
relancé le giallo qui battait de l’aile. Certains sont
devenus des auteurs majeurs : Eraldo Baldini né
en 1952, à qui l’on doit un petit texte remarquable,
Le Tueur (1996) ; Pino Cacucci, né en 1955, qui a vécu
au Mexique et est devenu le traducteur de Paco
Ignacio Taibo II (voir ci-après), auteur d’un recueil
de nouvelles mémorables, San Isidro Football Club
(1991), jadis publié dans « La Noire » de Gallimard

Carlo Lucarelli, né en 1960, est, quant à lui, l’auteur


d’une œuvre importante, marquée par une réflexion
sur la folie de l’Histoire dont l’incarnation absolue
est le fascisme. La trilogie ayant pour protagoniste
principal le commissaire De Luca commence avec
Carte blanche (1990), où l’on apprend que De Luca
opère du mauvais côté de la barrière, au moment de
la république de Salò, tout en prétendant être
neutre…

Marcello Fois, enfin, né en 1960, dont l’œuvre hors


polar est une des plus notables de la littérature
italienne actuelle. Il fait de la Sardaigne, qui est au
cœur de son œuvre, l’emblème du drame non résolu
de l’Italie : l’unité mal digérée et le difficile passage
de l’archaïsme à la modernité. Dans la série policière
située à la fin du XIXe siècle qui met en scène
l’avocat-poète Bustianu, l’île craint de perdre son
identité et s’interroge sur son avenir mais elle est
encore proche de ses racines. Sang du ciel (1999), qui
commence par un impressionnant déluge de trois
jours, confronte Bustianu à un double mystère :
comment Filippo, jeune abruti mesurant 1 m 50, a-
t-il pu étrangler de ses mains l’indic Solinas,
véritable montagne de chair ? Puis, dans sa cellule,
s’ouvrir les veines sans tacher ses chaussures ni sa
chemise ? Flairant le coup monté, « Bustia » fouine
du côté des autorités…

Romanzo criminale** (2002) de Giancarlo De


Cataldo, né en 1956, est le phénomène éditorial qui,
une décennie plus tard, a braqué toutes les lumières
sur le polar transalpin. C’est un roman parfaitement
ancré dans les problématiques contemporaines de la
criminalité italienne, d’autant mieux documenté que
l’auteur est magistrat de carrière. Situé à la fin des
années 1970, période baptisée « les années de
plomb » durant laquelle ont sévi le terrorisme et les
tensions politiques. La bande de « La Magliana » –
le Froid, le Dandy, le Rat, le Crapaud, le Buffle et
Patrizia –, profite de ce climat perturbé pour
contrôler Rome par tous les moyens criminels
connus : braquages, assassinats, enlèvements,
corruption, collusion avec la loge P2 et le terrorisme
d’extrême droite. L’écriture de De Cataldo est vive,
imagée, musclée, mais en aucun cas elle n’atteint le
niveau de violence que dégagent le film éponyme de
Michele Placido et surtout la série télévisée de
Stefano Sollima.

Oublions la politique
Homme de théâtre, poète, scénariste, né en 1925 en
Sicile, Andrea Camilleri – lointain cousin de
Pirandello et ami de Sciascia – a connu le succès sur
le tard, grâce à son premier polar, La Forme de
l’eau** (1994), mais quel triomphe… Tout le plaisir
de lecture tient à la saveur de l’histoire racontée
dans chaque titre (une trentaine) de la série dont le
héros est Salvo Montalbano, nommé ainsi en
hommage à Manuel Vázquez Montalbán. Pour
autant, Camilleri ne cache pas son admiration pour
Simenon : « Si Montalbano a un “oncle”, c’est le
commissaire Jules Maigret », précise-t-il dans une
interview accordée au magazine Moisson Noire. Il est
également l’auteur de plusieurs romans historiques
sur la Sicile du XIXe siècle.

Salvo Montalbano est commissaire à Vigàta, localité


sicilienne où règne une ambiance qui n’est pas sans
rappeler celle des romans de Pagnol : adultères,
ragots, jalousies familiales, embrouilles de cadastre,
cuisine goûteuse du terroir. Mais la comparaison
s’arrête là. La mafia met son nez partout et la loi du
pouvoir central, la leggi, a du mal à se faire respecter.
Montalbano, roublard, lettré et fin gourmet, résout
les mystères à sa manière, révélations subites après
un bain nocturne dans la mer glacée ou rêves
prémonitoires. Le charme singulier de ces romans
tient certes au charisme du commissaire, mais aussi
à un style concis et visuel, aux dialogues truculents
et, surtout, à une langue qui mélange à l’italien des
expressions siciliennes, faisant appel à des variantes
dialectales qui ressuscitent des mots tombés en
désuétude. La virtuosité de la traduction de Serge
Quadruppani mérite d’être saluée.

DES GARÇONS À PART

Andrea G. Pinketts est un franc-tireur. Journaliste


d’investigation, il est l’auteur de romans fantasques qui se
déroulent à Milan où il est né en 1961. Ainsi, Le Sens de la
formule (1995) ne ressemble à aucune autre histoire policière.
Lazzaro Santandrea, héros tragique et hilarant, vient
d’avoir 30 ans, vit toujours chez sa maman, a perdu ses
illusions, comme il a perdu une certaine Nicky (« la fille la plus
laide du monde »), qu’il connaissait à peine au demeurant,
mais qu’il s’entête à vouloir retrouver.

Le Romain Niccolò Ammaniti, né en 1966, a défrayé la


chronique dans les années 1990 avec son groupe littéraire
« les Cannibales » qui prônait la destruction des tabous et une
attitude avant-gardiste. Aujourd’hui, l’auteur avoue son
admiration pour Stephen King et James Ellroy. Je n’ai pas peur
(2001), une très sombre et néanmoins poétique affaire
d’enlèvement raté, a remporté le fort convoité Prix Viareggio.
Le narrateur, Michele, a un vieux vélo, des potes rustiques et
un père devenu kidnappeur par ignorance et pauvreté. Un
petit gars du Sud qui ignore la société de consommation et
fait des cauchemars peuplés de monstres davantage inspirés
par Italo Calvino que par ceux de la télévision.

Donato Carrisi (né en 1973) a connu la célébrité


grâce au Chuchoteur (2009), Prix SNCF du polar
européen 2011. Son héroïne, Mila Vasquez, spécialiste
des affaires d’enlèvement, enquête sur un tueur de
petites filles. 300 000 exemplaires vendus pour ce
premier roman d’un docteur en criminologie,
également scénariste, ce qui peut expliquer cette
écriture très visuelle et la parfaite construction de
l’intrigue.

Le « Krimi »
Le polar allemand débute dans les années 1920 avec
deux titres qui ont marqué l’imaginaire collectif :
Docteur Mabuse de Norbert Jacques (voir chapitre 9)
et Émile et les Détectives d’Erich Kästner, classique
pour la jeunesse traduit dans plus de 70 pays. La fin
de la Seconde Guerre mondiale voit naître le Krimi,
roman d’enquête classique. La production est
aujourd’hui importante, mais peu de romans sont
traduits en France. Le public a peut-être été comblé,
ou dissuadé, par l’inusable série télévisée avec
l’inspecteur Derrick, qui fut diffusée
entre 1974 et 1998…

Les nazis ont laissé publier des romans policiers


sans jamais les qualifier de « décadents »,
permettant, par négligence, que prolifère cette
littérature populaire impropre à représenter les
valeurs du national-socialisme. De plus, elle offrait
le double intérêt de distraire les masses et de faire
prospérer le secteur de la culture. Il semblerait que
près de 3 000 titres aient paru entre 1933 et 1945 et
que certains d’entre eux aient réussi à tromper la
censure. Dans Krimi (Anacharsis, 2014), Vincent
Platini a constitué et présenté une passionnante
anthologie du récit policier sous le IIIe Reich qui
témoigne de tendances politiques divergentes.

À partir des années 1980, il y a eu quelques


tentatives de publication en France mais elles n’ont
pas été couronnées du succès escompté par les
éditeurs. Il faut toutefois noter les titres suivants :

Doris Gercke, née en 1937, aborde la condition


féminine en rase campagne dans Aubergiste, tu seras
pendu (1988). Chaleur torride et orages, village qui
sent le cochon, hommes brutaux et épouses répétant
à l’infini leurs tâches ménagères : rien d’étonnant à
ce que l’une d’elles se pende. Pour Bella, dépêchée de
la ville, l’enquête va se révéler suffocante. Un vrai
noir à signaler car il ne ressemble pas aux autres
krimis.

Bernhard Schlink, né en 1944, est devenu en un


livre, Le Liseur, l’écrivain allemand le plus connu de
sa génération. Dès son premier polar, le succès fut
immédiat. Brouillard sur Mannheim (1987), écrit avec
Walter Popp, évoque un passé qui a tendance à
remonter à la surface. Gerhard Selb est un vieux
privé qui n’arrive pas à oublier qu’il fut magistrat
sous le IIIe Reich. Le directeur de la Société rhénane
de chimie le charge de trouver l’auteur du piratage
informatique dont l’entreprise est victime. Un
cadavre plus tard, Selb voit apparaître des liens entre
son client et l’organisme public qui contrôle la
pollution. Deux autres enquêtes de Selb explorent les
liens compliqués entre le passé et le présent de
l’Allemagne.

La reine du crime outre-Rhin, Nele Neuhaus, née


en 1967, est passée relativement inaperçue en
France. Elle écrit des police procedurals traditionnels
et bien menés dans lesquels deux flics opèrent, Pia
Kirchhoff et le commissaire Von Bodenstein. Rien de
très nouveau mais Blanche-Neige doit mourir (2010),
qui raconte les meurtres de jeunes filles dans le petit
village d’Alteinheim, est le titre recommandé au
lecteur amateur de krimis un peu oppressants.

Henry Hayden, romancier adulé, a décidé de se


débarrasser de sa maîtresse, enceinte de lui. Il
pousse la Subaru de celle-ci du haut d’une falaise, or
c’est son épouse Martha qui se trouvait au volant.
Une bourde de taille, puisque c’est sa femme qui
écrivait les best-sellers qui l’ont rendu célèbre. Il y a
beaucoup d’humour dans La Vérité et autres
mensonges (2014) de Sascha Arango, né en 1959 à
Berlin, scénariste pour la télévision très réputé dans
son pays. Ce premier roman est un coup de maître.

Le polar néerlandais
Une mention spéciale pour motif d’extravagance et
d’humour est attribuée au seul auteur de polars
néerlandais que nous connaissions, qui a fui son
pays dès qu’il a pu et écrit en anglais aussi bien que
dans sa langue maternelle : Janwillem van de
Wetering (1931-2008), déjà cité au chapitre 11. Son
œuvre s’est nourrie de la pratique du zen, d’un bref
passage dans la police d’Amsterdam, de ses voyages,
de son installation dans le Maine, de son admiration
pour Robert Van Gulik (voir chapitre 4) et d’une
philosophie très particulière de la vie. Le trio que
forment le rhumatisant commissaire Jan, le très zen
sergent De Gier et l’adjudant Gipstra, affublé d’une
femme exaspérante, est une trouvaille unique dans
l’histoire du polar. Leurs enquêtes les conduisent le
long des canaux bien connus mais aussi au Japon, en
Papouasie, aux Caraïbes, dans le Maine. Ils ont une
morale très personnelle et des méthodes singulières :
en quête de signes et prêts à toutes les expériences
parapsychiques, ils pratiquent autant la méditation
que la fumette. Tous les romans de la série méritent
d’être lus mais s’il faut choisir, Comme un rat mort
(1985), Sale temps (1986) et Le Massacre du Maine
(Grand Prix de Littérature Policière 1984) figurent en
tête.

Et il y a même des polars suisses !


Dans un pays aussi protégé, contrôlé et fermé
comme un coffre-fort, le polar ne peut s’épanouir
sur un autre terrain que celui de la finance. Martin
Suter, auteur zurichois né en 1948, saisit
brillamment la perche dans Montecristo (2015),
thriller palpitant qui raconte les mésaventures du
vidéo-reporter Jonas Brand : en possession de deux
billets de 100 francs suisses, parfaitement
authentiques et portant le même numéro, il est assez
naïf pour enquêter malgré les mises en garde. Avant
lui, il y avait eu le très original Friedrich Glauser
(1896-1938), électron libre de langue allemande, un
Suisse qui avait connu la Légion étrangère, la
morphine et l’asile psychiatrique… Son inspecteur
Studer, de la police cantonale de Berne, est un des
personnages les moins convenus de la fiction
policière. Le lecteur qui, d’aventure, déniche un
exemplaire de Studer et le Caporal extralucide (1969) ou
de Le Thé des trois vieilles dames (1970) est prié de se
jeter dessus !

Le polar qui venait du froid


La vague nordique a déferlé en trois étapes.

Les précurseurs
Les Suédois Maj Sjöwall (née en 1935) et Per Wahlöö
(1926-1975), mariés à la ville (voir chapitre 8), ont
inventé le polar nordique. S’il leur est arrivé à
l’occasion d’être publiés séparément – Per, deux
romans policiers dont Meurtre au 31e étage (1964) et
Maj, après la mort de son mari, La Femme qui
ressemblait à Greta Garbo (1990), coécrit avec Tomas
Ross – c’est le cycle intitulé « Roman d’un crime »
rédigé à quatre mains qui a fait leur renommée. À
compter de 1965, paraissent dix livres qui racontent
les enquêtes criminelles confiées à une équipe de
policiers de la brigade de Stockholm dirigée par
Martin Beck. Ce commissaire méticuleux et pugnace
résout avec subtilité des crimes odieux – femmes
violées (Roseanna, 1965), petites filles assassinées
par un pédophile (L’Homme au balcon, 1967) ou
massacre collectif (Le Policier qui rit, 1968) – et
dévoile des manœuvres politiciennes ou des
comportements inappropriés dans la police. Déjà, à
leur époque, se fondant sur une critique acerbe de la
société capitaliste suédoise érigée alors en modèle,
les deux auteurs, marxistes convaincus, dénoncent,
dans un style épuré, fluide et qui n’a pas pris une
ride, les conséquences de l’affairisme. Au point que
l’on pourrait presque parler à leur propos de « polar
sociologique ».

« Si c’est bien le tueur qui a pris à Kastrup l’avion


de Stockholm, une chose est sûre : il est suédois. Et
s’il s’agit d’un assassinat politique, c’est qu’il était
contre les activités commerciales que Palmgren
entretenait avec la Rhodésie, l’Angola, le
Mozambique et je ne sais quoi encore. Par
conséquent, ce ne peut être qu’un gauchiste
fanatique. » (Sjöwall et Wählo, Meurtre au Savoy, éd.
Rivages, traduit de l’anglais par Michel Deutsch)

Le maître lance la mode


Le modèle suédois vu par Henning Mankell (1948-
2015) n’a rien d’un rêve. Pourtant, c’est cet auteur
qui est à l’origine de l’engouement actuel pour le
polar scandinave. En créant l’inspecteur Kurt
Wallander avec Meurtriers sans visage en 1991,
l’auteur exprime sa conviction que « le crime est le
meilleur miroir de la société ». Dans le petit
commissariat d’Ystad en Scanie – province reculée
du sud de la Suède –, le cours paisible des jours est
bouleversé par des crimes inimaginables dans ce
pays qui affiche insolemment son bonheur : un
couple de modestes paysans torturés et assassinés,
un jeune Somalien vivant dans un foyer de réfugiés
abattu par deux ultranationalistes… Au fil de ses
nombreux polars couverts de prix dans tous les pays,
Mankell utilise des actes d’une violence spectaculaire
pour démontrer que l’État providence ne résout pas
tous les problèmes. L’image de la jeune femme qui
s’immole par le feu dans un champ de colza, au
début de Le Guerrier solitaire (1995), est aussi
inoubliable que celle du vieux poète, ornithologue
amateur, que l’on retrouve empalé sur des tiges de
bambou dans La Cinquième Femme (1996).
Agressions contre des policiers, création de milices
privées, xénophobie : décidément, la Suède n’est pas
un paradis. Et l’inspecteur Wallander, déjà
mélancolique de nature et affaibli par des problèmes
familiaux, découvre, comme le lecteur, le
désenchantement.

HORS PISTE

Unique polar de Björn Larsson, né en 1953, écrivain voyageur


et professeur de littérature française à l’université de Lund, Le
Cercle celtique (1992) est un cas à part : loin d’exploiter la
faillite du modèle suédois, il entraîne le lecteur en mer à bord
du voilier Rustica avec deux passagers poursuivis par des
inconnus à travers les brumes qui noient les archipels de la
mer du Nord. Rien de social ni de politique à l’horizon, juste
des tempêtes et des récifs, des rituels celtes et un mystérieux
livre de bord qui ne révèle pas grand-chose : pour amateurs
d’atmosphères.

Le phénomène Millenium accentue et confirme


la tendance
La vogue du polar scandinave a fait un spectaculaire
bond en avant avec la parution de Millénium de Stieg
Larsson (1954-2004), trilogie composée de Les
Hommes qui n’aimaient pas les femmes (2005), La Fille
qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette (2006)
et La Reine dans le palais des courants d’air (2007) et
publiée après le décès subit de l’auteur. Le monde
entier – 80 millions d’exemplaires vendus – s’est
passionné pour les aventures de Lisbeth Salander,
jeune femme rebelle à l’allure gothique, qui enquête
avec Mikael Blomkvist, ex-journaliste d’une revue
d’investigations socio-économiques. Le
tempérament agressif et asocial de l’héroïne par
ailleurs attachante, l’utilisation de technologies
modernes, la dénonciation du comportement de
certains citoyens éminents sous l’Occupation, la
violence un peu trash, tous les éléments étaient
réunis pour aboutir au succès, et pourtant, en France
du moins, les éditeurs ont commencé par bouder le
manuscrit qui leur était soumis !

David Lagercrantz, chargé par les éditeurs de


poursuivre la saga après le décès de son auteur, a
commis deux « suites » qui ont certainement
rapporté beaucoup d’argent mais que les fidèles
lecteurs de Larsson ont jugées très inférieures à
l’original.

En 2009 sort l’adaptation cinématographique de


Niels Arden Oplev, avec Noomi Rapace dans le rôle
de Lisbeth Salander, qui est interprétée par Rooney
Mara dans la version de David Fincher (2011). Le
problème n’est plus de savoir s’il convient de
préférer le livre ou le film : la question se pose aussi
du choix entre deux films ! Des deux adaptations, qui
l’eût cru, ce n’est pas la Suédoise mais celle de
Fincher qui est la plus fidèle au livre. Dans l’une et
l’autre, le visage de Lisbeth est orné de plusieurs
piercings. Le reste est affaire d’esthétique. Quoi qu’il
en soit, c’est l’un des rares cas où une adaptation
cinématographique est aussi excitante que le livre
d’origine.

Best-sellers au freezer
La Suédoise Camilla Läckberg (née en 1974) est
l’auteure de nombreux romans policiers situés à
Fjällbacka, petite ville côtière qu’elle connaît bien.
Ses intrigues sont à la frontière du domestic thriller
(voir chapitre 15) ; son héroïne Erica, qui écrit des
biographies, enquête à ses heures perdues sur les
crimes commis dans ce qui paraissait être une
bourgade provinciale bien tranquille. Bientôt une
idylle avec Patrick, inspecteur de police, la conduira
à l’autel. Camilla Läckberg jouit d’un vrai succès
depuis le premier titre de sa série « Erica Falck et
Patrik Hedström », intitulé La Princesse des glaces
(2003) et récompensé par le Grand Prix de
Littérature Policière. Cette mère de quatre enfants a
par ailleurs publié deux livres de cuisine. Ça ne
s’invente pas.

Le Danois Jussi Adler-Olsen (né en 1950) a été


guitariste de rock, éditeur, libraire, avant de publier
son premier thriller, Miséricorde, en 2007. C’est le
premier tome de la série « Département V » qui
raconte les aventures d’une équipe spécialisée dans
les crimes non élucidés. Un mélange de cold case et
de polar venu du froid. Depuis, il a beaucoup écrit et
beaucoup vendu de livres (13 millions de par le
monde).

Au pays du soleil de minuit


Gunnar Staalesen (né en 1947) est le père du
détective privé Varg Veum, sorte de Philip Marlowe
nordique. Buveur d’aquavit et non de bourbon, fan
de jazz, Varg Veum est un homme solitaire,
célibataire (divorcé), compassionnel et plein d’auto-
dérision comme son illustre modèle. Le Loup dans la
bergerie (1977) reste une bonne entrée en matière
pour qui veut découvrir le précurseur du polar
norvégien.
Jo Nesbø (né en 1960) est un des interprètes d’un
groupe de pop rock très connu en Norvège quand il
se lance dans la carrière d’écrivain. Très anglophile,
on le considère pourtant comme le chef de file du
thriller scandinave grâce à sa série « Harry Hole »
dont la notoriété est indéniable. Le Bonhomme de
neige (2008) – une histoire de serial killer – ou
encore Rouge-Gorge (2000) dans lequel Harry Hole
enquête sur les milieux néo-nazis, sont aujourd’hui
des titres cultes. En 2015, Nesbø entame une autre
série (sans abandonner la précédente) avec un
personnage de tueur à gages qui travaille de façon
attitrée pour un caïd contrôlant la prostitution à
Oslo. Le premier opus, Du sang sur la glace (2015) est
un livre extraordinaire, avec deux fins, écrit dans
une veine plus proche du roman noir américain que
du polar nordique. En 2018, avec Macbeth, il relève le
pari de revisiter le chef-d’œuvre de Shakespeare par
le biais d’un thriller situé dans une ville industrielle
minée par la pauvreté et la criminalité. Macbeth
dirige une unité d’élite d’intervention et veut
débarrasser ses concitoyens d’Hécate, un puissant
baron de la drogue.

La passionnante série télévisée franco-suédo-


norvégienne Occupied (2015) a été créée et scénarisée
par Jo Nesbø. Elle relate l’annexion de la Norvège par
la Russie, d’abord de façon douce, puis un peu plus
fourbe et, au final, assez musclée. L’enjeu : les
réserves de pétrole du pays.

Le cas d’Anne Holt, née en 1958, magistrate et même


ministre de la Justice en Norvège en 1996-1997, a
fait couler beaucoup d’encre : revendiquant son
homosexualité, l’auteure n’a pas craint, dans La
Déesse aveugle (1998) et dans Bienheureux ceux qui ont
soif (1999), de dénoncer les dysfonctionnements du
système judiciaire norvégien et de confier, pour la
première fois dans la fiction scandinave, des
enquêtes policières à une femme, l’inspecteur Hanne
Wilhelmsen.

La vogue islandaise
Parmi les auteurs venus du froid, Arnaldur
Indridason, né en 1961, historien de formation et
ancien critique de cinéma, est sans doute celui dont
le succès a eu le plus grand retentissement. Voici
l’Islande, qui n’avait aucune tradition de littérature
de genre, promue terre de polars grâce à la parution
de La Cité des jarres (2000). Le roman obtient la Clé
de verre, qui récompense le meilleur polar
scandinave de l’année. Suit La Femme en vert**
(2001), Gold Dagger du meilleur livre étranger, avec
son début inoubliable : dans la banlieue de
Reykjavik, une toute petite fille mâchonne un os
humain pendant la fête d’anniversaire de son grand
frère. Les policiers ameutés fouillent le chantier
voisin où ils mettent au jour un squelette entier. Il
s’est passé d’étranges choses dans le coin, à la fin de
la Seconde Guerre mondiale… Suivront une dizaine
de romans dont la figure centrale est le très bourru,
attachant et solitaire commissaire Erlendur, qui
révèle des aspects jusqu’alors occultés de l’histoire
de son pays. Ainsi, dans L’Homme du lac (2004), la
découverte, au fond d’un lac asséché, d’un squelette
lesté d’un émetteur radio russe le lance sur des
dossiers de disparitions non élucidées. L’enquête
s’orientera vers les jeunes boursiers socialistes qui
étudiaient en Allemagne de l’Est pendant la Guerre
froide…

La stature d’Indridason ne doit pas pour autant


occulter l’existence de son compatriote Arni
Thorarinsson, né en 1950, journaliste qui a organisé
le festival de cinéma de Reykjavik à la fin des
années 1980. Il est l’auteur d’une série ayant le
journaliste Einar pour protagoniste, dont les
meilleurs titres sont Le Temps de la sorcière (2005),
dans lequel l’arrivée d’émigrés bouleverse l’ordre
tranquille du nord du pays, et L’Ange du matin
(2010), qui voit Einar partager son temps entre
Akureyri, dans le Nord, où une postière est agressée,
et la capitale, où les champions de l’ultralibéralisme
mordent la poussière.

La Méditerranée
Pendant que les Scandinaves occupent toutes les
tables des librairies, des voix venues du Sud se font
entendre avec talent.

Le polar grec
Petros Markaris, né en 1937 à Istanbul, homme de
théâtre et de gauche, brillant, caustique et spirituel,
est LE représentant de la Grèce sur la planète polar.
Ses premiers romans, dont la traduction laissait à
désirer, non pas été vraiment remarqués. Mais la
crise a changé la donne, et à partir de Liquidations à
la grecque (2010), le succès s’est installé. Le
commissaire Kostas Charitos, son enquêteur
récurrent, méthodique, tenace, obsédé par la
découverte de la vérité et épuisé par l’atmosphère
houleuse du domicile conjugal, doit démasquer au
plus vite le « Robin des Bois des banques » qui
décapite des membres de l’élite financière : les
Grecs, dont les économies fondent et les emplois
disparaissent, commencent à le prendre pour un
héros… Ce titre forme avec Le Justicier d’Athènes,
2011 et Pain, éducation et liberté (2012), une trilogie
d’une lucidité jubilatoire dans laquelle Markaris fait
l’autopsie implacable d’une société en pleine
déconfiture.

Israël
Le premier auteur de polars en Israël est une femme,
Batya Gour (1947-2005). Engagée politiquement à
gauche, didactique, sensible, elle incarne ce que doit
être un bon polar : une enquête ou un mystère, mais
qui renseigne sur l’état de la société d’un pays.
Meurtre au kibboutz (1992) est un livre important car
il remet en cause l’un des tabous du jeune État
d’Israël. L’avocat célèbre, qui revient pour la fête des
prémices au kibboutz où il a été élevé, constate que
la ferveur des débuts est retombée. La prospérité de
la communauté repose maintenant sur la fabrication
d’une crème de beauté à base de cactus. Sacrilège !
Même si les traditions sont oubliées, un kibboutz
reste un kibboutz, un espace quasi sacré, un modèle
de société idéale construit sur le labeur. Un meurtre
au kibboutz ? Impossible. Pourtant une femme y a
été assassinée et le commissaire Mikhaël Ohayon,
dépêché de Jérusalem pour élucider l’affaire,
découvre une facette de son pays qu’il ignorait.

« Il avait l’impression que le temps s’était figé


comme dans un vieux film sur l’histoire du sionisme.
Toute cette mise en scène pastorale était une vaste
comédie qui masquait la faillite d’une agriculture
sauvée in extremis par une activité industrielle. »
(Meurtre au kibboutz, Fayard, trad. de Rosie Pinhas-
Delpuech)

Dror Mishani, né en 1975, enseigne la littérature


israélienne et l’histoire du roman policier à
l’université de Tel Aviv. Ancien collaborateur du
Ha’aretz, grand admirateur de Simenon et rêvant
d’un Israël qui ne serait pas refermé sur lui-même,
il adopte une position originale dès son premier
polar, Une disparition inquiétante (2011) : au lieu de
parler des faits d’armes des héros de la nation, il
préfère décrire les citoyens ordinaires de Holon, la
banlieue de Tel Aviv où il est né. Le commandant
Avraham Avraham (voir chapitre 9) est un enquêteur
aux nombreuses failles, qui a tendance à considérer
les coupables comme des victimes. Aussi ne voit-il
pas ce qui saute aux yeux, le jour où une mère vient
lui dire que son fils de 16 ans n’est pas rentré de
l’école… Un visage rarement montré de la société
israélienne se révèle au gré des titres suivants, La
Violence en embuscade (2013) et Les Doutes d’Avraham
(2015).

Liad Shoham (né en 1971) est avocat en droit des


affaires et son deuxième roman – Terminus Tel-Aviv
(2014), après Tel-Aviv Suspects en 2013 – lui apporte
un succès commercial, bien que ce thriller frénétique
s’empare d’un sujet polémique en Israël. Il y est
question des immigrés clandestins, notamment
africains, dont le nombre croissant suscite des
tensions dans l’opinion publique et aiguise l’appétit
des mafias. Liad Shoham traite pareillement de
problématiques sociétales dans son dernier livre,
Oranges amères (2015) où une jeune inspectrice de
police d’une petite ville de la banlieue proche de Tel-
Aviv enquête sur la disparition d’un journaliste
d’investigation, sur fond de corruption en col blanc
bien installée.

À l’est, du nouveau
Pendant longtemps, et pour cause historique, rien
n’est venu de l’Est. C’est pourquoi les romans
d’Alexandra Marinina ont fait grand bruit à la fin des
années 1990. Depuis, d’autres textes sont arrivés de
Russie – au compte-gouttes il est vrai – et l’effet de
surprise s’est atténué. En Pologne, les auteurs de
polars ne sont pas légion non plus.

Pologne
Zygmunt Miloszewski (né en 1976), un des écrivains
les plus lus dans son pays, a été chroniqueur
judiciaire à Varsovie avant de se lancer dans
l’écriture de romans, dont une série policière avec
pour héros le procureur Teodor Szacki. L’auteur
choisit souvent des sujets délicats ou douloureux et
se documente beaucoup. Le public français le
découvre avec Les Impliqués (2007), premier volet où
apparaît le tourmenté Szacki, lequel ne peut
s’appuyer que sur la loi pour combattre la corruption
et le mal. Dans La Rage (2014), ne renonçant ni à son
intransigeance ni à son indépendance, Szacki a
tendance à partir en vrille et à se saborder. Ce livre
ambitieux a reçu le Prix Transfuge du meilleur polar
étranger. Passionnant aussi est son dernier titre
paru, Inavouable (2013), un page-turner qui emprunte
autant à l’espionnage qu’au roman noir.

URSS et Russie
Alexandra Marinina, criminologue née en 1957, qui a
pris sa retraite de l’institut juridique du ministère de
l’Intérieur avec le grade de lieutenant-colonel de
police, a provoqué un petit séisme lors de la parution
de ses romans en France – Le Cauchemar en 1997 et
La Mort pour la mort en 1999. Les lecteurs ont alors
découvert une enquêtrice incorruptible en la
personne d’Alexandra Kamenskaïa, des méthodes
policières décrites en détail et une vie quotidienne
fort prosaïque. Avec le recul, ces enquêtes ont perdu
de leur sel car la nouveauté n’en est plus une.

Écrit à la fin des années 1970 par les frères Arkadi et


Gueorgui Vaïner, L’Évangile du bourreau, publié après
la chute du Mur, résiste mieux au temps que les
livres de Marinina. C’est une terrible et authentique
plongée dans l’univers totalitaire soviétique, une
analyse littéraire fascinante du système répressif
stalinien. Le roman commence à la mort de Staline,
quand les haut-gradés s’interrogent sur leur avenir.
Puis, Pavel Egorovitch Khvatkine, professeur de droit
et apparatchik nanti, assiste à une soirée où l’on boit
beaucoup, que perturbe l’arrivée d’un « gardien des
fourneaux de l’enfer » venu lui rappeler son passé
au KGB, quand il se spécialisait dans la répression
sanglante des intellectuels juifs. Les frères Vaïner
ont également exploré le marasme de l’URSS, la
misère, l’antisémitisme et le régime de terreur dans
La Corde et la Pierre (1990).

En seulement trois livres, la Russe Yana Vagner, née


en 1973, s’est fait remarquer auprès des lecteurs
français, en particulier avec le premier, Vongozero
(2011). Dans la mouvance actuelle des récits post-
apocalyptiques, elle y décrit une famille contrainte
de fuir Moscou car un virus décime la population à
grande vitesse. Bientôt des voisins, un couple
d’amis, l’ex-femme de son mari vont rejoindre leur
convoi. Leur but : gagner un lac à la frontière
finlandaise, tandis que vivres et carburant
deviennent une préoccupation de tous les instants. Il
y a un doux parfum politique chez cette auteure.
Ainsi son dernier roman, bien différent (L’Hôtel,
2017), dépeint un meurtre en huis clos et ses
conséquences. Une parabole sur l’isolement de la
Russie ?

ZA ZDOROVIE !

Le renouveau du roman noir russe est tel qu’une collection,


« Zapoï », lui a été spécialement dédiée à La Manufacture de
livres en 2016. Pour l’anecdote, zapoï désigne en Russie un
état éthylique particulier, entre semi-conscience et semi-coma,
qui peut durer plusieurs jours. Sombre et plein d’humour,
Transsiberian Back to Black d’Andreï Doronine raconte le
quotidien d’un toxico qui rivalise d’astuces pour se maintenir à
flot.

Le continent africain
Le polar sud-africain est maintenant bien connu du
public français, mais le genre se développe aussi
dans d’autres points du continent.

Égypte-Soudan
Né à Londres en 1960 d’une mère anglaise et d’un
père soudanais, Parker Bilal (pseudonyme de Jamal
Mahjoub) est un auteur de l’exil. Rien d’étonnant à
ce que son héros, le privé Makana, soit établi au
Caire parce qu’il a dû fuir son pays, le Soudan, pour
raisons politiques. Dans une série qui débute
en 1998 avec Les Écailles d’or (2012) et qui se
poursuivra jusqu’au printemps arabe, l’auteur décrit
les bruits et les odeurs du Caire traditionnel, mais
aussi le danger islamiste, la corruption à tous les
niveaux de l’État, le statut catastrophique de la
femme, le crépuscule de la culture et l’ombre
américaine qui plane sur la région.
Afrique du Sud
Comme le déclare l’écrivain Mike Nicol à son sujet,
Wessel Ebersohn (né en 1940) a été « l’influence
majeure du polar sud-africain ». Avant la libération
de Nelson Mandela en 1990 et l’abolition des
dernières lois piliers de l’apartheid un an plus tard,
la situation de l’Afrique du Sud était proche de celle
d’une dictature. Wessel Ebersohn a écrit des polars à
cette époque-là, créant un personnage de psychiatre
juif attaché à l’autorité judiciaire. Yudel Gordon
essaie de combattre injustice et racisme avec ses
faibles moyens. Le premier roman d’Ebersohn, Coin
perdu pour mourir (1979) lui vaudra d’ailleurs
quelques ennuis avec les autorités. Dans le suivant,
La Nuit divisée (1981), le psy veut démasquer un
épicier qui a mis au point un stratagème pervers
pour assassiner des Noirs.

Un pays de rêve
Né en 1958 dans la petite ville de Paarl, Deon Meyer,
ancien rédacteur publicitaire, est l’auteur
de 10 romans policiers traduits dans 15 pays et d’une
formidable dystopie qui se double d’une enquête
criminelle, L’Année du lion (2016).
La parution de Jusqu’au dernier (1997) a été
l’occasion pour de nombreux lecteurs de découvrir
un pays dont ils ne savaient pas grand-chose : ses
richesses, son passé douloureux, la cohabitation des
Blancs, héritiers des Boers et des Anglais, des Noirs,
représentés par diverses ethnies, et des métis. La
cohabitation aussi de plusieurs langues, l’anglais et
l’afrikaans, mais aussi le xhoza, le zoulou et autres
dialectes indigènes. Depuis, ils ont également
découvert les paysages somptueux, la baie du Cap,
les vignobles de Stellenbosch et le désert du Karoo, le
veld et les réserves d’animaux sauvages, ainsi que
des personnages attachants qui réapparaissent, ou
non, au gré des titres qui suivront : Matt Joubert,
l’ex-flic devenu privé, Benny Griessel et ses
problèmes d’alcoolisme, l’aventurier Lemmer…
Depuis À la trace (2010) qui est sans doute son polar
le plus abouti, une prise de conscience des réalités
géopolitiques et des problèmes de corruption
gouvernementale est venue renforcer une veine dont
les préoccupations étaient plutôt les conflits
ethniques, les contrebandes diverses, la criminalité
en col blanc et, dans Le Pic du diable (2004), l’horreur
d’enlèvements, de viols et de massacres d’enfants
perpétrés au nom de croyances tribales et
archaïques.
Une vision plus réaliste
Pour Mike Nicol et Roger Smith, dont les livres sont
nettement plus violents et révélateurs d’une
situation pas du tout optimiste, l’Afrique du Sud est
loin d’avoir réglé ses problèmes.

Mike Nicol, né au Cap en 1951, est un journaliste


également auteur de romans non policiers et d’une
biographie de Nelson Mandela. Depuis La Dette
(2009), il nous invite à fréquenter des trafiquants
d’armes, de diamants et de drogue dans une ville qui
n’a rien à envier au Los Angeles des romans de
James Ellroy : la sienne. Les problèmes raciaux en
plus. Il utilise les codes du polar pour raconter le
désordre politique et la réalité quotidienne
affligeante d’un pays dont on voudrait nous faire
croire qu’il va mieux alors qu’il se porte fort mal : le
sien. Son écriture syncopée, son habileté à jongler
avec les différents accents, les différents codes
culturels de ses personnages sont la marque d’un
univers romanesque riche. Les dialogues claquent
comme des rafales de mitraillette et les corps
tombent sans répit dans Power Play (2014), son
dernier roman paru, où la guerre des gangs évoque
Titus Andronicus de Shakespeare et où l’État semble
disposé à brader les richesses du pays aux Chinois. Et
pourtant, malgré tant d’horreurs, le lecteur sourira
de bout en bout car Mike Nicol, heureusement, a le
sens de l’humour.

Ancien militant anti-apartheid, réalisateur,


scénariste, Roger Smith, né en 1960, est salué
comme une des nouvelles voix du roman policier
sud-africain. Il dresse un constat sans concessions
de son pays post-apartheid. Flics pourris, guerres de
gangs, kidnappings et assassinats nourrissent ses
intrigues, ainsi dans Blondie et la Mort (2010). Un
univers d’ultra-violence avec lequel l’inspecteur
zoulou Disaster Zondi doit composer, dans Mélanges
de sangs (2009) où Roger Smith expose l’effroyable
réalité du ghetto des Flats. Un de ses derniers livres,
Au milieu de nulle part (2016) reprend ce personnage,
envoyé cette fois en plein désert du Kalahari pour y
traquer un suprématiste blanc. On lui souhaite bien
du plaisir.

L’Afrique noire
Lagos Lady (2015), le premier polar de Leye Adenle,
né en 1975 au Nigeria, a été très remarqué. Les
mésaventures d’un journaliste blanc à Lagos,
emmené au poste par erreur, sauvé par une
prostituée et entraîné dans une enquête placée sous
le signe de la sorcellerie locale, défilent à un rythme
soutenu sur fond de disparités sociales et dans une
langue survoltée.

Tu ne perds rien pour attendre (2017) de Janis Otsiemi,


né au Gabon en 1976, se déroule dans ce pays,
comme tous ses précédents livres. Son personnage
Jean-Marc Ossavou a quitté la PJ de Libreville,
dégoûté par la corruption qui y régnait. Affecté
désormais à la Sûreté urbaine de « sa ville », il
s’intéresse à un meurtre de femme perpétré deux
ans plus tôt. Le rythme est moins frénétique que
dans, par exemple, Le Chasseur de lucioles (2012), mais
Janis Otsiemi, jeune autodidacte de talent, conserve
sa langue forte faite d’argot et de néologismes pour
saisir la réalité trépidante d’une grande métropole
africaine.

Encore plus loin


S’il existe depuis longtemps une culture du polar
d’énigme au Japon, on constate chez les auteurs
latinos une préférence pour le roman noir, reflet
d’une situation politique conflictuelle.

Japon
Le polar japonais a son Conan Doyle, il s’appelle
Edogawa Rampo (1894-1965) et le plus important
prix japonais attribué à un roman policier porte son
nom. Attiré, comme beaucoup de ses compatriotes,
par le fantastique, il s’y complaît dans L’Île
Panorama (1926), où un jeune étudiant, en prenant
l’identité d’un défunt richissime, devient le mari de
sa veuve. Le voyage de noces dans l’île labyrinthique
sera plutôt sanglant.

Son autre classique, Le Lézard noir (1929) met en


scène le privé Kogorô Akechi aux prises avec une
incarnation particulièrement démoniaque de la
femme fatale : une cambrioleuse d’une folle audace,
surnommée le Lézard noir en raison du tatouage qui
serpente sur son bras gauche. Usurpations
d’identités, escamotages de corps et jeux de masques
sont là pour troubler le lecteur.

Il faut aussi jeter un coup d’œil à Tokyo Express


(1957), célèbre roman de Seichô Matsumoto (1909-
1992) : les corps d’un couple mal assorti sont
découverts sur une plage de l’île de Kyushu. Elle était
serveuse dans un bistrot, lui fonctionnaire dans un
ministère entaché par une affaire de corruption.
C’est en étudiant les horaires de train que
l’enquêteur trouvera la solution… Grand classique,
exotique et bien fait.

Dans l’ensemble, les Japonais aiment le whodunit et


la parution de OUT (1997) de l’auteure féministe
Natsuo Kirino, née en 1951, les a surpris. Les
femmes qui travaillent dans l’usine de paniers-repas
de Musashi-Murayama n’ont pas la vie facile. Le
jour où Yayoi étrangle son mari devenu trop violent,
ses collègues compatissantes l’aident à découper le
corps en morceaux. Évidemment, on s’attend à des
conséquences ; elles prendront un tour fort cruel et,
à nos yeux, choquant.

Plus récemment, Treize marches (2001) de Kazuaki


Takano, né en 1964, témoigne d’une évolution vers
le roman noir social. La réflexion porte sur la peine
capitale et la soif de rédemption d’un jeune homme
libéré sur parole qui essaie avec un gardien de prison
de prouver l’innocence d’un condamné à mort.

Les Latinos
Paco Ignacio Taibo II est né en 1949 à Gijón en
Espagne. En 1958, sa famille fuit le régime
franquiste et s’établit au Mexique. Plus tard, devenu
professeur d’histoire à l’université de Mexico et
militant de gauche, Paco invente le personnage du
détective privé borgne et anarchiste Héctor
Belascoarán Shayne. Il lui permet d’exprimer, avec
un humour batailleur et une certaine mélancolie, son
mécontentement global, ce qu’il pense des liens
complexes qui unissent l’Espagne au Mexique (Adios
Madrid, 1993) ainsi que du système politico-
judiciaire mexicain (Défunts disparus, 2006).
Certaines enquêtes sont plus surréalistes que
d’autres, comme celle de Pas de fin heureuse (1981),
au début de laquelle le tapissier Carlos Vargas,
colocataire avec le plombier Gilberto du bureau
d’Hector, découvre un Romain égorgé dans les
toilettes, avec sandales, casque, tunique et tout. Et ça
ne va pas s’arranger…

Malgré un demi-siècle de privations en tous genres,


Cuba a vu des écrivains courageux tel Leonardo
Padura gratter là où ça fait mal. Cet ancien
journaliste, né en 1955, a connu la censure et est
parvenu à ruser avec le pouvoir en publiant une
dizaine de romans d’enquêtes menées par un flic peu
regardant sur les consignes, buveur de rhum et de
bière, le lieutenant Mario Conde, « hétérosexuel,
macho-stalinien ». Témoin des bouleversements en
cours dans son pays, Padura revient parfois sur des
périodes sombres (la persécution des homosexuels
au début des années 1970) dans Électre à La Havane
(1997), roman couronné du Prix Hammett, ou
évoque des aspects historiques méconnus
(l’émigration asiatique dans l’île) dans Mort d’un
Chinois à La Havane (2000).

Ailleurs l’herbe est plus verte


Parfois l’auteur de polars a soif de nouveaux
horizons et il va voir plus loin ou bien il invente un
personnage qui prend racine en terre étrangère. C’est
le moment où guide du routard et guide du polar
riment, et où le roman policier élargit l’horizon du
lecteur.

L’auteur se déplace, voire


s’installe ailleurs
Qu’ils se soient établis dans un autre pays que le leur
pour des raisons professionnelles, politiques ou
personnelles, ces auteurs offrent une vision « de
l’extérieur » complémentaire.

Une Américaine à Venise


Donna Leon, née en 1942, a toujours refusé que ses
romans soient traduits en italien. Américaine de
souche catholique irlandaise, elle a enseigné
l’anglais en Arabie Saoudite et à l’université de
Suzhou. Dans les années 1980, invitée à enseigner
sur la base de l’US Army à Vicence, elle s’établit à
Venise. L’idée d’écrire lui est venue en 1990 à
l’occasion d’un concours de littérature policière
organisé au Japon, qu’elle a remporté avec Mort à la
Fenice. Sa passion pour l’opéra lui avait inspiré le
sujet. Le succès ne fut pas immense mais, comme
l’on sait, il est maintenant durablement installé.
25 titres plus tard, le commissaire Guido Brunetti,
qui a eu droit à sa série télévisée, est dans l’esprit de
beaucoup de lecteurs l’incarnation du policier italien.

Donna Leon aime les romans « méchants mais pas


noirs », le mal, pas l’horreur. Elle a beaucoup
marché, écouté et observé dans sa ville d’adoption
pour en tracer un portrait nuancé et sociologique,
loin des clichés touristiques. Elle reste sensible au
charme des lieux au fil d’enquêtes non dénuées
d’esprit mais parfaitement classiques, quoique
centrées sur les vrais problèmes vénitiens. Ainsi, elle
a tiré profit des déboires subis lors de travaux dans
un appartement pour dénoncer les loyers
scandaleusement chers et les escroqueries
immobilières dans Un Vénitien anonyme (1994).
Un Français dans l’hémisphère Sud
Caryl Férey (né en 1967) a grandi en Bretagne.
À 20 ans, il avait déjà accompli un tour du monde. Ce
goût immodéré pour le voyage non seulement ne le
quittera plus, mais aura une influence certaine sur
son œuvre. Il commence à écrire dans les années
1990 des romans noirs sur les contrées lointaines
qu’il visite – Haka, puis Utu sont directement
inspirés de son séjour en Nouvelle-Zélande – mais
c’est Zulu** (2008) qui le révèle au grand public.
L’adaptation au cinéma en 2013, avec Orlando Bloom
et Forest Whitaker dans le rôle des deux policiers,
renforce sa position.

Ce qui intéresse au premier chef Caryl Férey, c’est de


dépeindre la réalité sociale et politique d’un pays. Sa
rage à dénoncer l’inacceptable est intacte. Dans le
très primé Zulu, (une dizaine de prix parmi lesquels
le Grand Prix des lectrices de Elle et le Grand Prix de
Littérature Policière), il est question de l’Afrique du
Sud post-apartheid où l’auteur est parti enquêter sur
place. Ses thrillers sombres, souvent très violents,
évoquent les dossiers pourris d’anciennes dictatures,
comme le Chili de Condor (2016), l’Argentine de
Mapuche** (2012), où, dans un Buenos Aires
crépusculaire, Jana survit tant bien que mal.
D’origine mapuche (prononcer mapoutché) – nom
d’une tribu indienne presque décimée – elle
n’accepte pas les conclusions hâtives d’une police
corrompue sur le meurtre d’un ami et sollicite l’aide
d’un détective. Ce dernier, Rubèn Calderón, consacre
tout son temps à rechercher les enfants des disparus
sous le régime du général Videla.

Un Français dans l’hémisphère Nord


Dominique Forma (né en 1958), romancier et
réalisateur, a vécu en Californie une quinzaine
d’années. Il y a tourné un polar avec Jeff Bridges (La
Loi des armes, 2001). Deux de ses romans, féroces et
décalés, se déroulent dans l’Ouest américain, à Los
Angeles (Hollywood Zéro, 2013) et au Nouveau-
Mexique (Albuquerque, 2017).

Un Chinois aux États-Unis


Qiu Xiaplong, né à Shanghai en 1953, étudiait aux
États-Unis quand éclatèrent les événements de
Tian’anmen. Il décida de ne pas rentrer en Chine.
Une douzaine de romans, écrits en anglais, mettent
en scène l’inspecteur Chen Cao, un cas à part dans la
police de Shanghai : lettré, il est le traducteur
reconnu de T.S. Eliot et n’a jamais touché un pot-
de-vin. Le thème récurrent de ses enquêtes est la
corruption et la spéculation au plus haut niveau.
Mais chaque roman est l’occasion de développer un
aspect culturel, un morceau de Chine, et d’apporter
un éclairage précieux sur la vie au temps de la
Révolution culturelle. Dans Le Très Corruptible
Mandarin (2006), Chen Cao est opposé à Xing Xing,
archétype du cadre politique régnant sur divers
trafics, l’équivalent chez les Rouges du politicien
véreux des polars américains. Dragon bleu, tigre blanc
(2014) se déroule à Suzhou et s’intéresse autant aux
pratiques séculaires – le 5 avril, c’est le Qinming,
journée de nettoyage des tombes –, qu’à la
modernisation urbaine frénétique, à la disparition
des formes de théâtre traditionnelles et aux
scandales écologiques.

Des Parisiens au Japon


Dominique Sylvain (née en 1957) travaillait comme
journaliste avant de s’établir à partir des
années 1990 au Japon, où elle vivra une dizaine
d’années. Elle y écrit son premier roman, Baka !
(1995) qui inaugure la série avec la détective privée
Louise Morvan. À l’exception de Kabukicho (2016), en
référence au Pigalle de Tokyo, ses nombreux polars
n’évoquent pas directement le Japon. Ainsi, dans
Passage du Désir (2004), apparaît son duo fétiche, une
ex-commissaire, Lola, et une masseuse américaine,
Ingrid, livre pour lequel elle obtient le Grand Prix des
lectrices de Elle.

L’obsession nippone d’un photographe français


Du temps où il était également graphiste et
photographe, Romain Slocombe, né en 1953, qui
parle le japonais, a situé plusieurs romans noirs au
Japon pendant la Deuxième Guerre mondiale, sa
période d’étude de prédilection. La Crucifixion en
jaune, tétralogie écrite entre 2000 et 2006 qui
regroupe Un été japonais, Brume de printemps, Averse
d’automne et Regrets d’hiver témoigne de son intérêt
pour l’érotisme nippon section bondage, et pour
certaines dérives historiques du pays.

La collaboration, autre sujet au cœur de son œuvre,


lui a inspiré un court roman majeur, Lettre à
Monsieur le commandant ** (2011), récit de l’amour
morbide d’un académicien pétainiste et antisémite
pour sa belle-fille juive dont la lecture vous laisse
complètement sonné.

Un Français dans le Grand Nord


Olivier Truc est né en 1964. Il vit depuis 1994 à
Stockholm où il est le correspondant du Monde et du
Point. Spécialiste des pays baltes, il est également
documentariste pour la radio et la télévision. Son
coup d’éclat demeure une série de polars consacrés à
la police des rennes qui enquête parmi les Samis du
Grand Nord, peuple dont les traditions sont
menacées. Le Dernier Lapon (2012), dans lequel le vol
d’un tambour de chaman, légué par un compagnon
de Paul-Émile Victor, déchaîne les passions, a raflé
tous les prix et séduit le public par son originalité.
L’apparemment paisible Laponie s’y révèle une terre
de conflits où s’opposent les indépendantistes samis
et fondamentalistes protestants.

L’auteur installe son


personnage en terre étrangère
L’Afrique vue par un Écossais
Alexander McCall Smith, né en 1948, a enseigné à
l’université du Bostwana, mais désormais, il est le
voisin de Ian Rankin à Édimbourg. La série des
enquêtes de Mma Ramotswe, propriétaire et gérante
de l’Agence no 1 des dames détectives du Bostwana,
relève du divertissement. Precious Ramotswe est une
figure un rien cliché mais fort sympathique. Sous
son acacia, elle réfléchit à la vie et à ses enquêtes,
qui portent sur les drames de la vie quotidienne :
maris quittant le domicile conjugal, enfants
fugueurs, petites escroqueries. Dans Vague à l’âme au
Bostwana (2011), elle remet en place un fonctionnaire
pompeux qui prenait sa belle-sœur pour une
meurtrière. Ce pittoresque de pacotille dégage un
charme malicieux qui a séduit des dizaines de
milliers de lecteurs.

Auteur anglais, héros italien


Michael Dibdin (1947-2007), natif du Staffordshire,
a créé le personnage d’Aurelio Zen après avoir
enseigné l’anglais à l’université de Pérouse. Zen est
un policier atypique qui a le don d’agacer sa
hiérarchie. Voilà pourquoi on l’envoie enquêter aux
quatre coins de l’Italie. Cabale (1994), dans lequel il
fait quelques vagues au Vatican, a reçu le Grand Prix
de Littérature Policière.

La Mongolie d’un publicitaire


français
Ian Manook est le pseudonyme de Patrick
Manoukian, né en 1949, journaliste et patron d’une
agence de communication. Ce grand voyageur s’est
taillé un beau succès d’estime, mais aussi
commercial, avec le premier tome de sa trilogie,
Yeruldelgger (2013), du nom de l’inspecteur mongol
qu’il a imaginé. Sur fond de drame personnel
(l’assassinat de sa fille), le flic coriace est prêt à tout
pour contrer ceux qui veulent s’approprier les terres
de la steppe mongole. Des déserts balayés par les
vents jusqu’aux bas-fonds d’Oulan-Bator, ce thriller
dépayse assurément.

Une fausse Anglaise


Le lecteur se sera peut-être interrogé sur l’absence
d’Elizabeth George, née en 1949, au chapitre sur les
reines anglaises du crime. La raison en est simple :
en lisant les enquêtes de l’inspecteur Linley, si
aristocratiquement chic, et du sergent Barbara
Havers, si prolétaire, toute prête à croire que
l’auteure est anglaise, or il n’en est rien ! Elizabeth
George est native de l’Ohio, et si le public français
raffole de ses enquêtes qui se déroulent dans une
ville de la côte de l’Essex, c’est peut-être justement
parce qu’elles offrent de l’Angleterre une vision de
carte postale. Quiconque apprécie un tant soit peu la
culture britannique trouvera toutefois sa vision un
peu trop teintée de mœurs et de goûts californiens.
Rien ne vaut l’article véritable.

Un Britannique en Thaïlande
John Burdett (né en 1951) est anglais, ancien avocat,
et vit depuis une quinzaine d’années entre la France
et Bangkok. Des filières de prostitution aux paradis
artificiels, du stupa de Bodnath aux mystères de la
réincarnation, il connaît parfaitement ce dont il
parle. Dans Le Parrain de Katmandou (2011),
l’inspecteur Sonchaï Jitpleecheep, flic bouddhiste,
moitié thaï, moitié américain est partagé entre la
nécessité de résoudre le meurtre d’un riche
Américain et l’obligation de céder aux injonctions de
sa hiérarchie. Le Pic du vautour (2013), cinquième
roman introduisant ce héros, est une enquête qui
conduit le lecteur au cœur d’un trafic d’organes
effroyable, évidemment noyauté par diverses mafias.

« Le corps est aujourd’hui une marchandise comme


une autre. Nous vivons une forme extrême de
capitalisme où les choses deviennent hors de
contrôle. L’être humain se débat dans un
matérialisme brutal où le cynisme a remplacé la
compassion. » (interview de John Burdett réalisée
par nos soins)
PARTIE 6
LA PARTIE DES DIX
Chapitre 17
Dix romans incontournables
Le Chien des Baskerville (The
Hound of the Baskervilles, 1901)
d’Arthur Conan Doyle
Dans le sud-ouest de l’Angleterre, un chien
démoniaque pourchasserait, selon une vieille
légende, les membres de la famille Baskerville.
Sherlock Holmes et le docteur Watson enquêtent sur
la mort étrange de Sir Charles…

L’Aiguille creuse (1909) de


Maurice Leblanc
Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur, a aménagé
la cachette où il entrepose le trésor des rois de
France dans un gigantesque rocher au pied de la
falaise d’Étretat. Il continue de piller les environs de
Dieppe pour alimenter sa collection.
Moisson rouge (Red Harvest,
1929) de Dashiell Hammett
Un détective employé par l’agence Continental se
rend dans une bourgade minière du Montana à la
demande d’un journaliste local. Mais à peine arrivé,
le détective découvre son client assassiné et la ville
entièrement assujettie à des bandes rivales de
gangsters, ex-briseurs de grève, qui en ont pris le
contrôle.

La Nuit du carrefour (1931) de


Georges Simenon
Pourquoi ce Maigret-ci plutôt qu’un autre ? Maigret
au Picratt’s pour l’ambiance de Pigalle, ou Maigret aux
Assises pour la réflexion sur le métier d’enquêteur et
ses rapports avec la Justice ? Parce que Maigret nous
impressionne à l’issue de 17 heures
d’interrogatoire… Tenace, il file aussitôt au
Carrefour des Trois Veuves pour surveiller le pavillon
des Michonnet : un concentré de sa méthode,
patience et osmose.

Dix petits nègres (And Then There


Were None, 1939) d’Agatha
Christie
Dix personnes sont conviées par un mystérieux
inconnu à séjourner sur la luxueuse et fascinante île
du Nègre. Les dix invités accourent avec
enthousiasme. Un après l’autre, ils connaîtront
pourtant le même sort funeste…

The Long Goodbye,


anciennement Sur un air de
navaja (The Long Goodbye, 1953)
de Raymond Chandler
Sans doute son meilleur livre avec Adieu ma jolie
(Farewell, my lovely, 1940). Le chevalier Marlowe
n’aurait pas dû faire trop confiance à son ami Terry
Lennox, accusé du meurtre de sa femme… Un
hommage mélancolique à l’amitié trahie.

Le Dahlia noir (The Black Dahlia,


1987) de James Ellroy
À travers l’évocation d’une célèbre affaire criminelle
de 1947 jamais élucidée – une starlette atrocement
assassinée, surnommée « le Dahlia noir » – Ellroy
décrit avec une force hallucinante une enquête de
police dans le Los Angeles des années 1950.

Le Silence des agneaux (The


Silence of the Lambs, 1988) de
Thomas Harris
Clarice Starling, une profileuse du FBI, essaie de
retrouver un dangereux psychopathe en sollicitant le
docteur Hannibal Lecter, psychiatre emprisonné
pour meurtres. On ne le dira jamais assez, il faut
surtout lire le roman qui précède, Dragon rouge (Red
Dragon, 1981), moins connu mais essentiel.

Moloch (1998) de Thierry Jonquet


À la fois peinture sociale dérangeante et absolue
descente aux enfers au cœur de la psyché humaine,
ce roman noir magnifiquement écrit démarre par
une enquête sur d’affreux meurtres d’enfants.
Éprouvant, mais jamais complaisant.

La Griffe du chien (The Power of


the Dog, 2005) de Don Winslow
suivi de Cartel (The Cartel, 2017)
Le combat homérique, développé en deux romans
inoubliables et d’un réalisme troublant, entre Art
Keller, incorruptible agent de la DEA américaine, et
Adàn Barrera, inspiré du narcotrafiquant le plus
célèbre du monde, El Chapo. Barrera vise le contrôle
de tous les cartels et Keller ressemble de plus en plus
à Don Quichotte.
Chapitre 18
Dix auteurs qui incarnent la
diversité du genre
Arthur Conan Doyle (1859-1930)
Il crée en 1887 le personnage du fin limier,
perspicace et très observateur – Sherlock Holmes –
qui va devenir la référence du roman policier de
détection, dit « classique ». Un mythe est né.

Raymond Chandler (1888-1959)


L’auteur de romans noirs le plus romantique et le
plus littéraire de tous, déterminant pour avoir
inventé la figure du privé qui servira de matrice à
toutes les générations suivantes : Philip Marlowe.
Inoubliable pour son style travaillé et son sens des
dialogues.

Agatha Christie (1890-1976)


Surnommée « la duchesse de la mort », c’est l’un
des auteurs les plus lus au monde. Pour avoir créé un
personnage aussi célèbre qu’Hercule Poirot, Agatha
Christie demeure une référence incontournable dans
l’histoire du roman policier. Trahisons, adultères et
meurtres forment le socle de ses histoires, dans une
Angleterre au charme suranné.

Georges Simenon (1903-1989)


Le plus prolifique des auteurs de polars, créateur du
commissaire le plus célèbre du monde, Jules Maigret.
Presque contemporain d’Agatha Christie, et pourtant
si moderne : l’observation des hommes et l’intuition
l’emportent sur les petites cellules grises.

Jim Thompson (1906-1977)


Un des monstres sacrés du roman noir « deuxième
génération », après Hammett et Chandler. Ses
histoires sont peuplées de durs à cuire, et surtout de
dures à cuire penchant sans complexe du côté d’un
mal insondable qui les mène irrémédiablement à leur
perte. Cette terrifiante étrangeté envoûte et pulvérise
le lecteur.
Mary Higgins Clark (née en 1927)
Elle s’est spécialisée dans les suspenses
psychologiques efficaces (La Nuit du renard restant
une référence en la matière), des intrigues
criminelles sans beaucoup d’hémoglobine où une
charmante trentenaire va dénouer un mystère et,
avec un peu de chance, tomber amoureuse de son
prince charmant.

John le Carré (né en 1931)


David Cornwell, dit John le Carré, occupe, quasiment
depuis son premier roman, L’Appel du mort, une
position dominante dans le secteur de l’espionnage.
Aux antipodes du créateur de James Bond, il est le
maître, la référence absolue, le modèle de tous et pas
un seul de ses livres ne vous décevra.

Manuel Vàzquez Montalbàn


(1939-2003)
Militant anti-franquiste dès la fac, il peint l’Espagne
étouffée par la dictature en faisant du détective privé
Pepe Carvalho un témoin agissant comme un
sociologue, à la parole très libre et au comportement
pittoresque. Fort divertissant en façade, lucide et
documenté sur le fond, Montalbàn incarne l’élite du
polar.

Jean-Patrick Manchette (1942-


1995)
Il est à la fois un extraordinaire critique littéraire et
de cinéma et un écrivain fondateur, baptisé « père
du néo-polar ». Grand admirateur du roman noir
américain, il popularise en France l’écriture
comportementaliste. Ses intrigues politico-
policières, son style reconnaissable entre tous,
propulsent son œuvre en littérature.

Stephen King (né en 1947)


C’est un auteur prolifique, davantage connu pour ses
nouvelles et romans fantastiques, d’horreur et de
science-fiction – dont beaucoup seront portés à
l’écran, à commencer par Shining (The Shining,
1977) – que pour ses romans policiers. Son œuvre
imposante et variée symbolise le côté protéiforme du
thriller.
Chapitre 19
Dix films policiers mythiques
et incontournables
M le maudit (M, Eine Stadt sucht
einen Mörder, 1931) de Fritz Lang
L’un des films les plus importants de l’histoire du
cinéma, policier d’abord parce que tous les flics de la
ville recherchent le psychopathe qui s’attaque à des
petites filles en sifflotant un air qui ne vous sortira
pas de la tête de sitôt. Noir ensuite pour les
éclairages et la thématique du lynchage. Politique
enfin, témoin de la montée du régime nazi en
Allemagne,

Quai des orfèvres (1947) d’Henri-


Georges Clouzot
D’après le roman de Stanislas-André Steeman. Pour
Louis Jouvet en inspecteur Antoine, qui n’a pas le
temps de s’occuper de son fils alors que c’est Noël.
Pour l’audace des dialogues – « Vous êtes un type
dans mon genre », dit l’inspecteur à la belle Dora.
Poétique et crapoteux. On ne s’en lasse pas.

Touchez pas au grisbi (1953) de


Jacques Becker
D’après le roman éponyme d’Albert Simonin, qui
signe aussi les dialogues. Non pas un pseudo-film
noir américain, mais un vrai film français de genre,
basé sur un authentique roman de truands. Un
milieu, ses codes et son argot, la gouaille de Gabin et
les airs faussement effarouchés de Jeanne Moreau :
tout sonne juste.

L’Ultime razzia (The Killing, 1956)


de Stanley Kubrick
Un remarquable policier, dont le scénario, signé
Kubrick et Jim Thompson, est adapté d’un roman de
Lionel White, En mangeant de l’herbe. Johnny Clay
(Sterling Hayden, impressionnant) prépare
minutieusement avec ses potes le hold-up de la
recette d’un champ de courses. Dénouement choc.
Sueurs froides (Vertigo, 1958)
d’Alfred Hitchcock
D’après D’entre les morts, roman de Boileau-Narcejac.
L’une des réalisations les plus machiavéliques du
vieux Hitch, avec James Stewart en gogo parfait et
Kim Novak, au double visage, en troublante
manipulatrice. Scène culte sous le pont de San
Francisco et gare au vertige…

Le Cercle rouge (1970) de Jean-


Pierre Melville
Des malfrats interprétés par un trio d’acteurs
épatants (Alain Delon, Yves Montand, Gian Maria
Volontè) montent un casse. Sur leurs traces, un
commissaire intègre et tenace joué par Bourvil… Une
machine infernale se met en branle avec la fatalité
planquée en embuscade. Un thriller aux tonalités de
film noir, pas un gramme de graisse, un pur chef-
d’œuvre.

Tuez Charley Varrick ! (Charley


Varrick, 1973) de Don Siegel
Formidable, la reconversion de Charley Varrick,
menacé par le chômage, dans le braquage ! Mais
avant de dévaliser une banque, mieux vaut s’assurer
qu’elle n’appartient pas à la mafia… Walter Matthau
en ex-cascadeur aérien fuyant le FBI et les mafieux
avec tellement, tellement de fric, est irrésistible.

Chinatown (1974) de Roman


Polanski
Scénario original de Robert Towne. Pour l’hommage
mélancolique au Los Angeles des années 1930, le
costume blanc de Jack Nicholson, la détresse
déchirante de Faye Dunaway et l’affreuse magouille
du scénario, fort bien fichu.

Les Affranchis (Goodfellas, 1990)


de Martin Scorsese
D’après le livre de Nicholas Pileggi, L’Affranchi : la vie
dans un clan de la mafia, qui relate la vie de Henry
Hill, mafieux, trafiquant et informateur du FBI.
Violent, sec, réaliste et moral, servi par des acteurs
excellents, sans compter un prologue devenu
fameux : une référence.
Le Parrain (The Godfather, Part I,
II, III, en 1972, 1974, 1990) de
Francis Ford Coppola
D’après le best-seller éponyme de Mario Puzo. Cette
trilogie époustouflante – il faut voir les trois, et
ensuite on ne se lasse pas de les revoir – a marqué le
genre policier, sous-catégorie « mafia » : épique,
dramatique, violente et palpitante saga de la famille
Corleone qui n’a jamais coupé les liens avec la Sicile,
terre natale.
Chapitre 20
Dix films noirs mythiques et
incontournables
UNE REGRETTABLE MANIE AMÉRICAINE : LES
REMAKES

Du neuf, encore du neuf est un refrain très contemporain. Le


problème est que les studios américains aiment bien faire du
neuf avec de l’ancien, en réalisant des remakes (parfois
remake de remake) de films qui n’avaient pas besoin d’être…
refaits. Rares sont les deuxièmes réalisations qui surpassent
l’original. Il arrive, au mieux, que le résultat soit du même
niveau, ensuite c’est affaire de goût. Le noir et blanc ou la
couleur… C’est le cas pour Scarface* et pour Le Facteur sonne
toujours deux fois* (un original et trois remakes !). Il y a eu
deux Grand Sommeil*. Le deuxième, réalisé par le Britannique
Michael Winner et où Robert Mitchum composait un Marlowe
convaincant quoiqu’un peu fatigué, date de 1978. Mais était-ce
bien malin de s’attaquer à un film culte ? Pour l’adaptation de
La Bête humaine de Zola par Jean Renoir en 1938 (titre
éponyme) ou la version américaine, Human Desire (1954), de
Fritz Lang, le choix est ouvert. Souvent, le remake a plutôt l’air
d’une caricature, voire il frôle le massacre. Entre le premier
Get Carter (La Loi du milieu*), remarquable, et le pitoyable
remake de Stephen T. Kay en 2000, il n’y a pas photo.
Transposer une intrigue typiquement ville ouvrière anglaise à
Las Vegas, quelle idée ! L’un des exemples les plus navrants
est Cape Fear (Les Nerfs à vif, 1962) le chef-d’œuvre de J. Lee
Thompson avec Robert Mitchum terrifiant en psychopathe. Le
remake de Scorsese (1991) force la dose, et Robert De Niro en
fait vraiment des tonnes. Le film est adapté d’un très bon
roman de John D. MacDonald, Un monstre à abattre, que vous
aurez toutes les peines du monde à vous procurer. Mais le
pire est à venir : on nous annonce un remake du chef-d’œuvre
absolu de Charles Laughton (et unique film qu’il ait réalisé) : La
Nuit du chasseur, adapté du roman éponyme de Davis Grubb.

Les films signalés par une * sont mentionnés dans les


pages suivantes.

Scarface (Scarface, 1932 et 1983)


Trichons un peu : il y en a eu deux, et les deux
méritent d’être cités. Le premier Scarface (1932), de
Howard Hawks, a eu droit à plusieurs scénaristes
dont Ben Hecht et W.R. Burnett. Paul Muni y campe
un gangster hystérique et impitoyable, glacial avec
ses costumes croisés et ses guêtres blanches :
l’archétype du film de gangsters. Le second est la
version de Brian De Palma, un remake de 1983 assez
éloigné du premier, devenu culte auprès de deux
générations d’adeptes du grand banditisme, sans
doute pour la fascination qu’exerce la violence
paroxystique du film. On y voit l’implacable
ascension d’un petit gangster cubain, Tony Montana,
interprété par l’excellent Al Pacino.

Le Faucon maltais (The Maltese


Falcon, 1941) de John Huston
C’est la troisième adaptation au cinéma du roman
éponyme de Dashiell Hammett. Celle-ci –
mythique – lui est extrêmement fidèle, jusque dans
les dialogues. Son énorme succès est dû à la
prestation de Humphrey Bogart qui incarne un Sam
Spade déterminé à faire toute la lumière sur
l’assassinat de son associé. En lui léguant une
gestuelle et une voix, l’acteur a permis au
personnage du privé coriace et taciturne d’entrer
dans la légende.

Assurance sur la mort (Double


Indemnity, 1944) de Billy Wilder
Adapté d’une nouvelle de James M. Cain, le scénario
est coécrit par le réalisateur et par Raymond
Chandler qui offre au film des dialogues percutants.
C’est l’archétype du genre « noir » au cinéma avec
une femme littéralement fatale (Barbara Stanwyck à
l’inoubliable perruque blond peroxydé) et un courtier
en assurances qui va basculer du côté obscur de la
force. Un travail sur le noir et blanc sublime. Un
chef-d’œuvre largement plagié par la suite.

Laura (Laura, 1944) d’Otto


Preminger
Adaptation fidèle du roman éponyme de Vera
Caspary. L’inspecteur Mark McPherson enquête sur
l’assassinat de Laura Hunt, retrouvée le visage
déchiqueté. Il fouille dans la vie et dans l’entourage
de la défunte, au point d’en être obsédé. Seulement,
l’impensable survient… la femme fantasmée est bel
et bien vivante, incarnée par Gene Tierney,
troublante à souhait… Alors qui est la morte ?

Le Grand Sommeil (The Big Sleep,


1946) de Howard Hawks
D’après le roman éponyme de Raymond Chandler. Il
a fallu les efforts conjugués de Jules Furthman, Leigh
Brackett et… William Faulkner pour élaborer un
scénario qui tienne à peu près la route. Peu importe
si l’on n’y comprend pas grand-chose : pour tous,
Philip Marlowe aura à jamais les traits de Humphrey
Bogart.

Le Facteur sonne toujours deux


fois (The Postman Always Rings
Twice, 1946) de Tay Garnett
Avec le couple Lana Turner/John Garfield, c’est un
classique du film noir, et l’adaptation de référence
du roman éponyme de James M. Cain. Frank, un
vagabond engagé dans une station-service au bord
d’une route de Californie, vit une passion aussi
immédiate que violente avec la jeune épouse du
patron, Cora. Ils projettent de se débarrasser du
mari… En 1981, Bob Rafelson réalise un remake de
cette histoire d’adultère et de meurtre, dans une
version plus explicitement sexuelle, plus racoleuse
aussi, avec Jessica Lange et Jack Nicholson (dont le
jeu est sobre, pour une fois).

La Griffe du passé (Out of the


Past/Build my Gallows High, 1947)
de Jacques Tourneur
Une splendeur, et de l’avis de beaucoup de
spécialistes, le plus beau film noir qui soit. Robert
Mitchum face à Kirk Douglas pour les beaux yeux de
Jane Greer. Un ancien détective privé qui est allé se
planquer loin de tout comme gérant de station-
service, un joueur professionnel qui a réussi à le
retrouver, une femme fatale entre les deux.

La Dame de Shanghai (The Lady


from Shanghai, 1947) d’Orson
Welles
Fascinant et vénéneux chef-d’œuvre sur le thème
rebattu du trio femme, mari, amant. La séductrice
étant Rita Hayworth, on comprend que l’amant,
Orson Welles, se plie à ses volontés. À voir aussi pour
quelques scènes d’anthologie, dans l’aquarium, et au
palais des glaces où la belle se démultiplie à l’infini.

La Loi du milieu (Get Carter, 1971)


de Mike Hodges
D’après le roman de Ted Lewis, Get Carter. Jack Carter
(Michael Caine, impitoyable), venu assister aux
obsèques de son frère à Newcastle, découvre qu’il a
été assassiné et entreprend de le venger. C’est dur,
efficace, violent, sans concessions, et la ville tient à
merveille son rôle de personnage de film noir.

Pulp Fiction (Pulp Fiction, 1994)


de Quentin Tarantino
Est-il besoin de présenter ce film de gangsters au
rythme frénétique, décapant, unique par son humour
et ses dialogues incisifs ? Le tandem de truands joué
par Samuel L. Jackson et John Travolta vaut à lui seul
le détour. Et qu’importe la mallette au contenu
mystérieux pourvu qu’on ait l’ivresse !
Chapitre 21
Dix films d’espionnage
mythiques et incontournables
Espions sur la Tamise (Ministry of
Fear, 1944) de Fritz Lang
D’après le roman Le Ministère de la peur de Graham
Greene. Un des sommets du genre, avec le fameux
gâteau bourré de microfilms, un peu trop crémeux
pour l’époque – on est en Angleterre pendant la
Seconde Guerre mondiale – et des espions nazis
prêts à tout pour le récupérer.

Le Troisième Homme (The Third


Man, 1949) de Carol Reed
Évoque irrésistiblement la musique d’Anton Karas,
devenue une rengaine internationale. La silhouette
menaçante d’Orson Welles en ami traître doublé
d’un escroc se livrant au trafic de pénicilline dans
Vienne en ruine est également inoubliable. Le
scénario est signé Graham Greene.

L’Affaire Cicéron (Five Fingers,


1952) de Joseph L. Mankiewicz
D’après un roman de Ludwig Carl Moyzisch.
Personne n’a lu le livre, mais tout le monde devrait
avoir vu le film. James Mason au sommet de sa
forme en valet de chambre de l’ambassadeur anglais
à Ankara, qui livre sous le nom de code Cicéron des
renseignements ultra-secrets aux Allemands.

Les Barbouzes (1964) de Georges


Lautner
Sur un scénario de Michel Audiard et Albert Simonin,
avec des dialogues de Michel Audiard.

La parodie la plus désopilante, la plus maligne des


grands films d’espionnage. Mireille Darc en veuve
éplorée d’un trafiquant d’armes, courtisée par de
féroces espions venus du monde entier pour
récupérer des brevets secrets : irrésistible.

Ipcress, danger immédiat (The


Ipcress File, 1965) de Sidney J.
Furie
D’après le roman éponyme de Len Deighton. Film
malheureusement difficile à trouver. Bourré de
charme et d’humour britannique – donc insolent,
comme Michael Caine en homme d’affaires limite
douteux, forcé par les services secrets de retrouver
des savants anglais qui ont été kidnappés…

Conversation secrète (The


Conversation, 1974) de Francis
Ford Coppola
Un chef-d’œuvre absolu, sur un scénario original du
réalisateur, à voir et revoir pour en saisir toutes les
nuances. Larry (Gene Hackman, fascinant) est payé
pour suivre un couple dans la foule et enregistrer
leurs conversations. Ce qu’il capte le glace. En toile
de fond, le scandale du Watergate.

Les Trois Jours du Condor (Three


Days of the Condor, 1975) de
Sydney Pollack
D’après Les Six jours du Condor de James Grady.
Cauchemar éveillé pour Turner (Robert Redford) qui
est allé chercher des hamburgers pour ses collègues
de bureau (une antenne discrète de la CIA dans un
hôtel particulier) : à son retour, tout le monde a été
tué. La cavale commence…

Mission impossible (Mission :


Impossible, 1996) de Brian De
Palma
Inspiré de la série télé éponyme. Jim Phelps et ses
agents tombent dans un piège à Prague où ils avaient
été envoyés pour récupérer un espion. Ethan Hunt,
un des survivants, interprété par Tom Cruise,
devient un personnage culte, en particulier grâce à
une scène d’anthologie où il pénètre dans la chambre
forte de la CIA. Cinq autres films suivent. Action !

OSS 117 : Le Caire, nid d’espions


(2006) de Michel Hazanavicius
Hommage hilarant aux films d’espionnage de James
Bond, porté et dominé par un Jean Dujardin explosif
en espion gaffeur, raciste et particulièrement
incompétent.

La Taupe (Tinker Tailor Soldier


Spy, 2012) de Tomas Alfredson
D’après le roman éponyme de John le Carré. Un livre
culte, et une adaptation qui en restitue la séduction
opaque et ambiguë. Gary Oldman campe un Georges
Smiley peut-être un peu trop sémillant, mais le
climat de défiance et l’ambiance feutrée du Cirque
sont là, et les fans se réjouissent.
Chapitre 22
Dix séries télé contemporaines
incontournables

À noter : les séries sont classées par ordre


première diffusion dans le pays d’origine.
de

Twin Peaks
Diffusée à partir de 1990, créée par Mark Frost et
David Lynch. La série qui a changé notre perception
des séries ! Après la découverte du cadavre de Laura
Palmer, l’agent spécial du FBI Dale Cooper débarque
à Twin Peaks, ville imaginaire au nord de l’État de
Washington. Atmosphère anxiogène, personnages
loufoques, moments surréalistes : chaque épisode
continue de fasciner le téléspectateur transformé en
enquêteur, avide de percer le mystère de… Twin
Peaks ! La troisième saison (The Return) n’a rien
d’une conclusion : vingt-cinq ans après, une foule de
questions demeurent sans réponse.
Sur écoute (The Wire)
Diffusée à partir de 2002, a été créée par David
Simon et coécrite avec Ed Burns. Elle présente une
densité, une vision quasi documentaire de la
criminalité à Baltimore (trafic de drogue en tête),
une lenteur envoûtante et une bande-son d’enfer :
pour beaucoup, la meilleure série du monde. Très
littéraire – trois auteurs majeurs, Richard Price,
Dennis Lehane et George Pelecanos, en ont écrit des
épisodes – elle forme un ensemble subtil : achetez
les DVD et regardez tout d’un coup.

Engrenages
Diffusée à partir de 2005, a été créée par Alexandra
Clert et Guy-Patrick Sainderichin. Corruption, trafics
en tout genre, défaillances des institutions, l’intrigue
navigue en eaux troubles dans une démocratie qui
est la nôtre. S’y croisent avec un réalisme assumé les
vies d’un procureur, d’une capitaine de police, d’un
juge d’instruction et d’une avocate pénaliste. Un
regard sans concession sur une société à la dérive.
C’est une des meilleures séries françaises, de plus en
plus noire au fil des saisons.
The Killing
Diffusée à partir de 2007, a été créée par Søren
Sveistrup. À partir d’une intrigue de pur polar –
enquête sur une jeune fille violée et assassinée –
l’histoire bascule dans une atmosphère noire et
pesante. L’inspectrice Sarah Lund, éternellement
vêtue d’un pull en grosse laine qui bouloche, ne
lâche rien face aux magouilles politico-criminelles.
Quelque chose serait-il pourri au royaume de
Danemark ? Un remake américain, diffusé à partir
de 2011, reprend fidèlement l’intrigue danoise. Les
deux sont excellentes, même si notre préférence va à
la nordique. Magnétique !

Sherlock
Diffusée à partir de 2010. Créée par Mark Gatiss et
Steven Moffa, elle transpose les aventures de
Sherlock Holmes à notre époque. L’acteur
britannique Benedict Cumberbatch incarne le célèbre
détective. Légèrement sociopathe, il raffole des
nouvelles technologies, avec une prédilection pour
les SMS. Sa relation avec son colocataire, le Dr
Watson (l’excellent Martin Freeman qui joue aussi
dans la série Fargo) n’est pas toujours facile, souvent
passionnelle. Une mise en scène inventive et
audacieuse, de l’humour (anglais) à foison : une
série intelligente et récréative.

Peaky Blinders
Diffusée à partir de 2013, a été créée par Steven
Knight d’après l’histoire vraie d’une famille de
criminels, les Shelby. Leurs exactions diverses
débutent à la fin de la Première Guerre mondiale
dans la région de Birmingham. À la fois fresque
sociale (les conflits dans l’Angleterre industrielle),
film de gangsters d’une violence parfois
insoutenable et saga familiale attachante, la série est
hautement addictive.

True Detective
Diffusée à partir de janvier 2014, a été créée et écrite
par le romancier Nic Pizzolatto. Un must. Dans les
bayous d’une Louisiane moite et hostile, deux flics
(Matthew McConaughey et Woody Harrelson, dans
une interprétation magistrale) enquêtent sur des
meurtres sataniques. Même noirceur dans la seconde
saison, même exploration des névroses masculines,
mais cette fois, en Californie.
Fargo
Diffusée à partir de 2014, a été créée par Noah
Hawley. Basée sur le film éponyme et irrésistible
(de 1996) des réalisateurs Joel et Ethan Coen, ici
producteurs. La route d’un tueur à gages placide,
poli et… efficace, croise celle d’un benêt, employé
d’une compagnie d’assurances et tête de turc d’à peu
près tout le monde. Le plus féroce n’est pas celui
qu’on imagine. Le taux de mortalité a donc tendance
à augmenter à Bemidji, petite ville perdue au cœur
d’un Minnesota perpétuellement enneigé. Humour à
froid garanti.

Le Bureau des légendes


Diffusée à partir de 2015, la série a été créée par Éric
Rochant. Fort bien interprétée, la série est en prise
avec l’actualité – la chasse aux djihadistes – en
France et sur le théâtre des opérations, tout cela sur
fond de guerres intestines entre services secrets.
Captivante, instructive – « Les légendes sont des
écrans invisibles, des pare-brise sur lesquels
viennent s’écraser des mouches. » – et teintée d’une
réelle mélancolie (le sacrifice de l’agent Malotru par
amour). Un sans-faute.
The Night of
Envoûtante mini-série diffusée à partir de 2016,
créée par le romancier Richard Price (voir Sur écoute)
et Steven Zaillian (scénariste de La Liste de Schindler).
Inspirée de Criminal Justice, elle fut conçue à l’origine
pour James Gandolfini. John Turturro l’a remplacé,
et il se révèle dévastateur en avocat rongé par
l’eczéma qui tente de défendre Nasir Khan, un
étudiant new-yorkais d’origine pakistanaise. Le
jeune homme, irréprochable par ailleurs, s’est
réveillé dans le lit d’une inconnue lacérée de coups
de couteau…
Chapitre 23
Dix séries télé « vintage »
incontournables
Les Incorruptibles (The
Untouchables)
Diffusée à partir de 1959, la série a été créée par
Quinn Martin. C’est la grande série des années 1960.
Eliot Ness dirige une brigade spéciale qui poursuit
sans relâche des gangsters aux noms à consonance
italienne. La série s’inspire clairement du film noir
et propose des histoires cruelles où la violence est
omniprésente. Ça se passe à Chicago durant la
Prohibition. Toute ressemblance avec…

Chapeau melon et bottes de cuir


(The Avengers)
Diffusée à partir de 1961 et pendant près de vingt
ans, la série a été créée par Sydney Newman et
Leonard White. S’il est une série mythique, c’est bien
celle-ci. Certaines intrigues sont un peu sommaires,
certes, mais quelle importance ? Chapeau melon et
bottes de cuir reste inégalable pour les décors, les
costumes sixties et surtout les acteurs. Plus 150 %
British que Steed, espion au service de Sa Majesté,
vous connaissez ?

Mission impossible (Mission :


Impossible)
Diffusée à partir de 1966, la série a été créée par
Bruce Geller. Une poignée d’agents secrets free-lance
volent au secours de la démocratie sur le territoire
des États-Unis, comme à l’étranger. Si les intrigues
sont parfois manichéennes (les vilains dictateurs
sanguinaires sont battus en brèche), la bande dirigée
par le sémillant Peter Graves continue de nous
séduire. Leur sens aigu de la mise en scène, leurs
déguisements sophistiqués à l’extrême et les gadgets
vintage tiennent la distance.

Columbo
Diffusée à partir de 1968, la série a été créée par
Richard Levinson et William Link. Peter Falk
interprète avec brio cet inspecteur à l’air faussement
débonnaire. Hirsute, l’imper éternellement froissé,
Columbo joue au chat et à la souris avec le suspect
qu’il interroge avec pugnacité et malice. Le début de
chaque épisode montre systématiquement le
criminel commettant son forfait. Pourtant, la
véritable héroïne de la série est celle dont Columbo
parle tout le temps et qu’on ne voit jamais : sa
femme !

Amicalement vôtre (The


Persuaders !)
Diffusée à partir de 1971, la série a été créée par
Robert S. Baker. L’irrésistible duo formé par Lord
Brett Sinclair (Roger Moore) et Daniel Wilde (Tony
Curtis) s’est mis au service d’un vieux juge qui
rouvre des dossiers classés. Des justiciers, en
quelque sorte, mais surtout de riches oisifs en quête
d’action. Le comique de situation repose sur
l’alliance improbable entre le play-boy britannique,
aristocrate attaché à ses valeurs, et le self-made man
new-yorkais un peu voyou.

Kojak
Diffusée à partir de 1973, la série a été créée par Abby
Mann. Grand succès : il y aura au total cinq saisons
des enquêtes du lieutenant Theo Kojak, policier
américain d’origine grecque affecté au 13e district de
New York. Kojak, humain et sensible sous ses airs de
brute, démêle des enquêtes à la Ed McBain, sans
violence excessive. Quarante ans plus tard, cela peut
paraître soft, mais Telly Savalas, avec ses chapeaux
et ses sucettes, reste une valeur sûre : charmeur et
capable de fermer les yeux quand c’est nécessaire.

Arabesque (Murder, She Wrote)


Diffusée à partir de 1984, la série a été créée par
Richard Levinson et William Link (ceux-là mêmes
qui ont écrit Columbo). Jessica Fletcher (inoxydable
Angela Lansbury) est auteur à succès de romans
policiers façon Agatha Christie, mais possède aussi
des talents de détective amateur. Son sens de
l’observation, sa connaissance de l’âme humaine lui
permettent de résoudre des affaires criminelles
complexes.

Maigret
Diffusée à partir de 1991, avec Bruno Cremer. Il n’est
pas certain que Bruno Cremer soit le Maigret idéal,
avec son air d’en savoir plus que tout le monde et ses
vêtements trop soignés, et l’on peut reprocher à la
reconstitution de l’univers de Simenon son manque
de charme pittoresque. Mais c’est une série
solidement menée et agréable à regarder – il y a
quand même eu 42 épisodes ! – qui respecte les
œuvres et donne envie de les lire.

Les Soprano
Diffusée à partir de 1999, créée par David Chase, la
série est à marquer d’une pierre blanche dans
l’histoire. L’écriture des épisodes est subtile, la
réalisation digne du cinéma et les acteurs
époustouflants. Comment oublier James Gandolfini
en chef mafieux redouté de tous qui souffre de crises
de panique ? Tout en menant ses affaires avec une
impitoyable fermeté, il va geindre sur le divan de sa
psy, et de retour chez lui, doit régler d’éternels
conflits familiaux et conjugaux. Grand succès public
parfaitement mérité.

Les Enquêtes de Morse


(Endeavour)
Diffusée à partir de 2012, créée par Russel Lewis
d’après les romans de Colin Dexter. Dans un
Cambridge de carte postale, l’inspecteur Morse, tiré
à quatre épingles, mène des enquêtes d’un
classicisme achevé. C’est comme si rien n’avait
changé en Angleterre depuis les années 1960.
D’ailleurs, dans l’esprit des Britanniques, grâce à
cette série, Morse existe vraiment. Plus kitsch, on
meurt !
Chapitre 24
Dix pistes pour trouver des
bons polars
Les passeurs majeurs, à lire et à
relire
Jean-Pierre Deloux (1944-2009) : en tant qu’écrivain
et essayiste, ses champs de prédilection vont du
roman noir au cinéma, en passant par l’ésotérisme.
Son grand sens de l’humour, son érudition et son
style rendent délectables ses nombreuses critiques
dans la revue Polar dont il a été corédacteur en chef.
Également éditeur, il a dirigé, en particulier, la
collection « CinéFiles » aux éditions Clairac où est
publié le remarquable Dark City, le monde perdu du film
noir d’Eddie Muller.

Michel Lebrun (1930-1996) : romancier prolifique,


lecteur boulimique doté d’une plume ravageuse, le
très regretté Michel Lebrun a probablement TOUT lu.
Dans les années 1980, il a publié chez Ramsay
plusieurs livraisons de L’Année du polar, un guide
indispensable parce qu’animé par un sens critique
infaillible. Il en va de même pour ses contributions à
la revue Polar.

Jean-Patrick Manchette (1942-1995) : tout ce que


vous avez toujours voulu savoir sur le polar sans
jamais oser le demander se trouve dans cet ouvrage
incontournable – Les Chroniques – d’une drôlerie
sans nom (voir chapitre 12). Car Manchette savait
partager sa passion pour le genre avec les « grandes
têtes molles » que nous sommes. Lire également ses
Chroniques cinéma, Les Yeux de la momie, et surtout
son journal, qu’il a commencé à tenir dès l’âge
de 24 ans : Journal 1966-1974.

Le Dictionnaire des littératures policières, publié sous la


direction de l’œcuménique passeur Claude Mesplède
(éd. Joseph K., 2003), est, selon François Guérif dans
son introduction, un « gigantesque puzzle, comme
un jeu de piste invitant le lecteur à reconstituer lui-
même sa propre histoire du genre ». Une
encyclopédie incontournable, dont les notules ont été
rédigées, hormis celles du directeur d’ouvrage, par
de nombreux contributeurs, spécialistes on ne peut
plus fiables.

La revue 813 : les amis des littératures policières.


« 813 [en hommage évidemment au roman éponyme
de Maurice Leblanc] est la première association
européenne de la littérature policière dans toutes ses
formes. », créée en 1980 par Michel Lebrun, Pierre
Lebedel, Alain Demouzon et Jacques Baudou.
Abonnez-vous à la revue trimestrielle, qui se signale
par d’excellents dossiers thématiques et va explorer
des catalogues dont les titres n’ont pas toujours
(voire jamais) les honneurs de la « grande presse ».

Du polar de François Guérif : livre d’entretiens à


bâtons rompus avec le journaliste Philippe Blanchet.
François Guérif, spécialiste du film noir américain,
est un grand connaisseur du roman policier. Éditeur
émérite – son exceptionnel catalogue des collections
Rivages/Noir et Rivages/Thriller le prouve – il
revient avec enthousiasme sur les origines du genre,
son évolution, les auteurs qui comptent.

Jacques Baudou et Jean-Jacques Schleret pour le


guide TOTEM Le Polar. Membre de l’Oulipopo
(OUvroir de LIttérature POlicière POtentielle) et
fondateur du défunt festival de Reims, Baudou est un
anthologiste hors pair. Associé à son non moins
érudit compère Schleret, co-auteur de livres
essentiels sur les grandes collections de polars, il a
dirigé le guide TOTEM (Éditions Larousse) sur le
polar : rubriques et iconographie racontent une
histoire du genre thématique, documentée et très
distrayante.

Successeurs des fanzines


d’autrefois : les blogs en ligne
Ils sont nombreux, et bien souvent les seuls à relayer
l’information : un bon polar est paru à tel endroit,
alors que personne n’en a parlé dans la presse écrite.
Ils sortent des sentiers battus. Certains sont plus
descriptifs, d’autres plus critiques. Allez voir, vous
trouverez vite celui qui vous convient. (Liste non
exhaustive, on aimerait n’oublier personne).

Action-suspense (Claude Le Nocher) : action-


suspense.com

Actu du noir (Jean-Marc Laherrère) :


actudunoir.wordpress.com

Bibliosurf II : bibliosurf.com

Bob Polar Express : bobpolarexpress.over-blog.com

Le Carnet de la Noir’rôde : www.lanoirode.com

Cercle polar (Michel Abescat et Christine Ferniot) :


www.telerama.fr/blogs/blog-polar

K-Libre (Julien Védrenne) : k-libre.fr/klibre-ve


The Killer Inside Me (Christophe Laurent) :
thekillerinsideme.over-blog.com

Nyctalopes : www.nyctalopes.com

Passion Polar : www.passion-polar.com

Polars pourpres : polars.pourpres.net

Rayon Polar : www.rayonpolar.com

Unwalkers : www.unwalkers.com, chroniques noires


sans langue de bois mais avec parti pris revendiqué.

Velda : leblogdupolar.blogspot.fr

Le Vent sombre (Philippe Cottet) :


leventsombre.cottet.org

Marc Villard : www.marcvillard.net

Yann Plougastel : polar.blog.lemonde.fr

Zone livre : polar.zonelivre.fr

Pour ceux qui lisent l’anglais :

Goodreads : www.goodreads.com

Miskatonic : www.miskatonic.org/rara-avis, site


spécialisé dans le roman noir et hard-boiled.

The Rap Sheet : therapsheet.blogspot.fr


La critique dans les médias
Relais de la presse écrite, la radio : émission
« Mauvais genres » sur France Culture, animée par
François Angelier ; émission « Bulles noires » sur
Radio Libertaire, animée par Stéphane Boé Allégret ;
les vidéos de Christine Ferniot et Michel Abescat sur
le site du Cercle polar (Télérama).

Écouter son libraire


Fouiner chez le libraire d’occases.

Les sites fiables et informés


Impossible de citer tous les sites fiables où acheter
des livres épuisés. Cependant, nous vous donnons
une adresse spécialisée en France tenue par un
excellent libraire, et une autre connue pour avoir
quelques raretés.

https://www.livre-rare-book.com/c/b/Marche-Noir :
spécialisé en polar/librairie Ultime Razzia à
Gardanne/Jacques Dugrand)

https://www.abebooks.fr/
Les salons et festivals
spécialisés
Ils sont nombreux, disséminés dans toute la France
(et un peu au-delà de nos frontières). Si vous voulez
être au courant de TOUT, rendez-vous sur le site de
l’association 813 (http://www.blog813.com) qui détaille
le calendrier.

Sélection pour tous les goûts, des petits et des


grands, par ordre alphabétique :
» Festival du polar à Villeneuve-lez-Avignon

» Le FIRN à Frontignan-la-Peyrade

» Le Goéland masqué à Penmarch’

» Inter pol’art à Reims

» Mauves en noir à Mauves sur Loire

» Noir sur la Ville à Lamballe

» Polar Lens

» Polars du Sud à Toulouse

» Quais du Polar à Lyon

» Sang d’encre à Vienne

» Semana Negra à Gijon (Espagne). Créé en 1988 par


l’écrivain Paco Ignacio Taibo II, ce festival a eu son
heure de gloire dans les années 1990 – 2010.

» Un Aller-Retour dans le Noir à Pau

Les médiathèques et
bibliothèques
À signaler tout particulièrement, la BILIPO
(Bibliothèque des littératures policières de la ville de
Paris), 48 rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris. La
bibliothèque des littératures policières est unique en
son genre, et les auteurs étrangers de passage à Paris
n’en reviennent pas d’y trouver leurs œuvres en V.O.
! Créée en 1995 à partir d’un fonds constitué à la
bibliothèque Mouffetard, c’est un lieu exceptionnel
où l’on peut consulter non seulement tous les
romans et essais du domaine policier et espionnage
publiés en France, mais un fonds précieux de
correspondances, affiches, ouvrages de référence sur
la criminologie, la police et la justice.

La BILA (Bibliothèque des littératures d’aventures)


se trouve chez nos amis belges. Spécialisée dans les
littératures de genre (fictions policières,
fantastiques, sentimentales, science-fiction…), c’est
un centre de conservation et de formation de la
Commune de Chaudfontaine (adresse : Voie de l’Air
Pur, 106, 4052 Beaufays, Chaudfontaine, Belgique).
Les collections sont constituées d’œuvres de fiction
mais aussi de très nombreuses études, publiées de la
fin du XIXe siècle à nos jours. La bibliothèque est
ouverte au public comme aux chercheurs et aux
étudiants. La plupart des documents sont
empruntables. Elle dispose d’un blog :
https://www.bila.ink/

Les prix littéraires et autres


lauriers
Vous trouverez la liste des principaux trophées dans
un encadré du chapitre 3. Pour y voir plus clair :

En France, le Grand Prix de Littérature Policière est


attribué par des spécialistes (critiques et
journalistes) ayant la volonté de récompenser les
qualités littéraires d’une œuvre. C’est, avec le Prix
Mystère de la Critique, une valeur très sûre. Les
trophées « 813 » sont décernés par l’association des
« Amis de la littérature policière » : des
professionnels du polar, mais aussi des lecteurs
amateurs. On peut leur faire confiance !

Le jury du Prix du polar européen du magazine Le


Point est constitué de membres de la rédaction, et
d’une année à l’autre, fait preuve de goûts très
éclectiques.

Le prix du Polar SNCF est attribué par des lecteurs à


partir d’une sélection de polars au format poche
établie par des experts. C’est donc à la fois un prix de
spécialistes et un prix de lecteurs.

Aux États-Unis, les Edgars de la Mystery Writers


Association sont généralement attribués à des
romans de facture classique par un jury aux goûts
plutôt consensuels. On a plus de chances de trouver
des textes sortant de l’ordinaire dans la liste des
Daggers décernés en Angleterre par la Crime Writers’
Association. Le jury est tournant, petite garantie
contre le vote « de copinage », et bien que composé
de spécialistes, assez diversifié. Guettez en
particulier le John Creasey New Blood Dagger, qui
récompense très souvent un excellent premier
roman.

De très bonnes surprises sont également à attendre


du Premio Hammett décerné chaque année au festival
Semana Negra de Gijon.

À noter qu’il existe également aux États-Unis un


prix Hammett (le Hammett Prize) qui récompense un
roman policier écrit par un auteur américain ou
canadien. Il est décerné par l’International Association
of Crime Writers, North American Branch (IACW/ NA).

Les sirènes promotionnelles


Ne croyez pas tout ce qu’on vous dit sur les bandes
qui entourent les livres ou sur les encarts
publicitaires des éditeurs dans la presse écrite. Les
superlatifs en rafale ne sont crédibles que s’ils
émanent de critiques que vous appréciez, et encore
est-il prudent de lire l’article dans sa totalité. Une
affiche sur le flan d’un autobus vous alertera de la
sortie d’un livre dont vous appréciez l’auteur, mais
ce bel effort commercial ne signifie pas pour autant
que le livre est bon. Comme dans le jeu de l’oie, si
vous avez un doute, reportez-vous aux
cases 2 et 4 (blogs et libraires).

Faites confiance au Polar pour


les Nuls !
Chapitre 25
Dix collections et maisons
d’édition mythiques
« Le Masque » (Éditions du
Masque)
Fondée en 1927 par le Toulousain Albert Pigasse qui
avait créé à Paris les éditions de La Librairie des
Champs-Élysées, c’est une collection de poche
reconnaissable à sa couverture jaune et à son logo,
un masque et une plume noirs. Le premier titre paru
est Le Meurtre de Roger Ackroyd, d’Agatha Christie, qui
en restera à jamais l’auteure phare. Spécialité : le
whodunit à l’anglaise. Autres auteurs notables : S.A.
Steeman, Pierre Véry, Rex Stout, et bien après, Ruth
Rendell. Malheureusement, les titres de référence
sont souvent indisponibles.

« La Série Noire » (Gallimard)


À la Libération, Marcel Duhamel invente en quelques
mois cette collection de poche à la couverture noire
et jaune mythique. L’aventure de la Série Noire
incarne une révolution culturelle marquante : le
déferlement en France de produits américains, dont
les romans noirs, issus des pulps. Le premier à
paraître est Cet homme est dangereux, de Peter
Cheyney (le 10 juillet 1945) mais c’est La Môme vert-
de-gris, du même auteur, paru le mois suivant, qui se
verra affecter le numéro 1 : collector ! Spécialité : le
hard-boiled. Auteurs phares d’alors : Dashiell
Hammett, Raymond Chandler, Peter Cheyney, James
Hadley Chase, puis W.R. Burnett, David Goodis…

Fleuve Noir
Cette maison d’édition a été fondée en 1949 par
Armand de Caro. La même année, ce dernier lance
une collection iconique, « Spécial-Police » (Jean
Bruce, Michel Audiard, San-Antonio, etc.), qui se
révélera d’une longévité exceptionnelle (38 ans). De
très nombreuses collections verront le jour. Parmi
les plus célèbres : « Espionnage », « Engrenage »
et « Engrenage international ». À noter que toute
l’œuvre de Frédéric Dard est publiée au Fleuve Noir
et continue de l’être à ce jour. En 1994 est créée la
collection « Les Noirs ». Auteurs phares : G.J.
Arnaud, Pascal Garnier, Jean-Paul Nozière, Marcus
Malte, Serge Quadruppani, Andrea Camilleri, Gregory
Mcdonald. Elle s’interrompt en 2000, au numéro 71,
avec un recueil de nouvelles inédites (Pascal
Dessaint, Hugues Pagan, Fred Vargas, etc.).

« Un Mystère » (Presses de la
Cité)
Collection créée en 1949 aux éditions Presses de la
Cité, reconnaissable à ses étonnantes couvertures
illustrées, si kitsch, aux femmes fatales drapées
d’étoles en chinchilla, mais surtout à son logo, un
petit éléphant qui tient un livre avec sa trompe.
Auteurs phares : Peter Cheyney, Erle Stanley
Gardner, Dashiell Hammett… (on notera que la Série
Noire et Un Mystère se partagent les mêmes
auteurs), mais aussi Ellery Queen, Michel Lebrun,
Stanilas-André Steeman.

« Spécial Suspense » (Albin


Michel)
Collection créée en 1979 aux éditions Albin Michel.
Célèbre pour sa jaquette blanche comportant juste le
titre et le nom de l’auteur. A surtout permis de
publier un auteur incontournable, Mary Higgins
Clark, mais pas uniquement : Frédéric Fajardie (un
seul titre), Richard Bachman (alias Stephen King),
Patricia J. MacDonald, Dean R. Koontz, Jean-
Christophe Grangé.

« Grands détectives » (10/18)


Créée en 1983, au sein de la collection de poche
« 10/18 », par Jean-Claude Zylberstein. Spécialité :
l’enquête, dans tous les coins du monde, à toutes les
époques. Selon son directeur, elle obéit à un concept
précis : il doit y avoir un héros récurrent, et un
contexte historique et ou géographique particulier.
Auteurs phares : Anne Perry, Colin Dexter, Léo
Malet, Ellis Peters, Peter Tremayne, Robert Van
Gulik, mais aussi Dashiell Hammett et William Irish.

« Rivages/Thriller » et
« Rivages/Noir » (Rivages)
En 1986, François Guérif – après les aventures
interrompues de Red Label, de Fayard Noir, puis
d’Engrenage International – parfait son parcours
éditorial en créant Rivages/Thriller (grand format) et
Rivages/Noir (poche) au sein des éditions Rivages.
Ces collections, inscrites dans la grande tradition du
roman noir américain, incarnent dès lors la seule
véritable concurrence pour la Série Noire, avec des
romans de James Ellroy, Donald Westlake, James Lee
Burke, Dennis Lehane… mais aussi des Anglais :
David Peace, John Harvey et Robin Cook (le bon, pas
celui des thrillers médicaux).

« Métailié noir » (Métailié)


Le roman noir n’est qu’une des activités des éditions
fondées par Anne-Marie Métailié en 1978, mais avec
quel succès et quelle diversité ! Du noir italien, avec
Giancarlo De Cataldo, islandais avec Arnaldur
Indridason, cubain avec Leonardo Padura, sans
oublier les découvertes françaises : Hannelore Cayre
et Olivier Truc… Très beau catalogue en vérité.

« Seuil Policiers » (Seuil)


Fondée en 1990 par Robert Pépin, cette collection de
grand format offrait à l’origine des histoires de flics
et d’enquêteurs américains (Michael Connelly). Elle
s’est ouverte au monde grâce à Henning Mankell,
Deon Meyer, Natsuo Kirino. Deux auteurs français
ont figuré au catalogue : Brigitte Aubert et
Dominique Manotti (un seul titre). Sa mutation en
« Cadre noir » (2017) permet d’accueillir davantage
d’auteurs hexagonaux.

« La Noire » (Gallimard)
Créée par Patrick Raynal chez Gallimard en 1992,
cette collection de grand format, dont la couverture
reprenait la typo de la célèbre « Blanche » mais sur
fond noir, avait pour vocation d’accueillir des textes
ambitieux débordant du cadre strictement policier.
Un catalogue époustouflant où figurent James
Crumley, Nick Tosches, Harry Crews, Larry Brown,
Francisco Gonzàlez Ledesma et Georges Saunders.
Chapitre 26
Dix collections dernières nées,
et pas des moindres

P ar ordre de création, se détachent :

« Chemins nocturnes » (Viviane


Hamy)
La collection au logo du chat noir démarre en fanfare
en 1994 avec Fred Vargas et Maud Tabachnik.
Dominique Sylvain rejoint assez vite le catalogue, où
elle figure toujours, ainsi que deux recrues récentes
de choix : Alexis Ragougneau et Karim Miské.

« Actes noirs » (Actes Sud)


Lancée en 2006 par Marc de Gouvenain qui démarre
avec Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes,
premier opus de la trilogie Millénium du Suédois
Stieg Larsson. Depuis, beaucoup de Scandinaves
figurent au catalogue dont Camilla Läckberg et Lars
Kepler, mais pas que. On y lira des Espagnols comme
Víctor del Árbol.

Sonatine
Fondée en 2008 par Arnaud Hofmarcher et François
Verdoux. Polars classiques, thrillers psychologiques
ou historiques : la diversité est réelle avec des
auteurs comme Fabrice Colin, R.J. Ellory, Gillian
Flynn, Kem Nunn, Shane Stevens. Le succès, lui, est
bel et bien au rendez-vous avec La Religion de Tim
Willocks, Avant d’aller dormir de S. J. Watson et
surtout La Fille du train de Paula Hawkins (ces deux
derniers best-sellers ont lancé la mode du domestic
thriller).

La Manufacture de livres
Fondée en 2009 par Pierre Fourniaud, éditeur
indépendant. Des auteurs français contemporains
tels Frank Bouysse, Paul Colize, Cédric Fabre,
Laurent Guillaume, Jean-Hugues Oppel, Benoît
Séverac. Des rééditions remarquées en fiction
américaine, allant du roman noir pur (Kill, Kill, Faster,
Faster de Joel Rose) au roman social (Des voleurs
comme nous d’Edward Anderson), et quelques
classiques : Le Hotu d’Albert Simonin.

« Rouergue noir » (éditions du


Rouergue)
Cette collection est née en 2009 avec un auteur
prépondérant au catalogue : Peter May. Mais y
figurent aussi Colin Niel, Gilles Sebhan ou encore
Peter Guttridge.

« Asphalte noir » (Asphalte)


Fondée en 2010 par Estelle Durand et Claire Duvivier.
Elles publient surtout des auteurs d’Amérique Latine
(l’Argentin Leonardo Oyola, le Chilien Boris Quercia),
mais pas uniquement (l’Australien Malcolm Knox, le
Français Timothée Demeillers). À noter : les recueils
de nouvelles noires inédites, centrés sur des villes
(Los Angeles Noir, Marseille Noir, Bruxelles Noir, etc.).

« Horizons noirs » (Mirobole


Éditions)
Lancée en 2013 par Nadège Agullo et Sophie de
Lamarlière. La collection a permis de faire découvrir
au public français des auteurs d’Europe centrale
reconnus dans leur pays, comme le Polonais
Zygmunt Miłoszewski ou la Russe Yana Vagner. À
noter : l’exceptionnelle ligne graphique de leurs
couvertures qui a contribué à sa renommée.

« La Bête noire » (Robert


Laffont)
Créée en 2015 par Glenn Tavennec. Un premier titre
très remarqué de Sandrone Dazieri, Tu tueras le Père,
ouvre le bal. Suivront des auteurs français tels
Romain Slocombe ou Cédric Bannel, et étrangers :
L.S. Hilton, Daniel Cole (Ragdoll) ou encore Sara
Lövestam, qui remporte le Grand Prix de Littérature
Policière 2017 pour Chacun sa vérité.

« Néo noir » (Gallmeister)


Lancée en 2015, la collection compte déjà de beaux
auteurs à son catalogue : Benjamin Whitmer, Peter
Farris et Jake Hinkson. Parallèlement à ces
découvertes, l’éditeur s’est lancé dans la
republication de grands classiques modernes,
retraduits pour l’occasion : James Crumley, Larry
Brown, Chris Offutt de nouveau accessibles, quelle
chance pour les jeunes générations !

« Agullo Noir » (Agullo Éditions)


Nadège Agullo (ex-Mirobole) crée cette collection
en 2016 au sein de la maison qui porte son nom, avec
une volonté affirmée : abolir les frontières. Espace
lointain, du Lituanien Jaroslav Melnik, ou encore un
auteur du Bangladesh : Saad Z. Hossain (Bagdad, la
grande évasion !) sont parmi les premiers titres d’un
catalogue prometteur.
Chapitre 27
Dix bonnes raisons de lire du
polar
1. Parce que le mystère est attirant.

2. Parce que le cerveau humain aime les jeux de


logique : l’enquête pure, l’observation/la déduction
sont des exercices qui l’alimentent.

3. Parce qu’on « apprend des choses » : sur l’âme


humaine, sur l’Histoire, sur les cultures et les
mentalités de pays lointains, sur la géopolitique…

4. Parce que c’est le miroir d’une société à un


moment donné dans un lieu donné et qu’il vous
apprend plus sur ses codes, ses clés, d’éventuelles
révélations que ce qu’on vous dit aux infos.

5. Parce qu’on aime, dans la fiction, voir le désordre


réparé ; dans le polar classique, le coupable est
démasqué et la société peut dormir tranquille.

6. Parce qu’on est fasciné par le Mal, les motivations


des serial killers, les perversions et les vilaines
pulsions.
7. Parce qu’on aime les héros à la morale trouble, les
anarchistes et les poètes.

8. Par envie de se divertir, au sens étymologique :


sortir de son chemin. Le polar emmène ailleurs. S’il
lui arrive de reprendre les horreurs de la vie
quotidienne, c’est avec un contexte « pas pour de
vrai », moins anxiogène.

9. Par envie d’avoir peur (le délicieux frisson) sans


quitter le confort de son fauteuil.

10. Par goût de la violence, et son avatar assez


récent, le goût du gore.
Sommaire

Couverture

Le Polar pour les Nuls

Copyright

À propos des auteures

Introduction

Comment ce livre est organisé

Les huit icônes utilisées dans ce livre

PARTIE 1. PARTIE 1. MAIS QUI A TUÉ ROGER


ACKROYD ?. Le roman de détection

Chapitre 1. Une affaire non résolue : qui est le


coupable ?

Des influences lointaines

La crème du crime : en route pour le XXe siècle !

Chapitre 2. Mystérieusement vôtre

Roman à énigme, roman de mystère, suspense ?


Le canari boiteux : comment le roman à énigme survit chez l’Oncle
Sam

Chapitre 3. Les reines du crime et leurs princes


consorts

Perfide Albion : en Angleterre, les grandes pionnières du polar ont


trouvé leurs héritières

Chapitre 4. En quête d’histoire

Idéologie et religion

De Pharaon à César ou le charme du péplum

Du rififi au Moyen Âge

Best-sellers en rafales

Vers les temps modernes

Le crime ? Du grand art !

PARTIE 2. PARTIE 2. ON A CASSÉ LE VASE


VÉNITIEN. l’avènement du roman noir

Chapitre 5. Polar des villes

Go West ! De la prairie à la jungle des villes

Noir, c’est noir !

Chapitre 6. À la ville comme aux champs

Comment la ville devient une héroïne de polar

No Country for Old Men : le noir en milieu rural


Chapitre 7. « Bond, je m’appelle Bond » ou le roman
d’espionnage

L’élément fondateur : la paranoïa (1)

Paranoïa (2) : l’ennemi, c’est le nazi

Paranoïa (3) : l’ennemi, c’est le bloc soviétique

9 novembre 1989 : le mur est tombé

PARTIE 3. CRÉATEURS ET CRÉATURES

Chapitre 8. Autopsie de l’auteur de polars

L’habit ne fait pas le moine

Drôles de dames

Chapitre 9. À quoi ressemble un héros de polars ?

Le culte de la personnalité

Les héritiers en ligne directe de Philip Marlowe

Les figures du Mal

De l’autre côté de la barrière

Du justicier au loser : anti-héros plus ou moins désabusés

Chapitre 10. Ça ne s’est pas fait en six jours

Du whodunit au police procedural

Religion et coutumes alimentent le polar

À l’Ouest, rien de nouveau : du western au roman noir


Déclin de valeurs : du polar au thriller

Chapitre 11. Ingrédients et épices

Les clichés ont la vie dure

L’humour à mort

PARTIE 4. PARTIE 4. MIROIR, MON BEAU


MIROIR…

Chapitre 12. Meurtres pour mémoire

On n’échappe plus à la politique

La tradition politique

Ma petite entreprise ne connaît pas la crise

Chapitre 13. Porosité de la frontière

La question de la frontière ne date pas d’aujourd’hui

Ni noirs ni blancs

Chapitre 14. Nos chères têtes blondes : en avant la


jeunesse !

La vie en rose

Retour au réel

Le monde merveilleux de l’adolescence

PARTIE 5. VERS UN AVENIR RADIEUX ?


Chapitre 15. Et ils eurent beaucoup d’enfants : le
thriller sous toutes les coutures

Le thriller serait-il gonflé à la testostérone ?

Les amazones sont de retour

Chapitre 16. Polardeux de tous les pays, unissez-vous


!

L’Empire s’effrite ou la revanche des filiales

Un tour du monde

Ailleurs l’herbe est plus verte

PARTIE 6. LA PARTIE DES DIX

Chapitre 17. Dix romans incontournables

Le Chien des Baskerville (The Hound of the Baskervilles, 1901) d’Arthur


Conan Doyle

L’Aiguille creuse (1909) de Maurice Leblanc

Moisson rouge (Red Harvest, 1929) de Dashiell Hammett

La Nuit du carrefour (1931) de Georges Simenon

Dix petits nègres (And Then There Were None, 1939) d’Agatha Christie

The Long Goodbye, anciennement Sur un air de navaja (The Long Goodbye,
1953) de Raymond Chandler

Le Dahlia noir (The Black Dahlia, 1987) de James Ellroy

Le Silence des agneaux (The Silence of the Lambs, 1988) de Thomas Harris

Moloch (1998) de Thierry Jonquet


La Griffe du chien (The Power of the Dog, 2005) de Don Winslow suivi de
Cartel (The Cartel, 2017)

Chapitre 18. Dix auteurs qui incarnent la diversité du


genre

Arthur Conan Doyle (1859-1930)

Raymond Chandler (1888-1959)

Agatha Christie (1890-1976)

Georges Simenon (1903-1989)

Jim Thompson (1906-1977)

Mary Higgins Clark (née en 1927)

John le Carré (né en 1931)

Manuel Vàzquez Montalbàn (1939-2003)

Jean-Patrick Manchette (1942-1995)

Stephen King (né en 1947)

Chapitre 19. Dix films policiers mythiques et


incontournables

M le maudit (M, Eine Stadt sucht einen Mörder, 1931) de Fritz Lang

Quai des orfèvres (1947) d’Henri-Georges Clouzot

Touchez pas au grisbi (1953) de Jacques Becker

L’Ultime razzia (The Killing, 1956) de Stanley Kubrick

Sueurs froides (Vertigo, 1958) d’Alfred Hitchcock


Le Cercle rouge (1970) de Jean-Pierre Melville

Tuez Charley Varrick ! (Charley Varrick, 1973) de Don Siegel

Chinatown (1974) de Roman Polanski

Les Affranchis (Goodfellas, 1990) de Martin Scorsese

Le Parrain (The Godfather, Part I, II, III, en 1972, 1974, 1990) de Francis
Ford Coppola

Chapitre 20. Dix films noirs mythiques et


incontournables

Scarface (Scarface, 1932 et 1983)

Le Faucon maltais (The Maltese Falcon, 1941) de John Huston

Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944) de Billy Wilder

Laura (Laura, 1944) d’Otto Preminger

Le Grand Sommeil (The Big Sleep, 1946) de Howard Hawks

Le Facteur sonne toujours deux fois (The Postman Always Rings Twice, 1946)
de Tay Garnett

La Griffe du passé (Out of the Past/Build my Gallows High, 1947) de Jacques


Tourneur

La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai, 1947) d’Orson Welles

La Loi du milieu (Get Carter, 1971) de Mike Hodges

Pulp Fiction (Pulp Fiction, 1994) de Quentin Tarantino

Chapitre 21. Dix films d’espionnage mythiques et


incontournables

Espions sur la Tamise (Ministry of Fear, 1944) de Fritz Lang


Le Troisième Homme (The Third Man, 1949) de Carol Reed

L’Affaire Cicéron (Five Fingers, 1952) de Joseph L. Mankiewicz

Les Barbouzes (1964) de Georges Lautner

Ipcress, danger immédiat (The Ipcress File, 1965) de Sidney J. Furie

Conversation secrète (The Conversation, 1974) de Francis Ford Coppola

Les Trois Jours du Condor (Three Days of the Condor, 1975) de Sydney
Pollack

Mission impossible (Mission : Impossible, 1996) de Brian De Palma

OSS 117 : Le Caire, nid d’espions (2006) de Michel Hazanavicius

La Taupe (Tinker Tailor Soldier Spy, 2012) de Tomas Alfredson

Chapitre 22. Dix séries télé contemporaines


incontournables

Twin Peaks

Sur écoute (The Wire)

Engrenages

The Killing

Sherlock

Peaky Blinders

True Detective

Fargo

Le Bureau des légendes


The Night of

Chapitre 23. Dix séries télé « vintage »


incontournables

Les Incorruptibles (The Untouchables)

Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers)

Mission impossible (Mission : Impossible)

Columbo

Amicalement vôtre (The Persuaders !)

Kojak

Arabesque (Murder, She Wrote)

Maigret

Les Soprano

Les Enquêtes de Morse (Endeavour)

Chapitre 24. Dix pistes pour trouver des bons polars

Les passeurs majeurs, à lire et à relire

Successeurs des fanzines d’autrefois : les blogs en ligne

La critique dans les médias

Écouter son libraire

Les sites fiables et informés

Les salons et festivals spécialisés

Les médiathèques et bibliothèques


Les prix littéraires et autres lauriers

Les sirènes promotionnelles

Faites confiance au Polar pour les Nuls !

Chapitre 25. Dix collections et maisons d’édition


mythiques

« Le Masque » (Éditions du Masque)

« La Série Noire » (Gallimard)

Fleuve Noir

« Un Mystère » (Presses de la Cité)

« Spécial Suspense » (Albin Michel)

« Grands détectives » (10/18)

« Rivages/Thriller » et « Rivages/Noir » (Rivages)

« Métailié noir » (Métailié)

« Seuil Policiers » (Seuil)

« La Noire » (Gallimard)

Chapitre 26. Dix collections dernières nées, et pas des


moindres

« Chemins nocturnes » (Viviane Hamy)

« Actes noirs » (Actes Sud)

Sonatine

La Manufacture de livres
« Rouergue noir » (éditions du Rouergue)

« Asphalte noir » (Asphalte)

« Horizons noirs » (Mirobole Éditions)

« La Bête noire » (Robert Laffont)

« Néo noir » (Gallmeister)

« Agullo Noir » (Agullo Éditions)

Chapitre 27. Dix bonnes raisons de lire du polar

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